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Title: Introduction aux études historiques
Author: Langlois, Charles-Victor, Seignobos, Charles
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Introduction aux études historiques" ***

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HISTORIQUES ***



  INTRODUCTION
  AUX
  ÉTUDES HISTORIQUES

  PAR

  CH.-V. LANGLOIS                    CH. SEIGNOBOS
  Chargé de cours à la Sorbonne      Maître de conférences à la Sorbonne


  PARIS
  LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
  79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

  1898
  Droits de traduction et de reproduction réservés.



A LA MÊME LIBRAIRIE


  Manuel de Bibliographie historique. I. _Instruments
    bibliographiques_, par M. Langlois. 1 vol. in-16 broché        3 fr.

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  Manuel des Institutions romaines, par M. Bouché-Leclercq.
    1 vol. grand in-8, broché                                     15 fr.

  Manuel des Institutions françaises. _Période des Capétiens
    directs_, par M. Luchaire. 1 vol. grand in-8, broché          15 fr.

  Manuel de Diplomatique, par M. Giry. 1 vol. grand in-8,
    broché                                                        20 fr.


Coulommiers.--Imp. PAUL BRODARD.--115-97.



AVERTISSEMENT


Le titre de cet ouvrage est clair. Cependant, il est nécessaire de dire
nettement ce que nous avons voulu, et ce que nous n’avons pas voulu
faire; car, sous ce même titre: «Introduction aux études historiques»,
des livres très différents ont déjà été publiés.

Nous n’avons pas voulu présenter, comme W. B. Boyce[1], un résumé de
l’histoire universelle à l’usage des commençants et des personnes
pressées.

  [1] W. B. Boyce, _Introduction to the study of history, civil,
    ecclesiastical and literary_. London, 1884, in-8.

Nous n’avons pas voulu enrichir d’un numéro la littérature si abondante
de ce que l’on appelle ordinairement la «Philosophie de l’histoire». Des
penseurs, qui, pour la plupart, ne sont pas historiens de profession,
ont fait de l’histoire le sujet de leurs méditations; ils en ont cherché
les «similitudes» et les «lois»; quelques-uns ont cru découvrir «les
lois qui ont présidé au développement de l’humanité», et «constituer»
ainsi «l’histoire en science positive»[2]. Ces vastes constructions
abstraites inspirent, non seulement au public, mais à des esprits
d’élite, une méfiance _a priori_, qui est invincible: M. Fustel de
Coulanges, dit son dernier biographe, était sévère pour la Philosophie
de l’histoire; il avait pour ces systèmes la même aversion que les
positivistes pour les concepts purement métaphysiques. A tort ou à
raison (à tort, sans doute), la Philosophie de l’histoire, n’ayant pas
été cultivée seulement par des hommes bien informés, prudents,
d’intelligence vigoureuse et saine, est déconsidérée. Que ceux qui la
redoutent--comme ceux, d’ailleurs, qui s’y intéressent--soient avertis:
il n’en sera pas question ici[3].

  [2] Tel, par exemple, P.-J.-B. Buchez, dans son _Introduction à la
    science de l’histoire_. Paris, 1842, 2 vol. in-8.

  [3] L’histoire des tentatives faites pour comprendre et expliquer
    philosophiquement l’histoire de l’humanité a été entreprise, comme
    on sait, par Robert Flint. R. Flint a déjà donné l’histoire de la
    Philosophie de l’histoire dans les pays de langue française:
    _Historical Philosophy in France and French Belgium and
    Switzerland_. Edinburgh-London, 1893, in-8.--C’est le premier volume
    de la réédition développée de son «Histoire de la philosophie de
    l’histoire en Europe», publiée il y a vingt-cinq ans. Comparez la
    partie rétrospective (ou historique) de l’ouvrage de N. Marselli:
    _la Scienza della storia_, I. Torino, 1873.

    L’ouvrage original le plus considérable qui ait paru en France
    depuis la publication du répertoire analytique de R. Flint est celui
    de P. Lacombe, _De l’histoire considérée comme science_. Paris,
    1894, in-8. Cf. _Revue critique_, 1895, I, p. 132.

Nous nous proposons ici d’examiner les conditions et les procédés, et
d’indiquer le caractère et les limites de la connaissance en histoire.
Comment arrive-t-on à savoir, du passé, ce qu’il est possible et ce
qu’il importe d’en savoir? Qu’est-ce qu’un document? Comment traiter les
documents en vue de l’œuvre historique? Qu’est-ce que les faits
historiques? Et comment les grouper pour construire l’œuvre
historique?--Quiconque s’occupe d’histoire pratique, plus ou moins
inconsciemment, des opérations compliquées de critique et de
construction, d’analyse et de synthèse. Mais les débutants et la plupart
des personnes qui n’ont jamais réfléchi sur les principes de la méthode
des sciences historiques, emploient, pour effectuer ces opérations, des
procédés instinctifs qui, n’étant pas, en général, des procédés
rationnels, ne conduisent pas d’ordinaire à une vérité scientifique. Il
est donc utile de faire connaître et de justifier logiquement la théorie
des procédés vraiment rationnels, assurée dès à présent en quelques-unes
de ses parties, encore inachevée sur des points d’une importance
capitale.

Ainsi la présente «Introduction aux études historiques» est conçue, non
comme un résumé de faits acquis ou comme un système d’idées générales au
sujet de l’histoire universelle, mais comme un essai sur la méthode des
sciences historiques.

Voici pourquoi nous avons cru opportun, et voici dans quel esprit nous
avons résolu de l’écrire.


I

Les livres qui traitent de la méthodologie des sciences historiques ne
sont guère moins nombreux, mais ne jouissent pas d’un meilleur renom que
les livres sur la Philosophie de l’histoire. Les spécialistes les
dédaignent. Il résumait une opinion très répandue, le savant qui, à ce
que l’on raconte, disait: «Vous voulez écrire un livre sur la
Philologie; faites-nous donc plutôt un bon ouvrage de Philologie. Moi,
quand on me demande: Qu’est-ce que la Philologie? je réponds: C’est ce
que je fais[4].» Il ne croyait dire, et il ne disait en effet qu’un lieu
commun, le critique qui, à propos du _Précis de la science de
l’histoire_ de J. G. Droysen, s’exprimait ainsi: «En thèse générale, les
traités de ce genre sont forcément à la fois obscurs et inutiles:
obscurs, puisqu’il n’est rien de plus vague que leur objet; inutiles,
puisqu’on peut être historien sans se préoccuper des principes de la
méthodologie historique qu’ils ont la prétention d’exposer[5].»--Les
arguments de ces contempteurs de la méthodologie paraissent assez forts.
Ils se ramènent aux propositions suivantes. En fait, il y a des gens qui
pratiquent manifestement les bonnes méthodes et qui sont reconnus par
tout le monde comme des érudits ou comme des historiens de premier
ordre, sans avoir jamais étudié les principes de la méthode;
réciproquement, on ne voit pas que ceux qui ont écrit en logiciens sur
la théorie de la méthode historique aient acquis, de ce chef, comme
érudits ou comme historiens, une supériorité quelconque: quelques-uns
même sont notoirement des érudits ou des historiens tout à fait
impuissants ou médiocres. A cela, rien d’étonnant. Est-ce que, avant de
faire en chimie, en mathématiques, dans les sciences proprement dites,
des recherches originales, on étudie la théorie des méthodes qui servent
dans ces sciences? La critique historique! mais le meilleur moyen de
l’apprendre, c’est de la pratiquer; on l’apprend suffisamment en la
pratiquant[6]. Pressez, d’ailleurs, les écrits qui existent sur la
méthode historique, et même les plus récents, ceux de J. G. Droysen, de
E. A. Freeman, de A. Tardif, de U. Chevalier, etc.: vous n’en extrairez,
en fait d’idées claires, que des vérités évidentes par elles-mêmes, des
vérités de La Palice[7].

  [4] _Revue critique d’histoire et de littérature_, 1892, I, p. 164.

  [5] _Ibidem_, 1888, II, p. 295.--Cf. _le Moyen Age_, X (1897), p. 91:
    «Ces livres-là [les traités de méthode historique] ne sont guère lus
    de ceux auxquels ils pourraient être utiles, c’est-à-dire les
    amateurs qui occupent leurs loisirs à faire des recherches
    historiques; et quant aux érudits de profession, c’est aux leçons
    des maîtres qu’ils ont appris à connaître les instruments de travail
    et la manière de s’en servir, sans compter que la méthode historique
    est la même que celle des autres sciences d’observation, et qu’on
    peut dire en quelques mots en quoi elle consiste...»

  [6] C’est sans doute en vertu de ce principe que la méthode historique
    s’enseigne seulement par l’exemple, que L. Mariani a plaisamment
    intitulé «Corso pratico di metodologia della storia» une
    dissertation sur un point particulier de l’histoire de la ville de
    Fermo. Voir l’_Archivio della Società romana di storia patria_, XIII
    (1890), p. 211.

  [7] Voir le compte rendu de l’opuscule de E. A. Freeman, _The methods
    of historical study_, dans la _Revue critique_, 1887, I, p. 376. Cet
    opuscule, dit le critique, est banal et vide. On y voit «que
    l’histoire n’est pas une étude aussi aisée qu’un vain peuple pense,
    qu’elle touche à toutes les sciences et que l’historien vraiment
    digne de ce nom devrait tout savoir; que la certitude historique est
    impossible à obtenir, et que, pour s’en rapprocher le plus possible,
    il faut recourir sans cesse aux sources originales; qu’il faut
    connaître et pratiquer les meilleurs parmi les historiens modernes,
    mais sans jamais tenir ce qu’ils ont écrit pour parole d’évangile.
    Et voilà tout.» Conclusion: Freeman «enseignait mieux sans doute la
    méthode historique par la pratique qu’il n’a réussi à le faire par
    la théorie».

    Comparer _Bouvard et Pécuchet_, par G. Flaubert. Il s’agit de deux
    imbéciles, qui, entre autres projets, forment celui d’écrire
    l’histoire. Pour les aider, un de leurs amis leur envoie «des règles
    de critique prises dans le _Cours_ de Daunou», savoir: «Citer comme
    preuve le témoignage des foules, mauvaises preuves; elles ne sont
    pas là pour répondre.--Rejeter les choses impossibles: on fit voir à
    Pausanias la pierre avalée par Saturne.--Tenez en compte l’adresse
    des faussaires, l’intérêt des apologistes et des calomniateurs.»
    L’ouvrage de Daunou contient quantité de truismes aussi patents et
    plus comiques encore que ceux-là.

Nous reconnaissons volontiers que, dans cette manière de voir, tout
n’est pas faux.--L’immense majorité des écrits sur la méthode
d’investigation en histoire et sur l’art d’écrire l’histoire--ce que
l’on appelle, en Allemagne et en Angleterre, l’_Historik_--sont
superficiels, insipides, illisibles, et il en est de ridicules[8].
D’abord, ceux qui sont antérieurs au XIXe siècle, analysés à loisir par
P.-C.-F. Daunou dans le tome VII de son _Cours d’études historiques_[9],
sont presque tous de simples traités de rhétorique, dont la rhétorique
est surannée, où l’on discute avec gravité les problèmes les plus
cocasses[10]. Daunou les raille agréablement, mais il n’a fait preuve
lui-même que de bon sens dans son monumental ouvrage, qui, aujourd’hui,
ne paraît guère meilleur, et n’est certainement pas plus utile, que les
productions anciennes[11]. Quant aux modernes, il est très vrai que tous
n’ont pas su éviter les deux écueils du genre: obscurité, banalité. Le
_Grundriss der Historik_ de J. G. Droysen, traduit en français sous le
titre de _Précis de la science de l’histoire_ (Paris, 1888, in-8), est
lourd, pédantesque et confus au-delà de ce que l’on peut imaginer[12].
MM. Freeman, Tardif, Chevalier ne disent rien qui ne soit élémentaire et
prévu. On voit encore leurs émules discuter à perte de vue des questions
oiseuses: si l’histoire est un art ou une science, quels sont les
devoirs de l’histoire, à quoi sert l’histoire, etc.--D’autre part, c’est
une remarque incontestablement exacte que presque tous les érudits et
presque tous les historiens actuels sont, au point de vue de la méthode,
des autodidactes, formés par la seule pratique ou par l’imitation et la
fréquentation des maîtres antérieurs.

  [8] R. Flint (_o. c._, p. 15) se félicite de n’avoir pas à étudier la
    littérature de l’_Historic_, car «a very large portion of it is so
    trivial and superficial that it can hardly ever have been of use
    even to persons of the humblest capacity, and may certainly now be
    safely consigned to kindly oblivion». Néanmoins, R. Flint a donné
    dans son livre une liste sommaire des principaux monuments de cette
    littérature dans les pays de langue française, depuis l’origine. Un
    aperçu plus général et plus complet (bien que très sommaire encore)
    de cette littérature dans tous les pays est fourni par le _Lehrbuch
    der historichen Methode_, de E. Bernheim (Leipzig, 1894, in-8), p.
    143 et suiv.--Flint (qui a connu quelques ouvrages inconnus à
    Bernheim) s’arrête à l’année 1893, Bernheim à l’année 1894. Depuis
    1889, on trouve dans les _Jahresberichte der Geschichtswissenschaft_
    un compte rendu périodique des écrits récents sur la méthodologie
    historique.

  [9] Ce tome VII a été publié en 1844. Mais le célèbre _Cours_ de
    Daunou fut professé au Collège de France de 1819 à 1830.

  [10] Les Italiens de la Renaissance (Mylæus, Francesco Patrizi, etc.),
    et les auteurs des deux derniers siècles après eux, se demandent
    quels sont les rapports de l’histoire avec la dialectique et avec la
    rhétorique; à combien de lois le genre historique est assujetti;
    s’il est convenable que l’historien rapporte les trahisons, les
    lâchetés, les crimes, les désordres; si l’histoire peut s’accommoder
    d’un autre genre que du sublime, etc.--Les seuls livres sur
    l’_Historik_, publiés avant le XIXe siècle, qui accusent un effort
    original pour aborder les vrais problèmes sont ceux de Lenglet du
    Fresnoy (_Méthode pour étudier l’histoire_, Paris, 1713) et de J. M.
    Chladenius (_Allgemeine Geschichtswissenschaft_, Leipzig, 1752).
    Celui de Chladenius a été signalé par E. Bernheim (_o. c._, p. 166).

  [11] Il n’y fait même pas toujours preuve de bon sens, car on lit dans
    le _Cours d’études historiques_ (VII, p. 105), à propos du traité
    _De l’histoire_, publié en 1670 par P. Le Moyne, ouvrage très
    faible, pour ne pas dire plus, où des traces de sénilité sont
    visibles: «Je ne prétends point adopter toutes les maximes, tous les
    préceptes que ce traité renferme; mais je crois qu’après celui de
    Lucien c’est le meilleur que nous ayons rencontré; et je doute fort
    qu’aucun de ceux dont il nous reste à prendre connaissance s’élève
    au même degré de philosophie et d’originalité.» Le P. H. Chérot a
    jugé plus sainement le traité _De l’histoire_, dans son _Étude sur
    la vie et les œuvres du P. Le Moyne_, Paris, 1887, in-8, p. 406 et
    suiv.

  [12] E. Bernheim déclare cependant (_o. c._, p. 177) que cet opuscule
    est le seul, à son avis, qui «auf der jetzigen Höhe der Wissenschaft
    steht».

Mais de ce que beaucoup d’écrits sur les principes de la méthode
justifient la méfiance généralement professée envers les écrits de cette
espèce, et de ce que la plupart des gens de métier ont pu se dispenser
sans inconvénients apparents d’avoir réfléchi sur la méthode historique,
il est excessif, à notre avis, de conclure que les érudits et les
historiens (et surtout les futurs érudits et les futurs historiens)
n’aient aucun besoin de se rendre compte des procédés du travail
historique.--En effet, la littérature méthodologique n’est pas tout
entière sans valeur: il s’est formé lentement un trésor d’observations
fines et de règles précises, suggérées par l’expérience, qui ne sont pas
de simple sens commun[13]. Et s’il existe des personnes qui, par un don
de nature, raisonnent toujours bien sans avoir appris à raisonner, il
serait facile d’opposer à ces exceptions les cas innombrables où
l’ignorance de la logique, l’emploi de procédés irrationnels, l’absence
de réflexion sur les conditions de l’analyse et de la synthèse en
histoire, ont vicié les travaux des érudits et des historiens.

  [13] R. Flint dit très bien (_o. c._, p. 15): «The course of Historic
    has been, on the whole, one of advance from commonplace reflection
    on history towards a philosophical comprehension of the conditions
    and processes on which the formation of historical science depends».

En réalité, l’histoire est sans doute la discipline où il est le plus
nécessaire que les travailleurs aient une conscience claire de la
méthode dont ils se servent. La raison, c’est qu’en histoire les
procédés de travail instinctifs ne sont pas, nous ne saurions trop le
répéter, des procédés rationnels; il faut donc une préparation pour
résister au premier mouvement. En outre, les procédés rationnels pour
atteindre la connaissance historique diffèrent si fortement des procédés
de toutes les autres sciences, qu’il est nécessaire d’en apercevoir les
caractères exceptionnels pour se défendre de la tentation d’appliquer à
l’histoire les méthodes des sciences déjà constituées. On s’explique
ainsi que les mathématiciens et les chimistes puissent se passer, plus
aisément que les historiens, d’«introduction» à leurs études.

Il n’y a pas lieu d’insister davantage sur l’utilité de la méthodologie
historique; car c’est évidemment à la légère qu’elle a été contestée.
Mais il faut expliquer les motifs qui nous ont conduits à composer le
présent ouvrage.--Depuis cinquante ans, un grand nombre d’hommes
intelligents et sincères ont médité sur la méthode des sciences
historiques; on compte naturellement parmi eux beaucoup d’historiens,
professeurs d’Université, mieux placés que d’autres pour connaître les
besoins intellectuels des jeunes gens, mais aussi des logiciens de
profession, et même des romanciers. M. Fustel de Coulanges a laissé, à
cet égard, dans l’Université de Paris, une tradition: «Il s’efforçait,
a-t-on dit[14], de réduire à des formules très précises les règles de la
méthode...; il n’y avait rien de plus urgent à ses yeux que d’apprendre
aux travailleurs à atteindre la vérité.» Parmi ces hommes, les uns,
comme M. Renan[15], se sont contentés d’énoncer des remarques, en
passant, dans leurs ouvrages généraux ou dans des écrits de
circonstance[16]; les autres, comme MM. Fustel de Coulanges, Freeman,
Droysen, Lorenz, Stubbs, de Smedt, von Pflugk-Harttung, etc., ont pris
la peine d’exposer, dans des opuscules spéciaux, leurs pensées sur la
matière. Il existe quantité de livres, de «leçons d’ouverture», de
«discours académiques» et d’articles de revue, publiés dans tous les
pays, mais particulièrement en France, en Allemagne, en Angleterre, aux
États-Unis et en Italie, sur l’ensemble et sur les diverses parties de
la méthodologie. On se dit: ce ne serait certes pas un travail inutile
que de coordonner les observations dispersées, et comme perdues, en tant
de volumes et de brochures. Mais ce travail séduisant n’est plus à
faire: il a été récemment exécuté avec le plus grand soin. M. Ernst
Bernheim, professeur à l’Université de Greifswald, a dépouillé presque
tous les écrits modernes sur la méthode historique; il en a profité; il
a groupé dans des cadres commodes, et, en grande partie, nouveaux,
quantité de considérations et de références choisies. Son _Lehrbuch der
historischen Methode_ (Leipzig, 1894, in-8)[17] condense, à la manière
des _Lehrbücher_ allemands, la littérature spéciale du sujet qu’il
traite. Nous n’avons pas eu l’intention de recommencer ce qu’il a si
bien su faire.--Mais il nous a semblé que tout n’était pas dit, après sa
laborieuse et sage compilation. D’abord, M. Bernheim traite amplement de
problèmes métaphysiques que nous croyons dépourvus d’intérêt; en
revanche, il ne se place jamais à des points de vue, critiques ou
pratiques, que nous tenons pour très intéressants. Puis, la doctrine du
_Lehrbuch_ est raisonnable, mais elle manque de vigueur et
d’originalité. Enfin, le _Lehrbuch_ ne s’adresse pas au grand public; il
reste inaccessible (et à cause de la langue et à cause de la forme) à
l’immense majorité du public français. Cela suffit à justifier le
dessein que nous avons formé d’écrire le présent ouvrage au lieu de
recommander simplement celui de M. Bernheim[18].

  [14] P. Guiraud, dans la _Revue des Deux Mondes_, 1er mars 1896, p.
    75.

  [15] E. Renan a dit quelques-unes des choses les plus justes et les
    plus fortes qui aient été dites sur les sciences historiques dans
    _L’Avenir de la science_ (Paris, 1890, in-8), écrit en 1848.

  [16] Quelques-unes des remarques les plus ingénieuses, les plus
    topiques, et de la portée la plus générale sur la méthode des
    sciences historiques, ont été formulées jusqu’ici, non dans les
    livres de méthodologie, mais dans les revues--dont la _Revue
    critique d’histoire et de littérature_ est le type--consacrées à la
    critique des livres nouveaux d’histoire et d’érudition. C’est un
    exercice extrêmement salutaire que de parcourir la collection de la
    _Revue critique_, fondée, à Paris, en 1867, «pour imposer le respect
    de la méthode, pour exécuter les mauvais livres, pour réprimer les
    écarts et le travail inutile».

  [17] La 1re édition du _Lehrbuch_ est de 1859.

  [18] Ce qui a été publié de mieux, jusqu’ici en français sur la
    méthode historique est une brochure de MM. Ch. et V. Mortet, _la
    Science de l’histoire_, Paris, 1894, in-8 de 88 p. Extrait du tome
    XX de la _Grande Encyclopédie_.


II

Cette «Introduction aux études historiques» n’a pas la prétention
d’être, comme le _Lehrbuch der historischen Methode_, un Traité de
méthodologie historique[19]. C’est une esquisse sommaire. Nous l’avons
entreprise, au commencement de l’année scolaire 1896-1897, en vue
d’avertir les étudiants nouveaux de la Sorbonne de ce que les études
historiques sont et doivent être.

  [19] L’un de nous (M. Seignobos) se propose de publier plus tard un
    Traité complet de méthodologie historique, s’il se trouve un public
    pour ce genre d’ouvrage.

Nous avions constaté depuis longtemps, par expérience, l’urgente
nécessité d’avertissements de cette espèce. La plupart de ceux qui
s’engagent dans la carrière de l’histoire, en effet, le font sans savoir
pourquoi, sans s’être jamais demandé s’ils sont propres aux travaux
historiques, dont ils ignorent souvent jusqu’à la nature. D’ordinaire,
on se décide à choisir la carrière de l’histoire pour les motifs les
plus futiles: parce que l’on a obtenu des succès, en histoire, au
collège[20]; parce que l’on éprouve pour les choses du passé l’espèce
d’attrait romantique qui jadis décida, dit-on, la vocation d’Augustin
Thierry; parfois aussi parce que l’on a l’illusion que l’histoire est
une discipline relativement facile. Il importe assurément que ces
vocations irraisonnées soient au plus tôt éclairées et mises à
l’épreuve.

  [20] On ne saurait trop affirmer que les études d’histoire, telles
    qu’on les fait au lycée, ne supposent pas les mêmes aptitudes que
    les études historiques, telles qu’on les fait à l’Université et dans
    la vie.--Julien Havet, qui se consacra plus tard aux études
    historiques (critiques), trouvait fastidieuse, au lycée, l’étude de
    l’histoire. «C’est, je crois, dit M. L. Havet, que l’enseignement de
    l’histoire [dans les lycées] n’est pas organisé pour donner pâture
    suffisante à l’esprit scientifique... De toutes les études comprises
    dans le programme des lycées, l’histoire est la seule qui n’appelle
    pas le contrôle permanent de l’élève. Quand il apprend le latin et
    l’allemand, chaque phrase d’une version est l’occasion de vérifier
    une douzaine de règles. Dans les diverses branches des
    mathématiques, les résultats ne sont jamais séparés de leurs
    démonstrations; les _problèmes_, d’ailleurs, obligent l’élève à tout
    repenser par lui-même. Où sont les _problèmes_ en histoire, et quel
    lycéen est jamais exercé à voir clair par son propre effort dans
    l’enchaînement des faits?» _(Bibliothèque de l’École des chartes_,
    1896, p. 84).

Ayant fait, à des novices, une série de conférences comme «Introduction
aux études historiques», nous avons pensé que, moyennant révision, ces
conférences pourraient être profitables à d’autres qu’à des novices. Les
érudits et les historiens de profession n’y apprendront rien sans doute;
mais s’ils y trouvaient seulement un thème à réflexions personnelles sur
le métier que quelques-uns d’entre eux pratiquent d’une manière
machinale, ce serait déjà un grand point. Quant au public, qui lit les
œuvres des historiens, n’est-il pas à souhaiter qu’il sache comment ces
œuvres se font, afin qu’il soit davantage en mesure de les juger?

Nous ne nous adressons donc pas seulement, comme M. Bernheim, aux
spécialistes présents et futurs, mais encore au public qu’intéresse
l’histoire. Cela nous a fait une loi d’être aussi concis, aussi clairs
et aussi peu techniques que possible. Mais, en ces matières, lorsqu’on
est concis et clair, on paraît souvent superficiel. Banal ou obscur,
telle est, comme on l’a vu plus haut, la fâcheuse alternative dont nous
sommes menacés.--Sans nous dissimuler la difficulté, sans la croire
insurmontable, nous avons essayé de dire nettement ce que nous avions à
dire.

La première moitié du livre a été rédigée par M. Langlois, la seconde
par M. Seignobos; mais les deux collaborateurs se sont constamment
aidés, concertés et surveillés[21].

  [21] M. Langlois a écrit le livre I, le livre II jusqu’au chapitre VI,
    l’appendice II et le présent Avertissement; M. Seignobos, la fin du
    livre II, le livre III et l’appendice I. Le chapitre I du livre II,
    le chapitre V du livre III et la Conclusion ont été rédigés en
    commun.


Paris, août 1897.



INTRODUCTION

AUX

ÉTUDES HISTORIQUES



LIVRE I

LES CONNAISSANCES PRÉALABLES



CHAPITRE I

LA RECHERCHE DES DOCUMENTS (HEURISTIQUE)


L’histoire se fait avec des documents. Les documents sont les traces
qu’ont laissées les pensées et les actes des hommes d’autrefois. Parmi
les pensées et les actes des hommes, il en est très peu qui laissent des
traces visibles, et ces traces, lorsqu’il s’en produit, sont rarement
durables: il suffit d’un accident pour les effacer. Or, toute pensée et
tout acte qui n’a pas laissé de traces, directes ou indirectes, ou dont
les traces visibles ont disparu, est perdu pour l’histoire: c’est comme
s’il n’avait jamais existé. Faute de documents, l’histoire d’immenses
périodes du passé de l’humanité est à jamais inconnaissable. Car rien ne
supplée aux documents: pas de documents, pas d’histoire.

Pour conclure légitimement d’un document au fait dont il est la trace,
il faut prendre de nombreuses précautions, qui seront indiquées plus
loin.--Mais il est clair que, préalablement à tout examen critique et à
toute interprétation des documents, se pose la question de savoir s’il y
en a, combien il y en a, et où ils sont. Si j’ai l’idée de traiter un
point d’histoire[22], quel qu’il soit, je m’informerai d’abord de
l’endroit ou des endroits où reposent les documents nécessaires pour le
traiter, supposé qu’il en existe. Chercher, recueillir les documents est
donc une des parties, logiquement la première, et une des parties
principales, du métier d’historien. En Allemagne, on lui a donné le nom
d’Heuristique (_Heuristik_), commode parce qu’il est bref.--Est-il utile
de démontrer l’importance capitale de l’Heuristique? Non, sans doute. Il
va de soi que, si on ne la pratique pas bien, c’est-à-dire si l’on ne
sait pas s’entourer, avant de commencer un travail historique, de tous
les renseignements accessibles, on augmente gratuitement ses chances
(toujours nombreuses, quoi qu’on fasse) d’opérer sur des données
insuffisantes: des œuvres d’érudition ou d’histoire, faites conformément
aux règles de la méthode la plus exacte, ont été viciées, ou même
totalement annulées, à cause de cette simple circonstance matérielle que
l’auteur ne connaissait pas des documents par lesquels ceux qu’il avait
sous la main, et dont il s’est contenté, auraient été éclaircis,
complétés ou ruinés. Toutes choses égales d’ailleurs entre eux, la
supériorité des érudits et des historiens modernes sur les érudits et
les historiens des derniers siècles consiste en ce que ceux-ci ont eu
moins de moyens d’être bien informés que n’en ont ceux-là[23].
L’Heuristique, en effet, est aujourd’hui plus facile qu’autrefois,
quoique le bon Wagner soit encore fondé à dire

    Wie schwer sind nicht die Mittel zu erwerben
    Durch die man zu den Quellen steigt[24]!

  [22] En pratique, le plus souvent, on ne se propose point de traiter
    un point d’histoire avant de savoir s’il existe ou non des documents
    qui permettent de l’étudier. C’est, inversement, un document,
    découvert par hasard, qui suggère l’idée d’approfondir la question
    d’histoire que ce document intéresse et de colliger, à cet effet,
    les documents du même genre.

  [23] C’est pitié de voir comment les meilleurs des anciens érudits ont
    vaillamment, mais vainement, lutté, pour résoudre des difficultés
    qui n’auraient pas même existé pour eux s’ils avaient eu sous les
    yeux des dossiers moins incomplets. Mais la plus brillante sagacité
    ne pouvait pas suppléer aux secours matériels qui leur ont manqué.

  [24] _Faust_, I, sc. 3.

Essayons d’expliquer pourquoi la récolte des documents, naguère si
laborieuse, est encore, quels qu’aient été, depuis un siècle, les
progrès accomplis, très pénible; et comment cette opération essentielle
pourrait, grâce à de nouveaux progrès, être ultérieurement simplifiée.

I. Ceux qui, les premiers, ont essayé d’écrire l’histoire
d’après les sources, se sont trouvés dans une situation
embarrassante.--S’agissait-il de raconter des événements relativement
récents, dont tous les témoins n’étaient pas morts? On avait la
ressource d’interviewer les témoins survivants. Thucydide, Froissart, et
bien d’autres, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont procédé de la
sorte. Lorsque l’historien de la côte californienne du Pacifique, H. H.
Bancroft, se proposa de recueillir les matériaux d’une histoire dont
quelques acteurs vivaient encore, il n’épargna rien, il mobilisa une
armée de _reporters_, pour leur soutirer des conversations[25].--Mais
s’agissait-il d’événements anciens, qu’aucun homme vivant n’avait pu
voir et dont la tradition orale n’avait gardé aucun souvenir? Il n’y
avait pas d’autre moyen que de réunir des documents de toute sorte,
principalement des écrits, relatifs au passé lointain dont on
s’occupait. C’était difficile, alors que les bibliothèques étaient
rares, les archives secrètes et les documents dispersés. H. H. Bancroft,
qui s’est trouvé à cet égard, vers 1860, en Californie, dont la
situation où les premiers chercheurs se sont trouvés, autrefois, dans
nos contrées, s’en est tiré comme il suit. Il était riche: il a raflé, à
n’importe quel prix, tous les documents à vendre, imprimés ou
manuscrits; il a négocié avec des familles et des corporations dans la
gêne l’achat de leurs archives ou la permission d’en faire prendre copie
par des copistes à ses gages. Cela fait, il a logé sa collection dans un
bâtiment _ad hoc_, et il l’a classée. Théoriquement, rien de plus
rationnel. Mais cette procédure rapide, à l’américaine, n’a été employée
qu’une fois avec l’esprit de suite et les ressources qui en ont assuré
le succès; ailleurs et en d’autres temps elle n’eût pas, du reste, été
de mise. Ailleurs, les choses ne se sont pas, malheureusement, passées
ainsi.

  [25] Voir Ch.-V. Langlois, _H. H. Bancroft et Cie_, dans la _Revue
    universitaire_, 1894, I, p. 233.

A l’époque de la Renaissance, les documents de l’histoire ancienne et de
l’histoire du moyen âge étaient dispersés dans d’innombrables
bibliothèques privées et dans d’innombrables dépôts d’archives, presque
tous inaccessibles, sans parler de ceux que le sol recelait encore et
dont personne ne soupçonnait l’existence. Il était alors matériellement
impossible de se procurer la liste de tous les documents utiles pour
élucider une question (par exemple, la liste de tous les manuscrits
conservés d’un ouvrage ancien); impossible encore, si, par miracle, on
avait eu pareille liste, de consulter tous ces documents sans des
voyages, des dépenses et des démarches interminables. D’où des
conséquences, faciles à prévoir, qui se sont, en effet, produites: 1º
l’Heuristique offrant pour eux des difficultés insurmontables, les
premiers érudits et les premiers historiens, qui se sont servis, non de
tous les documents, ni des meilleurs documents, mais des documents
qu’ils avaient à leur portée, ont été presque toujours mal renseignés,
et leurs œuvres ne sont plus intéressantes que dans la mesure où ils ont
utilisé des documents aujourd’hui perdus; 2º les premiers érudits et les
premiers historiens qui aient été relativement bien renseignés sont ceux
qui, à cause de leur profession, avaient accès dans de riches dépôts de
documents: bibliothécaires, archivistes, religieux, magistrats, dont
l’Ordre ou la Compagnie possédait des bibliothèques ou des archives
considérables[26].

  [26] Les anciens érudits avaient le sentiment de ce que les conditions
    où ils travaillaient avaient de défavorable. Ils souffraient très
    vivement de l’insuffisance des instruments de recherche et des
    moyens de comparaison. La plupart d’entre eux ont fait de grands
    efforts pour se renseigner. De là, ces volumineuses correspondances
    entre érudits des derniers siècles, dont nos bibliothèques
    conservent tant de précieuses épaves, et ces relations d’enquêtes
    scientifiques, de voyages à la découverte des documents historiques,
    qui, sous le nom d’_Iter_ (_Iter italicum_, _Iter germanicum_,
    etc.), étaient jadis à la mode.

De bonne heure intervinrent, il est vrai, des collectionneurs qui, à
prix d’argent, voire par des moyens moins recommandables, tels que le
vol, se formèrent, avec des intentions plus ou moins scientifiques, des
«cabinets», des collections de documents originaux et de copies. Mais
ces collectionneurs européens, nombreux depuis le XVe siècle, diffèrent
assez notablement de H. H. Bancroft. En effet, notre Californien n’a
recueilli que des documents relatifs à un sujet particulier (l’histoire
de certains États du Pacifique), et il a eu l’ambition de les recueillir
tous; la plupart des collectionneurs européens ont acquis des pièces,
des épaves, des fragments de toute espèce et un nombre de documents très
petit par rapport à la masse colossale des documents historiques qui
existaient de leur temps. De plus, ce n’est pas, en général, avec le
dessein de les rendre _publici juris_ que les Peiresc, les Gaignières,
les Clairambault, les Colbert, et tant d’autres, ont retiré de la
circulation des documents qui risquaient de s’y perdre: ils se
contentaient (et c’était déjà louable) et les communiquer, plus ou moins
libéralement, à leurs amis. Mais l’humeur des collectionneurs (et de
leurs héritiers) est changeante, souvent bizarre. Certes, il vaut mieux
que les documents se trouvent dans des collections particulières
qu’exposés à tous les hasards ou soustraits absolument à la curiosité
scientifique; mais, pour que l’Heuristique soit véritablement facilitée,
la première condition est que toute les collections de documents soient
_publiques_[27].

  [27] Signalons en passant une aberration puérile, mais très naturelle
    et très fréquente chez les collectionneurs: ils sont portés à
    s’exagérer la valeur intrinsèque des documents qu’ils possèdent par
    cela seul qu’ils les possèdent. Des documents ont été publiés avec
    un grand luxe de commentaires par des personnes qui les avaient
    acquis par hasard, et qui n’y auraient attaché, avec raison, aucune
    importance, si elles les avaient rencontrés dans des collections
    publiques. Ce n’est là, du reste, que la manifestation la plus
    grossière d’une tendance générale contre laquelle il faut toujours
    être en garde: on s’exagère aisément l’importance des documents que
    l’on possède, des documents que l’on a découverts, des textes que
    l’on a publiés, des personnages et des questions que l’on a étudiés.

Or, les plus belles des collections privées de documents--à la fois
bibliothèques et musées--furent naturellement en Europe, à partir de la
Renaissance, celle des rois. Dès l’ancien régime, les collections
royales ont été presque toutes ouvertes, ou entre-bâillées, au public.
Et tandis que les autres collections particulières étaient souvent
liquidées après la mort de leurs auteurs, elles, au contraire, n’ont pas
cessé de s’accroître: elles se sont enrichies précisément des débris de
toutes les autres. Le Cabinet des manuscrits de France, par exemple,
formé par les rois de France et ouvert par eux au public, avait, à la
fin du XVIIIe siècle, absorbé la meilleure partie des collections qui
avaient été l’œuvre personnelle des amateurs et des érudits des deux
siècles antérieurs[28]. De même, dans les autres pays. La concentration
d’un grand nombre de documents historiques dans de vastes établissements
publics, ou à peu près publics, fut le résultat excellent de cette
évolution spontanée.

  [28] Voir L. Delisle, _le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque
    nationale_, Paris, 1868-1881, 3 vol. in-4.--Les histoires d’anciens
    dépôts de documents qui ont été publiées récemment en assez grand
    nombre l’ont été sur le modèle de cet admirable ouvrage.

Plus favorable et plus efficace encore pour améliorer les conditions
matérielles des recherches historiques fut l’arbitraire révolutionnaire.
En France la Révolution de 1789, des mouvements analogues dans d’autres
pays, ont procuré la confiscation, par la violence, au profit de l’État,
c’est-à-dire de tout le monde, d’une foule d’archives privées et de
collections particulières: archives, bibliothèques et musées de la
couronne, archives et bibliothèques de couvents et de corporations
supprimées, etc. Chez nous, en 1790, l’Assemblée constituante mit ainsi
l’État en possession d’une prodigieuse quantité de dépôts de documents
historiques, auparavant dispersés et plus ou moins jalousement défendus
contre la curiosité des érudits; ces richesses ont été réparties depuis
entre quelques établissements nationaux. Le même phénomène s’est produit
plus récemment, sur une moins grande échelle, en Allemagne, en Espagne,
en Italie.

Ni les collections de l’ancien régime, ni les confiscations
révolutionnaires ne se sont faites sans causer d’importants dommages. Le
collectionneur est, ou plutôt était souvent jadis, un barbare qui
n’hésitait pas, pour enrichir ses collections de pièces et de débris
rares, à mutiler des monuments, à dépecer des manuscrits, à disloquer
des fonds d’archives, en vue de s’en approprier des morceaux. De ce
chef, bien des actes de vandalisme ont été accomplis avant la
Révolution. Les opérations révolutionnaires de confiscation et de
transfert eurent aussi, naturellement, des conséquences très fâcheuses:
outre que l’on détruisit alors par négligence, ou même pour le plaisir
de détruire, on eut l’idée malheureuse de _trier_ systématiquement, de
ne conserver que les documents «intéressants» ou «utiles», et de se
débarrasser des autres. Le tri fit alors commettre à des hommes pleins
de bonnes intentions, mais incompétents et surmenés, des ravages
irréparables dans nos archives anciennes: il y a aujourd’hui des
travailleurs qui s’exercent, ce qui demande infiniment de temps, de
patience et de soin, à reconstituer les fonds démembrés et à rajuster en
leur place les fragments isolés par le zèle irréfléchi de ceux qui
manipulèrent jadis de la sorte, avec brutalité, les documents
historiques. Il faut reconnaître d’ailleurs que les mutilations causées
par les collectionneurs de l’ancien régime et par les opérations
révolutionnaires sont insignifiantes en regard de celles qui proviennent
d’accidents fortuits et des effets naturels du temps. Mais fussent-elles
dix fois plus graves, elles seraient encore largement compensées par ces
deux bienfaits de premier ordre, que l’on ne saurait trop mettre en
relief: 1º la concentration, dans quelques dépôts, relativement peu
nombreux, de documents qui jadis étaient disséminés, et comme perdus, en
cent endroits différents; 2º la publicité de ces dépôts. Désormais, ce
qui reste de documents historiques anciens, après les grandes
destructions du hasard et du vandalisme, est enfin mis à l’abri, classé,
communiqué et considéré comme une partie du patrimoine social.

Les documents historiques anciens sont donc réunis et conservés
aujourd’hui, en principe, dans ces établissements publics que l’on
appelle archives, bibliothèques et musées. A la vérité, tous les
documents qui existent n’y sont pas puisque, malgré les incessantes
acquisitions à titre onéreux et à titre gratuit que font chaque année,
depuis longtemps, dans le monde entier, les archives, les bibliothèques
et les musées, il y a encore des collections privées, des marchands qui
les alimentent, et des documents en circulation. Mais l’exception, qui
est négligeable, n’entame pas, ici, la règle. Tous les documents
anciens, en quantité limitée, qui extravaguent encore, viendront, du
reste, échouer tôt ou tard dans les établissements d’État, dont le
propriétaire perpétuel acquiert toujours, n’aliène jamais[29].

  [29] Une bonne partie des documents anciens qui circulent encore
    proviennent de vols commis, depuis longtemps, au préjudice des
    établissements d’État. Les précautions prises pour éviter de
    nouvelles distractions sont aujourd’hui sérieuses et, presque
    partout, aussi efficaces que possible.

    Quant aux documents modernes (imprimés), la règle du Dépôt légal,
    adoptée par presque tous les pays civilisés, en assure la
    conservation dans des établissements publics.

En principe, il est désirable que les dépôts de documents (archives,
bibliothèques et musées) ne soient pas trop nombreux, et nous avons dit
qu’heureusement ils le sont moins, sans comparaison, aujourd’hui qu’il y
a cent ans. La centralisation des documents, dont les avantages, pour
les travailleurs, sont évidents, pourrait-elle être poussée encore plus
loin? N’existe-il pas encore des dépôts dont l’autonomie se justifie
mal? Peut-être[30]; mais le problème de la centralisation des documents
a cessé d’être grave et urgent depuis que les procédés de reproduction
ont été perfectionnés, et surtout depuis que l’habitude a été
généralement prise de remédier aux inconvénients de la multiplicité des
dépôts en faisant voyager les documents: on peut maintenant consulter,
sans frais, dans la bibliothèque publique de la ville où l’on réside,
des documents qui appartiennent aux bibliothèques de Saint-Pétersbourg,
de Bruxelles et de Florence, par exemple; assez rares sont désormais les
établissements comme les Archives nationales de Paris, le Musée
britannique de Londres, et la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence,
dont les statuts interdisent absolument les communications
au-dehors[31].

  [30] On sait que Napoléon Ier conçut la pensée chimérique de réunir à
    Paris les archives de l’Europe entière et qu’il y envoya, pour
    commencer, celles du Vatican, du Saint-Empire, de la couronne de
    Castille, etc., que l’on dut, plus tard, restituer.--Il ne saurait
    être question, aujourd’hui, de procéder à des confiscations. Mais
    les archives anciennes des notaires pourraient être centralisées
    partout, comme elles le sont déjà en quelques pays, dans des
    établissements publics. On ne s’explique pas que, à Paris, les
    ministères des Affaires étrangères, de la Guerre et de la Marine
    conservent des papiers anciens, dont la place naturelle serait aux
    Archives nationales. Il serait facile d’énumérer un grand nombre
    d’anomalies de cette espèce, qui ne laissent pas, en certains cas,
    de gêner, sinon d’empêcher, les recherches; car les petits dépôts
    dont l’existence est inutile sont précisément ceux qui ont les
    règlements les plus restrictifs.

  [31] Le service international du prêt des documents manuscrits
    fonctionne régulièrement (et gratuitement pour le public) en Europe,
    par l’intermédiaire des Chancelleries. En outre la plupart des
    grands établissements se consentent, entre eux, des prêts: cette
    voie est aussi sûre, et parfois plus rapide, que la voie
    diplomatique. Des congrès d’historiens et de bibliothécaires ont mis
    souvent à l’ordre du jour, en ces dernières années, la question du
    prêt (ou de la communication hors des dépôts où ils sont conservés)
    des documents originaux.--Les résultats obtenus jusqu’à présent sont
    déjà très satisfaisants.

II. Étant donné que la plupart des documents historiques sont
aujourd’hui conservés dans des établissements publics (archives,
bibliothèques et musées), l’Heuristique serait très aisée, si seulement
de bons inventaires descriptifs de tous les dépôts de documents qui
existent avaient été dressés, si ces inventaires étaient munis de tables
ou si des répertoires généraux (alphabétiques, systématiques, etc.) en
avaient été faits; enfin s’il était possible de consulter quelque part
la collection complète de tous ces inventaires et de leurs index. Mais
l’Heuristique est très pénible, parce que ces conditions sont encore
loin, par malheur, d’être convenablement réalisées.

D’abord, il y a des dépôts de documents (archives, bibliothèques et
musées) dont le contenu n’a jamais été catalogué, même en partie, de
sorte que personne ne sait ce qui s’y trouve. Les dépôts dont on possède
des inventaires descriptifs complets sont rares; beaucoup de fonds,
conservés dans de célèbres établissements dont les collections n’ont été
inventoriées qu’en partie, restent encore à décrire[32].--En second
lieu, que de différences entre les inventaires déjà exécutés! Il en est
d’anciens, qui, parfois, ne correspondent même plus au classement actuel
des documents, et dont on ne saurait se servir sans concordances; il en
est de modernes qui n’en sont pas moins rédigés d’après des systèmes
surannés, trop détaillés ou trop sommaires; les uns sont imprimés, les
autres manuscrits, sur registres ou sur fiches; quelques-uns sont
soignés et définitifs, beaucoup sont bâclés, insuffisants et
provisoires. Apprendre à distinguer, dans cette énorme littérature
confuse des inventaires imprimés (pour ne parler que de ceux-là), ce qui
mérite confiance de ce qui n’en mérite pas, en un mot à s’en servir, est
tout un apprentissage.--Enfin, où consulter commodément les inventaires
qui existent? La plupart des grandes bibliothèques n’en possèdent que
des collections incomplètes; il n’en existe nulle part de répertoires
généraux.

  [32] Ce sont quelquefois les plus considérables, dont la masse
    effraye; on entreprend plus volontiers l’inventaire des petits fonds
    qui n’exige pas tant de peines. C’est pour la même raison que l’on a
    publié beaucoup de cartulaires insignifiants, mais courts, tandis
    que plusieurs cartulaires de premier ordre, mais volumineux, sont
    encore inédits.

Cet état de choses est très fâcheux. En effet, les documents que
renferment les dépôts et les fonds qui ne sont pas inventoriés sont
vraiment comme s’ils n’étaient pas pour tous les travailleurs qui n’ont
point le loisir de dépouiller eux-mêmes, d’un bout à l’autre, ces dépôts
et ces fonds. Nous avons dit: pas de documents, pas d’histoire. Mais pas
de bons inventaires descriptifs des dépôts de documents, cela équivaut,
en pratique, à l’impossibilité de connaître l’existence des documents
autrement que par hasard. Disons donc que les progrès de l’histoire
dépendent en grande partie des progrès de l’inventaire général des
documents historiques, qui est encore aujourd’hui fragmentaire et
imparfait.--Aussi bien, tout le monde est d’accord sur ce point. Le P.
Bernard de Montfaucon considérait sa _Bibliotheca bibliotecarum
manuscriptorum nova_, un recueil de catalogues de bibliothèques, comme
«l’ouvrage le plus utile et le plus intéressant qu’il eût fait en sa
vie[33]». «Dans l’état actuel de la science, écrivait E. Renan en
1848[34], il n’y a pas de travail plus urgent qu’un catalogue critique
des manuscrits des diverses bibliothèques... Voilà, en apparence, une
besogne bien humble;... et pourtant les recherches érudites seront
entravées et incomplètes jusqu’à ce que ce travail soit fait d’une
manière définitive.» «Nous aurions de meilleurs livres sur notre
ancienne littérature, dit M. P. Meyer[35], si les prédécesseurs de M.
Delisle [comme administrateur de la Bibliothèque nationale de Paris]
avaient apporté la même ardeur et la même diligence à inventorier les
richesses confiées à leurs soins.»

  [33] Voir son autobibliographie, publiée par E. de Broglie, _Bernard
    de Montfaucon et les Bernardins_, II (Paris, 1891, in-8), p. 323.

  [34] E. Renan, l’_Avenir de la science_, p. 217.

  [35] _Romania_, XXI (1892), p. 625.

Il importe d’indiquer, en peu de mots, les causes et de préciser les
conséquences d’une situation que l’on déplore depuis qu’il y a des
érudits, et qui s’améliore, mais lentement.

«Je vous affirme, disait E. Renan[36], que les quelques cent mille
francs qu’un ministre de l’Instruction publique y affecterait [à la
confection d’inventaires] seraient mieux employés que les trois quarts
de ceux que l’on consacre aux lettres.» Il ne s’est rencontré que
rarement, aussi bien à l’étranger qu’en France, des ministres convaincus
de cette vérité, et assez décidés pour se conduire en conséquence. Il
n’a pas, d’ailleurs, toujours été vrai que, pour procurer de bons
inventaires, il soit suffisant, comme il est nécessaire, de faire des
sacrifices d’argent: les meilleures méthodes à employer pour la
description des documents n’ont été assurées que récemment; le
recrutement de travailleurs compétents, qui n’offrirait pas aujourd’hui
de grandes difficultés, eût été très malaisé et hasardeux, à l’époque où
les travailleurs compétents étaient plus rares.--Mais passons sur les
obstacles matériels: manque d’argent et manque d’hommes. Une cause d’un
autre ordre n’a pas été sans action.--Les fonctionnaires chargés
d’administrer les dépôts de documents n’ont pas toujours montré autant
de zèle qu’ils en montrent maintenant pour en faire connaître les
ressources par des inventaires corrects. Dresser des inventaires (comme
on les dresse de nos jours, à la fois très exacts et sommaires) est une
besogne pénible, très pénible, sans joie comme sans récompense. Plus
d’un, vivant, à cause de ses fonctions, au milieu des documents, libre
de les consulter à toute heure, beaucoup mieux placé que le public, en
l’absence de tout inventaire, pour faire des dépouillements, et, au
cours de ces dépouillements, des découvertes, plus d’un a préféré
travailler pour lui plutôt que pour autrui, et fait passer la
fastidieuse rédaction d’un catalogue après ses recherches personnelles.
Qui est-ce qui, de nos jours, a découvert, publié, commenté le plus
grand nombre de documents? Ce sont les fonctionnaires attachés aux
dépôts de documents. L’avancement de l’inventaire général des documents
historiques en a été, sans doute, retardé. Il s’est trouvé que ceux-là
précisément étaient le mieux en mesure de se passer d’inventaires dont
le devoir professionnel était d’en faire.

  [36] A l’endroit cité.

Les conséquences de l’imperfection des inventaires descriptifs sont
dignes d’attention.--D’une part, on n’est jamais certain d’avoir épuisé
toutes les sources d’information: qui sait ce que tiennent en réserve
les dépôts et les fonds non catalogués[37]? D’autre part, on est obligé,
pour se procurer autant d’informations que possible, d’avoir une
connaissance approfondie des ressources que fournit la littérature
actuelle de l’Heuristique, et de consacrer beaucoup de temps aux
recherches préliminaires.--En fait, quiconque se propose de recueillir
des documents pour traiter un point d’histoire, commence par consulter
les répertoires et les inventaires[38]. Les novices procèdent à cette
opération capitale avec une maladresse, une lenteur et des efforts qui
excitent chez les personnes expérimentées, suivant leur tempérament, le
sourire ou la compassion. Ceux qui sourient en voyant les novices
patauger, et peiner, et perdre du temps à se débrouiller au milieu des
inventaires, en négliger de précieux et en dépouiller d’inutiles, se
disent qu’eux-mêmes ont passé jadis par des épreuves analogues: chacun
son tour. Ceux qui voient avec regret ce gaspillage de temps et de
forces pensent que, s’il est, jusqu’à un certain point, inévitable, il
n’a rien de bienfaisant: ils se demandent s’il n’y aurait pas moyen de
rendre un peu moins rude cet apprentissage de l’Heuristique, qui,
naguère, leur a coûté si cher. Est-ce que, d’ailleurs, par elles-mêmes,
dans l’état présent de l’outillage, les recherches ne sont pas bien
assez difficiles, quelle que soit l’expérience des chercheurs? Il y a
des érudits et des historiens qui dépensent, en recherches matérielles,
le plus clair de leur activité. Certains travaux, relatifs
principalement à l’histoire du moyen âge et à l’histoire moderne (car
les documents de l’histoire ancienne, moins nombreux et plus étudiés,
sont aussi mieux répertoriés que les autres), certains travaux
historiques supposent, non seulement la consultation assidue des
inventaires (qui ne sont pas tous munis de tables), mais encore des
dépouillements immenses, directs, dans des fonds mal pourvus, ou tout à
fait dépourvus d’inventaires. Il n’est pas douteux, il est prouvé par
l’expérience, que la perspective de ces très longues enquêtes à
effectuer, préalablement à toute opération plus relevée, a détourné et
détourne, de l’érudition historique, des esprits excellents. Telle est,
en effet, l’alternative: ou travailler sur des documents très
probablement incomplets, ou s’absorber dans des dépouillements
indéfinis, souvent infructueux, et dont les résultats ne paraissent
presque jamais valoir le temps dépensé. N’est-il pas répugnant
d’employer une grande partie de sa vie à feuilleter des catalogues sans
tables, ou à balayer des yeux, les unes après les autres, toutes les
pièces qui composent des fonds de _miscellanea_ non catalogués, pour se
procurer des renseignements (positifs ou négatifs), que l’on aurait eus
sans peine, en un instant, si ces fonds étaient catalogués, si les
catalogues avaient des tables? La conséquence la plus grave de
l’imperfection des instruments actuels de l’Heuristique, c’est à coup
sûr de décourager beaucoup d’hommes intelligents, qui ont la conscience
de leur valeur et le sentiment d’une proportion normale entre l’effort
et sa récompense[39].

  [37] H. H. Bancroft a, dans ses Mémoires intitulés: _Literary
    industries_ (New York, 1891, in-16), analysé assez finement quelques
    conséquences pratiques de l’imperfection des procédés de recherche.
    «Supposons, dit-il, qu’un écrivain industrieux prenne la résolution
    d’écrire l’histoire de la Californie. Il se procure aisément
    quelques livres, les lit, prend des notes; ces livres le renvoient à
    d’autres, qu’il consulte dans les dépôts publics de la ville qu’il
    habite. Quelques années se passent ainsi, au bout desquelles il
    s’aperçoit qu’il n’a pas sous la main la dixième partie des sources;
    il fait des voyages, il entretient des correspondances, mais,
    désespérant finalement d’épuiser la matière, il console son orgueil
    et sa conscience par cette réflexion qu’il a beaucoup fait; que la
    plupart des documents qu’il n’a pas pu consulter sont probablement
    peu importants, comme beaucoup d’autres qu’il a consultés sans
    profit. Quant aux journaux et aux myriades de rapports officiels du
    gouvernement des États-Unis qui tous contiennent cependant des faits
    intéressants pour l’histoire californienne, il n’a pas même songé,
    s’il est sain d’esprit, à les explorer d’un bout à l’autre; il en a
    feuilleté quelques-uns, voilà tout; il sait bien que chacun de ces
    champs de recherche réclamerait le travail de plusieurs années, et
    que s’imposer de les parcourir tous, ce serait se condamner à des
    corvées écœurantes, dont il ne verrait jamais la fin. En ce qui
    concerne les témoignages oraux et les manuscrits, il attrapera
    quelques anecdotes inédites, au hasard des conversations; il
    obtiendra communication, sous le manteau, de quelques papiers de
    famille; il utilisera tout cela dans les notes et dans les pièces
    justificatives de son livre. Il piquera çà et là quelques documents
    curieux aux Archives de l’État, mais, comme il faudrait quinze ans
    pour dépouiller l’ensemble des collections de ce dépôt, il se
    contentera naturellement de butiner. Puis, il écrit. Il se garde
    bien d’avertir le public qu’il n’a pas vu tous les documents; il met
    au contraire en relief ceux qu’il a réussi à se procurer, par
    vingt-cinq années de labeur incessant...»

  [38] Quelques-uns se dispensent de recherches personnelles en
    s’adressant aux fonctionnaires chargés de l’administration des
    dépôts de documents; ce sont alors ces fonctionnaires qui font, à la
    place du public, les recherches indispensables. Cf. _Bouvard et
    Pécuchet_, p. 158. Bouvard et Pécuchet se proposent d’écrire la vie
    du duc d’Angoulême; à cet effet, «ils résolurent de passer quinze
    jours à la bibliothèque municipale de Caen pour y faire des
    recherches. Le bibliothécaire mit à leur disposition des histoires
    générales et des brochures...».

  [39] Ces considérations ont été déjà présentées et développées dans la
    _Revue universitaire_, 1894, I, p. 321 et suiv.

S’il était dans la nature des choses que la recherche des documents
historiques, dans les dépôts publics, fût nécessairement aussi
laborieuse qu’elle l’est encore, on s’y résignerait: personne ne s’avise
de regretter les dépenses inévitables de temps et de travail que coûtent
les fouilles archéologiques, quels qu’en soient les résultats. Mais
l’imperfection des instruments modernes de l’Heuristique n’a rien de
nécessaire. Aux derniers siècles, la situation était bien pire; rien ne
s’oppose à ce qu’un jour elle soit tout à fait bonne.--Nous sommes
amenés ainsi, après avoir parlé des causes et des conséquences, à dire
un mot des remèdes.

Sous nos yeux, l’outillage de l’Heuristique se perfectionne
continuellement, par deux voies. Chaque année augmente le nombre des
inventaires descriptifs d’archives, de bibliothèques et de musées,
dressés par les soins des fonctionnaires de ces établissements. D’un
autre côté, de puissantes Sociétés scientifiques entretiennent des
travailleurs experts à cataloguer les documents, qui se transportent
successivement dans tous les dépôts, pour y relever tous les documents
d’une certaine espèce, ou relatifs au même sujet: c’est ainsi que la
Société des Bollandistes fait exécuter par ses missionnaires, dans
diverses bibliothèques, un Catalogue général des documents
hagiographiques, et l’Académie impériale de Vienne un Catalogue des
monuments de la littérature patristique. La Société des _Monumenta
Germaniae historica_ a institué depuis longtemps de vastes enquêtes du
même genre; ce sont de pareilles enquêtes dans les musées et les
bibliothèques de l’Europe entière qui naguère ont rendu possible la
fabrication du _Corpus inscriptionum latinarum_. Enfin plusieurs
Gouvernements ont pris l’initiative d’envoyer à l’étranger des personnes
chargées d’inventorier, pour leur compte, les documents qui les
intéressent: c’est ainsi que l’Angleterre, les Pays-Bas, la Suisse, les
États-Unis, etc., accordent des subventions régulières à leurs agents
qui inventorient et transcrivent, dans les grands dépôts de l’Europe,
les documents qui concernent l’histoire de l’Angleterre, des Pays-bas,
de la Suisse, des États-Unis[40], etc.--Avec quelle célérité et quelle
perfection ces utiles travaux peuvent être conduits aujourd’hui, pourvu
que, dès l’origine, une sage méthode ait été adoptée, et pourvu que l’on
dispose, en même temps que de quelque argent pour le rétribuer, d’un
personnel compétent, convenablement dirigé, l’histoire du _Catalogue
général des manuscrits des bibliothèques publiques de France_ le montre:
commencé en 1885, cet excellent _Catalogue_ descriptif compte en 1897
près de cinquante volumes et sera bientôt terminé. Le _Corpus
inscriptionum latinarum_ aura été exécuté en moins de cinquante années.
Les résultats obtenus par les Bollandistes et par l’Académie impériale
de Vienne ne sont pas moins concluants. Il suffit sûrement, désormais,
d’y mettre le prix pour doter à bref délai les études historiques des
instruments de recherche indispensables. La méthode pour les faire est,
en effet, fixée, et un personnel exercé serait aisément recruté.--Ce
personnel serait évidemment composé en grande partie d’archivistes et de
bibliothécaires de profession, mais aussi des travailleurs libres qui
ont une vocation décidée pour la fabrication des catalogues et des
tables de catalogues. Ces travailleurs-là sont plus nombreux que l’on
serait porté à le croire, au premier abord. Non pas que cataloguer soit
facile: cela exige de la patience, l’attention la plus scrupuleuse et
l’érudition la plus variée; mais beaucoup d’esprits se plaisent à des
besognes qui comme celle-là, sont à la fois précises, susceptibles
d’être faites d’une manière achevée et manifestement utiles. Dans la
grande famille, si différenciée, de ceux qui travaillent au progrès des
études historiques, les faiseurs de catalogues descriptifs et d’index
forment une section à part. Comme c’est naturel, ils acquièrent dans
l’exercice de leur art, lorsqu’ils s’y livrent exclusivement, une
extrême dextérité.

  [40] On sait que, depuis que les Archives du Saint-Siège sont
    ouvertes, plusieurs Gouvernements et plusieurs Sociétés savantes ont
    créé à Rome des Instituts dont les membres sont, pour la plupart,
    occupés à inventorier et à faire connaître les documents de ces
    Archives, concurremment avec les fonctionnaires du Vatican. L’École
    française de Rome, l’Institut autrichien, l’Institut prussien, la
    Mission polonaise, l’Institut de la «Gœrresgesellschaft», des
    savants belges, danois, espagnols, portugais, russes, etc., ont
    exécuté et exécutent dans les Archives du Vatican des travaux
    d’inventaire considérables.

En attendant que la convenance et l’opportunité de pousser vivement,
dans tous les pays, l’inventaire général des documents historiques
soient clairement conçues, un palliatif est indiqué: il faut que les
érudits et les historiens, surtout les débutants, soient exactement
informés de l’état des instruments de recherche qui sont à leur
disposition, et tenus régulièrement au courant des améliorations de
l’outillage.--Pour cela, on s’est fié longtemps à l’expérience, au
hasard; mais les connaissances empiriques, outre que, comme il a été
dit, elles ne s’acquièrent qu’à grands frais, sont presque toujours
imparfaites.--On a entrepris récemment de dresser des répertoires,
raisonnés et critiques, des inventaires qui existent, des catalogues de
catalogues. Peu d’entreprises bibliographiques ont sans doute, au même
degré que celle-là, un caractère d’utilité générale.

Mais les érudits et les historiens ont souvent besoin d’avoir, au sujet
des documents, des renseignements que les inventaires et les catalogues
descriptifs ne leur fournissent pas d’ordinaire; de savoir, par exemple,
si tel document est connu ou non, s’il a déjà été critiqué, commenté,
utilisé[41]. Ces renseignements, ils ne les trouveront que dans les
ouvrages des érudits et des historiens antérieurs. Pour avoir
connaissance de ces ouvrages, il faut recourir aux «répertoires
bibliographiques» proprement dits, de toutes formes, composés à des
points de vue très divers, qui en ont été publiés. Les répertoires
bibliographiques de la littérature historique doivent donc être
considérés, aussi bien que les répertoires d’inventaires de documents
originaux, comme des instruments indispensables de l’Heuristique.

  [41] Les catalogues de documents mentionnent quelquefois, mais non pas
    toujours, le fait que tel document a été publié, critiqué, utilisé.
    La règle généralement admise est que le rédacteur mentionne les
    circonstances de ce genre quand il en a connaissance, sans s’imposer
    l’énorme tâche de s’en informer toutes les fois qu’il ignore ce
    qu’il en est.

Donner la liste raisonnée de tous ces répertoires (répertoires
d’inventaires, répertoires bibliographiques proprement dits) avec les
avertissements convenables, afin de faire faire au public studieux des
économies de temps et d’erreurs, est l’objet de ce qu’il est légitime
d’appeler, si l’on veut, la «Science des répertoires» ou
«Bibliographique historique». M. E. Bernheim en a publié une première
esquisse[42], que nous avons essayé d’agrandir[43]. L’esquisse agrandie
est datée d’avril 1896: de nombreuses additions, sans parler des
retouches, y seraient déjà nécessaires, car l’outillage bibliographique
des sciences historiques se renouvelle, en ce moment, avec une rapidité
surprenante. Un livre sur les répertoires à l’usage des érudits et des
historiens est, en règle générale, vieilli dès le lendemain du jour où
il a été achevé.

  [42] E. Bernheim, _Lehrbuch der historischen Methode_, p. 196-202.

  [43] Ch.-V. Langlois, _Manuel de Bibliographie historique_. I.
    _Instruments bibliographiques_. Paris, 1896, in-16.

III. La connaissance des répertoires est utile à tout le monde; la
recherche préliminaire des documents est laborieuse pour tout le monde;
mais non pas au même degré.--Certaines parties de l’histoire, cultivées
depuis longtemps, sont arrivées à un tel degré de maturité que, tous les
documents conservés étant connus, réunis et classés dans de grandes
publications spéciales, l’œuvre historique peut se faire maintenant tout
entière, sur ces points-là, par le travail de cabinet. Les études
d’histoire locale n’obligent d’ordinaire qu’à des enquêtes locales. Il y
a des monographies importantes qui se fondent sur un petit nombre de
documents, trouvés ensemble dans le même fonds, et de telle nature qu’il
serait superflu d’en chercher d’autres ailleurs. Au contraire, telle
humble monographie, telle modeste édition d’un texte dont les
exemplaires anciens ne sont pas rares, et se trouvent dispersés dans
plusieurs bibliothèques de l’Europe, a nécessité des consultations, des
démarches et des déplacements infinis. La plupart des documents de
l’histoire du bas moyen âge et de l’histoire moderne étant encore
inédits ou mal édités, on peut poser en principe que, pour établir
aujourd’hui un chapitre vraiment neuf d’histoire médiévale ou moderne,
il faut avoir fréquenté longuement les grands dépôts de pièces
originales, et en avoir, pour ainsi dire, fatigué les catalogues.

Que chacun choisisse donc avec le plus grand soin le sujet de ses
travaux, au lieu de s’en remettre pour cela, purement et simplement, au
hasard. Tels sujets ne peuvent être traités, dans l’état actuel des
instruments de recherche, qu’au prix de ces énormes dépouillements où
l’intelligence et la vie s’usent sans profit; ils ne sont pas
nécessairement plus intéressants que d’autres, et un jour, demain
peut-être, par le seul fait des perfectionnements de l’outillage, ils
deviendront aisément abordables. Il faut choisir, de propos délibéré, et
en connaissance de cause, certains sujets d’études historiques plutôt
que d’autres, suivant que certains répertoires de documents et certains
répertoires bibliographiques existent ou n’existent pas; suivant que
l’on aime ou que l’on n’aime pas le travail de cabinet ou le travail
d’exploration dans les dépôts; suivant même que l’on a ou que l’on n’a
pas les moyens de fréquenter commodément certains dépôts. «Peut-on
travailler en province?» s’est demandé M. Renan au Congrès des Sociétés
savantes, à la Sorbonne, en 1889; il s’est répondu très sagement: «Une
moitié au moins de l’œuvre scientifique peut se faire par le travail de
cabinet... Soit la philologie comparée, par exemple: avec une première
mise de fonds de quelques milliers de francs, et l’abonnement à trois ou
quatre recueils spéciaux, on posséderait tous les outils nécessaires...
J’en dirai autant des idées philosophiques générales... Un très grand
nombre de branches d’études pourraient être ainsi cultivées d’une façon
toute privée, et dans les endroits les plus retirés[44].» Sans doute;
mais il y a «des raretés, des spécialités, des recherches qui exigent de
puissants outillages». Une moitié de l’œuvre historique peut se faire,
désormais, il est vrai, par le travail de cabinet, avec des ressources
restreintes, mais une moitié seulement; l’autre moitié suppose encore la
mise à contribution des ressources, en répertoires et en documents,
qu’offrent seuls les grands centres d’étude; souvent même, il est
nécessaire de visiter successivement plusieurs grands centres d’études.
Bref, il en est de l’histoire comme de la géographie: sur certaines
parties de la terre, on possède des documents assez complets et assez
bien classés, dans des publications maniables, pour que l’on puisse en
raisonner utilement, au coin du feu, sans se déranger; tandis que la
moindre monographie d’une région inexplorée ou mal explorée suppose une
exertion de forces physiques et une dépense de temps considérables.
Choisir un sujet d’études, comme il arrive souvent, sans s’être rendu
compte de la nature et de l’étendue des recherches préliminaires qu’il
comporte, est un danger: plusieurs se sont noyés pendant des années dans
de pareilles recherches qui auraient été capables de s’employer mieux à
des travaux d’une autre espèce. Contre ce danger, d’autant plus
redoutable pour les novices qu’ils sont plus actifs et plus zélés,
l’examen des conditions actuelles de l’Heuristique en général, et des
notions positives de Bibliographie historique sont certainement
salutaires.

  [44] E. Renan, _Feuilles détachées_ (Paris, 1892, in-8), p. 96 et
    suiv.



CHAPITRE II

LES «SCIENCES AUXILIAIRES»


Supposons que les premières recherches, dont il est traité dans le
chapitre précédent, aient été faites avec méthode et avec succès: on a
réuni, sur un sujet donné, la plupart des documents utiles, sinon tous.
De deux choses l’une: ou ces documents ont déjà subi une élaboration
critique, ou ils sont à l’état brut; on s’en rend compte par des
recherches «bibliographiques» qui font encore partie, nous l’avons dit,
de l’enquête préliminaire à toute opération logique.--Dans le premier
cas (les documents ont déjà subi une élaboration), il faut être en
mesure de vérifier si la critique en a été correctement faite; dans le
second cas des matériaux sont à l’état brut, il faut les critiquer
soi-même. Dans les deux cas, certaines connaissances positives,
préalables et auxiliaires, _Vor- und Hulfskenntnisse_, comme on dit, ne
sont pas moins indispensables que l’habitude de raisonner bien; car si
l’on peut pécher, au cours des opérations critiques, en raisonnant mal,
on peut aussi errer par ignorance. La profession d’érudit ou d’historien
ressemble, du reste, en cela, à la plupart des professions: il est
impossible de l’exercer sans avoir un certain bagage de notions
techniques, auxquelles ni les dispositions naturelles, ni même la
méthode, ne sauraient suppléer.--En quoi donc doit consister
l’_apprentissage_ technique de l’érudit ou de l’historien? En d’autres
termes, plus usités, quoique, nous essaierons de le montrer, assez
impropres: quelles sont, avec et après la connaissance des répertoires,
les «sciences auxiliaires» de l’Histoire?

Daunou, dans son _Cours d’études historiques_[45], s’est posé une
question du même genre: «Quelles études, dit-il, celui qui se destine à
écrire l’histoire aura-t-il besoin d’avoir faites, quelles connaissances
devra-t-il avoir acquises, pour commencer un ouvrage avec quelque espoir
de succès?» Avant lui Mably, dans son _Traité de l’étude de l’histoire_,
avait aussi reconnu qu’«il y a des études préparatoires dont un
historien, quel qu’il veuille être, ne saurait se dispenser». Mais Mably
et Daunou avaient là-dessus des idées qui paraissent, aujourd’hui,
singulières. Il est instructif de marquer exactement la distance qui
sépare leur point de vue du nôtre. «Premièrement, disait Mably, étudiez
le droit naturel, le droit public, les sciences morales et politiques.»
Daunou, homme de grand sens, secrétaire perpétuel de l’Académie des
inscriptions et belles-lettres, qui écrivait vers 1820, divise en trois
genres les études préliminaires qui constituent, à son avis,
«l’apprentissage de l’historien»: littéraires, philosophiques,
historiques.--Sur les études «littéraires», il s’étend copieusement:
d’abord «avoir lu attentivement les grands modèles». Quels grands
modèles? M. Daunou «n’hésite point» à indiquer en première ligne «les
chefs-d’œuvre de la poésie épique», car «ce sont les poètes qui ont créé
l’art de raconter, et qui ne l’a point appris d’eux ne le sait
qu’imparfaitement». Lire aussi les romanciers, les romanciers modernes:
«ils enseigneront à situer les faits et les personnages, à distribuer
les détails, à conduire habilement le fil des narrations, à
l’interrompre, à le reprendre, à soutenir l’attention des lecteurs par
une inquiète curiosité». Enfin lire les bons livres d’histoire:
«Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe et Plutarque entre les Grecs;
César, Salluste, Tite-Live et Tacite, chez les Latins; et parmi les
modernes, Machiavel, Guichardin, Giannone, Hume, Robertson, Gibbon, le
cardinal de Retz, Vertot, Voltaire, Raynal et Rulhière. Je n’entends
point exclure les autres, mais ceux-là suffiraient pour donner tous les
tons qui peuvent convenir à l’histoire; car il règne, entre leurs
écrits, une grande diversité de formes.»--En second lieu, études
philosophiques: avoir approfondi «l’idéologie, la morale et la
politique». «Quant aux ouvrages où peuvent se puiser les connaissances
de cet ordre, Daguesseau nous a indiqué Aristote, Cicéron, Grotius: j’y
joindrais les meilleurs moralistes anciens et modernes, les traités
d’économie publique publiés depuis le milieu du dernier siècle, ce qu’on
écrit sur l’ensemble, les détails ou les applications de la science
politique Machiavel, Bodin, Locke, Montesquieu, Rousseau, Mably même, et
les plus éclairés de leurs disciples et de leurs commentateurs.» En
troisième lieu, avant d’écrire l’histoire, «il faut apparemment qu’on la
sache». «On n’enrichira point ce genre d’instruction si l’on ne commence
par le posséder tel qu’il existe.» Le futur historien a déjà lu les
meilleurs livres d’histoire et il les a étudiés comme des modèles de
style: «il y aura du profit à les lire une seconde fois, mais en se
proposant plus particulièrement de saisir tous les faits qu’ils
contiennent et de s’en pénétrer assez pour en conserver des souvenirs
ineffaçables».

  [45] VII, p. 228 et suiv.

Telles sont les notions «positives» qui étaient considérées, il y a
quatre-vingts ans, comme indispensables à l’historien en général.
Toutefois, on avait dès lors le sentiment confus que, «pour acquérir une
connaissance profonde des sujets particuliers», d’autres notions encore
étaient utiles: «Les sujets que les historiens ont à traiter, dit
Daunou, les détails qu’ils rencontrent exigent des connaissances très
étendues et fort diverses». Va-t-il préciser? voici en quels termes:
«souvent l’intelligence de plusieurs langues, quelquefois aussi des
notions de physique et de mathématiques». Et il ajoute: «sur ces objets
cependant, l’instruction générale, celle qu’on doit supposer commune à
tous les hommes de lettres, suffit à celui qui se consacre à des
compositions historiques...».

Tous les auteurs qui ont essayé, comme Daunou, d’énumérer les
connaissances préalables, ainsi que les dispositions morales ou
intellectuelles, requises pour «écrire l’histoire», ont été amenés à
dire des banalités ou à émettre des exigences comiques. D’après E. A.
Freeman, l’historien devrait tout savoir: philosophie, droit, finances,
ethnographie, géographie, anthropologie, sciences naturelles, etc.; un
historien n’est-il pas exposé, en effet, à rencontrer dans l’étude du
passé des questions de philosophie, de droit, de finances, etc.? Et si
la science financière, par exemple, est considérée comme indispensable à
qui traite des questions de finance actuelles, l’est-elle moins à qui se
permet d’exprimer une opinion sur les problèmes financiers d’autrefois?
«Il n’est point de sujet spécial, déclare E. A. Freeman, que l’historien
ne puisse être amené à toucher incidemment: par conséquent, plus
nombreuses sont les branches spéciales de connaissances dont il est
maître, mieux il est préparé pour son travail professionnel.» A la
vérité, toutes les branches des connaissances humaines ne sont pas
également utiles; quelques-unes ne servent que très rarement, par
accident: «J’hésiterais même à présenter comme un conseil de perfection
à l’historien de se rendre chimiste accompli, en vue de la possibilité
d’une occasion où la chimie l’aiderait dans ses études»; mais d’autres
spécialités sont plus étroitement apparentées à l’histoire: «par
exemple, la géologie et tout le groupe des sciences naturelles qui s’y
rattachent... Il est clair que l’historien travaillera mieux s’il sait
la géologie[46]...»--On s’est aussi demandé si «l’histoire est une de
ces études que les anciens appelaient _umbratiles_, pour lesquelles il
suffit d’un esprit calme et d’habitudes laborieuses», ou bien si c’est
une condition favorable pour l’historien d’avoir été mêlé à la vie
active et d’avoir contribué à faire l’histoire de son temps avant
d’écrire celle du passé.--Que ne s’est-on pas demandé? Et des flots
d’encre ont coulé au sujet de ces questions mal posées, sans intérêt ou
sans solution, qui, longtemps débattues sans résultat, ont beaucoup
contribué à déconsidérer les écrits sur la méthodologie.--Il n’y a rien
à dire, à notre avis, de topique, qui ne soit pas de pur bon sens, sur
l’apprentissage de l’«art d’écrire l’histoire», si ce n’est que cet
apprentissage devrait consister surtout dans l’étude, si généralement
négligée jusqu’à présent, des principes de la méthode historique.

  [46] E. A. Freeman, _The methods of historical study_ (London, 1885,
    in-8), p. 45.

    La géographie a été longtemps considérée, en France, comme une
    science étroitement apparentée à l’histoire. Aujourd’hui encore,
    nous avons une Agrégation d’histoire et de géographie, et les mêmes
    professeurs enseignent, dans nos lycées, l’histoire et la
    géographie. Beaucoup de personnes persistent à penser que cet
    accouplement est légitime, et même s’effarouchent de l’éventualité
    d’un divorce entre deux ordres de connaissances unis, disent-elles,
    par des rapports nécessaires.--Mais on serait bien embarrassé
    d’établir, par de bonnes raisons, et par des faits d’expérience,
    qu’un professeur d’histoire, un historien, est d’autant meilleur
    qu’il connaît mieux la géologie, l’océanographie, la climatologie,
    et tout le groupe des sciences géographiques. En fait, les étudiants
    en histoire font avec impatience et sans profit direct les études de
    géographie que les programmes leur imposent; et les étudiants qui
    ont sincèrement du goût pour la géographie jetteraient très
    volontiers l’histoire par-dessus bord.--L’union artificielle de
    l’histoire et de la géographie remonte, chez nous, à une époque où
    la géographie, mal définie et mal constituée, était tenue par tout
    le monde pour une discipline négligeable. C’est un vestige, à
    détruire, d’un état de choses ancien.

Ce n’est pas, du reste, l’«historien-littérateur»,
l’historien-moraliste, porte-plume de l’Histoire, tel que Daunou et ses
émules l’ont conçu, que nous avons en vue: il s’agit seulement ici de
ceux, historiens ou érudits, qui se proposent de traiter les documents
pour préparer ou pour réaliser scientifiquement l’œuvre historique.
Ceux-là ont besoin d’un _apprentissage technique_. Que faut-il entendre
par là?

                   *       *       *       *       *

Soit un document écrit. Comment l’utiliser, si l’on ne sait pas le lire?
Jusqu’à François Champollion, les documents égyptiens, écrits en
hiéroglyphes, ont été, à proprement parler, lettre morte. On admet sans
difficulté que pour s’occuper de l’histoire ancienne d’Assyrie, il faut
avoir appris à déchiffrer les écritures cunéiformes. De même, si l’on
veut faire des travaux originaux d’après les sources, dans le champ de
l’histoire ancienne ou dans celui de l’histoire du moyen âge, il est
prudent d’apprendre à déchiffrer les inscriptions et les manuscrits.
Voilà pourquoi l’Épigraphie grecque et latine et la Paléographie du
moyen âge, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances nécessaires pour
déchiffrer les inscriptions et les manuscrits de l’antiquité et du moyen
âge, sont tenues pour des «sciences auxiliaires» de l’histoire, ou
plutôt des études historiques relatives à l’antiquité et au moyen
âge.--Que la paléographie latine du moyen âge fasse partie du bagage
obligatoire des médiévistes, comme la paléographie des hiéroglyphes de
celui des égyptologues, c’est évident. Notons, toutefois, une
différence. Personne n’aura jamais l’idée de se destiner à l’égyptologie
sans avoir préalablement acquis des connaissances paléographiques; il
n’est pas très rare, au contraire, que l’on entreprenne des études sur
nos documents locaux du moyen âge, sans avoir appris à en dater
approximativement les formes et à en déchiffrer correctement les
abréviations: c’est que la ressemblance de la plupart des écritures du
moyen âge avec les écritures modernes est assez grande pour que l’on
puisse avoir l’illusion de s’en tirer avec du flair et de l’habitude,
par des moyens empiriques. Cette illusion est dangereuse: les érudits
qui n’ont pas subi d’initiation paléographique régulière se
reconnaissent presque toujours à ce qu’ils commettent de temps en temps
de grosses erreurs de déchiffrement, susceptibles parfois de vicier à
fond leurs opérations subséquentes de critique et d’interprétation.
Quant aux autodidactes qui parviennent à exceller, à force d’avoir
pratiqué, l’initiation paléographique régulière dont ils ont été privés
leur aurait épargné au moins des tâtonnements, de longues heures et des
désagréments.

Soit un document déchiffré. Comment s’en servir, si l’on ne le comprend
pas? Les inscriptions rédigées en étrusque et dans la langue archaïque
du Cambodge sont lues, mais personne ne les comprend; tant qu’elles ne
seront pas comprises, elles resteront inutiles. Il est évident que pour
s’occuper d’histoire grecque, il faut consulter des documents rédigés en
langue grecque, et, par conséquent, savoir le grec. Vérité de La Palice,
dira-t-on. Observez cependant que l’on agit très souvent comme si l’on
n’en avait pas conscience. Des jeunes gens abordent les études
d’histoire ancienne en n’ayant de la langue grecque et de la langue
latine qu’une teinture superficielle. Combien de gens, sans avoir étudié
le français et le latin du moyen âge, s’imaginent les savoir parce
qu’ils entendent le latin classique et le français moderne, et se
permettent d’interpréter des textes dont le sens littéral leur échappe,
ou, quoique très clair, leur paraît obscur? Les erreurs historiques sont
innombrables dont la cause est un contresens ou une interprétation par à
peu près de textes formels, commis par des travailleurs qui
connaissaient mal la grammaire, le vocabulaire ou les finesses des
langues anciennes. De solides études philologiques doivent précéder
logiquement les recherches historiques, toutes les fois que les
documents à mettre en œuvre ne sont pas rédigés en langue moderne, et
intelligibles sans difficulté.

Soit un document intelligible. Il serait illégitime de le prendre en
considération avant d’en avoir vérifié l’authenticité, si l’authenticité
n’en a pas été déjà établie d’une manière définitive. Or, pour vérifier
l’authenticité et la provenance d’un document, deux conditions sont
requises: raisonner et savoir. Autrement dit, on raisonne à partir de
certaines données positives, qui représentent les résultats condensés
des recherches antérieures, qu’il est impossible d’improviser et qu’il
faut, par conséquent, apprendre. Distinguer une charte authentique d’une
charte fausse serait souvent impraticable, en fait, pour le logicien le
plus exercé, qui ne connaîtrait pas les habitudes de telle chancellerie,
à telle date, ou les caractères communs à toutes les chartes d’une
certaine espèce dont l’authenticité est certaine. Il serait tenu
d’établir lui-même, comme l’ont fait les premiers érudits, par la
comparaison d’un très grand nombre de documents similaires, les traits
qui différencient ceux qui sont certainement authentiques des autres,
avant de se prononcer sur un cas particulier. Combien sa besogne ne
sera-t-elle pas facilitée s’il existe un corps de doctrines, un trésor
d’observations accumulées, un système de résultats acquis par les
travailleurs qui ont jadis fait, refait, contrôlé, les comparaisons
minutieuses auxquelles il aurait été obligé de se livrer lui-même! Ce
corps de doctrines, d’observations et de résultats, propre à faciliter
la critique des diplômes et des chartes, existe: c’est la Diplomatique.
Nous dirons donc que la Diplomatique, comme l’Épigraphie, comme la
Paléographie, comme la Philologie (_Sprachkunde_)[47], est une
discipline auxiliaire des recherches historiques.

  [47] Le mot «Philologie» a pris en français un sens restreint, que
    nous ne lui attribuons pas ici.

L’Épigraphe et la Paléographie, la Philologie (_Sprachkunde_), la
Diplomatique avec ses annexes (Chronologie technique et Sphragistique)
ne sont pas les seules disciplines auxiliaires des recherches
historiques.--Il serait peu judicieux, en effet, d’entreprendre la
critique de documents littéraires encore non critiqués sans être au
courant des résultats acquis par ceux qui ont critiqué jusqu’à présent
des documents du même genre; l’ensemble de ces résultats constitue une
discipline à part, qui a un nom: l’Histoire littéraire[48].--La critique
des documents figurés, tels que les œuvres d’architecture, de sculpture
et de peinture, les objets de toutes sortes (armes, costumes,
ustensiles, monnaies, médailles, armoiries, etc.), suppose une
connaissance approfondie des observations et des règles dont se
composent l’Archéologie proprement dite et ses branches détachées:
Numismatique et Héraldique.

  [48] L’«Historiographie» est une branche de l’«Histoire littéraire»;
    c’est l’ensemble des résultats acquis par les critiques qui ont
    étudié jusqu’ici les anciens écrits historiques, tels que annales,
    mémoires, chroniques, biographies, etc.

Nous sommes maintenant en mesure d’examiner avec quelque profit la
notion si peu précise de «sciences auxiliaires de l’histoire». On dit
aussi «sciences ancillaires», «sciences satellites»; mais aucune de ces
expressions n’est vraiment satisfaisante.

Et d’abord, toutes les soi-disant «sciences auxiliaires» ne sont pas des
_sciences_. La Diplomatique, l’Histoire littéraire, par exemple, ne sont
que des répertoires méthodiques de faits, acquis par la critique, qui
sont de nature à faciliter la critique des documents non critiqués
encore. Au contraire, la Philologie (_Sprachkunde_) est une science
organisée, qui a des lois.

En second lieu, il faut distinguer parmi les connaissances
auxiliaires--non pas, à proprement parler, de l’Histoire, mais des
recherches historiques,--celles que chaque travailleur doit s’assimiler,
et celles dont il a besoin de savoir seulement où elles sont, pour se
les procurer à l’occasion; celles qui doivent être tournées en habitude
et celles qui peuvent rester à l’état de renseignements en provision
virtuelle. Un médiéviste doit savoir lire et comprendre les textes du
moyen âge; il ne lui servirait à rien d’entasser dans sa mémoire la
plupart des faits particuliers d’Histoire littéraire et de Diplomatique
qui sont consignés, à leur place, dans les bons Manuels-répertoires
d’«Histoire littéraire» et de «Diplomatique».

Enfin, il n’existe point de connaissances auxiliaires de l’Histoire (ni
même des recherches historiques) en général, c’est-à-dire qui soient
utiles à tous les travailleurs, à quelque partie de l’histoire qu’ils
travaillent[49]. Il semble donc qu’il n’y ait pas de réponse générale à
la question posée au commencement de ce chapitre: en quoi doit consister
l’apprentissage technique de l’érudit ou de l’historien?--En quoi
consiste l’apprentissage technique de l’érudit ou de l’historien? Cela
dépend. Cela dépend de la partie de l’histoire qu’il se propose
d’étudier. Inutile de savoir la paléographie pour faire des recherches
relatives à l’histoire de la Révolution, ni de savoir le grec pour
traiter un point de l’histoire de France au moyen âge[51]. Posons du
moins que le bagage préalable de quiconque veut faire en histoire des
travaux originaux doit se composer (en dehors de cette «instruction
commune», c’est-à-dire de la culture générale, dont parle Daunou) de
toutes les connaissances propres à fournir les moyens de trouver, de
comprendre et de critiquer les documents. Ces connaissances varient
suivant que l’on se spécialise dans telle ou telle section de l’histoire
universelle. L’apprentissage technique est relativement court et facile
pour qui s’occupe d’histoire moderne ou contemporaine, long et pénible
pour qui s’occupe d’histoire ancienne ou d’histoire médiévale.

  [49] Cela n’est vrai que sous le bénéfice d’une réserve; car il existe
    un instrument de travail indispensable à tous les historiens, à tous
    les érudits, quel que soit le sujet de leurs études spéciales.
    L’histoire, du reste, est ici dans le même cas que la plupart des
    autres sciences: tous ceux qui font des recherches originales, en
    quelque genre que ce soit, ont besoin de savoir plusieurs langues
    vivantes, celles des pays où l’on pense, où l’on travaille, et qui
    sont à la tête, au point de vue scientifique, de la civilisation
    contemporaine.

    De nos jours, la culture des sciences n’est plus confinée dans un
    pays privilégié, ni même en Europe. Elle est internationale. Tous
    les problèmes, les mêmes problèmes, sont simultanément à l’étude
    partout. Il est difficile aujourd’hui, il sera impossible demain, de
    trouver des sujets que l’on puisse traiter sans avoir pris
    connaissance de travaux en langue étrangère. Dès maintenant, pour
    l’histoire ancienne, grecque et romaine, la connaissance de
    l’allemand est presque aussi impérieusement requise que celle du
    grec et du latin. Seuls, des sujets d’histoire étroitement locale
    sont encore accessibles à ceux auxquels les littératures étrangères
    sont fermées. Les grands problèmes leur sont interdits, pour cette
    raison misérable et ridicule qu’ils sont, en présence des livres
    publiés sur ces problèmes en toute autre langue que la leur, devant
    des livres scellés.

    L’ignorance totale des langues qui ont été jusqu’à présent les
    langues ordinaires de la science (allemand, anglais, français,
    italien) est une maladie qui devient, avec l’âge, incurable. Il ne
    serait pas excessif d’exiger de tout candidat aux professions
    scientifiques qu’il fût au moins _trilinguis_, c’est-à-dire qu’il
    comprît, sans trop de peine, deux langues modernes, outre sa langue
    maternelle. Voilà une obligation dont les érudits d’autrefois
    étaient dispensés (alors que le latin était encore la langue commune
    des savants) et que les conditions modernes du travail scientifique
    feront peser désormais de plus en plus lourdement sur les érudits de
    tous les pays[50].

    Les érudits français qui sont incapables de lire ce qui est écrit en
    allemand et en anglais sont constitués par là même en état
    d’infériorité permanent par rapport à leurs confrères, plus
    instruits, de France et de l’étranger; quel que soit leur mérite,
    ils sont condamnés à travailler avec des éléments d’information
    insuffisants, à travailler mal. Ils en ont conscience. Ils
    dissimulent leur infirmité de leur mieux, comme quelque chose de
    honteux, à moins qu’ils ne l’étalent cyniquement, et s’en vantent;
    mais s’en vanter, c’est encore, on le voit bien, une manière d’en
    avoir honte.--Nous ne saurions trop insister ici sur ce point que la
    connaissance pratique des langues étrangères est auxiliaire au
    premier chef de tous les travaux historiques, comme de tous les
    travaux scientifiques en général.

  [50] Un jour viendra peut-être où la connaissance de la principale des
    langues slaves sera nécessaire: il y a déjà des érudits qui
    s’imposent d’apprendre le russe.--L’idée de rétablir le latin dans
    son ancienne dignité de langue universelle est chimérique. Voir la
    collection du _Phœnix, seu nuntius latinus internationalis_
    (Londres, 1891, in-4).

  [51] Lorsque les «sciences auxiliaires» furent mises, pour la première
    fois, chez nous, dans les programmes universitaires, on vit des
    étudiants qui s’occupaient de l’histoire de la Révolution et qui ne
    s’intéressaient nullement au moyen âge, adopter, comme «science
    auxiliaire», la Paléographie, et des géographes, qui ne
    s’intéressaient nullement à l’antiquité, l’Épigraphie. Ils n’avaient
    sûrement pas compris que l’étude des «sciences auxiliaires» est
    recommandée, non pour elle-même, mais parce qu’elle est, pour qui se
    destine à certaines spécialités, pratiquement utile. (Voir _Revue
    universitaire_, 1895, II, p. 123.)

                   *       *       *       *       *

Substituer, comme apprentissage de l’historien, l’étude des
connaissances positives, vraiment auxiliaires des recherches
historiques, à celle des «grands modèles», littéraires et
philosophiques, est un progrès de date récente. En France, pendant la
plus grande partie du siècle, les étudiants en histoire n’ont reçu
qu’une éducation littéraire, à la Daunou; presque tous s’en sont
contentés, et n’ont rien vu au-delà; quelques-uns ont constaté, avec
regret, l’insuffisance de leur préparation première, quand il était trop
tard pour y remédier; à part d’illustres exceptions, les meilleurs
d’entre eux sont restés des littérateurs distingués, impuissants à faire
œuvre de science. L’enseignement des «sciences auxiliaires» et des
moyens techniques d’investigation n’était alors organisé que pour
l’histoire (française) du moyen âge, et dans une école spéciale, l’École
des chartes. Cette simple circonstance assura du reste à cette École,
durant cinquante ans, une supériorité marquée sur tous les autres
établissements français (et même étrangers) d’enseignement supérieur:
d’excellents ouvriers s’y formèrent, qui fournirent beaucoup de
données nouvelles, tandis qu’ailleurs on bavardait sur les
problèmes[52].--Aujourd’hui, c’est encore à l’École des chartes que
l’apprentissage technique du médiéviste se fait le mieux, de la façon la
plus complète, grâce à des cours combinés, et gradués pendant trois ans,
de Philologie romane, de Paléographie, d’Archéologie, d’Historiographie
et de Droit du moyen âge. Mais les «sciences auxiliaires» sont
maintenant enseignées partout, avec plus ou moins d’ampleur; elles ont
été introduites dans les programmes universitaires. D’un autre côté, les
traités didactiques d’Épigraphie, de Paléographie, de Diplomatique,
etc., se sont multipliés depuis vingt-cinq ans. Il y a vingt-cinq ans,
on eût vainement cherché à se procurer un bon livre qui suppléât, en ces
matières, au défaut d’enseignement oral; depuis qu’il existe des
chaires, des «Manuels» ont paru[53] qui permettraient presque de s’en
passer si l’enseignement oral, appuyé d’exercices pratiques, n’avait pas
une efficacité particulière. Que l’on ait eu, ou non, le bénéfice de
subir un dressage régulier dans un établissement de hautes études, on
n’a donc plus le droit désormais d’ignorer ce qu’il faut savoir avant
d’aborder les travaux historiques. En fait, on ne l’ignore déjà plus
autant que par le passé. Le succès des «Manuels» précités, dont les
éditions se succèdent, est significatif à cet égard[54].

  [52] Voir sur ce point les opinions de Th. v. Sickel et de J. Havet,
    citées dans la _Bibliothèque de l’École des chartes_, 1896, p.
    87.--Dès 1854, l’Institut autrichien «für österreischische
    Geschichtsforschung» fut organisé sur le modèle de l’École française
    des chartes. Une École des chartes vient d’être créée à l’«Instituto
    di Studi superiori» de Florence. «We are accustomed, écrit-on en
    Angleterre, to hear the complaint that there is not in this country
    any institution resembling the École des chartes». (_Quarterly
    Review_, juillet 1896, p. 122).

  [53] Ce serait ici le lieu d’énumérer les principaux «Manuels» publiés
    depuis vingt-cinq ans. Mais on en trouvera une liste, arrêtée en
    1894, dans le _Lehrbuch_ de E. Bernheim, p. 206 et suiv. Citons
    seulement les grands «Manuels» de «Philologie» (au sens large de
    l’expression allemande «Philologie», qui comprend l’histoire de la
    langue et de la littérature, l’épigraphie, la paléographie, et
    toutes les notions auxiliaires de la critique des documents), en
    cours de publication: le _Grundriss der indo-arischen Philologie und
    Altertumskunde_, publ. sous la direction de G. Bühler: le _Grundriss
    der iranischen Philologie_, publ. sous la direction de W. Geiger et
    de E. Kuhn; le _Handbuch der classischen Altertumswissenschaft_,
    publ. sous la direction de I. v. Müller; le _Grundriss der
    germanischen Philologie_, publ. sous la direction de H. Paul, dont
    la 2e éd. a commencé à paraître en 1896; le _Grundriss der
    romanischen Philologie_, publ. sous la direction de G. Gröber. On
    trouvera dans ces vastes répertoires, en même temps qu’une doctrine
    brève, des références bibliographiques complètes, tant directes
    qu’indirectes.

  [54] Les «Manuels» français de MM. Prou (Paléographie), Giry
    (Diplomatique), Cagnat (Épigraphie latine) etc., ont répandu dans le
    public la notion et la connaissance des disciplines auxiliaires. De
    nouvelles éditions ont permis ou permettront de les tenir au
    courant: chose nécessaire, car la plupart de ces disciplines,
    quoique déjà bien constituées, se précisent et s’enrichissent encore
    tous les jours. Cf. ci-dessus, p. 22.

Voilà donc le futur historien armé des connaissances préalables qu’il
n’aurait pu négliger de se procurer sans se condamner, soit à
l’impuissance, soit à des méprises continuelles. Nous le supposons à
l’abri des erreurs (innombrables, en vérité) qui ont leur source dans
une connaissance imparfaite de l’écriture et de la langue des documents,
dans l’ignorance des travaux antérieurs et des résultats acquis par la
critique; il a une irréprochable _cognitio cogniti et cognoscendi_.
C’est, d’ailleurs, une supposition très optimiste, et nous ne nous le
dissimulons pas. Il ne suffit point, nous le savons, d’avoir suivi un
cours régulier de «sciences auxiliaires» ou d’avoir lu attentivement les
meilleurs traités didactiques de Bibliographie, de Paléographie, de
Philologie, etc., ni même d’avoir acquis, par des exercices pratiques,
quelque expérience personnelle, pour être toujours bien renseigné,
encore moins pour être infaillible.--D’abord, ceux qui ont étudié
longtemps des documents d’un certain genre ou d’une certaine date
possèdent, au sujet des documents de ce genre et de cette date, des
notions intransmissibles qui leur permettent en général de critiquer
supérieurement les documents nouveaux, de ce genre ou de cette date,
qu’ils rencontrent; rien ne remplace l’«érudition spéciale», récompense
des spécialistes qui ont beaucoup travaillé[55].--Et puis, les
spécialistes eux-mêmes se trompent: les paléographes ont à se tenir
constamment sur leurs gardes pour ne pas déchiffrer de travers; est-il
des philologues qui n’aient pas quelques contresens sur la conscience?
Des érudits très bien informés d’ordinaire ont imprimé comme inédits des
textes déjà publiés et négligé des documents qu’ils auraient pu
connaître. Les érudits passent leur vie à perfectionner sans cesse leurs
connaissances «auxiliaires», que, avec raison, ils n’estiment jamais
parfaites. Mais tout cela ne nous empêche pas de maintenir notre
hypothèse. Qu’il soit entendu seulement que, en pratique, on n’attend
pas, pour travailler sur les documents, d’être imperturbablement maître
de toutes les «connaissances auxiliaires»: on n’oserait jamais
commencer.

  [55] Que faut-il entendre au juste par ces «notions intransmissibles»
    dont nous parlons? Dans le cerveau d’un spécialiste très familier
    avec les documents d’une certaine espèce ou d’une certaine époque,
    des associations d’idées se lient, des analogies brusquement luisent
    à l’examen d’un document nouveau de cette espèce ou de cette époque,
    qui échappent à toute autre personne moins expérimentée, fût-elle
    munie d’ailleurs des répertoires les plus parfaits. C’est que toutes
    les particularités des documents ne sont pas isolables; il y en a
    qu’il est impossible de classer sous des rubriques claires, et qui
    ne se trouvent, par conséquent, répertoriées nulle part. Mais la
    mémoire humaine, quand elle est bonne, en garde l’impression; et une
    excitation, même faible et lointaine, suffit à en faire réapparaître
    la notion.

Reste à savoir comment il faut traiter les documents, supposé que l’on
ait subi préalablement, avec succès, l’apprentissage convenable.



LIVRE II

OPÉRATIONS ANALYTIQUES



CHAPITRE I

CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA CONNAISSANCE HISTORIQUE


Nous avons déjà dit que l’histoire se fait avec des documents et que les
documents sont les traces des faits passés[56]. C’est ici le lieu
d’indiquer les conséquences enveloppées dans cette affirmation et dans
cette définition.

  [56] Ci-dessus, p. 1.

Les faits ne peuvent être empiriquement connus que de deux manières: ou
bien directement si on les observe pendant qu’ils se passent, ou bien
indirectement, en étudiant les traces qu’ils ont laissées. Soit un
événement tel qu’un tremblement de terre, par exemple: j’en ai
directement connaissance si j’assiste au phénomène, indirectement si,
n’y ayant pas assisté, j’en constate les effets matériels (crevasses,
murs écroulés), ou si, ces effets ayant été effacés, j’en lis la
description écrite par quelqu’un qui a vu soit le phénomène lui-même,
soit ses effets.--Or le propre des «faits historiques»[57] c’est de
n’être connus qu’indirectement, d’après des traces. La connaissance
historique est, par essence, une connaissance indirecte. La méthode de
la science historique doit donc différer radicalement de celle des
sciences directes, c’est-à-dire de toutes les autres sciences, sauf la
géologie, qui sont fondées sur l’observation directe. La science
historique n’est pas du tout, quoi qu’on en ait dit[58], une science
d’observation.

  [57] Cette expression, souvent employée, a besoin d’être éclaircie. Il
    ne faut pas croire qu’elle s’applique à une _espèce_ de faits. Il
    n’y a pas de faits historiques, comme il y a des faits chimiques. Le
    même fait est ou n’est pas historique suivant la façon dont on le
    connaît. Il n’y a que des procédés de connaissance historiques. Une
    séance du Sénat est un fait d’observation directe pour celui qui y
    assiste; elle devient historique pour celui qui l’étudie dans un
    compte rendu. L’éruption du Vésuve au temps de Pline est un fait
    géologique connu historiquement. Le caractère historique n’est pas
    dans les faits; il n’est que dans le mode de connaissance.

  [58] Fustel de Coulanges l’a dit. Cf. ci-dessus, p. VIII, note 5.

Les faits passés ne nous sont connus que par les traces qui en ont été
conservées. Ces traces, que l’on appelle _documents_, l’historien les
observe directement, il est vrai; mais, après cela, il n’a plus rien à
observer; il procède désormais par voie de raisonnement, pour essayer de
conclure, aussi correctement que possible, des traces aux faits. Le
document, c’est le point de départ; le fait passé, c’est le point
d’arrivée[59]. Entre ce point de départ et ce point d’arrivée, il faut
traverser une série complexe de raisonnements, enchaînés les uns aux
autres, où les chances d’erreur sont innombrables; la moindre erreur,
qu’elle soit commise au début, au milieu ou à la fin du travail, peut
vicier toutes les conclusions. La «méthode historique», ou indirecte,
est par là visiblement inférieure à la méthode d’observation directe;
mais les historiens n’ont pas le choix: elle est _la seule_ pour
atteindre les faits passés, et l’on verra plus loin[60] comment elle
peut, malgré ces conditions défectueuses, conduire à une connaissance
scientifique.

  [59] Dans les sciences d’observation, c’est le fait lui-même, observé
    directement, qui est le point de départ.

  [60] Ci-dessous, chap. VII.

L’analyse détaillée des raisonnements qui mènent de la constatation
matérielle des documents à la connaissance des faits est une des parties
principales de la Méthodologie historique. C’est le domaine de la
Critique. Les sept chapitres qui suivent y sont consacrés.--Essayons
d’en esquisser d’abord, très sommairement, les lignes générales et les
grandes divisions.

I. On peut distinguer deux espèces de documents. Parfois le fait passé a
laissé une trace matérielle (un monument, un objet fabriqué). Parfois,
et le plus souvent, la trace du fait est d’ordre psychologique: c’est
une description ou une relation écrites.--Le premier cas est beaucoup
plus simple que le second. Il existe, en effet, un rapport fixe entre
certaines empreintes matérielles et leurs causes, et ce rapport,
déterminé par des lois physiques, est bien connu[61].--La trace
psychologique, au contraire, est purement symbolique: elle n’est pas le
fait lui-même; elle n’est pas même l’empreinte immédiate du fait sur
l’esprit du témoin; elle est seulement un signe conventionnel de
l’impression produite par le fait sur l’esprit du témoin. Les documents
écrits n’ont donc pas de valeur par eux-mêmes, comme les documents
matériels; ils n’en ont que comme signes d’opérations psychologiques,
compliquées et difficiles à débrouiller. L’immense majorité des
documents qui fournissent à l’historien le point de départ de ses
raisonnements ne sont, en somme, que des traces d’opérations
psychologiques.

  [61] Nous ne traiterons pas particulièrement de la Critique des
    documents matériels (objets, monuments, etc.), en tant qu’elle
    diffère de la Critique des documents écrits.

Cela posé, pour conclure d’un document écrit au fait qui en a été la
cause lointaine, c’est-à-dire pour savoir la relation qui relie ce
document à ce fait, il faut reconstituer toute la série des causes
intermédiaires qui ont produit le document. Il faut se représenter toute
la chaîne des actes effectués par l’auteur du document à partir du fait
observé par lui jusqu’au manuscrit (ou à l’imprimé) que nous avons
aujourd’hui sous les yeux. Cette chaîne, on la reprend en sens inverse,
en commençant par l’inspection du manuscrit (ou de l’imprimé) pour
aboutir au fait ancien. Tels sont le but et la marche de l’analyse
critique[62].

  [62] Pour le détail et la justification logique de cette méthode voir
    Ch. Seignobos, _Les conditions psychologiques de la connaissance en
    histoire_, dans la _Revue philosophique_, 1887, II, p. 1, 168.

D’abord, on observe le document. Est-il tel qu’il était lorsqu’il a été
produit? N’a-t-il pas été détérioré depuis? On recherche comment il a
été fabriqué afin de le restituer au besoin dans sa teneur originelle et
d’en déterminer la provenance. Ce premier groupe de recherches
préalables, qui porte sur l’écriture, la langue, les formes, les
sources, etc., constitue le domaine particulier de la CRITIQUE EXTERNE
ou critique d’érudition.--Ensuite intervient la CRITIQUE INTERNE: elle
travaille, au moyen de raisonnements par analogie dont les majeures sont
empruntées à la psychologie générale, à se représenter les états
psychologiques que l’auteur du document a traversés. Sachant ce que
l’auteur du document a dit, on se demande: 1º qu’est-ce qu’il a voulu
dire; 2º s’il a cru ce qu’il a dit; 3º s’il a été fondé à croire ce
qu’il a cru. A ce dernier terme le document se trouve ramené à un point
où il ressemble à l’une des opérations scientifiques par lesquelles se
constitue toute science objective: il devient une observation; il ne
reste plus qu’à le traiter suivant la méthode des sciences objectives.
Tout document a une valeur exactement dans la mesure où, après en avoir
étudié la genèse, on l’a réduit à une observation bien faite.

II. Deux conclusions se dégagent de ce qui précède: complexité extrême,
nécessité absolue de la Critique historique.

Comparé aux autres savants, l’historien se trouve dans une situation
très fâcheuse. Non seulement il ne lui est jamais donné, comme au
chimiste, d’observer directement des faits; mais il est très rare que
les documents dont il est obligé de se servir représentent des
observations précises. Il ne dispose pas de ces procès-verbaux
d’observations scientifiquement établis qui, dans les sciences
constituées, peuvent remplacer et remplacent les observations directes.
Il est dans la condition d’un chimiste qui connaîtrait une série
d’expériences seulement par les rapports de son garçon de laboratoire.
L’historien est obligé de tirer parti de rapports très grossiers, dont
aucun savant ne se contenterait[63].

  [63] Le cas le plus favorable, celui où le document a été rédigé,
    comme on dit, par un «témoin» oculaire, est encore bien loin de la
    connaissance scientifique. La notion de _témoin_ a été empruntée à
    la pratique des tribunaux; ramenée à des termes scientifiques, elle
    se réduit à celle d’_observateur_. Un témoignage est une
    observation. Mais, en fait, le témoignage historique diffère
    notablement de l’observation scientifique. L’«observateur» opère
    suivant des règles fixes et rédige dans une langue rigoureusement
    précise. Au contraire, le «témoin» a observé sans méthode et rédigé
    dans une langue sans rigueur: on ignore s’il a pris les précautions
    nécessaires. Le propre du document historique est de se présenter
    comme le résultat d’un travail fait sans méthode et sans garantie.

D’autant plus nécessaires sont les précautions à prendre pour utiliser
ces documents, qui sont les seuls matériaux de la science historique: il
importe évidemment d’éliminer ceux qui n’ont aucune valeur et de
distinguer dans les autres ce qui s’y trouve de correctement observé.

D’autant plus nécessaires sont, en même temps, les avertissements à ce
sujet que la pente naturelle de l’esprit humain est de ne prendre aucune
précaution, et de procéder, en ces matières où la plus exacte précision
serait indispensable, confusément.--Tout le monde, il est vrai, admet,
en principe, l’utilité de la Critique; mais c’est un de ces postulats
non contestés qui passent difficilement dans la pratique. Des siècles se
sont écoulés, en des âges de civilisation brillante, avant que les
premières lueurs de Critique se soient manifestées parmi les peuples les
plus intelligents de la terre. Ni les Orientaux ni le moyen âge n’en ont
eu l’idée nette[64]. Jusqu’à nos jours, des hommes éclairés ont, en se
servant des documents pour écrire l’histoire, négligé des précautions
élémentaires et admis inconsciemment des principes faux. Encore
aujourd’hui la plupart des jeunes gens, abandonnés à eux-mêmes,
suivraient ces vieux errements. C’est que la Critique est contraire à
l’allure normale de l’intelligence. La tendance spontanée de l’homme est
d’ajouter foi aux affirmations et de les reproduire, sans même les
distinguer nettement de ses propres observations. Dans la vie de tous
les jours, n’acceptons-nous pas indifféremment, sans vérification
d’aucune sorte, des on-dit, des renseignements anonymes et sans
garantie, toutes sortes de «documents» de médiocre ou de mauvais aloi?
Il faut une raison spéciale pour prendre la peine d’examiner la
provenance et la valeur d’un document sur l’histoire d’hier; autrement,
s’il n’est pas invraisemblable jusqu’au scandale, et tant qu’il n’est
pas contredit, nous l’absorbons, nous nous y tenons, nous le colportons,
en l’embellissant au besoin. Tout homme sincère reconnaîtra qu’un
violent effort est nécessaire pour secouer l’_ignavia critica_, cette
forme si répandue de la lâcheté intellectuelle; que cet effort doit être
constamment répété, et qu’il s’accompagne souvent d’une véritable
souffrance.

  [64] Voir B. Lasch, _Das Erwachen und die Entwickelung der
    historischen Kritik im Mittelalter_, Breslau, 1887, in-8.

L’instinct naturel d’un homme à l’eau est de faire tout ce qu’il faut
pour se noyer; apprendre à nager, c’est acquérir l’habitude de réprimer
des mouvements spontanés et d’en exécuter d’autres. De même, l’habitude
de la Critique n’est pas naturelle; il faut qu’elle soit inculquée, et
elle ne devient organique que par des exercices répétés.

Ainsi le travail historique est un travail critique par excellence;
lorsqu’on s’y livre sans s’être préalablement mis en défense contre
l’instinct, on s’y noie. Pour être averti du danger, rien n’est plus
efficace que de faire un examen de conscience, et d’analyser les raisons
de l’_ignavia_ qu’il s’agit de combattre jusqu’à ce qu’elle ait fait
place à une attitude d’esprit critique[65]. Il est aussi très salutaire
de s’être rendu compte des principes de la méthode historique et d’en
avoir théoriquement décomposé, l’une après l’autre, comme nous allons le
faire, les opérations successives. «L’histoire, de même que toute autre
étude, comporte surtout des erreurs de fait qui proviennent d’un défaut
d’attention; mais elle est plus exposée qu’aucune autre à des fautes
nées de la confusion d’esprit qui fait faire des analyses insuffisantes
et construire des raisonnements faux... Les historiens avanceraient
moins d’affirmations sans preuves s’il leur fallait analyser chacune de
leurs affirmations; ils admettraient moins de principes faux s’ils
imposaient de formuler tous leurs principes; ils feraient moins de
mauvais raisonnements s’il leur fallait exprimer tous leurs
raisonnements en forme[66].»

  [65] La raison profonde de la crédulité naturelle, c’est la paresse.
    Il est plus commode de croire que de discuter, d’admettre que de
    critiquer, d’accumuler les documents que de les peser. Et c’est
    aussi plus agréable: qui critique les documents en sacrifie;
    sacrifier un document est aisément considéré comme une perte sèche
    par celui qui l’a recueilli.

  [66] _Revue philosophique_, _l. c._, p. 178.



SECTION I

CRITIQUE EXTERNE (CRITIQUE D’ÉRUDITION)



CHAPITRE II

CRITIQUE DE RESTITUTION


Quelqu’un, de nos jours, écrit un livre: il envoie à l’imprimerie son
manuscrit autographe; de sa propre main il corrige les épreuves et signe
le bon à tirer. Le livre imprimé de la sorte se présente, en tant que
document, dans d’excellentes conditions matérielles. Quel que soit
l’auteur, et quels qu’aient été ses sentiments ou ses intentions, on est
certain, et c’est le seul point qui nous intéresse en ce moment, d’avoir
entre les mains une reproduction à peu près exacte du texte qu’il a
écrit.--Il faut dire «à peu près exacte», car si l’auteur a mal corrigé
ses épreuves, ou si les typographes ont mal observé ses corrections, la
reproduction du texte original est, même dans ce cas très favorable,
imparfaite. Il n’est pas rare que les typographes vous fassent dire
autre chose que ce que l’on a voulu dire et que l’on s’en aperçoive trop
tard.

S’agit-il de reproduire un ouvrage dont l’auteur est mort, et dont il
est impossible d’envoyer à l’imprimerie le manuscrit autographe? Le cas
s’est présenté pour les _Mémoires d’outre-tombe_ de Chateaubriand, par
exemple; il se présente tous les jours pour ces correspondances intimes
de personnages connus que l’on se hâte d’imprimer pour satisfaire la
curiosité publique et dont les pièces originales sont si fragiles. Le
texte en est d’abord copié; il est ensuite typographiquement «composé»
d’après la copie, ce qui équivaut à une seconde copie; enfin cette
seconde copie (en épreuves) est, ou doit être, collationnée par
quelqu’un (à défaut de l’auteur disparu) avec la première copie, ou,
mieux encore, avec les originaux. Les garanties d’exactitude sont
moindres dans ce cas que dans le cas précédent; car entre l’original et
la reproduction définitive il y a un intermédiaire de plus (la copie
manuscrite), et il peut arriver que l’original soit difficile à
déchiffrer pour tout autre que l’auteur. Le texte des Mémoires et des
Correspondances posthumes est souvent défiguré, en fait, dans des
éditions qui paraissent, au premier abord, soignées, par des erreurs de
transcription et de ponctuation[67].

  [67] Un membre de la _Société des humanistes français_ (fondée à Paris
    en 1894) s’est amusé à relever, dans le _Bulletin_ de cette Société,
    les erreurs justiciables de la critique verbale qui se trouvent dans
    les éditions de quelques ouvrages posthumes (notamment dans celle
    des _Mémoires d’outre-tombe_); il a montré qu’il est possible de
    dissiper des obscurités dans les documents les plus modernes par la
    même méthode qui sert à restituer les textes anciens.

Maintenant, dans quel état les documents anciens ont-ils été conservés?
Presque toujours, les originaux sont perdus; nous n’avons que des
copies. Des copies faites directement d’après les originaux? Non pas,
mais des copies de copies. Les scribes qui les ont exécutées n’étaient
pas tous, tant s’en faut, des hommes habiles et consciencieux; ils
transcrivaient souvent des textes qu’ils ne comprenaient point ou qu’ils
comprenaient mal, et il n’a pas toujours été de mode, comme au temps de
la Renaissance carolingienne, de collationner les manuscrits[68]. Si nos
livres imprimés, après les revisions successives de l’auteur et du
prote, sont des reproductions imparfaites, il faut s’attendre à ce que
les documents anciens, copiés et recopiés pendant des siècles avec peu
de soin, au risque d’altérations nouvelles à chaque transmission, nous
soient parvenus sous une forme extrêmement incorrecte.

  [68] Sur les habitudes des copistes du moyen âge, par l’intermédiaire
    desquels la plupart des œuvres littéraires de l’antiquité sont
    parvenues jusqu’à nous, voir les renseignements réunis par W.
    Wattenbach, _Das Schriftwesen im Mittelalter_ ³, Berlin, 1896, in-8.

Dès lors, une précaution s’impose: avant de se servir d’un document,
savoir si le texte de ce document est «bon», c’est-à-dire aussi conforme
que possible au manuscrit autographe de l’auteur; et lorsque le texte
est «mauvais», l’améliorer. Agir autrement est dangereux. En utilisant
un mauvais texte, c’est-à-dire un texte corrompu par la tradition, on
risque d’attribuer à l’auteur ce qui est du fait des copistes. Des
théories ont été en effet bâties sur des passages viciés par des erreurs
de transcription, qui sont tombées à plat, en bloc, lorsque le texte
original de ces passages a été découvert ou restitué. Toutes les
«coquilles» typographiques, toutes les fautes de copie ne sont pas
indifférentes ou simplement ridicules: il en est d’insidieuses, propres
à tromper les lecteurs[69].

  [69] Voir par exemple, les _Coquilles lexicographiques_ qui ont été
    recueillies par A. Thomas, dans la _Romania_, XX (1891), p. 464 et
    suiv.

On croirait volontiers que les historiens estimés se sont toujours fait
une règle de se procurer de «bons» textes, nettoyés et restaurés comme
il faut, des documents qu’ils avaient à consulter. Ce serait une erreur.
Les historiens se sont longtemps servis des textes qu’ils avaient à leur
portée, sans en vérifier la pureté. Mais il y a plus: les érudits
eux-mêmes dont le métier est de publier des documents n’ont pas trouvé
du premier coup l’art de les restituer: naguère encore, les documents
étaient couramment édités d’après les premières copies venues, bonnes ou
mauvaises, combinées et corrigées au hasard. Les éditions de textes
anciens sont aujourd’hui, pour la plupart, «critiques»; mais il n’y a
pas trente ans qu’ont été données les premières «éditions critiques» des
grandes œuvres du moyen âge, et le texte critique de quelques œuvres de
l’antiquité classique (de celle de Pausanias, par exemple) est encore à
établir.

Tous les documents historiques n’ont pas été publiés jusqu’ici de
manière à procurer aux historiens la sécurité dont ils ont besoin, et
quelques historiens agissent encore comme s’ils ne se rendaient pas
compte qu’un texte mal établi est, par cela même, sujet à caution. Mais
un progrès considérable a été réalisé. La méthode convenable pour la
purification et la restitution des textes a été dégagée des expériences
accumulées par plusieurs générations d’érudits. Aucune partie de la
méthode historique n’est aujourd’hui fondée plus solidement, ni plus
généralement connue. Elle est exposée avec clarté dans plusieurs
ouvrages de vulgarisation philologique[70].--Pour ce motif, nous nous
contenterons d’en résumer ici les principes essentiels et d’en indiquer
les résultats.

  [70] Voir E. Bernheim, _Lehrbuch der historischen Methode_ ², p.
    341-54.--Consulter en outre F. Blass, dans le _Handbuch der
    klassischen Altertumswissenschaft_ de I. v. Müller, I² (1892), p.
    249-89 (avec une bibliographie détaillée); A. Tobler, dans le
    _Grundriss der romanischen Philologie_, I (1888), p. 253-63; H.
    Paul, dans le _Grundriss der germanischen Philologie_ I ², (1896),
    p. 184-96.

    Lire, en français, le § «Critique des textes» dans _Minerva.
    Introduction à l’étude des classiques scolaires grecs et latins_,
    par J. Gow et S. Reinach, Paris, 1890, in-16, p. 50-65.

    L’ouvrage de I. Taylor, _History of the transmission of ancient
    books to modern times_... (Liverpool, 1889, in-16), est sans valeur.

I. Soit un document inédit ou qui n’a pas encore été édité conformément
aux règles de la critique. Comment procède-t-on pour en établir le
meilleur texte possible?--Trois cas sont à considérer.

_a_. Le cas le plus simple est celui où l’on possède l’original,
l’autographe même de l’auteur. Il n’y a qu’à en reproduire le texte avec
une exactitude complète[71]. Théoriquement, rien de plus facile; en
pratique, cette opération élémentaire exige une attention soutenue, dont
tout le monde n’est pas capable. Essayez, si vous en doutez. Les
copistes qui ne se trompent jamais et qui n’ont jamais de distractions
sont rares, même parmi les érudits.

  [71] Cette règle n’est pas absolue. On admet généralement que
    l’éditeur a le droit d’uniformiser la graphie d’un document
    autographe--pourvu qu’il en avertisse le public,--toutes les fois
    que, comme dans la plupart des documents modernes, les fantaisies
    graphiques de l’auteur n’ont pas d’intérêt philologique. Voir les
    _Instructions pour la publication des textes historiques_, dans le
    _Bulletin de la Commission royale d’histoire de Belgique_, 5e série,
    VI (1896); et les _Grundsätze für die Herausgabe von Actenstücken
    zur neueren Geschichte_, laborieusement délibérées par le 2e et le
    3e Congrès des historiens allemands en 1894 et en 1895, dans la
    _Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft_, XI, p. 200, XII,
    p. 364. Les derniers Congrès d’historiens italiens tenus à Gênes
    (1893) et à Rome (1895), ont aussi débattu cette question, mais sans
    aboutir.--Quelles sont les libertés qu’il est légitime de prendre en
    reproduisant des textes autographes? Le problème est plus difficile
    que ne l’imaginent les gens qui ne sont pas du métier.

_b_. Deuxième cas.--L’original est perdu; on n’en connaît qu’une copie.
Il faut se tenir sur ses gardes, car il est probable, _a priori_, que
cette copie contient des fautes.

Les textes dégénèrent suivant certaines lois. On s’est appliqué à
distinguer et à classer les causes et les formes ordinaires des
différences qui s’observent entre les originaux et les copies; puis on a
déduit, par analogie, des règles applicables à la restitution
conjecturale des passages qui, dans une copie unique d’un original
perdu, sont certainement (parce qu’ils sont inintelligibles) ou
vraisemblablement corrompus.

Les altérations de l’original, dans une copie, les «variantes de
tradition», comme on dit, sont imputables soit à la fraude, soit à
l’erreur. Certains copistes ont fait sciemment des modifications ou
pratiqué des suppressions[72]. Presque tous les copistes ont commis des
erreurs, soit de jugement, soit accidentelles. Erreurs de jugement si,
étant à demi instruits et à demi intelligents, ils ont cru devoir
corriger des passages ou des mots de l’original qu’ils n’entendaient
pas[73]. Erreurs accidentelles s’ils ont lu de travers en copiant, ou
mal entendu en écrivant sous la dictée, ou fait involontairement des
_lapsus calami_.

  [72] Il sera question des interpolations au chapitre III, p. 71.

  [73] Les scribes de la Renaissance carolingienne et de la renaissance
    proprement dite, depuis le XVe siècle, se sont préoccupés de fournir
    des textes intelligibles. Ils ont corrigé en conséquence tout ce
    qu’ils ne comprenaient pas. Plusieurs œuvres de l’antiquité ont été
    de la sorte abîmées par eux à jamais.

Les modifications qui proviennent de fraudes et d’erreurs de jugement
sont souvent très difficiles à rectifier, et même à voir. Certaines
erreurs accidentelles (l’omission de plusieurs lignes, par exemple) sont
irréparables dans le cas, qui nous occupe, d’une copie unique. Mais la
plupart des erreurs accidentelles se laissent deviner, lorsqu’on en
connaît les formes ordinaires: confusions de sens, de lettres et de
mots, transpositions de mots, de syllabes et de lettres, dittographie
(répétition inutile de lettres ou de syllabes), haplographie (syllabes
ou mots qu’il aurait fallu redoubler et qui ne sont écrits qu’une fois),
mots mal séparés, phrases mal ponctuées, etc.--Des erreurs de ces divers
types ont été commises par les scribes de tous les temps et de tous les
pays, quelle que fût l’écriture des originaux, en quelque langue qu’ils
fussent rédigés. Mais certaines confusions de lettres sont fréquentes
dans les copies exécutées d’après des originaux qui étaient en
caractères onciaux, et d’autres dans les copies exécutées d’après des
originaux en minuscule. Les confusions de sens et de mots s’expliquent
par des analogies de vocabulaire et de prononciation qui différent,
naturellement, suivant que l’original était en telle langue ou en telle
autre, de telle date ou de telle autre. La théorie générale de la
restitution conjecturale se réduit donc à ce qui précède, et il n’y a
pas d’apprentissage général de cet art. On apprend à restituer, non pas
n’importe quels textes, mais des textes grecs, des textes latins, des
textes français, etc.; car la restitution conjecturale d’un texte
suppose, outre des notions générales sur le _processus_ de la
dégénérescence des textes, la connaissance approfondie: 1º d’une langue;
2º d’une paléographie spéciale; 3º _des confusions (de lettres, de sens
et de mots) dont les copistes de textes rédigés dans la même langue et
écrits de la même manière avaient ou ont l’habitude_. Pour
l’apprentissage de l’émendation conjecturale des textes grecs et latins,
des répertoires (alphabétiques et méthodiques) de «variantes de
tradition», de confusions fréquentes, de corrections probables, ont été
dressés[74]. Ils ne suppléent certes pas à des exercices pratiques,
faits sous la direction des hommes du métier[75], mais ils rendent de
grands services aux hommes du métier eux-mêmes.

  [74] Ces collections sont arrangées suivant l’ordre méthodique ou
    suivant l’ordre alphabétique.--Les principales sont, pour les deux
    langues classiques, outre l’ouvrage précité de Blass (ci-dessous, p.
    59, n. 70), les _Adversaria critica_ de Madvig (Copenhague, 1871-74,
    3 vol. in-8). Pour le grec, la célèbre _Commentatio paleographica_
    de Fr. J. Bast, publiée en appendice à l’édition du grammairien
    Grégoire de Corinthe (Leipzig, 1811, in-8) et les _Variæ lectiones_
    de Cobet (Leyde, 1873, in-8). Pour le latin: H. Hagen, _Gradus ad
    criticen_ (Leipzig, 1879, in-8) et W. M. Lindsay, _An introduction
    to latin textual emendation based on the text of Plautus_ (London,
    1896, in-16). Un rédacteur du _Bulletin de la Société des humanistes
    français_ a exprimé, dans cette publication, le vœu qu’un recueil
    analogue soit composé pour le français moderne.

  [75] Cf. _Revue critique_, 1895, II, p. 358.

Il serait facile d’énumérer des exemples de restitutions heureuses. Les
plus satisfaisantes sont celles qui ont un caractère d’évidence
paléographique, comme la correction classique de Madvig au texte des
_Lettres_ de Sénèque (89, 4). On lisait: «Philosophia unde dicta sit,
apparet; ipso enim nomine fatetur. Quidam et sapientiam ita quidam
finierunt, ut dicerent divinorum et humanorum sapientiam...»; ce qui n’a
pas de sens. On supposait une lacune entre _ita_ et _quidam_. Madvig
s’est représenté le texte en capitales de l’archétype disparu, où,
suivant l’usage antérieur au VIIIe siècle, les mots n’étaient pas
séparés (_scriptio continua_) et les phrases n’étaient pas ponctuées; il
s’est demandé si le copiste, qui eut d’abord sous les yeux l’archétype
en capitales, n’avait pas coupé les mots au hasard, et il a lu sans
difficulté: «... ipso enim domine fatetur quid amet. Sapientiam ita
quidam finierunt..., etc.» MM. Blass, Reinach, Lindsay, dans leurs
opuscules signalés en note, mentionnent plusieurs tours de force du même
genre, d’une parfaite élégance. Les hellénistes et les latinistes n’en
ont plus, du reste, le monopole: on en citerait d’aussi «brillants» qui
ont été exécutés par des orientalistes, par des romanistes et par des
germanistes, depuis que les textes orientaux, romans et germaniques sont
soumis à la critique verbale. Nous avons déjà dit que de «belles»
corrections sont possibles même sur le texte de documents tout à fait
modernes, typographiquement reproduits dans les meilleures conditions.

Personne peut-être n’a excellé, de nos jours, au même degré que Madvig,
dans l’art de l’_emendatio_ conjecturale. Madvig, cependant, n’avait pas
une haute opinion des travaux de la philologie moderne. Il pensait que
les humanistes du XVIe et du XVIIe siècle étaient, à cet égard, mieux
préparés que les érudits d’aujourd’hui. L’_emendatio_ conjecturale des
textes latins et grecs, en effet, est un sport où l’on réussit d’autant
mieux que l’on a, avec un esprit plus ingénieux et plus d’imagination
paléographique, un sens plus juste, plus prompt et plus délicat des
finesses des langues classiques. Or les anciens érudits ont été
assurément trop hardis, mais les langues classiques leur étaient plus
intimement familières qu’aux érudits d’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit,
de nombreux textes conservés, sous une forme corrompue, dans des copies
uniques ont résisté, et résisteront toujours sans doute, à l’effort de
la critique. Très souvent, la critique constate l’altération du texte,
indique ce que le sens réclame, et, si elle est prudente, est obligée de
s’en tenir là, les traces de la leçon primitive ayant été effacées par
une multitude d’erreurs et de corrections successives dont il n’existe
plus aucun moyen de débrouiller la filière.--Les érudits qui se livrent
à l’exercice passionnant de la critique conjecturale sont exposés, dans
leur ardeur, à suspecter des leçons correctes et à proposer, pour les
passages désespérés, des hypothèses aventureuses. Ils ne l’ignorent pas.
Ils se font, en conséquence, une loi de distinguer très clairement, dans
leurs éditions, les leçons du manuscrit, ou des manuscrits, du texte
restitué par eux.

_c_. Troisième cas.--On connaît plusieurs copies, qui diffèrent, d’un
document dont l’original est perdu. Ici les érudits modernes ont sur
ceux d’autrefois un avantage marqué: outre qu’ils sont mieux informés,
ils procèdent plus régulièrement à la comparaison des copies.--Le but,
comme dans le cas précédent, est de reconstituer, autant que possible,
l’archétype.

Les érudits d’autrefois, et, comme eux, de nos jours, les novices, ont
eu et ont à lutter, en pareil cas, contre un premier mouvement, qui est
détestable: se servir de n’importe quelle copie, de celle qui est sous
la main.--Le second mouvement n’est guère meilleur: si les différentes
copies ne sont pas de la même époque, se servir de la plus ancienne.
L’antiquité relative des copies n’a théoriquement, et souvent en fait,
aucune importance; car un manuscrit du XVIe siècle, reproduction d’une
bonne copie perdue du XIe, a beaucoup plus de valeur qu’une copie
fautive et remaniée du XIIe ou du XIIIe siècle.--Le troisième mouvement
n’est pas encore le bon: compter les leçons attestées et décider à la
majorité. Soient vingt exemplaires d’un texte: la leçon _a_ est attestée
dix-huit fois, la leçon _b_ deux fois. Adopter pour ce motif la leçon
_a_, c’est supposer gratuitement que tous les exemplaires ont la même
autorité. Supposer cela, c’est commettre une faute de jugement; car si
dix-sept des dix-huit exemplaires qui donnent la leçon _a_ ont été
copiés sur le dix-huitième, la leçon _a_ n’est en réalité attestée
qu’une fois; et la seule question est de savoir si elle est,
intrinsèquement, moins bonne ou meilleure que la leçon _b_.

Il a été reconnu que le seul parti rationnel est de déterminer d’abord
les rapports des copies entre elles.--On part, à cet effet, d’un
postulat incontestable, savoir toutes les copies qui contiennent, aux
mêmes endroits, les mêmes fautes, ont été faites les unes sur les autres
ou dérivent toutes d’une copie où ces fautes existaient. Il n’est pas
croyable, en effet, que plusieurs copistes aient commis, en reproduisant
chacun de son côté l’archétype exempt de fautes, exactement les mêmes
erreurs: l’identité des erreurs atteste une communauté d’origine.--On
éliminera sans scrupule tous les exemplaires dérivés d’une copie qui a
été conservée: ils n’ont évidemment que la valeur de cette copie, leur
source commune; ils n’en diffèrent, s’ils en diffèrent, que par des
fautes supplémentaires; ce serait perdre son temps que d’en relever les
variantes.--Cela fait, on n’est plus en présence que de copies
indépendantes, prises directement sur l’archétype, ou de copies dérivées
dont la source (une copie prise directement sur l’archétype) est
perdue.--Pour classer les copies dérivées en _familles_ dont chacune
représente, avec plus ou moins de pureté, la même tradition, on recourt
encore à la méthode de la comparaison des fautes. Elle permet
ordinairement de dresser sans trop de peine un tableau généalogique
complet (_stemma codicum_) des exemplaires conservés, qui met très
clairement en relief leur importance relative.--Ce n’est pas ici le lieu
d’examiner les espèces difficiles où, par suite de la suppression d’un
trop grand nombre d’intermédiaires, ou d’anciennes combinaisons
arbitraires qui ont mélangé les textes de plusieurs traditions
distinctes, l’opération devient extrêmement laborieuse, ou même
impraticable. D’ailleurs, dans ces cas extrêmes, la méthode ne change
point: la comparaison des passages correspondants est un instrument
puissant, mais c’est le seul dont dispose ici la critique.

Quand l’arbre généalogique des exemplaires est dressé, on compare, pour
restituer le texte de l’archétype, les traditions indépendantes.
S’accordent-elles à donner un texte satisfaisant, pas de difficulté.
Diffèrent-elles, on décide. S’accordent-elles par hasard à donner un
texte défectueux, on recourt, comme si l’on n’avait qu’une copie, à
l’_emendatio_ conjecturale.

C’est une condition beaucoup plus favorable, en principe, d’avoir
plusieurs copies indépendantes d’un original perdu que d’en avoir une
seule, car la simple comparaison mécanique des leçons indépendantes
suffit souvent à dissiper des obscurités que la lumière incertaine de la
critique conjecturale n’aurait pu percer. Toutefois, l’abondance des
exemplaires est un embarras plutôt qu’un secours lorsque l’on n’a pas
pris soin de les classer ou lorsqu’on les a mal classés: rien n’est
moins sûr que les reconstitutions de fantaisie, composites, fabriquées
avec des copies dont les relations mutuelles et la relation avec
l’archétype n’ont pas été préalablement fixées. D’autre part,
l’application des méthodes rationnelles entraîne, en certains cas, une
dépense formidable de temps et de travail: songez qu’il y a une telle
œuvre dont on possède plusieurs centaines d’exemplaires non identiques;
que les variantes indépendantes de tel texte médiocrement étendu (comme
les _Évangiles_) se comptent par milliers; que des années de travail
seraient nécessaires à un homme très diligent pour préparer une «édition
critique» de tel roman du moyen âge. Est-il, du moins, certain que le
texte de ce roman, après tant de collations, de comparaisons et de
travail, serait sensiblement meilleur que si l’on n’avait eu pour le
restituer que deux ou trois manuscrits? Non. L’effort matériel
qu’exigent certaines éditions critiques, par suite de l’extrême richesse
apparente des matériaux à mettre en œuvre, n’est nullement proportionnel
aux résultats positifs qui en sont la récompense.

Les «éditions critiques» faites à l’aide de plusieurs copies d’un
original perdu doivent fournir au public les moyens de contrôler le
_stemma codicum_ que l’éditeur a dressé, et contenir, en note, la liste
des variantes qui ont été rejetées. De la sorte, au pis aller, les gens
compétents y trouvent, à défaut du meilleur texte, ce qu’il faut pour
l’établir[76].

  [76] Les érudits négligeaient naguère encore chez nous, cette
    précaution élémentaire, sous prétexte d’éviter «des airs de pédant».
    M. B. Hauréau a publié, dans ses _Notices et extraits de quelques
    manuscrits latins de la Bibliothèque nationale_ (VI, p. 310), une
    pièce en vers rythmiques «De presbytero et logico». «Elle n’est pas
    inédite, dit-il. M. Thomas Wright l’a déjà publiée... Mais cette
    édition est très défectueuse; le texte en est même quelquefois tout
    à fait inintelligible. Nous l’avons donc beaucoup amendé, faisant
    concourir à cet amendement deux copies qui ne sont, d’ailleurs, ni
    l’une ni l’autre, irréprochables...» Suit l’édition, sans variantes.
    Le contrôle est impossible.

II. Les résultats de la critique de restitution--critique de nettoyage
et de raccommodage--sont entièrement négatifs. On arrive soit par voie
de conjecture, soit par voie de comparaison et de conjecture, à obtenir
non pas nécessairement un bon texte, mais le meilleur texte possible, de
documents dont l’original est perdu. Le bénéfice le plus net est
d’éliminer les leçons mauvaises, adventices, propres à causer des
erreurs, et de signaler comme tels les passages suspects. Mais il va
sans dire que la critique de restitution ne fournit aucune donnée
nouvelle. Le texte d’un document qui a été restitué au prix de peines
infinies ne vaut pas davantage que celui d’un document analogue dont
l’original a été conservé; au contraire, il vaut moins. Si le manuscrit
autographe de l’_Énéide_ n’avait pas été détruit, des siècles de
collations et de conjectures auraient été épargnés, et le texte de
l’_Énéide_ serait meilleur qu’il ne l’est. Cela dit pour ceux qui
excellent au jeu des «émendations»[77], qui l’aiment par conséquent, et
qui seraient, au fond, fâchés de n’avoir pas à le pratiquer.

  [77] «Textual emendation too often misses the mark through want of
    knowledge of what may be called _the rules of the game_.» (W. M.
    Lindsay, _o. c._, p. V.)

III. Il y aura lieu, d’ailleurs, de pratiquer la critique de restitution
jusqu’à ce que l’on possède le texte exact de tous les documents
historiques. Dans l’état actuel de la science, peu de travaux sont plus
utiles que ceux qui mettent au jour de nouveaux textes ou qui purifient
des textes connus. Publier, conformément aux règles de la critique, des
documents inédits, ou, jusqu’à présent, mal publiés, c’est rendre aux
études historiques un service essentiel. Dans tous les pays,
d’innombrables Sociétés savantes consacrent à cette œuvre capitale la
plus grande partie de leurs ressources et de leur activité. Mais, à
raison de l’immense quantité des textes à critiquer[78] et des soins
minutieux qu’exigent les opérations de la critique verbale[79], le
travail de publication et de restitution n’avance que lentement. Avant
que tous les textes intéressants pour l’histoire du moyen âge et des
temps modernes aient été édités ou réédités _secundum artem_, beaucoup
de temps s’écoulera, même en supposant que le train, relativement
rapide, dont on va depuis quelques années, soit encore accéléré[80].

  [78] On s’est souvent demandé si _tous_ les textes valent la peine
    d’être «établis» et publiés. «Parmi nos anciens textes [de la
    littérature française du moyen âge], dit M. J. Bédier, que
    convient-il de publier? Tout. Tout? dira-t-on. Ne chancelons-nous
    pas déjà sous le faix des documents?... Voici la raison qui exige la
    publication intégrale. Aussi longtemps que tant de manuscrits
    resteront devant nous, clos et mystérieux, ils nous solliciteront
    comme s’ils recelaient le mot de toutes les énigmes; ils
    entraveront, pour tout esprit sincère, l’essor des inductions. Il
    convient de les publier, ne serait-ce que pour s’en débarrasser et
    pour qu’il soit possible à l’avenir d’en faire table rase...»
    (_Revue des Deux Mondes_, 15 févr. 1894, p. 910.)--Tous les
    documents doivent être inventoriés, nous l’avons dit (p. 15), afin
    d’éviter que les travailleurs aient toujours à craindre d’en ignorer
    qui leur seraient utiles. Mais, dans tous les cas où une analyse
    sommaire suffit à faire connaître le contenu du document, si la
    forme de ce document n’a pas d’intérêt, la publication _in extenso_
    ne sert à rien. Il ne faut pas s’encombrer: tous les documents
    seront un jour analysés; quantité de documents ne seront jamais
    publiés.

  [79] Les éditeurs de textes rendent souvent leur tâche encore plus
    longue et plus difficile qu’elle ne l’est en s’imposant, sous
    prétexte d’éclaircissements, des commentaires. Ils auraient intérêt
    à en faire l’économie et à se dispenser de toute annotation qui
    n’appartient pas à l’«appareil critique» proprement dit. Voir, sur
    ce point, Th. Lindner, _Ueber die Herausgabe von geschichtlichen
    Quellen_, dans les _Mittheilungen des Instituts für oesterreichzsche
    Geschichtsforschung_, XVI, 1895, p. 501 et suiv.

  [80] Il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer ce qui a été fait
    jusqu’ici par les Sociétés les plus actives, telles que la Société
    des _Monumenta Germaniæ historica_ et l’_Instituto storico
    italiano_, avec ce qui leur reste à faire.--La plupart des documents
    les plus anciens et les plus difficiles à restituer, qui ont exercé
    depuis longtemps la sagacité des érudits, ont été mis dans un état
    relativement satisfaisant. Mais d’immenses besognes matérielles sont
    encore à accomplir.



CHAPITRE III

CRITIQUE DE PROVENANCE


Il serait absurde de chercher des renseignements sur un fait dans les
papiers de quelqu’un qui n’en a rien su, ni rien pu savoir. Il faut donc
se demander tout d’abord, quand on est en présence d’un document: «D’où
vient-il? quel en est l’auteur? quelle en est la date?»--Un document
dont l’auteur, la date, le lieu d’origine, la provenance, en un mot,
sont totalement inconnaissables, n’est bon à rien.

Cette vérité, qui paraît élémentaire, n’a été pleinement reconnue que de
nos jours. Telle est l’ἀκρισία naturelle des hommes que ceux qui, les
premiers, ont pris l’habitude de s’informer de la provenance des
documents avant de s’en servir, en ont conçu (et ont eu le droit d’en
concevoir) de la fierté.

                   *       *       *       *       *

La plupart des documents modernes portent une indication précise de leur
provenance: de nos jours, les livres, les articles de journal, les
pièces officielles et même les écrits privés sont, en général, datés et
signés. Beaucoup de documents anciens, sont, au contraire, mal
localisés, anonymes et sans date.

La tendance spontanée de l’esprit humain est d’ajouter foi aux
indications de provenance, lorsqu’il y en a. Sur la couverture et dans
la préface des _Châtiments_, Victor Hugo s’en dit l’auteur: c’est donc
que Victor Hugo est l’auteur des _Châtiments_. Voici, dans un musée, un
tableau non signé, mais dont le cadre est orné, par les soins de
l’administration, d’une planchette où se lit le nom de Léonard de Vinci:
ce tableau est de Léonard de Vinci. On trouve sous le nom de saint
Bonaventure, dans les _Extraits des poètes chrétiens_ de M. Clément,
dans la plupart des éditions des «Œuvres» de saint Bonaventure et dans
un grand nombre de manuscrits du moyen âge, un poème intitulé
_Philomena_: le poème intitulé _Philomena_ est de saint Bonaventure, et
«on y recueille de précieuses notes sur l’âme même» de ce saint
homme[81]. Vrain-Lucas apportait à M. Chasles des autographes de
Vercingétorix, de Cléopâtre et de sainte Marie-Madeleine, dûment signés
et paraphés[82]: voilà, pensait M. Chasles, des autographes de
Vercingétorix, de Cléopâtre et de sainte Marie-Madeleine.--Nous sommes
ici en présence d’une des formes les plus générales, et en même temps
les plus tenaces, de la crédulité publique.

  [81] R. de Gourmont, _Le Latin mystique_ (Paris, 1891, in-8), p. 258.

  [82] Voir ces prétendus autographes à la Bibl. nat., nouv. acq. fr.,
    nº 709.

L’expérience et la réflexion ont montré la nécessité de réduire par la
méthode ces mouvements instinctifs de confiance. Les autographes de
Vercingétorix, de Cléopâtre et de Marie-Madeleine avaient été composés
par Vrain-Lucas. Le _Philomena_, attribué par les scribes du moyen âge
tantôt à saint Bonaventure, tantôt à Louis de Grenade, tantôt à John
Hoveden, tantôt à John Peckham, n’est peut-être d’aucun de ces auteurs,
et il n’est certainement pas du premier. D’insignes pauvretés ont été
affublées, sans l’ombre d’une preuve, dans les plus célèbres musées
d’Italie, du glorieux nom de Léonard. D’autre part, il est très vrai que
Victor Hugo est l’auteur des _Châtiments_.--Concluons que les
indications les plus formelles de provenance ne sont jamais suffisantes
_par elles-mêmes_. Ce ne sont que des présomptions, fortes ou faibles:
très fortes, en général, quand il s’agit de documents modernes, souvent
très faibles quand il s’agit de documents anciens. Il en est de
postiches, collées sur des œuvres insignifiantes pour en rehausser la
valeur, ou sur des œuvres considérables pour glorifier quelqu’un, ou
bien avec l’intention de mystifier la postérité, ou pour cent autres
motifs, qu’il est aisé d’imaginer et dont on a dressé la liste[83]: la
littérature «pseudépigraphe» de l’antiquité et du moyen âge est énorme.
Il y a en outre des documents entièrement «faux»; les faussaires qui les
ont fabriqués les ont, naturellement, munis d’indications très précises
de leur provenance supposée.--Donc il faut contrôler.--Mais comment?--On
contrôle la provenance apparente des documents, lorsqu’elle est
suspecte, par la méthode même qui sert à déterminer, autant que
possible, celle des documents dépourvus de toute indication d’origine.
Les procédés sont les mêmes dans les deux cas, qu’il n’est pas
nécessaire, par conséquent, de distinguer davantage.

  [83] F. Blass a énuméré les principaux de ces motifs, au sujet de la
    littérature pseudépigraphe de l’antiquité. (_O. c._, p. 269 et
    suiv.)

I. Le principal instrument de la critique de provenance est l’_analyse
interne_ du document considéré, faite en vue d’y relever tous les
indices propres à renseigner sur l’auteur, sur le temps et sur le pays
où il a vécu.

On examine d’abord l’écriture du document: saint Bonaventure est né en
1221; si des poèmes attribués à saint Bonaventure se lisent dans des
manuscrits exécutés au XIe siècle, ce sera une excellente preuve que
l’attribution n’est pas fondée: tout document dont il existe une copie
en écriture du XIe siècle ne peut pas être postérieur au XIe siècle.--On
examine la langue: certaines formes n’ont été employées qu’en certains
lieux et à certaines dates. La plupart des faussaires sont trahis par
leur ignorance à cet égard: des mots, des tournures modernes leur
échappent; on a pu établir que des inscriptions phéniciennes, trouvées
dans l’Amérique du Sud, étaient antérieures à telle dissertation
allemande sur un point de syntaxe phénicienne.--On examine les formules,
s’il s’agit d’actes publics. Un document qui se présente comme un
diplôme mérovingien et qui n’offre pas les formules ordinaires des
diplômes mérovingiens authentiques est faux.--On note enfin toutes les
données positives qui se trouvent dans le document: faits mentionnés,
allusions à des faits. Lorsque ces faits sont connus d’ailleurs, par des
sources qui n’ont pas pu être à la disposition d’un faussaire, la
sincérité du document est établie, et la date en est approximativement
fixée entre le fait le plus récent dont l’auteur a eu connaissance et le
fait le plus voisin de celui-là qu’il aurait sans doute mentionné s’il
l’avait connu. On argumente aussi de ce que certains faits sont signalés
avec prédilection, et de ce que certaines opinions sont exprimées, pour
reconstituer par conjecture la condition, le milieu et le caractère de
l’auteur.

L’analyse interne d’un document, pourvu qu’elle soit faite avec soin,
fournit en général des notions suffisantes sur sa provenance. La
comparaison méthodique entre les divers éléments des documents analysés
et les éléments correspondants des documents similaires dont la
provenance est certaine a permis de démasquer un très grand nombre de
faux[84], et de préciser les circonstances où la plupart des documents
sincères ont été produits.

  [84] E. Bernheim (_o. c._, p. 243 et suiv.) donne une liste
    considérable de documents faux, aujourd’hui reconnus pour tels. Il
    suffit de rappeler ici quelques mystifications fameuses:
    Sanchoniathon, Clotilde de Surville, Ossian.--Depuis la publication
    du livre de M. Bernheim, quelques documents célèbres, nullement
    soupçonnés jusque-là, ont encore été rayés de la liste des documents
    à consulter. Voir notamment A. Piaget, _la Chronique des chanoines
    de Neuchâtel_ (Neuchâtel, 1896, in-8).

On complète et on vérifie les résultats obtenus par l’analyse interne en
recueillant tous les _renseignements extérieurs_, relatifs au document
soumis à la critique, qui peuvent se trouver dispersés dans des
documents de la même époque ou plus récents: citations, détails
biographiques sur l’auteur, etc. Il est quelquefois significatif qu’il
n’existe aucun renseignement de ce genre: le fait qu’un soi-disant
diplôme mérovingien n’ai été cité par personne avant le XVIIe siècle et
n’ait jamais été vu que par un érudit du XVIIe siècle, convaincu d’avoir
commis des fraudes, donne à penser qu’il est moderne.

II. Nous avons envisagé jusqu’ici le cas le plus simple, où le document
considéré est l’ouvrage d’un seul auteur. Mais de nombreux documents ont
reçu, à différentes époques, des additions qu’il importe de distinguer
du texte primitif, afin de ne pas attribuer à X, auteur du texte, ce qui
est d’Y ou de Z, ses collaborateurs imprévus[85].--Il y a deux sortes
d’additions: l’interpolation et la continuation.--Interpoler, c’est
insérer dans un texte des mots ou des phrases qui n’étaient pas dans le
manuscrit de l’auteur[86]. Les interpolations sont d’ordinaire
accidentelles, dues à la négligence des copistes et s’expliquent par
l’introduction dans le texte de gloses interlinéaires ou d’annotations
marginales; mais, parfois, c’est volontairement que quelqu’un a ajouté
(ou substitué) aux phrases de l’auteur des phrases de son cru, avec le
dessein de compléter, d’embellir ou d’accentuer. Si nous avions le
manuscrit où l’interpolation volontaire a été faite, les surcharges et
les grattages la décèleraient tout de suite. Mais, presque toujours, le
premier exemplaire interpolé est perdu; et, dans les copies qui en
dérivent, toute trace matérielle d’addition (ou de substitution) a
disparu.--Il est inutile de définir les continuations. On sait que
beaucoup de chroniques du moyen âge ont été «continuées» par diverses
mains sans qu’aucun des continuateurs successifs ait pris soin de
déclarer où commence, où finit son travail propre.

  [85] Quand les modifications du texte primitif sont du fait de
    l’auteur lui-même, ce sont des «remaniements». L’analyse interne et
    la comparaison d’exemplaires appartenant aux différentes éditions du
    document les accusent.

  [86] Voir F. Blass, _o. c._, p. 254 et suiv.

Les interpolations et les continuations se distinguent sans effort, au
cours des opérations nécessaires pour restituer la teneur d’un document
dont il existe plusieurs exemplaires, lorsque quelques-uns de ces
exemplaires reproduisent le texte primitif, antérieur à toute addition.
Mais si tous les exemplaires remontent à des copies déjà interpolées ou
continuées, il faut recourir à l’analyse interne. Le style de toutes les
parties du document est-il uniforme? le même esprit y règne-t-il d’un
bout à l’autre? n’y a-t-il pas des contradictions, des hiatus dans la
suite des idées?--En pratique, lorsque les continuateurs et les
interpolateurs ont eu une personnalité et des intentions tranchées, on
réussit, au moyen de l’analyse, à isoler le document primitif comme avec
des ciseaux. Mais, lorsque tout est flou, on n’aperçoit pas bien les
points de suture; en ce cas il est plus sage de l’avouer que de
multiplier les hypothèses.

III. L’œuvre de la critique de provenance n’est pas achevée dès que le
document est localisé, précisément ou approximativement, dans le temps
et dans l’espace, et que l’on sait enfin sur l’auteur ou les auteurs
tout ce que l’on peut savoir[87]. Voici un livre: suffit-il, pour
connaître la «provenance» des renseignements qui s’y trouvent,
c’est-à-dire pour être en mesure d’en apprécier la valeur, de savoir
qu’il a été composé en 1890, à Paris, par un tel? Supposons qu’un tel
ait copié servilement (sans le citer) un ouvrage antérieur, écrit en
1850. Pour les parties empruntées, ce n’est pas un tel, c’est l’auteur
de 1850 qui, seul, est responsable et garant. Or, de nos jours, le
plagiat, prohibé par la loi et tenu pour déshonorant, est rare:
autrefois, c’était une habitude, acceptée et impunie. Beaucoup de
documents historiques, en apparence originaux, ne font que refléter
(sans le dire) des documents plus anciens, et les historiens sont
exposés, de ce chef, à des déconvenues singulières. Des passages
d’Eginhard, chroniqueur du IXe siècle, sont empruntés à Suétone: il n’y
a rien à en faire pour l’histoire du IXe siècle; que serait-il arrivé,
cependant, si l’on ne s’en était pas aperçu? Un événement est attesté
trois fois, par trois chroniqueurs; mais ces trois attestations, dont on
admire la concordance, n’en font qu’une, s’il est constaté que deux des
trois chroniqueurs ont copié le troisième, ou que les récits parallèles
des trois chroniques ont été puisés à la même source. Des lettres
pontificales, des diplômes impériaux du moyen âge contiennent des
tirades éloquentes que l’on ne doit pas prendre au sérieux: elles
étaient, en effet, de style, et c’est dans des formulaires de
chancellerie que les rédacteurs de ces lettres et de ces diplômes les
ont textuellement copiées.

  [87] Peu importe, en principe, que l’on ait réussi ou que l’on n’ait
    pas réussi à découvrir le nom de l’auteur. On lit cependant dans
    l’_Histoire littéraire de la France_ (XXVI, p. 388): «Nous avons
    négligé les sermons anonymes: ces œuvres trop faciles n’ont vraiment
    pas d’importance pour l’histoire littéraire quand les auteurs n’en
    sont pas connus.» Quand les auteurs sont nominativement connus, en
    ont-elles davantage?

Il appartient à la critique de provenance de discerner, autant que
possible, les sources dont se sont servis les auteurs de documents.

Le problème à résoudre ici n’est pas sans analogie avec celui de la
restitution des textes, dont il a été parlé plus haut. Dans les deux
cas, en effet, on procède en partant de ce principe que les leçons
identiques ont une source commune: plusieurs scribes, transcrivant un
texte, ne feront pas exactement les mêmes fautes aux mêmes endroits;
plusieurs écrivains, racontant les mêmes faits, ne se seront pas placés,
pour les voir, aux mêmes points de vue, et ne diront pas exactement les
mêmes choses dans les mêmes termes. A cause de l’extrême complexité des
événements historiques, il est tout à fait invraisemblable que deux
observateurs indépendants les aient rapportés de la même façon. On
s’attache à former des familles de documents, de la même manière que
l’on forme des familles de manuscrits. On aboutit pareillement à dresser
des tableaux généalogiques.

Les examinateurs qui corrigent les compositions des candidats au
baccalauréat ont quelquefois à s’apercevoir que les «copies» de deux
candidats (placés l’un à côté de l’autre) ont un air de famille. S’il
leur plaît de rechercher quelle est celle dont l’autre dérive, ils le
reconnaissent aisément, en dépit des petits artifices (modifications
légères, amplifications, résumés, additions, suppressions,
transpositions) que le plagiaire a multipliés pour dépister les
soupçons. Leurs erreurs communes suffisent à dénoncer les deux
coupables; des maladresses, et surtout les erreurs propres au plagiaire
qui ont leur source dans une particularité de la copie du complaisant,
révèlent le plus coupable.--De même, soient deux documents anciens:
quand l’auteur de l’un a copié l’autre sans intermédiaire, il est en
général très aisé d’établir la filiation; que l’on abrège ou que l’on
délaie, on se trahit presque toujours, en plagiant, par quelque
endroit[88].

  [88] Dans des cas très favorables, on est arrivé quelquefois à
    déterminer, par l’examen des confusions commises par le plagiaire,
    jusqu’à l’espèce d’écriture, jusqu’au format et à la disposition
    matérielle du manuscrit-source qu’il avait sous les yeux. Les
    démonstrations de la «critique des sources» sont quelquefois
    appuyées, comme celles de la «critique des textes», par l’évidence
    paléographique.

Quand trois documents sont apparentés, leurs relations mutuelles sont
déjà, en certains cas, plus difficiles à spécifier. Soient A, B et C.
Supposons que A soit la source commune: il est possible que A ait été
copié séparément par B et par C; que C n’ait connu la source commune que
par l’intermédiaire de B; que B n’ait connu la source commune que par
l’intermédiaire de C. Si B et C ont abrégé la source commune de deux
manières différentes, ces copies partielles sont sûrement indépendantes.
Lorsque B et C dépendent l’un de l’autre, on est ramené au cas le plus
simple, celui du paragraphe précédent. Mais supposons que l’auteur de C
ait combiné A et B; que d’ailleurs A ait été déjà utilisé par B: les
relations généalogiques s’entrecroisent et s’obscurcissent.--Bien
autrement compliqués encore sont les cas où l’on est en présence de
quatre, cinq documents apparentés, ou davantage; car le nombre des
combinaisons possibles augmente très rapidement.--Toutefois, pourvu
qu’il n’y ait pas trop d’intermédiaires perdus, la critique réussit à
débrouiller les rapports à force de rapprochements et d’ingénieuse
patience, par le simple jeu de comparaisons indéfiniment répétées. Des
érudits modernes (M. B. Krusch, par exemple, qui s’est occupé surtout
des écrits hagiographiques de l’époque mérovingienne) ont récemment
construit, de la sorte, des généalogies d’une précision et d’une
solidité parfaites[89].

  [89] Les travaux de M. Julien Haver, réunis dans le tome de ses Œuvres
    (_Questions mérovingiennes_, Paris, 1896, in-8) sont considérés
    comme des modèles. Des problèmes très difficiles y sont résolus avec
    une élégance irréprochable.--La lecture des mémoires où M. L.
    Delisle s’est attaché à élucider des questions de provenance est
    aussi très profitable.--Les questions de cet ordre sont celles où
    triomphent les érudits les plus habiles.

Les résultats de la critique de provenance, en tant qu’elle s’applique à
établir la filiation des documents, sont de deux sortes.--D’une part,
elle reconstitue des documents perdus. Deux chroniqueurs, B et C,
ont-ils utilisé, chacun de leur côté, une source commune, X, qui ne se
retrouve pas? Il sera possible de ce faire une idée de X en détachant et
en recollant les extraits encastrés dans B et dans C, tout de même que
l’on se fait une idée d’un manuscrit perdu en rapprochant les copies
partielles qui en ont été conservées.--D’autre part, la critique de
provenance ruine l’autorité d’une foule de documents «authentiques»,
c’est-à-dire non suspects de falsification, en prouvant qu’ils sont
dérivés, qu’ils valent ce que valent leurs sources, et que, quand ils
embellissent leurs sources par des détails de fantaisie ou des phrases
de rhétorique, ils ne valent rien du tout. En Allemagne, et en
Angleterre, les éditeurs de documents ont pris l’excellente habitude
d’imprimer en petits caractères les passages empruntés, en caractères
plus gros les passages originaux ou dont la source est inconnue. Grâce à
cette pratique, on voit au premier coup d’œil que des chroniques
renommées, souvent citées (bien à tort), sont des compilations, sans
valeur par elles-mêmes: c’est ainsi que les _Flores historiarum_ du
soi-disant Mathieu de Westminster, la plus populaire peut-être des
chroniques anglaises du moyen âge, sont presque entièrement tirés des
ouvrages originaux de Wendover et de Mathieu de Paris[90].

  [90] Voir l’édition de H. R. Luard (t. I, London, 1890, in-8), dans
    les _Rerum britannicarum medii ævi scriptores_.--Les _Flores
    historiarum_ de Mathieu de Westminster figurent à l’«Index» romain,
    à cause des passages empruntés aux _Chronica majora_ de Mathieu de
    Paris, tandis que les _Chronica majora_ elles-mêmes ont échappé à la
    censure.

IV. La critique de provenance garantit les historiens d’erreurs énormes.
Les résultats qu’elle obtient sont saisissants. Les services qu’elle a
rendus en éliminant des documents faux, en dénonçant de fausses
attributions, en déterminant les conditions où sont nés des documents
que le temps avait défigurés et en les rapprochant de leurs
sources[91],--ces services sont si grands qu’elle est aujourd’hui
considérée comme «la critique» par excellence. On dit couramment d’un
historien qu’il «manque de critique» lorsqu’il ne sent point la
nécessité de distinguer entre les documents, qu’il ne se méfie jamais
des attributions traditionnelles, et qu’il accepte, comme s’il craignait
d’en perdre un seul, tous les renseignements, anciens et modernes, bons
et mauvais, d’où qu’ils viennent[92].

  [91] Il serait instructif de dresser la liste des ouvrages historiques
    célèbres, comme l’_Histoire de la conquête de l’Angleterre par les
    Normands_, d’Augustin Thierry, dont l’autorité a été tout à fait
    ruinée, depuis que la provenance de leurs sources a été
    étudiée.--Rien n’amuse davantage la galerie que de voir un historien
    convaincu d’avoir appuyé une théorie sur des documents falsifiés.
    S’être laissé tromper en prenant au sérieux des documents qui n’en
    sont pas, rien n’est plus propre à couvrir un historien de
    confusion.

  [92] Une des formes les plus grossières (et les plus répandues) du
    «manque de critique» est celle qui consiste à employer comme des
    documents et sur le même pied que des documents, ce que les auteurs
    modernes ont dit à propos des documents. Les novices ne distinguent
    pas assez, dans les affirmations des auteurs modernes, ce qui est
    ajouté aux sources originales de ce qui en provient.

On a raison: mais il ne faut pas se contenter de cette forme de la
critique, et il ne faut pas en abuser.

Il ne faut pas en abuser.--L’extrême méfiance, en ces matières, a des
effets presque aussi fâcheux que l’extrême crédulité. Le P. Hardouin,
qui attribuait à des moines du moyen âge les œuvres de Virgile et
d’Horace, n’était pas moins ridicule que la victime de Vrain-Lucas.
C’est abuser des procédés de la critique de provenance que de les
appliquer, comme on l’a fait, pour le plaisir, à tort et à travers. Les
maladroits qui s’en sont servis pour arguer de faux des documents
excellents, comme les écrits de Hroswitha, le _Ligurinus_ et la bulle
_Unam Sanctam_[93], ou pour établir, entre certaines «Annales», des
filiations imaginaires, d’après des indices superficiels, les auraient
discrédités, si c’était possible.--Et puis, il est louable de réagir
contre ceux qui ne mettent jamais en question la provenance des
documents; mais c’est aller trop loin que de s’intéresser exclusivement,
par réaction, aux périodes de l’histoire dont les documents sont de
provenance incertaine. Les documents de l’histoire moderne et
contemporaine ne sont pas moins dignes d’intérêt que ceux de l’antiquité
ou du haut moyen âge, parce que leur provenance apparente, étant presque
toujours la vraie, ne soulève point de ces délicats problèmes
d’attribution où se déploie la virtuosité des critiques[94].

  [93] Voir une liste d’exemples dans le _Handbuch_ de E. Bernheim, p.
    283, 289.

  [94] C’est parce qu’il est nécessaire de soumettre les documents de
    l’histoire de l’antiquité et du moyen âge à la critique de
    provenance la plus sévère que l’étude de l’antiquité et du moyen âge
    passe pour plus «scientifique» que celle des temps modernes. Elle
    n’est que plus encombrée de difficultés préliminaires.

Il ne faut pas s’en contenter.--La critique de provenance, comme celle
de restitution, est préparatoire, et ses résultats sont négatifs. Elle
aboutit en dernière analyse à éliminer des documents qui n’en sont pas
et qui auraient fait illusion: voilà tout. «Elle apprend à ne pas
employer de mauvais documents, elle n’apprend pas à tirer parti des
bons[95].» Ce n’est donc pas toute «la critique historique»; c’en est
seulement une assise[96].

  [95] _Revue philosophique_, 1887, II, p. 170.

  [96] La théorie de la critique de provenance est aujourd’hui faite,
    _ne varietur_; elle est exposée en détail dans le _Lehrbuch_ de E.
    Bernheim, p. 242-340. C’est pourquoi nous n’avons éprouvé aucun
    scrupule à la résumer brièvement.--En français, l’Introduction de M.
    G. Monod à ses _Études critiques sur les sources de l’histoire
    mérovingienne_ (Paris, 1872, in-8) contient des considérations
    élémentaires (cf. _Revue critique_, 1873, I, p. 308).



CHAPITRE IV

CLASSEMENT CRITIQUE DES SOURCES


Grâce aux opérations précédentes, les documents, tous les documents d’un
certain genre ou relatifs à un sujet donné ont été, nous le supposons,
«trouvés»: on sait où ils sont; le texte de chacun d’eux a été, s’il y
avait lieu, restitué, et chacun d’eux a été soumis à la critique de
provenance: on sait d’où il sort. Reste à réunir et à classer
méthodiquement les matériaux ainsi vérifiés. Cette opération est la
dernière de celles que l’on peut appeler préparatoires aux travaux de
critique supérieure (interne) et de construction.

Quiconque étudie un point d’histoire est obligé de classer préalablement
ses sources. Mettre en ordre, d’une manière rationnelle et commode à la
fois, les matériaux vérifiés avant de s’en servir, est une partie en
apparence très humble, en réalité très importante, de la profession
d’historien. Ceux qui ont appris à le faire s’assurent par cela seul un
avantage marqué: ils se donnent moins de mal et obtiennent des résultats
meilleurs; les autres gaspillent leur temps, leurs peines: il arrive
qu’ils soient étouffés sous les notes, les extraits, les copies, les
paperasses accumulés en désordre par eux-mêmes. Qui donc a parlé de ces
gens affairés qui remuent, toute leur vie, des moellons, sans savoir où
les poser, et qui soulèvent, ce faisant, des flots de poussière
aveuglante?

I. Ne nous dissimulons pas que, ici comme ailleurs, le premier
mouvement, le mouvement naturel, n’est pas le bon. Le premier mouvement
de la plupart des hommes, quand il s’agit de recueillir des textes, est
de les noter à la suite les uns des autres, dans l’ordre où ils en ont
connaissance. Beaucoup d’anciens érudits (dont nous avons les papiers),
et presque tous les novices qui ne sont pas avertis, ont travaillé et
travaillent de la sorte: ils avaient, ils ont des cahiers où ils notent
bout à bout, au fur et à mesure, les textes qu’ils considèrent comme
intéressants.--Ce procédé est détestable. Il faut toujours aboutir, en
effet, à classer les textes recueillis; si donc on veut isoler, plus
tard, de l’ensemble, ceux qui ont trait à un détail, on ne peut pas se
dispenser de relire tous ses cahiers, et l’on est forcé d’en recommencer
le laborieux dépouillement chaque fois que l’on a besoin d’un détail
nouveau. Si ce procédé séduit au premier abord, c’est parce qu’il a
l’air d’économiser des écritures; mais l’économie est mal entendue,
puisqu’elle a pour conséquence de multiplier infiniment les recherches
ultérieures et de gêner les combinaisons.

D’autres personnes comprennent très bien les avantages d’un classement
systématique; elles se proposent en conséquence de recueillir les textes
qui les intéressent dans des cadres tracés d’avance. A cet effet, elles
prennent des notes dans des cahiers, dont chaque page a été munie, à
l’avance, d’une rubrique. Ainsi se trouvent rapprochés tous les textes
de même espèce.--Ce système laisse à désirer, car les intercalations
sont incommodes, et le cadre de classement, une fois adopté, est rigide:
il est difficile de l’amender. Beaucoup de bibliothécaires rédigeaient
jadis leurs catalogues de cette manière, qui est aujourd’hui condamnée.

Un procédé plus barbare encore ne sera mentionné que par prétérition. Il
consiste à enregistrer simplement les documents dans sa mémoire, sans en
prendre note par écrit. On l’a employé. Des historiens, doués d’une
mémoire excellente et, d’ailleurs, paresseux, se sont passé cette
fantaisie: le résultat a été que la plupart de leurs citations et de
leurs références sont inexactes. La mémoire est un appareil
d’enregistrement très délicat, mais si peu précis, qu’une pareille
audace est sans excuse.

Tout le monde admet aujourd’hui qu’il convient de recueillir les
documents sur des fiches. Chaque texte est noté sur une feuille
détachée, mobile, munie d’indications de provenance aussi précises que
possible. Les avantages de cet artifice sont évidents: la mobilité des
fiches permet de les classer à volonté, en une foule de combinaisons
diverses, au besoin de les changer de place: il est facile de grouper
ensemble tous les textes de même espèce, et de faire, à l’intérieur de
chaque groupe des intercalations, au fur et à mesure des trouvailles.
Pour les documents qui sont intéressants à plusieurs points de vues et
qui auraient droit à figurer dans plusieurs groupes, il suffit de
rédiger à plusieurs exemplaires les fiches qui les portent, ou de
représenter celles-ci, autant de fois qu’il est utile, par des fiches de
renvoi. Du reste, il est matériellement impossible de constituer, de
classer et d’utiliser des documents autrement que sur fiches, dès qu’il
s’agit de recueils un peu vastes. Les statisticiens, les financiers, et,
dit-on, les littérateurs qui observent, l’ont constaté de nos jours,
aussi bien que les érudits.

Le système des fiches n’est pas sans quelques inconvénients. Chaque
fiche doit être munie de références précises à la source où le contenu
en a été puisé; par conséquent, si l’on analyse un document en cinquante
fiches distinctes, il faudra répéter cinquante fois les mêmes
références. D’où une légère augmentation d’écritures: c’est certainement
à cause de cette complication infime que quelques personnes s’obstinent
à préférer la méthode si défectueuse des cahiers.--De plus, à cause de
leur mobilité même, les fiches, feuilles volantes, sont exposées à
s’égarer et lorsqu’une fiche est perdue, comment la remplacer? on ne
s’aperçoit même pas qu’elle a disparu; s’en apercevrait-on par hasard
que le seul remède serait de recommencer, de fond en comble, toutes les
opérations déjà faites.--A la vérité, des précautions très simples, que
l’expérience a suggérées, mais que ce n’est pas ici le lieu d’exposer en
détail, permettent de réduire au minimum les inconvénients du système.
On recommande d’employer des fiches de dimension uniforme, résistantes;
de les classer au plus tôt, dans des «chemises» ou dans des tiroirs,
etc.--Que chacun, du reste, en ces matières, soit libre de se créer des
habitudes personnelles. Mais il faut bien se rendre compte d’avance que
ces habitudes, suivant qu’elles sont plus ou moins pratiques et
heureuses, ont une influence directe sur les résultats de l’activité
scientifique. «Ces arrangements personnels de bibliothèque, dit E.
Renan, qui sont la moitié du travail scientifique[97]...» Ce n’est pas
trop dire. Tel érudit doit une bonne part de sa légitime réputation à
l’art qu’il a de colliger; tel autre est, pour ainsi dire, paralysé par
sa maladresse à cet égard[98].

  [97] E. Renan, _Feuilles détachées_, p. 103.

  [98] Il serait très intéressant d’avoir des renseignements sur les
    procédés de travail des grands érudits, notamment de ceux qui se
    sont livrés à des travaux considérables de collection et de
    classement. On en trouve dans leurs papiers, et quelquefois dans
    leur correspondance. Sur les procédés de Du Cange, voir L. Feugère,
    _Étude sur la vie et les ouvrages de Du Cange_ (Paris, 1858, in-8),
    p. 62 et suiv.

Après avoir recueilli les documents, soit _in extenso_, soit en abrégé,
sur des fiches ou sur des feuillets mobiles, on les classe. Dans quels
cadres? suivant quel ordre? Il est clair que c’est une question
d’espèces et que la prétention de formuler des règles pour tous les cas
ne serait pas raisonnable. Mais voici quelques observations générales.

II. Distinguons le cas de l’historien qui classe des documents vérifiés
en vue d’une œuvre historique, et celui de l’érudit qui compose un
«regeste». Regestes (de _regerere_, consigner par écrit) et _Corpus_
sont des collections, méthodiquement classées, de documents historiques.
Les documents sont reproduits _in extenso_ dans un _corpus_, analysés et
décrits dans un «regeste».

_Corpus_ et regestes sont destinés à aider les travailleurs dans la
collection des documents. Des érudits se dévouent à effectuer, une fois
pour toutes, des besognes de recherche et de classement dont le public,
grâce à eux, sera, par la suite, dispensé.

Les documents peuvent être groupés d’après leur date, d’après leur lieu
d’origine, d’après leur contenu, d’après leur forme[99]. Ce sont les
quatre catégories du temps, du lieu, de l’espèce et de la forme; en les
superposant, on obtient à volonté des compartiments réduits. On se
proposera, par exemple, de grouper tous les documents de telle forme, de
tel pays, de telle date à telle date (les chartes royales, en France,
sous le règne de Philippe-Auguste); tous les documents de telle forme
(inscriptions latines) ou de telle espèce (hymnes latines) à telle
époque (dans l’antiquité, au moyen âge).--Nous rappelons, pour préciser,
l’existence d’un _Corpus inscriptionum græcarum_, d’un _Corpus
inscriptionum latinarum_, d’un _Corpus scriptorum ecclesiasticorum
latinorum_, des _Regesta imperii_ de J. F. Böhmer et de ses
continuateurs, des _Regesta pontificum romanorum_ de Ph. Jaffé et A.
Potthast.

  [99] Voir J. G. Droysen, _Précis de la science de l’histoire_, p. 25.
    «Le classement critique n’a pas à se préoccuper uniquement du point
    de vue de la chronologie... Plus sont variés les points de vue sous
    lesquels la critique s’entend à grouper les matériaux, plus aussi
    sont fermes les points indiqués par l’intersection des lignes.»

    On a renoncé maintenant à grouper des documents en _corpus_ et en
    regestes, comme on le faisait autrefois, parce qu’ils ont le
    caractère commun d’être inédits, ou bien, au contraire, de ne pas
    l’être. Jadis, les compilateurs d’_Analecta_, de _Relliquiæ
    manuscriptorum_, de «trésors d’_anecdota_», de spicilèges, etc.,
    publiaient tous les documents d’un certain genre qui avaient le
    caractère commun d’être inédits et de leur paraître intéressants; au
    contraire Georgisch (_Regesta chronologico-diplomatica_), Bréquigny
    (_Table chronologique des diplômes, chartes et actes imprimés
    concernant l’histoire de France_), Wauters (_Table chronologique des
    chartes et diplômes imprimés concernant l’histoire de la Belgique_),
    ont classé ensemble tous les documents d’une certaine espèce qui
    avaient le caractère commun d’avoir été imprimés.

Quel que soit le compartiment choisi, de deux choses l’une: ou bien les
documents que l’on a l’intention de classer à l’intérieur de ce
compartiment sont datés, ou ils ne le sont pas.

S’ils sont datés, comme le sont, par exemple, les chartes émanées de la
chancellerie d’un prince, on aura pris soin de placer en tête de chaque
fiche la date (ramenée au comput moderne) du document qui s’y trouve
inscrit. Rien ne sera donc plus facile que de classer, par ordre
chronologique, toutes les fiches, c’est-à-dire tous les documents, qui
auront été réunis. Le classement chronologique s’impose, en principe,
dès qu’il est possible.--Il n’y a qu’une difficulté, toute pratique.
Même dans les cas les plus favorables, quelques documents ont perdu
accidentellement leurs dates; ces dates, l’auteur du regeste est tenu de
les restituer, ou d’essayer de le faire; de longues et patientes
recherches sont nécessaires à cet effet.

Si les documents ne sont pas datés, il faut opter entre l’ordre
alphabétique, l’ordre géographique et l’ordre systématique.--L’histoire
du _Corpus_ des inscriptions latines est là pour montrer que ce n’est
pas toujours facile. «L’ordre des dates était impossible, attendu que la
plupart des inscriptions ne sont pas datées. Depuis Smetius, on divisait
en classes, c’est-à-dire qu’on distinguait selon leur contenu, et sans
égard à leur provenance, les inscriptions religieuses, sépulcrales,
militaires, poétiques, celles qui ont un caractère public et d’autres
qui ne concernent que des particuliers, etc. Bœckh, bien qu’il eût
préféré, pour son _Corpus inscriptionum græcarum_, l’ordre géographique,
était d’avis que l’ordre des matières, adopté jusque-là, était le seul
possible dans un _Corpus_ latin...» [Ceux-là même qui proposaient, en
France, l’ordre géographique] «voulaient faire une exception pour les
textes relatifs à l’histoire générale d’un pays, et sans doute de
l’Empire; en 1845, Zumpt défendit un système éclectique de ce genre,
très compliqué. En 1847, Th. Mommsen n’admettait encore l’ordre
géographique que pour les inscriptions des municipes, et, en 1852, quand
il publia les Inscriptions du royaume de Naples, il n’avait pas
entièrement changé d’avis. C’est seulement quand il fut chargé de la
publication du _C. I. L._ par l’Académie de Berlin que, instruit par
l’expérience, il rejeta même les exceptions proposées par Egger pour
l’histoire générale d’une province, et crut devoir s’en tenir à l’ordre
géographique pur[100].» Cependant, vu le caractère des documents
épigraphiques, l’ordre des lieux était évidemment le seul rationnel. On
l’a amplement démontré depuis cinquante ans; mais les collectionneurs
d’inscriptions n’en sont tombés d’accord qu’après deux siècles de
tentatives en sens contraire. Pendant deux siècles, on a fait des
recueils d’inscriptions latines sans voir que «Classer les inscriptions
d’après les matières dont elles traitent, c’est éditer Cicéron en
découpant ses discours, ses traités et ses lettres afin de ranger les
tronçons d’après les sujets traités»; que «les monuments épigraphiques
appartenant au même territoire, placés les uns à côté des autres,
s’expliquent mutuellement»; et enfin que «s’il est à peu près
impraticable de ranger par ordre de matières cent mille inscriptions qui
presque toutes se rattachent à plusieurs catégories, au contraire chaque
monument n’a qu’une place, et une place bien déterminée, dans l’ordre
géographique[101]».

  [100] J. P. Waltzing, _Recueil général des inscriptions latines_
    (Louvain, 1892, in-8), p. 41.

  [101] _Ibidem_.--Lorsque l’ordre géographique est adopté, une
    difficulté résulte de ce que la provenance de certains documents est
    inconnue: beaucoup d’inscriptions, conservées dans les Musées, y ont
    été apportées on ne sait d’où. Difficulté analogue à celle qui
    résulte, pour les regestes chronologiques, des documents sans date.

L’ordre alphabétique est très commode lorsque l’ordre chronologique et
l’ordre géographique ne conviennent pas. Il y a des documents, comme les
sermons, les hymnes et les chansons profanes du moyen âge, qui ne sont
datés avec précision ni du temps, ni du lieu. On les classe par ordre
alphabétique d’_incipit_, c’est-à-dire suivant l’ordre alphabétique des
premiers mots de chacun d’eux[102].

  [102] Il n’y a d’embarras que pour ceux qui ont perdu leur _incipit_.
    Cf. p. 86, n. 101.--Au XVIIIe siècle, Séguier consacra une grande
    partie de sa vie à dresser un Catalogue, par ordre alphabétique
    d’_incipit_, des inscriptions latines, au nombre de 50 000, qui
    avaient été publiées jusque-là; il dépouilla douze mille ouvrages
    environ. Ce travail considérable est resté inédit et inutile. Avant
    d’entreprendre d’aussi vastes compilations, s’assurer que le plan en
    est rationnel et que le travail à fournir--un travail si dur et si
    ingrat--ne sera pas gaspillé.

L’ordre systématique, ou didactique, n’est pas à recommander pour la
composition des _corpus_ ou des regestes. Il est toujours arbitraire,
entraîne des répétitions et des confusions inévitables. D’ailleurs, il
suffit de joindre aux collections disposées suivant l’ordre
chronologique, géographique ou alphabétique, de bonnes «tables des
matières» pour les mettre en état de rendre tous les services que
rendraient des recueils systématiques.--Une des principales règles de
l’art de fabriquer les _corpus_ et les regestes («le grand art des
_Corpus_», parvenu dans la seconde moitié du XIXe siècle à un si haut
degré de perfection[103]) est de munir ces collections, quel qu’en soit
le classement, de tables et d’index variés, propres à en faciliter
l’usage: tables d’_incipit_ dans les regestes chronologiques qui s’y
prêtent, index des noms propres et des dates dans les regestes par
_incipit_, etc., etc.

  [103] Voir G. Waitz, _Ueber die Herausgabe and Bearbeitung von
    Regesten_, dans l’_Historische Zeitschrift_, XI, (1878), p. 280-95.

Les faiseurs de _corpus_ et de regestes recueillent et classent pour
autrui des documents qui ne les intéressent pas directement, ou, du
moins, qui, _tous_, ne les intéressent pas, et s’absorbent dans ce
labeur. Les travailleurs ordinaires, eux, ne recueillent et ne classent
que les matériaux utiles pour leurs études particulières. De là, des
différences. Par exemple, l’ordre systématique, arrêté d’avance, qui est
si peu recommandable pour les grandes collections, fournit souvent à
ceux qui travaillent pour leur propre compte, en vue de composer des
monographies, un cadre de classement préférable à tout autre. Mais on se
trouvera toujours bien d’observer les habitudes matérielles dont
l’expérience a enseigné la valeur aux compilateurs de profession: en
tête de chaque fiche, inscrire, s’il y a lieu, la date, et, en tout cas,
une rubrique[104]; multiplier les _cross-references_ et les index; tenir
état (sur des fiches rangées à part) de toutes les sources utilisées,
afin de ne pas être exposé à recommencer, par inadvertance, des
dépouillements déjà faits; etc.--L’observation régulière de ces
pratiques contribue beaucoup à rendre plus aisés et plus solides les
travaux d’histoire qui ont un caractère scientifique. La possession d’un
jeu de fiches judicieusement dressé (quoique imparfait) a valu à M. B.
Hauréau d’exercer jusqu’à la fin de sa vie, dans le genre très spécial
d’études historiques qu’il cultivait, une maîtrise incontestable[105].

  [104] A défaut d’ordre systématique arrêté d’avance, et lorsque
    l’ordre chronologique n’est pas de mise, il est parfois avantageux
    de classer provisoirement les fiches, c’est-à-dire les documents,
    dans l’ordre alphabétique de mots choisis comme rubriques
    (_Schlagwörter_). C’est le système dit «du Dictionnaire».

  [105] Voir Langlois, _Manuel de bibliographie historique_, I, p. 88.



CHAPITRE V

LA CRITIQUE D’ÉRUDITION ET LES ÉRUDITS


L’ensemble des opérations décrites dans les chapitres précédents
(restitution des textes, critique de provenance, collection et
classement des documents vérifiés) constitue le vaste domaine de la
critique externe ou critique d’érudition[106].

  [106] Nous prenons ici critique d’érudition» comme synonyme de
    «critique externe». Dans le langage courant, on appelle _érudits_,
    non seulement les spécialistes de la critique interne, mais aussi
    les historiens qui ont l’habitude de composer des monographies sur
    des sujets techniques, restreints, peu intéressants pour le grand
    public.

La critique d’érudition tout entière n’inspire que du dédain au gros
public, vulgaire et superficiel. Quelques-uns de ceux qui s’y livrent
sont disposés, au contraire, à la glorifier. Mais il y a un juste milieu
entre cet excès d’honneur et cette indignité.

L’opinion brutale des gens qui prennent en pitié et qui raillent les
analyses minutieuses de la critique externe ne mérite guère, en vérité,
d’être réfutée. Il n’y a qu’un argument pour établir la légitimité et
pour inspirer le respect des labeurs obscurs de l’érudition, mais il est
décisif: c’est qu’ils sont indispensables. Sans érudition, pas
d’histoire. _Non sunt contemnenda quasi parva_, dit saint Jérôme, _sine
quibus magna constare non possunt_[107].

  [107] Cet argument, facile à développer, l’a été souvent, et récemment
    encore par M. Bédier, dans la _Revue des Deux Mondes_, 15 fév. 1894,
    p. 932 et suiv.

    Quelques personnes admettent volontiers que les travaux d’érudition
    sont utiles, mais, agacées, se demandent si «la recension d’un
    texte» ou «le déchiffrement d’un parchemin gothique» est «l’effort
    suprême de l’esprit humain», et si les facultés intellectuelles que
    suppose l’exercice de la critique externe méritent ou ne méritent
    pas «ce que l’on mène de bruit autour de ceux qui les possèdent».
    Les pièces d’une polémique sur cette question, évidemment dépourvue
    d’importance, entre M. Brunetière, qui conseillait aux érudits la
    modestie, et M. Boucherie, qui insistait sur les motifs que les
    érudits ont d’être fiers, se trouvent dans la _Revue des langues
    romanes_, 1880, t. I et II.

D’un autre côté les professionnels, en cherchant à se donner des raisons
d’être fiers des travaux qu’ils exécutent, ne se sont pas contentés de
les représenter comme nécessaires; il se sont laissé entraîner à en
exagérer les vertus et la portée. On a dit que les procédés si sûrs de
la critique d’érudition avaient élevé l’histoire à la dignité d’une
science, «d’une science exacte»; que la critique de provenance «fait
pénétrer plus profondément qu’aucune autre étude dans la connaissance
des temps passés»; que l’habitude de la critique des textes affine ou
même confère «l’intelligence historique». Tacitement, on s’est persuadé
que la critique d’érudition est toute la critique historique, et qu’il
n’y a rien au-delà du nettoyage, du raccommodage et du classement des
documents.--Cette illusion, assez répandue parmi les spécialistes, est
trop grossière pour qu’il soit utile de la combattre expressément:
c’est, en effet, la critique psychologique d’interprétation, de
sincérité et d’exactitude qui «fait pénétrer plus profondément qu’aucune
autre étude dans la connaissance des temps passés», ce n’est pas la
critique externe[108]. Un historien qui aurait cette bonne fortune que
tous les documents utiles pour ses études eussent été déjà correctement
édités, critiqués au point de vue de la provenance, et classés, ne
serait pas moins en état de s’en servir pour écrire l’histoire que s’il
avait été obligé de leur faire subir, de ses propres mains, les
opérations préalables. Il est possible, quoi qu’on en ait dit, d’avoir
la plénitude de l’intelligence historique sans avoir jamais essuyé
soi-même, au propre et au figuré, la poussière des documents originaux,
c’est-à-dire sans les avoir découverts et purifiés soi-même. Il ne faut
pas interpréter judaïquement, au sens étymologique, ce mot de M. Renan:
«Je ne crois pas que l’on puisse acquérir une claire notion de
l’histoire, de ses limites et du degré de confiance qu’il faut avoir
dans ses divers ordres d’investigation sans l’habitude de _manier_ les
documents originaux[109]»; cela doit s’entendre simplement de l’habitude
de recourir aux sources directes et de traiter des questions
précises[110]. Un jour viendra sans doute où, tous les documents
relatifs à l’histoire de l’antiquité classique ayant été édités et
critiqués, il n’y aura plus lieu de faire, dans le domaine de l’histoire
de l’antiquité classique, ni critique des textes (restitution), ni
critique des sources (provenance); les conditions n’en seront pas moins
évidemment excellentes alors pour traiter des détails et de l’ensemble
de l’histoire ancienne. Ne nous lassons pas de le répéter: la critique
externe est toute préparatoire; elle est un moyen, non un but; l’idéal
serait qu’elle eût été suffisamment pratiquée pour qu’il fût désormais
possible de s’en dispenser; ce n’est qu’une nécessité provisoire.

  [108] Des hommes, dont la critique était du meilleur aloi, tant qu’il
    ne s’agissait que des opérations de critique externe, ne se sont
    jamais élevés à une pensée de critique supérieure, ni, par
    conséquent, à l’intelligence de l’histoire.

  [109] E. Renan, _Essais de morale et de critique_, p. 36.

  [110] «Ne fût-ce qu’en vue de la sévère discipline de l’esprit je
    ferais peu de cas du philosophe qui n’aurait pas travaillé, au moins
    une fois en sa vie, à éclaircir quelque point spécial...» (_L’Avenir
    de la science_, p. 136.)

Non seulement il n’est pas, en théorie, obligatoire que les personnes
dont c’est l’intention de faire des synthèses historiques aient
elles-mêmes approprié les matériaux sur lesquels elles opèrent; mais on
est en droit de se demander, et on s’est souvent demandé, si cela est
avantageux[111]. Ne serait-il pas préférable que les ouvriers de l’œuvre
historique fussent spécialisés? Aux uns--les érudits--seraient dévolues
les besognes absorbantes de la critique externe ou critique d’érudition;
les autres, allégés du poids de ces besognes, auraient plus de liberté
pour procéder aux travaux de critique supérieure, de combinaison et de
construction. Tel était l’avis de Mark Pattison, qui a dit: _History
cannot be written from manuscripts_, ce qui signifie: «Il est impossible
d’écrire l’histoire d’après des documents que l’on est tenu de mettre
soi-même en état d’être utilisés.»

  [111] Cf., sur le point de savoir s’il est nécessaire que chacun fasse
    «all the preliminary grubbing for himself», J. M. Robertson, _Buckle
    and his critics_ (London, 1895, in-8), p. 299.

Jadis les professions d’«érudit» et d’«historien» étaient, en effet,
très nettement distinctes. Les «historiens» cultivaient le genre
littéraire, pompeux et vide, que l’on appelait alors «l’histoire», sans
se tenir au courant des travaux effectués par les érudits. Les érudits,
de leur côté, posaient, par leurs recherches critiques, la condition de
l’histoire, mais ils ne se souciaient pas de la faire: contents de
colliger, de purifier et de classer des documents historiques, ils se
désintéressaient de l’histoire et ils ne comprenaient pas mieux le passé
que le commun des hommes de leur temps. Les érudits agissaient comme si
l’érudition avait eu sa fin en elle-même, et les historiens comme s’ils
avaient pu reconstituer les réalités disparues par la seule force de la
réflexion et de l’art appliquée aux documents de mauvais aloi qui
étaient dans le domaine commun.--Un divorce aussi complet entre
l’érudition et l’histoire paraît aujourd’hui presque inexplicable, et,
certes, il était très fâcheux. Les partisans actuels de la division du
travail en histoire ne réclament, cela va de soi, rien de pareil. Il
faut bien qu’un commerce intime soit établi entre le monde des
historiens et celui des érudits, puisque les travaux de ceux-ci n’ont de
raison d’être qu’en tant qu’ils sont utiles à ceux-là. On veut dire
seulement que certaines opérations d’analyse et toutes les opérations de
synthèse ne sont pas nécessairement mieux faites quand elles le sont par
le même individu; que, si les rôles d’érudit et d’historien peuvent être
cumulés, il n’est pas illégitime de les séparer; et que peut-être cette
séparation est, en principe, désirable, comme elle est souvent, en
pratique, imposée.

En pratique, voici comment les choses se passent.--Quelle que soit la
partie de l’histoire que l’on se propose d’étudier, trois cas seulement
peuvent se présenter. Ou bien les sources ont déjà été purifiées et
classées; ou bien l’élaboration préalable des sources, qui n’a jamais
été faite ou qui ne l’a été qu’en partie, ne présente pas de grandes
difficultés; ou bien les sources à employer sont très troubles, et des
travaux considérables d’appropriation sont indiqués.--Soit dit en
passant, il n’y a, naturellement, aucune relation entre l’importance
intrinsèque des sujets et la quantité d’opérations préalables qu’il faut
exécuter avant de les traiter: des sujets du plus haut intérêt, par
exemple l’histoire des origines et des premiers développements du
christianisme, n’ont pu être abordés convenablement qu’après des
enquêtes d’érudition qui ont occupé des générations d’érudits; mais la
critique matérielle des sources de l’histoire de la Révolution
française, autre sujet de premier ordre, a exigé beaucoup moins
d’efforts; et des problèmes relativement insignifiants de l’histoire du
moyen âge ne seront résolus que lorsque d’immenses travaux de critique
externe auront été accomplis.

Dans les deux premiers cas, la question de l’opportunité d’une division
du travail ne se pose pas. Mais considérons le troisième. Un bon esprit
constate que les documents nécessaires pour traiter un point d’histoire
sont en très mauvais état, dispersés, abîmés, peu sûrs. Dès lors, il
doit choisir: ou bien il abandonne le sujet, n’ayant aucun goût pour des
opérations matérielles qu’il sait nécessaires, mais dont il prévoit
qu’elles absorberaient son activité tout entière; ou bien il se décide à
entamer les travaux critiques préparatoires, sans se dissimuler qu’il
n’aura probablement pas le temps de mettre lui-même en œuvre les
matériaux qu’il aura vérifiés, et qu’il va travailler par conséquent
pour l’avenir, pour autrui. Notre homme, s’il prend ce dernier parti,
devient, comme malgré lui, érudit de profession.--Rien n’empêche, il est
vrai, _a priori_, que ceux qui font de vastes collections de textes et
qui donnent des éditions critiques se servent de leurs propres regestes
et de leurs propres éditions pour écrire l’histoire; et nous voyons en
effet que plusieurs hommes se sont partagés entre les besognes
préparatoires de la critique externe et les travaux plus relevés de la
construction historique: il suffit de nommer Waitz, Mommsen, Hauréau.
Mais de telles combinaisons sont fort rares, pour plusieurs raisons. La
première de ces raisons, c’est que la vie est courte: il y a tels
catalogues, telles éditions, tels regestes de grande dimension dont la
confection est matériellement si laborieuse qu’elle épuise toutes les
forces du travailleur le plus zélé. La seconde, c’est que les besognes
d’érudition ne sont pas, pour beaucoup de gens, sans charme; presque
tout le monde y trouve, à la longue, une douceur singulière; et
plusieurs s’y sont confinés qui auraient pu, à la rigueur, faire
autrement.

Est-il bon, en soi, que des travailleurs se confinent, volontairement ou
non, dans les recherches d’érudition?--Oui, sans doute. Dans les études
historiques comme dans l’industrie, les effets de la division du travail
sont les mêmes, et très favorables: production plus abondante, plus
réussie, mieux réglée. Les critiques qui sont rompus par une longue
habitude à la restitution des textes les restituent avec une dextérité,
une sûreté incomparables; ceux qui se livrent exclusivement à la
critique de provenance ont des intuitions que d’autres, moins entraînés
dans cette spécialité difficile, n’auraient pas; ceux qui, toute leur
vie, dressent des inventaires ou composent des regestes les dressent et
les composent plus aisément, plus vite, et mieux, que les premiers
venus. Ainsi, non seulement il n’y a aucun intérêt à ce que tout
«historien» soit, en même temps, «érudit» pratiquant; mais, parmi les
«érudits» eux-mêmes, voués aux opérations de critique externe, des
catégories se dessinent. De même, dans un chantier, il n’y a aucun
intérêt à ce que l’architecte soit en même temps ouvrier, et tous les
ouvriers n’ont pas les mêmes fonctions. Bien que la plupart des érudits
ne se soient pas rigoureusement spécialisés jusqu’ici, et, pour varier
leurs plaisirs, exécutent volontiers des ouvrages d’érudition de
diverses sortes, il serait facile d’en nommer qui sont des ouvriers en
catalogues descriptifs et en index (archivistes, bibliothécaires, etc.),
d’autres qui sont plus spécialement surtout des «critiques» (nettoyeurs,
restaurateurs et éditeurs de textes), d’autres qui sont surtout des
fabricants de regestes.--«Du moment où il est bien convenu que
l’érudition n’a de valeur qu’en vue de ses résultats, on ne peut pousser
trop loin la division du travail scientifique[112]», et l’avancement des
sciences historiques est corrélatif à la spécialisation de plus en plus
étroite des travailleurs. S’il était possible naguère que le même homme
se livrât successivement à toutes les opérations historiques, c’est que
le public compétent n’avait pas de grandes exigences: on réclame
aujourd’hui de ceux qui font la critique des documents des soins
minutieux, une perfection absolue, qui supposent une habileté vraiment
professionnelle. Les sciences historiques en sont arrivées maintenant à
ce point de leur évolution où, les grandes lignes étant tracées, les
découvertes capitales ayant été faites, il ne reste plus qu’à préciser
des détails; on a le sentiment que la connaissance du passé ne peut plus
progresser que grâce à des enquêtes extrêmement étendues et à des
analyses extrêmement approfondies dont, seuls, des spécialistes sont
capables. Mais rien ne justifie mieux la répartition des travailleurs en
«érudits» et en «historiens» (et celle des érudits entre les diverses
spécialités de la critique d’érudition) que la circonstance suivante:
certains individus ont une vocation naturelle pour certaines besognes
spéciales. L’une des principales raisons d’être de l’enseignement
supérieur des sciences historiques est justement, à notre avis, que la
scolarité universitaire permet aux maîtres (supposés gens d’expérience)
de distinguer chez les étudiants, ou bien les germes d’une vocation
d’érudit, ou bien l’inaptitude foncière aux travaux d’érudition[113].
_Criticus non fit, sed nascitur_. A qui n’est pas né avec certaines
dispositions naturelles, la carrière de l’érudition technique ne réserve
que des dégoûts: le plus grand service que l’on puisse rendre aux jeunes
gens qui hésitent à s’y engager est de les en avertir.--Les hommes qui
se sont consacrés jusqu’ici aux besognes préparatoires les ont choisies
entre toutes, parce qu’ils en avaient le goût, ou bien s’y sont
résignés, les sachant nécessaires: ceux qui les ont choisies ont moins
de mérite, au point de vue moral, que ceux qui s’y sont résignés, mais
ils ont obtenu cependant, pour la plupart, des résultats meilleurs,
parce qu’ils ont travaillé, non par devoir, mais avec joie et sans
arrière-pensée. Il importe donc que chacun embrasse en connaissance de
cause, dans son propre intérêt et dans l’intérêt général, la spécialité
qui lui convient le mieux.

  [112] E. Renan, _L’Avenir de la science_, p. 230.

  [113] Le professeur d’Université est très bien placé pour découvrir et
    encourager des vocations; mais «c’est par des efforts individuels
    que le but (l’habileté critique) peut être atteint par les
    étudiants, a très bien dit G. Waitz dans un discours académique; la
    part qui revient au maître dans cette œuvre est petite...» (_Revue
    critique_, 1874, II, p. 232.)

Examinons les dispositions naturelles qui habilitent, et les défauts
vraiment rédhibitoires qui disqualifient, pour les travaux de critique
externe. Nous dirons ensuite quelques mots des dispositions qu’engendre
l’exercice machinal de la profession d’érudit.

I. La condition primordiale pour bien faire les travaux d’érudition,
c’est de s’y plaire.--Or les hommes qui ont reçu des dons exceptionnels
de poètes et de penseurs, en un mot de créateurs, s’accommodent assez
mal des petites besognes techniques de la critique préparatoire: ils se
gardent bien de les dédaigner, ils les honorent au contraire, s’ils sont
clairvoyants, mais ils ne s’y livrent guère, crainte de couper, comme on
dit, des cailloux avec un rasoir. «Je ne suis pas d’humeur, écrivait
Leibniz à Basnage, qui l’avait exhorté à composer un immense _Corpus_
des documents inédits et imprimés relatifs à l’histoire du droit des
gens, je ne suis pas d’humeur à faire le transcripteur... Et ne
pensez-vous pas que vous me donnez un conseil semblable à celui d’une
personne qui voudrait marier son ami à une méchante femme? Car c’est
marier un homme que de l’engager dans un ouvrage qui l’occuperait toute
sa vie[114].» Et Renan, parlant de ces «immenses travaux» préalables
«qui ont rendu possibles les recherches de la haute critique» et les
essais de construction historique, dit: «Celui qui, avec des besoins
intellectuels plus excités [que ceux des auteurs de ces travaux], ferait
maintenant un tel acte d’abnégation, serait un héros[115]...». Quoique
Renan ait dirigé la publication du _Corpus inscriptionum semiticarum_,
et quoi que Leibniz soit l’éditeur des _Scriptores rerum
Brunsvicensium_, ni Leibniz, ni Renan, ni leurs pairs, n’ont eu, fort
heureusement, l’héroïsme de sacrifier à l’érudition pure des facultés
supérieures.

  [114] Cité par Fr. X. von Wegele, _Geschichte der deutschen
    Historiographie_ (München, 1885, in-8), p. 653.

  [115] E. Renan, _L’Avenir de la science_, p. 125.

Hormis les hommes supérieurs (et ceux, infiniment plus nombreux, qui, à
tort, se croient tels), presque tout le monde, nous l’avons dit, trouve
à la longue de la douceur aux minuties de la critique préparatoire.
C’est que l’exercice de cette critique flatte et développe des goûts
très généralement répandus: le goût de la collection, le goût du rébus.
Collectionner est un plaisir sensible, non seulement pour les enfants,
mais pour les grandes personnes, quels que soient d’ailleurs les objets
recueillis, variantes ou timbres-poste. Déchiffrer des rébus, résoudre
de petits problèmes exactement circonscrits, est pour beaucoup de bons
esprits une occupation attrayante. Toute trouvaille procure une
jouissance; or, dans le domaine de l’érudition il y a d’innombrables
trouvailles à faire, soit à fleur de terre, soit à travers de quadruples
obstacles, pour ceux qui aiment et pour ceux qui n’aiment pas à jouer la
difficulté. Tous les érudits de marque ont eu, à un degré éminent, les
instincts du collectionneur ou du déchiffreur de logogriphes et
plusieurs s’en sont rendu compte: «Plus nous avons rencontré d’embarras
dans la voie où nous étions engagé, dit M. Hauréau, plus l’entreprise
nous a souri. Ce genre de labeur qu’on appelle la bibliographie [la
critique de provenance, principalement au point de vue de la
pseudépigraphie] ne saurait prétendre aux glorieux suffrages du
public,... mais il a beaucoup d’attrait pour celui qui s’y consacre.
Oui, sans doute, c’est une humble étude, mais combien d’autres
compensent la peine qu’elles donnent en permettant de dire aussi
souvent: J’ai trouvé[116]!» Julien Havet, «déjà connu des savants de
l’Europe», se distrayait «à des amusettes en apparence frivoles, comme
de deviner un mot carré ou de déchiffrer un cryptogramme[117]».
Instincts profonds, et, malgré les perversions puériles ou ridicules
qu’ils présentent chez quelques individus, hautement bienfaisants! Après
tout, ce sont des formes, les formes les plus rudimentaires, de l’esprit
scientifique. Ceux qui en sont dépourvus n’ont rien à faire dans le
monde des érudits. Mais les candidats aux recherches d’érudition seront
toujours très nombreux; car les travaux d’interprétation, de
construction et d’exposition requièrent des dons plus rares: tous ceux
qui, jetés par hasard dans les études historiques et désireux de s’y
rendre utiles, manquent de tact psychologique et ont de la peine à
rédiger, se laisseront toujours séduire par l’agrément simple et
tranquille des besognes préparatoires.

  [116] B. Hauréau, _Notices et extraits de quelques manuscrits latins
    de la Bibliothèque nationale_, I (Paris, 1890 in-8), p. V.

  [117] _Bibliothèque de l’École des chartes_, 1896, p. 88.--Comparez
    des traits analogues dans l’intéressante biographie intellectuelle
    de l’helléniste, paléographe et bibliographe Charles Graux, par E.
    Lavisse (_Questions d’enseignement national_, Paris, 1885, in-18, p.
    265 et suiv.).

Mais il ne suffit point de s’y plaire pour réussir dans les travaux
d’érudition. Des qualités sont nécessaires, «auxquelles la volonté ne
supplée pas». Quelles qualités? Ceux qui se sont posé cette question ont
répondu vaguement: «Des qualités plutôt morales qu’intellectuelles, la
patience, la probité de l’esprit...». Ne serait-il pas possible de
préciser davantage?

Des jeunes gens qui n’éprouvent pour les travaux de critique externe
aucune répugnance _a priori_, ou même qui seraient disposés à les
préférer, en sont--c’est un fait d’expérience--totalement incapables. La
chose n’aurait rien d’embarrassant s’ils étaient par ailleurs atteints
de débilité intellectuelle, car leur incapacité à cet égard ne serait
qu’une manifestation de leur imbécillité générale; ou s’ils n’avaient
jamais subi d’apprentissage technique. Mais il s’agit d’hommes instruits
et intelligents, plus intelligents parfois que d’autres, qui sont
indemnes de la tare en question. Ce sont eux dont on entend dire: «Il
travaille mal, il a le génie de l’inexactitude.» Leurs catalogues, leurs
éditions, leurs regestes, leurs monographies fourmillent d’imperfections
et n’inspirent point de sécurité: quoi qu’ils fassent, ils n’arrivent
jamais, je ne dis pas à une correction absolue, mais à un degré de
correction honorable. Ils sont atteints de la «maladie de
l’inexactitude», dont l’historien anglais Froude présente un cas très
célèbre, vraiment typique. J. A. Froude était un écrivain très bien
doué, mais sujet à ne rien affirmer qui ne fût entaché d’erreur; on a
dit de lui qu’il était _consitutionnally inaccurate_. Par exemple, il
avait visité la ville d’Adélaïde, en Australie: «Je vis, dit-il, à nos
pieds, dans la plaine, traversée par un fleuve, une ville de 150 000
habitants dont pas un n’a jamais connu et ne connaîtra jamais, la
moindre inquiétude au sujet du retour régulier de ses trois repas par
jour»; or Adélaïde est bâtie sur une hauteur; aucune rivière ne la
traverse; sa population ne dépassait pas 75 000 âmes et elle souffrait
d’une famine à l’époque où M. Froude la visita. Ainsi de suite[118]. M.
Froude reconnaissait parfaitement l’utilité de la critique, et il a même
été un des premiers à fonder en Angleterre l’étude de l’histoire sur
celle des documents originaux, tant inédits que publiés, mais la
conformation de son esprit le rendait tout à fait impropre à la
purification des textes: au contraire, il les abîmait, involontairement,
en y touchant. Comme le daltonisme, cette affection des organes de la
vision qui empêche de distinguer correctement les disques rouges des
disques verts, est rédhibitoire pour les employés de chemin de fer, la
maladie de l’inexactitude, ou maladie de Froude, qu’il n’est pas très
difficile de diagnostiquer, doit être considérée comme incompatible avec
l’exercice de la profession d’érudit.

  [118] Voir H. A. L. Fisher, dans la _Fortnightly Review_, décembre
    1894, p. 815.

La maladie de Froude ne paraît pas avoir été jamais étudiée par les
psychologues; et sans doute n’est-elle point, du reste, une entité
nosologique spéciale. Tout le monde commet des erreurs (par «légèreté»,
«inadvertance», etc.). Ce qui est anormal, c’est d’en commettre
beaucoup, constamment, malgré l’effort le plus persévérant pour être
exact. Ce phénomène est lié probablement à un affaiblissement de
l’attention et à une excessive activité de l’imagination involontaire
(ou subconsciente) que la volonté du sujet, instable et peu vigoureuse,
ne contrôle pas assez. L’imagination involontaire se mêle aux opérations
intellectuelles pour les fausser: c’est elle qui comble, par des
conjectures, les lacunes de la mémoire, grossit et atténue les faits
réels, les confond avec ce qui est d’invention pure, etc. La plupart des
enfants dénaturent tout de la sorte, par des à peu près; ils ont de la
peine à devenir exacts et scrupuleux, c’est-à-dire à maîtriser leur
imagination. Beaucoup d’hommes ne cessent jamais, à cet égard, d’être
enfants.

Quoi qu’il en soit des causes psychologiques de la maladie de Froude,
l’homme le plus sain, le mieux équilibré, est exposé à gâcher les
travaux d’érudition les plus simples, s’il n’y consacre pas le temps
nécessaire. La précipitation est, en ces matières, une source d’erreurs
sans nombre. On a donc raison de dire que la vertu cardinale de
l’érudit, c’est la patience. Ne pas travailler trop vite, agir comme
s’il y avait toujours profit en la demeure, s’abstenir plutôt que de
bâcler, ces préceptes sont faciles à énoncer, mais il faut, pour y
conformer sa conduite, un tempérament rassis. Les gens nerveux,
«agités», toujours pressés d’en finir et de varier leurs entreprises,
désireux d’éblouir et de faire sensation, peuvent trouver à s’employer
honorablement dans d’autres carrières; dans celle de l’érudition, ils
sont condamnés à entasser des œuvres provisoires, quelquefois plus
nuisibles qu’utiles, et qui leur attireront, tôt ou tard, des ennuis. Le
véritable érudit est de sang-froid, réservé, circonspect; au milieu du
torrent de la vie contemporaine qui s’écoule autour de lui, il ne se
hâte jamais. A quoi bon se hâter? L’important est que ce que l’on fait
soit solide, définitif, incorruptible. Mieux vaut «limer pendant des
semaines au petit chef-d’œuvre de vingt pages» pour convaincre deux ou
trois savants en Europe de l’inauthenticité d’une charte, ou passer dix
ans à établir le meilleur texte possible d’un document corrompu, que
d’imprimer dans le même temps des volumes d’_inedita_ médiocrement
corrects, et que les érudits futurs auraient un jour à recommencer sur
nouveaux frais.

Quelle que soit la spécialité qu’il choisit dans le domaine de
l’érudition, l’érudit doit avoir de la prudence, une force singulière
d’attention et de volonté; de plus, une tournure d’esprit spéculative,
un désintéressement complet et peu de goût pour l’action, car il doit
avoir pris son parti de travailler en vue de résultats lointains et
problématiques, et presque toujours pour autrui.--Pour la critique des
textes et pour la critique des sources, l’instinct du déchiffreur de
problèmes, c’est-à-dire un esprit agile, ingénieux, fécond en
hypothèses, prompt à saisir et même à «deviner» des rapports, est, en
outre, très utile.--Pour les besognes de description et de compilation
(inventaires, catalogues, _corpus_, regestes), l’instinct du
collectionneur, un appétit de travail exceptionnel, des qualités
d’ordre, d’activité et de persévérance, sont absolument
indispensables[119].--Telles sont les dispositions requises.--Les
exercices de critique externe sont si amers pour les sujets qui n’ont
pas ces dispositons, et, dans ce cas, les résultats obtenus sont si peu
en rapport avec le temps dépensé, que l’on ne saurait s’assurer avec
trop de soin de ses aptitudes avant d’«entrer en érudition». Le sort de
ceux qui, faute de conseils éclairés, donnés à temps, s’y sont fourvoyés
et s’y épuisent en vain, est lamentable, surtout s’ils sont fondés à
croire qu’ils auraient pu être utilisés plus avantageusement
ailleurs[120].

  [119] La plupart des érudits de vocation ont, à la fois, l’aptitude à
    résoudre des problèmes et le goût des collections. Toutefois il est
    facile de les classer en deux catégories, suivant qu’ils marquent
    une préférence, soit pour les travaux d’art de la critique de
    restitution ou de la critique de provenance, soit pour les travaux
    de collection, qui sont plus absorbants et plus grossiers. J. Havet,
    passé maître dans l’étude des problèmes d’érudition, se refusa
    toujours à entreprendre un recueil général des diplômes royaux
    mérovingiens que ses admirateurs espéraient de lui; à cette
    occasion, il exprimait volontiers «son peu de goût pour les œuvres
    de longue haleine». (_Bibliothèque de l’École des chartes_, 1896, p.
    222.).

  [120] On dit communément, au contraire, que les exercices d’érudition
    (de critique externe) ont, sur les autres travaux historiques cet
    avantage qu’ils sont à la portée des médiocres, et que les
    intelligences les plus modestes, pourvu qu’elles aient été
    convenablement dressées, y trouvent à s’employer.--Il est vrai que
    des esprits sans élévation et sans vigueur peuvent être utilisés
    pour des travaux d’érudition; mais encore faut-il qu’ils aient des
    qualités spéciales. L’erreur est de croire qu’avec de la bonne
    volonté et un dressage _ad hoc_ tout le monde sans exception est
    propre aux opérations de critique externe. Parmi ceux qui en sont
    incapables, comme parmi ceux qui y sont propres, il y a des hommes
    intelligents et des sots.

II. Comme les exercices d’érudition conviennent à merveille au
tempérament d’un très grand nombre d’Allemands, l’œuvre de l’érudition
allemande au XIXe siècle a été considérable, et c’est en Allemagne que
l’on observe le mieux les déformations qu’entraîne à la longue, chez les
spécialistes, la pratique habituelle des travaux de critique externe. Il
ne se passe guère d’années sans que des protestations s’élèvent, dans
les Universités allemandes ou autour d’elles, au sujet des
inconvénients, pour les érudits, des besognes d’érudition. En 1890, M.
Philippi, recteur de l’Université de Giessen, déplorait avec force
l’abîme qui, disait-il, se creuse entre la critique préparatoire et la
culture générale: la critique des textes se perd dans d’insignifiantes
minuties; on collationne pour le plaisir de collationner; on restitue
avec des précautions infinies des documents sans valeur; on prouve ainsi
«qu’on attache plus d’importance aux matériaux de l’étude qu’à ses
résultats intellectuels». Le recteur de Giessen voit dans le style
diffus des érudits allemands et dans l’âpreté de leurs polémiques un
«effet de l’excessive préoccupation des petites choses», qu’ils ont
contractée[121]. La même année, la même note était donnée, à
l’Université de Bâle, par M. J. v. Pflugk-Harttung. «Les parties les
plus hautes de la science historique, dit cet auteur dans ses
_Geschichtsbetrachtungen_[122], sont dédaignées: on n’attache de prix
qu’à des observations micrologiques, à la correction parfaite de détails
sans importance. La critique des textes et des sources est devenue un
sport: la moindre infraction aux règles du jeu est considérée comme
impardonnable, alors qu’il suffit de s’y conformer pour être approuvé
des connaisseurs, quelle que soit d’ailleurs la valeur intrinsèque des
résultats acquis. Malveillance et grossièreté de la plupart des érudits
entre eux; vanité comique des érudits qui construisent des taupinières
et les prennent pour des montagnes: ils sont comme le bourgeois de
Francfort qui disait avec complaisance: «Alles, was du durch jenen
Bogenpfeiler erkennst, alles ist Frankfurter Land[123]!»

  [121] A. Philippi, _Einige Bemerkungen über den philologischen
    Unterricht_, Giessen, 1890, in-4. Cf. _Revue critique_, 1892, I, p.
    25.

  [122] J. v. Pflugk-Harttung, _Geschichtsbetrachtungen_, Gotha, 1890,
    in-8.

  [123] J. v. Pflugk-Harttung, _o. c._, p. 21.

Nous distinguons, quant à nous, trois risques professionnels auxquels
les érudits sont exposés: le dilettantisme, l’hypercritique et
l’impuissance.

L’impuissance. L’habitude de l’analyse critique a sur certaines
intelligences une action dissolvante et paralysante. Des hommes,
naturellement timorés, constatent que, quelque soin qu’ils apportent à
la critique, à la publication et au classement des documents, ils
laissent aisément échapper de menues erreurs; et, de ces menues erreurs,
leur éducation critique leur a inspiré l’horreur, la terreur. Constater
des malpropretés de ce genre dans un travail signé d’eux, lorsqu’il est
trop tard pour les effacer, leur cause une souffrance aiguë. Ils en
viennent à un état maladif d’angoisse et de scrupule qui les empêche de
faire quoi que ce soit, par crainte des imperfections probables.
L’_examen rigorosum_ qu’ils s’infligent continuellement à eux-mêmes les
immobilise. Ils l’infligent aussi aux productions d’autrui, et ils
arrivent à ne plus voir, dans les livres d’histoire, que les pièces
justificatives et les notes--«l’appareil critique»,--et, dans l’appareil
critique, que les fautes, ce qu’il y faudrait corriger.

L’hypercritique. C’est l’excès de critique qui aboutit, aussi bien que
l’ignorance la plus grossière, à des méprises. C’est l’application des
procédés de la critique à des cas qui n’en sont pas justiciables.
L’hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse.
Certaines gens flairent des rébus partout, même là où il n’y en a pas.
Ils subtilisent sur des textes clairs au point de les rendre douteux,
sous prétexte de les purger d’altérations imaginaires. Ils distinguent
des traces de truquage dans des documents authentiques. État d’esprit
singulier! à force de se méfier de l’instinct de crédulité, on se prend
à tout soupçonner[124].--Il est à remarquer que plus la critique des
textes et des sources réalise de progrès positifs, plus le péril
d’hypercritique augmente. En effet, lorsque la critique de toutes les
sources historiques aura été correctement opérée (pour certaines
périodes de l’histoire ancienne, c’est une éventualité prochaine), le
bon sens commandera de s’arrêter. Mais on ne s’y résignera pas: on
raffinera, comme on raffine déjà sur les textes les mieux établis, et
ceux qui raffineront tomberont fatalement dans l’hypercritique. «Le
propre des études historiques et de leurs auxiliaires, les sciences
philologiques, dit E. Renan, est, aussitôt qu’elles ont atteint leur
perfection relative, de commencer à se démolir[125].» L’hypercritique en
est la cause.

  [124] Cf. ci-dessus, p. 77.

  [125] E. Renan, _L’Avenir de la science_, p. XIV.

Le dilettantisme. Les érudits de vocation et de profession ont une
tendance à considérer la critique externe des documents comme un jeu
d’adresse, difficile, mais intéressant (tel, le jeu d’échecs) en raison
même de la complication de ses règles. Il en est que le fond des choses,
et, pour tout dire, l’histoire, laissent indifférents. Ils critiquent
pour critiquer, et l’élégance de la méthode d’investigation importe bien
davantage, à leurs yeux, que les résultats, quels qu’ils soient. Ces
virtuoses ne s’attachent pas à relier leurs travaux à quelque idée
générale, par exemple à critiquer systématiquement tous les documents
relatifs à une question, pour s’en procurer l’intelligence; ils
critiquent indifféremment des textes relatifs à des questions très
diverses, à la seule condition que ces textes soient gravement
corrompus. Ils se transportent, munis de leur instrument, la critique,
sur tous les terrains historiques où une énigme embarrassante sollicite
leur ministère; cette énigme résolue, ou, tout au moins, débattue, ils
en cherchent d’autres, ailleurs. Ils laissent, non pas une œuvre
cohérente, mais une collection disparate de travaux sur des problèmes de
toute espèce qui ressemble, comme dit Carlyle, à une boutique
d’antiquaire, à un archipel d’îlots.

Les dilettantes défendent le dilettantisme par des arguments assez
plausibles. D’abord, disent-ils, tout est important; en histoire, pas de
document qui n’ait du prix: «Aucune œuvre scientifique n’est stérile,
aucune vérité n’est inutile à la science...; il n’y a pas, en histoire,
de petit sujet»; par conséquent, «ce n’est point la nature du sujet qui
fait la valeur d’un travail, c’en est la méthode[126]». Ce qui importe,
en histoire, ce ne sont pas «les notions que l’on entasse, c’est la
gymnastique du cerveau, l’habitude intellectuelle, l’esprit scientifique
en un mot». A supposer même qu’il y ait, entre les données historiques,
une hiérarchie d’importance, personne n’est en droit de déclarer _a
priori_ qu’un document est «inutile». Quel est donc, en ces matières, le
_criterium_ de l’utilité? Combien de textes ont été, pendant longtemps,
dédaignés, qu’un changement de point de vue ou de nouvelles découvertes
ont brusquement mis en relief: «Toute exclusion est téméraire: il n’y a
pas de recherche que l’on puisse décréter par avance frappée de
stérilité. Ce qui n’a pas de valeur en soi peut en avoir comme moyen
nécessaire.» Un jour viendra peut-être où, la science étant constituée,
des documents et des faits indifférents pourront être jetés par-dessus
bord; mais nous ne sommes pas aujourd’hui en état de distinguer le
superflu du nécessaire, et la ligne de démarcation sera toujours, selon
toute vraisemblance, difficile à tracer.--Cela justifie les travaux les
plus spéciaux, et, en apparence, les plus vains.--Et qu’importe, au pis
aller, s’il y a du travail gâché? «C’est la loi de la science, comme de
toutes les œuvres humaines», comme de toutes les œuvres de la nature,
«de s’esquisser largement et avec un grand entourage de superflu».

  [126] _Revue historique_, LXIII (1897), p. 320.

Nous n’entreprendrons pas de réfuter ces considérations, dans la mesure
où elles peuvent l’être. Aussi bien M. Renan, qui a plaidé, sur ce
point, le pour et le contre avec une égale vigueur, a clos
définitivement le débat en ces termes: «On peut dire qu’il y a des
recherches inutiles, en ce sens qu’elles absorbent un temps qui serait
mieux employé à des sujets plus sérieux... Bien qu’il ne soit pas
nécessaire que l’ouvrier ait la connaissance parfaite de l’œuvre qu’il
exécute, il serait pourtant à souhaiter que ceux qui se livrent aux
travaux spéciaux eussent l’idée de l’ensemble qui, seul, donne du prix à
leurs recherches. Si tant de laborieux travailleurs auxquels la science
moderne doit ses progrès eussent eu l’intelligence philosophique de ce
qu’ils faisaient, que de moments précieux ménagés!... On regrette
vivement cette immense déperdition de forces humaines, qui a lieu par
l’absence de direction et faute d’une conscience claire du but à
atteindre[127].»

  [127] E. Renan, _o. c._, p. 122, 243.--La même pensée a été plus d’une
    fois exprimée, en d’autres termes, par E. Lavisse, dans ses
    allocutions aux étudiants de Paris (_Questions d’enseignement
    national_, p. 14, 86, etc.).

Le dilettantisme est incompatible avec une certaine élévation de pensée
et avec un certain degré de «perfection morale», mais non pas avec le
mérite technique. Quelques critiques, et des plus accomplis, sont de
simples praticiens, et n’ont jamais réfléchi aux fins de l’art qu’ils
exercent.--On aurait tort d’en conclure, cependant, que le dilettantisme
n’est pas, pour la science elle-même, un danger. Les érudits
dilettantes, qui travaillent au gré de leur fantaisie et de leur
«curiosité», attirés plutôt par la difficulté des problèmes que par leur
importance intrinsèque, ne fournissent pas aux historiens (c’est-à-dire
aux travailleurs dont l’office est de combiner et de mettre en œuvre en
vue des fins suprêmes de l’histoire) les matériaux dont ceux-ci ont le
plus pressant besoin: ils leur en fournissent d’autres. Si l’activité
des spécialistes de la critique externe s’appliquait exclusivement aux
questions dont la solution importe, si elle était disciplinée et dirigée
d’en haut, elle serait plus féconde.

L’idée de parer aux périls du dilettantisme par une «organisation»
rationnelle «du travail» est déjà ancienne. On parlait déjà couramment,
il y a cinquante ans, de «contrôle», de «concentration des forces»
dispersées: on rêvait de «vastes ateliers» organisés sur le modèle de
ceux de la grande industrie moderne, où les travaux préparatoires de
l’érudition seraient exécutés en grand, au mieux des intérêts de la
science. Dans presque tous les pays, en effet, les Gouvernements (par
l’intermédiaire de Comités et de Commissions historiques), les Académies
et les Sociétés savantes ont travaillé de nos jours, comme l’avaient
fait, sous l’ancien régime, les congrégations monastiques, à grouper les
érudits de profession pour de vastes entreprises collectives et à
coordonner leurs efforts. Mais l’embrigadement des spécialistes de la
critique externe au service et sous la surveillance des hommes
compétents souffre de grandes difficultés matérielles. Le problème de
l’«organisation du travail scientifique» est encore à l’ordre du
jour[128].

  [128] L’un de nous (M. Langlois) se propose d’exposer ailleurs, en
    détail, ce qui a été fait depuis trois cents ans, mais surtout au
    XIXe siècle, pour l’organisation des travaux historiques dans les
    principaux pays du monde. Quelques renseignements ont déjà été
    réunis à ce sujet par J. Franklin Jameson, _The expenditures of
    foreign governments in behalf of history_, dans l’_Annual Report of
    the American historical Association for 1891_, p. 38-61.

III. Leur orgueil et leur excessive âpreté dans les jugements qu’ils
portent sur les travaux de leurs confrères sont souvent reprochés aux
érudits, nous l’avons vu, comme une marque de leur excessive
«préoccupation des petites choses», en particulier par des personnes
dont les essais ont été sévèrement jugés. A la vérité, il y a des
érudits modestes et bienveillants: c’est une question de caractère; la
préoccupation» professionnelle «des petites choses» ne suffit pas à
modifier, à cet égard, les dispositions naturelles. «Ce bon monsieur Du
Cange», comme disaient les Bénédictins, était modeste jusqu’à l’excès:
«Il ne faut, disait-il en parlant de ses travaux, que des yeux et des
doigts pour en faire autant et plus»; il ne blâmait jamais personne, par
principe: «Si j’étudie, c’est pour le plaisir de l’étude, et non pour
faire peine à autrui non plus qu’à moi-même[129].» Il est certain,
cependant, que la plupart des érudits se signalent en public leurs
moindres _lapsus_ sans ménagements, parfois d’un ton rogue et dur, et
font preuve d’un zèle amer. Mais, amertume et dureté à part, ils n’ont
pas tort d’agir ainsi. C’est parce qu’ils ont--comme les «savants»
proprement dits, physiciens, chimistes, etc.--un vif sentiment de la
vérité scientifique qu’ils ont l’habitude de dénoncer les atteintes à la
méthode. Et ils parviennent de la sorte à défendre l’accès de leur
profession aux incapables et aux faiseurs, qui naguère y foisonnaient.

  [129] L. Feugère, _o. c._, p. 55, 58.

Parmi les jeunes gens qui se destinent aux études historiques,
quelques-uns, animés d’un esprit plus commercial que scientifique,
grossièrement désireux de succès positifs, se disent _in petto_:
«L’œuvre historique suppose, pour être faite conformément aux règles de
la méthode, des précautions et des labeurs infinis. Mais est-ce que l’on
ne voit pas paraître des œuvres historiques dont les auteurs ont péché
plus ou moins gravement contre les règles? Ces auteurs n’en sont-ils pas
moins estimés? Est-ce que ce sont toujours les plus consciencieux qui
inspirent le plus de considération? Le savoir-faire ne peut-il pas
suppléer au savoir?» Si le savoir-faire pouvait, en effet, suppléer au
savoir, comme il est plus facile de travailler mal que de travailler
bien, et l’important, à leurs yeux, étant de réussir, ils concluraient
volontiers que peu importe de travailler mal, pourvu que l’on
réussisse.--Pourquoi n’en serait-il pas, en effet, ici, comme dans la
vie, où le succès ne va pas nécessairement aux meilleurs?--Eh hien!
c’est grâce à l’impitoyable sévérité des érudits que de pareils
raisonnements seraient, en même temps qu’une bassesse, un détestable
calcul.

Vers la fin du Second Empire, en France, il n’y avait pas, en matière de
travaux historiques, d’opinion publique éclairée. De mauvais livres
d’érudition historique étaient publiés impunément et procuraient même
parfois à ceux qui les avaient faits des honneurs illégitimes. C’est
alors que les fondateurs de la _Revue critique d’histoire et de
littérature_ entreprirent de réagir contre cet état de choses; qu’ils
jugeaient, à bon droit, démoralisant. A cet effet, ils administrèrent
aux érudits sans conscience ou sans méthode des corrections publiques,
propres à les dégoûter pour toujours de l’érudition. Ils procédèrent à
des exécutions mémorables, non pas pour le plaisir, mais avec le ferme
propos de créer une censure, et, par conséquent, une justice, par la
terreur, dans le domaine des études historiques. Les mauvais
travailleurs furent, dès lors, pourchassés, et, sans doute, la _Revue_
n’entama pas profondément les couches épaisses du grand public, mais
elle exerça cependant sa police dans un rayon assez étendu pour
inculquer bon gré mal gré à la plupart des intéressés l’habitude de la
sincérité et le respect de la méthode. Depuis vingt-cinq ans,
l’impulsion qu’elle a donnée s’est propagée au-delà de toute espérance.

Aujourd’hui, il est devenu très difficile, dans le domaine des études
d’érudition, sinon de faire illusion, au moins de faire illusion
_longtemps_. Désormais, dans les sciences historiques comme dans les
sciences proprement dites, aucune erreur ne se fonde, aucune vérité ne
se perd. Quelques mois, quelques années peuvent s’écouler, à la rigueur,
avant qu’une expérience de chimie mal faite ou une édition bâclée soient
reconnues pour telles, mais les résultats inexacts, provisoirement
acceptés sous bénéfice d’inventaire, sont toujours, tôt ou tard,
aperçus, dénoncés, éliminés, et généralement très vite. La théorie des
opérations de critique externe est si bien établie, le nombre des
spécialistes qui en sont pénétrés est si grand dans tous les pays, qu’il
est très rare, maintenant, qu’un catalogue descriptif de documents, une
édition, un regeste, une monographie, ne soient pas tout de suite
scrutés, disséqués, et jugés. Que l’on en soit bien averti: il serait
très imprudent, désormais, de se risquer à publier un travail
d’érudition sans avoir pris toutes ses mesures pour qu’il soit
inattaquable, car il serait aussitôt, ou, dans tous les cas, à brève
échéance, attaqué et démoli. Des naïfs, qui l’ignorent, s’aventurent
encore, de temps en temps, sans préparation suffisante, sur le terrain
de la critique externe, pleins de bonnes intentions, désireux de «rendre
des services», et convaincus apparemment que l’on peut procéder là,
comme ailleurs (sur le terrain politique, par exemple), à vue de nez,
par approximation, «sans connaissances spéciales»; ils ont à s’en
repentir. Les malins ne s’y risquent pas: les travaux d’érudition,
d’ailleurs pénibles et médiocrement glorieux, ne leur disent rien qui
vaille; ils savent trop bien que des spécialistes habiles, en général
peu bienveillants pour les intrus, se les réservent; ils se rendent
compte que, de ce côté, il n’y a plus rien à faire pour eux. L’honnête
et rude intransigeance des érudits les préserve ainsi des contacts
désagréables que les «historiens» proprement dits ont encore,
quelquefois, à subir.

En effet, les mauvais travailleurs, à la recherche d’un public qui
contrôle de moins près que le public des érudits, se réfugient
volontiers dans l’exposition historique. Là, les règles de la méthode
sont moins évidentes, ou, pour mieux dire, moins connues. Tandis que la
critique des textes et la critique des sources sont réduites en forme
scientifique, les opérations synthétiques, en histoire, se font encore
au hasard. La confusion d’esprit, l’ignorance, la négligence, qui
s’accusent si nettement dans les œuvres d’érudition, sont, jusqu’à un
certain point, masquées de littérature dans les ouvrages d’histoire, et
le grand public, dont l’éducation est mal faite en ces matières, n’en
est pas choqué[130]. Bref, il y a encore, sur ce terrain, de bonnes
chances d’impunité.--Cependant, elles diminuent: un jour, qui n’est pas
très éloigné, viendra où les esprits superficiels qui synthétisent
incorrectement seront aussi peu considérés que le seraient dès
maintenant des techniciens de la critique préparatoire sans conscience
ou sans adresse. Les ouvrages des plus célèbres historiens du XIXe
siècle, morts d’hier, Augustin Thierry, Ranke, Fustel de Coulanges,
Taine, etc., ne sont-ils pas déjà tous rongés, et comme percés à jour
par la critique? Les défauts de leurs méthodes sont déjà vus, définis,
condamnés.

  [130] Les spécialistes de la critique externe eux-mêmes, si
    clairvoyants quand il s’agit de travaux d’érudition, se laissent
    éblouir presque aussi aisément que d’autres, lorsqu’ils ne font pas
    profession de dédaigner _a priori_ toute synthèse, par les synthèses
    incorrectes, par les apparences d’«idées générales», et par les
    artifices littéraires.

Ce qui doit persuader ceux qui ne seraient pas sensibles à d’autres
considérations de travailler honnêtement en histoire, c’est que le temps
est passé, ou peu s’en faut, où l’on pouvait, sans avoir à craindre des
désagréments, travailler mal.



SECTION II

CRITIQUE INTERNE



CHAPITRE VI

CRITIQUE D’INTERPRÉTATION (HERMÉNEUTIQUE)


I. Quand un zoologiste décrit la forme et la longueur d’un muscle, quand
un physiologiste présente le tracé d’un mouvement, on peut accepter en
bloc leurs résultats parce qu’on sait par quelle méthode, par quels
instruments, par quel système de notation ils les ont obtenus[131]. Mais
quand Tacite dit des Germains: _Arva per annos mutant_, on ne sait
d’avance ni s’il a correctement procédé pour se renseigner, ni même en
quel sens il a pris les mots _arva_ et _mutant_; il faut pour s’en
assurer une opération préalable[132]. Cette opération est la critique
interne.

  [131] Les sciences d’observation ont besoin aussi d’une espèce de
    critique. On n’admet pas sans vérification les observations du
    premier venu; on n’accepte que les résultats obtenus par les gens
    qui «savent travailler». Mais cette critique se fait en bloc et d’un
    seul coup, elle porte sur l’auteur, non sur ses travaux; au
    contraire la critique historique est obligée d’opérer en détail sur
    chacune des parties du document.

  [132] Cf. ci-dessus, liv. II, chap. V, p. 90.

La critique est destinée à discerner dans le document ce qui peut être
accepté comme vrai. Or le document n’est que le résultat dernier d’une
longue série d’opérations dont l’auteur ne nous fait pas connaître le
détail. Observer ou recueillir les faits, concevoir les phrases, écrire
les mots, toutes ces opérations, distinctes les unes des autres, peuvent
n’avoir pas été faites avec la même correction. Il faut donc _analyser_
le produit de ce travail de l’auteur pour distinguer quelles opérations
ont été incorrectes, afin de n’en pas accepter les _résultats_. Ainsi
l’_analyse_ est nécessaire à la critique; toute critique commence par
une analyse.

Pour être logiquement complète l’analyse devrait reconstituer toutes les
opérations que l’auteur a dû faire et les examiner _une à une_, afin de
chercher si chacune a été faite correctement. Il faudrait repasser par
tous les actes successifs qui ont produit le document, depuis le moment
où l’auteur a vu le fait qui est l’objet du document jusqu’au mouvement
de sa main qui a tracé les lettres du document; ou plutôt il faudrait
remonter en sens inverse, échelon par échelon, depuis le mouvement de la
main jusqu’à l’observation. Cette méthode serait si longue et si
fastidieuse que personne n’aurait le temps ni la patience de
l’appliquer.

La critique interne n’est pas, comme la critique externe, un instrument
qu’on puisse manier pour le plaisir de le manier[133]; elle ne procure
aucune jouissance directe, parce qu’elle ne résout définitivement aucun
problème. On ne la pratique que par nécessité et on cherche à la réduire
au strict minimum. L’historien le plus exigeant s’en tient à une méthode
abrégée qui concentre toutes les opérations en deux groupes: 1º
l’analyse du contenu du document et la critique positive
d’interprétation, nécessaires pour s’assurer de ce que l’auteur a voulu
dire; 2º l’analyse des conditions où le document s’est produit et la
critique négative, nécessaires pour contrôler les dires de l’auteur.
Encore ce dédoublement du travail critique n’est-il pratiqué que par une
élite. La tendance naturelle, même des historiens qui travaillent avec
méthode, est de lire le texte avec la préoccupation d’y trouver
directement des renseignements, sans penser à se représenter exactement
ce que l’auteur a eu dans l’esprit[134]. Cette pratique est excusable
tout au plus pour les documents du XIXe siècle, écrits par des hommes
dont la langue et la façon de penser nous sont familières, dans les cas
où une seule interprétation est possible. Elle devient dangereuse dès
que les habitudes de langage ou de pensée de l’auteur s’écartent de
celles de l’historien qui le lit ou que le sens du texte n’est pas
évident et incontestable. Quiconque, lisant un texte, n’est pas occupé
exclusivement de le comprendre, arrive forcément à le lire à travers ses
impressions[135]; dans le document il est frappé par les phrases ou les
mots qui répondent à ses propres conceptions ou s’accordent avec l’idée
_a priori_ qu’il s’est formée des faits; sans même s’en apercevoir, il
détache ces phrases ou ces mots et en forme un texte imaginaire qu’il
met à la place du texte réel de l’auteur[136].

  [133] Cf. ci-dessus, p. 99.

  [134] Taine paraît avoir procédé ainsi dans _les Origines de la France
    contemporaine_, t. II, _la Révolution_; il avait fait des extraits
    de ses documents inédits et en a inséré un grand nombre dans son
    ouvrage, mais on ne voit pas qu’il en eût fait d’abord l’analyse
    méthodique pour en déterminer le sens.

  [135] L’allemand a un mot très exact pour rendre ce phénomène,
    _hineinlesen_; le français n’a pas d’expression équivalente.

  [136] Fustel de Coulanges explique très clairement le danger de cette
    _méthode_. «Quelques érudits commencent par se faire une opinion...
    et ce n’est qu’après cela qu’ils lisent les textes. Ils risquent
    fort de ne pas les comprendre ou de les comprendre à faux. C’est
    qu’en effet entre le texte et l’esprit prévenu qui le lit il
    s’établit une sorte de conflit inavoué; l’esprit se refuse à saisir
    ce qui est contraire à son idée, et le résultat ordinaire de ce
    conflit n’est pas que l’esprit se rende à l’évidence du texte, mais
    plutôt que le texte cède, plie et s’accommode à l’opinion préconçue
    par l’esprit... Mettre ses idées personnelles dans l’étude des
    textes, c’est la méthode subjective. On croit regarder un objet, et
    c’est sa propre idée que l’on regarde. On croit observer un fait, et
    ce fait prend tout de suite la couleur et le sens que l’esprit veut
    qu’il ait. On croit lire un texte et les phrases de ce texte
    prennent une signification particulière suivant l’opinion antérieure
    qu’on s’en était faite. Cette méthode subjective est ce qui a jeté
    le plus de trouble dans l’histoire de l’époque mérovingienne...
    C’est qu’il ne suffisait pas de lire les textes, il fallait les lire
    avant d’avoir arrêté sa conviction.» (_Monarchie franque_, p.
    31.)--Pour la même raison Fustel condamnait la prétention de lire un
    document à travers un autre document; il protestait contre l’usage
    d’expliquer la _Germanie_ de Tacite par les Lois barbares. Voir dans
    la _Revue des questions historiques_, 1887, t. I, la leçon de
    méthode, _De l’analyse des textes historiques_, donnée à propos d’un
    commentaire de Grégoire de Tours par M. Monod. «C’est par l’analyse
    exacte de chaque document que l’historien doit commencer son
    travail... L’analyse d’un texte... consiste à établir le sens de
    chaque mot, à dégager la vraie pensée de celui qui a écrit... Au
    lieu de chercher le sens de chaque phrase de l’historien et la
    pensée qu’il y a mise, il [M. Monod] commente chaque phrase à l’aide
    de ce qui se trouve ou dans Tacite ou dans la loi salique... Il faut
    bien s’entendre sur l’analyse. Beaucoup en parlent, peu la
    pratiquent... Elle doit, par une étude attentive de chaque détail,
    dégager d’un texte tout ce qui s’y trouve; elle ne doit pas y
    introduire ce qui ne s’y trouve pas.»--Après avoir lu ces excellents
    conseils il sera instructif de lire la réponse de M. Monod (dans la
    _Revue historique_); on y verra que Fustel lui-même n’a pas toujours
    pratiqué la méthode qu’il recommande.

II. Ici, comme toujours en histoire, la méthode consiste à résister au
premier mouvement. Il faut se pénétrer de ce principe, évident mais
souvent oublié, qu’un document ne contient que les idées de l’homme qui
l’a écrit et il faut se faire une règle de commencer par comprendre le
texte en lui-même, _avant_ de se demander ce qu’on en peut tirer pour
l’histoire. Ainsi on arrive à cette règle générale de méthode: l’étude
de tout document doit commencer par une analyse du contenu sans autre
but que de déterminer la pensée réelle de l’auteur.

Cette analyse est une opération préalable, séparée et indépendante.
L’expérience engage, ici comme pour les travaux d’érudition[137], à
adopter le système des fiches. Chaque fiche recevra l’analyse, soit d’un
document, soit d’une partie distincte d’un document, soit d’un épisode
d’un récit; l’analyse devra indiquer, non seulement le sens général du
texte, mais, autant que possible, le but et la conception de l’auteur.
On fera bien de reproduire textuellement les expressions qui sembleront
caractéristiques de la pensée de l’auteur.

  [137] Cf. ci-dessus, p. 80.

Il peut suffire parfois d’avoir analysé le texte mentalement: on n’a pas
toujours besoin d’écrire _matériellement_ une fiche d’ensemble; on se
bornera alors à noter les traits dont on croit pouvoir tirer
parti.--Mais contre le danger toujours présent de mettre son impression
à la place du texte, il n’existe qu’une précaution sûre; aussi fera-t-on
bien de l’ériger en règle: s’astreindre à ne faire des extraits ou des
analyses partielles d’un document qu’après en avoir fait une analyse
d’ensemble[138], sinon matérielle, du moins mentale.

  [138] Un travailleur spécial peut se charger de l’analyse; c’est ce
    qui arrive dans le cas des regestes et des catalogues d’actes; si le
    travail d’analyse a été fait correctement par le fabricant de
    regestes, il devient inutile de le refaire.

Analyser un document, c’est discerner et isoler toutes les idées
exprimées par l’auteur. L’analyse se ramène ainsi à la _critique
d’interprétation_.

L’interprétation passe par deux degrés, le sens littéral et le sens
réel.

III. Déterminer le sens littéral d’un texte est une opération
linguistique; aussi a-t-on classé la Philologie (_Sprachkunde_) parmi
les sciences auxiliaires de l’histoire. Pour comprendre un texte, il
faut d’abord en connaître la langue. Mais la connaissance _générale_ de
la langue ne suffit pas. Pour interpréter Grégoire de Tours, ce n’est
pas assez de savoir en général le latin; il faut encore une
interprétation historique spéciale pour adapter cette connaissance
générale au latin de Grégoire de Tours.

La tendance naturelle est d’attribuer à un même mot le même sens partout
où on le rencontre. Instinctivement on traite la langue comme un système
fixe de signes. C’est en effet le caractère des signes créés exprès pour
l’usage scientifique, l’algèbre, la nomenclature chimique; là, toute
expression a un sens précis, qui est unique, absolu et invariable; elle
exprime une idée analysée et définie exactement et elle n’en exprime
qu’une, toujours la même, à quelque endroit qu’elle soit placée, quel
que soit l’auteur qui l’emploie. Mais la langue vulgaire, dans laquelle
sont écrits les documents, est une langue flottante; chaque mot exprime
une idée complexe et mal définie; il a des sens multiples, relatifs et
variables; un même mot signifie plusieurs choses différentes; il prend
un sens différent dans un même auteur suivant les autres mots qui
l’entourent; il change de sens d’un auteur à un autre et dans le cours
du temps. _Vel_ signifie toujours _ou_ en latin classique, il signifie
_et_ à certaines époques du moyen âge; _suffragium_, qui veut dire
_suffrage_ en latin classique, prend au moyen âge le sens de _secours_.
Il faut donc apprendre à résister à cet instinct qui nous porte à
expliquer toutes les expressions d’un texte par le sens classique ou le
sens habituel. L’interprétation grammaticale, fondée sur les règles
générales de la langue, doit être complétée par l’interprétation
historique fondée sur l’examen du cas particulier.

La méthode consiste à établir le sens spécial des mots dans le document;
elle repose sur quelques principes très simples.

1º La langue change par une évolution continue. Chaque époque a sa
langue propre qu’on doit traiter comme un système spécial de signes.
Pour comprendre un document, on doit donc savoir la _langue du temps_,
c’est-à-dire le sens des mots et des tournures à l’époque où le texte a
été écrit.--Le sens d’un mot se détermine en réunissant les passages où
il est employé: il s’en trouve presque toujours quelqu’un où le reste de
la phrase ne laisse aucun doute sur le sens[139]. C’est le rôle des
dictionnaires historiques tels que le _Thesaurus linguæ latinæ_ ou les
Glossaires de Du Cange; dans ces répertoires, l’article consacré à
chaque mot est un recueil des phrases où le mot se rencontre,
accompagnées d’une indication d’auteur qui fixe l’époque.

  [139] On trouvera des modèles pratiques de ce procédé dans Deloche,
    _la Trustis et l’antrustion royal_, Paris, 1873, in-8, et surtout
    dans Fustel de Coulanges. Voir en particulier l’étude sur les mots
    marca (_Recherches sur quelques problèmes d’histoire_, p.
    322-356),--mallus (_ib._, 372-402),--alleu (_l’Alleu et le domaine
    rural_, p. 149-170),--portio (_ib._, p. 239-252).

Quand la langue était déjà morte pour l’auteur du document et qu’il l’a
apprise dans des écrits,--ce qui est le cas des textes latins du bas
moyen âge,--il faut prendre garde que les mots peuvent être pris dans un
sens arbitraire et n’avoir été choisis que pour faire une élégance: par
exemple _consul_ (comte), _capite census_ (censitaire), _agellus_ (grand
domaine).

2º L’usage de la langue peut différer d’une région à une autre; on doit
donc connaître la _langue du pays_ où le document a été écrit,
c’est-à-dire les sens particuliers usités dans le pays.

3º Chaque auteur a une façon personnelle d’écrire, on doit donc étudier
la _langue de l’auteur_, le sens particulier qu’il donnait aux
mots[140]. C’est à quoi servent les lexiques de la langue d’un auteur,
tels que le _Lexicon Caesarianum_ de Meusel, où sont réunis tous les
passages où il a employé chaque mot.

  [140] La théorie et un exemple de ce procédé se trouvent dans Fustel
    de Coulanges, _Recherches sur quelques problèmes d’histoire_ (p.
    189-289), à propos des renseignements de Tacite sur les Germains.
    Voir surtout, p. 263-289, la discussion du célèbre passage sur le
    mode de culture des Germains.

4º Une expression change de sens suivant le passage où elle se trouve;
on doit donc interpréter chaque mot et chaque phrase non pas isolément,
mais en tenant compte du sens général du morceau (le _contexte_). C’est
la _règle du contexte_[141], règle fondamentale de l’interprétation.
Elle implique qu’avant de faire usage d’une phrase d’un texte on a lu le
texte dans son ensemble; elle interdit de ramasser dans un travail
moderne des _citations_, c’est-à-dire des lambeaux de phrase arrachés
d’un passage où l’on ignore le sens spécial que leur donnait le
contexte[142].

  [141] Fustel de Coulanges la formule ainsi: «Il ne faut jamais isoler
    deux mots de leur contexte; c’est le moyen de se tromper sur leur
    signification.» (_Monarchie franque_, p. 228, n. 1.)

  [142] Voici comment Fustel condamne cette pratique: «Je ne parle pas
    des faux érudits qui citent de seconde main et se donnent tout au
    plus la peine de vérifier si la phrase qu’ils ont vue citée se
    trouve bien à l’endroit indiqué. Vérifier les citations est tout
    autre chose que lire les textes et les deux conduisent souvent à des
    résultats opposés.» _Revue des questions historiques_, 1887, t.
    I.--Voir aussi (_l’Alleu..._, p. 171-198) la leçon donnée à M.
    Glasson, à propos de la théorie de la communauté des terres; c’est
    la discussion de 45 citations étudiées en tenant compte du contexte
    pour montrer qu’aucune n’a le sens admis par M. Glasson. On peut
    comparer la réponse: Glasson, _les Communaux et le domaine rural à
    l’époque franque_, Paris, 1890.

Ces règles, si on les appliquait avec rigueur, constituerait une méthode
exacte d’interprétation, qui ne laisserait presque aucune chance
d’erreur, mais qui exigerait une énorme dépense de temps. Quel travail
s’il fallait pour _chaque_ mot déterminer par une opération spéciale le
sens dans la langue du temps, du pays, de l’auteur et dans le contexte!
C’est le travail qu’exige une traduction bien faite; on s’y est résigné
pour quelques ouvrages antiques d’une grande valeur littéraire; pour la
masse des documents historiques on s’en tient dans la pratique à un
procédé abrégé.

Tous les mots ne sont pas également sujets à changer de sens; la plupart
conservent chez tous les auteurs et à toutes les époques un sens à peu
près uniforme. On peut donc se contenter d’étudier spécialement les
expressions qui, par leur nature, sont exposées à prendre des sens
variables: 1º les expressions toutes faites qui, étant fixées,
n’évoluent pas de même que les mots dont elles sont composées; 2º et
surtout, les mots qui désignent les choses sujettes par nature à
évoluer: classes d’hommes (_miles_, _colonus_, _servus_);--institutions
(_conventus_, _justitia_, _judex_);--usages (_alleu_, _bénéfice_,
_élection_);--sentiments, objets usuels. Pour tous ces mots il serait
imprudent de présumer la fixité de sens; c’est une précaution
indispensable de s’assurer en quel sens ils sont pris dans le texte à
interpréter.

«Ces études de mots, dit Fustel de Coulanges, ont une grande importance
dans la science historique. Un terme mal interprété peut être la source
de grandes erreurs[143].» Il lui a suffi en effet d’appliquer
méthodiquement la critique d’interprétation à une centaine de mots pour
renouveler l’étude des temps mérovingiens.

  [143] C’est sa critique d’interprétation qui a fait toute
    l’originalité de Fustel, il n’a fait personnellement aucun travail
    de critique externe, et sa critique de sincérité et d’exactitude a
    été entravée par un respect pour les affirmations des anciens qui
    allait jusqu’à la crédulité.

IV. Après avoir analysé le document et déterminé le sens littéral des
phrases, on n’est pas certain encore d’avoir atteint la véritable pensée
de l’auteur. Il se peut qu’il ait pris quelques expressions dans
un sens détourné; cela arrive, pour plusieurs motifs très
différents: l’allégorie ou le symbole,--la plaisanterie ou la
mystification,--l’allusion ou le sous-entendu,--même la simple figure de
langage (métaphore, hyperbole, litote)[144]. Dans tous ces cas il faut,
à travers le sens littéral, percer jusqu’au sens réel que l’auteur a
dissimulé volontairement sous une forme inexacte.

  [144] Une difficulté parallèle se présente dans l’interprétation des
    monuments figurés; les représentations ne doivent pas toutes être
    prises «à la lettre». Darius, dans le monument de Behistoun, foule
    aux pieds les chefs vaincus; c’est une métaphore. Les miniatures du
    moyen âge montrent des personnages couchés dans leur lit, une
    couronne sur la tête: c’est le symbole de leur rang royal, le
    peintre n’a pas voulu dire qu’ils gardaient leur couronne pour
    dormir.

La question est logiquement très embarrassante: il n’existe pas de
_criterium_ extérieur fixe pour reconnaître sûrement un sens détourné;
l’essence même de la mystification, devenue au XIXe siècle un genre
littéraire, est d’effacer tous ces indices qui dénonceraient la
plaisanterie. Dans la pratique on est moralement certain qu’un auteur
n’emploie pas le sens détourné quand il tient surtout à être compris; on
court donc peu de risque de le rencontrer dans les documents officiels,
les chartes et les récits historiques. Dans tous les cas la forme
générale du document permet de présumer qu’il est écrit au sens
littéral.

On doit au contraire s’attendre à des sens détournés quand l’auteur a eu
d’autres préoccupations que d’être compris, ou qu’il a écrit pour un
public qui pouvait comprendre ses allusions et ses sous-entendus, ou
pour des initiés (religieux ou littéraires) qui devaient comprendre ses
symboles et ses figures de langage. C’est le cas des textes religieux,
des lettres privées et de toutes les œuvres littéraires, qui forment une
forte part des documents sur l’antiquité. Aussi l’art de reconnaître et
de déterminer le sens caché des textes a-t-il toujours tenu une large
place dans la théorie de l’_herméneutique_[145] (c’est le nom grec de la
critique d’interprétation), et dans l’_exégèse_ des textes sacrés et des
auteurs classiques.

  [145] A. Bœckh, _Encyclopædie und Methodologie der philologischen
    Wissenschaften_ ² (1886), a donné une théorie de l’_herméneutique_,
    à laquelle E. Bernheim s’est contenté de se référer.

Les différentes façons d’introduire un sens détourné sous le sens
littéral sont trop variées et dépendent de trop de conditions
individuelles pour que l’art de les déterminer puisse être ramené à des
règles générales. On ne peut guère formuler qu’un principe universel:
quand le sens littéral est absurde, incohérent ou obscur, ou contraire
aux idées de l’auteur ou aux faits connus de lui, on doit présumer un
sens détourné.

Pour déterminer ce sens, on doit procéder comme pour établir la langue
d’un auteur: on compare les passages où se trouvent les morceaux
auxquels on soupçonne un sens détourné, en cherchant s’il n’y en a pas
un où le contexte permette de deviner le sens. Un exemple célèbre de ce
procédé est la découverte du sens allégorique de la Bête dans
l’_Apocalypse_. Mais comme il n’existe pas de méthode sûre de solution,
on n’a pas le droit d’affirmer qu’on a découvert toutes les intentions
cachées ou relevé toutes les allusions contenues dans un texte; et même
quand on croit avoir trouvé le sens, on fera bien de ne pas tirer de
conclusions d’une interprétation forcément conjecturale.

En sens inverse il faut se garder de chercher partout un sens
allégorique, comme les néo-platoniciens ont fait pour les œuvres de
Platon et les swedenborgiens pour la Bible. On est revenu aujourd’hui de
cette _hyperherméneutique_; mais on n’est pas à l’abri de la tendance
analogue à chercher partout des allusions. Cette recherche, toujours
conjecturale, donne plus de satisfactions d’amour-propre à l’interprète
que de résultats utilisables pour l’histoire.

V. Quand on a enfin atteint le sens véritable du texte, l’opération de
l’analyse positive est terminée. Le résultat est de faire connaître les
_conceptions_ de l’auteur, les images qu’il avait dans l’esprit, les
notions générales au moyen desquelles il se représentait le monde. On
atteint ainsi des opinions, des doctrines, des connaissances. C’est là
une couche de renseignements très importants avec lesquels se constitue
tout un groupe de sciences historiques[146]: les histoires des arts
figurés et des littératures,--l’histoire des sciences,--l’histoire des
doctrines philosophiques et morales,--la mythologie et l’histoire des
dogmes (improprement appelées croyances religieuses, puisqu’on étudie
les doctrines officielles sans rechercher si elles sont
crues),--l’histoire du droit, l’histoire des institutions officielles
(en tant qu’on ne cherche pas comment elles étaient appliquées dans la
pratique),--l’ensemble des légendes, traditions, opinions, conceptions
populaires (appelées sans précision croyances), qu’on réunit sous le nom
de _folklore_.

  [146] La méthode pour extraire des conceptions les renseignements sur
    les faits extérieurs fait partie de la théorie du raisonnement
    constructif. Voir le livre III.

Toutes ces études n’ont besoin que de la critique externe de provenance
et de la critique d’interprétation; elles exigent un degré d’élaboration
de moins que l’histoire des faits matériels; aussi sont-elles parvenues
plus vite à se constituer méthodiquement.



CHAPITRE VII

CRITIQUE INTERNE NÉGATIVE DE SINCÉRITÉ ET D’EXACTITUDE


I. L’analyse et la critique positive d’interprétation n’atteignent que
le travail d’esprit intérieur de l’auteur du document et ne font
connaître que ses idées. Elles n’apprennent directement rien sur les
faits extérieurs. Même quand l’auteur a pu les observer, son texte
indique seulement comment il a voulu les représenter, non comment il les
a réellement vus, et encore moins ce qu’ils ont réellement été. Ce qu’un
auteur exprime n’est pas forcément ce qu’il croyait, car il peut avoir
menti; ce qu’il a cru n’est pas forcément ce qui existait, car il peut
s’être trompé. Ces propositions sont évidentes. Cependant un premier
mouvement naturel nous porte à accepter comme vraie toute affirmation
contenue dans un document, ce qui est admettre implicitement qu’aucun
auteur n’a menti ou ne s’est trompé; et il faut que cette crédulité
spontanée soit bien puissante, puisqu’elle persiste malgré l’expérience
quotidienne qui nous montre des cas innombrables d’erreur et de
mensonge.

La pratique a forcé les historiens à réfléchir en les mettant en
présence de documents qui se contredisaient les uns les autres; dans ce
conflit il a bien fallu se résigner à douter et, après examen, à
admettre l’erreur ou le mensonge; ainsi s’est imposée la nécessité de la
critique négative pour écarter les affirmations manifestement menteuses
ou erronées. Mais l’instinct de confiance est si indestructible qu’il a
jusqu’ici empêché même les gens du métier de constituer la critique
interne des affirmations en méthode régulière comme ils ont fait pour la
critique externe de provenance. Les historiens, dans leurs travaux, et
même les théoriciens de la méthode historique[147], en sont restés à des
notions vulgaires et des formules vagues, en contraste frappant avec la
terminologie précise de la critique de sources. Ils se bornent à
examiner si l’auteur a été en général _contemporain_ des faits, s’il en
a été _témoin_ oculaire; s’il a été _sincère_ et _bien informé_, s’il a
su la vérité ou s’il a voulu la dire; ou même, résumant tout en une
formule, s’il a été _digne de foi_.

  [147] Par exemple le P. de Smedt, Tardif, Droysen et même Bernheim.

Assurément cette critique superficielle vaut beaucoup mieux que
l’absence de critique, et elle a suffi pour donner à ceux qui l’ont
pratiquée la conscience d’une supériorité incontestable. Mais elle n’est
qu’à mi-chemin entre la crédulité vulgaire et une méthode scientifique.
Ici, comme en toute science, le point de départ doit être le doute
méthodique[148]. Tout ce qui n’est pas prouvé doit rester provisoirement
douteux; pour affirmer une proposition il faut apporter des raisons de
la croire exacte. Appliqué aux affirmations des documents, le doute
méthodique devient la _défiance méthodique_.

  [148] Descartes, venu en un temps où l’histoire ne consistait encore
    qu’à reproduire des récits antérieurs, n’a pas trouvé le moyen de
    lui appliquer le doute méthodique; aussi a-t-il refusé de lui
    reconnaître le caractère de science.

L’historien doit _a priori_ se défier de toute affirmation d’un auteur,
car il ignore si elle n’est pas mensongère ou erronée. Elle ne peut être
pour lui qu’une présomption. La prendre à son compte et la répéter en
son nom, c’est déclarer implicitement qu’il la considère comme une
vérité scientifique. Ce pas décisif, il n’a le droit de le faire que
pour de bonnes raisons. Mais l’esprit humain est ainsi construit qu’on
fait ce pas sans s’en apercevoir (cf. liv. II, ch. I).--Contre cette
tendance dangereuse le critique n’a qu’un procédé de défense. Il doit ne
pas attendre pour douter d’y être forcé par une contradiction entre les
affirmations des documents, il doit _commencer_ par douter. Il doit
n’oublier jamais la distance entre l’affirmation d’un auteur, quel qu’il
soit, et une vérité scientifiquement établie, de façon à garder toujours
pleine conscience de la responsabilité qu’il prend lorsqu’il reproduit
une affirmation.

Même après s’être décidé en principe à pratiquer cette défiance contre
nature, on tend instinctivement à s’en délivrer le plus vite possible.
Le mouvement naturel est de faire _en bloc_ la critique de tout un
auteur ou au moins de tout un document, de classer en deux catégories, à
droite les brebis, à gauche les boucs; d’un côté les auteurs dignes de
foi ou les bons documents, de l’autre les auteurs suspects ou les
mauvais documents. Après quoi, ayant épuisé toute sa force de défiance,
on reproduit sans discussion toutes les affirmations du «bon document».
On consent à se défier de Suidas ou d’Aimoin, auteurs suspects, mais on
affirme comme vérité établie tout ce qu’a dit Thucydide ou Grégoire de
Tours[149]. On applique aux auteurs la procédure judiciaire qui classe
les témoins en recevables et non recevables: dès qu’on a accepté un
témoin on se sent engagé à admettre tous ses dires; on n’ose douter
d’une de ses affirmations que si l’on prouve des raisons spéciales d’en
douter. Instinctivement on prend parti pour l’auteur qu’on a déclaré
recommandable et on en vient, comme dans les tribunaux, à dire que «la
charge de faire la preuve» incombe à celui qui récuse un témoignage
valable[150].

  [149] Fustel de Coulanges lui-même n’était pas affranchi de cette
    timidité. A propos d’un discours prêté à Clovis par Grégoire de
    Tours, il dit: «Sans doute on ne peut affirmer que de telles paroles
    aient été réellement prononcées. Mais on ne doit pas non plus
    affirmer hardiment contre Grégoire de Tours qu’elles ne l’ont pas
    été... Le plus sage est d’accepter le texte de Grégoire.» _Monarchie
    franque_, p. 66.--Le plus sage, ou plutôt le seul parti scientifique
    est d’avouer qu’on ne sait rien des paroles de Clovis, car Grégoire
    lui-même ne les connaissait pas.

  [150] Un des historiens de l’antiquité les plus experts en critique,
    Ed. Meyer, _Die Entstehung des Judenthums_, Halle, 1896, in-8, a
    récemment encore allégué cet étrange argument juridique en faveur
    des récits de Néhémie.--M. Bouché-Leclercq, dans une remarquable
    étude sur «Le règne de Séleucus II Callinicus et la critique
    historique» (_Revue des Universités du Midi_, avr.-juin 1897),
    semble, par réaction contre l’hypercritique de Niebuhr et de
    Droysen, incliner vers une théorie analogue. «Sous peine de tomber
    dans l’agnosticisme--qui est pour elle le suicide--ou dans la
    fantaisie individuelle, la critique historique doit accorder une
    certaine foi aux témoignages qu’elle ne peut pas contrôler,
    lorsqu’ils ne sont pas nettement contredits par d’autres de valeur
    égale.» M. Bouché-Leclercq a raison contre l’historien qui, «après
    avoir disqualifié tous ses témoins, prétend se substituer à eux et
    voit par leurs yeux tout autre chose que ce qu’ils ont vu
    eux-mêmes». Mais quand les «témoignages» ne sont pas suffisants pour
    faire connaître scientifiquement un fait, la seule attitude correcte
    est «l’agnosticisme», c’est-à-dire l’aveu de notre ignorance; nous
    n’avons pas le droit d’éluder cet aveu parce que le hasard aura
    laissé périr les documents en contradiction avec ces témoignages.

La confusion est encore accrue par l’expression _authentique_ empruntée
à la langue judiciaire; elle ne se rapporte qu’à la provenance, non au
contenu; dire qu’un document est authentique, c’est dire seulement que
la provenance en est certaine, non que le contenu en est exact. Mais
l’authenticité produit une impression de respect qui dispose à accepter
le contenu sans discussion. Douter des affirmations d’un document
authentique semblerait présomptueux, ou du moins on se croit obligé
d’attendre des preuves écrasantes avant de «s’inscrire en faux» contre
le témoignage de l’auteur: les historiens eux-mêmes emploient cette
expression malencontreusement empruntée à la langue judiciaire.

II. A ces instincts naturels il faut résister méthodiquement. Un
document (à plus forte raison l’œuvre d’un auteur) ne forme pas un bloc;
il se compose d’un très grand nombre d’affirmations indépendantes, dont
chacune peut être mensongère ou fausse tandis que les autres sont
sincères ou exactes (et inversement), puisque chacune est le produit
d’une opération qui peut avoir été incorrecte tandis que les autres
étaient correctes. Il ne suffit donc pas d’examiner _en bloc_ tout un
document, il faut examiner séparément chacune des affirmations qu’il
contient; la _critique_ ne peut se faire que par une _analyse_.

Ainsi la critique interne aboutit à deux règles générales:

1º Une vérité scientifique ne s’établit pas par _témoignage_. Pour
affirmer une proposition il faut des raisons spéciales de la croire
vraie. Il se peut que l’affirmation d’un auteur soit, dans certains cas,
une raison suffisante; mais on ne le sait pas d’avance. La règle sera
donc d’_examiner_ toute affirmation pour s’assurer si elle est de nature
à constituer une raison suffisante de croire.

2º La critique d’un document ne peut pas se faire en bloc. La règle sera
d’_analyser_ le document en ses éléments, pour dégager toutes les
affirmations indépendantes dont il se compose et examiner chacune
séparément. Souvent une seule phrase contient plusieurs affirmations, il
faut les isoler pour les critiquer à part. Dans une vente, par exemple,
on doit distinguer la date, le lieu, le vendeur, l’acheteur, l’objet, le
prix, chacune des stipulations.

La critique et l’analyse se font pratiquement en même temps et, sauf les
textes de langue difficile, elles peuvent être menées de front avec
l’analyse et la critique d’interprétation. Aussitôt qu’on a compris une
phrase on l’analyse et on fait la critique de chacun des éléments.

C’est dire que la critique consiste _logiquement_ en un nombre énorme
d’opérations. En les décrivant avec le détail nécessaire pour en faire
comprendre le mécanisme et la raison d’être, nous allons leur donner
l’apparence d’un procédé trop lent pour être praticable. C’est
l’impression inévitable que produit toute description par la parole d’un
acte complexe de la pratique. Comparez le temps nécessaire pour décrire
un mouvement d’escrime et pour l’exécuter; comparez la longueur de la
grammaire et du dictionnaire avec la rapidité de la lecture. Comme tout
art pratique, la critique consiste dans l’habitude de certains actes;
pendant l’apprentissage, avant que l’habitude soit prise, on est obligé
de penser séparément chaque acte avant de le faire et de décomposer les
mouvements: aussi les fait-on tous lentement et péniblement; mais
aussitôt l’habitude prise, les actes, devenus instinctifs et
inconscients, sont faciles et rapides. Que le lecteur ne s’inquiète donc
pas de la lenteur des procédés de la critique, il verra plus bas comment
ils s’abrègent dans la pratique.

III. Voici comment se pose le problème de la critique. Étant donnée une
affirmation venant d’un homme qu’on n’a pas vu opérer, la valeur de
l’affirmation dépendant exclusivement de la manière dont cet homme a
opéré, déterminer si ses opérations ont été conduites correctement.--La
position même du problème montre qu’on ne peut espérer aucune solution
directe et définitive; il manque la donnée essentielle, qui serait la
manière dont l’auteur a opéré. La critique s’arrête donc à des solutions
indirectes et provisoires, elle se borne à fournir des données qui
exigent une dernière élaboration.

L’instinct naturel pousse à juger de la valeur des affirmations d’après
leur forme. On s’imagine reconnaître à première vue si un auteur est
sincère ou si un récit est exact. C’est ce qu’on appelle «l’accent de
sincérité» ou «l’impression de vérité». C’est une impression presque
irrésistible, mais elle n’en est pas moins une illusion. Il n’y a aucun
critérium extérieur ni de la sincérité ni de l’exactitude. «L’accent de
sincérité», c’est l’apparence de la conviction; un orateur, un acteur,
un menteur d’habitude l’auront plus facilement en mentant qu’un homme
indécis en disant ce qu’il croit. La vigueur de l’affirmation ne prouve
pas toujours la vigueur de la conviction, mais seulement l’habileté ou
l’effronterie[151]. De même l’abondance et la précision des détails,
bien qu’elles fassent une vive impression sur les lecteurs
inexpérimentés, ne garantissent pas l’exactitude des faits[152]; elles
ne renseignent que sur l’imagination de l’auteur quand il est sincère ou
sur son impudence quand il ne l’est pas. On est porté à dire d’un récit
circonstancié: «Des choses de ce genre ne s’inventent pas.» Elles ne
s’inventent pas, mais elles se transportent très facilement d’un
personnage, d’un pays ou d’un temps à un autre.--Aucun caractère
extérieur d’un document ne dispense donc d’en faire la critique.

  [151] Les Mémoires de Retz en fournissent un exemple concluant; c’est
    l’anecdote des fantômes rencontrés par Retz et Turenne. L’éditeur de
    Retz, dans la Collection des Grands Écrivains de la France, A.
    Feillet, a montré, t. I, p. 192, que cette histoire, si vivement
    racontée, est un mensonge d’un bout à l’autre.

  [152] Un bon exemple de la fascination exercée par un récit
    circonstancié est la légende des origines de la Ligue des trois
    cantons suisses primitifs (Gessler et les conjurés de Grütli),
    _fabriquée_ au XVIe siècle par Tschudi, devenue classique depuis le
    «Guillaume Tell» de Schiller et qu’on a eu tant de peine à extirper.
    (Voir Rilliet, _Origines de la Confédération suisse_, Genève, 1869,
    in-8.)

La valeur de l’affirmation d’un auteur dépend uniquement des conditions
où il a opéré. La critique n’a aucune autre ressource que d’examiner ces
conditions. Mais il ne s’agit pas de les reconstituer toutes, il suffit
de répondre à une seule question: si l’auteur a opéré correctement ou
non?--La question peut être abordée de deux côtés.

1º On connaît souvent par la critique de provenance les conditions
_générales_ où l’auteur a opéré. Il est probable que quelques-unes ont
agi sur chacune de ses opérations particulières. On doit donc commencer
par étudier les renseignements qu’on possède sur l’auteur et sur la
composition du document, avec la préoccupation de chercher dans les
habitudes, les sentiments, la situation personnelle de l’auteur, ou dans
les circonstances de la composition, tous les motifs qui peuvent l’avoir
incliné à procéder incorrectement ou au contraire à procéder avec une
correction exceptionnelle. Pour apercevoir ces motifs possibles il faut
que l’attention y soit attirée _d’avance_. Le seul procédé est donc de
dresser un _questionnaire_ général des causes d’incorrection. On
l’appliquera aux conditions générales de composition du document pour
découvrir celles qui ont pu rendre les opérations incorrectes et vicier
les résultats. Mais on n’obtiendra ainsi,--même dans les cas
exceptionnellement favorables où les conditions de provenance sont bien
connues,--que des indications _générales_ insuffisantes pour la
critique, car elle doit toujours opérer sur chaque affirmation
particulière.

2º La critique des affirmations particulières ne peut se faire que par
un seul procédé, singulièrement paradoxal: l’étude des conditions
_universelles_ de composition des documents. Les renseignements que ne
fournit pas l’étude générale de l’auteur, on peut les chercher dans la
connaissance des procédés nécessaires de l’esprit humain; car, étant
universels, ils devront se trouver dans chaque cas particulier. On sait
dans quel cas l’homme en général est enclin à altérer volontairement ou
à déformer les faits. Il s’agit d’examiner pour chaque affirmation si
elle s’est produite dans un des cas où l’on peut s’attendre, suivant les
habitudes normales de l’humanité, à ce que l’opération ait été
incorrecte. Le procédé pratique sera de dresser un questionnaire des
causes habituelles d’incorrection.

Ainsi toute la critique se ramène à dresser et à remplir deux
questionnaires,--l’un pour se représenter les conditions générales de
composition du document d’où résultent les motifs généraux de défiance
ou de confiance,--l’autre pour se représenter les conditions spéciales
de chaque affirmation d’où dérivent les motifs spéciaux de défiance ou
de confiance. Ce double questionnaire doit être dressé d’avance de façon
à diriger méthodiquement l’examen du document en général et de chaque
affirmation en particulier; et comme il est le même pour tous les
documents, il est utile de l’établir une fois pour toutes.

IV. Le questionnaire critique comporte deux séries de questions qui
correspondent aux deux séries d’opérations par lesquelles le document
s’est constitué. La critique d’interprétation fait connaître seulement
ce que l’auteur a voulu dire; il reste à déterminer: 1º ce qu’il a cru
réellement, car il peut n’avoir pas été sincère; 2º ce qu’il a su
réellement, car il peut s’être trompé.--On peut donc distinguer une
_critique de sincérité_ destinée à déterminer si l’auteur du document
n’a pas menti, et une _critique d’exactitude_ destinée à déterminer s’il
ne s’est pas trompé.

Dans la pratique on a très rarement besoin de savoir ce qu’a cru un
auteur; à moins qu’on ne fasse une étude spéciale de son caractère,
l’auteur n’intéresse pas directement, il n’est qu’un intermédiaire pour
atteindre les faits extérieurs rapportés par lui. Le but de la critique
est de déterminer si l’auteur a représenté ces faits exactement. S’il a
donné des renseignements inexacts, il est indifférent que ce soit par
mensonge ou par erreur: on compliquerait inutilement l’opération en
cherchant à le distinguer. On n’a donc guère occasion de pratiquer
séparément la critique de sincérité, et on peut abréger le travail en
réunissant dans un même questionnaire tous les motifs d’inexactitude.
Mais il sera plus clair d’exposer séparément en deux séries les
questions à se poser.

La première série de questions servira à chercher si l’on a quelque
motif de se défier de la sincérité de l’affirmation. On se demande si
l’auteur a été dans une des conditions qui normalement inclinent un
homme à n’être pas sincère. Il faut chercher quelles sont ces
conditions, en général pour l’ensemble d’un document, en particulier
pour chacune des affirmations. La réponse est donnée par l’expérience.
Tout mensonge, petit ou grand, a pour cause l’intention particulière de
l’auteur de produire sur son lecteur une impression particulière. Le
questionnaire est ainsi ramené à une liste des intentions qui en général
peuvent entraîner un auteur à mentir. Voici les cas les plus importants.

_1er cas._ L’auteur cherche à se procurer un avantage pratique; il veut
tromper le lecteur du document pour l’engager à un acte ou l’en
détourner; il donne sciemment un renseignement faux: on dit alors que
l’auteur a un intérêt à mentir. C’est le cas de la plupart des actes
officiels. Même dans les documents qui n’ont pas été rédigés pour un
motif pratique, toute affirmation intéressée risque d’être mensongère.
Pour déterminer quelles sont les affirmations suspectes, il faut se
demander quel a pu être le but de l’auteur en général en écrivant
l’ensemble du document, en particulier en rédigeant chacune des
affirmations particulières qui composent le document. Mais il faut
résister à deux tendances naturelles.--L’une est de chercher quel
_intérêt_ avait l’auteur à mentir, ce qui revient à chercher l’intérêt
que _nous_ aurions eu à sa place; il faut au contraire se demander
l’intérêt que _lui-même_ croyait y avoir et on doit le chercher dans ses
goûts et son idéal.--L’autre tendance est de tenir compte seulement de
l’intérêt _individuel_ de l’auteur; il faut prévoir au contraire que
l’auteur a pu donner de faux renseignements dans un intérêt _collectif_.
C’est une des difficultés de la critique. Un auteur est membre à la fois
de plusieurs groupes, famille, province, patrie, secte religieuse, parti
politique, classe sociale, dont les intérêts sont souvent en conflit; il
faut savoir démêler le groupe auquel il s’intéressait le plus et pour
lequel il aura travaillé.

_2e cas._ L’auteur a été placé dans une situation qui le forçait à
mentir. Cela arrive toutes les fois qu’ayant eu besoin de rédiger un
document conforme à des règles ou à des habitudes, il s’est trouvé dans
des conditions contraires sur quelque point à ces règles ou ces
habitudes; il lui a fallu alors affirmer qu’il opérait dans les
conditions normales, et par conséquent faire une déclaration fausse sur
tous les points où il n’était pas en règle. Dans presque tout
procès-verbal il y a quelque léger mensonge sur le jour ou l’heure, sur
le lieu, sur le nombre ou le nom des assistants. Tous nous avons
assisté, sinon participé, à quelques-unes de ces petites falsifications.
Mais nous l’oublions trop quand il s’agit de critiquer les documents du
passé. Le caractère _authentique_ du document contribue à faire
illusion; instinctivement on prend _authentique_ pour synonyme de
sincère. Les règles rigides imposées pour la rédaction de tout document
authentique semblent une garantie de sincérité; elles sont au contraire
une incitation au mensonge, non sur le fond des faits, mais sur les
circonstances accessoires. De ce qu’un personnage signe un acte on peut
conclure qu’il l’a consenti, mais non pas qu’il a été réellement présent
à l’heure où l’acte mentionne sa présence.

_3e cas._ L’auteur a eu une sympathie ou une antipathie pour un groupe
d’hommes (nation, parti, secte, province, ville, famille) ou pour un
ensemble de doctrines ou d’institutions (religion, philosophie, secte
politique) qui l’a porté à déformer les faits de façon à donner une idée
favorable de ses amis, défavorable de ses adversaires. Ce sont des
dispositions générales qui agissent sur toutes les affirmations d’un
auteur; aussi sont-elles très apparentes, au point que les anciens leurs
avaient déjà donné des noms (_studium_ et _odium_); c’était dès
l’antiquité un lieu commun littéraire pour les historiens de protester
qu’ils avaient évité l’un et l’autre.

_4e cas._ L’auteur a été entraîné par la vanité individuelle ou
collective à mentir pour faire valoir sa personne ou son groupe. Il a
affirmé ce qu’il croyait de nature à produire sur le lecteur
l’impression que lui ou les siens possédaient des qualités estimées. Il
faut donc se demander si l’affirmation n’a pas quelque motif de vanité.
Mais il ne faut pas se figurer la vanité de l’auteur d’après la nôtre ou
celle de nos contemporains. La vanité n’a pas partout les mêmes objets,
il faut donc chercher à quoi l’auteur mettait sa vanité; il se peut
qu’il mente pour s’attribuer (à lui ou aux siens) des actes que nous
trouverions déshonorants. Charles IX s’est vanté faussement d’avoir
préparé la Saint-Barthélemy. Il y a pourtant un motif de vanité
universel, c’est le désir de paraître tenir un rang élevé et jouer un
rôle important. Il faut donc toujours se défier d’une affirmation qui
attribue à l’auteur ou à son groupe une place considérable dans le
monde[153].

  [153] Des exemples frappants du mensonge par vanité remplissent les
    _Économies royales_ de Sully et les _Mémoires_ de Retz.

_5e cas._ L’auteur a voulu plaire au public ou du moins a voulu éviter
de le choquer. Il a exprimé les sentiments et les idées conformes à la
morale ou à la mode de son public; même quand il en avait
personnellement d’autres, il a déformé les faits de façon à les adapter
aux passions et aux préjugés de son public. Les types les plus nets de
ce genre de mensonge sont les formes de cérémonial, paroles
sacramentelles, déclarations prescrites par l’étiquette, harangues
d’apparat, formules de politesse. Les affirmations qu’elles contiennent
sont si suspectes qu’on n’en peut tirer aucun renseignement sur les
faits affirmés. Nous le savons tous pour les formules contemporaines que
nous voyons employées chaque jour, nous l’oublions souvent dans la
critique des documents, surtout pour les époques où les documents sont
rares. Personne ne songerait à chercher les vrais sentiments d’un homme
dans les assurances de respect qu’il écrit à la fin de ses lettres. Mais
on a longtemps cru à l’humilité de certains dignitaires ecclésiastiques
du moyen âge parce que, le jour de leur élection, ils commençaient par
repousser une fonction dont ils se déclaraient indignes, jusqu’à ce
qu’enfin on s’est avisé par comparaison que ce refus était une simple
forme de convenance. Et il se trouve encore des érudits pour chercher,
comme les Bénédictins du XVIIIe siècle, dans les formules de la
chancellerie d’un prince, des renseignements sur sa piété ou sa
libéralité[154].

  [154] Fustel de Coulanges lui-même s’est laissé aller à chercher dans
    les formules des inscriptions en l’honneur des empereurs la preuve
    que les populations aimaient le régime impérial. «Qu’on lise les
    inscriptions, le sentiment qu’elles manifestent est toujours celui
    de l’intérêt satisfait et reconnaissant... Voyez le recueil
    d’Orelli. Les expressions qu’on y rencontre le plus fréquemment
    sont...»--Et l’énumération des titres de respect donnés aux
    empereurs se termine par cet aphorisme déconcertant: «Ce serait mal
    connaître la nature humaine que de croire qu’il n’y eût en tout cela
    que de l’adulation.»--Ce n’est même pas de l’adulation, ce ne sont
    que des formules.

Pour reconnaître ces affirmations de convenance il faut deux études
d’ensemble: l’une porte sur l’auteur pour savoir à quel public il
s’adressait, car dans un même pays il y a d’ordinaire plusieurs publics
superposés ou juxtaposés qui ont chacun son code de morale ou de
convenance; l’autre porte sur le public pour établir en quoi consistait
sa morale ou sa mode.

_6e cas._ L’auteur a essayé de plaire au public par des artifices
littéraires, il a déformé les faits pour les rendre plus beaux, suivant
sa conception de la beauté. Il faut donc chercher l’idéal de l’auteur ou
de son temps pour se défier des passages déformés suivant cet idéal.
Mais on peut prévoir les genres habituels de déformation littéraire.--La
déformation oratoire consiste à attribuer aux personnages des attitudes,
des actes, des sentiments et surtout des paroles nobles; c’est une
disposition naturelle aux jeunes garçons qui commencent à pratiquer
l’art d’écrire et aux écrivains encore à demi barbares: c’est le travers
commun des chroniqueurs du moyen âge[155].--La déformation épique
embellit le récit en y ajoutant des détails pittoresques, des discours
tenus par des personnages, des chiffres, parfois même des noms de
personnages; elle est dangereuse parce que les détails précis donnent
l’illusion de la vérité[156].--La déformation dramatique consiste à
grouper les faits pour en augmenter la puissance dramatique en
concentrant sur un seul moment ou un seul personnage ou un seul groupe
des faits qui ont été dispersés. C’est ce qu’on appelle faire «plus vrai
que la vérité». C’est la déformation la plus dangereuse, celle des
historiens artistes, d’Hérodote, de Tacite, des Italiens de la
Renaissance.--La déformation lyrique exagère les sentiments et les
émotions de l’auteur et de ses amis, pour les faire paraître plus
intenses: on doit en tenir compte dans les études qui prétendent
reconstituer «la psychologie» d’un personnage.

  [155] Suger, dans la _Vie de Louis VI_, est un modèle du genre.

  [156] Tschudi, _Chronicon Helveticum_, en est un exemple frappant.

La déformation littéraire agit peu sur les documents d’archives (bien
qu’on la trouve dans la plupart des chartes du XIe siècle); mais elle
altère profondément tous les textes littéraires, y compris les récits
des historiens. Or la tendance naturelle est de croire plus volontiers
les écrivains de talent et d’admettre plus facilement une affirmation
présentée dans une belle forme. Le critique doit réagir en appliquant
cette règle paradoxale qu’on doit tenir une affirmation pour suspecte
d’autant plus qu’elle est plus intéressante au point de vue
artistique[157]. Il faut se défier de tout récit très pittoresque, très
dramatique, où les personnages prennent des attitudes nobles ou
manifestent des sentiments très intenses.

  [157] Aristophane et Démosthène sont deux exemples frappants du
    pouvoir qu’ont les grands écrivains de paralyser la critique et de
    troubler la connaissance des faits. C’est seulement à la fin du XIXe
    siècle qu’on a osé s’avouer nettement leur manque de sincérité.

Cette première série de questions aboutira au résultat _provisoire_ de
discerner les affirmations qui ont _chance_ d’être mensongères.

V. La seconde série de questions servira à examiner s’il y a un motif de
se défier de l’exactitude de l’affirmation. L’auteur s’est-il trouvé
dans une des conditions qui entraînent un homme à se tromper?--Comme en
matière de sincérité, il faut chercher ces conditions en général pour
l’ensemble du document, en particulier pour chacune des affirmations.

La pratique des sciences constituées nous apprend les conditions de la
connaissance exacte des faits. Il n’existe qu’un seul procédé
scientifique pour connaître un fait, c’est l’_observation_; il faut donc
que toute affirmation repose, directement ou par intermédiaire, sur une
observation, et que cette observation ait été faite correctement.

Le questionnaire des motifs d’erreur peut se dresser en partant de
l’expérience qui nous montre les cas les plus habituels d’erreur.

_1er cas._ L’auteur a été placé de façon à observer le fait et s’est
imaginé l’avoir réellement observé; mais il en a été empêché par quelque
motif intérieur dont il n’a pas eu conscience, une hallucination, une
illusion ou un simple préjugé. Il est inutile (et il serait d’ailleurs
impossible) de déterminer lequel de ces motifs a agi; il suffit de
reconnaître si l’auteur a été porté à mal observer.--Il n’est guère
possible de reconnaître qu’une affirmation particulière a été le
résultat d’une hallucination ou d’une illusion. Tout au plus
parvient-on, dans quelques cas extrêmes, à apprendre, soit par des
renseignements, soit par des comparaisons, qu’un auteur a une propension
_générale_ à ces genres d’erreur.

Il y a plus de chance de reconnaître si une affirmation a été le produit
d’un préjugé. On trouve dans la vie ou les œuvres de l’auteur la trace
de ses préjugés dominants; on doit pour chaque affirmation particulière
se demander si elle ne provient pas d’une idée préconçue de l’auteur sur
une espèce d’hommes ou une espèce de faits. Cette recherche se confond
en partie avec la recherche des motifs de mensonge: l’intérêt, la
vanité, la sympathie ou l’antipathie produisent des préjugés qui
altèrent la vérité de même façon que le mensonge volontaire. On peut
donc s’en tenir aux questions déjà posées pour reconnaître la sincérité.
Mais il en faut ajouter une. L’auteur, en formulant une affirmation
n’a-t-il pas été amené à la déformer à son insu parce qu’il répondait à
une question? C’est le cas de toutes les affirmations obtenues par
enquête, interrogatoire, questionnaire. Même en dehors des cas où
l’interrogé cherche à plaire au questionneur en répondant ce qu’il croit
lui être agréable, toute question par elle-même suggère la réponse; ou
du moins elle impose la nécessité de faire entrer les faits dans un
cadre tracé d’avance par quelqu’un qui ne les a pas vus. Il est donc
indispensable de soumettre à une critique spéciale toute affirmation
obtenue par interrogation, en se demandant quelle a été la question
posée et quel préjugé elle peut avoir fait naître dans l’esprit de celui
qui a eu à y répondre.

_2e cas._ L’auteur a été mal placé pour observer. La pratique des
sciences nous enseigne les conditions d’une observation correcte.
L’observateur doit être placé de façon à voir exactement, sans aucun
intérêt pratique, aucun désir d’atteindre un résultat donné, aucune idée
préconçue sur le résultat. Il doit noter à l’instant même, avec un
système de notation précis; il doit indiquer avec précision sa méthode.
Ces conditions, exigées dans les sciences d’observation, ne sont jamais
toutes remplies par les auteurs de documents.

Il serait donc inutile de se demander s’il y a eu des chances
d’incorrection; _il y en a toujours_ (c’est justement ce qui distingue
un _document_ d’une _observation_). Il ne reste qu’à chercher les causes
évidentes d’erreur dans les conditions de l’observation: si
l’observateur a été en un lieu d’où il ne pouvait pas bien voir ou
entendre (par exemple un subalterne qui prétend raconter les
délibérations secrètes d’un conseil de dignitaires);--si son attention a
été fortement distraite par la nécessité d’agir (par exemple sur un
champ de bataille), ou a été négligente parce que les faits à observer
ne l’intéressaient pas;--s’il lui a manqué l’expérience spéciale ou
l’intelligence générale pour comprendre les faits;--s’il a mal analysé
ses impressions et confondu des faits différents. Surtout il faut se
demander quand il a _noté_ ce qu’il a vu ou entendu. C’est le point le
plus important: la seule observation exacte est celle qu’on rédige
aussitôt après avoir observé; c’est toujours ainsi qu’on procède dans
les sciences constituées; une impression notée plus tard n’est déjà plus
qu’un _souvenir_, exposé à s’être mélangé dans la mémoire avec d’autres
souvenirs. Les _Mémoires_, écrits plusieurs années après les faits,
souvent même à la fin de la carrière de l’auteur, ont introduit dans
l’histoire des erreurs innombrables. Il faut se faire une règle de
traiter les _Mémoires_ avec une défiance spéciale, comme des documents
de seconde main, malgré leur apparence de témoignages contemporains.

_3e cas._ L’auteur affirme des faits qu’il aurait pu observer, mais
qu’il ne s’est pas donné la peine de regarder. Par paresse ou
négligence, il a donné des renseignements qu’il a imaginés par
conjecture, ou même au hasard, et qui se trouvent être faux. Cette cause
d’erreur, très fréquente, bien qu’on n’y pense guère, peut être
soupçonnée dans tous les cas où l’auteur a été obligé pour remplir un
cadre de se procurer des renseignements qui l’intéressaient peu. De ce
genre sont les réponses à des questions faites par une autorité (il
suffit de voir comment se font de nos jours la plupart des enquêtes
officielles), et les récits détaillés de cérémonies ou d’actes publics.
La tentation est trop forte de rédiger le récit d’après le programme
connu d’avance ou d’après la procédure habituelle de l’acte. Que de
comptes rendus de séances de tout genre publiés par des reporters qui
n’y ont pas assisté! On soupçonne, on croit même avoir reconnu, des
imaginations analogues chez des chroniqueurs du moyen âge[158]. La règle
doit donc être de se défier des récits trop conformes à des formules.

  [158] Par exemple le récit de l’élection d’Otton Ier dans les _Gesta
    Ottonis_ de Witukind.

_4e cas._ Le fait affirmé est de telle nature qu’il ne peut pas avoir
été connu par l’observation seulement. C’est un fait caché (par exemple,
un secret d’alcôve). C’est un état interne qu’on ne peut voir, un
sentiment, un motif, une hésitation intérieure. C’est un fait collectif
très étendu ou très durable, par exemple un acte commun à toute une
armée, un usage commun à tout un peuple ou à tout un siècle, un chiffre
statistique obtenu par l’addition de nombreuses unités. C’est un
jugement d’ensemble sur le caractère d’un homme, d’un groupe, d’un
usage, d’un événement.--Ce sont là des sommes ou des conséquences
d’observations: l’auteur n’a pu les atteindre qu’indirectement, en
partant de données d’observations élaborées par des opérations logiques,
abstraction, généralisation, raisonnement, calcul. Il faut donc ici deux
questions. L’auteur semble-t-il avoir opéré sur des données
insuffisantes? A-t-il opéré incorrectement sur ses données?

Sur les incorrections probables d’un auteur on peut avoir des
renseignements généraux; on peut en examinant son œuvre voir comment il
opérait, s’il savait abstraire, raisonner, généraliser, et quelle espèce
d’erreurs il commettait.--Pour établir la valeur des données il faut
critiquer chaque affirmation en particulier: on doit se représenter les
conditions où se trouvait l’auteur et se demander s’il a pu se procurer
les données nécessaires à son affirmation. La précaution est
indispensable pour tous les chiffres élevés et toutes les descriptions
des usages d’un peuple; car il y a chance que l’auteur ait obtenu son
chiffre par un procédé conjectural d’évaluation (cas ordinaire pour le
nombre des combattants ou des morts), ou en réunissant des chiffres
partiels qui ne sont pas tous exacts; il y a chance qu’il ait étendu à
tout un peuple, à tout un pays, à toute une période ce qui était vrai
seulement d’un petit groupe qu’il connaissait[159].

  [159] Par exemple les chiffres sur la population, le commerce, la
    richesse des pays européens donnés par les ambassadeurs vénitiens du
    XVIe siècle, et les descriptions des usages des Germains dans la
    _Germanie_ de Tacite.

VI. Ces deux premières séries de questions sur la sincérité et
l’exactitude des affirmations du document supposent que l’auteur a
observé lui-même le fait. C’est la condition commune des observations
dans toutes les sciences constituées. Mais en histoire la pénurie des
_observations_ directes, même médiocrement faites, est si grande qu’on
en est réduit à tirer parti de documents dont ne voudrait aucune autre
science[160]. Qu’on prenne au hasard un récit, même d’un contemporain,
on verra que les faits observés par l’auteur ne forment jamais qu’une
partie de l’ensemble. Dans presque tout document le plus grand nombre
des affirmations ne viennent pas directement de l’auteur, elles
reproduisent les affirmations d’un autre. Le général, même en racontant
la bataille qu’il vient de diriger, communique, non pas ses propres
observations, mais celles de ses officiers; son récit est déjà en grande
partie un «document de seconde main»[161].

  [160] Il serait intéressant d’examiner ce qui resterait de l’histoire
    romaine ou de l’histoire mérovingienne si l’on s’en tenait aux
    documents qui représentent une observation directe.

  [161] On voit pourquoi nous n’avons pas défini et étudié à part le
    «document de première main». C’est que la question a été mal posée
    par la pratique des historiens. La distinction devrait porter sur
    les _affirmations_, non sur les documents. Ce n’est pas le document
    qui est de première, de seconde, ou de troisième main, c’est
    l’_affirmation_. Ce qu’on appelle un «document de première main» est
    presque toujours composé en partie d’affirmations de seconde main
    sur des faits que l’auteur n’a pas connus lui-même. On nomme
    «document de seconde main» celui qui ne contient rien de première
    main, par exemple Tite Live; mais c’est là une distinction trop
    grossière pour suffire à guider la critique des affirmations.

Pour faire la critique d’une affirmation de seconde main, il ne suffit
plus d’examiner les conditions où opérait l’auteur du document: cet
auteur n’est plus qu’un instrument de transmission; le véritable auteur
de l’affirmation, c’est celui qui lui a fourni le renseignement. Il faut
donc changer le terrain de la critique, se demander si l’auteur du
renseignement a opéré correctement; et si celui-là tenait son
renseignement d’un autre,--ce qui est le cas le plus fréquent,--il faut
remonter d’intermédiaire en intermédiaire à la poursuite du premier qui
a lancé dans le monde l’affirmation et se demander s’il a été un
observateur correct.

Logiquement cette recherche de l’observateur-source n’est pas
inconcevable; les anciens recueils de traditions arabes donnent ainsi la
chaîne des garants successifs d’une tradition. Mais dans la pratique les
données manquent presque toujours pour arriver jusqu’à l’observateur;
l’observation reste anonyme. Alors se pose une question générale.
Comment faire la critique d’une affirmation anonyme? Il ne s’agit pas
seulement des «documents anonymes» dont la rédaction d’ensemble a eu
pour auteur un inconnu; la question se pose même sur un auteur connu
pour chacune des affirmations dont la source reste inconnue.

La critique opère en se représentant les conditions de travail de
l’auteur; sur une affirmation anonyme elle n’a presque plus de prise. Il
ne lui reste d’autre procédé que d’examiner les conditions générales du
document.--On peut examiner s’il y a un caractère commun à toutes les
affirmations du document indiquant qu’elles proviennent toutes de gens
ayant mêmes préjugés ou mêmes passions: en ce cas la tradition suivie
par l’auteur est «colorée»; la tradition d’Hérodote a une couleur
athénienne et une couleur delphique. Il faut pour chacun des faits de
cette tradition se demander s’il n’a pas été déformé par l’intérêt, la
vanité, les préjugés du groupe.--On peut se demander, sans même
considérer l’auteur, s’il y a eu quelque motif de déformation ou au
contraire quelque motif d’observer correctement, commun à tous les
hommes du temps ou du pays où a dû se faire l’observation: par exemple,
quels étaient les procédés d’information et les préjugés des Grecs sur
les Scythes au temps d’Hérodote.

De toutes ces enquêtes générales la plus utile porte sur la transmission
des affirmations anonymes appelée _tradition_. Toute affirmation de
seconde main n’a de valeur que dans la mesure où elle reproduit sa
source; tout ce qu’elle y ajoute est une altération et doit être
éliminé; de même toutes les sources intermédiaires ne valent que comme
copies de l’affirmation originale issue directement d’une observation.
La critique a besoin de savoir si ces transmissions successives ont
conservé ou déformé l’affirmation primitive; surtout si la tradition
recueillie par le document a été _écrite_ ou _orale_. L’écriture fixe
l’affirmation et en rend la transmission fidèle; au contraire
l’affirmation orale reste une impression sujette à se déformer dans la
mémoire de l’observateur lui-même, en se mélangeant à d’autres
impressions; en passant oralement par des intermédiaires elle se déforme
à chaque transmission[162], et comme elle se déforme pour des motifs
variables, il n’est possible ni d’évaluer ni de redresser la
déformation.

  [162] La déformation est beaucoup moindre pour les impressions mises
    dans une forme régulière ou frappante, vers, maximes, proverbes.

La tradition orale est par sa nature une altération continue; aussi dans
les sciences constituées n’accepte-t-on jamais que la transmission
écrite. Les historiens n’ont pas de motif avouable de procéder
autrement, tout au moins lorsqu’il s’agit d’établir un fait particulier.
Il faut donc rechercher dans les documents écrits les affirmations
venues par tradition orale pour les tenir en suspicion. Il est rare
qu’on soit renseigné directement d’une façon sûre, les auteurs qui
puisent dans la tradition orale ne le disent pas volontiers[163]. Il ne
reste donc qu’un procédé indirect; c’est de constater qu’il ne _peut_
pas y avoir eu de transmission écrite, il serait certain alors que le
fait n’a pu parvenir à l’auteur que par tradition orale. On doit donc se
demander: à cette époque et dans ce groupe d’hommes avait-on l’habitude
de mettre par écrit des faits de ce genre? Si la réponse est négative,
c’est que le fait vient de tradition orale.

  [163] On est quelquefois averti par la _forme_ de la phrase, lorsque
    au milieu de récits détaillés d’origine évidemment légendaire on
    rencontre une mention brève et sèche en style annalistique,
    visiblement copiée sur un document écrit. C’est ce qui arrive dans
    Tite Live (voir Nitzsch, _Die römische Annalistik_,... Leipzig,
    1873, in-8), et dans Grégoire de Tours (voir Lœbell, _Gregor von
    Tours_, Leipzig, 1868, in-8).

La forme la plus frappante de tradition orale est la _légende_. Elle se
produit dans les groupes d’hommes qui n’ont pas d’autre moyen de
transmission que la parole, dans les sociétés barbares, ou les classes
peu cultivées, paysans, soldats. C’est alors l’_ensemble_ des faits qui
est transmis oralement et prend la forme légendaire. Il y a à l’origine
de chaque peuple une période légendaire: en Grèce, à Rome, chez tous les
peuples germaniques et slaves, les souvenirs les plus anciens du peuple
forment une couche de légendes. Dans les époques civilisées le peuple
continue à avoir sa légende populaire sur les événements qui le
frappent[164]. La légende, c’est la tradition exclusivement orale.

  [164] Les événements qui frappent le peuple et se transmettent par la
    légende ne sont pas d’ordinaire ceux qui nous paraissent les plus
    importants.--Les héros des chansons de gestes sont à peine connus
    historiquement.--Les chants épiques bretons se rapportent, non aux
    grands événements historiques, comme l’avait fait croire le recueil
    de la Villemarqué, mais à d’obscurs épisodes locaux. Il en est de
    même des sagas scandinaves; elles se rapportent pour la plupart à
    des querelles entre des villageois d’Islande ou des Orcades.

Après même qu’un peuple est sorti de la période légendaire en fixant les
faits par l’écriture, la tradition orale ne cesse pas; mais son domaine
se restreint: elle se réduit aux faits non enregistrés, soit qu’ils
soient secrets de leur nature, soit qu’on ne prenne pas la peine de les
noter, les actes intimes, les paroles, les détails des événements. C’est
l’_anecdote_; on l’a surnommée «la légende des civilisés». Elle se forme
comme la légende, par des souvenirs confus, des allusions, des
interprétations erronées, des imaginations de toute origine qui se
fixent sur quelques personnages ou quelques événements.

Légendes et anecdotes ne sont au fond que des croyances populaires,
rapportées arbitrairement à des personnages historiques; elles font
partie du _folklore_, non de l’histoire[165]. Il faut donc se tenir en
garde contre la tentation de traiter la légende comme un alliage de
faits exacts et d’erreurs, d’où l’on pourrait par analyse dégager des
«parcelles» de vérité historique. La légende forme un bloc où il y a
peut-être quelque parcelle de vérité, et qu’on peut même analyser en ses
éléments; mais on n’a aucun moyen de discerner s’ils viennent de la
réalité ou de l’imagination. C’est, suivant l’expression de Niebuhr, «un
mirage produit par un objet invisible, suivant une loi de réfraction
inconnue».

  [165] La théorie de la légende est une des parties les plus avancées
    de la critique. E. Bernheim (_o. c._, p. 380-90) la résume bien et
    en donne la bibliographie.

Le procédé d’analyse le plus naïf consiste à rejeter dans le récit
légendaire les détails qui paraissent impossibles, miraculeux,
contradictoires ou absurdes, et à conserver comme historique le résidu
raisonnable. C’est ainsi que les protestants rationalistes ont traité
les récits bibliques au XVIIIe siècle. Autant vaudrait amputer le
merveilleux d’un conte de fées, supprimer le Chat botté pour faire du
marquis de Carabas un personnage historique.--Une méthode plus raffinée,
mais non moins dangereuse, consiste à comparer les diverses légendes
pour en tirer le fond historique commun.--Grote[166], à propos de la
tradition grecque, a démontré l’impossibilité de tirer de la légende,
par quelque procédé que ce soit, aucun renseignement sûr[167]. Il faut
se résigner à traiter la légende comme le produit de l’imagination d’un
peuple; on peut y chercher les conceptions du peuple, non les faits
extérieurs auxquels il a assisté. Ainsi la règle doit être de rejeter
toute affirmation d’origine légendaire; et il ne s’agit pas seulement
des récits de _forme_ légendaire: un récit d’apparence historique
fabriqué avec les données de la légende, comme les premiers chapitres de
Thucydide, doit être écarté aussi.

  [166] _Histoire de la Grèce_, trad. fr., t. II. On peut comparer
    Renan, _Histoire du peuple d’Israël_, t. I, Paris, 1887, in-8.
    Introduction.

  [167] Cela n’a pas empêché Niebuhr de faire avec la légende romaine
    sur la lutte entre praticiens et plébéiens une construction qu’il a
    fallu démolir, ni Curtius, vingt ans après Grote, de chercher des
    faits historiques dans la légende grecque.

En cas de transmission écrite il reste à chercher si l’auteur a
reproduit sa source sans l’altérer. Cette recherche rentre dans la
critique des sources[168], dans la mesure où on peut comparer les
textes. Mais quand la source a disparu, la critique interne reste seule
possible.--Il faut se demander d’abord si l’auteur a pu avoir des
informations exactes, sinon son affirmation est sans valeur.--Puis il
faut chercher, en général, s’il avait l’habitude d’altérer ses sources
et dans quel sens; en particulier, pour chacune de ses affirmations de
seconde main, si elle paraît une reproduction exacte ou un arrangement.
On le reconnaît à la forme: un morceau d’un style étranger qui détonne
dans l’ensemble est un fragment d’un document antérieur; plus la
reproduction est servile, plus le morceau est précieux, car il ne peut
contenir de renseignements exacts que ceux qui étaient déjà dans sa
source.

  [168] Voir ci-dessus, p. 72 et suiv.

VII. Malgré toutes ces recherches la critique ne parvient jamais à
reconstituer l’état civil de tous les renseignements de façon à dire par
qui chaque fait a été observé, ni même par qui il a été noté. La
conclusion, dans la plupart des cas, c’est que l’affirmation reste
anonyme.

Nous voilà donc en présence d’un fait observé on ne sait par qui ni
comment, et noté on ne sait quand ni comment. Aucune autre science
n’accepte de faits dans ces conditions, sans contrôle possible, avec des
chances d’erreur incalculables. Mais l’histoire peut en tirer parti
parce qu’elle n’a pas besoin, comme les autres sciences, d’atteindre des
faits difficiles à constater.

La notion de _fait_, quand on la précise, se ramène à un jugement
d’affirmation sur la réalité extérieure. Les opérations par lesquelles
on aboutit à cette affirmation sont plus ou moins difficiles et les
chances d’erreurs plus ou moins grandes suivant la nature des réalités à
constater et le degré de précision qu’on veut mettre dans la formule. La
chimie et la biologie ont besoin de saisir des faits délicats, des
mouvements rapides, des états passagers, et de les mesurer en chiffres
précis. L’histoire peut opérer sur des faits beaucoup plus grossiers,
très durables ou très étendus (l’existence d’un usage, d’un homme, d’un
groupe, même d’un peuple), exprimés grossièrement par des mots vagues
sans mesure précise. Pour ces faits beaucoup plus facile à observer elle
peut être beaucoup moins exigeante sur les conditions d’observation.
Elle compense l’imperfection de ses procédés d’information par son
aptitude à se contenter d’informations faciles à prendre.

Les documents ne fournissent guère que des faits mal constatés, sujets à
des chances multiples de mensonge ou d’erreur. Mais il y a des faits
pour lesquels il est très difficile de mentir ou de se tromper.--La
dernière série des questions que doit se poser la critique a pour but de
discerner, d’après la _nature_ des faits, ceux qui, étant très peu
exposés aux chances d’altération, sont très probablement exacts. On
connaît en général les espèces de faits qui sont dans ces conditions
favorables, on peut donc dresser un questionnaire général; on
l’appliquera à chaque fait particulier du document en se demandant s’il
rentre dans un des cas prévus.

_1er cas._ Le fait est de nature à rendre le mensonge improbable. On
ment pour produire une impression, on n’a plus de raisons de mentir sur
un point où on croit toute impression mensongère inutile ou tout
mensonge inefficace. Pour reconnaître si l’auteur s’est trouvé dans ce
cas on a plusieurs questions à poser.

1º Le fait affirmé va-t-il évidemment à l’encontre de l’effet que
l’auteur voulait produire? est-il contraire à l’intérêt, à la vanité,
aux sentiments, aux goûts littéraires de l’auteur ou de son groupe? ou à
l’opinion qu’il cherchait à ménager? La sincérité devient alors
probable. Mais ce critérium est d’un maniement dangereux; on en a abusé
souvent, de deux façons. On prend pour un aveu ce qui a été une
vantardise (Charles IX déclarant qu’il a préparé la Saint-Barthélemy).
Ou bien on croit sans examen un Athénien qui parle mal des Athéniens, un
protestant qui accuse d’autres protestants. Or l’auteur peut avoir eu de
son intérêt ou de son honneur une toute autre idée que nous[169]; ou
bien il peut avoir voulu calomnier des compatriotes d’un autre parti ou
des coreligionnaires d’une autre secte que lui. Il faudrait donc
restreindre ce critérium aux cas où l’on sait exactement l’_effet_ que
l’auteur a cru utile de produire et le _groupe_ auquel il s’est
intéressé.

  [169] Voir ci-dessus, p. 140.

2º Le fait affirmé était-il si évidemment connu du public que l’auteur,
même tenté de mentir, aurait été arrêté par la certitude d’être
découvert? C’est le cas des faits faciles à vérifier, des faits
matériels proches dans le temps et l’espace, étendus et durables;
surtout si le public avait un intérêt à les contrôler. Mais la crainte
du contrôle n’est qu’un frein intermittent, contrarié par l’intérêt sur
tous les points où l’auteur a un motif de tromper; elle agit inégalement
sur les esprits, fortement sur les hommes cultivés et calmes qui se
représentent clairement leur public, faiblement dans les âges barbares
et sur les gens passionnés[170]. Il faut donc restreindre ce critérium
aux cas où l’on sait comment l’auteur s’est représenté son public et
s’il a eu le sang-froid d’en tenir compte.

  [170] On dit souvent: «L’auteur n’aurait pas osé écrire cela si ce
    n’était pas vrai.» Ce raisonnement n’est pas applicable aux sociétés
    peu civilisées. Louis VII a osé écrire que Jean sans Terre avait été
    condamné par le jugement de ses pairs.

3º Le fait affirmé était-il _indifférent_ à l’auteur, au point qu’il
n’ait eu aucune tentation de le déformer? C’est le cas des faits
généraux, usages, institutions, objets, personnages, que l’auteur
mentionne incidemment. Un récit, même mensonger, ne peut pas se composer
exclusivement de mensonges; l’auteur, pour localiser ses faits, a besoin
de les entourer de circonstances exactes. Ces faits ne l’intéressaient
pas, tout le monde de son temps les connaissait. Mais pour nous ils sont
instructifs et ils sont sûrs, car l’auteur n’a pas cherché à nous
tromper.

_2e cas._ Le fait est de nature à rendre l’erreur improbable. Si
nombreuses que soient les chances d’erreur il y a des faits si «gros»
qu’il est difficile de les voir de travers. Il faut donc se demander si
le fait était facile à constater: 1º A-t-il duré très longtemps, de
façon qu’on l’ait vu souvent (par exemple un monument, un homme, un
usage, un événement de longue durée)?--2º A-t-il été très étendu, de
façon que beaucoup de gens l’aient vu (une bataille, une guerre, l’usage
de tout un peuple)?--3º Est-il exprimé en termes si généraux qu’une
observation superficielle ait suffi pour le saisir (l’existence en
général d’un homme, d’une ville, d’un peuple, d’un usage)? Ce sont ces
faits grossiers qui forment la partie solide de la connaissance
historique.

_3e cas._ Le fait est de nature à n’avoir pu être affirmé que s’il était
exact. Un homme n’affirme avoir vu ou entendu un fait inattendu et
contraire à ses habitudes que s’il a été contraint de l’admettre sous la
pression de l’observation. Un fait qui paraît très invraisemblable à
celui qui le rapporte a plus de chances d’être exact. On doit donc se
demander si le fait affirmé était en contradiction avec les autres
notions qui garnissaient l’esprit de l’auteur, si c’est un phénomène
d’une espèce inconnue à l’auteur, un acte ou un usage qui lui paraît
inintelligible, si c’est une parole dont la portée dépasse son
intelligence (comme les paroles du Christ dans les Évangiles ou les
réponses de Jeanne d’Arc dans les interrogatoires de son procès).--Mais
il faut se tenir en garde contre la tendance à juger les notions de
l’auteur d’après les nôtres: quand des hommes habitués à croire au
merveilleux parlent de monstres, de miracles, de sorciers, ce ne sont
pas pour eux des faits inattendus, et le critérium ne s’applique pas.

VIII. Nous voici enfin au bout de cette description des opérations
critiques; elle a été longue parce qu’il a fallu décrire l’une après
l’autre des opérations qui dans la pratique se font toutes ensemble.
Voici maintenant comment on procède, en fait.

Si le texte est d’une interprétation contestable l’examen se partage en
deux actes: le premier acte consiste à lire le texte pour en fixer le
sens avant de chercher à en tirer aucun renseignement; l’étude critique
des faits contenus dans le document forme le second acte. Pour les
documents dont le sens est évident,--réserve faite des passages de sens
discutable qu’on doit étudier à part,--on peut dès la première lecture
procéder à l’examen critique.

On commence par réunir les renseignements _généraux_ sur le document et
sur l’auteur, avec la préoccupation de chercher les conditions qui ont
pu agir sur la production du document: l’époque, le lieu, le but, les
péripéties de la composition,--la condition sociale, la patrie, le
parti, la secte ou la famille, les intérêts, les passions, les préjugés,
les habitudes de langue, les procédés de travail, les moyens
d’information, la culture, les facultés ou les défauts d’esprit de
l’auteur,--la nature et la forme de la transmission des faits. Tous ces
renseignements, on les trouve préparés par la critique de provenance; on
les rassemble en suivant mentalement son questionnaire critique général;
mais on doit se les assimiler d’avance, car on aura besoin de les avoir
présents à l’esprit pendant toute la durée des opérations.

Ainsi préparé, on aborde le document. A mesure qu’on le lit, on analyse
mentalement, détruisant toutes les combinaisons de l’auteur, écartant
toutes ses formes littéraires, pour arriver au fait que l’on doit se
formuler en langue simple et précise. On s’affranchit par là du respect
artistique et de la soumission aux idées de l’auteur, qui rendraient la
critique impossible.

Le document ainsi analysé se résout en une longue suite de conceptions
de l’auteur et d’affirmations sur les faits.

Sur chacune des affirmations on se demande s’il y a eu des chances de
mensonge ou d’erreur ou des chances exceptionnelles de sincérité ou
d’exactitude, en suivant le questionnaire critique dressé pour les cas
particuliers. Ce questionnaire, on doit l’avoir toujours présent à
l’esprit. Il paraîtra d’abord encombrant, peut-être même pédantesque;
mais comme on l’appliquera plus de cent fois sur une seule page de
document, il finira par devenir inconscient; en lisant un texte, tous
les motifs de défiance ou de confiance apparaîtront d’un seul coup,
réunis en une impression totale.

Alors, l’analyse et les questions critiques étant devenues instinctives,
on aura acquis pour toujours cette allure d’esprit méthodiquement
analytique, défiante et irrespectueuse qu’on appelle souvent d’un terme
mystique «le sens critique», et qui est seulement l’_habitude_
inconsciente de la critique.



CHAPITRE VIII

DÉTERMINATION DES FAITS PARTICULIERS


L’analyse critique aboutit seulement à constater des conceptions et des
affirmations, accompagnées de remarques sur la probabilité de
l’exactitude des faits affirmés. Il reste à examiner comment on peut en
tirer les faits historiques particuliers avec lesquels doit se
construire la science. Conceptions et affirmations sont deux espèces de
résultats qu’il faut traiter par deux méthodes différentes.

I. Toute conception exprimée soit dans un écrit, soit par une
représentation figurée, est un fait certain, définitivement acquis. Si
la conception est exprimée c’est qu’elle a été conçue (sinon par
l’auteur qui peut-être reproduit une formule sans la comprendre, au
moins par le créateur de la formule). Un seul cas suffit pour apprendre
l’existence de la conception, un seul document suffit pour la prouver.
L’analyse et l’interprétation suffisent donc pour dresser l’inventaire
des faits qui forment la matière des histoires des arts, des sciences,
des doctrines[171].--La critique externe est chargée de localiser ces
faits, en déterminant l’époque, le pays, l’auteur de chaque
conception.--La durée, l’étendue géographique, l’origine, la filiation
des conceptions sont l’affaire de la synthèse historique. La critique
interne n’a pas de place ici; le fait se tire directement du document.

  [171] Voir plus haut, p. 128.--De même les faits particuliers dont se
    composent les histoires des formes (paléographie, linguistique)
    s’établissent directement par l’analyse du document.

On peut avancer encore d’un pas. Les conceptions par elles-mêmes ne sont
que des faits psychologiques; mais l’imagination ne crée pas ses objets,
elle en prend les éléments dans la réalité. Les descriptions de faits
imaginaires sont construites avec les faits extérieurs que l’auteur a
vus autour de lui. On peut chercher à dégager ces matériaux de
connaissance. Pour les périodes et les espèces de faits sur lesquelles
les documents sont rares, pour l’antiquité, pour les usages de la vie
privée, on a tenté d’utiliser les œuvres littéraires, poèmes épiques,
romans, pièces de théâtre[172]. Le procédé n’est pas illégitime, mais à
condition de le limiter par plusieurs restrictions qu’on est très porté
à oublier.

  [172] La Grèce primitive a été étudiée dans les poèmes homériques.--La
    vie privée au moyen âge a été reconstituée surtout d’après les
    chansons de gestes (voir Ch.-V. Langlois, _les Travaux sur
    l’histoire de la société française au moyen âge d’après les sources
    littéraires_, dans la _Revue historique_, mars-avril 1897).

1º Il ne s’applique pas aux faits sociaux intérieurs, à la morale, à
l’idéal artistique; la conception morale ou esthétique d’un document
exprime tout au plus l’idéal personnel de l’auteur; on n’a pas le droit
d’en conclure la morale ou le goût esthétique de son temps. Il faut au
moins attendre d’avoir comparé différents auteurs du même temps.

2º La description même de faits matériels peut être une combinaison
personnelle de l’auteur créée dans son imagination, les _éléments_ seuls
en sont sûrement réels; on ne peut donc affirmer que l’existence séparée
des éléments irréductibles, forme, matière, couleur, nombre. Quand le
poète parle de portes d’or ou de boucliers d’argent, il n’est pas sûr
qu’il ait existé des portes en or ou des boucliers en argent; mais
seulement qu’il existait des portes, des boucliers, de l’or et de
l’argent. Il faut donc descendre dans l’analyse jusqu’à l’élément que
l’auteur a forcément pris dans l’expérience (les objets, leur
destination, les actes usuels).

3º La conception d’un objet ou d’un acte prouve qu’il existait, mais non
qu’il fût fréquent; c’est peut-être un objet ou un acte unique ou du
moins restreint à un très petit cercle; les poètes et les romanciers
prennent volontiers leurs modèles dans un monde exceptionnel.

4º Les faits connus par ce procédé ne sont localisés ni dans le temps ni
dans le lieu: l’auteur peut les avoir pris dans un autre temps et un
autre pays que le sien.

Toutes ces restrictions peuvent se résumer ainsi: avant de tirer d’une
œuvre littéraire un renseignement sur la société où a vécu l’auteur, se
demander ce que vaudrait pour la connaissance de nos mœurs le
renseignement de même nature tiré d’un de nos romans contemporains.

Comme les conceptions, les faits extérieurs ainsi obtenus peuvent
s’établir par un seul document. Mais ils restent si restreints et si mal
localisés que pour en tirer parti il faut attendre de les avoir
rapprochés d’autres fait semblables; ce qui est l’œuvre de la synthèse.

On peut assimiler aux faits résultant des conceptions les faits
extérieurs indifférents et très grossiers que l’auteur a exprimés
presque sans y penser. On n’a pas logiquement le droit de les déclarer
certains, car on voit des hommes qui se trompent même sur des faits
grossiers, ou qui mentent même sur des faits indifférents. Mais ces cas
sont si rares qu’on court peu de risque à admettre comme certains les
faits de ce genre établis par un seul document; et c’est ce qu’on fait
en pratique pour les époques mal connues. On décrit les institutions des
Gaulois ou des Germains d’après le texte unique de César ou de Tacite.
Ces faits si faciles à constater ont dû s’imposer aux auteurs de
descriptions comme les réalités s’imposent aux poètes.

II. Au contraire l’affirmation d’un document sur un fait extérieur[173]
ne peut jamais suffire à établir ce fait. Il y a trop de chances de
mensonge ou d’erreur, et les conditions où l’affirmation s’est produite
sont trop mal connues pour qu’on soit sûr qu’elle a échappé à toutes ces
chances. L’examen critique ne donne donc pas de solutions définitives;
indispensable pour éviter des erreurs, il ne conduit pas jusqu’à la
vérité.

  [173] On appelle ici fait _extérieur_--en opposition avec la
    _conception_ (qui est un fait interne)--tout fait qui se passe dans
    la réalité objective.

La critique ne peut _prouver_ aucun fait, elle ne fournit que des
probabilités. Elle n’aboutit qu’à décomposer les documents en
affirmations munies chacune d’une étiquette sur sa valeur probable:
affirmation sans valeur, affirmation suspecte (fortement ou faiblement),
affirmation probable ou très probable, affirmation de valeur inconnue.

De toutes ces espèces de résultats une seule est définitive:
_l’affirmation d’un auteur qui n’a pas pu être renseigné sur le fait
qu’il affirme est nulle_, on doit la rejeter comme on rejette un
document apocryphe[174]. Mais la critique ne fait ici que détruire des
renseignements illusoires, elle n’en fournit pas de certains. Les seuls
résultats fermes de la critique sont des résultats _négatifs_.--Tous les
résultats positifs restent douteux, ils se ramènent à dire: «Il y a des
chances pour ou contre la vérité de cette affirmation. Mais ce ne sont
que des _chances_: une affirmation suspecte peut être exacte, une
affirmation probable peut être fausse, on en voit sans cesse des
exemples, et nous ne connaissons jamais assez complètement les
conditions de l’observation pour _savoir_ si elle a été bien faite.

  [174] La plupart des historiens attendent pour rejeter une légende
    qu’on en ait démontré la fausseté, et si, par hasard, il ne s’est
    pas conservé de documents en contradiction avec elle, ils
    l’admettent provisoirement; c’est ce qu’on fait encore pour les cinq
    premiers siècles de Rome. Ce procédé, malheureusement encore
    général, contribue à empêcher l’histoire de se constituer en
    science.

Pour arriver à un résultat définitif il faut une dernière opération. Au
sortir de la critique les affirmations se présentent comme probables ou
improbables. Mais les plus probables même, prises isolément, resteraient
de simples probabilités: le pas décisif qui doit les transformer en une
proposition scientifique, on n’a pas le droit de le faire; une
proposition scientifique est une affirmation _indiscutable_, et
celles-ci ne le sont pas.--En toute science d’observation c’est un
principe universel qu’on n’arrive pas à une conclusion scientifique par
une observation unique: on attend, pour affirmer une proposition,
d’avoir constaté le fait par plusieurs observations indépendantes.
L’histoire, avec ses procédés si imparfaits d’information, a moins que
toute autre science le droit de se soustraire à ce principe. Une
affirmation historique n’est, dans le cas le plus favorable, qu’une
observation médiocrement faite; elle a besoin d’être confirmée par
d’autres observations.

Toute science se constitue en rapprochant plusieurs observations: les
faits scientifiques sont les points sur lesquels concordent des
observations différentes[175]. Chaque observation est sujette à des
chances d’erreur qu’on ne peut pas éliminer entièrement; mais si
plusieurs observations s’accordent, il n’est guère possible que ce soit
en commettant la même erreur; la raison la plus probable de la
concordance c’est que les observateurs ont vu la même réalité et l’ont
tous décrite exactement. Les erreurs personnelles tendent à diverger, ce
sont les observations exactes qui concordent.

  [175] Pour la justification logique de ce principe en histoire, voir
    Ch. Seignobos, _Revue philosophique_, juillet-août 1887.--La
    certitude scientifique complète n’est produite que par la
    concordance entre des observations obtenues par des _méthodes_
    différentes; elle se trouve au point de croisement de deux voies
    différentes de recherches.

Appliqué à l’histoire, ce principe conduit à une dernière série
d’opérations, intermédiaire entre la critique purement analytique et les
opérations de synthèse: la comparaison des affirmations.

On commence par classer les résultats de l’analyse critique, de façon à
réunir les affirmations sur un même fait. Matériellement l’opération est
facilitée par le procédé des fiches (soit qu’on ait noté chaque
affirmation sur une fiche, soit qu’on ait créé pour chaque fait une
fiche seulement, sur laquelle on aura noté les différentes affirmations
à mesure qu’on les rencontrait). Le rapprochement fait apparaître l’état
de nos connaissances sur le fait; la conclusion définitive dépend du
rapport entre les affirmations. Il faut donc étudier séparément les cas
qui peuvent se présenter.

III. Le plus souvent, sauf en histoire contemporaine, sur un fait les
documents nous fournissent une seule affirmation. Toutes les autres
sciences en pareil cas suivent une règle invariable: une observation
isolée n’entre pas dans la science, on la cite (avec le nom de
l’observateur), mais sans conclure. Les historiens n’ont aucun motif
avouable de procéder autrement. Quand ils n’ont pour établir un fait que
l’affirmation d’un seul homme, si honnête qu’il soit, ils devraient, non
pas affirmer le fait, mais seulement, comme font les naturalistes,
mentionner le renseignement (Thucydide affirme, César dit que): c’est
tout ce qu’ils ont le droit d’assurer. En fait, tous ont gardé
l’habitude, comme au moyen âge, d’affirmer d’après l’_autorité_ de
Thucydide ou de César; beaucoup poussent la naïveté jusqu’à le dire en
propres termes. Ainsi livrés sans frein scientifique à la crédulité
naturelle, les historiens en arrivent à admettre, sur la présomption
insuffisante d’un document unique, toute affirmation qui se trouve
n’être pas contredite par un autre document. De là cette conséquence
absurde que l’histoire est plus affirmative et semble mieux constituée
dans les périodes inconnues dont il ne reste qu’un seul écrivain que
pour les faits connus par des milliers de documents contradictoires. Les
guerres médiques connues par le seul Hérodote, les aventures de
Frédégonde racontées par le seul Grégoire de Tours sont moins sujettes à
discussion que les événements de la Révolution, décrits par des
centaines de contemporains.--Pour tirer l’histoire de cette condition
honteuse, il faut une révolution dans l’esprit des historiens.

IV. Lorsqu’on a sur le même fait plusieurs affirmations, il arrive ou
qu’elles se contredisent ou qu’elles concordent. Pour être certain
qu’elles se contredisent réellement il faut s’assurer qu’elles portent
bien sur le même fait: deux affirmations en apparence contradictoires
peuvent n’être que parallèles; elles peuvent ne pas porter exactement
sur les mêmes moments, les mêmes lieux, les mêmes personnes, les mêmes
épisodes d’un événement, et elles peuvent être exactes toutes deux[176].
Il n’en faut pas conclure pourtant qu’elles se confirment; chacune
rentre dans la catégorie des affirmations uniques.

  [176] Ce cas est étudié avec un bon exemple par Bernheim, _o. c._, p.
    421.

Si la contradiction est véritable, c’est que l’une des deux affirmations
au moins est fausse. Une tendance naturelle à la conciliation pousse
alors à chercher un compromis, à prendre un moyen terme. Cet esprit
conciliant est l’opposé de l’esprit scientifique. Si l’un dit 2 et 2
font 4, l’autre 2 et 2 font 5, on ne doit pas dire 2 et 2 font 4 1/2; on
doit examiner lequel des deux a raison. C’est l’office de la critique.
Presque toujours, de ces affirmations contradictoires une au moins est
suspecte; il faut l’écarter si l’autre, en conflit avec elle, est très
probable. Si l’autre est suspecte aussi, on doit s’abstenir de conclure;
de même, si plusieurs affirmations suspectes concordent contre une seule
non suspecte[177].

  [177] Il est à peine besoin de mettre en garde contre le procédé
    enfantin qui consiste à compter le nombre des documents dans chaque
    sens pour décider à la majorité; l’affirmation d’un seul auteur,
    renseigné sur un fait, est évidemment supérieure à cent affirmations
    de gens qui n’en savent rien. La règle est formulée depuis
    longtemps: _Non numerentur, sed ponderentur_.

V. Quand plusieurs affirmations concordent il faut encore résister à la
tendance naturelle à croire que le fait est démontré. Le premier
mouvement est de compter tout document pour une source de renseignement.
On sait bien dans la vie réelle que les hommes sont sujets à se copier
les uns les autres, qu’un seul récit sert souvent à plusieurs
narrateurs, qu’il arrive à plusieurs journaux de publier la même
correspondance, à plusieurs reporters de s’entendre pour laisser faire
un compte rendu à un seul d’entre eux. On a alors plusieurs documents,
on a même plusieurs affirmations, mais a-t-on autant d’observations?
Évidemment non. Une affirmation qui en reproduit une autre ne constitue
pas une observation nouvelle, et quand même une observation serait
reproduite par cent auteurs différents, ces cent copies ne
représenteraient encore qu’une seule observation. Les compter pour cent
équivaudrait à compter pour cent documents cent exemplaires imprimés
d’un même livre. Mais le respect des «documents historiques» est parfois
plus fort que l’évidence. La même affirmation rédigée dans plusieurs
documents séparés, par des auteurs différents, donne l’illusion de
plusieurs affirmations; un même fait relaté dans dix documents
différents paraît aussitôt établi par dix observations concordantes. Il
faut se défier de cette impression. Une concordance n’est concluante
qu’autant que les affirmations concordantes expriment des _observations_
indépendantes l’une de l’autre. Avant de tirer aucune conclusion d’une
concordance on doit examiner si elle est une concordance entre des
observations _indépendantes_; ce qui comporte deux opérations.

1º On commence par chercher si les affirmations sont indépendantes, ou
ne sont que des reproductions d’une même observation unique. Ce travail
est en partie l’œuvre de la critique externe des sources[178]; mais la
critique des sources n’étudie que les rapports entre les documents
écrits, elle s’arrête après avoir établi quels passages un auteur a
empruntés à d’autres auteurs. Les passages empruntés sont à écarter sans
discussion. Mais il reste à faire le même travail sur les affirmations
qui n’ont pas pris de forme écrite. On doit comparer les affirmations
sur le même fait pour chercher si elles proviennent d’observateurs
différents ou du moins d’observations différentes.

  [178] Cf. ci-dessus, p. 73.

Le principe est analogue à celui de la critique de sources. Les détails
d’un fait social sont si multiples et il y a tant de façons différentes
de voir le même fait que deux observateurs indépendants n’ont aucune
chance de se rencontrer sur tous les points; quand deux affirmations
présentent les mêmes détails dans le même ordre c’est qu’elles dérivent
d’une observation commune; les observations différentes divergent
toujours sur quelques points. Souvent on peut tirer parti d’un principe
_a priori_: si le fait était de nature à n’avoir pu être observé ou
rapporté que par un seul observateur, c’est que toutes les sources
dérivent de cette observation unique. Ces principes[179] permettent de
reconnaître beaucoup de cas d’observations différentes et plus encore de
cas d’observations reproduites.

  [179] Il n’est guère possible d’étudier ici les difficultés spéciales
    d’application: quand l’auteur, cherchant à dissimuler son emprunt, a
    introduit des différences pour dérouter le public; quand l’auteur a
    combiné des détails provenant de deux observations.

Il reste des cas douteux en grand nombre. La tendance naturelle est de
les compter comme indépendants. C’est l’inverse qui serait
scientifiquement correct: tant que l’indépendance des affirmations n’est
pas prouvée, on n’a pas le droit d’admettre que leur concordance soit
concluante.

C’est seulement après avoir établi le rapport entre les affirmations
qu’on peut compter les affirmations vraiment différentes et examiner si
elles concordent. Ici encore il faut se défier du premier mouvement: la
concordance vraiment concluante n’est pas, comme on l’imaginerait
naturellement, une ressemblance complète entre deux récits, c’est un
croisement entre deux récits différents qui ne se ressemblent qu’en
quelques points. La tendance naturelle est de regarder la concordance
comme une confirmation d’autant plus probante qu’elle est plus complète;
il faut au contraire adopter la règle paradoxale que la concordance
prouve davantage quand elle est limitée à un petit nombre de points. Ce
sont les points de concordance de ces affirmations divergentes qui
constituent les faits historiques scientifiquement établis.

2º Avant de conclure il reste à s’assurer si les observations
_différentes_ du même fait sont pleinement _indépendantes_; car elles
peuvent avoir agi l’une sur l’autre au point que la première ait
déterminé les suivantes, et alors leur concordance ne serait plus
concluante. Il faut prendre garde aux cas suivants:

_1er cas._ Les observations différentes ont été faites par le même
auteur, qui les a consignées, soit dans un même document, soit dans des
documents différents; il faut alors des raisons spéciales pour admettre
que l’auteur a vraiment refait les observations et ne s’est pas borné à
répéter une observation unique.

_2e cas._ Il y a eu plusieurs observateurs, mais ils ont chargé l’un
d’eux de rédiger un document unique: c’est le cas des procès-verbaux
d’assemblées; il faut s’assurer si le document représente seulement
l’affirmation du rédacteur ou si les autres observateurs ont contrôlé sa
rédaction.

_3e cas._ Plusieurs observateurs ont rédigé leur observation dans des
documents différents, mais dans des conditions semblables; il faut
appliquer le questionnaire critique pour chercher si tous n’ont pas subi
les mêmes causes de mensonge ou d’erreur (même intérêt, ou même vanité,
ou mêmes préjugés, etc.).

Il n’y a de sûrement indépendantes que les observations contenues dans
des documents différents, issus d’auteurs différents, appartenant à des
groupes différents, opérant dans des conditions différentes. C’est dire
que les cas de concordance pleinement concluante sont rares, sauf dans
les périodes modernes.

La possibilité de prouver un fait historique dépend du nombre de
documents indépendants conservés sur ce fait, et il dépend du hasard que
les documents se soient conservés; ainsi s’explique la part du hasard
dans la constitution de l’histoire.

Les faits qu’il est possible d’établir sont surtout des faits étendus et
durables (appelés parfois faits _généraux_), usages, doctrines,
institutions, grands événements; ils ont été plus faciles à observer et
sont plus faciles à prouver. Pourtant la méthode historique n’est pas
par elle-même impuissante à établir des faits courts et limités (ce
qu’on appelle faits _particuliers_), une parole, un acte d’un moment. Il
suffit que plusieurs personnages aient assisté au fait, l’aient noté et
que leurs écrits nous soient parvenus. On sait la phrase que Luther a
prononcée à la Diète de Worms; on sait qu’il n’a pas dit ce que lui
attribue la tradition. Ce concours de conditions favorables devient de
plus en plus fréquent avec l’organisation des journaux, des sténographes
et des dépôts de documents.

Pour l’antiquité et le moyen âge la connaissance historique est
restreinte aux faits généraux par la pénurie de documents. Dans la
période contemporaine elle peut s’étendre de plus en plus aux faits
particuliers.--Le public s’imagine le contraire; il se défie des faits
contemporains sur lesquels il voit circuler des récits contradictoires
et croit sans hésiter aux faits anciens qu’il ne voit pas contredire. Sa
confiance est au maximum pour l’histoire qu’on n’a pas les moyens de
savoir, son scepticisme croît à mesure que les moyens de savoir
augmentent.

VI. La _concordance entre les documents_ conduit à des conclusions qui
ne sont pas toutes définitives. Il reste à étudier l’_accord_ entre les
faits pour compléter ou rectifier les conclusions.

Plusieurs faits qui, pris isolément, ne sont qu’imparfaitement prouvés
peuvent se confirmer les uns les autres de façon à donner une certitude
d’ensemble. Les faits que les documents présentent isolés ont été
parfois assez rapprochés dans la réalité pour que l’un fût lié à
l’autre. De ce genre sont les actes successifs d’un même homme ou d’un
même groupe, les habitudes d’un même groupe à des époques rapprochées ou
de groupes semblables à la même époque. Chacun de ces faits peut, il est
vrai, se produire sans l’autre; la certitude que l’un s’est produit ne
permettrait pas d’affirmer l’autre. Et cependant l’accord de plusieurs
de ces faits, chacun imparfaitement prouvé, donne une espèce de
certitude; ils ne se prouvent pas les uns les autres au sens strict,
mais ils se _confirment_[180]. Le doute qui pesait sur chacun d’eux se
dissipe; on arrive à l’espèce de certitude produite par l’enchaînement
des faits. Ainsi, par le rapprochement de conclusions encore douteuses,
s’établit un ensemble moralement certain.--Dans un itinéraire de
souverain, les jours et les lieux de passage se confirment quand ils
s’accordent de façon à former un tout cohérent.--Une institution ou un
usage d’un peuple s’établit par l’accord de renseignements, chacun
probable seulement, qui portent sur des lieux ou des moments différents.

  [180] Nous n’indiquons ici que le principe de la méthode de
    confirmation; les applications exigeraient une très longue étude.

Cette méthode est d’une application difficile. L’accord est une notion
beaucoup plus vague que la concordance. On ne peut pas préciser en
général quels faits sont liés entre eux assez pour former un ensemble
dont l’accord soit concluant, ni déterminer d’avance la durée et
l’étendue de ce qui constitue un ensemble. Des faits pris à un
demi-siècle et à cent lieues de distance pourront se confirmer de façon
à établir l’usage d’un peuple (par exemple chez les Germains); ils ne
prouveraient rien pris dans une société hétérogène et à évolution rapide
(par exemple la société française en 1750 et en 1800, en Alsace et en
Provence). Il faut ici étudier les rapports entre les faits. C’est déjà
le commencement de la construction historique; ainsi se fait le passage
des opérations analytiques aux opérations synthétiques.

VII. Mais il reste à étudier le cas du _désaccord_ entre les faits
établis par les documents et d’autres faits établis par d’autres
procédés. Il arrive qu’un fait obtenu par conclusion historique soit en
contradiction avec un ensemble de faits historiquement connus, ou avec
l’ensemble de nos connaissances sur l’humanité fondées sur l’observation
directe, ou avec une loi scientifique établie par la méthode régulière
d’une science constituée. Dans les deux premiers cas, le fait n’est en
collision qu’avec l’histoire ou la psychologie et la sociologie, toutes
sciences mal constituées, il est appelé seulement _invraisemblable_;
s’il est en conflit avec une _science_, il devient un _miracle_.--Que
doit-on faire d’un fait invraisemblable ou miraculeux? Faut-il
l’admettre après examen des documents, ou le rejeter comme impossible
par la question préalable?

L’_invraisemblance_ n’est pas une notion scientifique; elle varie avec
les individus: ce que chacun trouve invraisemblable, c’est ce qu’il
n’est pas habitué à voir; pour un paysan le téléphone est beaucoup plus
invraisemblable qu’un revenant; un roi de Siam a refusé de croire à
l’existence de la glace. Il faut donc préciser _à qui_ le fait paraît
invraisemblable.--Est ce à la masse sans culture scientifique? Pour elle
la science est plus invraisemblable que le miracle, la physiologie que
le spiritisme; sa notion d’invraisemblance est sans valeur.--Est-ce à
l’homme cultivé scientifiquement? Il s’agit alors de l’invraisemblance
pour un esprit scientifique, et il serait plus précis de dire que le
fait est contraire aux données de la science, qu’il y a désaccord entre
les observations directes des savants et les renseignements indirects
des documents.

Comment doit se trancher ce conflit? La question n’a pas grand intérêt
pratique; presque tous les documents qui rapportent des faits miraculeux
sont déjà suspects par ailleurs, et seraient écartés par une critique
correcte. Mais la question du miracle a soulevé de telles passions qu’il
peut être bon d’indiquer comment elle se pose pour les historiens[181].

  [181] Le P. de Smedt a consacré à cette question une partie de ses
    _Principes de la critique historique_ (Paris, 1887, in-12).

La croyance générale au merveilleux a rempli de faits miraculeux les
documents de presque tous les peuples. Historiquement le diable est
beaucoup plus solidement prouvé que Pisistrate: nous n’avons pas un seul
mot d’un contemporain qui dise avoir vu Pisistrate; des milliers de
«témoins oculaires» déclarent avoir vu le diable, il y a peu de faits
historiques établis sur un pareil nombre de témoignages indépendants.
Pourtant nous n’hésitons plus à rejeter le diable et à admettre
Pisistrate. C’est que l’existence du diable serait inconciliable avec
les lois de toutes les sciences constituées.

Pour l’historien, la solution du conflit est évidente[182]. Les
observations contenues dans les documents historiques ne valent jamais
celles des savants contemporains (on a montré pourquoi). La méthode
historique indirecte ne vaut jamais les méthodes directes des sciences
d’observation. Si ses résultats sont en désaccord avec les leurs, c’est
elle qui doit céder; elle ne peut prétendre, avec ses moyens imparfaits,
contrôler, contredire ou rectifier les résultats des autres; elle doit
au contraire employer leurs résultats à rectifier les siens. Le progrès
des sciences directes modifie parfois l’interprétation historique; un
fait établi par l’observation directe sert à comprendre et à critiquer
des documents: les cas de stigmates et d’anesthésie nerveuse observés
scientifiquement ont fait admettre les récits historiques de faits
analogues (stigmates de quelques saints, possédées de Loudun). Mais
l’histoire ne peut pas servir au progrès des sciences directes. Tenue
par ses moyens indirects d’information à distance de la réalité, elle
accepte les lois établies par les sciences qui ont le contact direct
avec la réalité. Pour rejeter une de ces lois il faudrait de nouvelles
observations directes. C’est une révolution qui peut être faite, mais
seulement au centre; l’histoire n’a pas le pouvoir d’en prendre
l’initiative.

  [182] La solution de la question est différente pour les sciences
    d’observation directe, surtout les sciences biologiques. La science
    ne connaît pas le possible ou l’impossible, elle ne connaît que des
    faits correctement ou incorrectement observés; des faits déclarés
    impossibles, comme les aérolithes, ont été reconnus exacts. La
    notion même de miracle est métaphysique; elle suppose une conception
    d’ensemble du monde qui dépasse les limites de l’observation. Voir
    Wallace, _Les miracles et le moderne spiritualisme_, trad. de
    l’anglais, Paris, 1887, in-8.

La solution est moins nette pour les faits en désaccord seulement avec
un ensemble de connaissances historiques ou avec les embryons des
sciences de l’homme. Elle dépend de l’opinion qu’on se fait de la valeur
de ces connaissances. Du moins peut-on poser la règle pratique que pour
contredire l’histoire, la psychologie ou la sociologie, il faut avoir de
bien solides documents; et c’est un cas qui ne se présente guère.



LIVRE III

OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES



CHAPITRE I

CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA CONSTRUCTION HISTORIQUE


La critique des documents ne fournit que des faits isolés. Pour les
organiser en un corps de science il faut une série d’opérations
synthétiques. L’étude de ces procédés de construction historique forme
la seconde moitié de la Méthodologie.

La construction ne doit pas être dirigée par le plan idéal de la science
que nous désirerions construire; elle dépend des matériaux réels dont
nous disposons. Il serait chimérique de se proposer un plan que les
matériaux ne se prêteraient pas à réaliser, ce serait vouloir construire
la tour Eiffel avec des moellons. Le vice fondamental des philosophies
de l’histoire est d’oublier cette nécessité pratique.

I. Regardons d’abord les matériaux de l’histoire. Quelle est leur forme
et leur nature? En quoi diffèrent-ils des matériaux des autres sciences?

Les faits historiques proviennent de l’analyse critique des documents.
Ils en sortent dans l’état où l’analyse les a mis, hachés menu en
affirmations élémentaires; car une seule phrase contient plusieurs
affirmations, on a souvent accepté les unes et rejeté les autres;
chacune de ces affirmations constitue un fait.

Les faits historiques ont ce caractère commun d’être tirés tous des
documents; mais ils sont très disparates.

1º Ils représentent des phénomènes de nature très différente. D’un même
document on tire des faits d’écriture, de langue, de style, de
doctrines, d’usages, d’événements. L’inscription de Mesha fournit des
faits d’écriture et de langue moabites, le fait de la croyance au dieu
Khamos, les pratiques de son culte, les faits de guerre des Moabites
contre Israël. Tous les faits nous arrivent ainsi pêle-mêle, sans
distinction de nature. Ce mélange de faits hétérogènes est un des
caractères qui différencient l’histoire des autres sciences. Les
sciences d’observation directe choisissent les faits qu’elles veulent
étudier, et systématiquement se bornent à observer les faits d’une seule
espèce. Les sciences documentaires reçoivent les faits tout observés de
la main des auteurs de documents qui les leur livrent en désordre. Pour
les tirer de ce désordre, il faut les trier et les grouper par espèces.
Mais pour les trier il faudrait savoir avec précision ce qui doit en
histoire constituer une _espèce_ de faits; pour les grouper il faudrait
un principe de _classement_ approprié aux faits historiques. Or sur ces
deux questions capitales les historiens ne sont pas arrivés encore à
formuler de règles précises.

2º Les faits historiques se présentent à des degrés de généralité très
différents, depuis les faits très généraux communs à tout un peuple et
qui ont duré des siècles (institutions, coutumes, croyances) jusqu’aux
actes les plus fugitifs d’un homme (une parole ou un mouvement). C’est
encore une différence avec les sciences d’observation directe qui
partent régulièrement de faits particuliers et travaillent
méthodiquement à les condenser en faits généraux. Pour former des
groupes il faut ramener les faits au même degré de généralité, ce qui
oblige à chercher à quel degré de généralité on peut et on doit réduire
les différentes espèces de faits. Et c’est sur quoi les historiens ne
s’entendent pas entre eux.

3º Les faits historiques sont localisés, ils ont existé en une époque et
en un pays donnés; si on leur retire la mention du temps et du lieu où
ils se sont produits, ils perdent le caractère historique, ils ne
peuvent plus être utilisés que pour la connaissance de l’humanité
universelle (comme il arrive aux faits de folklore dont on ignore la
provenance). Cette nécessité de localiser est inconnue aussi aux
sciences générales; elle est limitée aux sciences descriptives qui
étudient la distribution géographique et l’évolution des phénomènes.
Elle impose à l’histoire l’obligation d’étudier séparément les faits des
différents pays et des différentes époques.

4º Les faits extraits des documents par l’analyse critique se présentent
accompagnés d’une indication critique sur leur probabilité[183]. Dans
tous les cas où l’on n’est pas arrivé à la certitude complète, toutes
les fois que le fait est seulement probable--à plus forte raison s’il
est suspect,--le travail de la critique le livre à l’historien avec une
étiquette que l’on n’a pas le droit de retirer et qui empêche le fait
d’entrer dans la science définitive. Même les faits qui, rapprochés
d’autres faits, finiront par être établis, passent par cette condition
transitoire, comme les cas cliniques qui s’entassent dans les revues
médicales avant d’être assez prouvés pour devenir des faits
scientifiques.

  [183] Cf. ci-dessus, p. 166.

Ainsi la construction historique doit être faite avec une masse
incohérente de menus faits, une poussière de connaissances de détail. Ce
sont des matériaux hétérogènes, qui diffèrent par leur objet, leur
situation, leur degré de généralité, leur degré de certitude. Pour les
classer, la pratique des historiens ne fournit pas de méthode;
l’histoire, étant issue d’un genre littéraire, est restée la moins
méthodique des sciences.

II. En toute science, après avoir regardé les faits, on se pose
systématiquement des questions[184]; toute science est formée d’une
série de réponses à une série de questions méthodiques. Dans toutes les
sciences d’observation directe, quand même on n’y a pas songé d’avance,
les faits observés suggèrent des questions et obligent à les préciser.
Mais les historiens n’ont pas cette discipline; habitués à imiter les
artistes, beaucoup ne pensent pas même à se demander ce qu’ils
cherchent: ils prennent dans les documents les traits qui les ont
frappés, souvent pour un motif personnel, les reproduisent en changeant
la langue et y ajoutent les réflexions de tout genre qui leur viennent à
l’esprit.

  [184] L’hypothèse dans les sciences expérimentales est une forme de
    question accompagnée d’une réponse provisoire.

L’histoire, sous peine de se perdre dans la confusion de ses matériaux,
doit se faire une règle stricte de toujours procéder par questions comme
les autres sciences[185]. Mais comment poser les questions dans une
science si différente des autres? C’est le problème fondamental de la
méthode. On ne peut le résoudre qu’en commençant par déterminer le
caractère essentiel des faits historiques, qui les différencie des faits
des autres sciences.

  [185] Fustel de Coulanges a entrevu cette nécessité. Dans la Préface
    des _Recherches sur quelques problèmes d’histoire_ (Paris, 1885,
    in-8), il annonce qu’il va donner ses recherches «sous la forme
    première qu’ont tous mes travaux, c’est-à-dire sous la forme de
    questions que je me pose et que je m’efforce d’éclaircir».

Les sciences d’observation directe opèrent sur des objets _réels_ et
complets. La science la plus voisine de l’histoire par son objet, la
zoologie descriptive, procède en examinant un animal réel et entier. On
le voit réellement, dans son ensemble, on le dissèque, de façon à le
décomposer en ses parties, la dissection est une _analyse_ au sens
propre (ἀναλύσειν, c’est dissoudre). On peut ensuite remettre ensemble
les parties de façon à voir la structure de l’ensemble, c’est la
synthèse _réelle_. On peut regarder les mouvements _réels_ qui
constituent le fonctionnement des organes de façon à observer la
réaction réciproque des parties de l’organisme. On peut comparer les
ensembles _réels_ et voir par quelles parties ils se ressemblent de
façon à les classifier suivant leurs ressemblances réelles. La science
est une connaissance objective fondée sur l’analyse, la synthèse, la
comparaison _réelles_; la vue directe des objets guide le savant et lui
dicte les questions à poser.

En histoire rien de pareil.--On dit volontiers que l’histoire est la
«vision» des faits passés, et qu’elle procède par «analyse»; ce sont
deux métaphores, dangereuses si on en est dupe[186]. En histoire, _on ne
voit rien_ de réel que du papier écrit,--et quelquefois des monuments ou
des produits de fabrication. L’historien n’a aucun objet à analyser
réellement, aucun objet qu’il puisse détruire et reconstruire.
«L’analyse historique» n’est pas plus réelle que la vue des faits
historiques; elle n’est qu’un procédé abstrait, une opération purement
intellectuelle.--L’analyse d’un document consiste à chercher
_mentalement_ les renseignements qu’il contient pour les critiquer un à
un.--L’analyse d’un fait consiste à distinguer _mentalement_ les
différents détails de ce fait (épisodes d’un événement, caractères d’une
institution), pour fixer son attention successivement sur chacun des
détails; c’est ce qu’on appelle examiner les divers «aspects» d’un
fait;--encore une métaphore.--L’esprit humain, naturellement confus, n’a
spontanément que des _impressions_ d’ensemble confuses; il est
nécessaire, pour les éclaircir, de se demander quelles impressions
particulières constituent une impression d’ensemble, afin de les
préciser en les considérant une à une. Cette opération est
indispensable, mais il ne faut pas en exagérer la portée. Ce n’est pas
une méthode objective qui fasse découvrir des objets réels; ce n’est
qu’une méthode subjective pour apercevoir les éléments abstraits qui
forment nos impressions[187].--Par la nature même de ses matériaux
l’histoire est forcément une science subjective. Il serait illégitime
d’étendre à cette analyse intellectuelle d’impressions subjectives les
règles de l’analyse réelle d’objets réels.

  [186] Fustel de Coulanges lui-même semble s’y être trompé: «L’histoire
    est une science; elle n’imagine pas, elle voit seulement.»
    (_Monarchie franque_, p. 1.) «L’histoire consiste, comme toute
    science, à constater des faits, à les analyser, à les rapprocher, à
    en marquer le lien... L’historien... cherche et atteint les faits
    par l’observation minutieuse des textes, comme le chimiste trouve
    les siens dans des expériences minutieusement conduites.» (_Ib._, p.
    39.)

  [187] Le caractère subjectif de l’histoire a été très fortement
    indiqué par un philosophe, G. Simmel, _Die Probleme der
    Geschichtsphilosophie_, Leipzig, 1892, in-8.

L’histoire doit donc se défendre de la tentation d’imiter la méthode des
sciences biologiques. Les faits historiques sont si différents de ceux
des autres sciences qu’il faut pour les étudier une méthode différente
de toutes les autres.

III. Les documents, source unique de la connaissance historique,
renseignent sur trois catégories de faits.

1º Êtres vivants et objets matériels.--Les documents font connaître
l’existence d’êtres humains, de conditions matérielles, d’objets
fabriqués. Tous ces faits ont été des phénomènes matériels que l’auteur
du document a perçus matériellement. Mais pour nous ils ne sont plus que
des phénomènes intellectuels, des faits vus «à travers l’imagination de
l’auteur», ou, pour parler exactement, des _images_ représentatives des
impressions de l’auteur, des images que nous formons par _analogie_ avec
ses images. Le Temple de Jérusalem a été un objet matériel qu’on voyait,
mais nous ne pouvons plus le voir, nous ne pouvons plus que nous en
faire une image analogue à celle des gens qui l’avaient vu et l’ont
décrit.

2º Actes des hommes.--Les documents rapportent les actes (et les
paroles) des hommes d’autrefois qui ont été aussi des faits matériels
vus et entendus par les auteurs, mais qui ne sont plus pour nous que les
souvenirs des auteurs, représentés seulement par des images subjectives.
Les coups de poignard donnés à César ont été vus, les paroles des
meurtriers entendues en leur temps; pour nous, ce ne sont que des
images.--Les actes et les paroles ont tous ce caractère d’avoir été
l’acte ou la parole d’un individu; l’imagination ne peut se représenter
que des actes _individuels_, à l’image de ceux que nous montre
matériellement l’observation directe. Comme ils sont les faits d’hommes
vivant en société, la plupart sont accomplis par plusieurs individus à
la fois ou même combinés pour un résultat commun, ce sont des actes
_collectifs_; mais pour l’imagination comme pour l’observation directe
ils se ramènent toujours à une somme d’actes individuels. Le «fait
social», tel que l’admettent plusieurs sociologues, est une construction
philosophique, non un fait historique.

3º Motifs et conceptions.--Les actes humains n’ont pas leur cause en
eux-mêmes; ils ont un _motif_. Ce mot vague désigne à la fois
l’_impulsion_ qui fait accomplir un acte et la _représentation_
consciente qu’on a de l’acte au moment de l’accomplir. Nous ne pouvons
imaginer des motifs que dans le cerveau d’un homme, sous la forme de
représentations intérieures vagues, analogues à celles que nous avons de
nos propres états intérieurs; nous ne pouvons les exprimer que par des
mots, d’ordinaire métaphoriques. Ce sont les faits _psychiques_
(vulgairement appelés sentiments et idées). Les documents nous en
montrent de trois espèces: 1º motifs et conceptions des auteurs qui les
ont exprimés; 2º motifs et idées que les auteurs ont attribués à leurs
contemporains dont ils ont vu les actes; 3º motifs que nous pouvons
nous-mêmes supposer aux actes relatés dans les documents et que nous
nous représentons à l’image des nôtres.

Faits matériels, actes humains individuels et collectifs, faits
psychiques, voilà tous les objets de la connaissance historique; ils ne
sont pas observés directement, ils sont tous _imaginés_. Les
historiens--presque tous sans en avoir conscience et en croyant observer
des réalités--n’opèrent jamais que sur des images.

IV. Comment donc imaginer des faits qui ne soient pas entièrement
imaginaires? Les faits imaginés par l’historien sont forcément
subjectifs; c’est une des raisons qu’on donne pour refuser à l’histoire
le caractère de science. Mais subjectif n’est pas synonyme d’irréel. Un
souvenir n’est qu’une image et n’est pourtant pas une chimère, il est la
représentation d’une réalité passée. Il est vrai que l’historien, en
travaillant sur les documents, n’a pas à son service des souvenirs
personnels; mais il se fait des images sur le modèle de ses souvenirs.
Il suppose que les faits disparus (objets, actes, motifs), observés
autrefois par les auteurs de documents, étaient semblables aux faits
contemporains qu’il a vus lui-même et dont il a gardé le souvenir. C’est
le postulat de toutes les sciences documentaires. Si l’humanité de jadis
n’était pas semblable à l’humanité actuelle, on ne comprendrait rien aux
documents. Partant de cette ressemblance, l’historien se forme une image
des faits anciens historiques semblable à ses propres souvenirs des
faits qu’il a vus.

Ce travail, qui se fait inconsciemment, est en histoire une des
principales occasions d’erreur. Les choses passées qu’il faut s’imaginer
ne sont pas entièrement semblables aux choses présentes qu’on a vues;
nous n’avons vu aucun homme pareil à César ou à Clovis, et nous n’avons
pas passé par les mêmes états intérieurs qu’eux. Dans les sciences
constituées on opère aussi sur des faits vus par d’autres observateurs
et qu’il faut se représenter par analogie; mais ces faits sont définis
en termes précis qui indiquent quels éléments invariables doivent entrer
dans l’image. Même en physiologie les notions sont assez nettement
établies pour qu’un même mot éveille chez tous les naturalistes une
image semblable d’un organe ou d’un mouvement. La raison en est que
chaque notion désignée par un nom a été formée par une méthode
d’observation et d’abstraction qui a précisé et décrit tous les
caractères communs à cette notion.

Mais, à mesure qu’une connaissance se rapproche des faits intérieurs
invisibles, les notions deviennent plus confuses et la langue moins
précise. Nous n’arrivons à exprimer les faits humains même les plus
vulgaires, conditions sociales, actes, motifs, sentiments, que par des
termes vagues (_roi_, _guerrier_, _combattre_, _élire_). Pour les
phénomènes plus complexes la langue est si indécise qu’on ne s’accorde
même plus sur les éléments nécessaires du phénomène. Qu’est-ce qu’une
tribu, une armée, une industrie, un marché, une révolution? Ici
l’histoire participe du vague de toutes les sciences de l’humanité,
psychologiques ou sociales. Mais son procédé indirect de représentation
par images rend ce vague encore plus dangereux.--Nos images historiques
devraient donc reproduire au moins les traits essentiels des images
qu’ont eues dans l’esprit les observateurs directs des faits passés: or
les termes dans lesquels ils ont exprimé leurs images ne nous apprennent
jamais exactement quels en étaient les éléments essentiels.

Des faits que nous n’avons pas vus, décrits dans des termes qui ne
permettent pas de nous les représenter exactement, voilà les données de
l’histoire. L’historien, obligé pourtant de se représenter des images
des faits, doit vivre avec la préoccupation de ne construire ses images
qu’avec des éléments exacts, de façon à s’imaginer les faits comme il
les aurait vus s’il avait pu les observer lui-même[188]. Mais il a
besoin pour former une image de plus d’éléments que les documents n’en
fournissent. Qu’on essaye de se représenter un combat ou une cérémonie
avec les données d’un récit, si détaillé qu’il soit, on verra combien de
traits il faut y ajouter. Cette nécessité est sensible matériellement
dans les restitutions de monuments fondées sur une description (par
exemple celle du Temple de Jérusalem), dans les tableaux qui prétendent
représenter des scènes historiques, dans les dessins des journaux
illustrés.

  [188] C’est ce que Carlyle et Michelet ont dit sous une forme
    éloquente. C’est aussi le sens du mot fameux de Ranke: «Je veux dire
    comment cela a été en réalité» (_wie es eigentlich gewesen_).

Toute image historique contient donc une forte part de fantaisie.
L’historien ne peut pas s’en délivrer, mais il peut savoir le compte des
éléments réels qui entrent dans ses images et ne faire porter sa
construction que sur ceux-là; ces éléments, ce sont ceux qu’il a tirés
des documents. S’il a besoin, pour comprendre la bataille entre César et
Arioviste, de se représenter leurs deux armées, il aura soin de ne rien
conclure de l’aspect général sous lequel il se les imagine; il devra
raisonner seulement avec les détails réels fournis par les documents.

V. Le problème de la méthode historique est enfin précisé ainsi. Avec
les traits épars dans les documents nous formons des images.
Quelques-unes, toutes matérielles, fournies par des monuments figurés,
représentent directement un des aspects réels des choses passées. La
plupart--toutes les images de faits psychiques sont dans ce cas--sont
formées à la ressemblance des figures dessinées anciennement et surtout
des faits actuels que nous avons observés. Or les choses passées ne
ressemblaient qu’en partie aux choses présentes, et ce sont justement
les parties différentes qui font l’intérêt de l’histoire. Comment se
représenter ces traits différents pour lesquels le modèle nous manque?
Nous n’avons vu aucune troupe semblable aux guerriers francs ni ressenti
personnellement les sentiments de Clovis partant en guerre contre les
Wisigoths. Comment imaginer ces faits de façon qu’ils soient conformes à
la réalité?

En pratique voici ce qui se passe. Aussitôt qu’une phrase d’un document
est lue, une image est formée dans notre esprit par une opération
spontanée dont nous ne sommes pas maîtres. Cette image, produite par une
analogie superficielle, est d’ordinaire grossièrement fausse. Chacun de
nous peut retrouver dans ses souvenirs la façon absurde dont il a conçu
d’abord les personnages et les scènes du passé. Le travail de l’histoire
consiste à rectifier graduellement nos images en remplaçant un à un les
traits faux par des traits exacts. Nous avons vu des gens à cheveux
roux, des boucliers, des francisques (ou des dessins de ces objets);
nous rapprochons ces traits pour corriger notre image première des
guerriers francs. L’image historique finit ainsi par être une
combinaison de traits empruntés à des expériences différentes.

Il ne suffit pas de se représenter des êtres et des actes isolés. Les
hommes et les actes font partie d’un ensemble, d’une société et d’une
évolution: il faut donc se représenter aussi les rapports entre les
hommes et les actes (nations, gouvernements, lois, guerres).

Mais pour imaginer des rapports il faut concevoir un ensemble et les
documents ne nous donnent que des traits isolés. Ici encore l’historien
est forcé de recourir à un procédé subjectif. Il imagine une société ou
une évolution et, dans ce cadre imaginé, il range les traits fournis par
les documents.--Ainsi, tandis que le classement biologique se guide sur
un ensemble réel observé objectivement, le classement historique ne peut
se faire que dans un ensemble imaginé subjectivement.

La réalité passée nous ne l’observons pas, nous ne la connaissons que
par sa ressemblance avec la réalité actuelle. Pour se représenter dans
quelles conditions se sont produits les faits passés, il faut donc
chercher, par l’observation de l’humanité présente, dans quelles
conditions se produisent les faits analogues du présent. L’histoire
serait ainsi une application des sciences descriptives de l’humanité
(psychologie descriptive, sociologie ou science sociale); mais toutes
sont encore des sciences mal constituées et leur infirmité retarde la
constitution d’une science de l’histoire.

Cependant il y a des conditions de la vie humaine si nécessaires et si
évidentes que la plus grossière observation suffit pour les établir. Ce
sont celles qui sont communes à toute l’humanité; elles dérivent de
l’organisation physiologique qui crée les besoins matériels des hommes
ou de leur organisation psychologique qui crée leurs habitudes de
conduite. On peut donc les prévoir dans un questionnaire général qui
servira pour tous les cas. Comme la critique historique et pour la même
raison--l’impossibilité d’observer directement,--la construction
historique se trouve forcée d’employer la méthode du questionnaire.

Les actes humains qui font la matière de l’histoire diffèrent d’une
époque et d’un pays à l’autre comme ont différé les hommes et les
sociétés, et c’est même l’objet propre de l’histoire d’étudier ces
différences; si les hommes avaient toujours eu le même gouvernement ou
parlé la même langue, il n’y aurait pas lieu de faire l’histoire des
gouvernements et des langues. Mais ces différences sont enfermées entre
les limites des conditions générales de la vie humaine; elles ne sont
que des variétés de certaines façons d’agir ou d’être, communes à toute
l’humanité ou du moins à la grande majorité des hommes. On ne sait pas
d’avance quel gouvernement ou quelle langue aura eu un peuple
historique; c’est l’affaire de l’histoire d’établir ces faits. Mais
d’avance et pour tous les cas on prévoit que le peuple aura eu une
langue et un gouvernement.

En dressant la liste des phénomènes fondamentaux qu’on peut s’attendre à
trouver dans la vie de tout homme et de tout peuple, on obtiendra un
questionnaire universel, sommaire, mais suffisant pour classer la masse
des faits historiques en un certain nombre de groupes naturels, dont
chacun formera une branche spéciale d’histoire. Ce cadre de groupement
général fournira l’échafaudage de la construction historique.

Le questionnaire universel ne porte que sur les phénomènes habituels; il
ne peut pas prévoir les milliers de faits locaux ou accidentels qui
forment la vie d’un homme ou d’une nation; il ne suffira donc pas à
poser toutes les questions auxquelles l’historien doit répondre pour
donner le tableau complet du passé. L’étude détaillée des faits exigera
l’emploi de questionnaires plus détaillés, différents suivant la nature
des faits, des hommes ou des sociétés à étudier. Pour les dresser on
peut commencer par noter les questions de détail qu’aura suggérées la
lecture même des documents; mais il faudra, pour classer ces
questions--souvent même pour en compléter la liste,--recourir au procédé
du questionnaire méthodique. Parmi les espèces de faits, les
personnages, les sociétés bien connus (soit par l’observation directe,
soit par l’histoire), on cherchera ceux qui ressemblent aux faits, au
personnage, à la société qu’il s’agit d’étudier. En analysant les cadres
de la science déjà faits pour ces cas connus, on verra quelles questions
doivent se poser à propos du cas analogue qu’on étudie. Il va sans dire
que le choix du cadre modèle devra être fait avec intelligence; il ne
faut pas appliquer à une société barbare un questionnaire dressé d’après
l’étude d’une nation civilisée et vouloir trouver dans un domaine féodal
quels agents répondaient à chacun de nos ministères,--comme l’a fait
Boutaric dans son étude sur l’administration d’Alphonse de Poitiers.

Cette méthode du questionnaire qui fait reposer toute la construction
historique sur un procédé _a priori_ serait inacceptable si l’histoire
était vraiment une science d’observation; et peut-être la trouvera-t-on
dérisoire comparée aux méthodes _a posteriori_ des sciences naturelles.
Mais sa justification est simple: elle est la seule méthode qu’on puisse
pratiquer et, en fait, la seule qui l’ait jamais été. Dès qu’un
historien cherche à mettre en ordre les faits contenus dans les
documents, il fabrique avec la connaissance qu’il a (ou croit avoir) des
choses humaines un cadre d’exposition qui équivaut à un
questionnaire,--à moins qu’il n’adopte le cadre d’un devancier créé par
le même procédé.--Mais quand ce travail a été inconscient, le cadre
reste incomplet et confus. Ainsi il ne s’agit pas de décider si on
opérera avec ou sans un questionnaire _a priori_--car on en aura
toujours un;--on n’a le choix qu’entre un questionnaire inconscient,
confus et incomplet ou un questionnaire conscient, précis et complet.

VI. On peut maintenant tracer le plan de la construction historique, de
façon à déterminer la série des opérations synthétiques nécessaires pour
élever l’édifice.

L’analyse critique des documents a fourni les matériaux, ce sont les
faits historiques encore épars. On commence par les _imaginer_ sur le
modèle des faits actuels qu’on suppose analogues; on tâche, en combinant
des fragments pris à divers endroits de la réalité, d’atteindre l’image
la plus semblable à celle qu’aurait donnée l’observation directe du fait
passé. C’est la première opération, indissolublement liée en fait à la
lecture des documents. Pensant qu’il suffisait ici d’en avoir indiqué la
nature[189], nous avons renoncé à lui consacrer un chapitre spécial.

  [189] Cf. p. 189-192.

Les faits ainsi imaginés, on les _groupe_ dans des cadres imaginés sur
le modèle d’un ensemble observé dans la réalité qu’on suppose analogue à
ce qu’a dû être l’ensemble passé. C’est la seconde opération; elle se
fait au moyen d’un questionnaire, et aboutit à découper dans la masse
des faits historiques des morceaux de même nature qu’on groupe ensuite
entre eux jusqu’à ce que toute l’histoire du passé soit classée dans un
cadre universel.

Quand on a rangé dans ce cadre les faits extraits des documents, il y
reste des lacunes, toujours considérables, énormes pour toutes les
parties où les documents ne sont pas très abondants. On essaie d’en
combler quelques-unes par des _raisonnements_ à partir des faits connus.
C’est (ou ce devrait être) la troisième opération; elle accroît par un
travail logique la masse des connaissances historiques.

On n’a encore qu’une masse de faits juxtaposés dans des cadres. Il faut
les condenser en formules pour essayer d’en dégager les caractères
généraux et les rapports. C’est la quatrième opération; elle conduit aux
conclusions dernières de l’histoire et couronne la construction
historique au point de vue scientifique.

Mais comme la connaissance historique, complexe et encombrante par sa
nature, est exceptionnellement difficile à communiquer, il reste encore
à trouver les procédés pour _exposer_ les résultats de l’histoire.

VII. Cette série d’opérations, facile à concevoir, n’a jamais été
qu’imparfaitement exécutée. Elle est entravée par des difficultés
matérielles dont les théories méthodologiques ne tiennent pas compte,
mais qu’il vaut mieux regarder en face pour voir si elles doivent rester
insurmontables.

Les opérations historiques sont si nombreuses, depuis la découverte du
document jusqu’à la formule finale de conclusion, elles réclament des
précautions si minutieuses, des aptitudes naturelles et des habitudes si
différentes, que sur aucun point un seul homme ne peut exécuter
_lui-même_ le travail tout entier. L’histoire, moins que toute autre
science, peut se passer de la division du travail; or moins que toute
autre elle la pratique. Il arrive à des érudits spécialistes d’écrire
des histoires d’ensemble où ils construisent les faits au gré de leur
imagination[190], et les «constructeurs» opèrent en prenant des
matériaux dont ils n’ont pas éprouvé la valeur[191]. C’est que la
division du travail implique une entente entre des travailleurs, et en
histoire cette entente n’existe pas. Chacun, sauf dans les opérations
préparatoires de la critique externe, procède suivant son inspiration
personnelle, sans méthode commune, sans souci de l’ensemble où son
travail doit venir prendre place. Aussi aucun historien ne peut-il en
toute sécurité utiliser les résultats du travail d’un autre, comme on
fait dans les sciences constituées, car il ignore s’ils ont été obtenus
par des procédés sûrs. Les plus scrupuleux en viennent à ne rien
admettre qu’après avoir refait eux-mêmes le travail sur les documents;
c’était l’attitude de Fustel de Coulanges. A peine peut-on satisfaire à
cette exigence pour les périodes très mal connues dont tous les
documents conservés tiennent en quelques volumes, et pourtant on en est
venu à poser en dogme qu’un historien ne doit jamais travailler de
seconde main[192]. On le fait par nécessité, quand les documents sont
trop nombreux pour être tous lus; mais on ne le dit pas, par crainte du
scandale.

  [190] Curtius dans son «Histoire grecque», Mommsen dans son «Histoire
    romaine» (avant l’Empire), Lamprecht dans son «Histoire
    d’Allemagne».

  [191] Il suffira ici de citer Augustin Thierry, Michelet et Carlyle.

  [192] Voir dans P. Guiraud, _Fustel de Coulanges_ (Paris, 1896,
    in-12), p. 164, des observations très judicieuses sur cette
    prétention.

Il vaudrait mieux s’avouer franchement la réalité. Une science aussi
complexe que l’histoire, où il faut d’ordinaire entasser les faits par
millions avant de pouvoir formuler une conclusion, ne peut se fonder par
ce perpétuel recommencement. On ne fait pas la construction historique
avec des documents, pas plus qu’on n’«écrit l’histoire avec des
manuscrits», et pour la même raison, qui est une raison de temps. C’est
que pour faire avancer la science, il faut combiner les résultats
obtenus par des milliers de travaux de détail.

Comment faire pourtant, puisque la plupart des travaux sont faits par
une méthode suspecte, sinon incorrecte? La confiance universelle
mènerait à l’erreur aussi sûrement que la défiance universelle mène à
l’impuissance. Voici du moins une règle qui permettra de se guider: Il
faut lire les travaux des historiens avec les mêmes précautions
critiques qu’on lit les documents. L’instinct naturel pousse à y
chercher surtout les conclusions et à les adopter comme vérité établie;
il faut, au contraire, par une analyse continuelle, y chercher les
faits, les _preuves_, les fragments de documents, bref les matériaux. On
refera le travail de l’auteur, mais on le fera beaucoup plus vite, car
ce qui perd du temps, c’est de réunir les matériaux; et on n’acceptera
de ses conclusions que celles qu’on trouvera démontrées.



CHAPITRE II

GROUPEMENT DES FAITS


I. La première nécessité qui s’impose à l’historien mis en présence du
chaos des faits historiques, c’est de limiter son champ de recherches.
Dans l’océan de l’histoire universelle quels faits choisira-t-il pour
les recueillir?--Puis, dans la masse des faits ainsi choisis, il lui
faudra distinguer des groupes et faire des sections.--Enfin dans chacune
de ces sections il aura à ranger les faits un à un. Ainsi toute
construction historique doit commencer par trouver un principe pour
trier, encadrer et ranger les faits. Ce principe on peut le chercher
soit dans les conditions extérieures où les fait se sont produits, soit
dans la nature intérieure des faits.

Le classement par les conditions extérieures est le plus naïf et le plus
facile. Tout fait historique se produit en un moment du temps, en un
lieu de l’espace, chez un homme ou dans un groupe d’hommes: voilà des
cadres commodes pour délimiter et classer les faits. Ainsi naît
l’histoire d’une période, d’un pays, d’une nation, d’un homme
(biographie); les historiens de l’antiquité et de la Renaissance n’en
ont pas pratiqué d’autre.--Dans ce cadre général les subdivisions sont
taillées suivant le même principe et les faits sont rangés par ordre de
temps, de lieux ou de groupes.--Quant au triage des faits à mettre dans
ces cadres, il s’est longtemps opéré sans aucun principe fixe; les
historiens prenaient, suivant leur fantaisie personnelle, parmi les
faits qui s’étaient produits dans une période, un pays ou une nation,
tout ce qui leur semblait intéressant ou curieux. Tite Live et Tacite,
pêle-mêle avec les guerres et les révolutions, racontaient les
inondations, les épidémies et la naissance des monstres.

Le classement d’après la nature des faits s’est introduit très tard,
lentement et d’une façon incomplète; il est né hors de l’histoire dans
les branches spéciales d’études de certaines espèces de faits humains,
langue, littérature, arts, droit, économie politique, religion, qui ont
commencé par être dogmatiques et sont peu à peu devenues historiques. Le
principe de ce classement est de trier et de grouper ensemble les faits
qui se rapportent à une même espèce d’actes; chacun de ces groupes
devient la matière d’une branche spéciale d’histoire. L’ensemble des
faits vient ainsi se classer dans un casier qui peut être construit _a
priori_ en étudiant l’ensemble des activités humaines; c’est le
questionnaire général dont il a été parlé au chapitre précédent.

Le tableau suivant est une tentative de classification générale des
faits historiques[193], fondée sur la nature des _conditions_ et des
_manifestations_ de l’activité.

  [193] La classification de M. Lacombe (_De l’histoire considérée comme
    science_, chap. VI), fondée sur les mobiles des actes et les besoins
    qu’ils sont destinés à satisfaire, est philosophiquement très
    judicieuse, mais ne répond pas aux besoins pratiques des historiens;
    elle repose sur des catégories psychiques abstraites (économique,
    génésique, sympathique, honorifique, etc.), et aboutit à classer
    ensemble des espèces de manifestations très différentes (les
    institutions militaires avec la vie économique).

  I. CONDITIONS MATÉRIELLES.--1º _Étude des corps_: _A._ Anthropologie
  (ethnologie), anatomie et physiologie, anomalies et particularités
  pathologiques. _B._ Démographie (nombre, sexe, âge, naissance, mort,
  maladies).--2º _Étude du milieu_: _A._ Milieu naturel géographique
  (relief, climats, eaux, sol, flore et faune). _B._ Milieu artificiel,
  aménagement (cultures, édifices, voies, outillage, etc.).

  II. HABITUDES INTELLECTUELLES (non obligatoires).--1º _Langue_
  (vocabulaire, syntaxe, phonétique, sémantique). Écriture.--2º _Arts_:
  _A._ Arts plastiques (conditions de production, conceptions, procédés,
  œuvres). _B._ Arts de l’expression, musique, danse, littérature.--3º
  _Sciences_ (conditions de production, méthodes, résultats).--4º
  _Philosophie et morale_ (conceptions, préceptes, pratique réelle).--5º
  _Religion_ (croyances, pratiques)[194].

  III. COUTUMES MATÉRIELLES (non obligatoires).--1º _Vie matérielle_:
  _A._ Alimentation (matériaux, apprêts, excitants). _B._ Vêtement et
  parure. _C._ Habitation et mobilier.--2º _Vie privée_: _A._ Emploi du
  temps (toilette, soins du corps, repas). _B._ Cérémonial social
  (funérailles et mariage, fêtes, étiquette). _C._ Divertissements
  (exercices et chasse, spectacles et jeux, réunions, voyages).

  IV. COUTUMES ÉCONOMIQUES.--1º _Production_: _A._ Culture et élevage.
  _B._ Exploitation des minéraux.--2º _Transformation_. _Transports et
  industries_[195]: procédés techniques, division du travail, voies de
  communication.--3º _Commerce_: échange et vente, crédit.--4º
  _Répartition_: régime de la propriété, transmission, contrats, partage
  des produits.

  V. INSTITUTIONS SOCIALES.--1º _Famille_: _A._ Constitution, autorité,
  condition de la femme et des enfants. _B._ Organisation
  économique[196]. Propriété familiale, successions.--2º _Éducation et
  instruction_ (but, procédés, personnel).--3º _Classes sociales_
  (principe de division, règles des relations).

  VI. INSTITUTIONS PUBLIQUES (obligatoires).--1º _Institutions
  politiques_: _A._ Souverain (personnel, procédure). _B._
  Administration, services (guerre, justice, finances, etc.). _C._
  Pouvoirs élus, assemblées, corps électoraux (pouvoirs, procédure).--2º
  _Institutions ecclésiastiques_ (mêmes questions).--3º _Institutions
  internationales_: _A._ Diplomatie. _B._ Guerre (usages de guerre et
  arts militaires). _C._ Droit privé et commerce.

  [194] Les institutions ecclésiastiques font partie du gouvernement;
    dans les Manuels d’antiquités allemands elles figurent parmi les
    institutions, tandis que la religion est classée avec les arts.

  [195] Les transports, souvent classés dans le commerce, sont une
    espèce d’industrie.

  [196] La propriété est une institution mixte, économique, sociale et
    politique.

Le groupement des faits d’après leur nature se combine avec le
groupement d’après le temps et le lieu où ils se sont produits, de façon
à fournir dans chaque branche des sections chronologiques, géographiques
ou nationales. L’histoire d’une espèce d’actes (la langue, la peinture,
le gouvernement) se subdivise en histoire de périodes, de pays, de
nations (l’histoire de la langue grecque dans l’antiquité, l’histoire du
gouvernement français au XIXe siècle).

Les mêmes principes servent à décider l’ordre où on rangera les faits.
La nécessité de présenter les faits l’un après l’autre contraint à
adopter une règle méthodique de succession. On peut exposer à la suite
ou tous les faits qui ont eu lieu en un même temps, ou tous les faits
d’un même pays, ou tous les faits d’une même espèce. Toute matière
historique peut être distribuée suivant trois espèces d’ordre
différents: l’ordre _chronologique_ (ordre des temps),--l’ordre
_géographique_ (ordre des lieux, qui souvent coïncide avec l’ordre des
nations),--l’ordre des espèces d’actes appelé d’ordinaire ordre
_logique_. Il est impossible de suivre exclusivement l’un de ces ordres:
dans tout exposé chronologique il faut découper des tranches
géographiques ou logiques, passer d’un pays à l’autre et d’une espèce de
faits à une autre et inversement. Mais il faut toujours décider quel
sera l’ordre dominant dont les autres ne seront que des subdivisions.

Entre ces trois ordres le choix est délicat, il doit se décider par des
raisons différentes suivant le sujet et suivant l’espèce de public pour
lequel on travaille. A ce titre il dépendrait de la méthode
d’exposition; mais il faudrait un trop long développement pour en donner
la théorie.

II. Aussitôt qu’on commence à trier les faits historiques pour les
classer, on se heurte à une question qui a provoqué d’ardentes
querelles.

Tout acte humain est par nature un fait individuel, passager, qui ne se
produit qu’à un seul moment et en un seul endroit. Au sens réel tout
fait est unique. Mais tout acte d’un homme ressemble à d’autres actes de
lui-même ou des autres hommes du même groupe, et souvent à tel point
qu’on les confond sous le même nom; ces actes semblables qui se groupent
irrésistiblement dans l’esprit humain, on les appelle habitudes, usages,
institutions. Ce ne sont que des constructions de l’esprit, mais elles
s’imposent avec tant de force aux intelligences des hommes que beaucoup
deviennent des règles obligatoires; ces habitudes sont des faits
collectifs, durables dans le temps, étendus dans l’espace.--On peut donc
considérer les faits historiques sous deux aspects opposés: ou dans ce
qu’ils ont d’individuel, de particulier, de passager, ou dans ce qu’ils
ont de collectif, de général et de durable. Dans la première conception
l’histoire est le récit continu des accidents arrivés aux hommes du
passé; dans la seconde elle est le tableau des habitudes successives de
l’humanité.

Sur ce terrain s’est livrée, en Allemagne surtout, la bataille entre les
partisans de l’histoire de la civilisation (_Culturgeschichte_)[197], et
les historiens de profession restés fidèles à la tradition de
l’antiquité; en France on a eu la lutte entre l’histoire des
institutions, des mœurs et des idées et l’histoire politique,
dédaigneusement surnommée par ses adversaires «l’histoire-bataille».

  [197] Pour l’histoire et la bibliographie de ce mouvement, voir
    Bernheim, _o. c._, p. 45-55.

Cette opposition s’explique par la différence des documents que les
travailleurs des deux partis avaient l’habitude de manier. Les
historiens, occupés surtout d’histoire politique, voyaient les actes
individuels et passagers des gouvernants où il est très difficile
d’apercevoir aucun trait général.--Dans les histoires spéciales, au
contraire (sauf celle des littératures), les documents ne montrent que
des faits généraux, une forme de langage, un rite religieux, une règle
de droit; il faut un effort d’imagination pour se représenter l’homme
qui a prononcé ce mot, accompli ce rite, pratiqué cette règle.

Il n’y a pas à prendre parti dans cette controverse. La construction
historique complète suppose l’étude des faits sous les deux aspects. Le
tableau des habitudes de pensée, de vie et d’action des hommes est
évidemment une portion capitale de l’histoire. Et pourtant, quand on
aurait réuni tous les actes de tous les individus pour en extraire ce
qu’ils ont de commun, il resterait un résidu qu’on n’a pas le droit de
jeter, car il est l’élément proprement historique; c’est le fait que
certains actes ont été l’acte d’un homme ou d’un groupe donné à un
moment donné. Dans un cadre réduit aux faits généraux de la vie
politique il n’y aurait pas place pour la victoire de Pharsale ou la
prise de la Bastille, faits accidentels et passagers, mais sans lesquels
l’histoire des institutions de Rome ou de la France ne serait pas
intelligible.

Ainsi l’histoire est obligée de combiner avec l’étude des faits généraux
l’étude de certains faits particuliers. Elle a un caractère mixte,
indécis entre une science de généralités et un récit d’aventures. La
difficulté de classer cet hybride dans une des catégories de la pensée
humaine s’est souvent exprimée par la question puérile: si l’histoire
est un art ou une science.

III. Le cadre général donné plus haut peut servir de questionnaire pour
déterminer toutes les espèces d’habitudes (usages ou institutions) dont
on peut essayer de faire l’histoire. Mais avant d’appliquer ce cadre
général à l’étude d’un groupe quelconque d’habitudes historiques,
langue, religion, usages privés ou institutions politiques, toujours il
faut résoudre une question préalable: Les habitudes qu’on va étudier, de
qui ont-elles été l’habitude? Elles étaient communes à un grand nombre
d’individus, et c’est la collection d’individus de mêmes habitudes que
nous appelons _groupe_. La première condition pour étudier une habitude
est donc de déterminer le groupe qui l’a pratiquée. C’est ici qu’il faut
prendre garde au premier mouvement, car il nous porte à une négligence
qui peut rendre ruineuse toute la construction historique.

La tendance naturelle est de se représenter le groupe humain sur le
modèle de l’espèce animale, comme un ensemble d’hommes tous semblables.
On prend un groupe uni par un caractère très apparent, une nation liée
par un même gouvernement officiel (Romains, Anglais, Français), un
peuple parlant la même langue (Grecs, Germains); et on procède comme si
tous les membres de ce groupe se ressemblaient en tout point et avaient
les mêmes usages.

En fait aucun groupe réel, pas même une société centralisée, n’est un
ensemble homogène. Pour une grande part de l’activité humaine--la
langue, l’art, la science, la religion, la vie économique,--le groupe
reste flottant. Qu’est-ce que le groupe des gens parlant grec, le groupe
chrétien, le groupe de la science moderne?--Et même les groupes précisés
par une organisation officielle, les États et les Églises, ne sont que
des unités superficielles formées d’éléments hétérogènes. La nation
anglaise comprend des Gallois, des Écossais, des Irlandais; l’Église
catholique se compose de fidèles épars dans le monde entier et
différents en tout, sauf la religion. Il n’y a pas de groupe dont les
membres aient les mêmes habitudes sur tous les points. Le même homme est
à la fois membre de plusieurs groupes et dans chaque groupe se trouve
avec des compagnons différents. Un Canadien français est membre de
l’État britannique, de l’Église catholique, du groupe de langue
française. Les groupes chevauchent ainsi l’un sur l’autre de façon qu’il
est impossible de diviser l’humanité en sociétés nettement distinctes et
juxtaposées.

On trouve dans les documents historiques des noms de groupes employés
par les contemporains, beaucoup ne reposent que sur des ressemblances
superficielles. Avant d’adopter ces notions vulgaires, il faut se faire
une règle de les critiquer, il faut préciser la nature et l’étendue du
groupe, en se demandant: de quels hommes était-il composé? quel lien les
unissait? quelles habitudes avaient-ils en commun? et par quelles
espèces d’activité différaient-ils? Alors seulement on verra pour
quelles habitudes le groupe peut servir de cadre d’études, et on sera
conduit à choisir l’espèce de groupe suivant l’espèce de faits. Pour
étudier les habitudes intellectuelles (langue, religion, art, science),
on prendra, non une nation politique, mais le groupe des gens qui ont eu
en commun cette habitude; pour étudier les faits économiques on prendra
un groupe lié par une communauté économique; on réservera le groupe
politique pour l’étude des faits sociaux et politiques; on écartera
entièrement la _race_[198].

  [198] Il n’est plus nécessaire de démontrer l’inanité de la notion de
    _race_. Elle s’appliquait à des groupes vagues, formés par la nation
    ou par la langue, car les races des historiens (grecque, romaine,
    germanique, celtique, slave) n’avaient de commun que le nom avec la
    race au sens anthropologique, qui est un groupe d’hommes pourvus
    héréditairement des mêmes caractères. Elle a été réduite à l’absurde
    par l’abus que Taine en a fait. On en trouvera une très bonne
    critique dans Lacombe, _o. c._, chap. XVIII, et dans M. Robertson,
    _The Saxon and the Celt_, Londres, 1897, in-8.

Le groupe, même sur les points où il est homogène, ne l’est pas
entièrement; il se divise en sous-groupes dont les membres diffèrent par
quelques habitudes secondaires; une langue se divise en dialectes, une
religion en sectes, une nation en provinces.--En sens inverse le groupe
ressemble à d’autres groupes de façon à pouvoir en être rapproché; dans
une classification d’ensemble, on peut reconnaître des «familles» de
langues, d’arts, de peuples.--Il faut donc se poser ces questions:
comment le groupe était-il subdivisé? dans quel ensemble rentrait-il?

Il devient possible alors d’étudier méthodiquement une habitude ou même
l’ensemble des habitudes dans un temps et un lieu donnés, en suivant le
tableau donné plus haut. L’opération ne présente aucune difficulté de
méthode pour toutes les espèces de faits qui se présentent sous forme
d’habitudes individuelles et volontaires: langue, art, sciences,
conceptions, usages privés; là il suffit de constater en quoi consistait
chaque habitude. Il faut seulement avoir soin de distinguer le personnel
qui créait ou maintenait les habitudes (artistes, savants, philosophes,
créateurs de la mode), et la masse qui les recevait.

Mais quand on arrive aux habitudes sociales ou politiques (celles qu’on
appelle des institutions), on rencontre des conditions nouvelles qui
créent une illusion inévitable. Les membres d’un même groupe social ou
politique n’ont pas seulement l’habitude d’actes _semblables_, ils
agissent les uns sur les autres par des actes _réciproques_, ils se
commandent, se contraignent, se paient l’un l’autre. Les habitudes
deviennent des _rapports_ entre eux; quand elles sont anciennes,
formulées dans des règles officielles, rendues obligatoires par une
autorité matérielle, maintenues par un personnel spécial, elles prennent
une telle place dans la vie qu’elles donnent l’impression de réalités
extérieures aux gens qui les pratiquent. Les hommes eux-mêmes,
spécialisés dans une occupation ou une fonction qui devient l’habitude
dominante de leur vie, paraissent se grouper en catégories distinctes
(classes, corporation, églises, gouvernements); et ces catégories
paraissent des êtres réels, ou tout au moins des organes chargés chacun
d’une fonction dans un être réel, qui est la société. Par analogie avec
le corps d’un animal, on arrive à décrire la «structure» et le
«fonctionnement» d’une société,--ou même son «anatomie» et sa
«physiologie». Il n’y a là que des métaphores. La structure, ce sont les
coutumes et les règles qui répartissent les occupations, les jouissances
et les fonctions entre les hommes; le fonctionnement, ce sont les actes
habituels par lesquels chaque homme entre en rapport avec les autres. Si
l’on trouve commode d’employer ces termes, il faut se rappeler qu’ils ne
recouvrent que des habitudes.

Cependant l’étude des institutions oblige à se poser des questions
spéciales sur les personnes et leurs fonctions.--Pour les institutions
économiques et sociales, il faut chercher comment se faisait la division
du travail et la division en classes, quelles étaient les professions et
les classes, comment elles se recrutaient, dans quels rapports vivaient
les membres des différentes professions et classes.--Pour les
institutions politiques, consacrées par des règles obligatoires et une
autorité matérielle, il se pose deux séries nouvelles de questions: 1º
Quel était le personnel chargé de l’autorité? Quand l’autorité est
partagée il faut étudier la division des fonctions, analyser le
personnel en ses différents groupes (souverain et subordonné, central et
local), et distinguer chacun des corps spéciaux. Pour chaque espèce de
gouvernants on doit se demander: comment se recrutaient-ils? quelle
était leur autorité officielle? et leurs moyens d’action réels?--2º
Quelles étaient les règles officielles? Leur forme (coutume, ordres,
loi, précédents)? Leur contenu (règles du droit)? La façon de les
appliquer (procédure)? Et surtout en quoi les règles différaient-elles
de la pratique (abus de pouvoir, exploitation, conflits entre les
agents, règles non observées)?

Après avoir déterminé tous les faits qui constituent une société, il
resterait à replacer cette société dans l’ensemble des sociétés du même
temps. C’est l’étude des institutions internationales, intellectuelles,
économiques, politiques (diplomatie et usages de guerre); elle pose les
mêmes questions que l’étude des institutions politiques.--Il y faudrait
joindre l’étude des habitudes communes à plusieurs sociétés et des
rapports qui ne prennent pas une forme officielle. C’est une des parties
les moins avancées de la construction historique.

IV. Tout ce travail aboutit à dresser le tableau de la vie humaine à un
moment donné; il donne la connaissance d’un _état_ de société (en
allemand, _Zustand_). Mais l’histoire ne se borne pas à étudier des
faits simultanés pris au repos (on dit souvent à l’état _statique_).
Elle étudie les _états_ de société à des moments différents et constate
entre eux des différences. Les habitudes des hommes et leurs conditions
matérielles changent d’une époque à l’autre; même lorsqu’elles semblent
se conserver, elles ne restent pas exactement pareilles. Il y a donc
lieu de rechercher ces changements; c’est l’étude des faits successifs.

De ces changements les plus intéressants pour la construction historique
sont ceux qui se produisent dans un même sens[199], de façon que par une
série de différences graduelles, un usage, ou un état de société se
transforme en un usage ou un état différents, ou pour parler sans
métaphore, que les hommes d’un temps pratiquent une habitude très
différente de leurs devanciers sans avoir traversé de changement
brusque. C’est l’_évolution_.

  [199] On n’est pas d’accord sur la place à faire en histoire aux
    changements en sens inverses, aux oscillations qui ramènent les
    choses au point de départ.

L’évolution se produit dans toutes les habitudes humaines. Il suffit
donc pour la rechercher de reprendre le questionnaire qui a servi à
dresser le tableau de la société. Pour chacun des faits, conditions,
usages, personnel investi de l’autorité, règles officielles, se pose la
question: Quelle a été l’évolution de ce fait?

L’étude comportera plusieurs opérations: 1º déterminer le fait dont on
veut étudier l’évolution; 2º fixer la durée du temps pendant lequel elle
s’est accomplie; on devra la choisir de façon que la transformation soit
évidente et que pourtant il reste un lien entre le point de départ et le
point d’arrivée; 3º établir les étapes successives de l’évolution; 4º
chercher par quel moyen elle s’est faite.

V. Une série, même complète, des états de toutes les sociétés et de
toutes leurs évolutions ne suffirait pas à épuiser la matière de
l’histoire. Il reste des faits uniques dont on ne peut se passer,
puisqu’ils expliquent la formation des états et le commencement des
évolutions. Comment étudier les institutions ou l’évolution de la France
sans parler de la conquête des Gaules par César et de l’invasion des
Barbares?

Cette nécessité d’étudier des faits uniques a fait dire que l’histoire
ne peut être une science, car toute science a pour objet le
général.--L’histoire est ici dans la même condition que la cosmographie,
la géologie, la science des espèces animales; elle n’est pas la
connaissance abstraite des rapports généraux entre les faits, elle est
une étude _explicative_ de la réalité; or la réalité n’a existé qu’une
seule fois. Il n’y a eu qu’une seule évolution de la terre, de la vie
animale, de l’humanité. Dans chacune de ces évolutions les faits qui se
sont succédé ont été le produit non de lois abstraites, mais du concours
à chaque moment de plusieurs faits d’espèce différente. Ce concours,
appelé parfois le hasard, a produit une série d’accidents qui ont
déterminé la marche particulière de l’évolution[200]. L’évolution n’est
intelligible que par l’étude de ces accidents; l’histoire est ici sur le
même pied que la géologie ou la paléontologie.

  [200] La théorie du hasard a été faite de façon décisive par M.
    Cournot, _Considérations sur la marche des idées et des événements
    dans les temps modernes_, Paris, 1872, 2 vol. in-8.

Ainsi l’histoire scientifique peut reprendre, pour les utiliser dans
l’étude de l’évolution, les accidents que l’histoire traditionnelle
avait recueillis par des raisons littéraires, parce qu’ils frappaient
l’imagination. On pourra donc chercher les faits qui ont agi sur
l’évolution de chacune des habitudes de l’humanité; chaque accident se
classera à sa date dans l’évolution où il aura agi. Il suffira ensuite
de réunir les accidents de tout genre et de les classer par ordre
chronologique et par ordre de pays pour avoir le tableau d’ensemble de
l’évolution historique.

Alors, par-dessus les histoires _spéciales_ où les faits sont rangés par
catégories purement abstraites (art, religion, vie privée, institutions
politiques), on aura construit une histoire concrète commune, l’histoire
_générale_, qui reliera les différentes histoires spéciales en montrant
l’évolution d’ensemble qui a dominé toutes les évolutions spéciales.
Chacune des espèces de faits qu’on étudie à part (religion, art, droit,
constitution) ne forme pas un monde fermé où les faits évolueraient par
une sorte de force interne, comme les spécialistes sont enclins à
l’imaginer. L’évolution d’un usage ou d’une institution (langue,
religion, Église, État) n’est qu’une métaphore, un usage est une
abstraction; une abstraction n’évolue pas; il n’y a que des _êtres_ qui
évoluent au sens propre[201]. Lorsqu’apparaît un changement dans un
usage, c’est que les hommes qui le pratiquent ont changé. Or les hommes
ne sont pas divisés en compartiments étanches (religieux, juridiques,
économiques) où se passeraient des phénomènes intérieurs isolés; un
accident qui modifie leur état change leurs habitudes à la fois dans les
espèces les plus différentes. L’invasion des Barbares a agi à la fois
sur les langues, la vie privée, les institutions politiques. On ne peut
donc pas comprendre l’évolution en s’enfermant dans une branche spéciale
d’histoire; le spécialiste, pour faire l’histoire complète même de sa
branche, doit regarder par-dessus sa cloison dans le champ des
événements communs. C’est le mérite de Taine d’avoir déclaré, à propos
de la littérature anglaise, que l’évolution littéraire dépend, non
d’événements littéraires, mais de faits généraux.

  [201] Lamprecht, dans un long article, _Was ist Kulturgeschichte_,
    publié dans la _Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft_,
    nouvelle série, t. I, 1896, a tenté de fonder l’histoire de la
    civilisation sur la théorie d’une âme collective de la société qui
    produirait des phénomènes «socialpsychiques» communs à toute la
    société et différents dans chaque période. C’est une hypothèse
    métaphysique.

L’histoire générale des faits uniques s’est constituée avant les
histoires spéciales. Elle est le résidu de tous les faits qui n’ont pu
prendre place dans les histoires spéciales, et s’est réduite à mesure
que les branches spéciales se sont créées et s’en sont détachées. Comme
les faits généraux sont surtout de nature politique et qu’il est plus
difficile de les organiser en une branche spéciale, l’histoire
générale est restée en fait confondue avec l’histoire politique
(_Staatengeschichte_)[202]. Ainsi les historiens politiques ont été
amenés à se faire les champions de l’histoire générale et à conserver
dans leurs constructions tous les faits généraux (migrations de peuples,
réformes religieuses, inventions et découvertes) nécessaires pour
comprendre l’évolution.

  [202] Le nom d’histoire _nationale_, introduit par des préoccupations
    patriotiques, désigne la même chose; l’histoire de la nation se
    confond en fait avec l’histoire de l’État.

Pour construire l’histoire générale il faut chercher tous les faits qui
peuvent expliquer soit l’état d’une société, soit une de ses évolutions,
parce qu’ils y ont produit des changements. Il faut les chercher dans
tous les ordres de faits, déplacement de population, innovations
artistiques, scientifiques, religieuses, techniques, changement de
personnel dirigeant, révolutions, guerres, découvertes de pays.

Ce qui importe, c’est que le fait ait eu une action décisive. Il faut
donc résister à la tentation naturelle de distinguer les faits en grands
et petits. Il répugne d’admettre que de grands effets puissent avoir de
petites causes, que le nez de Cléopâtre ait pu agir sur l’Empire romain.
Cette répugnance, est métaphysique, elle naît d’une idée préconçue sur
la direction du monde. Dans toutes les sciences d’évolution on trouve
des faits individuels qui sont le point de départ d’un ensemble de
grandes transformations. Une troupe de chevaux amenée par les Espagnols
a peuplé toute l’Amérique du Sud. Dans une inondation un tronc d’arbre
peut barrer le courant et transformer l’aspect d’une vallée.

Dans l’évolution humaine on rencontre de grandes transformations qui
n’ont pas d’autre cause intelligible qu’un accident individuel[203].
L’Angleterre au XVIe siècle a changé trois fois de religion par la mort
d’un prince (Henri, Édouard, Marie). L’importance doit se mesurer non à
la taille du fait initial, mais à la taille des faits qui en sont
résultés. On ne doit donc pas _a priori_ nier l’action des individus et
écarter les faits individuels. Il faut examiner si l’individu a été en
situation d’agir fortement. C’est ce qu’on peut présumer dans deux cas:
1º quand son acte a agi comme exemple sur une masse d’hommes et a créé
une tradition, cas fréquent en art, en science, en religion, en
technique; 2º, quand il a été en possession du pouvoir de donner des
ordres et d’imprimer une direction à une masse d’hommes, comme il arrive
aux chefs d’État, d’armée ou d’Église. Les épisodes de la vie d’un homme
deviennent alors des faits importants.

  [203] Voir Cournot, _o. c._, I, p. IV.

Ainsi dans le cadre de l’histoire on doit faire une place aux
personnages et aux événements.

VI. C’est un besoin, dans toute étude de faits successifs, de se
procurer quelques points d’arrêt, des limites de commencement et de fin,
afin de pouvoir découper des tranches chronologiques dans la masse
énorme des faits. Ces tranches sont les _périodes_; l’usage en est aussi
ancien que l’histoire. On en a besoin non seulement dans l’histoire
générale, mais dans les histoires spéciales, dès qu’on étudie une durée
assez longue pour que l’évolution soit sensible. Ce sont les événements
qui fournissent le moyen de les délimiter.

Pour les histoires spéciales, après avoir décidé quels changements des
habitudes doivent être regardés comme les plus profonds, on les adopte
comme marquant une _date_ dans l’évolution; puis on cherche quel
événement les a produits. L’événement qui a produit la formation ou un
changement de l’habitude devient le commencement ou la fin d’une
période. Ces événements marquants sont parfois de même espèce que les
faits dont on étudie l’évolution, des faits littéraires dans l’histoire
de la littérature, politiques dans l’histoire politique. Mais le plus
souvent ils sont d’une autre espèce et l’histoire spéciale est obligée
de les emprunter à l’histoire générale.

Pour l’histoire générale, les périodes doivent être découpées d’après
l’évolution de plusieurs espèces de faits; on trouve des événements qui
marquent une période à la fois dans plusieurs branches (invasion des
Barbares, Réforme, Révolution française). On peut alors construire des
périodes communes à plusieurs branches de l’évolution, et dont un même
événement marque le commencement et la fin. Ainsi s’est opérée la
division traditionnelle de l’histoire universelle.--Les sous-périodes
sont obtenues par le même procédé, en prenant pour limites les
évènements qui ont produit des changements secondaires.

Les périodes construites ainsi d’après les événements sont de durée
inégale. Il ne faut pas s’inquiéter de ce défaut de symétrie; une
période ne doit pas être un nombre fixe d’années, mais le temps employé
à une partie distincte de l’évolution. Or l’évolution n’est pas un
mouvement régulier; il s’écoule une longue série d’années sans
changement notable, puis viennent des moments de transformation rapide.
Cette différence a fourni à Saint-Simon la distinction en périodes
_organiques_ (à changement lent) et _critiques_ (à changement rapide).



CHAPITRE III

RAISONNEMENT CONSTRUCTIF


I. Les faits historiques fournis par les documents ne suffisent jamais à
remplir entièrement les cadres; à beaucoup de questions ils ne donnent
pas de réponse directe, il manque des traits nécessaires pour composer
le tableau complet des états de société, des évolutions ou des
événements. On sent le besoin irrésistible de combler ces lacunes.

Dans les sciences d’observation directe, lorsqu’un fait manque dans une
série, on le cherche par une nouvelle observation. En histoire, où cette
ressource manque, on cherche à étendre la connaissance en employant le
raisonnement. On part des faits connus par les documents pour inférer
des faits nouveaux. Si le raisonnement est correct, ce procédé de
connaissance est légitime.

Mais l’expérience montre que de tous les procédés de connaissance
historique le raisonnement est le plus difficile à manier correctement
et celui qui a introduit les erreurs les plus graves. Il ne faut
l’employer qu’en s’entourant de précautions pour ne jamais perdre de vue
le danger.

1º Il ne faut jamais mélanger un raisonnement avec l’analyse d’un
document; quand on se permet d’introduire dans le texte ce que l’auteur
n’y a pas mis expressément, on en arrive à le compléter en lui faisant
dire ce qu’il n’a pas voulu dire[204].

  [204] Il a été parlé plus haut, p. 119, de ce vice de méthode.

2º Il ne faut jamais confondre les faits tirés directement de l’examen
des documents avec les résultats d’un raisonnement. Quand on affirme un
fait connu seulement par raisonnement, on ne doit pas laisser croire
qu’on l’ait trouvé dans les documents, on doit avertir par quel procédé
on l’a obtenu.

3º Il ne faut jamais faire un raisonnement inconscient: il a trop de
chance d’être incorrect. Il suffit de s’astreindre à mettre le
raisonnement en forme; dans un raisonnement faux la proposition générale
est d’ordinaire assez monstrueuse pour faire reculer d’horreur.

4º Si le raisonnement laisse le moindre doute, il ne faut pas essayer de
conclure; l’opération doit rester sous forme de conjecture, nettement
distinguée des résultats définitivement acquis.

5º Il ne faut jamais revenir sur une conjecture pour essayer de la
transformer en certitude. C’est la première impression qui a le plus de
chances d’être exacte; en réfléchissant sur une conjecture, on se
familiarise avec elle et on finit par la trouver mieux fondée, tandis
qu’on y est seulement mieux habitué. La mésaventure est commune aux
hommes qui méditent longtemps sur un petit nombre de textes.

Il y a deux façons d’employer le raisonnement, l’une négative, l’autre
positive; on va les examiner séparément.

II. Le raisonnement négatif, appelé aussi «argument du silence», part de
l’absence d’indications sur un fait[205]. De ce qu’un fait n’est
mentionné dans aucun document, on infère qu’il n’a pas existé;
l’argument s’applique à toute sorte de faits, usages de tout genre,
évolutions, événements. Il repose sur une impression qui dans la vie
s’exprime par la locution familière: «Si c’était arrivé, on le saurait»;
il suppose une proposition qui devrait se formuler ainsi: «Si le fait
avait existé, il y aurait un document qui en parlerait.»

  [205] La discussion de cet argument, fort employé autrefois en
    histoire religieuse, a beaucoup occupé les anciens auteurs qui ont
    écrit sur la méthodologie et tient encore une grande place dans les
    _Principes de la critique historique_, du P. de Smedt.

Pour avoir le droit de raisonner ainsi il faudrait que tout fait eût été
observé et noté par écrit, et que toutes les notations eussent été
conservées; or la plupart des documents qui ont été écrits se sont
perdus et la plupart des faits qui se passent ne sont pas notés par
écrit. Le raisonnement serait faux dans la plupart des cas. Il faut donc
le restreindre aux cas où les conditions qu’il suppose ont été
réalisées.

1º Il faut non seulement qu’il n’existe pas de document où le fait soit
mentionné, mais qu’il n’en ait pas existé. Si les documents se sont
perdus, on ne peut rien conclure. L’argument du silence doit donc être
employé d’autant plus rarement qu’il s’est perdu plus de documents, il
peut servir beaucoup moins pour l’antiquité que pour le XIXe siècle.--On
est tenté, pour se débarrasser de cette restriction, d’admettre que les
documents perdus ne contenaient rien d’intéressant; s’ils se sont
perdus, dit-on, c’est qu’ils ne valaient pas la peine d’être conservés.
En fait, tout document manuscrit est à la merci du moindre accident, il
dépend du hasard qu’il se conserve ou se perde.

2º Il faut que le fait ait été de nature à être forcément observé et
noté. De ce qu’un fait n’a pas été noté il ne suit pas qu’on ne l’ait
pas vu. Dès qu’on organise un service pour recueillir une espèce de
faits, on constate combien ce fait est plus fréquent qu’on ne croyait et
combien de cas passaient inaperçus ou sans laisser de trace écrite.
C’est ce qui est arrivé pour les tremblements de terre, les cas de rage,
les baleines échouées sur les côtes.--En outre, beaucoup de faits, même
bien connus des contemporains, ne sont pas notés, parce que l’autorité
officielle empêche de les divulguer; c’est ce qui arrive pour les actes
des gouvernements secrets et les plaintes des classes inférieures. Ce
silence, qui ne prouve rien, fait une vive impression sur les historiens
irréfléchis, il est l’origine du sophisme si répandu du «bon vieux
temps». Aucun document ne relate les abus des fonctionnaires ou les
plaintes des paysans: c’est que tout allait régulièrement et que
personne ne souffrait.--Avant d’arguer du silence il faudrait se
demander: Ce fait ne pouvait-il éviter d’être noté dans un des documents
que nous possédons? Ce n’est pas l’absence de tout document sur un fait
qui est probante, mais le silence sur ce fait dans un document où il
devrait être mentionné.

Le raisonnement négatif se trouve ainsi limité à des cas nettement
définis. 1º L’auteur du document où le fait n’est pas mentionné voulait
systématiquement noter tous les faits de cette espèce et devait les
connaître tous. (Tacite cherchait à énumérer tous les peuples de la
Germanie; la _Notitia dignitatum_ indiquait toutes les provinces de
l’Empire; l’absence sur ces listes d’un peuple ou d’une province prouve
qu’ils n’existaient pas alors.) 2º Le fait, s’il eût existé, s’imposait
à l’imagination de l’auteur de façon à entrer forcément dans ses
conceptions. (S’il y avait eu des assemblées régulières du peuple franc,
Grégoire de Tours n’aurait pu concevoir et décrire la vie des rois
francs sans en parler.)

III. Le raisonnement _positif_ part d’un fait (ou de l’absence d’un
fait) établi par les documents pour en inférer un autre fait (ou
l’absence d’un autre fait) que les documents n’indiquaient pas. Il est
une application du principe fondamental de l’histoire, l’_analogie_ de
l’humanité présente avec l’humanité passée. Dans le présent on observe
que les faits humains sont liés entre eux. Quand certain fait se
produit, un autre se produit aussi, ou parce que le premier est la cause
du second, ou parce qu’il en est l’effet, ou parce que tous deux sont
les effets d’une même cause. On admet que dans le passé les faits
semblables étaient liés de même, et cette présomption se fortifie par
l’étude directe du passé dans les documents. D’un fait qui s’est produit
dans le passé, on peut donc conclure que les autres faits liés à ce fait
se sont aussi produits.

Ce raisonnement s’applique à toute espèce de faits, usages,
transformations, accidents individuels. A partir de tout fait connu on
peut essayer d’inférer des faits inconnus. Or les faits humains, ayant
tous leur cause dans un même centre qui est l’homme, sont tous reliés
entre eux, non seulement entre faits de même espèce, mais entre faits
des espèces les plus différentes. Il y a des liens non seulement entre
les divers faits d’art, de religion, de mœurs, de politique, mais entre
des faits de religion et des faits d’art, de politique, de mœurs; en
sorte que d’un fait d’une espèce on peut inférer des faits de toutes les
autres espèces.

Examiner les liens entre les faits qui peuvent servir de base à des
raisonnements, ce serait faire le tableau de tous les rapports connus
entre les faits humains, c’est-à-dire dresser l’état de toutes les lois
de la vie sociale établies empiriquement. Un pareil travail suffirait à
faire l’objet d’un livre[206] On se bornera ici à indiquer les règles
générales du raisonnement et les précautions à prendre contre les
erreurs les plus ordinaires.

  [206] C’est celui que Montesquieu avait tenté dans _l’Esprit des
    lois_. J’ai, dans un cours à la Sorbonne, essayé de tracer une
    esquisse de ce tableau. [Ch. S.]

Le raisonnement repose sur deux propositions: l’une générale, tirée de
la marche des choses humaines; l’autre particulière, tirée des
documents. Dans la pratique on commence par la proposition particulière,
le fait historique: Salamine porte un nom phénicien. Puis on cherche une
proposition générale: La langue d’un nom de ville est la langue du
peuple qui a créé la ville. Et l’on conclut: Salamine, à nom phénicien,
a été fondée par des Phéniciens.

Pour que la conclusion soit sûre il faut donc deux conditions.

1º La proposition générale doit être exacte; les deux faits qu’elle
suppose liés ensemble doivent l’être de façon que le second ne se
produise jamais sans le premier. Si cette condition était vraiment
remplie, ce serait une loi au sens scientifique; mais en matière de
faits humains--sauf les conditions matérielles dont les lois sont
établies par les sciences constituées,--on n’opère qu’avec des lois
empiriques obtenues par des constatations grossières d’ensemble, sans
analyser les faits de façon à en dégager les vraies causes. Ces lois ne
sont à peu près exactes que lorsqu’elles portent sur un ensemble de
faits nombreux, car on ne sait pas très bien dans quelle mesure chacun
est nécessaire pour produire le résultat.--La proposition sur la langue
du nom d’une ville est trop peu détaillée pour être toujours exacte.
Pétersbourg est un nom allemand, Syracuse en Amérique un nom grec. Il
faut d’autres conditions pour être sûr que le nom soit lié à la
nationalité des fondateurs. Ainsi l’on ne doit opérer qu’avec une
proposition détaillée.

2º Pour que la proposition générale soit détaillée, il faut que le fait
historique particulier soit lui-même connu en détail; car c’est après
l’avoir établi qu’on cherchera une loi empirique générale nécessaire
pour raisonner. On devra donc commencer par étudier les conditions
particulières du cas (la situation de Salamine, les habitudes des Grecs
et des Phéniciens); on n’opérera pas sur un détail, mais sur un
ensemble.

Ainsi dans le raisonnement historique il faut 1º une proposition
générale exacte, 2º une connaissance détaillée d’un fait passé.--On
opérera mal si on admet une proposition générale fausse, si l’on croit,
comme Augustin Thierry par exemple, que toute aristocratie a pour
origine une conquête.--On opérera mal si l’on veut raisonner à partir
d’un détail isolé (un nom de ville). La nature de ces erreurs indique
les précautions à prendre:

1º Spontanément nous prenons pour base de raisonnement les «vérités de
sens commun» qui forment encore presque toute notre connaissance de la
vie sociale; or la plupart sont fausses en partie, puisque la science de
la vie sociale n’est pas faite. Et ce qui les rend surtout dangereuses,
c’est que nous les employons sans en avoir conscience.--La précaution la
plus sûre sera de formuler toujours la prétendue loi sur laquelle on va
raisonner: Toutes les fois que tel fait se produit, on est certain que
tel autre se sera produit. Si elle est évidemment fausse, on s’en
apercevra aussitôt; si elle est trop générale on verra quelles
conditions nouvelles il faut y ajouter pour qu’elle devienne exacte.

2º Spontanément nous cherchons à tirer des conséquences du moindre fait
isolé (ou plutôt l’idée de chaque fait éveille aussitôt en nous, par
association, l’idée d’autres faits). C’est le procédé naturel de
l’histoire littéraire. Chaque trait de la vie d’un auteur fournit
matière à des raisonnements; on construit par conjecture toutes les
influences qui ont pu agir sur lui et on admet qu’elles ont agi. Toutes
les branches d’histoire qui étudient une seule espèce de faits, isolée
de toute autre (langue, arts, droit privé, religion), sont exposées au
même danger, parce qu’elles ne voient que des fragments de vie humaine
et pas d’ensembles. Or il n’y a guère de conclusions solides que celles
qui reposent sur un ensemble. On ne fait pas un diagnostic avec un
symptôme, il faut l’ensemble des symptômes.--La précaution consistera à
éviter d’opérer sur un détail isolé ou sur un fait abstrait. On devra se
représenter des hommes avec les principales conditions de leur vie.

Il faut s’attendre à réaliser rarement les conditions d’un raisonnement
certain; nous connaissons trop mal les lois de la vie sociale et trop
rarement les détails précis d’un fait historique. Aussi la plupart des
raisonnements ne donnent-ils qu’une présomption, non une certitude. Mais
il en est des raisonnements comme des documents[207]. Quand plusieurs
présomptions se réunissent dans le même sens, elles se confirment et
finissent par produire la certitude légitime. L’histoire comble une
partie de ses lacunes par une accumulation de raisonnements. Il reste
des doutes sur l’origine phénicienne de plusieurs villes grecques, il
n’y en a pas sur la présence des Phéniciens en Grèce.

  [207] Voir p. 175.



CHAPITRE IV

CONSTRUCTION DES FORMULES GÉNÉRALES


I. Si on avait classé dans un cadre méthodique tous les faits
historiques établis par l’analyse des documents et par le raisonnement,
on aurait une description rationnelle de toute l’histoire; le travail de
constatation serait achevé. L’histoire doit-elle en rester là? La
question est vivement débattue et on ne peut éviter de la résoudre, car
c’est une question pratique.

Les érudits, habitués à recueillir tous les faits sans préférence
personnelle, tendent à exiger surtout un recueil de faits complet, exact
et objectif. Tous les faits historiques ont un droit égal à prendre
place dans l’histoire; conserver les uns comme plus importants et
écarter les autres comme moins importants, ce serait faire un choix
subjectif, variable suivant la fantaisie individuelle; l’histoire ne
doit sacrifier aucun fait.

A cette conception très rationnelle on ne peut opposer qu’une difficulté
matérielle; mais elle suffit, car elle est le motif pratique de toutes
les sciences: c’est l’impossibilité de construire et de communiquer un
savoir complet. Une histoire où aucun fait ne serait sacrifié devrait
contenir tous les actes, toutes les pensées, toutes les aventures de
tous les hommes à tous les différents moments. Ce serait une
connaissance complète que personne n’arriverait plus à connaître, non
faute de matériaux, mais faute de temps. C’est déjà ce qui arrive aux
collections trop volumineuses de documents: les recueils de débats
parlementaires contiennent toute l’histoire des assemblées, mais, pour
l’y trouver, il faudrait plus que la vie d’un homme.

Toute science doit tenir compte des conditions pratiques de la vie au
moins dans la mesure où on la destine à devenir une science réelle, une
science qu’on peut arriver à savoir. Toute conception qui aboutit à
empêcher de savoir empêche la science de se constituer.

La science est une économie de temps et d’efforts obtenue par un procédé
qui rend les faits rapidement connaissables et intelligibles; elle
consiste à recueillir lentement une quantité de faits de détail et à les
condenser en formules portatives et incontestables. L’histoire, plus
encombrée de détails qu’aucune autre connaissance, a le choix entre deux
solutions: être complète et inconnaissable ou être connaissable et
incomplète. Toutes les autres sciences ont choisi la seconde, elles
abrègent et condensent, préférant le risque de mutiler et de combiner
arbitrairement les faits à la certitude de ne pouvoir ni les comprendre
ni les communiquer. Les érudits ont préféré s’enfermer dans les périodes
anciennes où le hasard, qui a détruit presque toutes les sources de
renseignement, les a délivrés de la responsabilité de choisir les faits
en les privant de presque tous les moyens de les connaître.

L’histoire, pour se constituer en science, doit élaborer les faits
bruts. Elle doit les condenser sous une forme maniable en formules
descriptives, qualitatives et quantitatives. Elle doit chercher les
liens entre les faits qui forment la conclusion dernière de toute
science.

II. Les faits humains, complexes et variés, ne peuvent être ramenés à
quelques formules simples comme les faits chimiques. L’histoire, comme
toutes les sciences de la vie, a besoin de formules descriptives pour
exprimer le caractère des différents phénomènes.

La formule doit être courte pour être maniable; elle doit être précise
pour donner une idée exacte du fait. Or la précision de la connaissance
en matière humaine ne s’obtient que par les détails caractéristiques,
car seuls ils font comprendre en quoi un fait a différé des autres et ce
qu’il a eu en propre. Il y a ainsi opposition entre le besoin d’abréger,
qui mène à chercher des formules concrètes, et la nécessité de rester
précis, qui oblige à prendre des formules détaillées. Des formules trop
courtes rendent la science vague et illusoire, des formules trop longues
l’encombrent et la rendent inutile. On n’évite cette alternative que par
un compromis continuel, dont le principe est de resserrer les faits en
supprimant tout ce qui n’est pas strictement nécessaire pour se les
représenter et de s’arrêter au point où on leur enlèverait quelque trait
caractéristique.

Cette opération, difficile en elle-même, est compliquée encore par
l’état où l’on trouve les faits qu’il s’agit de condenser en formules.
Suivant la nature des documents d’où ils sortent, ils arrivent à tous
les degrés différents de précision depuis le récit détaillé des moindres
épisodes (bataille de Waterloo) jusqu’à la mention en un mot (victoire
des Austrasiens à Testry). Nous possédons sur des faits de même nature
une quantité de détails infiniment variable suivant que les documents
nous donnent une description complète ou une mention. Comment organiser
en un même ensemble des connaissances d’une précision si
différente?--Les faits connus seulement par un mot général et vague, on
ne peut les amener à un degré moins général et plus précis; comme on
ignore les détails, si on les ajoute par conjecture, on fera du roman
historique. C’est ainsi qu’Augustin Thierry a procédé dans les _Récits
mérovingiens_.--Les faits connus en détail, il est toujours facile de
les réduire à un degré plus général en mutilant les détails
caractéristiques; c’est ce que font les auteurs d’abrégés. Mais le
résultat serait de réduire toute l’histoire à une masse de généralités
vagues, uniformes pour tous les temps, sauf les noms propres et les
dates. Ce serait une symétrie dangereuse, pour ramener tous les faits au
même degré de généralité, de les réduire tous à l’état de ceux qui sont
le plus mal connus.--Il faut donc, dans les cas où les documents donnent
des détails, que les formules descriptives conservent toujours les
traits caractéristiques des faits.

Pour construire ces formules on devra revenir au questionnaire de
groupement, répondre à chacune des questions, puis rapprocher les
réponses. On les résumera alors en une formule aussi dense et aussi
précise que possible, en prenant garde de maintenir à chaque mot un sens
fixe. Travail de style, dira-t-on, et pourtant ce n’est pas ici
seulement un procédé d’exposition, nécessaire pour se faire comprendre
des lecteurs, c’est une précaution que l’auteur doit prendre avec
lui-même. Pour atteindre des faits aussi fuyants que les faits sociaux,
une langue ferme et précise est un instrument indispensable; il n’y a
pas d’historien complet sans une bonne langue.

On se trouvera bien d’employer le plus possible des termes concrets et
descriptifs: leur sens est toujours clair. Il sera prudent de ne
désigner les groupes collectifs que par des noms collectifs, non par des
substantifs abstraits (royauté, État, démocratie, Réforme, Révolution)
et d’éviter de personnifier des abstractions. On croit ne faire qu’une
métaphore et on est entraîné par la force des mots. Les termes abstraits
ont assurément une grande force de séduction, ils donnent à une
proposition un aspect scientifique. Mais ce n’est qu’une apparence sous
laquelle a vite fait de se glisser la scolastique, le mot, n’ayant pas
de sens concret, devient une notion purement verbale (comme la vertu
dormitive dont parle Molière). Tant que les notions sur les phénomènes
sociaux n’auront pas été réduites à des formules véritablement
scientifiques, il sera plus scientifique de les exprimer en termes
d’expérience vulgaire.

Pour construire la formule on devra savoir d’avance quels éléments
doivent y entrer. Il faut ici distinguer les faits généraux (habitudes
et évolutions) et les faits uniques (événements)

III. Les faits généraux consistent dans des actes souvent répétés
communs à beaucoup d’hommes. Il faut en déterminer le _caractère_,
l’_étendue_, la _durée_.

Pour formuler le caractère, on réunit tous les traits qui constituent le
fait (habitude, institution) et le distinguent de tout autre. On
rassemble sous la même formule tous les cas individuels très semblables,
en négligeant les variations individuelles.

Cette concentration se fait sans effort pour les habitudes de forme
(langue, écriture) et pour toutes les habitudes intellectuelles; les
hommes qui les pratiquaient les ont déjà exprimées par des formules
qu’il suffit de recueillir. Il en est de même pour toutes les
institutions consacrées par des règles expressément formulées
(règlements, lois, statuts privés). Aussi les histoires spéciales
ont-elles été les premières à aboutir à des formules méthodiques. Par
contre elles n’atteignent que des faits superficiels et conventionnels,
non les actes réels ou les pensées réelles: dans la langue les mots
écrits, non la prononciation réelle, dans la religion les dogmes et les
rites officiels, non les croyances réelles de la masse du public; dans
la morale les préceptes avoués, non la conception réelle; dans les
institutions les règles officielles, non la pratique réelle. En toutes
ces matières la connaissance des formules conventionnelles devra se
doubler un jour de l’étude des habitudes réelles.

Il est beaucoup plus difficile d’embrasser dans une formule une habitude
constituée par des actes réels; ce qui est le cas de la vie économique,
de la vie privée, de la vie politique; car il faut, dans des actes
différents, trouver les caractères communs qui composent l’habitude; ou,
si ce travail a été fait déjà dans les documents et résumé dans une
formule (ce qui est le cas habituel), il faut faire la critique de cette
formule pour s’assurer qu’elle recouvre véritablement une habitude
homogène.

La difficulté est la même pour construire la formule d’un groupe; il
faut décrire les caractères communs à tous les membres du groupe et
trouver un nom collectif qui le désigne exactement. Les noms de groupes
ne manquent pas dans les documents; mais, comme ils sont nés de l’usage,
beaucoup correspondent mal aux groupes réels; il faut en faire la
critique, en préciser, souvent en rectifier le sens.

De cette première opération doivent sortir des formules qui expriment
les caractères conventionnels et réels de toutes les habitudes des
différents groupes.

Pour préciser l’_étendue_ de l’habitude, on cherchera les points les
plus éloignés où elle apparaît (ce qui donne l’aire de dispersion), et
la région où elle est la plus fréquente (le centre). L’opération prend
parfois la forme d’une carte (par exemple la carte des _tumuli_ et des
_dolmen_ de France). Il faudra indiquer aussi les groupes d’hommes qui
ont pratiqué chaque habitude et les sous-groupes où elle a eu le plus
d’intensité.

La formule devra indiquer la _durée_ de l’habitude. On cherchera les cas
extrêmes, quand apparaît pour la première fois et pour la dernière la
forme, la doctrine, l’usage, l’institution, le groupe. Mais il ne suffit
pas de noter les deux cas isolés, le plus ancien et le plus récent; il
faut chercher la période où l’habitude a été vraiment active.

La formule de l’évolution devra indiquer les variations successives de
l’habitude, en précisant pour chacune les limites d’étendue et de durée.
Puis, comparant l’ensemble des variations, on construira la marche
générale de l’évolution. La formule d’ensemble indiquera où et quand
l’évolution a commencé et fini et dans quel sens elle s’est produite.
Toutes les évolutions ont des conditions communes qui permettent d’en
marquer les étapes.--Toute habitude (usage ou institution) commence par
être un acte spontané de quelques individus; quand les autres l’imitent
il devient un usage. De même les opérations sociales sont d’abord
exécutées par un personnel qui s’en charge spontanément, puis les autres
l’acceptent et il devient un personnel officiel. C’est la première
étape, initiative individuelle, imitation et acceptation volontaire par
la masse.--L’usage, devenu traditionnel, se transforme en coutume ou
règle obligatoire; le personnel, devenu permanent, se transforme en
personnel investi d’un pouvoir de contrainte morale ou matérielle. C’est
l’étape de la tradition et de l’autorité; très souvent elle reste la
dernière et dure jusqu’à la destruction de la société.--L’usage se
relâche, les règles sont violées, le personnel n’est plus obéi; c’est
l’étape de révolte et de décomposition.--Enfin dans quelques sociétés
civilisées, la règle est critiquée, le personnel blâmé, une partie des
sujets impose une transformation rationnelle et une surveillance du
personnel: c’est l’étape de la réforme et du contrôle.

IV. Pour les faits uniques il faut renoncer à en réunir plusieurs sous
une même formule puisque leur caractère est de ne s’être produits qu’une
fois. Pourtant la nécessité force à abréger, on ne peut conserver tous
les actes de tous les membres d’une assemblée ou de tous les
fonctionnaires d’un État. Il faut sacrifier beaucoup d’individus et
beaucoup de faits.

Comment faire le choix? Les goûts personnels ou le patriotisme peuvent
créer des préférences pour des personnages sympathiques ou des
événements locaux; mais le seul principe de choix qui puisse être commun
à tous les historiens c’est le rôle joué dans l’évolution des choses
humaines. On doit conserver les personnages et les événements qui ont
agi visiblement sur la marche de l’évolution. Le signe pour les
reconnaître est qu’on ne peut exposer l’évolution sans parler d’eux.--Ce
sont les hommes qui ont modifié l’état d’une société soit comme
créateurs ou initiateurs d’une habitude (artistes, savants, inventeurs,
fondateurs, apôtres), soit comme directeurs d’un mouvement, chefs
d’États, de partis, d’armées.--Ce sont les événements qui ont amené un
changement dans les habitudes ou l’état des sociétés.

Pour construire la formule descriptive d’un personnage historique il
faut choisir des traits dans sa biographie et dans ses habitudes. Dans
sa biographie on prendra les faits qui ont déterminé sa carrière, formé
ses habitudes, et amené les actes par lesquels il a agi sur la société.
Ce sont les conditions physiologiques (corps, tempérament, état de
santé)[208], les actions éducatives qu’il a subies, les conditions
sociales. L’histoire de la littérature nous a habitués à des recherches
de ce genre.

  [208] Michelet a discrédité l’étude des influences physiologiques par
    l’abus qu’il en a fait dans la dernière partie de son _Histoire de
    France_; elle n’en est pas moins indispensable pour comprendre la
    direction de la vie d’un personnage.

Parmi les habitudes d’un homme il faut dégager ses conceptions
fondamentales dans l’ordre de faits sur lesquels il a eu une action, sa
conception de la vie et ses connaissances, ses goûts dominants, ses
occupations habituelles, ses procédés de conduite. De ces détails variés
à l’infini se forme l’impression du «caractère» et le recueil de ces
traits caractéristiques constitue le «portrait», ou, comme on aime à
dire aujourd’hui, la «psychologie» du personnage. Cet exercice, très
estimé encore, date du temps où l’histoire était un genre littéraire; il
est douteux qu’il puisse devenir un procédé scientifique. Il n’y a guère
de méthode sûre pour résumer le caractère d’un homme, même vivant, à
plus forte raison quand on est réduit à le connaître par la voie
indirecte des documents. Les controverses sur l’interprétation de la
conduite d’Alexandre sont un bon exemple de cette incertitude.

Si l’on se risque pourtant à chercher la formule d’un caractère on devra
se garder de deux tentations naturelles: 1º Il ne faut pas construire le
caractère avec les déclarations du personnage sur lui-même. 2º L’étude
des personnages imaginaires (drame et roman) nous a habitués à chercher
un lien logique entre les divers sentiments et les divers actes d’un
homme; un caractère, en littérature, est fabriqué logiquement. Il ne
faut pas transporter dans l’étude des hommes réels la recherche du
caractère cohérent. Nous y sommes moins exposés pour les gens que nous
observons dans la vie parce que nous voyons trop de traits qui ne
rentreraient pas dans une formule cohérente. Mais l’absence de
documents, en supprimant les traits qui nous auraient gênés, nous incite
à agencer le très petit nombre de ceux qui restent en forme de caractère
de théâtre. C’est pourquoi les grands hommes de l’antiquité nous
paraissent bien plus logiques que nos contemporains.

Comment construire la formule d’un événement? Un besoin irrésistible de
simplification nous fait réunir sous un nom unique une masse énorme de
menus faits aperçus en bloc et entre lesquels nous sentons confusément
un lien (une bataille, une guerre, une réforme). Ce qui est ainsi réuni,
ce sont tous les actes qui ont concouru à un même résultat. Voilà
comment se forme la notion vulgaire d’événement, et nous n’en avons pas
de plus scientifique. Il faut donc grouper les faits d’après leur
résultat; ceux qui n’ont pas laissé de résultat visible disparaissent,
les autres se fondent en quelques ensembles qui sont les événements.

Pour décrire un événement il faut préciser 1º son caractère, 2º son
étendue.

1º Le caractère, ce sont les traits qui le distinguent de tout autre,
non pas seulement les conditions extérieures de date et de lieu, mais la
façon dont il s’est produit et ses causes directes. Voici les
indications que la formule devra contenir. Un ou plusieurs hommes, dans
telles dispositions intérieures (conceptions et motifs de l’acte),
opérant dans telles conditions matérielles (local, instrument), ont fait
tels actes, qui ont eu pour effet telle modification.--Pour déterminer
les motifs des actes on n’a pas d’autre procédé que de rapprocher les
actes d’une part avec les déclarations de leurs auteurs, d’autre part
avec l’interprétation des gens qui les ont fait agir. Il reste souvent
un doute: c’est le terrain de polémique entre les partis; chacun
interprète les actes de son parti par des motifs nobles et ceux du parti
adverse par des motifs vils. Mais des actes décrits sans motif
resteraient inintelligibles.

2º L’étendue de l’événement sera indiquée dans le lieu (la région où il
s’est accompli et celle que ses effets directs ont atteinte), et dans le
temps (le moment où il a commencé à se réaliser et le moment où le
résultat a été acquis).

V. Les formules descriptives de caractères, étant seulement
qualitatives, ne donnent qu’une idée abstraite des faits; la quantité
est nécessaire pour se représenter la place qu’ils ont tenue dans la
réalité. Il n’est pas indifférent qu’un usage ait été pratiqué par une
centaine ou par des millions d’hommes.

Pour formuler la quantité on dispose de plusieurs procédés, de plus en
plus imparfaits, qui l’atteignent d’une façon de moins en moins précise.
Les voici, dans l’ordre de précision décroissante.

1º La _mesure_ est le procédé entièrement scientifique, car les chiffres
égaux désignent des valeurs rigoureusement exactes. Mais il faut une
unité commune, et on ne l’a que pour le temps et pour les faits
matériels (longueurs, surfaces, poids). L’indication des chiffres de
production et des sommes d’argent est la partie essentielle des faits
économiques et financiers. Mais les faits psychologiques restent en
dehors de toute mesure.

2º Le _dénombrement_, qui est le procédé de la statistique[209],
s’applique à tous les faits qui ont en commun un caractère défini dont
on se sert pour les compter. Les faits ainsi réunis sous un même chiffre
ne sont pas de même espèce, ils peuvent n’avoir de commun qu’un seul
caractère, abstrait (crime, procès), ou conventionnel (ouvrier,
appartement); le chiffre indique seulement sur combien de cas s’est
rencontré un caractère: il ne désigne pas un total homogène.--C’est une
tendance naturelle de confondre le chiffre et la mesure et de s’imaginer
qu’on connaît les faits avec une précision scientifique parce qu’on a pu
leur appliquer un chiffre; il faut se défendre de cette illusion, ne pas
prendre le chiffre de dénombrement d’une population ou d’une armée pour
la mesure de son importance[210].--Le dénombrement donne pourtant une
indication nécessaire pour construire la formule d’un groupe. Mais il
est restreint aux cas où l’on peut connaître toutes les unités d’une
espèce dans les limites données, car il doit se faire en pointant, puis
en additionnant. Avant d’entreprendre un dénombrement rétrospectif, on
devra donc s’assurer que les documents sont assez complets pour montrer
toutes les unités à dénombrer. Quant aux chiffres donnés par les
documents, on devra les tenir en défiance.

  [209] Sur la statistique, qui est une méthode aujourd’hui constituée,
    on trouvera un bon résumé avec une bibliographie dans le
    _Handwörterbuch der Staatswissenschaften_, Iena, 1890-94, gr. in-8.

  [210] Comme Bourdeau (_l’Histoire et les Historiens_, Paris, 1888,
    in-8), qui propose de réduire toute l’histoire à une série de
    statistiques.

3º L’_évaluation_ est un dénombrement incomplet fait dans une portion
restreinte du champ, en supposant que les proportions seront les mêmes
dans le reste du champ. C’est un expédient qui s’impose souvent en
histoire, quand les documents sont inégalement abondants.

Le résultat reste douteux si l’on n’est pas sûr que la portion dénombrée
fût exactement semblable aux autres.

4º L’_échantillonnage_ est un dénombrement restreint à quelques unités
prises en différents endroits du champ; on calcule la proportion des cas
où le caractère donné se rencontre (soit 90 pour 100), on admet que la
proportion sera la même dans l’ensemble, et quand il y a plusieurs
catégories on obtient la proportion entre elles. Le procédé est
applicable en histoire à des faits de toute espèce, soit pour établir la
proportion des différentes formes ou des différents usages dans une
période ou une région donnée, soit pour déterminer dans les groupes
hétérogènes la proportion des membres d’espèce différente. Il donne
l’impression approximative de la fréquence des faits et de la proportion
des éléments d’une société; il peut même montrer quelles espèces de
faits se rencontrent le plus souvent ensemble et par conséquent
paraissent liés. Mais pour être appliqué correctement, il faut que les
échantillons soient représentatifs de l’ensemble et non d’une partie qui
risquerait d’être exceptionnelle. On doit donc les choisir en des points
très différents et dans des conditions très différentes, de façon que
les exceptions se contre-balancent. Il ne suffit pas de les prendre en
des points _éloignés_, par exemple sur les différentes frontières d’un
pays, car le fait même d’être frontière est une condition
exceptionnelle.--On pourra vérifier en suivant les procédés des
anthropologistes pour l’établissement des moyennes.

5º La _généralisation_ n’est qu’un procédé instinctif de simplification.
Dès qu’on a aperçu dans un objet un certain caractère, on étend ce
caractère à tous les autres objets un peu semblables. En toutes les
matières humaines où les faits sont toujours complexes, on généralise
inconsciemment; on étend à tout un peuple les habitudes de quelques
individus, ou celles du premier groupe de ce peuple qu’on a connu, à
toute une période des habitudes constatées à un moment donné. C’est en
histoire la plus active de toutes les causes d’erreur, et elle agit en
toute matière, sur l’étude des usages, des institutions, même sur
l’appréciation de la moralité d’un peuple[211]. La généralisation repose
sur l’idée confuse que tous les faits contigus ou semblables en quelque
point sont semblables sur tous les points. Elle est un échantillonnage
inconscient et mal fait. On peut donc la rendre correcte en la ramenant
aux conditions d’un échantillonnage bien fait. On doit examiner les cas
à partir desquels on veut généraliser et se demander: Quel droit a-t-on
de généraliser? c’est-à-dire quelle raison a-t-on de présumer que le
caractère constaté dans ces cas se rencontrera dans des milliers
d’autres? que ces cas seront pareils à la moyenne? La seule raison
valable, c’est que ces cas soient représentatifs de l’ensemble. Et ainsi
on se trouve ramené au procédé méthodique de l’échantillonnage.

  [211] Voir un bon exemple dans Lacombe, _o. c._, p. 146.

Voici comment on doit opérer: 1º On doit préciser le champ dans lequel
on croit pouvoir généraliser (c’est-à-dire admettre la ressemblance de
tous les cas), délimiter le pays, le groupe, la classe, l’époque où on
va généraliser. Il faut prendre garde de ne pas faire le champ trop
grand en confondant une section avec l’ensemble (un peuple grec ou
germanique avec l’ensemble des Grecs ou des Germains). 2º On doit
s’assurer que les faits contenus dans le champ sont semblables sur les
points où on veut généraliser; donc se défier des noms vagues qui
recouvrent des groupes très différents (Chrétiens, Français, Aryas,
Romans). 3º On doit s’assurer que les cas sur lesquels on va généraliser
sont des échantillons représentatifs. Il faut qu’ils rentrent vraiment
dans le champ, car il arrive de prendre pour spécimen d’un groupe des
hommes ou des faits d’un autre groupe. Il faut qu’ils ne soient pas
exceptionnels, ce qui est à présumer pour tous les cas qui se produisent
dans des conditions exceptionnelles; les auteurs de documents tendent à
noter de préférence ce qui les surprend, par conséquent les cas
exceptionnels tiennent dans les documents une place disproportionnée à
leur nombre réel; c’est une des principales sources d’erreur. 4º Le
nombre des spécimens nécessaires pour généraliser doit être d’autant
plus grand qu’il y a moins de moins de ressemblance entre tous les cas
pris dans le champ. Il pourra être petit sur les points où les hommes
tendent à se ressembler fortement, soit par imitation ou convention
(langue, rites, cérémonies), soit par l’effet de coutumes ou de
règlements obligatoires (institutions sociales, politiques dans les pays
où l’autorité est obéie). Il devra être plus grand pour les faits où
l’initiative individuelle a plus de part (art, science, morale); et
même, pour la conduite privée, toute généralisation sera d’ordinaire
impossible.

VI. Les formules descriptives ne sont en aucune science le terme dernier
du travail. Il reste encore à classer les faits de façon à en embrasser
l’ensemble, il reste à chercher les rapports entre eux;--ce sont les
conclusions générales. L’histoire, à cause de l’infirmité de son mode de
connaissance, a besoin en outre d’une opération préalable pour
déterminer la portée des connaissances obtenues[212].

  [212] Il a paru inutile de discuter ici si l’histoire doit, suivant la
    tradition antique, remplir encore une autre fonction, si elle doit
    _juger_ les événements et les hommes, c’est-à-dire accompagner la
    description des faits d’un jugement d’approbation ou de réprobation,
    soit au nom d’un idéal moral général ou particulier (idéal de secte,
    de parti, de nation), soit au point de vue pratique en examinant,
    comme Polybe, si les actes historiques ont été bien ou mal combinés
    en vue du succès. Cette addition pourrait se faire dans toute étude
    descriptive: le naturaliste pourrait exprimer sa sympathie ou son
    admiration pour un animal, blâmer la férocité du tigre ou louer le
    dévouement de la poule à ses poussins. Mais il est évident qu’en
    histoire, comme en toute autre matière, ce jugement est étranger à
    la science.

Le travail critique n’a fourni qu’une masse de remarques isolées sur la
valeur de la connaissance que les documents ont permis d’atteindre. Il
faut les réunir. On prendra donc tout un groupe de faits classés dans le
même cadre--une espèce de faits, un pays, une période, un événement--et
on résumera les résultats de la critique des faits particuliers pour
obtenir une formule d’ensemble. Il faudra considérer: 1º l’étendue, 2º
la valeur de notre connaissance.

1º On se demandera quelles sont les lacunes laissées par les documents.
Il est facile, en suivant le questionnaire général de groupement, de
constater sur quelles espèces de faits nous ne sommes pas renseignés.
Pour les évolutions nous apercevons quels anneaux manquent à la chaîne
des changements successifs; pour les événements quels épisodes, quels
groupes d’acteurs, quels motifs nous restent inconnus; quels faits nous
voyons apparaître sans en savoir le commencement ou disparaître sans en
connaître la fin. Nous devons dresser, au moins mentalement, le tableau
de nos ignorances pour nous rappeler la distance entre notre
connaissance réelle et une connaissance complète.

2º La valeur de notre connaissance dépend de la valeur de nos documents.
La critique nous l’a montrée en détail pour chaque cas, il faut la
résumer en quelques traits pour un ensemble de faits. Notre connaissance
provient-elle d’observation directe, de tradition écrite, ou de
tradition orale? Possédons-nous plusieurs traditions diversement
colorées ou une seule? Possédons-nous des documents d’espèce diverse ou
d’une seule espèce? Les renseignements sont-ils vagues ou précis,
détaillés ou sommaires, littéraires ou positifs, officiels ou
confidentiels?

La tendance naturelle est de négliger dans la construction les résultats
de la critique, d’oublier ce qu’il y a d’incomplet ou de douteux dans
notre connaissance. Un désir puissant d’accroître le plus possible la
masse de nos renseignements et de nos conclusions nous pousse à nous
délivrer de toutes les restrictions négatives. Le risque est donc grand
de nous former avec des renseignements fragmentaires et suspects une
impression d’ensemble comme si nous possédions un tableau complet.--On
oublie facilement l’existence des faits que les documents ne décrivent
pas (les faits économiques, les esclaves dans l’antiquité); on s’exagère
la place tenue par les faits connus (l’art grec, les inscriptions
romaines, les couvents du moyen âge). Instinctivement, on apprécie
l’importance des faits à la quantité des documents qui en parlent.--On
oublie la nature particulière des documents, et, lorsqu’ils sont tous de
même provenance, on oublie qu’ils ont fait subir aux faits la même
déformation et que leur communauté d’origine rend le contrôle
impossible; on conserve docilement la couleur de la tradition (romaine,
orthodoxe, aristocratique).

Pour échapper à ces tendances naturelles il suffit de s’imposer la règle
de passer en revue l’ensemble des faits et l’ensemble de la tradition
avant tout essai de conclusion générale.

VII. Les formules descriptives donnent le caractère particulier de
chacun des petits groupes de faits. Pour obtenir une conclusion
d’ensemble il faut réunir tous ces résultats de détail en une formule
d’ensemble. On doit rapprocher non des détails isolés ou des caractères
secondaires[213], mais des groupes de faits qui se ressemblent par un
ensemble de caractères.

  [213] La comparaison entre deux faits de détail appartenant à des
    ensembles très différents (Abd-el-Kader à Jugurtha, Napoléon à
    Sforza) est un procédé d’exposition frappant, mais non un moyen
    d’arriver à une conclusion scientifique.

On forme ainsi un ensemble (d’institutions, de groupes humains,
d’événements). On en détermine--suivant la méthode indiquée plus
haut--les caractères propres, l’étendue, la durée, la quantité ou
l’importance.

En formant des groupes de plus en plus généraux, on laisse, à chaque
degré nouveau de généralité, tomber les caractères différents pour ne
retenir que les caractères communs. On doit s’arrêter au point où il ne
resterait plus de commun que des caractères universels de
l’humanité.--Le résultat est de condenser en une formule le caractère
général d’un ordre de faits, une langue, une religion, un art, une
organisation économique, une société, un gouvernement, un événement
complexe (comme l’Invasion ou la Réforme).

Tant que ces formules d’ensemble demeurent isolées, la conclusion ne
paraît pas complète. Et comme on ne peut plus les rapprocher davantage
pour les fondre, on sent le besoin de les comparer pour essayer de les
classer.--La classification peut être tentée par deux procédés.

1º On peut comparer les catégories semblables de faits spéciaux, les
langues, les religions, les arts, les gouvernements, en les prenant dans
toute l’humanité, les comparant entre eux et classant ensemble ceux qui
se ressemblent le plus. On obtient des familles de langues, de
religions, de gouvernements qu’on peut essayer de classer ensuite entre
elles. C’est une classification abstraite, qui isole une espèce de faits
de toutes les autres, renonçant ainsi à atteindre les causes. Elle a
l’avantage d’être rapidement faite et d’aboutir à un vocabulaire
technique qui peut être commode pour désigner les faits.

2º On peut comparer des groupes réels d’individus réels, prendre les
sociétés données historiquement et les classer d’après leurs
ressemblances. C’est une classification concrète analogue à celles de la
zoologie où on classe non des fonctions, mais des animaux complets. Il
est vrai que les groupes sont moins nets qu’en zoologie; aussi n’est-on
pas d’accord sur les caractères d’après lesquels doit s’établir la
ressemblance. Sera-ce l’organisation économique ou politique, ou l’état
intellectuel? Aucun principe ne s’est encore imposé.

L’histoire n’est pas encore parvenue à une classification scientifique
d’ensemble. Peut-être les groupes humains ne sont-ils pas assez
homogènes pour fournir un fondement solide de comparaison, et pas assez
tranchés pour fournir des unités comparables.

VIII. L’étude des rapports entre les faits simultanés consiste à
chercher les liens entre tous les faits d’espèces différentes qui se
produisent dans une même société. On sent confusément que les
différentes habitudes séparées par abstraction et classées en catégories
distinctes (art, religion, institutions politiques), ne sont pas isolées
dans la réalité, qu’elles ont des caractères communs et qu’elles sont
liées assez pour qu’un changement de l’une amène un changement dans
l’autre. C’est l’idée fondamentale de l’_Esprit des lois_ de
Montesquieu. Ce lien, appelé parfois _consensus_, l’école allemande
(Savigny, Niebuhr) l’a appelé _Zusammenhang_. De cette conception est
née la théorie du _Volksgeist_ (esprit du peuple), dont une contrefaçon
a pénétré depuis quelques années en France sous le nom d’«âme
nationale». Elle est aussi au fond de la théorie de l’âme sociale
exposée par Lamprecht.

En écartant ces conceptions mystiques il reste un fait très confus, mais
incontestable, c’est la «solidarité» entre les différentes habitudes
d’un même peuple. Pour l’étudier avec précision, il faudrait l’analyser,
et un lien ne s’analyse pas. Il est donc naturel que cette partie des
sciences sociales soit restée le refuge du mystère et de l’obscurité.

En comparant les différentes sociétés de façon à établir par quelles
branches se ressemblent ou différent celles qui se ressemblent ou
diffèrent par une branche donnée (religion ou gouvernement), on
obtiendrait peut-être des constatations empiriques intéressantes. Mais,
pour _expliquer_ le _consensus_, il faut remonter jusqu’aux faits qui le
produisent, jusqu’aux causes communes des différentes habitudes. On se
trouve ainsi acculé à la nécessité d’aborder la recherche des causes et
on entre dans l’histoire dite _philosophique_, parce qu’elle cherche ce
qu’on appelait autrefois la _philosophie_ des faits, c’est-à-dire leurs
rapports permanents.

IX. Le besoin de s’élever au-dessus de la simple constatation des faits,
pour les _expliquer_ par leurs _causes_, ce besoin constitutif de toutes
les sciences, a fini par se faire sentir même dans l’étude de
l’histoire. De là sont nés les systèmes de philosophie de l’histoire et
les essais en vue de déterminer des lois ou des causes historiques. Nous
devons renoncer à faire ici un examen critique de ces tentatives, si
nombreuses au XIXe siècle; nous essaierons du moins d’indiquer par
quelles voies on a abordé le problème et ce qui a empêché d’atteindre
une solution scientifique.

Le procédé le plus naturel d’explication consiste à admettre qu’une
cause transcendante, la Providence, dirige tous les faits de l’histoire
vers un but connu de Dieu[214]. Cette explication ne peut être que le
couronnement métaphysique d’une construction scientifique, car le propre
de la science est de n’étudier que les causes déterminantes.
L’historien, pas plus que le chimiste ou le naturaliste, n’a à
rechercher la cause première ou les causes finales. En fait on ne
s’arrête plus guère aujourd’hui à discuter, sous sa forme théologique,
la théorie de la Providence dans l’histoire.

  [214] C’est encore le système de plusieurs auteurs contemporains, le
    juriste belge Laurent dans ses _Études sur l’histoire de
    l’humanité_, l’Allemand Rocholl, et même Flint, l’historien anglais
    de la philosophie de l’histoire.

Mais la tendance à expliquer les faits historiques par des causes
transcendantes persiste dans des théories plus modernes où la
métaphysique se déguise sous des formes scientifiques. Les historiens au
XIXe siècle ont subi si fortement l’action de l’éducation philosophique
que la plupart introduisent, parfois même à leur insu, des formules
métaphysiques dans la construction de l’histoire. Il suffira d’énumérer
ces systèmes et d’en montrer le caractère métaphysique pour que les
historiens réfléchis soient avertis de s’en défier.

La théorie du caractère rationnel de l’histoire repose sur l’idée que
tout fait historique réel est en même temps «rationnel», c’est-à-dire
conforme à un plan d’ensemble intelligible; d’ordinaire on admet comme
sous-entendu que tout fait social a sa raison d’être dans le
développement de la société, c’est-à-dire qu’il finit par tourner à
l’avantage de la société; ce qui conduit à chercher pour cause à toute
institution le besoin social auquel elle a dû répondre à l’origine[215].
C’est l’idée fondamentale de l’Hegelianisme, sinon chez Hegel, du moins
chez ses disciples historiens (Ranke, Mommsen, Droysen, en France
Cousin, Taine et Michelet). C’est sous un déguisement laïque la vieille
théorie théologique des causes finales qui suppose une Providence
occupée à diriger l’humanité au mieux de ses intérêts. Et c’est un _a
priori_ consolant, mais non scientifique; car l’observation des faits
historiques ne montre pas que les choses se soient toujours passées de
la façon la plus avantageuse aux hommes ou la plus rationnelle, ni que
les institutions aient eu d’autre cause que les intérêts de ceux qui les
établissaient; elle donnerait plutôt l’impression inverse.

  [215] C’est ainsi que Taine, dans _Les origines de la France
    contemporaine_ explique la formation des privilèges de l’ancien
    régime par les services qu’auraient jadis rendus les privilégiés.

De la même source métaphysique sort aussi la théorie hégélienne des
_idées_ qui se réalisent successivement dans l’histoire par
l’intermédiaire des peuples successifs. Popularisée en France par Cousin
et Michelet, cette théorie a fini son temps, même en Allemagne; mais
elle s’est prolongée, surtout en Allemagne, sous la forme de la mission
historique (_Beruf)_ attribuée à des peuples ou à des personnages. Il
suffira ici de constater que les métaphores même d’«idée» et de
«mission» impliquent une cause transcendante anthropomorphique.

De la même conception optimiste d’une direction rationnelle du monde
découle la théorie du _progrès_ continu et nécessaire de l’humanité.
Bien qu’adoptée par les positivistes, elle n’est qu’une hypothèse
métaphysique. Au sens vulgaire, le «progrès» n’est qu’une expression
subjective pour désigner les changements qui vont dans le sens de nos
préférences. Mais--même en prenant le mot au sens objectif que Spencer
lui a donné (un accroissement de variété et de coordination des
phénomènes sociaux)--l’étude des faits historiques ne montre pas _un_
progrès universel et continu de l’humanité, elle montre _des_ progrès
partiels et intermittents, et elle ne fournit aucune raison de les
attribuer à une cause permanente inhérente à l’ensemble de l’humanité
plutôt qu’à une série d’accidents locaux[216].

  [216] On trouvera une bonne critique de la théorie du progrès dans
    l’ouvrage cité de P. Lacombe.

Des tentatives d’explication de forme plus scientifique sont nées dans
les histoires spéciales (des langues, des religions, du droit). En
étudiant séparément la succession des faits d’une seule espèce, les
spécialistes ont été amenés à constater le retour régulier des mêmes
successions de faits, ils l’ont exprimée en formules qu’on a appelées
quelquefois des lois (par exemple la loi de l’accent tonique); ce ne
sont jamais que des lois empiriques, elles indiquent seulement les
successions de faits sans les expliquer, puisqu’elles n’en découvrent
pas la cause déterminante. Mais, par une métaphore naturelle, les
spécialistes, frappés de la régularité de ces successions, ont regardé
l’évolution des usages (d’un mot, d’un rite, d’un dogme, d’une règle de
droit) comme un développement organique analogue à la croissance d’une
plante; on a parlé de la «vie des mots», de la «mort des dogmes», de la
«croissance des mythes». Puis, oubliant que toutes ces choses sont de
pures abstractions, on a admis--sans le dire explicitement--une force
inhérente au mot, au rite, à la règle, qui produirait son évolution.
C’est la théorie du développement (_Entwickelung_) des usages et des
institutions; lancée en Allemagne par l’école «historique», elle a
dominé toutes les histoires spéciales. L’histoire des langues seule
achève de s’en dégager[217].--De même qu’on assimilait les usages à des
êtres doués d’une vie propre, on personnifiait la succession des
individus qui composent les corps de la société (royauté, église, sénat,
parlement), en lui prêtant une volonté continue qu’on traitait comme une
cause agissante.--Un monde d’êtres imaginaires s’est créé ainsi derrière
les faits historiques et a remplacé la Providence dans l’explication des
faits. Pour se défendre contre cette mythologie décevante, une règle
suffira: Ne chercher les causes d’un fait historique qu’après s’être
représenté ce fait d’une façon concrète sous la forme d’individus qui
agissent ou qui pensent. Si l’on tient à user des substantifs abstraits,
on devra éviter toute métaphore qui leur ferait jouer le rôle d’êtres
vivants.

  [217] Voir les déclarations très nettes d’un des principaux
    représentants de la science du langage en France, V. Henry,
    _Antinomies linguistiques_, Paris, 1896, in-8.

En comparant les évolutions des différentes espèces de faits dans une
même société, l’école «historique» avait été amenée à constater la
solidarité (_Zusammenhang_)[218]. Mais, avant d’en avoir cherché les
causes par analyse, on supposa une cause générale permanente qui devait
résider dans la société elle-même. Et, comme on s’était habitué à
personnifier la société, on lui attribua un tempérament spécial, le
génie propre de la nation ou de la race, qui se manifestait dans les
différentes activités sociales et expliquait leur solidarité[219]. Ce
n’était qu’une hypothèse suggérée par le monde animal où chaque espèce a
des caractères permanents. Elle eût été insuffisante, car, pour
expliquer comment une même société a changé de caractère d’une époque à
l’autre (les Grecs entre le VIIe et le IVe siècle, les Anglais entre le
XVe et le XIXe), il eût fallu faire intervenir l’action des causes
extérieures. Et elle est caduque, puisque toutes les sociétés
historiques sont des groupes d’hommes sans unité anthropologique et sans
caractères communs héréditaires.

  [218] Voir plus haut, p. 246.

  [219] Lamprecht, dans l’article cité p. 213, après avoir rapproché les
    évolutions artistique, religieuse, économique de l’Allemagne au
    moyen âge et constaté qu’on peut les diviser toutes en périodes de
    même durée, explique les transformations simultanées des différents
    usages et institutions d’une même société par les transformations de
    «l’âme sociale» collective. Ce n’est qu’une autre forme de la même
    hypothèse.

A côté de ces explications métaphysiques ou métaphoriques, se sont
produites des tentatives pour appliquer à la recherche des causes en
histoire le procédé classique des sciences naturelles: comparer des
séries parallèles de faits successifs pour voir ceux qui se retrouvent
toujours ensemble. La «méthode comparative» a été essayée sous plusieurs
formes.--On a pris pour objet d’étude un détail de la vie sociale (un
usage, une institution, une croyance, une règle), défini abstraitement;
on en a comparé les évolutions dans différentes sociétés, de façon à
déterminer l’évolution commune qu’on devrait rapporter à une même cause
générale. Ainsi se sont fondés la linguistique, la mythologie, le droit
comparés.--On a proposé (en Angleterre) de préciser la comparaison en
appliquant la méthode «statistique»; il s’agirait de comparer
systématiquement toutes les sociétés connues et de dresser la
statistique de tous les cas où deux usages se rencontrent ensemble.
C’est le principe des tables de concordance de Bacon; il est à craindre
qu’il ne donne pas plus de résultats.--Le vice de tous ces procédés est
d’opérer sur des notions abstraites, en partie arbitraires, parfois même
sur des rapprochements de mots, sans connaître l’ensemble des conditions
où se sont produits les faits.

On pourrait imaginer une méthode plus concrète qui, au lieu de
fragments, comparerait des ensembles, c’est-à-dire des sociétés tout
entières, soit la même société à deux moments de son évolution
(l’Angleterre au XVIe et au XIXe siècle), soit des évolutions d’ensemble
de plusieurs sociétés, contemporaines l’une de l’autre (Angleterre et
France) ou d’époques différentes (Rome et l’Angleterre). Elle pourrait
servir négativement, pour s’assurer qu’un fait n’est pas l’effet
nécessaire d’un autre, puisqu’on ne les trouve pas toujours liés (par
exemple l’émancipation des femmes et le christianisme). Mais on ne peut
guère en attendre de résultats positifs, car la concomitance de deux
faits dans plusieurs séries n’indique pas s’ils sont cause l’un de
l’autre ou seulement effets d’une même cause.

La recherche méthodique des causes d’un fait exige une analyse des
conditions où se produit le fait, de façon à isoler la condition
nécessaire qui est la cause; elle suppose donc la connaissance complète
de ces conditions. C’est précisément ce qui manque en histoire. Il faut
donc renoncer à atteindre les causes par une méthode directe, comme dans
les autres sciences.

En fait cependant, les historiens usent souvent de la notion de cause,
indispensable, on l’a montré plus haut, pour formuler les événements et
construire les périodes. C’est qu’ils connaissent les causes soit par
les auteurs de documents qui ont observé les faits, soit par analogie
avec les causes actuelles que chacun de nous a observées. Toute
l’histoire des événements est un enchaînement évident et incontesté
d’accidents, dont chacun est cause déterminante d’un autre. Le coup de
lance de Montgomery est cause de la mort de Henri II, et cette mort est
cause de l’avènement des Guises au pouvoir, qui est cause du soulèvement
du parti protestant.

L’observation des causes par les auteurs de documents reste limitée à
l’enchaînement des faits accidentels observés par eux;--ce sont à vrai
dire les causes les plus sûrement connues. Aussi l’histoire, au rebours
des autres sciences, atteint-elle mieux les causes des accidents
particuliers que celles des transformations générales, car elle trouve
le travail déjà fait dans les documents.

Pour rechercher les causes des faits généraux, la construction
historique est réduite à l’analogie entre le passé et le présent. Si
elle a chance de trouver les causes qui expliquent l’évolution des
sociétés passés, ce sera par l’observation directe des transformations
des sociétés actuelles.

Cette étude n’est pas constituée encore, on ne peut ici qu’en indiquer
les principes.

1º Pour atteindre les causes de la solidarité entre les habitudes
différentes d’une même société, il faut dépasser la forme abstraite et
conventionnelle que les faits prennent dans la langue des documents
(dogme, règle, rite, institution), et remonter jusqu’aux centres réels
concrets, qui sont toujours des hommes pensants ou agissants. Là
seulement sont réunies les diverses espèces d’activité que la langue
sépare par abstraction. Leur solidarité doit donc être cherchée dans
quelque trait dominant de la nature ou de la condition de ces hommes qui
s’impose à toutes les manifestations différentes de leur activité.--On
devra s’attendre à ce que la solidarité ne soit pas également étroite
entre toutes les espèces d’activité: elle sera plus forte dans celles où
chaque individu dépend étroitement des actes de la masse (vie
économique, sociale, politique), plus faible dans les activités
intellectuelles (arts, sciences) où l’initiative des individus s’exerce
plus librement[220].--Les documents mentionnent la plupart des habitudes
(croyances, coutumes, institutions) en bloc sans distinguer les
individus; et pourtant, dans une même société, les habitudes diffèrent
beaucoup d’un homme à l’autre. Il faudra distinguer ces différences,
sous peine d’expliquer les actes des artistes et des savants par les
croyances et les habitudes de leur prince ou de leurs fournisseurs.

  [220] Les historiens de la littérature qui, du premier coup, ont
    cherché le lien entre les arts et le reste de la vie sociale ont
    ainsi posé la première la question la plus difficile.

2º Pour atteindre les causes de l’évolution, il faudra remonter aux
seuls êtres qui puissent évoluer, les hommes. Toute évolution a pour
cause un changement dans les conditions matérielles ou les habitudes de
certains hommes. L’observation nous montre deux sortes de
changement.--Ou les hommes restent les mêmes, mais changent leur façon
d’agir ou de penser, soit volontairement par imitation, soit par
contrainte.--Ou les hommes qui pratiquaient l’ancien usage sont disparus
et ont été remplacés par d’autres hommes qui ne le pratiquent plus, soit
des étrangers, soit les descendants des hommes anciens, mais élevés
autrement. Ce renouvellement des générations paraît être, de nos jours,
la cause la plus active de l’évolution. On est enclin à penser qu’il l’a
été dans le passé: l’évolution a été d’autant plus lente que les gens de
la génération suivante ont été plus exclusivement formés par l’imitation
de leurs devanciers.

Il resterait une dernière question. N’y a-t-il jamais que des hommes
semblables qui diffèrent seulement par leurs _conditions_ de vie
(éducation, ressources, gouvernement), et l’évolution n’est-elle
produite que par des changements dans ces _conditions_?--Ou bien y
a-t-il des groupes d’hommes _héréditairement différents_ qui naissent
avec des tendances à des activités différentes et des aptitudes à
évoluer différemment, de sorte que l’évolution serait produite, en
partie du moins, par des accroissements, des diminutions ou des
déplacements de ces groupes?--Pour les cas extrêmes, les races blanche,
jaune, noire, la différence d’aptitude entre les races paraît évidente;
aucun peuple noir ne s’est civilisé. Il est donc probable que des
différences héréditaires moindres ont dû contribuer à déterminer les
événements. L’évolution historique serait en partie produite par des
causes physiologiques et anthropologiques. Mais l’histoire ne fournit
aucun procédé sûr pour déterminer l’action de ces différences
héréditaires entre les hommes, elle n’atteint que les conditions de leur
existence. La dernière question de l’histoire reste insoluble par les
procédés historiques.



CHAPITRE V

EXPOSITION


Il nous reste à étudier une question dont l’intérêt pratique est
évident. Sous quelles formes les œuvres historiques se présentent-elles?
Ces formes sont, en fait, très nombreuses: or il en est de surannées;
toutes ne sont pas légitimes; les meilleures ont des inconvénients. On
doit donc se demander, non seulement sous quelles formes les œuvres
historiques se présentent, mais quels sont, parmi ceux qui existent, les
types d’exposition vraiment rationnels.

Par «œuvres historiques» nous entendons ici toutes celles qui sont
destinées à exposer les résultats d’un travail de construction
historique, quelles qu’en soient, d’ailleurs, l’étendue et la portée.
Les travaux critiques sur les documents, simplement préparatoires de la
construction historique, dont il a été traité au livre II, sont,
naturellement, exclus.

Les historiens peuvent différer et ont différé jusqu’à présent sur
plusieurs points essentiels. Ils n’ont pas toujours conçu, ils ne
conçoivent pas tous de la même manière le but de l’œuvre historique, ni,
par suite, la nature des faits qu’ils choisissent, la façon de diviser
le sujet, c’est-à-dire d’ordonner les faits, la façon de les présenter,
la façon de les prouver.--Ce serait ici le lieu de marquer comment «la
manière d’écrire l’histoire» a évolué depuis les origines. Mais comme
l’histoire de la manière d’écrire l’histoire n’a pas encore été bien
faite[221], nous nous bornerons ici à des indications très générales
pour la période antérieure à la seconde moitié du XIXe siècle, à celles
qui sont strictement nécessaires pour l’intelligence de l’état de choses
contemporain.

  [221] Pour les époques anciennes, consulter les bonnes histoires de la
    littérature grecque, romaine et du moyen âge, qui contiennent des
    chapitres consacrés aux «historiens». Pour la période moderne,
    consulter l’Introduction de M. G. Monod au t. I de la _Revue
    historique_; l’ouvrage de F. X. v. Wegele, _Geschichte der deutschen
    Historiographie_ (1885), est restreint à l’Allemagne et médiocre;
    des «Notes sur l’histoire en France au XIXe siècle» ont été publiées
    par C. Jullian comme Introduction à ses _Extraits des historiens
    français du XIXe siècle_ (Paris, 1897, in-12). L’histoire de
    l’historiographie moderne reste à faire. Voir l’essai partiel de E.
    Bernheim, _o. c._, p. 13 et suiv.

I. L’histoire a été conçue d’abord comme la narration des événements
mémorables. Garder le souvenir et propager la connaissance des faits
glorieux ou importants pour un homme, ou une famille, ou un peuple,
tel était le but de l’histoire au temps de Thucydide et de
Tite-Live.--Parallèlement, l’histoire fut considérée de bonne heure
comme un recueil de précédents, et la connaissance de l’histoire comme
une préparation pratique à la vie, surtout à la vie politique (militaire
et civile). Polybe et Plutarque ont écrit pour instruire; ils ont eu la
prétention de donner des recettes pour agir.--La matière de l’histoire
dans l’antiquité classique, c’étaient donc surtout les accidents
politiques, faits de guerre et révolutions. Le cadre ordinaire de
l’exposition historique (où les faits étaient ordonnés d’habitude
suivant l’ordre chronologique), c’était la vie d’un personnage,
l’ensemble ou une période de la vie d’un peuple; il n’y eut dans
l’antiquité que quelques essais d’histoire générale. Comme l’historien
se proposait de plaire ou d’instruire, ou de plaire et d’instruire à la
fois, l’histoire était un genre littéraire: on n’était pas très
scrupuleux au sujet des preuves; ceux qui travaillaient d’après des
documents écrits ne prenaient pas soin d’en distinguer le texte du texte
de leur cru; ils reproduisaient les récits de leurs devanciers en les
ornant de détails, et quelquefois (sous prétexte de préciser) de
chiffres, de discours, de réflexions et d’élégances. On saisit leur
procédé sur le vif toutes les fois qu’il est possible de comparer les
historiens grecs et romains, Éphore et Tite-Live, par exemple, à leurs
sources.

Les écrivains de la Renaissance ont directement imité les anciens. Pour
eux aussi l’histoire a été un art littéraire à tendances apologétiques
ou à prétentions didactiques, trop souvent, en Italie, un moyen de
gagner la faveur des princes et un thème à déclamations. Cela dura fort
longtemps. En plein XVIIe siècle, Mézeray est encore un historien à la
mode de l’antiquité classique.

Cependant, dans la littérature historique de la Renaissance, deux
nouveautés méritent d’attirer l’attention, où s’accuse sans contredit
l’influence médiévale.--D’une part, on voit persister la faveur d’un
cadre, inusité dans l’antiquité, créé par les historiens catholiques des
bas siècles (Eusèbe, Orose), très goûté au moyen âge, celui qui, au lieu
d’embrasser seulement l’histoire d’un homme, ou d’une famille, ou d’un
peuple, embrasse l’histoire universelle.--D’autre part, un artifice
matériel d’exposition, né d’une pratique en vigueur dans les écoles du
moyen âge (les gloses), s’introduit, dont les conséquences ont été de
première importance. On prit alors l’habitude de joindre au texte, dans
les livres d’histoire imprimés, des notes[222]. Les notes ont permis de
distinguer du récit historique les documents qui l’étayent, de renvoyer
aux sources, de dégager et d’éclaircir le texte. C’est dans les
collections de documents et dans les dissertations critiques que
l’artifice de l’annotation fut pratiqué d’abord; il a pénétré de là,
lentement, dans les ouvrages historiques.

  [222] Il serait intéressant de déterminer quels sont les plus anciens
    livres imprimés qui sont munis de notes à la manière moderne. Des
    bibliophiles, que nous avons consultés, l’ignorent, leur attention
    n’ayant jamais été éveillée sur ce point.

Une seconde période s’ouvre au XVIIe siècle. Les «philosophes» conçurent
alors l’histoire comme l’étude, non plus des événements pour eux-mêmes,
mais des habitudes des hommes. Ils furent amenés par là à s’intéresser,
non seulement aux faits d’ordre politique, mais à l’évolution des
sciences, des arts, de l’industrie, etc., et aux mœurs. Montesquieu et
Voltaire personnifièrent ces tendances. L’_Essai sur les mœurs_ est la
première esquisse, et, à quelques égards, le chef-d’œuvre de l’histoire
ainsi comprise. On continua de regarder le récit détaillé des événements
politiques et militaires comme le fond de l’histoire, mais on prit
l’habitude d’y joindre, le plus souvent sous la forme de complément ou
d’appendice, une esquisse des «progrès de l’esprit humain». L’expression
«histoire de la civilisation» apparaît avant la fin du XVIIIe
siècle.--En même temps les professeurs d’Université créaient en
Allemagne, surtout à Göttingen, pour les besoins de l’enseignement, la
forme nouvelle du «Manuel» d’histoire, recueil méthodique de faits,
soigneusement justifiés, sans prétentions littéraires ni autres. Des
collections de faits historiques, formées en vue de l’interprétation des
textes littéraires, ou par simple curiosité pour les choses anciennes,
il y en avait eu dès l’antiquité; mais les pots-pourris d’Athénée et
d’Aulu-Gelle, les compilations plus vastes et mieux ordonnées qui datent
du moyen âge et de la Renaissance, ne sont nullement comparables aux
«Manuels scientifiques» dont les professeurs allemands donnèrent alors
les modèles. D’ailleurs ces professeurs contribuèrent à débrouiller
l’idée générale, confuse, que les philosophes avaient de la
«civilisation», car ils s’appliquèrent à organiser, en autant de
branches d’études spéciales, l’histoire des langues, des littératures,
des arts, des religions, du droit, de la vie économique, etc.--Ainsi, le
terrain de l’histoire s’élargit beaucoup, et l’exposition scientifique,
c’est-à-dire objective et simple, commença à faire concurrence aux
formes à l’antique, oratoires ou sentencieuses, patriotiques ou
philosophiques.

Concurrence d’abord timide et obscure, car le début du XIXe siècle fut
marqué par une renaissance littéraire, qui rafraîchit la littérature
historique. Sous l’influence du mouvement romantique, les historiens
cherchèrent des procédés d’exposition plus vivants que ceux de leurs
prédécesseurs, propres à frapper, à «émouvoir» le public, à lui donner
une impression poétique des réalités disparues.--Les uns s’efforcèrent
de conserver la couleur des documents originaux, en les adaptant:
«Charmé des récits contemporains, dit Barante, j’ai tâché de composer
une narration suivie qui leur empruntât l’intérêt dont ils sont animés»;
cela mène directement à supprimer toute critique, et à reproduire ce qui
fait bien.--Les autres professèrent qu’il faut présenter les faits
passés avec l’émotion d’un spectateur. «Thierry, dit Michelet qui l’en
loue, en nous contant Klodowig, a le souffle intérieur, l’émotion de la
France envahie récemment...» Michelet a «posé le problème historique
comme la résurrection de la vie intégrale dans ses organismes intérieurs
et profonds».--Le choix du sujet, du plan, des preuves, du style est
dominé chez tous les historiens romantiques par la préoccupation de
l’effet, qui n’est pas assurément une préoccupation scientifique. C’est
une préoccupation littéraire. Quelques historiens romantiques ont glissé
sur cette pente jusqu’au «roman historique». On sait en quoi consiste ce
genre, qui, de l’abbé Barthélemy et de Chateaubriand à Mérimée et à
Ebers, a été si prospère, et que l’on essaie présentement, mais en vain,
de rajeunir. Le but est de «faire revivre des coins du passé» en des
tableaux dramatiques, artistement fabriqués avec des couleurs et des
détails «vrais». Le vice évident du procédé est que l’on ne donne pas au
lecteur le moyen de distinguer entre les parties empruntées à des
documents et les parties imaginées, sans compter que la plupart du temps
les documents utilisés ne sont pas tous exactement de la même
provenance, si bien que, la couleur de chaque pierre étant «vraie»,
celle de la mosaïque est fausse. La _Rome au siècle d’Auguste_ de
Dezobry, les _Récits mérovingiens_ d’Augustin Thierry, et d’autres
«tableaux» esquissés à la même époque ont été faits d’après le principe,
et offrent les inconvénients des romans historiques proprement
dits[223].

  [223] Il va de soi que les procédés romantiques en vue d’obtenir des
    effets de couleur locale et de «résurrection», souvent puérils entre
    les mains des plus habiles écrivains, sont tout à fait intolérables
    quand ils sont employés par d’autres. Voir un bon exemple (critique
    d’un livre de M. Mourin par M. Monod) dans la _Revue critique_,
    1874, II, p. 163 et suiv.

On peut dire en résumé que, jusque vers 1850, l’histoire est restée,
pour les historiens et pour le public, un genre littéraire. Une preuve
excellente en est que les historiens avaient alors l’habitude de
rééditer leurs ouvrages, à plusieurs années de distance, sans y rien
changer, et que le public tolérait cette pratique. Or toute œuvre
scientifique doit être sans cesse refondue, revisée, mise au courant.
Les savants proprement dits n’ont pas la prétention de donner à leurs
œuvres une forme _ne varietur_ ni d’être lus par la postérité; ils ne
prétendent pas à l’immortalité personnelle: il leur suffit que les
résultats de leurs recherches, rectifiés ou même transformés par des
recherches ultérieures, soient incorporés à l’ensemble des connaissances
qui constituent le patrimoine scientifique de l’humanité. Personne ne
lit Newton ou Lavoisier; il suffit à la gloire de Newton et de Lavoisier
que leur œuvre ait contribué à déterminer la masse énorme des travaux
qui ont remplacé les leurs et qui, tôt ou tard, seront remplacés
eux-mêmes. Il n’y a que les œuvres d’art dont la jeunesse soit
éternelle. Et le public s’en rend bien compte: il ne viendrait à
l’esprit de personne d’étudier l’histoire naturelle dans Buffon, quels
que soient les mérites de ce styliste. Mais le même public étudie
volontiers l’histoire dans Augustin Thierry, dans Macaulay, dans Carlyle
et dans Michelet, et les livres des grands écrivains qui ont écrit sur
des sujets historiques se réimpriment tels quels, cinquante ans après
leur mort, quoiqu’ils ne soient plus, visiblement, au courant des
connaissances acquises. Il est clair que, pour bien des gens la forme,
en histoire, emporte le fond, et que l’œuvre historique est toujours,
non exclusivement, mais surtout, une œuvre d’art[224].

  [224] C’est un lieu commun, mais c’est aussi une erreur de dire, en
    sens contraire, que les ouvrages des érudits demeurent, tandis que
    les travaux des historiens vieillissent, si bien que les érudits
    s’acquerraient une réputation plus solide que ne font les
    historiens: «On ne lit plus le P. Daniel, et on lit toujours le P.
    Anselme.» Mais les ouvrages des érudits vieillissent, eux aussi, et
    le fait que toutes les parties de l’œuvre du P. Anselme n’aient pas
    encore été remplacées (c’est pour cela que l’on s’en sert encore) ne
    doit pas faire illusion: l’immense majorité des œuvres des érudits
    sont, comme celles des savants proprement dits, provisoires et
    condamnées à l’oubli.

II. C’est depuis cinquante ans que se sont dégagées et constituées les
formes scientifiques d’exposition historique, en harmonie avec cette
conception générale que le but de l’histoire est, non pas de plaire, ni
de donner des recettes pratiques pour se conduire, ni d’émouvoir, mais
simplement de savoir.

Nous distinguerons d’abord: 1º les monographies; 2º les travaux d’un
caractère général.

1º On fait une monographie quand on se propose d’élucider un point
spécial, un fait ou un ensemble limité de faits, par exemple une portion
de la vie ou la vie d’un individu, un événement ou une série
d’événements entre deux dates rapprochées, etc.--Les types de sujets
possibles de monographie ne sauraient être énumérés, car la matière
historique peut se sectionner indéfiniment, et d’un nombre infini de
manières. Mais tous les sectionnements ne sont pas également judicieux,
et, quoiqu’on ait dit le contraire, il y a, en histoire comme dans
toutes les sciences, des sujets de monographie qui sont bêtes, et des
monographies qui, faites et bien faites, représentent du travail
inutilement dépensé[225]. Les personnes d’esprit médiocre et sans
portée, souvent qualifiées de «curieux», s’attaquent volontiers à des
questions insignifiantes[226]; et c’est même un assez bon critérium,
pour se faire une première idée de la valeur intellectuelle d’un
historien, de lire la liste des titres des monographies qu’il a
faites[227]. C’est le don de voir les problèmes importants et le goût de
s’y attacher, aussi bien que la puissance de les résoudre, qui, dans
toutes les sciences, font les hommes de premier ordre.--Mais supposons
le sujet choisi d’une façon rationnelle. Toute monographie, pour être
utile, c’est-à-dire pleinement utilisable, doit se soumettre à trois
règles: 1º dans une monographie, tout fait historique tiré de documents
ne doit être présenté qu’accompagné de l’indication des documents d’où
il sort et de la valeur de ces documents[228]; 2º il faut suivre, autant
que possible, l’ordre chronologique, parce que c’est celui dans lequel
on est sûr que les faits se sont produits et qu’on devra chercher les
causes et les effets; 3º il faut que le titre de la monographie en fasse
connaître le sujet avec exactitude: on ne saurait trop protester contre
les titres incomplets ou de fantaisie, qui compliquent si gratuitement
les enquêtes bibliographiques.--Une quatrième règle a été posée; on a
dit: «Une monographie n’est utile que quand elle épuise le sujet»; mais
il est très légitime de faire un travail provisoire avec les documents
dont on dispose, même quand on a des raisons de croire qu’il en existe
d’autres, à condition toutefois d’avertir précisément avec quels
documents le travail a été fait.--Il suffit, d’ailleurs, d’avoir du tact
pour sentir que, dans une monographie, l’appareil de la démonstration,
s’il doit être complet, doit aussi être réduit au strict nécessaire. La
sobriété est de rigueur: tout étalage d’érudition, dont l’économie
aurait pu être réalisée sans inconvénients, est odieux[229]. Les
monographies les mieux faites n’aboutissent souvent, en histoire, qu’à
la constatation de l’impossibilité de savoir. Il faut résister au désir
de couronner, comme il arrive, par des conclusions subjectives,
ambitieuses et vagues, une monographie impropre à les porter[230]. La
conclusion régulière d’une bonne monographie, c’est le bilan des
résultats acquis par elle et de ce qui reste obscur. Une monographie
ainsi conduite peut vieillir, mais elle ne pourrit pas, et l’auteur n’a
jamais lieu d’en rougir.

  [225] Les gens du métier essaient en vain de s’abuser sur ce point:
    tout, dans le passé, n’est pas intéressant.--«Si nous écrivions la
    vie du duc d’Angoulême, dit Pécuchet.--Mais c’était un imbécile!
    répliqua Bouvard.--Qu’importe! Les personnages du second plan ont
    parfois une influence énorme, et celui-là peut-être tenait le rouage
    des affaires.» (G. Flaubert, _Bouvard et Pécuchet_, p. 157.)

  [226] Comme les personnes d’esprit médiocre ont une tendance à
    préférer les sujets insignifiants, il y a, pour les sujets de ce
    genre, une concurrence active. On a souvent l’occasion de constater
    l’apparition simultanée de plusieurs monographies sur le même sujet:
    il n’est pas rare que le sujet soit tout à fait sans importance.

  [227] Les sujets de monographie qui sont intéressants ne sont pas tous
    traitables; il en est auxquels l’état des sources interdit de
    songer. C’est pourquoi les débutants, même ceux qui sont
    intelligents, éprouvent tant d’embarras à choisir les sujets de
    leurs premières monographies, quand ils ne sont pas bien conseillés
    ou favorisés par la chance, et, souvent, s’engagent dans des
    impasses. Il serait très rigoureux, et fort injuste, de juger
    quelqu’un d’après la liste des sujets de ses _premières_
    monographies.

  [228] En pratique il faut donner, au commencement, la liste des
    sources employées pour l’ensemble de la monographie (avec des
    indications bibliographiques convenables pour les imprimés, la
    mention de la nature des documents et leur cote pour les
    manuscrits); de plus, chaque affirmation spéciale doit porter sa
    preuve: le texte même du document à l’appui, si c’est possible, afin
    que le lecteur soit en mesure de contrôler l’interprétation (pièces
    justificatives); sinon, en note, l’analyse ou, tout au moins, le
    titre du document, avec sa cote, ou avec l’indication précise de
    l’endroit où il a été publié. La règle générale est de mettre le
    lecteur en état de savoir exactement pour quelles raisons on a
    adopté telles conclusions sur chaque point de l’analyse.

    Les débutants, en cela pareils aux anciens auteurs, n’observent pas,
    naturellement, toutes ces règles. Il leur arrive constamment, au
    lieu de citer le texte ou le titre des documents, de s’y référer par
    une cote ou par l’indication générale du recueil où ils sont
    imprimés, qui n’apprennent rien au lecteur sur la nature des textes
    allégués. Voici encore une méprise des plus grossières, et qui
    s’observe très souvent: les débutants, ou les personnes
    inexpérimentées, ne comprennent pas toujours pourquoi l’habitude
    s’est introduite de placer des notes au bas des pages; au bas des
    pages des livres qu’ils ont entre les mains, ils voient un liseré de
    notes: ils se croient obligés d’en faire un au bas des leurs, mais
    leurs notes sont postiches et de pur ornement; elles ne servent ni à
    produire des preuves ni à permettre au lecteur de contrôler leurs
    assertions.--Tous ces procédés sont inadmissibles et doivent être
    vigoureusement combattus.

  [229] Presque tous les débutants ont une tendance fâcheuse à
    s’échapper en digressions superflues, à accumuler des réflexions et
    des renseignements qui n’ont aucun rapport avec le sujet principal;
    ils se rendront compte, s’ils réfléchissent, que les causes de ce
    penchant sont le mauvais goût, une espèce de vanité naïve, parfois
    le désordre d’esprit.

  [230] On entend dire: «J’ai longtemps vécu avec les documents de ce
    temps et de cette espèce. J’ai l’impression que telles conclusions,
    que je ne puis démontrer, sont exactes.» De deux choses l’une: ou
    l’auteur peut indiquer les motifs de son impression, et on les
    appréciera; ou il ne peut pas les indiquer, et on doit présumer
    qu’il n’en a pas de sérieux.

2º Les travaux d’un caractère général s’adressent soit aux hommes du
métier, soit au public.

A. Les ouvrages généraux destinés surtout aux hommes du métier se
présentent maintenant sous la forme de «répertoires», de «manuels» et
d’«histoires scientifiques».--Dans un _répertoire_, on réunit une masse
de faits vérifiés d’un certain genre suivant un ordre destiné à rendre
facile de les trouver. S’il s’agit de faits datés avec précision,
l’ordre chronologique est indiqué: c’est ainsi que la tâche a été
entreprise de composer des «Annales» de l’histoire d’Allemagne où la
mention très brève des événements, rangés d’après leur date, est
accompagnée des textes qui les font connaître, avec des renvois exacts
aux sources et aux travaux de la critique; la collection des _Jahrbücher
der deutschen Geschichte_ a pour but d’élucider aussi complètement que
possible les faits de l’histoire d’Allemagne, tout ce qui peut être
l’objet de discussions et de preuves scientifiques, en laissant de côté
tout ce qui est du domaine de l’appréciation et les considérations
générales. S’agit-il de faits mal datés, ou simultanés, qui ne peuvent
pas se ranger sur une ligne, l’ordre alphabétique s’impose: on a de la
sorte des Dictionnaires: dictionnaires d’institutions, dictionnaires
biographiques, encyclopédies historiques, tels que la _Reale
Encyklopædie_ de Pauly-Wissowa. Ces répertoires alphabétiques sont, en
principe, de même que les _Jahrbücher_, des collections de faits
prouvés; si, en pratique, les références y sont moins rigoureuses,
l’appareil des textes à l’appui des affirmations moins complet, c’est
une différence injustifiable[231].--Les _manuels scientifiques_ sont
aussi, à vrai dire, des répertoires, puisque ce sont des recueils où des
faits acquis sont rangés suivant un ordre méthodique et sont exposés
sous une forme objective, avec les preuves afférentes, sans aucun
ornement littéraire. Les auteurs de ces «Manuels», dont les spécimens
les plus nombreux et les plus parfaits ont été composés de nos jours
dans les Universités allemandes, n’ont d’autre visée que de dresser
minutieusement l’inventaire des connaissances acquises, afin de rendre
plus aisée et plus rapide aux travailleurs l’assimilation des résultats
de la critique et de fournir un point de départ à des recherches
nouvelles. Il existe aujourd’hui des Manuels de cette espèce pour la
plupart des branches spéciales de l’histoire de la civilisation
(langues, littératures, religion, droit, _Alterthümer_, etc.), pour
l’histoire des institutions, pour les diverses parties de l’histoire
ecclésiastique. Il suffit de citer les noms de Schœmann, de Marquardt et
Mommsen, de Gilbert, de Krumbacher, de Harnack, de Möller. Ces ouvrages
n’ont pas la sécheresse de la plupart des «Manuels» primitifs, publiés
en Allemagne il y a cent ans, qui ne sont guère que des tables de
matières, avec l’indication des documents et des livres à consulter;
l’exposition et la discussion y sont sans doute serrées et concises,
mais elles ont assez d’ampleur pour que des lecteurs cultivés puissent
s’en accommoder, et même les préférer. Ils dégoûtent des autres livres,
dit très bien G. Paris[232]. «Quand on a savouré ces pages si
substantielles, si pleines de faits et qui, en apparence si
impersonnelles, contiennent cependant et suggèrent surtout tant de
pensées, on a de la peine à lire des livres, même distingués, où la
matière taillée symétriquement suivant les besoins d’un système et
colorée par la fantaisie, ne nous est présentée, pour ainsi dire, que
sous un déguisement, et où l’auteur intercepte sans cesse... le
spectacle qu’il prétend nous faire comprendre et qu’il ne nous fait pas
voir.»--Les grands «Manuels» historiques, symétriques aux Traités et aux
Manuels des autres sciences (mais avec la complication des preuves),
doivent être et sont sans cesse améliorés, rectifiés, corrigés, tenus à
jour: car ce sont, par définition, des œuvres scientifiques, et non pas
des œuvres d’art.

  [231] Elle tend à s’effacer. Les plus récents recueils alphabétiques
    de faits historiques (_Reale Encyklopædie der classischen
    Alterthumswissenschaft_ de Pauly-Wissowa, _Dictionnaire des
    antiquités_ de Daremberg et Saglio, _Dictionary of national
    biography_ de Leslie Stephen et Sidney Lee) sont pourvus d’un
    appareil assez ample. C’est surtout dans les Dictionnaires
    biographiques que l’usage de ne pas donner de preuves tend à
    persister; voir l’_Allgemeine Deutsche Biographie_, etc.

  [232] _Revue critique_, 1874, I, p. 327.

Les premiers répertoires et les premiers «Manuels» scientifiques ont été
composés par des individus isolés. Mais on a reconnu bientôt qu’un seul
homme ne peut pas composer correctement, et dominer comme il convient,
de très vastes collections de faits. On s’est partagé la besogne. Les
répertoires sont exécutés, de nos jours, par des collaborateurs associés
(qui, parfois, ne sont pas du même pays et n’écrivent pas dans la même
langue). Les grands Manuels (de I. v. Müller, de G. Gröber, de H. Paul,
etc.) sont formés par des collections de traités spéciaux, rédigés
chacun par un spécialiste.--Le principe de la collaboration est
excellent, mais à condition: 1º que l’œuvre collective soit de nature à
se résoudre en grandes monographies indépendantes, quoique coordonnées;
2º que la section confiée à chaque collaborateur ait une certaine
étendue; si le nombre des collaborateurs est trop grand et la part de
chacun trop restreinte, la liberté et la responsabilité de chacun
s’atténuent ou disparaissent.

Les _histoires_, destinées à présenter le récit des événements qui ne se
sont produits qu’une fois et des faits généraux qui dominent l’ensemble
des évolutions spéciales, n’ont pas cessé d’avoir une raison d’être,
même depuis que les manuels méthodiques se sont multipliés. Mais les
procédés scientifiques d’exposition s’y sont introduits, comme dans les
monographies et dans les manuels, et par imitation. La réforme a
consisté, dans tous les cas, à renoncer aux ornements littéraires et aux
affirmations sans preuves. Grote a créé le premier modèle de
l’«histoire» ainsi définie.--En même temps certains cadres, auparavant
en vogue, sont tombés en désuétude: ainsi les «Histoires universelles» à
narration continue, si goûtées, pour des motifs différents, au moyen âge
et au XVIIIe siècle; Schlosser et Weber en Allemagne, Cantù en Italie,
en ont donné, au XIXe siècle, les derniers spécimens. Ce cadre a été
abandonné pour des raisons historiques, parce que l’on a cessé de
considérer l’humanité comme un ensemble relié par une évolution unique;
et pour des raisons pratiques, parce que l’on a reconnu l’impossibilité
de rassembler en un seul ouvrage une masse aussi écrasante de faits. Les
Histoires universelles qui se publient encore en collaboration (dont le
type le plus estimable est la Collection Oncken) se résolvent, comme les
grands Manuels, en sections indépendantes, traitées chacune par un
auteur différent: ce sont des combinaisons de librairie. Les historiens
ont été amenés de nos jours à adopter la division par États (histoires
nationales) et par époques[233].

  [233] L’habitude de joindre aux «histoires», c’est-à-dire au récit des
    événements politiques, un résumé des résultats obtenus par les
    historiens spéciaux de l’art, de la littérature, etc., persiste. On
    considère qu’une «Histoire de France» ne serait pas complète s’il ne
    s’y trouvait des chapitres sur l’histoire de l’art, de la
    littérature, des mœurs, etc., en France. Cependant ce n’est pas
    l’exposé sommaire des évolutions spéciales d’après les
    spécialistes--fait de seconde main--qui est à sa place dans une
    «Histoire» scientifique; c’est l’étude des faits généraux qui ont
    dominé l’ensemble des évolutions spéciales.

B. Il n’y a pas de raison théorique pour que les œuvres historiques qui
s’adressent surtout au public ne soient pas conçues dans le même esprit
que les œuvres destinées aux gens du métier et rédigées de la même
manière, sous réserve des simplifications et des suppressions qui
s’indiquent d’elles-mêmes. Et il existe en effet des résumés nets,
substantiels et agréables, où rien n’est avancé qui ne soit tacitement
appuyé sur des références solides, où les points acquis à la science
sont dégagés avec précision, illustrés avec discrétion, mis en relief et
en valeur. Les Français, grâce à des qualités naturelles de tact, de
dextérité et de justesse d’esprit, excellent en général dans cet
exercice. Tels articles de revue, tels livres de vulgarisation
supérieure, publiés chez nous, où les résultats d’une quantité de
travaux originaux ont été habilement condensés, font l’admiration des
spécialistes mêmes qui, par de pesantes monographies, les ont rendus
possibles.--Rien n’est plus dangereux, cependant, que la vulgarisation.
En fait, la plupart des livres de vulgarisation ne sont pas conformes à
l’idéal moderne de l’exposition historique; et des survivances de
l’idéal ancien, celui de l’antiquité, de la Renaissance et des
romantiques, s’y observent fréquemment.

On s’explique aisément pourquoi. Les défauts des ouvrages historiques
destinés au public incompétent--défauts parfois énormes, qui ont
discrédité, pour beaucoup de bons esprits, le genre même de la
vulgarisation--sont les conséquences de la préparation insuffisante ou
de la mauvaise éducation littéraire des «vulgarisateurs».

Un vulgarisateur est dispensé de recherches originales; mais il doit
connaître tout ce qui a été publié d’important sur son sujet, être,
comme on dit, «au courant», et avoir repensé par lui-même les
conclusions des spécialistes. S’il n’a pas fait personnellement d’études
spéciales sur le sujet qu’il se propose de traiter, il faut donc qu’il
s’informe, et c’est long. La tentation est forte, pour le vulgarisateur
de profession, d’étudier superficiellement quelques monographies
récentes, d’en coudre ou d’en combiner à la hâte des extraits, et de
parer, autant que possible, cette macédoine, pour la rendre plus
attrayante, avec des «idées générales» et des grâces extérieures. La
tentation est d’autant plus forte que la plupart des spécialistes se
désintéressent des travaux de vulgarisation, que ces travaux sont, en
général, lucratifs, et que le grand public n’est pas en état de
distinguer nettement la vulgarisation honnête de la vulgarisation
trompe-l’œil. Bref, il y a des gens, chose absurde, qui n’hésitent pas à
résumer pour autrui ce qu’ils n’ont pas pris la peine d’apprendre
eux-mêmes, et à enseigner ce qu’ils ignorent.--De là, dans la plupart
des ouvrages de vulgarisation historique, des taches de toute espèce,
inévitables, que les gens instruits constatent toujours avec plaisir,
mais avec un plaisir un peu mêlé d’amertume, parce qu’ils sont souvent
seuls à les voir: emprunts inavoués, références inexactes, noms et
textes estropiés, citations de seconde main, hypothèses sans valeur,
rapprochement superficiels, assertions imprudentes, généralisations
puériles, et, dans l’énoncé des opinions les plus fausses ou les plus
contestables, un ton de tranquille autorité[234].

  [234] On imagine difficilement ce que peuvent devenir, sous la plume
    des vulgarisateurs négligents et maladroits, les résultats les plus
    intéressants et les mieux assurés de la critique moderne. Ceux-là le
    savent mieux que personne qui ont eu l’occasion de lire les
    «compositions» improvisées des candidats aux examens d’histoire: les
    défauts ordinaires de la vulgarisation de mauvais aloi y sont
    parfois poussés jusqu’à l’absurde.

D’autre part, des hommes dont l’information ne laisse rien à désirer, et
dont les monographies destinées aux spécialistes sont très méritoires,
se montrent capables, quand ils écrivent pour le public, d’atteintes
graves à la méthode scientifique. Les Allemands sont coutumiers du fait:
voyez Mommsen, Droysen, Curtius et Lamprecht. C’est que ces auteurs,
s’adressant au public, ont l’intention d’agir sur lui. Leur désir de
produire une impression forte les conduit à relâcher quelque chose de la
rigueur scientifique et à revenir aux habitudes condamnées de l’ancienne
historiographie. Eux, si scrupuleux et si minutieux lorsqu’il s’agit
d’établir des détails, ils s’abandonnent dans l’exposé des questions
générales à leurs penchants naturels, comme le commun des hommes. Ils
prennent parti, ils blâment, ils célèbrent; ils colorent, ils
embellissent; ils se permettent des considérations personnelles,
patriotiques, morales ou métaphysiques. Et, par-dessus tout, ils
s’appliquent, avec le talent qui leur a été départi, à faire œuvre
d’artiste; s’y appliquant, ceux qui n’ont pas de talent sont ridicules,
et le talent de ceux qui en ont est gâté par la préoccupation de
l’effet.

Ce n’est pas à dire, bien entendu, que la «forme» soit sans importance,
ni que, pourvu qu’il se fasse comprendre, l’historien ait le droit
d’avoir une langue incorrecte, vulgaire, lâche ou pâteuse. Le mépris de
la rhétorique, des faux brillants et des fleurs en papier n’exclut pas
le goût d’un style pur et ferme, savoureux et plein. Fustel de Coulanges
fut un écrivain, quoiqu’il ait, toute sa vie, recommandé et pratiqué la
chasse aux métaphores. Au contraire, nous répéterons volontiers[235] que
l’historien, vu l’extrême complexité des phénomènes dont il essaie de
rendre compte, n’a pas le droit de mal écrire. Mais il doit _toujours_
bien écrire et ne jamais s’endimancher.

  [235] Cf. plus haut, p. 230.



CONCLUSION


I. L’histoire n’est que la mise en œuvre de documents. Or il dépend
d’accidents fortuits que les documents se soient conservés ou se soient
perdus. De là, dans la constitution de l’histoire, le rôle dominant du
hasard.

La quantité des documents qui existent, sinon des documents connus, est
donnée; le temps, en dépit de toutes les précautions qui sont prises de
nos jours, la diminue sans cesse; elle n’augmentera jamais. L’histoire
dispose d’un stock de documents limité; les progrès de la science
historique sont limités par là même. Quand tous les documents seront
connus et auront subi les opérations qui les rendent utilisables,
l’œuvre de l’érudition sera terminée. Pour quelques périodes anciennes,
dont les documents sont rares, on prévoit déjà que, dans une ou deux
générations au plus, il faudra s’arrêter. Les historiens seront alors
obligés de se replier de plus en plus sur les périodes modernes.
L’histoire ne réalisera donc pas le rêve qui, au XIXe siècle, a inspiré
aux romantiques tant d’enthousiasme pour les études historiques: elle ne
percera pas le mystère des origines des sociétés; et, faute de
documents, le commencement de l’évolution de l’humanité restera toujours
obscur.

L’historien ne recueille pas lui-même les matériaux nécessaires à
l’histoire, par l’observation, comme on fait dans les autres sciences:
il travaille sur des faits transmis par des observateurs antérieurs. La
connaissance ne s’obtient pas, en histoire, par des procédés directs,
comme dans les autres sciences: elle est indirecte. L’histoire est, non
pas, comme on l’a dit, une science d’observation, mais une science de
raisonnement.

Pour utiliser ces faits observés dans des conditions inconnues, il faut
les faire passer par la critique, et la critique consiste en une série
de raisonnements par analogie. Les faits livrés par la critique restent
isolés, épars; pour les organiser en construction, il faut se les
représenter et les grouper d’après leur ressemblance avec des faits
actuels, opération qui se fait aussi au moyen de raisonnements par
analogie. Cette nécessité impose à l’histoire une méthode
exceptionnelle. Pour construire ses raisonnements par analogie, il lui
faut combiner toujours la connaissance particulière des conditions où se
produisirent les faits passés et l’intelligence générale des conditions
où se produisent les faits humains. Elle procède en dressant des
_répertoires_ particuliers des faits d’une époque passée, et en leur
appliquant des _questionnaires_ généraux fondés sur l’étude du présent.

Les opérations qu’on est obligé d’effectuer pour aboutir, en partant de
l’inspection des documents, à la connaissance des faits et des
évolutions du passé, sont très nombreuses. De là la nécessité d’une
division et d’une organisation du travail en histoire.--Il faut que les
travailleurs spéciaux qui s’occupent de la recherche, de la restitution
et du classement provisoire des documents coordonnent leurs efforts,
pour que soit achevée le plus tôt possible, dans les meilleures
conditions de sûreté et d’économie, l’œuvre préparatoire de
l’érudition.--Il faut d’autre part que les auteurs de synthèses
partielles (monographies) qui sont destinées à servir de matériaux à des
synthèses plus vastes, s’accordent à travailler d’après la même méthode,
de sorte que les résultats de chacun puissent être, sans enquêtes
préalables, utilisés par les autres.--Il faut enfin que des travailleurs
expérimentés, renonçant aux recherches personnelles, consacrent tout
leur temps à étudier ces synthèses partielles, afin de les combiner
d’une façon scientifique en des constructions générales.--Et si de ces
travaux ressortaient avec évidence des conclusions sur la nature et les
causes de l’évolution des sociétés, on aurait constitué une «philosophie
de l’histoire» vraiment scientifique, que les historiens pourraient
avouer comme le couronnement légitime de la science historique.

On peut penser qu’un jour viendra où, grâce à l’organisation du travail,
tous les documents auront été découverts, purifiés et mis en ordre, et
tous les faits dont la trace n’a pas été effacée, établis.--Ce jour-là
l’histoire sera constituée, mais elle ne sera pas fixée: elle continuera
à se modifier à mesure que l’étude directe des sociétés actuelles, en
devenant plus scientifique, fera mieux comprendre les phénomènes sociaux
et leur évolution; car les idées nouvelles qu’on acquerra sans doute de
la nature, des causes, de l’importance relative des faits sociaux
continueront à transformer l’image qu’on se fera des sociétés et des
événements du passé[236].

  [236] Il a été question plus haut de la part de subjectivité qu’il
    n’est pas possible d’éliminer de la construction historique, et dont
    on a tant abusé pour dénier à l’histoire un caractère scientifique:
    cette part de subjectivité qui attristait Pécuchet (G. Flaubert, _o.
    c._, p. 107) et Silvestre Bonnard (A. France, _Le crime de Silvestre
    Bonnard_, p. 310), et qui faire dire à Faust:

        ... Die Zeiten der Vergangenheit
        Sind uns ein Buch mit sieben Siegeln.
        Was ihr den Geist der Zeiten heisst,
        Das ist im Grund der Herren eigner Geist
        In dem die Zeiten sich bespiegeln...

II. C’est une illusion surannée de croire que l’histoire fournit des
enseignements pratiques pour la conduite de la vie (_Historia magistra
vitæ_), des leçons immédiatement profitables aux individus et aux
peuples: les conditions où se produisent les actes humains sont rarement
assez semblables d’un moment à l’autre pour que les «leçons de
l’histoire» puissent être appliquées directement. C’est une erreur de
dire, par réaction, que «le caractère propre de l’histoire est qu’elle
ne sert à rien»[237]. Elle a une utilité indirecte.

  [237] Parole attribuée à «un professeur de la Sorbonne» par M. de la
    Blanchère, _Revue critique_, 1895, I, p. 176.--D’autres ont déclamé
    sur ce thème que la connaissance de l’histoire est nuisible et
    paralyse. Voir F. Nietzsche, _Unzeitgemässe Bertachtungen_, II.
    _Nutzen und Nachtheil der Historie für das Leben_, Leipzig, 1874,
    in-8.

L’histoire fait comprendre le présent, en tant qu’elle explique les
origines de l’état de choses actuel. A cet égard, reconnaissons qu’elle
n’offre pas, d’un bout à l’autre de sa durée, un intérêt égal: il y a
des générations lointaines dont les traces ne sont plus visibles dans le
monde tel qu’il est; pour rendre compte de la constitution politique de
l’Angleterre contemporaine, par exemple, l’étude des _witenagemot_
anglo-saxons est sans valeur, celle des événements du XVIIIe et du XIXe
siècle est capitale. L’évolution des sociétés civilisées s’est accélérée
à tel point depuis cent ans, que, pour l’intelligence de leur forme
actuelle, l’histoire de ces cent ans importe plus que celle des dix
siècles antérieurs. Comme explication du présent, l’histoire se
réduirait presque à l’étude de la période contemporaine.

L’histoire est aussi un élément indispensable pour l’achèvement des
sciences politiques et sociales, qui sont encore en voie de formation;
car l’observation directe des phénomènes sociaux (à l’état statique) ne
suffit pas à constituer ces sciences, il faut y joindre l’étude du
développement de ces phénomènes dans le temps, c’est-à-dire leur
histoire[238]. Voilà pourquoi toutes les sciences de l’homme
(linguistique, droit, science des religions, économie politique, etc.)
ont pris en ce siècle la forme de sciences historiques.

  [238] L’histoire et les sciences sociales sont dans une dépendance
    réciproque; elles progressent parallèlement par un échange continuel
    de services. Les sciences sociales fournissent la connaissance du
    présent, nécessaire à l’histoire pour se représenter les faits et
    raisonner sur les documents; l’histoire donne sur l’évolution des
    renseignements nécessaires pour comprendre le présent.

Mais le principal mérite de l’histoire est d’être un instrument de
culture intellectuelle; et elle l’est par plusieurs moyens.--D’abord, la
pratique de la méthode historique d’investigation, dont les principes
sont esquissés dans le présent ouvrage, est très hygiénique pour
l’esprit, qu’elle guérit de la crédulité.--En second lieu, l’histoire,
parce qu’elle montre un grand nombre de sociétés différentes, prépare à
comprendre et à accepter des usages variés; en faisant voir que les
sociétés se sont souvent transformées, elle habitue à la variation des
formes sociales et guérit de la crainte des transformations.--Enfin,
l’expérience des évolutions passées, en faisant comprendre le
_processus_ des transformations humaines par les changements d’habitudes
et le renouvellement des générations, préserve de la tentation
d’expliquer par des analogies biologiques (sélection, lutte pour
l’existence, hérédité des habitudes, etc.) l’évolution des sociétés, qui
ne se produit pas sous l’action des mêmes causes que l’évolution
animale.



APPENDICES



APPENDICE I

L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE DE L’HISTOIRE EN FRANCE


I. L’enseignement de l’histoire est nouveau venu dans l’instruction
secondaire. On enseignait jadis l’histoire aux fils des rois et des
grands personnages, pour les préparer à l’art du gouvernement, suivant
la tradition antique; mais c’était une science sacrée, réservée aux
futurs maîtres des États, une science de princes, non une science de
sujets. Les écoles secondaires organisées depuis le XVIe siècle,
ecclésiastiques ou laïques, catholiques ou protestantes, ne firent pas
entrer l’histoire dans leur plan d’études ou ne l’y admirent que comme
annexe de l’étude des langues anciennes. C’était en France la tradition
des Jésuites; elle fut reprise par l’Université de Napoléon.

L’histoire n’a été introduite dans l’enseignement secondaire qu’au XIXe
siècle, sous la pression de l’opinion; et bien qu’elle ait conquis dans
le plan d’études une plus large place en France qu’en pays anglais et
même en Allemagne, elle est restée une matière accessoire, à laquelle on
n’a pas attribué une classe spéciale (comme à la philosophie), parfois
même pas un professeur spécial, et qui ne compte presque pas dans les
examens.

L’enseignement historique s’est ressenti longtemps de cette origine.
Imposé par ordre supérieur à un personnel élevé exclusivement dans
l’étude de la littérature, il ne pouvait trouver sa place dans le
système de l’enseignement classique, fondé sur l’étude des formes,
indifférent à la connaissance des faits sociaux. On enseigna l’histoire
parce que le programme l’ordonnait; mais ce programme, raison d’être
unique et maître absolu de l’enseignement, resta toujours un accident,
variable suivant le hasard des préférences ou même des études
personnelles des rédacteurs. L’histoire faisait partie des convenances
mondaines; il y a, disait-on, des noms et des faits «qu’il n’est pas
permis d’ignorer»; mais ce qu’il n’est pas permis d’ignorer varia
beaucoup, depuis les noms des rois mérovingiens et les batailles de la
guerre de Sept Ans jusqu’à la loi salique et à l’œuvre de saint Vincent
de Paul.

Le personnel improvisé qui, pour obéir au programme, dut improviser
l’enseignement de l’histoire, n’avait aucune idée claire, ni de sa
raison d’être, ni de son rôle dans l’éducation générale, ni des procédés
techniques nécessaires pour le donner. Ainsi dépourvu de traditions, de
préparation pédagogique et même d’instruments de travail, le professeur
d’histoire se trouva ramené aux temps antérieurs à l’imprimerie où le
maître devait fournir à ses élèves tous les faits qui formaient la
matière de son enseignement, et il adopta le même procédé qu’au moyen
âge. Muni d’un cahier où il avait rédigé la série des faits à enseigner,
il le lisait devant les élèves, parfois en se donnant l’air
d’improviser; c’était «la leçon», la pièce maîtresse de l’enseignement
historique. L’ensemble des leçons, déterminé par le programme, formait
«le cours». L’élève devait écouter en écrivant (c’est ce qu’on appelait
«prendre des notes») et rapporter par écrit ce qu’il avait entendu
(c’était «la rédaction»). Mais comme on négligeait d’apprendre aux
élèves à prendre des notes, presque tous se bornaient à écrire très
vite, sous la dictée du professeur, un brouillon qu’ils copiaient à
domicile en forme de rédaction, sans avoir cherché à comprendre le sens
ni de ce qu’ils entendaient, ni de ce qu’ils transcrivaient. A ce
travail mécanique les plus zélés ajoutaient des morceaux copiés dans des
livres, d’ordinaire sans plus de réflexion.

Pour faire entrer dans la tête des élèves les faits jugés essentiels le
professeur faisait de la leçon une réduction très courte, «le sommaire»
ou «résumé», qu’il dictait ouvertement et qu’il faisait apprendre par
cœur. Ainsi les deux exercices écrits qui occupaient presque tout le
temps de la classe étaient, l’un (le sommaire) une dictée avouée,
l’autre (la rédaction) une dictée honteuse.

Le contrôle se réduisait à faire réciter le sommaire textuellement et à
interroger sur la rédaction, c’est-à-dire à faire répéter
approximativement les paroles du professeur. Les deux exercices oraux
étaient l’un une récitation avouée, l’autre une récitation honteuse.

On donnait bien à l’élève un livre, le «précis d’histoire[239]»; mais le
précis, rédigé dans la même forme que le cours du professeur, ne se
combinait pas avec l’enseignement oral de façon à lui servir
d’instrument et ne faisait que le doubler; et d’ordinaire, il le
doublait mal, car il n’était pas intelligible pour un élève. Les auteurs
de précis[240], adoptant les procédés traditionnels des «abrégés»,
cherchaient à entasser le plus grand nombre possible de faits, en les
allégeant de tous les détails caractéristiques et en les résumant sous
les expressions les plus générales et par conséquent les plus vagues. Il
ne restait ainsi dans les livres élémentaires qu’un résidu de noms
propres et de dates reliés par des formules uniformes; l’histoire
apparaissait comme une série de guerres, de traités, de réformes, de
révolutions, qui ne différaient que par les noms des peuples, des
souverains, des champs de bataille et par les chiffres des années[241].

  [239] Le même usage a été adopté dans les pays allemands sous le nom
    de _Leitfaden_ (fil conducteur), dans les pays anglais sous le nom
    de _text-book_.

  [240] Il faut excepter le _Précis de l’histoire moderne_ de Michelet
    et rendre à Duruy la justice que, dans ses livres scolaires, même
    dès les premières éditions, il a fait un effort, souvent heureux,
    pour rendre ses récits intéressants et instructifs.

  [241] Pour la critique de ce procédé, voir plus haut, p. 123.

Tel fut, jusqu’à la fin du Second Empire, l’enseignement de l’histoire
dans tous les établissements français laïques ou ecclésiastiques,--sauf
quelques exceptions d’autant plus méritoires qu’elles étaient plus
rares, car il fallait alors à un professeur d’histoire une dose peu
commune d’initiative et d’énergie pour échapper à la routine de la
rédaction et du résumé.

II. Dans ces dernières années le mouvement général de réforme de
l’enseignement, parti du Ministère et des Facultés, a fini par se
communiquer à l’instruction secondaire. Les professeurs d’histoire ont
été affranchis de la surveillance soupçonneuse que le gouvernement de
l’Empire avait fait peser sur leur enseignement, et en ont profité pour
expérimenter des méthodes nouvelles. Une pédagogie historique est née.
Elle s’est révélée avec l’approbation du Ministère dans les discussions
de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire, dans
la _Revue de l’enseignement secondaire_ et la _Revue universitaire_.
Elle a reçu la consécration officielle dans les _Instructions_ jointes
au programme de 1890; le rapport sur l’histoire, œuvre de M. Lavisse,
est devenu la charte qui protège les professeurs partisans de la réforme
dans la lutte contre la tradition[242].

  [242] Le tableau le plus complet, et probablement le plus exact, de
    l’état de l’enseignement secondaire de l’histoire après les
    réformes, a été donné par un Espagnol, R. Altamira, _La Ensenanza de
    la historia_, 2e édit., Madrid, 1895, in-8.

De cette crise de rénovation l’enseignement de l’histoire sortira sans
doute organisé, pourvu d’une pédagogie et d’une technique rationnelles
comme ses aînés, les enseignements des langues, des littératures et de
la philosophie. Mais il faut s’attendre à ce que la réforme soit
beaucoup plus lente que dans l’enseignement supérieur. Le personnel est
beaucoup plus nombreux, plus lent à instruire ou à renouveler; les
élèves sont moins zélés et moins intelligents; la routine des parents
oppose aux méthodes nouvelles une force d’inertie inconnue dans les
Facultés;--et le baccalauréat, cet obstacle général à toutes les
réformes, est particulièrement nuisible à l’enseignement historique,
qu’il réduit à un cahier de demandes et de réponses.

III. Dès maintenant, pourtant, on peut indiquer dans quelle direction
devra se développer l’enseignement historique en France[243] et les
questions qu’on devra résoudre pour acquérir une technique rationnelle.
Nous essayons ici de formuler ces questions dans un tableau méthodique.

  [243] Nous ne traitons ici que de la France, Mais il sera permis, pour
    dissiper une illusion du public français, d’avertir que la pédagogie
    historique est moins avancée encore dans les pays anglais, où les
    procédés sont restés mécaniques, et même dans les pays allemands, où
    elle est entravée par la conception de l’enseignement patriotique.

1º _Organisation générale_.--Quel but peut se proposer l’enseignement de
l’histoire? Quels services peut-il rendre à la culture de l’élève?
Quelle action peut-il avoir sur sa conduite? Quels faits doit-il lui
faire comprendre? Quelles habitudes d’esprit doit-il lui donner? Et, par
conséquent, quels principes doivent diriger le choix des matières et des
procédés?--L’enseignement doit-il être disséminé sur toute la durée des
classes ou concentré dans une classe spéciale? Doit-il être donné dans
des classes d’une heure ou de deux heures?--L’histoire doit-elle être
distribuée en plusieurs cycles, comme en Allemagne, de façon à faire
revenir l’élève plusieurs fois à différentes périodes de ses études sur
le même sujet? Ou doit-elle être exposée en une seule suite continue
depuis le commencement des études, comme en France?--Le professeur
doit-il faire un cours complet, ou doit-il choisir quelques questions et
charger l’élève d’étudier seul les autres? Doit-il exposer oralement les
faits ou ordonner aux élèves d’en prendre d’abord connaissance dans un
livre, de façon à remplacer le cours par des explications?

2º _Choix des matières_.--Quelle proportion doit-on donner à l’histoire
nationale et à l’histoire des autres pays? A l’histoire ancienne et à
l’histoire contemporaine? Aux histoires spéciales (art, religion,
coutumes, vie économique) et à l’histoire générale? Aux institutions ou
aux usages et aux événements? A l’évolution des usages matériels, à
l’histoire intellectuelle, à la vie sociale, à la vie politique? A
l’étude des accidents individuels, à la biographie, aux épisodes
dramatiques ou à l’étude des enchaînements et des évolutions générales?
Quelle place doit-on faire aux noms propres et aux dates?--Doit-on
profiter des occasions qu’offrent les légendes pour éveiller l’esprit
critique? Ou doit-on les éviter?

3º _Ordre_.--Dans quel ordre doit-on aborder les matières? Doit-on
commencer par les périodes les plus anciennes et les pays les plus
anciennement civilisés pour suivre l’ordre chronologique et l’ordre de
l’évolution? Ou par les périodes et les pays les plus rapprochés pour
aller du plus connu au moins connu?--Dans l’exposition de chaque période
doit-on suivre un ordre chronologique, géographique ou logique?--Doit-on
commencer par décrire des états de choses ou par raconter des
événements?

4º _Procédés d’enseignement_.--Faut-il donner d’abord à l’élève des
formules générales ou des images particulières? Le professeur doit-il
énoncer lui-même les formules ou les faire chercher par l’élève? Faut-il
faire apprendre par cœur des formules? Et dans quels cas?--Comment faire
pénétrer les images des faits historiques? Quel usage faire des
gravures? Des reproductions et des restitutions? Des scènes de
fantaisie?--Quel usage faire des récits et des descriptions? Des textes
d’auteurs? Des romans historiques?--Dans quelle mesure doit-on rapporter
les paroles et les formules?--Comment faire localiser les faits? Quel
usage faire des tableaux chronologiques, des tableaux synchroniques, des
croquis géographiques, des tableaux statistiques et des
graphiques?--Comment faire comprendre le caractère des événements et des
coutumes? Les motifs des actes? Les conditions d’une coutume? Comment
choisir les épisodes d’un événement? Et les exemples d’une
coutume?--Comment faire comprendre l’enchaînement des faits et
l’évolution?--Quel usage peut-on faire de la comparaison?--Quelle langue
doit-on parler? Dans quelle mesure doit-on employer les termes concrets,
les termes abstraits, les termes techniques?--Comment contrôler que
l’élève a compris les termes et s’est assimilé les faits? Peut-on
organiser des exercices actifs qui fassent faire à l’élève un travail
personnel sur les faits?--Quels instruments doit-on donner à l’élève?
Comment doit être composé le livre scolaire pour rendre possible des
exercices actifs.

Pour exposer et justifier la solution à toutes ces questions, ce ne
serait pas trop d’un traité spécial[244]. On n’indiquera ici que les
principes généraux sur lesquels l’accord semble être à peu près fait en
France dès maintenant.

  [244] J’ai essayé, dans un cours à la Sorbonne, de faire une partie de
    ce travail. [Ch. S.]

On ne demande plus guère à l’histoire des leçons de morale ni de beaux
exemples de conduite, ni même des scènes dramatiques ou pittoresques. On
comprend que pour tous ces objets la légende serait préférable à
l’histoire, car elle présente un enchaînement des causes et des effets
plus conforme à notre sentiment de la justice, des personnages plus
parfaits et plus héroïques, des scènes plus belles et plus
émouvantes.--On renonce aussi à employer l’histoire pour exalter le
patriotisme ou le loyalisme comme en Allemagne; on sent ce qu’il y
aurait d’illogique à tirer d’une même science des applications opposées
suivant les pays ou les partis; ce serait inviter chaque peuple à
mutiler, sinon à altérer, l’histoire dans le sens de ses préférences. On
comprend que la valeur de toute science consiste en ce qu’elle est
vraie, et on ne demande plus à l’histoire que la vérité[245].

  [245] Constatons cependant que, à la question posée en juillet 1897
    aux candidats au Baccalauréat moderne: «A quoi sert l’enseignement
    de l’histoire?» 80 pour 100 des candidats ont répondu en substance,
    soit parce qu’ils le pensaient, soit parce qu’ils croyaient plaire:
    «à exalter le patriotisme». [Ch.-V. L.]

Le rôle de l’histoire dans l’éducation n’apparaît peut-être pas encore
nettement à tous ceux qui l’enseignent. Mais tous ceux qui réfléchissent
sont d’accord pour la regarder surtout comme un instrument de culture
sociale.--L’étude des sociétés du passé fait comprendre à l’élève par
des exemples pratiques ce que c’est qu’une société; elle le familiarise
avec les principaux phénomènes sociaux et les différentes espèces
d’usages et d’institutions qu’il ne serait guère pratique de lui montrer
dans la réalité actuelle; elle lui fait comprendre par la comparaison
d’usages différents les caractères de ces usages, leur variété et leurs
ressemblances.--L’étude des événements et des évolutions le familiarise
avec l’idée de la transformation continuelle des choses humaines, elle
le garantit de la frayeur irraisonnée des changements sociaux; elle
rectifie sa notion du progrès.--Toutes ces acquisitions rendent l’élève
plus apte à participer à la vie publique; l’histoire paraît ainsi
l’enseignement indispensable dans une société démocratique.

La règle de la pédagogie historique sera donc de chercher les objets et
les procédés les plus propres à faire voir les phénomènes sociaux et
comprendre leur évolution. Avant d’admettre un fait on devra se demander
d’abord quelle action éducative il peut avoir, puis si on dispose de
moyens suffisants pour le faire voir et comprendre à l’élève. On devra
écarter tout fait peu instructif ou trop compliqué pour être compris, ou
sur lequel nous n’avons pas de détails qui le rendent intelligible.

IV. Pour réaliser un enseignement rationnel il ne suffira pas de
constituer une théorie de la pédagogie historique. Il faudra renouveler
le matériel et les procédés.

L’histoire comporte nécessairement la connaissance d’un grand nombre de
faits. Le professeur d’histoire, réduit à sa parole, à un tableau noir,
et à des abrégés qui ne sont guère que des tableaux chronologiques, se
trouve dans la condition d’un professeur de latin sans textes ni
dictionnaire. L’élève d’histoire a besoin d’un répertoire de faits
historiques comme l’élève de latin d’un répertoire de mots latins; il
lui faut des collections de _faits_, et les précis scolaires ne sont
guère que des collections de _mots_.

Les faits se présentent sous deux formes, gravures et livres. Les
gravures montrent les objets matériels et l’aspect extérieur, elles
servent surtout pour l’étude de la civilisation matérielle. On a depuis
longtemps, en Allemagne, essayé de donner à l’élève un recueil de
gravures combiné pour l’enseignement historique. Le même besoin a fait
naître en France l’_Album historique_, qui se publie sous la direction
de M. Lavisse.

Le livre est l’instrument principal, il doit contenir les traits
caractéristiques nécessaires pour se représenter les événements, les
motifs, les habitudes, les institutions; il consistera surtout en récits
et descriptions, auxquels on pourra joindre quelques paroles ou formules
caractéristiques. On a longtemps cherché à composer ces livres avec des
morceaux choisis d’auteurs anciens; on leur donnait la forme d’un
recueil de textes[246]. L’expérience semble indiquer qu’il faut renoncer
à ce procédé d’aspect scientifique, il est vrai, mais peu intelligible à
des enfants; on préfère s’adresser aux élèves en langue contemporaine.
C’est dans cet esprit que, suivant les _Instructions_ de 1890[247] ont
été composées les collections de _Lectures historiques_ dont la
principale a été publiée par la maison Hachette.

  [246] C’est ce qui a été fait en Allemagne sous le nom de
    _Quellenbuch_.

  [247] On trouvera la même théorie pédagogique dans la préface de mon
    _Histoire narrative et descriptive des anciens peuples de l’Orient_,
    Supplément à l’usage des professeurs, Paris, 189, in-8. [Ch. S.]

Les procédés de travail des élèves se ressentent encore de la création
tardive de l’enseignement de l’histoire. Dans la plupart des classes
d’histoire dominent encore les procédés qui ne font faire à l’élève
qu’un travail réceptif: le cours, le résumé, la lecture,
l’interrogation, la rédaction, la reproduction des cartes. C’est la
condition d’un élève de latin qui se bornerait à réciter des leçons de
grammaire ou des morceaux d’auteur sans faire ni version ni thème.

Pour que l’enseignement fasse une impression efficace il faut, sinon
écarter tous ces procédés passifs, du moins les renforcer par des
exercices qui mettent l’élève en activité. On en a déjà expérimenté
quelques-uns et on peut en imaginer plusieurs[248].--On peut faire
analyser des gravures, des récits, des descriptions pour dégager les
caractères des faits: ce petit exposé écrit ou oral donnera la garantie
que l’élève a vu et compris, il sera une occasion de l’habituer à
n’employer que des termes précis.--On peut demander à l’élève un dessin,
un croquis géographique, un tableau synchronique.--On peut lui faire
dresser un tableau de comparaison entre des sociétés différentes et un
tableau de l’enchaînement des faits.

  [248] J’ai traité cette question dans la _Revue universitaire_, 1896,
    t. I. [Ch. S.]

Il faut un livre pour fournir à l’élève la matière de ces exercices.
Ainsi la réforme des procédés est liée à la réforme des instruments de
travail. Elles se feront toutes deux à mesure que les professeurs et le
public apercevront plus nettement le rôle de l’enseignement historique
dans l’éducation sociale.



APPENDICE II

L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DE L’HISTOIRE EN FRANCE


L’enseignement supérieur de l’histoire a été en grande partie
transformé, dans notre pays, depuis trente ans. Cela s’est fait
lentement, par retouches successives, comme il convenait. Mais, quoique
les mesures prises aient été rationnellement liées les unes aux autres,
le grand nombre de ces mesures n’a pas laissé, en ces derniers temps,
d’étonner, et même d’effaroucher le public. L’opinion publique,
sollicitée en faveur des réformes, a été un peu surprise de l’être si
souvent, et peut-être n’est-il pas superflu d’indiquer ici, une fois de
plus, le sens général et la logique interne du mouvement auquel nous
assistons.

I. Avant les dernières années du Second Empire, l’enseignement supérieur
des sciences historiques était organisé en France d’une manière
incohérente[249].

  [249] Voir, sur l’organisation de l’enseignement supérieur en France à
    cette époque et sur les premières réformes, l’excellent ouvrage de
    M. L. Liard, _l’Enseignement supérieur en France_, Paris, 1888-1894,
    2 vol. in-8.

Il y avait des chaires d’histoire dans plusieurs établissements, de
types divers: au Collège de France, dans les Facultés des Lettres, et
dans des «écoles spéciales», telles que l’École normale supérieure et
l’École des chartes.

Le Collège de France était un vestige des institutions de l’ancien
régime. Dressé au XVIe siècle contre la Sorbonne scolastique pour être
l’asile des sciences nouvelles, il avait ce glorieux privilège de
représenter historiquement les hautes études spéculatives, l’esprit de
libre recherche, et les intérêts de la science pure. Malheureusement,
dans le domaine des sciences historiques, le Collège de France avait
laissé, jusqu’à un certain point, s’oblitérer sa tradition. Les grands
hommes qui enseignaient l’histoire dans cette illustre maison (J.
Michelet, par exemple) n’étaient pas des techniciens, ni, à proprement
parler, des savants. Leur éloquence agissait sur des auditoires qui
n’étaient pas composés d’étudiants en histoire.

Les Facultés des lettres faisaient partie d’un système établi par le
législateur napoléonien. Ce législateur ne s’était nullement proposé
d’encourager, en créant les Facultés, les recherches scientifiques. Il
n’aimait pas beaucoup la science. Les Facultés de droit, de médecine,
etc., devaient être, dans sa pensée, des écoles professionnelles qui
fourniraient à la société les juristes, les médecins, etc., dont elle a
besoin. Mais trois Facultés, sur cinq, ne furent pas, dès l’origine, en
mesure de jouer le rôle qui leur était destiné, et qu’ont effectivement
rempli les deux autres, Droit et Médecine. Les Facultés de Théologie
catholique ne formèrent pas les prêtres dont la société a besoin, parce
que l’État avait consenti à ce que l’éducation des prêtres se fît dans
les séminaires diocésains. Les Facultés des Sciences et des Lettres ne
formèrent point les professeurs de l’enseignement secondaire, les
ingénieurs, etc., dont la société a besoin, parce qu’elles
rencontrèrent, sur ce terrain, la concurrence triomphante d’«écoles
spéciales», antérieurement instituées: École normale, École
polytechnique. Les Facultés de Théologie catholique, des Sciences et des
Lettres eurent donc à justifier leur existence par d’autres modes
d’activité. En particulier, les professeurs d’histoire dans les Facultés
des Lettres renoncèrent à instruire les jeunes gens qui se destinaient à
enseigner l’histoire dans les lycées. Privés de ces auditeurs spéciaux,
ils se trouvèrent dans une situation fort analogue à celle des
titulaires de l’enseignement historique au Collège de France. Ils
n’étaient pas en général, eux non plus, des techniciens. Ils firent
durant un demi-siècle, devant les nombreux auditoires d’oisifs (dont on
a souvent médit depuis) qu’attiraient la force, l’élégance et l’agrément
de leur parole, de la vulgarisation supérieure.

A l’École normale supérieure était réservée la fonction de dresser les
futurs maîtres de l’enseignement secondaire. Or, c’était à cette époque
un principe admis que, pour être un bon maître de l’enseignement
secondaire, il faut savoir, et il suffit de savoir parfaitement, ce que
l’on est chargé d’enseigner. Cela est à la vérité nécessaire, mais cela
n’est pas suffisant: des connaissances d’un ordre différent, d’un ordre
supérieur, ne sont pas moins indispensables que le bagage proprement
«scolaire». De ces connaissances-là il n’était jamais question à
l’École, où, conformément à la théorie régnante, pour préparer à
l’enseignement secondaire, on se contentait d’en faire. Toutefois, comme
le recrutement de l’École normale a toujours été excellent, jamais le
système en vigueur n’a empêché que des hommes de premier ordre, non
seulement comme professeurs, comme penseurs, ou comme écrivains, mais
même comme érudits, en sortissent. Mais on doit reconnaître qu’ils se
sont débrouillés tout seuls, en dépit du système, non grâce à lui;
après, non pendant leur scolarité, et surtout lorsqu’ils ont eu le
bénéfice, pendant un séjour à l’École française d’Athènes, du
bienfaisant contact avec les documents qui leur avait manqué rue d’Ulm.
«N’est-il pas invraisemblable, a-t-on dit, qu’on ait laissé partir de
l’École normale tant de générations de professeurs incapables de mettre
en œuvre les documents?... En somme les élèves historiens n’étaient
prêts, jadis, au sortir de l’École, ni pour l’enseignement de l’histoire
qu’ils avaient apprise en grande hâte, ni pour les recherches sur les
choses difficiles[250].»

  [250] E. Lavisse, _Questions d’enseignement national_, p. 12.

Quant à l’École des chartes, créée sous la Restauration, c’était, à un
certain point de vue, une école spéciale comme les autres, destinée en
théorie à former ces utiles fonctionnaires, les archivistes et les
bibliothécaires. Mais, de bonne heure, l’enseignement professionnel y
fut réduit au strict minimum, et l’École s’organisa d’une façon très
originale, en vue de l’apprentissage rationnel et intégral des jeunes
gens qui se proposeraient d’étudier l’histoire de France au moyen âge.
Les élèves de l’École des chartes n’y suivaient aucun cours d’«histoire
du moyen âge», mais ils apprenaient tout ce qui est nécessaire pour
travailler à résoudre les problèmes encore pendants de l’histoire du
moyen âge. Là seulement, par suite d’une anomalie accidentelle, les
«connaissances préalables» et auxiliaires des recherches historiques
étaient systématiquement enseignées. Nous avons eu plus haut l’occasion
de constater les résultats de ce régime[251].

  [251] Cf. plus haut, p. 38.

Les choses étaient ainsi lorsque, vers la fin du Second Empire, un vif
mouvement de réforme se dessina. De jeunes Français avaient visité
l’Allemagne; ils avaient été frappés de la supériorité de son
organisation universitaire sur le système napoléonien des Facultés et
des Écoles spéciales. Certes la France, avec une organisation
défectueuse, avait produit beaucoup d’hommes et beaucoup d’œuvres, mais
on en était arrivé à penser qu’«en toutes sortes d’entreprises on doit
laisser au hasard la moindre part», et que, «quand une institution
entend former des professeurs d’histoire et des historiens, elle doit
leur fournir les moyens de devenir ce qu’elle veut qu’ils soient».

M. V. Duruy, ministre de l’Instruction Publique, appuyait les partisans
d’une renaissance des hautes études. Mais il considéra comme
impraticable de toucher, soit pour les remodeler, soit pour les
fusionner, soit pour les supprimer, aux établissements existants:
Collège de France, Facultés des Lettres, École normale supérieure, École
des chartes, tous consacrés par des services rendus, par l’illustration
personnelle d’hommes qui leur avaient appartenu ou qui leur
appartenaient. Il ne modifia rien, il ajouta. Il couronna l’édifice un
peu disparate qui existait en créant une «École pratique des hautes
études», qui fut établie en Sorbonne (1868).

L’École pratique des hautes études (section d’histoire et de philologie)
avait pour raison d’être, dans la pensée de ceux qui la créèrent, de
préparer des jeunes gens à faire des recherches originales d’un
caractère scientifique. Pas de préoccupations professionnelles, pas de
vulgarisation. On n’y viendrait pas pour s’informer des résultats de la
science, mais, comme l’étudiant en chimie vient dans un laboratoire,
pour se rompre aux procédés techniques qui permettent d’obtenir des
résultats nouveaux. Ainsi l’esprit du nouvel institut n’était pas sans
analogie avec celui de la tradition primitive du Collège de France. On
devait essayer d’y faire, pour toutes les parties de l’histoire et de la
philologie universelles, ce que l’on faisait depuis longtemps à l’École
des chartes dans le domaine restreint de l’histoire de France au moyen
âge.

Il. Tant que les Facultés des Lettres se trouvèrent bien comme elles
étaient (c’est-à-dire sans étudiants) et tant que leur ambition n’alla
pas au delà de leurs attributions traditionnelles (faire des cours
publics, conférer des grades), l’organisation de l’enseignement
supérieur des sciences historiques en France resta dans l’état que nous
avons décrit. Le jour où les Facultés des Lettres se cherchèrent une
autre raison d’être et réclamèrent un autre rôle, des changements
étaient inévitables.

Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer pourquoi et comment les Facultés
des Lettres ont été amenées à souhaiter de travailler plus activement,
ou, pour mieux dire, autrement que par le passé, au progrès des sciences
historiques. M. V. Duruy, en installant l’École des hautes études à la
Sorbonne, avait annoncé que cette plante jeune et vivace en disjoindrait
les vieilles pierres; et, sans doute, le spectacle de l’activité si
féconde de l’École des hautes études n’a pas peu contribué à faire faire
aux Facultés leur examen de conscience. D’autre part, la libéralité des
pouvoirs publics qui ont augmenté le personnel des Facultés, qui leur
ont construit des palais, qui les ont largement dotées d’instruments de
travail, a créé des devoirs nouveaux à ces établissements privilégiés.

Il y a vingt-cinq ans environ que les Facultés des Lettres ont entrepris
de se transformer, et que leur transformation progressive a des
contre-coups dans l’édifice entier de l’enseignement supérieur des
sciences historiques en France, qui n’avait pas été ébranlé jusque-là,
même par l’ingénieuse addition de 1868.

III. Le premier soin des Facultés fut de se procurer des étudiants.--Là
n’était pas, en vérité, le difficile, car l’École normale supérieure (où
sont admis vingt élèves par an, choisis parmi des centaines de
candidats) était devenue incapable de suffire, comme par le passé, au
recrutement du corps professoral, désormais très nombreux, de
l’enseignement secondaire. Quantité de jeunes gens, candidats
(concurremment avec les élèves de l’École normale supérieure) aux grades
qui ouvrent l’accès de la carrière pédagogique, étaient abandonnés à
eux-mêmes. C’était une clientèle assurée. En même temps les lois
militaires, en attachant au titre de licencié ès lettres de précieuses
immunités, devaient attirer dans les Facultés, si elles préparaient à la
licence, une portion considérable, et très intéressante, de la jeunesse.
Enfin les étrangers (si nombreux à l’École des hautes études), qui
viennent chercher en France un complément d’éducation scientifique, et
qui s’étonnaient jusque-là de n’avoir pas à profiter dans les Facultés,
ne pouvaient manquer d’y venir aussitôt qu’ils y trouveraient quelque
chose d’analogue à ce qu’ils ont coutume de trouver dans les Universités
allemandes, et le genre d’instruction qui leur paraît utile.

Avant que des étudiants aient appris en grand nombre le chemin des
Facultés, de grands efforts ont été nécessaires et des années se sont
écoulées; mais c’est lorsque les Facultés ont eu les étudiants qu’elles
désiraient que les vrais problèmes se sont posés.

L’immense majorité des étudiants des Facultés des Lettres ont été à
l’origine des candidats aux grades, à la licence et à l’agrégation,
venus avec l’intention avouée de «préparer» la licence et l’agrégation.
Les Facultés n’ont pas pu se soustraire à l’obligation de les aider dans
cette «préparation». Mais les examens étaient encore, il y a une
vingtaine d’années, conçus suivant d’anciennes formules. La licence,
c’était une attestation de fortes études secondaires, un «baccalauréat
supérieur»; à «l’agrégation des classes d’histoire et de géographie»
(devenue la véritable _licentia docendi_), les candidats devaient
«fournir la preuve qu’ils savaient très bien ce qu’ils seraient chargés
d’enseigner».--Dès lors, il y avait péril certain que l’enseignement des
Facultés, préparatoire, comme celui de l’École normale supérieure, aux
examens de licence et d’agrégation, affectât, par la force des choses,
le même caractère. Notez qu’une certaine rivalité devait forcément
s’établir entre les élèves de l’École et les élèves des Facultés aux
concours d’agrégation. Les programmes de l’agrégation étant ce qu’ils
étaient, cette émulation ne devait-elle pas avoir pour résultat
d’absorber de plus en plus les maîtres et les élèves des établissements
rivaux dans des exercices scolaires, non scientifiques, dépourvus de
noblesse aussi bien que d’utilité réelle?

Danger très grave. Il a été aperçu tout de suite par les clairvoyants
promoteurs de la réforme des Facultés, MM. A. Dumont, L. Liard, E.
Lavisse. M. Lavisse écrivait en 1884: «Prétendre que les Facultés ont
pour tâche principale la préparation à des examens, c’est vouloir
substituer à la culture scientifique un dressage: voilà le sérieux grief
que de bons esprits opposent aux partisans des nouveautés... Les
partisans des nouveautés répondent qu’ils ont vu, dès l’origine, les
inconvénients du système, mais qu’ils sont convaincus qu’une
modification du régime des examens suivra la réforme de l’enseignement
supérieur; qu’on trouvera la conciliation entre le travail scientifique
et la préparation aux examens; qu’ainsi tombera le seul grief sérieux
que leur opposaient leurs adversaires.» C’est une justice à rendre au
principal polémiste de la réforme qu’il ne s’est jamais lassé d’appuyer
sur ce point malade; et, pour se convaincre que la _question des
examens_ a toujours été considérée comme la clé de voûte du problème de
la réorganisation de l’enseignement supérieur en France, il suffit de
parcourir les discours et les articles intitulés «L’enseignement et les
examens», «Examens et études», «Les études et les examens», etc., que M.
Lavisse a réunis dans ses trois volumes publiés depuis 1885, de cinq ans
en cinq ans: _Questions d’enseignement national_, _Études et Étudiants_,
_A propos de nos écoles_.

C’est ainsi que la question de la réforme des examens de l’enseignement
supérieur (licence, agrégation, doctorat) a été mise à l’ordre du jour.
Elle y était déjà en 1884; elle y est encore en 1897. Mais, pendant
l’intervalle, des progrès sensibles ont été réalisés dans la direction
que nous croyons bonne, et on touche enfin, semble-t-il, au but.

IV. L’ancien système d’examens exigeait des candidats aux grades qu’ils
fournissent la preuve d’une excellente instruction secondaire. Comme il
condamnait les candidats, étudiants de l’enseignement supérieur, à des
exercices du genre de ceux qu’ils avaient déjà ressassés dans les
lycées, on a eu beau jeu en l’attaquant. Il a été défendu mollement. Il
a été démoli.

Mais comment le remplacer? Le problème était très complexe. Est-il juste
de s’étonner qu’il n’ait pas été résolu du premier coup?

D’abord, il importait de se mettre d’accord sur cette question
préliminaire: quel est le genre d’aptitudes ou de connaissances dont il
convient d’exiger des étudiants qu’ils fassent la preuve? De
connaissances générales? De connaissances techniques et d’aptitudes aux
recherches originales (comme à l’École des chartes et à l’École des
hautes études)? D’aptitudes pédagogiques?--On a reconnu peu à peu
qu’étant donnée la clientèle vaste et variée des Facultés, il était
indispensable de distinguer.

Aux candidats à la licence, il suffit de demander qu’ils attestent une
bonne culture générale, sans leur interdire de prouver, s’ils le
désirent, qu’ils ont déjà le goût et quelque expérience des recherches
originales.

Aux candidats à l’agrégation (_licentia docendi_), déjà licenciés, on
demandera: 1º la preuve formelle qu’ils savent, par expérience, ce que
c’est qu’étudier un problème historique et qu’ils ont les connaissances
techniques, requises pour les études de cette espèce; 2º la preuve
d’aptitudes pédagogiques, qui sont professionnelles pour eux.

Aux étudiants qui ne sont candidats à rien, ni à la licence, ni à
l’agrégation, et qui recherchent simplement une initiation
scientifique--les anciens programmes ne prévoyaient pas l’existence de
ces étudiants-là,--on demandera seulement de prouver qu’ils ont profité
des leçons reçues et des conseils donnés.

Cela posé, un grand pas est fait en avant. Car les programmes, comme on
sait, gouvernent les études. Or, de par l’autorité des programmes, les
études historiques dans les Facultés auront le triple caractère que l’on
peut souhaiter qu’elles aient. La culture générale ne cessera pas d’y
être en honneur. Les exercices techniques de critique et de recherche
auront leur place légitime. Enfin la pédagogie (théorique et pratique)
ne sera pas négligée.

Les difficultés commencent lorsqu’il s’agit de déterminer les épreuves
qui sont, en chaque genre, les meilleures, c’est-à-dire les plus
probantes. Là-dessus, les avis diffèrent. Si personne, désormais, ne
conteste plus les principes, les modes d’application jusqu’ici
expérimentés ou proposés ne rallient pas tous les suffrages.
L’organisation de la licence a été remaniée trois fois; le statut de
l’agrégation d’histoire a été réformé ou amendé cinq fois. Et ce n’est
pas fini. De nouvelles simplifications s’imposent. Mais qu’importe cette
instabilité--dont on commence pourtant à se plaindre[252],--s’il est
avéré, comme nous le croyons, que le progrès vers le mieux a été continu
à travers tous ces changements, sans régressions notables?

  [252] _Revue historique_, LXIII (1897), p. 96.

Il est inutile d’exposer ici en détail les divers régimes transitoires
qui ont été en vigueur. Nous avons eu l’occasion de les critiquer, en
temps et lieu[253]. Aujourd’hui que la plupart des usages qui nous
paraissaient défectueux ont été abolis, à quoi bon remuer cette cendre?
Nous ne dirons même pas en quoi le régime actuel laisse encore, selon
nous, à désirer, car il y a lieu d’espérer qu’il sera prochainement, et
très heureusement, modifié.--Qu’il suffise de savoir que les Facultés
confèrent à présent un diplôme nouveau, le _Diplôme d’études
supérieures_, que tous les étudiants ont le droit de rechercher, mais
que les candidats à l’agrégation sont obligés d’obtenir. Ce diplôme
d’études supérieures, analogue à celui de l’École des hautes études, au
brevet de l’École des chartes et au doctorat en philosophie des
Universités allemandes, est donné aux étudiants en histoire qui,
justifiant d’une certaine scolarité, ont subi un examen dont les
épreuves principales sont, avec des interrogations sur les «sciences
auxiliaires» des recherches historiques, la rédaction et la soutenance
d’un mémoire original. Tout le monde reconnaît aujourd’hui que «l’examen
en vue du diplôme d’études donnera des fruits excellents, si la
vigilance et la conscience des examinateurs lui conservent partout sa
valeur[254]».

  [253] Voir la _Revue internationale de l’enseignement_, févr. 1893; la
    _Revue universitaire_, juin 1892, oct. et nov. 1894, juillet 1895;
    et le _Political Science Quarterly_, sept. 1894.

  [254] _Revue historique_, loc. cit., p. 98.--J’ai développé ailleurs
    ce que je me contente d’indiquer ici. Voir _Revue internationale de
    l’enseignement_, nov. 1897. [Ch.-V. L.]

V. En résumé, l’appât de la préparation aux grades a fait affluer dans
les Facultés une foule d’étudiants. Mais la préparation aux grades
était, sous l’ancien régime des examens de licence et d’agrégation, une
besogne peu conforme à celle que les Facultés concevaient comme
convenable pour elles, utile pour leurs élèves et pour le bien de la
science. Le régime des examens a donc été réformé persévéramment, non
sans peine, en conformité avec un certain idéal de ce que l’enseignement
supérieur de l’histoire doit être. Le résultat est que les Facultés ont
pris rang parmi les établissements qui contribuent aux progrès positifs
des sciences historiques. L’énumération des œuvres qui en sont sorties
depuis quelques années l’attesterait au besoin.

Cette évolution a déjà eu des conséquences heureuses; si elle s’achève
aussi bien qu’elle a commencé, elle en aura encore.--D’abord, la
transformation de l’enseignement de l’histoire dans les Facultés en a
entraîné une, symétrique, à l’École normale supérieure. L’École normale
délivre aussi, depuis deux ans, un «Diplôme d’études»; les travaux
originaux, les exercices pédagogiques et la culture générale y sont
encouragés tout de même que dans les Facultés nouvelles. Elle ne diffère
plus des Facultés que parce qu’elle est fermée, et recrutée avec
certaines précautions; au fond, c’est une Faculté comme les autres, où
les étudiants sont en très petit nombre, mais choisis.--En second lieu,
l’École des hautes études et l’École des chartes, qui, toutes deux,
seront installées, à la fin de 1897, dans la Sorbonne reconstruite, ont
gardé leur raison d’être; car beaucoup de spécialités sont représentées
à l’École des hautes études qui ne le sont pas, qui ne le seront sans
doute jamais, dans les Facultés; et, pour les études relatives à
l’histoire du moyen âge, l’ensemble des enseignements convergents de
l’École des chartes restera toujours incomparable. Mais l’ancien
antagonisme entre l’École des hautes études et l’École des chartes d’une
part, et les Facultés de l’autre, a disparu. Tous ces établissements,
naguère si dissemblables, collaborent désormais, dans le même esprit, à
une œuvre commune. Chacun d’eux garde son nom, son autonomie et ses
traditions; mais tous forment un corps: la section historique d’une
idéale Université de Paris, beaucoup plus vaste que celle qui a été en
1896 consacrée par la loi. De cette «plus grande» Université, l’École
des chartes, l’École des hautes études, l’École normale supérieure et
l’ensemble des enseignements historiques de la Faculté des Lettres ne
sont plus maintenant, en fait, que des «instituts» indépendants.



TABLE DES MATIÈRES


  Avertissement                                                        V

  LIVRE I
  LES CONNAISSANCES PRÉALABLES

  Chap.   I.--La recherche des documents                               1
    --   II.--Les «sciences auxiliaires»                              25

  LIVRE II
  OPÉRATIONS ANALYTIQUES

  Chap.   I.--Conditions générales de la connaissance historique      43

  SECTION I
  Critique externe (critique d’érudition).

  Chap.  II.--Critique de restitution                                 51
    --  III.--Critique de provenance                                  66
    --   IV.--Classement critique des sources                         79
    --    V.--La critique d’érudition et les érudits                  89

  SECTION II
  Critique interne.

  Chap.  VI.--Critique d’interprétation                              117
    --  VII.--Critique interne négative de sincérité et
              d’exactitude                                           130
    -- VIlI.--Détermination des faits particuliers                   163

  LIVRE III
  OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES

  Chap.   I.--Conditions générales de la construction historique     181
    --   II.--Groupement des faits                                   200
    --  III.--Raisonnement constructif                               218
    --   IV.--Construction des formules générales                    227
    --    V.--Exposition                                             256

  Conclusion                                                         275

  Appendice I.--L’enseignement secondaire de l’histoire en France    281
     --    II.--L’enseignement supérieur de l’histoire en France     293

  Table des matières                                                 307


Coulommiers.--Imp. PAUL BRODARD.--115-97.



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