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Title: Deux contes - Le massacre des Innocents. Onirologie.
Author: Maeterlinck, Maurice
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Deux contes - Le massacre des Innocents. Onirologie." ***


  Deux contes

  par
  MAURICE MAETERLINCK

  Le Massacre des Innocents
  Onirologie

  Avec un portrait de l’Auteur

  A PARIS
  Chez Georges Crès et Cie, Éditeurs
  116, Boulevard Saint-Germain, 116

  MCMXVIII



Exemplaire sur papier de Rives

Nº



[Illustration]



Les deux contes que nous publions ici ont paru dans des périodiques;
l’un dans «La Pléiade» (Paris, mars 1886) et l’autre dans la «Revue
Générale» (Bruxelles, juin 1889). Le premier a été réimprimé plusieurs
fois, et son texte, légèrement modifié par l’auteur, figure dans ce
livre émouvant: «Les Débris de la Guerre» (Paris, Fasquelle, 1917,
in-18). On nous saura gré, nous voulons le croire, de trouver à la suite
le texte d’«Onirologie», cette œuvre de jeunesse, fort ignorée, ayant
l’attrait de l’inédit et offrant, de plus, une curieuse analogie avec
les admirables pages publiées récemment par Maurice Maeterlinck, sous ce
titre: «L’Hôte inconnu».

Les Éditeurs.



LE MASSACRE DES INNOCENTS


Le «Massacre des Innocents» parut pour la première fois en 1886, dans
une petite revue: «La Pléiade», que quelques amis et moi avions fondée
au Quartier Latin, et qui mourut d’inanition après son sixième numéro.
Si je fais place ici à ces modestes pages d’un début sans éclat,--car je
n’avais rien imprimé jusqu’à ce jour,--ce n’est pas que je m’abuse sur
les mérites de cette œuvre de jeunesse, où je m’étais simplement
appliqué à reproduire de mon mieux les divers épisodes d’un tableau du
musée de Bruxelles, peint au XVIe siècle par Pieter Breughel-le-Vieux.
Mais il m’a semblé que les événements avaient transformé cet humble
exercice littéraire en une sorte de vision symbolique: car il n’est que
trop vraisemblable que des scènes analogues ont dû se répéter dans plus
d’un de nos malheureux villages des Flandres ou de Wallonie; et que pour
les décrire telles qu’elles viennent de se passer, il n’y aurait qu’à
changer le nom des bourreaux et probablement, hélas! à en accentuer la
cruauté, l’injustice et l’horreur.

M. M.



LE

MASSACRE DES INNOCENTS


Ce vendredi, 26 du mois de décembre, vers l’heure du souper, un petit
vacher vint à Bethléem en criant terriblement.

Des paysans qui buvaient de la cervoise en l’auberge du Lion-Bleu
ouvrirent les volets pour regarder dans le verger du village, et virent
l’enfant qui accourait sur la neige. Ils reconnurent que c’était le fils
de Korneliz et lui crièrent par la fenêtre: «Qu’est-ce qu’il y a? Allez
vous coucher!»

Mais il répondit avec épouvante que les Espagnols étaient arrivés,
qu’ils avaient incendié la ferme, pendu sa mère, dans les noyers, et lié
ses neuf petites sœurs au tronc d’un grand arbre.

Ces paysans sortirent brusquement de l’auberge, entourèrent l’enfant et
l’interrogèrent. Il leur dit encore que les soldats étaient à cheval et
vêtus de fer, qu’ils avaient enlevé les bêtes de son oncle Petrus Krayer
et entreraient bientôt en forêt avec les moutons et les vaches.

Tous coururent au Soleil-d’Or, où Korneliz et son beau-frère buvaient
aussi leur pot de cervoise, et l’aubergiste s’élança dans le village en
criant que les Espagnols approchaient.

Alors il y eut une grande rumeur en Bethléem. Ces femmes ouvrirent les
fenêtres et les paysans sortirent de leurs maisons avec des lumières
qu’ils éteignirent lorsqu’ils furent dans le verger, où il faisait clair
comme à midi, à cause de la neige et de la pleine lune.

Ils s’assemblèrent autour de Korneliz et de Krayer, sur la place, devant
les auberges. Plusieurs avaient apporté leurs fourches et leurs râteaux,
et se parlaient avec terreur sous les arbres.

Mais comme ils ne savaient que faire, l’un d’eux courut chercher le
curé, à qui appartenait la ferme de Korneliz. Il sortit de sa maison
avec le sacristain en apportant les clefs de l’église. Tous le suivirent
dans le cimetière, et il leur cria du haut de la tour qu’il y avait des
nuages rouges du côté de sa ferme, bien que le ciel fût bleu et plein
d’étoiles sur tout le reste de la campagne.

Ayant délibéré longtemps dans le cimetière, ils décidèrent de se cacher
dans le bois que les Espagnols devaient traverser et de les attaquer
s’ils n’étaient pas très nombreux, afin de reprendre le bétail de Petrus
Krayer et le butin qu’ils avaient fait à la ferme.

Ils s’armèrent de fourches et de bêches, et les femmes restèrent autour
de l’église avec le curé.

En cherchant un endroit favorable à leur embuscade, ils arrivèrent près
d’un moulin, aux limites de la forêt, et virent brûler la ferme au
milieu des étoiles. Ils s’installèrent là, devant une mare couverte de
glace, sous d’énormes chênes.

Un berger, que l’on appelait le nain-Roux, monta au sommet de la colline
pour avertir le meunier, qui avait arrêté son moulin en voyant les
flammes à l’horizon. Cependant il laissa entrer le paysan, et tous deux
se mirent à une fenêtre pour regarder au loin.

La lune brillait devant eux sur l’incendie, et ils aperçurent une longue
foule qui marchait sur la neige. Quand ils l’eurent contemplée, le Nain
descendit vers ceux qui étaient dans la forêt, et ils distinguèrent
lentement quatre cavaliers, au-dessus d’un troupeau qui semblait brouter
la plaine.

Comme ils regardaient au bord de la mare, et sous les arbres éclairés de
neige, le sacristain leur montra une haie de buis, derrière laquelle ils
se cachèrent.

Les bêtes et les Espagnols s’avancèrent sur la glace, et les moutons, en
arrivant à la haie, broutaient déjà la verdure, lorsque Korneliz creva
les buissons, et les autres le suivirent dans la clarté avec leurs
fourches. Il y eut alors un grand massacre sur l’étang au milieu des
brebis amoncelées et des vaches qui contemplaient la bataille et la
lune.

Quand ils eurent tué les hommes et les chevaux, Korneliz s’élança dans
la prairie vers les flammes et les autres dépouillèrent les morts. Puis
ils retournèrent au village avec les troupeaux. Les femmes qui
regardaient la lourde forêt, derrière les murs du cimetière, les virent
s’avancer entre les arbres et coururent à leur rencontre avec le curé,
et ils revinrent en dansant de grandes rondes, au milieu des enfants et
des chiens.

En se réjouissant sous les poiriers du verger, où le Nain-Roux
accrochait des lanternes en signe de kermesse, ils demandèrent au curé
ce qu’il fallait faire.

Ils résolurent enfin d’atteler un chariot pour emmener au village le
corps de la femme et ses neuf petites filles. Les sœurs et d’autres
paysannes de la famille de la morte y montèrent, ainsi que le curé qui
marchait avec peine, étant vieux déjà et fort gros.

Ils rentrèrent dans la forêt et arrivèrent en silence devant
l’éblouissement des plaines, où ils virent les hommes nus et les chevaux
renversés sur la glace lumineuse entre les arbres. Puis ils marchèrent
vers la ferme qui brûlait au milieu du paysage.

En arrivant au verger et à la maison rouge de flammes, ils s’arrêtèrent
devant la grille pour contempler le grand malheur du paysan, dans son
jardin. Sa femme pendait toute nue aux branches d’un énorme noyer, et
lui, montait à l’échelle pour grimper dans l’arbre, autour duquel les
neuf petites filles attendaient leur mère sur le gazon. Il marchait déjà
dans les vastes ramures, lorsqu’il vit tout à coup, sur la lumière de la
neige, la foule qui le regardait. Il fit signe de l’aider, en pleurant,
et ils entrèrent dans le jardin. Alors le sacristain, le Nain-Roux,
l’aubergiste du Lion-Bleu et celui du Soleil-d’Or, le curé avec une
lanterne, et beaucoup d’autres paysans montèrent dans le noyer neigeux,
au clair de lune, pour dépendre la morte, que les femmes du village
reçurent dans leurs bras au pied de l’arbre, comme à la descente de
croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Ce lendemain, on l’enterra, et il n’y eut plus d’événements
extraordinaires à Bethléem cette semaine-là. Mais le dimanche suivant,
des loups affamés parcoururent le pays, après la grand’messe, et il
neigea jusqu’à midi; puis le soleil brilla soudain et les paysans
rentrèrent dîner comme d’habitude et s’habillèrent pour le salut.

A ce moment il n’y avait personne sur la place, car il gelait
cruellement; seuls, les chiens et les poules vaguaient sous les arbres,
où des moutons broutaient un triangle de gazon; et la servante du curé
balayait la neige dans son jardin.

Alors une troupe d’hommes armés passa le pont de pierre au bout du
village et s’arrêta dans le verger. Des paysans sortirent de leur
demeure, mais rentrèrent terrifiés en reconnaissant les Espagnols et se
mirent aux fenêtres afin de voir ce qui allait se passer.

Il y avait une trentaine de cavaliers couverts d’armures, autour d’un
vieillard à barbe blanche. Ils portaient en croupe des lansquenets
jaunes ou rouges qui mirent pied à terre et coururent sur la neige pour
se dégourdir, pendant que plusieurs soldats habillés de fer descendaient
aussi et pissaient contre les arbres auxquels ils avaient attaché leurs
chevaux.

Puis ils se dirigèrent vers l’auberge du Soleil-d’Or et frappèrent à la
porte. On leur ouvrit en hésitant; et ils allèrent se chauffer près du
feu en se faisant verser de la bière.

Ensuite ils sortirent de l’auberge avec des pots, des cruches et des
pains de froment destinés à leurs compagnons rangés autour de l’homme à
barbe blanche qui attendait au milieu des lances.

Comme la rue était déserte, le chef envoya des cavaliers derrière les
maisons, afin de garder le village du côté de la campagne, et ordonna
aux lansquenets d’amener devant lui les enfants âgés de deux ans et
au-dessous, pour les massacrer, selon qu’il est écrit en l’Évangile de
Saint Mathieu.

Ils allèrent d’abord à la petite auberge du Chou-vert, et à la chaumière
du barbier, voisines au milieu de la rue.

L’un d’eux ouvrit l’étable, et une bande de porcs s’en échappa qui se
répandit de tous côtés. L’aubergiste et le barbier sortirent de leur
maison et demandèrent humblement aux soldats ce qu’ils désiraient; mais
ceux-ci n’entendaient pas le flamand et entrèrent afin de chercher les
enfants.

L’aubergiste en avait un qui pleurait en chemise sur la table où l’on
venait de dîner. Un homme le prit dans ses bras et l’emporta sous les
pommiers, tandis que le père et la mère le suivaient en poussant des
hurlements.

Ces lansquenets ouvrirent encore l’étable du tonnelier, celle du
forgeron, celle du sabotier; et les veaux, les vaches, les ânes, les
cochons, les chèvres, les moutons et les lapins se promenèrent sur la
place. Lorsqu’ils enfoncèrent le vitrage du charpentier, plusieurs
paysans, parmi les vieillards et les plus riches de la paroisse,
s’assemblèrent dans la rue et s’avancèrent vers les Espagnols. Ils
ôtèrent respectueusement leurs bonnets et leurs feutres devant le chef
au manteau de velours, en demandant ce qu’il comptait faire; mais
lui-même ignorait leur langue et quelqu’un alla chercher le curé.

Il s’apprêtait pour le salut et revêtait une chasuble d’or dans la
sacristie. Ce paysan cria; «Les Espagnols sont dans le verger!»
Épouvanté, le prêtre courut à la porte de l’église, suivi des enfants de
chœur qui portaient les cierges et l’encensoir.

Alors il vit les animaux des étables circulant sur la neige et sur le
gazon, les cavaliers dans le village, les soldats devant les portes, les
chevaux attachés aux arbres le long de la rue, les hommes et les femmes
suppliant autour de celui qui tenait l’enfant en chemise.

Il s’élança dans le cimetière, et les paysans se tournèrent avec
inquiétude vers leur prêtre qui arrivait comme un dieu couvert d’or et
l’environnèrent devant l’homme à barbe blanche.

Il parla flamand et latin; mais le chef poussait lentement les épaules
pour exprimer qu’il ne comprenait point.

Ses paroissiens lui demandaient à voix basse: «Que dit-il? que va-t-il
faire?» D’autres, voyant le curé, sortaient craintivement de leurs
fermes, des femmes accouraient et chuchotaient dans les groupes, tandis
que les soldats qui assiégeaient un cabaret, se joignaient au grand
rassemblement qui se formait sur la place.

Alors celui qui tenait par la jambe l’enfant de l’aubergiste du
Chou-Vert, lui trancha la tête d’un coup d’épée.

Ils la virent tomber devant eux, suivie du reste du corps qui saignait
sur l’herbe. La mère ramassa celui-ci et l’emporta en oubliant la tête.
Elle trotta vers sa maison mais se heurta contre un arbre et tomba à
plat ventre dans la neige où elle demeura évanouie, cependant que le
père se débattait entre deux soldats.

De jeunes paysans lancèrent quelques pierres; mais les cavaliers
abaissèrent leurs lances, les femmes s’enfuirent et le curé se mit à
hurler avec ses paroissiens, au milieu des moutons, des oies et des
chiens.

Néanmoins, comme les soldats s’éloignaient, ils se turent pour voir ce
qu’ils allaient faire.

La bande entra dans la boutique des sœurs du sacristain; puis elle
sortit tranquillement, sans faire de mal aux cinq femmes qui priaient à
genoux sur le seuil.

Ensuite ils avisèrent l’auberge du bossu de Saint-Nicolas. Là aussi on
leur ouvrit à l’instant pour les apaiser; mais ils reparurent au milieu
d’un grand tumulte, avec trois enfants sur les bras, entourés du bossu,
de sa femme et de ses filles, qui les suppliaient à mains jointes.

Arrivés devant le vieillard, ils déposèrent les enfants au pied d’un
orme, où ils restèrent assis sur la neige en leurs habits de fête. Mais
l’un d’eux, qui avait une robe jaune, se leva et courut en chancelant
vers les moutons. Un soldat le poursuivit, l’épée nue; et l’enfant
mourut la face dans l’herbe, pendant que l’on tuait les autres autour de
l’arbre.

Tous les paysans et les filles de l’aubergiste prirent la fuite en
poussant de grands cris et rentrèrent dans les fermes. Resté seul, le
curé suppliait les Espagnols avec des hurlements, se traînant à genoux
d’un cheval à l’autre, les bras en croix, tandis que le père et la mère,
assis sur la neige, pleuraient pitoyablement leurs enfants morts,
étendus en travers de leurs jambes.

En parcourant la rue, les lansquenets remarquèrent la grande maison
bleue d’un fermier. Ils voulurent enfoncer la porte, mais elle était de
chêne et couverte de clous. Ils prirent alors des tonneaux gelés dans
une mare devant le seuil et s’en servirent pour monter à l’étage où ils
pénétrèrent par la fenêtre.

Il y avait eu une fête en cette ferme; et des parents étaient venus
manger des gaufres, du flan et du jambon. Au bruit des vitres brisées,
ils s’étaient réfugiés derrière la table couverte de cruchons et de
vaisselle. Les soldats entrèrent dans la cuisine; et après une bataille
où plusieurs furent blessés, s’emparèrent des petits garçons, des
petites filles et du valet qui avait coupé le pouce d’un lansquenet, et
sortirent en fermant la porte pour empêcher les habitants de les
accompagner.

Quand ils furent devant le vieillard, ils jetèrent les enfants sur le
gazon et les tuèrent paisiblement avec leurs lances et leurs épées,
pendant que sur toute la façade de la maison bleue, les femmes et les
hommes penchés aux fenêtres de l’étage et du grenier, blasphémaient et
s’agitaient éperdument à la vue des rodes blanches, roses ou rouges de
leurs petits, immobiles sur l’herbe entre les arbres. Puis les soldats
pendirent le valet de ferme à l’enseigne de la Demi-Lune, de l’autre
côté de la rue; et il y eut un long silence dans le village.

Le massacre à présent s’étendait. Les mères s’échappaient des masures,
et à travers les jardins et les potagers, essayaient de fuir dans la
campagne; mais les cavaliers les poursuivaient et les refoulaient dans
la rue. Des paysans, le bonnet dans leurs mains jointes, suivaient à
genoux ceux qui entraînaient leurs enfants, parmi les chiens qui
aboyaient joyeusement dans le désordre. Le curé, les bras au ciel,
courait le long des maisons, priant désespérément comme un martyr; et
les soldats, tremblant de froid, soufflaient dans leurs doigts en
circulant sur la route, ou, les mains dans leurs poches de leur
haut-de-chausse, et l’épée sous le bras, attendaient devant les fenêtres
des maisons qu’on escaladait.

Voyant la douleur craintive des paysans, ils entraient maintenant par
petites bandes dans les fermes; et tout le long de la rue c’étaient les
mêmes scènes.

Une maraîchère qui habitait la vieille chaumière de briques roses, à
côté de l’église poursuivait, armée d’une chaise, deux hommes qui
emportaient ses enfants dans une brouette. Elle devint malade en les
voyant mourir; et on l’assit sur sa chaise, contre un arbre de la route.

D’autres soldats grimpèrent dans les tilleuls, devant une ferme peinte
en lilas, et enlevèrent des tuiles afin de s’introduire dans la maison.
Quand ils reparurent sur le toit, le père et la mère, les bras tendus,
s’élevèrent aussi dans l’ouverture, et ils les renfoncèrent à plusieurs
reprises en leur assénant des coups d’épée sur la tête, avant de
redescendre dans la rue.

Une famille, enfermée dans la cave d’une énorme chaumière, pleurait par
le soupirail où le père brandissait furieusement une fourche. Un
vieillard chauve sanglotait tout seul sur un tas de fumier, une femme en
robe orange s’était évanouie sur la place et son mari la soutenait sous
les aisselles, en gémissant à l’ombre d’un poirier: une autre embrassait
sa petite fille qui n’avait plus de mains, et lui soulevait
alternativement les bras pour voir si elle ne voulait pas revivre. Une
autre s’échappa dans la campagne et les soldats la poursuivaient entre
les meules, à l’horizon des champs de neige.

Sous l’estaminet des Quatre-fils-Aymon, se voyait le tumulte d’un siège.
Les habitants s’étaient barricadés, et les soldats tournaient autour de
la demeure sans y pouvoir pénétrer. Ils essayaient de grimper jusqu’à
l’enseigne, en s’aidant des espaliers de la façade, lorsqu’ils
découvrirent une échelle derrière la porte du jardin. Ils l’appliquèrent
au mur et montèrent à la file. Mais l’aubergiste et toute sa famille
leur lancèrent alors par les fenêtres, des chaises, des assiettes, et
des escabeaux. L’échelle se rompit et les soldats tombèrent.

Au fond d’une cabane, une autre bande trouva une paysanne qui lavait ses
enfants, devant le feu, dans un cuvier. Étant vieille et presque sourde
elle ne les entendit pas entrer. Deux hommes prirent le cuvier,
l’emportèrent; et la femme ahurie les suivit avec les vêtements des
petits qu’elle voulait rhabiller, mais quand elle vit, tout d’un coup,
du haut du seuil, les taches de sang sur la neige, les berceaux
renversés, les femmes agenouillées et celles qui agitaient les bras
autour des morts, elle se mit à crier formidablement en frappant les
soldats qui déposèrent le cuvier pour se défendre. Ce curé accourut
également et les mains jointes sur sa chasuble, implora les Espagnols
devant les enfants nus qui se lamentaient dans l’eau. Des soldats
arrivèrent qui l’écartèrent et lièrent la folle à un arbre.

Le boucher avait caché sa petite fille, et appuyé contre le mur de sa
maison affectait de regarder avec indifférence. Un lansquenet et un de
ceux qui avaient une armure, entrèrent chez lui et découvrirent l’enfant
dans un chaudron de cuivre. Alors le boucher, désespéré, saisit un
coutelas et les poursuivit dans la rue; mais une troupe qui passait le
désarma et le pendit par les pieds aux crocs du mur, entre les bêtes
écorchées, où il remua les bras et la tête en blasphémant jusqu’à la
tombée de la nuit.

Du côté du cimetière, il y avait un grand rassemblement devant une
longue grange peinte en vert. L’homme pleurait à chaudes larmes sur le
seuil. Comme il était fort gros et de joviale figure, les soldats assis
au soleil, contre le mur, l’écoutaient avec attendrissement en
contemplant le chien. Mais celui qui emmenait l’enfant faisait des
gestes pour dire: «Que voulez-vous? ce n’est pas ma faute!»

Un paysan pourchassé sauta dans une barque amarrée au pont de pierre et
s’éloigna sur l’étang avec sa femme et ses enfants. N’osant se risquer
sur la glace, les soldats marchaient pleins de colère dans les roseaux.
Ils grimpèrent dans les saules de la rive pour tâcher d’atteindre les
fugitifs à coups de lance, et n’y parvenant pas, ils menacèrent
longtemps toute la famille épouvantée dans sa barque.

Ce verger cependant était toujours plein de monde; car c’est là que l’on
tuait la plupart des enfants aux pieds de l’homme à barbe blanche qui
présidait au massacre. Les petits garçons et les petites filles qui
marchaient déjà seuls s’y réunissaient aussi et regardaient curieusement
mourir les autres en mangeant les tartines de leur goûter, ou se
groupaient autour du fou de la paroisse qui jouait de la flûte sur
l’herbe.

Alors il y eut tout à coup un long mouvement dans Bethléem.

Ces paysans couraient vers le château qui se trouvait sur une butte de
terre jaune, au bout de la rue. Ils avaient aperçu le seigneur penché
sur les créneaux de la tour, d’où il contemplait le massacre. Et les
hommes, les femmes, les vieillards, les mains tendues, le suppliaient
comme un roi dans le ciel. Mais, lui, levait les bras et haussait les
épaules pour exprimer son impuissance; et comme ils l’imploraient de
plus en plus terriblement, la tête nue, agenouillés dans la neige, en
poussant de grandes clameurs, il rentra dans sa tour et les paysans
n’eurent plus d’espoir.

Lorsque tous les enfants furent exterminés, les soldats fatigués
essuyèrent leurs épées et soupèrent sous les poiriers. Ensuite les
lansquenets montèrent en croupe et ils quittèrent tous ensemble
Bethléem, par le pont de pierre, comme ils étaient venus.

                   *       *       *       *       *

Enfin le soleil se coucha derrière la forêt. Las de courir et de
supplier, le curé s’était assis sur la neige, devant l’église, et sa
servante se tenait près de lui. Ils voyaient la rue et le verger plein
de paysans qui circulaient sur la place et le long des maisons. Des
familles, l’enfant mort sur les genoux ou dans les bras, racontaient
leur malheur avec étonnement. D’autres le pleuraient encore où il était
tombé, près d’un tonneau, sous une brouette, au bord d’une mare, ou
l’emportaient silencieusement. Plusieurs lavaient déjà les bancs, les
chaises, les tables, les chemises tachées de sang et relevaient les
berceaux jetés dans la rue. Mais presque toutes les mères se lamentaient
sous les arbres, devant les petits corps étendus sur le gazon, et
qu’elles reconnaissaient à leurs robes de laine. Ceux qui n’avaient pas
d’enfants se promenaient sur la place et s’arrêtaient autour des groupes
désolés. Les hommes qui ne pleuraient plus, poursuivaient avec les
chiens leurs bêtes échappées ou réparaient leurs fenêtres brisées et
leurs toits entr’ouverts, tandis que le village s’apaisait aux clartés
de la lune qui montait dans le ciel.



ONIROLOGIE


        Of this at least I feeld assured that there is not such thing as
        «forgetting» possible to the mind.

        Thomas de Quincey.



ONIROLOGIE


Je descends d’une vieille famille hollandaise. Mon père était ce qu’on
appelle en néerlandais «Adsistent-Resident» de Lebak en l’île de Java.
J’ignore tout de sa vie et de ses aventures, à l’exception de ses
démêlés, célèbres à cette époque, avec le Régent indigène: «Radhen
Adhipatti Karta Natta Negara», dont j’ai lu, bien des soirs, le bizarre
et tranquille récit dans les collections du «Javasche Courant» et du
«Nieuws van den Dag» d’Amsterdam. Il était allé aux colonies avec ma
grand’mère et y mourut lorsque je n’avais pas encore atteint ma deuxième
année.

Ma mère,--une faible et pâle Anglaise que l’amour avait exilée en
Hollande,--(j’ai recherché et appris tout ceci depuis l’inquiétante
aventure), ma mère était restée à Utrecht, où nous habitions une étroite
demeure sur le «Singel», ou canal d’enceinte, du côté du «Pardenveld».
Elle mourut peu de mois après mon père et peut-être à la suite même de
l’accident qui a eu pour moi d’aussi troublantes émersions. J’étais
alors l’enfant aux yeux clos et la pauvre âme endormie des grands
espaces blancs et des limbes de la vie, en sorte que je n’ai
«naturellement» (j’emploie «naturellement» au sens strict et ordinaire
du mot), conservé aucun souvenir de ces jours où des visages amis
s’éteignaient à jamais autour de moi.

Ensuite, et bien longtemps après, au réveil de cette immobile nuit de
l’enfance, je m’entrevois en une vieille maison de la vieille et
américaine Salem, et en face d’un oncle puritain, extraordinairement
gros, pâle et taciturne. Enfin, cet oncle lui-même, «que je n’entendis
jamais prononcer un seul mot et que je ne revis jamais plus», disparaît
à son tour, sans autre souvenir que celui de son vague corps énorme en
cette maison de bois verdi par les ans et si extrêmement, si
insolitement petite, qu’il semblait la surcharger et en déborder comme
un être d’autrefois, lorsqu’il se penchait des journées entières aux
fenêtres ouvertes sur un sombre et humide jardin où j’errais seul.
Ainsi, sans liens dans un passé presque inconsistant encore, sans visage
et sans mains de femmes autour de mon enfance, je me vis, sachant à
peine me tenir debout, au milieu d’une cour entourée des hauts bâtiments
de pierre d’un antique orphelinat oublié au fond d’une immémoriale forêt
du Massachusetts. Et maintenant j’arrive à des jours dont je me souviens
trop nettement, et à des années sans issues, de tristesses et d’abandons
sans horizons, entre ces moroses et mornes descendants des puritains
d’Isaac Johnson, enfants au sourire blanchâtre et aux yeux obliques,
égarés en ces dortoirs aux alcôves noires et voûtées sous l’effroi de
cet édifice si souvent environné d’orages. Mais j’aime mieux ne plus me
souvenir. Ici d’ailleurs finissent les antécédents nécessaires mais
lointains, et il faut à présent examiner plus minutieusement les
circonstances qui ont immédiatement précédé l’anormal incident et
l’énigme dont les ailes ont laissé pour longtemps leurs ombres sur mon
âme.

Entre tous ces enfants aux vêtements si lugubres qui habitaient avec moi
ce terne orphelinat américain; entre tous ces enfants presque muets, une
pauvre âme affligée et affaiblie avait seule attiédi mon abandon. J’ai
son cher nom sur mes lèvres, et son image en l’âme de mon âme; mais on
comprendra peut-être, et tout à l’heure, pour quelles tristes raisons il
m’est impossible de le révéler ici. Je ne dirai même pas ce nom à ceux
qui voudraient se donner la peine de faire une enquête sur
l’authenticité de cette histoire, et à moins que mon malheureux ami ne
parle lui-même, nul ne le saura jamais.

A cette époque, j’avais un peu plus de dix-huit ans, et mon unique
ami--je l’appellerai Walter ici, ce nom d’ailleurs se rapproche un peu
de son nom véritable,--mon unique et mélancolique ami avait environ le
même âge. J’étais alors un pauvre être maladif et extraordinairement
émacié sous l’ennui sans interstices de cette vie claustrale, et je
souffrais de troubles nerveux, qui faisaient de mes nuits une trame de
douleurs. Malgré mes plaintes, l’austère et malveillant médecin de la
maison me laissait sans remèdes; mais à la longue, mes maîtres
s’inquiétèrent un peu, et s’ingénièrent à imaginer quelque distraction à
mon mal. Le pauvre Walter vint alors à mon aide. Walter avait une tante,
Mrs W.-K., qui occupait un éclatant cottage aux environs de Boston, et
non loin de la mer; et il obtint un soir l’autorisation de m’emmener
chez elle. Il y avait plus de quinze ans que je n’avais franchi le seuil
de la grande porte dont les battants s’ouvraient sur la vallée, et je
n’oublierai plus cette soirée. A notre arrivée, Mrs W.-K. me reçut sans
arrière-pensée apparente; nous ignorons d’ailleurs, en ce moment, les
anormales occupations et les desseins étranges de cette femme, et il
vaut mieux que ceux qui écoutent ceci les ignorent également.

Il y avait déjà bien des jours que je m’attardais en cette hospitalité
maternelle dont je ne savais pas «alors» les dangers, et aux
encouragements de ceux qui m’entouraient, je prenais un peu d’opium aux
dernières heures des après-midi, parfois douloureuses de cet octobre
inoubliable. Maintenant, il faut que j’énumère très méticuleusement tous
les détails de la soirée et de la nuit de l’incident, car plusieurs
d’entre eux pourraient avoir une importance spéciale, au point de vue de
l’explication et de l’«éducation» du phénomène, encore qu’il soit triste
d’avoir à s’arrêter en d’aussi obscurs intervalles de l’événement.

Un soir, après l’heure du thé, j’étais en cet état de béatitude
invisible et subtile que s’imagineront seuls les mangeurs d’opium. Mrs
W.-K. vers laquelle je me retournais parfois, comme on se retourne vers
un pas dans une rue déserte, Mrs W.-K., accoudée sous les tilleuls de la
terrasse, regardait s’allumer les étoiles sur la ville américaine.
Walter était absent, et j’étais allé avec Annie, l’unique enfant de la
tante de Walter, au fond du jardin, où il y avait un bois ancien,
profond et obscur; un bois où l’on pouvait s’attendre à mainte aventure
et si vieux, que nous avions l’habitude d’y parler à voix basse. Après
avoir suivi de lointaines musiques éparses en ce bois comme des fils de
soie multicolore, nous nous assîmes là; et à présent, lequel des
incidents de ce soir influa sur ma nuit? Fut-ce ce bassin de marbre avec
sa fontaine aux reflets de tilleuls? ou les arbres, extraordinaires à
travers ma mémoire, et auxquels Annie appliquait un mot: «Verdurous
gloom», qui semblait les mettre sous verre? ou la lune, sur
l’Atlantique, semblable à une fleur muette? ou tout ce bois hanté de
triste avenir? ou fut-ce, avant tout, le départ prochain d’Annie, un
départ déjà sans retour, et dont ses frêles mains aux gants de ténèbres,
semblaient m’avertir comme d’un mal entre le mal qu’on allait me
vouloir? ou fut-ce, enfin, un anneau d’or, qu’elle laissa choir dans le
bassin où elle éveilla une autre et étrange elle-même en le reprenant à
travers l’eau froide? Savait-elle quelque chose? Je ne sais, je ne sais,
je ne saurai jamais, car à présent tant de terre et d’années sont sur
elle!

J’ai noté exactement ceci, parce qu’en «l’éducation» dont j’ai parlé, il
importerait peut-être de tenter un grand nombre d’expériences analogues,
afin d’attoucher ainsi, un peu au hasard, quelque scène endormie au fond
de l’âme et que cette espèce d’incantation pourrait réveiller. J’ajoute
enfin un antécédent accessoire, mais dont il ne faudrait cependant pas
négliger l’aide; au reste, on verra plus loin.

En ce moment les lumières de la ville lointaine s’éteignaient comme
tombaient les feuilles de la forêt automnale. En rentrant dans ma
chambre après cette soirée au jardin, je pris--induit peut-être à cette
idée par l’image de la fontaine,--je pris un volume de l’insolite et
aquatique poète anglais, Thomas Hood, en flottant ainsi, jusque très
avant dans la nuit, au fil albumineux des visions sous-marines de son
admirable «Water Lady», du «Lycus the Centaur» et de «Hero and Leander».
Avant tout (et c’était sans nul doute un effet de l’opium), ce dernier
poème m’attarda, à cause de la descente du malheureux Léandre à travers
toute la mer, en une immersion infinie, au bras de la sirène, au milieu
d’êtres muets aux yeux ronds, de plantes en jaune d’œuf, d’anémones
d’aniline et de dahlias d’albumine, pendant qu’un vers monotone énumère
entre les strophes les évolutions de leur passage en glauque spirale
vibratile:

    Down and still downwards through the dusky green.

Et tout au long de cette spirale d’eau verte, la sirène aux yeux où
meurt le corps de Léandre et aux seins en bulles translucides, embrasse
son involontaire amant, sur les lèvres duquel s’éteint en énormes perles
le nom de Héro, jusqu’à ce qu’arrivés au fond lunaire des prairies
sous-marines, la naïve vierge des mers s’étonne comme un enfant de voir
le beau corps presque immobile et les yeux déjà clos, et s’agenouille à
ses côtés en admirant ses derniers efforts pour échapper aux mailles
bleues de l’Océan.

C’est ainsi que je m’endormis, en accueillant en mes yeux les rives
hantées de la glace de la cheminée où je voyais s’enfoncer la spirale de
Léandre--jusqu’au sommeil--et voici ce que je vis immédiatement après:

Sans nul préliminaire, je fus au fond d’un puits, ou du moins, je fus au
fond d’une eau autour de laquelle régnait une impression de murailles,
d’éminentes et étroites murailles, et je m’y noyais sans interruption, à
travers un infini déroulement de transparences au milieu de ces efforts
immobiles qui forment un des supplices propres aux songes et sans
analogues dans la vie volontaire. En ce moment, j’étais assez près de la
mort, et ici, il faut que j’explique très soigneusement un des plus
singuliers phénomènes de mon rêve.

On n’ignore pas que le rêve est toujours et exclusivement «égoïste»; et
que cet égoïsme est tellement intense, aveugle et convergent, qu’il
annule le passé et l’avenir au profit du moment où il règne sur
l’horizon du cerveau.

En d’autres termes, tout s’actualise dans la conscience du dormeur, et
il n’y a pas de rêve que l’on sache «prospectif» du «rétrospectif» au
moment où il a lieu. Je remets ce principe en mémoire parce qu’il
servira tout à l’heure à éclairer la situation assez embarrassée de mon
esprit en cet instant: sans avoir d’ailleurs l’intention d’élucider les
mouvements si spéciaux et en apparence illogiques, de l’horlogerie du
cerveau durant le sommeil. Au moment où je mourais ainsi au fond de
l’eau, se produisit d’abord un phénomène extrêmement anormal, et dont je
n’eus l’explication que bien des années après. Était-ce un souvenir de
lectures anciennes, où j’avais appris que les noyés, à l’instant de leur
mort, revoient, en une espèce de miroir, leur vie entière avec ses
incidents les plus minutieux? Ou cette vision de l’existence est-elle
réellement inséparable de la mort par immersion et se trouvait-elle
naturellement amenée ici? Je ne sais; mais j’eus l’idée de cette espèce
de miroir, et alors, comme l’esprit du songeur est assez semblable à
celui d’un tout petit enfant, incapable d’abstraction, et en qui toute
idée devient image et toute pensée se transforme en acte, j’eus
immédiatement en main ce miroir même auquel j’avais songé et je me mis à
y regarder attentivement.

Ici, je voudrais pouvoir exprimer mon étonnement (car le jugement
demeure souvent intact pendant le sommeil, et un rêve peut paraître
comique par exemple, encore que le rire n’y naisse pas toujours d’une
disproportion, ou de la «relation brisée» comme dit Hello, et puisse
avoir des causes plus mystérieuses), je voudrais pouvoir exprimer mon
étonnement, lorsque je réfléchis à l’invraisemblable vision, «car ce
miroir était à peu près vide», et cependant, en comptant mes années, il
eût dû être peuplé de tristes événements! tandis que ce n’était qu’en un
de ses angles que j’aperçus quelques vagues images à moitié dissoutes en
des obnubilations mobiles et d’une couleur fade. On eût dit de ces
dessins que tracent les enfants, et j’y reconnus les formes
embryonnaires d’un certain nombre de seins, une ronde feuille verte, un
rais de lumière, un morceau de lange et une petite main de nouveau-né
entr’ouverte. Tout le reste se perdait en une obscurité que je n’eus pas
le loisir d’examiner, et néanmoins, il devait y avoir là bien des choses
inconnues et peut-être «antérieures». Mais au bout de mon coup d’œil le
miroir s’éteignit, et mon rêve continua. Je n’insiste donc plus sur cet
incident accessoire.

Levant ensuite les yeux vers l’orifice du puits, j’y entrevis, penchés,
«au milieu d’un ciel orageux», un visage de femme, et en même temps un
geste d’effroi où il y avait une multitude de fuites. En passant, il
faut observer que, dans ce récit fait d’après des souvenirs atténués,
ceci comme tout ce qui est du ressort de la raison diurne, prend
nécessairement une allure logique qui n’était nullement celle du rêve,
où maints événements, successifs ici, s’emmêlaient; on sait d’ailleurs
que le rêve, en apparence le plus long, dure à peine l’espace d’un
battement de cœur, et n’est qu’un afflux extraordinairement bref
d’aventures et d’images. Je venais à peine d’entrevoir ce geste, qu’il
s’évanouit; et je fus immédiatement imprégné de l’idée qu’une espèce de
cri spécial, inconnu et incompréhensible, devait avoir accompagné cet
évanouissement. Mais avant d’aller plus loin, une brève glose est à ce
propos strictement nécessaire.

Je ne crois pas qu’on entende ordinairement un son en rêve, c’est-à-dire
«un véritable son de rêve», et non un bruit effectif et extérieur qui,
grâce à la mobilité du songe, peut parfaitement s’adapter à l’un de ses
épisodes. Il me semble, au contraire, que le rêve est presque toujours
«muet», et que tous ses personnages marchent, parlent et agissent au
milieu d’une matière molle et singulièrement insonore. L’oreille du
dormant «est déjà inutile», et il use exactement de cette invention au
bord de laquelle nous attendons encore pendant le jour, et qui rendra
superflues, avant peu, les découvertes assez puériles du télégraphe et
du téléphone. Je veux parler de la communion des esprits ou de
l’introspection réciproque de toutes les intelligences et de ce qu’on
pourrait appeler la «Télépsychie», qui permettra à toute âme, à un
moment donné, de communiquer avec telle autre qu’elle voudra, située
n’importe où dans l’espace ou le temps, après qu’on aura retrouvé les
liens qui nous unissent les uns aux autres et dont le magnétisme et la
télépathie rattachent actuellement les premiers fils épars.

Ainsi, je sus, grâce à cette intuition du dormant, qu’une clameur
étrange avait été poussée. Après de longues années je reconnus la nature
et le sens exact de cette clameur; mais je la donnerai plus loin, telle
qu’elle m’apparut à mon réveil, et que je la notai dès le lendemain, au
moment où j’ignorais tout de ma famille, de mon enfance et de mes
origines. Je n’aurais du reste pas osé rapporter ce détail presque
enfantin, mais significatif, si je n’étais à même de le prouver d’une
manière irréfragable.

Il y eut quelque confusion dans les événements subséquents, ainsi qu’il
arrive parfois aux endroits les plus importants des songes, car la
raison nocturne a bien des détours ignorés. Mais je revois distinctement
qu’une femme m’apparut, extraordinairement nette, à l’exception du
visage, où des traits, en tout semblables à ceux d’Annie, luttaient et
se mêlaient sans interruption avec d’autres traits d’une indéfinissable
impression, que j’appellerai, peu approximativement, «de réticence, et à
la fois implicite et virtuelle» (et ce visage, je le reconnaîtrais
néanmoins sans hésitation, «mais uniquement, je pense, durant la nuit»;
au surplus, il vaut mieux ne pas approfondir ces interpénétrations
d’identité dans les songes). Je me rappelle ensuite que je fus arraché à
l’eau du puits par un geste analogue à celui d’Annie à la fontaine, «en
considérant uniquement le reflet de ce geste, c’est-à-dire, qu’il me
sembla être sauvé par un bras nu qui sortait de l’eau». Et après une
incolore lacune, je me trouvai tout à coup en plein air, sous un ciel de
pluie, d’orage et de soir, et celle qui m’avait sauvé, et qui
m’embrassait «en me parlant une langue que je ne comprenais plus»,
m’emportait le long de rues et de quais éclairés.

En cet endroit, je note une exception assez bizarre aux habitudes du
songe: «c’est que je vis une partie du paysage que je traversais». Il
faut observer, en effet, que le paysage du sommeil est «presque toujours
utile», en ce sens qu’il n’existe qu’autant qu’il fasse partie
intégrante de l’action, et au fur et à mesure de cette action. Il est
sobre en outre comme un décor de Shakspeare, et les personnages n’ont
que le morceau de terrain strictement nécessaire à leurs évolutions,
tandis que ces fragments d’entours indispensables accompagnent le drame
pas à pas. C’est ainsi qu’en un rêve où j’étais poursuivi par une
pullulation de serpents blancs, je vis s’élever successivement devant
moi, les taillis, les touffes de plantes et les haies au travers
desquelles je passais pour leur échapper, sans avoir une vision
d’ensemble de la plaine où je fuyais. Une autre fois (mais cet exemple
est néanmoins d’«une nature différente», et l’égoïsme du dormeur n’est
pas «ici» la cause de l’annulation du paysage), ayant acheté un très
vieux château, et ne parvenant pas--à cause de l’une de ces
impossibilités arbitraires du rêve--à me rendre compte de l’étendue du
domaine, je montai sur un grand arbre, pour jeter de là un coup d’œil
sur le parc; mais, à mon insu, tout le terrain s’élevait avec moi, et il
me fut impossible d’apercevoir quelque chose au delà de l’avenue où
j’étais. A part ceci, il peut arriver toutefois, que le paysage serve de
«leitmotiv», à quelque acteur, et que celui-ci se présente avec le
milieu où il se meut à l’ordinaire; par exemple, un forgeron apparaîtra
parfois avec sa forge, un malade avec son lit, un horticulteur avec sa
serre, sans que ces accessoires subtils encombrent l’action ou le
théâtre nocturne. Mais je doute des songes descriptifs et des sites où
le dormant n’est pas mêlé, et cependant, ce que j’entrevis n’agissait
pas en ce dernier épisode.

C’était un paysage comme celui qu’un homme effrayé regarde; un ciel de
cyclone où une lune se révélait par intervalles, des quais et des canaux
d’eaux noires, margés d’arbres très vieux et bouleversés, des
ponts-levis dressés comme des bras de terreur, de petites maisons à
pignons avec des poulies aux lucarnes, une multitude de barques avec des
lanternes, mais surtout (car il se peut que les précédentes apparitions
aient été éveillées depuis, tandis que cette dernière est d’une
inquiétante et inébranlable certitude), deux moulins noirs, l’un, aux
ailes titaniques et immobiles, et l’autre, un peu en arrière, dépouillé,
sombre, nu, abstrait, et sans ailes, et énormes tous deux, énormes et
hauts comme des tours à l’angle de la ville, oppressaient une violente
et ténébreuse touffe d’arbres extrêmement grands et anciens.

Au détour d’une rue antique, je fis un effort pour revoir encore ces
deux extraordinaires témoins, et, avec ce déséquilibre des mouvements et
cette absence de mesure ordinaires au sommeil, en me retournant, je
heurtai le fer du lit et je m’éveillai.

En cet état spécial entre la veille et le sommeil, qui est comme
l’entr’acte des songes, et où la volonté renaît un peu, j’essayai
d’analyser ma vision et de la fixer ainsi dans un demi-réel, car la
mémoire du sommeil est inexplicablement fugace et fragile, et tandis
qu’on peut se rappeler indéfiniment et exactement telle pensée ou image,
«créée pendant le jour», les images des songes, alors même qu’on a eu
soin de les établir nettement au réveil, et de les acclimater ainsi dans
la vie diurne, ne se laissent pas évoquer plus de deux ou trois fois, et
à chacune de ces évocations elles s’affaiblissent jusqu’à confluer en
une mort indistincte, comme si on les entrevoyait à travers quelque
verre grossissant qui s’éloigne outre mesure. Je ne m’attarde pas à
cette énigmatique anomalie de la mémoire, elle n’eut pas entièrement
lieu, du reste, dans le rêve en question, et le lendemain et depuis, je
pus éveiller assez minutieusement tous ses souvenirs.

Annie, ce lendemain qui était un samedi, allait rejoindre Walter à
New-Haven, sans avoir eu le temps de me dire adieu. Elle devait revenir
le mardi suivant, mais elle ne revint plus. Je lui écrivis ce jour même
une lettre, où je lui parlais incidemment de ce rêve auquel elle me
semblait si ineffablement mêlée. Je traduis littéralement de l’anglais,
en omettant simplement les propos inutiles ou inefficaces.--On me
pardonnera, j’espère, la gaucherie de cette traduction, car il importait
de rendre «verbatim» le texte américain qui m’a été restitué et que j’ai
conservé par devers moi.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  ... «A propos, j’ai rêvé de toi, Annie, mais ô, d’une étrange, étrange
  toi! Sache d’abord que je me noyais au fond d’un insondable puits;
  alors vint une très vieille femme regarder dans le puits, en levant
  les bras, et en exclamant une incompréhensible phrase en fort mauvais
  anglais: «The kind is in the pit! the kind is in the pit![1]» ou une
  chose analogue.

    [1] «Kind» en anglais, genre, espèce, ou l’adjectif: bon,
      bienveillant, etc.

  «Qu’est cela?--Après vint une autre femme, semblable à toi, Annie, ou
  du moins, une presque en tout semblable à toi, sauf quant au visage
  qui était bien plus triste. Alors toi, ou elle, m’as tiré de l’eau, en
  te penchant sur le puits comme tu fis vendredi soir à la fontaine, et
  tu m’emportas en tes bras (moi si grand et si lourd cependant) dans
  une ville que je n’avais jamais vue auparavant, et où, à droite, il y
  avait une vieille forêt de très hauts arbres, et au delà, deux
  effrayants, effrayants moulins à vent, «tels qu’il n’en existe pas
  ici», et dont un absolument sans ailes...»

L’enveloppe de cette lettre (elle n’adhère malheureusement pas à la
lettre même, mais l’écriture est si parfaitement identique, que nul
doute n’est possible), porte le timbre vert des États de l’Union. Il a
été oblitéré à Boston, le 25 octobre 1880, 11. a. m. A la réception à
New-Haven, un timbre humide a marqué: «New-Haven, Wharf 25/10.80. 4 n.»
Je mets ces deux pièces à la disposition de ceux que cet événement
psychique pourrait intéresser. J’ai été obligé d’effacer sur
l’enveloppe, le nom patronymique d’Annie, et de découper l’angle gauche
de la lettre, car il portait en exergue le nom entier de Mrs. W.-K.,
avec sa devise: «At last shut to fears» (enfin close aux peurs), que je
ne me suis jamais expliquée.

Je passe à présent bien des années, des tristesses et des pièges, sans
relations avec le sujet actuel, et j’arrive ainsi au moment où
j’atteignis enfin ma majorité.

Vers cette époque,--j’avais quitté le morne orphelinat, et je veux
désormais garder le silence sur tout ce qui concerne Mrs W.-K.,--vers
cette époque, je reçus de Hollande, par l’intermédiaire du recteur de
cet orphelinat, un volumineux envoi, comprenant des comptes de tutelle
minutieux et compliqués, les procès-verbaux des délibérations du conseil
de famille, des titres de propriété et de rentes, et une foule de
papiers divers et anciens.

Il était de règle, en la maison que je venais d’abandonner--afin de
sauvegarder toute égalité et d’écarter tout leurre d’avenir, et à moins
de quelque incident inévitable, comme ce qui eut lieu pour Walter,--de
ne révéler aux orphelins quoi que ce fût, au sujet de leurs familles et
de leurs antécédents.

Je fus donc singulièrement étonné, à l’examen de cet envoi, d’apprendre
que j’étais Hollandais, et maître d’une fortune assez importante; c’est
plus tard seulement que je sus à la suite de quelle négligence et de
quels mauvais vouloirs, j’avais été délaissé au fond du Massachusetts,
mais ces détails n’ont aucun rapport avec le récit d’aujourd’hui.

J’ai dit tout à l’heure «à l’examen de cet envoi», malheureusement cet
examen fut plus tardif que je n’aurais voulu. J’ignorais complètement le
néerlandais, et à Salem où j’étais retourné, je me mis vainement en
quête d’un traducteur. Je résolus alors d’apprendre une langue qui
s’était si subitement décelée maternelle, et grâce à l’anglais, et
surtout à l’allemand que je possédais, je fus à même, au bout de deux ou
trois semaines, de lire assez couramment les pièces les plus
importantes.

Une nuit, en feuilletant ainsi une liasse de papiers au timbre colonial
de Java, je tombai,--graduellement en proie à une crise d’étonnement et
d’effroi,--je tombai sur la brève et d’ailleurs très simple, mais pour
moi, pour moi seul, vraiment insolite et incroyable lettre suivante,
écrite de la main de ma mère, et dont l’influence a réellement et à
jamais déplacé l’axe de ma vie. Je traduis mot à mot du hollandais, en
omettant, comme tantôt, tout ce qui n’est pas essentiel.

  Utrecht, 23 septembre 1862.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  ... «Nous étions allés cette après-midi-là (très probablement le 17
  septembre, d’après le contexte, qui n’est cependant pas absolument
  décisif) avec la cousine Meeltje et Mme van Brammen, prendre le thé
  chez la tante van Naslaan, et l’agneau[2] était au jardin avec
  Sarthe--elle l’avait laissé seul «un clin d’œil», sur le gazon; et
  quand elle revint, plus d’agneau! Elle va regarder dans le puits; le
  pauvre innocent agneau était au fond! Elle, au lieu de l’en tirer tout
  de suite, vint crier à notre fenêtre «’t kind is in den put! ’t kind
  is in den put!» (l’enfant est dans le puits! l’enfant est dans le
  puits!). Je saute alors par la fenêtre du salon, et je tire de l’eau
  le cher agneau, qui pleurait toutes les larmes de son petit cœur, et
  je cours tout d’une haleine jusqu’à notre maison...»

  [2] «’t Sebaapje» la petite brebis, l’agneau, terme Hollandais pour
    désigner les enfants, etc.

Cette lettre était adressée à mon père, alors, ainsi que je l’ai dit
plus haut, «adsistent-resident» à Java. La date qu’elle porte est
légalement certaine, car, à son retour de l’île, quatre mois après, avec
d’autres papiers délaissés par mon père, elle fut déposée chez le
notaire «Hendrik Joannes Bruis», et elle est mentionnée dans un
inventaire enregistré à Utrecht le 3 février 1863.

Au soir de cet accident, où je dus la vie à l’angélique célérité de ma
mère, j’étais âgé de quatre mois et neuf jours, ce qu’il m’est,
naturellement, facile de prouver.

Ainsi donc, cette nuit d’octobre, j’avais communié, sans intermédiaire,
avec l’invisible et l’inexplicable, et mon âme en est demeurée pâle et
malade et sujette à toutes les inquiétudes et à tous les effrois. Je
n’essaierai nulle élucidation aujourd’hui; et je classe ce phénomène
parmi tant d’autres, aux causes latentes, dont les lois sûres seront
retrouvées quelque jour. En attendant, je veux les ignorer, comme
j’ignore, par exemple, l’innombrable inconnu des pressentiments, ou
pourquoi la mort, lorsqu’elle a été dans une maison, y revient
inévitablement peu après. Thomas de Quincey affirme en son étude: «On
the knocking at the gate in Macbeth», que l’intelligence est une faculté
inférieure de l’esprit humain, et je crois qu’il faut s’en défier avant
tout, en ces zones d’événements. Au reste, il vaut mieux, peut-être, ne
pas y réfléchir outre mesure, de peur de délier à la fin les cavales
blanches de la folie, dans ce qu’un médecin illustre appelle étrangement
«le grand territoire de la substance grise».

Mais si je crains d’approfondir cette vision, au point de vue purement
objectif, je voulus entièrement me plonger dans la joie de ma peur; et
c’est pourquoi, je résolus de visiter, presque immédiatement après, le
théâtre de mon rêve.

Malheureusement, d’impérieuses circonstances abrégèrent subitement mon
voyage en Hollande, et il me fut impossible de séjourner à Utrecht plus
de sept à huit heures.

J’y descendis aux dernières heures d’une après-midi d’hiver sombre, de
nuages et de neige. En sortant de la gare de «Rhijnspoorweg», je devais
être extraordinairement pâle, car j’entrevis, à mon aspect, une sorte
d’hésitation et de méfiance sur le visage des employés et des passants.
Après avoir traversé la place, on prend, pour se rendre en ville, la
«Stationstraat». Jusque-là rien ne m’étonna, non plus, d’abord, que sur
le canal d’enceinte, nommé «Stad’s buiten gracht», qui coupe cette rue à
angle droit. Mais après quelques pas le long des berges, et au bout de
ce canal désormais ineffaçable et éternel pour moi, j’ai éprouvé, pour
la première fois, cette espèce de soudaine et polaire pâleur de
l’esprit, qui n’est heureusement réservée qu’à quelques hommes, et mon
âme, déjà si souvent agitée par ce songe, chancela littéralement dans
mon cœur! En face de moi, subitement et si près que mes yeux semblaient
les toucher (encore qu’en réalité ils fussent assez éloignés, car
c’était un effet d’optique dû à leur disproportion), au milieu de
l’irréel paysage d’une métropole de neige, sous un ciel obscurci et
comme autrefois analogue à un glas, avec ses eaux engourdies entre les
talus, ses barques écloses à fleur des marais morts, ses ponts-levis en
mouvement le long des rues d’ouate, et pleines de maisons et de
personnages muets au niveau des pignons, «je reconnaissais enfin les
deux moulins à vent, effrayants et indubitables», mobiles aujourd’hui en
une nuageuse trémulation d’aquarium et d’éclipse, identiques, mais plus
imminents peut-être, plus funestes et plus oppresseurs de la ville et du
bois ternement nuptiaux au-dessus desquels ils tournaient en envoyant de
leurs épaisses ailes, des signes très tristes à une âme qu’ils
attendaient patiemment depuis tant d’années!

Après l’hallucinant coup d’œil, je voulus d’abord éperdument courir vers
eux, au hasard des eaux et des quais; mais l’instinct de l’étranger
m’interdit de troubler comme une pierre cette multitude malléable et
stagnante qui s’étalait autour des ponts-levis; puis en route, à mesure
que j’approchais des vieux arbres du «Pardenveld», mon enthousiasme
glissait le long de moi, comme un manteau de flammes, et j’éprouvais une
désillusion graduelle en observant une à une de notables différences.

Je ne parlerai pas de l’aspect éclatant et pascal des entours
d’aujourd’hui, qui avait remplacé l’aspect si néfaste et comme «à
travers des glaces obscurcies» d’autrefois, ni des ailes qui viraient
actuellement dans le ciel du second moulin, jadis si immobile, et dont
la présence avait mis un malaise en mon coup d’œil, mais le premier des
géants noirs, celui que j’avais toujours vu le plus exactement, me
semblait incomparablement plus élevé qu’en ma nuit d’octobre, «comme
s’il avait grandi plus vite que les arbres», ou qu’un insolite événement
eût troublé ses proportions, par rapport à la ville, et je voulus
immédiatement examiner cette infidélité.

Je gravis le grand tertre à la cime duquel il s’épanouissait et je vis
que cette énorme tour n’avait pas de porte, ni aucune ouverture, à
l’exception, vers le haut, d’une étroite fenêtre déjà éclairée. Après
avoir hélé longtemps en vain, à la longue, un visage de jeune fille,
anormalement vaste et aux allures inexplicables, et cependant
virginâtrement hollandaise, se pencha en révulsant ainsi une chevelure
presque blanche qui coulait le long du moulin, mais à chacun de mes
cris, elle se mettait muettement un doigt sur la bouche; et je n’en pus
rien obtenir.

Aux explications d’un paysan, je compris enfin, péniblement, que la
porte était au bas du tertre, et que le meunier habitait seul le moulin
avec sa petite-fille hydrocéphale. J’y allai frapper, mais comme je
parlais un hollandais encore inintelligible, et sans doute aussi parce
que j’avais l’air las, maladif et anxieux, l’homme m’écouta avec
méfiance par l’entrebâillement de la porte et je ne recueillis aucun
éclaircissement. Toutefois, en jetant un dernier coup d’œil sur la tour,
j’ai noté un détail qui explique peut-être la disproportion observée:
«c’est que les briques s’étendant depuis la toiture jusqu’à la petite
fenêtre, semblaient plus rouges et par conséquent plus récentes que les
autres». Malheureusement, il faisait déjà nuit, et ceci n’est qu’une
allégation incertaine.

Ensuite, j’allai vers le second moulin, afin d’apprendre à quelle époque
on avait rétabli les ailes; mais il avait cessé de tourner depuis un
quart d’heure et semblait absolument désert. Cependant, on m’affirma
assez évasivement, en une «Taperij» ou auberge voisine, que les ailes
actuelles existaient depuis une vingtaine d’années.

Il fallut me contenter de ces renseignements incomplets; et je voulus,
en dernier lieu, éclairer une autre obscurité. On n’a pas oublié que le
premier visage à l’orifice du puits «m’avait apparu dans un ciel
orageux» et que toute ma fuite avait traversé un paysage entièrement
bouleversé par la tempête; or, selon la lettre de ma mère, j’étais au
jardin au moment où l’accident eut lieu. Il y avait là une anomalie
qu’il fallait indispensablement s’expliquer. Grâce à d’exactes
indications de l’inventaire, je savais que la maison «de la tante van
Naslaan», en laquelle j’avais eu une part de propriété indivise, était
située au nº 33 de l’«Oude Gracht». Par malheur, la soirée était fort
avancée, et la maison habitée par deux vieilles dames, en train de
prendre le thé, qui n’entendirent rien à mes interrogations, d’ailleurs
timides et maladroites, et me répondirent avec inquiétude, en
verrouillant la porte, que leur demeure n’était pas à louer.

Peut-être y avait-il là une serre, ou une partie du jardin était-elle
vitrée, à la manière hollandaise, ce qui serait une explication après
tout suffisante. Au reste, au sujet de l’orage du 17 septembre 1862,
j’ai noté l’entrefilet suivant dans le numéro du vendredi 18, du
«Rotterdamsche courant».--Je traduis: «Hier, vers 6 heures du soir, la
goélette anglaise, «The faithfull Helen», capitaine Milford de Goole, a
rompu ses amarres, sous la violence du vent, et est allée échouer au
«Willems Kade», après avoir abordé une «tjalk» de Vlissingen. Ces dégâts
sont insignifiants.»

Il reste un dernier «desideratum». J’ai trouvé dans les papiers de
famille envoyés à Salem, une quittance signée de la main du peintre
belge, François-Joseph Navez, qui doit avoir peint le portrait de ma
mère entre les années 1859 et 1860. Ce portrait a été vendu pour une
somme de 12 florins, lors de la liquidation. Or, «il m’importerait
extrêmement de retrouver ses traces», et c’est pourquoi je supplie tous
ceux qui seraient à même de donner quelque indice à ce sujet, et en
général au sujet de tous les «desiderata» de cet éclaircissement, de
vouloir adresser leurs renseignements à «M. Balfour Stuwart, president
of the Society of psychical inquiries, 75, Catherine street, strand,
London», qui se chargera de me les transmettre. Ils rendront ainsi
service à une science nouvelle (car on sait à quelles découvertes
pourrait mener l’éducation de cette faculté spéciale de la mémoire, en
l’appliquant, par exemple, à la période embryonnaire, et même
préembryonnaire) et à une âme inquiète qui a consacré sa vie à la
solution de ces problèmes.



Ici finissent les «Deux Contes», de Maurice Maeterlinck; l’un: «Le
massacre des Innocents», commençant à la page V, l’autre: «Onirologie»,
à la page XXXVII; tous deux précédés d’une note de l’éditeur et d’un
avis de l’auteur.



Ce livre, le sixième de la collection des «Variétés littéraires», a été
établi par Ad. van Bever; tiré à mille deux cents exemplaires, soit XXV
exemplaires, sur vieux Japon impérial, dont V hors commerce, numérotés
de I à XX et de XXI à XXV; XXV exemplaires sur Chine, numérotés de XXVI
à L; et MCL exemplaires sur papier des manufactures de Rives (dont L
hors commerce), numérotés de LI à MCL et de MCLI à MCC, le présent
ouvrage a été achevé d’imprimer, en gothique française, par Paul
Hérissey, imprimeur à Évreux, le XV août MCMXVIII; les ornements
typographiques ont été dessinés et gravés sur bois par Louis Jou.





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