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Title: Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno - Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française Author: Foligno, Angèle de Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno - Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française" *** This book is indexed by ISYS Web Indexing system to allow the reader find any word or number within the document. INSTRUCTIONS DE LA BIENHEUREUSE ANGÈLE DE FOLIGNO *** LE LIVRE DES VISIONS ET INSTRUCTIONS DE LA BIENHEUREUSE ANGÈLE DE FOLIGNO TRADUIT PAR Ernest HELLO Avec Avertissement de Georges GOYAU, de l’Académie française A. TRALIN, ÉDITEUR 12, rue du Vieux-colombier, 12 PARIS, VIe Tous droits réservés A. TRALIN, ÉDITEUR, 12, RUE DU VIEUX-COLOMBIER, PARIS VIe Du même auteur: Ernest HELLO.--_Le Jour du Seigneur_. Nouvelle édition avec Avant-Propos de Georges Goyau de l’Académie Française. 1 volume in-12 de VIII-80 pages 2 fr. Il y a juste un demi-siècle lorsque la France vaincue faisait effort pour se reconstruire et cherchait dans la tradition même les assises d’un renouveau, Ernest Hello avec cet accent de prophète qui lui était comme inné et qui attestait que le surnaturel avait en lui la vertu d’une seconde nature, éleva la voix en faveur d’une de ces assises: la loi du repos dominical. Et dans un premier hymne car, c’est toujours en hymne, qu’expirait sa pensée, il en célébra les exigences, il en glorifia les opportunités, au nom du droit social de Dieu. Puis un second hymne s’ajouta, exaltant le droit social des travailleurs et la libération qui leur est promise, assurée, par le divin commandement du repos du dimanche. Le dimanche c’est le jour de Dieu et c’est le jour de l’ouvrier, le jour que tous deux aiment, le jour où les hommes se sentent frères les uns des autres, où leur filiation se nuance d’une sorte de fraternité à l’endroit de l’Homme-Dieu, Fils avec eux du Père Commun. Au moment où les ruines, qui achetèrent notre victoire, requièrent non moins impérieusement qu’il y a cinquante ans, de nouvelles architectures sociales, les enseignements d’Hello qui n’ont rien perdu de leur éloquence, retrouvent toute leur opportunité. (_Extrait de l’Avant-Propos_). Nous déclarons, pour nous conformer aux décrets d’Urbain VIII en date du 13 mars 1625, du 5 juin 1631, du 5 juillet 1634, concernant la canonisation des saints et la béatification des bienheureux, que nous ne prétendons donner à aucun des faits ou des mots contenus dans cet ouvrage, plus d’autorité que ne lui en donne ou ne lui en donnera l’Eglise catholique, à laquelle nous nous faisons gloire d’être très humblement soumis. ERNEST HELLO * * * * * NIHIL OBSTAT A. POULAIN. 16 Avril 1914. IMPRIMATUR Parisiis, die 17a aprilis 1914 H. ODELIN _V. G._ AVERTISSEMENT DE LA SIXIÈME EDITION Trente-cinq ans ont passé depuis la mort d’Ernest Hello; et la gloire qu’il sut assurer au petit livre de la bienheureuse Angèle de Foligno demeure si durable, qu’une nouvelle édition en est devenue nécessaire. Dans les régions sublimes où l’entraînait le texte de la bienheureuse Angèle, Hello traducteur n’était pas dépaysé; pour être fidèle à la pensée de son auteur, il avait à prendre élan, mais la vie intellectuelle d’Hello fut-elle jamais autre chose qu’une ascension vertigineuse vers l’infini? Tout ce qu’on sait d’Angèle se trouve contenu dans les prologues du frère Arnaud et dans les révélations personnelles de la bienheureuse. Les biographes qui, en 1909, à l’occasion de son sixième centenaire, s’essayèrent à parler d’elle, n’ont pu faire rien de plus de commenter ces maigres détails, comme le fit dès 1747, dans les Vies des saints de l’Ombrie, le bon prêtre Jacobilli, concitoyen d’Angèle. Foligno fut en liesse, en février 1909; plusieurs jours durant, Angèle y fut fêtée. Le chanoine Célestin Bordoni, sous le titre: _Magistrat theologorum, Angela da Foligno_, publia sur l’illustre mystique une étude nouvelle, attachante pour la pitié. Et Foligno possède un prélat qui depuis de longues années, avec une érudition minutieuse qu’aucune recherche ne fatigue, s’est fait l’historien de la gloire d’Angèle. Je veux parler de Mgr Michele Faloci Pulignani. Dès 1889, il faisait paraître dans les _Miscellanea Francescana_, dont il est directeur, un essai bibliographique sur la vie et les opuscules de la bienheureuse; il y cataloguait, sous quarante-cinq rubriques, les imprimés la concernant, et, sous huit rubriques, les manuscrits dont la collation serait utile pour une édition définitive de ses œuvres; et nous croyons savoir que, dans la suite, les listes de Mgr Faloci Pulignani se sont enrichies. Déjà l’édition des _Révélations_, imprimée à Foligno en 1714, marquait un progrès sur celle qui, dès 1643, fut donnée par Bolland dans les _Acta Sanctorum_. Il est vraisemblable que les doctes efforts de Mgr Faloci Pulignani aideront des éditeurs ultérieurs à préférer, pour certains passages, une version plus impeccable; il est possible qu’ensuite des traducteurs surviennent, plus attachés que ne fut Hello à suivre mot à mot le texte définitif de la bienheureuse. Mais aucun, assurément, ne pourra rivaliser avec Hello dans ce qu’il appelle «l’exactitude selon l’esprit, qui infuse le sang de l’auteur d’une langue dans une autre»,--l’exactitude selon l’esprit, qui essaie même «de traduire les larmes». GEORGES GOYAU Février 1921 PRÉFACE De loin toutes les étoiles se ressemblent. Nos yeux sont si faibles, que ces mondes, cachés par la distance, sont pour nous des points d’or, qui, dans les nuits d’été, tremblent dans l’azur noir du même tremblement. Mais, s’il était permis d’approcher, s’il était possible de regarder, nous apercevrions avec des admirations inconnues des différences inconnues. Nous verrions que la distance qui sépare les soleils établit entre eux des rapports et des contrastes singuliers. Nous verrions que la main du Créateur a semé dans ses champs des graines différentes, que ses pieds n’ont pas laissé partout la même trace dans la poussière que sa voix faisait sortir du néant. De loin tous les élus se ressemblent, et l’opinion vulgaire croit pouvoir les confondre dans une même indifférence. L’ignorance, qui affirme toujours, croit, que la vie des élus est une chose monotone, que, pour être élu, il faut être coulé dans un certain moule, et que ce moule, toujours le même, promet l’uniformité aux figures qu’il confectionne. Or rien n’est plus faux. Le monde des élus est un univers; plus grand que l’univers matériel, mais composé, comme celui-ci, d’unité, et de variété. Pour nommer l’univers, il faut nommer ces deux éléments. Les élus sont tous élus; mais chacun a sa vertu propre. Jésus-Christ, qui est leur unité, leur paix, leur type universel marque sur eux, comme un sceau royal, l’unité sacrée de l’Esprit. Mais se souvenant d’avoir fait les violettes, les lis et les roses différemment capables de s’assimiler les rayons du même soleil, il a laissé à chacun sa marque, son caractère, sa forme et son nom. Il n’y a pas dans le monde deux feuilles d’arbre qui soient semblables exactement. Toutes les pierres de l’éternel temple sont les pierres de la Jérusalem qui ne finira pas; mais pas une d’entre elles n’est taillée comme sa voisine. Si sainte Gertrude fut, dit Oler, la sainte de l’humanité de Jésus-Christ et sainte Catherine de Gênes la sainte de sa divinité, il semble que la bienheureuse Angèle de Foligno réunit ces deux genres de contemplation, de lumière et d’adoration. Il semble qu’elle pénétra dans les abîmes de la hauteur, comme dans ceux de la profondeur. Le double abîme, dont elle parle quelquefois, nommant sans s’en apercevoir un des douze apôtres, Thomas Didyme[1], le double abîme fut la demeure où elle passa sa vie terrestre. Ce fut son palais, son temple, sa résidence royale. Quand elle interroge la profondeur, la Passion de Jésus-Christ lui dit des secrets redoutables. Elle plonge dans ses douleurs humaines, et même dans ses douleurs physiques, un regard effrayé et effrayant. Elle voit comme elle aime, c’est pourquoi elle voit jusqu’à la forme des clous; elle mesure la douleur au nombre de leurs facettes. Elle calcule les aggravations de cette douleur d’après les détails qu’elle a découverts. [1] Thomas Didyme en hébreu signifie _double abîme_. Parmi ces récits de la Passion, il y a des choses terribles, auxquelles on oublie de penser. La vie de l’homme, qui d’ailleurs est beaucoup trop courte pour jeter la sonde dans les abîmes, se passe en outre à autre chose. Angèle a eu avec les tortures physiques de la Passion de redoutables familiarités, qui ont permis à ses yeux dévorants de suivre la chair de Jésus, la chair des pieds et des mains dans l’intérieur du bois où les clous les enfonçaient. Elle assiste à la tension atroce des bras, des jambes et des nerfs. Elle raconte comme si elle avait vu, comme si elle avait vu ce que ne voyaient pas même les bourreaux. L’amour est plus perçant que la haine. Il entend ce qu’on dit. Il entend ce qu’on ne dit pas. Il entend le silence, lit ce qui n’est pas écrit, et devine ce qu’il faut deviner pour grandir. Il s’augmente de ses découvertes, s’enrichit de ses trésors, et se plaint ensuite de sa pauvreté, pour arracher de nouveaux secrets. Quand elle interroge l’abîme de la hauteur, sa parole n’est qu’un cri d’impuissance, une lamentation éternelle; elle pleure sur la limite qui l’arrête dans son vol au moment du départ. Son éloquence consiste à se plaindre, de ne pouvoir dire ce qu’elle sent, et cette plainte, à chaque instant répétée, n’est jamais monotone, parce qu’elle est toujours vraie. Heurtant dans son vol les secrets ineffables, les mystères non révélés, elle a l’air d’un aigle qui, ayant pris son élan du haut de la montagne où la neige est éternelle, arrive aux régions où il n’y a plus, même pour lui, d’air respirable. Ses pensées lui font défaut. Elle redescend, se débat contre les paroles qui manquent à leur tour, engage contre elles une lutte corps à corps, où elle est à la fois vaincue et victorieuse, et alors elle a l’air d’un aigle qui, les serrant et les secouant dans ses griffes, car il se souvient de la montagne et du désert, ébranle les barreaux de sa cage... Au vingt-septième chapitre, plusieurs âmes qui manquent de paroles trouveront peut-être du pain pour elles. Il y a là des abîmes entrevus, de magnifiques tentatives pour dire l’Ineffable, suivies d’un repentir plus magnifique qu’elles-mêmes; le pardon qu’Angèle demande pour ses blasphèmes, après avoir balbutié les choses du ravissement, déchire l’horizon, comme l’éclair dans la nuit noire. Les abîmes s’ouvrent derrière les abîmes; l’intelligence humaine apparaît courte et brève, et l’âme se rassure dans sa soif. Car Dieu se déclare infini, et les trésors de l’éternité ne s’épuiseront pas. Le P. Faber parle de cette vie intime de Dieu, cette vie qu’il appelle inimaginable, où fonctionnent les attributs qui n’ont pas de nom ici bas. Au-delà, dit-il, de _ce qui est probable_, Dieu vit sa vie de gloire. C’est l’infinie réunion des choses ignorées. Si les mystères que nous connaissons, dit-il quelque part, sont déjà si redoutables, que devons-nous penser de ces mystères, plus grands encore, dont la moindre pensée n’a jamais été donnée à l’homme? C’est de cette autorité sublime, que jaillissaient les foudres dont les reflets lointains, éblouissant le cœur d’Angèle, jetaient son corps à terre sans mouvement dans sa chambre. Heurtant dans son vol superbe les mystères non révélés, vivant dans la redoutable familiarité de l’ombre, elle en jouissait sans les connaître. Foudroyée à chaque instant par quelque joie terrible, c’est toujours, dit-elle, pour la première fois; car le dernier éclair éclipse tous les autres. Toutes les lumières sont des ombres auprès de la dernière lumière. Les trésors où fouille son regard sont inépuisables à jamais, et l’éternité promet à sa joie toujours renouvelée des fraîcheurs qui ne finiront pas. Quand après avoir entassé les montagnes de bonheur dont les élus ont joui sur les montagnes de bonheur dont tous les hommes auraient joui, si toutes les joies fausses étaient changées en joies vraies, et duraient, sans interruption, jusqu’à la fin du monde, elle fouille de tous les côtés, avec l’inquiétude de l’impuissance, pour atteindre, s’il était possible, l’exagération, et quand, après avoir additionné toutes les joies connues et inconnues, elle se déclare prête à les abandonner toutes, s’il fallait choisir entre elles et une seconde de la gloire ineffable pour laquelle il n’y a pas de mot, cette gloire qui est sa gloire à elle, son éblouissement et son foudroiement, quand elle frappe l’air de ses lèvres comme pour lui arracher des sons qu’il ne contient pas, ce qu’il faut admirer le plus dans sa parole, c’est le silence, qui est au delà. Au soixante et unième chapitre, creusant la Passion, comme si elle interrogeait la profondeur pour lui arracher cette raison inconnue d’adorer qui se dérobe dans la hauteur, elle compte un à un les instruments de la Passion, et comme les récits ne disent pas tout, comme l’Evangile est très sobre, comme les détails connus augmentent sa soif au lieu de l’apaiser, elle aborde face à face la croix du Christ, dans le secret de l’oraison. Là, comme dans un champ clos, seul à seul, dans le secret de la vision elle demande à chaque épine de la croix comment coulait le sang du front du Fils de l’Homme. Interrogeant chaque instrument de torture sur la nature des supplices, devinant par la divination de l’amour, derrière les tortures connues, plusieurs tortures inconnues, appelant successivement à son secours la parole et le silence, elle raconte quelques-unes des compassions qui accompagnèrent la Passion, compassion de Jésus pour lui-même, pour ses disciples, pour sa mère, pour son père. Les inventions de l’amour, qui est le plus grand des inventeurs, conduisent Angèle, si on ose ainsi parler, dans l’intérieur des plaies de Jésus; avec l’audace de l’adoration elle regarde fixement, et son œil ne se trouble pas. Car l’amour est plus fort que la mort, et s’il connaît les tremblements du désir, il ignore ceux de la peur. Le P. Faber remarque que les douleurs de la Vierge furent augmentées par la puissance qu’elle avait de les regarder en face sans distraction, au lieu de les fuir, comme font les autres créatures, secourues par leur faiblesse. Angèle de Foligno voit l’ineffable douleur de Jésus, qui lui fut accordée et dispensée, avec la lumière divine, par la main de Dieu. Cette lumière, par laquelle il voyait lui-même ce qu’il était en lui-même, ce que le péché avait fait de lui, cette lumière terrible par laquelle il voyait dans toute leur horreur sa mort et le crime de sa mort, et le péché et le Calvaire, cette lumière qui transforma, dit-elle, Jésus-Christ en douleur, et en douleur ineffable, semble avoir révélé à la contemplatrice quelque chose de ce qu’elle révéla à l’âme humaine de Jésus. Et, dans la soif qui la dévore, d’autant plus altérée de science et d’amour qu’elle en a bu davantage, tour à tour interrogeant toutes les créatures sur la Passion de leur Dieu crucifié, et tour à tour les défiant de la lui raconter telle qu’elle la voit, elle lance ce cri sublime: «Si quelqu’un me la racontait, je lui dirais: C’est toi, c’est toi qui l’as soufferte.» Et dans la sécurité de ses transports, si un ange lui prédisait la mort de son amour, elle répondrait: «C’est toi qui es tombé du ciel.» Saint Denys l’Aréopagite, ayant éprouvé les insuffisances de la parole et de la lumière, s’adresse à l’obscurité pour adorer, au fond d’elle, le Dieu inconnu: _Obscurité très lumineuse_, dit-il, _obscurité merveilleuse qui rayonne en splendides éclairs, et qui, ne pouvant être ni vue, ni saisie, inonde de la beauté de ses feux les esprits saintement aveuglés[2]._ [2] Saint Denys l’Aréopagite, _Traité de la Théologie mystique_, traduction de Mgr Darboy, p. 466. Ceux qui sont familiers avec les grands docteurs de la théologie mystique, avec saint Denys l’Aréopagite, avec saint Jean de la Croix, etc., reconnaîtront dans Angèle de Foligno la pratique ardente et pure des sublimes théories qui ont illustré la haute science. La parole manque toujours à Angèle et toujours de plus en plus, parce que la gloire qu’elle contemple recule en s’élevant toujours et toujours de plus en plus. La parole est un blasphème à ses yeux, parce qu’au delà des choses que cette parole détermine, son œil contemple celles qu’elle ne peut pas déterminer. Cela ressemble un peu à ces traînées aperçues dans les nuits d’été qui se déterminent en nébuleuses, quand les télescopes se perfectionnent. Puis au-dessus apparaît une autre traînée de lumière vague, qui va devenir un nouvel amas d’étoiles au prochain perfectionnement du télescope. Après chaque explosion de lumière et d’amour, Angèle demande pardon. Le sentiment qu’elle a de Dieu fait que son adoration est un blasphème aux yeux de son âme. Le ciel est une figure, superbe quoique limitée, immense quoique finie. Comme la pécheresse du désert, il étale une chevelure d’or. On dirait que la lumière ne se trouvant pas assez pure pour subsister devant la face de Dieu, voudrait essuyer avec ses cheveux les pieds du trône, et porter plus haut que les regards le repentir des soleils. La traduction est toujours une œuvre difficile. La traduction d’une chose intime est une œuvre très difficile. Quand il s’agit d’une oraison funèbre, d’un discours d’apparat, on peut, jusqu’à un certain point, remplacer les périodes latines par des périodes françaises. Mais quand il s’agit de pénétrer dans les abîmes de l’âme, quand il s’agit de lutter avec l’intimité des forces inférieures, quand ce sont, non pas seulement des paroles, mais des cris qu’il faut rendre, des cris, des silences et des sanglots, la tâche devient redoutable: l’exactitude est la loi de la traduction. Mais il y a deux sortes d’exactitudes: l’exactitude selon la lettre, qui rend les mots les uns après les autres; l’exactitude selon l’esprit, qui infuse le sang de l’auteur d’une langue dans une autre. Sans négliger la première de ces deux exactitudes, j’ai essayé surtout de m’attacher à la seconde. J’ai essayé de faire vivre en français le livre qui vivait en latin. J’ai essayé de faire crier en français l’âme qui criait en latin. J’ai essayé de traduire les larmes. Le frère Arnaud, qui écrivait sous la dictée d’Angèle, a mis en tête de son livre les deux prologues qu’on va lire. J’ai essayé de conserver aussi à cet excellent homme les caractères qui le distinguent, son profond respect et son admirable sincérité. La vie d’Angèle est un drame où la vie spirituelle se déclare comme une réalité visible. La vérité secrète devient quelque chose de tangible et de palpable. Il n’est plus possible de la prendre pour un rêve; elle est un drame plein de sang et de feu. En revanche, la vie extérieure des hommes menteurs, la vie sans lumière, sans vérité, la vie loin de l’Esprit, apparaît comme une ombre, comme une figure, comme un fantôme et comme un cauchemar. L’affinité des choses intimes et des choses sublimes est la lumière qui éclaire ce drame, où la hauteur et la profondeur se donnent le baiser de la paix. Ce drame a pour théâtre l’Ineffable. C’est un éclair qui déchire une nuée. Le langage d’Angèle est une lutte corps à corps avec les choses qui ne peuvent pas se dire. Dans l’atmosphère où elle est introduite, comme un profane épouvanté par le voisinage du sanctuaire, le vocabulaire des hommes recule silencieusement. Captive dans la parole humaine, Angèle fait comme Samson. Manué en hébreu veut dire repos. Comme Samson, fils de Manué, Angèle fille de l’Extase, prend sur ses épaules les portes de sa prison, et les emporte sur la Hauteur. --Vous qui lirez ce livre, ne portez pas sur lui le regard froid de la curiosité. Souvenez-vous des réalités glorieuses, souvenez-vous des réalités terribles, et priez le Dieu d’Angèle pour le traducteur de son livre. ERNEST HELLO PROLOGUE DU FRÈRE ARNAUD De peur que l’enflure de la sagesse du monde ne reçût pas du Dieu éternel la confusion qu’elle mérite, le Seigneur a suscité une femme habituée aux choses du siècle, liée par les obligations du monde, qui avait un mari, des enfants, une fortune; une femme simple, dépourvue de science et de force; mais qui, ayant reçu et accepté au fond d’elle-même, avec la croix de Jésus-Christ, la puissance infuse de Dieu, brisa les liens du monde, gravit le sommet de la perfection évangélique, renouvela dans sa plénitude absolue la folie de la croix, sagesse des parfaits, et montra, dans la voie abandonnée du bon Jésus, dans cette voie déclarée impossible et insupportable par la parole et l’exemple de quiconque fait le grand personnage, montra, disais-je, non pas seulement une vie possible, non pas seulement une vie facile, mais les délices inouïes, les délices de la hauteur. O Sagesse divine et parfaite, comme vous avez révélé dans votre servante la folie de toute sagesse humaine! Vous avez opposé aux hommes une femme, aux enflés une humble, aux habiles une simple, aux savants une ignorante, aux hypocrites qui s’admirent une créature qui se méprise, aux langues pleines de paroles, aux mains vides d’actions, le silence des lèvres et l’activité dévorante, brûlante, stupéfiante de la vie! Et la sagesse de la chaleur a été confrontée avec la sagesse de l’esprit, qui est la science de Jésus, et de Jésus crucifié! Dans une femme forte, Dieu a manifesté sa lumière, qui était enterrée, comme dans un sépulcre de chair humaine, sous l’aveuglement des théoriciens. Enfants de notre mère sacrée, prenez garde au respect humain! Apprenez de notre Angèle, apprenez de notre ange, apprenez de l’Ange du grand conseil, la voix de la magnificence et la sagesse de la croix! Apprenez la pauvreté, les douleurs, les opprobres et l’obéissance de Jésus; apprenez Jésus-Christ, apprenez sa Mère, et quand vous aurez appris, enseignez cette science aux hommes, enseignez-la aux femmes, enseignez-la à toute créature dans le langage des actes réels, effectifs et puissants! Et pour que la gloire de votre vocation, enfants de la haute science, apparaisse à vos yeux, sachez, mes biens-aimés, que celle qui nous a enseigné Dieu a fait ce qu’elle a enseigné. Souvenez-vous, mes biens-aimés, que les apôtres ont appris d’une femme la vie mortelle du Sauveur, et d’une femme sa résurrection. Ainsi, cher fils de notre mère sacrée, venez apprendre avec moi la loi possédée, la loi prêchée par saint François d’Assise et ses compagnons, la loi immortalisée par la pratique d’Angèle. Il n’est pas dans l’ordre ordinaire de la Providence qu’une femme enseigne et confonde la grossièreté des savants. Mais saint Jérôme, parlant de la prophétesse Olda, vers qui se faisait le concours des peuples, dit que, pour confondre la fierté de l’homme et la science prévaricatrice, le Seigneur a transporté sur la tête d’une femme le don de prophétie. Frère ARNAUD DEUXIÈME PROLOGUE DU FRÈRE ARNAUD Au nom de la très sainte Trinité, au nom du Dieu tout-puissant, au nom de Jésus-Christ et de la Vierge, Voici la manifestation des dons du Très-Haut faite sur l’esprit de ma mère, Angèle de Foligno. Suivant la parole et la promesse qu’il a faite dans son Evangile: «Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous demeurerons en lui»; Et: «Celui qui m’aime, je me manifesterai moi-même à lui» (_Joannes_, XIV, 21 et 23). Le Seigneur nous a permis d’éprouver nous-même la vérité de cette parole. Il s’est manifesté récemment à quelques âmes dévouées, mais très particulièrement à l’esprit de ma mère Angèle. Moi, frère Arnaud, de l’ordre des Mineurs, à force de supplications, je lui arrachai le secret de ses yeux et de son âme. Intimement uni à elle par une familiarité quotidienne et par la charité du Christ, j’eus cependant besoin, pour lui faire violence, des raisons les plus graves, les plus sacrées qui soient au monde. Les dons de Dieu étaient enfermés en elle par un sceau redoutable et quand j’approchais, quand j’allais demander, elle répondait: «Mon secret est à moi.» Que de fois j’ai entendu cette parole! Selon toute probabilité, j’aurais échoué pour toujours, et les hommes eussent été frustrés, si Angèle n’eût vu mon immense douleur. Angèle eut pitié de moi: la compassion fut ce qui l’ébranla d’abord; puis vint l’intérêt des âmes humaines, et l’amour qu’elle avait pour le prochain; mais enfin et surtout elle reçut un ordre d’en haut: elle fut forcée, et se rendit. J’écrivis ce qu’on va lire. Angèle dictait, et j’écrivais; mais elle parlait malgré elle. Au milieu de ses révélations, elle s’interrompait pour me dire: «Tout ce que je viens d’articuler n’est rien! tout cela n’a pas de sens! je ne peux pas parler.» Quelquefois, dans les instants les plus sublimes, quand la parole lui manquait, vaincue par la hauteur des choses, comparant ce qu’elle disait avec ce qu’elle aurait voulu dire, elle s’arrêtait et me criait: «Je blasphème! frère, je blasphème! Notre pauvre langage humain, disait-elle, ne convient guère que dans les occasions où il s’agit des corps et des idées; au delà, il n’en peut plus. S’il s’agit des choses divines et de leurs influences, la parole meurt absolument.» Quelquefois elle se servait de paroles qui m’étaient absolument inconnues et étrangères: c’était immense, c’était puissant, c’était éblouissant, c’était mille fois plus admirable que tout ce que j’ai écrit. Elle ne pouvait rien formuler. J’entrevoyais quelque chose d’inouï; mais, ne sachant pas quoi, je restais là sans écrire. Quelquefois j’ai vu Angèle dans une douleur profonde, parce qu’il lui était impossible de rien manifester. Quant à moi, pour dire la vérité, je ne comprenais de ses paroles qu’une très petite partie. Je me comparais souvent à un crible qui laisse passer et qui jette au vent ce qu’il y a de plus précieux dans la substance, ne retenant que ce qu’il y a de plus grossier. Je suis évidemment un homme tout à fait incapable; je n’entends pas les choses divines: en voici la preuve. Après avoir écrit sous sa dictée, je relisais à Angèle, afin de soumettre l’œuvre à ses corrections. Très souvent elle me disait: «C’est singulier! c’est étonnant! Qu’avez-vous donc écrit? Je ne reconnais pas cela.» Un jour elle me dit: «Je ne sais comment vous faites: ce que vous avez écrit là n’a aucune saveur.» Une autre fois, elle me fit cette remarque: «Les paroles que vous avez écrites servent tout au plus à me rappeler de loin le souvenir de celles que j’ai entendues. Mais si je ne voyais les choses dans la lumière intérieure, ce que vous avez écrit là ne m’en donnerait pas la moindre idée.» «Tout ce qu’il a de bas et d’insignifiant dans mes paroles, me dit-elle, vous l’avez écrit, mais la substance précieuse, la chose de l’âme, vous n’en avez pas dit un mot.» Vous voyez quel homme je suis. Mille choses ont été perdues par mon incapacité. J’étais là comme un idiot, écoutant et ne comprenant pas. Par exemple je n’ai pas ajouté un mot qui vînt de moi. C’est l’intelligence qui me manque. Quelquefois je n’ai pu suivre en écrivant sa parole, et, dans le moment qui suivait celui-là, le temps ou la mémoire m’a fait défaut pour rétablir le texte. Mille autres causes ont encore altéré mon œuvre. Quelquefois j’allais près d’elle avec une conscience troublée; dans ce cas, tout mon travail était absolument manqué. Je ne pouvais écrire deux mots avec suite. Je pris alors l’habitude de recourir, avant d’aborder Angèle, au sacrement de pénitence. Il me semble qu’après l’absolution j’étais moins incapable d’entendre et de reproduire: je sentais le secours de la grâce. Tel qu’il est, mon travail manque d’ordre. Et cependant, tel que je me connais, je trouve merveilleux d’avoir fait le peu que voilà. L’ordre qui s’y trouve, si insuffisant qu’il soit, est dû à mes secours surnaturels. Une des grandes sollicitudes, une des grandes douleurs de ma vie, c’est de n’avoir pas réussi plus pleinement. Et pourtant je sentais, par les mérites de ma mère bienheureuse, je sentais une grâce spirituelle, absolument inconnue, sans exemple dans ma vie. Je me rends ce témoignage de n’avoir rien mis qui fût de moi; j’affirme que je n’ai pas ajouté un mot. J’ai mis le peu de paroles que j’ai comprises, mais je n’ai pas mis autre chose. Epouvanté de mon redoutable ministère, j’écrivais avec un grand tremblement. Souvent je me faisais répéter plusieurs fois le mot que je devais écrire. Je tâchais de reproduire les mots dont elle s’était servie, dans la crainte d’altérer l’idée en altérant l’expression. Quelquefois Angèle disait, en relisant mon travail: «Je me repentirais d’avoir divulgué ces choses, si je n’avais entendu cette parole: «Plus tu donneras la lumière, plus tu la garderas.» «Ecoutez-bien disait-elle encore, écoutez-bien, frère Arnaud. La voix du Ciel m’a ordonné plusieurs fois de faire écrire à la fin de chaque chapitre: «_Que le lecteur rende grâces à Dieu, puisque ce chapitre est écrit._» A trois lieues d’Assise, à Foligno, vivait une femme qui venait de se convertir. Elle avait mari et enfants. Elle entra dans la voie d’une pénitence inouïe; j’en ai la preuve. En outre, elle souffrit dans son âme et dans son corps tentations et tourments. Elle souffrit invisiblement certaines tortures auxquelles plusieurs autres âmes ont été soumises visiblement. Elle souffrit cruellement, car les démons savent torturer beaucoup mieux que les hommes. Un homme digne de foi tomba un jour dans un étonnement épouvantable, parce qu’il avait entendu de la bouche d’Angèle les tortures que lui faisait subir son ennemi infernal. Cet homme eut une révélation divine qui lui confirma la réalité du fait. Il est impossible de dire de quelle compassion il fut touché. Angèle était profonde et ardente dans la prière, très sage dans la confession. Un jour elle me confessa tous les péchés de sa vie avec une telle perfection de connaissance, un si profond discernement, avec une telle contrition, avec de telles larmes, et ces larmes ne cessèrent pas un instant de couler depuis la première jusqu’à la dernière parole, avec une telle puissance d’humilité, que je pleurais dans mon cœur: «O mon Dieu, disais-je, Seigneur mon Dieu, quand vous abandonneriez le monde entier à l’erreur, vous ne permettriez pas qu’une telle sincérité, une telle véracité, une telle droiture fût trompée jamais!» La nuit suivante, elle fut malade à la mort. Le lendemain matin, elle se traîna très difficilement à l’église des Frères; je dis la messe et je lui donnai la communion. Je sais que jamais elle n’a communié sans recevoir quelque grâce immense et chaque fois une grâce nouvelle. Telle était la puissance des illuminations, des illustrations et des joies dont son âme était enivrée, que tout cela rejaillissait à chaque instant sur le corps. Très souvent, quand je voulais lui relire ce que j’avais écrit sous sa dictée, le ravissement l’emportait, et elle n’entendait plus un mot. Quand elle causait avec le Seigneur, la joie donnait à Angèle une autre figure et un autre corps; la délectation du Saint-Esprit mettait sa chair en feu: j’ai vu ses yeux ardents comme la lampe de l’autel; j’ai vu sa figure ressembler à une rose pourpre. Sa tête avait par moments une richesse, une plénitude de vie, une splendeur, une magnificence angéliques qui l’élevaient au-dessus de la condition humaine; elle oubliait alors de boire et de manger; on eût dit un esprit sans corps, et pourtant le corps était éblouissant. Elle avait pour compagne une vierge chrétienne qui vivait avec elle; cette femme m’a raconté qu’un jour elle était en route avec Angèle. Je ne sais où elles allaient. Tout à coup, dans le chemin, voici la tête d’Angèle qui devient resplendissante, ses joues changent de couleur; transfigurée par la joie, elle n’offre plus avec elle-même aucun trait de ressemblance. Ses yeux, plus grands qu’à l’ordinaire, étaient éblouissants à regarder. Sa compagne était une femme extraordinairement naïve, et qui, à cette époque, ne connaissait pas encore les coups de foudre de Dieu et les habitudes d’Angèle. Ignorant tout cela, cette bonne femme avait peur de rencontrer quelqu’un. Dans l’excès de sa naïveté, elle se couvrit elle-même la tête. «Faites comme moi, disait-elle à Angèle; couvrez-vous, couvrez-vous. Vous ne savez donc pas que vos yeux sont comme deux candélabres.» Et la pauvre femme se lamentait, se frappait la poitrine et disait: «Mais qu’est-ce donc, qu’est-ce donc qui vous est arrivé là! Désormais cachez-vous aux hommes. Eh! qu’est-ce donc que nous allons devenir! --Ne craignez pas, répondit Angèle; si nous rencontrons quelqu’un, Dieu veillera sur la rencontre.» Sa compagne finit par s’habituer, car la transfiguration d’Angèle arrivait à tout instant. Un jour, je tiens ce fait de la même personne, Angèle était étendue et en extase. Son amie vit sur son côté une étoile magnifique, qui, sans être très grande, réunissait un nombre immense de couleurs éblouissantes. Puis elle lança des rayons d’une beauté inouïe, les uns très fins, les autres plus gros: ils sortaient du cœur d’Angèle, se repliaient vers lui, puis remontaient au ciel. Ce phénomène dura trois heures. Quand Angèle était tourmentée par la tentation, ou saisie par les langueurs d’amour, elle pâlissait, elle séchait sur pied, elle faisait compassion. Cette femme avait un corps débile. * * * * * Moi, frère Arnaud, après avoir écrit ce livre, je priai Angèle de demander à Dieu si je n’avais rien écrit de faux ou d’inutile. J’éprouvais le besoin que Dieu lui-même, dans sa miséricorde, me dît si je ne m’étais pas trompé. Elle répondit: «J’ai demandé plusieurs fois à Dieu si dans ce que j’ai dit et dans ce que tu as écrit il y avait mensonge ou inutilité. Or, voici quelle réponse me fut faite et quelle certitude me fut donnée: «Tout ce que j’ai dit, tout ce que vous avez écrit, tout cela est vrai; il n’y a rien de faux, il n’y a rien d’inutile, mais il y a insuffisance. Les choses n’ont pas trouvé la perfection dans nos paroles. La hauteur et la douceur des visions ne pouvaient être renfermées dans le langage humain. «Tout cela, avait dit le Seigneur, est selon ma volonté; tout cela vient de moi, et je poserai mon sceau sur ce livre (_Sigillabo_).» Et comme Angèle ne comprenait pas ce mot: «Je poserai mon sceau», la voix reprit, et se servit d’un autre mot: «Je confirmerai ma parole (_Firmabo_).» Moi, frère Arnaud, qui écrivais sous sa dictée, je répète que je n’ai rien ajouté, mais que j’ai beaucoup omis; j’ai omis beaucoup de choses trop hautes pour entrer dans mon misérable entendement. Par la volonté de Dieu, mon livre a été examiné par deux frères mineurs dignes de foi; ils l’ont examiné dans la compagnie d’Angèle; ils ont eux-mêmes entendu ce que j’ai écrit; ils ont conféré de toutes ces choses avec Angèle elle-même afin d’avoir des renseignements plus certains. Un nouvel examen eut encore lieu plus tard. Ce fut le seigneur Jacques de la Colonne qui s’en chargea. Il prit pour l’aider huit frères mineurs fameux entre tous. Parmi eux il y avait des lecteurs, des inquisiteurs, des custodes. Ils étaient tous dignes de foi, modestes et spirituels. Pas un n’attaqua un seul mot du livre. Ils ne firent que vénérer humblement et embrasser tendrement. J’engage le lecteur à ne pas s’étonner si les paroles ardentes de l’amour remplissent ce livre. La Sainte Ecriture en est pleine aussi. _Le Cantique des Cantiques_ est là pour l’attester. Le lecteur sentira, d’ailleurs, qu’au milieu des transports et des sublimités, la grâce divine préserva si parfaitement Angèle de l’orgueil, que la hauteur des révélations approfondit l’âme de son humilité. J’ai encore une observation à faire. Angèle déclare plusieurs fois, au milieu des transports et des transformations, qu’elle est élevée pour toujours à un nouvel état de lumière, de joie et de délectation, et que cette joie sera éternelle. Voici, je pense, dans quel sens il faut entendre ces paroles. Une nouvelle illustration divine la constitue dans un état nouveau de transformation divine. Cet état est continuel. Elle entre dans une nouvelle lumière, dans un nouveau sentiment de Dieu. Elle entre dans une solitude qu’elle n’a pas encore habitée. Bien que cette demeure soit permanente, et n’affecte pas la ressemblance d’un acte interrompu, cependant elle est susceptible d’accroissements toujours nouveaux, Angèle y trouve à chaque instant de nouvelles ardeurs, de nouvelles joies, de nouvelles impressions, des suavités nouvelles; et cependant c’est toujours la même illustration qui dure, quant à son principe immuable. La transformation en elle-même n’est pas un acte passager, elle est continuelle comme une habitude; mais des transports de plus en plus sublimes, des suavités, des illustrations et des visions de plus en plus hautes peuvent se produire en elle et par elle. Frère ARNAUD ANGÈLE DE FOLIGNO Moi, dit Angèle de Foligno, entrant dans la voie de la pénitence, je fis dix-huit pas avant de connaître l’imperfection de la vie. PREMIER PAS ANGÈLE PREND CONNAISSANCE DE SES PÉCHÉS Je regardai pour la première fois mes péchés, j’en acquis la connaissance; mon âme entra en crainte; elle trembla à cause de sa damnation, et je pleurai, je pleurai beaucoup. DEUXIÈME PAS LA CONFESSION Puis je rougis pour la première fois, et telle fut ma honte, que je reculais devant l’aveu. Je ne me confessai pas, je n’osais pas avouer, et j’allai à la sainte table, et ce fut avec mes péchés que je reçus le corps de Jésus-Christ. C’est pourquoi ni jour ni nuit ma conscience ne cessait de gronder. Je priai saint François de me faire trouver le confesseur qu’il me fallait, quelqu’un qui pût comprendre et à qui je pusse parler. La même nuit, le vieillard m’apparut. «Ma sœur, dit-il, si tu m’avais appelé plus tôt, je t’aurais exaucée plus tôt. Ce que tu demandes est fait.» Le matin, je trouvai dans l’église de Saint Félicien un frère qui prêchait. Après le sermon, je résolus de me confesser à lui. Je me confessai pleinement; je reçus l’absolution. Je ne sentis pas d’amour; l’amertume seulement, la honte et la douleur. TROISIÈME PAS LA SATISFACTION Je persévérai dans la pénitence qui me fut imposée; j’essayai de satisfaire la justice, vide de consolation, pleine de douleur. QUATRIÈME PAS CONSIDÉRATION DE LA MISÉRICORDE Je jetai un premier regard sur la divine miséricorde; je fis connaissance avec celle qui m’avait retirée de l’enfer, avec celle qui m’avait fait la grâce que je raconte. Je reçus sa première illumination; la douleur et les pleurs redoublèrent. Je me livrai à une pénitence sévère; mais je ne veux pas dire laquelle. CINQUIÈME PAS CONNAISSANCE PROFONDE D’ELLE-MÊME Ainsi éclairée, je n’aperçus en moi que des défauts, je vis avec une certitude pleine que j’avais mérité l’enfer; je gémissais dans l’amertume, et je prononçai ma condamnation. Comprenez que tous ces pas ne se suivirent pas sans intervalle. Ayez donc pitié d’une pauvre âme, qui se meut si lourdement, qui traîne vers Dieu son grand poids, sa grande lourdeur, et qui a fait à peine un petit mouvement. Je me souviens qu’à chaque pas je m’arrêtais pour pleurer, et je ne recevais pas d’autre consolation que celle-ci, le pouvoir de pleurer; c’était la seule, celle-là était amère. SIXIÈME PAS ELLE SE RECONNAIT COUPABLE ENVERS TOUTES LES CRÉATURES Une illumination me donna la vue de mes péchés dans la profondeur. Ici je compris qu’en offensant le Créateur, j’avais offensé toutes les créatures, qui toutes étaient faites pour moi. Tous mes péchés me revenaient profondément à la mémoire, et dans la confession que je faisais à Dieu, je les pesais très profondément. Par la sainte Vierge et par tous les saints j’invoquais la miséricorde de Dieu, et me sentant morte, je demandais à genoux la vie. Et je suppliais toutes les créatures que je sentais avoir offensées, de ne pas prendre la parole pour m’accuser devant Dieu. Tout à coup je crus sentir sur moi la pitié de toutes les créatures, et la pitié de tous les saints. Et je reçus alors un don: c’était un grand feu d’amour, et la puissance de prier comme jamais je n’avais prié. SEPTIÈME PAS VUE DE LA CROIX Ici je reçus la grâce spéciale du regard sur la croix sur laquelle je contemplais avec l’œil du cœur et celui du corps, Jésus-Christ mort pour nous. Mais cette vision était insipide, quoique très douloureuse. HUITIÈME PAS CONNAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST Je reçus, avec le regard sur la croix, une plus profonde connaissance de la façon dont Jésus-Christ était mort pour nos péchés. J’eus de mes propres péchés un sentiment très cruel, et je m’aperçus que l’auteur du crucifiement c’était moi. Mais l’immensité du bienfait de la croix, je ne m’en doutais pas encore. Mon salut, ma conversion, sa mort, je ne pénétrais pas dans le _comment_ de ces choses. La profondeur de l’intelligence me fut donnée plus tard. Dans le regard que je raconte il n’y avait que du feu, feu d’amour et de regret, feu tel, que, debout au pied de la croix, je me dépouillai de toutes choses par la volonté et m’offris tout entière, et avec tremblement, je fis vœu de chasteté, et accusant mes membres, l’un après l’autre, je promis de les garder sans tache désormais. Et je priais qu’il me gardât fidèle à cette chasteté: d’une part je tremblais de faire cette promesse; de l’autre le feu me l’arrachait, et il me fut impossible de résister. NEUVIÈME PAS LA VOIE DE LA CROIX Ici le désir me fut donné de connaître la voie de la croix, afin de savoir me tenir debout à ses pieds, et trouver le refuge, l’universel refuge des pécheurs. La lumière vint, et voici comment me fut montrée la voie. Si tu veux aller à la croix, me dit l’Esprit, dépouille-toi de toutes choses, car il faut être légère et libre. Il fallut pardonner toute offense, me dépouiller de toute chose terrestre, hommes ou femmes, amis, parents et toute créature; et de la possession de moi, et enfin de moi-même, et donner mon cœur à Jésus-Christ, de qui je tenais tout bien, et marcher par la voie épineuse, la voie de la tribulation. Je me défis pour la première fois de mes meilleurs vêtements et des aliments les plus délicats, et des coiffures les plus recherchées. Je sentis beaucoup de peine, beaucoup de honte, peu d’amour divin. J’étais encore avec mon mari, c’est pourquoi toute injure qui m’était dite ou faite avait un goût amer. Cependant je la portais comme je pouvais. Ce fut alors que Dieu voulut m’enlever ma mère, qui m’était, pour aller à lui, d’un grand empêchement. Mon mari et mes fils moururent aussi en peu de temps. Et parce que étant entrée dans la route, j’avais prié Dieu qu’il me débarrassât d’eux tous, leur mort me fut une grande consolation[3]. Ce n’était pas que je fusse exempte de compassion; mais je pensais qu’après cette grâce, mon cœur et ma volonté seraient toujours dans le cœur de Dieu, le cœur et la volonté de Dieu toujours dans mon cœur. [3] Il est bien entendu que ces sentiments exceptionnels tiennent à la voie exceptionnelle par où était conduite Angèle de Foligno. Les dernières lignes, du reste, ne laissent aucun doute à cet égard. (_Note du traducteur._) DIXIÈME PAS LARMES Je demandai à Dieu la chose la plus agréable ses yeux. Alors, dans sa pitié, il m’apparut plusieurs fois dans le sommeil, ou dans la veille, crucifié. «Regarde, disait-il, regarde vers mes plaies.» Et par un procédé étonnant il me montrait comment il avait tout souffert pour moi. Ceci se renouvela plusieurs fois. Il me montrait chaque souffrance l’une après l’autre, en détail, et me disait: «Que peux-tu faire pour moi qui me récompense?» Il m’apparaît plusieurs fois dans le jour. Les visions du jour étaient plus apaisées que celles de la nuit; toutes avaient l’aspect de la plus horrible douleur. Il me montrait les tortures de sa tête, les poils de sourcils, les poils de barbe arrachés! Il comptait les coups de la flagellation, me montrait en détail à quelle place chacun d’eux avait porté, et me disait: «C’est pour toi, pour toi, pour toi.» Alors tous mes péchés m’étant présentés à la mémoire, je compris que l’auteur de la flagellation, c’était moi. Je compris quelle devait être ma douleur. Je sentis celle que jamais je n’avais sentie. Il continuait toujours, étalant sa Passion devant moi, et disant: «Que peux-tu faire qui me récompense?» Je pleurai, je pleurai, je pleurai, je sanglotai à ce point que je vis mes larmes brûler ma chair; quand je vis que je brûlais, j’allai chercher de l’eau froide. ONZIÈME PAS PÉNITENCE Je me portai vers une pénitence trop rude pour que je la dise; et je m’efforçai de la pratiquer. Mais comme elle était incompatible avec les choses du siècle, je résolus de tout quitter pour suivre l’inspiration divine qui me poussait vers la croix. Ce projet fut une grâce étonnante, et voici comment elle me fut donnée. Le désir de la pauvreté me vint, et je craignis de mourir avant d’avoir été pauvre: d’un autre côté, j’étais combattue de mille tentations, j’étais jeune, la mendicité était entourée de périls et de hontes. Il me faudra, disais-je, mourir de faim, mourir de froid et mourir nue: personne au monde ne m’approuvera. Enfin Dieu eut pitié, et la lumière se fit dans mon cœur, et l’illumination fut si puissante, que jamais elle ne s’éteindra; je résolus de persévérer dans mon dessein, dussé-je mourir de faim, de froid, de honte. Je résolus d’aller en avant, eussé-je la certitude de tous les maux possibles. Je sentis qu’au milieu d’eux je mourrais pour Dieu, et je me décidai résolument. DOUZIÈME PAS LA PASSION Je priai la mère du Christ et son évangéliste saint Jean, par la douleur qu’ils ont supportée, de m’obtenir un signe qui gravât pour l’éternité dans ma mémoire la Passion de Jésus-Christ. TREIZIÈME PAS LE CŒUR Au milieu du désir je fus saisie par un songe où le Cœur du Christ me fut montré, et j’entendis ces paroles: «Voici le lieu sans mensonge, le lieu où tout est vérité.» Il me sembla que cela se rapportait aux paroles d’un certain prédicateur dont je m’étais beaucoup moquée. QUATORZIÈME PAS AGRANDISSEMENT DE LA PÉNITENCE Comme j’étais debout dans la prière, le Christ se montra à moi et me donna de lui une connaissance plus profonde. Je ne dormais pas. Il m’appela et me dit de poser mes lèvres sur la plaie de son côté. Il me sembla que j’appuyais mes lèvres, et que je buvais du sang, et dans ce sang encore chaud je compris que j’étais lavée. Je sentis pour la première fois une grande consolation, mêlée à une grande tristesse, car j’avais la Passion sous les yeux. Et je priai le Seigneur de répandre mon sang pour lui comme il avait répandu le sien pour moi. Je désirais pour chacun de mes membres une passion et une mort plus terrible et plus honteuse que la sienne. Je réfléchissais, cherchant quelqu’un qui voulût bien me tuer; je voulais seulement mourir pour la foi, pour son amour, et puisqu’il était mort sur une croix, je demandais à mourir ailleurs, et par un plus vil instrument. Je me sentais indigne de la mort des martyrs; j’en voulais une plus vile et plus cruelle. Mais je ne pouvais en imaginer une assez honteuse pour me satisfaire, ni assez différente de la mort des saints, auxquels je me trouvais indigne de ressembler. QUINZIÈME PAS MARIE ET JEAN Je fixai mon désir sur la Vierge et saint Jean; ils habitaient dans ma mémoire, et je les suppliais par la douleur qu’ils reçurent au jour de la Passion de m’obtenir les douleurs de Jésus-Christ, ou au moins celles qui leur furent données, à eux. Ils m’acquirent et m’obtinrent cette faveur, et saint Jean m’en combla tellement un jour, que ce jour-là compte parmi les plus terribles de ma vie. J’entrevis, dans un moment de lumière, que la compassion de saint Jean en face de Jésus et de Marie fit de lui plus qu’un martyr. De là un nouveau désir de me dépouiller de tout avec une pleine volonté. Le démon s’y opposa; les hommes aussi, tous ceux de qui je prenais conseil, sans excepter les Frères Mineurs; mais tous les biens, ni tous les maux du monde réunis n’auraient pu m’empêcher de donner ma fortune aux pauvres, ou du moins de la planter là, si on m’eût ôté les moyens de m’en débarrasser autrement. Je sentis que je ne pouvais rien réserver sans offenser Celui de qui venait l’illumination. Cependant je restais encore dans l’amertume, ne sachant si Dieu agréait mes sacrifices; mais je pleurais, je criais et je disais «Seigneur, si je suis damnée, je n’en veux pas moins faire pénitence, et me dépouiller et vous servir.» Je restais dans l’amertume du repentir, vide de douceur divine. Voici comment je fus changée. SEIZIÈME PAS L’ORAISON DOMINICALE Entrée dans une église, je demandai à Dieu une grâce quelconque. Je priai: je disais le _Pater_; tout à coup Dieu écrivit de sa main le _Pater_ dans mon cœur avec une telle accentuation de sa bonté et de mon indignité, que la parole me manque pour en dire un seul mot. Chacune des paroles du _Pater_ se dilatait dans mon cœur; je les disais l’une après l’autre avec une grande lenteur et contrition profonde, et malgré les larmes que m’arrachait une connaissance plus vive de mes fautes et de mon indignité, je commençai à goûter quelque chose de la douceur divine. La bonté divine se fit sentir à moi dans le _Pater_ mieux que nulle part ailleurs, et cette impression dure au moment où je parle. Cependant, comme le _Pater_ me révélait en même temps mes crimes, mon indignité, je n’osais lever les yeux ni vers le ciel, ni vers le crucifix, ni vers rien; mais je suppliai la Vierge de demander grâce pour moi, et l’amertume persistait. O pécheurs! avec quelle lourdeur l’âme part pour la pénitence! Que ces chaînes sont pesantes! Que de mauvais conseillers! Que d’empêchements! Le monde, la chair et le démon! Et à chacun de ces pas, j’étais retardée un certain temps avant de me traîner un pas plus loin tantôt l’arrêt était plus long, tantôt il était moindre. DIX-SEPTIÈME PAS L’ESPÉRANCE Il me fut ensuite montré que la Vierge bienheureuse m’avait acquis un privilège par lequel une autre foi me fut donnée que la foi qui est donnée aux hommes. Alors mon ancienne foi me parut morte, et mes anciennes larmes m’apparurent comme de petites choses. Une compassion me fut donnée sur Jésus et sur Marie plus efficace qu’auparavant, et tout ce que je faisais de plus grand m’apparut comme petit, et je conçus le désir d’une pénitence plus énorme. Mon cœur fut enfermé dans la Passion du Christ, et l’espérance me fut donnée de mon salut par cette Passion. Je reçus pour la première fois la consolation par la voie des songes. Mes songes étaient beaux, et la consolation m’était donnée en eux. La douceur de Dieu me pénétra pour la première fois au dedans dans le cœur, au dehors dans le corps. Eveillée ou endormie, je la sentais continuellement. Mais comme je n’avais pas encore la certitude, l’amertume se mêlait à ma joie; mon cœur n’était pas en repos, il me fallait autre chose. Voici un de ces songes, choisi entre beaucoup d’autres. Je m’étais enfermée pendant le carême dans une retraite profonde, j’aimais, je méditais, j’étais arrêtée sur une parole de l’Evangile, parole de miséricorde et d’amour: il y avait un livre à côté de moi, c’était le Missel: j’eus soif de voir écrite la parole qui me tenait fixée. Je m’arrêtai, je me contins, craignant d’agir par amour-propre; je résistai à la soif excessive, et mes mains n’ouvrirent pas le livre. Je m’endormis dans le désir. Je fus conduite dans le lieu de la vision: et il me fut dit que l’intelligence de l’Ecriture contient de telles délices, que l’homme qui la posséderait oublierait le monde. «En veux-tu la preuve? me dit mon guide.--Oui, oui», répondis-je. Et j’avais soif, j’avais soif. La preuve me fut donnée: je compris, j’oubliai le monde. Mon guide reprit: «Il n’oublierait pas seulement le monde, celui qui goûterait la délectation inouïe de l’intelligence évangélique, il s’oublierait lui-même.» Il parla, et j’éprouvai. Je compris, je sentis, et je demandai à ne plus sortir de là jamais. «Il n’est pas encore temps», dit-il, et il me conduisit. J’ouvris les yeux; je sentais à la fois la joie immense de la vision donnée, la douleur immense de la vision perdue. Je garde encore aujourd’hui la délectation du souvenir. Alors la certitude me vint et me resta; c’était une lumière, c’était une ardeur dans laquelle je vis, et j’affirme avec une science parfaite que tout ce qu’on prêche sur l’amour de Dieu n’est absolument rien: les prédicateurs ne sont pas capables d’en parler, et ne comprennent seulement pas ce qu’ils disent. Mon guide me l’avait dit pendant la vision. DIX-HUITIÈME ET DERNIER PAS LE SENTIMENT DE DIEU Ici je commençai à sentir Dieu, et saisie dans la prière par l’immense délectation, je ne me souvenais plus de la nourriture, et j’aurais voulu ne plus manger pour être toujours debout dans la prière. La tentation de ne plus manger se mêla à mon état nouveau, de ne plus manger, ou de manger trop peu; mais je compris que ceci était une illusion. Tel était le feu dans mon cœur qu’aucune génuflexion ou qu’aucune pénitence ne me fatiguait. Et pourtant je fus conduite vers un plus grand feu et une ardeur plus brûlante. Alors je ne pouvais plus entendre parler de Dieu sans répondre par un cri, et quand j’aurais vu sur ma tête une hache levée, je n’aurais pas pu retenir ce cri. Ceci m’arriva pour la première fois le jour où je vendis mon château pour en donner le prix aux pauvres. C’était la meilleure de mes propriétés. A partir de ce moment, quand on parlait de Dieu, mon cri m’échappait, même en présence des gens de toute espèce. On me crut possédée. Je ne dis pas le contraire; c’est une infirmité disais-je; mais je ne peux pas faire autrement. Je ne pouvais donner satisfaction à ceux qui détestaient mon cri: cependant une certaine pudeur me gênait. Si je voyais la Passion du Christ représentée par la peinture, je pouvais à peine me soutenir; la fièvre me prenait et je me trouvais faible; c’est pourquoi ma compagne me cachait les tableaux de la Passion. A cette époque j’eus plusieurs illuminations, sentiments, visions, consolations, dont quelques-unes seront écrites plus loin. DIX-NEUVIÈME CHAPITRE TENTATIONS ET DOULEUR De peur que la grandeur et la multitude des révélations et des visions ne m’enflât, de peur que leur délectation ne m’exaltât, il me fut donné un tentateur à mille formes qui multiplie autour de moi les tentations et les peines: peines du corps et peines de l’âme. D’innombrables tourments déchirent mon corps: ils viennent des démons, qui les excitent de mille manières. Je ne crois pas qu’on puisse exprimer les douleurs de mon corps. Il ne me reste pas un membre qui ne souffre horriblement. Je ne suis jamais sans douleur et sans langueur, toujours débile et fragile, au point de rester couchée, pleine de souffrance. Je n’ai pas un membre qui ne soit frappé, tordu, affligé par les démons. Je suis faible, gonflée, remplie dans tous mes membres d’une sensibilité douloureuse. Je ne me remue qu’avec la plus grande peine; je suis fatiguée du lit, et je ne peux manger suffisamment. Quant aux tourments de l’âme, sans comparaison plus nombreux et plus terribles, les démons me les infligent à peu près sans relâche. Je ne peux mieux me comparer qu’à un homme suspendu par le cou qui, les mains liées derrière le dos, et les yeux couverts d’un voile, resterait attaché par une corde à la potence, et vivrait là, sans secours, sans remède, sans appui. Je crois même que ce que je subis de la part des démons est plus cruel et plus désespéré. Les démons ont pendu mon âme: et de même que le pendu n’a pas de soutien, mon âme pend sans appui, et mes puissances sont renversées, au vu et au su de mon esprit. Quand mon âme voit ce renversement et cet abandon de mes puissances sans pouvoir s’y opposer, il se fait une telle souffrance que je peux à peine pleurer, par l’excès de la douleur, de la rage et du désespoir; quelquefois aussi je pleure sans remède. Quelquefois ma fureur est telle, que c’est beaucoup pour moi de ne pas me mettre en pièces. Quelquefois je ne peux m’empêcher de me frapper horriblement, au point de me gonfler la tête et les membres. Quand mon âme assiste au départ et à la chute de ses puissances, le deuil se fait en elle, et je vocifère à Dieu, et je crie sans relâche: Mon Dieu, mon Dieu, ne m’abandonnez pas! Je souffre un autre tourment: c’est le retour, au moins apparent, des anciens vices. Ce n’est pas qu’ils soumettent réellement mon âme à leur empire, mais ils me torturent cruellement. Les vices même que je n’eus jamais viennent en moi, s’allument et me déchirent. Mais ils ne vivent pas toujours, et leur mort me donne une grande joie. Je suis livrée à de nombreux démons qui ressuscitent en moi les vices que j’avais, et en produisent d’autres que je n’eus jamais. Mais quand je me souviens que Dieu fut affligé, méprisé et pauvre, je voudrais voir tous mes maux redoubler. Quelquefois, il se produit une affreuse et infernale obscurité où disparaît toute espérance, et cette nuit est horrible. Et les vices que je sens morts dans mon âme ressuscitent dans mon corps; mais les démons les réveillent en dehors de l’âme, et en excitent d’autres qui n’y furent jamais. Je souffre alors particulièrement dans trois endroits du corps: le feu de la concupiscence est tel dans ces moments-là, qu’avant d’en avoir reçu la défense, je me brûlais avec le feu matériel, dans l’espoir d’éteindre l’autre. Ah! j’aimerais mieux être brûlée vive! Je crie, j’appelle la mort, la mort quelle qu’elle soit, et je dis à Dieu: «Si je suis damnée, eh bien! tout de suite: pas de retard; puisque vous m’avez abandonnée, achevez, achevez, et que l’abîme m’engloutisse.» Et, je comprends alors que ces vices ne sont pas dans l’âme, puisqu’elle n’y consent jamais, et que c’est le corps qui souffre violence. L’ennui se joint à la douleur et, si cela durait, le corps n’y tiendrait pas. L’âme se voit dépourvue de ses puissances, et quoiqu’elle ne consente pas aux vices, elle se voit sans force contre eux: elle voit entre Dieu et elle une effroyable contradiction; elle voit sa chute et sent son martyre. Un vice que je n’eus jamais vient en moi par une permission spéciale: je sens clairement et je connais qu’il y vient par permission. Il surpasse, je crois, tous les autres; la vertu par laquelle je le combats est un don manifeste du Dieu libérateur, et si je doutais de Dieu, dans la ruine de toutes mes croyances, ce don senti me rendrait la foi. Il y a là une espérance assurée, tranquille, et le doute est impossible; la force l’emporte; le vice a le dessous; la force me tient suspendue au-dessus de l’abîme. Telle est cette force et telle est la puissance communiquée par elle, que tous les hommes, tous les démons, toutes les ruses de la terre et de l’enfer ne peuvent obtenir de moi-même le plus léger mouvement, et c’est elle qui garde la foi. Et pourtant ce vice que je n’ose nommer m’altère si cruellement, que si la force divine se cache un instant et menace de me quitter, aucune puissance comme aucune honte et aucun châtiment ne m’empêcheraient de me ruer sur lui. Mais la force divine survient et me délivre: tous les biens et tous les maux de ce monde ne peuvent plus rien contre lui. Et j’ai souffert ainsi pendant plus de deux ans! Dans mon âme une certaine humilité et un certain orgueil se combattent douloureusement, et j’ai dégoût de toutes ces choses. Ce genre d’humilité, qui me montre destituée de tout bien, chassée de toute vertu et de toute grâce, qui me montre en moi la multitude des vices et des vides, m’enlève toute espérance et me cache toute miséricorde. Je me vois alors comme la maison du diable, sa dupe, sa fille et son agent, chassée de toute rectitude, de toute véracité, digne du dernier fond de l’enfer inférieur. Cette misérable humilité n’est pas l’autre, la vraie, celle qui écrase l’âme sous la bonté divine sentie. La fausse humilité entraîne tous les maux. Engloutie en elle, je me vois entourée de démons; dans mon âme et dans mon corps je ne vois que des défauts: Dieu m’est fermé; puissance et grâce, tout est caché. Le souvenir même du Seigneur m’est interdit; me voyant damnée, je ne m’inquiète que de mes crimes, que je voudrais n’avoir pas commis au prix de tous les biens et de tous les maux qui peuvent être nommés. Au souvenir de mes crimes, je me raidis tout entière pour combattre le démon et triompher de mes vices. Mais je ne vois, pour me sauver, ni porte, ni fenêtre, et je mesure la profondeur de l’abîme où je suis tombée. L’humilité m’a engloutie comme un Océan sans rivage. Je contemple dans l’abîme la surabondance de mes iniquités; je cherche inutilement par où les découvrir et les manifester au monde: je voudrais aller nue par les cités et par les places, des viandes et poissons pendus à mon cou, et crier: Voilà la vile créature, pleine de malice et de mensonge! Voilà la graine de vice, voilà la graine du mal. Je faisais le bien aux yeux des hommes; je faisais dire: Elle ne mange ni poisson, ni viande. Ecoutez-moi: j’étais gourmande et ivrogne: je faisais semblant de ne vouloir que le nécessaire; je jouais à la pauvreté extérieure. Mais je me faisais un lit avec des tapis et des couvertures que j’enlevais le matin pour les cacher aux visiteurs. Voyez le démon de mon âme et la malice de mon cœur! Ecoutez bien: je suis l’hypocrisie, fille du diable: je me nomme _celle qui ment_; je me nomme l’abomination de Dieu! Je me disais fille d’oraison, j’étais fille de colère, et d’enfer et d’orgueil. Je me présentais comme ayant Dieu dans mon âme, et sa joie dans ma cellule, j’avais le diable dans ma cellule, et le diable dans mon âme. Sachez que j’ai passé ma vie à chercher une réputation de sainteté: sachez, en vérité, qu’à force de mentir et de déguiser les infamies de mon cœur, j’ai trompé des nations. Homicide, voilà mon nom! Homicide des âmes, homicide de mon âme! Couchée dans l’abîme, je me roulais aux pieds de mes frères, ceux-là qu’on appelle mes fils, et je leur disais: «Ne me croyez plus; ne me croyez plus. Est-ce que vous ne voyez pas que je suis possédée? Vous qui vous appelez mes fils, priez la justice de Dieu pour que les démons sortis de mon âme manifestent mes actes dans toute leur horreur, et que Dieu ne soit pas plus longtemps déshonoré par moi. Est-ce que vous ne voyez pas que tout ce que je vous ai dit est mensonge? Est-ce que vous ne voyez pas que si tout à coup le monde devenait vide de malice, je le remplirais toute seule par la surabondance de la mienne? Ne me croyez plus. N’adorez plus cette idole où est caché le diable; tout ce que je vous ai dit est mensonge, et mensonge diabolique. Suppliez la justice de Dieu pour que l’idole tombe et se brise, pour que ses œuvres diaboliques soient manifestes; car je me couvrais d’or avec des paroles divines, pour être honorée et adorée à la place de Dieu. Priez pour que le diable sorte de l’idole, afin que le monde ne soit plus trompé par cette femme. C’est pourquoi je supplie le Fils de Dieu, que je n’ose nommer, que, s’il ne me manifeste pas par lui-même, il me manifeste par la terre qui s’ouvre et m’engloutisse, afin que, posée en spectacle et en exemple, je fasse dire aux hommes et aux femmes: «Oh! comme elle était dorée, dorée en dedans et dorée au dehors!» Ah! que je voudrais avoir au cou un collier ou un lacet, et me faire traîner par les places et par les villes: et les enfants me traîneraient et diraient: «Voilà la misérable qui a menti toute sa vie!» Et les hommes crieraient, ainsi que les femmes: «Oh! voilà le miracle, le miracle qu’a fait Dieu! La malice cachée de toute sa vie vient d’être manifestée par elle-même!» Mais tout cela est peu de chose, et rien ne suffit. Voici un désespoir nouveau, un désespoir inconnu. J’ai absolument désespéré de Dieu et de tous ses biens. C’est fini, c’est réglé, réglé entre lui et moi. J’ai la certitude que dans le monde entier l’enfer n’a pas une proie aussi parfaite que moi-même; toutes les grâces de Dieu, toutes ses faveurs, tout cela est pour exaspérer mon désespoir et mon enfer! Oh! je vous en supplie, mettez-vous en prière; que la justice de Dieu fasse sortir les démons de l’idole, que la justice de Dieu manifeste mon cœur; ma tête se fend, mon corps plie, mes yeux sont aveuglés de larmes, mes membres se disjoignent parce que je ne peux pas manifester mes mensonges! Sache, toi qui écris, que toutes mes paroles ne sont rien auprès de mes maux, de mes iniquités et de mes mensonges; j’étais toute petite quand j’ai commencé! Voilà ce que je suis forcée de dire dans le gouffre de l’abaissement. Et puis l’orgueil arrive! Et je suis faite toute colère, toute superbe, toute tristesse, toute amertume et toute enflure: Les biens que m’a faits Dieu se changent dans mon âme en amertume infinie. Ils ne me servent à rien! Ils ne remédient à rien! Ils excitent seulement une douloureuse admiration qui ressemble à une insulte faite à mon désespoir! Pourquoi toujours en moi ce vide de vertu? Pourquoi Dieu a-t-il permis cela? Et puis je doute et je me dis: Est-ce qu’il m’aurait trompée? Cette tentation ferme et cache tout bien. Colère, orgueil, tristesse, amertume, enflure et peine, la parole ne peut rien exprimer de tout cela. Quand tous les sages du monde et tous les saints du paradis m’accableraient de leurs consolations et de leurs promesses, et Dieu lui-même de ses dons, s’il ne me changeait pas moi-même, s’il ne commençait au fond de moi une nouvelle opération, au lieu de me faire du bien, les sages, les saints et Dieu exaspéreraient au delà de toute expression mon désespoir, ma fureur, ma tristesse, ma douleur et mon aveuglement! Ah! si je pouvais changer ces tortures contre tous les maux du monde, et prendre toutes les infirmités et toutes les douleurs qui sont dans tous les corps des hommes, je croirais tous ceux-ci plus légers et moindres. Je l’ai dit souvent, que mes tourments soient changés contre le martyre, n’importe de quelle espèce! Mes tourments ont commencé quelque temps avant le pontificat du pape Célestin (1294); ils ont duré plus de deux ans, et leurs accès étaient fréquents. Je ne suis pas encore parfaitement guérie, quoique leur atteinte soit maintenant légère, et seulement extérieure. La situation étant changée, je comprends que l’âme, broyée entre l’humilité mauvaise et l’orgueil, subit une immense purgation, par laquelle j’ai acquis l’humilité vraie sans laquelle le salut n’est pas. Et plus grande est l’humilité, plus grande la purgation de l’âme. Entre l’humilité et l’orgueil, mon âme passe par le martyre et passe par le feu. Par la connaissance de ses vides et de ses fautes qu’elle acquiert par cette humilité, l’âme est purgée de l’orgueil et purgée des démons. Plus l’âme est affligée, dépouillée et humiliée profondément, plus elle conquiert, avec la pureté, l’aptitude des hauteurs. L’élévation dont elle devient capable se mesure à la profondeur de l’abîme où elle a ses racines et ses fondations. VINGTIÈME CHAPITRE PÈLERINAGE Béni soit Dieu et le Père de Notre-Seigneur Jésus, qui nous console en toute tribulation. Oui, il a daigné consoler la pécheresse en toute tribulation. Après le dix-huitième pas, où le nom de Dieu me faisait crier, après l’illumination que m’apporta le _Pater_, je sentis la douceur de Dieu, et voici comment. Je considérai l’union en Jésus-Christ de l’humanité et de la divinité. Absorbée dans cette vue, buvant la contemplation et la délectation, j’obéissais dans mon âme à des inspirations intimées par l’attrait. Ce fut à cette époque la plus grande joie de ma vie. Pendant la plus grande partie du jour je restai debout dans ma cellule, abîmée dans la prière, enfermée, seule et stupéfaite. Et mon cœur reçut si fort le coup de la joie que je tombai à terre, incapable de parole. Ma compagne courut à moi, s’agita et me crut morte; mais elle m’ennuyait et me faisait obstacle. Un jour, au milieu des persévérances de la prière, avant d’avoir tout donné, quoiqu’il s’en fallût de fort peu, pendant une oraison du soir, privée de sentiment divin, je me lamentais et je criais à Dieu «Tout ce que je fais, je le fais pour vous trouver. Vous trouverai-je, quand je l’aurai fini?...» La réponse vint. «Que veux-tu? dit-elle.--Ni or, ni argent, ni le monde entier; vous seul.--Fais donc et hâte-toi; quand tu auras terminé, toute la Trinité viendra en toi.» Je reçus beaucoup d’autres promesses; je fus arrachée à toute douleur, je fus congédiée avec la suavité divine. Puis j’attendis l’exécution. Quand je racontai le fait à ma compagne, je manifestai quelque doute, à cause de la grandeur des promesses: cependant la suavité de l’adieu entretenait mon espérance. Ce fut alors que je fis à Assise le pèlerinage de saint François, et ce fut pendant la route que la promesse s’accomplit. Pourtant je n’avais pas tout donné aux pauvres. Peu s’en fallait à la vérité; mais la mort d’un saint homme, qui s’était chargé de mes affaires, en avait retardé la dernière phase. Cet homme, converti par moi, voulut aussi tout donner; pendant qu’il allait et venait pour cette affaire, il mourut en chemin. Sa sépulture est honorée, et illustrée par des miracles. Revenons à moi. Je faisais donc mon pèlerinage: je priais en route, je demandais entre autres choses au bienheureux François l’observation fidèle de sa règle, à laquelle je venais de m’astreindre; je demandais de vivre et de mourir dans la pauvreté. J’étais déjà allée à Rome pour demander au bienheureux saint Pierre la grâce et la liberté qu’il faut pour être pauvre réellement. Par les mérites de saint Pierre et de saint François, je reçus, avec une certitude sensible, le don de la vraie pauvreté. J’étais arrivée à cette grotte au delà de laquelle on monte à Assise par un étroit sentier. J’étais là, quand j’entendis une voix qui disait: «Tu as prié mon serviteur François; mais j’ai voulu t’envoyer un autre missionnaire, le Saint-Esprit. Je suis le Saint-Esprit, c’est moi qui viens, et je t’apporte la joie inconnue. Je vais entrer au fond de toi, et te conduire près de mon serviteur. «Je vais te parler pendant toute la route; ma parole sera ininterrompue et je te défie d’en écouter une autre, car je t’ai liée, et je ne te lâcherai pas, que tu ne sois revenue ici une seconde fois, et je ne te lâcherai alors que relativement à cette joie d’aujourd’hui; mais quant au reste, jamais, jamais, si tu m’aimes.» Et il me provoquait à l’amour, et il disait: «O ma fille chérie! ô ma fille et mon temple ô ma fille et ma joie! Aime-moi! car je t’aime, beaucoup plus que tu ne m’aimes!» Et, parmi ces paroles, en voici qui revenaient souvent «O ma fille, ma fille et mon épouse chérie!» Et puis il ajoutait: «Oh! je t’aime, je t’aime plus qu’aucune autre personne qui soit dans cette vallée. O ma fille et mon épouse! Je me suis posé et reposé en toi; maintenant pose-toi et repose-toi en moi. J’ai vécu au milieu des apôtres: ils me voyaient avec les yeux du corps et ne me sentaient pas comme tu me sens. Rentrée chez toi, tu sentiras une autre joie, une joie sans exemple. Ce ne sera pas seulement comme à présent le son de ma voix dans l’âme, ce sera moi-même. Tu as prié mon serviteur François espérant obtenir avec lui et par lui. François m’a beaucoup aimé, j’ai beaucoup fait en lui mais si quelque autre personne m’aimait plus que François, je ferais plus en elle.» Et il se plaignait de la rareté des fidèles et de la rareté de la foi, et il gémissait, et il disait «J’aime d’un amour immense l’âme qui m’aime sans mensonge. Si je rencontrais dans une âme un amour parfait, je lui ferais de plus grandes grâces qu’aux saints des siècles passés, par qui Dieu fit des prodiges qu’on raconte aujourd’hui. Or personne n’a d’excuse, car tout le monde peut aimer; Dieu ne demande à l’âme que l’amour; car lui-même aime sans mensonge, _et lui-même est l’amour de l’âme_.» Pesez ces dernières paroles; pesez-les. Elles sont profondes. Que Dieu soit l’amour de l’âme, il me le faisait sentir par une vive représentation de sa passion, et de sa croix qu’il a portée pour nous; Lui, l’immense; Lui, le glorieux, il m’expliquait sa passion et tout ce qu’il a fait pour nous, et il ajoutait: «Regarde bien; trouves-tu en moi quelque chose qui ne soit pas amour?» Et mon âme comprenait avec évidence qu’il n’y a rien en Lui qui ne soit pas amour. Il se plaignait de trouver en ce temps peu de personnes en qui il puisse déposer sa grâce, et il promettait de faire à ses nouveaux amis, s’il en trouvait, de plus grandes grâces qu’aux anciens. Et il reprenait: «O ma fille chêne, aime-moi; car je t’aime beaucoup plus que tu ne m’aimes. Aime-moi, ma bien-aimée; j’aime d’un amour immense l’âme qui m’aime sans malice.» Et il voulait que l’âme, suivant sa puissance et sa capacité, l’aimât du même amour, de l’amour qu’il a pour elle, lui promettant de se donner si seulement, elle le désire. Et il disait toujours «O ma bien-aimée, ô mon épouse, aime-moi, mange, bois, dors; toute ta vie me plaira, pourvu que tu m’aimes!» Il ajouta: «Je ferai en toi de grandes choses en présence des nations, je serai connu en toi, glorifié, clarifié en toi; le nom que je porte en toi sera adoré à la face des nations.» Il ajouta mille autres choses. Mais moi, pendant que je l’écoutais, considérant mes péchés et mes défauts, je me disais: Tu n’es pas digne de tous ces grands amours. Le doute me prit, et mon âme dit à Celui qui parlait: «Si tu étais le Saint-Esprit, tu ne me dirais pas ces choses inconvenantes; car je suis fragile et capable d’orgueil.» Il répondit: «Eh bien, essaie! essaie de tirer vanité de mes paroles, essaie donc; tâche un peu; essaie de penser à autre chose.» Je fis tous mes efforts pour concevoir un sentiment d’orgueil; mais tous mes péchés me revenant à la mémoire, je sentis une humilité telle que jamais dans toute ma vie. Je tâchai d’avoir des distractions; je regardai curieusement les vignes le long du chemin. Je tâchai d’échapper aux discours qu’on me tenait; mais de quelque côté que s’égarât mon œil, la voix disait toujours: «Regarde, contemple; ceci est ma créature.» Et je sentais une douceur, une douceur ineffable. J’étais tellement aimée, disait la voix, que le Fils de Dieu et de la Vierge Marie s’était incliné vers moi pour me parler. Et Jésus-Christ me disait: «Quand le monde entier viendrait à toi, je te défie de parler à un autre qu’à moi; mais, puisque me voici, tu possèdes le monde entier.» Et pour me tranquilliser, il me disait: «C’est moi qui ai été crucifié pour toi, moi qui ai souffert pour toi la faim et la soif, moi qui t’ai aimée jusqu’à l’effusion du sang.» Il me racontait sa passion et me disait: «Demande une grâce pour toi, pour tes compagnes, pour qui tu voudras, et prépare-toi à recevoir; car je suis beaucoup plus prêt à donner que toi à recevoir.» Mon âme cria disant: «Je ne veux pas demander, parce que je ne suis pas digne.» Et tous mes péchés me revenaient à la mémoire. Mon âme ajouta: «Si toi qui me parles depuis le commencement, tu étais le Saint-Esprit, tu ne me dirais pas de telles paroles; d’ailleurs si le Saint-Esprit était en moi, je devrais mourir de joie.» Il répondit: «Est-ce que je ne suis pas le maître? Je te donne la joie que je veux, non pas une autre. Il y a un homme à qui j’en ai donné une moindre. Ses yeux se sont fermés, et il est tombé sans connaissance. Je vais te donner encore ce signe de ma présence. Essaie de parler à tes compagnes, essaie de penser à quelque chose de bon ou de mauvais, n’importe quoi; je te défie de penser à autre chose qu’à Dieu. Je suis le seul qui puisse lier l’esprit. Je n’agis pas en vue de tes mérites, mais en vue de ma bonté.» Pendant qu’il parlait, je me sentais digne de l’enfer, et ce sentiment avait pour la première fois les caractères de l’évidence. Il ajoutait que si mes compagnes de voyage avaient été mal choisies, je n’aurais pas entendu et éprouvé ce que je venais d’entendre et d’éprouver. Quant à elles, elles s’interrogeaient sur la langueur où elles me voyaient; car j’étais brisée de douceur. J’avais peur d’arriver; j’aurais voulu que la route durât jusqu’à la fin du monde. Quant à la joie que je sentais, je renonce à la dire, surtout quand j’entendis: «C’est moi, le Saint-Esprit, c’est moi qui suis en toi.» Et la douceur venait avec chaque parole. Il m’accompagna jusqu’au tombeau de saint François, suivant sa parole, et ne me quitta pas, et resta avec moi jusqu’après le dîner, et me suivit dans ma seconde visite au tombeau. Quand j’entrai pour la seconde fois dans l’église, je fléchis le genou, et je vis un tableau qui représentait François serré contre la poitrine de Jésus. Alors il me dit: «Je te tiendrai beaucoup plus serré que cela; je t’embrasserai d’un embrassement trop serré pour être vu. Voici pourtant l’heure où je vais te quitter, ô ma fille chérie, ô mon temple et mon amour, et ma délectation; je vais te remplir et te quitter, te quitter quant à cette joie, non, non pas te quitter réellement, pourvu que tu m’aimes!» Et bien que cette parole fût amère comme prédiction, elle eut cependant en elle-même une douceur inouïe. Je regardai Celui qui parlait, pour le voir des yeux de l’esprit et des yeux du corps; je le vis! Vous me demandez ce que je vis? C’était quelque chose d’absolument vrai, c’était plein de majesté, c’était immense, mais qu’était-ce? Je n’en sais rien; c’était peut-être le souverain bien. Du moins cela me parut ainsi. Il prononça encore des paroles de douceur; puis il s’éloigna. Son départ lui-même eut les attitudes de la miséricorde. Il ne s’en alla pas tout à coup; il se retira lentement, majestueusement, avec une immense douceur. Et il disait encore: «O ma fille chérie, que j’aime plus qu’elle ne m’aime! tu portes au doigt l’anneau de notre amour, et tu es ma fiancée! Désormais tu ne me quitteras plus: la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit est en toi et sur ta compagne!» Et mon âme cria: «Puisque vous ne me quitterez plus, je ne crains plus le péché mortel!» Mais là-dessus il ne voulut pas répondre. Et comme, au moment du départ, j’avais demandé une grâce pour ma compagne, il en promit une d’un autre genre. Il se retirait, il se retirait; je compris qu’il m’empêchait de tomber à terre, et qu’il me forçait à rester debout. Mais, après le départ, lorsque tout fut consommé, je tombai assise, et je criai à haute voix, hurlant, vociférant, rugissant sans pudeur, et, au milieu des hurlements, je crois que je disais: «Amour, amour, amour, tu me quittes et je n’ai pas eu le temps de faire ta connaissance! Oh! pourquoi me quitter?» Mais je ne pouvais plus parler. Et si je voulais articuler au lieu de paroles, il ne venait que des hurlements, et je rugissais, je rugissais; si j’essayais de dire un mot, il était couvert par un cri; on cherchait à m’entendre, et on ne pouvait pas. Cela se passait à la porte de l’église de Saint François. Tout le peuple s’assembla, je rugissais en présence du peuple. J’étais assise en criant et j’étais languissante pendant que rugissais. Mes compagnons et mes amis furent pris de honte et s’écartèrent en rougissant. On ne savait pas ce qui m’arrivait; on se trompa sur la cause. Quant à moi, je disais: «C’est Lui, je ne doute plus, c’est Lui; j’ai la certitude, c’est Lui, c’est le Seigneur qui m’a parlé. Je hurlais de douceur et de douleur, car c’était Lui, mais il était parti. «La mort, criai-je, la mort!» Mais, ô douleur! je ne mourais pas, et je vivais, et il était parti! mes jointures se séparaient. Je revins d’Assise, et, chemin faisant, je parlais de Dieu avec une grande douceur, et j’avais grand’peine à me taire. Je me contenais cependant, car je n’étais pas seule. Or, pendant la route, Jésus me parla et me dit: «Moi, Jésus-Christ, qui te parle et qui t’ai parlé, je te donne ce signe que vraiment c’est Moi; je te donne la croix et l’amour de Dieu je te les donne pour l’éternité.» Je sentis dans mon âme la croix de l’amour, et cela rejaillit sur mon corps, et je sentis la croix corporellement, et mon âme fut liquéfiée. Revenue à la maison, je sentais une douceur tranquille, paisible, trop immense pour être exprimée. Alors vint le désir de la mort; car cette douceur, cette paix, cette délectation au-dessus des paroles me rendait cruelle la vie de ce monde. Ah! la mort! la mort! et je serais parvenue à la substance même de la douceur, dont je sentais de loin quelque chose, et je l’aurais touchée pour toujours, et jamais, jamais perdue! Ah! la mort! la mort! la vie m’était une douleur au-dessus de la douleur de ma mère et de mes enfants morts, au-dessus de toute douleur qui puisse être conçue. Je tombai à terre languissante, et je restai là huit jours et je criais: «Ah! Seigneur, Seigneur, ayez pitié de moi! Enlevez-moi, enlevez-moi.» Je sentis alors des parfums qui ne sont pas de la terre, et des effets inexprimables. Quant à la joie, elle fut au delà des paroles. Bien des paroles m’ont été dites souvent, mais non pas avec une telle lenteur, ni une telle douceur, ni une telle profondeur. Pendant que j’étais à terre, ma compagne, admirable de simplicité, de pureté, de virginité, entendit une voix qui disait: «Le Saint-Esprit est dans cette chambre.» Elle s’approcha de moi, et m’adressa ces paroles: «Dis-moi ce que tu as; car je viens d’entendre une voix qui m’a dit: Approche-toi d’Angèle.» Je lui répondis: «Ce qui t’a été dit ne me déplaît pas.» Et depuis ce jour je lui communiquai quelques-uns de mes secrets. VINGT ET UNIÈME CHAPITRE LA BEAUTÉ Un jour que j’étais en oraison, élevée en esprit, Dieu me parlait dans la paix et dans l’amour. Je regardai et je le vis. Vous me demanderez ce que je vis? C’était lui-même, et je ne peux dire autre chose. C’était une plénitude, c’était une lumière intérieure et remplissante pour laquelle ni parole ni comparaison ne vaut rien. Je ne vis rien qui eût un corps. Il était ce jour-là sur la terre comme au ciel: la beauté qui ferme les lèvres, la souveraine beauté contenant le souverain bien. L’assemblée des saints se tenait debout, chantant des louanges devant la majesté souverainement belle. Tout cela m’apparut en une seconde. Et Dieu me dit: «O ma fille chérie, très aimante et très aimée, tous les saints ont pour toi un amour spécial, tous les saints et ma Mère, et c’est moi qui t’associerai à eux.» Malgré l’importance de ces paroles, elles me parurent petites. Ce qu’il me disait de sa Mère et de ses saints me touchait peu. L’immensité de délectation, que je buvais en Lui, en lui-même, dans sa source, me rendait aveugle vis-à-vis des saints et des anges. Toute leur bonté, toute leur beauté était en Lui, était de Lui; il était le souverain bien; il était toute beauté. Et mes yeux se fermaient sur la créature, abîmés de joie dans l’essence du beau. Et il me dit: «Je t’aime d’un amour immense, je ne te le montre pas, je te le cache.» Mon âme répondit: «Mais pourquoi donc mon Seigneur place-t-il ainsi sa joie et son amour dans une pécheresse pleine de turpitudes?» Et Dieu répondait: «Je te dis que j’ai placé en toi mon amour. Mes yeux voient tes défauts, mais c’est comme si je ne m’en souvenais plus. J’ai déposé en toi, et j’ai caché mon trésor.» Et ces paroles m’apportaient le sentiment de leur pleine vérité; et je ne doutais pas, et je sentais, et je voyais que les yeux de Dieu me regardaient; et mon âme puisa dans son regard la lumière. Qu’un saint descende du paradis, je lui porte le défi d’exprimer ma joie. Et comme il me cachait, disait-il, son amour, à cause de mon impuissance à la porter: «Si vous êtes le Dieu tout-puissant, vous pouvez me donner la force de porter votre amour.» Il répondit: «Tu aurais alors ton désir, et ta faim diminuerait. Ce que je veux, ton désir, ta faim, ta langueur.» VINGT-DEUXIÈME CHAPITRE LA PUISSANCE Un jour j’entendis une voix divine qui me disait: «Moi qui te parle, je suis la puissance divine, qui t’apporte une grâce divine. Cette grâce, la voici: je veux que ta vue seule soit utile à ceux qui te verront. Ah! ce n’est pas tout! je veux que ta pensée, ton souvenir et ton nom, portent secours et faveur à quiconque s’en servira. Personne ne pensera à toi en vain. Toute âme qui se souviendra de toi recevra une grâce proportionnée à l’union divine qu’elle possédera déjà.» Je refusai, malgré ma joie, craignant la vaine gloire. Mais il ajouta: «Tu n’as rien à tirer de là, rien, quant à la vanité. Cette gloire n’est pas la tienne; c’est un fardeau que tu porteras, et ce n’est pas autre chose. Garde-le; porte-le; et restitue la gloire à son propriétaire.» Je compris que j’étais en sûreté. «Et cependant, me dit-il, ta crainte ne m’a pas déplu.» J’entrai à l’église et j’entendis une parole qui récréa mon âme. La voix disait: «O ma fille chérie!» mais elle se servit d’un bien autre nom que je n’ose pas écrire; et elle ajouta: «Aucune créature ne peut te donner consolation; je tiens cela dans mes mains; je vais te montrer ma puissance.» Les yeux de l’esprit furent ouverts en moi, je vis une plénitude divine où j’embrassais tout l’univers, en deçà et au delà des mers, et l’Océan, et l’abîme, et toutes choses, et je ne voyais rien nulle part que la puissance divine; le mode de la vision était absolument inénarrable. Dans un transport d’admiration, je m’écriai: «Mais il est plein de Dieu, il est plein de Dieu, cet univers.» Aussitôt l’univers me sembla petit. Je vis la puissance de Dieu qui ne le remplissait pas seulement, mais qui débordait de tous les côtés. «Je t’ai montré, dit-il, _quelque chose de ma puissance_.» Et je compris que, plus tard je pourrais peut-être en recevoir une intelligence plus élevée. «Je t’ai montré, dit-il, quelque chose de ma puissance; regarde mon humilité.» Je vis un abîme épouvantable de profondeur; c’était le mouvement de Dieu vers l’homme et vers toutes choses. Me souvenant de la puissance inénarrable, et voyant l’abîme de la descente, je sentis ce que j’étais; c’était le rien, absolument rien, un néant, et dans ce néant rien, rien, excepté l’orgueil! Je tombai dans un abîme de méditation, et, épouvantée d’être indigne à ce point je me dis: Non, non, je ne veux plus communier. «Ma fille, dit-il, le point où tu es montée est inaccessible à la créature! Il faut quelque grâce de Dieu très spéciale pour qu’un être vivant soit transporté là.» Cependant la messe avançait; le prêtre élevait l’hostie. «La puissance, dit la voix, la puissance est sur l’autel! je suis en toi; si tu me reçois, tu reçois Celui que déjà tu possèdes. Communie donc au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Moi qui suis digne, je te fais digne.» Je sentis au fond de l’âme l’inénarrable douceur d’une joie tellement immense, qu’elle remplira ma vie avant de s’épuiser. VINGT-TROISIÈME CHAPITRE LA SAGESSE Un jour, une personne me demanda de prier Dieu pour obtenir certaines connaissances qu’elle voulait avoir. J’hésitais, sa demande me paraissait pleine de sottise et d’orgueil. Pendant que j’étais dans cette pensée, je fus ravie en esprit. Je fus posée dans ce ravissement près d’une table sans commencement ni fin; je ne voyais pas la table, mais je voyais ce qui était placé sur elle. C’était une plénitude divine, une plénitude inénarrable, qui n’a aucun rapport avec aucune expression; c’était la plénitude, la Sagesse divine et le souverain bien. Et dans la vision de la divine Sagesse, je voyais qu’il n’est pas permis de l’interroger sur certaines voies futures et secrètes qu’elle choisira dans l’avenir; car il y a un manque de respect à vouloir marcher devant elle. Quand j’aperçois des hommes livrés à ces investigations, leur erreur est visible pour moi. Le mystère que j’aperçus, sous la ressemblance d’un objet étendu sur une table, m’a laissé une intelligence profonde qui discerne, au premier mot que j’entends, les personnes et les choses spirituelles. Je ne juge plus comme autrefois de mon ancien jugement, qui était erreur et péché. Je juge d’un jugement vrai, qui me permet d’entrevoir le défaut de mon ancien jugement. Je ne peux pas raconter cette Vision; car _la table_ est le seul objet sensible dont l’idée où le nom m’ait été présenté à l’esprit. Quant au mystère même de la vision, il échappe à la parole. VINGT-QUATRIÈME CHAPITRE LA JUSTICE Un jour, j’étais en oraison; je fis des questions, non pas pour sortir d’un doute, mais parce que je brûlais d’en savoir plus sur Dieu, et je lui dis: «Pourquoi avez-vous créé l’homme? Pour quoi avez-vous permis sa chute? Pourquoi la passion de votre Fils, quand vous aviez, pour nous racheter, tant d’instruments dans les mains?» Je sentais jusqu’à l’évidence qu’en effet Dieu pouvait nous vivifier et nous sauver autrement. Je me sentais poussée et forcée à faire des questions. J’aurais voulu dans ce moment me fixer dans la prière pure et simple; mais Dieu me contraignit à l’interroger. Je restai plusieurs jours ainsi, toujours interrogeant, et cependant la question ne venait pas du doute. Je comprenais que Dieu avait choisi la voie la plus appropriée à sa bonté et à nos besoins mais cela ne suffisait pas, car je voyais clairement qu’il eût pu agir d’une tout autre manière. Il vint un moment où je fus ravie en esprit; je vis alors que le mystère de ses voies est un mystère sans commencement ni fin. Ravie dans l’immense ténèbre, mon âme voulut rétrograder vers elle-même. Impossible! Elle voulut aller plus avant. Impossible! Puis, enlevée plus haut, elle aperçut la puissance inénarrable, puis la justice de Dieu, sa volonté, sa bonté, et je découvris au fond d’elles les choses que j’avais cherchées. Tout à coup mon âme fut arrachée à l’immense ténèbre. Pendant qu’elle y avait été abîmée, mon corps était étendu à terre mais quand vint la lumière, je me relevai vivement, me tenant sur l’extrémité de mes doigts de pied. L’agilité de mon corps était inouïe, et je crus sentir que j’étais créée pour la seconde fois. Je plongeai mon regard avec une joie immense dans la volonté de Dieu, dans sa puissance, dans sa justice, et au delà de mes espérances, je buvais avec transport l’intelligence des mystères; mais leur manifestation est interdite aux paroles, parce qu’ils dépassent la nature. Je savais bien que Dieu pouvait nous sauver autrement; mais je n’avais jamais compris comment le mode de rédemption qu’il a choisi constitue de lui à nous la plus haute manifestation de sa bonté, et l’union la plus intime, celle qui se fait par la bouche, l’union eucharistique. Ce jour-là j’arrivai à une telle connaissance de la justice de Dieu et de la rectitude de ses jugements, à une telle satisfaction, à une telle tranquillité, que dans aucune hypothèse, je n’éprouverais ni douleur, ni négligence, ni relâchement dans la prière. Cette vision m’a laissé dans l’âme une paix, un repos, une tranquillité sans exemple, une tranquillité éternelle. Mais je n’ai pas tout dit. Après avoir contemplé la volonté de Dieu, sa puissance et sa justice, je fus ravie à une plus grande hauteur où je ne vis plus rien de tout cela, et le mode de vision fut changé. Je vis une unité éternelle, inexprimable, dont je ne puis rien dire, sinon qu’elle est le tout bien. Et mon âme, dans le délire de sa joie, ne distinguait plus l’amour et contemplait l’inénarrable. J’étais sortie de ma première vision, j’étais entrée dans l’inénarrable: avec mon corps ou sans mon corps, je l’ignore pleinement. Tous les états que j’avais connus étaient moins grands que celui-ci. Cette vision laissa en moi la mort des vices et la sécurité des vertus. J’aime tous les biens et tous les maux, les bienfaits et les forfaits. Rien ne rompt pour moi l’harmonie. Je suis dans une grande paix, dans une grande vénération des jugements divins. Le matin et le soir, dans mes prières, je dis: Par votre justice, délivrez-moi, Seigneur; par vos jugements, délivrez-moi, Seigneur; j’ai la même confiance et la même délectation que quand je dis: Par votre avènement, délivrez-moi, Seigneur; par votre Nativité, délivrez-moi, Seigneur; par votre Passion, délivrez-moi, Seigneur. Je ne vois pas mieux la bonté de Dieu dans un saint ou dans tous les saints, que dans un damné ou dans tous les damnés. Mais cet abîme ne me fut montré qu’une fois; le souvenir et la joie qu’il m’a laissés sont éternels. Si, par un malheur impossible, toutes les vérités de la foi m’abandonnaient, il me resterait, dans mon naufrage, une certitude de Dieu, et de ses jugements, et de la justice de ses jugements. Mais, ô profondeur! ô profondeur! ô profondeur! ô profondeur! toute créature sert au salut des prédestinés: C’est pourquoi l’âme, qui, descendue dans l’abîme, a jeté un coup d’œil sur les justices de Dieu, regardera désormais toutes les créatures comme les servantes de sa gloire. VINGT-CINQUIÈME CHAPITRE L’AMOUR C’était pendant le carême; j’étais sèche et sans amour. Je priais Dieu de me donner quelque chose de lui-même; car, moi, je n’avais rien. Les yeux intérieurs furent ouverts en moi, et je vis l’amour qui venait à moi. Je vis son principe, mais non sa fin. Ce que je voyais avait un prolongement, sans avoir de limite. Les couleurs ne me fourniraient aucun terme de comparaison. Quand l’amour arriva à moi, je le vis avec les yeux de l’âme beaucoup plus clairement que je n’ai jamais rien vu avec les yeux du corps. Je dirai, si vous voulez, que l’amour prit, en me touchant, la ressemblance d’une faux. Je vous supplie de ne pas croire qu’il s’agisse d’une ressemblance commensurable. Mais il me sembla qu’un instrument tranchant me touchait, puis il se retirait, ne pénétrant pas autant qu’il se laissait entrevoir. Je fus remplie d’amour; je fus rassasiée d’une plénitude inestimable. Mais écoutez le secret: cette satiété engendrait une faim inexprimable, et mes membres se brisaient et se rompaient de désir, et je languissais, je languissais, je languissais vers ce qui est au delà. Ni voir, ni entendre, ni sentir la créature. Oh! silence! silence! Mais il y avait un cri au dedans. Oh! ne me faites plus languir! Oh! la mort! la mort! car la vie m’est une mort. La mort! bienheureuse Vierge! Prenez avec vous les apôtres! Allez ensemble, ensemble, ensemble devant le Très-Haut; et puis à genoux, à genoux tous à la fois, pour qu’il ne veuille plus, pour qu’il ne permette plus que je souffre. A genoux tous, pour que j’arrive vers Celui que je sens! Saint François, à genoux! à genoux, Evangéliste! Je criais, je conjurais: il approche, pensais-je, il approche. Voilà que je deviens tout amour! Il y en a beaucoup qui se croient dans l’amour, et qui sont dans la haine; d’autres, qui se croient dans la haine, et qui sont dans l’amour. Je désirais voir ceci d’une vue claire, Dieu me donna l’évidence, je demeurai satisfaite. Je fus remplie d’un amour auquel je ne crains pas de promettre l’éternité; et si une créature me prédisait la mort de mon amour, je lui dirais: «Tu mens»; et si c’était un ange, je lui dirais: «Je te connais; c’est toi qui es tombé du ciel.» Je vis en moi deux parts, comme si une déchirure m’avait coupée en deux. Ici ce qui est de Dieu, l’amour et le souverain bien; et là, ma part, sécheresse et vide, vide absolu. Et, dans cette lumière, je vis que ce n’était pas moi qui aimais. Je me voyais pourtant dans l’amour; mais c’était en vertu d’un don. L’amour se rapprocha; il me fit une plus ardente brûlure; et puis, voici le désir, le désir d’aller là où il est. Je ne sais pas si au-dessus de cet amour il y en a un autre, à moins de parvenir à l’amour mortel; car il y en a un qui donne la mort. Entre l’amour généreux et l’amour mortel, il y a un amour intermédiaire qui ferme les lèvres, parce que sa joie et son abîme sont au delà des paroles. On m’eût fait un mal horrible, si on m’eût conté la Passion, et si on eût nommé Dieu devant moi, parce qu’à ce nom, je suis délectée d’une si infinie jouissance, que je suis crucifiée de langueur et d’amour. Et pourtant, tout ce qui est moins grand que ce Nom me devient un autre supplice. Ah! qu’on ne me parle plus ni de l’Evangile, ni de la vie de Jésus-Christ, ni d’aucune parole divine! tout cela ne me paraîtrait plus rien. Je vois en Dieu de plus grandes grandeurs! Silence devant l’incomparable! Et quand je reviens de cet amour, je suis dans une joie immense; je suis angélique et j’aime jusqu’aux démons[4]. [4] Ces paroles demandent à être entendues dans le sens mystique où elles sont prononcées. L’horreur du péché, l’horreur du démon est l’élément fondamental et essentiel de toute vérité, de toute sainteté par conséquent; mais dans un état d’âme qu’on pourrait appeler transcendant, le sentiment de la justice accomplie réconcilie l’âme divinisée non pas avec le mal, avec le péché, avec le démon, mais avec l’ordre absolu, qui, par le moyen de l’enfer éternel, les fait rentrer dans son sein immense. L’âme déiforme, ne voyant plus dans l’enfer, comme dans le ciel, que la vérité, la justice et l’ordre, adore autant Dieu peur avoir creusé l’abîme que pour avoir élevé les cieux. C’est ce que j’ai voulu expliquer au cinquième chapitre de l’ouvrage intitulé: _M. Renan, l’Allemagne et l’athéisme au XIXe siècle_. (_Note du traducteur._) En cet état le péché me plaît, quand je le vois commis par d’autres, parce que je sens que Dieu le permet justement. En cet état, si un chien me mordait, je n’y ferais aucune attention, et je ne sentirais pas la douleur. En cet état, la Passion de Jésus-Christ ne me laisse ni souvenir, ni douleur. En cet état, je n’ai plus de larmes. Or cette attitude me transporte au-dessus des régions qu’habitait saint François. Il vécut au pied de la croix, par un souvenir continuel. Souvent j’habite à la fois différents degrés de l’échelle; je désire voir cette chair morte pour nous et parvenir à elle. Cet amour, éperdu de délices, se souvient de la Passion sans éprouver aucune douleur. Une fois le souvenir du précieux sang, du sang inestimable avec qui le salut coula sur le monde, se mêla avec l’amour sans parole et supérieur. Je m’étonnai, je m’en souviens, de voir ces amours debout ensemble, au même moment; mais la douleur était totalement absente. La Passion n’est plus pour moi qu’une lumière qui me conduit. VINGT-SIXIÈME CHAPITRE LA GRANDE TÉNÈBRE Un jour mon âme fut ravie et je vis Dieu dans une clarté supérieure à toute clarté connue, et dans une plénitude supérieure à toute plénitude. Au lieu où j’étais, je cherchai l’amour, et ne le trouvai plus. Je perdis même Celui que j’avais traîné jusqu’à ce moment, et je fus faite le non-amour [5]. [5] Cette parole sublime a pour commentaire tout le traité de saint Denys l’Aréopagite sur les _Noms divins_. Le grand docteur, après avoir épuisé les affirmations, les trouvant inférieures à Celui qui s’est désigné, dans la langue humaine, par le _Tetragrammaton_, trois fois mystérieux, le nom terrible et ineffable, le grand docteur ajoute: «Quoique l’on approprie à la Divinité, qui dépasse toutes choses, les noms d’Unité et de Trinité, toutefois, cette Trinité et cette Unité ne peuvent être connues ni de nous ni d’aucun être; mais, afin de glorifier saintement cette essence indivisible et féconde, nous désignons par les noms divins de Trinité et d’Unité ce qui est plus sublime qu’aucun nom, plus sublime qu’aucune substance; car il n’est ni unité ni trinité; il n’est ni nombre, ni singularité, ni fécondité; il n’est aucune existence, ni aucune chose connue qui puisse dévoiler l’essence divine si excellemment élevée par-dessus toutes choses, dévoiler un mystère supérieur à toute raison, à toute intelligence. Et Dieu ne se nomme pas, et ne s’explique pas; sa majesté est absolument inaccessible... De là vient que les théologiens ont préféré s’élever à Dieu par la voie des locutions négatives.» (St Denys, _Des Noms divins_, ch. XIII, traduction de Mgr Darboy.) Peut-être Angèle de Foligno atteignit la pratique inférieure des théories de l’Aréopagite, peut-être arriva-t-elle à un état mystique qui correspondait aux grandeurs métaphysiques qu’entrevoyait le disciple de saint Paul. Réalisant la nuit noire sur laquelle saint Denys fixait son œil d’aigle, Angèle vit Dieu dans l’immense ténèbre, et fut faite le non-amour. (_Note du traducteur._) Alors je vis Dieu dans une ténèbre, et nécessairement dans une ténèbre, parce qu’il est situé trop haut au-dessus de l’esprit, et tout ce qui peut devenir l’objet d’une pensée est sans proportion avec lui. Il me fut alors donné une confiance parfaite, une espérance certaine, une sécurité sans ombre et sans obscurcissement, continuelle et garantie. Dans le bien infini, qui m’apparut, dans la ténèbre, je me recueillis tout entière, et au fond je trouvais la paix, la certitude de Dieu avec moi, je trouvai l’Emmanuel. Souvent je vois Dieu ainsi suivant le mode ineffable et sans la plénitude absolue, qui ne peut être ni exprimée par la bouche, ni conçue par le cœur. Dans le bien certain et secret, que j’aperçois avec une immense ténèbre, est enfouie mon espérance; en Lui je sais et je possède tout ce que je veux voir et posséder, en Lui est le tout bien. Je ne puis craindre ni son départ, ni le mien, ni aucune séparation. C’est une délectation ineffable dans le bien qui contient tout, et rien là ne peut devenir l’objet ni d’une parole ni d’une conception. Je ne vois rien, je vois tout: la certitude est puisée dans la ténèbre. Plus la ténèbre est profonde, plus le bien excède tout; c’est le mystère réservé. Ensuite je vois avec ténèbre que Celui qui est là, au-dessus de tout, surpasse jusqu’au bien absolu. Et tout le reste est ténèbre, et tout ce qu’on peut penser est tout petit à côté. Faites attention. La divine puissance, sagesse et volonté, que j’ai vue ailleurs merveilleusement, paraît moindre que ceci. Celui-ci c’est un tout; les autres, on dirait des parties; les autres, quoique inénarrables, donnent une joie qui rejaillit dans le corps. Mais quand Dieu paraît dans la ténèbre, ni rire, ni ardeur, ni dévotion, ni amour, rien sur la face, rien dans le cœur, pas un tremblement, pas un mouvement. Le corps ne voit rien les yeux de l’âme sont ouverts. Le corps repose et dort, la langue coupée et immobile toutes les amitiés que Dieu m’a faites, nombreuses et inénarrables, et ses douceurs et ses dons, et ses paroles et ses actions, tout cela est petit à côté de Celui que je vois dans l’immense ténèbre et si tout me trompait, il me resterait la paix suprême, à cause de l’immense ténèbre où repose le tout bien. A l’altitude ineffable de voir Dieu dans l’immense ténèbre, mon âme fut ravie trois fois. Je l’ai vu mille fois avec ténèbre, mais trois fois seulement dans l’obscurité suprême. Mon corps est travaillé par les infirmités; le monde me poursuit avec ses épreuves et ses amertumes; les démons m’affligent et me persécutent presque continuellement; ils ont puissance sur moi. Dieu leur a permis d’affliger mon âme et mon corps, et je vois presque matériellement les assauts qu’ils me livrent. De l’autre côté Dieu m’entraîne à lui, par le bien suprême que je vois dans la nuit noire. Dans l’immense ténèbre, je vois la Trinité sainte, et dans la Trinité, aperçue dans la nuit, je me vois moi-même, debout, au centre. Voilà l’attrait suprême, près de qui tout n’est rien, voilà l’incomparable. Mes paroles me font l’effet d’un néant; qu’est-ce que je dis? mes paroles me font horreur, ô suprême obscurité! mes paroles sont des malédictions, mes paroles sont des blasphèmes. Silence! silence! silence! silence! Quand j’habite dans l’ombre noire, je ne me souviens plus de l’humanité de Jésus-Christ, du Dieu-homme, ni de quoi que ce soit qui ait une forme. Je vois tout et je ne vois rien. Sortant de l’obscurité, je recommence voir l’Homme-Dieu; il attire mon âme avec douceur, et il dit quelquefois: _Tu es moi, et je suis toi._ Je vois ses yeux; je vois sa face miséricordieuse; il embrasse mon âme, il la serre contre lui, il la serre d’un embrassement immensément serré. Ce qui procède de ses yeux et de sa face est le bien qu’on voit dans la nuit noire. C’est la chose qui sort du fond, et l’inénarrable délectation vient avec elle. Dans l’Homme-Dieu mon âme puise la vie, elle se maintient en lui plus longtemps que dans la vision obscure. Mais l’attrait de l’immense ténèbre est incomparablement supérieur, au moins pour moi, à l’attrait de l’Homme-Dieu. J’habite désormais dans l’Homme-Dieu presque continuellement. Un jour je reçus de lui cette assurance qu’entre lui et moi il n’y a rien qui ressemble à un intermédiaire. Depuis ce moment, de son humanité sur moi la joie coule nuit et jour. La louange chante en moi, et je dis: «Gloire à vous, Seigneur! votre croix est en mon lit; j’ai pour oreiller la pauvreté; j’étends et repose mes membres dans la douleur et le mépris. C’est sur ce lit qu’il est né, qu’il a vécu, qu’il est mort. Dieu a tant aimé la société de la douleur et du mépris, qu’il l’a choisie pour son Fils, et le Fils s’est couché dans ce lit, et il s’est accordé avec le Père dans cet amour. C’est dans ce lit que je me suis reposée et que je me repose; j’espère y mourir et être sauvée par lui. O Jésus! la joie que j’attends de ces pieds et de ces mains est une joie inénarrable. Quand je le vois, au lieu de revenir, je voudrais approcher toujours, toujours, et ma vie est une mort. A son souvenir, je deviens muette ma langue est coupée. Quand je le quitte, le monde et tout ce que je rencontre augmente ma faim et ma soif. La longueur de l’attente fait de mon désir une peine mortelle. Dans ces visions et consolations, très souvent mon âme est ravie et enchantée par le Dieu très doux à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. _Amen_.» VINGT-SEPTIÈME CHAPITRE L’INEFFABLE Je fus ravie en esprit et je me trouvai en Dieu suivant un mode inconnu. Je me sentais au milieu de la Trinité par un mode de présence plus grand et plus élevé. Je recevais des biens plus énormes qu’à l’ordinaire, et de ces biens coulaient des joies, des délices, des délectations inénarrables, au-dessus de mes habitudes, et supérieures à mon expérience. Les opérations divines qui se faisaient dans mon âme étaient trop ineffables pour être racontées par un saint ou par un ange quelconque. La divinité de ces opérations et la profondeur de leur abîme écrase la capacité et l’intelligence de toute âme et de toute créature. Si je parle d’elles, ma parole me fait l’effet d’un blasphème. Je suis arrachée à mes anciennes habitudes. Adieu, vie cachée du Christ que j’ai tant aimée autrefois; adieu, contemplation profonde de la profondeur, de la profondeur chérie du Père, qui de toute éternité prédestina l’abîme à son Fils, pour lui tenir compagnie; adieu, pauvreté, souffrances, abjection, qui fûtes la Vie du Fils de Dieu, et qui fûtes aussi mon repos sur la terre. Adieu, ténèbres sacrées où j’ai vu la face du Seigneur; adieu, mon antique joie. Or, mon ancienne vie m’a été arrachée avec une telle onction, et parmi les oublis d’un si profond sommeil, que je ne sais comment cela s’est fait; je ne me souviens que d’une chose, c’est que j’ai eu ces choses, et que je ne les ai plus. Dans les biens ineffables et les nouvelles opérations que subit mon âme, Dieu fait d’abord mon opération, puis il se manifeste, et au moment où il se découvre à mon âme, il l’accable sous des dons plus énormes, accompagnés d’une plus haute, d’une plus ineffable lumière. Or, il se présente de deux manières. Voici le premier mode de manifestation. Il se manifeste dans l’intime de l’âme: je comprends alors sa présence dans toute nature, dans toute créature qui a reçu le don de l’être, dans le démon, dans l’ange, dans le paradis, dans l’adultère, dans l’homicide, dans toute bonne action, dans tout ce qui a reçu, à un degré quelconque, le don d’exister, dans toute beauté, dans toute turpitude. Quand je suis dans cette vérité, ma joie n’est pas plus immense à contempler Dieu dans une vertu que dans un crime, dans un ange que dans un démon; le mode de présence est devenu l’habitude de mon âme. Cette présence est une illustration pleine de grâce et de vérité, et l’âme qui la possède est inaccessible au choc des choses! Elle apporte les joies divines; le sentiment profond du Dieu qui est là souffle l’humilité et la confusion; on se souvient qu’on est pécheur. Avec la consolation et la joie divine, l’âme reçoit la sagesse et la gravité. Quant au second mode de présence, il est tout à fait différent, et la joie qu’il apporte n’est pas la même joie. Cette présence inconnue recueille profondément l’âme en elle, et là, dans le fond, elle accomplit l’opération divine, avec une grâce incomparablement plus grandiose. Tel est l’abîme où elle s’accomplit, l’abîme inénarrable des délectations et des illustrations divines, que cette manifestation de Dieu, sans autre bien que lui-même, est le souverain bien, celui que les saints possèdent pendant l’éternité. Dans la vie éternelle, les élus sont traités différemment; les uns ont plus, les autres ont moins. Si j’essaie de parler de la vie éternelle, il me semble qu’au lieu de parler, je blasphème et qu’au lieu de cultiver je dévaste. S’il faut dire quelque chose, je dirai que les dons que reçoivent les saints dans la vie éternelle sont des délectations de l’âme par lesquelles Dieu augmente sa capacité pour le saisir et pour le tenir. Oh! quand Dieu se présente à l’âme, quand le Seigneur découvre sa face, il dilate l’âme et verse dans cette capacité subitement agrandie des joies et des richesses inconnues; et cela se passe dans un abîme dont je n’ai pas encore parlé; celui-ci est plus profond. L’âme est arrachée à toute ténèbre: la connaissance de Dieu dépasse les possibilités prévues par l’intelligence; et telle est cette lumière, et telle est cette joie, et telle est cette évidence, et tel est cet abîme nouveau qu’il est inaccessible à tout cœur créé. Après l’abîme, mon cœur ignore; incapable de rien comprendre, de rien penser des choses de l’abîme, il ne sait rien, si ce n’est peut-être l’impossibilité naturelle où il était d’aller là. Des choses de l’abîme, il est impossible de rien dire; pas un mot dont le son donne une idée de la chose; pas une pensée, pas une intelligence qui puisse s’aventurer là. Elles restent dans leurs domaines, dans les domaines inférieurs. Pas un mot, pas une idée qui ressemble au Dieu de l’abîme. L’Ecriture sainte est si profonde, que l’homme le plus sage du monde entier, trop faible pour la comprendre, est surpassé par la profondeur; l’intelligence est trop courte. Mais s’il s’agit des opérations absolument ineffables qui sont et se font dans l’âme, dans l’instant suprême, dans l’éblouissement de Dieu, il n’y a plus même à balbutier. Mon âme est souvent ravie aux secrets divins. Je comprends alors pourquoi l’Ecriture est facile et difficile; pourquoi elle paraît se contredire; par où l’homme échappe au salut qui vient d’elle; comment elle condamne, comment elle sauve Je sais ces choses, et je me tiens debout sur elles, pleine de science, et quand je reviens des secrets divins, je puis prononcer quelques petits mots avec assurance. Maie s’il s’agit des opérations ineffables, s’il s’agit de l’éblouissement de gloire, n’approchez pas, parole humaine; et ce que j’articule en ce moment me fait l’effet d’une ruine, et j’ai l’épouvante qu’on a quand on blasphème. Si toutes les consolations spirituelles, si toutes les joies célestes, si toutes les délectations divines qui ont été senties depuis le commencement du monde; allions plus loin, disons autre chose, que dirais-je bien? Si tous les saints, qui ont vécu avaient sans cesse parlé de Dieu, et si toutes les délectations, bonnes ou mauvaises, qu’a jamais senties la créature terrestre étaient changées en délices pures, en délices spirituelles, en délices éternelles, et si ces délices devaient me conduire à l’inénarrable joie de voir Dieu manifesté; si l’on m’offrait tout cela réuni, et si, pour le tenir, il me fallait donner et changer un instant de ma joie suprême, un instant de mon éblouissement, le temps qu’il faut pour lever ou pour fermer les yeux, je dirais: Non, non, non. Tout ce que je viens d’énumérer n’est rien, rien auprès de l’inénarrable. Entre ces choses et la mienne, la distance est infinie. Je te le dis, pour essayer de déposer un mot dans ton cœur. J’ai parlé du temps qu’il faut pour ouvrir ou fermer les yeux; mais ma jouissance est beaucoup plus longue, elle dure longtemps, elle revient souvent, elle opère avec sa puissance. Quant à l’autre mode de présence, la présence intérieure, dont j’avais parlé d’abord, je l’ai presque continuellement. Les joies et les tristesses du dehors peuvent, jusqu’à un certain point et dans une faible mesure, m’affecter intérieurement; mais j’ai dans l’âme un sanctuaire où n’entre ni joie, ni tristesse, ni délectation, ni vertu, ni quoi que ce soit qui ait un nom, c’est le sanctuaire du souverain bien. Cette manifestation de Dieu (c’est Jésus-Christ que je veux dire, mais je blasphème au lieu de parler, parce que les expressions me manquent), cette manifestation de Dieu contient toute vérité, en elle je comprends et possède toute vérité, toute vérité qui soit au ciel, sur terre ou en enfer, ou enfouie dans une créature quelconque, et je la possède avec une telle certitude, une telle évidence que si le monde entier se levait pour me contredire, au lieu d’être troublée, je rirais. C’est là que je vois l’Etre de Jéhovah. Je vois aussi comment il a agrandi ma capacité de le connaître, depuis les jours d’autrefois, depuis les jours où je le voyais dans cette ténèbre qui fit les délices de mes années d’apprentissage. A présent je me vois seule avec Dieu, toute pure, toute sanctifiée, toute vraie, toute droite, toute certaine, toute céleste en lui; et quand je suis dans cet état, j’oublie les mondes. Et quelquefois alors, Dieu m’a dit «O fille de la divine sagesse, temple du Bien-Aimé, son temple et ses délices; ô fille de la paix, en toi repose la Trinité; en toi est toute vérité; tu me tiens, et je te tiens.» Une des opérations que Dieu fait dans l’âme, c’est le don d’une immense capacité, pleine d’intelligence et de délices, pour sentir comment Dieu vient dans le sacrement de l’autel avec sa grande et noble société. Or, quand je redescends, quand je quitte le point culminant, je me vois tout péché, tout obéissance au péché, oblique et immonde, tout mensonge et tout erreur; mais je suis tranquille; car l’onction divine me demeure fidèle pour toujours, l’onction la plus élevée que je me souvienne d’avoir eue pendant les jours de ma vie terrestre. Ce n’est pas moi-même qui m’embarque sur cet océan; non, je suis conduite par le Seigneur, conduite et enlevée. Je ne suis pas même capable de désirer cette béatitude; je ne sais même pas comment je ferais pour la demander. Et cependant elle ne me quitte plus. Dieu ravit mon âme sans me demander mon consentement. Au moment où j’y pense le moins, mon Seigneur et mon Dieu m’emporte tout à coup. Et j’embrasse le monde, et il ne me semble plus être sur terre, mais dans le ciel, et en Dieu. Les hauteurs de ma vie passée, sont bien basses près de celles-ci. O plénitude, plénitude! ô lumière remplissante, certitude, majesté et dilatation, rien n’approche de votre gloire! Or, cet éblouissement de Dieu, je l’ai eu plus de mille fois, et jamais il n’a ressemblé à lui-même, éternellement varié et nouveau à jamais. Dans une fête de la Chandeleur, Dieu me donna l’éblouissement de gloire, et, pendant l’acte intérieur, mon âme eut la représentation d’elle-même, et elle se vit. O altitude! ô majesté! Ni sur terre, ni au ciel, je n’aurais pu ni croire, ni soupçonner, ni inventer une telle gloire. Et mon âme, trop étroite pour elle-même, ne put s’embrasser ni se comprendre. Si l’âme créée et finie ne peut se comprendre, jusqu’où grandira son impuissance en face de l’immense et de l’infini, en face de l’incirconscrit? Mon âme se présenta devant la face de Dieu avec une immense sécurité, sans ombre et sans nuage; elle se présenta avec une joie inconnue, avec un transport jeune, supérieur, au-dessus de toute excellence: la nouveauté et la splendeur du prodige que j’étais dépassa mon intelligence. Dans la rencontre que j’eus avec le Seigneur, je sentis l’ineffable, la chose dont j’ai parlé, l’éblouissement de Dieu; puis des paroles me furent dites, paroles sorties des lèvres du Très-Haut. Mais je ne veux pas qu’elles soient écrites. Quand, après cela, l’âme revient en elle-même, elle y trouve une disposition à jouir de toute peine et de toute injure portée pour Dieu elle sent l’impossibilité d’une séparation. Aussi je criai: «O doux Seigneur, qu’est-ce qui pourra me séparer de vous?» Et j’entendis cette réponse: «Rien, avec ma grâce.» Mais j’ai pitié des paroles que je rapporte; ce qu’il y a d’admirable, c’est la manière dont elles furent dites, et je ne peux pas rapporter ceci. La voix me dit que cette chose que j’appelle l’éblouissement de Dieu est la chose qu’ont les saints dans la vie éternelle; que c’est celle-là, et non pas une autre; que les uns l’ont à un degré supérieur, les autres à un degré inférieur; que le moindre éblouissement du ciel surpasse le plus grand éblouissement de la terre, et ce fut dans l’instant même de l’éblouissement que j’appris cela. VINGT-HUITIÈME CHAPITRE LA CERTITUDE Quelque temps après ma conversion, c’était ce jour-là une des fêtes de la Vierge, je la suppliai de m’obtenir cette grâce immense, la certitude de n’être pas trompée par les voix qui me parlaient. Je reçus une réponse qui était une promesse, et la voix qui parlait ajouta: «Dieu s’est manifesté à toi, il t’a parlé, il t’a donné de Lui le sentiment qu’il en a lui-même. Evite donc de parler, de voir et d’entendre, autrement que selon Lui.» Je sentais dans celui qui parlait une discrétion et une maturité inexprimables. Je demeurai dans la joie et dans l’espérance, avec le sentiment de la prière exaucée. Il me fut dit au même instant que je n’agirais plus autrement que par la conduite de Dieu. Voir, parler, entendre selon Lui! Je commençai à faire ces trois choses; tout à coup mon cœur fut soulevé de la terre et posé en Dieu, et quand il fallut descendre aux choses de la vie, comme parler ou manger, rien ne dérangea mon cœur de sa position; je ne pouvais ni penser, ni voir, ni sentir que Dieu. Quand, à la fin de l’oraison, j’allais prendre de la nourriture, j’en demandais la permission: «Va, disait la voix, mange avec la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.» Quelquefois la permission se faisait attendre, quelquefois non. Cela dura trois jours et trois nuits. Enfin, ravie en esprit, pendant la messe, je vis Dieu au moment de l’élévation. Après cette vision, il resta en moi une douceur inénarrable et une joie immense qui durera toute ma vie. C’est dans cette vision que je reçus l’assurance demandée, et le doute prit la fuite. Je reçus pleine satisfaction; j’eus la certitude de Dieu m’ayant parlé. VINGT-NEUVIÈME CHAPITRE L’ONCTION Une autre fois, j’étais en oraison. J’entendis des paroles de paix: «O ma fille chérie, disait la voix, je t’aime beaucoup plus que tu ne m’aimes; ô mon temple choisi, le cœur du Dieu tout-puissant est appliqué sur ton cœur.» Un sentiment inconnu et inexprimablement délicieux coula dans tous mes membres, et je tombai à terre, et je restai étendue. La voix reprit: «Le Dieu tout-puissant t’a élue par-dessus toutes les femmes de cette ville, et a posé son amour en toi. Il fait ses délices en toi, en toi et en ta compagne. Que votre vie soit donc lumière et miséricorde pour quiconque la regardera; qu’elle soit justice et jugement pour quiconque ne la regardera pas.» Et mon âme vit dans une lumière que ce jugement serait plus terrible pour les prêtres que pour les laïques, parce que le mépris qu’ils font des choses divines est rendu plus effroyable par la connaissance qu’ils ont des Ecritures. La voix reprit: «L’amour que le Tout-Puissant a posé en vous est si grand que sa présence est continuelle dans votre âme, quoique le sentiment ne soit pas le même toujours. En ce moment, ses yeux sont sur vous.» Alors des yeux de l’esprit je vis... comment dirai-je... pour parler un langage quelconque? Je dirai, parmi les transports d’une joie inénarrable, je vis, des yeux de mon esprit, les yeux de l’Esprit divin... Mais qu’est-ce que mes misérables paroles? J’en suis dégoûtée, j’en ai honte; elles me font l’effet d’indignes plaisanteries. Au milieu de ma joie, mes péchés revinrent à ma mémoire, et aucun bien ne me paraissait être en moi, et je ne voyais rien dans ma vie qui fût présentable devant Dieu. La chose était si grande, que je ne pouvais y croire: et je répondis: «Si Celui qui me parle était le Fils de Dieu, rua joie ne serait-elle pas plus énorme? si j’étais sûre que c’est bien vous qui êtes en moi, en moi, telle que je me connais, je ne pourrais pas supporter ce délire. Comment se fait-il que je ne meure pas de joie?» Il répondit: «Tu as la joie que je veux; si elle n’est pas plus énorme, c’est que je ne veux pas; mais la voici qui va devenir plus énorme. Regarde! le monde entier est plein de moi.» Et je vis que toute créature était pleine de Dieu. «Je peux tout, dit-il; tout, et même ceci: je peux faire que tu me voies avec les yeux du corps, comme les apôtres m’ont vu, et que tu n’aies aucun plaisir, ni aucun sentiment.» Il ne disait rien de tout cela dans un langage humain; mais mon âme comprenait tout! elle comprenait cela, et beaucoup de choses plus grandes, et elle sentait la vérité des choses. Pourtant elle voulut de cette vérité une preuve, une manifestation, et elle cria: «Oh! puisqu’il en est ainsi, puisque vous êtes le Dieu tout-puissant, vous qui dites les grandes choses: oh! donnez-moi un signe, un signe que c’est vous, un signe, Seigneur, que c’est bien vous.» Je pensais à un signe matériel et visible, une chandelle allumée dans la main, une pierre précieuse, n’importe quoi. Un signe! un signe! tout ce que vous voudrez, pourvu que ce soit un signe; personne ne le verra sans votre permission. Celui qui me parle répondit: «Le signe que tu demandes ne te donnerait qu’un moment de joie, le temps de voir et de toucher; mais le doute reviendrait, et l’illusion serait possible dans un signe de cette nature. «Laisse-moi le choix. Je te donnerai un signe d’un ordre supérieur, qui vivra éternellement dans ton âme, et tu le sentiras éternellement. Ce signe, le voici: Tu seras illuminée et embrasée, maintenant et toujours, brûlante d’amour, et dans l’amour, maintenant et à jamais. Voilà le signe le plus assuré qui soit, le signe de ma présence, le signe authentique, et personne ne peut le contrefaire. «Je t’en fais présent, qu’il descende au fond de toi. Je te donne plus que tu ne m’as demandé. Voici que je plonge l’amour en toi: Tu seras chaude, embrasée, ivre, ivre sans relâche; tu supporteras pour mon amour toutes les tribulations. Si quelqu’un t’offense en paroles ou en actes, tu crieras que tu es indigne, indigne d’une telle grâce. Cet amour que je te donne pour moi, c’est celui que j’ai eu pour vous quand je portai pour vous jusqu’à la croix la patience et l’humilité. Tu sauras que je suis en toi, si toute parole et toute action ennemie provoquent en toi, non pas la patience, mais la reconnaissance et le désir. Ceci est le signe certain de ma grâce. En ce moment, je te fais une onction que je fis à saint Cyr et à plusieurs autres.» Je sentis l’onction; je la sentis, je la sentis avec une douceur tellement inexprimable, que je désirais mourir, mais mourir dans toutes les tortures possibles. Je ne comptais plus pour rien les tourments des martyrs; j’en désirais de plus terribles. J’aurais voulu que le monde entier me fît don, avec toutes les injures possibles, de toutes les tortures dont il dispose. Il m’eût été si doux de prier pour ceux qui m’en auraient fait cadeau. Au lieu de m’étonner de ces saints qui ont prié pour leurs persécuteurs et leurs bourreaux, ils devaient, me dis-je, insister auprès de Dieu et lui arracher pour eux quelque grâce spéciale. Oh! comme j’aurais prié pour ceux qui m’auraient donné ce que je demandais! de quel amour je les aurais aimés! comme j’aurais compati à leurs misères! Ni peu, ni beaucoup, dans aucune mesure, je ne puis exprimer la douceur de cette onction qui m’était inconnue. Dans d’autres consolations, j’aurais désiré une mort prompte. Mais dans celle-ci, qui était tout autre et d’une autre nature, j’ambitionnais une mort horrible et lente, accompagnée de tous les tourments possibles. J’appelais ainsi toutes les tortures du monde entier, et je les appelais sur celui de mes membres qu’elles auraient voulu choisir; et, réunies, elles étaient peu de chose devant les yeux de mon désir. Mon âme comprenait leur petitesse auprès des biens promis pour la vie éternelle. Et elle comprenait dans la certitude; et si tous les sages du monde venaient me dire le contraire, je ne les croirais pas. Et je jurerais le salut éternel de tous ceux qui vont par cette voie; je jurerais sans peur. Le signe a plongé dans le fond de mon âme illustrée d’une telle splendeur, qu’elle serait invincible à tout amour. Et je suis le signe sans interruption; et il est lui-même la voie du salut, l’amour de Dieu et de la souffrance désirée pour son nom.» Dieu parla encore et me dit: «Fais écrire ce que je viens de faire en toi et à la fin du récit, je veux qu’on ajoute ces mots: Que grâces soient rendues au Seigneur Que dans la joie comme dans la tristesse, quiconque veut conserver la grâce tienne les yeux fixés sur la croix.» Quant au signe et à ce qui le concerne, mon âme comprenait ce que la parole ne peut rendre, et elle comprenait avec une plénitude qui la plongeait dans les choses qu’on ne peut pas dire, et l’inexprimable joie de cette plénitude échappe à toute expression et à toute tentative d’expression, et le premier mot de cela ne sera jamais dit dans une langue humaine. Que Dieu me pardonne mes misérables paroles! Qu’il ne m’impute pas, qu’il ne me reproche pas le vide et le défaut de ce mauvais récit! TRENTIÈME CHAPITRE JÉSUS-CHRIST Je méditais un jour sur la Passion du Fils de Dieu et sur sa pauvreté. Or, le Christ me donna la _vision_ de sa pauvreté. Il me la montra immense dans mon cœur. Sa volonté était empressée; il m’ordonnait de la voir et de la bien considérer. Et je voyais ceux pour lesquels il se fit pauvre. J’eus un tel sentiment de reproche et de douleur, que mon cœur tomba en défaillance. Puis il augmenta en moi la lumière qui donnait sur sa Passion. Je le vis pauvre d’amis, pauvre de parents; enfin je le vis pauvre de lui-même, et relativement à son humanité, incapable de s’aider. On dit quelquefois que sa puissance divine était cachée, à cause de son humanité; elle n’était pas cachée, j’en ai reçu de Dieu l’assurance; mais quand je vis où Jésus fut réduit quant à son humanité, je commençai à entrevoir pour la première fois les dimensions de mon orgueil: je sentis une douleur que je ne connaissais pas, plus grande que jamais, et tellement profonde, que je me crois désormais incapable de la joie. J’étais debout dans ma méditation, debout dans ma douleur, et il lui plut de me découvrir, dans l’abîme de sa Passion, des choses que je ne savais pas. Je compris de quel œil il voyait tous ces cœurs de bourreaux obstinés contre lui. Il voyait tous leurs membres conspirer ensemble dans l’unique sollicitude d’abolir son nom et sa mémoire. Il voyait leur colère rassembler leurs souvenirs et ramasser leurs forces pour détruire le Sauveur; il voyait leurs subtilités, leurs ruses, leurs machinations; il voyait tous leurs conseils et la multitude de leurs calomnies, et leur rage, et leur atroce colère; il comptait un à un leurs préparatifs; il assistait à leurs pensées, aux recherches intérieures et extérieures que faisait leur cruauté pour préparer à son supplice des raffinements inconnus. Leur férocité eut d’innombrables inventions. Il voyait les tortures qu’on lui préparait, et les injures, et les ignominies. Dans cette lumière mon âme vit, de la Passion du Christ, plus de choses que je ne puis et même que je ne veux en déclarer. J’ai fait certaines découvertes pour lesquelles je demande la permission de me taire. Et alors mon âme cria: «O Mère désolée, sainte Marie, dites-moi quelque chose de la Passion du Fils; car vous en avez vu plus que tout autre saint, à cause de votre grand amour. Vous l’avez vu avec les yeux du corps et avec ceux de l’âme; vous avez beaucoup vu, parce que vous avez beaucoup aimé.» Et mon âme redoubla ses cris. Il y a encore un autre saint qui pourrait me dire un mot de la Passion. Et je criai dans mon délire: «Tout ce qu’on dit de cette Passion, tout ce qu’on raconte, tout cela n’est rien près de ce qu’a vu mon âme. Et je ne peux pas beaucoup plus que les autres la dire comme je l’ai vue. J’ai vu dans ma vision, trois fois épouvantable, que la Mère des douleurs, bien qu’elle ait plongé dans la Passion plus à fond que tout autre saint, plus à fond que le disciple aimé, j’ai vu de mille manières, qu’elle est incapable de raconter la chose comme elle est; le disciple bien-aimé en est incapable aussi. Et si quelqu’un me racontait la Passion telle qu’elle fut, je lui répondrais: _C’est toi, c’est toi qui l’as soufferte!!!_ Cette vision me fit faire connaissance avec les douleurs que je ne connaissais pas. Je commençai à souffrir ce que je n’avais pas souffert. Je ne sais pas comment mon corps ne tombe pas par morceaux. Ce souvenir m’interdit la légèreté; j’ai perdu depuis ce jour une certaine disposition d’âme; ayant su ce que c’était que l’infirmité totale, les jours se sont écoulés sans m’apporter les joies qu’ils m’apportaient jadis. TRENTE ET UNIÈME CHAPITRE LE CALVAIRE Une autre fois encore, la douleur de Jésus-Christ fut mise devant mes yeux. Ni la langue ne suffit pour dire ce que j’ai vu, ni le cœur pour le sentir. Tout sentiment me devient impossible, excepté le sentiment d’une douleur sans exemple dans ma vie. Et je fus transformée en douleur. Et mon âme vit dans l’âme du Christ quelques-unes de ses douleurs avec leurs causes. Cette âme était sans tache, absolument sainte, et ne devait, quant à elle, jamais connaître le châtiment. Il ne souffrait donc que pour nous, que pour nous très ingrats, très indignes, qui nous moquions de lui dans le moment même où il nous rachetait. Le péché de ses bourreaux étant sans proportion, Jésus, qui haïssait le péché d’une haine infinie, ne sentait pas seulement sa Passion en tant que supplice, il la sentait en tant que péché et souffrait d’elle en tant que péché plus que des autres crimes. Le péché avait pour auteur des peuples entiers, les Gentils, les Juifs, ou plutôt le genre humain réuni contre Dieu dans un jour de grande fête. Sa douleur sans mesure, digne du crime et des criminels, de leur nombre et de son énormité, se répandait sur les nations. Il souffrait inexprimablement de la malice de ses ennemis; leur zèle à abolir son souvenir, son nom et ses élus lui perçait le cœur. Il compatissait à ses disciples, persécutés à cause de lui, qui tombaient du haut de la foi. Il compatissait aux douleurs de sa mère. Il était abandonné dans sa détresse, sans secours, sans consolation. Cette âme très sainte et très noble recevait la douleur de partout à la fois. Toutes les tortures de son corps très délicat, très pur, très sensible, retombaient avec toutes les amertumes, toutes les angoisses, tous les déchirements spirituels, retombaient sur son âme déchirée à la fois, par la souffrance sans restriction, par la souffrance universelle. Ne croyez pas que ce soit là tout. La lumière de la vision me montra la foule des autres tortures pour lesquelles j’ai demandé la permission du silence. C’est pourquoi, arrachée à moi-même par la douleur, ravie hors de moi dans l’extase de la douleur, _Je fus transformée en la douleur de Jésus-Christ crucifié._ Ce fut pour cette compassion que Dieu m’accorda une grâce double: d’abord il fortifia tellement ma volonté, que je ne peux plus vouloir autre chose que ce qu’il veut; puis il établit mon âme dans un état à peu près immuable. Je possède Dieu avec une telle plénitude, que j’ai été transportée dans un lieu nouveau. J’ai été ravie avec mon cœur, ma chair et mon âme, sur les montagnes de la paix, et je suis contente de toutes choses. TRENTE-DEUXIÈME CHAPITRE LES CLOUS Une autre fois je songeais à la douleur incommensurable de Jésus-Christ sur la croix, et je pensais à ces clous qui, d’après une certaine parole, avaient porté la chair des mains et des pieds dans l’intérieur du bois, et je désirais voir au moins cette petite partie de la chair du Christ que ces clous avaient portée dans l’intérieur du bois. Cette souffrance du Christ me donna une telle douleur, que je ne fus plus capable de me tenir debout. Je baissai la tête et je tombai. Alors je vis Jésus-Christ incliner sa tête sur mes bras, qui étaient étendus à terre; il me montra les siens, et en même temps son cou. Aussitôt ma douleur se changea en une joie telle, que je perdis le sentiment et la vue de tout ce qui n’était pas lui. Le cou était d’une beauté à faire mourir la parole humaine. Je compris que cette beauté inouïe était le rejaillissement de la divinité, et cependant mes yeux ne voyaient que son cou, dans une splendeur merveilleuse. Beauté incomparable, qui n’a pas de pareille en ce monde, couleur qui ne ressemble à aucune couleur connue, si quelque chose se rapproche de vous, c’est la lumière dans laquelle quelquefois à la messe j’aperçois le corps du Christ, à l’élévation! TRENTE-TROISIÈME CHAPITRE L’AMOUR VRAI ET L’AMOUR MENTEUR Une autre fois, c’était le quatrième jour de la semaine sainte, j’étais plongée dans une méditation sur la mort du Fils de Dieu, et je méditais avec douleur, et je m’efforçais de faire le vide dans mon âme, pour la saisir et la tenir tout entière recueillie dans la Passion et dans la mort du Fils de Dieu, et j’étais abîmée tout entière dans le désir de trouver la puissance de faire le vide, et de méditer plus efficacement. Alors cette parole me fut dite dans l’âme: «Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée.» Cette parole me porta dans l’âme un coup mortel, et je ne sais comment je ne mourus pas; car mes yeux s’ouvrirent, et je vis dans la lumière de quelle vérité cette parole était vraie. Je voyais les actes, les effets réels de cet amour, jusqu’où en vérité il avait conduit le Fils de Dieu. Je vis ce qu’il supporta dans sa vie et dans sa mort pour l’amour de moi, par la vertu réelle de cet amour indicible qui lui brûlait les entrailles, et je sentais dans son inouïe vérité la parole que j’avais entendue; non, non, il ne m’avait pas aimée pour rire, mais d’un amour épouvantablement sérieux, vrai, profond, parfait, et qui était dans les entrailles. Et alors mon amour à moi, mon amour pour lui, m’apparut comme une mauvaise plaisanterie, comme un mensonge abominable. Ici ma douleur devint intolérable, et je m’attendis à mourir sur place. Et d’autres paroles vinrent, qui augmentèrent ma souffrance: «Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée; ce n’est pas par grimace que je me suis fait ton serviteur; ce n’est pas de loin que je t’ai touchée!» Ma douleur, déjà mortelle, allait toujours en augmentant, et je criais: «Eh bien! moi, c’est tout le contraire. Mon amour n’a été que plaisanterie, mensonge, affectation. Je n’ai jamais voulu approcher de vous, en vérité, pour partager les travaux que vous avez soufferts pour moi, et que vous avez voulu souffrir; je ne vous ai jamais servi dans la vérité et dans la perfection, mais dans la négligence et dans la duplicité.» Lorsque je vis ces choses, lorsque, je vis de mes yeux la vérité de son amour et les signes de cette vérité, comment il s’était livré tout entier et totalement à mon service, comment il s’était approché de moi, comment il s’était vraiment fait homme pour porter et sentir en vérité mes douleurs; quand je vis en moi tout le contraire absolument, je crus mourir de douleur. Il me semblait que ma poitrine allait se disjoindre et mon cœur éclater. Et comme j’étais occupée spécialement de cette parole: «Ce n’est pas de loin que je t’ai touchée», il en ajouta une autre, et j’entendis qu’il disait: «Je suis plus intime à ton âme qu’elle-même.» Et ma douleur augmenta. Plus je voyais Dieu intime à moi, plus je me voyais éloignée de lui. Il ajouta d’autres paroles qui me firent voir les entrailles de l’éternel amour: «Si quelqu’un voulait me sentir dans son âme, je ne me soustrairais pas à lui; si quelqu’un voulait me voir, je lui donnerais avec transport la vision de ma face; si quelqu’un voulait me parler, nous causerions ensemble avec d’immenses joies.» Ces paroles excitèrent en moi un désir: ne rien sentir, ne rien voir, ne rien dire, ne rien faire qui pût déplaire à Celui qui parlait. Je sentis que Dieu demande spécialement à ses fils, à ses élus, aux élus de sa vision et de la parole divine, de n’avoir pas l’ombre d’un rapport avec son ennemi. Il me fut encore dit: «Ceux qui aiment et suivent la voie que j’ai suivie, la voie des douleurs, ceux-là sont mes fils légitimes. Ceux dont l’œil intérieur est fixé sur ma Passion et sur ma mort, sur ma mort, vie et salut du monde, sur ma mort, et non pas ailleurs, ceux-là sont mes enfants légitimes, et les autres ne le sont pas.» TRENTE-QUATRIÈME CHAPITRE LA CROIX ET LA BÉNÉDICTION Un jour j’étais à la messe dans l’église Saint François. On approchait de l’élévation et le chœur des Anges retentissait: _Sanctus, Sanctus, Sanctus_, etc.; mon âme fut emportée et ravie dans la lumière incréée; elle fut attirée, elle fut absorbée, et voici une plénitude ineffable, ineffable, en vérité. Regardez comme rien, comme absolument rien, tout ce qui peut être exprimé en langue humaine. O création inénarrable du Dieu incréé et tout-puissant, les louanges qu’on peut chanter sont de la poussière auprès de vous. Absorption sacrée de l’abîme où me plonge la main du Dieu ravissant, après votre transport, mais encore sous l’influence qui l’avait précédé, m’apparut l’image du Dieu crucifié, comme un instant après la descente de croix; le sang était frais et rouge et coulant encore des blessures et les plaies étaient récentes. Alors dans les jointures je vis les membres disloqués; j’assistai au brisement intérieur qu’avait produit sur la croix l’horrible tiraillement du corps, je vis ce qu’elles avaient fait, les mains homicides. Je vis les nerfs, je vis les jointures, je vis le relâchement, l’allongement contre nature qu’avaient fait dans le supplice, quand ils avaient tiré sur les bras et sur les jambes, les déicides. Mais la peau s’était tellement prêtée à cette tension, que je n’y voyais aucune rupture. Cette dissolution des jointures, cette horrible tension des nerfs, qui me permit de compter les os, me perça le cœur d’un trait plus douloureux que la vue des plaies ouvertes. Le secret de la Passion, le secret des tortures de Jésus, le secret de la férocité des bourreaux, m’était montré plus intimement dans la douleur des nerfs que dans l’ouverture des plaies, dans le dedans que dans le dehors. Alors je sentis le supplice de la compassion; alors, au fond de moi-même, je sentis dans les os et dans les jointures une douleur épouvantable, et un cri qui s’élevait comme une lamentation, et une sensation terrible, comme si j’avais été transpercée tout entière, corps et âme. Ainsi absorbée et transformée en la douleur du Crucifié, j’entendis sa voix bénir les dévoués qui imitaient sa Passion et qui avaient pitié de lui. «Soyez bénis, disait-il, soyez bénis par la main du Père, vous qui avez partagé et pleuré ma Passion, vous qui avez lavé vos robes dans mon Sang. Soyez bénis, vous qui, rachetés de l’enfer par les immenses douleurs de ma croix, avez eu pitié de moi; soyez bénis, vous qui avez été trouvés dignes de compatir à ma torture, à mon ignominie, à ma pauvreté. Soyez bénies, ô fidèles mémoires! Vous qui gardez au fond de vous le souvenir de ma Passion! Ma Passion, unique refuge des pécheurs, ma Passion, vie des morts, ma Passion, miracle de tous les siècles, vous ouvrira les portes du royaume éternel que j’ai conquis pour vous, par elle. Dans les siècles des siècles, vous qui avez eu pitié, vous partagerez la gloire! Soyez bénis par le Père, soyez bénis par l’Esprit-Saint, bénis en esprit et en vérité par la bénédiction que je donnerai au dernier jour; car je suis venu chez moi, et au lieu de me repousser comme un persécuteur, vous avez offert au Dieu désolé l’hospitalité sacrée de votre amour! J’étais nu sur la croix, j’avais faim, j’avais soif, je souffrais, je mourais, j’étais pendu par leurs clous, vous avez eu pitié! Soyez bénis, ouvriers de miséricorde! A l’heure terrible, à l’heure épouvantable, je vous dirai; Venez, les bien-aimés de mon Père; car j’avais faim sur la terre, et vous m’avez offert le pain de la pitié...» Il ajouta des choses étonnantes; mais ce qui est absolument impossible, c’est d’exprimer l’amour qui brillait sur ceux qui ont pitié... «O bienheureux! ô bénis! Suspendu à la croix, j’ai crié, pleuré et prié pour mes bourreaux: «Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font», qu’est-ce que je ferai, qu’est-ce que je dirai pour vous, pour vous qui avez eu pitié, pour vous qui m’avez tenu compagnie, pour vous mes dévoués, qu’est-ce que je dirai pour vous, quand j’apparaîtrai, non pas sur la croix, mais dans la gloire, pour juger le monde?» Je demeurai frappée au fond, beaucoup plus émue que je ne puis le dire; les affections qui me venaient de la croix sont au-dessus des paroles. Il ajouta plusieurs paroles qui me mirent en feu; mais je n’ai ni la volonté ni le pouvoir de les écrire. TRENTE-CINQUIÈME CHAPITRE LES VOIES DE LA DÉLIVRANCE Un autre jour j’étais en prière. Je méditais avec une douleur profonde, absolument intérieure, sur la Passion. Je cherchais à mesurer, à peser mes crimes, puisque leur rédemption n’a pas coûté au Fils de Dieu seulement des prières ou seulement des larmes, mais la mort et cette mort! Je tâchais de calculer ce que peut peser la damnation, puisque, pour soulever ce poids, il n’a fallu ni la mort d’un ange, ni celle d’un archange, mais celle du vrai Dieu! Et je me plongeais dans la pensée de l’enfer et de ses tourments immenses, et de sa misère infinie, et de ses tortures innombrables! Puis je tâchais de peser mon ingratitude. Pour le bienfait sans nom ni mesure, qu’est-ce que j’apporte en retour? le péché. Le péché quotidien, l’oubli de la résurrection, le refus de coopérer. La miséricorde de Dieu contemplée dans un abîme, dans l’autre mon injustice et ma démence, tout cela me conduisit à une espèce de sagesse. Dans cet état, j’eus la révélation des péchés de toute espèce, et des tortures, et des supplices dont la Passion de Jésus nous a sauvés. J’étais dans la foule; mais telle fut la lumière de cette vision épouvantable, que ce fut à peine si je pus m’empêcher de rugir au milieu des hommes. J’eus l’apparition du Christ crucifié. Il me montra comment il avait été suspendu à la croix, et comment l’homme qui se perd est sans excuse à jamais. Car le salut exige de l’homme ce que le médecin exige du malade; il faut avouer son mal, et exécuter l’ordonnance. Il n’y a pas de dépense à faire pour le traitement. Il n’y a qu’à se montrer au médecin, faire les choses prescrites, et se garder des choses défendues. Mon âme eut alors l’intelligence de l’antidote qui réside dans le sang du Christ. L’antidote se distribue gratis, et n’exige qu’une disposition. Alors tous mes péchés furent étalés devant mon âme, et je reconnus dans chacun de mes membres une infirmité spirituelle. Alors, conformément à ce que je venais d’apprendre, je m’efforçai d’étaler devant Dieu toutes les misères de mon âme et de mon corps, et je criai: «O Seigneur, mon Dieu, qui tenez dans vos mains ma guérison éternelle, puisque vous avez promis de me guérir si seulement j’étale devant vos yeux mes plaies, Seigneur, puisque je suis l’infirmité même; puisqu’il n’y a pas en moi un atome qui ne soit une infection et une pourriture, du fond de mon abîme, j’étale devant vos yeux mes misères une à une et tous les péchés de tous mes membres, et toutes les plaies de mon âme, et toutes les plaies de mon corps. Alors, je comptai, je désignai chaque misère, et je dis: Seigneur miséricordieux, qui tenez dans vos mains ma guérison, regardez ma tête: je l’ai couverte mille fois des insignes de l’orgueil; j’ai donné à mes cheveux, en les tordant, des formes contre nature; et, disant cela, je ne dis pas tout. Seigneur, regardez mes misérables yeux, pleins d’impudicité et injectés d’envie, etc.» Je continuais à accuser chacun de mes membres et à raconter leur lamentable histoire. Jésus écouta tout avec une grande patience, et répondit avec une grande joie. Il montra pour chaque chose le remède dans sa main et l’ordre qui présidait à la rédemption, et je vis sa compassion immense pour mon âme, et il disait: «Ma fille, ne crains ni ne désespère. Quand tu serais infectée de toutes les putréfactions, et morte de toutes les morts, je suis puissant pour te guérir, si tu veux appliquer sur ton âme et sur ton corps ce que je te donnerai. Tu m’as longuement détaillé les infirmités spirituelles de la tête: tu t’es lamentée au fond de moi. Les attentats que tu as commis, dans tes parures, par les couleurs contre nature que tu as données à tes joues et les torsions contre nature que tu as données à tes cheveux, toute ta fierté honteuse, tout ton orgueil, toute la vaine gloire avec laquelle tu t’es montrée devant les hommes et contre Dieu, toutes ces misères pour lesquelles il te semble qu’une honte éternelle t’attend en enfer, dans l’endroit du lac le plus profond, tout cela est expié! J’ai satisfait, j’ai porté ta pénitence, j’ai souffert horriblement. Pour toutes ces peintures et ces onguents, qui ont déshonoré ta tête, la mienne fut tirée par la barbe, dépouillée de cheveux, percée d’épines, frappée à coups de roseau, ensanglantée, moquée, méprisée, méprisée jusqu’au couronnement! «Tu te peignais les joues pour les montrer à des hommes malheureux et mendier leurs faveurs; sois tranquille; ma face a été couverte par les crachats de ces misérables; elle a été déformée et gonflée de leurs soufflets; elle a été cachée sous un voile honteux. Tu t’es servie de tes yeux pour regarder en vain, pour regarder ce qui nuit, pour te réjouir contre Dieu; mais les miens ont été voilés, ils ont été noyés dans mes larmes d’abord, et dans mon sang ensuite. Le sang qui coulait de ma tête les aveuglait. «Pour les crimes de tes oreilles, qui ont entendu l’inutile et le mauvais, et qui ont pris plaisir dans les paroles nuisibles, j’ai fait l’épouvantable pénitence qui a fait pénétrer en moi une tristesse abondante et immense. J’ai entendu les fausses accusations, les paroles dénigrantes, les insultes, les malédictions, les moqueries, les rires, les blasphèmes, la sentence de mort portée par le juge inique, et les pleurs de ma mère! J’ai entendu sa compassion. Tu as connu les plaisirs de la gourmandise, et tu as même abusé des choses qu’on boit; mais j’ai eu la bouche desséchée par la faim, la soif et le jeûne. On m’a présenté le fiel et le vinaigre. Tu as médit, tu as calomnié, tu t’es moquée, tu as blasphémé, tu as menti, et menti jusqu’au parjure. Ce n’est pas tout. Tu as fait autre chose; mais j’ai gardé le silence devant les juges et les faux témoins, et mes lèvres closes ne m’ont pas excusé. Mais j’ai toujours annoncé la vérité, et prié Dieu de tout mon cœur pour mes bourreaux. Ton odorat n’est pas pur; tu te souviens de certains plaisirs dus à de certains parfums; mais j’ai senti l’odeur infecte des crachats; je les ai supportés sur ma face, sur mes yeux, sur mes narines. «Ton cou s’est agité par les mouvements de la colère et de la concupiscence, et de l’orgueil; souviens-toi qu’il s’est dressé contre Dieu. Mais le mien a été frappé et meurtri par les soufflets. Pour les péchés de tes épaules, les miennes ont porté la croix. Pour les péchés de tes mains et de tes bras, qui ont fait ce que tu sais bien, mes mains ont été percées de gros clous, fixées au bois, et j’étais suspendu par elles, et elles supportaient mon corps. Pour les péchés de ton cœur, où se sont déchaînées la haine, l’envie et la tristesse, de ton cœur possédé par la concupiscence et par l’amour mauvais, le mien a été percé d’un coup de lance, et c’est de ma blessure qu’a coulé ton remède, l’eau pour éteindre le mauvais feu, le sang pour la rédemption des colères et la rédemption des tristesses. Pour les péchés de tes pieds, pour les danses inutiles, pour leurs marches lascives, pour leurs courses vaines, les miens, qu’on aurait pu attacher seulement, ont été percés et cloués à la croix. Au lieu de tes chaussures à jour, élégamment façonnées, ils ont été couverts de sang. Le sang sortait de leurs blessures, le sang de tout le corps tombait sur eux. «Pour les péchés de tout ton corps, pour toute ta sensualité dans la veille et dans le sommeil, j’ai été cloué à la croix, frappé horriblement, tiraillé à la façon d’une peau, et étendu sur la croix. J’ai été mouillé des pieds à la tête par la sueur de sang, qui a coulé jusqu’à terre; j’ai été serré très fortement contre le bois très dur, souffrant d’atroces tortures, criant, soupirant, pleurant, gémissant et je suis mort dans mon gémissement, tué par ces tigres! Pour la rédemption de tes parures vaines, choisies et portées sans but, j’ai été nu sur la croix. Ces misérables se disputaient ma robe et mes vêtements; ils les jouaient sous mes yeux. Nu comme je suis sorti du sein de la Vierge, livré à l’air, au froid, au vent, aux regards des hommes et des femmes, au haut d’une croix, pour être mieux vu, mieux moqué, mieux déshonoré, j’ai été étendu et étalé. «Pour tes richesses mal acquises, que tu as retenues ou dépensées, j’ai porté la pauvreté, sans palais, sans maison, sans abri pour naître ni pour vivre, ni pour mourir, et je n’aurais pas eu de sépulcre, et j’aurai été livré aux chiens et aux oiseaux de proie, si quelqu’un par pitié pour ma grande misère, ne m’eût donné place dans un sépulcre à lui. J’ai dépensé pour les pécheurs mon sang et ma vie, et je n’ai rien gardé pour moi. La pauvreté m’a tenu compagnie dans la vie et dans la mort.» Le Christ parle ainsi, et parce que mon âme avait reçu la délectation des péchés du corps, je vis les douleurs de toute nature portées par l’âme du Christ, je les vis dans leur diversité et dans leur horreur. Je vis son âme torturée par la passion de son corps, par la douleur de sa mère, par notre refus d’adorer, par notre refus de compatir. Et il ajouta: «Tu ne trouveras ni péché ni maladie de l’âme, dont je n’aie porté la peine et offert le remède. A cause des immenses douleurs que vos âmes misérables devaient subir en enfer, j’ai voulu être torturé pleinement et totalement. Ne t’afflige donc pas; mais tiens-moi compagnie dans la douleur, dans l’opprobre et dans la pauvreté. «Marie-Magdeleine était malade, elle fit ce que j’ai dit et désira sa délivrance, et fut délivrée de tout, parce qu’elle l’avait désiré. Celui qui désirerait serait délivré comme elle.» Le Crucifié ajouta: «Quand mes fils, abandonnant mon royaume, se sont faits enfants du diable, s’ils reviennent au Père, le Père a une grande joie et leur fait sentir la délectation supérieure. Le Père a une telle joie, qu’il leur donne une certaine délectation qu’il ne donne pas aux vierges fidèles. Ceci vient de l’immense amour qu’il a pour eux, et de l’immense miséricorde qu’excite la vue de leur misère. Ceci vient encore de ce que le pécheur, devant la majesté et la clémence du Seigneur, se reconnaît digne de l’enfer. C’est pourquoi plus grand l’homme aura été dans le péché, plus grand il pourra être aussi dans l’autre abîme.» Et il ajouta: «L’homme qui veut trouver la grâce doit toujours, soit dans la joie, soit dans la tristesse, tenir ma croix de bois immobile devant ses yeux.» TRENTE-SIXIÈME CHAPITRE LA JOIE Un jour, je regardais la croix, et sur elle le Crucifié; je le voyais avec les yeux du corps. Tout à coup mon âme fut embrasée d’une telle ardeur, que la joie et le plaisir pénétrèrent tous mes membres intimement. Je voyais et je sentais le Christ embrasser mon âme avec ce bras qui fut crucifié, et ma joie m’étonna; car elle sortait de mes habitudes, et, au degré qu’elle atteignit, je ne la connaissais pas encore. Depuis cet instant, il me reste une joie et une lumière sublime dans laquelle mon âme voit le secret de notre chair en communion avec Dieu. Cette délectation de l’âme est inénarrable; cette joie est continuelle; cette illustration est éblouissante au delà de tous mes éblouissements. Depuis cet instant, il m’est resté une telle certitude, une telle sécurité quant aux opérations divines qui se font en moi, que je m’étonne d’avoir autrefois connu le doute, et si tous les mondes créés prenaient une voix pour essayer de le faire renaître, ils parleraient inutilement; car je vois, dans les transports d’un plaisir qui ne se raconte pas, je vois cette main qu’il m’a montrée avec la marque des clous, et qu’il montrera le jour où il dira: «Voilà ce que j’ai souffert pour vous.» Maintenant encore, quand je suis dans cette vision et dans cet embrassement, une telle joie est communiquée à mon âme, que j’essaierais inutilement de souffrir des souffrances de Jésus; cependant je vois sa main et la plaie de sa main. Toute ma joie est désormais dans ce Dieu crucifié. Quelquefois l’embrassement est si serré qu’il semble à mon âme qu’elle entre dans la plaie du côté. Elle y est illustrée par des joies dont la parole humaine n’a pas le droit d’approcher. Foudroyante joie, qui enlève à mes jambes la force de me porter, qui me jette à terre, qui me renverse, qui m’étend là, couchée et sans parole! Ceci m’arriva une fois sur la place Sainte-Marie. On représentait la Passion! on aurait pu croire que j’allais pleurer. Je fus touchée et inondée d’une joie qui n’était pas naturelle; la joie grandit, elle grandit; je perdis la parole, et je tombai à terre, foudroyée: je venais d’avoir la chose inénarrable, l’éblouissement de gloire. J’avais eu soin de m’écarter de ceux qui m’entouraient, étonnée moi-même de ma joie en face de la Passion. Alors je perdis l’usage de mes membres, je tombai à terre, sans parole, foudroyée. Et il me sembla que mon âme entrait dans la plaie du Christ, la plaie du côté. Et dans cette plaie, au lieu de la douleur, je buvais une joie dont il m’est impossible de dire un seul mot. TRENTE-SEPTIÈME CHAPITRE LES TRONES C’était pendant la messe; je tâchais de me plonger dans les abîmes où me jettent l’humilité et la bonté de Dieu, quand il veut bien s’approcher de nous dans le saint Sacrement de l’autel. Je fus ravie en esprit, et j’eus pour la première fois une vision intellectuelle relative au saint Sacrement. Il me fut dit d’abord que le corps du Christ peut être en même temps sur tous les autels du monde, par la vertu de la Toute-Puissance, qui ne peut entrer dans la mesure étroite des pensées d’un homme vivant sur cette terre. «L’Ecriture, disait la voix, parle beaucoup de cette puissance; mais ceux qui lisent comprennent peu. Ceux à qui j’accorde un certain sentiment de moi-même comprennent plus, mais ceux-là même comprennent fort peu. Mais un instant viendra où vous verrez la lumière.» Ensuite, je vis dans un éclair comment Dieu vient dans le saint Sacrement. Ni avant, ni depuis, je n’ai rien éprouvé de semblable. Puis je vis comment Jésus-Christ vient avec une armée d’anges, et la magnificence de son escorte se laissa savourer par mon âme avec une immense délectation. Je m’étonnai un moment d’avoir pu prendre plaisir à regarder des anges. Car habituellement toute ma joie est condensée en Jésus-Christ seul. Mais bientôt j’aperçus dans mon âme deux joies parfaitement distinctes: l’une venant de Dieu, l’autre des anges, et elles ne se ressemblaient pas. J’admirais la magnificence dont le Seigneur était entouré. Je demandais le nom de ceux que je voyais. «Ce sont des Trônes», dit la voix. Leur multitude était éblouissante et si parfaitement innombrable, que, si le nombre et la mesure n’étaient pas les lois de la création, j’aurais cru sans nombre et sans mesure la sublime foule que je voyais. Je ne voyais finir cette multitude ni en largeur ni en longueur; je voyais des foules supérieures à nos chiffres. TRENTE-HUITIÈME CHAPITRE LES ANGES C’était en septembre, à la fête des saints anges. J’étais à l’église de Foligno et je voulais communier. Je priais les anges, surtout saint Michel et les séraphins, et je disais: «O anges administrateurs, qui avez reçu de Dieu l’office et le pouvoir de le communiquer par la connaissance et l’amour, je vous supplie de me le présenter tel que le Père des miséricordes l’a donné aux hommes, tel qu’il veut lui-même être reçu et adoré, pauvre, souffrant, méprisé, blessé, ensanglanté, crucifié et mort.» Les anges me répondirent avec une douceur et une complaisance indicible: «Puisque tu as trouvé grâce devant le Seigneur, le voici; tu le possèdes. Nous te le présentons; et par-dessus ce que tu as demandé, nous te donnons la puissance de le présenter et de le communiquer aux autres.» En effet, je vis, dans le saint Sacrement, avec les yeux de l’esprit, la présence réelle; je vis Celui que j’avais voulu voir, tel que j’avais voulu le voir, souffrant, ensanglanté, crucifié et mort; je ressentis une telle douleur que mon cœur me sembla prêt à éclater; et, de l’autre côté, la présence des anges m’inonda d’une telle joie, que si je ne l’avais pas sentie, je n’aurais pas cru la vue des anges capable de la donner. Pendant ces temps-là, une messe se disait. Le prêtre approchait de la communion. Comme il rompait l’hostie pour la prendre, j’entendis une voix lamentable qui disait: «Oh! combien il y en a qui, rompant l’hostie, font couler le sang de mes veines!» Je pensai que ce prêtre n’était peut-être pas ce qu’il aurait dû être, et je dis: «Seigneur, que ce pauvre frère ne soit plus ainsi.» La voix me répondit: «Il ne sera pas ainsi pendant l’éternité.» TRENTE-NEUVIÈME CHAPITRE MARIE Un jour j’entendais la messe; et au moment de l’élévation, à l’instant où les assistants se mettaient à genoux, je fus ravie en esprit: la Vierge m’apparut et me dit: «Ma fille, la bien-aimée de Dieu, et ma bien-aimée, mon Fils est déjà venu à toi, et tu as reçu sa bénédiction.» Elle me fit comprendre que son Fils était sur l’autel après la consécration de l’hostie. J’entendis ce que je n’avais jamais entendu; j’entendis qu’il s’agissait d’une joie nouvelle absolument. En effet, la joie qui résulta des paroles entendues fut telle, que si l’on me disait: «Existe-t-il une créature qui puisse l’exprimer par une parole quelconque?» je répondrais: «Je ne sais pas et je ne crois pas.» La Vierge parlait avec une grande humilité, et déposait dans mon âme un sentiment nouveau d’une douceur inconnue. Une chose m’étonnait c’était d’avoir pu rester debout. Je ne tombai pas à terre, et je n’y comprends rien. Elle ajouta: «Après la visite et la bénédiction du Fils, il est convenable que tu reçoives celle de la Mère. Sois bénie par mon Fils et par moi. Que ton travail soit d’aimer dans toute la mesure de tes puissances; car tu es beaucoup aimée, et tu arriveras vers l’objet sans fin.» J’éprouvai une joie nouvelle, qui n’était surpassée par aucune joie connue, mais elle fut bientôt surpassée par elle-même; car elle augmenta au moment de l’élévation. Je ne vis pas le corps de Jésus-Christ sur l’autel; je le vois souvent; je ne le vis pas ce jour-là. Mais je sentis la présence de Jésus-Christ dans mon âme; je la sentis en vérité. J’appris alors que, pour embraser une âme, il n’y a pas d’embrasement semblable à la présence du Christ; ce n’était pas le feu qui me brûle ordinairement; celui-là était extraordinairement doux. Quand cette flamme est dans l’âme, je réponds de la présence de Dieu; lui seul peut l’allumer. Dans les moments comme celui-là, mes membres croient qu’ils vont se séparer. J’entends même le bruit qu’ils font; on dirait un déboîtement. J’éprouve surtout cette impression-là au moment de l’élévation. Mes doigts se séparent et mes mains s’ouvrent. QUARANTIÈME CHAPITRE PLÉNITUDE Un jour je m’approchais de la sainte table, et j’entendis la voix, et elle me disait: «Bien-aimée, tout bien est en toi, et tu vas recevoir tout bien.» Je me dis intérieurement: «Si le bien est en toi, pourquoi vas-tu le recevoir?» Et la voix répliqua: «L’un n’empêche pas l’autre.» Le moment de la communion approchait, et j’entendis: «Le Fils de Dieu est maintenant sur l’autel, et selon son humanité et selon sa divinité. La multitude des anges est unie à lui.» Je désirai voir, et je vis. Je ne voyais Jésus sous aucune forme; mais je voyais une plénitude et une beauté; je voyais le souverain Bien. «O bien-aimée, dit la voix, tu seras ainsi devant lui pendant l’éternité.» Je renonce encore une fois à raconter ma joie. Depuis peu, quand je communie, l’hostie s’étend dans ma bouche; elle n’a ni la saveur du pain, ni celle d’aucune chair connue; mais une certaine saveur de chair inconnue, saveur très prononcée et délicieuse, qui ne peut se comparer absolument à rien. L’hostie n’est pas dure comme autrefois, et ne descend pas par fragments, suivant l’ancienne habitude. Mais elle reste entière, et sa suavité est tellement divine que, si on ne m’avait recommandé de l’avaler sans tarder trop, je la garderais longuement dans ma bouche. Et elle descend tout entière, et elle a la saveur inconnue dont j’ai parlé, sans en rien dire. Quand elle descend, elle me donne un plaisir inexprimable, qui se manifeste même au dehors. Mon corps tremble, et l’immobilité m’est extrêmement difficile. Maintenant, quand je fais le signe de la croix, quand je porte la main au front, disant: Au nom du Père, je ne sens rien de nouveau. Mais quand je porte la main à la poitrine, disant: _Et du Fils_, j’éprouve un tel amour et une telle joie, qu’il se révèle et que je le sens là. Sans ordre, je n’aurais ni dit, ni permis d’écrire, ni tout le reste, ni ceci. QUARANTE ET UNIÈME CHAPITRE L’AUTEL DES ANGES C’était la fête des Anges. J’étais malade, je voulais communier. Il n’y avait personne pour m’apporter la communion. Ma tristesse était immense. Tout à coup, au plus profond de ma douleur et de mon désir, je fus portée en esprit à considérer la louange éternelle des anges, et leur office sublime, et leur assistance et leur ministère. Et voici que je fus ravie, et la multitude immense des anges m’apparut, et ils me conduisirent près d’un autel, et ils me dirent: «Voici l’autel des Anges.» Et sur l’autel ils me montrèrent la louange des Anges, c’est-à-dire Celui-là qui est leur louange, et la louange universelle, et la louange elle-même. Et les anges dirent à mon âme: «Dans Celui qui est sur l’autel est la perfection et le complément du sacrifice que tu cherches. Prépare-toi donc à le recevoir. Tu as déjà au doigt l’anneau de son amour; déjà tu es son épouse. Mais l’union qu’il veut contracter aujourd’hui avec toi est une union nouvelle; c’est un mode d’union que personne ne connaît.» Je n’essaierai pas d’exprimer la joie dans laquelle je fus ravie; car mon âme sentait tout cela dans le lieu même de la vérité, et tout ce qui peut être dit n’est qu’un vide auprès de cette plénitude inaccessible à notre pauvre langue. Ceci me fut un signe de ma prochaine délivrance; c’était au commencement de la maladie dont je vais mourir. QUARANTE-DEUXIÈME CHAPITRE DOUZE ANS Un jour je vis Jésus-Christ dans l’hostie consacrée; je le vis sous forme d’enfant. Mais cet immense enfant, Seigneur au-dessus des seigneurs, me semblait avoir en main le sceptre et le signe de la domination. Que tenait-il donc dans sa main? Il m’est impossible de le dire, et pourtant je voyais cela avec les yeux du corps. Le prêtre élevait l’hostie; tous tombèrent à genoux, excepté moi. Je restai debout; l’excès de ma joie tenait mes yeux fixés sur lui. Mais le prêtre reposa trop vite pour moi l’hostie sur l’autel. J’eus un moment cruel de tristesse et d’ennui. Si j’essayais de dire la beauté et la splendeur de Celui que je vis, il me faudrait une langue que je ne sais pas. A sa taille je lui aurais bien donné douze ans. La joie de cette vision fut tellement immense, que je la crois éternelle. Sa réalité fut si certaine, qu’elle ne laissa place à aucun doute. Dans l’éblouissement de ma joie, je ne fus pas même capable de crier, comme à mon ordinaire: Au secours! Je ne dis rien, ni de bon, ni de mauvais. Ravie par cette splendeur, je ne trouvai pas un mot à dire. QUARANTE-TROISIÈME CHAPITRE SPLENDEUR Un autre jour, pendant la messe, je fus ravie en esprit, et je parlai au Seigneur, et je lui demandai: «Vous êtes dans le saint Sacrement; mais, Seigneur, où sont vos fidèles?» Mais lui, m’ouvrant l’intelligence, répondit, et me dit: «Là où je suis, là ils sont avec moi.» J’ouvris les yeux de l’âme, et je vis cela être ainsi; et parmi les fidèles je me distinguai clairement; mais cet être que nous avions là n’était pas en dedans de la Divinité, il était en dehors. Il est seul en lui-même partout où il est; seulement il comprend toutes choses. J’ai vu le corps de Jésus-Christ dans le saint Sacrement, souvent et sous divers aspects. Quelque fois j’ai vu le cou de Jésus-Christ, mais avec une telle splendeur et un telle magnificence, qu’auprès de lui le soleil en avait bien peu. C’est cette beauté qui m’a révélé Dieu. Que le soleil est pâle à côté de lui! J’ai vu à la maison la même vision, plus belle encore. Inexprimable joie qui sera, je pense, une joie éternelle! Cette splendeur que j’ai vue à la maison ne peut se comparer qu’à celle que je vois dans l’hostie. Mais j’éprouve une peine profonde je ne puis faire entendre ce que j’ai vu. Il m’est arrivé aussi de voir deux yeux éblouissants, puis la bouche, et je ne voyais plus que cela. Ces visions ressemblent à des créations nouvelles; c’est la joie qui les opère. Ces joies immenses et variées ne peuvent être comparées entre elles; mais chacune d’elles, à force d’être immense, paraît devoir être éternelle. QUARANTE-QUATRIÈME CHAPITRE LA PRIÈRE A LA SAINTE VIERGE Ce jour-là je n’étais pas en prière: je venais de manger et je me reposais. Au moment où j’y pensais le moins, je fus ravie en esprit, et je vis la Vierge dans sa gloire. Une femme pouvait donc être placée sur un tel trône et dans une telle majesté? Ce sentiment m’inonda d’une joie ineffable. Cette gloire était possible à une femme: cela est, et je l’ai vu. Elle était debout, priant pour le genre humain; l’aptitude qui vient de la bonté et celle qui vient de la force donnaient à sa prière des vertus inénarrables. J’étais transportée de bonheur à la vue de cette prière; et pendant que je regardais la Vierge, tout à coup Jésus-Christ apparut près d’elle, revêtu de son humanité glorifiée. J’eus la notion des douleurs que cette chair avait souffertes, des opprobres qu’elle avait subis, de la croix qu’elle avait portée; les tortures et les ignominies de la Passion me furent mises dans l’esprit. Mais voici ce qu’il y eut de merveilleux: le sentiment des tourments inouïs dont j’avais connaissance, et que Jésus a soufferts pour nous; ce sentiment, au lieu de me briser de douleur, me brisait de joie. Transportée d’un bonheur inénarrable, je perdis la parole et j’attendis la mort. Et j’éprouvai une peine au-dessus de toute peine: car j’attendis en vain. La mort ne venait pas, et je ne parvenais pas immédiatement, puisqu’elle refusait de briser mes liens, à l’inénarrable qui était sous mes yeux. Cette vision dura trois jours sans interruption. Je mangeais, quoique très peu, mais, languissante de désir, je ne pouvais pas parler; j’étais renversée, prosternée, surmontée. Si j’avais quelque chose à faire, je le faisais; mais il ne fallait pas nommer Dieu devant moi, car ma joie devenait alors absolument insupportable. QUARANTE-CINQUIÈME CHAPITRE LE 2 FÉVRIER C’était le jour de la Purification de la Vierge. J’étais à Foligno, dans l’église des Frères Mineurs. Et la voix parla, elle me dit: «Voici l’heure où Marie, Vierge et Reine, vint au temple avec son Fils.» Mon âme écouta avec un grand amour, et, ayant écouté, elle fut ravie; et dans son ravissement elle vit entrer la Reine, et elle alla au-devant d’elle, tremblante de respect. J’hésitais pourtant; je craignais d’approcher. Elle me rassura, et tendit vers moi Jésus, et me dit: «O toi qui aimes mon Fils, reçois celui que tu aimes.» Elle le déposa dans mes bras; il était enveloppé de langes; il avait les yeux fermés comme dans le sommeil. La Reine s’assit, comme une femme fatiguée. Ses gestes étaient si beaux, son attitude si merveilleuse, sa personne si noble, sa vue si sublime, que mes yeux ne pouvaient se fixer sur Jésus seul, et étaient forcés de regarder sa mère. Tout à coup l’enfant s’éveilla dans mes bras: ses langes étaient tombés, il ouvrit et leva les yeux. Jésus me regarda; dans ce coup d’œil il me surmonta, il me vainquit absolument. La splendeur sortait de ses yeux, et sa joie brillait comme une flamme aveuglante. Alors il apparut dans sa majesté immense, ineffable, et il me dit: «Celui qui ne m’aura pas vu petit ne me verra pas grand.» Il ajouta: «Je suis venu à toi, et je m’offre à toi pour que tu t’offres à moi.» Alors mon âme s’offrit à lui par un mode d’oblation étonnant, sans rapport avec les paroles: je m’offris tout entière: j’offris mes fils avec moi d’une oblation entière et parfaite, ne gardant rien pour moi, rien de leurs personnes, et rien de leurs choses. Mon âme eut l’intelligence de son oblation bien reçue, et la joie de Dieu, en l’agréant, ne me resta pas inconnue. Quant à la mienne, je n’essaierai pas d’en dire un mot. Quand je sentis mon oblation agréée, la délectation intime que j’éprouvai fut trop grande, trop immense et trop douce pour que la parole approche d’elle. Une autre fois je vis la Vierge; elle m’exhorta à la connaître plus profondément elle me bénit, et me montra la douleur qu’elle souffrit pendant la Passion. QUARANTE-SIXIÈME CHAPITRE. L’EMBRASSEMENT Un jour je fus ravie en esprit; attirée, élevée, absorbée dans la lumière sans commencement ni fin, je voyais ce qui ne peut se dire. Pendant cette influence, l’image de l’Homme-Dieu m’apparut encore, à l’instant de la descente de croix. Le sang était récent, frais, rouge; il coulait des blessures ouvertes; il venait de sortir du corps. Alors dans les jointures je vis de tels déchirements, je vis les nerfs tellement étendus, et les os tellement disloqués par l’effort des bourreaux, qu’un glaive me traversa, et mes entrailles furent percées; et, quand je me souviens des douleurs que j’ai subies dans ma vie, je n’en trouve pas une qui soit égale à celle-ci. J’étais là, absorbée dans ma douleur; autour du Crucifié, j’aperçus une foule dévouée, qui prêchait en paroles et en actes la pauvreté, l’opprobre et la douleur du Crucifié. Cette foule, c’étaient mes fils spirituels. Jésus les appela, les attira à lui, les embrassa un à un avec un immense amour; puis il leur prit la tête avec ses mains, et leur donna à baiser la plaie sacrée de son Cœur. Je sentis quelque chose de l’amour qu’il avait dans les entrailles, et ma joie fut telle, que la douleur dont je viens de parler, la douleur sans exemple, s’évanouit dans mon transport. L’application que fit Jésus de mes enfants sur son Cœur ne fut pas la même pour eux tous. Pour quelques-uns d’entre eux il la répéta; pour les uns elle était plus complète, moins complète pour les autres. Quelques-uns d’entre eux furent absorbés tout entiers dans le Cœur de Dieu; la rougeur du sang vermeil était sur leurs lèvres; quelques-uns d’entre eux avaient les joues colorées; il y a certaines figures que je vis couvertes et teintes tout entières, suivant les degrés que j’indiquais tout à l’heure; et Jésus prodiguait des bénédictions, et il disait: «O bien-aimés fils, faites connaître aux hommes le chemin de la croix, par où j’ai marché dans la pauvreté, le mépris et la douleur: prenez-y la grande part qui convient à mes coopérateurs; car je vous ai choisis singulièrement, pour manifester par la parole et l’exemple, pour mettre au jour ma lumière cachée et méprisée.» Mon âme comprit que ces paroles s’appliquaient à mes fils, dans les mêmes différences et les mêmes proportions que s’était appliquée la plaie du côté. Quant à l’amour qui sortait de ses entrailles pour resplendir sur sa face et dans ses yeux; quant à l’amour qui pénétra tous ces baisers, toutes ces paroles, toutes ces bénédictions, il est dans le domaine de l’ineffable, et le silence lui convient seul[6]. [6] Celui qui écrivait sous sa dictée plaça ici une note. «Bien qu’elle eût vu les rangs que ses enfants occupaient, elle n’en désigna aucun. Elle ne voulut pas nous dire qui de nous étaient les plus aimés, il ne nous parut pas convenable d’insister pour le savoir. Chacun de nous n’a qu’à faire, dans toute la mesure de ses forces, ce qu’il faut pour s’unir.» QUARANTE-SEPTIÈME CHAPITRE LES DEGRÉS Un autre jour, j’assistais à une procession, je sentis l’attrait de l’abîme. Le Dieu incréé m’appela suivant le mode ineffable dont j’ai parlé plus haut. Je vis le Dieu un en trois personnes, et sa majesté habitait l’âme de mes fils, et les transformait en elle-même suivant les degrés dont j’ai déjà constaté les lois. Cette vue fut pour moi quelque chose comme une immensité paradisiaque. Les entrailles de Dieu se répandaient sur mes enfants, et je ne pouvais pas me rassasier de voir. Et la profondeur de la bénédiction qui tombait sur leur tête est un mystère au-dessus des paroles[7]. Puis j’entendis Dieu leur demander quelque chose: c’était le sacrifice sans réserve, l’holocauste entier, parfait, de leurs corps et de leurs âmes. [7] Moi, qui écris sous sa dictée, je contemplais en secret sa figure; ce n’était plus une figure humaine, c’était quelque chose d’angélique, c’était la joie glorifiée. La douceur et l’immensité de la bénédiction qu’elle avait vue tomber du ciel est trop ineffable pour être honorée autrement que par le silence. (_Note du frère qui écrivait sous la dictée d’Angèle._) Pesez, mes frères, pesez. Comment faut-il aimer, comment faut-il servir ce jaloux qui veut posséder, ce Dieu qui se donne, ce Dieu qui demande? J’eus encore sous les yeux la représentation du Dieu crucifié, avec la tension des jointures que j’avais déjà vue. Il était porté à travers l’air, et volait là où marchait la procession; et cette image nous suivait, sans qu’aucune main humaine fût là pour la soutenir. Je revis mes fils réunis, et l’application de leurs lèvres faite à la plaie du côté; et Jésus leur disait: «Je suis Celui qui enlève les péchés du monde. J’ai porté les vôtres, et éternellement ils ne vous seront pas imputés. Ce sang que vous voyez est le bain de la purification vraie. Ce sang est le prix de votre rédemption. Ce cœur est le lieu de votre résidence. Ne craignez pas, mes enfants, de découvrir par vos paroles et vos actions cette vérité de ma voie et de ma vie, que les méchants combattent; car je suis toujours avec vous pour vous aider et vous secourir.» Ce jour-là, et plusieurs autres jours, je vis la purification de mes fils et les trois degrés qu’elle comporte. La première purification est une grande grâce de force qui rend facile l’absence du mal. La seconde est une grande grâce de joie dans l’accomplissement du bien. La troisième est la plénitude de la perfection, et la transformation de l’âme en Dieu. Dans toutes ces grâces de rénovation, l’âme reçoit une beauté admirable. La splendeur du second degré est immense et joyeuse. Quant au troisième, il est dans le domaine de ces excès qui me réduisent au silence. Je ne peux pas en dire autre chose. Les élus du troisième degré m’apparaissaient transformés en Dieu, de sorte qu’en eux je ne vois plus que Jésus, tantôt souffrant, tantôt glorifié; il me semble qu’il les a transsubstantiés et engloutis dans son abîme. QUARANTE-HUITIÈME CHAPITRE LA LUMIÈRE Dans cette même procession, nous approchions d’une église dédiée à la sainte Vierge. Voici la Reine de grâce et de miséricorde qui s’inclina sur ses fils et ses filles; elle était d’abord sur la hauteur immense. Elle s’inclina et les bénit d’une bénédiction inconnue, et les attirant sur son cœur, elle les embrassait inégalement. On eût dit les bras tendus de l’amour. Elle était lumineuse tout entière, et semblait les absorber au-dedans d’elle-même dans une lumière immense. N’allez pas vous figurer que je voyais des bras de chair: tout cela était lumière, et lumière admirable; la Vierge, pressant les enfants contre son cœur, par la vertu de l’amour, qui sortait du fond de ses entrailles, les absorbait en elle-même. QUARANTE-NEUVIÈME CHAPITRE LES MORTS Un autre jour, parmi des multitudes de visions, saint François m’apparut dans la gloire. Il me salua de sa salutation habituelle, et la voici: «Avec toi soit la paix du Très-Haut.» La voix de saint François est toujours très pieuse, très humble, très gracieuse et très tendre. Chez ceux de mes fils qui observent, avec une ardeur de feu la loi de pauvreté, il loua beaucoup l’intention et demanda l’agrandissement pratique. Il ajouta: «Que la bénédiction éternelle, parfaite et abondante, reçue par moi du Dieu sans commencement ni fin, tombe sur la tête de ces enfants chéris, tes fils et les miens: dis-leur qu’ils vivent suivant la voix du Christ, qu’ils la manifestent en paroles et en actions. Qu’ils ne craignent pas; car je suis avec eux, et le Dieu éternel est leur soutien.» François louait mes fils de leurs bonnes intentions: il les fortifiait, il leur disait de marcher en paix, de l’aider dans ses desseins; sa bénédiction était si tendre, que ses entrailles avait l’air de sortir de lui pour se répandre sur eux. Je reçus beaucoup d’autres communications qui me concernaient, moi et mes filles; mais je ne puis les faire connaître. Ce que je viens de dire, je l’ai vu. J’ai vu clairement tomber sur nous la bénédiction de Dieu et de sa Mère. J’ai vu qu’ils veulent porter le fardeau de notre pénitence. Ils vous demandent, mes enfants, d’être les exemplaires lumineux de leur vie lumineuse, et de suivre, dans la pauvreté, le mépris et la souffrance, la route qu’ils ont suivie. Leur volonté, leur désir est de vous voir morts et vivants, ayant votre habitation dans les cieux et votre corps sur la terre. Un mort n’est remué ni par le mépris ni par l’estime des hommes. Soyez donc immuables absolument. Que la vie extérieure du monde n’atteigne pas jusqu’à vous. Prêchez la mortification plus par votre vie que par votre discussion. Que dans tous vos actes votre intention soit dans les cieux, immuable avec Jésus et Jésus crucifié. Que vous agissiez, que vous parliez, ou que vous mangiez, soyez toujours occupés intérieurement dans l’intérieur de l’Homme-Dieu, qui veut vous porter partout, enfermés en lui-même, et vous assister dans toutes vos actions. Que Celui qui daigne demander ces choses de vous, daigne aussi, ô mon Dieu, les accomplir en vous, par les mérites de sa sainte Mère. _Amen_.» CINQUANTIÈME CHAPITRE L’INVITATION Un jour, je priais Dieu qu’il me donnât quelque chose de lui. Et je fis sur moi le signe de la croix. Et je le priais aussi de me montrer quels sont ses enfants. Entre autres réponses, cet exemple me fut donné: «Un homme qui a beaucoup d’amis prépare un festin avec un soin immense et les invite; mais beaucoup d’entre eux ne viennent pas. Quelle sera la douleur de celui qui a préparé un festin très abondant, et qui a immensément dépensé? Mais avec quelle joie il reçoit ceux qui se présentent! Il les reçoit tous avec transport. Mais il y a des places réservées, des places voisines de lui, pour ses amis intimes: ceux-là mangent avec lui, et boivent dans sa coupe. --Seigneur, dis-je avec joie, quel est le festin? Quand avez-vous invité tout le monde? Oh! dites-moi, dites-moi!» Il répondit: «J’ai invité tous les hommes à la vie éternelle: que ceux-là viennent qui veulent venir! Personne ne peut s’excuser et dire: Je ne suis pas invité. Quelques-uns viennent et prennent place.» Ici Jésus me donnait à entendre qu’il est lui-même la table et la nourriture des convives. «Et ces appelés, dis-je alors, par quelle voie sont-ils venus?» «Par la voie de la tribulation, me fut-il répondu. La virginité, la chasteté ont leurs épreuves.» Et il appela par leur nom les pauvretés et les douleurs de ceux qu’il me montrait. Et ma joie fut immense; car je compris l’ordre et la raison de toutes ces choses. Tous ces élus portaient le nom de fils. Je vis comment la virginité, comment la pauvreté agissaient sur les enfants du Seigneur. Je vis comment la souffrance se convertissait en action de grâces. On ne comprend pas d’abord, mais ensuite on remercie. Je vis la route commune des élus de la vie éternelle, et il n’y a pas d’autre voie. Mais les invités qui boivent à la coupe du Seigneur sont ceux qui veulent connaître la bonté de leur Père, ceux qui veulent l’imiter et partager volontairement les fardeaux qu’il porta. Dieu permet leurs épreuves, par une grâce spéciale, pour les admettre à sa coupe. «C’est à cette table, me dit Jésus-Christ, que je fus invité à boire le calice de la Passion, si terrible en lui-même et si doux, tant je vous aimais!» Ainsi, pour ces enfants, l’amertume des tribulations se change tout entière en grâce, en douceur et en amour; car ils sentent le prix de leurs larmes. Ils sont attaqués, ils ne sont pas affligés; car plus ils sentent la tribulation, plus ils sentent Dieu, et plus leur joie grandit. C’est pourquoi je dis et j’affirme que ceux qui passent par cette voie divine en buvant le breuvage de la pénitence, boivent des joies divines. Cela m’a été dit, et je le sais d’ailleurs par une expérience personnelle, indéfiniment répétée. Mes frères se sont beaucoup moqués de moi; il n’y a pas de paroles pour rendre l’onction divine des larmes de joie qui coulaient alors sur mes joues. * * * * * Un jour j’étais si faible, malade et réduite au silence, Jésus-Christ m’apparut, les mains pleines de consolations; il me témoigna une compassion profonde et prononça cette parole: «Je suis venu pour te servir.» Or ce service consista à se tenir debout près de mon lit, et à me montrer l’apaisement de sa face, qui me plongea dans l’ineffable. Je ne le voyais que des yeux de l’esprit; mais je le voyais dans une lumière et dans une évidence que ne peuvent connaître les yeux du corps, et je ne dirai pas ma joie, car j’étais dans l’ineffable. Un jour, c’était le lundi saint, je dis à ma compagne: «Cherchons-le, il faut que j’aille aujourd’hui à la recherche de Jésus-Christ.» Et j’ajoutai: «Allons à l’hôpital; c’est peut-être là que nous le trouverons parmi les pauvres et les misérables.» Nous prîmes avec nous toutes les coiffures que nous pouvions emporter (nous ne prîmes pas autre chose, parce que nous ne disposions pas d’autres choses), et nous priâmes une servante de l’hôpital d’aller les vendre au profit des repas des pauvres. Elle fit mille difficultés; cependant, vaincue par notre grande insistance, elle vendit ces objets et acheta des poissons. Quant à nous, nous apportâmes des pains qui nous avaient été donnés à nous-mêmes pour l’amour de Dieu. Après avoir fait ces petites offrandes, nous nous mîmes à laver les pieds des femmes pauvres et les mains des hommes. Parmi ceux-ci se trouvait un lépreux dont les mains étaient hideuses, fétides et pourries. Pour celui-ci, nous ne nous sommes pas contentées de le laver. La chose faite, nous avons bu de l’eau qui venait de nous servir. Ce breuvage nous inonda d’une telle suavité, que la joie nous suivit et nous ramena chez nous. Jamais je n’avais bu avec de pareilles délices. Il s’était arrêté dans mon gosier un morceau de peau écailleuse sorti des plaies du lépreux. Au lieu de le rejeter, je fis de grands efforts pour l’avaler, j’y réussis. Il me sembla que je venais de communier. Jamais je n’exprimerai les délices dans lesquelles j’étais noyée. Si l’homme trouve l’anxiété au commencement de la pénitence, je sais quelles joies l’attendent quand il aura marché. * * * * * Un jour j’étais dévorée par une peine d’esprit, pendant un mois, il me sembla que je ne sentais plus rien de Dieu. La chose devint tellement horrible, que je ne crus abandonnée du Seigneur. Je n’étais plus même en état de me confesser. D’un côté, je voyais en moi un orgueil qui me semblait la cause de mon malheur; de l’autre côté, l’abîme de mes péchés s’ouvrit devant moi à une telle profondeur, qu’il me semblait impossible de les confesser avec une contrition digne de leur horreur, ou même de les exprimer par la parole. Je suis condamnée, disais-je, à ne pas même pouvoir me montrer dans mon horreur. Impossible de me confesser. Impossible de louer Dieu. Impossible de prier. Je ne voyais plus de divin en moi que la volonté absolue de ne pas pécher. Ni tous les biens, ni tous les maux du monde n’eussent ébranlé cela, et même je ne me trouvais pas aussi malheureuse que j’aurais mérité de l’être. Cela durait depuis un mois. J’étais torturée horriblement. Enfin Dieu eut pitié et j’entendis ces paroles: «O ma fille et ma bien-aimée, la bien-aimée du paradis l’amour de Dieu se repose en toi; et il n’est pas de femme dans la vallée de Spolète où il se repose si profondément.» Et mon âme cria: «Comment ferais-je pour vous croire, du fond de mon abîme, quand je me sens abandonnée?» Il répondit: «Plus tu te crois abandonnée, plus tu es aimée de Dieu et serrée contre lui.» Il ajouta: «Un père qui aime beaucoup son fils, lui donne avec mesure les aliments, il lui interdit le poison, et mêle de l’eau à son vin. Ainsi Dieu: il mêle les tribulations aux joies, et dans la tribulation, c’est encore lui qui les tient. S’il ne la tenait pas, l’âme s’abandonnerait et tomberait en défaillance; au moment où elle se croit abandonnée, elle est aimée plus qu’à l’ordinaire.» Ces paroles ne m’en levèrent pas ma douleur, elles ne firent que la modifier un peu. Seulement le désir des sacrements, qui m’avait abandonné, me fut rendu. Au bout de quelque temps, la tentation me fut enlevée totalement. Alors j’entendis une voix qui me disait: «Va communier. Si tu le fais, tu me reçois; si tu ne le fais pas, tu me reçois encore. Cependant communie avec la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Communie en l’honneur du Dieu tout-puissant et de la Vierge bienheureuse et du saint don, tu célèbres la fête (c’était ce jour-là saint Antoine). Tu recevras une grâce nouvelle que tu n’as pas encore reçue.» La volonté de communier m’ayant été rendue, je me confessai; mais, pendant la messe, je me vis si horriblement pleine de péchés et de défauts, que, réduite au silence, je me dis intérieurement: La communion que je vais faire sera ma condamnation. Mais tout à coup, je me trouvai dans une disposition admirable, et je reçus la puissance d’entrer dans l’intérieur de Jésus-Christ; je me plaçai au fond de lui avec une sécurité nouvelle, je sentais une confiance inconnue. Je me renfermai en lui comme une morte qui aurait la certitude admirable d’être immédiatement ressuscitée. Je communiai dans la confiance et, après la communion, j’eus un sentiment merveilleux: je sentis que la tentation avait été un bien pour moi. Cette communion fit naître dans mon âme un désir nouveau de me donner toute à Celui qui se donnait tout à moi, de me livrer à Jésus-Christ. Et depuis ce moment, je suis brûlée d’un feu nouveau; c’est le désir du martyre: ce désir fait mes délices, et j’éprouve dans les tribulations des joies que je n’avais pas encore connues. Oui, Dieu console les misérables. Un autre jour, j’étais dans de telles douleurs que je me voyais abandonnée; j’entendis la même voix, et elle disait: «O ma bien-aimée, sache qu’en cet état Dieu et toi vous êtes plus intimes l’un à l’autre que jamais.» Et mon âme cria: «S’il en est ainsi, qu’il plaise au Seigneur d’enlever de moi tout péché et de me bénir, et de bénir ma compagnie, et de bénir celui qui écrit quand je parle.» La voix répondit: «Tous les péchés sont enlevés, et je vous bénis avec cette main qui fut étendue sur la croix.» Et je vis une main étendue sur nos têtes pour nous bénir, et la vue de cette main m’inondait de joie, et vraiment cette main était capable d’inonder de joie quand elle se montrait. Et il nous dit à tous les trois: «Recevez, gardez, possédez à jamais la bénédiction du Père et du Fils et du Saint-Esprit.» Et il ajouta en me parlant: «Dis au frère qui écrit quand tu parles de travailler à se faire petit. Il est aimé du Dieu tout-puissant. Dis-lui d’aimer le Dieu tout-puissant.» Celui qui console les misérables m’a consolée bien des fois. Qu’à lui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. _Amen_. CINQUANTE ET UNIÈME CHAPITRE LA MENACE Un jour j’étais en oraison dans ma cellule, et j’entendis ces paroles: «Ceux qui ont le Seigneur Dieu pour illuminateur voient leur voie particulière dans la lumière intérieure et spirituelle. Mais quelques-uns d’entre eux ferment les oreilles de peur d’entendre, et les yeux de peur de voir. Ne voulant pas écouter la parole de Celui qui parle dans l’âme, quoiqu’ils sentent de ce côté-là la saveur divine, ils se détournent, malgré la voix intime, et suivent la voie commune. Ceux-ci seront maudits par le Dieu tout-puissant.» J’entendis cette parole, non pas une fois mais mille fois. Mais, saisie d’une tentation violente, je pris cet enseignement pour une illusion. «Comment, disais-je, voici une âme que Dieu éclaire de sa lumière, qu’il comble de ses dons, et parce qu’elle suit une route ordinaire, il la maudit». Cette parole me parut trop terrible. Je refusai avec horreur d’écouter seulement la voix qui parlait. Alors, par complaisance pour ma faiblesse, un exemple grossier me fut offert, et je reçus plusieurs fois l’ordre absolu de faire écrire et de ne pas passer sous silence. Voici cette parabole. «Un père voulait faire de son fils un savant. Le père n’épargne rien, il fait d’énormes dépenses. Il fournit magnifiquement au fils de son amour tout ce qui est nécessaire à la grande figure qu’il doit faire dans le monde. Quand certaines études sont terminées sous la direction d’un premier maître, le père fait transporter le bien-aimé dans une autre demeure, où un autre maître plus élevé lui donne de plus sublimes enseignements. Mais si le disciple ingrat, négligeant la haute science, s’en va travailler dans la boutique d’un artisan, et oublie chez un mercenaire ce qu’il tenait de la sagesse de son maître et de la magnificence de son père, celui-ci s’abîmera dans une douleur et dans une indignation proportionnées à la grandeur et à la profondeur de son amour trahi.» Le fils, c’est l’âme qui, éclairée d’abord par la prédication et par l’Ecriture, est admise dans le sanctuaire où retentit la parole de Dieu; il voit dans la lumière spirituelle comment il doit suivre la voie du Christ. Il est touché intérieurement. Dieu, qui l’a d’abord confié aux hommes et aux livres, intervient directement et lui montre la lumière que lui seul peut montrer. Il donne la haute science, afin que celui qui aura vu sa route si magnifiquement devienne la lumière des autres hommes. Mais si ce bien-aimé néglige le don de Dieu, s’il s’encroûte, s’il s’épaissit, s’il repousse cette lumière qui est la sienne, et la science de Dieu et son inspiration, Dieu lui soustrait la lumière et lui donne sa malédiction. Je reçus l’ordre d’écrire ces paroles et de les montrer au frère qui me confessait, parce qu’elles le regardent personnellement. * * * * * Un autre jour Dieu me parla et me dit: «Il y a une classe d’hommes qui ne connaissent le Seigneur que par les biens qu’ils tiennent de lui. Ceux-là le connaissent peu. Une autre classe d’hommes, qui possède aussi cette connaissance, en possède une autre plus intime. Ceux-ci sentent au fond d’eux la bonté essentielle du Seigneur.» Dans un autre entretien, je reçus une lumière, et j’entendis une voix qui criait, et dans les cris je distinguai ces paroles: «Oh! qu’ils sont grands! qu’ils sont grands! Je ne parle pas de ceux qui lisent les Ecritures que j’ai données aux hommes. Je parle de ceux qui les accomplissent.» Et elle ajouta que toute l’Ecriture est accomplie dans la vie du Christ. * * * * * Un jour, je priais et je disais au Seigneur: «Je sais que vous êtes mon Père, je sais que vous êtes mon Dieu; dites-moi ce que je dois faire: montrez-moi la route qui est la mienne; car je suis prête à obéir.» J’étais arrêtée dans cette parole depuis le matin jusqu’à l’heure de tierce... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et je vis et j’entendis... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mais ce que je vis et ce que j’entendis, il m’est absolument impossible de l’exprimer. C’était un abîme absolument ineffable, et l’abîme me montra ce qu’est Dieu, quels hommes vivent en lui, quels hommes ne vivent pas en lui, et l’abîme me dit: «Je te le dis en vérité, il n’est pas d’autre route droite que celle où j’ai marché: dans cette route, qui est la mienne, la déception n’est pas.» Cette parole me fut dite souvent. Elle m’apparut dans sa vérité et me fut montrée dans une lumière immense. CINQUANTE-DEUXIÈME CHAPITRE LES SIGNES Il est important de savoir à quels signes on peut connaître la présence de Dieu dans l’âme, et la reconnaître avec certitude. Quelquefois il arrive sans être appelé, ni prié, et apporte avec lui un feu, un amour, une suavité inconnus. Dans ce feu l’âme cueille la joie, et croit reconnaître la présence et l’opération de Dieu; mais la certitude lui manque encore. L’âme voit que Dieu est en elle, bien qu’elle ne l’y voie pas, quand elle sent sa grâce et la joie de sa grâce. Mais rien de tout cela n’est la certitude. L’âme sent l’arrivée de Dieu quand elle entend de douces paroles portant avec elles leur délectation, quand elle sent la Divinité par un attouchement délicieux; mais un doute peut rester encore, un léger doute. L’âme ne sait pas encore parfaitement et absolument si Dieu est en elle; car un autre esprit peut apporter avec lui ces sentiments. Le doute vient ou des défauts de l’âme, ou de la volonté de Dieu, qui lui refuse la certitude. L’âme possède la certitude de Dieu présent quand il se manifeste par un sentiment absolument inconnu, nouveau pour elle, étonnant et réitéré, par un feu qui arrache l’amour que l’homme a pour lui-même; l’âme possède la certitude quand elle reçoit des pensées et des paroles et des conceptions qui ne viennent d’aucune créature, quand ces conceptions sont illustrées de lumière, quand elle a de la peine à les cacher, quand elle les cache de peur de blesser l’amour, quand elle les cache par discrétion, par humilité, et pour ne pas divulguer un secret trop immense. Il m’est arrivé quelquefois; portée par une ardeur qui voulait sauver, il m’est arrivé de dire quelques secrets; on me répondait: «Ma sœur, revenez à la sainte Ecriture»; ou: «Nous ne vous comprenons pas.» Je comprenais la leçon, et rentrais dans le silence. Dans le sentiment dont je parle et qui garantit la présence du Dieu tout-puissant, l’âme reçoit le don de vouloir _parfaitement_. Elle est tout entière d’accord avec elle-même pour vouloir la vérité vraiment et absolument, en toutes choses et à tous les points de vue, et tous les membres du corps concordent avec elle et ne font plus qu’un avec elle, dans la même vérité voulue, sans résistance et sans restriction. L’âme veut _parfaitement_ les choses de Dieu qu’elle ne voulait pas auparavant, dans toute la plénitude de toutes ses puissances réunies. Le don de vouloir absolument et parfaitement est conféré par une grâce où l’âme sent la présence du Dieu tout-puissant, qui lui dit: «C’est moi, ne crains pas.» L’âme reçoit le don de vouloir Dieu et les choses de Dieu d’une volonté qui ressemble à l’amour absolument vrai dont Dieu nous a aimés; et l’âme sent que le Dieu immense s’est immiscé en elle et lui tient compagnie. Quand le Dieu très haut visite l’âme raisonnable, l’âme reçoit quelquefois le don de le voir; elle le perçoit au fond d’elle, sans forme corporelle, mais plus clairement qu’un homme ne voit un homme. Les yeux de l’âme voient une plénitude spirituelle, sans corps, de laquelle il est impossible de rien dire, parce que les paroles et l’imagination font défaut. Dans cette vue l’âme, délectée d’une délectation ineffable, est tendue tout entière sur un même point, et elle est remplie d’une plénitude inestimable. Cette vue par laquelle l’âme voit le Dieu tout-puissant sans pouvoir regarder autre chose est si profonde, que je regrette le silence auquel me réduit l’abîme. La chose ne peut être ni touchée, ni imaginée; elle ne peut pas non plus être appréciée. La présence de Dieu a d’autres signes, et je vais en citer deux. Le premier est une onction qui renouvelle subitement l’âme, qui rend le corps docile et doux, l’esprit invulnérable à la créature, et inaccessible au trouble. L’âme sent et écoute les paroles que Dieu lui dit. Dans cette immense et ineffable onction, l’âme reçoit la certitude que vraiment le Seigneur est là: car il n’y a ni saint ni ange qui puisse faire ce qui est fait en elle. Elles sont tellement ineffables, ces opérations, que j’éprouve une vraie douleur de ne rien dire qui soit digne d’elles. Que Dieu me pardonne, car ne n’est pas ma faute; je manifesterais de tout mon cœur quelque chose de sa bonté, si je pouvais et s’il voulait. Quant à l’autre opération qui révèle à l’âme raisonnable la présence du Dieu tout-puissant, la voici: c’est un embrassement. Dieu embrasse l’âme raisonnable comme jamais père ni mère n’a embrassé un enfant, comme jamais créature n’a embrassé une créature. Indicible est l’embrassement par lequel Jésus-Christ serre contre lui l’âme raisonnable; indicible est cette douceur, cette suavité. Il n’est pas un homme au monde, qui puisse dire ce secret, ni le raconter, ni le croire, et quand quelqu’un pourrait croire quelque chose du mystère, il se tromperait sur le mode. Jésus apporte dans l’âme un amour très suave par lequel elle brûle tout entière en lui; il apporte une lumière tellement immense, que l’homme, quoiqu’il éprouve en lui la plénitude immense de la bonté du Dieu tout-puissant, en conçoit encore infiniment plus qu’il n’en éprouve. Alors l’âme a la preuve et la certitude que Jésus-Christ habite en elle. Mais qu’est-ce que tout ce que je dis auprès de la réalité? L’âme n’a plus ni larmes de joie, ni larmes de douleur, ni larmes d’aucune espèce la région où l’on pleure de joie est une région bien inférieure à celle-ci. Au-dessus de toute plénitude et de toute joie, Dieu apporte en lui la chose qui n’a pas de nom, qui serait le paradis, et qui défie le désir de demander au-delà d’elle. Cette joie rejaillit sur le corps, et toute injure qu’on vous dit ou qu’on vous fait est non avenue ou changée en douceur. Les contre coups que je reçois dans le corps trahissent mes secrets; ils les livrent à ma compagne ou à d’autres personnes. «Quelquefois, dit ma compagne, je deviens éclatante et resplendissante; mes yeux brillent comme des flambeaux, ou bien je suis pâle comme une morte, suivant la nature des visions. Cette joie dure, sans s’épuiser, bien des jours. J’en ai d’autres qui dureront éternellement: l’éternité ne les changera pas; elle leur donnera plénitude et perfection. Mais je les ai déjà, je les ai sur la terre. S’il survient quelque tristesse, le souvenir de ces joies me défend contre le trouble.» Enfin tant de signes peuvent donner à l’âme la certitude de Dieu possédé, que je ne puis ni les dire, ni les énumérer tous. CINQUANTE-TROISIÈME CHAPITRE L’HOSPITALITÉ Nous venons de dire comment l’âme reconnaît en elle la présence de Dieu. Mais nous n’avons rien dit de l’accueil qu’elle lui fait, et tout ce qui précède est peu de chose auprès de l’instant où l’âme reconnaît Dieu pour son hôte. Quand l’âme a donné l’hospitalité à l’étranger qui vient en elle, elle entre dans une si profonde connaissance de l’infinie bonté du Seigneur, que, souvent recueillie au fond de moi, j’ai connu avec certitude que plus on a le sentiment de Dieu, moins on peut parler de lui. Plus on a le sentiment de l’infini et de l’indicible, plus on manque de paroles; car auprès de ce qu’on veut rendre, les mots font pitié. Si un prédicateur était introduit là, s’il sentait ce que j’ai quelquefois senti, ses lèvres se fermeraient; il n’oserait plus parler, il se tairait, il deviendrait muet. Dieu est trop au-dessus de l’intelligence et de toute chose; il est trop au-dessus du domaine des paroles, des pensées et des calculs, pour que la bouche essaie d’expliquer parfaitement les mystères de sa bonté. Ce n’est pas que l’âme ait quitté le corps, ou que le corps soit privé de ses sens, mais c’est que l’âme perçoit sans leur secours. L’homme, à force de voir l’ineffable, arrive à la stupeur, et si un prédicateur, au moment de parler, entrait dans cet état, il dirait au peuple «Allez-vous-en, car je suis incapable de parler de Dieu je suis insuffisant.» Quant à moi, je sens et j’affirme que toutes les paroles sorties de la bouche des hommes depuis le commencement des siècles, et que les paroles de l’Ecriture sainte n’ont pas touché la moelle de la bonté divine, et ne sont pas, devant cette bonté, ce qu’est un grain de millet devant la grosseur de l’univers. Quand l’âme reçoit la sécurité de Dieu et est récréée par sa présence, le corps, rassasié aussi, est revêtu d’une certaine noblesse, et partage, quoique à moindre degré, la joie de l’âme. La raison et l’âme, parlant au corps restauré et aux sens, leur disent: «Voyez quels sont les biens que Dieu vous fait par moi. Infiniment plus grands sont ceux qui sont promis et seront donnés si vous m’obéissez; et maintenant comprenez quelle perte nous avons faite, vous et moi, quand vous m’avez désobéi. Obéis-moi donc désormais quand je te parlerai des choses de Dieu.» Alors le corps et les sens, sentant qu’ils partagent la délectation divine de l’âme, se soumettent et lui disent: «Mes plaisirs venaient d’en bas parce que je suis le corps; mais toi qui possèdes ces immenses capacités de joie et de gloire, tu ne devais pas te faire mon esclave: tu ne devais pas te priver et me priver des biens immenses que j’ignorais.» Le corps se plaint de l’âme, et la sensualité de la raison; mais cette longue plainte ne manque pas de douceur. Car le corps sent le plaisir et la délectation de l’âme bien supérieurs à tout ce qu’il aurait pu soupçonner, et la joie le conduit à l’obéissance. CINQUANTE-QUATRIÈME CHAPITRE LES ILLUSIONS Mais ceux qui mènent une vie spirituelle peuvent quelquefois tomber dans l’illusion. Une des causes d’erreur, et la plus grande, c’est un amour impurs mêlé d’amour-propre et de volonté propre; cet amour a, dans une certaine mesure, l’esprit du monde. Aussi le monde l’approuve et l’encourage. Cette approbation est un piège, cet encouragement est un mensonge. Dans cet état, l’homme, que le monde voit et approuve, semble brûler d’amour; il a certaines larmes, certaines douceurs, certains tremblements et certains cris qui portent les caractères de l’impureté spirituelle. Mais ces larmes et ces douceurs, au lieu de venir du fond de l’âme, sont des phénomènes qui se passent dans le corps; cet amour ne pénètre pas dans le cœur; cette douceur s’évanouit rapidement, s’oublie facilement, et produit l’amertume. J’ai fait ces expériences; je manquais alors de discernement. Je n’étais pas parvenue à la possession certaine de la vérité. Quand l’amour est parfait, l’âme, après avoir senti Dieu, sent sa part propre, qui est le néant et la mort: elle se présente avec sa mort, avec sa pourriture; elle s’humilie, elle adore, elle oublie toute louange ou tout bien qui revienne à elle-même; elle a une telle conscience de ses vides et de ses maux qu’elle sent sa délivrance entière au-dessus de la puissance des saints, et réservée à Dieu seul. Elle appelle cependant les saints à son secours; car du fond de son abîme elle n’ose parler à Dieu: elle invoque la Vierge et les saints. Si dans cet état on vous adresse une louange, la chose vous fait l’effet d’une mauvaise plaisanterie. Cet amour droit et sans mélange éclaire l’âme sur ses défauts en même temps que sur la bonté de Dieu. Les larmes et les douceurs qui se produisent alors, au lieu d’engendrer l’amertume, engendrent la joie et la sécurité. Cet amour introduit Jésus-Christ dans l’âme, et l’absence de toute illusion devient pour elle alors un fait d’expérience. Voici une autre illusion où Dieu permet quelquefois que tombent les âmes intérieures. Quand une personne dévouée à l’Esprit sent l’amour de Dieu pour elle, éprouve, fait et raconte les œuvres de l’Esprit, si elle passe la mesure de la prudence, si cette âme perd la crainte, Dieu permet qu’elle tombe dans quelque illusion, afin de connaître qui elle est, et qui il est. Voici encore une cause d’erreur. Une âme est dans la voie de l’amour sans mélange; elle sent Dieu; ses mains sont pures, son cœur est pur; elle renonce à l’estime du siècle elle renonce à passer pour sainte; elle veut plaire tout entière au Christ seul; elle se place tout entière dans le Christ, elle habite en lui elle éprouve la joie inénarrable, elle sent l’embrassement de Dieu. Oh! qu’elle rende alors à elle-même ce qui est à elle-même, et à Dieu ce qui est à Dieu Autrement Dieu permet qu’elle se trompe, il le permet pour la garder, il le permet pour qu’elle ne lui échappe pas; car il l’aime d’un amour jaloux; il la plonge dans un abîme où elle trouve deux sciences, la science d’elle-même et la science de Dieu; c’est ici qu’il n’y a plus de place pour l’erreur; l’âme voit la vérité pure. Dans cette contemplation, elle éprouve une plénitude telle, qu’elle ne se voit pas capable d’un plus immense ravissement. Absorbée d’abord dans la vue d’elle-même, elle se ferme à toute autre pensée, à tout autre souvenir. Tout à coup la bonté divine lui apparaît. Puis elle voit simultanément les deux abîmes, et le mode de sa vision est un secret entre elle et Dieu. Mais ce n’est pas tout. Dieu, qui est jaloux, lui permet encore les tribulations. CINQUANTE-CINQUIÈME CHAPITRE LA PAUVRETÉ D’ESPRIT Il y a une sauvegarde qui enlève toute place à l’illusion. Cette sauvegarde, c’est la pauvreté d’esprit. Un jour, j’entendis une parole divine qui me recommanda la pauvreté d’esprit comme une lumière, et comme un bonheur qui passe toutes les conceptions de l’entendement humain. Voici ce que dit le Seigneur: «Moi, si la pauvreté n’eût pas été si heureuse, je ne l’aurais pas aimée; et si elle eût été moins glorieuse, je ne l’aurais pas prise. Car l’orgueil ne peut trouver place qu’en ceux qui possèdent ou croient posséder. L’homme et l’ange tombèrent, et tombèrent par orgueil car ils crurent posséder. Ni l’homme ni l’ange ne possèdent rien. Tout appartient à Dieu. L’humilité n’habite qu’en ceux qui se voient destitués de tout. La pauvreté d’esprit est le bien suprême.» Dieu a donné à son Fils, qu’il aimait une pauvreté telle, qu’il n’a jamais eu et n’aura jamais un pauvre égal à lui. Et, cependant, il a pour propriété l’_Etre_. Il possède la substance, et elle est tellement à lui, que cette appartenance est au-dessus de la parole humaine. Et cependant Dieu l’a fait pauvre, comme si la substance n’eût pas été à lui. Ceci est folie aux yeux des pécheurs et des aveugles. Les sages nomment la même chose d’un autre nom. Cette vérité est si profonde, la pauvreté est si réellement la racine et la mère de toute humilité et de tout bonheur, que l’abîme où je vois cela ne peut se décrire. Le pauvre ne peut ni tomber ni périr par illusion. L’homme qui verrait le bien de la pauvreté, l’amour de Dieu tomberait sur lui; si vous considériez l’immense valeur de ce trésor, et comment il attira le cœur de Dieu, vous ne pourriez plus rien garder de périssable ni rien avoir en propre, rien. Tel est l’enseignement de la divine Sagesse qui montre à l’homme ses vides, sa pauvreté, qui le présente à lui-même dans un miroir sans mensonge, destitué de tout mérite et de tout bien; puis qui lui donne le don de la lumière, et avec la lumière, l’amour de la pauvreté. Puis l’âme voit la divine bonté, et ne trouvant rien à aimer en elle-même, elle se tourne tout entière à aimer le Dieu tout-puissant; elle fait comme elle aime, ayant perdu toute confiance en elle, et pris toute confiance en Dieu, et dans cette confiance elle trouve l’illumination, par laquelle est chassé le doute. Qui posséderait cette vérité serait inaccessible à toute illusion diabolique ou humaine; car l’esprit de pauvreté éclaire l’âme d’une lumière immense, et à cette lumière toute la vie lui apparaît, avec tout son mécanisme, et l’illusion est impossible. J’ai vu cette lumière, j’ai vu que la pauvreté, mère des vertus, sort la première des lèvres de la divine Sagesse. La divine Sagesse nous a dit par l’incarnation du Verbe: «Vous êtes mortels»; par la pauvreté d’esprit elle nous dit: «Vous êtes bienheureux.» C’est pourquoi toute sagesse humaine qui n’entre pas dans cette vérité est un néant qui conduit en enfer. Et tous les sages du monde, s’ils n’entrent pas dans cette vérité, sont des néants qui vont en enfer. Et quand l’âme voit cette vérité, elle agit sans vaine gloire, et sans retour sur elle-même. CINQUANTE-SIXIÈME CHAPITRE L’EXTASE Tout ce que l’âme conçoit ou saisit lorsqu’elle est renfermée dans ses étroites limites, n’est rien auprès du ravissement. Mais quand elle est élevée au-dessus d’elle-même, illustrée par la présence de Dieu, quand Dieu et elle sont entrés dans le sein l’un de l’autre, elle conçoit, elle jouit, elle se repose dans les divins bonheurs qu’elle ne peut raconter. Ils écrasent toute parole et toute conception. C’est là que l’âme nage dans la joie, dans la science; illustrée à la source de la lumière, elle pénètre les paroles obscures et embarrassantes de Jésus-Christ. Elle comprend aussi pourquoi, et de quelle manière la douleur sans adoucissement habita l’âme du Christ. Mon âme, ainsi illustrée, et transformée en Jésus-Christ souffrant, chercha s’il y avait là quelque adoucissement, et trouva qu’il n’y en a point. Quand mon âme se recueille dans les douleurs de l’âme du Christ, elle ne trouve là aucune place pour la joie: il n’en est pas ainsi quand elle se recueille dans les douleurs de son corps: dans ce dernier cas, elle trouve la joie après la tristesse, et à la hauteur où elle est portée, elle découvre le mystère de ces contrastes. Mon âme voit, à cette lumière, que Jésus-Christ souffrit autant, à l’expérience près, dans le sein de sa mère que sur la croix. Mon âme plonge alors dans les jugements de Dieu et dans les secrets de l’ineffable, vers lesquels Dieu la transporte. Souvent Dieu fait de tels prodiges dans mon âme que je le reconnais dans mes merveilles intérieures; car aucune créature n’en est capable, et Lui seul peut les opérer. Souvent mon âme est élevée en Dieu à de si foudroyantes joies que leur durée serait intolérable au corps qui laisserait là sur place ses sens et ses membres. Il y a un jeu que Dieu joue quelquefois dans l’âme et avec l’âme, c’est de se retirer, quand elle veut le retenir; mais la joie et la sécurité qu’il laisse en se retirant disent à l’âme: «C’était bien Lui!» Oh! Quelle vue et quel sentiment! Ne me demandez ni explication, ni analogie; il n’y en a pas. Cette illustration, cette jouissance, cette délectation, cette joie sont chaque jour différentes d’elles-mêmes. Chaque extase est une extase nouvelle, et toutes les extases sont une seule chose inénarrable. Les révélations et les visions se succèdent sans se ressembler. Délectation, plaisir, joie, tout se succède sans se ressembler. Oh! ne me faites plus parler. Je ne parle pas, je blasphème; et si j’ouvre la bouche, au lieu de manifester Dieu, je vais le trahir. CINQUANTE-SEPTIÈME CHAPITRE CONNAISSANCE DE DIEU ET DE SOI Je suis une aveugle, je vais dans les ténèbres. La vérité n’est pas en moi. Suspectez, ô mes enfants, les paroles de cette pécheresse, et ne les suivez que quand elles ressemblent aux vestiges de Jésus-Christ et placent vos pieds dans l’endroit où il a mis les pieds. Mes enfants, je ne suis plus disposée à écrire, mais à pleurer. Quand pleurerai-je enfin mes péchés et leur terrible rédemption? Quand pleurerai-je la Passion du Fils de Dieu, du Juste, la Passion de l’Immaculé? Mais vous m’écrivez! Je suis obligée d’écrire pour vous répondre. Ce que je vous dis, c’est la plus récente impression de mon cœur. Sachez que rien ne vous est nécessaire, rien, excepté Dieu. Trouver Dieu, recueillir en Lui vos puissances, voilà l’unique nécessaire. Pour ce recueillement il faut couper toute habitude superflue, toute familiarité superflue avec les créatures, quelles qu’elles soient, toute connaissance superflue, toute curiosité superflue, toute opération et occupation superflues. En un mot, il faut que l’homme se sépare de tout ce qui divise. Il faut qu’essayant de pénétrer dans l’abîme de ses misères, il se recueille dans son passé, dans son présent, dans les probabilités de son avenir éternel. Que ceci soit fait tous les jours, ou du moins toutes les nuits. Puisque l’homme tourne et retourne son cœur, qu’il tâche de pénétrer dans la connaissance du Dieu des miséricordes, dans la dispensation de sa pitié suprême, réalisée par Jésus-Christ vis-à-vis de toutes nos misères; qu’il veille sur sa mémoire, pour qu’elle garde le souvenir du bienfait infini. Se connaître! connaître Dieu! voilà la perfection de l’homme, et je n’ai aucun goût à rien dire ou écrire en dehors de ces deux paroles: Se connaître! connaître Dieu! Contempler sa prison, sa prison sans issue, et si l’homme ne trouve pas le bonheur dans cette prison, qu’il s’adresse à un autre et ne se repose pas sur son grabat! O mes chers enfants, visions, révélations, contemplations, tout n’est rien sans la vraie connaissance de Dieu et de soi: je vous le dis en vérité, sans elle, rien ne vaut. Aussi je me demande pourquoi vous désirez mes lettres, puisque mes lettres ne peuvent rien pour votre joie, excepté si elles vous portent la vertu de mon cri: se connaître! connaître Dieu! Quel ennui de parler pour dire autre chose! Silence! silence sur tout ce qui n’est pas cela! Oh! priez Dieu qu’il donne cette lumière à tous mes enfants, et qu’il fixe votre demeure en elle! Que la connaissance de Dieu vous soit nécessaire, ceci est évident; mais comme notre fin est le royaume des cieux, auquel nous ne pouvons ni ne devons parvenir, qu’informés sur le type de l’Homme-Dieu, il est nécessaire de le connaître, Lui, sa vie, ses œuvres, et sa route vers la gloire, pour posséder son royaume par ses mérites, transformés en lui-même par la grâce de sa ressemblance. Il est absolument nécessaire de connaître l’Homme-Dieu, sa croix, sa Passion, et la forme de vie qu’il nous a donnée. C’est là que son infinie charité et son amour inestimable ont éclaté plus visiblement que dans toute autre grâce divine. C’est pourquoi il est absolument nécessaire, sous peine d’ingratitude, de l’aimer comme il nous a aimés, d’embrasser le prochain dans cet amour, de pleurer sur la croix, sur la Passion du Bien-Aimé, et d’être transformés en la substance de son amour. La connaissance de notre rédemption, et des choses immenses que Dieu a faites pour nous, nous provoque, nous incite et nous appelle à considérer notre noblesse immense, puisque Dieu nous a aimés jusqu’à mourir. Si cette créature que je suis eût été moins noble, si ma valeur eût été moins immense, Dieu n’eût pas fait, en vue de moi, connaissance avec la mort. Cette connaissance du Dieu crucifié découvre à notre âme la nécessité du salut. Puisque le Dieu très haut, infiniment distant de la créature, infiniment satisfait dans sa plénitude, inaccessible, s’est incliné jusqu’à notre salut, ne négligeons pas cette œuvre, qu’il n’a pas négligée, et soyons, par la pénitence, les coadjuteurs de ses éternels décrets. La connaissance du Dieu crucifié entraîne un nombre infini d’autres bienfaits. Le sang qui sauve allume le feu. Voici encore une des nécessités qui nous obligent à descendre dans l’abîme où l’on connaît le Dieu crucifié. _L’homme_, mes enfants, _aime comme il voit_. Plus nous voyons de cet Homme-Dieu crucifié, plus grandit notre amour vers la perfection, plus nous sommes transformés en Celui que nous voyons. Dans la mesure où nous sommes transformés en son amour, nous sommes transformés en sa douleur; car notre âme voit cette douleur. Plus l’homme voit, plus il aime; plus il voit de la Passion, plus il est transformé, par la vertu de la compassion, en la substance même de la douleur du Bien-Aimé. Plus l’homme voit de la Passion, plus il aime, plus il est transformé en Celui qu’il aime, par la vertu de la douleur. Comme il est transformé en amour, il est transformé en douleur par la vision de Dieu et de soi-même. O perfection de la connaissance! O Dieu! quand l’âme plonge dans l’abîme sans fond de l’altitude divine que je blasphème si je la nomme, quand l’âme plonge dans l’abîme de son indignité, de sa vileté, de son péché, quand l’âme voit le Dieu très haut devenu l’ami, le frère, la victime du pécheur, verser pour ce misérable, dans une mort infâme, le sang précieux, plus elle plonge profondément ses regards dans le double abîme, plus profondément se réalise dans l’intime de ses entrailles le mystère de l’amour, la sacrée transformation. Quand l’âme voit la créature à ce point remplie de défauts que sa lumière même est un aveuglement; car elle en est tellement encombrée qu’auprès de la réalité tout ce qu’elle en voit n’est rien; quand l’âme se voit, à la lumière que Dieu lui montre, quand elle se voit cause de la douleur inouïe que Jésus-Christ a soufferte pour elle; quand elle aperçoit cette immensité plus qu’excellente, s’inclinant vers cette vile créature, naissant et mourant pour elle dans l’ineffable crucifiement; quand l’âme entre dans cette connaissance, elle se transforme en douleur, et plus profonde est la connaissance, plus profonde est la douleur. Si pendant sa vie un homme cherche à en satisfaire un autre, au moment de la mort il redouble de sollicitude. Mais le Roi des rois, bien qu’une douleur immense et continue l’eût d’avance étendu sur la croix depuis sa conception, au lieu d’un lit de pourpre et d’un tapis doré, quand vint l’heure de sa mort il se trouva en face de cette croix si vile, si abominable qu’il ne put être soutenu et attaché à elle que par le moyen des clous qui le perçaient; il fallut les clous des pieds et les clous des mains pour le retenir, autrement il tombait. Au lieu de serviteurs empressés, il eut les satellites du diable, s’ingéniant à rendre le supplice plus cruel, et aidant la torture à pénétrer plus profondément dans l’intime des entrailles; et ils lui refusèrent la goutte d’eau qu’il demandait, et qu’il demandait en criant. Oh! mon Dieu, quand l’âme voit ces choses, quand elle s’abîme dans la contemplation de sa misère, quand elle se connaît telle qu’elle est, elle qui s’est précipitée dans la misère infinie, qui a mérité des supplices éternels, qui est devenue la risée de Dieu, des anges, des démons et de toute créature; quand elle voit le Dieu très haut, le Seigneur Jésus-Christ, Celui qui possède tout, ayant envahi la pauvreté, pour relever l’homme de cet opprobre! Lui qui trouve dans son essence toutes délices et toute béatitude, quand elle le voit plongé dans la douleur, pour nous arracher à l’éternel tourment, satisfaire et porter pour nous! Lui Dieu, au-dessus de la louange, à qui seul appartient la gloire, dans l’obéissance, dans l’humiliation, dans tous les mépris, dans tous les opprobres; quand il apparaît revêtu de honte, pour nous communiquer la gloire; quand l’âme entre dans cette vue, elle est transformée en douleur, et sa transformation n’a pour mesure que la profondeur de sa contemplation. Oui, oui, encore et toujours, plus profondément l’âme connaît cette altitude divine, cette bonté infinie, prouvée par des faits, et ce vide humain, cette ingratitude, cette vileté de la créature, plus profondément elle est blessée d’amour et de douleur, plus absolument elle est transformée en Lui. Voilà toute la perfection: se connaître! connaître Dieu! Nécessité suprême qui domine toute nécessité! Etre éternellement penchée sur le double abîme, voilà mon secret! O mon fils, je t’en supplie de tout mon cœur, ne lève pas les yeux; tiens-les fixés sur la Passion, parce que cette vue, si tu lui es fidèle, allume dans l’âme lumière et feu! Si tes yeux s’égarent essaie de les tenir et de les fixer là. Je t’en prie, je t’en supplie! Quand ton âme n’est pas levée à la contemplation de l’Homme-Dieu crucifié, recommence, et rumine intérieurement les voies de la croix. Si ceci est encore trop fort pour toi, prononce au moins des lèvres les paroles qui représentent la Passion; parce que l’habitude des lèvres finira par devenir une habitude du cœur: il prendra feu à son tour. Sa vue, mon fils, sa vue! Si l’homme voyait la Passion de l’Homme-Dieu par une parfaite contemplation, s’il embrassait d’un regard profond sa pauvreté, ses opprobres, ses douleurs, l’anéantissement qu’il a subi pour nous; si, par la vertu de la grâce, il voyait ces choses telles qu’elles sont, il suivrait Jésus-Christ par la pauvreté, par une continuelle compassion, par la route du mépris: il se compterait pour rien, j’en suis certaine. Quant à la grâce divine, tout le monde peut l’avoir et la trouver; et l’homme est sans excuse; car Dieu, dans sa munificence, la donne généreusement à qui la veut et la cherche. Je désire, mon fils, que ton cœur soit vide de tout ce qui n’est pas le Dieu éternel, sa connaissance et son amour, et que ton esprit n’essaie pas de se remplir de ce qui n’est pas Lui. Si la chose est trop haute pour toi, possède au moins et garde la connaissance du Dieu crucifié; si cette seconde vue t’est retirée comme la première, refuse le repos, mon fils, jusqu’à ce que tu aies retrouvé et reconquis l’un ou l’autre de ces deux rassasiements. Ecoute encore, mon fils, crois fermement ce que je vais te dire. Celui qui cherche la route et l’approche de Dieu, celui qui veut jouir de Dieu dans ce monde et dans l’autre, que celui-là connaisse Dieu en vérité, non pas par le dehors et superficiellement, qu’il ne s’arrête pas aux paroles dites ou écrites, ou aux analogies tirées des créatures. Cette façon de connaître, qui est en rapport avec la parole humaine, est une connaissance sans profondeur. Il faut connaître Dieu en vérité par une intelligence profonde de sa valeur absolue, de sa beauté absolue, de son absolue hauteur et douceur, et vertu, bonté, libéralité, miséricorde et tendresse; il faut le connaître comme étant le souverain Bien, dans l’absolu. L’homme sage et l’homme vulgaire connaissent tous deux, mais bien différemment. Celui qui possède la sagesse connaît la chose dans son fond et dans sa réalité, l’autre, dans son apparence. L’homme vulgaire, qui trouve une pierre précieuse, l’apprécie et la désire pour son éclat et pour sa beauté, sans voir plus loin; le sage l’aime et la désire, parce qu’au delà de son éclat et de sa beauté il voit sa valeur vraie et sa vertu cachée. Ainsi l’âme qui a la sagesse ne se soucie pas de connaître Dieu par la considération superficielle des apparences. Elle veut le connaître en vérité; elle veut expérimenter ce qu’il vaut, sentir le goût de sa bonté; il n’est pas pour elle seulement un bien, mais le souverain Bien. Pour cette bonté immense, en le connaissant elle l’aime, en l’aimant elle le désire. Et le souverain Bien se donne à elle, et l’âme le sent: elle goûte sa douceur et jouit de sa délectation; et l’âme participe au souverain Bien. Blessée du souverain Amour, blessée et brûlante, elle désire tenir Dieu; elle l’embrasse, elle le serre contre elle et se serre contre lui; et Dieu l’attire avec l’immense douceur, et la vertu de l’amour les transforme l’un dans l’autre, l’aimant et l’aimé, l’aimé et l’aimant. L’âme embrasée par la vertu de l’amour se transforme en Dieu, son amour. Comme le fer embrasé reçoit en lui la chaleur, et la vertu, la puissance et la forme du feu, et devient semblable au feu, et se donne tout entier au feu, et s’arrache à ses propres qualités, donnant asile au feu dans l’intime de sa substance; ainsi l’âme, unie à Dieu par la grâce parfaite de l’amour, se transforme en Dieu sans changer sa substance propre, mais par la vertu du mouvement qui transporte en Dieu sa vie divinisée. Connaissance de Dieu! O joie des joies, Seigneur! c’est elle qui précède, l’amour vient après, l’amour transformateur! Qui connaît dans la vérité, celui-là aime dans le feu. Or, cette connaissance profonde, l’âme ne peut l’avoir ni par elle-même, ni par l’Ecriture, ni par la science, ni par aucune créature; ces choses extérieures peuvent disposer l’âme à la connaissance; mais la lumière divine et la grâce de Dieu peuvent seules l’y introduire. Pour obtenir de Dieu, souverain bien, souveraine lumière et souverain amour, cette connaissance, je ne connais pas de voie plus sûre et plus courte qu’une prière pure, continuelle, humble et violente; une prière qui ne sorte pas seulement des lèvres, mais de l’esprit et du cœur, et de toutes les puissances de l’âme, et de tous les sens du corps; une prière pleine d’immenses désirs, qui supplie et qui se précipite sur son objet. Que l’âme qui veut découvrir la Pierre précieuse et connaître en vérité et voir la Lumière, prie, médite et lise continuellement le livre de vie, qui est la vie mortelle de Jésus-Christ. Notre Père, le Dieu très haut, enseigne et montre à l’âme la forme, le mode et la voie de la connaissance, cette voie qui est l’amour; et cet exemplaire, ce modèle, ce type, c’est dans le Fils que le Père le montre. C’est pourquoi, mes chers enfants, si vous désirez la lumière de la grâce, si vous voulez arracher votre cœur aux soucis, mettre des freins aux funestes tentations, et devenir parfaits dans la voie de Dieu, fuyez sans paresse à l’ombre de la croix de Jésus-Christ. En vérité, il n’est pas d’autre voie ouverte aux fils de Dieu: il n’est pas d’autre moyen pour le trouver et le garder que la vie et la mort de Jésus-Christ crucifié: c’est ce que j’appelle le livre de vie. La lecture n’est permise qu’à l’oraison continuelle, laquelle illumine l’âme, l’élève et la transforme. L’âme illuminée par la lumière de l’oraison voit clairement la voie du Christ préparée et foulée par les pieds du Crucifié. Quand elle court dans cette voie, l’âme se sent non seulement délivrée du poids que pèsent le monde et ses soucis accablants, mais élevée vers la délectation et la douceur divine. Consumée et brûlée par l’incendie que Dieu allume, elle est changée en lui-même: l’oraison assidue trouve tout dans la vue de la croix. Fuis vers cette croix, mon fils, et mendie la lumière au Crucifié qu’elle soutient. Va lui demander de te connaître, afin de puiser dans ton abîme la force de t’élever jusqu’à sa joie divine. Au pied de sa croix, tu t’apparaîtras incompréhensible, quand tu verras quel misérable Dieu a racheté et adopté pour fils. Ne sois pas ingrat; fais toujours, toujours la volonté d’un tel Père. Si les enfants légitimes de Dieu ne font pas sa volonté, que feront les adultérins? J’appelle adultérins ceux qui, loin de la maison paternelle, s’égarent dans la concupiscence. J’appelle enfants légitimes ceux qui, dans la pauvreté, la douleur et l’opprobre, cherchent la ressemblance du Crucifié. Ces trois choses, mon fils, sont le fondement et le sommet de la perfection. Ce sont elles qui éclairent l’âme, l’achèvent et la préparent à la transformation divine. Connaître Dieu, se connaître, ici toute immensité, toute perfection, et le bien absolu; là, rien; savoir cela, voilà la fin de l’homme. Mais cette manifestation n’est faite qu’aux enfants légitimes de Dieu, aux fils de la prière, aux ardents lecteurs du livre de vie. C’est devant leurs yeux que le Seigneur étale les caractères sacrés du livre. C’est là que sont écrites toutes les choses que le désir cherche; c’est là qu’on boit la science qui n’enfle pas, toute vérité nécessaire à soi et aux autres. Si tu veux la Lumière supérieure à toute lumière, lis dans le livre; si tu ne lis pas légèrement, comme quelqu’un qui court, tu trouveras, pour toi et pour tout homme, ce qu’il faut. Et si tu prends feu dans cette fournaise, tu recevras toute tribulation comme une consolation dont tu n’étais pas digne. Je vais dire quelque chose de plus fort. Si la prospérité et la louange viennent à toi, attirées par les dons de Dieu, tu ne seras ni enflé, ni exalté: car dans le livre de vie tu verras en vérité que la gloire n’est pas à toi. Un des signes, mon fils, qui montrent à l’homme la grâce de Dieu présente à lui, c’est, en face de la gloire, le don d’inventer un abîme pour s’humilier de plus bas. Avant tout, mon fils, sache cela: le double abîme et le livre de vie. CINQUANTE-HUITIÈME CHAPITRE LE LIVRE DE VIE Sachez que ce livre de vie n’est autre que Jésus-Christ, Fils de Dieu, Verbe et sagesse du Père, qui a paru pour nous instruire par sa vie, sa mort et sa parole. Sa vie, quelle fut-elle? Elle est le type offert à qui veut le salut; or sa vie fut une amère pénitence. La pénitence fut sa société depuis l’heure, où, dans le sein de la Vierge très pure, l’âme créée de Jésus entra dans son corps, jusqu’à l’heure dernière où son âme sortit de ce corps par la mort la plus cruelle. La pénitence et Jésus ne se quittèrent pas. Or voici la société que le Dieu très haut, dans sa sagesse, donna en ce monde à son Fils bien-aimé: d’abord, la pauvreté parfaite, continuelle, absolue; ensuite, l’opprobre parfait, continuel, absolu; enfin, la douleur parfaite, continuelle, absolue. Telle fut la société que le Christ choisit sur la terre pour nous montrer ce qu’il faut aimer, choisir et porter jusqu’à la mort. En tant qu’homme, c’est par cette route qu’il est monté au ciel; telle est la route de l’âme vers Dieu, et il n’y a pas d’autre voie droite. Il est convenable et bon que la route choisie par la tête soit la route choisie par les membres, et que la société élue par la tête soit élue par les membres. CINQUANTE-NEUVIÈME CHAPITRE PREMIÈRE COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST: LA PAUVRETÉ La première compagne de Jésus fut une pauvreté continuelle, parfaite, immense. Elle a trois formes: l’une grande, l’autre plus grande, qui s’unit à la première; la troisième, qui, jointe à la première et à la seconde, fut parfaite. Voici le premier degré. Jésus fut destitué de tous les biens de ce monde. Il n’eut ni terre, ni vigne, ni jardin, ni propriété, ni or, ni argent il ne reçut de secours humain que dans la mesure rigoureusement nécessaire au soulagement de l’extrême indigence. Il eut faim, il eut soif, il fut misérable, il eut froid, il eut chaud, il travailla; tout fut pour lui austère et dur; il ne voulut aucune des recherches de la vie; il usa des choses communes et grossières qui se rencontraient dans cette province, où, sans feu ni lieu, il vivait en mendiant. La seconde pauvreté, supérieure, à la première, fut la pauvreté de parents et d’amis, l’éloignement des grands, des puissants, des amitiés naturelles: il n’eut ni du côté de sa mère, ni du côté de Joseph, ni du côté de ses disciples, personne qui lui épargnât un soufflet, un coup de marteau, un coup de fouet ou une injure. Il voulut naître d’une mère pauvre et humiliée; être soumis à un père putatif, un charpentier pauvre. Il se dépouilla de l’amour et de la familiarité des rois, des pontifes, des scribes, des amis, des parents, et ne sacrifia pour l’amour de personne aucun sacrifice qui plût ou qui pût plaire à Dieu. Mais voici la pauvreté suprême, sublime, absolue. Jésus-Christ se dépouilla de lui-même, et le Tout-Puissant se montra pauvre. Il se montra comme pauvre de puissance; il fit semblant d’être incapable. Il revêtit la misère et l’enfance; hormis le péché, il revêtit toute douleur. Les courses, les prédications, les guérisons, les visites, les opprobres, tout l’accabla, et il fit connaissance avec la fatigue. Non seulement il donna sur lui puissance aux pécheurs, mais les choses inanimées et les éléments qu’il avait créés de sa main reçurent puissance de l’affliger. Il jouait l’impuissance, il ne résistait pas, il supportait à cause de nous. Il donna aux épines la puissance de pénétrer et de percer cruellement cette tête divine et trois fois redoutable. Il donna aux liens et aux chaînes le pouvoir de l’attacher à la colonne; Celui qui en mourant fit trembler la terre, laissa quelqu’un lui lier les mains. Oh! donnez-moi, fils de Dieu, la joie de vous voir fidèles à lui; arrachez-vous les entrailles pour les verser dans cet abîme sans fond d’humilité fidèle. Voici l’Auteur de la Vie qui s’anéantit pour toi et pour sa gloire; les créatures déchirent leur Créateur, et l’Incirconscrit est attaché à une colonne. Il donna à un voile la puissance de le voiler, lui, la vraie lumière illuminant toutes choses. Il donne aux fouets de le battre; il donne aux clous de pénétrer et de percer ces pieds et ces mains qui avaient ouvert les yeux des aveugles et les oreilles des sourds. Il donne à la croix de le tenir, blessé, percé, sanglant, nu, exposé devant tous, et de lui infliger la plus cruelle des morts. Il donne à la lance d’entrer, de briser, de pénétrer ce flanc divin, ce cœur, ces entrailles; de répandre sur la terre le sang et l’eau, sortis des profondeurs sacrées de son cœur et de ses entrailles. Les créatures devaient obéir au Créateur, non au pécheur, qui abusait d’elles. Mais que cette humilité très profonde, invincible et sans exemple, que cette humilité du Dieu de gloire écrase et confonde l’orgueil de notre néant. L’Auteur de la vie s’est soumis aux choses inanimées pour te rendre la vie, à toi, misérable, qui étais devenu, dans la mort, insensible au divin. Homme qui ne sais rien, il t’a aimé au point de t’offrir la perfection. La lance aurait dû se plier et résister à la créature qui abusait d’elle; elle eût dû refuser d’entrer et de percer son Créateur. Les choses inanimées auraient refusé d’obéir à l’homme et de se tourner contre leur Dieu, si elles n’avaient reçu puissance sur lui. Il a donné aux bourreaux, aux soldats, aux Juifs, à Pilate, à tous les méchants la puissance de le juger, de l’accuser, de le blasphémer, de l’insulter, de le frapper, de le moquer, de le tuer, lui qui pouvait tout empêcher d’un mot, tout renverser d’un geste et tout anéantir, ou donner un ordre au plus petit parmi les Anges, les Puissances ou les Vertus, pour tout précipiter d’un seul coup au fond de la mer. S’il n’eût lui-même donné puissance sur lui aux choses créées, elles eussent reculé d’horreur devant la Passion. Mais il s’est soumis à tout, et il a caché sa puissance, et il s’est dépouillé aux yeux des hommes, pour apprendre aux mortels la patience, pour racheter l’homme, qui s’était lui-même dépouillé de toute sa royauté, pour lui donner, par la gloire de la résurrection, la qualité d’impassible et d’invincible. Il y a plus: pour délivrer l’homme du démon, il a donné puissance au démon de le tenter, de l’entourer de ses membres, qui sont les méchants, de le persécuter jusqu’à la mort. Le Dieu invincible par nature, l’acte premier, l’acte pur a fait à toute créature et à toute douleur cette universelle soumission, pour confondre la délicatesse de l’homme misérable, qui ne refuse pas seulement la pénitence et la douleur volontaire, mais qui repousse de toutes ses forces la douleur imposée, et murmure contre Dieu. Jésus-Christ s’est imposé une autre pauvreté. Il s’est dépouillé de sa sagesse, de la sagesse qui est à lui. On eût dit quelqu’un de vulgaire, le plus ignorant, le plus grossier des hommes. Il ne prit pas l’attitude d’un philosophe ou d’un docteur, d’un parleur, d’un écrivain, d’un savant ou d’un sage fameux; mais il se mêlait aux hommes, en toute simplicité et en toute douceur, montrant en même temps la route de la vérité par la vertu thaumaturgique. Lui, la sagesse du Père, et le Dieu des sciences, maître de l’esprit prophétique, et le soufflant où il veut, il eût pu éclater le génie scientifique et philosophique, se montrer et se glorifier; mais il dit la vérité si simplement, qu’il passait non seulement pour un homme vulgaire, mais pour un aliéné et un blasphémateur. Faudra-t-il ensuite nous enfler de notre science, chercher à passer pour des maîtres, mendier auprès des hommes un nom creux et une gloire vide? Il s’est dépouillé de lui-même, en abdiquant jusqu’à la gloire d’être saint, juste et innocent. Voici le mystère des mystères. Il suivit une voie mystique tellement en dehors de l’attente humaine, qu’au lieu de passer pour le Saint des saints, il fut tenu pour un pécheur, ami des pécheurs, pour un traître, un séducteur, un conspirateur, un ennemi public, un blasphémateur, condamné et exécuté entre deux voleurs. Et cependant il pouvait faire notre salut. Il eût pu incliner le monde, Lui, le Saint des saints, devant la gloire de sa sainteté; Lui, l’Impeccable, qui portait les péchés des peuples; Lui, le Roi des vertus et le Dieu des saints, au lieu de garder le nom de Saint, il le donna à Jean-Baptiste, son serviteur. Mais tant qu’il le put sans blesser la Vérité et la doctrine, il se dépouilla en apparence de la sainteté, pour confondre notre hypocrisie, à nous misérables, qui cherchons les apparences sans avoir la réalité, qui, par mille chemins détournés, falsifiant les faits et les tournant à notre avantage, courons à tort et à travers après la gloire qui n’est pas à nous. Il s’est encore dépouillé de lui-même, en se dépouillant de l’empire qui est à lui. Lui, le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs, dont le règne n’aura pas de fin, il vécut au milieu des hommes comme esclave. Et, en effet, on l’a vendu, il s’est trouvé des acheteurs. On lui a offert l’empire. Il a refusé. Il a obéi jusqu’à la mort à de mauvais rois, payant le tribut, se soumettant aux jugements iniques. Et non seulement les rois le trouvèrent sans défense, mais leurs plus vils ministres et sujets purent l’accabler de coups et le coucher sur la croix; et jusqu’à l’âge de trente ans c’étaient sa mère et son père putatif qui lui avaient donné leurs ordres. Parmi ses disciples, qu’il choisit rares et pauvres, au lieu de se conduire comme un maître, il déclara qu’il n’était pas venu pour être servi, mais pour servir; enfin il donna sa vie pour eux, pour les pécheurs. Au milieu de ces pauvres disciples, s’il fut roi et maître, ce fut en fait de misère, dans la faim, dans la soif, dans la douleur; il fut jaloux et prima les autres; ambitieux de la dernière place, il les servit à table, et leur lava les pieds. O immensité de notre folie! Après avoir vu ce Dieu fait domestique, nous aspirons, sans ordre et sans amour, à de vaines grandeurs et de vaines présidences! Autre était ta sagesse, autre était ta sagesse, ô Christ Emmanuel! tu savais combien terrible sera le destin des maîtres du monde, et que les puissants seront puissamment torturés (_Sap._, VI, 7), et que de leur vie, de leur autorité, et des péchés de leurs sujets, le compte le plus rigoureux sera exigé rigoureusement. Oh! que ce livre vivant confonde notre orgueil! Concevons donc enfin le désir de la dernière place, pour l’amour de Celui qui la choisit, et par pitié pour nos amis, ne supportons pas l’obéissance, mais désirons-la d’un immense désir. Le Dieu à qui tout appartient, pour nous donner l’amour de la pauvreté, fut donc pauvre absolument, pauvre en fait, en esprit et en vérité, écrasant par sa pauvreté les pensées des créatures, et sa pauvreté venait de son amour: c’est pourquoi il fut mendiant. Pauvre d’argent, pauvre d’amis, pauvre de puissance, de sagesse, et de réputation, et de dignité, pauvre de toutes choses, il prêcha la pauvreté, il annonça qu’elle jugerait le monde. Il condamna les riches; sa vie, sa parole, son exemple, tout enseigna le mépris des richesses. Mais, ô misère! ô douleur! la pauvreté d’esprit est chassée et rejetée de partout, et, pour comble d’abomination, elle est en horreur à ceux-là mêmes qui lisent le livre de la vie, qui prêchent et qui glorifient cette même pauvreté. En fait, en esprit, en vérité, elle est repoussée et détestée. Le monde la hait; Jésus l’aime; il l’a choisie pour lui et les siens; il l’a proclamée bienheureuse. Mais où est aujourd’hui l’homme, où est la femme, où est la créature qui a adopté, comme Jésus-Christ, cette glorieuse compagne? Bienheureux celui-là! Mais moi! mais moi! nous savons quel fut le partage du Fils de Dieu, notre Créateur et Rédempteur, quant aux vêtements, quant aux palais, quant aux festins, quant à la famille, quant aux amis, quant aux honneurs rendus par la vie et la science. Et cependant nous osons prendre le nom de chrétiens, nous qui avons horreur de ressembler au Christ! En paroles nous louons la pauvreté; mais nous détestons en fait l’état où a vécu le Christ. O misérables! après de telles leçons, nous repoussons le salut! Errant loin de Jésus, nous courons après des superfluités, qui, au dernier moment, nous abandonnent, et alors nous restons seuls, seuls et vides. Car, au lieu de suivre la voie droite, nous avons dévié, et la honte nous attend. Bienheureux, bienheureux en vérité, suivant la parole de Dieu; bienheureux pour le temps et pour l’éternité celui qui, réellement et en vérité, en esprit et en fait, veut l’universelle pauvreté. S’il ne se dépouille de toutes choses, dans le sens matériel; qu’il se dépouille en esprit; qu’il se dépouille dans son cœur. Voilà la vraie beauté; voilà la béatitude; voilà la clef du royaume des cieux! Mais l’autre, celui qui prêche et qui n’agit pas, l’homme des sermons sans pratique. Ah! le misérable, ah! le maudit! Il verra ce que c’est que la misère éternelle, l’éternelle inanition qu’on a dans les enfers, l’éternelle faim, l’éternelle soif! Ni ami, ni frère, ni père, ni secours, ni rédemption! Pas d’issue pour sortir! pas un seul remède dans toute la sagesse humaine! L’éternelle privation des biens qu’on a désirés contre l’ordre, et l’éternelle torture dans tous les siècles des siècles! SOIXANTIÈME CHAPITRE DEUXIÈME COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST: L’ABNÉGATION La seconde compagne que Jésus-Christ ne quitta pas pendant sa vie terrestre, ce fut la honte; il porta continuellement le poids de l’opprobre volontaire et parfait. Il vécut comme un esclave vendu et non racheté, non pas seulement comme un esclave, mais comme un esclave méchant et vicieux. Il fut chargé d’opprobres, de mépris, de chaînes, de coups, de soufflets, de meurtrissures, sans procès, sans défenseur, comme un misérable qui ne vaut pas la peine d’être jugé, que l’on envoie, entouré de voleurs, au plus honteux et au plus cruel supplice. Si quelque mortel songea à l’honorer, il échappa toujours, soit par un mot, soit par un fait, et prit le fardeau de la honte, qu’il choisissait toujours, sans le mériter jamais. Sans cause, sans prétexte, sans occasion, des hommes, à qui il n’avait fait que du bien, poursuivirent gratuitement le Maître du monde de leurs moqueries et de leurs insultes. Ils l’ont persécuté depuis le berceau; ils l’ont jeté sur une terre barbare. Le voilà qui grandit; alors on lui donne les noms de Samaritain, d’idolâtre; on le prend pour un possédé, pour un gourmand, pour un séducteur, un faux prophète. Les hommes disent entre eux: «Voilà ce viveur, ce buveur; au lieu du prophète, du juste, du thaumaturge, c’est un misérable qui chasse les démons au nom du prince des démons.» On le poussait vers les montagnes, vers les abîmes, dans l’intention de le précipiter; d’autres prenaient des pierres pour le lapider. Tout cela était entremêlé de cris contradictoires et furieux, de moqueries, de sourires, d’injures, de complots: «Il blasphème», disait-on. On tâchait de le faire mentir, de le prendre à ses paroles comme un renard à un piège; on le repoussait; toutes les portes se fermaient devant lui. Enfin, on le saisit comme un animal; on le traîne, chargé de liens, de tribunaux en tribunaux; voici les soufflets, les crachats, le roseau, la couronne d’épines; on s’agenouille ironiquement; on lui frappe la tête, on lui voile la face; on entasse les moqueries les unes sur les autres. Voici la flagellation. Comme des chiens qui ont faim, les hommes grincent des dents, le condamnent, le réprouvent comme un malfaiteur. On le conduit à la Passion, et ses disciples l’abandonnent. Un d’entre eux le renie; l’autre le trahit tous s’enfuient; il reste seul et nu, au milieu des multitudes. C’était un jour de fête, et les hommes étaient rassemblés. Comme un méchant, nu entre deux voleurs, le voilà crucifié jusqu’à ce que mort s’ensuive. A l’heure de la mort, des larmes et de l’oraison funèbre, en voici un qui raille: «Ah! c’est donc toi qui détruis le temple?» Un autre, sur un ton de mépris: «Il sauve les autres et il ne peut se sauver lui-même.» Un autre, quand la voix suppliante du mourant demandait un peu d’eau, lui offre du fiel et du vinaigre. En voici un qui, après sa mort, lui perce le cœur d’un coup de lance. Descendu de la croix, il resta couché sur la terre, nu et sans sépulcre, jusqu’à ce que quelqu’un eût obtenu pour lui la sépulture. D’autres lui cherchaient une autre querelle, divulguant ces paroles: «Nous nous souvenons, disaient-ils, que ce séducteur, etc.» Les uns cachent la résurrection, les autres la nient. Dans la vie, dans la mort, après la mort, mépris, ignominie, opprobre; il les voulut; il les porta, il choisit cette route pour aller à la résurrection et nous entraîner dans la gloire. Ainsi le Fils de Dieu s’est fait la forme, l’exemplaire, le maître et le docteur de cette science inconnue, qui est le mépris de la gloire. Absente, ne la recherchons pas. Présente, ne nous prêtons pas à elle; car il n’a jamais cherché sa gloire, mais la gloire de son Père. Il a à ce point repoussé et méprisé les honneurs, qu’il s’est précipité du haut du ciel jusqu’aux pieds de ses disciples; il s’est anéanti jusqu’à prendre la livrée de l’esclave; il a obéi jusqu’à la mort, non pas à une mort quelconque, mais à une mort choisie, la plus honteuse et la plus cruelle, celle de la croix. O misère! Qui donc aujourd’hui choisirait la société qu’il a choisie? Qui donc fuirait l’honneur et aimerait le mépris, fils de la pauvreté, l’humble état, l’humble office, et tout ce qui est humble? Qui voudrait le néant et le déshonneur? Qui ne désire l’estime et la louange pour le bien qu’il a ou qu’il fait, en action et en parole, ou qu’il croit avoir et faire? En vérité, chacun a dévié, et personne n’est fidèle, personne, pas une âme. Si quelqu’un demeurait ferme, c’est que celui-là serait un membre vivant uni à la tête du corps par un amour vivant. Il verrait Jésus-Christ agir, et chercherait la ressemblance. Il y en a qui disent: «J’aime et je veux aimer Dieu. Je ne demande pas que le monde m’honore; mais je ne veux pas non plus qu’il me méprise, qu’il me mette le pied sur la tête je ne veux pas être confondu en sa présence.» Ceci indique évidemment peu de foi, peu de justice, peu d’amour et beaucoup de tiédeur. Ou vous avez commis ce qui mérite peine et confusion, et nous en sommes là à peu près tous, ou vous ne l’avez pas commis. Dans le premier cas, si vous êtes pénitent, et non pas innocent, supportez avec patience et avec joie les conséquences de vos actes publics ou secrets, acquiescez corps et âme: cette peine et cette confusion satisfont à Dieu et au prochain suivant l’ordonnance de la divine justice. Dans le second cas, si votre cœur est innocent comme vos mains, supportez le mépris, avec la permission de Dieu, et réjouissez-vous mille fois plus dans le second cas que dans le premier cas; toute votre confusion, toute votre douleur va devenir un poids de grâce, et avec la grâce croîtra la gloire. Cette acceptation de la honte, subie et non méritée, cette acceptation de la pauvreté et des souffrances supportées en vue de Dieu grandissent les âmes saintes. L’exemple de Jésus-Christ, fuyant ce qu’on recherche, et recherchant ce qu’on fuit, montre la route de la grandeur. Sa seconde compagne lui fut fidèle comme la première. Si nous voulons pénétrer la vie du Christ Fils de Dieu dans son principe, son milieu et sa fin, nous trouvons un ensemble qui s’appelle l’humilité. Etre méprisé, réprouvé du monde et des amis du monde, tel fut son choix sur la terre. SOIXANTE ET UNIÈME CHAPITRE TROISIÈME COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST: LA DOULEUR La troisième compagne de Jésus-Christ, plus assidue, plus intime que les deux autres, ce fut cette souveraine douleur qui, depuis l’heure où son âme fut unie à son corps, ne quitta plus le Fils de Dieu. Au premier instant de l’union hypostatique, cette âme fut remplie de la Sagesse suprême. A la fois voyageur et compréhenseur, dans le sein de sa mère, Jésus commença à sentir la souveraine douleur toutes les peines que son âme et son corps devaient porter pour nous, il les connut, il les vit, il les pesa, il les pénétra dans leur ensemble et dans leur détail. Quand la mort approcha, il entra en agonie. Sa science certaine de sa mort prochaine, envisagée dans toutes ses horreurs, fit pénétrer en lui la tristesse sans nom: il sua le sang, et la terre but cette sueur. Ainsi l’âme du Christ, prévoyant la Passion dans le sein de sa mère, connut déjà l’angoisse immense: cependant le corps n’était pas encore associé à ses tortures. Jésus-Christ voyait d’avance les mouvements de ces langues infâmes, et chacun des sons que produirait chacune d’elles, tous ses supplices, sa mort, la honte et la douleur, toutes les tortures pour lesquelles il naissait, pour lesquelles il entrait parmi nous, tout lui était présent d’une présence prophétique et incessante, avec toutes les circonstances du temps marqué, de l’instrument employé, et de la mesure indiquée. Il se voyait vendu, trahi, pris, renié, abandonné, lié, souffleté, moqué, frappé, accusé, blasphémé, maudit, flagellé, jugé, réprouvé, condamné, conduit au Golgotha, comme un voleur dépouillé, nu, crucifié, mort, percé de la lance. Où habitait-il, sinon dans la douleur? Il connaissait chaque coup de marteau, chaque coup de fouet, chaque trou, chaque clou, chaque larme, chaque goutte de sang: il avait compté d’avance ses soupirs, ses gémissements, ses plaintes et celles de sa mère. Dans cette considération profonde et continuelle, comment la compagne de sa vie, comment la douleur l’aurait-elle abandonné? Outre les douleurs de l’avenir, senties prophétiquement, celles du présent, furent innombrables. A l’heure de sa naissance, il ne fut ni déposé dans un bain, ni couché sur la plume, ni enveloppé de fourrures. Il fut placé sur le foin, entre deux bêtes, dans une étable sans douceur. Et lui, le plus tendre des nouveau-nés, il commença à subir, en ouvrant les yeux, les rigueurs matérielles. Immédiatement après la crèche, voici un long voyage entrepris par cet enfant, un vieillard, puis une femme, la plus douce des mères, la plus délicate des vierges. Il faut aller en Egypte à travers ce désert immense, où les fils d’Israël vécurent quarante ans sans moyens humains. Puis ce furent les voyages au temple qu’il faisait régulièrement, suivant l’ordre établi. L’enfant faisait la route à pied, et la distance était bien grande. A l’âge d’homme, aussitôt après son baptême, il entra au désert, où il souffrit de la faim et de la soif, au point de donner au diable une espérance; car c’est ici que se place la première tentation. Jésus allait à pied à travers les campagnes, les villes, supportant la faim, la soif, la pluie, la chaleur, la froidure, la sueur, la fatigue, toutes les misères, et enfin la mort. Et, s’il porta son fardeau, ce fut pour chasser Satan, pour le renverser, pour indiquer aux hommes la voie vraie, pour leur annoncer la pénitence dans sa forme la plus humble, pour les attirer à sa suite, pour donner l’exemple, pour montrer où est le bonheur et la gloire. Quant aux douleurs de la Passion, elles sont au-dessus des paroles de l’homme et des soupçons de son cœur. La douleur de Jésus fut multiple et ineffable. Parlons d’abord de ses compassions. Sa compassion pour le genre humain, qu’il aimait d’un amour immense, le remplit d’une douleur aiguë et déchirante. Ce n’était pas seulement une compassion générale pour l’espèce humaine tombée et condamnée; c’était une compassion immense, particulière à chaque individu. Et il ne voyait pas seulement d’une vue générale les péchés de chaque individu; il mesurait exactement chaque péché et chaque châtiment, dans le passé et dans l’avenir. Chaque homme passé, présent ou futur, chaque péché de chacun de ces hommes, perça d’une douleur sans mesure Celui qui nous aimait avec une miséricorde et une compassion sans mesure. S’il était un regard capable d’entrer dans les détails innombrables des péchés humains et des souffrances humaines, ce regard-là verrait quelque chose de ce qu’a souffert le Christ pour nous. Il aimait chacun de ses élus d’un amour ineffable. La profondeur de cet amour, mesuré sur chacun d’eux, rendit continuellement présente à Jésus toute offense et toute peine passée, présente ou future, et telle était sa compassion pour chaque douleur qu’il les prit toutes sur lui dans une douleur immense. Ce fut cette compassion, immense, épouvantable, qui précipita Jésus vers la croix, vers la mort, vers l’abîme des tortures. Il voulait nous racheter! Il voulait nous soulager! Une des douleurs les plus oubliées de Jésus-Christ fut sa compassion pour lui-même. Ses tortures innombrables, et l’ineffable douleur dont il se voyait menacé, firent qu’en se regardant lui-même, il eut le cœur déchiré. Voyant et considérant que la mission qu’il tenait de son Père était de porter le poids de tous les péchés et de toutes les douleurs des élus, sentant que ces choses terribles étaient infaillibles, certaines, immanquables, et qu’il était dévoué corps et âme à leur étreinte, il fut saisi, en se regardant, d’une pitié déchirante. Imaginez l’état de l’homme qui verrait d’une vue prophétique et infaillible la plus inouïe, la plus ineffable douleur s’approcher de lui, avec la certitude d’être atteint, et qui aurait continuellement devant les yeux les détails de toutes ses tortures: il aurait pitié de lui-même. Mais jusqu’où grandirait cette pitié, si la douleur prévue et imminente était sans proportion, s’il était doué d’une intelligence et d’une sensibilité effrayante, pour sonder d’avance l’abîme de ses tortures, leur nature et leur qualité? Ces suppositions se sont réalisées dans le Christ, et tout ce que je dis n’est rien près de la réalité de ses angoisses. Si je descends, à ces comparaisons, c’est pour mettre quelque chose de son agonie à la portée de cette grossière intelligence humaine. Sa Passion fut toute sa vie dans sa mémoire. Mais voici une des souffrances les plus inconnues de Jésus-Christ. Ce fut sa compassion pour Dieu le Père, pour le Père des miséricordes. L’amour de Jésus pour le Père, pour le Dieu de toute compassion, dépasse les conceptions de l’homme. Voyant Dieu, l’objet de son immense amour, à ce point blessé de compassion pour nous qu’il livrât son Fils unique, son Bien-Aimé à la mort, et qu’il se fût livré lui-même, si cela eût été convenable, il fut saisi d’une douleur immense, et eut pitié de cette pitié. Pour inventer un remède, un soulagement au cœur de son Père, il s’humilia jusqu’à la mort et obéit jusqu’à la croix. Mais la parole humaine ne peut aborder les souffrances que j’entrevois. Je vais parler sans espérance de me faire entendre. J’affirme que la douleur du Christ fut chose ineffable. Ineffable, parce qu’elle fut une concession, une permission, un don de la Sagesse divine. Une dispensation divine, antérieure à nos pensées, supérieure à nos paroles, lui dispensait la douleur; et c’était la douleur suprême. Plus la dispensation divine fut admirable, plus la douleur qui en résulta fut perçante et déchirante. C’est pourquoi aucun entendement créé n’a la capacité nécessaire pour embrasser cette douleur. Cette dispensation divine fut le principe de toutes les douleurs de Jésus-Christ. Elle est leur _alpha_ et elle est leur _oméga_. Et s’il est impossible à l’intelligence de concevoir l’amour par lequel il nous racheta, il est également impossible de concevoir la douleur dont il souffrit. Impossible, car cette douleur était fille de la lumière. Elle provenait directement de la lumière donnée au Christ, et cette lumière était ineffable. La divinité elle-même, lumière ineffable, illuminait le Christ ineffablement, et, vivant en lui avec la dispensation dont je parle, le transformait en douleur au sein de la lumière divine. Cette douleur est un sanctuaire dont la parole n’approche pas. Jésus-Christ voyait, dans la lumière divine, l’ineffable immensité de la douleur qui faisait en lui des prodiges: douleur cachée à toute créature par la vertu de l’Ineffable. Car cette douleur, je veux dire cette lumière divine, eut pour principe et pour origine la dispensation de Dieu. Parmi les suprêmes douleurs fut la compassion de Jésus pour sa Mère, la très douce Marie. Il l’aima par-dessus toute créature. C’est d’elle qu’il avait pris sa chair virginale; et elle partageait, par-dessus toute créature, les douleurs de son Fils, car elle avait une capacité de cœur haute et profonde, par-dessus toute créature. Jésus-Christ avait une immense compassion de cette immense compassion qui du cœur, du corps et de l’âme, ne faisait qu’une seule douleur immense. Sa Mère souffrait la douleur suprême, et Jésus portait en lui la douleur de sa Mère, et cette douleur était fondée sur la dispensation divine. Une autre douleur fut l’offense du Père, objet de son immense amour. Jésus voyait quel péché était sa mort, et ce que faisait l’homme quand il crucifiait Dieu. Sa mort est le plus grand des crimes humains, passés, présents et futurs. L’injure que sa mort faisait à Dieu fut pour l’âme de Jésus-Christ un océan de douleur. Percé de compassion pour le Dieu blasphémé, percé de compassion pour l’homme déicide, la douleur lui arrache ce cri: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font!» A cause du crime sans nom, à cause du déicide, peut-être Dieu le Père allait damner le genre humain, si Jésus, comme s’il eût pour un instant oublié toute autre douleur, n’eût crié et pleuré dans la mort, pour nous et vers Dieu. La douleur de compassion pour ses apôtres et disciples pénétra Jésus-Christ. Les apôtres, les disciples, les femmes qui l’avaient suivi, souffraient horriblement. Jésus, qui les aimait d’un amour immense, porta en lui la douleur des disciples dispersés et persécutés. Outre ces douleurs, le Christ en supporta mille autres de mille natures. Je pourrais compter quatre glaives et quatre flèches sur son corps crucifié. D’abord la cruauté scélérate de ces cœurs endurcis. Ils étaient là, tout le jour, obstinés, studieux et diligents, inventant et machinant: c’était à qui trouverait la calomnie la plus noire ou le supplice le plus atroce pour exterminer le Sauveur, son nom et sa suite. La malice et l’abomination de cette colère implacable que les bourreaux portaient incessamment en eux, chacune de leurs pensées, de leurs intentions, de leurs iniquités intérieures, était un poignard pointu qui perçait l’âme de Jésus. Puis la méchanceté et la duplicité des langues qui vociféraient. Chacune des accusations, des calomnies, des résolutions injustes, des malédictions; chacun des blasphèmes, chacun des mensonges, chacun des faux témoignages, tomba sur lui, lui faisant une meurtrissure spéciale. Enfin l’œuvre barbare de sa Passion, où ils inventèrent des raffinements de cruauté qui épouvantent au premier regard. Combien de tortures compterait l’œil qui pourrait compter les violences qu’il subit, les brutalités, les soufflets, les cheveux, les poils de barbe tirés, les crachats, les coups de fouet! Par-dessus tout, les clous. Ils étaient très gros, carrés et si mal battus, qu’ils présentaient sur toutes leurs faces mille petits éclats qui lui percèrent les pieds, les mains qui le déchirèrent, qui le torturèrent avec des souffrances épouvantables. Une douleur au-dessus de toute douleur résulta de la forme de ces clous. Quand ses pieds et ses mains n’eussent pas été ainsi cloués au bois, la Passion eût encore été effroyable. Mais les clous eux-mêmes n’ont pas satisfait les bourreaux. Ils tirèrent ses pieds et ses mains avec une telle violence, qu’ils disloquèrent son corps, brisèrent ses nerfs, et comptèrent ses os quand ils le couchèrent sur le bois dur, et le tendirent horriblement. Ce n’est pas tout. Au lieu de laisser la croix couchée, ils la dressèrent, offrant la Victime nue au froid, au vent et au peuple. Le poids entraînant le corps, il était suspendu par les mains et par les pieds, pour que la dureté des clous fût sentie plus cruellement; pour que les plaies, toujours renouvelées, ouvrissent au sang des voies nouvelles; pour que la mort fût parfaite en torture et les hommes en malice. Pour nous manifester quelque chose de sa souffrance insondable, pour nous avertir qu’il la supportait pour nous, et non pour lui, pour apprendre à nos entrailles une compassion inconnue, au point culminant de la douleur ineffable, il poussa le cri suprême: «Mon Dieu, mon Dieu, m’avez-vous abandonné?» Mais il cria pour nous; il cria pour nous dire qui avait placé le fardeau sur sa tête, et quelle compassion nous devons à ses douleurs. Et ne croyez pas que ses douleurs aient commencé sur la croix; depuis que son âme anima son corps, depuis l’heure première de l’union hypostatique, la sagesse ineffable dont il était rempli disait à Jésus tous les secrets du présent et tous les secrets de l’avenir. Aussi, dès cette heure, il vit venir à lui la douleur au-dessus de toute douleur, et il soutint le fardeau sans nom depuis l’union de son âme et de son corps, jusqu’à leur séparation; et c’est ce qu’il voulait dire quand il parlait pendant sa vie de la croix qu’il portait d’avance, qu’il portait pour ses disciples, non pour lui-même; et c’est ce qu’il voulait dire quand il prononça cette parole terrible: «Mon âme est triste jusqu’à la mort.» Il nous provoquait; il nous demandait notre compassion. Cette douleur, comme toutes les douleurs, contracta une amertume particulière qui venait de la noblesse immense de l’âme blessée. Plus l’âme est sainte, douce et noble, plus cruelle, plus tendue était la douleur; car cette âme, en raison de sa noblesse, était incroyablement sensible à l’injure et à la souffrance. Et toutes ces tortures, qui prenaient leur source dans la dispensation ineffable de Dieu, rejaillirent de l’âme de Jésus sur son corps, et nul ne peut savoir quelle était la délicatesse et la sensibilité de ce corps. Aucun corps humain formé dans le sein d’une femme ne fut plus noble. Aucun corps ne fut plus sensible et ne reçut de la douleur une blessure plus cruelle. C’est pourquoi il trouvait dans toute injure et dans tout affront une incroyable matière à souffrance. Au milieu de ses horreurs, que faisait l’Homme-Dieu, Jésus-Christ, Sauveur du monde? Je n’entends pas une menace, une malédiction, une défense, une excuse, une vengeance. On lui crache à la figure, il ne se cache pas la face; on lui étend sur la croix les mains et les bras, il ne les retire pas; on le cherche pour la mort, il ne se cache pas. Mais absolument et de toute manière, il se livre à la volonté des hommes, et se sert de leur scélératesse pour les racheter malgré eux. Au moment du crime, ineffable pensée! la Victime donnait l’exemple de la patience, enseignait aux bourreaux l’éternelle vérité, élevait pour eux au ciel ses bras, ses cris et ses larmes. Et pour leur immense péché, qui devait damner le genre humain, il leur rendait un bien plus fort que ce péché. Tournant le crime contre lui-même, il se servit, pour satisfaire l’éternelle justice, de leur péché épouvantable. Il se servit de la mort qu’ils lui infligeaient pour ouvrir le ciel à ses bourreaux. Il réconcilia le monde avec Dieu; il nous fit rentrer en grâce, et au moment où la créature portait la main sur le Créateur, il se servit de l’attentat qu’elle commettait pour restituer à Dieu sa fille. O pitié, ô miséricorde immenses! O bonté supérieure à toute bonté conçue! Où l’iniquité avait surabondé, la grâce surabonda, et la grâce n’a pas de limite. Et puisque voilà notre exemple, ne nous bornons pas à ne pas nous venger: rendons le bien pour le mal à cause du Rédempteur. Si un patriarche, un prophète, un ange, un saint, nous eût offert ce modèle, il serait déjà acceptable, mais puisque c’est l’éternelle Sagesse, l’infaillible vérité à qui l’erreur est aussi impossible que le mensonge, la négligence serait déplorable; c’est la perfection qui est demandée. On dit, on entend dire, on prêche toute la journée que le Fils de Dieu fut l’homme de douleurs; que non content de supporter patiemment celles qui se présentaient, il les cherchait, lui, l’Innocent, il les trouvait, il les prenait, il les aimait, en paroles, en actes; il proclamait bienheureux ses imitateurs. Cette proclamation ne fut pas une parole vaine. Il porta dans son âme et dans son corps la souffrance inexplicable; ce fut par elle et grâce à elle qu’il déclara entrer dans son royaume. Il affirma qu’aucune autre route ne menait à la vie éternelle; et Dieu choisit la voie royale. Puisque c’est lui qui l’a tracée, l’aveuglement est grand de ne pas suivre ce Guide infaillible, qui est Créateur et Rédempteur. C’est parce qu’il savait la vertu cachée des souffrances qu’il les choisit, fuyant les voluptés, détestant en paroles et en actes les plaisirs temporels où le ciel n’entre pas. Avant ce choix de l’Homme-Dieu (bien qu’il eût déjà depuis longtemps indiqué ses prédilections par les Prophètes), les amis de la volupté humaine avaient cependant une excuse. Mais depuis que le Fils de Dieu a fait son choix lui-même, après une telle vérité si clairement montrée, si hautement prêchée et manifestée au monde dans un si grand seigneur, quelqu’un doit-il hésiter encore! Quelque insensé peut-être, qui mérite tout blâme. Nous, misérables pécheurs, dignes de toute condamnation, et de toute confusion, non seulement nous ne demandons pas à la pénitence la souffrance volontaire, mais les souffrances que Dieu nous envoie dans sa grande miséricorde et sagesse, pour nous sauver et nous délivrer du mal, les souffrances voulues ou permises par lui, nous les fuyons, nous les repoussons, nous murmurons contre elles, nous nous armons de toutes nos armes pour les mettre en fuite et chercher le plaisir. Nous sommes vraiment malheureux. Non seulement nous ne nous soucions pas de la souffrance, qui peut quelquefois remédier au péché, mais nous la refusons quand elle est offerte par le très sage Médecin. Si, par la disposition de Dieu, une légère impression de froid ou de chaud se faisait sentir, comme on cherche vite le feu, le double vêtement, ou la fraîcheur! Si quelque impression douloureuse est à la tête ou à l’estomac, que de cris, que de plaintes, que de soupirs, que de médecins, que de remèdes, que de lits moelleux, que de choses délicates, que de prières, que de vœux! Et ce que nous faisons pour ces inconvénients qui, quelquefois, peuvent être utiles, nous ne le faisons jamais pour la rémission de nos péchés et pour le bien de nos âmes. Si encore, par la permission de Dieu, quelque homme nous fait un tort ou une injure, quel trouble, quelle agitation, quelle colère, que de récriminations, que d’invectives, que de malédictions! Nous haïssons, nous saisissons avec avidité, si elle s’offre à nous, la vengeance; nous refusons violemment ce qui peut-être était un remède administré par le Médecin céleste. Que d’efforts et de dépenses pour échapper aux afflictions que Dieu envoie! Et cependant elles sont sans doute plus salutaires et plus méritoires que les pénitences volontaires; car Dieu sait mieux que nous de quoi notre âme a besoin pour être lavée et purifiée. D’ailleurs les douleurs volontaires, les pénitences choisies par l’homme, laissent le champ libre à son amour-propre. Mais celles qui nous arrivent malgré nous, quoique supportées avec patience et avec joie, semblent aux yeux des hommes des nécessités subies. Je vous engage donc, mes fils, à supporter le froid, le chaud, mille petits accidents, mille inconvénients physiques, sans cependant nuire à la vie du corps. Ne cherchez de remèdes que quand ils sont nécessaires. Mais il faut les chercher à l’instant où le mal physique serait un obstacle au bien de l’âme. Si nous sommes pauvres d’amis, supportons aussi cette indigence. Si, par la volonté ou par la permission de Dieu, des oppressions, des persécutions, des opprobres, des violences, des rapines se produisent, ne les acceptons pas seulement avec patience, mais avec joie, comme un bien que nous aurions conquis. Mais, pauvres créatures, nous faisons tout le contraire, absolument tout le contraire: nous passons nos jours et nos nuits à inventer, à méditer, à rechercher, à conquérir de vaines joies et de vaines gloire. Telle n’est pas la voie de Jésus-Christ. Et comment cette malheureuse âme, qui ne recherche que les consolations de la vie mondaine, pourra-t-elle aller à lui? L’âme sage qui veut pratiquer la sagesse, ne doit en vérité chercher que la croix. Une âme qui aurait une étincelle d’amour voudrait suivre au Calvaire Jésus-Christ. Ce que je dis des consolations temporelles, je le dis des consolations spirituelles. Il s’en trouve dans le service de Dieu, mais ce n’est pas là qu’il faut viser par-dessus tout. Marie, sur le Calvaire, voyant ce qu’elle voyait, a-t-elle cherché le goût de la suavité divine? Non; elle a accepté l’angoisse, l’amertume et la croix. Imitez-la; il y a un peu d’amour, et souvent beaucoup de présomption, à demander autre chose. L’âme enrichie de douceur sensible, qui court à Dieu pleine de joie, a moins de mérite que celle qui fait le même service sans consolation, dans la douleur. La lumière qui sort de la vie de Jésus me montre, ce me semble, que c’est la douleur qui mène à Dieu, et que là où a passé la tête, là doivent passer la main, le bras, le pied et tous les membres. Par la pauvreté temporelle, l’âme arrivera aux richesses éternelles; par le mépris, à la gloire; par une légère pénitence, à la possession du souverain bien, à la douceur infinie, à la consolation sans limites. Qu’à Dieu soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. _Amen_. Gloire soit au Dieu tout-puissant à qui il a plu de nous tirer du néant pour nous faire à son image et ressemblance. Honneur, puissance et gloire soient au Dieu de miséricorde, en qui a triomphé la bonté, et qui a ouvert aux misérables, aux pécheurs, aux condamnés, les portes de son royaume, sans exclure aucun de ceux qui ne veulent pas être exclus. Mais gloire et honneur soient aussi au Dieu très doux qui a voulu donner son royaume, sa société, sa jouissance, aux pauvres, aux petits, aux méprisés. S’il eût fallu, pour posséder son royaume, de l’or, de l’argent, des diamants, des ressources de toute espèce, comme la plupart d’entre nous sont destitués de tous ces trésors, son royaume n’eût pas été l’héritage universel. Mais comme tout le monde peut pratiquer, au moins dans le cœur, la pauvreté et la pénitence, l’occasion est offerte à tous de conquérir le royaume de Dieu. Béni soit Dieu, qui n’a pas mis son royaume au prix d’une longue patience, mais qui a fait cette vie très courte auprès de l’éternité. Si pour l’amour de Dieu et de son royaume éternel il fallait porter pendant mille milliers d’années la plus rude épreuve, il faudrait encore accepter avec joie et rendre grâce les mains jointes; mais il nous est accordé et octroyé par la miséricorde divine de ne supporter qu’une lutte d’un instant. En vérité, la vie ne dure rien. Gloire au Dieu béni qui a voulu promettre par sa parole, montrer par son exemple, et confirmer par la réalité visible de sa chair pure ses voies et notre récompense. Nous savons qu’il est possible et nécessaire d’obtenir ce qu’il a promis par la route d’un court travail dont lui-même a donné l’exemple. Lui-même n’a voulu posséder son propre royaume qu’au prix des douleurs dont nous avons parlé. Venez donc, fils de Dieu, à la croix de Jésus-Christ. Transformez-vous de toutes vos forces en lui. Voyez son amour, et l’exemple qu’il donne, et sa mort, et notre rédemption. Car le signe qui marque les enfants de Dieu est l’amour de Jésus et l’amour du prochain: voilà la perfection. Le Christ nous a aimés d’un amour parfait; sans rien réserver de lui-même, il s’est livré tout entier. Il veut que ses enfants légitimes correspondent suivant leurs forces à sa générosité. J’entends la voix de ce Dieu crucifié. Il m’ordonne, ô fils de Dieu, de vous conjurer sans me lasser jamais, et je vous conjure d’être fidèles comme il est fidèle, et d’aimer vos frères d’un amour sans défaut, sans faiblesse et sans trahison. Si vous êtes fidèles à Dieu, vous serez fidèles aux hommes. Quant à la pureté et à la fidélité de l’amour, l’Homme-Dieu a fait ses preuves: voyez sa vie et sa Mort. Mais parce que nous sommes infidèles, nous ne voyons ni la pauvreté de sa naissance, ni les horreurs de sa mort, ni les duretés de sa vie, ni les douceurs de sa doctrine. Parce que nous ne la contemplons pas avec les yeux du cœur, sa mort ne nous empêche de vivre ni au monde, ni au péché. Quel est l’homme qui réponde à cette fidélité éternelle et divine par un peu de réciprocité? La Vie de Jésus est comme non avenue; nous la jetons derrière notre dos pour ne plus la voir. Venez donc, fils de la bénédiction; regardez cette croix, regardez Celui qu’elle porte, et pleurez avec moi, car c’est nous qui l’avons tué. Connaissez-vous quelqu’un qui puisse compter nos crimes? Moi, je ne suis que péché. Mais si vous êtes innocents, pleurez comme moi, car ce n’est pas par vos propres forces que vous avez gardé la robe blanche; c’est par la grâce de Dieu et la vertu de la croix. Pleurez donc, ô mes enfants, comme si vous me ressembliez. Plus vous avez reçu, plus vous devez rendre. Votre reconnaissance n’a pas été parfaite. Votre vie n’a pas été sans tache, votre pureté n’a pas été infinie; pleurez donc tous, et que tous les yeux de tous les cœurs regardent la croix! C’est dans la vue de la croix que l’âme trouve l’abîme de son néant. Et c’est l’oraison continuelle qui donne à l’homme la lumière, par laquelle on voit le péché. Par la lumière, vous recevrez la douleur et la contrition. Quand l’âme, contemplant la croix, voit ses péchés dans leur ensemble et dans leur détail, et sa victime expirante, l’esprit de contrition s’émeut en elle pour châtier et réformer sa vie. Regardez l’exemplaire vivant, et que la forme de la divine perfection s’imprime sur vous. Lisez le livre de vie, c’est la vie et la mort de Jésus qui conduit à l’abîme de la lumière, de la douleur et de l’humilité. La vue de la croix ouvre la porte de l’abîme. L’âme voit et connaît la multitude de ses péchés, et comment elle y a employé tous les membres de son corps; puis elle voit les entrailles de la miséricorde divine qui s’ouvrent ineffablement pour l’engloutir dans leurs abîmes. Pour les péchés de chacun des membres de son corps, elle voit comment fut traité chacun des membres du Christ. Voyez la tête de l’homme, et les péchés dont elle est l’occasion. Comptez les recherches de la toilette, et comment nous nous déshonorons la face pour plaire à la créature et pour déplaire à Dieu; comptez les vanités qui se déploient autour de la figure humaine. Puis voyez ce que Jésus-Christ a souffert dans sa tête. Au lieu de nos délicatesses efféminées, de nos onguents et de nos raffinements, comptez les cheveux arrachés, comptez les blessures faites par la couronne d’épines, comptez les coups de roseau, comptez les gouttes de sang. Ainsi tous les membres de Dieu et tous les membres de l’homme pourraient comparaître en face les uns des autres, dans une vision, et à chaque nouvelle apparition d’un instrument nouveau de torture ou de plaisir, nous entendrions quelle plainte sortirait des lèvres de Jésus-Christ. Après la multitude des crimes, l’homme voit leur gravité. L’âme, qui regarde la croix, mesure l’énormité du crime à l’énormité de la rédemption. Tel est le péché, que Dieu, pour le racheter, a pris sur ses épaules le poids qu’on ne peut peser, la douleur au-dessus des paroles. Le livre de vie montre à l’âme comment le péché ne peut demeurer impuni. Elle voit comment Dieu le Père a préféré le supplice de son Fils à l’impunité du crime humain. Elle voit cette bonté infinie de Dieu, qui, nous voyant insolvable et toute créature avec nous, a payé lui-même notre rédemption. Elle voit l’infinie volonté de sauver le monde, cette volonté qui réside en Dieu; elle voit que la mort et une telle mort ne le fait pas reculer, tant il veut nous rendre l’héritage perdu et sa société éternelle. Dans le même miroir, l’âme voit sa sagesse infinie. Sa justice et sa miséricorde se sont embrassées dans l’œuvre de notre salut et de notre exaltation; mais le mode est ineffable. Le mode défie les pensées de toute créature. Dieu a su nous exalter par sa mort, sans qu’il en coûtât rien à l’immensité de la nature divine. Le jour où l’homme mangea le fruit défendu, le séducteur, homicide du genre humain, avait trompé par le bois. Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, nous a sauvés par le bois. Il a tourné contre Satan l’instrument de son triomphe. Il a su détruire la mort universelle par sa mort particulière, et tout vivifier quand l’haleine lui manquait. Il a su par les tourments, les douleurs et le mépris, préparer au genre humain les délices sans amertume et la gloire qui ne finira pas. Il a su par la mort de la croix, c’est-à-dire par le procédé le plus radicalement fou aux yeux des hommes, confondre la sagesse humaine, et manifester la sagesse divine. Quand j’ai montré les douleurs de Jésus, l’humilité, la miséricorde, le Roi de gloire portant la mort de l’esclave, la rédemption, le ciel rouvert, l’exemple, la sagesse, la force, la joie éternelle, et tout le reste, ne croyez pas, mes enfants, que je vous aie donné la moindre idée de Jésus-Christ. La vérité est ineffable; pour lire à haute voix le livre de vie, il faudrait exprimer et révéler l’infini. J’ai beaucoup répété, mais je n’ai pas dit ce qui échappe. Au regard du contemplateur, si la grâce se place entre le Calvaire et l’œil qui regarde, toutes choses sont manifestées dans la croix, toutes choses, ai-je dit..., j’ajoute maintenant... et beaucoup d’autres, mais elles sont ineffables. Qu’à Jésus-Christ soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. _Amen_. SOlXANTE-DEUXIÈME CHAPITRE L’ORAISON La connaissance du Dieu éternel et de l’Homme-Dieu crucifié, qui est absolument nécessaire à la transformation spirituelle de l’homme, suppose la lecture assidue du livre de vie, du livre où sont écrites la vie et la mort de Jésus-Christ. Or cette lecture, pour être intelligente, suppose une oraison dévouée, pure, humble, violente, profonde et assidue. Je ne parle pas seulement de la prière vocale, je parle de la prière mentale, celle qui part du cœur et de toutes les puissances de l’âme réunies. Après avoir parlé du livre de vie, parlons de l’oraison. L’oraison est la force qui attire Dieu, et le sanctuaire où il se trouve. Il y a trois sortes d’oraisons au fond desquelles on rencontre le Seigneur: l’oraison corporelle, l’oraison vocale, l’oraison surnaturelle. L’oraison corporelle suppose le concours de la voix et des membres; on parle, on articule, on fait le signe de la croix; les génuflexions ont leur place dans cette prière. Cette oraison, je ne l’abandonne jamais. J’ai voulu autrefois la sacrifier entièrement à l’oraison mentale. Mais quelquefois le sommeil et la paresse intervenaient, et je perdais l’esprit de prière. C’est pourquoi je ne néglige plus l’oraison corporelle: elle est la route qui mène aux autres. Mais il faut la faire avec recueillement. Si vous dites: _Notre Père_, considérez ce que vous dites. N’allez pas vous hâter pour répéter la prière un certain nombre de fois. Je vous prie seulement de ne pas imiter ces pauvres petites bonnes femmes qui croient avoir bien prié, quand elles ont prié longtemps. On dirait qu’elles ont un certain ouvrage à faire, qui sera payé suivant la longueur et la quantité. Il y a oraison mentale quand la pensée de Dieu possède tellement l’esprit que l’homme ne se souvient plus de rien en dehors de son Seigneur. Et si quelque pensée qui ne soit pas la pensée de Dieu entre dans l’esprit, ce n’est plus l’oraison mentale. Cette oraison coupe la langue, qui ne peut plus remuer. L’esprit est tellement plein de Dieu, qu’il n’y a pas place en lui pour la pensée des créatures. L’oraison mentale mène à l’oraison surnaturelle. Il y a oraison surnaturelle quand l’âme, ravie au-dessus d’elle-même par la pensée et la plénitude divine, est transportée plus haut que sa nature, entre dans la compréhension divine plus profondément que ne le comporte la nature des choses, et trouve la lumière dans cette compréhension. Mais les connaissances qu’elle puise aux sources, l’âme ne peut pas les expliquer, parce que tout ce qu’elle voit et sent est supérieur à sa nature. Dans ces trois genres d’oraison, l’âme obtient une certaine connaissance d’elle-même et de Dieu. Elle aime dans la mesure où elle connaît; elle désire dans la mesure où elle aime; et le signe de l’amour ce n’est pas une transformation partielle, c’est une transformation absolue. Mais cette transformation n’est pas continuelle. Aussi l’âme s’applique tout entière à chercher une transformation nouvelle, et à rentrer dans l’union divine. La Sagesse divine aime l’ordre en toutes choses, parce qu’elle porte en soi l’ordre absolu. Cette Sagesse ineffable a donné l’oraison corporelle pour marchepied de l’oraison mentale, et l’oraison mentale pour marchepied de l’oraison surnaturelle. Elle a voulu que chaque chose fût faite à son heure, à moins que dans l’oraison mentale ou surnaturelle il ne survienne une joie envahissante qui ferme les lèvres absolument. Excepté, bien entendu, le cas d’une indisposition physique, il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, dans toute la mesure des forces humaines, et veiller autour du repos de l’âme pour qu’aucun souci temporel n’approche de sa paix divine. La loi de l’oraison c’est l’unité. Il exige la totalité de l’homme, et non une partie de lui. L’oraison demande le cœur tout entier; et si on lui donne une partie du cœur, on n’obtient rien de lui. Le contraire arrive dans les actes de la vie humaine; s’il s’agit de boire ou de manger, ou d’accomplir quoi que ce soit, il faut réserver son intérieur. Mais, dans l’oraison, il faut donner tout son cœur, si l’on veut goûter le fruit de cet arbre; car la tentation vient d’une division du cœur. Priez et priez assidûment. Plus vous prierez, plus vous serez illuminé; plus profonde, plus évidente, plus sublime sera votre contemplation du souverain bien. Plus profonde et sublime sera la contemplation, plus ardent sera l’amour; plus ardent sera l’amour, plus délicieuse sera la joie, et plus immense la compréhension. Alors vous sentirez augmenter en vous la capacité intime de comprendre, ensuite vous arriverez à la plénitude de la lumière, et vous recevrez les connaissances dont votre nature n’était pas capable, les secrets au-dessus de vous. De cette glorieuse oraison nous trouvons la science, l’exemplaire et la forme en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, qui a enseigné par la parole et enseigné par le fait. Il nous a enseigné la prière, quand il a dit aux disciples: «Veillez et priez, de peur que vous n’entriez en tentation.» Dans mille endroits de l’Evangile, il a recommandé l’oraison à tous nos respects. Il a montré qu’elle était l’aliment de son cœur. Elle nous est conseillée par Celui qui nous aime sans mensonge, et qui nous souhaite tout bien. Pour enlever toute excuse à qui refuse la grâce, ayant posé sur notre prière la promesse de la toute-puissance: «Demandez, et vous recevrez»; il a voulu prier lui-même pour nous attirer là où il est, pour régler sur le sien notre amour. L’Evangéliste nous dit qu’au fort d’une longue oraison, la sueur de sang sortit de son corps et coula sur la terre. Placez ce spectacle devant vos yeux: regardez l’exemplaire de l’oraison, et souvenez-vous qu’il priait, non pour lui, mais pour vous: «Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi. Cependant que votre volonté soit faite, et non la mienne.» Voyez et imitez la soumission de cette prière. Il a prié quand il a dit: «Père, je remets mon esprit entre vos mains.» En un mot, son oraison dura autant que sa vie, qui fut prière, science, et révélation. Pensez-vous que le Christ ait prié en vain? Pourquoi négligez-vous la chose sans laquelle tout est impossible? Puisque Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, a prié pour vous donner l’exemple, si vous voulez quelque chose de lui, priez, priez, priez, sinon rien. Si le vrai Dieu n’a voulu recevoir qu’en demandant humblement, vous, misérable créature, recevrez-vous sans demander et sans demander à genoux? Ainsi, priez. Vous savez, cher enfant, que sans lumière et sans grâce le salut n’est pas possible. La lumière divine est le principe, le milieu, et le centre de toute perfection. Voulez-vous commencer la route? priez. Voulez-vous grandir? priez. Voulez-vous la montagne? priez. La perfection? priez. Voulez-vous monter plus haut que la lumière? priez. Voulez-vous la foi? priez. L’espérance? priez. La Charité? priez. L’amour de la pauvreté? priez. L’obéissance? priez. La chasteté? priez. Une vertu quelconque? priez. Vous prierez de cette façon, si vous lisez le livre de vie, la vie de Jésus-Christ, qui fut pauvreté, douleur, opprobre et obéissance. Après les premiers pas et ceux qui les suivront, les tribulations de la chair, du monde et du démon vous attaqueront. La persécution sera peut-être horrible. Voulez-vous la victoire? priez. Quand l’âme veut prier, il lui faut conquérir la pureté pour elle et pour le corps. Il faut qu’elle approfondisse ses intentions, bonnes on mauvaises, qu’elle descende au fond de ses prières, de ses jeûnes et de ses larmes pour les scruter dans leurs secrets; qu’elle interroge ses bonnes œuvres; qu’elle considère ses négligences dans le service de Dieu, ses irrévérences et ses absences. Qu’elle entre dans la contemplation profonde, attentive et humiliée de ses misères, qu’elle confesse son péché, qu’elle le reconnaisse; qu’elle s’abîme dans le repentir. Dans cette confession, dans ce brisement, elle trouvera la pureté. O mes enfants, allez à la prière comme le publicain, et non pas comme le pharisien. Voulez-vous recevoir le Saint-Esprit? priez. Les apôtres priaient quand il est descendu. Priez et gardez-vous, et ne donnez pas prise à l’ennemi, qui est toujours en observation. Vous ouvrez la place à l’ennemi, dès que vous cessez de prier. Plus vous serez tenté, plus il faut persévérer dans la prière. La tentation vient quelquefois à raison même de la prière, tant les démons désirent l’empêcher. Ne vous en souciez que pour redoubler! C’est elle qui délivre, c’est elle qui illumine, n’est elle qui purifie, c’est elle qui unit à Dieu. L’oraison est la manifestation de Dieu et de l’homme. Cette manifestation est l’humilité parfaite, qui réside dans la connaissance de Dieu et de soi. L’humilité profonde est la source d’où sort la grâce divine pour se verser dans l’âme où elle veut entrer et grandir. Suivez cet enchaînement. Plus la grâce creuse l’abîme de l’humilité, plus elle grandit elle-même, s’élançant du fond de cet abîme, d’autant plus haute qu’il est plus profond: plus la grâce grandit, plus l’âme creuse l’abîme de l’humilité, et elle s’y couche comme dans un lit, et elle s’enfonce dans l’oraison, et la lumière divine grandit dans l’âme, et la grâce creuse l’abîme, et la hauteur et la profondeur s’enfantent l’une l’autre. Tels sont les fruits du livre de vie. Connaître le tout de Dieu et le rien de l’homme, telle est la perfection. Je viens de dire la route qui y mène. Repoussez donc, cher fils, toute paresse et négligence. J’ai encore un conseil à vous donner. Si la grâce de la ferveur sensible vous est soustraite, soyez aussi assidu à la prière et à l’action qu’aux jours des grandes ardeurs. Vos prières, vos soins, vos travaux, vos œuvres sont très agréables au Seigneur, quand son amour vous embrase. Mais le sacrifice le plus parfait et le plus agréable à ses yeux, c’est de suivre la même route avec sa grâce, quand cette grâce n’embrase plus. Si la grâce divine vous pousse à la prière et à l’acte, suivez-la, tant que vous avez le feu. Mais si par votre faute, car c’est ainsi que les soustractions d’amour arrivent le plus souvent; si, par votre faute, ou par quelque dessein plus grand de la miséricorde éternelle qui vous prépare à quelque chose de sublime, l’ardeur sensible vous est un moment retirée, insistez dans la prière, dans la surveillance, insistez dans la charité; et si la tribulation, si la tentation surviennent avec leur force purificatrice, continuez, continuez, ne vous relâchez pas; résistez, combattez, triomphez, à force d’importunité et de violence: Dieu vous rendra l’ardeur de sa flamme; faites votre affaire, il fera la sienne. La prière violente qu’on arrache de ses entrailles en les déchirant, est très puissante auprès de Dieu. Persévérez dans la prière et si vous commencez à sentir Dieu plus pleinement que jamais, parce que votre bouche vient d’être préparée pour une saveur divine, faites le vide, faites le vide; laissez-lui toute la place: car une grande lumière va vous être donnée pour vous voir et pour le voir. Ne vous livrez à personne avant d’avoir appris à vous séparer de tout le monde. Surveillez vos ardeurs, éprouvez l’esprit qui vous les donne. Prenez garde de vous abandonner à celui qui fait les ruines. Examinez d’où part le feu, où il vous mène, où il vous mènera. Comparez vos inspirations au livre de vie; suivez-les tant qu’il les autorise, non pas plus loin. Défiez-vous des personnes à l’air dévot qui n’ont à la bouche que paroles mielleuses. Promptes à mettre en avant les communications divines dont elles sont favorisées, elles vous tendent un piège pour vous attirer à elles, et l’esprit de malice est là. Défiez-vous, oh! défiez-vous des apparences de la sainteté; défiez-vous, défiez-vous des étalages de bonnes œuvres. Prenez garde qu’on ne vous entraîne dans la voie indigne des apparences. Regardez, regardez encore; éprouvez toutes choses, comparez au livre de vie, et ne marchez que quand il le permet. Défiez-vous de ceux qui prétendent avoir l’esprit de liberté, mais dont la vie est la contradiction vivante du christianisme. Fondateur de la loi, Jésus-Christ s’est soumis à elle. Libre, il s’est fait serviteur: ses disciples ne doivent pas chercher la liberté dans la licence qui brise la loi divine. Cette illusion est fréquente. Soyez docile à la loi, aux préceptes, et ne méprisez pas les conseils. Il y a de grands chrétiens qui font un cercle autour d’eux, et un ordre sublime est inscrit dans ce cercle. Cet ordre vient du Saint-Esprit, qui les fait vivre; qui les conduit par la main. Il ne s’agit pas pour eux de savoir si cette chose est permise ou défendue. Il y a telle chose permise en elle-même dont le Saint-Esprit les écarte, parce qu’elle n’est pas comprise dans l’ordre immense inscrit dans le cercle. SOIXANTE-TROISIÈME CHAPITRE L’HUMILITÉ Vaine est la prière sans l’humilité; après la prière, l’humilité est le premier besoin de l’homme. Enfants bénis du Seigneur, regardez dans le Christ crucifié le type de l’humilité, et que la forme de toute perfection se grave en vous. Voyez sa route, voyez sa doctrine; elle n’est pas appuyée sur de vaines paroles, mais fondée sur des œuvres et confirmée par des miracles. De toute la force de votre âme suivez Celui qui, étant dans le sein du Père, s’est anéanti, a pris le rôle de serviteur, s’est humilié jusqu’à la mort, et a obéi jusqu’à la croix. Il a posé en lui le type suprême et l’humilité; c’est là qu’il a mis son cœur, et il nous a demandé d’attacher sur lui nos regards, quand il a dit: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur.» O mes enfants, regardez, voyez l’importance, la nécessité de cette chose, voyez sa racine, voyez ses fondements. Par une profonde et savoureuse contemplation, descendez dans cet abîme, et jetez vos regards vers cette sublimité. Ecoutez bien. Il ne dit pas: «Apprenez l’humilité des apôtres; apprenez-la des anges.» Non. Il dit: «Apprenez-la de moi. Ma majesté seule est assez haute pour que mon humilité soit au fond de l’abîme.» Il ne dit pas: «Apprenez de moi à jeûner», malgré l’exemple des quarante jours et des quarante nuits. Il ne dit pas: «Apprenez de moi le mépris du monde; apprenez de moi la pauvreté», quoiqu’il ait fait et conseillé ces choses. Il ne dit pas; «Apprenez de moi comment j’ai créé le ciel.» Il ne dit pas: «Apprenez de moi à faire des miracles», quoiqu’il en ait fait par sa puissance propre, et qu’il ait ordonné aux disciples d’en faire en son nom. Il ne dit jamais: «Apprenez ceci de moi.» Il ne le dit que dans une occasion: «Apprenez l’humilité.» En d’autres termes: «Si je ne suis pas en fait et en vérité le type de l’humilité, regardez-moi comme un menteur.» Et il revient sur ce sujet d’une manière étonnante, pour forcer notre attention. Après avoir lavé de ses mains, de ses mains à lui, les pieds de ses disciples «Savez-vous, dit-il, ce que je viens de faire? Si moi, Maître et Seigneur, j’ai lavé vos pieds, faites suivant ce modèle: j’ai donné l’exemple pour qu’il soit suivi. Je vous le dis en vérité, le serviteur n’est pas plus grand que le maître. Vous serez bienheureux si, sachant ces choses, vous les accomplissez.» En vérité, en vérité, le Sauveur du monde a posé la douceur et l’humilité à la base des vertus. Abstinence, jeûne, austérité, pauvreté intérieure ou extérieure, bonnes œuvres, miracles, tout n’est rien sans l’humilité du cœur. Mais toutes ces choses reprendront vie et recevront bénédiction, si l’humilité les soutient l’humilité du cœur est la force génératrice des vertus, La tige et les branches ne procèdent que de la racine. Parce que son prix est infini, parce qu’elle est le fondement sur lequel s’élève toute perfection spirituelle, le Seigneur n’a voulu confier qu’à lui-même le soin de nous dire: «Soyez humbles.» Et la Vierge Marie, parce que l’humilité est la gardienne universelle, la Vierge Marie, comme si elle eût oublié toutes les autres vertus de son âme et de son corps, n’a admiré qu’une chose en elle-même, et n’a donné qu’une raison à l’incarnation du Fils de Dieu en elle: «Parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante.» C’est pour cela, et non pas pour autre chose, que s’est élevé le cri des générations qui l’ont proclamée bienheureuse. O mes fils, c’est dans la même humilité qu’il faut prendre substance et racine, comme des membres unis à la tête, par une union naturelle et vraie, si vous désirez le repos de vos âmes. O mes enfants, où trouver le repos et la paix, sinon dans Celui qui est le repos et la paix substantiels? La condition de la paix est l’humilité. Sans l’humilité, toute vertu, toute course vers Dieu, est vraiment un néant. Cette humilité du cœur, que Dieu vous demande et vous enseigne, est une lumière merveilleuse et éclatante qui ouvre les yeux de l’âme sur le néant de l’homme et l’immensité de Dieu. Plus vous connaîtrez sa bonté immense, plus vous connaîtrez votre néant. Plus vous verrez votre néant et votre dénuement propre, plus s’élèvera dans votre âme la louange de l’Ineffable; l’humilité contemple la bonté divine, elle fait couler de Dieu les grâces qui font fleurir les vertus. La première d’entre elles est l’amour de Dieu et du prochain, et c’est la lumière de l’humilité qui donne naissance à l’amour. L’âme voyant son néant, et Dieu penché sur ce néant, et les entrailles de Dieu étreignant ce néant, l’âme s’enflamme, se transforme et adore. L’âme transformée aime toute créature comme Dieu aime toute créature; car dans toute créature c’est Dieu qu’elle voit, c’est le nom de Dieu qu’elle lit. Aussi elle partage les joies et les douleurs du prochain. Les fautes des hommes n’enflent pas l’âme et ne l’inclinent pas vers le mépris; car la lumière qui l’éclaire lui montre qu’elle est aussi coupable ou plus coupable. Si elle est innocente, elle sait qu’elle ne l’est pas par elle-même, qu’elle a été tenue par la main, fortifiée, que la tentation a été diminuée; et, au lieu de l’enfler, les fautes des autres hommes l’aident à rentrer dans son propre abîme, et là, voyant ses défauts à la clarté de l’abîme, elle voit qu’elle serait tombée avant tout autre dans le précipice, sans la main qui la tenait. Elle sent aussi les maux que le prochain souffre dans son corps, et compatit comme l’Apôtre: «Qui est malade, disait-il, sans que je le sois aussi?» Comme la Charité, la Foi, l’Espérance et toutes les vertus, selon leur nature propre et leurs propriétés particulières, reposent sur l’humilité: il serait trop long d’expliquer en détail toutes ces filiations. L’homme qui voit la faiblesse de sa pensée, et comment le vide de Dieu est à chaque instant dans son esprit, croit ce que la foi enseigne. L’homme, voyant qu’il ne peut rien par lui ni par personne, place en Dieu toute son espérance. Mais l’expérience vous parlera plus haut que moi. Je n’ai qu’un mot à vous dire: tenez-vous sur la base des choses, debout, immobiles, fermes, fixes. Celui qui est fondé en humilité a sa conversation avec les anges, très douce, très pure et pacifique. L’homme humble a une action singulière sur le cœur des hommes, sur le cœur des élus. Il est posé devant eux comme une lumière, et sa douceur les tourne comme elle veut. Parce qu’il est pacifié par la pacification interne, nul malheur ne le trouble, et il dit avec l’Apôtre: «Qui pourra me séparer de la charité de Jésus?» O mes enfants, cherchez, cherchez jusqu’à ce que vous ayez trouvé le fondement sans lequel toute édification est une ruine. Gardez-vous de la route qui n’aboutit pas. Je vois la nécessité de cette nécessité, parce que sans l’humilité je vois de mes yeux ouverts le néant des vertus. Accomplissez le désir de l’éternel Roi, de Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui vous supplie, en vous serrant, d’accepter de lui l’humilité. Approfondissez la profondeur; creusez le néant dans votre abîme. Accomplissez le désir de l’éternelle Vérité, de l’éternelle Sagesse, qui a caché l’humilité aux sages du siècle comme on cache un trésor, mais qui l’a relevée et livrée aux enfants. Je désire, je désire, j’ai faim et soif, mes enfants; j’ai faim et soif que vous vous abîmiez dans l’abîme, que vous vous engloutissiez dans la profondeur de votre néant et dans la hauteur de l’immensité divine. Si cela est, si vous êtes solides sur la base, vos lèvres et vos âmes ne seront plus promptes aux querelles. Semblables au Crucifié, vous serez comme des sourds qui n’entendent pas, comme des muets qui ne peuvent plus remuer les lèvres. Vous serez les membres véridiques, les membres authentiques du Seigneur, du Dieu de gloire. Lisez l’Ecriture, vous verrez s’il a jamais eu la moindre complaisance pour les misérables vanités, pour les rivalités qui s’agitaient autour de lui. Nul ne sait jusqu’où va la bienfaisance de cette humilité, qui remplit d’elle-même les âmes pacifiques, les vases d’élection où Dieu se complaît; car la profondeur de leur paix intérieure arme les humbles contre le dehors. S’ils entendent l’injure les attaquer ou attaquer la vérité, ils ne peuvent se justifier que brièvement et sans emphase. La calomnie les trouve plutôt prêts à avouer leur ignorance et à se retirer, qu’à entrer en discussion: ils n’ont pas cette complaisance. Quand je cherche la source du silence, je ne la trouve que dans le double abîme, où l’Immensité divine est en tête à tête avec le néant de l’homme. Et la lumière du double abîme, cette lumière, c’est l’humilité. Humilité, lumière, silence, quelle route mène à vous, sinon la route indiquée? C’est la prière qui vous trouve, prière ardente, pure, continuelle, prière fille des entrailles. C’est aussi le livre de vie, c’est la croix qui, en nous montrant nos crimes, nous ouvre les portes de l’humilité. O chers enfants de mon âme, je vous le demande, et je me le demande à moi-même: soyons unis dans la même sagesse, bien loin, bien loin de toute discorde. Oh! cette paix, cette paix, cette paix qui fait l’unité entre les frères ennemis, je vous la souhaite ardemment. La force que donne cette paix, c’est l’esprit d’enfance. Quand vous le posséderez, au lieu, de vous laisser enfler par la science ou par le sens naturel, des péchés d’autrui vos regards tomberont sur vos péchés, et si vous querellez quelqu’un, ce quelqu’un ce sera vous. L’esprit d’enfance ignore les questions de préséance; il ignore la lourdeur, la pesanteur de l’homme qui dispute. Je désire, ô mes enfants, que votre vie, même dans le silence, soit un miroir où les adversaires de la vérité contemplent son image dans l’esprit d’enfance, dans l’esprit de zèle, dans l’esprit de compassion discrète. O mes enfants, si j’apprenais que vous n’avez qu’un cœur et qu’une âme, et que l’esprit d’enfance est descendu sur vous, je serais tranquille sur votre vie et tranquille sur votre mort; car je vois dans la lumière vraie que sans unité vous ne pouvez pas plaire à Dieu. O mes enfants, pardonnez-moi mon orgueil; c’est donc moi qui ose engager les autres à être humbles! C’est votre désir et votre amour qui m’ont contrainte à parler. SOIXANTE-QUATRIÈME CHAPITRE LA CHARITÉ L’amour est la première des vertus. Sans lui la prière ne vaut rien; sans lui elle est une pure vanité que Dieu rejette, et toute vertu est sans fruit. Sur l’inutilité de la prière destituée d’amour, lisez le livre de vie, écoutez Jésus-Christ: «Si au moment de déposer votre présent sur l’autel, etc.» Le don de l’oraison ne vaut rien, s’il n’est offert dans le lien de la charité. Et dans l’Oraison dominicale «Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons, etc.» Il vous sera pardonné comme vous aurez pardonné. Posez-vous donc dans l’état de la plus intime, de la plus unitive charité. Sachez, mes enfants, que l’amour est le centre où est contenu tout bien, et le centre où est contenu tout mal. Il n’y a rien sur la terre, ni chose, ni homme, ni démon, qui soit redoutable comme l’amour, parce qu’aucune puissance ne pénètre comme celle-là l’âme, la pensée, le cœur; et si cette force n’est pas réglée, l’âme se précipite, comme quelque chose de léger, dans tous les pièges, et son amour est sa ruine. Je ne parle pas seulement de l’amour absolument mauvais, dont l’infernal danger n’échappe à personne, et que l’évidence elle-même nous dit d’éviter. Je parle de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. L’amour de Dieu m’est par-dessus tout suspect. S’il n’est armé de discernement, il va à la mort ou à l’illusion; s’il n’est discret, il court à une catastrophe: ce qui commence sans ordre ne peut aboutir à rien. Beaucoup se croient dans l’amour, qui sont dans la haine de Dieu et dans l’amitié de ses ennemis. Celui qui aime Dieu uniquement pour être préservé de telle ou telle douleur accidentelle n’est pas dans un ordre parfait; car il aime lui d’abord, et Dieu ensuite, qui cependant doit être aimé avant tout et pour lui-même. Il s’est fait un Dieu de lui-même, et n’aime Dieu qu’en vue de lui. Celui qui aime ainsi, aime les choses à cause de lui-même, ne cherchant en elles que le plaisir de son corps, dont il a fait un Dieu. Il aime ses parents, s’ils rapportent honneur et profit; il aime dans les saints, non la sainteté, mais le secours qu’il en espère pour lui-même; il aime les aptitudes qui peuvent faire briller devant quelqu’un ses qualités extérieures; il aime la science pour la parade; il veut raisonner, et non pas aimer; il veut reprendre avec orgueil, afin de passer pour quelque chose. Il y en a d’autres qui croient aimer Dieu, et qui l’aiment d’un amour infime et imparfait. Ils l’aiment parce qu’il dispose du pardon et du paradis, mais ils ne se soucient pas de lui-même; ils l’aiment uniquement pour qu’il les garde du péché et de l’enfer. D’autres l’aiment pour avoir des consolations et des douceurs spirituelles; d’autres, pour être aimés de lui; d’autres désirent la sainteté de leurs parents et de leur amis à cause de l’honneur qui rejaillit sur eux; d’autres, parmi les lettrés, aiment Dieu pour recevoir le sens, la science et l’intelligence de l’Ecriture; parmi les illettrés, pour savoir parler des choses de l’esprit; mais ils ne songent ni à la gloire de Dieu ni à leur salut. Ils veulent qu’on les aime et qu’on les considère; ils aiment la spiritualité afin de prendre place parmi ses héros, et de gagner le cœur de ses amis; ils ne songent qu’au profit et à la réputation; ils aiment l’obéissance, la pauvreté, la patience, l’humilité extérieure et toutes les vertus, afin de dépasser les autres, afin d’être les premiers; ils ressemblent à Lucifer, qui fit tout ce qu’il fit pour avoir la première place. D’autres, afin d’étendre partout la réputation de leur sainteté, admirent la sainteté de toutes les âmes, saintes ou non, afin de paraître charitables envers tous, et absolument incapables d’un jugement téméraire. Il y en a qui aiment l’ami dévot ou l’amie dévote d’un amour spirituel, parfait et divin; mais cet amour tombe dans l’excès et dans le défaut s’il n’est armé d’une profonde discrétion. Il devient charnel, inutile et nuisible; il perd son temps en conversations vaines; les cœurs sont collés l’un contre l’autre, et la sagesse n’est pas entre eux. Cet amour augmente, il se procure ce qu’il veut la présence de la personne aimée. Loin d’elle il languit; près d’elle il augmente par une transformation dangereuse et une conformité de goûts qui n’a pas sa source dans la vérité. Contre cet amour, l’âme n’a pas d’arme: il grandit jusqu’au désordre. Si la personne aimée est blessée de la même flèche, le danger augmente. Ici commence l’échange des secrets. On s’entretient continuellement de son amour; on se dit l’un à l’autre: «Personne au monde ne m’est aussi cher; je te porte dans mon cœur.» Ils parlent ainsi pour donner un corps à leurs sentiments; car ils veulent les palper. Ces deux âmes s’appellent l’une l’autre; elles se désirent dans l’intérêt de leur dévotion et de l’avancement spirituel qu’elles croient rencontrer dans leur union. Si quelque tentation naît de leur tendresse, la raison intervient et contredit; car elle n’est pas encore suffoquée par l’amour. Mais voici que la tendresse augmente: un nuage passe sur la raison, une infirmité passe sur l’esprit. Alors arrive l’attouchement. On n’y voit aucun danger. Que peut-il faire à l’âme? On se donne des permissions qui entraînent une déchéance intérieure, et la perfection souffre, la raison décline: l’amour la serre à la gorge, et l’âme, comptant pour rien ce qui n’est pas dangereux, l’âme se dit: «Allons toujours, je n’ai pas de mauvaise intention; il n’y a pas grand mal dans tout cela.» Le nombre des choses permises va toujours en augmentant. Bientôt les deux volontés n’en font plus qu’une et la raison n’a plus la force d’élever la voix. Chacun suit l’autre, là où il va. Comme le désordre est intervenu, si une proposition mauvaise est faite, celui qui la reçoit n’a plus la force de dire: _Non_; et si la proposition ne lui est pas faite, c’est lui qui la fait; car il sent qu’elle est attendue, qu’elle va plaire: l’âme est arrachée à la prière, à l’austérité, arrachée à son antique désert, arrachée à l’antique habitude d’être forte sur elle-même, et l’amour, qui était divin, devient une passion entre deux misérables. Il augmente toujours; tout à l’heure la présence et la parole de la personne aimée suffisaient, à présent elles ne suffisent plus. Voici que l’une des deux victimes de cet amour toujours croissant veut absolument savoir si l’autre est blessée au même degré qu’elle-même et par la même flèche. Elle cherche à en faire l’épreuve, et si elle le peut, le danger devient énorme pour les deux personnes. Quand le doute a disparu, quand chacune des deux passions est parfaitement sûre d’être partagée, la présence et la parole ne leur donnant plus la satisfaction réclamée, les deux créatures tombent dans l’oisiveté, et de là dans toute dépravation. Voilà pourquoi l’amour m’est suspect par-dessus tout. Il contient tout mal. Donc prenez garde au serpent. Je suspecte l’amour de Dieu, je suspecte l’amour du prochain, car ce qui était bon peut devenir mauvais. L’amour de Dieu devient mauvais sans l’armure du discernement. L’armure est donnée à l’homme dans l’acte sublime de la transformation. Or la transformation de l’âme en Dieu a trois modes d’accomplissement. La première transformation unit l’âme à la volonté de Dieu, la seconde l’unit avec Dieu, la troisième en Dieu et Dieu en elle. La première transformation est une imitation de Jésus crucifié, car la croix est une manifestation de la volonté divine. La seconde transformation unit l’âme avec Dieu. Son amour n’est plus seulement alors un acte de sa volonté; car la source est ouverte, la source des sentiments immenses, la source des immenses délices; cependant il y a encore place ici pour la parole et la pensée. La troisième transformation fond tellement l’âme en Dieu et Dieu en elle, qu’à la hauteur immense où le mystère s’accomplit, les paroles meurent avec les pensées: celui-là sait ces choses qui les sent. La première transformation, quoiqu’elle contienne la loi de l’amour, est insuffisante et laisse place à l’illusion. La seconde transformation, si elle s’accomplit bien, assure à l’amour sa vraie direction. La troisième transformation habite les sommets où réside le gouvernement de l’amour. La seconde et la troisième sont les dons de la grâce. La seconde, dans le domaine de l’imperfection, la troisième, dans le domaine de la perfection, peuvent s’appeler la sagesse. C’est elle qui enseigne à l’âme le gouvernement de l’amour. C’est elle qui règle dans l’âme les mouvements du feu divin, lui assurant la durée, la persévérance et le secret. Elle interdit au visage et au corps toute indiscrétion dans la tenue et dans le geste. C’est elle qui enseigne à l’amour du prochain la maturité, réglant les lois, la mesure et les heures de la condescendance. C’est l’union divine qui fournit la sagesse, la maturité, la gravité, la discrétion savoureuse, et cette lumière révélatrice qui protège l’amour contre la précipitation et l’illusion. Si vous ne vous sentez pas en vous l’infusion de cette sagesse, défiez-vous de vos entrailles au moment où elles vous emportent vers un ami, ou vers une amie; la bonne intention qui vous a unis pour la prière, en vue de Dieu, n’est pas une garantie pour tous les périls. Celui-là seul peut s’unir sans crainte qui a conquis la science et la puissance de se séparer de tout, à l’instant, s’il le veut. Pour comprendre les lois de la sagesse appliquées au gouvernement de l’amour, il faut connaître les différentes propriétés de celui-ci. Au commencement de l’amour, l’âme subit un attendrissement, puis une faiblesse, ensuite la force. Quand l’âme commence à sentir le feu divin, il s’élève de son fond une clameur et une rumeur. C’est à peu près ce qui arrive aux pierres dans la fournaise, quand on veut les réduire en chaux. Au premier contact du feu, elles crient; mais quand la réduction est opérée, elles s’apaisent et se taisent. Ainsi l’âme cherche au commencement les consolations divines; à leur défaut, l’âme s’attendrit, crie contre Dieu, et se lamente: «Pourquoi me traitez-vous ainsi? Oh! pourquoi cette langueur? etc.» L’audace de l’âme naît d’une sécurité secrète qu’elle tire du Dieu qu’elle accuse. Dans cet état les consolations la contentent. Dieu porte à l’âme un amour qui ressemble à un amour créé; il lui prodigue, avec ses caresses, d’étonnantes et ineffables consolations que l’âme ne doit pas demander avec importunité. Ne les méprisez pas, si Dieu les donne; car elles sont votre nourriture, elles vous excitent à le poursuivre, et écartent de vous l’ennui. C’est par elles que l’âme est portée vers la transformation, vers la recherche incessante du Bien-Aimé; quelquefois aussi l’amour croît par leur absence, et commence à chercher le Bien-Aimé lui-même. Si elle ne l’a pas, elle sent sa faiblesse, et ne se contentant plus des consolations, elle cherche la substance de Celui qui les donne, et plus elle s’abîme dans les joies qui viennent de lui, plus elle languit et gémit dans son amour croissant, parce que ce qu’il lui faut, c’est la présence de Dieu lui-même. Mais quand l’âme unie à Dieu est établie sur la vérité, qui est son siège, on n’entend plus ni cris, ni plaintes, ni attendrissement, ni affaiblissement. L’âme se sentant indigne de tout bien et de tout don, et digne d’un enfer plus affreux que celui qui existe, est établie dans une maturité, dans une sagesse admirable, dans l’ordre, dans la solidité, dans une force qui affronterait la mort par la vertu de l’amour, et elle possède dans toute la plénitude dont elle est capable. C’est Dieu lui-même alors qui grandit l’âme, pour la rendre capable de ce qu’il veut poser en elle. Et elle voit que Dieu seul est, et que tout n’est rien, excepté en lui et par lui. Alors, par comparaison, elle regarde comme rien les magnificences qu’elle a dépassées, et toute créature, et la mort, et la faiblesse, et l’honneur, et le blâme, et dans l’énormité de sa paix suprême, perdant les désirs tels qu’elle les avait, et son action propre, celle qu’elle exerçait, elle se tient fondue en Dieu. Et alors elle voit si profondément, dans la lumière divine, la majesté de l’ordre, que rien ne la trouble plus, pas même l’absence de Dieu. Et, à force d’être conforme à lui, elle ne le cherche plus s’il s’absente; mais, contente de lui, elle remet entre ses mains l’ordre universel. Mais à l’instant où cesse la vision, qui n’est pas habituellement continuelle, un désir de feu surgit au fond de l’âme, et ce feu la pousse à faire sans peine les œuvres de pénitence, avec une puissance qu’elle ne se connaissait pas: car cet état est plus sublime que tout ce qu’elle a vu. Cet amour de feu est parfait, et pousse l’âme à l’imitation de Jésus crucifié, qui est la perfection de la perfection. Sa Passion a duré autant que sa vie. Elles ont commencé, continué et fini ensemble. Il fut toujours sur la croix de douleur, de pauvreté, de mépris, d’obéissance et de pénitence. Et, parce que l’amour veut ressembler et plaire, celui qui aime l’Homme-Dieu Jésus-Christ veut lui ressembler et lui plaire, et s’assimiler sa vie. Plus la perfection grandit, plus l’âme veut suivre ses exemples et ses préceptes, et éviter entre elle et lui tout désaccord. Et il faut continuer toujours, car l’Homme-Dieu n’a jamais quitté la croix de la pénitence. Sa mesure doit être la vôtre: il vous demande toute votre vie. Quant à la grandeur de votre pénitence, c’est la direction qui doit la déterminer. La transformation de l’âme en volonté divine ne se prouve pas par des paroles, mais par des actes et ressemblances. Mais quand l’âme transformée en Dieu même habite dans son sein, quand elle a atteint l’union parfaite et la plénitude de la vision, alors elle se repose dans la paix qui passe tout sentiment. Puis quand l’âme revient à elle-même, elle fait un nouvel effort pour opérer une nouvelle transformation qui la ramène à la volonté divine, et celle-ci à la vision. Tant qu’elle est dans les actes de pénitence, dans le domaine crucifiant de la transformation volontaire, elle imite Jésus-Christ. La vision dont j’ai parlé est la force qui dirige l’amour de Dieu et du prochain. C’est là que l’âme voit l’être de Dieu, et comment toute créature tire son être de Celui qui est l’Etre. Et elle voit que rien n’existe qui ne tire de lui son existence. Introduite dans la vision, l’âme puise à la source vive une sagesse admirable, une science supérieure aux paroles, une gravité forte; elle arrache à la vision son secret; elle voit la perfection de tout ce qui vient de Dieu, et perd la faculté de contredire, parce qu’elle voit dans le miroir sans mensonge la sagesse qui créa. Elle voit que le mal vient de la créature, qui a détruit ce qui était bien. Cette vision de l’Essence très haute excite dans l’âme un amour de correspondance, et l’Essence nous invite à aimer tout ce qui tient d’elle l’existence, toute vérité, toute justice, toute créature raisonnable ou irraisonnable pour l’amour d’elle-même; l’Essence nous pousse à aimer tout ce qu’elle aime, tout ce à quoi elle ordonne d’être. Avant tout, les créatures raisonnables, et, parmi celles-ci, les bien-aimées de l’Essence. Et quand elle voit l’Essence s’incliner par amour vers les créatures, l’âme imite ce mouvement, s’inclinant comme elle s’incline, dans la même mesure et du même côté. Les amis du Père portent un signe, c’est qu’ils suivent son Fils unique. Les yeux de leur âme sont tendus vers le Bien-Aimé; ils sont en quête de leur transformation; tout entiers et totalement ils veulent être fondus dans la volonté de Celui qu’ils aiment, et c’est le Fils unique du Père. Quand l’amour de l’âme est une création de l’Essence souveraine, quand il est né de cette contemplation, alors il sait monter vers l’Essence d’où il tire son origine. Il sait aussi descendre vers les créatures, respectant toutes les harmonies, s’inclinant plus ou moins suivant le mouvement régulateur que fait l’Essence pour s’incliner. Dès lors il ne peut plus passer la mesure, et tout amour devient suspect à l’âme, s’il n’est un don direct de Dieu. Quand l’âme qui a vu l’être de Dieu possède au degré suffisant l’amour de correspondance, elle devient forte jusqu’à l’immutabilité. Rien, pas même les visions d’un autre genre ni les ravissements, rien ne l’ébranle. A défaut de la vision ineffable, une réflexion profonde qui pèse l’être de Dieu, peut suffire et suffit pour purifier tout amour, et pour émousser toute pointe mauvaise. Quant à la vision ineffable, outre l’amour créé qu’elle produit dans l’âme, parce qu’elle porte sur l’Incréé, elle laisse couler dans l’homme un amour de même nature. Totalement absorbée par la vision, l’âme ne sait comment répondre à Celui qui vient en elle. Mais cet amour illustre fait ses opérations. Remarquez ceci: Au moment où la vision fut donnée à l’âme, l’âme opérait et se recueillait dans un immense désir pour approfondir son union. Mais ensuite c’est l’amour incréé qui agit dans l’âme; c’est lui qui la pousse à se retirer de toute créature, pour augmenter l’union intime. C’est l’amour incréé qu’il fait lui-même les opérations de l’amour. Or le principe des opérations de cet amour est l’illumination et le don d’un désir nouveau. C’est un certain amour fort et nouveau, que l’âme serait incapable de se donner. Or l’amour incréé fait tout le bien qui se fait par nos mains. Sans lui, nous sommes capables de tout mal. Tout bien vient de lui. La véritable humilité consiste à voir en vérité quel est l’opérateur du bien; quiconque à cette vue possède l’Esprit de vérité. L’amour de Dieu n’est jamais oisif. Il pousse à suivre réellement la voie de la croix. Cet amour offre la croix à l’âme; c’est une pénitence, longue, grave, austère, mais sa mesure et sa forme doivent dépendre toujours de l’harmonie universelle. L’ordre a sa commodité, qu’il faut suivre en toutes choses. Cet amour véritable arrête toute espèce de désordre dans l’attitude, dans le boire, dans le manger. Il exclut la vivacité vaine; au lieu de résister à l’ordre, il se fait un ordre là où il n’en trouve pas. Et quand l’amour, pendant toute la vie de l’homme, et dans la mesure de ce qu’il faut, aura porté les fruits de l’arbre de la croix, les fruits de pénitence dans l’austérité, c’est alors qu’il commencera à comprendre qu’il est un serviteur inutile, un serviteur mauvais. Il verra deux parts: en Dieu tout amour, en lui toute haine, et cette vue l’introduira dans une pénitence à laquelle il ne voudra pas que le corps reste étranger. Que la pénitence soit légère, ou non, c’est l’amour incréé qui la fait, et il la diversifie immensément suivant les besoins de chaque âme. Que la pénitence et la pensée de la pénitence ne soit jamais un poids pour vous; car c’est Dieu qui opère. Pour provoquer votre volonté et obtenir votre consentement, Jésus-Christ a donné l’exemple. Ceux qui sont élevés à la vision de l’Essence incréée s’abîment dans ce repos immense, et, ayant puisé le feu à la source, sont poussés par lui vers de plus grandes entreprises; car leur flamme est renouvelée. Ceux qui n’ont pas l’esprit de vérité, s’attribuant la gloire à eux-mêmes, deviennent des idolâtres qui adorent leurs bonnes œuvres. Ils changent en idoles les dons de Dieu, leur lumière devient leur idole, leur science devient leur idole; ils changent en idole jusqu’à leur prudence, qui leur était donnée pour discerner. Car tout bien vient de l’amour, de l’amour incréé, qui brûle éternellement, et ne s’éteint jamais au fond de lui-même. Qu’à Lui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. _Amen_! SOIXANTE-CINQUIÈME CHAPITRE LES VOIES DE L’AMOUR La route qui mène à cet amour est la lecture du livre de vie, et il n’y en a pas d’autre. O mes enfants chéris, que notre amour soit parfait! Que notre transformation soit entière! car il est tout amour, cet Homme-Dieu, ce Dieu incréé, ce Dieu incarné; il nous aime tout entier, il veut que tout entier nous l’aimions. Il veut que Lui, et nous par l’amour, nous fassions _un_. J’appelle enfants de l’Esprit ceux qui, par la grâce de la charité, vivent en Dieu, dans la perfection de l’amour transformé. Nous sommes tous fils de Dieu par la création, mais ceux-là sont les vases de l’élection et les fils de l’Esprit, en qui Dieu a posé son amour, et dans lesquels il se repose, attiré par sa propre ressemblance. C’est sa grâce et son amour qui a formé son image dans l’âme. J’appelle parfait celui qui a transformé sa vie en la ressemblance de l’Homme-Dieu. Or, sachez que Dieu, noble par nature, nous demande notre cœur tout entier et non la moitié de notre cœur; il le veut sans intermédiaire, sans partage, sans contestation. On dirait que Dieu fait la cour à l’âme humaine. Si elle se donne toute, il prend tout; si elle se donne à moitié, il la reçoit à moitié; mais c’est la première de ces deux choses qui fait sa joie; car l’amour parfait est un amour jaloux. L’Epoux, dans son amour, ne peut souffrir chez l’Epouse l’ombre d’un partage, ni en public, ni en secret. Or, notre Dieu est un Dieu jaloux. Je sais, du reste, je sais parfaitement que s’il existait un homme qui eût goûté l’amour de Jésus crucifié, de Jésus souverain bien, cet homme-là ne s’arracherait pas seulement aux créatures, il s’arracherait à lui-même pour se donner plus absolument, et que toutes les puissances n’en feraient plus qu’une pour le transformer tout entier en Celui qui est notre Sauveur et notre amour, Jésus-Christ, Jésus-Christ! Si l’âme veut se dégager et s’élever vers la perfection de l’amour qui se donne tout entier, qui se consacre non pas seulement en vue de la récompense temporelle ou éternelle, mais aussi en vue de l’être de Dieu, qui est la Bonté par essence, la Bonté digne de l’amour; l’âme, dis-je, doit marcher dans la voie droite, marcher dans la voie de l’ordre, avec les pieds brûlants de l’amour. Le premier pas qu’elle doit faire dans cette voie, c’est de connaître Dieu en vérité, non pas par la surface, par le dehors, par la science des livres. Il faut connaître profondément. Car l’homme aime, comme l’homme connaît. Si notre connaissance est bornée, vague, superficielle, si nous pensons à Dieu, comme quelqu’un qui s’acquitte de sa fonction, notre amour sera misérable. Relisez ce que j’ai déjà dit sur ce sujet. Mais l’amour a des propriétés et des signes qui permettent de le reconnaître. Première propriété. L’amour transforme l’un en l’autre, quant à la volonté. Or, la volonté du Christ est, ce me semble, la vie dont il a donné l’exemple, vie pleine de pauvreté, de mépris, d’obéissance et de douleur; l’exercice de ces choses est un rempart contre le mal et contre la tentation. Seconde propriété. L’amour transforme l’un dans l’autre, quant aux qualités constitutives de l’Etre. Je n’en citerai que trois: L’amour s’incline vers les créatures, suivant les lois de l’universelle harmonie. L’amour est humble et doux. L’amour est immuable. Plus l’âme est voisine de Dieu, plus elle est inaccessible au changement. La honte consiste à être ébranlé par quelque chose de petit; c’est là que nous sentons notre misère. La troisième qualité de l’amour est la transformation parfaite de l’âme en Dieu. Alors elle est inaccessible aux tentations; car elle ne réside plus en elle, mais en Lui. Quand nous revenons à notre misère, défions-nous de toute créature, défions-nous de nous-mêmes; je vous en supplie, restez en possession de vos âmes, ne vous donnez à aucune créature; mais gardez-vous pour Celui qui a dit «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de tout votre esprit, de toute votre âme et de toutes vos forces.» Voici quelques-uns des signes de l’amour. D’abord la soumission de la volonté. Ensuite l’exclusion absolue de toute amitié contraire; fallût-il quitter père, mère, frère, sœur, et tout ce qui ferait obstacle à la volonté de l’amour. Puis l’amour porte en lui une force révélatrice des secrets qui oblige à montrer le fond de soi; ce troisième signe me paraît capital. Il est le complément nécessaire des actes de l’amour. Enfin l’amour possède un désir d’assimilation qui fait chérir la pauvreté, si le Bien-Aimé est pauvre; le mépris, s’il est méprisé: l’amour veut partager les douleurs. Il ne semble pas qu’entre le riche et le pauvre, entre l’homme des douleurs et l’homme des délices, l’amitié puisse ne rien laisser à désirer: la distance des conditions est en général un obstacle au partage de la vie. Or, l’amour n’est pas seulement une force d’assimilation, mais une force d’unité qui fait partout des semblables. Jésus-Christ, l’éternel amour, a réuni ces signes. Il s’est soumis à la volonté de l’homme, et Lui, qui d’un signe eût pu tout écraser, il a obéi jusqu’à la mort. Il a renoncé à sa mère et à sa chair, se livrant à la mort et les quittant sur la croix. Il nous a dit ses secrets: «Je ne vous appellerai plus mes serviteurs; car le serviteur ne sait ce que fait son maître; je vous ai appelés amis.» Il s’est rendu semblable à l’homme, la faute exceptée. Il a été vraiment homme et vraiment mortel. Imitons-le pour ne pas faire injure à l’amour de ses entrailles. Cherchons-le comme il nous a cherchés. Imitons-le comme il nous a imités. Si un seul homme faisait toutes les pénitences du monde réuni, ce serait trop peu pour reconnaître une seule goutte de la sueur du Christ, ou pour mériter la moindre des joies du paradis, ou pour expier le moindre des péchés mortels, ou pour offrir seulement à Dieu la satisfaction de la créature. Aussi chacun devrait s’efforcer de faire pénitence en secret, dans la mesure convenable, et de désirer ce qu’il ne peut pas faire, et même de faire pénitence publiquement, pourvu que ce ne soit pas pour chercher les regards; car s’abstenir du bien par crainte d’être vu, c’est tiédeur et lâcheté. Le Maître a donné l’exemple. Il a fait beaucoup de choses qui n’ont été ni écrites, ni connues; mais il n’a pas négligé les actes publics par respect humain. Si la pénitence nous paraît dure, la patience ne pourrait-elle nous être agréable dans ces sortes d’afflictions, qui de la part de Dieu, sont des signes d’amour? Ne pourrions-nous faire, de nécessité, vertu? Ce que le Père a donné au Fils, souvent le Fils le donne aux siens. Dieu le Père a choisi pour son Fils la pauvreté et la douleur, l’angoisse du dedans, l’angoisse du dehors, une amertume au-dessus des paroles et au-dessus des pensées. C’est pourquoi plusieurs reçoivent la tribulation non pas seulement avec patience, mais avec joie, comme un signe d’amitié et comme les arrhes d’un héritage. Dans vos douleurs, contemplez celles du Fils de Dieu, et cette vue sera votre remède. La tribulation produit quelquefois d’excellents effets que nous ignorons. Quelquefois elle tourne l’homme vers Dieu et le fait adhérer à lui. Quelquefois elle le fait grandir, semblable à la pluie qui féconde la terre. Quelquefois elle lui donne la force, la pureté et la paix. Ce genre de tribulation est précieux, sa valeur nous est inconnue, et je porte envie à ceux qui l’éprouvent. Si nous savions son prix, nous nous la disputerions: chacun arracherait à son voisin les moyens de se la procurer. Je souhaite que vous soyez toujours consolés sous le fardeau de cette vie par Celui qui est la lumière et la joie des affligés. Qu’à Lui soit la gloire dans les siècles des siècles. _Amen_. Connaissance de Dieu, connaissance de soi-même, voilà la perfection de l’homme. Cette double vue produit grâce sur grâce, lumière sur lumière, vision sur vision. Plus grandira votre connaissance de Dieu, plus grandira votre amour, et avec lui votre force d’action. Votre pratique sera la preuve et la mesure de votre amour; ordinairement l’amour cherche la ressemblance du Bien-Aimé dans l’action et la passion. Le Christ a supporté la pauvreté, le mépris et la douleur. Le choix de la sagesse révèle la valeur des choses. SOIXANTE-SIXIÈME CHAPITRE LES DONS DE DIEU Voici quelques dons très doux qui indiquent chez celui qui les possède la plénitude et la perfection de l’amour consommateur. Ils peuvent servir de mesure à l’âme pour connaître le point où elle est arrivée dans la voie de la transformation. D’abord l’amour de la pauvreté, qui délivre l’âme des attaches de la créature, de toute possession qui ne serait pas celle de Jésus-Christ, de toute espérance qui serait fondée sur un autre. Cet amour ne doit pas seulement vivre dans le cœur, il doit se prouver par les actes. Un autre don, c’est le désir d’être méprisé par toute créature, et de ne trouver de compassion nulle part, et de vivre dans le cœur de Dieu seul, et de compter pour rien partout ailleurs. Je ne pourrai citer encore le désir d’être accablé et inondé dans son cœur et dans son corps de toutes les douleurs de Jésus et de Marie, et que toute créature vous les fasse subir sans relâche. Celui qui n’a pas ces trois désirs ne possède pas la ressemblance bienheureuse du Christ, car ils l’ont accompagné, sa mère et lui, en tout temps et en tout acte. Si vous possédez ces trois dons, le quatrième sera de vous en sentir indigne, d’être persuadé que vous ne les avez pas par votre vertu propre, et plus vous les aurez, plus vous croirez qu’ils vous manquent; car celui-là perd l’amour, qui se déclare satisfait de ses dons. Sachez donc que jamais vous n’êtes arrivé; regardez-vous comme quelqu’un qui va commencer, qui n’a jusqu’ici rien fait et rien reçu. Puis par une méditation incessante, par une oraison savoureuse, vous chercherez ces choses dans l’intérieur de Jésus-Christ, et vous crierez vers Dieu, lui demandant le manteau du nouvel Elie, et vous ne réclamerez que la transformation parfaite de vous en lui, et vous vous plongerez dans cette joie des joies, dans la joie de votre vie terrestre, et vous gravirez l’échelle de la contemplation pour chercher la plénitude de Jésus, et vous y puiserez les surabondances infinies que sa vie extérieure n’a pas manifestées. Alors vous fuirez comme la peste tout ce qui vous séparerait de votre amour. Toute affection charnelle ou spirituelle, toute chose hostile ou contraire que la terre vous présentera, vous fera le dégoût et l’horreur d’un serpent sur lequel vous auriez posé le pied. Enfin, vous ne jugerez personne, et vous ne vous soustrairez au jugement de personne, vous regardant, suivant la parole de l’Evangile, comme la dernière des créatures et la plus indigne des dons de Dieu. Ceux qui posséderont ces choses de la vie présente, dans le combat d’aujourd’hui, ceux-là posséderont Dieu dans la patrie. Ceux à qui Dieu donne pour les transformer en lui la croix de Jésus dans la vie présente, seront transformés plus tard en Dieu lui-même. C’est pourquoi l’âme ne doit chercher en cette vie les consolations spirituelles que pour soutenir sa faiblesse et réchauffer sa froideur. SOIXANTE-SEPTIÈME CHAPITRE LE TRÈS SAINT SACREMENT DE L’AUTEL Parlons un moment du sacrement de l’amour, parlons de l’Eucharistie. C’est lui qui provoque dans l’âme la prière ardente, c’est lui qui réveille la vertu d’impétration, et la puissance d’arracher à Dieu. C’est lui qui creuse l’abîme de l’humilité; c’est lui qui allume les flammes de l’amour. J’ai non la pensée vague, mais la certitude absolue, que si une âme voyait et contemplait quelqu’une des splendeurs intimes du sacrement de l’autel, elle prendrait feu, car elle verrait l’amour divin. Il me semble que ceux qui offrent le sacrifice, ou qui y prennent part, devraient méditer profondément sur la vérité profonde du mystère trois fois saint, qu’il ne faut pas marcher au pas de course dans cette contemplation, mais demeurer immobile, fixe, enfoncé, absorbé, abîmé. Quoique les mystères du sacrement soient absolument ineffables, je vais tâcher de présenter sept considérations qui doivent être méditées en détail et une à une. Ce mystère est absolument nouveau, absolument admirable, absolument supérieur à la raison. Il fut annoncé d’avance, comme nous le voyons dans l’Ecriture; mais s’il est ancien quant à la figure, il est nouveau quant à l’accomplissement, quant à la réalité. Il est certain que par la vertu des paroles consécratrices, l’Homme-Dieu changea le pain et le vin en son corps et en son sang; il est certain que le prêtre son ministre, accomplit à l’autel, en vertu du pouvoir qu’il a reçu, le même acte de puissance. Quand il prononce sur le pain et le vin les paroles de la consécration, ces matières sont transubstantiées dans le vrai corps et le vrai sang de l’Homme-Dieu. Il reste la couleur du pain et du vin, leur saveur, leur apparence, leurs accidents; mais ces accidents ne portent pas sur le corps de Jésus-Christ, ils portent sur eux-mêmes, la puissance divine leur ayant donné des ordres supérieurs à leur nature. La couleur est donc ici en elle-même, la saveur en elle-même, la blancheur en elle-même: chaque qualité détachée de toute substance porte sur elle-même. Voilà en vérité la grande innovation qu’a faite le bras de la sagesse, armé de puissance et de bonté: le corps et le sang du Christ poursuit dans ses élus, après la communion, la grande nouveauté, et accomplit l’inconnu. Or, en face du sacrement, que nul ne s’étonne: avez-vous mesuré la toute-puissance? Sur tant d’autels à la fois, en deçà et au delà de la mer, ici et là, ailleurs encore! Oh! que personne, mes enfants, n’ait l’audace de s’étonner, car il a dit lui-même: «Je vous suis incompréhensible; je suis Dieu, j’agis sans vous, et le mot impossible n’a pas de sens pour moi. J’aurais pu vous faire capables de comprendre; j’ai mieux aimé vous laisser le mérite de la foi: croyez et ne doutez pas.» Secondement, le sacrement est souverainement aimable, et plein de vertu pour allumer le feu. Ni la crainte ni l’intérêt ne l’a institué: il est l’acte d’une force dont je ne sais pas le nom, à moins que ce ne soit un amour sans mesure. Jésus-Christ l’a institué, parce que son amour dépasse les paroles. Comme ses entrailles criaient vers nous, il s’est jeté là tout entier, tout entier et pour toujours, jusqu’à la consommation des siècles. Ce n’est pas seulement en mémoire de sa mort qu’il institua l’Eucharistie; non, c’est pour rester tout entier avec nous, tout entier et pour toujours. Si vous voulez pénétrer dans cet abîme et regarder devant vous, la première condition est d’avoir de bons yeux. Pressentant au moment de la Cène la séparation corporelle, vaincu par l’amour qui veut unir, il s’est substitué lui-même, et a inventé un mode inouï d’unité. O amour inextinguible! la présence de la mort lui était déjà présente, il voyait venir sur lui l’agonie inénarrable; c’est alors qu’il se donne à nous, qu’il invente un moyen de ne pas nous quitter; car ses délices sont d’être avec les enfants des hommes! Quelle cruauté faudrait-il pour contempler profondément cet amour, et ne pas aimer soi-même ce grand ami, sur qui l’oubli n’eut prise ni dans la vie ni dans la mort, mais qui a voulu se donner tout entier, avec toute sa grandeur, pour faire l’unité? Je crois, en vérité, qu’il n’y a pas une âme au monde qui, si elle pesait cet amour, ne fût pas attirée et transformée en lui. En troisième lieu, ce sacrement renferme des mystères de compassion: il provoque l’âme. Jésus-Christ l’institua au milieu d’une douleur mortelle et ineffable: il allait quitter ses disciples, la Vierge, sa chère mère. C’était l’instant suprême, l’instant de la séparation, et il voyait devant lui tous ceux qui allaient l’abandonner. Celui-ci allait le trahir, celui-là le renier; il se donne à l’un et à l’autre. Ses frères lui préparaient des douleurs inouïes, au milieu desquelles l’attendait l’abandon; il pressentait la mort avec ses horreurs, les coups, les injures, la croix, les clous, etc.; il allait suer le sang après la Cène, suer le sang dans la prière, non pas quelques gouttes de sang, mais des ruisseaux qui allaient couler à terre. Et cependant il n’eut pas de repos qu’il n’eût institué le mystère qui le donne, et une des propriétés de ce mystère, c’est de renouveler mystérieusement la mémoire de la Passion et du sang versé. «Toutes les fois que vous ferez ceci, dit-il, faites-le en mémoire de moi.» Dites-moi si vous connaissez une âme qui puisse voir ces douleurs sans se transformer en elles: si elle existe, cette âme refuse la communion du cœur. En quatrième lieu, ce sacrement est une montagne sans sommet; il a la vertu de creuser l’abîme d’où l’humilité lance au ciel l’adoration la moins indigne. Celui qui l’a institué, c’est l’Homme-Dieu, c’est le Seigneur incréé. L’âme, dans sa contemplation, doit regarder à la fois le sacrement dans la Personne qui l’a institué, et dans la substance qu’il contient. Il contient le Dieu incréé, invisible, omnipotent, omniscient, juste, très haut et miséricordieux, créateur du ciel et de la terre, des choses visibles et des choses invisibles: et voilà le sommet de la montagne. Sur une de ses crêtes intermédiaires, nous rencontrons l’humanité de Jésus-Christ; humanité, divinité, deux natures, une personne, union hypostatique! Quelquefois l’âme, dans la vie présente, reçoit de l’humanité du Christ une joie plus intense que de sa divinité, parce que l’âme, moins disproportionnée à la première chose qu’à la seconde, a plus de capacité pour jouir de celle-là. L’âme, qui est la forme du corps, jouit du Dieu incréé dans le Dieu fait homme. O Jésus-Christ créateur! ô Jésus-Christ créature! ô vrai Dieu et vrai homme! ô vraie chair! ô vrai sang! ô vrais membres d’un vrai corps! ô union ineffable! ô rencontres d’immensités! ô Seigneur Adonaï! je vais de votre humanité à votre divinité, de votre divinité à votre humanité; je vais et je reviens. L’âme, dans sa contemplation, rencontre la divinité ineffable, qui porte en soi les trésors de richesse et de science. O trésors impérissables! ô divinité! c’est en toi que je puise les délices nourrissantes, et tout ce que je dis, et tout ce que je ne peux pas dire! Je vois l’âme très précieuse de Jésus, avec toutes les vertus, tous les dons du Saint-Esprit, et l’oblation très sainte, très sainte et sans tache. Je vois ce corps, le prix de notre rédemption; je vois le sang où je puise le salut et la vie, et puis je vois ce que je ne peux pas dire. Voici vraiment, sous ces voiles, Celui qu’adorent les Dominations, devant qui tremblent les Esprits et les Puissances redoutables! Oh! si nos yeux s’ouvraient comme leurs yeux, quels prodiges feraient en nous, aux approchés du mystère, le respect et l’humilité! Où est-il, où est-il, celui qui pourrait garder son orgueil s’il contemplait ce que je contemple, et n’être pas terrassé dans son cœur et dans son corps? Cinquièmement, ce sacrement possède une vertu de sublimité qui élève l’âme vers les choses du ciel. La Trinité l’a institué pour se rattacher ce qu’elle aime, pour arracher l’âme à elle-même et l’emporter à Dieu, pour l’enlever aux créatures, pour l’unir à l’Essence incréée, pour la faire mourir aux choses du péché et vivre selon l’Esprit dans la sphère des choses divines. Sa bonté infinie et sainte l’a institué pour unir, pour incorporer Dieu à l’homme, l’homme à Dieu; pour que réciproquement l’un et l’autre se donnent l’hospitalité, pour qu’ils se portent l’un l’autre, et que notre faiblesse ait ce qu’il faut pour la guérir. Si vous suivez par le regard d’une contemplation profonde ce mouvement du Seigneur, qui s’incline du haut des cieux et vient vous prendre par la main pour vous sauver de l’ennemi terrestre, il vous sera difficile de ne pas être entraîné par lui. En sixième lieu, ce sacrement est d’une valeur suprême: il est le don des dons et la grâce des grâces. Quand le Dieu tout-puissant et éternel vient à nous avec toute la perfection de l’humanité trois fois sainte de la divinité, il ne vient pas les mains vides. Pourvu que vous ayez fait l’épreuve que demande l’Apôtre, et que vous ne soyez pas dans l’intention de pécher, il vous fait remise des peines temporelles, vous fortifie contre les tentations, restreint la puissance de vos ennemis, et augmente vos mérites. C’est pourquoi je vous recommande à la fois, dans la réception du sacrement de l’autel, la fréquence et le respect. Saint Augustin dit quelque part, il est vrai: «Quant à la communion quotidienne, je ne la blâme ni ne la loue». Mais lui-même dit ailleurs: «Vivez de façon à communier tous les jours». Quelle était donc sa pensée quand il a dit la première parole? Voyant que dans l’Eglise les bons sont mêlés aux mauvais, il n’a pas blâmé la communion quotidienne, dans la crainte d’en écarter les bons, et s’il a dit qu’il ne la louait pas, c’était uniquement dans la crainte d’autoriser les mauvais. Les autres bienfaits du sacrement dignement reçu sont absolument au-dessus des paroles. Il est impossible de mesurer l’océan de grâces qu’apporte avec elle une seule communion, si l’homme n’oppose pas de résistance. Enfin, ce sacrement est le sacrement des louanges, digne d’admiration au delà des mots et des pensées. Toute bonté, toute beauté, toute sainteté, sont en lui. Il renferme le souverain Bien incréé et le souverain Bien créé, l’essence divine et l’humanité de Jésus-Christ. Pourquoi la louange de la terre n’est-elle pas comme celle des cieux, superbe, ininterrompue? Les anges chantent l’éternel _Sanctus_, et leur chant ne s’arrête pas: les saints et les bienheureux voient et sentent le sacrement sublime. Enveloppés dans le sacrifice de louanges comme dans les plis d’un manteau de gloire, ils vivent dans l’Essence infinie qui fait leur béatitude. Toujours en présence du souverain Bien, du Dieu incréé et du Dieu incarné, ils le reconnaissent et l’adorent dans le sacrement de l’autel. Ils reçoivent de notre sacrement une nouvelle douceur, une nouvelle joie, une nouvelle puissance d’adorer, qui tient à l’universelle harmonie, à l’universelle communion. Ils communient à la fois à la tête et aux membres du corps mystique. Ils voient, sentent et savent que le mystère très haut est une des joies de Jésus-Christ, une des manifestations de sa bonté, une des complaisances de son amour unitif. C’est pourquoi les anges et les saints jouissent du mystère qui leur ouvre une source de louange; ils partagent la complaisance de Jésus-Christ; ils jouissent de ses délices. Les bienheureux de l’Eglise triomphante voient avec des transports de joie les grâces qui coulent sur l’Eglise militante par le canal du sacrement de l’autel. Que le ciel et la terre se répondent, que toute lèvre s’ouvre pour la même adoration! Quand l’homme approche de l’Eucharistie, je l’engage à se demander quel est celui qui approche, quel est Celui vers qui il approche, comment il approche, pourquoi il approche. Il approche d’un Bien qui est le souverain Bien et la cause de tout bien, le Bien unique, sans lequel rien ne participe à sa bonté. C’est le Bien suffisant et remplissant, qui rassasie de grâce et de gloire les saints et les esprits, les âmes et les corps. Il s’approche pour recevoir le Dieu incarné, le souverain Bien, qui, dans la créature, rassasie, surpasse et glorifie; qui, en dehors des créatures, se déploie sans borne et sans mesure; souverain Bien que la créature ne peut ni connaître ni posséder que dans la mesure où il se livre pour être connu et possédé, et il se livre dans la mesure ou chaque créature est capable de lui. Chaque créature, suivant la quantité d’être qu’elle a reçue de l’essence infinie, est plus ou moins capable de Celui qui est l’Etre et qui est la source de l’Etre, et qui est supersubstantiel. Il s’approche du Bien, hors duquel il n’y a pas de bien. O souverain Bien! ô Bien non considéré, non connu, non aimé, trouvé par ceux-là seuls qui donnent tout pour avoir tout! O mon Dieu! si l’homme regarde la bouchée de pain qu’il va manger, comment fait-il pour ne pas considérer, dans le plus profond recueillement de son âme et de son corps, cet Eternel, cet Infini, qui va devenir pour lui, suivant ses dispositions intimes, ou la mort, ou la vie? Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Oh! approchez donc d’un tel Bien et d’une telle table avec un grand tremblement resplendissant d’amour! Allez dans votre blancheur, allez dans votre splendeur; car vous allez au Dieu de toute beauté, au Dieu de gloire, qui est la sainteté par excellence, la félicité, la béatitude et l’altitude, la noblesse, l’éternelle joie de l’amour sans mensonge: allez donner et recevoir l’hospitalité trois fois sainte; allez, dans la blancheur de votre pureté, pour être purifié; allez dans la force de votre vie, pour être vivifié; allez, dans l’éclat de votre justice, pour être justifié; portez à l’autel l’intimité de l’union divine pour recevoir l’unité plus intime, pour être incorporés à Celui qui vous attend. O Dieu incréé, et doucement incarné, l’homme a mangé votre chair, il a bu votre sang: qu’il ne fasse plus qu’un avec vous dans les siècles des siècles. _Amen_. SOIXANTE-HUITIÈME CHAPITRE L’INCARNATION Voici la dernière lettre que nous écrivit, avant sa maladie mortelle, notre mère Angèle de Foligno; voici les dernières lignes que sa main a tracées. Elle nous avait prévenus elle-même: «Mes enfants, avait dit notre mère, voici ma dernière lettre.» Car elle connut longtemps d’avance le bienheureux moment où elle, passerait du temps à l’éternité. A la nouvelle terrible qu’Angèle parlait pour la dernière fois, celui qui tenait la plume pour avoir le courage d’écrire, eut besoin d’être forcé par elle. Avant de dicter, elle poussa un grand cri: «O mon Dieu! faites-moi digne de connaître quelque chose du mystère de la hauteur, quelque chose de cette incarnation, que vous avez faite, de cette incarnation, principe et source du salut. O incarnation ineffable! c’est elle qui apporte à l’homme, avec le rassasiement de l’amour, la certitude du salut. Cette charité est au-dessus des paroles; mais au-dessus d’elle il n’y a rien: le Verbe s’est fait chair, afin de me faire Dieu! O secret des entrailles de Dieu! Vous vous êtes anéanti et dépouillé pour faire de moi quelque chose; vous avez pris l’habit du dernier des esclaves pour me donner le manteau d’un roi et d’un Dieu! Et, prenant la forme de l’esclave, vous n’avez rien diminué de votre substance, vous n’avez fait tort de rien à votre divinité. Mais l’abîme de votre humilité m’ouvre les entrailles et m’arrache les cris: «O incompréhensible, fait compréhensible à cause de moi! O incréé, vous voilà créé! O inaccessible aux esprits et aux corps, vous voilà, par un prodige de puissance, vous voilà palpable aux pensées et aux doigts! O Seigneur, touchez mes yeux, pour que je voie la profondeur et la hauteur de la charité que vous nous avez communiquée dans cette incarnation! O heureuse faute! non pas heureuse en elle-même, mais par la vertu de la miséricorde divine. Heureuse faute qui a découvert les profondeurs sacrées et cachées des abîmes de l’amour! En vérité une charité plus haute ne peut pas être conçue. O Très-Haut, faites mon intelligence capable de votre charité très haute et ineffable! «Seigneur, j’aperçois cinq mystères. Agrandissez mon intelligence, car la capacité manque. Voici le mystère de l’Incarnation. Voici le mystère de la science, de l’exemple, de la pénitence et de la douleur. Voici la mort terrible, soufferte pour nous! Voici la gloire de la Résurrection. Voici la sublimité de l’Ascension. Incarnation! ô amour ineffable! amour sublime et transformé. Soyez béni, Seigneur, qui me faites comprendre que vous êtes né pour moi. Oh! quelle gloire, quelle gloire de voir et de sentir, comme je le crois, comme je le sens, que vous êtes né pour moi! Sentir cela en vérité, voilà la délectation, voilà la joie des joies! La même certitude que nous tirons de l’Incarnation, nous la tirons aussi de la Nativité, car il est né pour faire l’œuvre qui a déterminé son incarnation. O Admirable, que vos miséricordes sont miséricordieuses! Vous nous avez enseigné l’esprit de vie: car votre pauvreté, vos douleurs, vos opprobres sont des documents, des leçons et des livres. Votre naissance, votre vie et votre mort parlent le même langage. «Le mystère de sa mort met devant nos yeux, avec notre rédemption, le but de la naissance de Jésus; cinq considérations me frappent en ce moment dans cette mort. D’abord la déclaration et l’accomplissement de notre salut. Puis la force et le triomphe. Puis la manifestation de l’amour divin dans sa plénitude et sa surabondance. Puis la vérité très haute, très cordiale et très profonde dont il nous a rassasiés; car nous avons vu dans ce miroir sous quel aspect le Père nous a présenté le Fils. Enfin nous avons vu comment le Fils nous a manifesté le Père. Cette manifestation fut l’obéissance qu’il a gardée jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix; par elle il a répondu pour tout le genre humain. O Dieu incréé, faites-moi digne de connaître la profondeur de cet amour et l’abîme de cette miséricorde Faites-moi digne de comprendre cette charité ineffable, dont la communication nous a été faite quand le Père nous a manifesté Jésus-Christ comme son Fils, quand le Fils nous a manifesté son Père comme notre Père? O admirable amour! éternelle joie de mon âme! O amour, c’est en vous qu’est toute saveur, toute suavité, toute délectation, et la contemplation qui arrache l’âme au monde d’en bas, qui lui donne le repos et la paix, la transporte plus haut qu’elle-même, et elle se dresse sur elle-même. «Dans la résurrection, j’aperçois deux points de vue: d’abord la ferme espérance de la nôtre puisée dans celle de Jésus-Christ. Puis la connaissance de la résurrection spirituelle, qui est donnée par la grâce, quand d’un infirme elle fait un fort, quand d’un mort elle fait un vivant. «Mystère de la hauteur, inénarrable, inconnu et ineffable, perfection de la perfection! O Dieu éternel, donnez-moi des yeux pour voir, pour voir, pour sonder. La plénitude du salut est dans votre ascension, Seigneur. Faites-moi capable de l’abîme, pour que j’y plonge et que je regarde! O Jésus-Christ, c’est par l’ascension que vous nous avez mis en possession de votre Père et du nôtre! Il faut une perpétuelle oraison pour lire dans le livre des cinq mystères. Charité de la création! charité de la rédemption! Seigneur, faites-moi capable de sonder la charité d’en haut. O Incompréhensible! donnez-moi l’intelligence de l’amour sans prix, de l’amour inestimable, pour que je voie dans vos entrailles la flamme qui les dévore! Car de toute éternité vous avez appelé le genre humain à la vision de vous-même. Et vous, ô Très-Haut, vous avez daigné désirer la vision de nous-même. Oh! que je voie donc mon péché! que j’évite donc les châtiments épouvantables dont vous avez menacé ceux que le bienfait sans mesure et le mystère sans parole trouvent ingrats sur la terre!» SOIXANTE-NEUVIÈME CHAPITRE PRIÈRE Ensuite elle parla de sept dons, de sept bienfaits en particulier, et voici en quels termes: «O très doux Seigneur, parmi la multitude innombrable de vos dons, faites-moi capable d’en comprendre sept. D’abord la création mystérieuse. Puis l’élection admirable qui nous donne rendez-vous dans la gloire. Puis le don de Jésus-Christ, qui naquit et mourut pour nous donner la vie. Puis le don très haut de la raison. Car, au lieu de créer une femme, vous auriez pu créer une bête. Oraison admirable! c’est par elle que je vous connais, par elle que je connais mes péchés; par elle que, votre grâce aidant, je résiste à la tentation. O Incompréhensible! vos mains ont fait un chef-d’œuvre. Vous nous avez créés à votre image et ressemblance; puis vous nous avez revêtus de votre lumière, comme d’un manteau. Puis vous nous avez donné l’intelligence. Faites-moi capable de comprendre la grandeur de cette intelligence, grâce à laquelle mes lèvres peuvent vous appeler mon Dieu! Puis vous m’avez donné la sagesse. O Seigneur, faites-moi savourer cet amour qui m’a donné la sagesse, la sagesse, la joie des joies, par laquelle en vérité je goûte Dieu; je le sens, je le goûte. Le septième don est l’amour. O Essence pure! Faites-moi comprendre l’amour, puisque les anges n’ont pas d’autre bonheur que de voir Celui qu’ils aiment et d’aimer Celui qu’ils contemplent! O don qui est au-dessus de tout don, puisque l’amour c’est vous! «O souverain Bien, qui nous avez fait capables de connaître et d’aimer l’amour, tous ceux qui arrivent devant votre face sont jugés d’après les lois de l’amour. L’amour est la seule puissance qui conduise les contemplateurs à la contemplation. O Admirable, que vos œuvres sont admirables dans vos enfants! O souverain Bien! Bonté incompréhensible et charité très ardente! O Divinité, vous avez daigné nous substantifier au milieu de votre substance[8]! [8] Ceci se rapporte à l’Eucharistie. (_Note de l’Editeur écrite en latin._) «Au milieu de votre substance! Prodige des prodiges, admirable au-dessus des prodiges! O mystère des mystères! Mystère de la substance, à votre approche, l’entendement créé tombe en défaillance. Mais avec la grâce et la lumière divine, nous sentons ce que nous ne comprenons pas, _nous goûtons la substance_, et elle est le gage de ceux qui vivent dans le désert, dans le désert en esprit, dans le désert en vérité, et tous les chœurs des anges sont occupés de cette merveille; et que tous les hommes du désert soient occupés de la même occupation, que tous les hommes du désert contemplent la même contemplation, et c’est alors qu’ils deviendront véritablement les hommes du désert, et la main de la puissance les séparera des créatures, et leur conversation est dans les cieux. Gloire à Dieu. _Amen_.» SOIXANTE-DIXIÈME CHAPITRE ET DERNIER LE TESTAMENT ET LA MORT Quand notre mère Angèle se sentit près de la mort, Angèle qui, sur terre, vécut loin de la terre, elle fit son testament, et enseigna pour la dernière fois ses fils, et leur dit: «Mes chers enfants, je vous parle pour l’amour de Dieu, suivant la promesse que j’ai faite: je ne veux rien emporter avec moi, rien vous cacher, qui puisse vous être utile. Car Dieu a dit à l’âme: «Tout ce qui est à moi est à toi». Par quelle vertu peut-il se faire que tout ce qui est à Lui soit à nous; je vous le dis, en vérité, c’est la charité qui fait cela. Les paroles que je vais prononcer ne sont pas de moi, elles sont de Dieu. «Car il a plu au Seigneur de me donner l’amour et la sollicitude de tous ses fils et de toutes ses filles, de tout ce qui respire sur le globe, en deçà et au delà de la mer. Je les ai gardés comme j’ai pu, et j’ai souffert pour eux les douleurs que personne ne sait. O mon Dieu, je les remets aujourd’hui entre vos mains, vous suppliant par votre ineffable charité de les préserver de tout mal, et de les affermir dans tout bien, dans l’amour de la pauvreté, du mépris et de la douleur, de transformer leur vie en votre vie, et de les introduire dans la perfection dont vos paroles et vos actions nous ont donné le modèle quand vous viviez dans la vie humaine. «O mes fils chéris, écoutez la parole suprême, la parole et la prière de l’adieu. Voici cette parole: «Mes enfants, soyez humbles! mes enfants, soyez doux!» Je ne parle pas de l’acte extérieur; je parle des profondeurs du cœur; mes enfants, soyez doux dans le fond. Soyez en vérité les disciples de Celui qui a dit: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur.» Ne vous inquiétez ni des honneurs ni des dignités. O mes enfants, soyez petits pour que le Christ vous exalte dans sa perfection et dans la vôtre. Soyez humbles, et que votre néant soit immobile devant vos yeux. Les dignités qui enflent l’âme sont vanités qu’il faut maudire. Fuyez-les! car elles sont dangereuses; mais écoutez! écoutez! elles sont moins dangereuses que les vanités spirituelles. Montrer qu’on sait parler de Dieu, comprendre l’Ecriture, accomplir des prodiges, faire parade de son cœur abîmé dans le divin, voilà vanité des vanités, et les vanités temporelles sont après cette vanité suprême de petits défauts vite corrigés. Oh! comptez-vous pour rien! O Rien inconnu! ô Rien inconnu! En vérité l’âme ne peut avoir une science plus profonde ni une vision plus haute que de voir son Rien et de s’y tenir. «O mes enfants, efforcez-vous d’avoir la charité sans laquelle le salut n’est pas, ni le mérite. O mes chers enfants, et mes pères, et mes frères, aimez-vous les uns les autres! Voilà la condition de l’héritage promis; et que votre amour ne soit pas borné à vous, qu’il embrasse toutes les nations. Je vous le dis, mon âme a plus reçu de Dieu, quand j’ai pleuré et souffert pour les péchés des autres plus que pour les miens. Le monde rirait, si je disais que j’ai pleuré les péchés des autres plus que les miens, car cela n’est pas naturel. Mais la charité n’est pas née du monde. O mes enfants, aimez et ne jugez pas; et si vous voyez un homme pécher mortellement, ayez horreur du péché, mais ne jugez pas l’homme, et ne méprisez personne; car vous ne savez pas les jugements de Dieu. Beaucoup semblent damnés qui sont sauvés devant Dieu. Beaucoup semblent sauvés qui sont damnés devant Dieu. Je puis vous dire que, parmi ceux que vous méprisez, il en est à qui je crois que Dieu tendra la main. «Je ne vous laisse pas d’autre testament: Aimez-vous les uns les autres, et que votre humilité soit profonde. Je vous laisse tout ce que je possède, tout ce que je tiens de Jésus-Christ, la pauvreté, l’opprobre et la douleur, en un mot la vie de l’Homme-Dieu. Ceux qui accepteront mon héritage seront mes enfants; car ce sont les enfants de Dieu, et la vie éternelle les attend.» Elle fit silence, puis imposa la main sur chaque tête, et dit: «Soyez bénis, mes enfants, par le Seigneur et par moi. Soyez bénis, vous qui êtes présents, soyez bénis, vous qui êtes absents. Suivant l’ordre du Seigneur, je donne aux présents et aux absents ma bénédiction pour l’éternité, et que Jésus-Christ vous la donne en même temps; soyez bénis par la main qui a été élevée sur la croix.» Angèle, brisée par la mort qui venait, et plus profondément absorbée qu’à l’ordinaire dans l’abîme sans fond de la Divinité, ne prononça que quelques paroles interrompues et rares. Ces paroles, nous qui étions là, nous avons essayé de les recueillir. Les voici à peu près. Elle mourut vers le temps de Noël, vers la dernière heure: «Le Verbe s’est fait chair», dit-elle. Puis après un long silence, comme une personne qui revient d’un long voyage: «Oh! toute créature est en défaut, l’intelligence des anges ne suffit pas.» Quelqu’un lui demanda: «Pourquoi toute créature est-elle en défaut? Pourquoi l’intelligence des anges ne suffit-elle pas?» Angèle répondit: «Pour comprendre.» Et puis plus tard: «Oh! en vérité, voici mon Dieu qui fait ce qu’il a dit. Jésus-Christ me présente au Père.» Un instant auparavant elle venait de dire: «Vous savez que pendant la tempête Jésus-Christ était dans le navire? En vérité, il est ainsi dans l’âme quand il permet les tentations, quand il semble dormir. Et il ne met fin aux tentations et aux tempêtes que quand tout l’homme est broyé. Telle est sa conduite vis-à-vis de ses enfants véritables.» Puis dans un autre moment: «O mes enfants, je vous dirais quelques paroles, si j’étais certaine de n’être pas trompée.» Elle pensait à la certitude actuelle de sa mort, et craignait de la voir encore retarder. Angèle désirait. Elle ajouta: «Je vous parle, mes enfants, uniquement pour vous engager à poursuivre ce que je n’ai pas poursuivi.» Et un instant après: «Mon âme a été lavée et purifiée dans le sang du Christ, qui était chaud comme au moment de sa mort. Et il fut dit à mon âme: «Voici le purificateur.» Et mon âme répondit: «O mon Dieu, serai-je trompée?» Et il me répondit: «Non.» Puis elle ajouta: «Jésus-Christ, Fils de Dieu, m’a présentée au Père, et j’ai entendu ces paroles: «O mon épouse et mon amour! O celle que j’ai aimée en vérité, je ne veux pas que tu viennes à moi chargée de douleurs, mais parée de la joie inénarrable. Que la reine revête le manteau royal, puisque voici le jour de ses noces!» «Et on me montra un manteau, semblable au cadeau de noces, gage d’un long et grand amour; il n’était ni de pourpre ni d’écarlate, mais de lumière et capable de vêtir une âme. «Et alors Dieu me montra son Verbe, de sorte que maintenant je sais ce que c’est que le Verbe, je sais ce que c’est que de proférer le Verbe, le Verbe qui voulut être incarné pour moi. Et le Verbe passa par moi, me toucha, m’embrassa et me dit: «Venez, ma bien-aimée, que je n’ai pas aimée d’un amour trompeur. Venez: car dans la joie tous les saints vous attendent.» «Et il ajouta: «Je ne vous confierai ni aux anges, ni aux saints; je viendrai en personne, et je vous enlèverai moi-même. Vous êtes telle qu’il faut pour paraître devant la Majesté.» La veille de sa mort, elle disait à chaque instant: «Père, je remets mon âme et mon esprit dans vos mains.» Une fois elle ajouta: «Je viens d’entendre cette réponse: «Ce qui fut imprimé pendant ta vie sur ton cœur, il est impossible que tu ne possèdes pas cela dans ta mort.» --Et nous! Vous voulez donc, mère, partir et nous quitter?» Mais elle: «Je vous l’ai caché; mais je ne vous le cache plus, mes enfants, je vais mourir.» Le même jour toute douleur cessa. Les souffrances, depuis quelques jours, étaient nombreuses et horribles. Mais le corps entra dans un repos profond, et l’âme dans un océan de délices, et Angèle semblait goûter d’avance la joie promise. Quelqu’un lui demanda s’il en était ainsi: «Oui», répondit-elle. Dans cette paix du corps, dans cette joie de l’esprit, Angèle demeura le samedi soir, entourée des frères, qui lui montraient l’office du jour. Ce jour-là même, octave de la fête des saints innocents, à la dernière heure de la soirée, comme quelqu’un qui s’endort d’un sommeil léger, Angèle, notre mère, s’endormit dans la paix. Dégagée des liens de la chair, son âme très pure, absorbée dans l’abîme de la Divinité insondable, reçut des mains de son Epoux, pour régner éternellement avec lui, la robe d’innocence et d’immortalité. Par la vertu de la croix, par les mérites de la Vierge, par l’intercession de notre mère Angèle, que le Seigneur Jésus-Christ nous conduise là où elle est. _Amen_. La servante de Jésus-Christ, Angèle de Foligno, sauvée du naufrage de ce monde, s’envola vers les joies célestes, depuis longtemps promises à ses désirs, l’an 1309 de l’ère chrétienne, dans les premiers jours de janvier, sous le pontificat du pape Clément V. * * * * * Ejus corpus Fulginei in Ecclesiâ sancti Francisci Patrum Minorum honorifice tumulatum, ibique miraculis coruscans, summâ fidelium religione colitur. ORAISON Deus, dulcedo cordium et lumen Beatorum, qui B. Angelam famulam tuam mirâ rerum cœlestium contemplatione recreasti; concede ut, ipsius mentis et intercessione, ita te cognoscamus in terris, ut in revelatione sempiternæ gloriæ tuae gaudere mereamur in cœlis. (_Extrait du _Bréviaire romain_ à l’usage des Frères Mineurs._) FIN APPENDICE DES VISIONS ET INSTRUCTIONS DE LA BIENHEUREUSE ANGÈLE DE FOLIGNO Rencontre de Sainte Angèle de Foligno et d’Ubertin de Casale Ubertin de Casale, dans un essai autobiographique, sorte de préface à son _Arbor vitæ_[9], a signalé le rôle de sainte Angèle de Foligno près de lui. Il la rencontra dans la vingt-cinquième année de sa vie religieuse, c’est-à-dire en 1298, comme il ressort de la discussion des dates, donnée par le P. Frédégand Callaey[10], dont nous reproduisons ou résumons les renseignements. [9] _Arbor vitæ crucifixæ Jesu_. Prologue. I. Venise 1485. [10] _L’Idéalisme franciscain spirituel au XIVe siècle. Etude sur Ubertin de Casale par Frédégand Callaey O. M. Cap._ Université de Louvain, 1911, Recueil de travaux publiés par les membres des conférences d’histoire et de philologie, 28e fascicule. (XXVIII, 280 pp., prix 5 fr.) Ubertin entra dans l’ordre des Mineurs en 1273, et revêtit sans doute la bure franciscaine dans un couvent de la custodie de Montferrat, ou tout au moins de la province de Gênes dont relevait Casale. Les contemporains l’appellent plusieurs fois Ubertin de Gênes. Pendant quatorze années, nous raconte-t-il, il se livra avec ferveur à la vie spirituelle et tendit à la perfection, malgré les tentations de l’esprit malin, et de la vaine science. Envoyé par ses supérieurs à Florence pour y continuer ses études vers 1285, il visita en pèlerin les sanctuaires de Rome, puis il s’achemina vers l’Ombrie. Dans ses relations avec Jean de Parme à Greccio, l’ancien général de l’ordre le prévint contre le relâchement, l’initia aux prophéties qui avaient cours, et lui fit entrevoir la rénovation spirituelle de la chrétienté. Il vit aussi, à Cortone, Marguerite la Sainte pénitente, dont le fils était là au couvent des Franciscains. Pendant quatre années à Florence il se livra à des études et au ministère. Ses directeurs d’âme y achevèrent «l’œuvre commencée dans les cloîtres de Gênes, serres chaudes de la vie mystique, continuée à l’ermitage de Greccio et à Cortone, aux pieds de l’austère patriarche Joachimite, et de la Madeleine de Toscane» (p. 11). Ces âmes, en qui bouillonnait l’esprit du Christ, nous dit-il, étaient le bienheureux Pierre de Sienne, un tertiaire, marchand de peignes, le pettinagno, dont Dante a loué les «_sante orazioni_» au 13e chant du Purgatoire;--la pieuse vierge Cécile;--et plus encore Pierre de Jean Olivi, qui, vers, 1287, arrivait de Montpellier comme lecteur, mais aussi «vénéré comme un confesseur de la foi par ses partisans. Sa sainteté et son savoir théologique en faisaient l’oracle des Franciscains spirituels.» Il ne semble pas sans vraisemblance d’affirmer que Dante, alors âgé de 22 à 24 ans, connut Ubertin: ses prédications le signalaient, ils avaient un ami commun, _Pier Pettinagno_, et l’arrivée d’un maître en théologie tel qu’Olivi faisait du couvent de Santa-Croce un centre intellectuel très apprécié. Ubertin quitta Florence en 1289 pour se rendre à Paris et s’y préparer au professorat. Là, semble-t-il, s’il faut en croire les reproches amers qu’il s’adresse, sa conduite ne fut pas toujours exemplaire, et il abusa de sa situation privilégiée pour se relâcher de sa ferveur. Mais il est impossible de déterminer à quel point il se laissa entraîner aux abus, que Jacopone de Todi a poursuivis de sa verve railleuse. Alvarez Pelayo pousse au noir jusqu’à dire que certains maîtres, par leur négligence des règles et de la pauvreté, deviennent les premiers destructeurs de l’ordre: «_Nam veraciter aliqui magistri et lectores primi et præcipui regulæ prævaricatores et ordinis destructores._»[11] [11] Alvarus Pelajius. _De Planctu Ecclesiæ_. liv. II, art. 66 (cité dans Callaey, p. 18). Il ne fallut rien de moins à en croire Ubertin, qu’une apparition terrifiante du Christ courroucé pour le faire rentrer en lui-même. Mais il reçut aussi la grâce de rencontrer la bienheureuse Angèle qui le remit sur le bon chemin; et on sent à le lire toute la reconnaissance du converti: «Dieu me l’a fait connaître d’une façon merveilleuse que je passe sous silence. Il lui révéla les plus secrets replis de mon cœur; pas de doute, ce fut Lui qui me parla par sa bouche. Elle me restitua au centuple les dons de jadis, que ma méchanceté m’avait fait perdre, à ce point que dès lors je ne fus plus le même homme qu’auparavant. Mon esprit fut renouvelé au contact des splendeurs de la vérité qu’elle m’exposa; ma tiédeur d’âme, mon infirmité corporelle disparurent. Tout homme au jugement sain qui m’avait connu avant ma rencontre avec la bienheureuse, ne pouvait douter que l’esprit du Christ ne fût à nouveau engendré en moi. Que les détracteurs qui s’en prennent à la vie irréprochable de cette âme très sainte qu’est Angèle et mettent en doute les conversions multiples opérées par sa parole et ses exemples le veuillent ou non, Dieu l’a constituée mère de belle dilection, de crainte salutaire, de grandeur d’âme et de haute espérance à l’égard d’une multitude de fils spirituels. Tous les biens leur sont venus avec elle; sa main a répandu abondamment sur eux le trésor de la vertu, même sur ses nombreux enfants qui menaient d’abord une vie déréglée[12]». [12] _Arbor Vitæ_, 1, cité Callaey, p. 20. Les Bollandistes qui citent dans leurs _Acta Sanctorum_ l’éloge d’Angèle fait par Ubertin (le 4 janvier, p. 234. Anvers 1643), soulignent ce grand témoignage rendu à la bienheureuse par le premier écrivain qui l’ait célébrée. _Magnum sancti et a Deo illuminati scriptoris de Angela testimonium._ Après avoir rappelé ces termes enthousiastes du converti, au souvenir d’un bon ange qui l’arracha aux jouissances égoïstes d’une vie immortifiée, le récent historien d’Ubertin de Casale constate les effets durables de cette intervention: «Il faut bien croire, écrit-il, que la veuve de Foligno exerça sur lui un ascendant considérable: car le changement de vie opéré en lui semble avoir été sérieux. Désormais il s’oriente _définitivement_ vers le rigorisme des Franciscains spirituels. Sans doute ses regards se tenaient dirigés vers ce mouvement, ses préférences allaient à lui dès ses premières années de profession religieuse. Mais il l’a perdu de vue quelquefois, emporté par les distractions au milieu desquelles il a vécu assez longtemps. Durant, ses années d’études à Florence et son séjour à Paris, le parti de la communauté n’eut qu’à se féliciter de lui. Au concile de Vienne, Ubertin témoigna qu’il fut choyé par lui aussi longtemps qu’il ne le contredit pas. Seulement une voix, persistante comme le remords, vient l’arracher à plusieurs reprises aux douceurs de la vie mitigée. A chaque chute une main secourable se tend vers lui, le relève et lui montre l’idéal obscurci par la poussière du chemin. Fait touchant, à côté du maître spirituel qui enrichit son intelligence de la science surnaturelle, il rencontre toujours une femme pieuse qui scrute son cœur et le pétrit de ses mains de fée. A peine sorti de l’ermitage de Greccio, il s’achemina vers la cellule de Marguerite de Cortone. A Florence la clairvoyante Cécile complète l’œuvre de rénovation accomplie en lui par Pierre Pettinagno et Pierre de Jean Olivi. A son retour de Paris, à peine revenu de la frayeur que lui a causée son terrible rêve, la bienheureuse Angèle est là qui le réconforte avec une tendresse toute maternelle, et l’affermit, pour de bon cette fois, dans la voie étroite de la spiritualité franciscaine. Car dès maintenant son plan de vie est définitivement tracé: Ubertin est acquis tout entier au groupe rigoriste qui se réclame des premiers compagnons de saint François, et compte parmi ses membres les plus illustres Jean de Parme, Olivi, et Conrad d’Offida. C’est d’eux qu’il s’inspire désormais. Mais son tempérament fougueux, qui ne s’accommode que des extrêmes, le poussera bien souvent à exagérer leurs tendances.» (p. 22). Bref, en 1298, à son retour de Paris, la carrière d’Ubertin, alors âgé de 39 ans, est définitivement tracée. Après bien des tergiversations son parti est pris; «les écarts dont il s’est rendu coupable durant son long séjour dans la ville universitaire, semblent lui avoir inspiré un profond dégoût de la vie mitigée. _A la voix d’Angèle de Foligno, il s’élance avec toute l’impétuosité de son caractère sur les traces de saint François et de ses premiers compagnons._» (p. 25). Les lecteurs du P. Callaey pourront le suivre dans sa carrière. Qu’il nous suffise d’avoir rappelé, par des résumés ou des citations, ces indications qui complètent les prologues du frère Arnaud et les révélations personnelles de la bienheureuse. Jules PACHEU. TABLE Avertissement de la 6e édition, par Georges Goyau 5 Préface du traducteur Ernest Hello 8 Prologue du frère Arnaud 21 Deuxième prologue du frère Arnaud 24 Ier Pas.--Angèle prend connaissance de ses péchés 37 IIe Pas.--La Confession 37 IIIe Pas.--La Satisfaction 38 IVe Pas.--Considération de la Miséricorde 39 Ve Pas.--Connaissance profonde d’elle-même 39 VIe Pas.--Elle se reconnaît coupable envers toutes les créatures 40 VIIe Pas.--Vue de la Croix 41 VIIIe Pas.--Connaissance de Jésus-Christ 41 IXe Pas.--La voix de la Croix 42 Xe Pas.--Larmes 43 XIe Pas.--Pénitence 45 XIIe Pas.--La Passion 46 XIIIe Pas.--Le Cœur 46 XIVe Pas.--Agrandissement de la connaissance 46 XVe Pas.--Marie et Jean 48 XVIe Pas.--L’Oraison Dominicale 49 XVIIe Pas.--L’Espérance 50 XVIIIe Pas.--Le sentiment de Dieu 53 XIXe Chapitre.--Tentations et Douleurs 53 XXe Chap.--Pèlerinage 66 XXIe Chap.--La Beauté 78 XXIIe Chap.--La Puissance 80 XXIIIe Chap.--La Sagesse 83 XXIVe Chap.--La Justice 85 XXVe Chap.--L’Amour 89 XXVIe Chap.--La grande Ténèbre 94 XXVIIe Chap.--L’Ineffable 100 XXVIIIe Chap.--La Certitude 110 XXIXe Chap.--L’Onction 112 XXXe Chap.--Jésus-Christ 119 XXXIe Chap.--Le Calvaire 123 XXXIIe Chap.--Les Clous 126 XXXIIIe Chap.--L’Amour vrai et l’Amour menteur 128 XXXIVe Chap.--La Croix et la Bénédiction 132 XXXVe Chap.--Les voies de la Délivrance 136 XXXVIe Chap.--La Joie 145 XXXVIIe Chap.--Les Trônes 148 XXXVIIIe Chap.--Les Anges 150 XXXIXe Chap.--Marie 152 XLe Chap.--Plénitude 154 XLIe Chap.--L’Autel des Anges 156 XLIIe Chap.--Douze ans 158 XLIIIe Chap.--Splendeur 160 XLIVe Chap.--La prière à la Sainte Vierge 162 XLVe Chap.--Le 2 février 164 XLVIe Chap.--L’Embrassement 166 XLVIIe Chap.--Les Degrés 169 XLVIIIe Chap.--La Lumière 172 XLIXe Chap.--Les Morts 173 Le Chap.--L’Invitation 176 LIe Chap.--La Menace 185 LIIe Chap.--Les Signes 189 LIIIe Chap.--L’Hospitalité 195 LIVe Chap.--Les Illusions 198 LVe Chap.--La Pauvreté d’esprit 201 LVIe Chap.--L’Extase 204 LVIIe Chap.--Connaissance de Dieu et de soi 207 LVIIIe Chap.--Le livre de vie 221 LIXe Chap.--Première Compagne de Jésus-Christ.--La Pauvreté 228 LXe Chap.--Deuxième Compagne de Jésus-Christ--L’Abnégation 233 LXIe Chap.--Troisième Compagne de Jésus-Christ.--La Douleur 239 LXIIe Chap.--L’Oraison 264 LXIIIe Chap.--L’Humilité 275 LXIVe Chap.--La Charité 284 LXVe Chap.--Les voies de l’Amour 300 LXVIe Chap.--Les dons de Dieu 307 LXVIIe Chap.--Le Très Saint Sacrement de l’autel 310 LXVIIIe Chap.--L’Incarnation 322 LXIXe Chap.--Prière 327 LXXe Chap.--Le Testament et la Mort 330 Appendice: Rencontre d’Angèle de Foligno et d’Ubertin de Casale, par Jules Pacheu 341 Table 347 MAYENNE IMPRIMERIE FLOCH *** End of this LibraryBlog Digital Book "Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno - Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française" *** Copyright 2023 LibraryBlog. 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