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Title: Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Author: Yves, d'Evreux
Language: French
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BRéSIL FAIT DURANT LES ANNéES 1613 ET 1614 ***



  BIBLIOTHECA
  AMERICANA

  COLLECTION D’OUVRAGES
  INEDITS OU RARES
  SUR
  L’AMÉRIQUE.

  LEIPZIG & PARIS,
  LIBRAIRIE A. FRANCK
  ALBERT L. HEROLD.

  1864.



  VOYAGE
  DANS LE
  NORD DU BRÉSIL
  FAIT DURANT LES ANNÉES 1613 ET 1614

  PAR LE
  PÈRE YVES D’ÉVREUX.

  PUBLIÉ D’APRÈS L’EXEMPLAIRE UNIQUE CONSERVÉ
  A LA BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE DE PARIS.

  AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES
  PAR
  M. FERDINAND DENIS,
  conservateur à la bibliothèque sainte Geneviève.

  LEIPZIG & PARIS,
  LIBRAIRIE A. FRANCK
  ALBERT L. HEROLD.

  1864.



Le P. Yves d’Evreux et les premières missions du Maranham.


Au temps de Louis XIII, le magnifique couvent des capucins de la rue St.
Honoré comptait parmi ses moines deux religieux portant le même nom: Le
P. Yves de Paris et le P. Yves d’Evreux. Le premier, ancien avocat, beau
diseur, ardent à la dispute, imbu des idées de son siècle jouissait par
la ville d’une haute réputation; et les biographies modernes constatent
encore son éclat effacé; le second, ami secret de l’étude, plus ami de
l’humanité, esprit observateur, âme passionnée pour les beautés de la
nature, prêt à marcher où l’appelait son zèle, mais ne faisant nul cas
de la curiosité que pouvait exciter sa personne, fut complétement oublié
et oublié de telle sorte, que malgré un mérite reconnu deux cent
cinquante ans ont passé sur son humble tombe sans qu’une voix amie ait
appelé l’attention sur lui.

Pour qu’il fût fait mention de ce moine obscur, il a fallu deux choses,
sur lesquelles on ne devait pas compter au temps où il vivait; la
transformation en un puissant Empire des déserts qu’il avait parcourus;
et l’amour passionné de certains vieux livres, qu’on réhabilite avec
raison, parce que seuls, ils retracent des faits sans la connaissance
desquels, la civilisation, croissante de certains pays, marcherait dans
l’ignorance de ses origines.

Le grand couvent de Paris, renfermait alors bien des hommes condamnés à
un injuste oubli. Fondé en 1575, par Catherine de Médicis[1], il avait
acquis en peu de temps une renommée de science théologique, de zèle
charitable dans les épidémies et d’abnégation, qu’il conserva à peu près
intacte durant tout le dix-septième siècle. C’était là que le parti
favorable aux religieux cloîtrés recrutait les esprits actifs qu’il
opposait à l’évêque de Belley. C’était sur ces vastes terrains, possédés
naguère par la maison de la Trémouille que s’élevait cette immense
officine, bien connue du corps médical de Paris, où les habitués de la
cour, aussi bien que les plus humbles bourgeois, venaient se munir de
médicaments difficiles à se procurer autre part, ou qu’on préparait avec
une incurie étrange dans les autres quartiers de l’immense cité[2]. Mais
disons-le promptement ce n’était pas la science incontestée alors de ces
religieux, ni les résultats positifs de leur administration soigneuse,
ni même les bienfaits journaliers, par lesquels ils se rendaient utiles
aux classes nécessiteuses, qui leur valaient le crédit universel dont
ils jouissaient dans Paris, ils le devaient surtout aux conversions
éclatantes, dont le grand monastère de la rue St. Honoré avait été tout
récemment le théâtre. C’était dans ce couvent, qu’un des plus grands
seigneurs du dernier règne, le comte du Bouchage, plus connu sous le nom
du P. Ange de Joyeuse, était venu renoncer au faste de la cour, et
s’était démis volontairement de ses charges militaires, pour vivre dans
la plus étroite pauvreté. C’était dans ce sombre asile qu’un des
rejetons les plus illustres de la famille de Pembroke, avait abjuré le
Calvinisme et, renonçant à la plus brillante existence, avait accepté
les humbles fonctions qui dès la première année du siècle, il est vrai,
s’étaient échangées pour lui contre les dignités de l’ordre, et
l’avaient mis à même de poursuivre sans relâche, la mission qu’il
s’était volontairement imposée.

  [1] L’ordonnance qui constitue définitivement le monastère est du 28
    novembre. Ce lieu de retraite avait été concédé l’année précédente
    par Catherine de Médicis, à des capucins venus d’Italie: la donation
    fut confirmée par Henri III le 24 septembre 1574. Voy. Boverio,
    Annali di Frati minori.

  [2] Le _Mercure Galant_ renferme une vue très curieuse de la vaste
    apothicairerie de ce couvent.

Il nous serait facile de multiplier ici les noms célèbres, et d’étonner
peut-être, en mettant en relief ceux qu’on a si complétement oubliés;
pour être bref, nous nous maintiendrons strictement dans notre sujet[3].

  [3] Dès l’année 1617, on ne comptait pas moins de 655 religieux dans
    les deux custodes de Paris et de Rouen, il y avait parmi eux 209
    clercs. Vers 1685, il y avait en France 5681 capucins.

Le P. Yves d’Evreux et le P. Yves de Paris apparurent comme nous l’avons
dit, à peu près vers la même époque; mais la renommée toujours
croissante de l’un, éclipsa complétement le souvenir bien fugitif que
l’autre avait laissé et de bons esprits ont pu même un moment les
confondre. Ils eurent cependant, il faut le répéter, une destinée bien
différente. Yves d’Evreux, nous l’avons dit, s’éloignait en général du
bruit politique, et ne se mêlait aux luttes du siècle que pour soulever
quelque point de doctrine religieuse; le second, infiniment plus jeune
dans l’ordre que son homonyme, toujours prêt à prendre part aux combats
que les ordres réguliers soutenaient parfois contre le pouvoir
ecclésiastique, s’était acquis par cela même une immense renommée, dont
se glorifiait le monastère. On le regardait comme un éloquent orateur et
comme l’un des hommes les plus diserts de son temps. L’hyperbole de
l’éloge monastique, va même jusqu’à le considérer comme la tête la plus
forte qu’eut encore produite son ordre. Ce fut donc lui qui occupa
uniquement ses supérieurs, lui dont les livres multiples, écrits surtout
en latin, furent opposés victorieusement aux écrits violents lancés
contre les ordres mendiants. Il avait gardé de son ancien état d’avocat,
la faconde embrouillée de l’époque, il se mêlait en outre d’astrologie
judiciaire, on lui attribuait en un mot le _fatum mundi_, livre absurde,
mais qui pendant un temps s’était emparé des esprits. Déclaré à
l’unanimité l’oracle de son couvent, on n’eut pas même un moment l’idée
de joindre dans un commun souvenir, un religieux qui s’appelait comme
lui et qui ne savait que faire le sacrifice de son existence, pour
amener quelques âmes à Dieu! Qu’eût fait notre humble amant de la
nature, devant ce personnage glorieux, devant ce _phénix_ des
théologiens français, comme on se plaît à le nommer[4]?

  [4] Nous n’inventons rien: l’un de ses plus ardents admirateurs,
    capucin comme lui, il est vrai, parle de sa personne en ces termes:
    _Tantarum segete scientiarum, factus est dives ut Galliae Phoenix
    hac nostra aetate communiter sit appelatus._ Voy. le vaste
    répertoire de Denis de Gênes. _Bibliotheca scriptorum ordinis
    minorum Sancti Francisci capucinorum._ Wadding, plus modéré, se
    contente d’appeler Yves de Paris _egregius concinnator, insignis
    Capuccinus_. L’auteur anonyme des éloges mss. des capucins de la
    ville de Paris, met moins de bornes à son enthousiasme: «La nature a
    semblé vouloir s’épuiser pour donner à ce grand personnage tout ce
    qu’elle pouvait lui donner avec abondance de grandeur de plus rare
    et de plus surprenant!» Né en 1590, Yves de Paris prit l’habit
    religieux le 27 septembre 1620, six ans après le retour d’Yves
    d’Evreux revenant malade du Brésil: il mourut le 14 octobre 1678. Ce
    religieux a fait imprimer 28 ouvrages, dont nous reproduirons ici
    les titres principaux en suivant l’ordre chronologique de leur
    publication: _Les heureux succès de la piété ou les triomphes de la
    vie religieuse sur le monde et l’hérésie_, 4me édit. Paris, 1634, 2
    vol. in-12.--_De l’indifférence_, 2me édit. Paris, 1640, in-8.--_La
    théologie naturelle._ Paris, 1640-1643, 4 T. in-4.--_Astrologiae
    novae methodus et fatum universi observatum, a Franc Allaco Arabe
    christiano._ Paris, 1654. C’est ce livre, que le hardi et crédule
    capucin craignit cependant de publier sous son nom et qu’on
    désignait sous le nom de _Fatum mundi_.--_Jus naturale rebus creatis
    a Deo constitutum_, etc. etc. Parisiis, 1658, in-fol.--Le _Fatum
    mundi_ fut réimprimé en 1658, et l’année d’après parut l’ouvrage
    suivant: _Dissertatio de libro praecedenti ad amplissimos viros
    senatus Britanniae Armoricae_. Parisiis, 1659, in-fol.--_Digestum
    sapientiae in quo habetur scientiarum omnium rerum divinarum et
    humanarum nexus_, etc. etc. 1654--1659, 3 vols. in-fol., réimp. avec
    des additions en 1661.--_Le Magistrat Chrétien mis en ordre par le
    P. Yves, son neveu._ Paris, 1688, in-12.--_Les fausses opinions du
    monde_. Paris, 1688, in-12. etc. etc.--On voit qu’il n’y a nulle
    analogie d’études entre les deux capucins homonymes. L’un des
    ouvrages du P. Yves de Paris fut brûlé de la main du bourreau.

Mais qui songe maintenant au P. Yves de Paris? Qui s’intéresse même aux
discussions dont la véhémence excita autour de lui une admiration si
vive? Remettons ici les hommes aussi bien que les faits à la place
qu’ils doivent occuper réellement. Yves d’Evreux a su contempler dans sa
grandeur primitive une terre exubérante de vie et de jeunesse, deux
siècles d’oubli ont passé sur son œuvre et il brille aujourd’hui, jeune,
plein de grâce, à côté de Lery, de Fernand Cardim, d’Anchieta, de toutes
ces âmes privilégiées, qui unissaient la faculté de l’observation au
sentiment exquis des beautés de la nature, et qui ont salué, poètes
inconnus, l’aurore d’un grand Empire.

Yves d’Evreux, il le faut dire avec regret, a eu la destinée de presque
tous les historiens primitifs du nouveau monde; sa biographie quelque
peu développée reste à faire: malgré les plus minutieuses recherches
multipliées en ces derniers temps, au-delà de ce que l’on pourrait
supposer, nous connaissons à peine les circonstances les plus
importantes de sa vie; on ne saurait même rien de positif à ce sujet,
sans quelques notes glanées çà et là, dans les archives des vieux
couvents. Comme son œuvre, son histoire réelle s’est éteinte dans tous
les souvenirs. Les écrivains de son ordre pensent en avoir dit assez sur
lui, lorsqu’ils ont rappelé qu’il vivait au dix-septième siècle, qu’il
fut zélé missionnaire, et qu’il fit un livre, continuation obligée du
voyage de son compagnon, le P. Claude: ils oublient même de rappeler
qu’il vécut deux ans parmi les indiens, où celui-ci ne fit qu’un séjour
de quatre mois.

Selon les inductions qu’on peut tirer d’un livret ms. conservé à la
bibliothèque mazarine, opuscule plein de dates précises, consacrées aux
capucins du couvent de la rue St. Honoré, notre missionnaire devait être
né vers 1577. Son surnom indique bien certainement la ville dont il est
originaire, mais nous ne savons pas même le nom qu’il aurait dû porter
dans le siècle, comme on disait alors. Sous ce rapport, les amateurs de
vieux voyages ont été beaucoup plus favorisés à l’égard de son compagnon
le P. Claude, qu’on sait avoir appartenu à une excellente famille
d’Abbeville, celle des Foullon[5]. Ce qu’il y a de bien certain, c’est
que les parents du père Yves lui firent faire des études excellentes, et
que les professeurs auxquels on le confia ne se contentèrent pas de lui
enseigner le latin, mais qu’ils lui apprirent le grec et même l’hébreu
et qu’ils surent lui inspirer ce goût littéraire, sans lequel il n’y a
pas d’habile écrivain. Ce fut au couvent de Rouen qu’il fit son
noviciat; il y entra le 18 août 1595; le doute le plus léger ne saurait
exister à ce sujet[6]. Après avoir pris l’habit dans cette maison, il y
demeura probablement pendant quelques années et dut prêcher dans la
plupart des villes de la haute Normandie. Il est également probable
qu’alors il se trouva en rapport d’études et de ministère avec le jeune
François de Bourdemare, né comme lui normand, comme lui prédicateur dans
sa province et destiné plus tard à lui succéder dans la mission du
Maranham[7].

  [5] Et non Sylvère, comme l’a dit par mégarde dans la biographie, le
    vénérable Eyriès. (Voy. à ce sujet M. Prarond, _Les hommes utiles de
    l’Arrondissement d’Abbeville_. 1858, in-8.)

  [6] Voy. le ms. de la bibliothèque mazarine déjà cité, il porte au
    titre: _Annales des R. P. Capucins de la province de Paris, la mer
    et la source de toutes celles de ça les monts_. No. 2879, pet. in-4.

  [7] François de Bourdemare ou Boudemard, né à Rouen, avait quitté la
    province, où sa famille jouissait du plus grand crédit, pour se
    faire capucin à Orléans. Il entra comme novice au couvent de cette
    ville, le 2 octobre 1603, mais il est infiniment probable qu’il
    revint en Normandie, avant de faire partie du grand couvent de la
    rue St. Honoré.

Distingué bientôt par ses supérieurs, et portant déjà le titre de
prédicateur, qu’on n’accordait qu’aux religieux d’élite, le P. Yves fut
désigné pour remplir les fonctions de gardien du couvent de Montfort.
Malheureusement, les documents que nous avons sous les yeux et qui
constatent ce fait, ne désignent pas d’une autre façon, la ville dans
laquelle dut s’écouler la plus grande partie de la jeunesse studieuse de
notre bon missionnaire. Il y a en France plus de treize localités
portant ce nom, et il ne nous est point possible de dire d’une façon
absolue, où notre voyageur s’affermit dans sa carrière religieuse. Dès
les premières années du siècle, il change néanmoins de résidence, et
nous le retrouvons au grand couvent de la rue St. Honoré, vers le milieu
de l’an 1611, à l’époque où le P. Léonard de Paris était encore
provincial de l’ordre[8], presque au moment où ce savant religieux
allait être nommé par le pape supérieur des missions orientales.

  [8] Le P. Léonard, mourut à Paris, âgé de 72 ans, le 4 septembre 1640.
    Antoine Faure, son père, était conseiller au parlement de Paris. Le
    livre _des éloges historiques_, ms. de la bibliothèque impériale, le
    qualifie «du plus grand homme que la religion des capucins ait
    jamais eus et aura peut-être jamais.» On le trouve de nouveau
    provincial de la rue St. Honoré en l’année 1615.

Nous aurons occasion de signaler autre part, le mouvement politique,
appliqué aux expéditions maritimes qui se manifesta parmi nous, vers le
milieu du XVIme siècle, et qui tenta de faire participer notre commerce
aux avantages que l’Espagne et le Portugal s’étaient exclusivement
réservés. Cinquante ans plus tard et tout en profitant des avantages
acquis par les explorations des Verazano, des Cartier, des Roberval et
de tant d’autres navigateurs qui avaient créé pour nous, ce qu’on
appelait alors la _nouvelle France_, on tournait les regards vers les
régions plus favorisées où l’on prétendait coloniser ce que l’on
appelait avec amour la _France équinoxiale_. Il y avait eu déjà en 1555,
une _France Antarctique_, qui, si elle n’avait porté ce nom qu’un
moment, n’en avait pas moins acquis à nos marins les sympathies
chaleureuses et dévouées des peuples indigènes dont les tribus
nombreuses se partageaient alors le Brésil. Le mouvement protestant
aidait partout à ces conquêtes paisibles, bien qu’il ne dût pas laisser
de traces durables dans l’Amérique du sud, les réfugiés comme les
missionnaires, soumettaient ces nations barbares[9] dont les deux
communions se disputaient la conversion. Sans parler ici de certaines
prétentions des Navigateurs Dieppois, qui faisaient remonter leurs
explorations premières des côtes du Maranham, à l’année 1524; sans
mentionner même, les navigations d’Alphonse le Xaintongeois aux bouches
de l’Amazone, dès 1542; il nous serait facile de prouver que vingt-cinq
ans plus tard Henri IV concédait à un brave capitaine de la religion
réformée, l’immense étendue de territoire vers lequel Yves d’Evreux
devait se diriger, pour y évangéliser les sauvages, au sortir de sa
paisible retraite de Montfort. Nous voyons en effet, Daniel de la
Tousche, sieur de la Ravardière en possession de ces concessions si
vaguement définies grâce à des lettres patentes datées du mois de
juillet 1605[10]. Nous acquérons la certitude même que deux ans plus
tard, après avoir accompli deux voyages successifs dans le nord du
Brésil, la Ravardière avait décidé les Tabajaras et les Tupinambas
proprement dits à envoyer une sorte d’ambassade vers le roi très
chrétien dans le but de solliciter sa protection contre les
envahissements des Portugais. Cette mission indienne avait été sans
résultat, mais la Ravardière n’en avait pas moins continué un séjour
prolongé parmi ces peuples, et en 1610, ayant fait renouveler les
anciennes concessions qui lui avaient été faites cinq ans auparavant, il
s’était cru autorisé immédiatement après la mort de Henri IV, à former
une association pour la colonisation définitive de ces régions
abandonnées[11].

  [9] Voy. sur l’expédition protestante du sieur Villegagnon, les
    Relations circonstanciées de _Nicolas Barré_, de _Jean de Lery_ et
    de l’Anonyme, reproduit par Crespin. Il est certain que les
    Calvinistes avaient établi leur prédominance dans la baie de Rio de
    Janeiro. On peut leur opposer les nombreux pamphlets auxquels donna
    lieu le chef de l’entreprise. La réunion de ces pièces satyriques
    fait partie des riches collections de la bibliothèque de l’Arsenal.

  [10] Comme on le verra autre part et lors de la publication de la
    première partie du voyage, l’ancienne expédition de la Ravardière
    avait été précédée par celle de Riffault en 1594, et des Vaux, le
    compagnon de ce dernier, s’était immédiatement mis à la découverte
    du pays en se mêlant aux Indiens.

  [11] Nous croyons devoir reproduire ici le texte de cette concession
    renouvelée; le premier texte nous est resté inconnu. «Louis à tous
    ceulx qui les présentes verront salut. Le feu roy Henry le grand
    nostre très honoré seigneur et père, que dieu absolve, ayant par ses
    lettres patentes du mois de juillet 1605, constitué et estably le
    sieur de la Ravardière de la Touche, son lieutenant général en terre
    de l’Amérique, depuis la rivière des Amazones jusques à l’île de la
    Trinité, il auroit faict deux divers voyages aux Indes pour
    descouvrir les havres et rivières propres pour y aborder et y
    establir des Collonies, ce qui luy auroit si heureusement succeddé
    (sic) qu’estant arrivé en ces contrées, il auroit facilement disposé
    les habitans des isles de Maragnan et terre ferme adjacentes vues
    par luy, Topinamboux, Tabajares et autres à rechercher nostre
    protection et se ranger soubz nostre authorité, tant par sa
    généreuse et sage conduitte et par l’affection et inclination
    naturelle qui se rencontrent en ces peuples envers la nation
    françoyse, laquelle ils avoient assez faict cognoistre par l’envoy
    qu’ils firent de leurs ambassadeurs, qui moururent sytost qu’ils
    furent arrivez au port de Cancalle, et dont nous aurions encore
    receu de pareilles asseurances, par les relations qui nous en furent
    faictes par le sieur de la Ravardière, ce qui nous auroit depuis
    donné occasion de luy faire expédier nos lettres patentes du mois
    d’octobre mil six cent dix pour retourner de rechef aux dits pays,
    continuer ses progrez ainsi qu’il auroit faict et y auroit demeuré
    deux ans et demy sans trouble, et dix-huit mois tant en guerre qu’en
    tresve avec les Portugais, etc. etc.» Nous avons réservé à dessein
    pour la publication prochaine du livre de Claude d’Abbeville dont
    celui-ci est le complément, tous les détails politiques qui
    regardent l’expédition; nous réservons également pour cette partie
    de la collection les détails biographiques sur les Razilly, sur la
    Ravardière et sur de Pézieux.

Ce n’avait pas été toutefois aux hommes de son parti religieux, que la
Ravardière s’était adressé pour mener à bien cette vaste entreprise, il
était au contraire entré sans hésitation en pourparler avec de fervents
catholiques dont la loyauté lui était parfaitement connue, l’amiral
François de Razilly, l’une des vieilles gloires de la France, et Nicolas
de Harlay, l’une de ses sommités financières, étaient devenus ses
associés pour l’exploitation de son privilége. Nous ne connaissons pas
dans tout le XVIIme siècle de transaction consentie entre catholiques et
protestants qui manifestât à un plus haut degré que celle-ci, la probité
unie au désintéressement: C’était en réalité, une entreprise digne du
concours de ce père Yves d’Evreux; dont tout nous atteste la droiture et
la sincérité.

Le titre de lieutenant du Roy, avait été dévolu sans contestation à
Razilly; celui-ci s’était réservé en même temps toute liberté d’action,
et n’avait pas cessé de faire prévaloir les prérogatives de la communion
qu’il professait. Partout où il se présenterait sur ces plages, la croix
allait être plantée solennellement. Des missionnaires catholiques devait
être emmenés d’Europe pour prêcher la foi aux Indiens. Ces conventions
reçurent en effet une exécution si ponctuelle, qu’on ne trouve pas un
seul passage, soit dans Claude d’Abbeville, soit dans Yves d’Evreux, qui
laisse soupçonner, le moindre dissentiment se manifestant parmi les
chefs de l’expédition.

Fort du crédit dont il jouissait depuis longtemps à la cour, aidé
d’ailleurs par les secours pécuniaires, d’une importance réelle, qu’il
avait tirés de son association avec Nicolas de Harlay, seigneur de
Sancy, baron de Molle et de Gros bois, l’amiral de Razilly était parvenu
rapidement au but qu’il s’était proposé, en intéressant la Régente au
succès d’une entreprise, approuvée d’ailleurs précédemment par Henri IV.
Sur sa demande, Marie de Médicis écrivit au P. Léonard, qui gouvernait
alors le grand couvent des capucins de la rue St. Honoré, et lui demanda
en réclamant ses prières, quatre religieux, destinés à fonder un couvent
de l’ordre dans l’île de Maragnan. Il faut bien le dire, le nord du
Brésil, qui offre aujourd’hui toutes les ressources de la civilisation,
apparaissait alors, même aux plus doctes de l’université de Paris, comme
une région vouée à toutes les horreurs de la vie sauvage, et dont les
cosmographes, quand ils s’en occupaient, exagéraient à dessein la
barbarie, laissant d’ailleurs à l’imagination le champ complétement
libre, et ne marquant aucune délimitation exacte, sur ces cartes
informes, où Raleigh se plaisait naguère à évoquer tous les monstres du
monde antique.

Il n’y eut cependant pas un seul moment d’hésitation parmi ces
religieux, lorsque le provincial eut fait lecture de la missive royale à
l’heure où ils se trouvaient tous rassemblés dans le vaste réfectoire du
monastère: quarante d’entre eux voulurent être choisis pour faire partie
de cette périlleuse entreprise, et les documents officiels que nous
avons sous les yeux, nous font connaître même l’espèce d’enthousiasme
qui s’empara du couvent tout entier quand on connut la teneur du message
des Tuileries. La plupart des pères du couvent s’offrirent dans un élan
spontané pour desservir la mission nouvelle: le zèle des plus ardents
dut être réprimé et le P. Léonard, d’accord avec le définiteur de
l’ordre déclara aussitôt, qu’on se maintiendrait strictement dans le
choix des quatre religieux demandés.

Voici la liste de ces noms, dans l’ordre qu’ils devaient garder entre
eux, et les rares historiens qui les mentionnent, se seraient évité
quelques erreurs, si comme nous, ils avaient consulté les archives du
couvent:

Le très vénérable père Yves d’Evreux, supérieur[12].

  [12] On peut lire tout au long la lettre d’Obédience qui fut accordée
    au P. Yves dans la Chronologie historique des Capucins de la ville
    de Paris, p. 193, elle est en date du 27 août 1611, et commence
    ainsi: «_Venerando in Christo Patri Yvoni Ebroiensi predicatori
    ordinis fratrum minorum Sancti Francisci Capucinorum, frater
    Leonardus parisiensis ejusdem ordinis in Provincia parisiensi licet
    immeritus salutem in domino, in eo qui est nostra salus._»

Le T. V. Claude d’Abbeville.

Le T. V. P. Arcène (sic) de Paris.

Le T. V. Ambroise d’Amiens.

Les religieux choisis parmi leurs frères, s’étaient prosternés à genoux
devant le P. Léonard, pour le remercier humblement de l’honneur auquel
ils se trouvaient appelés; il leur fut annoncé que le voyage serait
prochain: Dès l’heure même ils étaient prêts.

Il n’y a nul doute, on le voit, sur la qualité du religieux auquel
devait être confiée la direction des missions du Maranham. On a donc
quelque peine à comprendre, pourquoi l’ancien gouverneur de la province,
Berredo, qui fait autorité au Brésil, accorde le titre de supérieur à
Claude d’Abbeville, dont la nomination dans le mouvement hiérarchique
suit seulement celle du digne missionnaire appelé à diriger ses travaux.
Il fallait certainement que le P. Yves eût acquis déjà dans l’ordre une
renommée incontestable, pour qu’on le préférât aux trois religieux qui
venaient de lui être adjoints. Tous trois ils étaient prêtres; comme
lui, ils ont donné la preuve qu’ils possédaient une instruction solide,
et le troisième d’entre eux, déjà fort avancé dans sa carrière, avait
été à diverses reprises revêtu de certains emplois honorables qui
attestaient la considération dont il jouissait auprès de ses supérieurs.
Le P. Ambroise s’était d’ailleurs voué avec ardeur à toutes les œuvres
de charité, durant les années calamiteuses qui avaient pesé sur la fin
du siècle, et sa bonté active était si connue, ses prédications
ferventes étaient si bien accueillies par le peuple, qu’on l’avait
surnommé l’_Apôtre de la France_[13].

  [13] Ses restes reposent au Brésil; ce fut le seul des quatre
    missionnaires qui ne revit pas l’Europe. Le P. Ambroise d’Amiens
    avait fait d’excellentes études, et avait même brillé en Sorbonne;
    il allait prendre sa licence, pour se vouer à la magistrature ou
    simplement au barreau, lorsqu’il se décida en 1575 à entrer chez les
    Capucins; c’était un des premiers frères qui eussent habité le
    couvent de la rue St. Honoré et il y avait rempli à diverses
    reprises l’office de gardien. Il faut placer entre les années 1584
    et 1586, l’époque des courageux dévouements, où il brava les
    horreurs de la contagion pour secourir la population parisienne, qui
    lui décerna le surnom sous lequel on le connaissait. L’âge déjà
    avancé auquel il était parvenu aurait dû le faire exclure du voyage,
    à l’issue duquel il succomba, mais il est certain qu’on ne put
    résister à ses instances et qu’il mit tout en œuvre pour faire
    partie de la mission: il s’y rendit du reste d’une grande utilité.
    Voy. le ms. de la bibl. imp. intitulé: _Eloges historiques de tous
    les grands hommes et de touts les illustres religieux de la province
    de Paris_, fonds St. Honoré.

Les lettres d’Obédience délivrées au P. Yves d’Evreux par ses supérieurs
sont datées du 12 août 1611, et lui ordonnent d’aller s’embarquer à
Cancale, où il sera reçu à bord du vaisseau amiral commandé par le
lieutenant du roi Razilly.

Le récit détaillé de la longue navigation qui devait conduire les
missionnaires au Brésil, la séparation forcée de la flottille, les
péripéties de ce voyage, qui dura près de cinq mois, et qui s’effectue
aujourd’hui à jour fixe en moins de 25 jours; tout cela a été dit en
termes précis et excellents par Claude d’Abbeville, dans la première
partie de la narration et nous ne saurions le répéter ici. Ce que nous
pouvons affirmer c’est que le P. Yves n’eut pas seulement à supporter
les désagréments d’un voyage maritime, dont nous ne saurions guère nous
représenter maintenant les difficultés, mais qu’aux soucis d’une
installation déplorable, vinrent se joindre encore bien des fatigues
imprévues et, une fois à terre, bien des douleurs poignantes; telles que
celles que lui fit ressentir par exemple, la mort du digne P. Ambroise,
puis les vives attaques d’une maladie, qui se renouvela jusqu’à son
départ, et auxquelles il faillit succomber. Tout cela a été raconté,
simplement, dignement, par le zélé missionnaire beaucoup mieux que nous
ne saurions le faire ici.

Ce qu’il ne dit pas, le pauvre moine dont l’exquise sensibilité et la
résignation touchante se montrent en tant d’occasions, c’est le chagrin
qu’il dut ressentir, quand il vit que le courage imprévoyant de M. de
Pézieux, n’avait eu pour résultat que la mort déplorable de cet ami,
sans que la vaillance de M. de la Ravardière en pût tirer nul avantage
pour le maintien de la colonie; ce qu’il n’a pu nous raconter, c’est sa
déchéance des fonctions de supérieur de la mission, qu’il dut apprendre
avant même le triomphe des armes de Jeronymo de Albuquerque et
l’expulsion définitive des Français. Pour expliquer cette circonstance
dont le digne religieux ne fait nulle mention, il est indispensable de
dire ici un mot de la situation administrative, dans laquelle se
trouvait le grand couvent de la rue St. Honoré.

En 1614, le père Léonard, si renommé parmi ses frères, avait cessé
d’être provincial et ne devait être promu de nouveau à ces hautes
fonctions qu’à la fin de l’année 1615. C’était le très vénérable Honoré
de Champigny qui l’avait remplacé[14]; et l’on vante à bon droit les
améliorations de toute nature, l’activité surtout dans la distribution
des secours charitables, qui s’était introduite sous son gouvernement
intérieur.

  [14] Le P. Honoré de Champigny mourut en odeur de sainteté dans le
    courant de 1621.

A cette époque, un religieux étranger, originaire de l’Ecosse, et
appartenant à une grande famille, fixait sur lui les regards de ses
frères et l’on peut dire aussi ceux de la cour de France, le P. Archange
de Pembroke, avait remplacé en quelque sorte le P. Ange de Joyeuse.
Nommé provincial en 1609, et n’ayant pas cessé depuis ce temps de
remplir des emplois importants, le capucin écossais avait été nommé
après le départ du P. Yves, directeur des missions, _dans les Indes
orientales et occidentales_. Les raisons qui firent abandonner plus tard
l’expédition du Maranham se taisaient alors ou pour mieux dire
n’existaient pas; Archange de Pembroke résolut de se rendre lui-même au
Brésil et de donner une impulsion considérable à la petite mission
emmenée quelques mois auparavant par François de Razilly. Pour cela, il
fit choix de onze religieux, sur le zèle desquels il devait compter,
mais dont les noms sont restés dans l’oubli, et parmi lesquels se
trouvait un historien, aujourd’hui complétement perdu, dont il nous a
été impossible de retrouver la Relation malgré les recherches les plus
persévérantes continuées durant plusieurs mois à Paris, à Rouen et à
Madrid[15].

  [15] L’indication de cet ouvrage nous a été conservée par Guibert et
    ne paraît ensuite dans aucune bibliographie spéciale. Bourdemare
    publia ses observations sous le titre de _Relatio de populis
    brasiliensibus_. Madrid, 1617, in-4. Léon Pinello parle du Fr. J.
    François de Burdemar (c’est l’orthographe dont il se sert), comme il
    parle d’Yves d’Evreux, probablement sur ouï-dire. Le livre des
    éloges affirme qu’il entreprit deux voyages en Amérique et qu’il
    vint mourir en qualité de _forestier_ dans un couvent de son ordre,
    en Espagne, un an environ après la publication de son livre. Nous
    supposons que l’expression dont se sert ici le biographe est
    purement et simplement la francisation du mot espagnol _forastero_,
    étranger.

Le P. François de Bourdemare était du nombre de ces gentilshommes
opulents, qui après avoir joui de toutes les superfluités de la fortune,
éteignaient tout-à-coup dans un cloître ce que l’on appelait l’orgueil
du siècle et les souvenirs mondains; veuf depuis quelques années, il
avait abandonné ses richesses territoriales à son fils et il était venu
ensevelir sa vie dans les monastères d’Orléans et de Rouen, d’où il
était passé au couvent de la rue St. Honoré de Paris; là il donnait,
dit-on, des preuves journalières d’une humilité qui dépassait de
beaucoup à coup sûr, ce que l’on exigeait des membres de la communauté.
Gentilhomme renommé naguère par son élégance, à cette époque de faste
qui précéda le faste de Louis XIV, il ne portait plus que des vêtements
rapiécés, il ajoutait encore par son abandon à la pauvreté de l’habit de
capucin. Compléter le martyre, se vouer à la conversion des sauvages lui
sembla la chose la plus naturelle et la plus enviable à la fois; cet
homme dont la société avait été si recherchée, et dont l’instruction
était si solide qu’il pouvait écrire un long ouvrage en latin, regarda
comme un bienfait des définiteurs de l’ordre d’être envoyé dans une
contrée à peu près déserte, où manquaient toutes les ressources de la
vie; lui et Archange de Pembroke, dont la vie avait été plus brillante
encore que la sienne s’embarquèrent le 28 mars 1614 avec dix autres
moines, à bord du navire où commandait le brave de Pratz qui emmenait
sur son navire 300 nouveaux colons et qui portait des secours à la
Ravardière, dont on prévoyait sans doute à Paris, la situation
difficile.

Comblés des dons de ces seigneurs de la cour de Louis XIII, avec
lesquels ils se trouvaient naguère en relations journalières, charmés
surtout de transmettre à l’humble couvent du Maranham, les beaux
ornements auxquels la duchesse de Guise avait travaillé de ses propres
mains, ils partirent au Hâvre, et l’on peut dire que pour l’époque leur
traversée fut une sorte de phénomène, ils ne mirent que deux mois et 15
jours pour parvenir à la côte nord du Brésil, mais une fois entrés dans
la baie de Guaxanduba, ils apprirent en quel état déplorable se
trouvaient alors les affaires de la France dans ces contrées. Les
missionnaires n’ignoraient point que leur institution les mettait pour
ainsi dire à l’abri de ces revirements politiques, que le reste de
l’expédition pouvait redouter (on ne pouvait les faire prisonniers par
exemple); ils se rendirent en pompe au couvent de St. Louis, ils y
portèrent les présents de la duchesse de Guise, mais ils n’y trouvèrent
plus qu’un seul religieux, le P. Arsène de Paris[16], et encore était-il
accablé de maladies. Plus malade que son unique compagnon, sachant sans
doute qu’il était remplacé dans son ministère, comme supérieur du
monastère naissant, Yves d’Evreux s’était embarqué très probablement à
bord d’un des navires qui avait accompagné l’escadre; les documents que
nous avons sous les yeux disent qu’en ce moment, il se trouvait réduit à
l’inaction par une complète paralysie, suite probable des fatigues
auxquelles l’avaient contraint ses travaux journaliers dans le fort.

  [16] Le P. Arsène de Paris, ne tarda pas lui-même à quitter le Brésil,
    mais son zèle pour les missions n’était point diminué, par la triste
    issue des affaires du Maranham; il passa au Canada, et prêcha les
    Hurons, après avoir converti les Tupinambas. Il fut même supérieur
    des missions de l’Amérique du Nord durant cinq ans; il vint mourir
    dans le grand couvent de Paris le 20 juin 1645, il comptait 46 ans
    de religion. Il est infiniment probable qu’il eut pour successeur en
    Amérique le P. Ange de Luynes gardien de Noyon, que nous voyons
    commissaire et supérieur des missions du Canada en 1646.

Pour expliquer l’invasion lente mais continue de cette triste maladie,
il suffit de se représenter d’ailleurs ce qu’était en réalité à ce
moment la ville naissante de San Luiz. Bien que cette riante capitale
soit considérée aujourd’hui à bon droit comme une des villes les plus
salubres de l’Empire Brésilien, elle surgissait à peine alors du sein
des forêts; les miasmes délétères qui s’échappent toujours des lieux
récemment défrichés, l’absence absolue de certains médicaments
énergiques au moyen desquels on combat aujourd’hui victorieusement les
influences paludéennes, tout concourt à expliquer, comment le P. Yves
d’Evreux ne put attendre l’issue de la guerre commencée et dans quelle
nécessité il se vit de regagner l’Europe, pour ne pas devenir le fardeau
de la mission, après en avoir été l’agent le plus actif et le soutien le
plus dévoué.

Rien ne nous a été raconté de la façon dont s’opéra son voyage, et nous
ne savons pas même s’il se rendit à Paris, ou bien s’il alla demander un
asile dans sa ville natale, au couvent de capucins[17], que l’ordre y
avait fondé quelques mois seulement après son départ. Les archives de la
ville d’Evreux, se taisent absolument sur ce point et ne contiennent
rien, qui ait trait à la mission brésilienne; il faut désormais attendre
d’un hazard imprévu, des documents biographiques dont on ne peut pas
même soupçonner l’existence.

  [17] Le couvent des capucins de la ville d’Evreux ne fut érigé qu’en
    l’année 1612 «à l’extrémité d’un faubourg de la ville du côté du
    midy, en partie par les soins et par la libéralité de Jean le Jau,
    alors grand pénitencier et vicaire général du diocèse.» Voy.
    _Histoire civile et ecclésiastique du comté d’Evreux_, p. 365. M.
    l’abbé Lebeurier, dont on connaît les lumières et le zèle
    archéologique, a bien voulu faire toutes les recherches nécessaires
    sur le point qui nous occupe ici, elles ont été complétement
    infructueuses.

L’historique de la seconde mission des capucins français au Maranham,
complétement ignorée de Berredo et des autres écrivains portugais, ne
nous laisse pas dans la même incertitude au sujet des missionnaires qui
succédèrent à Yves d’Evreux et à ses compagnons[18]. Nous savons
qu’arrivés dès le 15 juin devant la ville naissante, ils chantaient le
_Te Deum_ le 22 du même mois, dans le couvent rustique qu’avaient
commencé à édifier leurs prédécesseurs; mais nous n’ignorons pas, non
plus, qu’ils prévoyaient dès lors, la ruine de la mission.

  [18] Le ms. que nous avons sous les yeux et qui rend compte
    sommairement du voyage d’Archange de Pembroke ne laisse pas voir
    assez clairement le nom de la localité qui reçut les missionnaires,
    pour que nous essayions de le reproduire, nous transcrivons
    néanmoins le récit du débarquement: «Quelques soldats allèrent à
    terre et trouvèrent divers obstacles qui ne nous pronostiquèrent
    rien de bon, c’estoit quelques Portugais et un prestre séculier, qui
    animoient les Indiens contre les François: il y eut de la batterie
    et nos soldats apprirent que les Portugais avoient dessein de
    s’emparer de la côte du Maragnan et y chasser les François, ce qui
    fit conjecturer à nos pères qu’ils n’y feroient pas grand fruict.»
    _Ms. du fonds des capucins de la maison rue St. Honoré._

Nous ne savons point quels furent les actes du P. Archange, au couvent
de St. Louis; mais il est à peu près certain qu’il n’imita dans son zèle
ni le P. Yves d’Evreux, ni le P. Arsène de Paris; nous voyons même que
ses efforts échouèrent parce que la division s’était mise, «parmi les
choses de la colonie et que cela s’accrut encore avec l’arrivée des
Portugais, qui se rendirent maîtres du pays.» Le pieux biographe dont la
narration nous sert ici de guide, admet bien que le nouveau supérieur
administra le baptême à 650 Indiens, mais il ajoute que sans doute ces
pauvres sauvages ne restèrent pas longtemps fidèles à la religion qu’ils
avaient embrassée et qu’ils retournèrent à leur idolâtrie; «le nombre
des chrétiens sincères ne s’élevant pas au-delà de soixante, auxquels il
faut joindre une vingtaine d’enfants.» Si l’on retrouvait une vie
détaillée de l’aventureux moine écossais que signale le vieil écrivain
de l’ordre, en la taxant de fort exagérée, on aurait probablement des
renseignements plus détaillés sur sa mission en Amérique.
Malheureusement ce livre, s’il existe dans quelque bibliothèque ignorée,
est tout aussi rare que celui de François de Bourdemare et nous avons
échoué dans les recherches multipliées que nous en avons faites pour en
offrir un extrait à nos lecteurs[19].

  [19] Forcé de nous renfermer dans un cadre limité, nous ne pouvons
    donner que sommairement le récit des événements qui amenèrent
    l’abandon du Maranham par les Français. Tout fut décidé le 21
    novembre 1614 après la bataille où périt l’infortuné de Pézieux.
    Outre le grand mémoire publié au sujet de cette expédition par
    l’Académie des Sciences de Lisbonne, on trouvera les renseignements
    les plus étendus sur cette période de l’histoire du Maranham et sur
    ses missions par les Jésuites dans la vaste et précieuse publication
    du docteur A. J. de Mello Moraes. Elle est intitulée: _Corographia,
    Historica, Chronologica, Genealogica, nobiliaria e politica do
    emperio do Brasil_. (Voy. le T. 3, publ. en 1860.)

Nous supposons toutefois, que le P. Archange de Pembroke, laissant
plusieurs de ses missionnaires dans le couvent des capucins récemment
édifié, effectua son retour en France, dès la fin de 1614 et qu’il fut
ramené en Europe, par ce capitaine de Pratz, qui conduisait à Paris
Gregorio Fragoso le propre neveu de Jeronymo de Albuquerque, chargé
lui-même d’une mission diplomatique, qu’on allait discuter
contradictoirement à Lisbonne. Rentré dans sa cellule du couvent de la
rue St. Honoré, le P. Archange y oublia promptement le Brésil, il se
mêla aux affaires politiques de son temps, les dignités de l’ordre
vinrent le trouver de nouveau et il vécut dans le grand monastère,
jusqu’au moment où Richelieu atteignit à l’apogée de sa puissance[20].

  [20] Sa mort est fixée dans les Obituaires de l’ordre, au 29 août
    1632; c’est-à-dire en l’année où fut célébré le traité de
    Castelnaudary. Il y avait alors 47 ans qu’il était en religion; on
    lui donne toujours la qualification de religieux écossais, mais en
    réalité il appartenait à une famille galloise.

Les amateurs de vieux voyages, ceux qui scrutent encore avec intérêt les
souvenirs épars dont il faudrait composer l’histoire plus glorieuse
qu’on ne le suppose de nos colonies, ne s’arrêteront pas à ces détails,
ils voudront savoir comment le Maranham échappa aux efforts courageux du
brave La Ravardière. L’histoire générale du Brésil, publiée en ces
derniers temps par l’exact Adolfo de Varnhagen, leur répondra avec plus
de précision encore, que le poète lauréat Southey. C’est là qu’ils
pourront voir comment des forces portugaises ayant été expédiées dès le
mois d’octobre 1612 pour chasser les Français de leur nouvel
établissement, dont la cour de Madrid prenait ombrage, le mois de mai
1613 ne s’était pas tout-à-fait écoulé que Jeronymo de Albuquerque
partant du Ceará s’était déjà concerté avec Martim Soares, pour faire
réussir l’expédition hérissée de difficultés dont il avait le
commandement. Des renforts indispensables venus de Pernambuco sont mis à
sa disposition et le 23 août le blocus de l’établissement français est
commencé; le 19 novembre La Ravardière à la tête de deux cents
fantassins et de 1500 Indiens attaque résolument ceux qui veulent le
déloger de sa ville naissante; le brave de Pézieux succombe dans une
tentative imprudente, pour n’avoir pas exécuté les ordres d’un chef plus
expérimenté que lui. Les Portugais prennent à leur tour l’offensive et
bientôt, malgré son habileté reconnue et sa valeur brillante, le chef de
la nouvelle colonie se voit contraint de négocier un arrangement, qui
renvoie devant les cours de Madrid et de Paris les parties
belligérantes. Avant d’en venir à cette extrémité, La Ravardière a perdu
cent hommes et a vu neuf des siens prisonniers. On peut dire que si sa
résistance est celle d’un brave dont la renommée était faite, la
conduite de ses rivaux a tout le caractère chevaleresque qu’on déployait
alors si souvent dans les combats singuliers. Pourquoi faut-il, qu’après
des conventions librement consenties, et quand le 3 novembre 1614, La
Ravardière a remis solennellement le fort de San Luiz à Alexandre de
Moura, un acte déloyal ternisse cette campagne noblement terminée. La
Ravardière, en effet, quitte dès lors le Maranham et suit Alexandre de
Moura à Pernambuco, mais c’est bientôt pour être dirigé sur Lisbonne, où
il subit au fort de Belem une captivité étroite qui ne dure pas moins de
trois ans[21].

  [21] D’ordinaire les historiens taisent cette dernière circonstance;
    nous ne la voyons même rappelée sommairement et sans commentaires
    que dans la collection diplomatique (le _quadro elementar_) du
    vicomte de Santarem. La lettre autographe, qui constate la captivité
    de La Ravardière existe à la bibliothèque de la rue de Richelieu, où
    nous en avons pris connaissance. Elle contraste, il faut le dire,
    avec ce qui s’était passé un an auparavant, dans le camp de Jeronymo
    de Albuquerque. Cette lettre écrite d’un style fort modéré est
    adressée à M. de Puysieux. (Voy. fonds franc. No. 228--15, p. 197)

On le voit par cet exposé sommaire, la ville de San Luiz, la capitale
florissante d’une des provinces les plus riches du Brésil, est une cité
d’origine absolument française; et la chambre municipale l’a
heureusement si bien compris, qu’elle a récemment relevé de leur ruine
les modestes édifices qui datent de cette époque: il y a là, à la fois,
absence de patriotisme étroit et sentiment de bon goût. Mais revenons au
livre charmant, dont nous devons surtout nous occuper, faisons connaître
le sort bizarre qui l’attendait en France. Nous évoquerons ensuite avec
le bon moine, quelques souvenirs dont peut se colorer la poésie.

Moins malheureux en apparence, que ce Jean de Lery qu’on a si bien
caractérisé, en l’appelant le Montaigne des vieux voyageurs[22], Yves
d’Evreux n’avait pas vu son manuscrit égaré durant quinze ans, une
mésaventure plus complète, plus absolue l’avait frappé. Expédié aux
supérieurs de l’ordre, ce livre, qui complétait celui de Claude
d’Abbeville fut détruit avant son apparition. Imprimé chez François Huby
dans les ateliers duquel s’était déjà éditée la relation de son
compagnon, il avait été complétement lacéré. François Huby, nous le
disons ici avec regret s’était en cette occasion laissé séduire et,
oubliant les devoirs imposés à sa profession, n’avait pas craint de
devenir l’instrument d’une préoccupation politique des plus mesquines.
Selon toute probabilité, la raison qui faisait retenir La Ravardière au
fort de Belem, conduisait les mains sacriléges qui détruisaient rue St.
Jacques, le volume précieux dans lequel on exposait avec une si
admirable sincérité, les avantages que devait produire à la France
l’expédition de 1613. Mais entre l’impression du voyage de Claude
d’Abbeville et celle du livre qui en est la suite nécessaire, un
événement d’une haute portée politique s’était produit. Le mariage d’une
princesse espagnole avec Louis XIII encore enfant avait été
définitivement résolu[23]; et tout un parti, dans la cour de France,
avait un singulier intérêt à étouffer ce qui pouvait porter quelque
ombrage à la maison d’Espagne. Les projets de conquête dans l’Amérique
du sud, cessaient tout-à-coup de trouver des partisans. Dès lors même on
dut employer tous les moyens pour faire oublier un projet de conquête,
dont avec le temps l’Espagne s’était inquiétée: et la relation écrite
d’un style si modéré, qui racontait simplement les incidents d’une
mission lointaine, fut vouée à un complet anéantissement.

  [22] Je me plais à rappeler ici une aimable expression du savant
    Auguste de St. Hilaire. Lery avait effectué comme on sait son voyage
    à Rio de Janeiro au temps de Villegagnon, c’est-à-dire en 1556. La
    première édition de ce récit charmant ne parut qu’en 1571. Notre
    Yves d’Evreux, qui a par le style tant de points de contact avec cet
    écrivain avait-il lu son livre? Nous ne voyons rien en lui, qui
    puisse faire conclure pour l’affirmative. Les éditions du Voyage de
    Lery, se multiplièrent cependant à tel point, qu’il y en eut une
    cinquième et dernière en 1611.

  [23] Ce projet d’une double alliance entre les deux couronnes, datait
    déjà de 1612, il fut annoncé officiellement le 25 mars, de la même
    année, et l’on sait qu’il ne s’effectua que trois ans plus tard. Le
    départ des missionnaires avait eu lieu déjà le 19 mars. Les
    fiançailles du roi de France avec l’infante ne préoccupaient pas
    encore les esprits comme ils les préoccuperont par exemple en 1615.
    Tous les faits relatifs à l’alliance des deux royaumes, sont
    consignés longuement dans le livre suivant: _Inventaire général de
    l’histoire de France par Jean de Serre, commençant à Pharamond et
    finissant à Louis XIII_. Paris, Mathurin Henault, in-18. (Voy. le T.
    VIII.)

Au moment où cet acte arbitraire s’effectuait, un seul homme en France,
porta un intérêt réel à l’œuvre et à son auteur. François de Razilly
n’était pas tombé heureusement dans la captivité qui paralysait tous les
efforts de La Ravardière; on peut dire même qu’il n’avait pas perdu de
vue, un seul moment, les avantages que son pays pouvait tirer d’une
colonie dont il avait dirigé les premiers efforts. Sachant que le volume
dû au père Yves d’Evreux allait être détruit complétement, bien qu’il
fût imprimé dans son intégrité; il se transporta à l’imprimerie de Huby,
pour s’y faire remettre un exemplaire du livre; soit qu’il n’eût pas mis
assez de promptitude dans ses démarches, soit que la destruction de
l’œuvre fût commencée, les feuilles qu’il parvint à se faire délivrer,
ou qu’un de ses agents se procura _par subtilz moyens_, ne purent être
réunies sans qu’on eût à déplorer la perte de divers fragments; des
lacunes assez importantes, ne permirent point d’en former un exemplaire
complet. L’amiral fit imprimer sa protestation, autre part, sans aucun
doute, que dans les ateliers de la rue St. Jacques, il la joignit au
livre qu’il fit relier magnifiquement aux armes de la maison de France,
et il alla le porter, non pas à Marie de Médicis, l’ancienne protectrice
de la colonie du Maranham, mais à Louis XIII. Le roi enfant s’était fort
amusé l’année précédente des trois pauvres Sauvages Tupinambas, dont il
avait été le parrain, ses souvenirs même étaient assez vifs, pour qu’il
crayonnât de temps à autre les ornements grotesques dont nos brésiliens
prétendaient s’embellir[24]; il lut peut-être quelques pages du beau
volume que Razilly venait de lui offrir, mais à cela se borna sans
doute, l’intérêt qu’il lui accorda. Richelieu n’était pas encore
surintendant de sa marine, les projets de navigations lointaines
sommeillaient à la cour pour bien des années. Le livre du P. Yves,
accolé à celui du P. Claude, dont il était la suite, fut déposé sur les
rayons de la bibliothèque et tout le monde l’y laissa dormir. Ce fut là
au temps du digne Van-Praet, au début de l’année 1835, que l’auteur de
cette notice eut le bonheur de le rencontrer. Il serait oiseux de
raconter ici de quelle surprise fut frappé l’heureux découvreur à la
lecture de ce récit aimable, si sincère dans ses moindres détails, si
précieux par ses utiles renseignements. Pour faire comprendre sa valeur,
il suffit de dire, que notre bon missionnaire était demeuré deux ans, où
son vénérable compagnon n’avait vécu que quatre mois à peine. Yves
d’Evreux figura dès lors dans une série d’articles, que publiait la
Revue de Paris, sur _les vieux voyageurs français_, et certes il parut
sans désavantage à côté de ce P. du Tertre, que Châteaubriand a nommé
d’une façon si juste, le Bernardin de St. Pierre du dix-septième siècle.

  [24] On a pu voir, il y a quelques mois, chez un marchand de
    curiosités de la rue du petit Lion un dessin attribué à Louis XIII
    enfant et qui représentait bien évidemment la figure d’un Tupinamba
    ornée de peintures bizarres.

Cet article, dont le moindre défaut sans doute était d’être trop peu
développé forma en la même année une mince brochure publiée chez
Techener et promptement épuisée. Yves d’Evreux ne fut plus dès lors
complétement inconnu aux amateurs de vieux voyages, aux hommes de goût
même, qui recherchent curieusement les écrivains oubliés, avant-coureurs
du grand siècle. Préoccupé plus qu’on ne le croit en Europe de ses
poétiques traditions et de ses gloires naissantes, le Brésil salua le
nom du vieux voyageur et lui donna un rang parmi les hommes trop peu
connus qu’on doit interroger sur ses origines. L’empereur D. Pedro,
qu’on doit ranger parmi les bibliophiles les plus éclairés et dont on
connaît le goût pour les raretés bibliographiques, qui jettent quelque
jour sur les antiquités de son vaste empire, en fit faire une copie, son
exemple fut imité! L’unique exemplaire de la bibliothèque impériale fut
lu et relu; une phalange d’écrivains habiles et zélés qui ont exhumé du
néant l’histoire de leur beau pays, l’appelèrent en témoignage de leurs
assertions, Adolfo de Varnhagen, Pereira da Sylva, Lisboa, l’auteur du
Timon, et en dernier lieu le savant Caetano da Sylva, le citèrent parmi
les meilleures autorités qu’on pût invoquer sur les croyances indiennes
et contribuèrent singulièrement à le faire sortir de son obscurité.

La France n’avait pas attendu ces témoignages d’estime pour assigner au
P. Yves d’Evreux, la place qu’il méritait. Si Boucher de la Richarderie
n’avait pas même prononcé son nom en rehaussant de tout son pouvoir
celui de Claude d’Abbeville, M. Henri Ternaux Compans l’avait destiné à
augmenter sa précieuse collection des voyageurs qui ont fait connaître
l’ancienne Amérique. M. d’Avezac le cite avec honneur et fait ressortir
ses qualités.

Tous ces témoignages d’admiration pour l’humble écrivain, qui sacrifia
sans murmure son œuvre, n’ont malheureusement pas eu pour résultat de
faire sortir sa vie de l’obscurité qui la voile, et nous ne savons en
vérité sur quelles autorités se fonde un savant bibliographe, quand il
le fait vivre jusqu’en l’année 1650[25].

  [25] La plus grande obscurité règne en général sur la biographie de
    ces vieux voyageurs devenus tout-à-coup si importants au point de
    vue historique. Le vénérable Eyriès que nous citons parfois est bien
    peu fondé dans son assertion par exemple, lorsqu’il affirme que
    Claude d’Abbeville poussa sa carrière jusqu’en 1632. Les mss. de la
    maison St. Honoré le font mourir à Rouen dès l’année 1616, après 23
    ans de religion. Il n’est pas exact non plus de lui attribuer la vie
    de la bienheureuse Colette vierge de l’ordre de Ste. Claire. Ce
    livre parut en 1616 in-12 et en 1628 in-8; les initiales qu’il porte
    au titre auraient pu faire éviter cette méprise, peu importante, il
    est vrai. L’opuscule dont nous parlons se trouve à la bibliothèque
    de l’Arsenal, où nous avons été à même de l’examiner.

En présence d’un volumineux manuscrit de la bibliothèque impériale nous
avons pu croire une seule fois que tous nos doutes sur les points
principaux de la biographie de notre écrivain allaient être enfin
éclaircis, il n’en a rien été. Les _Eloges historiques de tous les
grands hommes et tous les illustres religieux de la province de Paris_
ne renferment malheureusement que les notices relatives aux religieux de
St. Honoré, de Picpus et de St. Jacques[26]. Il est dit même dans le
cours de l’ouvrage que le P. Pascal d’Abbeville[27] ayant séparé sa
province de la province de Normandie en 1629, il ne faut point chercher
dans ce recueil les noms des religieux qui n’habitèrent pas Paris.

  [26] Ce recueil vraiment curieux, commencé le 18 novembre 1709, se
    composait jadis de 3 vols. in-4., le T. 1er malheureusement égaré
    contenait les _Annales de la Province_, sa perte nous a privé
    probablement de quelques détails précieux sur la mission du P. Yves;
    il est inscrit sous ce numéro: _Capucins de la rue St. Honoré_ 4
    (Ter.).

  [27] Le P. Paschal d’Abbeville fut élu au couvent de la rue St. Honoré
    19me provincial; la division qu’il opéra en 1629, eut lieu
    probablement par suite du nombre croissant des religieux dans les
    trois couvents de Paris.

C’est un fait que l’on a trop complétement mis en oubli, que
l’excitation toute littéraire qui se fit sentir en France à deux
reprises diverses, lors de l’arrivée sur notre sol des Sauvages
brésiliens qu’on vit à soixante ans de distance débarquer soit à Rouen,
soit à Paris. Ces apparitions successives d’Indiens, qui sont d’ailleurs
suivies toujours de relations remarquables, provoquent évidemment dans
les esprits, un retour vers les beautés primitives de la nature, qui
n’est ni sans charme, ni sans grandeur. Notre Montaigne ne lui échappe
pas, et il le témoigne par quelques paroles pleines de grâce, à propos
d’une chanson brésilienne. Les deux plus grands poëtes de ces temps-là,
si divers et si rapprochés cependant, s’en émeuvent au point de
consacrer une attention toute particulière à ces habitants des grandes
forêts, mêlés fortuitement aux gens de la cour de France et dont ils se
prennent à envier les joies paisibles et surtout l’insoucieuse
existence. Ronsard ne veut pas que ces hommes qui lui rappellent ce que
fut le monde à son origine, perdent rien de leur heureuse innocence, et
il adjure même ceux qui les vont visiter de ne point échanger
l’ignorance où ils vivent contre les soucis de la civilisation[28].
Malherbe en entretient longuement à son tour le docte Peiresc; il en
fait l’objet de plusieurs de ses lettres, c’est sur leurs traces, qu’il
faut chercher la paix et la joie. Leurs danses ont inspiré les raffinés
de la cour, et l’un des plus habiles artistes de Paris a fait sur leurs
airs une sarabande d’un goût merveilleux, dont le poète envoie une
copie[29]. Nous pourrions encore citer d’autres exemples de ce subit
engouement pour l’indépendance des pauvres Indiens et surtout pour le
magnifique pays qu’ils habitent. Selon ces poètes, en tête desquels il
faut mettre du Bartas[30], c’est à cette source vivifiante, que peut se
renouveler par des comparaisons nouvelles, une verve prête à tarir. Sans
aucun doute, tous ces vieux voyageurs trop complétement oubliés durant
un siècle, exercèrent une réelle influence sur leur temps et plus tard,
comme on peut s’en convaincre en relisant Chateaubriand, la naïveté de
leurs récits, la fraîcheur de leurs peintures, inspirèrent les grands
écrivains qui songeaient déjà dans leurs descriptions à sortir des types
convenus et à émouvoir par la vérité.

  [28] On ne connaît pas généralement ces vers de Ronsard, ils
    s’adressent au fondateur de la France antarctique, à ce changeant
    personnage, tour-à-tour huguenot et fervent catholique, dont Lery
    fuit les sévérités excentriques, jusqu’au plus profond des forêts:

        Docte Villegaignon tu fais une grand’ faute,
        De vouloir rendre fine une gent si peu caute,
        Comme ton Amérique, où le peuple incognu
        Erre innocentement tout farouche et tout nud,
        D’habits tout aussi nud, qu’il est nud de malice,
        Qu’il ne cognoist les noms des vertus ni des vices
        De Sénat ny de Roy, qui vit à son plaisir,
        Porté de l’appétit de son premier désir:
        Et qui n’a dedans l’âme ainsi que nous emprainte
        La frayeur de la loy qui nous fait vivre en plainte:
        Mais suivant sa nature est seul maistre de soy,
        Soy mesme est sa Loy, son Sénat et son Roy.
        Qui de coutres trenchans la terre n’importune
        Laquelle comme l’air à chacun est commune
        Et comme l’eau d’un fleuve est commun tout leur bien
        Sans procez engendrer de ce mot _tien_ et _mien_.
        Pour ce laisse les là ne romps plus (je te prie)
        Le tranquille repos de leur première vie.
        Laisse les (je te prie) si pitié te remord
        Ne les tourmente plus et t’enfui de leur bord.
        Las! Si tu leur apprends à limiter la terre,
        Pour agrandir leurs champs, ils te feront la guerre
        Les procez auront lieu, l’amitié défaudra
        Et l’aspre ambition tourmenter les viendra
        Comme elle fait ici, nous autres pauvres hommes
        Qui par trop de raisons trop misérables sommes:
        Ils vivent maintenant en leur âge doré.

    Le poète, en continuant ses conseils finit par dire: comme Rousseau
    _Je voudrois vivre ainsy_.

  [29] Voy. la Correspondance et la Collection Peiresc.

  [30] Cet écrivain aimable en donne une preuve, dans son poème de la
    première semaine qui ne fut imprimé qu’en 1610 bien que l’auteur fût
    déjà mort en 1599.

        Déjà l’ardent Cocuyes és Espagnes nouvelles,
        Porte deux feux au front et deux feux sous les ailes
        L’aiguille du brodeur aux rais de ces flambeaux
        Souvent d’un lit royal chamarre les rideaux:
        Au rais de ces brandons, durant la nuit plus noire
        L’ingénieux tourneur polit en rond l’yvoire,
        A ces rais l’usurier recompte son trésor,
        A ces rais l’escrivain conduit sa plume d’or.

    Le lampyre que les indiens des Antilles nommaient _Cocuyo_ fut
    partout comme on voit la grande merveille du XVIme siècle. Le P. du
    Tertre lui a consacré quelques lignes charmantes.

Yves d’Evreux n’est pas seulement un peintre habile, un conteur naïf,
c’est un observateur clairvoyant des mœurs d’une race pour ainsi dire
éteinte, qu’on ne saurait trop souvent consulter. Pour ne choisir qu’un
exemple parmi ceux qu’il offre en si grand nombre, il est le seul qui
nous décrive de véritables idoles modelées en cire par les Indiens ou
sculptées dans le bois. Hans Staden, Thevet, Lery et même Gabriel Soares
si explicites sur le culte du Maraca, se taisent sur celui qu’on rendait
alors à ces statuettes grossièrement façonnées, sans doute, par les
habitans nomades des grandes forêts, mais qui n’en constitue pas moins
un commencement dans la pratique naissante de l’art; il dit de la façon
la plus précise comme on le pourra voir aisément: «Cette perverse
coustume prenoit accroissement et s’enhardissoit ès villages proches de
Juniparan.» Puis il ajoute, que son compagnon le R. P. Arsène, trouvait
au destour des bois de ces idoles... Or, on peut tirer de ce passage une
induction curieuse et qui n’est pas sans importance pour l’archéologie
future d’un grand empire, c’est qu’au début du XVIIe siècle un
changement notable s’était opéré déjà dans les idées religieuses du
grand peuple de la côte. Sans doute à cette époque les Piayes avaient vu
des statues dans les églises qu’on édifiait de toutes parts sur le
littoral: avec la merveilleuse facilité d’imitation que possèdent les
Indiens, déjà à la fin du XVIe siècle, ils avaient personnifié
quelques-uns des nombreux génies dont ils peuplaient leurs forêts. Ces
premières idoles, furent malheureusement taillées dans le bois; nulle
d’entre elles que nous sachions n’a été conservée par les musées
ethnographiques du nouveau monde, qui de toutes parts, commencent à se
fonder; elles existaient cependant en assez grand nombre. Arrivés dans
le voisinage du fleuve des Amazones, les Tupinambas étaient entrés en
relation d’idées avec des peuples indigènes infiniment plus civilisés
qu’eux; la puissante nation des Omaguas par exemple, dont les tribus
venaient des régions péruviennes, pouvait avoir exercé son influence sur
l’art grossier, dont on trouva parmi eux de si curieux _specimen_. Il
est à remarquer que ces faits importants, sont en général absolument
négligés par les historiens portugais. Ce n’est pas une gloire médiocre
pour notre vieille littérature, que d’avoir produit des écrivains assez
observateurs pour en faire l’objet d’une étude attentive.

Parmi ceux qui se mêlèrent à ces nations malheureuses, au début du XVIIe
siècle, nous ne connaissons à vrai dire qu’un seul voyageur portugais,
dont les récits charmants doivent être placés à côté de ceux de Jean de
Lery et du P. Yves d’Evreux[31]. C’est ce Fernand Cardim, qui était
encore supérieur des jésuites en 1609 et qui visita les Indiens du sud,
après avoir longtemps administré les Aldées d’Ilheos et de Bahia. Bien
que ce missionnaire ne puisse nullement se comparer pour l’importance
des documents qu’il renferme à Gabriel Soares[32], auquel il faudra
toujours recourir dès que l’on prétendra avoir une idée exacte des
nationalités indiennes et de la migration des tribus, il est surtout par
son style, de la parenté de notre vieil écrivain; il a comme lui un
abandon de préjugés, qui lui fait aimer les Sauvages et un charme
d’expression qui peint admirablement l’Indien dans son Aldée, en nous
révélant surtout la grandeur naïve de son caractère.

  [31] _Narrativa epistolar de uma Viagem e missão jesuitica pela Bahia,
    Porto Seguro, Pernambuco, Espirito Sancto, Rio de Janeiro_ etc.
    _Escripta em duas Cartas ao Padre Provincial em Portugal_. Lisboa,
    1847, in-8.

  [32] _Tratado descriptivo do Brasil em 1587_ etc. Rio de Janeiro,
    1851, in-8. Ces deux ouvrages ont été exhumés par M. Adolfo de
    Varnhagen, l’historien si connu du Brésil. Ce dernier ouvrage dont
    un ms. se trouve à la bibliothèque impériale de Paris est reproduit
    également par son habile éditeur, dans la _Revista trimensal_.
    Gabriel Soares, périt en 1591 sur une côte inhospitalière, à la
    suite d’un déplorable naufrage, c’est presque, comme on le voit, un
    contemporain d’Yves d’Evreux.

La relation du P. Yves d’Evreux n’ajoute pas seulement un document d’une
importance réelle à l’histoire du Brésil, elle n’est pas uniquement
destinée à constater les faits qui succédèrent à la fondation de San
Luiz, aux yeux des Français, elle doit avoir encore un autre genre de
mérite. Par la naïveté élégante de sa diction, par la couleur habilement
ménagée de son style, par la finesse de ses observations, on pourrait
dire aussi par le sentiment exquis des beautés de la nature qu’elle
révèle chez son auteur, elle appartient à la série des écrivains
français, qui continuent l’époque de Montaigne et qui font présager le
grand siècle. Yves d’Evreux, si on eût été à même de le lire, eût exercé
sur son temps, l’influence qu’avait eue quelques années auparavant Jean
de Lery, qui décrivait des scènes analogues à celles qu’on le voit si
bien peindre. Moins habile écrivain que lui, Claude d’Abbeville continua
cette influence littéraire.

Si dans la retraite qu’il s’était choisie, et que nous supposons, non
sans quelque raison, avoir été ou Rouen ou Evreux, ou même le bourg de
St. Eloi, le P. Yves apprit quel avait été définitivement le sort de ses
chers indiens, son âme en dut être profondément contristée. Après
l’expulsion des Français, Jeronymo de Albuquerque avait été nommé
_Capitão mór_ du Pará, tandis que Francisco Caldeira Castello Branco
était désigné pour continuer les découvertes et les conquêtes vers les
régions du Pará. Ce fut des efforts combinés de ces deux officiers que
résulta la fondation définitive de la riante cité de San Luiz et dans le
même temps celle de Belem.

Ces deux villes s’élevèrent pacifiquement et sans que les Indiens
missent d’opposition à leur construction. Bien loin de là, ils prêtèrent
leur concours aux travaux considérables qu’elles exigeaient, et
plusieurs d’entre eux accompagnèrent même un officier nommé Bento Maciel
sur les rives du Rio Pindaré, à la recherche des immenses richesses
métalliques qu’on supposait à tort exister sur ses bords; expédition
fatale, qui n’eut pas d’autre résultat que l’anéantissement des
Guajajaras.

Les Tupinambas ne commettaient plus sans doute d’hostilités contre les
Portugais et ils vivaient sous la direction de Mathias d’Albuquerque, le
fils du gouverneur, mais ils n’en regrettaient pas moins vivement leurs
anciens alliés. Ils n’occupaient plus le voisinage immédiat de la cité
nouvelle, c’était dans le district de Cumá que se groupaient leurs
nombreuses Aldées. Un jour que le chef européen qui les surveillait
s’était absenté pour rejoindre son père qui l’avait mandé auprès de sa
personne, quelques Indiens arrivés du Pará passèrent par Tapuytapera.
Ils étaient porteurs de lettres qui devaient être remises au Capitão mór
de San Luiz. Un Tupinamba converti au Christianisme et que l’on appelait
Amaro, profita du passage de ses compatriotes pour mettre à exécution un
épouvantable projet. S’emparant de l’une des lettres, que portait l’un
de ses compatriotes, il la déploya et feignit de la lire[33], puis
s’adressant aux chefs, il leur déclara que le contenu de ce message
n’était autre chose qu’une abominable trahison ourdie par les Portugais,
ceux-ci avaient résolu, osa-t-il affirmer, de les rendre tous esclaves.
Un épouvantable massacre durant lequel périrent sans exception tous les
blancs fut le résultat de cette ruse indienne que les événements
précédents ne rendaient que trop facile à réaliser. Le bruit d’un
incident pareil gagna bientôt le littoral. Mathias d’Albuquerque se
porta résolument sur les lieux et vengea ses compatriotes en exterminant
sans pitié les Tupinambas.

  [33] Berredo affirme que cet Indien était un ami dévoué des Français.
    Mais le _Jornal de Timon_ mieux informé, nous révèle le nom de ce
    terrible sauvage, il s’appelait Amaro, et il avait été élevé dans
    les missions du sud. Par conséquent il ne pouvait y avoir contracté
    une grande tendresse pour les Français. Pour ourdir son affreux
    stratagème, il suffisait bien de la haine conçue par certains
    Indiens contre ceux qui asservissaient leur pays, il n’était pas
    nécessaire d’être originaire de Rouen ou bien de la Rochelle.

Alors les tribus éloignées s’excitent entre elles, à former une alliance
indissoluble; un esprit implacable de vengeance anime maintenant ces
sauvages naguère si paisibles et si disposés à embrasser la foi
nouvelle, que leur avait prêchée Yves d’Evreux. Les Aldées lointaines se
soulèvent spontanément. Jeronymo d’Albuquerque expédie des troupes
aguerries contre les Indiens, la mort et l’incendie remplacent les fêtes
auxquelles on s’était livré naguère avec tant d’abandon. Trois ans
s’étaient écoulés à peine cependant depuis le départ des capucins
français; on était arrivé au commencement de 1617. La ville de San Luiz
do Maranham bâtie avec activité, commençait à prendre l’aspect d’une
cité européenne. Cet accroissement rapide ne pouvait manquer d’inquiéter
les sauvages, ils étaient devenus clairvoyants: contraints à abandonner
le sud du Brésil, pour trouver les grandes forêts au sein desquelles ils
avaient espéré recouvrer leur indépendance, ils n’avaient plus
maintenant qu’une pensée, c’était la destruction complète d’une race
envahissante que leurs ancêtres n’auraient pu chasser. Les chefs
Tupinambas formèrent une ligue des bords solitaires du Cumá à ceux de
l’Amazone; on allait marcher secrètement vers la colonie nouvelle et, à
un jour convenu, tous les habitans devaient en être exterminés. Il n’y
avait plus guère d’Indien, alors, qui ne bravât sans terreur les
décharges de la mousqueterie.

Pendant que ce projet s’ourdissait et que l’on songeait à en poursuivre
l’exécution, Mathias d’Albuquerque était sans défiance à Tapuytapera,
avec un petit nombre de soldats; c’en était fait de lui et des hommes
qu’il commandait, lorsqu’il se trouva un traître parmi les indigènes; le
complot des chefs fut découvert au commandant portugais, celui-ci ne se
laissa pas intimider par le nombre des ennemis redoutables qu’il avait à
combattre, il leur livra une première bataille et les repoussa à
cinquante lieues de là, aidé dans cette action audacieuse par un
officier plein de bravoure que l’on nommait Manuel Pirez.

L’antagoniste de Razilly et de La Ravardière vivait encore, mais il
était bien près à cette époque de finir sa carrière; fixé à San Luiz
dans la cité naissante, il put aider son fils de ses avis et des forces
qu’il tenait en réserve. Mathias d’Albuquerque ne se laissa pas effrayer
par les difficultés de tout genre que rencontrait sa petite armée dans
ces immenses solitudes; il battit partiellement les Indiens et le 3
février 1617, il remporta sur eux une victoire complète, ils furent
repoussés dans la profondeur des forêts. Alors seulement, le vieux
général rentra à San Luiz, les tribus les plus redoutables venaient
d’être exterminées; et ce qu’il venait d’accomplir dans ces déserts,
Francisco Caldeira le faisait à son tour dans les solitudes du Pará, où
s’élevait la cité de Belem.

Ce n’était pas à coup sûr ce qu’avaient rêvés Yves d’Evreux et ses trois
compagnons, pour le Maranham: ils en avaient fait en leur âme le séjour
d’une société nouvelle, où tous ces cœurs simples allaient se réunir à
eux, pour célébrer un Dieu de paix. Des ordres de massacre remplaçaient
les jours de prière; une solitude effrayante s’était faite autour des
colons. Il y aurait cependant une sorte d’injustice à le taire; les
religieux qu’avaient amenés avec lui Jeronymo d’Albuquerque, avaient
continué l’œuvre des missionnaires français. Comme Yves d’Evreux et
comme le P. Claude d’Abbeville, F. Cosme de San Damian et F. Manoel da
Piedade, appartenaient à l’ordre des capucins dès l’année 1617,
c’est-à-dire au moment où sévissait la guerre et quand Bourdemare
publiait son livre; ils demandaient à la cour de Madrid des religieux
infatigables, endurcis à toutes les fatigues et capables de les aider.
Le 22 juillet quatre nouveaux religieux arrivaient dans ces régions,
mais ce n’était pas au petit couvent de San Luiz qu’ils étaient
destinés, ils restèrent aux environs de Belem et commencèrent les
conversions du Pará[34].

  [34] Voy. Berredo, _Annaes historicos do Maranham_, voy. également _O
    Jornal de Timon_ (M. Lisboa). Lisbonne, 1858, No. 11 et 12. Cet
    écrivain fixe l’époque de la mort de Jeronymo de Albuquerque, à
    l’année 1618; son fils Antonio de Albuquerque, lui succéda dans le
    gouvernement de la province.

Il est toutefois bien incertain, que ces faits historiques, auxquels il
faut accorder désormais une place si importante dans les annales du
Brésil, soient jamais parvenus aux oreilles des missionnaires dévoués
qui avaient bravé tant de fatigues pour convertir les Indiens; pendant
plus de deux siècles, l’Europe y demeura complètement indifférente, et
ce ne fut même qu’une vingtaine d’années après leur accomplissement
qu’on vit les capucins du grand couvent de Paris reprendre
courageusement l’œuvre de leurs prédécesseurs[35]: à cette époque, Yves
d’Evreux était bien près d’avoir accompli sa carrière si, pour lui déjà,
ce dur pèlerinage n’était fini.

  [35] En 1635 des missionnaires de l’ordre des capucins partent pour la
    Guyane. Leurs travaux sont consignés dans les mss. légués par le
    grand couvent de Paris.

Tout était consommé d’ailleurs pour les peuples un moment nos alliés
fidèles, auxquels il avait tenté de porter les lumières de l’Evangile.
Déjà, ils s’étaient retirés sur les bords déserts du Xingú, du Tocantins
et de l’Araguaya. Et c’est là, bien loin des colons européens qu’ils se
sont perpétués sous les noms connus à peine des _Apiacas_, des _Gés_,
des _Mundurucus_, si redoutés jadis, si peu craints aujourd’hui et
d’ailleurs favorisés par une administration humaine[36]. Ces possesseurs
primitifs du Brésil parlent encore dans sa pureté l’idiome des Tupis,
dont le P. Yves nous a conservé quelques vestiges comme Thevet et
surtout Jean de Lery l’avaient fait avant qu’il ne rassemblât
laborieusement les éléments de son livre. C’est sur les bords de ces
grands fleuves que nous avons nommés que tant de tribus décimées ont été
observées il y a quarante ans par l’illustre Martius. Mais le savant
voyageur ne se plaindrait plus aujourd’hui que nul ne soit allé
recueillir les souvenirs expirants dont ces Indiens sont demeurés les
dépositaires. Lorsque le gouvernement brésilien eut la pensée, en ces
derniers temps, d’instituer une commission scientifique composée de
savants nationaux, et chargée de visiter les points les plus reculés de
cet immense empire qui ne renferme pas moins de 36° d’orient en
occident, ce fut le Ceará, le Maranham, le Pará et même le Rio Negro,
qu’il voulut qu’on explorât. Il avait parfaitement compris que s’il y
avait dans ces terres vierges, d’admirables productions naturelles à
recueillir, il y avait aussi toute une mythologie, toute une série de
traditions historiques à préserver de l’oubli. Aussi tandis que les
Freyre Alleman, les Capanema, les Gabaglia, réunissaient les précieux
matériaux sur l’histoire naturelle, sur la géographie et sur la
météorologie, dont ils ont commencé une vaste publication[37], un poète
historien, aimé de son pays, s’en allait résolument dans ces solitudes
inexplorées pour s’initier aux secrets de la vie indienne. Antonio
Gonçalvez Dias, né lui-même dans l’intérieur du Maranham, familiarisé
dès l’enfance avec les légendes américaines, parlant la _lingoa geral_,
se chargeait en quelque sorte d’exécuter le programme tracé par Martius.
Bientôt les légendes américaines, nous n’oserions dire les mythes
religieux des grands peuples du littoral, nous apparaîtront, tels qu’ils
se sont perpétués dans l’intérieur (grâce à l’exil peut-être) et ce sera
alors, quand le moment des sérieuses études ethnographiques sera arrivé,
que l’on comprendra toute la valeur des récits naïfs de Lery, de Hans
Staden et d’Yves d’Evreux.

  [36] Voy. sur ces peuples, la rapide visite qui leur a été faite par
    M. de Castelnau en 1851: _Expédition scientifique dans les parties
    centrales de l’Amérique du sud_. T. 2. p. 316.

  [37] Voy. _Trabalhos da Commissão scientifica de exploração_. Rio de
    Janeiro. Typographia universal de Laemmert, 1862, in-4.

Il y aurait cependant une étrange injustice à nier les anciennes
tentatives faites par les religieux portugais pour opérer la conversion
des peuples sauvages dans le voisinage de l’Amazonie; ce fut grâce à
eux, que l’exploration du Maranham commença vers l’année 1607, par ces
voyages qu’accomplissaient avec tant de courage les missionnaires partis
des couvents de Pernambuco: tentatives qui ne furent point perdues pour
la géographie, mais qui, au profit de l’œuvre chrétienne, n’aboutirent
d’abord qu’à un martyre inutile. Plus tard, sans doute l’œuvre des
Figueira et des Pinto porta ses fruits et de grands travaux évangéliques
adoucirent la position des Indiens du Maranham[38]. C’est encore un
écrivain français, à peu près ignoré et contemporain de nos bons
missionnaires, qui a retracé avec le plus de zèle et on pourrait dire
avec un soin vraiment pieux, l’itinéraire suivi par ces hommes
courageux, contemporains du P. Yves qu’il a connu sans doute, mais dont
il ne possède ni la grâce, ni la naïveté[39]. Pierre du Jarric nous
apprend comment les vastes régions intérieures d’un pays que convoitait
la France, furent parcourues par deux religieux de son ordre, à peu près
au temps où La Ravardière pour la première fois en explorait le
littoral. Francisco Pinto et Luiz Figueira avaient toutefois, à cette
époque, un grand avantage moral sur les Français, ils savaient
admirablement la langue des peuples qu’ils tentaient de convertir. Bien
plus jeune que son compagnon, destiné à succomber dans son apostolat, le
P. Luiz Figueira s’initia alors plus que jamais aux secrets d’une langue
déjà visiblement altérée sur le bord de la mer, et qui se conservait
dans sa pureté primitive au sein des forêts. Cinq ans après l’impression
du volume qu’on devait au P. Yves, il publia son _Arte de Grammatica_ et
pour la première fois depuis les essais incomplets du XVIe siècle, on
eut les principes d’une langue que parlait encore un peuple courageux
destiné bientôt à périr[40]. Revenons à notre pieux voyageur.

  [38] On trouvera les renseignements les plus détaillés sur les
    missions jésuitiques et sur l’administration des Indiens au Maranham
    (choses si peu connues en France) dans la _Corografia historica
    chronographica_ du Dr. Moraes e Mello. Cet écrivain a soin de
    rappeler dès le début de son Tome 3, les immenses secours qu’il a
    tirés des dons faits à l’institut historique de Rio de Janeiro par
    le conseiller Antonio Vasconcellos de Drummond e Menezes. Dans le
    cours de ses longs voyages, le diplomate auquel on doit de si
    précieux renseignements sur l’Afrique, ne s’était pas borné à ces
    recherches et il avait réuni touchant le Brésil d’innombrables
    manuscrits sur lesquels aujourd’hui s’appuie l’historien. Privé
    depuis plusieurs années de la vue, il en a fait hommage à son pays.

  [39] Trois ans environ, avant le départ de la mission des capucins
    pour le Maranham, le P. du Jarric dédiait au roi enfant, le livre
    suivant: _Seconde partie de l’histoire des choses plus mémorables
    advenues tant ez Indes orientales, que autres pays de la descouverte
    des Portugais en l’establissement et progrez de la foi Chrétienne et
    Catholique et principalement de ce que les religieux de la Compagnie
    de Jésus y ont faict et enduré pour la mesme fin depuis qu’ils y
    sont entrez, jusqu’à l’année 1600_, par le P. Pierre du Jarric,
    Tolosain de la mesme compagnie, à Bourdeaus, Simon Mellange, 1610,
    in-4. Tout ce qui est relatif au Brésil, se trouve contenu dons ce
    vaste recueil entre les pages 248 et 359. Mais c’est dans le livre V
    de ce que l’auteur appelle l’_Histoire des Indes Orientales_, part.
    3, p. 490, qu’il faut chercher les faits curieux signalés dans cette
    notice.

  [40] Cette première édition, publiée en 1621, est devenue pour ainsi
    dire introuvable, la seconde que nous avons sous les yeux est
    intitulée: _Arte de Grammatica da lingua brasilica do P. Luis
    Figueira, Theologo da Companhia de Jesus_. Lisboa, Miguel Deslande,
    anno 1687, pet. in-12. Le savant bibliographe portugais M.
    Innocencio da Sylva ne reproduit pas exactement ce titre, mais il
    signale une édition faite à Bahia en 1851, par M. João Joaquim da
    Sylva Guimaraens: le titre en est fort développé. La Grammaire
    d’Anchieta, _Arte da Grammatica da lingoa mais usada na Costa do
    Brazil_, parut à Coïmbre en 1595, in-8. On n’en connaît en Portugal
    qu’un seul exemplaire.

S’il vivait encore, comme cela est assez probable, bien au-delà de
l’époque qu’on assigne à ces événements, en 1619, par exemple, Yves
d’Evreux ne faisait plus partie certainement du vaste monastère dont il
était sorti jadis pour se rendre dans le nouveau monde. On peut supposer
que son homonyme de Paris commençait à l’éclipser et qu’il se tenait
loin de la grande communauté; s’il eût habité le couvent de la rue St.
Honoré, il n’est pas probable qu’on l’eût complétement oublié dans les
courtes biographies qu’on accorde si libéralement à des religieux qui
n’avaient rien écrit, tel est entre autres cet Yves de Corbeil, simple
frère lai mort en 1623, et que recommandait uniquement dans l’ordre son
dévouement à l’humanité.

Nous en avons d’ailleurs la certitude, c’était dans un humble couvent de
sa province natale que le P. Yves s’était retiré: nous le trouvons en
1620 à St. Eloy[41], et nous supposons qu’il avait choisi cette
résidence parce qu’il s’y trouvait dans le voisinage du couvent des
Andelys.

  [41] St. Eloi près Gisors, dans le département de l’Eure, est une
    bourgade de 384 habitans à 25 kil. des Andelys; il y a également St.
    Eloi de Fourques, village de l’Eure à 25 kil. de Bernay. Nous
    inclinons à croire que ce fut dans la première de ces bourgades, que
    demeura notre missionnaire.

Dans ces fertiles campagnes, où s’était éveillé le génie du Poussin,
notre bon missionnaire avait encore sans doute des loisirs suffisants
pour admirer la riante nature et la fraîcheur des paysages. Peut-être en
d’autres temps eût-il été à même de retracer ces fines observations qui
en font parfois un incomparable naturaliste; mais après l’émotion
qu’avait imprimée à sa pensée la majestueuse solitude des forêts
séculaires du Brésil, il ne se laissa plus captiver que par les ardentes
disputes de la théologie. Un livre encore introuvable (car nous nous
heurtons à chaque moment ici, à des raretés presque aussi difficiles à
rencontrer que le _voyage_), nous prouve que pour son repos, il ne sut
pas résister à l’esprit du siècle. N’ayant plus à convertir les Indiens,
il se prit à discuter avec les protestants, et chose assez bizarre, ce
fut un de ses compatriotes, personnage essentiellement estimé de ses
coreligionaires qu’il attaqua ou peut-être auquel il répondit seulement.
Nous ignorons le titre du premier opuscule, qu’il lança à son
adversaire, mais un savant bibliographe de la Normandie, M. Frère, nous
a fourni le second; c’est pour nous une sorte de révélation.

Ce livret est intitulé: _Supplément nécessaire à l’escript que le
capucin Yves a fait imprimer touchant les conférences entre lui et Jean
Maximilien Delangle._ Rouen, David Jeuffroy, 1618, in-8.[42]

  [42] Voy. la _Bibliographie Normande_. Nous nous sommes adressé
    directement à la docte obligeance de M. Frère pour obtenir la
    communication du _supplément nécessaire_; malgré des recherches
    persévérantes, il s’est vu dans l’impossibilité de nous fournir
    d’autre renseignement que celui dont on peut prendre connaissance
    dans son excellent ouvrage.

Cet écrit que le docte bibliographe attribue à notre missionnaire,
pourrait ne pas être émané directement de sa plume, mais il prouve
l’existence d’un autre ouvrage plus étendu, et démontre qu’il y avait eu
entre lui et les dissidents de sérieuses discussions orales. Mieux lui
eussent valu, sans doute, les naïves discussions qu’il avait naguère
avec Japi Ouassou en l’île du Maranham ou les prédications si rarement
interrompues qu’il faisait naguère au Port St. Louis et qu’interrompait
si rarement la grave assemblée des Indiens, auxquels une sévère
politesse enjoint d’écouter l’orateur tant qu’il lui plaît de garder
pour lui la parole; circonstance qui (pour le dire en passant) a bien pu
tromper en mainte circonstance un ardent missionnaire, sur le succès
qu’il obtenait. Yves d’Evreux, cette fois, avait affaire à l’un des
hommes les plus fermes et les plus estimés parmi les protestants et
l’écrit du religieux fut déféré au parlement.

Jean Maximilien de Baux, seigneur de Langle, était un jeune ministre
plein d’ardeur, originaire d’Evreux comme le P. Yves, et demeurant alors
au grand Quevilly, petite ville de quinze à seize cents habitans à une
bien faible distance de Rouen[43]. Nous ne savons point quel était
l’objet en discussion: quelque diligence que nous ayons faite, aucune
des pièces du procès n’est venue à notre connaissance; mais il est
certain que le dernier écrit, dont M. Frère nous a révélé l’existence,
excita d’une manière fâcheuse l’attention de l’autorité, car un arrêt du
parlement, en date du 8 avril 1620, intervint à son sujet, et condamna
David Jeuffroy à cinquante livres d’amende pour avoir édité sans
permission préalable, le livre incriminé[44]. Cette décision n’atteint
pas notre missionnaire on le voit, elle s’applique uniquement à
l’imprimeur qu’il avait choisi, mais elle implique en soi un blâme
indirect qui atteint le livre, et l’on peut supposer que notre bon
missionnaire s’était laissé emporter par l’ardeur de la polémique, à des
personnalités regrettables. On était cependant assez peu scrupuleux sur
ce point en 1618, et il ne paraît pas qu’en définitive, la carrière du
jeune ministre auquel s’attaquait le P. Yves, en ait été suspendue dans
sa marche; bien loin de là, nous le voyons dès l’année 1623 député par
ses coreligionaires au synode national de Charenton, puis il fait
partie, quatre ans plus tard, de celui qui se tient alors en Normandie,
dans la ville d’Alençon.

  [43] Le grand Quevilly, _Clavilleum_, bourgade de la Seine inférieure
    est à 6 kil. de Rouen seulement, et fait partie du canton de
    Grand-Couronne.

  [44] Maximilien de Baux fut appelé plus tard à desservir l’église du
    culte réformé à Rouen. Il poussa sa carrière jusqu’à l’âge de 84 ans
    et mourut en 1674; il laissa après lui la réputation d’un homme dont
    l’âme était droite et les mœurs singulièrement austères. Voy. les
    frères Haag, _La France protestante_.

A partir de l’année 1620, nous perdons toute trace du P. Yves d’Evreux.
Cependant plusieurs écrivains ecclésiastiques bien postérieurs à cette
date, enregistrent son nom dans leurs vastes nécropoles, en multipliant
de telles erreurs à son sujet, qu’on acquiert la certitude qu’ils
n’avaient jamais vu son livre. Boverio da Salluzo[45], Marcellino de
Pise[46], Wadding[47], d’ordinaire si exact, le P. Denys de Gênes[48],
ou ne donnent que des détails généraux fort approximatifs sur son œuvre
sans en spécifier la date, ou altèrent grossièrement le millésime de
l’année d’impression. Ce dernier, par exemple, le fixe à 1654, erreur
bien évidente, procédant d’une première faute d’impression et que
répètent à l’envi Masseville[49] et même le _Moreri Normand_[50]. Le P.
Franc. Martin, de l’ordre des Cordeliers, dont on conserve le manuscrit
à Caen la change seul de son autorité privée et la porte à 1659, en
donnant toujours comme lieu d’impression la ville de Rouen. L’_Epitome
de la bibliotheca oriental y occidental_ de Leon Pinelo, livre qui fut
réédité comme on sait par Barcia au XVIIIe siècle, est le seul ouvrage
en ce tems où soit mentionné le voyage que nous réimprimons, avec une
certaine exactitude, mais là encore, le titre de la relation publiée par
notre pauvre missionnaire se trouve si singulièrement altéré par le
bibliographe espagnol, qu’on voit dans cette indication erronée
l’influence de Denis de Gênes, il est difficile de reconnaître sous un
pareil déguisement l’habile continuateur du P. Claude d’Abbeville[51].

  [45] _Capucinorum Annales_, Lugduni, 1632, in-fol., puis la traduction
    italienne: _Annali di Frati minori Cappucini_ etc. Venetia, 1643,
    in-4.

  [46] _Annales seu sacrarum historiarum ordinis minorum Sancti
    Francisci qui Capucini nuncupantur_ etc. Lugduni, 1676, in-fol.

  [47] _Annales ordinis minorum_, 2me édit., Romae, 1731, puis les
    _Scriptores ordinis minorum_, 1650, in-fol. du même.

  [48] _Bibliotheca Scriptorum ordinis minorum._ Genuae, 1680. in-4.,
    réimp. en 1691 pet. in-fol. Ce dernier, après quelques lignes sur
    les mérites du P. _Ivo Ebroycencis vulgo d’Evreux_ donne ainsi
    l’Indication de son livre: _scripsit gallicè Relationem sui itineris
    et Navigationis Sociorum que Capucinorum ad regnum Marangani: cui
    etiam adjunxit historiam de moribus illarum nationum_. Rothomagi,
    1654. Voy. T. 1 in-4.

  [49] _Histoire de Normandie._ T. VI, p. 414. Masseville prouve
    évidemment qu’il s’est contenté de traduire le P. Denys de Gênes,
    puisque il dit, que notre missionnaire «donna une Relation
    géographique des régions où il avait pénétré et particulièrement du
    pays de _Marangan_.» _Regni Marangani_ a dit son prédecesseur.

  [50] Voy. ce précieux ms. à la bibl. de Caen. Une bibliothèque
    américaine, composé par le colonel Antoine de Alcedo, Madrid, 1791,
    2 vol. in-8., ne mentionne pas le P. Yves: mais cette omission nous
    laisse peu de regrets, son compagnon, le P. Claude d’Abbeville, y
    est représenté convertissant avec un zèle infatigable les Sauvages
    du Canada!

  [51] La première édition de l’_Epitome_, supprimée par ordre de
    l’inquisition et devenue rarissime, ne porte sur son titre gravé,
    qui fixe la date de l’impression du livre à 1629, que les noms
    d’_Antonio de Léon_, celui de Pinelo est omis. Il n’y est fait nulle
    mention d’Yves d’Evreux (ce livre fait partie de la bibl. Ste
    Geneviève), l’édition donnée en 3 vols. pet. in-fol. par Barcia
    travestit ainsi le titre de notre livre: _Fr. Yvon de Evreux,
    capuchino. Relacion de su viage al Reino de Marangano, con sus
    compañeros: historia de las Costumbres de aquellas naciones_. Imp.
    1654, in-4. frances.

Nous en avons à peu près la certitude, par les manuscrits que nous a
légués le grand couvent de la rue St. Honoré, Yves d’Evreux vécut
au-delà de l’année 1629, mais il ne revint pas à Paris, tout indique
même qu’il devait être tombé dans une sorte de défaveur, parce que l’on
avait sans doute à cœur de faire oublier au roi d’Espagne les tentatives
qui avaient été faites naguère sur le Maranham. Cela est si vrai, que
les anciens chefs de l’expédition ne purent renouer une vaste
entreprise, dans laquelle étaient engagés leurs plus chers intérêts.
Malgré la faveur dont il semble avoir joui à la cour, l’amiral de
Razilly échoua complétement dans ses tentatives sur ce point, et
lorsqu’il fut rendu à la liberté, après sa captivité dans le château de
Belem, le brave La Ravardière ne retourna jamais dans l’Amérique du sud.
Ces deux noms paraissent encore une fois dans l’histoire de notre
marine[52], et ils apparaissent glorieusement, mais c’est en Afrique,
sur ces côtes inhospitalières, où de hardis pirates devaient être
châtiés de temps à autre, pour que toute sécurité ne fût pas enlevée à
notre commerce.

  [52] Isaac de Razilly, chevalier de l’ordre de St. Jean de Jérusalem,
    premier capitaine de l’Amirauté de France, chef d’Escadre des
    vaisseaux du roi en la province de Bretagne, est nommé amiral de la
    flotte royale qu’on expédie sur les côtes de la Barbarie en 1630 et
    il s’adjoint La Ravardière: le 3 septembre de la même année nous le
    trouvons devant Safy, où il s’occupe du rachat des captifs.

La Ravardière employa glorieusement et, nous le voyons, d’une façon
toute chrétienne, les dernières années d’une vie active, consacrée
entièrement à la gloire de son pays; le temps lui manqua pour tracer le
récit de ses voyages dans l’Amérique du sud. Nous savons de science
certaine que, par ses ordres, une relation détaillée de son expédition
sur les bords de l’Amazone avait dû être dressée en 1614. Cette espèce
de journal, qui éclaircirait tant de choses, ne nous est pas parvenu, il
ne serait pas sans intérêt à coup sûr, de la comparer aux documents qui
nous ont été transmis vers le même temps par un autre Français, dont les
voyages ont eu les honneurs d’une réimpression. Dix ans auparavant, en
effet, le garde des curiosités de Henri IV et de Louis XIII, Jean
Mocquet avait parcouru les rives de l’Amazone, vers le milieu de l’année
1604, et s’était efforcé de faire connaître le grand fleuve à ses
compatriotes. Malheureusement, ce pauvre chirurgien de campagne, avait
plus de zèle que de lumières et ses observations ne pourraient se
comparer à celles d’un homme aussi connu par son instruction que par sa
loyauté. Le voyage de La Ravardière sur l’Amazone et dans le Maranham,
doit être aussi décrit minutieusement dans la grande chronique
manuscrite des pères de la compagnie qui existe encore à Evora. En
consultant les savants travaux bibliographiques de M. Rivara, nous en
avons acquis la certitude, le chapitre 111 de ce vaste recueil est
consacré entièrement au séjour des Français dans ces régions. Nous
n’avons pas été à même de l’examiner. Grâce à l’esprit d’investigation,
qui s’est emparé de tant de savants historiens, on ne saurait donc
désespérer complètement de retrouver l’écrit que nous signalons.

Le Brésil fait chaque jour les plus louables efforts pour réunir en
corps de doctrine les documents inédits qui constituent ses origines
historiques; si jamais le voyage de La Ravardière était découvert dans
quelque bibliothèque ignorée, ce serait avec Claude d’Abbeville et Yves
d’Evreux le guide le plus sûr qu’on pût consulter sur ces provinces du
nord dont on connaît à peine les splendides solitudes et dont notre
missionnaire révèle pour ainsi dire le passé.



  Voyage au Brésil
  exécuté dans les années 1612 et 1613,
  par le
  P. Yves d’Evreux,
  religieux capucin,

  publié avec une introduction et des Notes
  par
  M. Ferdinand Denis,
  conservateur à la bibliothèque sainte Geneviève.



  SUITTE DE
  L’HISTOIRE
  DES CHOSES PLUS
  MEMORABLES ADVENUES
  EN MARAGNAN ES
  ANNEES 1613 &
  1614.[53]

  SECOND TRAITE.

  A PARIS
  DE L’IMPRIMERIE DE FRANÇOIS HUBY, RUE SAINT JACQUES A LA
  BIBLE D’OR & EN SA BOUTIQUE AU PALAIS EN LA
  GALERIE DES PRISONNIERS.

  MDCXV.
  AVEC PRIVILEGE DU ROY.



AU ROY.


SIRE,

Voicy ce que j’ay peu par subtils moyens recouvrir du livre du R. P.
Yves d’Evreux supprimé par fraude et impieté, moyennant certaine somme
de deniers, entre les mains de François Huby, Imprimeur[54], Que j’offre
maintenant à V. M. deux ans & demy apres sa premiere naissance aussi
tost estouffee qu’elle avoit veu le jour. Afin que V. M. & la Royne sa
Mere pour lors Regente, ne voyant point une verité si claire que
celle-cy, fust plus aisement persuadee, par faux rapports, à laisser
perir contre leurs sainctes, et bonnes intentions, la plus pieuse &
honorable entreprise qui se pouvoit faire dans le nouveau monde. Comme
il se verra tant par l’Histoire du R. P. Claude Dableville, que ceste
presente à laquelle il ne manque que la plus grand part de la Preface, &
quelques Chapitres sur la fin que je n’ay peu recouvrir. Cela s’est
faict encor’ à dessein pour faire perdre insensiblement à V. M. le
tiltre de Roy Tres-Chrestien. Luy faisant abandonner les sacrifices et
sacrements exercez sur les nouveaux Chrestiens, la reputation de ses
armes, & bandieres, l’utilité qui pouvoit luy arriver, & à ses subjects,
d’un si riche & fertile pays, et la retraicte du tout importante, d’un
port favorable pour la navigation de long cours, aujourd’huy ruinee
faute d’avoir conservé ce que j’avois avec tant de soins, & de despenses
acquis. Pour à quoy parvenir, l’on s’est servy de deux impostures trop
recogneuës de personnes qui ont bon jugement, L’une, que le pays estoit
infertile, & ne produisoit aucune richesse, contre la verité, que j’ay
tousjours constamment maintenuë, et qui ne paroist aujourd’huy que trop
veritable, L’autre, que les Indiens estoient incapables du Christianisme
contre la parole de Dieu, & la doctrine universelle de l’Eglise. Voilà
comment, SIRE, ceste belle action si bien commencee s’est esvanoüye,
tant par la fraude & malice de ceux qui pour couvrir leurs fautes &
manquement les ont rejettez sur ceux du pays, Qui par la negligence des
mauvais François, qui n’ayant autre but que leur profit & interest
particulier, se sont peu souciez, de celuy de V. M. & empescher une si
signalee perte, qui sert aujourd’huy de fables à toutes les nations
estrangeres, de mespris de vostre authorité Royale à toute l’Europe, &
de douleur à tous vos bons subjects. Desquelles illusions, quand il
plaira à V. M. s’en relever par les salutaires advis de personnages
d’honneur, recogneuë pour estre zelez à l’accroissement de la gloire de
Dieu, & celuy de vostre Royaume, je luy offre encor’ ma vie, celle de
mes freres. Et ce peu de pratique & experience qui est en nous pour
faire recognoistre par tous les coins de ce nouveau monde, qu’il n’y a
point en la Chrestienté un si grand et puissant monarque qu’un Roy de
France. Quand il veut employer, je ne diray pas sa puissance, mais
seulement son authorité. C’est, SIRE, Tout ce que peut un de vos plus
humbles subjects, auquel tous les mauvais traitemens, pertes de biens &
de fortune, que contre la foy publique que j’ay soufferts durant la
minorité de V. M. n’ont point faict encor’ perdre le courage de la
servir glorieusement. M’assurant qu’elle aura mes services pour
agreables, & le vœu solemnel que je fais d’estre le reste de ma vie,

son tres-humble et tres-obeissant serviteur et subject,

FRANÇOIS DE RASILLY.



AU ROY.


SIRE,

La principale raison qu’eurent les Anciens de canoniser entre les Dieux
la plus-part de leurs Empereurs, fut la pieté à la Religion qu’ils
avoient recogneuë en iceux pendant leur vie. Et c’est chose bien notable
que nous trouvons par les Histoires, qu’encore que quelques-uns des
Empereurs eslevez de bas lieu, au sommet de l’Empire, se soient monstrez
cruels et sanguinaires vers leurs subjects, nonobstant ils n’ont pas
laissé d’obtenir apres leur mort le nom de Dieux, avoir des Temples et
des Autels, des Sacrifices et des Prestres, establis et ordonnez par le
Senat, et ce en consideration de la Pieté et Religion qu’ils avoient
conservee inviolablement au milieu de plusieurs autres imperfections.
Ces Monarques grands en domination, petits en la cognoissance du vray
Dieu, estoient poussez d’une inclination emprainte naturellement dans
leur cœur, de la Majesté Divine, de laquelle tous Monarques sont le vif
Image, et partant à eux appartient de dilater le Royaume de Dieu, comme
les Lieutenans de sa Majesté souveraine. A ceste fin, ils parsemoient
leurs arcs et trophees, leurs colonnes et statuës des enseignes de la
Religion, et laissoient à la posterité des plaques et planches des
metaux plus incorruptibles, ainsi que sont la Bronze, Or et Argent,
gravees de leurs Images, et des vestiges de leur pieté, à ce que le
temps n’en offuscast la memoire.

Antonin le Pieux, laissa sur la Bronze et l’argent, sa Pieté et Religion
Burinee en ceste sorte. C’estoit une Dame vestuë en Deesse, devant
laquelle estoit un Autel chargé d’un feu continuellement bruslant, &
entre ses mains elle tenoit un Vase plein de bonnes odeurs qu’elle
jettoit à chasque heure en sacrifice dans ce feu, signifiant par là la
Pieté et Religion qu’il portoit aux Dieux.

Si l’inclination naturelle privee de grace et de lumiere surnaturelle,
avoit tant de puissance au cœur de ces Monarques, que pouvons-nous dire,
voire que pouvons-nous penser, combien Dieu agite interieurement les
cœurs des Rois illustrez et enrichis de la vraye Religion?

Louys quatriesme Empereur, Prince vertueux et chery de tous, preferoit à
toutes ses affaires celles de la Religion; & pour exciter tous ses
subjects à son imitation, avoit marqué sa monnoye d’un Temple traversé
d’une Croix, & tout autour estoit inscrit, _Christiana Religio_.

Celuy qui a emporté le prix, Sire, par sus tous les Monarques du Monde,
en faict de Pieté & Religion a esté sainct Louys, l’honneur des
François, duquel vous heritez le Sang, le Sceptre, le nom, et
l’imitation de ses vertus: car non seulement, il a employé ses thresors,
sa noblesse, ains aussi sa propre personne, passant les Mers, (Mers qui
ne respectent, non plus que la mort aucune qualité de personnes, pour
les envelopper dans ses ondes) afin de restaurer la Pieté & Religion
abatuë par les cruautez des Infidelles, & y est mort pour ce subject.

Jamais siecle de Roy n’eust tant de convenance avec le siecle de ce bon
Roy sainct Louys, qu’a le vostre, Sire, & laissant à part ce qui ne
faict à mon propos, je prendray seulement ce beau subject, que
l’ouverture vous est faicte d’imiter sa Pieté & Religion envers ces
pauvres Sauvages, qui desirent extremement cognoistre Dieu, et vivre
soubs l’ombre de vos Lys, non pas seulement les habitans de _Maragnan_,
_Tapouytapere_, _Comma_, _Cayetez_, _Para_, _Tabaiares_, _Longscheveux_:
ains aussi plusieurs autres Nations, lesquelles souhaittent s’approcher
des Peres, ainsi que je diray amplement au suivant Discours.

Vous seul, Sire, pouvez tout ce bien, par ce qu’ils ayment naturellement
les François & hayssent les Portugais, tout ce que peuvent nos
Religieux, c’est d’exposer leur vie à la poursuitte de la conversion de
ces pauvres gens: chose de peu de duree, si vostre Royale pieté n’y met
la main.

Cest’ affaire n’est pas tant difficile, comme l’on pourroit s’imaginer,
ny de si grande charge et despence que l’on estimeroit: il n’y faut des
cinquante, ou des cent mille escus, ains une liberalité mediocre
fidellement administree (pour l’entretien des Seminaires, où seront
admis les enfans des Sauvages, unique esperance de l’establissement
ferme de la Religion en ces pays là,) sera suffisante.

Si vostre Majesté, Sire, se resout à cela, je m’asseure qu’à vostre
imitation, plusieurs de vos Princes & Princesses, Seigneurs & Dames,
s’exciteront à contribuer quelque chose, pour l’augmentation de la Foy
en ces quartiers là.

Et afin que je ne sois facheux à vostre Majesté par une prolixité
malseante, je finiray avec cest’ histoire Evangelique de la pauvre
Chananee reputee pour chienne, laquelle ne demandoit pour la delivrance
de sa fille possedee du Diable, que les miettes tombantes de la table
Royale du Redempteur: Ceste nation des Sauvages est issüe d’un mesme
Pere que ceste Chananee, ses enfans sont possedez des Demons par
l’infidelité: Elle ne demande ny vos thresors ny grande somme de
deniers, ains seulement les miettes superflues, qui tombent deçà, delà,
de vostre Royale grandeur.

Parquoy, Sire, je vous supplie tres-humblement de regarder de bon œil
ceste pauvre Nation, & recevoir de bon cœur ce petit Discours des choses
plus memorables arrivees pendant les deux ans que j’ay pratiqué avec
eux, suivant le commandement de la Royne vostre mere, faict à nos
Reverends Peres, duquel nous nous sommes aquitez le plus fidelement
qu’il nous a esté possible, ainsi que verrez en ce Traitté, lequel quand
vostre Majesté aura eu pour agreable avec le contenu d’iceluy, je
m’estimeray tres-bien recompensé de ce que j’en pretens recevoir en ce
Monde, auquel tant qu’il plaira à Dieu me faire vivre, ce sera pour
m’employer avec toute la fidelité à moy possible, au service de vostre
Majesté, comme celuy qui est & sera à jamais d’icelle,

Tres-humble & fidele suject

F. YVES D’EVREUX

CAPUCIN.



ADVERTISSEMENT

au Lecteur.


Amy lecteur, vous serez adverty, que je ne feray aucune repetition des
choses que le Reverend Pere Claude a escrit en son histoire, seulement
j’adjousteray ce que l’experience m’a donné plus qu’à luy, n’ayant esté
que quatre mois dans _Maragnan_ et moy deux ans entiers: vous trouverez
ceste verité, quand vous confererez nos deux escrits ensemble, d’autant
que l’addition que j’en feray, supposera ce qu’il en aura escrit de
mesme matiere.



PREFACE

Sur les deux

Traittez suivans.


La Sapience, aux Proverbes 29. propose un enigme tres-beau en ces
paroles: _pauper & dives obviaverunt sibi, utriusque illuminator est
Dominus_: J’ay veu le pauvre sortir d’un hospital chargé de playes et
d’ulceres, couvert & non vetu de vieux haillons, marcher en la place
publique, & entrer dans le temple du Seigneur par la porte du midy: & en
mesme heure j’ay consideré le riche sortir de son Palais bien vetu de
soye, & paré d’or, d’argent et de pierres precieuses, venir le long de
la voye qui s’aboutit à la porte du Tabernacle du coté de Septentrion,
si à propos, que l’un & l’autre, le pauvre & le riche, se sont
rencontrez teste à teste, front à front, droict au milieu du grand
rideau du _Sancta Sanctorum_, où la face du Seigneur rend une si belle
clarté, que le visage de ces deux rayonnoit d’une mesme splendeur
Divine. Voilà ce que veut dire la Sapience sous l’obscurité de ces
paroles.

Laissons les diverses explications mystiques et spirituelles qui se
peuvent tirer de là, & prenons seulement celle qui faict à nostre
subject, laquelle nous avons mise pour frontispice à nostre livre.

Ce pauvre est le pere Sainct François, et les Religieux de son Ordre: Ce
Riche est la Royale puissance de sa Majesté tres-Chrestienne procedee de
la tige sacree du Roy Sainct Louys. Quand est ce, & en quel lieu, ce
Pauvre, & ce Riche se sont-ils trouvez à la rencontre? ç’a esté
veritablement en la Mission Evangelique pour convertir les Indiens. Le
troisiesme s’est trouvé entre les deux, sçavoir est, ce grand Dieu
illuminateur des pecheurs, gisans sous les tenebres de la mort.

Le pauvre Sainct François a faict dans les Indes, ce que disoit Sainct
Paul, en la conversion des Gentils; _Ego plantavi_, J’ay planté la Foy
parmy les Sauvages de _Maragnan_: Sainct Louys protecteur de la France &
Ayeul de nostre Roy respond, suivant la promesse faicte quand nous
embrassames ceste entreprise, _Rigabo_, Je l’arrouseray, & ne permettray
qu’elle se flestrisse, faute de luy donner soulagement. Car ce n’est
rien, de planter, si l’humeur manque à la racine qui refocille la plante
nouvelle: autrement l’ardeur du Soleil secheroit le tout: Et nostre Dieu
qui suit tousjours la disposition des subjets, asseure infalliblement
qu’il donnera augmentation à l’entreprise, _Incrementum dabo_: Et ce par
une lumiere plus grande de jour en jour des mysteres de nostre Foy
versee sur ces Indiens obtenebrez de l’ignorance, _utriusque illuminator
est Dominus_, Le Seigneur est le flambeau de tous deux.

Qui le peut mieux sçavoir que les Sauvages, lesquels en rendent
temoignage par les Baptesmes qu’il ont receu de nos mains, & la promesse
comme generale de se faire Chrestiens? c’est pourquoy ils font responce,
_credimus_. O pieté Royale, vous n’avez point perdu vostre temps de nous
avoir envoyé les messagers de l’Evangile.



Suitte de L’Histoire des choses plus memorables advenuës en Maragnan és
années 1613 & 1614.



PREMIER TRAICTÉ.



De la Construction des chappelles de S. François & de S. Loüis en
Maragnan[55].

Chap. I.


Le Psalmiste Royal David en son Psalme 28, qu’il composa en action de
graces pour la consommation du Tabernacle, dict. _Afferte Domino filii
Dei, afferte Domino filios arietum_. Apportez au Seigneur, ô enfans de
Dieu, apportez au Seigneur des enfants de beliers, ce que Rabbi
Joanathas va expliquant en cete sorte: _Tribuite coram Domino laudem
cœtus Angelorum, tribuite coram Domino gloriam & fortitudinem_.
Contribuez devant le Seigneur loüange, ô chœurs Angeliques, contribuez
devant le Seigneur gloire et force: Il vouloit dire que les bien-heureux
Anges assistent les hommes en toutes leurs sainctes entreprises, &
specialement quand il est question de procurer le salut des ames, car
ces bien-heureux Esprits marchent au devant & fendent la presse des
Diables ennemis de salut, Pour donner seur accez aux hommes Apostoliques
vers les Ames errantes par les deserts de l’Infidelité, qui sont icy
paragonnees aux Enfans des Beliers cornus, qui rampent deçà delà par les
rochers de dureté de cœur, Prises toutefois avec la douceur de
l’Evangile se laissent amener doucement à la porte du Tabernacle de
Dieu, lavees dans la grande mer du Baptesme, & offertes à la face du
_Sancta Sanctorum_.

Les Premiers sacrifices que receut Dieu du Peuple d’Israël, quand ils
allerent posseder la terre de Promission, de laquelle ils bannirent
l’Infidelité, furent sous les tentes & pavillons du Tabernacle, mais
puis apres le Temple fut basti, dans lequel les mesmes sacrifices furent
offerts.

Chose semblable nous arriva, qui allions en ce Païs plein d’Infidelité &
d’Ignorance de Dieu farcy de Diables, effrontement tyrannisans ces
Pauvres ames captives, pour y donner la lumiere de l’Evangile, bannir la
mécroyance, chasser les Demons, planter & construire l’Eglise de Dieu:
Car nous celebrâmes l’espace de quatre mois et plus, les saincts
sacrifices sous une belle tente, au milieu des arbres verdoyans, puis
une partie de nostre équipage estant retournée en France pour querir
secours, & l’autre demeuree pour fonder la Colonie, nous fismes bastir
la Chappelle de Sainct François de Maragnan en un lieu beau & plaisant,
joint à la mer, enrichy d’une belle fontaine, qui jamais ne tarit, où je
choisis ma demeure pour servir par apres de convent aux Religieux que
j’attendois en secours. Cette chappelle fut achevee la veille de Noel,
Jour bien à propos; correspondant à la devotion qu’avoit jadis le
Seraphique Pere Sainct François, auquel la chappelle estoit consacree.
D’autant qu’iceluy, entre toutes les festes de l’annee, celebroit la
nuict toute lumineuse & sans tenebres de la naissance du vray Soleil
Jesus-Christ, & ce sainct Pere avoit telle coustume de bastir une Creche
où il passoit cete nuict en haute contemplation du profond mystere de
l’Incarnation, & de l’abaissement si nouveau du Tres-haut enterre. De
verité je m’esjoüissois infiniement voir dans cette petite Chappelle
(faicte de bois, couvertes de Palmes, ressemblant plus à la Creche de
Bethleem, qu’aux grands & precieux Temples de l’Europe) nos François en
grande devotion Psalmodier les Matines de cette nuict; Puis lavez au
Sacrement de Penitence, recevoit le mesme Fils de Dieu, dans la creche
de leurs cœurs, enveloppé des langes des SS. Sacremens de l’Autel.

Nous solemnisâmes le jour de pareille devotion: que la nuict, y
adjoustans la Predication, chose que nous avons gardee tousjours du
depuis, Festes & Dimanches: de quoy nous recevions tant de contentement,
qu’encores qu’endurassions beaucoup en ces premiers commencements,
toutefois tandis que dura cette devotion, le temps se passoit si viste,
que le jour ne nous sembloit pas durer deux heures; d’autant que
l’esprit nourry de pieté, ne sçauroit avoir si peu d’occupation
d’ailleurs, qu’il ne s’estonne de voir si tost la nuict venir.

Je n’estois pas seul qui ressentois cecy, ains plusieurs autres qui me
l’ont dit du depuis, que tandis que la santé me permit de garder cet
ordre, il ne leur ennuyoit aucunement.

Cete devotion s’augmenta encore bien plus quand la Chappelle Sainct
Loüis au Fort fut edifiee[56], à la forme & façon des Eglises de nos
Convens, bastie de charpente, close & couverte de bons aiz, ciez des
arbres nommez _Acaioukantin_. Là j’allois celebrer la Messe, chanter
Vespres, faire la Predication, et baptiser les Cathecumenes. Au soir la
cloche sonnoit, & tous se trouvoient avant que d’aller se coucher, en
cette chappelle, où l’on chantoit le Salut, & sonnoit on le Pardon, puis
chacun se retiroit où il vouloit.



De l’Estat du Temporel en ces premiers Commencemens.

Chap. II.


L’homme est composé d’esprit et de corps, l’esprit comme le plus noble
doit estre servy le premier, puis apres le corps; à ce subject il estoit
plus que raisonnable de travailler premierement aux Chappelles pour en
icelles repaistre les esprits de la parole de Dieu, & des SS. Sacremens,
puis s’appliquer à ce qui regardoit le temporel; Or tout ainsi qu’une
terre, non encore cultivee ne donne pas grand contentement à son
Maistre, voire s’il n’avoit du pain d’ailleurs, il pourroit mourir de
faim aupres d’Icelle semblablement le lieu que l’on avoit choisi pour
bastir la forteresse de Sainct Loüis estoit esloigné de toute commodité;
d’autant que c’est une poincte de roche qui avance dans la mer, en un
des bouts de l’Isle, où jadis les Sauvages avoient habité & jardiné, &
par ainsi rendu sterile; d’autant que la terre ayant porté trois ans n’a
plus de force à produire aucune chose sinon du bois, si d’adventure elle
ne repose plusieurs annees; cela fut cause que nous patissions beaucoup
en ces commencements, voire à peine avions nous de la farine du Païs, de
laquelle nous faisions du _Migan_, c’est à dire de la boüillie avec du
sel, de l’eau et du poivre, qu’ils appellent Ionker, & de cela seulement
nous sustentions nostre vie. Quelques uns qui ne pouvoient manger de
cette farine seiche, la détrempoient dans l’eau & la mangeoient, Ceux
qui estans en France à peine pouvoient manger des viandes delicates,
trouvoient en ce Païs les legumes, quand ils en pouvoient avoir,
tres-delicieuses.

Je rapporte cecy pour loüer la patience des François au service de leur
Roy, & pour effacer cette tache qu’ordinairement on jette sur leur
manteau, qu’ils sont impatiens, indomtables et mal-obeïssans; Car je
tesmoigne, avec verité, que je ne vey jamais tant de patience, et tant
d’obeissance, qu’en ces Pauvres François. Que ceux donc qui ont bonne
volonté d’aller en ces Païs ne s’estonnent d’entendre cette grande
pauvreté; Car ils ne patiront jamais, ce que nous avons pati, & de jour
en jour la terre s’accomode & les vivres s’augmentent.

Pour remedier à cette disette, l’on delibera d’envoyer à la pesche des
vaches de mer[57], environ à 30 & 40. lieües de l’Isle: ces bestes
poissons ont la teste de vache sans cornes toute fois, deux pates sur le
devant au dessous des mamelles, elles produisent leurs veaux comme les
vaches, & les nourissent de leur laict, mais le petit veau a cette
proprieté digne d’estre remarquee, pour nous servir d’instruction, c’est
qu’il embrasse sa mere par sus le dos avec ses deux petites pates, &
jamais ne la quitte, quoy que morte, tellement qu’on les prend vifs, &
en a-on apporté de vifs jusques en l’Isle, & sont tres-delicats. Que
cecy serve aux enfans à executer le commandement de Dieu, d’honorer Pere
& Mere, c’est à dire, de leur survenir, aymer & respecter; que les
Catholiques se souviennent de demeurer fermes & colez au giron de
l’Eglise leur Mere, & qu’aucune persecution ne les en arrache, que tous
bons François cherissent leur Roy & leur Patrie. Ces Vaches de mer sont
prises à la pasture qui est l’herbe croissante au bordage de la mer: Les
Sauvages coulans leur canot doucement par derriere elles, d’où ils les
dardent de deux ou trois harpons, & mortes qu’elles sont, sont tirees à
terre, mises en pieces & salees; Chose pareille arrive aux delicieux &
gloutons, qui s’estans fabriquez leur ventre pour Dieu, sont surpris de
la mort au milieu des viandes, et saouls sont traisnez en un moment dans
les Enfers.

Le sel du tout necessaire, tant pour saler ces vaches, que pour autres
commoditez, se pesche environ à quarante lieuës de l’Isle, dans des
grandes plaines sablonneuses, ou il se faict naturellement en forme de
glace, dur & luisant comme cristal, & ce par le flus & reflus de la mer
qui donne dans ces plaines, & quand la mer est retiree, le Soleil vient
à le cuire par sa chaleur, & est beaucoup meilleur, que celuy de France,
& que celuy d’Espagne. Il faut l’aller pescher avant la saison des
pluyes, pour ce qu’elles noyent le lieu où il se trouve.

Ayant prouvenu à ce mesnage, l’on dispersa une partie des François par
les villages, pour y vivre suivant la coustume du Païs, qui est d’avoir
des _Chetouasaps_, c’est à dire hostes ou comperes, en leur donnant des
marchandises au lieu d’argent; Et cette hospitalité ou comperage est
entr’eux fort estroicte; car ils vous tiennent proprement comme leurs
enfans, tandis que vous demeurez avec eux, vont à la chasse & à la
pesche pour vous, & d’avantage leur coustume estoit de donner leur
filles à leurs Comperes, qui prenoient deslors le nom de Marie, & le
sur-nom du François pour designer l’alliance avec tel François, en sorte
que disant Marie telle, c’estoit autant que de dire la Concubine d’un
tel. De sçavoir au vray pour quoy ils appellent leurs filles données aux
François, pour concubines du nom de Marie, je ne puis l’asseurer, sinon
qu’un jour un Sauvage me dist, luy monstrant un Tableau de la Mere de
Dieu, et luy disant, _Koaï Toupan Marie_. Voilà la Mere de Dieu Marie:
il me respondit: _chè aï Toupan Arobiar Marie_. Je croy & cognoy que la
Mere de Dieu est Marie, & appellons nos filles que nous donnons aux
_Caraibes_ Marie. Cette coustume de prendre les filles des Sauvages, a
esté deffenduë aux François, & cela ne se faict plus, si ce n’est
occultement, mesme les sauvages qui de premier abord que l’on fist cete
deffence, se doutoient de la fidelité & amitié des François envers eux,
pour ne prendre leurs filles comme ils avoient de coustume, à present
qu’ils ont esté entierement informez que Dieu defend d’avoir des femmes
sinon en mariage, & que les Peres Messagers de Dieu le preschoient &
l’avoient fait prohiber par ordonnance du Grand, se scandalisent quand
ils voyent les François faire au contraire & le venoient denoncer au
Grand & à Nous, en sorte qu’il faut que le François face ses affaires
bien secrettement, s’il ne veut que cela soit cogneu.



De la Construction du Fort de Saint Louys, & de l’ardeur des Sauvages à
porter les terres.

Chap. III.


Le temps venu qu’il faisoit bon travailler aux fortifications de la
place designee pour la defence des François, & que la charpente jà
faicte selon le dessein donné pour servir de ceinture au fort à soutenir
les terres fut dressee: alors on fit dire par tous les vilages de l’Isle
& de la Province de _Tapouytapere_[58]: que chacun les uns apres les
autres eust à venir travailler aux terres que l’on tiroit des fossez du
Fort pour les porter sur les terrasses des courtines, esperons, & plates
formes, qui du depuis furent couvertes de gros & grands
_Apparituries_[59] qui sont arbres durs comme fer et incorruptibles, en
sorte que le canon auroit de la peine contre ceste place & l’escalade
tres-dificile: aussi tost dit, aussi tost faict, tellement que de toutes
parts un vilage apres l’autre, les Sauvages venoient amenants femmes &
enfans quant à soy, aportans des vivres necessaires pour le temps qu’ils
sçavoient demeurer à travailler, & ce souz la conduite de leurs
Principaux: coustume qu’ils observent en toutes leurs entreprises de
consequence, que non seulement ils marchent avec leurs Principaux, ains
ils tiennent le front de la compagnie. La nature leur ayant donné ceste
cognoissance que l’exemple des Principaux encourage infiniment les
Inferieurs.

En quoy ils sont plus fideles à la nature, que nous ne sommes, puis que
nous voyons tout le contraire en la Republique Chrestienne: d’où
certainement toutes les erreurs & corruptions de mœurs ont pris leur
source: car encore que nous devions prester l’oreille seulement à la
doctrine & ne point amuser nostre veuë à la mauvaise vie: ce nonobstant
les foibles s’acrochent plus aux œuvres qu’au bien dire.

Ces Sauvages venus ils se mettent à travailler d’un ardeur incomparable,
monstrans de voix & de geste un courage admirable, & eussiez dit
plustost qu’ils aloient aux nopces qu’au travail, ne cessans de rire &
s’esjouyr les uns avec les autres, chacun courant portant son fais du
fond des fossez au dessus des terasses, & y avoit entr’eux une emulation
non petite à qui feroit plus de voyage, & porteroit plus grand nombre de
paniers de terre.

Icy vous noterez qu’il n’y a gens au monde si infatigables au travail
qu’iceux, quand de bon cœur ils entreprennent quelque chose, ne se
soucians de boire ou de manger, pourveu qu’ils viennent à chef de ce
qu’ils entreprennent, & au plus fort des difficultez, ils ne font que
rire, huer, et chanter pour s’entr’encourager: à l’oposite si vous
pensez les rudoyer & les faire travailler par menaces ils ne feront rien
qui vaille, & cognoissant leur naturel estre tel, jamais ils ne
contraignent leurs enfans ny leurs esclaves, ains ils les ont par
douceur.

Le François approche fort de ce naturel, specialement les Nobles, qui ne
peuvent subir le joug de la contrainte, mais exposent leur propre vie
aux doux commandemens de leurs Princes: beau document pour ceux qui ont
charge d’autruy, de plustost les avoir par douceur & clemence que par
force & rigueur, menageant en ce point le naturel de la nation
Françoise. Non seulement les hommes travailloient: mais aussi les femmes
& les petits enfans, ausquels petits enfans, ils faisoient de petits
paniers, pour porter de la terre selon leur petite force. J’ay veu
plusieurs de ces petits qui n’avoient pas plus de deux ou trois ans
faire leurs charges dans leurs petits paniers avec leurs menotes n’ayans
pas la force naturelle d’user de peles ou autres instrumens à charger.

Je m’enquis de quelques Anciens, pourquoy ils permettoient que ces
enfans travaillassent, amusans plus ceux qui les regardoient &
specialement leurs peres & meres que d’avancer besongne; & davantage
qu’ils les mettoient en danger estans nuds & tendres comme ils sont,
d’estre blessez par quelque eboulement de terre ou roulement de pierre.
Telle fut leur responce par le Truchement: Nous sommes bien aises que
nos enfans travaillant avec nous à ce Fort, à ce que venus en leur
vieillesse, ils disent à leurs enfans, & ceux cy à leurs descendans:
Voilà les forteresses que nous & nos peres ont faict pour les François,
lesquels amenerent des Peres pour faire des maisons à Dieu, & vindrent
pour nous defendre contre nos ennemis.

Ceste façon de faire remarquer à leurs enfans ce qui se passe leur est
commune en general en toutes choses, & ainsi suppleent au manquement
d’escriture, pour communiquer les affaire des siecles passez à la
posterité: & pour ne rien oublier, ains vivement le graver en leur
memoire: souvent ils devisent par ensemble des choses passees aux
siecles de leurs grands Peres ou au temps de leur jeunesse, et
l’enseignent à leurs enfans, comme nous dirons cy apres. Je voudrois que
nos Peres eussent esté aussi diligens à graver dans le cœur de leurs
descendans...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

... ment & en abondance, les Sauvages mettent le feu aux buissons &
haliers, dans lesquels ces reptiles se retirent. Il y en a de trois
sortes[60], les uns de terre, qui font leur demeure dans les bois; les
autres d’eau douce, qui habitent és rivages de ce fleuve, & és lieux
marescageux; Les troisiesmes sont de mer, & vivent en icelle, mais elles
viennent faire leurs œufs dans le sable prochain en grand nombre, puis
les couvrent industrieusement avec le mesme sable: Ils ressemblent aux
œufs de poule, hors-mis qu’ils n’ont pas la coque si dure, ains flexible
et mole, & ne sont pas droictement si gros ny aigus, mais ronds, sont
fort bons, soit à la coque, soit en autre façon que les vouliez manger.

Le long de ceste Riviere est orné d’arbres, portant casses beaucoup
meilleures, que celles que l’on use communément, j’en ay gousté
moy-mesme, & plusieurs autres de nostre equipage: & outre la vertu
medicinale qu’elles ont, beaucoup plus forte, que celle de Levant: car
l’experience a enseigné qu’une once d’icelle faict autant d’operation,
que deux de celle du Levant. Elles sont excellemment bonnes confites ne
laissant de lascher le corps, & l’entretenir en son benefice. On y voit
de tres-belles prairies, longues & larges indiciblement, & portent le
foin doux & fin. On y trouve la pite de laquelle se font les taffetas de
la Chine en quantité, croissant comme des queuës de cheval, belle comme
la soye, & encore plus forte. La terre y est forte & grasse, & beaucoup
plus fidelle à la moisson que celle de _Maragnan_, ou des environs, et
m’a-t’on dict qu’on y peut faire deux cueillettes l’annee. Les forests
sont de haute fustaye, encore vierges en la couppe, ennoblies de
plusieurs sortes de bois fort excellent, soit en couleur, soit en
proprieté de medecine: & les Sauvages habitans là, nous ont rapporté
qu’il s’y trouvoit du bois de Bresil. Parmy ces Forests il y a une telle
multitude de Cerfs, Biches, Chevreils, Vaches braves[61] & Sangliers
qu’en peu d’heure vous en tuez autant que vous voulez: & afin qu’on ne
m’estime user d’hyperboles en cet endroit, je m’en rapporte aux
tesmoignages de ceux qui se sont trouvez en ce voyage de _Miary_, & sont
à present en France, & liront cecy, & confesseront qu’eux-mesmes m’ont
dict, que les Sauvages de leur embarquement leur apportoient une si
grande quantité de venaison, qu’ils n’en sçavoient que faire. Un
Gentilhomme du mesme voyage m’a raconté avoir tué trois Sangliers d’un
coup de mousquet[63], ce qui ne pourroit estre s’ils n’y estoient
espois.

Il y a grand nombre d’arbres chargez d’esseins de mouches à miel, menues
& petites environ comme la moitié des nostres, mais bien plus
industrieuses, car elles font de tres-excellent miel liquide & clair
comme eau de roche, & ce miel est contenu dans des petites phioles
faictes de cire, grosses comme un estœuf, semblables en forme à nos
petites phioles de verre, suspenduës par ordre és rameaux d’un petit
arbre, composé de cire. Le quel petit arbre de cire, est attaché & colé
aux branches au tronc, ou bien dans le creux des arbres des Forests, ou
des Prairies. De ce miel on en faict de tres bon vin fort & chaut à
l’estomac, qui approche en couleur & en goust au vin de Canarie. Nos
gens en firent quantité pendant qu’ils estoient là, duquel plusieurs
furent coiffez. Il s’y trouve une autre espece de miel, mal appellé miel
pourtant, car il est aigre comme vin aigre & est fait par une autre
espece de mouches.

Quelques jours apres que nos gens furent arrivez en cette contree, ils
se mirent à chercher les _Tabaiares_[62], & leurs habitations; Ils
trouverent des _Aioupaues_[64] et des chemins nouvellement frayez: mais
ils ne peurent trouver ceux qu’ils cherchoient: C’est pourquoy voyans
que leur farine diminuoit, & qu’à peine en pourroient ils avoir pour
retourner jusques en _Maragnan_, encore bien courte, ils delibererent de
r’amener leur armee de Sauvages avec eux, & choisir seulement deux
Esclaves _Tabaiares_, ausquels ils donnerent de la farine pour vivre un
mois avec des marchandises, leur promettant une seure liberté & bonne
recompense, au cas qu’ils allassent chercher, & trouver leurs
semblables, ce qu’ils accepterent & accomplirent, & approchans des
villages des _Tabaiares_, commencerent à huer, & ce pour eviter d’estre
flechez: D’autant que ceste Nation estoit en continuel combat avec une
autre nation voisine. A leur cry plusieurs sortirent, ausquels ils
raconterent le contenu de leur charge: comme les François estoient en
_Maragnan_ bien fortifiez, que les Peres estoient avec eux, & qu’on les
estoit venu chercher, mais que la farine manquant, on avoit esté
contrainct de quitter la poursuitte, & qu’ils avoient esté choisis &
envoyez pour parfaire cette entreprise, & dévelopant les marchandises,
leur donnerent ferme asseurance de leur discours: à quoy servit beaucoup
la recognoissance qu’ils eurent de ces deux Esclaves, autrefois pris en
guerre par les _Tapinambos_. Vous pouvez penser quelle chere on leur
fist, & quelle resjouyssance eurent ces _Tabaiares_ de telles nouvelles.
Laissons les en repos l’espace de 3. & 4. mois, pour conter à leur aise
& r’embarquons-nous avec nos gens, pour retourner en l’Isle.



De la Preparation des Tapinambos, pour faire le Voyage des Amazones.

Chap. VII.


Aussitost que ceste armee fut retournee de _Miary_, l’on parla
chaudement de faire dans peu de temps le Voyage des _Amazones_[65]. Ja
auparavant on en parloit, mais assez froidement, tellement que peu de
gens le croyoient, comme à la verité il n’y avoit pas grande apparence
de quitter l’Isle, estant si peu de gens que nous estions, pour la
deffendre contre les Portuguaiz, desquels nous estions menacez dés ce
temps là.

A cette nouvelle toute l’Isle & les Provinces circonvoisines se
remuerent: Car vous devez sçavoir qu’il n’y a Nation au Monde si encline
à la guerre, & à faire nouveaux voyages que ces Sauvages Bresiliens. Les
4. & 500. lieuës ne leur sont rien, pour aller attaquer leurs ennemis, &
gaigner des Esclaves. Et combien qu’ils soient naturellement peureux &
craintifs, si est-ce que quand ils sont eschauffez au combat, ils
demeurent fermes jusques à ce qu’ils n’ayent plus d’armes, & lors ils se
servent des dents & des ongles contre leurs ennemis.

La plus part de leur guerre se faict par ruse & finesse, allans sur
l’aube du jour inopinément attrapper leurs ennemis dedans leurs loges, &
ordinairement ceux qui ont bonnes jambes se sauvent de leurs mains, les
vieillards, femmes, & enfans demeurans pour les gages, qui sont amenez
esclaves dans les terres des _Tapinambos_. Ils font encore autrement,
c’est que sous pretexte de marchandise, ils vont le long des rivieres où
habitent leurs ennemis, ausquels ils font de belles promesses, &
monstrent leurs danrees, & _Caramemos_ ou paniers, dans lesquels ils
mettent ce qu’ils ont de plus cher, & quand ils voient leur beau, ils se
jettent sur ces pauvres _Simpliciaux_, tuans les uns, & amenans les
autres captifs: Et pour cette cause toutes les Nations du Bresil se
défient d’eux, & ne veulent paix avec eux, les tenans generalement pour
traitres.

Ils sont fort asseurez quand ils sont en la compagnie des François; &
veulent tousjours que les François marchent devant: que s’ils voyent
qu’un François tourne en arriere, ils seroient bien marris qu’il eust
meilleures jambes à fuyr qu’eux. En cecy l’on peut voir combien vaut
l’opinion que l’on a conceuë des personnes, qui est neantmoins la plus
grande vanité & folie de cette vie: car souvent il arrivera que les bons
& vertueux demeureront en arriere, où les vicieux & corrompus seront
cheris & eslevez.

Je fus fort diligent & curieux à remarquer leur façon de faire pour
aller à la guerre, ne me contentant point de ce que j’en avois oüi dire.
Premierement les femmes & les filles s’appliquent à faire les farines de
guerre[66] en abondance sçachans naturellement que le soldat bien nourry
en vaut deux, & qu’il n’y a rien plus dangereux en une armee que la
famine, laquelle rend les plus courageux, foibles & sans cœur, & qu’au
lieu d’aller contre l’ennemy, il faut aller chercher à vivre. Cette
farine de guerre est differente de l’ordinaire, par ce qu’elle est mieux
cuite, & meslee avec du _Cariman_, qui fait qu’elle se garde longtemps:
Il est bien vray qu’elle n’est si agreable au goust, mais plus saine que
la fraische.

Secondement les hommes s’employent à faire des canots, ou à refaire ceux
qui estoient ja faicts, propres à telles affaires; Car il faut qu’ils
soient longs & larges pour y contenir plusieurs personnes, & porter
aussi leurs armes & leurs provisions, & neantmoins ce n’est qu’un arbre,
Lequel apres qu’ils l’ont couppé par le pied, & bien esbranché, n’y
laissant que le seul corps de l’arbre bien droit de bout à l’autre, ils
fendent & levent l’escorce avec quelque peu de la chair de l’arbre,
environ la largeur & profondeur de demy-pied: ils mettent le feu dans
cette fente, avec des copeaux bien secs, qui bruslent à loisir le dedans
de l’arbre, & à mesure que le feu brusle, ils grattent le bruslé avec
une tille d’acier, & poursuivent ceste façon de faire jusqu’à tant que
tout l’arbre soit creusé en dedans, ne laissant d’entier que deux doigts
d’époisseur, puis avec leviers lui donnent la forme & largeur, & ces
canots de guerre sont quelquefois capables de porter deux ou trois cens
personnes[67] avec leurs provisions. Ils voguent à la rame par des
jeunes hommes forts & robustes, choisis pour cela, tenans chacun son
aviron de 3. pieds de long, poussans l’eau en pique & non en travers.

Troisiesmement, ils preparent leurs plumaceries, tant pour la teste,
bras, reins, que pour leurs armes: Pour la teste, ils se font une
perruque de plumes d’oissillons rouges, jaunes, pers & violets qu’ils
attachent à leurs cheveux avec une espece de gomme, & appliquent sur
leur front de grandes plumes d’Arras, & de semblables oiseaux rouges,
jaunes & pers en forme de mitre, qu’ils lient par derriere la teste. Ils
mettent à leurs bras des bracelets de plumes de diverses couleurs,
tissus avec fil de coton, comme est aussi semblablement cette mitre
susdite. Sur les reins ils ont une rondache faite de plumes de la queuë
d’Austruche[68], qu’ils suspendent avec deux cordons de coton teint en
rouge, passant du col en croisade sur le dos, tellement que vous diriés
à les voir emplumez par la teste, par les bras, & sur les reins que ce
soient des Autruches qui n’ont des plumes sinon qu’en ces 3. parties de
leurs corps: Et en effect il me souvient voyant cela de cete belle
antiquité que remarque Job chap. 39. _Penna struthionis similis est
pennis Erodii & Accipitris_: La plume de l’Autruche est semblable aux
plumes du Heron, & de l’Espervier: lequel passage est clairement
expliqué par les diverses leçons ou versions, de l’ancienne coustume
tant des Grecs que des Romains, qui estoient que les Colonels
presentoient aux Capitaines & Soldats des plumes d’Autruche pour mettre
sur leurs casques & heaumes afin de les inciter à la victoire.

Et de faict je voulu sçavoir par mon Truchement pourquoy ils portoient
ces plumes d’Autruche sur leurs reins: ils me firent responce que leurs
peres leur avoient laissé ceste coustume, afin de les enseigner comment
ils se devoient comporter en guerre contre leurs ennemis, imitans le
naturel de l’Autruche, qui est quand elle se sent la plus forte, qu’elle
vient hardiment contre celui qui la poursuit: si elle se sent la plus
foible, levant ses aisles pour emboufer le vent, elle s’enfuit, jettant
de ses pates le sable & les pierres vers son ennemy: ainsi devons nous
faire, disoient-ils. J’ay recogneu ce naturel de l’Autruche par
experience en une petite Autruche privee qui estoit au village
d’_Usaap_, laquelle estoit assaillie journellement par tous les petits
garçons du lieu: quand elle voyoit qu’il n’y en avoit que deux ou trois
apres elle, elle se retournoit, & avec son estomach les jettoit par
terre: que si elle voyoit que la compagnie fust trop forte pour elle,
elle gaignoit au pied.

Je m’asseure qu’il y aura des esprits qui s’estonneront de ce que je
viens de dire, & specialement comme il est possible que ces Sauvages
tirent les moyens de se gouverner de la proprieté des Animaux: mais
s’ils se ressouviennent que la cognoissance des herbes medecinale a esté
enseignee aux hommes par la Cicoigne, la Colombe, le Cerf & le Chevreil:
si la façon de faire la guerre, poser les sentinelles a esté prise des
Gruës: si le bien de l’Estat Monarchique a pris son commencement des
Mouches à miel: Si les Architectes ont appris des Arondelles à faire les
voutes: Si Jesus Christ mesme nous renvoye à la consideration des
Milans, Vautours, Aigles & Passereaux, leur estonnement cessera &
specialement, s’ils veulent croire que ces Sauvages imitent en tout ce
qu’ils peuvent la perfection des Oyseaux & Animaux qui sont en leur
pays, sur lesquelles perfections ils composent toutes leurs chansons
qu’ils recitent en leurs danses: car les Oyseaux de leurs pays estans
vestus de trois couleurs, specialement rouge, jaune, & pers, ils ayment
les draps & habits de ces mesmes couleurs: pour ce que les Onces &
Sangliers sont les plus furieux Animaux de leur terre, ils prennent
leurs dens & les enchassent dans leurs levres, jouës & oreilles pour
paroistre plus furieux. Les plumes des armes sont mises aux bouts des
espees & des arcs: bref tout cela ainsi preparé, ils se mettent à boire
de leur vin fait de _mouay_ publiquement pour dire à Dieu à ceux qui
restent dans le pays.



Du partement des François avec les Sauvages pour aler aux Amazones.

Chap. VIII.


Auparavant que j’entre en matiere, il sera bon que j’allegue ce que j’ay
appris des Sauvages, touchant la Verité des Amazones, parce que c’est
une demande ordinaire, s’il y a des Amazones en ces quartiers là, & si
elles sont semblables à celles desquelles les Historiographes font tant
de mention? Pour le premier chef, vous devez sçavoir que c’est un bruit
general & commun parmy tous les Sauvages qu’il y en a, & qu’elles
habitent en une Isle assez grande, ceinte de ce grand fleuve de
_Maragnon_, autrement des _Amazones_, qui a en son embucheure dans la
mer cinquante lieuës de large, & que ces _Amazones_ furent jadis femmes
& filles des _Tapinambos_, lesquels se retirerent à la persuasion &
soubs la conduicte d’une d’entr’elles, de la societé & maistrise des
_Tapinambos_: & gagnans pays le long de ceste riviere, en fin
appercevans une belle Isle, elles s’y retirerent, & admirent en
certaines saisons de l’annee, sçavoir des _Acaious_, les hommes des
prochaines habitations pour avoir leur compagnie. Que si elles
accouchent d’un fils c’est pour le pere, & l’emmene avec luy apres qu’il
est competamment alaicté: si c’est une fille, la mere la retient pour
demeurer à tousjours avec elle. Voilà le bruict commun & general.

Un jour pendant que les François estoient en ce voyage: je fus visité
d’un grand Principal fort avant dans ceste riviere, lequel apres qu’il
m’eust faict sa harangue (ainsi que je diray en son lieu cy apres) me
dit qu’il estoit habitant des dernieres terres de la Nation des
Tapinambos, & qu’il luy falloit pres de deux lunes pour retourner de
_Maragnan_ en son village: je luy fis responce que je m’estonnois de la
peine qu’il avoit prise de venir de si loing. Il me repliqua, j’estoy
venu en _Para_ pour voir mes parens, quand les François passerent pour
aller faire la guerre à nos enemis, & ayant ouy tant parler de vous
autres Peres, j’ay voulu moy-mesme vous voir pour en porter des
nouvelles asseurees à mes semblables. Je luy fis demander à lors par mon
truchement, si sa demeure estoit fort esloignee des _Amazones_ il me dit
qu’il falloit une lune, c’est à dire un mois pour y aller. Je luy fis
repliquer, s’il y avoit esté autrefois, & les avoit veuës, il me fit
responce, qu’il ne les avoit point veuës, ny estoit entré en leurs
terres: mais bien qu’il avoit rangé dans les canots de guerre l’Isle où
elles habitoient.

Quant au second Chef, ce mot d’_Amazone_ leur est imposé par les
Portugais & François[69], pour l’aprochement qu’elles ont avec les
_Amazones_ anciennes, à cause de la separation des hommes: mais elles ne
se coupent pas la mamelle droitte, ny ne suivent le courage de ces
grandes guerrieres, ains vivant comme les autres femmes Sauvages,
habiles & aptes neantmoins à tirer de l’arc, vont nuës, & se defendent
comme elles peuvent de leurs ennemis.

En l’an donc mil six cens treize, au mois de Juillet le huictiesme jour,
le Sieur de la Ravardiere partit du port saincte Marie de _Maragnan_,
salué de plusieurs canonades & mousquetades tirees du fort sainct Louys,
comme est la coustume des gens de guerre, menant avec soy quarante bons
soldats, & dix Matelots, ayant pris pour son asseurance vingt des
Principaux Sauvages, tant de l’Isle de _Maragnan Tapouitapere_, que de
_Comma_[71], & alla droict prendre terre à _Comma_, là où plusieurs
canots de Sauvages l’attendoient, & ayant faict provision de farines,
cingla de _Comma_ aux _Caïetés_, où il y a vingt villages de
_Tapinambos_, & sejournant en ce lieu pres d’un mois, renvoya sa barque
avec soixante esclaves qui luy furent donnez. Le dix-septiesme d’Aoust,
il alla des _Cayetés_ avec plusieurs habitans du mesme pays, & vint en
un village appellé _Meron_, où il fit embarquer dans de grands canots
tant les Sauvages que les François, & vint à l’emboucheure de la riviere
de _Para_: sur ce chemin de mer un François fut noyé par le renversement
du canot où il estoit, ses Compagnons se sauvans à Fourchon sur le
ventre du canot renversé.

Ceste riviere de _Para_ est fort peuplee de _Tapinambos_, tant à son
emboucheure que le long d’icelle; estant arrivé au dernier village
environ soixante lieuës de l’emboucheure, il fut affectionnement prié
par tous les Principaux de ce pays là d’aller faire la guerre aux
_Camarapins_, gens farouches[70] qui ne veulent paix avec personne, &
partant ils n’espargnent aucun de leurs ennemis: ains les captivent
tuent & mangent sans accepter: Ils avoient tué peu auparavant trois des
enfans d’un des Principaux _Tapinambos_ de ces Regions là, & en avoient
gardé les os pour monstrer à leurs parens, afin de leur faire davantage
de dueil.

Ceste armee donc des François & des _Tapinambos_ au nombre de plus de
mil deux cens sortit de _Para_, & entra en la riviere des _Pacaiares_ &
de là en la riviere de _Parisop_[72], où ils trouverent _Vuacêté_ ou
_Vuac-ouassou_, qui fit offre de mil deux cens des siens pour renforcer
l’armee, dont il fut remercié. Il en fut pris seulement quelque nombre
qu’il accompagna luy mesme, et les mena au lieu des ennemis, lesquels
demeuroient dans les _Iouras_[73], qui sont des maisons faictes à la
forme des Ponts aux Changes & de sainct Michel de Paris, assises sur le
haut de gros arbres plantees en l’eau. Incontinent ils furent assiegez
de nos gens, & salvez de 1000. ou 1200. coups de mousquet en trois
heures, & se deffendirent valeureusement, en sorte que les flesches
tomboient sur les nostres, comme la pluye ou la gresle, & blesserent
quelques François & plusieurs _Tapinambos_, pas un toutesfois n’en
mourut. On leur tira quelques coups de fauconneau & d’Espoire, & mit-on
le feu à trois de leurs _Iouras_, dont soixante des leurs furent tuez,
ce qui leur acreut davantage le desespoir, aymans mieux passer par le
feu, que de tomber és mains des _Tapinambos_, ce qui fut cause qu’on les
laissa là, pour les avoir une autrefois avec douceur beaucoup meilleure,
& plus propre pour gagner les sauvages.

Durant le combat furieux des mousquetaires ils userent d’une ruse
nompareille, c’est qu’ils pendirent leurs morts contre le Parapet de
leur _Iouras_, & leur ayant attaché une corde de coton aux pieds, les
faisoient bransler le long des fentes: ce que voyans les François, ils
croyoient que ce fussent des Sauvages vivans qui passassent et
repassassent, tellement que tirans trois ou quatre à la fois, ces
pauvres corps furent lardez de plusieurs coups, dont ces canailles
huoient & se moquoient: lors une de leurs femmes commença à paroistre,
qui faisant signe avec un lict de coton qu’elle vouloit parlementer,
tous cesserent de tirer, puis ceste femme cria _Vuac, Vuac_. Pourquoy
nous as-tu amené ces bouches de feu (parlant des François à cause de la
lumiere qui sortoit des bassinets de leurs mousquets) pour nous ruiner &
effacer de la terre: pense-tu nous avoir au nombre de tes esclaves,
voilà les os de tes amis & de tes alliez, j’en ay mangé la chair, & si
encore j’espere que je te mangeray, & les tiens. On luy fit dire par les
Truchemens qu’elle eust à se rendre, afin de sauver le reste du feu.
Non, non, dit-elle, jamais nous ne nous rendrons aux _Tapinambos_, ils
sont traistres: Voilà nos Principaux qui sont morts & tuez de ces
bouches de feu, gens que nous ne vismes jamais, s’il faut mourir nous
mourrons volontiers avec nos grands guerriers: nostre nation est grande
pour vanger nostre mort.

Un de leurs Principaux se fit porter dans un canot à la face de nostre
armee, & tenant d’une main une trousse de flesches, & de l’autre son arc
dit, venez, venez au combat, nous ne craignons rien nous sommes
vaillans, j’en flescheray aujourd’huy un bon nombre, & s’estant approché
un peu trop pres de nos soldats, un d’iceux luy porta une bale dans la
teste qui le renversa mort dans l’eau. Ils estoient si adextres à tirer
leurs flesches en haut, qu’elles tomboient droict à plomb dans la
galiotte où estoient nos soldats & dans les canots & en blesserent
plusieurs. Vous pouvez voir par cecy le courage de ces nations Sauvages:
qui ne sont meuz que de la seule nature: que feroient-ils s’ils estoient
policez ou conduits & instruits par la discipline militaire?



Des choses qui arriverent en l’Isle pendant ce voyage, & premierement
des ruses d’un Sauvage nommé Capiton.

Chap. IX.


Tandis qu’une partie de nos François, & plusieurs des Principaux des
Sauvages estoient en Para & és lieux circonvoisins, plusieurs choses
memorables se passerent en l’Isle, lesquelles je vay raconter d’ordre és
suivans chapitres. Et premierement d’un plaisant & rusé Sauvage appellé
Capiton[74], frere de mere d’un Principal, grand amy des François nommé
_Ianouaravaête_, c’est à dire, le grand chien ou chien furieux.

Ce Capiton s’estoit ingeré finement aupres de nous, nous faisant dire
par le Truchement, qu’il desiroit fort de se faire Chrestien,
d’apprendre à lire & à escrire, parler François, & faire les reverences,
gestes & ceremonies des François. On adjousta foy à ce Sauvage, &
quelques-uns d’entre nous prenoient grande peine au tour de luy. Ayant
passé quelques mois en nostre voisinage, il fut desireux d’avoir des
habits, comme estoient nos Chasubles, avec lesquels nous disions la
Messe, & de faict il nous en fit demander par sa femme qui en fut tout
aussi tost esconduite. Il ne nous quitta point encore pour ce refus,
mais quelque temps apres, couvrant sagement son mescontentement, alloit
en son village, & retournoit vers nous, jusques au temps qu’il s’esmeut
un petit bruit par l’Isle, que les François vouloient faire les
_Tapinambos_ Esclaves, & partant qu’il falloit abandonner l’Isle, & se
retirer. A quoy plusieurs presterent l’oreille, & pour ce subject ils
quitterent leurs villages, & s’en allerent à d’autres plus commodes,
pour fuir, s’il en estoit besoin.

Cettuy-ci estima que le temps estoit venu pour se faire valoir parmy les
siens, ayant un desir extrême d’estre estimé grand, & ne pouvoit aquerir
ce grade: Car c’est le propre de l’honneur de fuyr ceux qui le
poursuivent desordonnément, chose que nous voyons pratiquee en toute
sorte de condition, & ç’avoit esté son but & intention, quand il
s’approcha de nous, de parvenir à ce poinct par nostre moyen; Car
l’ambitieux n’espargne rien pour arriver à ce qu’il desire, non pas
mesme les choses les plus sacrées.

Il commença donc à visiter les villages de l’Isle, esquels il pensoit
qu’il y avoit des mescontens contre les François, & là dans les loges, &
aux _Carbets_, selon leur coustume, frappant ses cuisses à grands coups
du plat des mains, haranguoit, disant; _Ché, Ché, Ché, auaëté. Ché, Ché,
Ché, Pagy Ouässou, Ché, Ché, Ché, Aiouka païs_, &c. C’est à dire, Moy,
moy, moy, Je suis furieux & vaillant. Moy, moy, moy, Je suis un grand
Sorcier: C’est moy, c’est moy, qui tuë les Peres &c. J’ai faict mourir
le Pere qui est mort & enterré à _Yuiret_, où demeure le _Pay Ouassou_,
le grand Pere auquel j’ay envoyé tous les maux qu’il a[75], & le feray
mourir comme l’autre. Je tourmenteray les François avec maladies, et
leurs donneray tant de vers aux pieds & aux jambes qu’ils seront
contraints de s’en retourner en leur païs. Je feray mourir les racines
de leurs jardins, à ce qu’ils meurent de faim: J’ai demeuré autrefois
aupres d’eux, & mangeois souvent avec eux, je regardois leurs façons de
faire, quand il servoient le _Toupan_. Mais j’ay recogneu qu’ils ne
sçavoient rient au prix de nous autres _Pagis_, Sorciers. Partant nous
ne devons les craindre, & s’il faut que nous sortions, je veux marcher
devant: car je suis fort & vaillant. Il fut pres de deux mois à courir
l’Isle, & faire ces discours sans que nous en sceussions rien, d’autant
qu’ils sont fort secrets, où il y va de leur public interest, bien
qu’autrement quand il n’y va que du particulier, facilement ils
descouvrent les entreprises.

_Iapy-Ouässou_ le reprit fort aigrement de tels discours, ce que fit
aussi _Piraiuua_, mais son frere le _Grand Chien_ le denonça & en outre
demanda qu’il luy fust permis de l’aller prendre, & le pendre de sa
propre main. Ces nouvelles arriverent incontinent aux oreilles du
_Capiton_, qui commença à trembler comme s’il eust eu la fievre, & ne
disoit plus _Ché auo-êté_, ny _Ché Pagi-Ouassou_, ou _Ché Aiouca Pay_,
mais bien au contraire devant les siens tremblant de peur il dict, _Ché
assequegai seta, ypocku Topinambo, ypocku decatougué: giriragoy
Topinambo, giriragoy seta atoupaué: ypocku ianouara vacté, ypocku
decatougué giriragoy ianouara vaetè giriragoy seta atoupauè_: Ah! que
j’ay de peur, & grandement, ô que les _Topinambos_ sont méchans[76], ils
sont méchans parfaictement: Ils ont menty, les _Topinambos_, ils ont
menty grandement & amplement: que le _Grand Chien_ est meschant, il est
meschant parfaictement; Il a menty le _Grand Chien_, il a menty
grandement & amplement, &c. Je n’ay rien dit de tout cela, je n’ay point
faict mourir le Pere & n’ay point dict que je veux faire mourir le Grand
Pere, & que je luy ay envoyé ses maladies. Semblablement je n’ay jamais
dit que je veux tourmenter les François & faire mourir leurs racines,
car je ne suis point barbier, & ne le fus jamais, ains je veux estre
fils des Peres, & retourner auprez d’eux & les nourrir: Ce que je les ay
quittez, c’estoit pour venir cueillir mon mil; Je veux aller bientost
trouver le grand Pere, & luy porter de mon May, & de ma pesche, & de ma
venaison & luy donner un de mes Esclaves afin d’appaiser le Grand des
François, à ce qu’il ne croye le _Grand Chien_, qui m’a voulu tousjours
du mal, encore que je sois son frere: Il m’a voulu souventfois tuer, &
si le _Mourouuichaue_, c’est à dire le Principal des François, luy donne
une fois congé de me venir prendre, il me tuera infailliblement. De ces
paroles vous recognoistrez l’humeur de ces Sauvages qui ne confesseront
jamais la verité tant qu’ils pourront se deffendre.

Ce pauvre miserable _Capiton_ demeura fuitif dans les bois, & se
retiroit le plus souvent en un village appellé _Giroparieta_, c’est à
dire le village de tous les Diables, sur le bord de la mer, quand il
m’envoya un de ses parens faire la paix avec moy, & obtenir pardon du
Grand. M’envoyant un sien Esclave fort & robuste, bon pescheur &
chasseur: Luy & sa femme, & ses gens me vindrent voir, chargez de May,
de poisson et de venaison, & tant luy que sa femme me dirent merveille
pour me persuader de ne rien croire de tout ce qu’on disoit de luy,
chargeant les _Tapinambos_ & le _Grand-Chien_ de mensonge, & de
plusieurs autres meschancetez, quant à luy qu’il nous estoit bon amy, &
qu’il avoit envie d’estre Chrestien & sa femme & luy ayant promis que le
Grand oubliera cela, & moy semblablement, il s’en retourna fort joyeux.



De la venue d’une Barque Portuguaise à Maragnan.

Chap. X.


Lors que nous y pensions le moins & que l’Isle estoit vuide de Sauvages
et de François (car les uns estoient allez au voyage des Amazones, les
autres au 2. voyage de _Miary_, duquel nous parlerons cy-apres) nous
fusmes inquietez l’espace d’un bon mois de mille rapports, tant des
Sauvages, qui habitoient pres de la mer, que des François residans aux
Forts, qu’ils oyoient fort souvent tirer des coups de canon du costé de
l’Islette Saincte Anne, & du costé de _Taboucourou_[78], voire que l’on
avoit veu trois navires voguans autour de l’Isle: quand pour certain se
presenta une barque, commandee par un Capitaine Portuguaiz, nommé Martin
Soarez, laquelle venait de l’Isle Sainte Anne, où ils avoient mis pied à
terre, pris possession pour le Roy Catholique; planté une haute Croix, &
attaché un aiz gravé, contenant l’Escriture de laquelle sera parlé
cy-apres. Cette barque roda l’ance & baye du havre de Caours, mettant
pied à terre à chaque fois, pour voir & choisir les contrees propres à
faire succres, specialement en un lieu appellé _Ianouarapin_, où ils
planterent une Croix, en intention d’y faire une belle habitation de
Portuguaiz, & d’y dresser force moulins à sucre. De là ils
s’approcherent de la rade de Caours, qui est une des entrees de l’Isle:
où depuis leur venuë, on a basty deux beaux forts, pour empescher la
descente. Ils tirerent quelques coups de Fauconneaux, pour appeller les
Sauvages de l’Isle à eux; Personne n’y voulut aller, sinon que le
Principal d’_Itaparis_, soupçonné pour traitre: Il fut interrogé de
plusieurs choses, on ne sçait ce qu’il respondit; Ils luy donnerent
quelques haches & serpes, & s’en revint ainsi en l’Isle. Or ces
Portuguaiz avoient avec eux des _Canibaliers_ Sauvages[77] qui habitent
en _Mocourou_, & parens des _Canibaliers_, qui sont refugiez à
_Maragnan_, qu’ils envoyerent à terre pour prendre cognoissance, &
sçavoir s’il y avoit dedans l’Isle multitude de François, & s’ils
estoient fortifiez, & avoient du canon.

De bon-heur ils s’addresserent à des _Tapinambos_, qui leur dirent qu’il
n’y avoit aucun François dedans l’Isle, qu’ils s’en estoient tous allez,
& n’y avoient aucun fort, ny laissé navire, barque ou canon, & sur cette
asseurance ils commencerent à manger. Les _Tapinambos_ envoyerent
vitement au Fort sainct Louys, donner advertissement de tout cecy. On
depescha aussitost une barque, fournie de bons hommes, pour aller saisir
les Portuguaiz: mais il arriva qu’un traistre _Canibalier_, qui haissoit
les François, auquel on avoit remis desja plusieurs fois la punition
qu’il meritoit, eut le bruit de la venuë des Canibaliers, & alla
hastivement les trouver, & leur dit à l’oreille; Que faites vous icy,
montez vitement en mer, & retournez en vostre barque: car il y a
plusieurs François en l’Isle qui ont un beau fort, barques, canons &
navires: Ce qu’entendant les _Canibaliers_, se leverent tous esperdus,
disans à leurs hostes _Tapinambos_, qui les amusoient: Ha! meschans,
vous celez vos comperes, & marchans à grand pas avec le traitre
_Canibalier_, ils r’entrerent dans leur batteau & legerement gaignerent
leur barque, qui estoit ancree en la rade bien avant dans la mer. Les
Portuguaiz voyans cela se douterent aussitost que les François estoient
en l’Isle, & ne manqueroient pas de les poursuivre, partant ils se
depescherent de lever les ancres, lesquelles à peine estoient levees,
qu’ils descouvrent la barque des François, & les François la leur, qui
se hasterent de coupper chemin aux Portuguais, marchans à la bouline,
extremement bien, brisans les roëles & bancs de la mer, se soucians peu
de toucher, pourveu qu’ils eussent leur proye: dont eust reussi une
grande commodité: car l’on eust sceu toutes les intentions des
Portuguaiz, lesquels s’appercevoient du bon vouloir des...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

... toutes Nations, & nous le voyons par experience en plusieurs lieux
de la France, d’où le Proverbe est venu, pleurer de joye.

Estans arrivez au Fort, & s’estans reposez à leur aise, d’autant que de
leur naturel, ils sont graves prenans leur temps sans se precipiter à
l’estourdie, ny se laisser emporter à la vivacité & impulsion de la
curiosité, qui est l’imperfection unique du François de faire toutes ses
actions à la haste, donnant le vol à ses affections d’aboutir où elles
pretendent, ils allerent trouver le Grand, auquel ils firent ceste
harangue.

Suivant les nouvelles que tu as mis en la bouche de deux des nostres,
qui estoient esclaves parmy les _Tapinambos_, pour nous estre par eux
fidellement rapportees, à sçavoir de ta venuë & de celle des Peres en
ces quartiers, pour nous deffendre des _Peros_ & nous enseigner le vray
Dieu, nous donner des haches & autres ferremens pour vivre aisement:
nous avons parlé de cela en plusieurs _Carbets_, & remettant devant nos
yeux que les François nous avoient tousjours esté fidelles, demeurans
paisiblement avec nous & nous accompagnans à la guerre, où quelques uns
d’eux sont morts, tous mes semblables se sont fort resjouys, & ont
resolu avec mon Grand de t’obeir en tout & faire ta volonté: c’est
pourquoy ils m’ont envoyé me donnant charge expresse de ramener quant &
moy de tes François, pour nous accompagner & nous garder jusqu’à tant
que nous venions au lieu que tu nous donneras.

La reponce fut de l’amitié qu’on leur portoit, & qu’on leur donneroit
des François. De là ils me vindrent trouver en ma loge, où ils
m’exposerent semblablement leur charge, ainsi que je diray en son lieu.
Ils me demanderent mon petit Truchement pour aller avec eux, afin
d’asseurer _Thion_ leur Grand & tous leurs semblables, que je les
recevois pour enfans de Dieu, & qu’ils vinssent hardiment soubs la
protection des Peres: Ainsi accompagnez d’un bon nombre de François, &
mon Truchement avec eux, à qui j’avois donné quelques images pour
presenter à _Thion_ leur Grand, ils se mirent sur mer, & allerent droict
à _Miary_, & de là en leurs habitations.

Estans arrivez, ils furent receuz avec un grand applaudissement, force
pleurs, force larmes & des danses jour & nuict: les vins furent preparez
en grande abondance, les sangliers & autre venaison furent apportez aux
François en grand nombre: plusieurs filles des plus belles, leur furent
offertes: mais les François les refuserent, alleguans que Dieu ne le
vouloit pas, & que les Peres l’avoient defendu: mais s’ils vouloient
estre bien agreables aux Peres quand ils viendroient en l’Isle: il
faudroit qu’ils plantassent des Croix, pour chasser _Giropary_[79] du
milieu d’eux: aussi tost dit, aussi tost faict, tellement qu’ils
planterent une multitude de Croix çà & là, le long de leurs loges qui se
voient encore à present en ce lieu, lesquelles demeurent pour marque de
leur antique habitation, d’où ils furent appellez pour venir en une
autre terre ja illuminee de la cognoissance de Dieu, & enrichie des
sacro-saincts Sacrements de l’Eglise, comme fut jadis la nation du
peuple d’Israel retiré de l’Egypte pour venir en la terre de Promission.

Ces choses estant faictes, chacun commença à faire la cueillette &
moisson, rompre les jardinages & faire grande chere, puis que dans peu
ils devoient quitter & abandonner ceste place: ils s’enqueroient
ordinairement de plusieurs choses concernant leur salut, & on
satisfaisoit à leur demande.

Les François ne perdirent le temps ny la commodité de gagner la nation
prochaine qui leur estoit ennemie, & dont ils en avoient tant mangé que
c’est pitié de l’entendre: car ils estoient les plus forts & en plus
grand nombre de villages & d’hommes: & le Principal de ceste nation,
nommé La Farine d’Estrempee, homme vaillant à la guerre, de bonne humeur
& fort enclin au Christianisme ainsi que nous dirons en son lieu, disoit
en se gaudissant que s’il eust voulu manger ses ennemis, il n’en eust
resté pour lors aucun: mais je les ay conservez pour mon plaisir les uns
apres les autres, pour entretenir mon appetit, & exercer mes gens
journellement à la guerre: que si je les eusse tuez tout en un coup, qui
les eust mangez? Puis mes gens n’ayans plus contre qui s’exercer, peut
estre se fussent-ils desunis & separez, comme nous avons faict d’avec
_Thion_. Cecy dit-il, pour ce qu’auparavant ce n’estoit qu’une nation de
ces deux: lesquels tous ensemble habitans en ces lieux assez eslongnez
de voisins, contre lesquels ils se pouvoient exercer à la guerre, ils se
rebellerent l’un contre l’autre. Cecy confirme ceste belle maxime
d’Estat, que qui veut conserver l’interieur en paix, il faut exercer les
remuans au dehors specialement contre les ennemis de la Foy, &
moralement qui veut sauver le cœur de tout vice & imperfection, il faut
mettre seure garde aux sens exterieurs.

Les conditions de la paix furent qu’on mettroit en oubly de part &
d’autre toutes les injures & mangeries: qui plus avoit perdu, devoit
avoir plus de patience, & que jamais ils ne se feroient reproche, aussi
que venus dedans l’Isle ils demeureroient separez l’un de l’autre, &
tous fidellement assisteroient les François. Et ainsi le temps venu on
leur envoya force canots & barques dans lesquels ils se mirent &
vindrent à l’Isle. Ils furent bien receuz, & leur Chef _Thion_ salué de
cinq coups de canon & de deux saluades de mousquets, & passant par le
milieu des soldats François arangez selon les ceremonies de la guerre,
il entra au fort où le Sieur de Pesieux & moy le receumes. Quant aux
harangues qu’il nous fit, je les diray en leur lieu; conduisons-le en sa
loge pour se reposer.



De la Valeur & mœurs des Sauvages de Miary.

Chap. XIII.


Ayant conversé fort familierement avec ceste Nation, j’ay descouvert
beaucoup de particularitez, qui sont propres à eux seuls, & beaucoup
d’autres qui sont communes à tous les _Tapinambos_, desquels personne
n’a point encore escrit, au moins parlé suffisamment, & sont belles &
rares, qui faict que je m’y estendray plus amplement. Ces peuples
estoient appellez par les _Tapinambos_, _Tabaiares_, auparavant qu’ils
se fussent reunis[80]. Ce nom est commun et appellatif, pour signifier
toute sorte d’ennemis; Car mesme cette Nation des Tabaiares appelloient
les _Tapinambos_ de l’Isle, _Tabaiares_, _Tapinambos_, maintenant qu’ils
sont en l’Isle pacifiez & d’accord: Les _Tapinambos_ les appellent
_Miarigois_ c’est à dire gens venus de _Miary_[82]: ou habitans de
_Miari_, ainsi que les _Dannois_ venans occuper la Neustrie, Province
ancienne dependante de la Couronne de France furent appellez Normands, &
l’ayant retenuë sous l’hommage des Roys de France, perdit son nom ancien
de Neustrie, & prit celuy de Normandie.

Les François les appellent Pierres vertes[81], à cause d’une montagne
non beaucoup esloignee de leur antique habitation, en laquelle se trouve
de tres-belles & precieuses pierres vertes, lesquelles ont plusieurs
proprietez specialement contre le mal de rate, & flux de sang: & m’a
t’on dict qu’on y trouve des Emeraudes tres-fines: Là ces Sauvages
alloient chercher de ces pierres vertes: tant pour en mettre en leurs
levres, que pour en faire trafic avec les nations voisines. Les
_Tapinambos_ & les _Tapouis_ font grand estat de ces pierres[83]: J’ay
veu donner moy-mesme pour une seule pierre à levre, de cette sorte, la
valeur de plus de vingt escus de marchandise, que donna un _Tapinambos_
à un _Miarigois_ dans nostre loge de Sainct François de Maragnan. Un
certain long cheveux vint chez nous, orné de ses plus beaux atours, qui
estoient de deux branches de corne de chevreil, & de quatre dents de
biche fort longues, au lieu de pendant d’oreille, de quoy il se bravoit
extremement, par ce que cela estoit agencé industrieusement, d’autant
que le commun, specialement les femmes, ne les portent que de bois rond,
assez gros, comme de deux doigts en diametre: vous pouvez penser quel
trou ils font à leurs oreilles: mais sa plus grande braverie estoit
d’une de ces pierres vertes longue pour le moins de quatre doigts, &
toute ronde, qui me plaisoit infiniement, & avois grand desir de l’avoir
pour la porter en France. Je lui fis demander ce qu’il vouloit que je
luy donnasse pour cette pierre: Il me fist responce: Donne moy un navire
de France plein de haches, serpes, habits, espees & harquebuses.

Un autre _Tapinambos_ fort vieil en portoit une en sa levre d’en bas en
ovale, large comme le creux de la main, laquelle pour le long temps
qu’il la portoit, & ne l’avoit ostée de son lieu, estoit enchassee dans
son menton, la chair s’estant repliee par dessus les bords de la pierre,
& avoit pris la forme d’ovale de cette pierre. J’ay dict cecy pour faire
voir la valeur de ces pierres vertes.

Ces _Miarigois_ sont communément d’une belle stature, bien
proportionnez, valeureux en guerre: de sorte qu’estans bien conduicts,
ils ne reculent & ne s’enfuyent point comme les autres _Tapinambos_ &
n’en puis donner autre raison, sinon qu’ils ont esté nourris parmy les
combats, qu’ils ont tousjours livrez aux Portuguais, lesquels ils ont
autrefois défaicts, forcé leurs forts, & emporté leurs enseignes, &
jamais n’eussent abandonné leur premiere habitation, ainsi que Thion,
leur Principal, nous harangua à sa venuë au Fort Sainct Loüis, si la
disette des poudres à canon n’eust contrainct les François, qui estoient
avecques eux, de ceder à la force, & au grand nombre des Portugais.

C’est un plaisir que de voir le zele & le soin qu’ils ont de porter les
espees, que les François leur ont donné, perpetuellement à leur costé,
sans jamais les laisser, sinon lors qu’ils reposent en leurs lits; ou
qu’ils travaillent en leurs jardins, & lors ils les pendent en une
branche d’arbre aupres d’eux: d’où il me souvenoit de l’Histoire de
Nehemias, en la reparation des murs de Hierusalem, que les habitans
d’icelle tenoient d’une main les armes, & de l’autre les instrumens à
travailler.

Ils sont curieux de tenir leurs espees claires comme cristal, & les
fourbissent eux mesmes, avec du sable doux & de lyanduc, c’est à dire de
l’huile de palme, les aiguisent souvent pour les entretenir bien
tranchantes, r’accommodent la pointe, quand la roüille, qui est fort
commune sous cette zone torride, l’a mangée. Ils s’accoustument à les
bien manier, faisant marches & des-marches, quasi à la façon des
Suisses, quand ils escriment.

Outre qu’ils sont gens de courage & bons soldats, ils travaillent
extremement bien, & aimerois mieux une heure de leur besogne, qu’une
journee d’un _Tapinambos_. Leurs Principaux travaillent aussi bien que
les moindres, leur travail toutefois est reglé: car ils se levent à la
pointe du jour, desjeunent, puis femme & enfans avec eux, vont tous de
compagnie, huans, chantans & rians, travailler en leurs jardins, & quand
le Soleil vient à sa force, qui est à l’heure de dix heures, quittent le
travail, viennent repaistre & dormir, & sur les deux heures apres Midy,
quand le Soleil vient à perdre sa force, ils retournent au travail
jusques à la nuict.

Les Principaux, qui ordinairement tiennent table ouverte, & pour cet
effect doivent avoir une grande estenduë de jardins, dressent un
_Caouin_ general, auquel ils convient un chacun, à la charge de coupper
ses jardins. Cela se faict avec grande allegresse en une belle matinee
ou deux, puis vont boire en la loge de celuy qui les a mis en besogne,
chacun goustant au vin s’il est temps de le boire, & au cas qu’ils le
trouvent bon, le loüent grandement de sa force, & composent des chansons
là dessus, qu’ils recitent en faisant le tour des loges au son du
_Maraca_, prononçans telles ou semblables paroles: O le vin, le bon vin,
jamais il n’en fut de semblable, ô le vin, bon vin, nous en boirons à
nostre aise, ô le vin, le bon vin, nous n’y trouverons point de paresse:
Ils appellent un vin paresseux, qui n’a point de force pour les enyvrer
incontinent, & qui ne les provoque à vomissement, pour derechef boire
d’autant: Les filles servent à cet escot, on danse, on chante à plaisir,
on couche ceux qui s’enyvrent soigneusement, il s’y fait rarement des
quereles: mais ils sont joyeux & plaisans en leur vin, specialement les
femmes qui font mille singeries, dont elles provoqueroient les plus
tristes & espleurez à se débonder de rire. Pour moy je confesse que
jamais en ma vie je n’ay eu tant envie de rire, que lors que ces femmes
escrimoient les unes contre les autres, avec des gobelets de bois pleins
de ce vin, beuvans l’une à l’autre, faisant mille grimaces & démarches.

Ils sont fort liberaux de ce qu’ils ont de plus cher, comme sont leurs
filles & leurs femmes: Car je pris garde quand on les alla querir au
second voyage de _Miary_, que plusieurs _Tapinambos_, tant de l’Isle de
_Maragnan_, que de Tapoüitapere, allerent exprez avec les François, pour
avoir des filles & des femmes en don de ces _Miarigois_, ce qu’ils
obtindrent facilement, comme aussi plusieurs autres enjolivemens, que
ces peuples seuls ont grace de faire, & par ainsi tenus fort chers &
precieux entre les _Tapinambos_.

Ils ont aussi une coustume, que j’ay pareillement remarquee entre les
Tapinambos, c’est, qu’ils portent des siflets ou flutes, faictes des os
des jambes, cuisses & bras de leurs ennemis, qui rendent un son fort
aigu & clair, & chantent sur icelles leurs notes ordinaires,
specialement quand ils sont en leurs _Caouins_, ou quand ils vont en
guerre.

Les jeunes filles ne mesprisent pas l’alliance des vieillards & chenus,
comme font les filles de _Tapinambos_, ains au contraire elles
s’estiment d’avantage d’espouser un vieillard, notamment quand il est
Principal, & je m’en estonnois, comme chose assez malseante, de voir
plusieurs jeunes filles de quinze à seize ans, estre mariees à ces
vieillards, ce que font au contraire les filles des _Tapinambos_,
lesquelles passent leur jeunesse en filles de bonne volonté, puis elles
acceptent un mary. Ce que j’ay dict, non pour autre subject que pour
faire voir l’aveuglement des ames detenuës en la captivité de cet
immonde esprit, qui ne cesse de precipiter d’ordure en ordure les ames
qui luy servent.



Des Incisions que font ces Sauvages sur leurs Corps, et comme ils font
Esclaves leurs Ennemis.

Chap. XIV.


Ces Peuples, & non seulement eux, mais generalement tous les Indiens du
Bresil, ont accoustumé de s’inciser le corps, & le decouper aussi
joliment, que les Tailleurs & Cousturiers, bien experimentez en leur
art, decoupent leurs habits par deçà: Et ceste façon de faire ne
s’arreste pas aux hommes simplement, ains passe jusques aux femmes, avec
ceste difference toutefois que les hommes s’incisent par tout le corps,
mais les femmes se contentent de se découper depuis le nombril jusques
aux cuisses: ce qu’ils font par le moyen d’une dent d’_Agouti_ fort
aiguë, & d’une gomme bruslee, reduite en charbon, appliquee dans la
playe, & jamais ne s’efface: Ce que je dis en passant, non pour m’y
s’arrester, mais pour descouvrir l’origine de cette antique coustume,
pratiquee, il y a jà long temps, par les Nations policees, qui me fait
dire qu’elle est fondee en la Nature; puis que cette Nation Barbare,
sans communication d’aucune autre Nation civilisee, l’aye inventee &
exercee. J’ay donc appris de ces Sauvages, que deux raisons les
esmeuvent à decoupper leur corps en cette sorte: sçavoir le regret &
deüil perpetuel, qu’ils ont de la mort de leurs parens, tombez entre les
mains de leurs ennemis, l’autre est la protestation qu’ils font, comme
vaillans & forts, de vanger leur mort contre leurs ennemis: quasi comme
s’ils vouloient signifier par cette rasure douloureuse, qu’ils
n’espargneront ny leur sang, ny leur vie, pour en faire la vengeance: &
de fait, plus il sont stigmatisez, plus ils sont estimez vaillans, & de
grand courage. En quoy ils sont imitez des femmes valeureuses &
courageuses.

Pour monstrer la source antique de cecy, je ne desire faire la recherche
des Histoires Prophanes, chose trop prolixe: ains je me contenteray de
le faire voir dans les Sainctes Ecritures, en divers passages, où Dieu
reprouve ceste façon, comme chose, qui ressent son Barbare & Sauvage. Au
Levitique 19. _Super mortuo non incidetis carnem vestram, neque figuras
aliquas, aut stigmata facietis vobis_, vous ne ferez point pour le mort
incision en vostre chair, & vous ne ferez aucunes figures ou marques. Et
au Chap. 21. _Neque in carnibus suis facient incisuras_: Et ils ne
feront incisions en leur chair. Au Deut. 14. _Non vos incidetis, nec
facietis calvitium super mortuo_: Ne vous ferez incisions, & ne vous
arracherez les cheveux pour le mort. Sur lesquels passage la Glose des
Peres adjouste, comme ont coustume de faire les Gentils & Idolatres, &
est bien à noter ce que dit le dernier passage: _Ne vous ferez incision,
& ne vous arracherez les cheveux pour le mort_, où il conjoint
l’incision avec la decheveleure sur le mort, par ce que ces deux façons
de faire sont estroictement gardees par nos Sauvages: quant à l’incision
vous l’avez entendu, mais pour la décheveleure, vous devez sçavoir que
si tost que les femmes & les filles sont asseurees de la captivité, ou
mort en guerre de leurs Peres & Maris, elles se coupent les cheveux,
crient & lamentent effroyablement, incitant leurs semblables à la
vengeance & à prendre les armes, & poursuivre les ennemis, comme je
feray voir cy apres, quand je reciteray l’Histoire des _Tremembais_.

Quant à la façon de captiver leurs Prisonniers, & les rendre Esclaves:
je l’ay apris des Esclaves que l’on m’avoit donnez en ce païs là, pour
me prouvoir des choses necessaires à la vie. Un jour je reprenois de
paresse l’un d’iceux, fort & vaillant, qu’un _Tapinambos_ m’avoit donné,
il me rendit cette responce pour mon admonition, douce toutefois; (car
je sçavois bien la maniere qu’il faut garder envers ceste Nation,
laquelle repute les reprimandes pour playes & blesseures, & les battre,
c’est autant que les tuer[84], ains aymeroient mieux mourir
honorablement, comme ils disent, c’est au milieu des assemblees, comme a
descrit suffisamment le R. Pere Claude. Il me rendit, dis je, cette
responce. Tu ne m’a pas mis la main sur l’espaule en guerre[85], ainsi
qu’a faict celuy qui m’a donné à toy pour me reprendre. Je fus curieux
incontinent de sçavoir par mon Truchement ce qu’il vouloit dire: Alors
je recognus que c’estoit une ceremonie de guerre, pratiquee entre ces
nations, que quand un prisonnier est tombé en la main de quelqu’un,
celuy qui le prend, luy frappe de la main sur l’espaule, luy disant, je
te fay mon Esclave, & deslors ce pauvre captif, quelque grand qu’il soit
entre les siens, se recognoist esclave & vaincu, suit le victorieux, le
sert fidelement, sans que son maistre prenne garde à luy, ains a la
liberté d’aller de çà de là, ne fait que ce qu’il veut, & ordinairement
espouse la fille ou la sœur de son Maistre, jusques au jour qu’il doit
estre tué & mangé, & lors luy & ses enfans yssus de la propre fille de
son maistre, sont boucanez & mangez: chose pourtant qui ne se fait plus
à _Maragnan_, _Tapoüitapere_ & _Comma_ ny mesmes aux _Caietez_ sinon
rarement.

Cette cognoissance me resveilla l’esprit d’une vieille coustume, que
j’avois leuë autrefois dans les Sacrez Cayers & Histoires des Romains,
pratiquee en la Captivité des prisonniers: laquelle pour bien entendre,
il faut remarquer que les ceremonies exterieures, ont esté inventees,
pour representer naifvement les affections de l’interieur: Pour exemple,
flechir le genoüil, baiser la main, descouvrir la teste, lors que nous
salüons quelqu’un, qui nous est affectionné, sont autant de tesmoignages
de l’offre interieure, que nous luy faisons: de mesme les espaules ont
esté à l’antiquité des hierogliphiques, representans le mystere caché
des actions internes, & externes des hommes, & laissant à part ce qui ne
faict à mon propos, je me contenteray de rapporter ces deux suyvans:
c’est premierement, que le sceptre appuyé sur l’espaule, signifioit la
puissance Royale: la Pertuisane sur l’espaule, declaroit la puissance
des Chefs de guerre: les Masses d’or & d’argent, la puissance du Senat &
des Pontifes: Les haches entortillees de branches de vignes, la
puissance du Consulat, & des Gouverneurs de Provinces: A quoy regarde ce
qui est escrit par Esaye chap. 9. _Factus est Principatus super humerum
ejus_, sa domination est mise sur son espaule, & au chap. 22. _Dabo
clavem domus David super humerum ejus_, & mettray la clef de la maison
de David sur son espaule, c’est à dire le Sceptre de David.

Au contraire mettre un joug, tel que portent les bœufs ou les chevaux au
labour, ou bien passer sous la pique traversee entre deux autres: ou
bien recevoir sur l’espaule nuë le coup de la verge, estoit le signe
d’esclavage, comme l’a fort bien representé le mesme Esaye chap. 9
_Jugum oneris ejus & virgam humeris ejus, & Sceptrum exactoris ejus
superasti_: Tu as surmonté le joug de son fardeau, & la verge de son
espaule, & le Sceptre de son Exacteur, parlant de la captivité de la
Gentilité, que le Sauveur a affranchie: De mesme ces Sauvages frappans
sur l’espaule de leurs prisonniers, ils signifient qu’ils les rendent
captifs, & en effect je trouve une belle Prophetie toute literale
contenant ce malheur, auquel ces pauvres Sauvages Chananeans sont
sujets, par un jugement inscrutable de la Divine Sapience, & la
participation de l’antique malediction de Chanaan leur Pere; c’est en
Esaye chap. 47. _Tolle molam, & mole farinam: denuda turpitudinem tuam,
discooperi humerum, revela crura, transi flumina._ Prends la meule &
faits moudre la farine: découvre ta turpitude, decouvre ton espaule,
monstre tes cuisses, passe les fleuves. Ces Sauvages ont pris la meule &
la farine, n’ayans aucuns ferremens pour travailler, soit au bois, soit
en leurs jardinages, ains seulement se servoient de haches de pierre,
pour couper les arbres, à faire leurs maisons & canots, & pour aiguiser
des bastons, afin de cultiver la terre, pour y semer leurs graines, &
planter leurs racines, & pour toute recompense de leur labeur, ne
mangent que de la farine, des racines grugees sur une rape, faicte de
petite cailloux aigus, enchassez dans un bois plat, large de demy pied.
Laquelle farine ils font cuire dans une grande poesle de terre, sur le
feu, comme il est dict plus amplement en l’Histoire du R. P. Claude.
Leur turpitude est découverte en telle façon, que les femmes & les
filles, tant s’en-faut qu’elles en soient honteuses, qu’elles ont de la
peine de se resoudre à se couvrir: Ils ont l’espaule descouverte,
subject à ceste grande captivité, commune à toutes ces Nations: Ils
montrent leurs cuisses, la fornication, non toutefois l’adultere, estant
en usage parmy eux, sans aucune reprehension. Ils passent les fleuves,
cherchans les Isles incognuës, afin de se mettre en seureté.



Des Loix de la Captivité.

Chap. XV.


Puis que nous sommes sur ce subject des Esclaves, il est bon de traicter
des Loix de la captivité, c’est à dire, que les Esclavves doivent
garder, qui sont celles-cy. Premierement, De ne point toucher à la femme
du Maistre, à peine d’estre fleché sur l’heure, & la femme d’estre mise
à mort, ou au moins bien battuë, & renduë à ses Pere & Mere: d’où elle
reçoit une tres-grande honte, tout ainsi que par deçà une femme seroit
taxee d’avoir la compagnie d’un de ses valets: Sur quoy vous pouvez
remarquer, que les filles ne sont meprisees pour s’abandonner à qui bon
leur semble, tandis qu’elles demeurent filles, mais aussitost qu’elles
ont accepté un mary, si elles se donnent à un autre, outre l’injure
qu’on leur fait de les appeler _Patakeres_, c’est à dire putains, elles
tombent à la mercy de leurs marys, d’estre tuees, battuës & repudiees.

Il est bien vrai que les François ont addoucy ceste Loy si rude, de ne
donner permission aux Marys, de tuer tant l’esclave que la femme
adultere: ains les amener tous deux au fort S. Loüis, pour en voir faire
la punition, ou la faire eux-mesme, ainsi que je l’ay veu pratiquer
quelquefois specialement d’un adultere commis entre la femme du
Principal d’_Ouyrapyran_, & d’un Esclave fort beau jeune homme.

Cet Esclave estoit amoureux de ceste femme, & apres avoir espié tous les
moyens d’en joüir, il la vit un jour aller toute seule à la fontaine,
assez esloignee du village: Il alla incontinent apres & luy exposa sa
volonté, puis l’embrassant de force, la transporta assez avant dans le
bois où il r’assassia son desir: Elle qui estoit d’une bonne lignee, ne
voulut point crier de peur d’estre diffamee, ains pria l’esclave de
tenir le tout caché. Le mary s’ennuyant de la longue absence de sa
femme, & qu’elle tardoit tant à venir, il se douta de quelque chose: car
elle estoit assez belle & de bonne grace: il vint luy-mesme à la
fontaine, où il trouva sur le bord d’icelle les vaisseaux de sa femme
pleins d’eau, & tournant sa veuë deçà delà, comme font les hommes
frappez d’une telle maladie, vit sa femme sortir du bois du costé de la
fontaine, & l’esclave sortir par un autre costé: lors il l’alla saisir
au colet, & et le donna en garde à ses amis, prit sa femme par la main &
la conduit chez ses parens les enchargeant de la luy representer quand
il la demanderoit. Le lendemain accompagné des siens, il m’amena cete
Esclave en ma loge, m’exposant le fait comme il est cy dessus raconté,
adjoutant que si ce n’eust esté le respect des commandemens qu’avoient
faict les Peres & les François, il eust faict mourir cet esclave,
pardonnant nonobstant à sa femme qui y avoit esté forcée, laquelle il
avoit ja rendue à ses parens pour la laisser. Je le loüé fort de ceste
sienne obeissance & respect; & à la verité c’estoit un homme bien faict,
beau de visage & de corps, il parloit bien & en bon termes, representant
en son maintien, tant au visage qu’au corps, une generosité & noblesse
de courage: je l’envoiay au Sieur de Pezieux Lieutenant pour sa Majesté,
en l’abscense du Sieur de la Ravardiere, lequel ayant entendu tout le
discours, fit mettre les fers aux pieds à l’esclave, & promit au
Principal d’en faire telle justice qu’il voudroit; le Principal luy
repliqua, je veux qu’il meure selon la coustume: le Sieur de Pezieux
respondit, que Dieu avoit commandé en sa Loy que l’homme & la femme
adultere devoient mourir. Ouy mais dit le Principal: elle y a esté
contrainte. Non, dit le Sieur, la femme ne peut estre contrainte par un
homme seul, ou au moins elle devoit crier, & non pas prier le Sauvage de
n’en dire mot, qui est un consentement tacite: il disoit tout cecy,
specialement pour sauver l’esclave de la mort: car il sçavoit bien que
le Principal ne permettroit jamais que sa femme fust mise à mort, à
cause du grand parentage dont elle estoit. Ce qui arriva sur le champ:
car il pria le Sieur de Pesieux de ne faire mourir l’esclave, ains
seulement qu’il le mit au carcan, & qu’il luy fust permis de le fustiger
à son plaisir; ouy ce dit le Sieur, à la charge que tu donneras quatre
coups de corde à ta femme, devant toutes les femmes qui sont icy au
Fort, & ce au son de la trompette. Il s’y accorda, & le l’endemain, elle
fut examinee & confrontee avec l’esclave, & le tout recogneu comme je
l’ay raconté cy dessus: l’un & l’autre furent menez à la place publique
du fort, où est plantee la potence & le carcan: là le mary faisant
l’office de bourreau, prend trois ou quatre cordons de corde bien dure
qu’il lie en son bras, & entortille en sa main droitte, desquels il
sengla sa femme par quatre fois, y laissant les marques bien grosses &
entieres, imprimees sur ses reins, son ventre & ses costez: mais non pas
sans jetter force larmes, qui luy couloient des yeux le long de ses
jouës, avec grands soupirs: sa femme gemissoit semblablement, les yeux
vers la terre, de honte qu’elle avoit de voir toutes ces femmes autour
d’elle, qui ne faisoient pas meilleure mine qu’elle, ains pleuroient
toutes, tant de compassion que d’apprehension, qu’il ne leur en vint
autant & d’avantage. Les hommes au contraire se resjouyssoient de voir
une si bonne justice, & disoient en gaudissant à leurs femmes: que je
t’y trouve. Toute ceste journee là, les femmes des Tabaiares firent une
triste mine.

Ce bon mary apres avoir donné les quatres coups a sa femme, luy dit; je
n’avois point envie de te battre, & j’ay faict ce que j’ay peu envers le
Grand des François, pour te sauver: mais va, essuye tes larmes & ne
pleure plus, je te reprens pour femme, & te rameneray quand & moy, quand
j’auray foüeté cet esclave. Dieu sçait si le regret qu’il avoit eu de
fouëter sa femme, amenda le marché au pauvre esclave: car le mettant en
place marchande, il fit une rouë tout autour de luy de l’estenduë de sa
corde faisant retirer un chacun à l’escart. L’esclave avoit les fers aux
pieds, debout & nud comme la main, qui supporta si constamment les
coups, qu’il ne dit jamais une seule parole, & ne remua aucunement de sa
place: encore que ce principal bandast de toutes ses forces les coups
sur ce pauvre corps, & perdant l’haleine de force de toucher, se reposa
par trois fois, puis recommençoit de tant mieux, tellement qu’il ne
laissa partie sur son corps qui ne fust atteinte de ces cordages. Il
commença par les pieds, puis sur les jambes, sur les cuisses, sur les
parties naturelles, sur les reins, sur le ventre, sur les espaules, sur
le col, sur la face & sur la teste. De ces coups l’esclave demeura
long-temps malade, tousjours ayant les fers aux pieds, selon la demande
qu’en avoit faict ce Principal, mais quelque temps apres il permit qu’il
fut delivré, suivant la demande que luy en fit le Sieur de Pesieux, qui
en tout vouloit satisfaire à ces Principaux, pour les obliger d’avantage
à estre fidelles aux François. La feste ainsi passee il reprit sa femme
qui ne pleuroit plus, mais commençoit à rire, ils s’en retournerent,
comme si jamais rien ne fust arrivé.



Des autres Loix pour les Esclaves.

Chap. XVI.


Les autres loix sont, que les Esclaves tant hommes que filles ne se
peuvent marier, sinon du congé de leur maistre: & cecy, à raison qu’il
faut que tant l’homme que la femme esclaves demeurent ensemble, & que
les enfans sortis d’iceux soient & appartiennent au maistre. Les
Sauvages _Tapinambos_ ordinairement prennent les filles esclaves à
femme, & donnent leurs propres filles, ou sœurs aux garçons esclaves,
pour croistre leur mesnage & entretenir la cuisine. Les François font
autrement: car ils achetent hommes & femmes esclaves, qu’ils marient
ensemble, la femme demeure pour faire le mesnage de la maison, & le mary
s’en va à la pesche & à la chasse: s’il arrive quelquefois qu’un
François recouvre & achete quelque jeune fille esclave, il la faict voir
à quelque jeune _Tapinambos_, qui est fort porté à l’amour de celles qui
ont bonne grace, puis le François luy promet qu’il sera son gendre, &
qu’il ayme son esclave comme sa propre fille, par ainsi le _Tapinambos_
vint demeurer chez luy, espouze la jeune fille, tellement que pour une
esclave il en a deux, & les appelle du nom de fille & de gendre, & eux
l’apelent leur _Cherou_, c’est à dire leur pere.

Les filles esclaves qui demeurent sans marier, se pourvoient la part où
elles veulent, pourveu que leurs Maistres ne leur deffendent
expressement à tels, ou à tels: car à lors si elles y estoient trouvees,
il y auroit du mal pour elles: Mais le Maistre ne leur peut pas
deffendre universellement d’aider au public: car elles luy diroient
nettement, prens nous donc à femme, puis que tu ne veux que personne
nous cherisse.

Les esclaves doivent fidellement apporter leurs pesches & venaison, &
mettre le tout aux pieds du maistre, ou de la maistresse, lequel ou
laquelle apres avoir choisi ce qui leur plaist, leur donnent le reste
pour manger. Ils ne doivent rien faire pour autruy, sinon par le
consentement de leur maistre, ny encore donner les hardes que le maistre
leur a donné qu’ils ne luy en ayent dit auparavant un mot, autrement on
pourroit repeter les hardes de ceux à qui elles ont esté donnees, comme
choses qui n’appartenoient legitimement aux esclaves.

Ils ne doivent passer au travers de la paroy des loges, laquelle n’est
faict que de _Pindo_ ou branches de palme, autrement ils sont coupables
de mort, ains doivent passer par la porte, chose pourtant indifferente
aux _Tapinambos_ de passer, ou par la porte commune, ou à travers de la
closture de palmes.

Ils ne se doivent mettre en devoir de fuir, autrement, s’ils sont repris
c’en est faict: il faut qu’ils soient mangez; & n’appartiennent plus au
maistre, ains au commun: & pour cet effect, quand on ramene un esclave
fugitif, les vieilles femmes du village sortent & viennent au devant
d’iceluy, crians à ceux qui le ramenent, c’est à nous, baillez le nous,
nous le voulons manger, & frappans de leurs mains leurs bouches, crient
l’une à l’autre, avec une certaine note, nous le mangerons, nous le
mangerons, il est à nous. Je vous donneray un exemple de cecy.

C’est qu’un Principal guerrier de l’Isle de _Maragnan_ appellé _Ybouyra
Pouïtan_, c’est à dire l’arbre du Bresil[86], revenant de la guerre &
amenant des esclaves, l’un d’iceux se met en devoir de se sauver, lequel
repris & ramené, les vieilles allerent au devant, frappant leur bouche
de leurs mains & disans, c’est à nous, baillez le nous, il faut qu’il
soit mangé; & on eut bien de la peine à le sauver, nonobstant les
defences faictes de ne plus manger d’esclaves, & si l’on n’eust usé de
menaces, il eust passé par les mains & le gosier de ces vieilles.

S’il arrive que ces esclaves meurent de maladie naturelle, & qu’ils
soient privez du lict d’honneur, à sçavoir d’estre publiquement tuez &
mangez; un peu auparavant qu’ils rendent l’ame, on les traine dans le
bois, là où on leur brise la teste, & espand la cervelle, le corps
demeurant exposé à certains gros oyseaux, comme sont icy nos corbeaux,
qui mangent les pendus & roüez: que si d’avanture ils sont trouvez morts
dans leurs licts, on les jette par terre, on les traine par les pieds
dans les bois, ou on leur rompt la teste comme dessus, chose qui n’est
plus pratiquée dans l’Isle, ny és lieux circonvoisins, sinon rarement &
en cachette.

A l’oposite ils ont beaucoup de privileges, qui est cause qu’ils
demeurent volontiers parmy les _Tapinambos_, sans vouloir s’enfuir,
reputans leur maistres & maistresses comme leurs peres & meres, à cause
de la douceur dont ils usent envers eux, faisans leur devoir: parce
qu’ils ne les crient ny molestent aucunement: tant s’en faut qu’il les
battent, ils les supportent en beaucoup de choses qui ne sont contre la
coustume: ils en ont grande compassion, & quand ils voyent que les
François traitent rudement les leur, ils en pleurent: s’ils se plaignent
du traittement des François ils les croyent & adjoustent foy à ce qu’ils
disent. S’ils s’enfuient des François, ils les celent, les nourrissent
dans les bois, les y vont visiter, les filles vont dormir avec eux, leur
rapportent tout ce qui se passe, leur donnent conseil de ce qu’ils
doivent faire, tellement qu’il est tres-difficile de les pouvoir prendre
& recouvrer, fussiez-vous une vingtaine d’hommes apres: ce qu’ils ne
font pas vers les esclaves qui appartiennent à leurs semblables. A ce
propos je demandois un jour à l’un des esclaves que j’avois, s’il ne se
tenoit pas bien heureux d’estre avec moy. Premierement pour ce que je
luy apprendrois à craindre Dieu. 2. d’autant qu’il estoit asseuré de
n’estre jamais mangé, ains que quand il seroit Chrestien, on le feroit
libre & demeureroit avec les Peres, ainsi que s’il estoit leur propre
fils, il me fit ceste responce par mon Truchement, qu’à la verité il se
tenoit bien fortuné d’estre tombé entre les mains des Peres, tant pour
cognoistre Dieu que pour vivre avec eux, neantmoins que pour l’autre
chef, il ne se soucioit pas beaucoup d’estre mangé: car disoit-il, quand
on est mort, on ne sent plus rien, qu’ils mangent, ou qu’ils ne mangent
point, c’est tout un à celuy qui est mort, je me fusse fasché pourtant
de mourir en mon lict, & ne point mourir à la façon des Grands au milieu
des danses & des _Caouins_, & me vanger avant que mourir, de ceux qui
m’eussent mangé. Car toutes les fois que je songe, que je suis fils d’un
des grands de mon pays, & que mon pere estoit craint, & que chacun
l’environnoit pour l’escouter quand il alloit au _Carbet_[87], & me
voyant à present esclave, sans peinture, & sans plumes attachees sur ma
teste, sur mes bras, & en mes poignets, comme sont accoustrez les fils
des grands de nos quartiers je voudrois estre mort: specialement quand
je songe & me ressouviens, que je fus pris petit, avec ma mere dans mon
pays, & amené à _Comma_, où je vy tuer & manger ma mere, avec laquelle
je desirois de mourir: car elle m’aymoit infiniment, je ne puis que
regretter ma vie; disant ces paroles, il pleuroit tendrement, & versoit
une grande abondance de larmes, en sorte qu’il me perçoit le cœur: car
je recognoissois par experience, combien ces Sauvages sont tendres en
amour vers leurs parens, & leurs parens vers eux.

Il adjoustoit, qu’apres que sa mere fut tuee & mangee, son maistre & sa
maistresse l’adopterent pour fils, & les appelloit du nom de pere & de
mere: & quand il en parloit, c’estoit avec une affection indicible,
encore qu’ils eussent mangé sa propre mere, & eussent deliberé de le
manger luy-mesme, un peu auparavant que nous vinssions en l’Isle. Ses
Maistre & Maistresse prenoient bien la peine de le venir voir chez nous,
encore qu’il y aye plus de 50 lieuës de leur village à nostre loge.

Ils ont plusieurs autres privileges: car il leur est permis d’aller
courtiser les filles libres, sans aucun danger, voire mesme les filles
de leur Maistre & Maistresse, si tant est qu’elles s’y accordent, comme
à la verité elles n’en font pas grand refus; toutefois elles se retirent
aux bois dans certaines logettes, où elles donnent assignation à une
heure prefixe, & ce pour eviter une petite reproche qui se faict
entr’eux, que des filles de bonne race s’addonnent à des Esclaves:
toutefois ceste reproche est si petite, qu’elle tourne plustost à risee,
qu’à des-honneur.

Ils vont aux _Caoüins_ & danses publiques librement, s’accoutrans de
mille varietez sur le corps, soit en peinture, soit en plumacerie, quand
ils en peuvent avoir: car cela est assez cher entr’eux.

Avec les enfans propres de la maison, ils se comportent comme s’ils
estoient leurs freres. Bref, ils vivent en ceste captivité fort
librement.



Combien les Sauvages sont misericordieux envers les criminels de cas
fortuit & sans malice.

Chap. XVII.


Entre les perfections naturelles que j’ay remarquees par experience en
ces Sauvages, est une juste misericorde. Je veux dire qu’ils sont
desireux de voir faire la justice des meschans, quand malicieusement ils
ont perpetré quelque crime: Au contraire ils sont fort misericordieux, &
desirent qu’on face misericorde à ceux qui par accident & fortune sont
tombez en quelque faute: Ce que je vous veux faire voir sur la glace ou
miroir d’un bel exemple, qui est tel.

_Maïobe_ est un village grand, à trois lieuës du fort Sainct Louys, le
Principal de ce lieu est un assez bon homme, & qui est ayme les
François, & nous fit faire nostre loge. Ce bon homme avoit deux fils
forts & robustes, tous deux mariez, & deux filles, une mariee, l’autre à
marier, assez gentilles & de bonne grace, fort aimee de ses Pere & Mere,
tellement qu’ils en estoient fols, & ne parloient d’autre chose, & la
gardoient pour un François, disoient-ils, quand les navires seroient de
retour & que les François commenceroient à prendre leurs filles pour
femmes. Il bastissoit ses chasteaux & ses fortunes sur ce fresle
vaisseau, ainsi que la bonne femme tenant entre ses mains le premier œuf
de sa poule, montoit de degré en degré jusqu’à esperer une principauté,
par le moyen de cet œuf, qui à l’instant tomba de ses mains, & par
consequent avec luy toute la fortune esperee de la bonne femme: De
mesure cettuy-cy n’ayant autre consolation, qu’en cette jeune fille, peu
de jours apres qu’il me fut venu voir, au milieu d’une triste nuict,
_Geropary_, tordit le col à cette jeune plante, luy ayant mis la bouche
sur le dos: Chose espouventable: car elle devint noire comme un beau
Diable, les yeux ouverts & renversez, la bouche beante, la langue tiree,
les levres d’embas & d’en haut rissollees, tellement que l’on voyoit ses
dents & ses gencives descouvertes: les pieds & les mains roides: ce qui
pensa faire mourir, & de peur & de tristesse ses parens: & jamais je
n’ay peu sçavoir qui pouvoit estre la cause de cecy, sinon qu’elle
estoit infidelle, & peut-estre vivoit lubriquement, combien que jamais
elle n’en eut le bruict: mais bien son Pere avoit vendu sa fille aisnee
à quelque François pour en abuser, qu’il avoit retiree, pour cet effect
d’avec son mary. Advisent ceux qui sont en peché mortel, qu’ils sont en
la domination & puissance du Diable, lequel si Dieu le permettoit leur
en feroit autant.

Cet accident ne fut pas seul: car un mal-heur en traisne un autre, & le
premier est l’Ambassadeur du second: pour ce quelque temps apres, ce
Principal faisant un vin public, auquel il avoit invité non seulement
ceux de son propre village, mais aussi tous ceux des villages aux
environs. Là tout le monde estant arrivé, les danses, les chansons, les
vins venus en leur ferveur, en sorte que plusieurs estoient yvres, ses
deux fils, dont j’ay parlé, se querelerent, & celuy qui avoit le tort,
par incident, voulant coleter son plus jeune frere, contre qui il
quereloit, se fourra une trousse de fleches dans le ventre, duquel coup
il tomba incontinent à la renverse esvanoüi: on luy retira les fleches
du ventre avec une douleur excessive, ainsi que vous pouvez penser, & la
douleur fist bientost passer le vin, lors la feste fut troublée, les
chants tournez en lamentations & hurlemens, le vin en larmes, les danses
en esgratignemens, & arrachement de cheveux, le pauvre bon homme de
Pere, spectateur d’une telle tragedie, assis sur son lict de coton,
saisi d’une pamoison, tomba dedans son lict: Lors il disoit à la
compagnie, qu’en un coup il perdoit ses deux enfans, sans celle qu’il
avoit perduë auparavant, un broché par sa faute, & l’autre que les
François feroient mourir: Chacun en avoit grande compassion. Tous les
Principaux de l’Isle se resolurent de venir en corps, au Fort Sainct
Loüis, & prier pour le salut du vivant.

Cependant le blessé se hastoit, à son regret, de passer le pas de la
mort, dont il appella son frere vivant, & luy dit: J’ay grand tort: car
j’ay tué plusieurs personnes tout en un coup. Je me suis tué moy-mesme,
j’ay tué mon Pere qui mourra de tristesse, je t’ay tué: car les François
te feront mourir, pour ce qu’ils sont entiers en justice, & à punir les
meschans: Mais sçais-tu ce qu’il y a, croy mon conseil, & fay ce que je
te diray: Les Peres qui sont venus avec les François sont
misericordieux, & nous ayment, & nos enfans, & nous font dire par leurs
Truchements qu’ils sont venus en ces cartiers pour nous sauver: J’ay
aussi entendu un jour dans nostre _Carbet_ d’un de nos semblables, que
les Païs des Peres ont autrefois baptisé, tandis qu’ils estoient avec
eux, qu’il avoit veu les _Canibaliers_ se retirer en leurs Eglises, lors
qu’ils avoient fait quelque mal pour estre en seureté, & que personne ne
leur osoit toucher: fais le mesme, va t’en sur la nuict avec mon Pere
trouver le Païs en sa loge d’_Yuiret_, & le prie de te mettre en la
maison de Dieu, qui est contre sa loge, & demeure là, jusqu’à tant que
mon Pere avec les Principaux ayent appaisé le Grand des François, &
qu’il t’ait pardonné: Et pour plus faciliter cela, tu sçais que les
François ont besoin de canots & d’Esclaves, que mon Pere offre au Grand
ton Canot & tes Esclaves, afin que tu ne meures. Tout cecy fut executé
de poinct en poinct: car ce vieillard, Pere des deux enfans me vint
trouver, me faisant requeste & supplication de recevoir son fils dans la
maison de Dieu, & interceder pour obtenir sa grace envers le Grand des
François, me persuadant cecy par beaucoup de raisons, comme celle-cy.

Vous autres Peres faictes amasser nos _Carbets_ à toute heure qu’il vous
plaist, & voulez que grands & petits s’y trouvent, afin d’entendre la
cause qui vous a esmeus de quitter vos demeures & vos terres, beaucoup
meilleures que celles-cy, pour nous venir enseigner le naturel de Dieu,
qui est, dites-vous, misericordieux & bon, desireux de vie, & ennemy de
mort, & ne veut que personne meure, ains qu’il est mort sur un arbre,
pour faire vivre ceux, qui estoient morts. Vous dites encores que nos
enfans ne sont plus nostres, mais qu’ils sont à vous, que Dieu vous les
a donnez, & que les garderez jusques à la mort, monstrez moy ce jour
d’huy que vostre parole est veritable. Je suis vieil & ay perdu tous mes
enfans, il ne m’en reste plus qu’un qui a basty ceste loge, il vous ayme
parfaitement vous autres Peres, & veut estre Chrestien. Il a tué son
frere sans y penser, ou plustost son frere s’est tué luy-mesme avec des
fleches qu’il portoit: Je te prie, reçois-le avec toy en la maison de
Dieu, & viens avec moy pour parler au Grand, car il ne te refusera rien,
il t’honore par trop. J’avois voulu amener avec moy ce mien fils pour
qui je te prie, mais il craint par trop la fureur des François: Il est à
present errant parmy les bois, fuyant comme un sanglier deçà delà: à
chaque fois qu’il entend les branches des arbres remuer il soupçonne que
ce sont les François qui vont armez apres luy, pour le prendre &
l’amener à _Yuiret_, afin de l’attacher à la gueule d’un canon. Je luy
fey responce par le Truchement, que je m’employrois pour luy
asseurément, & que j’esperois obtenir ce qu’il me demandoit, pour ce que
le Grand nous aymoit, mais qu’il estoit bon qu’il allast luy mesme faire
sa harangue, & que je ne manquerois d’aller apres luy. Il alla de ce pas
au Fort, accompagné d’un des Principaux Truchemens de la Colonie, nommé
_Migan_[88], & exposa sa requeste & supplication au sieur de Pesieux en
ceste sorte.

Je suis un Pere mal-heureux, qui finira sa vieillesse comme les
sangliers, vivant seulet, & mangeant les racines ameres toutes cruës, si
tu n’as pitié de moy: La Misericorde est convenable aux Grands, & n’ont
non plus de grandeur, qu’ils ont de clemence & misericorde. Ton Roy est
le plus grand Roy du monde ainsi que les nostres qui ont esté en France
le nous ont rapporté. Il t’a envoyé icy comme un des Principaux de sa
suitte, afin que tu nous liberasses de la captivité des _Peros_: donc
puis que tu es grand, tu es misericordieux, & partant tu dois user de
misericorde envers ceux qui sont tombez en fortune sans malice. Je sçay
qu’il faut estre juste & prendre le _pour ce_, qu’ils appellent
_seporan_ & vangeance des meschans: ce que nous gardons estroictement
parmy nous, & telle a esté tousjours la coustume de nos Peres: mais
quand la faute ne vient de malice, nous usons de clemence. J’avois deux
enfans, comme tu sçais, lesquels sont venus souvent travailler en ton
Fort, l’un a tué l’autre par accident & sans malice, ou pour mieux dire,
l’aisné s’est embroché, luy mesme dans les fleches du jeune qui reste en
vie, pour lequel je te prie de ne le poursuivre point, ains de luy
pardonner: C’est luy qui me doit nourrir en ma vieillesse; Il a
tousjours aymé les François: & quand il en voit venir en mon village, il
appelle incontinent ses chiens, & s’en va aux _Agoutis_ & aux _Pacs_
qu’il leur apporte pour manger. Il a faict la maison des Peres, &
m’asseure que les Peres prieront pour luy: Il a tousjours esté obeissant
à sa belle-mere que voilà, qui l’ayme comme son propre fils: son frere,
qu’il a tué sans y penser, & sans volonté, estoit meschant, n’aymoit
point les François, jamais il ne leur voulut rien donner, ny aller à la
chasse pour eux, haissoit sa belle-mere, & la mettoit souvent en colere:
quand il fut tué il estoit yvre, & vint prendre la femme de son frere, &
luy arrachant son enfant d’entre les bras, le jetta d’un costé, & la
mere de l’autre, en luy donnant des soufflets, encore qu’elle fust
enceinte, & ce devant mes yeux, & les yeux de son Mary, & eusmes
patience en tout cela: mais venant pour coleter son frere, afin de le
battre, il se donna des fleches qu’il tenoit en sa main dans le ventre,
desquelles il est mort: Pourquoi perdray-je mes deux enfans tout en un
coup sur ma vieillesse? Si tu veux faire mourir le vivant, faits moy
mourir quant & luy. Voilà qu’il te donne son canot pour aller à la
pesche & ses Esclaves pour te servir. Le Sieur de Pesieux admira ceste
harangue, comme il m’a souvent dict depuis, & l’a raconté à plusieurs
personnes, s’estonnant de voir une si belle Rhetorique en la bouche d’un
Sauvage: Car vous devez sçavoir, que je represente tous ces discours &
harangues le plus naifvement qu’il m’est possible, sans user d’artifice.

Il luy fit responce, que c’estoit un grand crime, qu’un frere eust tué
son frere: Mais d’autant qu’il disoit que cecy estoit arrivé plus par la
faute du mort, que par celle du vivant, il se laisseroit aisement
gaigner à la misericorde par la priere des Peres, ausquels il ne vouloit
rien refuser: Et ainsi l’asseura que son fils n’auroit point de mal: &
quant aux dons qu’il luy offroit, tant du canot que des Esclaves, il les
acceptoit, mais qu’il les luy donnoit pour soustenir sa vieillesse, eu
esgard à ce qu’il aymoit les Peres & les François. Cet acte de
misericorde & de liberalité contenta infiniment ce bon vieillard, qui ne
fut pas ingrat d’en semer le bruit par toute l’Isle & d’en venir
recognoistre par action de grace, le dict Sieur & nous autres, apportant
quant & luy de la venaison qu’avoit prins ce sien fils remis en grace.



Qu’il est aisé de civiliser les Sauvages à la façon des François, & de
leur apprendre les mestiers que nous avons en l’Europe.

Chap. XVIII.


Au Livre 2. des Machabees Chap. I. nous lisons que le feu sacré de
l’Autel fut caché dans le puits de Nephtar le long de la captivité du
peuple, & se changea en bourbe: le peuple retournant de captivité en
liberté, les Prestres puiserent ce limon, qu’ils verserent sur le bois
exposé en l’Autel, sous les Sacrifices: Aussi tost que le Soleil donna
là dessus, ce limon retourna en feu, & devora les Holocaustes: Je desire
me servir de ceste figure, pour expliquer ce que je veux dire, tant en
ce Chapitre qu’és autres suyvans, sçavoir est: Que par ce feu nous
devons entendre l’esprit humain, imitant la nature du feu en son
activité, legereté, chaleur & clarté, lequel esprit devient bourbe &
limon, caché dans un centre contraire au sien propre, & ce par la
captivité de son ame en l’infidelité: Je veux dire que l’esprit de
l’homme creé pour connoistre Dieu, & apprendre les arts & sciences,
devint embourbé & obscurcy parmy les immondicitez, lors que son ame est
detenuë en la cadene de l’infidelité, sous la tyrannie de Sathan: Mais
aussi tost que ceste sienne ame sort de captivité, par l’instruction &
conduicte des Prophetes de Dieu, cet esprit remonte de ce puits fangeux,
& renforcé par la lumiere & cognoissance de Dieu, des arts & bonnes
sciences, il se rend apte & prompt à executer ce qu’il entend & apprend:
chose que je feray voir & toucher au doigt, par l’exemple de nos
Sauvages: & ce principalement, d’autant que les plus ordinaires demandes
qu’on nous faict des Sauvages, sont, s’il y a esperance que ces gens se
puissent civiliser, rendre domestiques, s’assembler en une Cité, faire
marchés, apprendre mestiers, estudier, escrire, & acquerir sciences.

Premierement je tiens qu’ils sont beaucoup plus aisez à civiliser, que
le commun de nos Païsans de France, & la raison de cecy est, que la
nouveauté a je ne sçay quelle puissance sur l’esprit, pour l’exciter à
apprendre ce qu’il voit de nouveau, & luy est plaisant: Or est-il que
nos _Tapinambos_ n’ont eu jamais aucune cognoissance de civilité jusqu’à
present, qui est cause qu’ils s’efforcent, par tous moyens de
contre-faire nos François, comme je diray cy apres: Au contraire les
Paysans de nostre France sont tellement confirmez en leur lourdise, que
pour aucune conversation qu’ils puissent avoir, tant par les villes que
parmy les honnestes gens, ils retiennent tousjours les démarches de
villageois.

Les _Tapinambos_ depuis deux ans en çà que les François leur apprennent
à oster leurs chappeaux & salüer le monde, à baiser les mains, faire la
reverence, donner le bon jour, dire Adieu, venir à l’Eglise, prendre de
l’eau beniste, se mettre à genoux, joindre les mains, faire le signe de
la Croix sur leur front & poitrine, frapper leur estomach devant Dieu,
escouter la Messe, entendre le sermon, quoy qu’ils n’y conçoivent rien,
porter des _Agnus Dei_, ayder au Prestre à dire la Messe, s’asseoir en
table, mettre la serviette devant soy, laver leurs mains, prendre la
viande avecques trois doigts, la coupper sur l’assiete, boire à la
compagnie: bref faire toutes les autres honnestetez & civilitez qui sont
entre nous, s’y sont si bien advancez, que vous diriez qu’ils ont esté
nourris toute leur vie entre les François. Qui sera celuy donc qui me
voudra nier que ces marques ne soient suffisantes, pour convaincre nos
esprits à esperer & croire, qu’avec le temps ceste nation se rendra
domestique, bien apprise & honneste.

On tient, & est vray, que les exemples confirment plus, que toute autre
espece de raison, rapportee à la preuve d’une verité: C’est pourquoy je
veux icy inserer l’exemple de quelques Sauvages nourris en la maison des
Nobles. Il y a de present à _Maragnan_ une femme Sauvage d’une des
bonnes lignées de l’Isle, qui autrefois avoit esté prise petite fille
par les Portuguais, & venduë pour Esclave à Dame Catherine Albuquerque,
petite Niepce de ce grand Albuquerque, Vice-Roy des Indes Orientales,
soubs le Roy de Portugal, laquelle se tient à Fernambourg & est marquise
de Fernand de la Rongne, Isle tres-belles & plantureuse, comme la
descrit le Reverend Pere Claude en son Histoire. Cette petite fille
faite Chrestienne, apprist tellement la civilité, que si elle estoit
accommodée maintenant à la Portuguaise, on ne pourroit pas la
distinguer, si elle seroit de naissance Portuguaise ou Sauvage, portant
devant ses yeux la honte & la pudeur, que doit avoir une femme, couvrant
soigneusement l’imperfection de son sexe. J’en pourrois dire autant de
beaucoup d’autres Sauvages, qui ont esté nourris parmy les Portuguais, &
de ceux qui sont venus en France, lesquels ont retenu ce qu’ils ont
apris, & le pratiquent quand ils sont entre les François.

C’est chose bien nouvelle entre eux que de porter les moustaches & la
barbe, & nonobstant voyant que les François font estat de ces deux
choses, plusieurs se laissent venir la barbe & nourissent leurs
moustaches.

Quant aux arts & mestiers, ils y ont une aptitude nompareille. J’ay
cogneu un Sauvage de _Miary_, surnommé le Mareschal, à cause du mestier
qu’il exerçoit entr’eux, lequel ayant veu travailler autrefois un
Mareschal François, sans que cet ouvrier prist la peine de luy rien
monstrer, il sçavoit aussi bien la mesure à toucher son marteau avec les
autres, sur une barre de fer chaud, comme s’il eust esté longtemps
apprentif: & neantmoins c’est une chose que ceux du mestier sçavent,
qu’il faut du temps pour apprendre la musique des marteaux, sur
l’enclume du mareschal. Ce mesme Sauvage estant dans ces terres perduës
de _Miary_ avec ses semblables, sans enclume, marteau, limes, estau,
travailloit neantmoins fort proprement à faire des fers à fleches,
harpons & haims à prendre poissons: Il prenoit une grosse pierre dure au
lieu d’enclume, & une autre mediocre pour luy servir de marteau, puis
faisant chaufer son fer dans le feu, il luy donnoit telle forme qu’il
luy plaisoit.

Les mestiers plus necessaires d’estre exercez en ces Païs là sont
ceux-cy: Taillandier, Futenier, Charpentier, Menuisier, Cordier,
Cousturier, Cordonnier, Masson, Potier, Briquetier & Laboureur. A tous
ces mestiers ils sont fort aptes & aidez de la nature.

Pour le Taillandier nous l’avons monstré par l’exemple susdit. Quant au
mestier de Futenier, ou faiseur de futene, c’est leur propre mestier,
s’il estoit corrigé: car ils tissent leurs lits extremement bien,
travaillent à l’estame aussi joliment que les François. Et si ils ne se
servent ny de navete, ny d’eguille de fer ains de petits bastons.

Je raconteray icy une jolie histoire; Un jour je m’en allois visiter le
Grand _Thion_ Principal des Pierres vertes _Tabaiares_: comme je fus en
sa loge, & que je l’eus demandé, une de ses femmes me conduit soubs un
bel arbre qui estoit au bout de sa loge qui le couvroit de l’ardeur du
soleil: là dessouz il avoit dressé son mestier pour tistre des licts de
coton, & travailloit apres fort soigneusement: je m’estonnay beaucoup de
voir ce Grand Capitaine vieil Colonel de sa nation, ennobly de plusieurs
coups de mousquets, s’amuser à faire ce mestier, & je ne peus me taire
que je n’en sceusse la raison, esperant apprendre quelque chose de
nouveau en ce spectacle si particulier. Je luy fist demander par le
Truchement qui estoit avec moy, à quelle fin il s’amusoit à cela? il me
fit responce: les jeunes gens considerent mes actions, & selon que je
fais ils font: si je demeurois sur mon lict à me branler & humer le
petun, ils ne voudroient faire autre chose: mais quand il me voient
aller au bois, la hache sur l’espaule & la serpe en main, ou qu’ils me
voient travailler à faire des licts, ils sont honteux de ne rien faire:
jamais je ne fus plus satisfaict, & ceux qui estoient avec moy que par
ces paroles, lesquelles à la mienne volonté fussent pratiquées des
Chrestiens: l’on ne verroit l’oisiveté mere de tous vices si avant en
France comme elle est.

La charpenterie ne leur peut estre difficile: car dés leur jeunesse ils
manient les haches; & je les ay veu par experience en faisans leur
loges, ou celles des François, asseoir leurs haches aussi asseurement, &
redonner quatre ou cinq fois au mesme endroit, que pourroit faire un
charpentier bien appris.

La menuiserie leur est bien aisee à apprendre: ils dolent avec leurs
serpes un bois aussi usny & esgal, que si le rabot y avoit passé. Ils
font des marmots de bois & d’autres figures avec leur seuls couteaux. Il
ne leur faut ne scie, ny autre outil à faire leurs arcs & avirons, &
leurs espees de guerre, avec une simple tille: ils creusent &
accommodent leurs canots, leur donnent telle forme qu’il leur plaist.
Bref de tous les autres metiers mentionnez cy-dessus: Je les ay veu fort
industrieusement travailler, tellement qu’avec peu d’enseignement, ils
viendroient à la perfection d’iceux: par dessus tout cela, ils
s’entendent infiniment bien à faire des robes, couvertures de lict,
ciel, pentes & rideaux de lict, de plumes de diverses couleurs, qu’à
peine jugeriez vous de loin, que ce peut estre. Je ne veux parler de
l’aptitude qu’ils ont connaturelle à peindre, & faire divers fueillages
& figures, se servans seulement d’un petit copeau, au lieu qu’il faut
tant de pinceaux à nos peintres, compas, regles, & crayons.



Que les Sauvages sont tres-aptes pour apprendre les sciences & la vertu.

Chap. XIX.


J’ay recogneu depuis mon retour des Indes en France, par les frequentes
& ordinaires demandes que me faisoient ceux qui me venoient voir, la
grande difficulté qu’ont tous nos François, de se persuader, que ces
Sauvages soient capables de science & de vertu: ains je ne sçay si
quelques-uns ne vont point jusques-là d’estimer les peuples barbares,
plustost du genre des _Magots_ que du genre des hommes. Je dy moy & par
exemple je le prouveray, qu’ils sont hommes, & par consequent capable de
science & de vertu: puis qu’au rapport de Seneque en son Epistre 110.
_Omnibus natura dedit fundamenta semenque virtutum._ La nature a donné à
tous les hommes du monde, sans exception d’aucun, les fondemens, &
semences des vertus, paroles bien notables: car comme les fondemens, &
la semence sont jettez dans les entrailles de la terre & par consequent
cachez en icelle: de mesme Dieu a jetté naturellement en l’esprit de
l’homme les fondemens & semences des vertus; sur lesquels fondemens tout
homme peut bastir avec la grace de Dieu, un bel edifice, & tirer de la
semence une tige portant fleurs & fruits, doctrine que prouve
tres-clairement sainct Jean Chrysost. en l’Homelie 55. au peuple
d’Antioche, & en l’Homelie 15. sur l’Epistre I. à Thimothee moralisant
ce passage de la Geneze: _Germinet terra herbam virentem, & omne lignum
pomiferum_: que la terre produise l’herbe verdoyante, & toute espece
d’arbres fruictiers ou portans pommes, il adjouste: _Dic ut producat
ipse terra fructum proprium & exibit quicquid facere velis_, dy &
commande à ta propre terre, c’est à dire à ton ame, qu’elle produise son
fruict connaturel, & tu verras qu’incontinent elle produira ce que tu
demandes. Et sainct Bernard, au traicté de la vie solitaire dit, _virtus
vis est quædam ex natura:_ que la vertu est une certaine force qui sort
de la nature. Qu’il en soit ainsi, je le veux faire paroistre par
plusieurs exemples, & commençant premierement par les sciences, pour
lesquelles apprendre, il faut que les trois facultez de l’ame
concurrent, la volonté, l’intellect, & la memoire: la volonté fournit à
l’homme le desir d’apprendre, par lequel nous surmontons toute espece de
travail & difficulté: l’intellect donne la vivacité de comprendre & la
memoire reserve & conserve ce qui est cogneu & appris.

Les Sauvages sont extremement curieux de sçavoir choses nouvelles, &
pour rassasier cet appetit, les long chemins, & la distance des pays
leur est bien courte, la faim qu’ils patissent souvent ne leur couste
rien, les travaux leur sont repos: ils vous escoutent attentivement, &
tant que vous voulez, sans s’ennuyer, & sans qu’ils disent aucun mot,
lors que vous leur discourez, soit de Dieu, soit d’autre chose: si vous
voulez avoir patience avec eux, ils vous font mille interrogations. Il
me souvient qu’entre les discours que je leur faisois ordinairement par
Truchement, je leur disois que si tost que nos Peres seroient venus de
France, ils feroient bastir de belles maisons de pierre & de bois, où
leurs enfans seroient receus, ausquels les Peres aprendroient tout ce
que sçavent les _Caraibes_. Ils me respondoient: O que nos enfans sont
bien heureux qui aprendront tant de belles choses, ô que nous sommes
mal-heureux & tous nos Peres devant nous, qui n’ont point eu de Pays.
Leur intellect est vif autant que la nature le permet: ce que vous
reconnoistrés par ce qui suit: Il n’y a gueres d’Estoiles au Ciel qu’ils
ne connoissent, ils sçavent juger à peu pres de la venuë des pluyes, &
autres saisons de l’année, distingueront à la Physionomie un François
d’avec un Portugais, un _Tapoüis_ d’avec un _Tapinambos_ & ainsi des
autres: Ils ne font rien que par conseil: Ils pesent en leur jugement
une chose, devant qu’en dire leur opinion: Ils demeurent fermes &
songeards sans se precipiter à parler. Que si vous me dites: Comment est
il possible que ces personnes là ayent du jugement faisans ce qu’ils
font? Car pour un couteau, ils vous donneront pour cent escus d’Ambre
gris s’il l’ont, ou quelqu’autre chose dont nous faisons prix, ainsi
qu’est l’or, l’argent & les pierres precieuses. Je vous diray l’opinion
qu’ils ont de nous au contraire sur ce point: c’est qu’ils nous estiment
fols & peu judicieux, de priser plus les choses qui ne servent de rien à
l’entretien de la vie, que celles sans lesquelles nous ne pouvons vivre
commodement. Et de faict, qui est celuy qui ne confessera qu’un couteau
est plus necessaire à la vie de l’homme qu’un diamant de cent mille
escus, les comparant l’un à l’autre, & separant l’estime qu’on en faict.
Et pour monstrer qu’ils ne manquent point de jugement à se servir de
l’estime, que font les François des choses qui se trouvent en leurs
pays: ils sçavent bien rehausser le prix des choses qu’ils croyent que
les François recherchent. Un jour quelques-uns me disoient qu’il falloit
que nous fussions bien pauvres de bois en France, & qu’eussions grand
froid, puis que nous envoyons des navires de si loing, à la mercy de
tant de perils, querir du bois en leur pays[89]: Je leur fey dire, que
ce bois n’estoit pas pour brusler, ainsi pour teindre les habits en
couleur. Ils me repliquerent: quoy donc vous nous vendez ce qui croist
en nostre pays, en nous donnant des casaques rouges, jaunes & pers: Je
leur satisfey disant: qu’il falloit mesler d’autres couleurs avec celles
de leur pays pour teindre les draps. Si vous me dites de rechef qu’ils
font des actions totalement brutales, telles que sont celles-cy, manger
leurs ennemis, & generalement tout ce qui les blesse, comme les poux,
les vers, espines & autres. Je respons, que cela ne provient de faute de
jugement, ains d’une erreur hereditaire qui a tousjours esté entr’eux,
que leur honneur dependoit de la vengeance; & me semble que l’erreur de
nos François à se couper la gorge en duel, n’est pas plus excusable; &
toutefois nous voyons que les plus beaux esprits, & les premiers de la
Noblesse, sont frappez de cet erreur, meprisans le commandement de Dieu,
& mettans leur salut eternel en peril eminent.

Quant à la memoire, ils l’ont tres-bonne, puis qu’ils se souviennent
pour tousjours de ce qu’ils ont une fois ouy, ou veu, & vous
representeront toutes les circonstances, soit du lieu, soit du temps,
soit des personnes, que telle chose a esté ditte ou faicte, faisant une
geographie ou description naturelle avec le bout de leurs doigts sur le
sable, de ce qu’ils vous representent.

Ce qui m’estonna d’avantage, est qu’ils reciteront tout ce qui s’est
passé d’un temps immemorial, & ce seulement par la traditive: car les
vieillards ont ceste coustume de souvent raconter devant les jeunes
quels furent leurs grands peres & ayeux, & ce qui se passa en leurs
siecles: ils font cecy en leurs _Carbets_, & quelquefois en leurs loges,
s’esveillans de bon matin & excitans les leur à escouter les harangues:
aussi font-ils quand ils se visitent: car s’embrassans l’un l’autre, en
pleurant tendrement, ils repetent l’un apres l’autre, parole pour
parole, leurs grands peres & ayeux, & tout ce qui est passé en leurs
siecles.



Suitte des Matieres precedentes.

Chap. XX.


J’accorde que ces peuples sont enclins à beaucoup de vices
naturellement: mais il se faut ressouvenir qu’ils sont captifs, par
l’infidelité de ces esprits rebelles à la loy Divine, & instigateurs de
la transgression d’icelle: que sainct Jean en sa premiere Epistre
appelle Iniquité, ou Inegalité, c’est-à-dire, deviation ou detour du
droict comme le texte Grec exprime notamment, ἡ ἁμαρτία ἐστὶν ἡ ἀνομία,
c’est à dire, _Peccatum est exorbitatio a lege_: laquelle loy est de
deux sortes, Divine & Humaine; la Divine a esté donnee par escrit à
Moyse, & du depuis par Jesus-Christ aux Chrestiens: l’humaine est
burinee au fond de la nature: Et ces deux loix sont deux sortes de
pechez en leurs transgressions: l’un est appellé peché contre les
commandemens de Dieu, & l’autre peché contre la lumiere naturelle; & de
cestuy-cy seront chargez & condamnez les mescroyans, chacun en son
particulier, outre le peché commun de l’infidelité.

Entre tous les vices auquels pourroient estre subjets ces Barbares,
ceux-cy sont speciaux, sçavoir est, la vengeance qu’ils ne demordent
jamais, quelque mine qu’ils facent à leurs ennemis reconciliez & la
mettent en pratique à toute occasion: & de faict il n’y a nulle doute,
que si les François avoient quité _Maragnan_, toutes les nations qui se
sont là congregees pesle-mesle, pour avoir l’aliance des François,
estant auparavant ennemies, se mangeroient les unes les autres, &
toutefois c’est chose estrange, qu’à present ils vivent en bonne
intelligence soubs les François, s’entredonnans leurs filles en mariage.

Ils sont fort amateurs de vin, & s’enyvrer est un grand honneur entre
eux, mesmes les femmes. Ils sont lubriques extremement, & plus les
jeunes filles que tout autre, inventeurs de fauses nouvelles, menteurs,
legers & inconstans, qui sont vices communs à tous mescroyans, & pour
accomplir la mesure ils sont paresseux incroyablement: de sorte qu’ils
ayment mieux ne rien faire, & vivre chetivement, que de travailler &
vivre grassement: Car s’ils vouloient tant soit peu se forcer, ils
pourroient en peu d’heure avoir abondance de chair & de poisson. Cecy se
doit specialement entendre des _Tapinambos_: Car pour les autres
Nations, telles que sont les _Tabaiares_, _Long-cheveux_, _Tremembaiz_,
_Canibaniliers_, _Pacajares_, _Camarapins_, _Pinariens_, & semblables,
ils se peinent pour mieux vivre, & amasser marchandises, & s’accommoder
gentiment tant en leurs loges, qu’en leurs mesnages.

Je vay icy reciter un exemple joyeux de la paresse de nos _Tapinambos_.
Quelques François du Fort, ayans demandé congé d’aller par les villages
pour se rafreschir, vindrent en bonne rencontre au village d’_Vsaap_, &
à l’entree de la premiere loge, ils trouverent un grand _Boucan_ chargé
de venaison: aupres duquel le maistre d’iceluy estoit couché dans un lit
de coton, qui se plaignoit fort, comme s’il eust esté malade: Nos
François affamez & bien deliberez de faire feste à cette table preparee,
luy demanderent d’une voix douce & amoureuse _Dé omano Chetouasap_,
estes-vous malade mon Compere? Il respond qu’oüi: les François
repliquerent, qu’avez-vous donc? Qu’est-ce qui vous faict mal? Ma femme,
dict-il; est dés le matin au jardin, & je n’ay encore mangé. Les
François luy dirent: voilà de la farine & de la chair si prez de vous,
que ne vous levez-vous pour en prendre? Il respond, _Cheateum_, Je suis
paresseux, je ne me sçaurois lever. Voulez-vous, dirent les François,
que nous vous apportions de la farine & de la viande, & nous mangerons
avec vous? Je le veux bien, respondit-il, aussitost chacun se met en
devoir de descharger le _Boucan_, & le mettre devant luy, & s’asseans en
rond, comme c’est la coustume, l’incitoient à manger par le bon appetit
qu’ils avoient, & la peine qu’ils eurent d’apporter les viandes de
dessus le _Boucan_, qui n’estoit qu’à trois pieds de là, fut le payement
de leur escot.

Nonobstant ces perverses inclinations, ils en ont d’autres tres-bonnes &
loüables à la vertu. Ils vivent paisiblement les uns avec les autres,
font part de leur pesche, chasse & autres vivres à leurs semblables, &
ne mangent rien en secret parmy eux. Un jour au village de _Ianouaran_
il n’y avoit autre chose à manger que de la farine: Il survint un jeune
garçon qui apporta une grosse perdrix fraischement tuee, sa mere la
plume au feu, la faict boüillir, la met au mortier, puis la reduict en
poudre, & faisant apporter des fueilles de _Manioch_ (lesquelles
approchent du goust de la chicoree sauvage), les fit boüillir, & les
ayant bien hachees, elle mesle la poudre de la perdrix & de la farine
avec ces fueilles hachees, duquel meslange elle fit de petites boules,
grosses comme une balle, qu’elle envoya à tous les mesnages de sa loge
chacun la sienne. J’ay veu moy-mesme une chose plus qu’admirable, encore
qu’elle soit triviale & de peu de consequence: C’est que plusieurs
Sauvages fort affamez, vindrent de la pesche en ma loge, n’ayans sceu
rien prendre sinon qu’une _Crabe_, c’est un Cancre, qu’ils firent cuire
sur les charbons, & m’ayans demandé de la farine pour la manger, ils
s’asseerent en terre en rond, chacun prenant son morceau: Ils estoient
douze ou treize. Vous pouvez penser combien chacun en pouvoit avoir,
parce que la _Crabe_ n’excedoit au plus la grosseur d’un œuf de poule.

La liberalité est tres-grande entr’eux, & l’avarice en est fort
esloignee, tellement que si quelqu’un d’entr’eux a desir d’avoir quelque
chose qui appartient à son semblable, il luy dit franchement sa volonté:
& il faut que la chose soit bien chere à celuy qui la possede, si elle
ne luy est donnee incontinent, à la charge toutefois que si le demandeur
a quelque autre chose que le donneur affectionne, il la lui donnera
toutefois & quantes qu’il la luy demandera.

Ils font paroistre leur liberalité beaucoup plus vers les estrangers,
que vers leurs compatriotes, tellement qu’ils s’apauvrissent de leurs
hardes, pour en accommoder les estrangers qui les viennent voir,
s’estimans bien recompensez d’estre reputez liberaux par ceux qui ne
sont de leur pays, croyans que leur renommee volera dans les pays
esloignez, & là seront tenus pour grands & riches: de sorte que bien
souvent ils vont faire des visites à cent, deux cens, & trois cens
lieuës, pour ce sujet d’estre estimez par leurs liberalitez. Jamais ils
ne s’entre-dérobent, ains tout est à la veuë d’un chacun, suspendu aux
poutres & soliveaux de leurs loges. Il est bien vray que dedans l’Isle à
present, dans _Tapouïtapere_ & _Comma_, ils ont des coffres que les
François leurs ont donnez, dans lesquels ils reserrent leur meilleure
marchandise, aussi il s’est ensuivy soit de là, soit de l’exemple des
François, que plusieurs apprennent le mestier de dérober. Ils appellent
dérober, _Monda_ le larron, _Mondaron_, & est une grande injure
entr’eux, tellement qu’ils changent de couleur au visage, de sorte
qu’appeller une femme laronnesse, & double putain qu’ils signifient par
le mot _Menondere_, à la difference d’une simple putain appellée
_Patakuere_, c’est le pis qu’on luy sçauroit dire: aussi vous estes
payez de mesme monnoye, quand vous les appellez larrons: pour ce qu’ils
vous jettent sur la barbe un beau & bon _Giriragoy_, c’est à dire, tu as
menty, sans espargner personne, en quoy on peut recognoistre, combien ce
vice leur déplaist, puis qu’ils n’en sçauroient supporter l’injure.

Ils gardent equité ensemble, ne se fraudent, & ne se trompent; si
quelqu’un offence autruy, la peine du _Talion_ s’ensuit; sont fort
compationnans & se respectent l’un l’autre, specialement les vieillards.
Ils sont fort patiens en leurs miseres & famine, jusques à manger de la
terre[90], à quoy ils habituent leurs enfans, chose que j’ay veuë
plusieurs fois, que les petits enfans tenoient en leurs mains une plote
de terre, qu’ils ont en leur pays _quasi_ comme terre sigilee, laquelle
ils sucçoient & mangeoient, ainsi que les enfans de France, les pommes,
les poires, & autres fruicts qu’on leur donne.

Ils ne sont pas fort curieux à apprester leur viande, comme nous: car,
ou ils la jettent dans le feu pour la cuire, ou la mettent boüillir dans
la marmite sans sel, ou rostir à la fumee sur le _Boucan_.



Ordre et Respect que la Nature a mise entre les Sauvages, qui se garde
imviolablement par la jeunesse.

Chap. XXI.


Le poinct que j’ay le plus consideré & le plus admiré, pendant les deux
ans que j’ay demeuré entre les Sauvages, est l’ordre & respect gardé
inviolablement des jeunes, vers leurs majeurs, ou entr’eux, chacun
executant ce que son aage requiert de luy, sans s’ingérer de plus haut
ou de moindre. Qui est celuy qui ne s’estonnera avec moy, que la pure
nature ait plus de force sur ces Barbares à faire garder le respect, que
les enfans doivent à leurs majeurs, & à demeurer dans les bornes du
devoir que requiert la diversité des aages, que la nature, dis je, ait
plus de force à faire observer ces choses, que non pas la Loy, ny la
grace de Jesus-Christ sur les Chrestiens, parmy lesquels rarement l’on
voit que la jeunesse se tienne dedans ses termes, nonobstant tous les
beaux enseignements, Maistres & Pedagogues, ains l’on n’y remarque que
de la confusion & grande presomption. A la mienne volonté que ce
discours suivant nous y apporte quelque remede.

Les Sauvages ont distingué leurs aages, par certains degrez, chaque
degré, portant sur le front de son entree, son nom propre, qui advertit
celuy qui desire entrer dans son Palais ses parterres & allees, le but
de sa charge, qu’il enveloppe sous soy par enigme, comme faisoient jadis
les Hierogliphiques des Egyptiens. Le premier desquels, pour les enfans
masles & legitimes, se nomme en leur langue, _Peitan_, c’est à dire,
enfant sortant du ventre de sa mere. En ce premier degré d’aage, plein
d’ignorance du costé de l’Enfant, & qui n’a autre portion que les pleurs
& la foiblesse, si est-ce qu’estant le fondement de tous les autres
degrez, la Nature; bonne mere à ces Sauvages, a voulu que l’enfançon
fust disposé immediatement, à la sortie du ventre de sa mere, à recevoir
en luy, les premieres semences du naturel commun de ces Barbares: Car il
n’est point caressé, emmailloté, eschauffé, bien nourry, bien gardé, ny
mis en la main d’aucune nourrice, ains simplement lavé dans le ruisseau,
ou en quelque autre vase plein d’eau: est mis en un petit lit de cotton,
ses petits membres ayans toute liberté, sans vesture quelconque, soit
sur le corps, soit sur la teste: il se contente pour sa nourriture du
laict de sa mere, & des grains de mil rostis sur les charbons, & machez
dans la bouche de la mere reduicts en farine, & détrampez de sa salive
en forme de boüillie, laquelle sa mere luy donne en sa petite bouche,
ainsi qu’ont accoustumé les oyseaux de repaistre leurs petits,
c’est-à-dire bouche à bouche. Il est bien vray que quand l’enfant est un
peu fort, par une cognoissance & inclination naturelle, vous le voyez
rire, s’esjoüir, & tressaillir à la mode des enfans, sur les bras de sa
mere, la considerant mascher grossement en sa bouche, sa nourriture, &
portant son petit bras à la bouche de sa nourrice, il reçoit dans le
creux de sa menote cette pasture naturelle, qu’il porte droict à sa
petite bouche & la mange: & quand il se sent rassasié, il jette le
surplus en terre, & destournant son visage, frappant de ses mains la
bouche de sa mere, il luy fait entendre, qu’il n’en veut plus. A quoy
obeist la mere, ne forçant en rien son appetit, & ne luy donnant aucune
occasion de pleurer. Si l’enfant a soif il sçait fort bien demander par
ses gestes la mammelle de sa mere. Ces petits enfans rendent, en ce
jeune aage, le respect & le devoir, que la nature leur demande en ce
degré: car ils ne sont point criards, pourveu qu’ils voyent leurs meres,
se tiennent en la place, où elles les mettent: Quand elles vont jardiner
au bois, elles vous les asseent tous nuds comme ils sont sur le sable &
la poudre, où ils se tiennent sans dire mot, quoy que l’ardeur du Soleil
leur donne vivement sur la teste, & sur le corps. Qui est celuy de nous
autres, qui auroit eu en son petit aage la moindre de ses incommoditez,
& seroit à present en vie? Nos parens sçavent la retribution & le devoir
que nous avons commencé à leur rendre, dés ce premier degré, d’où ils
pouvoient bien s’asseurer, si le trop grand amour qu’ils nous portoient
ne les eust aveuglez, qu’en tous les autres degrez de nostre aage, nous
ne serions pas plus recognoissans de nostre devoir envers eux, quelque
peine qu’ils puissent prendre.

Le second degré d’aage commence au temps que le petit enfant s’esvertuë
d’aller tout seul, encore que confusément on ne laisse d’appeller du
mesme mot que je vay dire les enfans, en leur premier degré: Neantmoins
j’ay pris garde de prez, qu’autre est la façon de gouverner les enfans
qui ne peuvent marcher, & autre la façon de gouverner ceux qui
s’efforcent d’aller tous seuls, qui faict que nous devons mettre ce
degré à part, & singulariser leur nom, pour l’adapter seulement à leur
degré, specifié par la diversité de gouvernement & d’action: Le second
degré s’appelle _Kounoumy miry_, petit garsonnet[91], & dure jusqu’à
l’aage de sept ou huict ans. En tout ce temps ils ne s’esloignent de
leurs meres, & ne suivent encore leurs Peres, qui plus est, on les
laisse à la mammelle, tant que d’eux mesmes, ils s’en retirent,
s’accoustumans peu à peu à manger des grosses viandes, comme les grands
& adults. On leur fait de petits arcs, & des flesches proportionnees à
la force de leurs bras: lors s’amassans les uns avec les autres de mesme
aage, ils plantent & attachent quelques courges, devant eux, sur
lesquelles ils tirent leurs fleches, & ainsi de bonne heure ils
s’adextrent tant les bras que la veuë à tirer justement. On ne voit
battre, ny foüetter ces enfans, qui obeissent à leurs parens, &
respectent ceux qui sont plus aagez qu’eux. Cet aage d’enfans est
infiniment agreable: car vous remarquez en eux la distinction qui peut
estre en nous, de la nature & de la grace: pour ce que, rejettant toute
comparaison, je les ay trouvez aussi mignons, doux & affables, que les
enfans de par de çà, sans oublier pourtant d’excepter & mettre à part,
la grace du Sainct Esprit, qui est donnee aux enfans des Chrestiens par
le Baptesme. Que s’il arrive que ces enfans en cet aage meurent, les
parens en portent un deüil extreme, & en gravent une memoire perpetuelle
en leur cœur, pour s’en resouvenir en toutes les ceremonies de larmes &
de pleurs, rememorans entre ces souvenances, qu’ils se font les uns aux
autres, en pleurant cette perte, & mort de leurs petits garsonnets, les
appellant d’un nom particulier _Ykounoumirmee-seon_, le petit garsonnet
mort en son enfance. J’ay veu de ces foles meres demeurer au milieu de
leurs jardins, dans les bois toutes seules, voire quelquefois s’arrester
& acroupir dans le milieu du chemin, pleurantes amerement, & leur ayant
faict demander ce qu’elles avoient de pleurer ainsi toutes seules dans
les bois, & au milieu du chemin: Helas! disoient-elles, nous nous
resouvenons de la mort de nos petits enfans, _Ché Kounoumirmee-seon_,
morts en leurs enfances. Puis elles recommençoient de tant plus à
pleurer, & se fondoient en larmes: & à la verité cela est connaturel,
d’avoir regret de la perte & mort de ces petits enfans, qui tant s’en
faut, qu’ils ayent donné de la peine à leurs parens, c’est au contraire,
le seul & unique temps du cours de leur vie, auquel ils puissent donner
quelque contentement à leurs peres & meres.

Le troisieme degré contient l’aage entre ces deux premiers degrez,
d’enfance & de puerilité, & entre les degrez d’adolescence & virilité,
qui est proprement depuis 8 jusques à 15 ans, que nous appellons
jeunesse, & garsons: les Sauvages les appellent simplement _Kounoumy_
sans aucune autre addition, telle qu’est l’enfance appellee _Kounoumy
miry_ & l’adolescence nommee _Kounoumy Ouassou_. Ces _Kounoumys_ donc,
ou garsons, en l’aage de 8 à 15 ans, ne s’arrestent plus au foyer, ny
autour de leurs meres, ains suivent leurs Peres, apprennent à
travailler, selon qu’ils voyent qu’ils font: ils s’appliquent à
rechercher la nourriture pour la famille, vont au bois tirer des
oyseaux, vont à la mer, flecher les poissons, qui est chose tres-belle à
voir, avec quelle industrie ils dardent quelquefois trois à trois ces
poissons, ou bien ils les prennent avec la ligne faite de _toucon_, ou
dans les _poussars_, qui sont une espece de fouloire & petite seine, se
chargent d’huytres & de moules, & apportent le tout en la maison: on ne
leur commande de ce faire. Ils y vont de leur propre instinct,
recognoissans que c’est le devoir de leur aage, & que tous leurs majeurs
ont fait le mesme. Ce travail & exercice plus joyeux que penible,
correspondant à l’inclination de leurs ans, les affranchit de beaucoup
de vices, ausquels la nature infectee commence à prester l’oreille et le
goust: Et c’est, ce me semble, la raison pourquoy, l’on propose à la
jeunesse des divers exercices liberaux ou mechaniques, pour la retirer &
divertir de l’impulsion corrompuë, que chacun a naturellement attachee
dedans soy, laquelle se renforce par l’oysiveté, specialement en ce
temps.

Le quatriesme degré est pour ceux, que les Sauvages appellent _Kounoumy
Ouassou_, c’est à dire grands garsons, ou jeunes hommes, comprenant les
ans depuis 15. jusques à 25. que nous disons entre nous l’adolescence.
Ceux-cy ont une autre sorte de comportement: car ils s’addonnent fort et
ferme au travail, ils s’habituent à bien manier les avirons des Canots,
et pour ceste cause on les choisit, quand on desire aller en guerre,
pour nager les Canots. Ce sont eux qui s’estudient specialement à faire
les fleches pour la guerre: ils vont à la chasse, avec les chiens,
s’acoustument à bien flecher et harponner les gros poissons, ne portent
encore des _Karaiobes_, c’est-à-dire, des pieces de drap liees devant
eux pour cacher leur honte, comme font les hommes mariez, mais avec une
fueille de Palme ils accomodent ceste partie. Ils peuvent librement
deviser avec les plus aagez, hormis au _Carbet_, où il faut qu’ils
escoutent, sont prompts à faire service à ceux qui les surpassent
d’aage. Et à vray dire, c’est en ce temps qu’ils aydent plus à leurs
Peres & Meres, de leur travail, chasse et pesche, d’autant qu’ils ne
sont point encore mariez, & par consequent non obligez à nourrir une
femme: & c’est pourquoy leurs parens s’attristent beaucoup, quand ils
meurent en ces annees, leur donnans un nouveau nom en signe de douleur,
qui est _Ykounoumy-ouassou-remee seon_, c’est à dire le grand garson
mort, ou le grand garson mort en son adolescence.

Le cinquiesme degré prend depuis 25. jusqu’à 40. ans, & celuy qui est en
ces annees proprement s’appelle _Aua_, vocable qui ne laisse pas d’estre
imposé generalement à tous les aages, ainsi comme est le nom d’homme
parmy nous: toutefois il doit estre particulier à cet aage, en tant
qu’alors l’homme est en sa force appellé par les Latins _vir, à
virtute_, & en François aage viril, pour la virilité, c’est-à-dire la
force qui est en l’homme en ce terme: de mesme ceste langue des Sauvages
use de ce mot _Aua_, duquel procede _Auaeté_, c’est-à-dire fort,
robuste, vaillant, furieux, pour signifier le 5. aage de leurs enfans.
En ce temps ils sont bons guerriers pour bien frapper, mais non pour
conduire. Ils recherchent les femmes en mariage en cette saison, lequel
n’est pas beaucoup difficile à faire: car le trousseau de la nouvelle
mariee ne consiste qu’en quelques courges que sa mere luy donne pour
commencer son mesnage, au lieu qu’en ces pais les meres fournissent les
vestements, linges, ornemens & pierreries à leurs filles. Les peres
donnent pour doüaire, aux marys qui espousent leurs filles, 30. ou 40.
buches coupees de mesure, qu’ils font porter en la chambre du nouveau
marié, pour faire le feu des nopces, & ce nouveau marié s’appelle non
plus, _Aua_, mais _Mendar-amo_. Quoy que ce jeune homme soit marié, & la
jeune femme semblablement, cela n’oste ny afranchit de l’obligation
naturelle, d’assister leurs parents, ains demeurent tousjours obligez de
leur subvenir, & ayder à faire leurs jardinages. C’est une remonstrance
que j’entendy faire en ma loge, par la fille de _Iapy-Ouassou_, baptisée
& mariee en l’Eglise, à un autre Sauvage son mary aussi Chrestien,
lequel s’en allait à _Tapouitapere_, assister le R. Pere Arsene, pour
baptiser plusieurs Sauvages: Elle luy dit ainsi: Où veux-tu aller? Tu
sçais bien que les jardins de mon Pere sont à faire, & qu’il a faute de
vivres: Ne sçais tu pas qu’il m’a donnee à toy, à la charge que tu luy
ayderois & subviendrois en sa vieillesse? Si tu le veux abandonner je
m’en vay retourner chez luy. On la reprit sur ces derniers mots, luy
faisant recognoistre la foy, qu’elle avoit donnee, de jamais ne
l’abandonner, ou se separer de luy, quant au reste on la loüa fort: Et
pleust à Dieu que tous les enfans de la Chrestienté se mirassent en ce
lieu, apprenans la vraye intelligence de ces paroles formelles du
mariage, que l’homme & la femme quitteront leurs parens pour adherer
ensemble: car tant s’en faut que Dieu authorise l’ingratitude des enfans
mariez, pour ce disent-il, qu’ils ont d’autres enfans, ou sont prests
d’en avoir, ausquels il faut qu’ils pourvoient: qu’au contraire, Dieu
reprouve comme damnez, ceux qui abandonnent leurs parens, sans lesquels,
mettant la volonté de Dieu à part, ils ne seroient au monde, ny eux ny
leurs enfans; mais bien par ces paroles Dieu declare la grande union qui
doit estre d’esprit & de corps, entre l’homme & la femme par le mariage.

Le 6. degré enferme en soy, les annees depuis 40. jusqu’à la mort, & ce
degré est le plus honorable de tous; c’est luy qui couronne de respect &
de majesté les braves soldats, & prudens Capitaines d’entr’eux: tout
ainsi que la saison de l’Aoust donne la cueillette des labeurs, &
recompence la patience du laboureur à supporter l’hyver, & le printemps,
sans estre aydé de sa terre, sur laquelle il a tant fait de tours &
retours avec la charruë, ainsi en est-il parmy les Sauvages, lesquels
estans parvenus à la saison d’anciens & vieillards sont honorez de tous
ceux qui sont leurs inferieurs en aage. Celuy qui est receu par la
course de ses annees en ce terme, est appellé _Thouyuaë_, c’est a dire
ancien & vieillard: Il n’est plus si assidu au travail comme les autres,
ains il travaille à son vouloir & à son aise, & plus pour servir
d’exemple à la jeunesse & suivre la coustume de leur Nation, que pour
autre necessité: il est escouté avec silence dans un _Carbet_: & parle
par mesure & gravement sans precipiter ses paroles, lesquelles il
accompagne de geste naïf, & explicant nettement ce qu’il veut dire, & le
sentiment avec lequel il prononce ces paroles. On luy respond doucement
& respectueusement, & les jeunes le regardent & escoutent attentivement,
quand il parle: s’il se trouve à la feste des _Kaouïnayes_, il est le
premier assis & servy le premier; & d’entre les filles qui versent le
vin, & le presentent aux invitez: les plus honorables le servent, telles
que sont les filles les plus proches de consanguinité à celuy qui faict
le convive. Parmy les danses qui se font là, ces anciens & vieillards
entonnent les chansons, & leur donnent la notte, commençans d’une voix
fort basse, mais grave, tousjours montant presque à la mesure de nostre
musique. Leurs femmes ont soin d’eux, leur lavent les pieds, leur
apprestent & apportent à manger, & s’il y a quelque difficulté en la
viande, poisson, ou escrevices de mer, pour estre aisement machees leurs
femmes les cassent, espluchent & accommodent. Quand quelqu’un d’eux
meurt, les vieillards luy rendent honneur, le pleurent comme les femmes,
& l’appellent _Thouy-uaë-pee-seon_. Il est vray que s’il est mort en
guerre, ils l’appellent d’un autre mot, qui est _marate-Kouapee-seon_,
c’est-à-dire, le vieillard mort au milieu des armes: ce qui ennoblit
autant les enfans d’iceluy & toute sa race, comme entre nous, quelque
vieil Colonel, qui toute sa vie n’a faict rien autre chose, que porter
les armes pour le service de son Roy & de sa patrie, meurt pour le
comble de son honneur les armes au poing, la face tournee vers les
ennemis, au milieu d’un furieux combat, chose qui n’est pas oubliee par
ses enfans, ains la tiennent pour le plus grand heritage qu’il leur peut
laisser & sçavent bien s’en servir, pour representer au Prince le bon
service de leur pere, & partant recompence deüe par le Prince aux
enfans. Ces Sauvages qui ne font cas d’aucune recompence humaine ains
seulement de l’honneur, recueillans & rassemblans toutes les passions de
leurs ames à ce seul but, ne peuvent autrement, qu’ils ne facent grande
estime des proüesses de leurs parens, & qu’ils ne soient estimez par les
autres pour le respect d’iceux. Ceux qui meurent en leur lict, ne
laissent pas d’estre honorez, chacun selon son merite, & est appelé
d’iceux _Theon-souyee seon_, c’est à dire, le bon vieillard mort en son
propre lict.

Par ce discours vous pouvez voir, comme la nature seule nous apprend de
respecter les vieillards & anciens, les ayder & secourir & reprend
aigrement la temerité & presomption de la jeunesse de ce temps qui sans
prevoir l’advenir n’advisent pas qu’alors qu’ils deviendront vieux, il
leur sera rendu justement la mesme mesure qu’ils ont donnee estant
jeunes à leurs predecesseurs: car ils apprennent par exemple, leurs
enfans à leur rendre ceste ingratitude.



Que le mesme ordre & respect se garde entre les filles & les femmes.

Chap. XXII.


Les traicts de la nature se trouvent entre ces Sauvages, tout ainsi que
les pierres precieuses se rencontrent dans les flancs d’une montagne:
car celuy qui estimeroit, que les diamans & autres joyaux fussent dans
leur lict naturel aussi clairs & estincelans, comme ils se voient
enchassez dans les bagues, seroit un fol: pour ce que ces riches pieces
sont enveloppees dans le limon, sans paroistre beaucoup, tellement que
plusieurs passent & repassent dessus, ignorans ce secret, sans les lever
de terre.

La mesme chose se pratique en la conversation de ces pauvres Sauvages:
combien y en a-il, qui ont ignoré, & ignorent ce que j’ay rapporté icy,
& rapporteray, quoy qu’ils ayent longtemps conversé avec eux, faute
d’avoir penetré & remarqué la belle conduitte de la nature en ces gens
destituez de grace, ains ont passé par dessus ces pierres precieuses
sans en faire leur profit, traversant le tout en gros.

Le mesme ordre des degrez d’aage, j’ay remarqué entre les filles & les
femmes, comme il est entre les hommes, sçavoir, que le premier degré
supposé commun aux masles & aux femelles sortans immediatement du ventre
de leurs meres, appellé du mot, _Peïtan_, ainsi qu’avons dit
suffisamment au chapitre precedent: le second degré suit, qui met
distinction d’aage, de sexe & de devoir: d’aage de fille à fille, de
sexe de fille à garçon & de devoir de la plus jeune à son aisnee. Ce
degré enclost dedans soy les sept premieres annees, & la fillette de ce
temps s’appelle _Kougnantin-myri_, c’est-à-dire la petite fillette. En
tout cet aage, elle demeure fixement avec sa mere, succeant le laict de
la mere plus d’un an davantage que les garçonnets, voire je diray bien
ceste verité, d’en avoir veu aagees de plus de six ans, teter encore
leurs meres, mangeant fort bien toute autre viande, parlant & courant
comme les autres. Au lieu que les garçonnets de cet aage portent des
arcs & fleches, ces fillettes s’amusent à contre-faire leurs meres en
fillant comme elles peuvent du coton, & traceant une espece de petit
lict, comme est la coustume des fillettes de cet aage à s’amuser à
quelques frivoles & legeres ouvrages, pestrissent la terre,
contrefaisant l’usage des plus experimentees à faire des vases & des
escuelles de terre. Il y a bien à dire de l’amour que portent les peres
& les meres à leurs petits enfans masles, ou fillettes; pour ce que tant
le pere que la mere batissent leur amour sur leur fils, & pour les
filles, cela leur est par accident, & ne sont point esloignees en ceste
suitte de nature, de nostre lumiere commune qui nous rend plus prisables
les fils que les filles, & non sans raison: car l’un conserve la souche,
& l’autre la met en pieces.

Le troisiesme degré va depuis sept jusqu’à quinze, & la fille de cet
aage s’appelle _Kougnantin_, c’est à dire fille: c’est en cet aage
qu’elles perdent ordinairement par leurs foles phantasies, ce que ce
sexe a de plus cher, & sans quoy elles ne meritent d’estre estimees, ny
devant Dieu, ny devant les hommes: qu’on me pardonne, si je dy un mot,
que plusieurs de ce sexe en cet aage, ne sont pas plus sages par de çà,
quoy que l’honneur & la loy de Dieu, les devroit convier à l’immortalité
de la candeur, parce que ces pauvres jeunes filles barbares, ont un
erreur connaturel procedé de l’auteur de tout mal, qu’elles ne doivent
estre trouvees apres cet aage avec le signacle de leur pureté: Je n’en
diray pas d’avantage, pour n’offencer le Lecteur: il me suffit
d’ateindre & toucher le fil de mon discours. En ces annees elles
apprennent tous le devoir d’une femme, soit pour filer les cotons, pour
tistre les licts, pour travailler en estame, pour semer & planter les
jardins, pour faire les farines, composer les vins, & apprester les
viandes, gardent un grand silence, quand elles se trouvent en compagnie,
où il y a des hommes, & generalement elles parlent peu de cet aage, si
elles ne sont avec leurs semblables.

Le 4. degré est depuis 15. ans jusqu’à 25. ans; lequel impose à la fille
de cet âge le nom de _Kougnanmoucou_, c’est-à-dire, une fille, ou femme
en sa grandeur & stature parfaicte, que nous disons en ces quartiers
fille à marier. Nous passerons souz silence l’abus qui se commet en ces
annees, par la tromperie que la coustume de leur Nation deceuë, leur a
imprimé pour loy dans leur esprit. Ce sont elles qui font tout le
mesnage de la maison, relevant de peine leurs meres, & ont la charge des
choses necessaires pour le vivre de la famille. Elles ne sont pas
longtemps sans estre demandees en mariage, si tant est que leurs parens
ne les reservent pour quelque François, afin d’avoir abondance de
marchandise, & en cas que cela ne soit, elles sont donnees en mariage, &
alors elles portent le nom de _Kougnanmoucou-poire_[92], c’est-à-dire,
femme mariee & en la force de son aage. Et dés ce temps elle suit son
mary, portant sur sa teste, & sur son dos apres luy, tant les ustenciles
necessaires, pour presenter à manger, que le mesme manger, & les vivres
qui sont de besoin par les chemins: tout ainsi que les mulets de par
deçà portent le bagage & les vivres des Seigneurs: Et en effect, puisque
je suis sur ce point je diray ce mot, que comme les Seigneurs de
l’Europe ambitieux de faire recognoistre à tout le monde leur grandeur,
taschent d’avoir le plus grand nombre de mulets qu’ils peuvent: ainsi
ces Sauvages sont extremement convoiteux d’avoir nombre de femmes pour
marcher apres eux, portans leur bagage: d’autant qu’entr’eux, ils sont
prisez & estimez selon le nombre des femmes qu’ils ont.

Ces jeunes femmes devenuës grosses du faict de leurs maris, sont
appellees d’un mot particulier _Pouroua-bore_, c’est à dire, femme
enceinte, & nonobstant ceste grossesse, elles ne laissent de travailler,
jusqu’à l’heure de leur accouchement, comme si elles n’estoient point
empeschees. Elles deviennent fort grosses, à cause qu’elles rendent
leurs enfans assez grands & membrus. Plusieurs penseroient que ces
femmes en cet estat, auroient plus de curiosité de se couvrir, mais
c’est tout un avec les autres temps. Venuë qu’elle est au temps de ses
couches, si couches se doivent apeller: car elle ne garde pour tout cela
le lict, si elle n’est prevenuë de grandes douleurs, encore à lors
demeure-elle assize, environnee de ses voisines, lesquelles elle a
invitees, quelque peu auparavant, au sentiment & mouvement de son
fruict, de l’assister par ces paroles, _Chemen-boüirare-Kouritim_,
c’est-à-dire, je m’en vay incontinent accoucher, ou je suis preste à
present d’accoucher, lors le bruit court par les loges, que telle ou
telle s’en va accoucher, disans ces paroles avec le nom propre de la
femme qu’elles y conjoignent _Ymen-bouïrare_, qui signifie, une telle
est accouchee, ou s’en va accoucher. Le mary s’y trouve avec les
voisins, & si tant est que sa femme ait difficulté d’enfanter, il luy
presse le ventre, pour faire sortir l’enfant, sorty qu’il est, il se
couche pour faire la gesine au lieu de sa femme[93], qui s’employe à son
office coustumier, & lors toutes les femmes du village viennent le voir
& visiter couché en ce sien lict, le consolant sur la peine & douleur
qu’il a eu de faire cet enfant, & est traitté comme fort malade & bien
lassé, sans sortir du lict, au lieu que par deça les femmes gardent le
lict apres l’accouchement où elles sont visitees & traittees.

Le cinquiesme degré enferme dans ses limites les annees de vingt-cinq à
quarante ans, auquel temps le femme reçoit toute sa force, ainsi que
l’homme; & partant est appellee du nom commun & general _Kougnan_, sans
autre addition, ce que nous dirions en François, une maistresse femme,
ou une femme en sa force. En ce terme les femmes Indiennes ont encore
quelques traicts de la beauté de leur jeunesse, neantmoins elles s’en
vont au declin le grand galot, & commencent à estre hideuses & sales,
leurs mamelles pendantes le long de leurs flancs, comme vous voyez par
deça aux levrettes & chiennes de chasse: ce qui apporte une horreur à la
veuë: quand elles sont jeunes, elles sont tout au contraire, portans les
mamelles fermes. Je ne veux m’amuser d’avantage à ceste matiere, apres
que j’auray dit, que la recompence dés ce monde donnee à la pureté, est
l’incorruption & integrité accompagnee de bonne odeur, fort bien
representee dans les sainctes lettres par la fleur de Lys, pur, entier &
odoriferant: _Sicut lilium inter spinas, sic amica mea inter filias._

Le sixiesme & dernier degré prend depuis quarante ans, jusqu’au reste de
la vie, & la femme de ce temps est nommee _Ouainuy_: dans ces annees,
elles ne laissent d’estre fœcondes à produire des enfans: Elles usent du
privilege de mere de famille: ce sont elles qui president à faire les
_Kaouins_, & toutes leurs autres manieres de brasseries: sont les
maistresses du _Carbet_, où se trouvent les femmes pour deviser: & quand
le pouvoir de manger les esclaves estoit encore entier, c’estoit leur
office de bien faire rostir le corps, recueuillir la gresse qui en
degoutoit, afin d’en faire le _Migan_, c’est-à-dire le potage, de faire
cuire les tripes & boyaux dans des grandes poëles de terre, y mesler la
farine, & les chous de leurs pays, puis mesuroient la portion d’un
chacun dans des escuelles de bois, qu’elles envoyoient à tous par les
jeunes filles. Ce sont elles qui commencent les pleurs & gemissemens sur
les deffuncts, & à la bien venuë de leurs amis. Elles enseignent aux
jeunes ce qu’elles ont appris. Elles sont plus corrompuës en paroles, &
plus effrontees que les filles & les jeunes femmes; & n’oserois dire ce
qui en est, & ce que j’en ay veu & recogneu. Bien vray est que j’en ay
veu & cogneu de fort bonnes, honnestes & charitables.

Il y avoit au Fort S. Louïs deux bonnes vieilles femmes _Tabaiares_, qui
ne manquoient jamais de m’apporter de leurs petites commoditez, & quand
elles me les offroient, c’estoit en pleurant, & s’excusant de ne pouvoir
faire mieux. Je n’ay pas pourtant grande esperance de ces vieilles: Il
faut que le Païs s’en face quitte par la mort naturelle: quand elles
meurent elles ne sont pas beaucoup pleurees ny regrettees, ainsi les
Sauvages en sont bien aises pour en avoir de jeunes. Je me suis laissé
dire que les Sauvages, par opinion supersticieuse tiennent, que les
femmes ont bien de la peine, apres qu’elles sont mortes, de trouver le
lieu, où dansent leurs grands Peres, par delà les montagnes, & qu’une
bonne part demeure par les chemins si tant est que quelques unes s’y
arrivent. Elles deviennent fort sales, quand elles atteignent l’aage
decrepité, & y a ceste distinction entre les vieillards & les vieilles,
que les vieillards sont venerables, & representent une façon en eux, de
gravité & authorité; à l’opposite les vieilles de ces Païs sont
rechignees & ridees comme un parchemin mis au feu: nonobstant cela,
elles sont fort respectees, tant de leurs maris, que de leurs enfans &
specialement des filles & des jeunes femmes.



De la consanguinité, qui est parmy ces Sauvages.

Chap. XXIII.


La consanguinité entre ces barbares, a autant d’eschelons & rameaux
comme la nostre, & se conserve de famille en famille, avec autant de
curiosité comme nous pourrions faire, excepté le poinct de Castimonie,
qui a de la peine parmy eux, sinon au premier eschelon, c’est-à-dire de
Pere à fille. Pour les sœurs, & les freres, ils ne se marient pas
ensemble, mais du reste de leurs affaires j’en doute, & non sans raison,
cela ne merite pas d’estre escrit.

Le premier rameau sort du tronc de leurs Ayeuls ou grands Peres, qu’ils
appellent _Tamoin_[94], & soubs ce mot ils comprennent tous leurs
devanciers, voire depuis Noé, jusqu’au dernier de leurs Ayeuls; & c’est
chose estrange, comment ils se souviennent & racontent d’Ayeul en Ayeul,
leurs devanciers, veu que nous sommes bien en peine en l’Europe de
monter jusqu’au Tris-ayeul, que les familles ne se perdent deçà delà.

Le second rameau pousse & sort du premier, & s’appelle _Touue_,
c’est-à-dire, Pere, & est celuy qui les engendre en vray & legitime
mariage, tel qu’il est pratiqué par delà: Car la Loy des bastards, est
autre que celle des legitimes, ainsi que nous dirons en son lieu. Ce
rameau paternel en produit un autre qui se nomme _Taïre_, c’est-à-dire,
fils, lequel rameau vient à se coupper, & fourcher en diverses branches,
ausquelles ils imposent ces noms _Chéircure_, c’est-à-dire, mon grand
frere, ou mon frere aisné, qui doit tenir la tige de la maison & de la
famille, & _Chèuboüire_, qui signifie mon petit frere, ou mon cadet,
auquel n’appartient de tenir la maison, sinon par la mort de son grand
frere. Arrivant qu’un de ces deux freres aye enfant; cet enfant, masle
ou femelle, doit appeller le frere de son Pere _Chétouteure_,
c’est-à-dire, mon oncle, & sa femme _Chèachè_, ma tante. Semblablement
si son Pere a des sœurs, il les appelle _Chèachè_, ma Tante, comme aussi
les marys de ses sœurs _Chètouteure_, mon Oncle. Les Oncles & les Tantes
appellent les enfans masles de leurs freres, ou sœurs _Chèyeure_,
c’est-à-dire, mon Nepveu, & les filles _Reindeure_, ou _Chereindeure_,
ma niepce. Les enfans descendus de deux freres, ou de frere, & de sœur,
ou bien de deux sœurs s’appellent ainsi. Les masles _Rieure_, ou
_Cherieure_ mon cousin, les femelles _Yetipere_, ou _Cheitipere_, ma
cousine. Quant à la descente du costé des femmes, la grand-mere fait le
1. Eschelon, soit du costé Paternel ou du costé Maternel, c’est à dire
la Mere du propre Pere, duquel on est descendu, ou la Mere de sa propre
Mere qui l’a engendré, & est appellee _Ariy_, ou _Cheariy_ ma
grand’mere. La propre mere faict le 2. Eschelon, nommee _Aï_, Mere, ou
_Cheaï_, ma Mere. La fille faict le 3. Eschelon, dite _Tagyre_, fille,
ou _Chéagyre_ ma fille. Le 4. Eschelon est de la sœur, appellee
_Teindure_, sœur, ou _Chéreindure_, ma sœur. La Tante faict le 5.
Eschelon, nommé _Yaché_, Tante, ou _Chèaché_, ma Tante. Le 6. Eschelon
est en la Niepce, appellee _Reindure_, ou _Chereindure_, ma Niepce, ou
ma petite sœur, qui est une forme de parler entr’elles. Le 7. Eschelon
est de la Cousine, nommee _Yetipere_, Cousine, ou _Cheytipere_, ma
Cousine; Somme voicy les rameaux de la consanguinité d’entre eux.


Pour les masles.

    Grand Pere.
    Pere.
    Fils.
    Frere.
    Oncle.
    Neveu.
    Cousin.

Qu’ils appellent en leur langue

    _Chéramoin_, ou _Tamoin_.
    _Touue_, ou _Chérou_.
    _Tayre_, ou _Chéayre_.
    _Chéircure_, ou _Chéubouïre_.
    _Touteure_, on _Chétouteure_.
    _Yeure_, ou _Chéyeure_.
    _Rieure_, ou _Chérieure_.


Pour les femelles.

    Grand mere.
    Mere.
    Fille.
    Sœur.
    Tante.
    Niepce.
    Cousine.

Qu’il appellent en leur langue

    _Ariy_, ou _Ché-Ariy_.
    _Aï_, ou _Chéaï_.
    _Tagyre_, ou _Chéagyre_.
    _Theindeure_, ou _Chéreindeure_.
    _Yaché_, ou _Chèaché_.
    _Reindeure_, ou _Chéreindeure_.
    _Yetipere_, ou _Ché-yetipere_.

Outre ceste consanguinité, il s’en trouve deux autres contractees par
alliance, sçavoir, ou en donnant leur fille à quelqu’un, ou recevant une
fille pour femme de leur fils, ou bien secondement, en contractant
l’alliance d’hospitalité avec les François, quand specialement ils leur
donnent leur filles pour concubines. Ils appellent ceux à qui ils
donnent leurs filles _Taiuuen_, gendre, ou _Chéraiuuen_, mon gendre. Ils
imposent ce nom à la fille, qu’ils reçoivent pour femme à leur fils
_Taütateu_, bru, ou belle fille, _Chérautateu_, ma bru; ils appellent le
François, avec qui ils contractent l’alliance d’hospitalité, _Touassap_,
Compere, ou _Ché touassap_, mon Compere, & quelquefois _Chéaïre_, mon
fils, ou _Chéraiuuen_, mon gendre, & ce lors que le François retient sa
fille pour concubine.--Telle est donc ce rameau d’alliance.

    Gendre.
    Bru.
    Compere.

Et en leur langue

    _Taiuuen_, ou _Ché-raiuuen_.
    _Taütateu_, ou _Cheraütateu_.
    _Touassap_, ou _Chetouassap_, ou bien _Ché-aïre_.

Les bastards sont tous les enfans qu’ils ont hors le legitime mariage
pratiqué entr’eux, à leur mode, & entre ces bastards il y a un ordre: ou
bien ils sont sortis d’un _Tapinambos_ & _Tapinambose_, & cestuy est le
premier Eschelon: ou d’une Indienne _Tapinambose_ & d’un François, &
c’est le second rameau: ou d’un _Tapinambos_ & d’une Esclave, & c’est le
troisiesme Eschelon, ou d’une Indienne _Tapinambose_, et d’un serviteur
Esclave, & c’est le quatriesme rameau: ou d’une servante Esclave, & d’un
François, c’est le dernier Eschelon.

Telle est donc ceste ligne de bastards.

    D’un _Tapinambos_ avec une _Tapinambose_.
    D’une Indienne _Tapinambose_ & d’un François.
    D’un _Tapinambos_ & d’une Esclave.
    D’une Indienne _Tapinambose_ & d’un serviteur Esclave.
    D’une servante Esclave & d’un François.

Ces Bastards sont appelez en leur langue

    _Marap_, ou _Ché-marap_.

Et les Bastards des François,

    _Mulâtres_.

Les loix de ces bastards sont diverses, selon la diversité de leurs
descentes: & auparavant que je les touche, il faut poser la regle
generale qu’ils observoient vers les bastards, qui est, que quand...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Lacune d’une feuille.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

ils l’appellent _Toreuüe_, c’est à dire gaillard, _Cheroreuuë_, je suis
joyeux, gaillard: celuy qui est plaisant, & a le mot à dire,
_aron-ayue_.

Leurs salutations, demandes, & responces, quand ils se trouvent par
ensemble, sont si douces que rien plus: d’autant qu’ils les prononcent
avec un accent assez long, fort doux, & attrayant, specialement les
femmes & les filles; & pour ce que je sçay, que cela apportera une
consolation au Lecteur: j’ay mis cy dessoubs la forme & maniere
ordinaire de leur pourparler, qui est telle[95].

Le matin quand ils se levent, ils se disent.

  Bon jour.                       _Tyen-de-Koem._
  Et à vous aussi.                _Nein Tyen-de-Koem._

Le soir quand ils reviennent du travail, & qu’ils se separent, ils se
disent.

  Bon soir.                       _Tyen de Karouq._
  Et à vous aussi.                _Nein Tyen de Karouq._

Quand la nuict est fermee, & qu’ils veulent aller coucher, ils disent
l’un à l’autre.

  Bonne nuict.                    _Tyen-de-petom._
  Et à vous aussi.                _Nein-Tyen-de-petom._

S’ils voient quelqu’un venir à eux, ou passer aupres d’eux, ou s’ils se
rencontrent en chemin, souvent ils s’arrestent un peu, &
s’entre-demandent avec une parole & un visage familier.

  D’où venez vous?                _Mamo souï pereiou?_
  Où allez-vous?                  _Mamo peresso?_

Lors ils respondent & disent d’où ils viennent, & où ils vont, & c’est
ordinairement l’une de ces choses suivantes, ausquelles toute leur vie &
exercice est appliquee, à sçavoir, ou pescher en la mer, aller dans le
bois, couper des arbres, visiter leurs jardins, planter leurs racines,
cueillir leurs fruicts, arracher leurs naveaux, aller à la chasse, se
promener çà & là, visiter les villages, & les loges l’un de l’autre par
ainsi ils respondent,

  Je viens de la mer.             _Paranam-souï-Kaiout._
  Je viens de pescher.            _Pira-rekie-souï-Kaiout._
  Je viens du bois.               _Kaa-souï-Kaiout._
  Je viens de couper du  bois.    _Ybouïra monosoc._
    ou bien                       _Ybouïra mondoc._
  Je viens du jardin.             _Ko-souï-Kaiout._
  Je viens de jardiner.           _Ko-pirarouer-Kaiout._
  Je viens de bescher & planter.  _Maëtum arouere._
  Je viens de cueillir des
    fruicts.                      _Vuapoo-arouere-Kaiout._
  Je viens de la chasse.          _Kaaue-arouere-Kaiout._
  Je viens de me promener.        _Mosou-arouere-Kaiout._
  Je viens d’un tel village.      _Taaue-souï-Kaiout._
  Je viens de voir un tel.        _Ahere-piac-souï-Kaiout._
  Je viens de mon logis.          _Cheroe-souï_, ou bien,
                                  _Cheretan-souï_.
  A Dieu, je m’en vay.            _Ne in cheaiourco._
  A Dieu, nous en allons.         _Ne in oro iourco._

Que si quelqu’un de leurs voisins les va trouver en leur loge, ou s’ils
le voient en peine, cherchant çà & là quelque chose luy demandent,

  Que cherchez-vous?              _Maëperese-Kar?_
  Que demandez-vous?              _Marapereico?_

Alors ils disent ce qu’ils cherchent, & ce qu’ils demandent fort
librement; Pour exemple,

  Je demande à manger.            _Ageroure deué-cheremyouran ressé._
  Je demande de la farine.        _Ageroure ouï ressé._
  Je demande de la chair.         _Ageroure soo ressé._
  Je demande du poisson.          _Ageroure pyra ressé._
  Je demande de l’eau.            _Ageroure v. ressé._
  Je demande du feu.              _Ageroure tata cheué._
  Je demande un couteau.          _Ageroure xè._
  Une hache.                      _Iu._

S’ils voient quelqu’un tout pensif en soy-mesme, ils luy demandent ce
qu’il a, à quoy il pense.

  Que pensez-vous?                _Mara-péde-ie mongueta?_

Il respond.

  Je ne pense à rien.             _Ai Kogné._
  Je pense à quelque chose.       _Maerssé-Kaien-arico._
  Je pense à vous.                _Deressé Kaien-arico._

Si davanture quelques-uns devisent ensemble, ils sont fort curieux de
sçavoir ce qu’ils disent, & ainsi ils viennent doucement les trouver, &
leur demandent.

  Que dites vous?                 _Mara-erepe?_ ou bien, _Mara-erepipo?_
  Que disiez vous ensemble?       _Mara-peïe-peïooupé._

Ils respondent,

  Nous parlions de nos affaires.  _Ore-rei-Koran Koïo-mongueta._
  Nous parlions de vous.          _Deressé Koïa-mongueta._

C’est ainsi qu’ils passent leur vie doucement les uns avec les autres en
toute familiarité, selon que vous pouvez recognoistre par ce discours.



Des humeurs incompatibles avec les Sauvages.

Chap. XXV.


Socrate avoit coustume de dire, que tout ainsi que le vin aspre, & rude
est de mauvaise digestion, difficile, & mal plaisant à boire, ainsi les
humeurs rudes, aspres & facheuses, sont mal propres pour converser avec
les hommes. Et Plutarque escrit que, comme le son aigre des chauderons &
pots cassez, mettent les Tygres en colere, de telle façon qu’ils se
jettent à corps perdu, sur ceux qui viennent leur chanter aux oreilles
ces motets si importuns & desagreables, aussi sont les mauvaises
complexions & humeurs, parmy les societez des hommes. Nous avons
recogneu la pratique de cecy estre fondee en la nature, considerant
combien ces Sauvages fuyent les humeurs agrestes & complexions austeres.

Ils hayssent sur toutes choses, quand ils voyent un des leurs agacer son
voisin, ce qu’ils appellent en leur langue, _Moïaron_, ou bien quand ils
voyent qu’ils debattent par ensemble de paroles, ce qu’ils nomment
_Oroacap_: quand ils trouvent de semblables humeurs, ils les fuyent, &
ce gardent le plus qu’ils peuvent, de tomber en debat avec iceux: voire
ils font bien d’avantage, car ils advertissent les François, leurs
Comperes, de n’aller rien demander chez ces personnes là. Si d’aventure
ils ont des femmes qui soient de telle complexion, ils en sont fort
empeschez, & ne se font pas beaucoup tirer l’oreille, pour s’en défaire,
ou leur permettre qu’elles aillent là, où elles voudront se pourvoir. Il
y a à _Iuniparan_ dans l’Isle, un Hermaphrodite, qui en l’exterieur
paroist plus femme qu’homme: car il porte le visage & la voix de femme,
les cheveux non rudes, ains flexibles & longs, comme ceux des femmes,
nonobstant il est marié, & a des enfans, mais il est d’un naturel si
facheux qu’il est contraint de demeurer seul, pour ce que les autres
Sauvages du village, ont crainte de debattre de paroles avec luy. J’ay
veu toute une famille changer de village, seulement pour eviter le
voisinage d’un Sauvage, subject à ces mauvaises humeurs.

Ils se mocquent, & méprisent l’homme qui s’amuse aux agacemens, &
paroles de sa femme, quand elle est de mauvaise complexion. Il arriva,
pendant que j’estois en ces cartiers, qu’un Sauvage s’ennuya de
supporter les facheuses humeurs de sa femme, tellement que prenant un
baston de sa main droicte, & de sa gauche les cheveux de sa femme, il
voulut experimenter, si cette huyle & baume n’adouciroit point l’aigreur
de son mal: mais il fut bien estonné, que le feu se mist en la playe,
tellement que le mal en devint plus grand: Car à la veuë des voisins
cette femme sceut bien s’échapper de ses mains, & prenant semblablement
un baston, elle voulut faire le mesme service à son mary, & apres
s’estre gressez l’un l’autre avec la risee des regardans, ils
demeurerent aussi grand maistre l’un que l’autre, sinon que le mary fut
depuis la fable, & le discours universel, tant des grands, que des
petits. Et les anciens disoient en leurs _Carbets_: qu’avoit-il affaire
de s’arrester à sa femme, puis qu’il la cognoissoit telle.

Je les ay vu quitter & abandonner leur marchandise à celuy à qui ils
l’avoient venduë, & ce pour eviter la dispute de paroles qu’il leur
faisoit: Pourtant vous remarquerez, qu’ils n’ont que, Oüi, & Non, quand
ils traictent par ensemble, ou avec les François, sans jamais
barguigner. Plusieurs autres exemples pourroient estre apportez icy
touchant cette matiere, mais ceux-ci suffisent.

Ils apprehendent merveilleusement les gens coleres qu’ils nomment
_Poromotare-vim_, & s’entr’advertissent quand ils sont en colere,
disans, _Chèporomotare-vim_, je suis en colere, & lors personne ne dit
mot, ains on l’addoucit tant que l’on peut: ce qu’ils appellent
_Mogerecoap_, c’est à dire, adoucir un autre. _Aïmogerecoap_, j’adoucis
celuy qui est en colere.

J’ay pris garde par plusieurs fois, que quand ils voyoient un François
en colere, ils estoient comme hors d’eux-mesmes, changeans de couleur en
face, & se retiroient arriere de sa voye, disans l’un à l’autre, _Ymari
touroussou_. Il est grandement en colere, il est grandement fasché:
_Ché-assequeié-seta_, il me fait grand peur.

Il arriva que deux ou trois de nostre equipage se laissoient emporter à
la colere assez souvent, dans les villages, où ils estoient: Les
principaux du lieu sceurent fort bien se venir plaindre au Fort Sainct
Loüis, & prier qu’on leur ostast ces François d’avec eux & qu’ils
vinssent demeurer au Fort, par ce, disoient-ils, que cela nous faict
peur & specialement à nos enfans: ce que l’on fist.

Si le debat des paroles, & la colere leur est facheuse, beaucoup plus le
sont les debats en effect, quand quelques uns d’entr’eux tombent en
querelle, ce qui est fort rare, & viennent à s’entre-battre, qu’ils
appellent _Ionoupan_, entre-battre, & encore davantage quand ils
s’entre-blessent, ce qu’ils nomment _Ioüapichap_, entre-blesser, & le
pis est, quand apres s’estre bien entre-battus, ils viennent en despit
l’un de l’autre, à brusler leurs loges: ce qu’ils signifient par ce mot
_Iouapic_, entre-brusler: car alors chacun s’en sent, & pas un n’oseroit
se mettre en devoir de les empescher: car voicy comment ils font; Ils se
retirent chacun à leur costé, et prenant une poignee de branches de
palme seiche, l’allument, la portent à la couverture de leur mesme
costé, disant à un chacun, sauve qui pourra son costé, pour moy j’ay mis
le feu au mien, personne ne m’en pouvoit empescher, & ainsi en peu
d’heure, tout le village est bruslé, & si personne ne luy en dict rien:
Plusieurs fois cela fust arrivé en l’Isle, n’eust esté la crainte,
qu’ils avoient des François.

Ils haissent semblablement d’estre injuriez, soit homme, soit femme,
mesme celles qui font profession de servir au public ne veulent qu’on
les appelle _Pataqueres_, putains: & me souvient qu’une Indienne
Esclave, ayant eu un enfant d’un François, quelques autres luy
reprocherent qu’elle estoit putain, elle se fascha fort, & dist, que si
desormais on l’appelloit plus _Pataquere_, qu’elle tueroit cet enfant,
ou l’enterreroit tout vif: ils appellent l’injure, _Courap_.

Il ne se faut pas estonner, si ces Sauvages fuyent de telle façon la
colere & ses effects, puisque cette passion repugne immediatement au
naturel de l’homme, & le faict devenir totalement brute, ainsi que dict
Sainct Basile le Grand, en l’Homelie 10. qu’il a faict de l’ire:
_Hominem penitus in feram converti_, que la colere change l’homme
totalement en une furieuse beste: & Sainct Gregoire de Nysse, en
l’Oraison 2. de la beatitude, compare la colere à ces vieilles sorcieres
du Paganisme ancien, qui par enchantemens transmuoient & changeoient en
la forme de diverses bestes furieuses, maintenant en Sanglier, une
autrefois en Panthere: La colere faict chose pareille: Et Sainct
Gregoire le Grand, au livre cinquiesme de ses Morales, chap. trentiesme
dict, que le cerveau du colere, est le trou où s’engendrent les Viperes:
_Cogitationes iracundi vipereæ sunt generationis_. Platon n’enseignoit
autre remede à ses escoliers contre cette passion, sinon qu’ils
contemplassent vivement les gestes & les paroles d’un homme colere, ou
bien quand eux-mesmes seroient tombez en colere, qu’ils allassent
vistement se considerer dans un miroir. Ce n’est donc point chose tant
nouvelle, ny si hors de propos si ces Sauvages craignent, se tirent à
part quand ils voyent un homme en colere specialement un François: Car
comme dict le Proverbe Chap. vingt sept. _Impetum concitati spiritus
ferre quis poterit?_ Moins aussi est-ce chose difficile à croire, qu’en
dépit l’un de l’autre, si daventure ils sont tombez en debat, ils
bruslent leurs loges, puis qu’aux Proverbes 26. il est dict, _sicut
carbones ad prunas, & ligna ad ignem_, que les charbons sur le brasier,
& le bois sur le feu, ainsi le debat de paroles à l’homme naturellement
colere, _sic homo iracundus suscitat rixas_, & en l’Ecclesiastique 28.
_secundum ligna sylvæ, sic ignis exardescit_: Telle qu’est la quantité
du bois, telle est la force du feu, parlant de la colere.



De l’Oeconomie des Sauvages.

Chap. XXVI.


Pitacus disoit, ainsi que rapporte Strobee de luy, que cette famille est
bien ordonnee, quand deux choses concurrent, sçavoir, qu’il n’y aye
aucune superfluité, soit au vivre, soit au mesnage, & pareillement qu’il
n’y aye aucune disette de ces choses: Et Ciceron rapporte du grand
Caton, lequel interrogé quel mesnage luy sembloit le meilleur: c’est,
respondit-il, où l’on donne competamment à manger, le vestir, & que le
travail y soit chery. Il me semble que ces sentences soient plustost
dites pour les Sauvages, & gens qui vivent frugalement, que pour aucune
autre condition de personnes. Sainct Thomas definissant l’Oeconomie,
conclud que ce n’est autre chose, qu’une bonne conduitte domestique,
tendante à cette fin, que la famille soit accommodée de vivres, & autres
choses necessaires, & specialement, que parmy cette famille soit
entretenuë une bonne intelligence, chacun s’aquittant de ce à quoy il
est employé. Monstrons cecy estre enseigné aux Sauvages, par la pure
Nature, & non par aucune autre science aquise.

Les villages sont partis en quatre loges: sur lesquelles toutes commande
un _Mourouuichaue_, pour le temporel, & un _Pagy Ouassou_, c’est à dire
un Sorcier pour les maladies & enchanteries[96]: Chaque loge a son
Principal. Ces quatres Principaux respondent au Principal de tout le
village; & luy avec les maistres Principaux des autres villages,
respondent au Souverain Principal de toute la Province. Chaque

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Lacune d’une feuille.)



Du soin que les Sauvages ont de leurs corps.

Chap. XXVIII.


Platon appelloit la forme du corps, un privilege de Nature, & Crates le
Philosophe, un Royaume Solitaire. Ces deux sentences meriteroient un
discours long & ample: si nous traittions autre chose qu’une histoire,
laquelle demande un stile concis, sans aucune superfluité de paroles, ou
de digressions faictes mal à propos: partant nous appliquerons le dire
de ces deux Philosophes à nostre subject, pour faire voir que la Nature
ayant dénié, par un si long temps, aux corps des Indiens les vestemens,
les a recompensez d’un singulier privilege, les formant beaux & bien
faicts, encore que les meres n’y prennent aucune peine: ains les levent
& manient, comme elles feroient un morceau de bois. Ce que dit Crates,
leur convient tres-bien, d’appeller ceste forme corporelle, un Royaume
solitaire & desert: car tout ainsi que les animaux du desert, croissent
& s’embellissent extremement bien, pendant qu’ils demeurent en leur
Royaume deserté, c’est à dire en leur liberté connative: Et à l’oposite,
s’ils sont pris des hommes, & amenez en la demeure domestique des Rois &
Princes de la Terre, pour estre veuz & montrez, ainsi qu’un spectacle
nouveau, vous les voyez incontinent se descharner, se desplaire, &
perdre l’appetit d’engendrer & conserver leur espece, & cecy non pour
autre occasion que pour avoir perdu la liberté de ce Royaume solitaire.
Pareillement ce que la Nature a osté d’un costé à ces Sauvages, à
sçavoir les vivres bien apprestez, les potions bien friandes, les habits
pompeux, les licts molets, & les superbes maisons & palais, elle les a
recompencez d’un autre part, en leur donnant une pleine liberté, comme
aux oyseaux de l’air, & aux bestes des forests, sans estre molestez des
mangeries & plaideries de par deçà, qui n’est pas une des moindres
afflictions d’entre les autres, qui balancent les commoditez que nous
pensons avoir en ce monde Ancien. Et si le Diable par permission de
Dieu, pour en tirer un bien, qui est leur salut, ne se fut mis à
traverser ces Barbares, leur suscitant nouvelles discordes, à ce qu’ils
se tuassent & mangeassent les uns les autres: il n’y a point de doute
qu’ils ne fussent les plus heureux hommes de la Terre, à cause de ceste
franchise & liberté connaturelle, laquelle assaisonne si bien les
viandes qu’ils ont, qu’elles tournent en nourriture parfaicte & salubre,
d’où procede immediatement la belle forme de leurs corps.

Je ne fais qu’attendre l’objection pour y respondre; qu’on a veu de ces
gens sales, laids comme marpaux. Je dy que ce n’est pas au visage, où il
faut remarquer la forme & beauté d’un homme: c’est de quoy Demosthene se
moquoit, quand les Ambassadeurs d’Athenes furent de retour de leur
Ambassade au Roy Philippe de Macedoine, lesquelles loüoient la beauté du
visage de ce Roy: non, non, dit Demosthene, ce n’est pas un subject
digne de loüange en un homme, que la beauté de son visage, qu’il a
commun avec les Courtisanes: mais bien en la stature du corps,
proportion des membres, & phisionomie de grandeur & de noblesse: Et
c’est ce que je traitte, que la Nature a donné pour l’ordinaire, un
corps bien faict, bien proportionné, & d’une stature convenable,
specialement aux _Tapinambos_: Et quant à ce qu’ils gastent leurs
visages par incisions, ouvertures, & fanfares de peintures & ossemens,
cela provient, comme j’ay dit cy dessus, de l’opinion qu’ils ont d’estre
estimez plus vaillans.

Ils sont fort soigneux de tenir leurs corps nets de toute ordure: ils se
lavent fort souvent tout le corps, & ne se passe jour, qu’ils ne jettent
sur eux, force eau, & se frotent avec les mains de tous costez, & en
toutes les parts, pour oster la poudre & autres ordures. Les femmes ne
manquent point de se peigner souvent: Ils craignent fort d’amaigrir,
qu’ils appellent en leur langue, _Angäiuare_, & s’en plaignent devant
leurs semblables, disans, _Ché Angäiuare_, je suis maigre, & chacun en a
compassion, specialement quand il arrive qu’ils font quelque voyage,
pendant lequel, il faut qu’ils jeusnent & travaillent: lors qu’ils sont
de retour, & que leurs joües semblent estre abatuës, chacun les pleure &
plaint, disant _Deangäiuare seta_, helas! que tu es maigre, tu n’a plus
que les os.

Ce point estoit l’unique cause, pour laquelle nous ne pouvions garder
avec nous les jeunes enfans baptisez: par ce que les meres avoient si
grande peur, qu’ils n’emmaigrissent avec les François, pour la croyance
qu’elles avoient que les François estoient en disette, qu’elles ne
permettoient à leurs maris d’amener ces petits enfans quant & eux, pour
voir les Peres, & les Chapelles de Dieu, qu’à toute force, en chargeant
tres-estroittement aux maris de les ramener avec eux, & toutes les fois
qu’elles pensoient à ces enfans, elles fondoient en larmes, &
s’atristoient infiniment.

J’avois retenu un jeune enfant de _Tapuitapere_ faict Chrestien & nommé
Michel, lequel sçavoit extremement bien & en bons termes la doctrine
Chrestienne, afin qu’il l’apprist aux Esclaves que j’avois. Il demeura
quelques mois avec moy, mais il ne me fut jamais possible de le garder
davantage, à cause de l’importunité qu’en faisoit sa mere, & la douleur
qu’elle monstroit avoir par ses pleurs & lamentations continuelles, de
sorte que son pere vint expres le querir, & luy ayant dit que sa mere le
regardoit en pitié (c’est une phrase de parler entr’eux, pour montrer
leur compassion vers autruy) il me vint demander congé de s’en
retourner, avec un regret pourtant de me quiter, & en pleuroit de
douleur (tant ces jeunes enfans caressent les Peres & se plaisent avec
eux) alleguant que sa mere devenoit maigre de tristesse, à cause de son
absence, & l’opinion qu’elle avoit de luy, qu’il emmaigriroit avec moy,
neantmoins qu’il ne manqueroit point de raconter à sa mere la bonne
chere que je luy faisois, à ce qu’elle luy permist de retourner vers
nous.

Un de nos Esclaves avoit faict quelque faute, pour laquelle il merita
d’avoir le fouët, quand il vit que c’estoit au faict & au prendre, il
pria qu’on eust esgard à ce qu’il estoit maigre, & qu’on ne frappast si
vivement son corps, ainsi que s’il eust esté gras; par ce, disoit-il,
que la graisse sert de couverture aux os, soustient les coups, &
empesche que la douleur ne vienne jusqu’à eux: Si vous frappez fort,
vous me romprez les veines qui ne sont couvertes que de la peau, (il
disoit cela pour ce qu’il estoit naturellement maigre).

Or pour s’engraisser, ils s’assemblent quantité d’Indiens, s’embarquent
dans un grand Canot, se munissent de farine, portent nombre de fleches,
menent leurs Chiens, & s’en vont en terre ferme, où ils tuent autant de
venaison qu’ils veulent, soit Cerfs, Biches, Sangliers, Vaches-Braves,
_Tatous_, soit une infinité d’oyseaux, & demeurans là, tant que leur
farine dure, ils s’engraissent, en mangeant leur saoul de ces viandes,
puis retournans en l’Isle, apportent avec eux force venaison boucanee.

_Le Bresil_ revenu de la guerre de _Para_ en l’Isle, s’estimant maigre,
demanda congé au Sieur de la Ravardiere d’aller en terre ferme, & de
mener avec luy quelques François fort maigres pour les engraisser, ce
qui luy fut accordé: & allant assés avant dans la grande terre, ils
abondoient en toute sorte de venaison, mais parmy ce bon-heur, un
mal-heur leur arriva: c’est que la farine leur manqua tellement, qu’ils
furent contraincts de manger le cœur des palmes, en guise de pain, avec
leurs viandes: ce qui faschoit bien les François, qui ne s’accommodent
gueres volontiers à ce genre de pain de Palmiers, & avoient grand
regret, que la feste n’estoit entiere, voyans tant de chair devant eux,
& n’avoient moyen d’en manger, à cause que le pain & le sel leur
manquoit. Il me semble qu’il leur estoit arrivé ce qui advint à Midas
affamé d’or, quand sa femme luy fist presenter sur la table force
viandes, mais toutes d’or, ou bien ce que l’on feint de Tentale, qui au
milieu des eaux mouroit de soif: Chose pareille leur arriva car ils
emmaigrirent plus qu’ils n’engraisserent, & ce par leur faute, n’ayans
porté de la farine, autant qu’il en falloit.

Les François imitent en ce poinct les Sauvages, & sont bien receus
d’iceux: Car les François qui demeurent au Fort, demandent congé d’aller
par les villages, faire une promenade & bonne chere. Les Sauvages, qui
sçavent cela, vont à la chasse, & donnent (moyennant quelques
marchandises) à ces promeneurs deux ou trois bons repas, apres lesquels,
il faut gaigner pays, autrement vous n’aurez que du commun, à quoy les
François sont stilez, si bien qu’apres avoir faict deux ou trois bons
repas en un village, ils sautent en l’autre, & par ainsi faisans le tour
de l’Isle, ou de la Province de _Tapoüitapere_ & _Comma_, ils reprennent
leur force, & se consolent. Les François qui sont logez par Comperage en
ces villages, ne sont pas trop aises de telles promenades: d’autant que
s’il y a quelque chose de bon alors, ce n’est pas pour eux, ains pour
les Passans: le naturel du Sauvage estant de donner tout le meilleur
qu’ils ont aux survenans pour deux ou trois repas, apres lesquels vous
n’avez que le commun & l’ordinaire. Admirez, je vous prie, en passant,
le grand amour de Dieu vers les hommes, lequel a imprimé naturellement
la charité du prochain; Car que pourroient faire mieux les Chrestiens,
voire les Religieux les plus reformez, sinon que la charité des Sauvages
est purement naturelle, sans pouvoir meriter la gloire, & la charité des
Chrestiens est sur-naturelle, & espere la récompense en la vie
eternelle.

Ce soin de leurs Corps est ménagé par plusieurs autres façons de faire,
comme sont celles-cy: Ils ont tousjours l’herbe de _Petun_ en la bouche,
la fumee de laquelle ils attirent par la bouche, & le rendent par les
narines, afin de vuider les humiditez du Cerveau, & en avalent, pour
nettoyer l’estomach de cruditez, lesquelles ils font sortir par
eructations. Ils n’ont pas si tost achevé de manger qu’ils prennent leur
_Petun_, comme ils font aussi du grand matin, à la sortie du lit, &
avant de se coucher. Mais à propos du _Petun_, il est bon que je
rapporte icy l’opinion supersticieuse qu’ils ont de cette herbe, & de sa
fumee. Ils croyent que cette fumee les rend diserts, de bon jugement &
eloquens en parole, tellement que jamais ils ne commencent une harangue
qu’ils n’en ayent pris. Et me semble que leur opinion n’est point tant
supersticieuse, qu’elle n’aye quelque raison naturelle; car je l’ay
experimenté moy mesme, que cette fumee esclaircit l’entendement,
dissipant les vapeurs, qui possedent l’organe du Cerveau, & affermit la
voix, en ce qu’elle desseiche les humiditez & crachats de la bouche, qui
se rencontrent à la sortie de la veine vocale tellement que la langue en
est bien plus libre à faire sa fonction: La verité de cecy est bien
aisee à experimenter, pourveu qu’on en prenne avec modestie, & au temps
convenable: Car l’abondance & continuation n’en est pas, à mon advis,
trop bonne & salubre à ceux qui vivent de boissons & viandes chaudes;
mais à ceux qui sont humides & froids de cerveau & d’estomach, la prise
de ceste fumee ne leur peut estre que saine; Et c’est une autre raison,
pourquoy les Sauvages qui habitent sous cette zone tres-humide, & qui
pour l’ordinaire ne boivent que de l’eau, prennent continuellement de
ceste fumee, à sçavoir pour descharger leur Cerveau des humiditez &
froidures, & l’estomach de cruditez: ce que font semblablement les
Matelots & les gens habitans sur le rivage de la mer. Ce _Petun_ aussi
ayans trempé 24. heures dans du vin blanc, opere de grands effects pour
nettoyer le corps de ses infections. On ne prend seulement que le vin.
Ils ont aussi une autre opinion que la fumee qu’ils avalent du _Petun_,
les tient gaillards & joyeux contre la tristesse & melancolie qui leur
peut survenir. Je vous le feray voir par exemples, outre ce que j’en ay
peu apprendre par leurs discours. Un Sauvage supplicié à la bouche du
Canon, (duquel je parleray au Traicté du Spirituel) auparavant que de
s’acheminer au supplice, il demanda un cofin de _Petun_, disant, que
l’on me donne la derniere consolation de cette vie, par laquelle je
puisse fortement & joyeusement rendre l’Ame: & de faict si tost qu’on
luy eu donné ce _Petun_, il s’en alloit joyeux, & chantant à la mort; &
quand ses semblables l’attacherent à la bouche du Canon, il les pria de
ne luy lier le bras droict si bas & si court qu’il n’eust moyen de
porter en sa bouche son cofin de Petun, tellement que la balle du Canon
ayant divisé le corps en deux, une partie portée dans la mer, & l’autre
tombee au bas du rocher, à laquelle le bras droict estoit joint, on
trouva encore dans la main droicte le cofin de _Petun_.

Les Sauvages jugez à mort, selon la coustume du pays, ne vont jamais au
lieu où ils doivent estre assommez, qu’on ne leur donne le _Petun_, ny
mesme les Sauvages, quelque maladie qu’ils ayent, ne laissent ce regime.
Les Sorciers du pays ne servent de cette herbe au service des Diables,
mais nous n’en parleront point à present, si la memoire me le permet, ce
sera pour une autre fois.

Ils ont une autre façon de faire, pour conserver leurs Corps en santé;
C’est qu’ils mangent souvent & peu à la fois, pour l’ordinaire, & ce
apres qu’ils ont mangé, lavent soigneusement la bouche & si entre les
repas ils ont soif, ils boivent à demy leur saoul, & gargarisent
tres-bien la bouche, pour addoucir l’ardeur du Palais. Font bien cuire
les viandes & n’en mangent point de cuites à demy: sont beaucoup plus
soigneux en ce poinct que les François. Ils se frottent d’huyles de
Palmes, de _Rocon_ & de _Iunipape_[97], qui sont choses qui les tiennent
en bonne disposition: Je m’asseurre que ceux qui liront cecy, & auront
tant soit peu de cognoissance de la disposition du corps humain, & du
regime necessaire pour l’entretenir, jugeront que la Nature donne à ces
gens, ce que la science & l’experience donne à ceux de par deçà.



De quelques indispositions naturelles, ausquelles les Sauvages sont
subjects; Et quels noms ils donnent aux membres du corps.

Chap. XXIX.


La verité est, que les Sauvages sont gratifiez de la Nature d’une bonne
santé & disposition parfaicte & gaillarde: & rarement se trouvent
entr’eux des Corps maleficiez & monstrueux: Nonobstant il s’en trouve,
mais un entre cent.

D’aveugles tout à faict je n’en ay point veu, & toutesfois ils en ont,
qu’ils appellent _Thessa-vm_, aveugle, _Cheressa-vm_, Je suis aveugle, &
_Ressa-vm_, tu es aveugle. Une chose ay je bien veu, que quelques uns
avoient la veuë fort courte, specialement les vieux, & notamment les
femmes, voire c’est chose comme ordinaire, que les femmes passé 30. ans,
ayent la veuë fort courte & debile, en sorte qu’elles ne peuvent plus
voir à tirer des pieds les _Thons_, ou vers[98], ains il faut que ce
soit des jeunes garsons ou jeunes filles. A ce propos un Capitaine
François, qui n’estoit pas de nostre equipage, & ne se tourmente pas
beaucoup pour croire une divinité, disoit que le Pape n’avoit point de
puissance sur la mer, puisque Dieu avoit dit à Sainct Pierre, que sa
puissance s’estendoit seulement sur la terre: Par ainsi tous ceux qui
passent de ces pays icy au delà de la mer, ne sont pas obligez aux
ordonnances de l’Eglise de deçà, ains librement, entre autres choses
pouvoient prendre une jeune fille pour concubine, puisque la necessité
requiert qu’elles tirent & ostent des pieds des François ceste vermine.
Je dy cecy pour faire voir combien ces pays sont dangereux aux ames qui
tournent le tout en venin.

J’ay veu des borgnes entr’eux (qu’ils appellent _Thessaue_) mais en
petit nombre, & des bigles appellez _Thessauen_, bigle, _Cheressauen_,
je suis bigle, _Deressauen_, tu es bigle. Il s’y trouve des begues
nommez _Guingayue_, begue, _Chegningayue_, je suis begue. Les enfans
sont fort chassieux, & les vieillards aussi, qu’ils nomment
_Thessaou-vm_, chassieux, _Cheressaou-vm_, je suis chassieux.
_Deressaou-vm_, tu es chassieux, & cecy provient de la grande humidité
du pays, qui domine plus sur les corps des petits enfans & des
vieillards, à cause de la foiblesse de la chaleur naturelle qui est en
ces corps des jeunes & vieux, que non pas sur les autres corps qui
possedent une chaleur naturelle, forte & robuste. Il s’en trouve de
chauves, assez peu pourtant, & sont appellez _Apterep_, chauve,
_Chéapterep_, je suis chauve: & l’occasion pourquoy on ne voit là tant
d’hommes chauves qu’icy: est que generalement leurs cheveux sont nourris
d’une forte & aduste nourriture, tellement qu’ils ont les cheveux forts,
roides & droicts.

Ils ont peu de boiteux appellez _Parin_, peu de manchots, nommez
_Iuuasuc_, peu de muets dits, _Gneen-eum_. De gouteux ils en ont qu’ils
appellent _Karouarebore_, & les goutes _Karouare_. Il s’y trouve une
espece de galleux qui viennent de race, changent de peau tous les ans, &
diriez à les voir, qu’ils sont malades de Sainct Main, & neantmoins ne
sentent aucun mal, & sont fort sains, on les appelle tant eux que les
autres galleux, _Kourouuebore_, & la galle _Kourouue_, je suis galleux,
_Ché-courouue_. Il y a des camus comme icy, nommez _Timbep_: Je suis
camus, _Chétimbep_: Tu es camus, _Detimbep_, il est camus _Ytinbep_.

Il n’y a partie au corps, à laquelle ces Sauvages n’ayent donné un nom
special & particulier. Ils appellent l’Ame _An_, mon Ame, _ché-An_, ton
Ame, _Dean_: nos Ames, _Orean_, vos Ames, _Pean_, leurs Ames, _Yan_: &
cecy tant que l’ame demeure enfermee dans le corps: car ils appellent
d’un autre nom l’ame separee du corps, sçavoir, _Angoüere_.

  La Teste.                    _Acan._
  Ma Teste.                    _Cheacan._
  Crasse.                      _Kua._
  Cheveux.                     _Aue._
  Mes cheveux.                 _Cheaue._
  Cervelle.                    _Apoutouon._
  Front.                       _Suua._
  Paupiere.                    _Taupepyre._
  Face.                        _Tova._
  Ma face.                     _Cherova._
  Ta face.                     _Derova._
  Sa face.                     _Sova._
  L’œil.                       _Tessa._
  Larmes.                      _Thessau._
  Mon œil.                     _Cheressa._
  Maille en l’œil.             _Tessaton._
  J’ay une maille en l’œil.    _Cheressaton._
  Cligner les yeux.            _Sapoumi._
  Je cligne les yeux.          _Assapoumi._
  L’ouye.                      _Apoüissa._
  Oüir.                        _Sendup._
  J’entends.                   _Assendup._
  Oreille.                     _Nemby._
  Mon oreille.                 _Chénemby._
  Nez.                         _Tin._
  Morve.                       _Embouue._
  Se moucher.                  _Yembouue._
  Narine.                      _Apoin-ouare._
  Palais de la bouche.         _Konguire._
  Bouche.                      _Giourou._
  Levre d’en haut.             _Apouan._
  Levre d’em bas.              _Teube._
  Gosier.                      _Yasseok._
  Cracher.                     _Gneumon._
  Je crache.                   _Aouendeumon._
  Tu craches.                  _Eveouendeumon._
  Salive.                      _Thenduc._
  Langue.                      _Apeckon._
  Ma langue.                   _Ché-ape kon._
  Parler.                      _Gneem._
  Je parle.                    _Aïgneem._
  Un beau parleur.             _Gneemporam._
  Haleine.                     _Pouïtou._
  Les dents.                   _Taïm._
  J’ay mal aux dents.          _Chéraiuassu._
  Ma dent.                     _Cheraïm._
  Ta dent.                     _Deraïm._
  Sa dent.                     _Saïm._
  Dent macheliere.             _Taiuue._
  Macher.                      _Chouou._
  Je mache.                    _Achouou._
  Joüe.                        _Tovape._
  Baiser.                      _Geouroupoüitare._
  Je baise.                    _Aigeouroupoüitare._
  Jouflu.                      _Tovape-Ouassou._
  Menton                       _Tendeuua._
  Barbe                        _Tendeuua-aue._
  Barbu                        _Tendeuuaaue-rekouare._
  Chignon du col               _Aioure._
  Col                          _Aiouripouï._
  Estrangler par le col        _Ioubouïc._
  Poitrine                     _Potia._
  Espaules                     _Atiue._
  Bras                         _Iuua._
  Coude                        _Tenuvangan._
  Poignet                      _Papouë._
  Paume de la main             _Popouïtare._
  Main                         _Po._
  Ma main                      _Chépo._
  Main droicte                 _Ekatoua._
  Main gauche                  _Assou._
  Doigts                       _Pouan._
  Ungle                        _Pouampé._
  Mon ongle                    _Chépouampé._
  Mammelle                     _Cam._
  Cœur                      _Gnaen._
  Veines                       _Taiuc._
  Le sang                      _Toubouï._
  La rate                      _Perep._
  Boyaux                       _Thyepouy._
  Foye                         _Pouya._
  Fiel                         _Pouya-oupiare._
  Panse                        _Thuye-ouassou._
  Ventre                       _Theïc._
  Nombril                      _Pourouan._
  Le dos                       _Atoucoupé._
  Les reins                    _Pouïasoo._
  Costé                        _Ké._
  Mon costé                    _Ché-ké._
  Coste                        _ArouKan._
  Ma coste                     _Ché-arouKan._
  Hanche                       _Tenambouik._
  Matrice                      _Acaïa._
  Roignons                     _Pere Ketin._
  Les fesses                   _Tevire._
  Jarret                       _Anangoüire._
  Cuisses                      _Ouue._
  Genoüil                      _Tenupouian._
  Jambes                       _Touma._
  Pied                         _Pouï._
  Le talon du pied             _Pouïta._
  La plante du pied            _Pouipouïtare._
  Orteil                       _Puissan._
  Le corps                     _Tétè._
  Mon corps                    _Chéreté._
  Peau                         _Pyre._
  Sueur                        _Thue._
  Graisse                      _Kaue._
  Os                           _Cam._
  Mes os                       _Chécam._
  Moële                        _Camapoutouon._



De quelques maladies particulieres à ces Païs des Indes, & de leurs
remedes.

Chap. XXX.


La Genese nous apprend, suivant l’explication des Docteurs, que Dieu
avoit donné à l’homme une espece d’arbre, pour se servir de son fruict,
en guise de Theriaque à tous maux. Ce mesme Dieu tousjours bon, qui ayme
ses Creatures, tant soient-elles chetives & esloignees de luy, prevoioit
que ceste infortunee generation des Sauvages seroit par une longue
suitte d’annees vagabonde & nuë parmy ces forests spatieuses du Bresil:
& pourtant il leur a voulu donner en general plusieurs sortes d’arbres &
d’herbes, dont ils se servent en leurs blessures & maladies.

Car il faut que vous croyez que ces Pays sont autant fournis d’arbres
medicinaux, de gommes salutaires, & d’herbes souveraines, qu’aucun qui
soit soubs la voute des Cieux, le temps le fera cognoistre[99], &
l’industrie de ceux qui s’appliqueront à en faire la recherche.

J’ay veu de l’escorce d’un certain arbre, laquelle sentoit tout ainsi
que le Mastic, qui croist aux Jardins de l’Europe, & les Sauvages disent
que ceste escorce sert à toute maladie, & en usent: Davantage ils
tiennent que toutes les bestes des forests, se sentans ou frappees ou
malades, courent à cet arbre pour avoir guerison: & pour cette cause
rarement peut on trouver un de ces Arbres qui aye l’escorce entiere,
parce que les bestes & animaux du pays la viennent ronger.

Il y a une espece de gomme blanche, qui croist dans les fueilles des
Arbres, en sorte que vous diriez à les voir, qu’elles soient émaillees
d’argent, & ceste gomme est infiniment bonne pour toutes sortes de
playes. Il y a une autre espece de gomme blanche, si souveraine à
nettoyer les playes, ou à attirer à soy l’apostume & l’ordure enclose
dans la chair, qu’en vingt quatre heures elle faict son effect,
nettoyant entierement la playe. Je l’ay veu experimenter sur un garçon
François que j’avois avecques moy, lequel avoit les pieds & les jambes
tellement gastees & apostumees par les vers de ce pays là, que nous
estions en crainte qu’il perdist totalement les jambes: chose si
horrible à voir, que je ne puis l’exprimer par paroles, & neantmoins luy
ayant faict appliquer sur les pieds & sur les jambes des emplastres de
cette gomme, le lendemain il estoit aussi sain, que s’il n’eust eu rien
auparavant, la gomme de ces emplastres ayant premierement tué tous les
vers qui estoient en nombre infiny: Secondement, elle les avoit tirez
par force de dedans la chair bien avant, où ils estoient attachez, & se
les estoit colez, tellement que vous voyez sur l’emplastre tous ces vers
attachez par la teste. Tiercement, elle avoit nettoyé les playes si bien
qu’il n’y restoit aucune sanie, ains vous voyez la chair toute vive &
vermeille. Je laisse à part tout le reste tant des gommes que des
baumes, que d’un million d’herbes que l’on peut tirer par l’alembic,
pour en avoir l’esprit & l’essence, afin que j’entre en mon subject, qui
est de parler de certaines maladies qui regnent en ces pays là, & du
remede d’icelles: non pas que le pays de soy soit maladif & fascheux,
ains au contraire, c’est un air fort bon & sain, specialement depuis le
moys de Juin, jusques au moys de Janvier: durant ce temps les Brises,
c’est à dire, les vents de l’Est, ou de l’Orient souflent incessamment,
purgeant le pays de ses grosses vapeurs, & par ainsi les Sauvages sont
rarement malades: Et à vray dire, pour l’ordinaire ils n’ont qu’une
maladie de laquelle ils meurent. Les François sont plus subjects à estre
malades, ainsi que l’experience me l’a faict cognoistre & à plusieurs
autres: mais en verité je croy que cela nous est plus arrivé de disette
& misere qu’il nous a falu endurer en ces commencemens que d’autre
cause; & par ainsi que les François estant un peu accommodez, comme ils
commençoient de l’estre quand je partis de l’Isle; je n’estime pas
qu’ils tombent en ces inconveniens & infirmitez, & par consequent
personne ne se doit faire peur à soy-mesme, tenant pour ferme & asseuré
qu’il ne souffrira jamais la centiesme partie du mal que nous avons
enduré.

La premiere de leurs maladies, s’appelle en leur langue _Pian_, qui
vient du mot de _Pé_, c’est-à-dire, chemin, ou si vous voulez, du mot du
pied: pour ce que ceste maladie accidentellement se prend du crachat, ou
de la sanie espanchee sur la terre, sur laquelle on marche, & commence
tousjours soubs les orteils du pied, de la grandeur d’un liard, de
couleur noirastre; & ceste tache est appellee par les Indiens Aïpïan,
c’est à dire, la _Mere Pian_[100]: parce que d’elle procedent toutes les
autres playes & apostumes, que ceste mal-heureuse maladie faict
universellement sur le corps, à la façon d’une herbe ou arbrisseau, qui
sortant de cette _Mere Pian_, comme de sa racine, va tousjours
croissant, & s’elevant en haut, jette çà & là par le corps, ses
branches, fueilles & bourgeons, qui remplit interieurement & couvre
exterieurement ce corps miserable de plusieurs douleurs extremes & de
putrefaction nompareille, de laquelle plusieurs meurent: Elle dure deux
ans ou environ. Si c’est un François qui a ceste maladie, il faut de
necessité qu’il soit guery parfaictement devant qu’il retourne en
France; autrement il sera contraint de retourner au Bresil pour se faire
guerir: car tous les remedes du monde appliquez à ceste maladie, hors du
Bresil, n’y peuvent rien, sinon la Rheubarbe commune, qui guerit tous
nos maux, sçavoir la mort. J’ay dit comme ceste maladie arrive
accidentellement: disons à present son origine & la source ordinaire &
naturelle, afin que les François qui iront en ces quartiers là prennent
garde à eux.

Ceste maladie donc vient aux François, comme le mal de Naples, par
l’excez & hantise des filles Indiennes, tellement que ceux qui s’en
veulent garantir, il faut, ou qu’ils vivent chastement, ou qu’ils menent
leurs femmes, ou qu’ils espousent les Indiennes Chrestiennes: car le
mariage est un seur contre-poison pour ce venin, voire mesme le mariage
naturel entre les Indiens, lesquels ne l’ont point, quant au gros, s’il
ne l’ont gagné par excez autre part, quand au petit, chacun l’a une fois
en sa vie; ainsi qu’en l’Europe, la grosse & petite verole. Or ceste
grosse _Pian_ excede & en douleur & en saleté, sans aucune comparaison,
le mal de Naples; & à bon droict: Car le peché que commettent les
François en ces pays là avec les Indiennes, merite dés ceste vie
punition, en tant qu’ils nous ravissent ces pauvres ames Indiennes
d’entre les mains, lesquelles viendroient à la fontaine de salut: si ces
fournaises de lubricité ne les en destournoient par leurs mauvais
exemples. Que ceux qui sont coupables de ce peché, pensent quel conte
ils doivent rendre à Dieu, pour avoir esté cause de la perte & damnation
de ces pauvres ames Indiennes. Que si la vie eternelle est promise à
ceux qui seront cause du salut d’autruy quel loyer esperent ceux, qui
pour satisfaire à leur brutalité, sont occasion de faire mespriser à ces
pauvres innocentes, & leur salut & la predication de l’Evangile?

Le remede principal pour ceste maladie, est la patience & le temps: les
sueurs y servent beaucoup, & l’alegent fort & accourcissent le temps,
comme font aussi les dietes & le regime de vivre. L’experience a faict
recognoistre que la viande plus propre à ces malades, est la chair du
poisson nommé _Rechien_ (duquel les hommes sains ne mangent jamais,
s’ils ne vouloient vomir jusqu’au sang, & tomber en de grandes maladies)
boüillie avec des herbes fortes & ameres, qui se trouvent en ces
pays-là: Par ainsi ils payent bien le moment d’un plaisir par un million
de douleurs, & ce qui seroit poison aux sains, leur est une viande
salubre, mais de mauvais goust. C’est l’ordinaire de ce rusé Apoticaire
Sathan, de froter le bord de la coupe avec la douceur du sucre ou du
miel, pour faire avaller tout d’une volte le poison, qui par apres
déchire les entrailles de rage & de douleur: Je veux dire qu’il presente
au pecheur le plaisir, mais non la peine du plaisir, & bientost le
pauvre mal-heureux experimente que le plaisir passe vistement, mais la
douleur dure éternellement.

Nous avons experimenté une autre maladie en ces pays là, tant le Sieur
de la Ravardiere qu’autres François, mais moy sur tous, qui provient de
grosses fievres quartes, tierces & erratiques, lesquelles apres avoir
bien miné le corps, se resolvent en de grands maux de reins & coliques
insupportables, accompagnez de vomissemens continuels, & tousjours
atenuans le corps, refroidisent & resserrent l’estomach, par une
continuelle fluxion du Cerveau, laquelle s’espand par les bras, cuisses
& jambes, & les rend perclus: si bien que vous demeurez comme une statuë
ou pierre immobile. Il me semble que c’est la maladie, de laquelle plus
souvent les Sauvages meurent venant etiques & perclus de leurs membres.

Les remedes à ceste maladie sont, de boire le moins d’eau que l’on peut,
parce que la saveur des eaux de ce pays là, avec l’alteration causee de
sa chaleur, faict que l’on en boit excessivement, & ainsi l’estomach
perd sa chaleur, & acquiert une grande crudité & foiblesse, d’où il se
reserre & remplit de pituité & autres humeurs corrompuës: à present
qu’il y a de la biere, j’espere que ces maladies ne seront pas
frequentes, & n’arriveront à l’excez où je les ay veuës, & en porte les
marques. Le vin & l’eau de vie sont fort necessaires pour rechauffer ces
estomachs: Par ainsi je conseille ceux qui iront en ces pays là, de
garder soigneusement pour leur necessité leur vin & leur eau de vie, &
non pas les prodiguer en bonne santé dans une desbauche, puisque la
biere de ce pays là faicte de bon mil, est plus savoureuse & salubre à
cause de la chaleur continuelle, que n’est pas le vin ou l’eau de vie.

Les bons potages sont l’unique remede, & nourriture de ces malades,
lesquels on faict de volaille & d’œufs, qui sont en grande abondance en
ces quartiers là.

Les autres maladies sont, catarres & mal de dents fort violents, à cause
de l’humidité nocturne de ceste Zone Torride: Ainsi qu’a tres-bien
remarqué Acosta Jesuite, en son Histoire des Indes, où le Lecteur aura
recours: parce que je ne veux rien dire de ce qu’un autre a dit ou
escrit, au moins que je sache. Ceste humidité de la nuict est si forte,
qu’elle cause la roüille sur les espees, mousquets, couteaux, serpes &
haches, qu’elle les mange & devore, si l’on n’est bien soigneux de les
conserver: Et les fluxions du cerveau sont si froides, que descendant à
la racine des dents, elles les pourrissent & font tomber.

Les remedes singuliers à ces inconveniens sont l’aplication des
cauteres, sur le col & les bras, & se bien couvrir la teste quand la
nuict est venuë.

Tous les ans il court une maladie des yeux, de laquelle peu sont exempts
specialement les François, elle n’est pas de duree, c’est seulement pour
huict jours ou environ: mais le mal est si vehement que c’est plustost
rage que mal: & si on n’y met remede, on est en danger de ne voir que la
moitié du mauvais temps. Le remede en est facile: c’est que l’on prend
un peu de vitriol qu’on faict fondre dans une phiole de verre pleine
d’eau claire, laquelle on coule sur les yeux entierement & fixement
ouverts, & se faut garder de toucher à ses yeux, ains il les faut tenir
couverts, & n’aller au vent ny au Soleil, autrement le mal se redouble,
parce que ceste maladie estant causee d’une fluxion chaude &
accrimoneuse, si vous frotez vos yeux, ou allez au vent ou au Soleil,
vous irritez vostre mal.



De la Mort et funerailles des Indiens.

Chap. XXXI.


Jacob espousa les deux sœurs, Lya & Rachel: ce passage est diversement
expliqué par les Peres & Docteurs: Je prendray seulement celuy qui
convient à l’histoire: c’est que Dieu a deux filles, la Nature & la
Grace, qu’il donne pour Espouses à ses Esleus: la Nature est chassieuse,
mais fœconde comme Lya: la Grace surpasse toute beauté mais resserree
comme Rachel: Toutes deux sont sœurs, & au regard de leurs visages vous
les recognoissez pour telles, & semblablement leurs enfans pour
germains, discernant d’avec eux les lignees estrangeres: Je veux dire
qu’en un point & ceremonie, nous recognoissons facilement la vraye
Religion & les heritiers d’icelle, sçavoir est, en la ceremonie du
dernier honneur que l’on faict à ses parens: veu que c’est chose si
naturellement gravee dans le fond de l’Ame des Nations les plus
Barbares, qui rend un argument du tout demonstratif, que ceux là sont en
la vraye voye qui font estat de leurs morts & deffuncts: Et à l’opposite
que ceux là sont non seulement en la voye des Gentils, mais en la voye
du tout contraire à l’instinct purement naturel: suivant en ce cas les
brutes & animaux, de ne tenir aucun conte de leurs amis trespassez,
specialement pour la meilleure partie du composé qui est l’Ame.

C’est la malediction que donne Job chap. 18. _Memoria illius pereat de
terra, & non celebretur nomen ejus in plateis_: que sa memoire soit
perie de terre, & que son nom ne soit pas celebré par les ruës. Ce que
Symmachus explicant dit: _Non erit nomen ejus in faciem fori_, que son
nom ne parviendra jusqu’au barreau des Senateurs, & plus clairement
Policronius, _Nec in amicorum versabitur memoria_: que la memoire de
telles gens n’aura pas seulement place entre ses amis: grande
malediction, puisque les peuples les plus sauvages du monde universel,
qui sont les habitans du Bresil, n’apprehendent rien plus que de mourir,
non pleurez ny lamentez, c’est-à-dire, qu’ils soient privez des pleurs,
des lamentations & d’autres ceremonies, quoyque superstitieuses, de
leurs parens en leur mort.

Ces Sauvages atenuez de maladie, depuis qu’ils sont jugez à mort par
leurs parens, on leur demande ce qu’ils desirent de manger avant que de
mourir, & aussi tost il leur est trouvé: combien que leurs repas
ordinaires, tandis que la maladie dure, ne soient autres, que de la
farine de _Manioch_, & du _Ionker_, c’est-à-dire du poivre d’Inde, meslé
avec le sel: croyans que par ceste disette, ils recouvreront leur
pristine santé, qui est un grand abus entr’eux: car j’ay veu moy-mesme
un homme & une femme de la nation des _Tabaiares_, qui n’avoient que les
os & la peau, & à nostre jugement ils ne pouvoient vivre encore deux
jours, (& toutesfois pour cet effet, les baptisans apres l’avoir requis)
que leur ayant faict prendre de bons boüillons, ils eschaperent pour
ceste fois la mort.

Baste comme ils sont aux abois de la mort, tous les parens s’assemblent,
& generalement tous leurs concitoyens qui environnent le lict du
moribond, les parens tenans le lieu le plus proche du lict, & apres eux
les vieillards & les vieilles & ainsi d’aage en aage, personne ne dit
mot, seulement ils regardent le mourant attentivement, debondant de
leurs yeux des larmes continuelles, & aussi tost que la pauvre creature
a rendu son esprit, vous entendez des hurlemens, cris & lamentations
composez d’une musique si diverse de voix fortes, aiguës, basses,
enfantines & autres, qu’il est impossible que le cœur n’en soit
attendry: quoy que vous reputiez toutes ces douleurs & pleurs sortir
d’un cœur purement naturel, sans autre consideration du bien ou du mal,
que peut encourir cet esprit sorty du corps mort.

Apres que ce corps est bien pleuré le Principal de la loge ou du
village, ou le Principal des Amis faict une grande harangue pleine
d’emotion, se frappant souvent la poitrine & les cuisses, & en icelle il
raconte les gestes & hauts faits du mort, disant à la fin de sa
Harangue: y a-il quelqu’un qui se plaigne de luy? N’a-t-il pas faict en
sa vie ce qu’un fort & vaillant doit faire? Je dis cecy pour m’y estre
trouvé trois ou quatre fois; & alors il me souvenoit de ce que j’avois
autrefois leu & remarqué dans Polibe, livre six, & dans Diodore
Sicilien, livre second, Chapitre trois, que les Anciens Romains avoient
ceste coustume de faire porter les defuncts en la Place Publique, & lors
le Fils aisné de la maison, ou le principal heritier au defaut d’enfans
masles & aagez, montoit sur un Theatre, déchifrant toutes les loüanges
qu’il pouvoit du mort, son Parent, puis conjuroit toute l’assemblee
d’accuser, s’ils pouvoient, le defunct, afin d’y respondre, & faire que
tous accompagnassent son Corps au Sepulchre.

Revenons à nos Sauvages: ces pleurs & harangues estant faictes, on prend
le Corps que l’on emplume par la teste, & par les bras, les uns luy
vestent des casaques, & luy donnent un chappeau, s’il en a, on luy
apporte des cosins de Petun[102], son Arc, ses Fleches, ses Haches, &
ses Serpes, du Feu, de l’Eau, de la Farine, de la Chair, ou du Poisson,
& la marchandise qu’il aymoit le plus, tandis qu’il vivoit: Alors on va
faire sa fosse creuse & ronde en forme d’un puits, convenablement large:
là il est apporté & assis sur ses talons, selon la coustume qu’ils ont
de s’asseoir, ils le devalent doucement au fond[101], arrangeants autour
de luy la farine, l’eau, la chair ou le poisson, & ce à sa main droicte,
afin qu’il en puisse prendre commodément: De l’autre costé ils mettent
ses Haches, Serpes, Arcs & Fleches. Puis faisans un petit trou à costé,
ils y posent le feu avec des copeaux bien secs, de peur qu’il ne
s’esteigne, & tout prenans congé de luy, le prient, de faire leurs
recommandations à leurs Peres, grands Peres, Parens & Amis qui dansent
par delà les montagnes des Andes, là où ils croyent tous aller apres
leur mort: Quelques uns luy donnent pour porter en present à leurs amis
quelques marchandises; en fin chacun l’exhortant de prendre bon courage
de faire son voyage ils l’advertissent de plusieurs choses:
Premierement, de ne point laisser esteindre son feu. Secondement, de ne
passer par le pays des ennemis. Troisiesmement de n’oublier ses Serpes &
ses Haches quand il aura dormy en un lieu: & lors ils le couvrent
doucement de terre & demeurans par quelque espace de temps sur la fosse,
ils pleurent profondement, luy disant Adieu: Les femmes reviennent
souvent, & de nuict & de jour, pleurer sur sa fosse, luy demandans s’il
n’est point encore party.

Je diray à ce propos trois Histoires fort plaisantes. La premiere: c’est
qu’ils avoient enterré un bon vieillard environ à cinquante pas de ma
loge: Ces vieilles me rompoient jour & nuit la teste: Je m’advisay d’un
expedient pour me mettre en repos, c’est que je fis cacher deux jeunes
garsons François que j’avois avec moy, derriere un buisson à trois pas
de la fosse, & sur le milieu du chemin, par où ces vieilles devoient
passer. J’y fy cacher deux Esclaves, ausquels j’avois donné le mot, ce
qu’ils devoient dire & qu’ils devoient faire: la nuict venuë, je les
envoyay chacun en son embuscade, au bout d’un quart d’heure les vieilles
s’en vont de compagnie sur la fosse, & commencent à hurler, aussi tost
mes François contrefont _Geropari_, Dieu sçait si ces vieilles ne
trouverent pas leurs jambes pour gaigner au pied: mais elles furent bien
estonnees qu’elles trouverent devant elles la seconde embuscade, & deux
autres _Geroparis_, contrefaits, qui les firent arrester plus mortes que
vives, s’escrians horriblement passans plusieurs brossailles & buissons
pour gaigner leur loge: Là arrivees elles mettent tout le monde en
esmeute, faisans fermer les entrees de la loge, de peur que _Geropari_
n’entrast: Je n’estois pas loin de là, qui prenois le plaisir de cette
Comedie & m’en trouvay fort bien: Car elles ne me rompirent plus la
teste.

La seconde Histoire est d’un Sauvage mort & enterré sur le chemin de
nostre lieu de Sainct François au Fort S. Loüis. Ce Sauvage avoit esté
baptisé avant que mourir, & neantmoins sans y avoir pensé, & à nostre
desceu, ils l’enterrerent en ce lieu là selon les ceremonies cy dessus
descrites. J’en fus un peu fasché, & m’en plaignis: mais on ne sçavoit
sur qui jetter la faute, joint qu’il y avoit desja trois ou quatre jours
qu’il estoit enterré: En ce temps là passant par le chemin, je trouvay
sa femme qui revenoit des jardins, assise sur la fosse pleurant
amerement, & avoit espanché sur ceste fosse plusieurs espies de Mil: Je
m’arrestay, & luy demanday que c’est qu’elle faisoit là. Elle me fit
responce, Je demande à mon Mary s’il n’est pas encore party: Car j’ay
peur qu’on luy aye trop lié les jambes & les bras quand il fut enterré,
& si on ne luy a point donné de couteau: Il n’a seulement que sa Serpe &
sa Hache, & je luy apporte ce Mil, afin que s’il a mangé ce qu’on luy a
donné, il le prenne & s’en aille. Je la fy sortir hors de là, luy
remonstrant, comme je peus, son ignorance & superstition.

La troisiesme Histoire fut d’un petit enfant, environ de deux ans,
malade du flux de ventre, que je baptisay avant de mourir, qui ne fut
pas longtemps, car deux heures apres son Baptesme on me vint dire qu’il
estoit trespassé. Je m’y en allay avec le Sieur de Pesieux & autres
François, afin de le faire ensevelir dans un linceul de coton: Nous le
trouvasmes environné de vieilles, qui faisoient un tintamare de leurs
pleurs & cris, capables de fendre une teste d’acier, & de plus ce pauvre
petit corps enfantin chargé de rassades, c’est à dire grains de verre
que leur portent les François, dont il font grand estat, & de plusieurs
os de Limaçons Marins, qui sont leurs atours & paremens des grandes
Festes; Jamais il ne nous fut possible de gaigner cela sur ces vieilles,
d’oster ce mesnage de dessus luy, mais il falut l’ensevelir tel qu’il
estoit, puis un François le prenant sur un aiz, l’apporta apres moy
suivy des François, à la façon des funerailles que nous faisons en
l’Europe: Nous vinsmes en la Chapelle de Sainct Loüis au Fort, où le
corps reposa tandis que je disois les Oraisons ordonnees de l’Eglise à
cet effet.

Nos vieilles nous suivirent de prez, & estans arrivees à la porte de
l’Eglise, n’osans passer outre, commencerent à entonner une Musique si
haute & si forte, que nous ne nous entendions pas l’un l’autre dans
l’Eglise: toutefois on les fist taire, & prenans le corps nous
l’allasmes enterrer au Cimetiere joignant la Chappelle. Ces vieilles se
glissoient parmy les François qui entouroient la fosse, apportans les
unes du feu, les autres de l’eau, les autres de la farine, & le reste
dit cy dessus, pour mettre aux costez de cest enfant pour s’en servir en
son chemin, ce que je fy jetter au loin devant elles, leur faisant
remonstrer leur folie par le Truchement: ainsi elles s’en retournerent
en leur loge pleurer leur saoul.



Du retour en l’Isle du sieur de la Ravardiere, & de quelques Principaux
qui le suivirent.

Chap. XXXII.


Le Sieur de Pesieux à la venuë de la Barque Portuguaise ne manqua point
d’escrire & dépescher un Canot, pour aller trouver le Sieur de la
Ravardiere & luy manifester l’estat auquel nous estions, attendans un
siege prochain: mais le Canot fut plus de trois mois à trouver le dit
Sieur, lequel ayant appris ces nouvelles, se dépescha autant qu’il peut,
de venir en l’Isle, s’exposant à plusieurs dangers, qui sont en ces
mers: mais sa diligence ne nous eust pas beaucoup servi: Car en ces 4.
mois qu’il y eut entre le temps que nous attendions le siege & sa venuë,
nous eussions vaincu ou esté vaincus.

Cette rupture du voyage des Amazones fist grand tort à la Colonie: parce
qu’on eust cueilly & amassé une grande quantité de marchandises, le long
de ces rivieres, bien plus peuplees de Sauvages de diverses Nations, que
ne sont pas l’_Isle_, Tapoüitapere, _Comma_ & les _Caïtez_[103]: Et qui
plus est, ces Peuples là sont plus debonnaires que ceux-cy, & mieux
fournis de coton & autres danrees: Davantage ils sont plus pauvres &
diseteux de Haches, Serpes, Couteaux, & Habits par consequent pour peu
de chose on eust eu beaucoup de leurs richesses.

Un autre detriment que receut la Colonie des François en cette
interruption de voyage, fut que beaucoup de Nations estoient resoluës de
s’approcher de l’Isle, habiter les Pays circonvoisins, & les cultiver, &
fussent venus avec ledict Sieur au retour des Amazones: Mais ce bruit
des Portuguais leur fist suspendre la resolution qu’ils en avoient
prise, attendans dans l’issuë de cet affaire.

Le Sieur de la Ravardiere estant venu, on poursuivit hastivement
d’achever les Forts des advenuës de l’Isle, on y porta du Canon, & posa
garnison. Quelques jours apres il fut suivy de plusieurs gens de guerre
Sauvages, qui vindrent en l’Isle, & entre les autres la _Grand-Raye_ des
_Caïetez_, Sauvage estimé entr’eux, & tenu pour valeureux & de bon
conseil, pour le respect duquel ses semblables font beaucoup, voire s’il
faut dire, le suivent & embrassent son opinion entierement. Ce qui sert
fort aux François en ces Pays là: car il retient tous les Sauvages au
service & à la devotion de nos gens.

Un peu auparavant qu’on allast aux Amazones, quelques meschans garnemens
firent courir un bruict dans les _Caïetez_ & _Para_, que les François
s’en alloient les prendre captifs, soubs umbre d’aller aux Amazones: Ce
bruict esmeut tellement ces Peuples, qu’ils estoient prests de quitter
leurs habitations, pour s’enfuyr autre part, mais par les Harangues que
leur fit la _Grand-Raye_, ces gens effrayez sans subject furent
r’asseurez, ce Sauvage leur disant tout le bien qu’il peut des François.

Il accompagna, luy, sa femme, & quelques siens parens une Barque envoyee
de l’Isle en _Para_, pour traicter des Marchandises du Pays, où on avoit
trouvé plusieurs choses precieuses: Mais le mal-heur voulut, qu’estant
partie de là pour retourner en l’Isle, sa trop pesante charge l’enfonça
dans la mer, environ à deux lieuës de terre; Chacun mesprisant les
richesses, se depoüilla, qui prenant une écoutille du vaisseau, un autre
quelque aiz, d’autres se mirent dans le bateau, mais la _Grand-Raye_
ayant patience que tous prissent le moyen de se sauver: enfin luy & sa
femme avec un Truchement François se mirent tous les derniers à la nage,
encourageant l’une & l’autre par ces paroles: La mort est envieuse,
voyez comme elle nous jette ses vagues sur la teste, afin de nous
abysmer, monstrons luy que nous sommes encore forts & vaillants, & qu’il
n’est pas temps qu’elle nous emporte: Tous se sauverent en certaines
Islettes inhabitees, hors mis un François qui fut emporté en nageant par
les Poissons _Rechiens_[104]. La _Grand-Raye_ voyant les François nuds &
affamez, & qu’ils estoient en lieux steriles, enfermez de plusieurs bras
de mer, se met à nage, passe un long Pays plein d’Aparituriers, où il
eut bien de la peine & du travail à passer dans ces racines, & sortir
des vases, dans lesquelles il entroit quelquefois jusques au col. Estant
parvenu au village de ses semblables, il les excita de venir avec des
Canots, des Vestemens & des Vivres: ce qu’ils firent; puis apres
revenans aux villages qui estoient vis à vis du lieu où se perdit la
Barque, il leur fist rendre quelques marchandises que la mer avoit jetté
au bord.

Ce _Grand-Raye_ estoit autrefois venu en France, dans un Navire de
sainct Malo, & avoit sejourné en France l’espace d’un an, ou environ, &
en si peu de temps il avoit appris à parler François, si bien qu’encore
au jourd’huy il se faict entendre aux François, quoy qu’il y ait bien
des années qu’il en est de retour: & a si bon esprit, jugement & memoire
qu’il remarqua, & les raconte à present, toutes les particularitez que
nous avons en France. Je ne veux icy rien dire de ce qui touche l’Estat
Spirituel, ny de la Harangue qu’il me fist, concernante le
Christianisme, par ce que je la diray en son lieu au Traicté suivant:
mais quant à ce qui regarde le Temporel, il racontoit souvent à ses
semblables, voire je l’entendis haranguer le mesme aux _Tabaiares_ du
Fort Sainct Loüis.

Les François sont forts, ont un grand pays plein de bons vivres, ils ont
le vin en abondance, le pain, le mouton, le bœuf, les poules, plusieurs
sortes d’oyseaux, grand nombre de poissons: leurs maisons sont de
pierre, environnees de grosses murailles, sur lesquelles on voit de gros
Canons braquez: La mer bat au pied, ou bien ils ont de grands fossez
pleins d’eau. Le long des ruës vous voyez les maisons ouvertes, pleines
de toute sorte de marchandises: Ils vont sur des chevaux, & entr’eux il
y a des Grands ou Principaux mieux suivis que les autres: De ce nombre
est Monsieur de la Ravardiere, qui a sa maison proche de la ville où
j’abordé. Le Roy de France demeure au milieu de son Royaume, en une
ville, qu’ils appellent Paris. Les François haissent, comme nous, les
_Peros_, & leur font la guerre par mer & par terre, & demeurent les plus
forts. Car les _Peros_ sont en ce pays là tenus pour foibles, & les
François pour vaillans, & plus valeureux que toute autre Nation. C’est
pourquoy nous ne devons point craindre, ils nous defendront bien.
Quelques mesdisans de nostre Nation ont rapporté que les François
n’avoient peu prendre les _Camarapins_, mais cela est faux: Ils y ont
faict leur devoir, & si les _Tapinambos_ eussent voulu donner par
derriere, nous les eussions pris: mais le Grand des François a eu pitié
d’eux, ne les voulant pas tous brusler, comme fut une partie d’iceux.
Cecy, & autres semblables discours il fit alors, & depuis allant par
l’Isle, dans chaque village, il le recitoit au _Carbet_.

Or la façon avecques laquelle il fit son entree dans la Grande Place de
Sainct Loüis; tant pour salüer les _Tabaiares_ de leur bien venuë, que
pour favoriser les François, ce fut qu’il ordonna ses gens d’une façon
bien estrange: Il les rangea tous queüe à queüe, ils estoient bien
quelque cent ou six vingts: Aux uns il fist prendre en main des Courges,
aux autres des Marmites, aux autres des Rondaches, aux autres des Espees
& Poignards, aux autres des Arcs & Fleches & autres Instrumens
dissemblables, & disposant les Joüeurs de _Maraca_[105] environ par
dixaines, ils firent le tour des Loges des _Tabaiares_, puis vindrent en
la Grande Place du Fort, où nous estions, finir leur danse devant nous,
laquelle tiroit fort sur la danse des _Pantalons_, s’avançans &
cheminans peu à peu avecques mesure, frappans également tous ensemble la
terre de leurs pieds, & ce au ton de la voix, & du son du _Maraca_,
qu’ils gardoient tous en mesme cadence, recitans une chanson de victoire
à la loüange des François. Ils remuoient la teste de çà de là, & les
mains aussi, avec tels gestes qu’ils eussent faict rire les pierres.
Ceste façon de danser est appellee entre les _Tapinambos_
_Porasséu-tapoüi_, c’est à dire, la danse des _Tapouis_ par ce que la
danse des _Tapinambos_ est toute dissemblable: car elle se faict en
rond, sans remuer de place. La danse finie, il nous vint salüer & puis
s’alla reposer & manger en la loge qui luy estoit preparee.



Du voyage du Capitaine Maillar[106] dans la terre ferme, en l’habitation
d’un grand Barbier: Description de ceste terre, & des tromperies de ce
grand Barbier.

Chap. XXXIII.


C’est une verité recogneuë de tous ceux qui ont hanté ces Pays du
Bresil, que la terre ferme n’a rien de commun en beauté & fertilité avec
les Isles: pour ce que les Isles sont sables noirs et legers, adustes &
bruslez de la continuelle chaleur, d’autant que les Isles sont bien plus
sujectes en ceste Zone torride aux chaleurs & ardeurs, & ce à cause de
la mer qui redouble par reflexion la puissance de la lumiere du Soleil
sur l’opacité prochaine & concentrique de la terre: Chose que vous
experimentez en la composition des miroirs ardans, desquels le centre
est opaque, & eslevé plus que sa circonference & ses bords: & partant
les rayons du Soleil se reünissent & colligent en ce centre, qui pour
cet effect produisent le feu & la flamme aux subjects disposez, mis à la
poincte & pyramide de ce centre.

Le Sieur de la Ravardiere ayant plusieurs fois entendu des Sauvages
qu’il y avoit une terre infiniment bonne, à cent, ou cent cinquantes
lieuës de _Maragnan_ dans la Terre Ferme, és contrees qui sont vers la
Riviere de _Miary_, à plus de quarante ou cinquante lieuës d’icelle, il
dépescha une Barque & des Canots, & y envoya le capitaine Maillar de
Sainct Malo, avecques quelques François & un Chirurgien, qui se
cognoissoit fort à la nature des herbes & arbres precieux. En cette
terre, s’estoit retiré un des Principaux Sorciers de _Maragnan_,
avecques quarante ou cinquante de ses semblables, tant hommes que
femmes, & y avoit basty un village, & cultivé la terre, laquelle luy
rendoit toutes choses en si grande abondance, que ce mal-heureux faisoit
acroire à tous les _Tapinambos_, ainsi que je diray cy apres, qu’il
avoit un esprit, qui faisoit venir & croistre de terre ce qu’il vouloit.
Là ce Capitaine se transporta, avecques bien de la peine: car il falut
qu’il passast une longue & large plaine couverte de joncs & de roseaux,
marchant dedans l’eau jusques à la ceinture, & apres y avoir sejourné
quelque temps, & remarqué la bonté de la terre, il nous rapporta ce qui
s’ensuit.

C’est, que la terre de ce lieu estoit forte, grasse & noire, &
tres-bonne à produire les cannes de sucre, & beaucoup meilleure que
celle de Fernambourg: ce qu’il peut bien tesmoigner, pour avoir demeuré
plusieurs annees dans Fernambourg & pratiqué les autres endroicts que
tiennent les Portuguaiz: La terre est arrosee de grande quantité de
ruisseaux capables de faire moudre les engins à succre.

Il y a abondance de poissons d’eau douce fort grands, & de plusieurs
especes: Les Tortuës y sont sans nombre, le gibier & la venaison de
toute sorte, & en quantité indicible, outre les Cerfs, Biches,
Chevreils, Sangliers, Vaches-Braves, _Pagues_, _Agoutis_, _Armadilles_,
qu’ils appellent _Tatous_. Il s’y trouve des Lapins & des Lievres, comme
en France, mais plus petits: la diversité des oyseaux & du gibier est
tres-grande: Les Perdrix, Faisans, _Moitons_[107], Bisez, Ramiers,
Tourtes, & Tourterelles, Herons & semblables s’y voyent par admiration.
La terre porte les racines grosses comme la cuisse. Le Petun y vient
fort grand & fort bon, & disent que l’on y peut faire deux cueillettes
l’année. Le Mil y vient fort haut, gros & en quantité. Il y a des
fruicts beaucoup meilleurs & en plus grand nombre que dans l’Isle,
_Tapouitapere_ & _Comma_. Il y a diversité de Perroquets en couleur &
grosseur specialement des _Touins_ francs[108], gros comme des moineaux,
qui apprennent incontinent à parler, mais ils meurent du haut mal, quand
il sont apportez dans l’Isle. J’ay veu moy-mesme que d’un grand nombre,
à peine en peut-on sauver demy douzaine, & en mangeant, chantant ou
sautelotant dans la cage, sans aucune apparence de mal precedant, en
faisant trois on quatre tours ils tomboient morts. Il y de forts gros
Magos & des Monnes barbuës, tres-belles & tres-rares, & qui seroient
fort recherchees, si on en apportoit en France.

Il se tient là un Barbier ou Sorcier fort bien accommodé & fourny de
toutes choses necessaires: il estoit venu un peu avant ce voyage, faire
ses barberies & enchantemens, & ce à fin de gagner les hardes &
ferrailles des Sauvages de _Maragnan_, pour les emporter quant & soy en
son pays. Ces barberies furent de diverses sortes. Premierement il avoit
une grosse marionette qu’il faisoit se mouvoir subtilement, specialement
la machoire basse de sa bouche, & haranguoit faisant à croire aux femmes
des Sauvages, que si elles vouloient que leurs graines & legumes
multipliassent quatre fois plus, qu’elles n’avoient coustume de faire:
il falloit qu’elles apportassent quelques unes de ces graines & legumes,
& les donnassent à sa marionette, pour les faire tourner trois ou quatre
fois dans sa bouche, afin de recevoir la force de multiplication de son
esprit, qui demeuroit en ceste marionnette: puis semant une ou deux de
ces graines ou racines dans leurs jardins, toutes les autres graines &
legumes prendroient la force de multiplier de ces deux. Il y eut une
telle presse par les villages où il alla, des femmes qui luy apportoient
des graines & legumes pour faire tourner en la bouche de la marionette,
qu’à peine y pouvoit-il fournir, & les femmes gardoient cela fort
curieusement.

2. Il institua une danse ou procession generale, & faisoit porter à tous
les Sauvages, tant hommes, femmes, qu’enfans, des branches de Palme
piquante, surnommee _Toucon_[110], & alloient tout autour des loges
chantans & dansans, & ce disoit-il, pour exciter son esprit à envoyer
les pluyes, (car en ceste annee elles vindrent trop tard) apres la
procession ils caouïnoient jusqu’au crever[111]. 3. Il fit emplir d’eau
plusieurs grands vaisseaux de terre, & marmotant je ne sçay quelles
paroles dessus, apres lesquelles il plongeoit dedans un rameau de palme,
aspergeant un chacun sur la teste: il disoit: soyez mondes & purifiez,
afin que mon esprit vous envoye les pluyes en abondance. 4. Il prit une
grosse canne de roseau creuse, qu’il emplit d’herbe de _Petun_, & y
mettant le feu par un bout, il souffloit la fumée sur ces Sauvages,
disant, Prenez la force de mon esprit[109], par laquelle vous serez
tousjours sains de corps & vaillants de courage contre vos ennemis. 5.
Il planta un May d’arbre, au milieu du village, chargé de coton, & apres
avoir faict quelque tours & retours aux environs, il leur dit, qu’ils
auroient ceste annee grande quantité de coton.

Or pour toutes ces barberies, la pluye ne venoit point, & ne cessoit
jour & nuict de faire danser les Sauvages, & crier le plus haut qu’ils
pouvoient pour reveiller son esprit ainsi que jadis faisoient les
sacrificateurs de Baal; nonobstant ces cris, la pluye ne venoit point.
Il s’advisa de faire accroire à ces Sauvages, qu’il voyoit bien son
esprit chargé de pluyes, du costé de la mer: mais il n’osoit approcher à
cause de la Croix, qui estoit plantee au milieu de la place du village,
vis à vis la Chappelle de nostre Dame _d’Usaap_, & par ainsi s’ils
vouloient avoir de la pluye il falloit déplanter ceste Croix: à quoy ils
acquiescerent aisement, & l’eussent faict, n’eust esté les François qui
estoient-là, & la crainte d’en estre punis qui les en empescha.

Ceste nouvelle vint au Fort, & aussi tost on y envoya _Le Grand Chien_,
& les François pour amener le Barbier, & voir au moins s’il pourroit
danser au milieu d’une sale, d’une façon qui ne luy eust pleu, & luy
eust-on appris, que son esprit n’eust esté bastant de le sauver: Ce que
recognoissant fort bien, par l’advertissement qu’il eust, qu’on
l’envoyoit querir, pour luy faire tout honneur au Fort: il ploya
hastivement son bagage, & prenant ses gens avec luy, se sauva par mer
dans son _Canot_, & quelque temps apres il envoya faire ses excuses, par
un sien parent, qui apporta beaucoup de presens de son pays, pour faire
sa paix.

Il laissa une croyance aux Sauvages de l’Isle, qu’il avoit un esprit
fort bon, & estoit grand amy de Dieu, qu’il n’estoit point meschant,
ains ne demandoit qu’à bien faire: Il mange avec moy, disoit-il, dort &
marche devant moy, & souvent il vole devant mes yeux; & quand le temps
est venu de faire mes jardins, je ne fay que marquer avec un baston,
l’estenduë d’iceux, & le lendemain au matin je trouve tout faict.
Quelques-uns des Sauvages Chrestiens, ayans entendu, que nous avions
desir de faire punir ce compagnon, abuseur de peuple, ils me disoient,
qu’il falloit avoir pitié de luy, & ne luy rien faire; par ce qu’il
n’avoit jamais esté meschant, ny son esprit, ains que l’un & l’autre
s’estoient employez à faire croistre les biens de la terre: Je les
enseignay sur ceste matiere ce qu’ils devoient croire. Pensez vous
autres qui lisez cecy, combien ce ruzé Sathan sçait comme un Singe,
contrefaire les ceremonies de l’Eglise, pour introniser sa superstition,
& retenir en sa cordele les ames infidelles. Vous le pouvez voir par
ceste procession de Palmes, ceste aspersion d’eau, & soufflement de
fumee, communicant son esprit, de quoy nous parlerons plus amplement au
Traitté du Spirituel.



De la venue des Tremembaiz; comme on les poursuivit, & de leurs
habitations & façons de faire.

Chap. XXXIV.


En ce temps, la Nation des _Tremembaiz_, qui demeure au deçà de la
montagne de _Camoussy_, & dans les plaines & sables, vers la Riviere de
_Toury_, non guere esloignee des arbres secs, sables blancs, & l’Islette
saincte Anne, fit une sortie inopinee vers la forest, où nichent les
oyseaux rouges, & aux sables blancs, où se trouve l’Ambre gris, & où
l’on pesche une grande multitude de poissons; & ce en intention de
surprendre les _Tapinambos_, desquels ils sont ennemis jurez: en quoy
ils ne furent trompez: Car plusieurs des _Tapinambos_ de l’Isle, estans
allez en ces quartiers specialement pour y pescher, furent assaillis des
_Tremembais_[112]: les uns furent tuez sur la place; les autres furent
menez captifs, & ne sçait-on ce qu’ils en ont faict: les autres
eschapperent dans leur _Canot_, revenans en l’Isle de _Maragnan_, qui
apporterent ces piteuses nouvelles, lesquelles remplirent les villages,
d’où estoient les morts, de cris & hurlements, les meres & les femmes
incitans ceux de l’Isle à les poursuivre: ce que les Principaux
resolurent ensemble, & vindrent prier les François de leur donner un
Chef & nombre de soldats, ce qu’on leur accorda. _Iapy Ouassou_ fut le
conducteur de ceste armee[113], & fut suivy d’un grand nombre de
Sauvages, & accompagné des François. Ils s’en vont droict passer la mer,
entre l’Isle & les sables blancs, où ils mirent pied à terre, pour se
reposer & nuicter les uns allans à la pesche, les autres à la chasse, &
les femmes & les filles chercher de l’eau parmy les sables, qui ne
pouvoit estre que sommastre, c’est-à-dire, demy douce & demy salee;
tendre les licts, faire du feu, & apprester le manger: Les jeunes
_Tapinambos_ faisoient les _Aioupaues_, tant pour les Principaux que
pour les François, & au principal _Aioupaue_, le Colonel se loge, & tous
les Capitaines apportent leurs licts, qu’ils pendent tout autour du lict
de leur Colonel: ceremonie qu’ils gardent en toutes leurs guerres,
specialement quand ils sont proches de leurs ennemis; A quoy ils en
adjoustent une autre, qui est, de faire les feux & obscurs, de peur que
leurs ennemis ne les descouvrent la nuict: Car ils ont tous en general
ceste coustume, tant les _Tapinambos_ que les autres, de faire monter au
coupeau des plus hauts arbres, leurs sentinelles, pour descouvrir, s’il
paroistra de nuict quelque feu ou lumiere des ennemis.

Le lendemain, ils se mettent à chercher deçà delà, marchans jusqu’à une
plaine tres-grande de sable, environnee de bois de trois costez, & au
quatriesme de la mer; là ils trouverent les _Aioupaues_ des
_Tremembaiz_, & une marmite Portugaise, d’où nous apprismes, avec les
autres nouvelles que nous en avions eu au precedent, que les Portugais
estoient habituez en la _Tortue_, & en la montagne de _Camoussy_, &
avoient faict alliance avec les _Tremembaiz_, comme aussi avec les
Montagnars, tant _d’Ybouapap_ que de _Mocourou_, specialement avec
_Giropary Ouassou_, c’est à dire, _Le Grand Diable_, Prince & Roy d’une
grande Nation de _Canibaliers_[114], lequel _Grand Diable_ ayme fort les
François, & hait naturellement les Portugais, & c’est chose asseuree,
que si les François ont du bon en ces pays là, il trahira les Portugais,
& se joindra avec les François: Car on tient qu’il est _Mulatre_
François, c’est à dire, nay d’un François & d’Indienne. Revenons à
nostre subject.

Nos Sauvages trouverent un de leurs semblables encore vivant, qui
s’estoit sauvé à la fuitte dans les bois, & caché dans un arbre: mais
entendant le son des Trompes de guerre, qui est un grand bois creusé,
ayant la gueule d’en bas & d’en haut à la façon d’une Trompette, il
sortit tout defaict & sans figure d’homme, pour n’avoir rien mangé
l’espace de huict jours, sinon des feuilles de l’arbre où il s’estoit
caché, & ceste carcasse vivante enseigna le mieux qu’il peut, le lieu où
gisoient les morts ses compagnons, lesquels on trouva la teste fendue &
les haches de pierres, desquels ils leur avoient fendu la teste mises
sur leurs corps, comme c’est leur coustume, de ne se servir jamais d’une
arme, quand avec icelle, ils ont tué un de leurs ennemis.

_Carouatapyran_ un des Principaux de _Comma_, m’apporta une de ces
haches de pierre, toute teinte de sang, & veluë des cheveux qui y
estoient colez, avec la cervelle du fils du Principal _Ianouaran_, de
laquelle il avoit esté tué, & qui fut trouvee sur luy. _Carouatapyran_,
m’apprit ce que je ne sçavois pas, touchant ces haches, faictes d’une
pierre tres-dure, & taillees en forme de croissant: car il me dit, que
les _Tremembaiz_ avoient coustume tous les mois, au premier jour du
Croissant, de veiller toute la nuict à faire ces haches, & ne cessoient
qu’elles ne fussent parfaites, ayans ceste superstition, que portans ces
haches en guerre, ils n’estoient jamais vaincus, ains remportoient la
victoire de leurs ennemis: pendant qu’ils font ces haches, les femmes,
filles & enfans sont dehors les _Aioupaues_, dansant & chantant à la
face du Croissant.

Ces _Tremembaiz_ sont valeureux, & redoutez des _Tapinambos_, d’une
stature competante, legers à la course, plus errants que stables en
leurs demeures: leur viande plus commune est le poisson & ne laissent,
quand ils veulent, d’aller à la chasse: ils ne s’amusent à faire des
jardinages, ny des loges, ains habitent soubs les _Aioupaues_, ayment
plus les plaines que les forests: car ils descouvrent tout autour d’eux.
Ils ne portent grand mesnage ou bagage apres eux, se contentans de leurs
arcs, flesches & haches quelques _Couïs_[115] & Courges pour puiser de
l’eau & quelques marmites pour cuire les viandes: tirent à coups de
fleches les poissons, bien plus adroicts que les _Tapinambos_: sont
robustes de corps, tellement que prenans un de leurs ennemis par le
bras, le jettent à terre, ainsi que feriez un chappon: Ils couchent sur
le sable le plus du temps.

Ils se servent de ce lieu des sables blancs, & des arbres secs, à
prendre les _Tapinambos_, comme on faict de la ratiere à prendre les
Rats, & ce pour trois raisons. La premiere, à cause de la pesche, qui
est là fort fertile & abondante. La seconde, à cause d’une forest, où
les oyseaux rouges de toutes parts, viennent nicher, pour faire leurs
petits. Si bien que les _Tapinambos_ ne manquent pas d’aller en cette
saison, dénicher les petits, & prendre les œufs à demy couvez, & ce en
si grande abondance, qu’il est impossible de l’exprimer, tellement
qu’ils en ont pour vivre plus de deux mois, quand ils sont retournez en
l’Isle, les ayant auparavant boucanez, endurcis & rendus secs comme
bois, qui est chose où je trouvois bien peu d’appetit: & à vray dire, je
n’en pouvois manger: nonobstant ce sont grandes delices, & un gibier
fort exquis parmy ces Sauvages. Je rapporteray quelque particularité
notable de ces oyseaux rouges cy apres. La troisiesme raison est pour
cueillir l’ambre gris, que les _Tapinambos_ appellent _Pirapoty_, c’est
à dire fiante de poissons[116]; Car ils ont opinion que cet ambre gris
n’est autre chose que l’excrement des Baleines, ou d’autres semblables
gros poissons, lequel eslevé sur l’eau, est jetté par les vagues en ce
lieu: bien qu’il y aye des François qui disent que cet Ambre gris n’est
autre chose que la fleur de la mer, que les Sauvages appellent
_Paranampoture_ ou une gomme de mer _Paranamussuk_: le Lecteur en
pensera ce qu’il luy plaira.

Cet ambre gris se trouve par masse sur ces sables, quand la mer est
retiree, & ce plus en une saison qu’en l’autre, & il arrive quelque fois
que la masse est grosse, digne d’estre mise dans un Cabinet Royal, &
qu’on ne pourroit justement estimer & payer: mais à cause que toutes les
bestes & oyseaux de là, & des environs, les _Crabes_, Lezards & autres
reptiles de la mer se jettent dessus, avec lesquels surviennent les
_Tapinambos_, cupides de cette matiere, non pour l’estat qu’ils en font,
mais pour ce qu’ils voyent, que les François recherchent cela avec grand
soin, le tout est dissipé par morceaux. Je conseillois un jour de faire
là un fort, tant pour empescher les courses des _Tremembaiz_ que pour
boucher l’entree aux Navires dans l’Islette Saincte Anne, qu’aussi pour
recueillir cet Ambre gris: parce qu’il n’y a point de doute, que souvent
la mer en jette sur ces Sables, lequel est aussi espars & mangé par les
bestes, oyseaux & reptiles, joint que les Sauvages de l’Isle, n’y vont
que deux ou trois fois l’annee. Je m’asseure que cet Ambre payeroit bien
son Fort, sa garnison & beaucoup d’autres.

Nos Sauvages _Tapinambos_ & nos François apres avoir cherché çà & là, ne
trouverent rien autre que leurs morts, les _Aioupaues_, & les vestiges
des ennemis: par ainsi ils s’en revindrent en l’Isle plus affamez que
blessez.



De l’Arrivee des Long-cheveux à Tapouïtapere, & du voyage d’Ouarpy.

Chap. XXXV.


Il y avoit une Nation vers _l’Ouest_, de laquelle jamais par cy-devant
on n’avoit oüi parler, & estoit incogneüe à tous les _Tapinambos_,
demeurans dans les bois fort avant à quatre ou cinq cens lieuës de
l’Isle, n’ayans eu jamais la commodité des Haches ny des Serpes, ains se
servoit seulement des Haches de pierre, vivoit fort secrettement dans
ces Pays & Forests, soubs l’obeissance d’un Roy. Ils furent advertis,
par le moyen de quelques Sauvages qu’ils surprirent sur mer, que les
François estoient venus en l’Isle de _Maragnan_, & y habitoient, &
avoient amené quant & eux des Peres qui enseignoient le vray Dieu, &
purifioient les Sauvages de leurs pechez. Ils porterent ces nouvelles à
leur Roy, lequel fist dépescher incontinent des Canots, où il fit
embarquer un des Principaux apres luy de cette Nation, qu’il fist
accompagner de deux cens jeunes hommes fort & vaillans, habiles à nager
& à flecher, avec commandement d’aller vers l’Isle, sans mettre
aucunement pied à terre, ains se contentassent de parlementer avec les
Truchemens des François, & s’en retourner au pays, prenans garde
qu’aucun ne s’apperceust de la route qu’ils prenoient.

Ils arriverent donc vis à vis de _Tapouitapere_, où estoit pour lors le
Truchement _Migan_, qui adverti de leur venuë, les alla trouver sur mer,
& parlementa avec leur Principal fort longtemps: Car ce Principal
l’interrogea, Premierement, des Peres, quels gens c’estoient, ce qu’ils
faisoient & enseignoient. Secondement, des François, quelles estoient
leurs forces, leurs marchandises, s’il estoit vray, qu’ils eussent
reconcilié ensemble les _Tapinambos_ & les _Tabaiares_, & s’ils vivoient
en bonne paix dans l’Isle. Le Truchement ayant respondu à tout cela
selon ce qu’il devoit, le Principal demeura satisfaict, & dit, qu’il en
estoit fort aise, & que son Roy & toute sa Nation s’en resjoüiroit
infiniement: parce qu’ils desiroient tous de s’approcher des François,
tant pour cognoistre Dieu, pour avoir des Haches & Serpes de fer, pour
cultiver leurs jardins, que pour estre en seureté de leurs ennemis.
Quant à eux, qu’ils feroient force coton & autre marchandise, en
récompense pour donner aux François, sans rien demander autre chose que
leur alliance & protection.

Le Truchement luy demanda, si sa Nation estoit grande, & s’il y avoit
loin en son Pays: Il respondit que sa Nation estoit grande & son Païs
fort loin, denotant à peu prez, la distance par lieuës, qu’il y pouvoit
avoir de l’Isle en sa terre, monstrant par ses doigts le nombre des
Lunes, c’est-à-dire, des mois qu’il luy falloit pour retourner en son
Pays: & adjousta, Je ne te puis dire l’endroict de nostre habitation,
par ce que mon Roy me l’a deffendu, & aussi pour ce que nous craignons,
qu’on nous y vint faire la guerre. Contente toy que dans six mois, je
reviendray icy t’apporter certaines nouvelles, & va dire asseurément à
ton Grand, que les choses estant telles que tu m’as dit, nous viendrons
tous demeurer aupres de vous.

Le Truchement repliqua, Vien, je te prie, voir le Fort que nous avons
faict, & les gros Canons braquez dessus, & les François qui sont là en
garnison, afin que tu le rapportes à ton Roy. Non, dit-il, c’est chose
qui m’est deffenduë de mettre pied à terre, moy ou les miens: Neantmoins
l’on fit tant apres luy, que luy ayant donné des ostages, il permit à
quelques uns des siens, de mettre pied à terre à _Tapoüitapere_ où ils
furent les tres-bien receus, & ayant trafiqué quelques Haches & Serpes
pour d’autres marchandises, qu’ils avoient apporté, ils s’en
retournerent fort joyeux. Cependant les Canots estoient en mer, l’aviron
dans l’eau, prests de voguer, s’ils fust arrivé quelque chose mal à
poinct. Les autres avoient la main sur la corde de leurs arcs, les
fleches encochees & prestes à tirer, tant ces Nations se defient les
unes des autres: Mais en leur rendant leurs gens, ils rendirent les
ostages: ainsi ils s’en allerent en paix: Dieu les conduise, & les
vueille amener à la cognoissance de son nom.

Quant au voyage d’_Ouarpy_, qui est une Riviere & contree, à six vingts
lieuës de l’Isle[117], & davantage, vers les _Caïetez_, il fut entrepris
par le Sieur de Pisieux, accompagné de quinze François, & de deux cens
Sauvages pour les raisons suivantes. La premiere pour découvrir une mine
d’or & d’argent, qui est à cent lieuës au haut de la Riviere, les
Sauvages nous en apporterent du soufre mineral, qui s’est trouvé fort
bon, & par consequent on a esperance, que ces mines seront bonnes &
fertiles: Depuis je me suis laissé dire qu’il y a en tous ces pays là,
une grande quantité de mines d’or, meslé de cuivre, & d’argent meslé de
plomb[118], ce que tesmoignent asseurément les eaux minerales qui
viennent des montagnes. La seconde pour r’amener quant & luy une Nation
des _Tabaiares_, qui habitent sur ceste Riviere. La troisiesme, pour
chercher une Nation de _Long-Cheveux_, qui demeure en ces Pays, atenant
la riviere d’_Ouarpy_, lesquels sont debonnaires & aisez à civiliser, &
trafiquent avec les _Tapinambos_: si ces choses reussissent, comme je
croy qu’elles feront, dans peu de temps l’Isle sera riche, pour les
marchandises que feront tous ces Sauvages r’assemblez, & se rendra
forte, contre l’invasion des Portuguais, & me reposant sur cette
esperance, je traitteray de quelques particularitez fort rares, que j’ay
remarqué en ces Pays, satisfaisant aux difficultez qui s’y presenteront
de prime abord, par bonnes & naturelles raisons.



Des Astres & du Soleil.

Chap. XXXVI.


C’est une chose belle & considerable, que le Ciel, sous ceste Zone
torride, semble beaucoup moins estoillé, qu’en l’Europe: c’est à dire,
qu’il n’y apparoist pas tant de petites Estoilles, attachees à la voute
azuree de ce Pays là, comme à la voute du Ciel de ce nostre Pays: & au
contraire nous voyons beaucoup plus de grandes Estoilles estincelantes &
luisantes là, qu’icy. Je ne me suis jamais persuadé qu’il y eust moins
d’Estoilles en ce pays là, qu’en celui-cy, mais que cela venoit de
l’erreur de nostre veuë, pour la raison suivante: C’est que tous qui
habitent hors des deux Solstices, Cancer & Capricorne regardent
obliquement le centre du Ciel, qui est la ligne Ecliptique, ou Zone
torride, où passe le Soleil: & pourtant, ils ont plus d’Orizon, & par
consequent plus grande espace du Ciel à contempler, & ainsi peuvent voir
ou nombrer plus d’Estoilles. A l’opposite ceux qui habitent entre les
Solstices, & specialement soubs la Zone torride, ne contemplent plus
ceste ligne obliquement, ains en Sphere droicte, & pour ce subject ont
moins d’Orizon, & par consequent moins de Ciel à contempler, & en suitte
moins d’Estoilles à nombrer.

Cette raison est confirmee par une autre experience: C’est que le Soleil
se couche, & se leve tout-à-coup, sans faire aucune Aurore, ny de soir,
ains ferme le jour quant & soy à son coucher, & introduict la nuict: & à
son lever chasse la nuict, & faict le jour: Que s’il y a là soir ou
matin, c’est si peu que rien: Au contraire en l’Europe nous avons en
Esté quelquefois plus de deux heures de soir, & autant de matin, avant
que le Soleil se leve, & apres qu’il est couché, & ce pour la raison
dire que les habitans sous la Zone torride sont en Sphere droicte, &
nous autres en Sphere oblique. J’adjouste encore une autre experience
quand nous revenons de _Maragnan_ par deçà, au Pole Septentrional, nous
découvrons bien plustost l’Estoille de ce Pole, que quand nous allons
d’icy à _Maragnan_, l’Estoille de la Croisade, encore qu’elle soit
beaucoup plus eslevee que le Pole Antartic ou Austral. Une autre chose
j’ay remarqué en ceste Planette du Soleil; C’est qu’elle faict deux
Midis tous divers entre les deux termes de l’annee, de sorte qu’en une
moitié de l’année, regardant l’Est, il est à votre droicte, c’est à
dire, en la partie Australe, & en l’autre moitié de l’annee il est à
vostre gauche, c’est à dire, du costé vers la Partie Septentrionale: &
en tous ces Midis il y a fort peu d’Ombre: d’autant que jaçoit que le
Soleil ne regarde en Zenit cette terre, que deux fois l’annee: comme il
faict aussi toutes les terres enfermees dans les deux Solstices:
neantmoins il vous est si voisin en Sphere droicte, qu’il n’y a pas
beaucoup à dire, quand il est venu en son Midy, qu’il ne vous frappe à
plomb le coupeau de la teste: toutesfois vous distinguez tres-facilement
ces deux Midis, entre lesquels cette terre est situee.

La raison de tout cecy est, que le Soleil couppe deux fois l’annee en
Zenit la Zone torride, comme j’ay dit, & ce pour faire ces Solstices du
Cancre & Capricorne, & par consequent il est necessaire que ceux qui
habitent soubs la Zone torride, le voyent faire son Midy tantost d’un
costé, tantost de l’autre. Pour exemple, Quand il sort du Capricorne,
pour s’acheminer vers le Cancer, les Bresiliens habitans soubs la Zone
torride, ont leur Midy à la main droicte, & quand il quitte le Cancer
pour retourner au Capricorne, ils l’ont à la main gauche.

J’aurois icy un beau champ pour discourir de la Sapience de Dieu en la
fabrique de ce monde: mais n’ayant pour but que succinctement escrire
une Histoire, je laisse cela à la consideration du Lecteur: seulement
rafraichissant la memoire comme Dieu a departy la course de ce Soleil,
sçavoir, en deux extremitez, & pour le milieu, & tous les habitans de
ces trois stations, également reçoivent & participent autant de la
lumiere du Soleil en l’annee, les uns que les autres, excepté les
habitans du Cancer, qui retiennent le Soleil en l’annee trois jours &
quelques heures, davantage que les habitans du Capricorne, d’où viennent
les Bissextes, & la reformation du Calendrier, chose qu’il nous faut
expliquer: commençons par le milieu, puis nous viendrons aux extremitez.

Le milieu est composé des deux extremitez, & doit estre également
distant de l’une & de l’autre, autrement il ne pourroit estre milieu.
Toute la course du Soleil se termine en vingt-quatre heures, pour jour
naturel, & en douze mois pour an. Or est-il que la Zone torride est le
milieu de la course journaliere & annuelle du Soleil, partant, il faut
qu’en sa troisiesme part & portion elle joüisse journellement &
annuellement de la lumiere du Soleil également avecques les deux parties
extremes: ce qu’elle ne pourroit faire, si elle n’avoit en toute l’annee
ses jours égaux, c’est-à-dire, 12. heures de Soleil: car si elle
excedoit tant soit peu en cette portion, elle ne seroit plus le milieu
de la course du Soleil, ains tendroit vers l’une des deux extremitez, &
ensuitte elle auroit en un temps de ces douze mois les jours plus grands
les uns que les autres pour r’avoir en une fois ce qu’elle perdroit en
l’autre, & par ainsi il faudroit assigner une autre Zone du Ciel, qui
fust le milieu & centre de cette course, d’autant que le milieu est de
l’essence, voire le fondement d’icelle des deux extremitez: car il est
impossible de s’imaginer deux extremes sans milieu, ains comme j’ay
dict, le milieu est composé des deux extremitez, & par ainsi nous disons
que cette Zone torride, estant le milieu de la course Solaire, doit
avoir sa portion de lumiere composee des deux extremitez, qui sont douze
& douze, que le Soleil donne également aux deux Solstices, entre les
deux bouts de l’annee, recompensant en un temps, ce qu’il avoit retenu
en l’autre. Composons à present une troisiesme portion pour servir de
milieu de ces deux extremitez, douze & douze. Il faut que nous prenions
six d’une part, & six de l’autre, pour rendre le tout égal: par ainsi
vous entendrez facilement, comme cette Zone torride joüit egalement
avecques les autres parties du monde, de la lumiere du Soleil sans
changer son nombre de six & six, plus en un temps qu’en l’autre, par ce
qu’elle participe egalement des deux extremitez: & ainsi soit que le
Soleil aille visiter le Cancre & ses habitations, leur donnant pour sa
bien-venuë, largesse & liberalité de lumiere: soit qu’il aille au
Capricorne en faire autant, la Zone torride pour cela ne luy est point
importune, ny ne hausse l’imposition de ses peages ordinaires: mais elle
luy faict payer seulement six heures de matin, & six d’apres Midy de
lumiere & chaleur pour son passage de la traversee de sa terre, & du
travail de ses habitans, qu’ils prennent à sa venuë.

Quant aux terres & habitans d’entre les Tropiques, & hors les Tropiques,
ils divisent également entr’eux, qui plus, qui moins, en divers temps,
la lumiere du Soleil, & par compensation plus en un temps qu’à l’autre,
au bout de l’annee ils trouvent qu’ils ont eu également chacun, douze
heures de lumiere pour un jour naturel & douze mois pour l’annee.

J’ay dict que les habitants du Cancre, tant dedans que dehors son
Tropique, jouyssent trois jours du Soleil davantage que les autres: De
donner raison naturelle de cela, & tout ce qu’en disent les Astrologues
n’est rien: C’est un secret que la Divine Sapience s’est reservé, & un
honneur qu’elle faict à ce monde ancien, composé des trois parties,
Asie, Afrique & Europe: & si une raison Alegorique peut satisfaire à
cela, Je croy que c’est pour remarquer les trois speciaux privileges,
que ce vieil Monde a receu par dessus le Nouveau, à sçavoir, la premiere
peuplade de l’homme chassé du Paradis Terrestre: le don de la loy
escrite, à Moyse, & la redemption du monde par JESUS CHRIST.



Des Vents, Pluyes Tonnerres, & Esclairs qui sont en Maragnan & autres
lieux voisins.

Chap. XXXVII.


Outre les choses, que le Reverend Pere Claude a dict en son Histoire de
ces matieres: J’adjousteray ce que l’experience m’a faict recognoistre
de plus, que j’ay bien voulu communiquer au Lecteur, pour son
contentement: Et premierement des Vents, entre lesquels celuy d’Orient
s’attribuë le Sceptre & le Royaume de ceste terre du Bresil, & supposees
les raisons que le Reverend Pere apporte, j’en adjouste une autre que
tiennent tous les Mathematiciens, qui ont vogué par delà, & en ont
escrit. Sçavoir, que la perpetuité de ces Vents d’Orient, soufflans en
ces cartiers, provient de la disposition des costes du Bresil,
lesquelles vont de l’Est, à l’Ouest droictement: car le Soleil ayant
eslevé les vapeurs de la terre & de l’eau, & les tirant apres soy, par
la violence de son cours journalier, ces vapeurs rencontrans les costes
du Bresil, droict de l’Orient à l’Occident, sans aucune inflexion, les
suivent: Ce que vous pratiquez domestiquement en la fumee, qui suit le
premier Corps solide, qu’elle rencontre, pour le soutien de sa
foiblesse, & privee qu’elle est de tout Corps solide, va selon
l’agitation & predomination de la vapeur soufflante au dessus d’elle.

Or combien qu’il soit ainsi, que les Vents des trois autres parts du
monde, sçavoir Ouest, Nord, & Sus, ne regnent pas en _Maragnan_ & lieux
circonvoisins en comparaison des vents de l’Est, ce n’est pas à dire
pourtant, que les vents ne viennent quelquefois du Nord, & du Suz, &
rarement de l’Ouest.

Les vents s’augmentent tousjours à _Maragnan_, depuis le mois d’Aoust
jusqu’en Janvier, qui est proprement l’Esté de ceste terre, où le temps
est tousjours serain: Cela vient du cours du Soleil, qui revenant du
Solstice du Cancre, pour aller à celuy du Capricorne, il esleve les
grandes vapeurs, qui sont en ces terres aqueuses & humides, de dessoubs
la Zone Torride, & plus il s’approche de ces terres, plus aussi il en
esleve, & par consequent les Vents se renforcent, lesquels ne sont autre
chose, que ces mesmes vapeurs eslevees en l’air.

2. La raison pourquoy les pluyes ne commencent qu’à la my-Janvier, ou en
Fevrier, & vont tousjours s’augmentant jusqu’au commencement de Juin, ou
vers la fin d’Avril, est que le Soleil retourne du Solstice du
Capricorne, vers le Solstice du Cancre, & tire à soy grande abondance
d’humiditez de ces terres là, lesquelles s’epoississent en l’air, &
tombent: Et d’autant plus que le Soleil s’approche de son terme,
d’autant plus il augmente ses humiditez, & faict que leur cheute est
plus espoisse, forte & subtile, & suivant cecy, nous voyons qu’en ce
mesme Bresil, la saison & la force des pluyes est diverse, une terre
l’ayant premiere que l’autre.

Ces pluyes sont pour l’ordinaire, abondantes, frequentes, longues, &
continues, & ce plus la nuict que le jour, & ceste saison des pluyes est
le temps de la semaille, laquelle incontinent pousse, germe, & donne
augmentation, voire & la cueillette, ou moisson: Et cecy est, d’autant
que ceste terre sabloneuse, est desseichee à cause de la proximité du
Soleil; & par ainsi les pluyes tombantes sur icelle, en abondance &
continuation, elle absorbe en soy, par une avidité nompareille, ces
pluyes, changeant sa secheresse, en une temperee humidité, mere de
generations.

Ces pluyes sont fort differentes de la rosee qui tombe la nuict, en la
saison d’Esté; parce que les pluyes ont une mauvaise odeur, & à
l’oposite, la rosee a une tres-bonne odeur; & la cause de cecy est, que
les pluyes viennent du combat des grosses vapeurs aërees, & par
consequent, apportent quant & soy, la qualité de leurs agens, & cause
efficiente: Joinct que les pluyes tombantes avec impetuosité sur la
terre, laquelle est couverte, ou des fueillages putrefiez, ou des
cendres des bois bruslez, ces pluyes chaudes de leur nature outre ceste
impetuosité, esmeuvent la terre, à rendre une odeur mauvaise, procedante
de ces putrefactions: A l’oposite, la rosee tombant doucement, lors que
la nuict est seraine, & non agitee, & qui plus est qualifiee d’une
temperature froide, & non chaude, sans excez toutefois, donne bonne
odeur, specialement quand elle tombe sur des herbes odoriferantes.

Au temps des pluyes, les corps sont plus maladifs, qu’au temps des
Brises, où vents de l’Esté, & en voicy l’occasion: C’est en premier
lieu, que les vents ne soufflent plus, & par consequent ne purgent
l’air, & ne chassent les grosses vapeurs marines & aqueuses, qui de soy
sont maladives. En second lieu, c’est que les nuës se battant &
fracassant en ce temps des pluyes, elles produisent des pesanteurs aux
corps, des maux de cœur, & des estouffemens d’estomach, les nerfs se
laschent, & les os s’emplissent d’humidité: ce qui n’arrive pas au temps
des vents, qui netoyent l’air, la mer & la terre.

3. Les tonnerres & esclairs sont sans aucune comparaison, plus forts &
frequens au Bresil, qu’en ce vieil Monde, specialement au temps des
pluyes, auquel les tonnerres sont espouventables, si bien que vous
diriez, que la terre va renverser, & un esclair dure plus de temps, que
douze d’icy: Pensez que font à lors les Sauvages, si le plus grand
guerrier, oseroit pour lors mettre le nez à la porte; & sans faire le
bon valet, j’en ay eu plus que mon saoul de pœur, & neantmoins on ne
s’apperçoit point de la cheute des tonnerres: je croy qu’en voicy la
cause. Pendant que la chaleur a son regne paisible, depuis Aoust,
jusqu’en Fevrier, rarement on entend les tonnerres: mais quand le combat
de la froidure, & de la chaleur, s’esleve depuis Fevrier jusqu’en Juin,
il faut de necessité, que l’amorce & le canon jouë, qui sont ces
esclairs & tonnerres: & pour ce que la chaleur est en sa force, soubs la
Zone Torride, & que la froidure se fortifie en ce temps-là, par le
retour du Soleil, du Capricorne au Cancre, avec l’amas des humiditez
concrees en l’air: Il faut par consequent, que le combat en soit plus
grand: les tonnerres plus frequens, & les esclairs plus furieux. Or la
cause, pourquoy on ne s’apperçoit point de la cheute du tonnerre, ce
sont les arbres hauts & puissans de ces pays, lesquels arbres
naturellement en tous pays, sont le jouët & la niche des tempestes
foudroyantes: Partant comme ceste terre est couverte de forests,
enrichies d’arbres de hauteur admirable, il est bien aisé que le
tonnerre tombe sans s’en appercevoir. Joinct l’experience qu’on en a
tous les jours par les arbres abatus & bruslez, qui se rencontrent dans
les forests.



De la Mer, eaux & fontaines de Maragnan.

Chap. XXXVIII.


La Mer est differente en _Maragnan_, en ses marees, d’avec le reste de
l’Univers: d’autant que l’Ocean par tout, suit par mesure infallible, le
Croissant, plenitude, & décours de la Lune, & neantmoins nos Matelots
ont remarqué en _Maragnan_, qu’il y avoit un jour ou deux, & quelquefois
davantage, de distance & difformité avec l’ordinaire des autres marees
de Univers. Il est aisé de respondre à ceste difficulté: si on veut
remarquer, que le seul Bresil differe d’avec toutes les autres contrees
de l’Univers, en ce point qu’il est environné de mille et mille
inflexions causees, tant par les bancs & roüeles de sable, que par les
tours & retours des pointes & bayes: Joinct que ces terres & ces
emboucheures sont extremement découpees, tellement que les marees ne
viennent si tost en leur hauteur, dans les rivieres salees, ports &
havres, comme elles font ailleurs. Prenez-en l’exemple au flux & reflux
de la mer, dans la riviere de Seine: car la mer au Havre de Grace est
preste de refluer, quand le flot vient d’arriver au Pont de l’Arche.

J’ay pris garde à une autre chose, commune aussi aux autres mers, mais
non pas tant: c’est que la mer en son flux, disperse à chaque pointe de
roche, sa maree propre, faisant au milieu du Chenail, le sillon de son
flux principal, orné de la cresme marine qui s’amasse en ce milieu,
ainsi que si vous tiriez une corde au niveau, & sert d’adresse aux
Pilotes, pour recognoistre le Chenail d’entre les batures. La raison de
cecy est, ce me semble, la proprieté de la figure ronde, qu’ont tous les
Elemens, qui est de disperser son champ à tous les points de sa
circonference: par ainsi la mer faict au milieu du centre de son flux,
le sillon, ou fil de son cours: puis disperse & donne à chasque pointe
de rocher, le ray de sa maree: en sorte que j’ay veu quelquefois
plusieurs pieces de bois, portees diversement & en opposition contre les
rochers, par les rays & rameaux de ces marees diverses.

Les eaux de _Maragnan_ sont incorruptibles & beaucoup meilleures que
celles de l’Europe, comme j’ay recogneu par experience à mon retour de
dix semaines, en voicy la raison: Plus un corps est subject à repassion
& changement de qualité, plus est-il corruptible & mauvais, à cause des
alterations que le changement leur apporte: Or les eaux de _Maragnan_
sont tousjours en mesme estat, & par ainsi incorruptibles & tres-bonnes:
Au contraire les eaux de l’Europe sont tantost chaudes, tantost froides,
& par consequent corruptibles & mauvaises.

Les fontaines de _Maragnan_ ne sont pas froides, comme les fontaines de
l’Europe: parce que les terres de _Bresil_ sont basses, & pour ce
subject, ne peuvent causer l’antiperistase dans leurs entrailles
specialement pour la proximité du Soleil, qui penetre bien vivement &
avant dans la terre qui est sabloneuse, & pourtant fort susceptible de
la chaleur. Or est-il que les eaux de l’Europe sont froides en Esté, à
cause de la grande antiperistase des terres, qui sont hautes, d’où les
eaux coulent, lesquelles terres sont le plus souvent fortes & pesantes,
& resistent à la chaleur du Soleil: Par ainsi donc les fontaines du
_Bresil_, demeurent tousjours en une semblable temperature: pource que
le Soleil roule esgalement sur elles, & n’ont rien qui leur puisse
apporter quelque qualité froide.

Entre ces fontaines de _Maragnan_, les unes sont meilleures que les
autres & de couleur diverse: ce qui vient de la terre, qui est fort
diversifiee en goust & en couleur: Joinct que la terre estant basse
comme j’ay dit, plusieurs arbres, les uns de bon goust, & les autres de
mauvais, estendent leurs racines en bas, entre lesquelles les veines des
fontaines courantes, reçoivent une qualité bonne ou mauvaise, tant de la
terre que des arbres.

Une autre chose est à noter de ces fontaines: c’est que les unes
tarissent vers le mois du Septembre, & les autres diminuent sans se
tarir pourtant; cecy procede de la terre de _Maragnan_, laquelle estant
chaude, seche & sabloneuse, dissipe aisement ses eaux, qu’elle reçoit
des pluyes, desquelles elle faict & nourrit pour la plus-part, ces
fontaines. Et pourtant les mois de Septembre, Octobre, Novembre &
Decembre, estant les plus eslognez des pluyes, la plus-part des
fontaines se tarissent, & les autres diminuent fort.

Celuy qui desire boire de l’eau extremement froide, doit emplir un seau
d’eau & l’exposer au serain de la nuict, le matin il la trouvera aussi
froide que glace: ce qu’il ne feroit pas, s’il alloit aussi matin puiser
de l’eau à la fontaine: parce que les nuicts estans fort froides à
_Maragnan_, elles agissent bien plustost sur une eau enfermee en petite
quantité, & dans un vaisseau, qui de tous costez est environné de l’air,
que non pas sur les eaux tousjours mouvantes par leur courant, retenues
en leurs licts basse, & de toutes parts couvertes & opaque, n’ayant que
la seule superficie à descouvert: Ainsi qu’il est aisé de voir en
l’Europe, durant l’Hyver, que les fontaines & fosses pleines d’eau,
situees à l’abry & à couvert, rarement sont gelees, voire je dy,
refroidies.



Des Singularitez de quelques arbres de Maragnan[119].

Chap. XXXIX.


La plus-part des arbres de ces pays, sont durs & pesans, & cecy
provient, que la solidité és choses mixtes, est causee de la bonne
coction de l’humide: Or est-il qu’en ces pays, l’humide & le chaud
abondent extremement, & en parfaicte egalité, si vous considerez la
saison des mois, en l’annee: parce que les pluyes ont leur temps, pour
abreuver la terre, en grande abondance, & la chaleur aussi a son regne,
pour cuire & digerer ceste humidité, nourriture des vegetans,
specialement des arbres, lesquels estendans leurs racines au fond, & au
large de la terre attirent à soy grande abondance d’humidité, &
survenant la chaleur forte sur icelle humidité, l’augmentation se resout
en corps solide.

Les arbres sont perpetuellement verdoyans, par une succession
journaliere & continuelle de nouvelles fueilles aux vieilles, tellement
que les nouvelles sortans du bourjon de la branche, attirent à soy
l’humeur radicale, laquelle suivant la jeune force de l’inclination
attractive, residante en ces nouvelles fueilles, les vieilles demeurent
privees de toute nourriture, & par ainsi se seichent & tombent. Nous
voyons cela pratiqué en nos Corps, quand un nouvel ungle vient à pousser
le vieil, tellement que par une succession de nouvelles fueilles aux
vieilles, les arbres demeurent en mesme estat: ce que nous ne pouvons
pas avoir en l’Europe, à cause de l’Hyver, qui resserre la chaleur
naturelle des arbres en dedans; Ainsi il faut que les fueilles de nos
arbres generalement tombent aussi tost, que la chaleur vient à manquer,
abandonnant l’humide, lequel pourrit le pied de la fueille, au lieu de
luy donner vigueur, comme il faisoit, estant accompagné de la chaleur
radicale: & partant il faut que les fueilles tombent: Au contraire au
Bresil le chaud & l’humide se faisans bonne & perpetuelle compagnie,
produisent en tout temps, des nouvelles fueilles, sur la vieillesse des
autres: Car en toutes choses generalement, il faut remarquer trois
Estats d’Estre. Le 1. l’Estre croissant, le 2. l’Estre permanent, le 3.
l’Estre diminuant, à la fin duquel la mort vient necessairement: ce que
nous voyons en ces fueilles, qui ont un temps pour croistre, un autre,
pour demeurer parfaictes, & un autre pour diminuer & mourir.

Entre ces arbres, j’en trouve de dignes d’estre remarquez. Premierement,
les Aparituriers, qui sont arbres croissans le long de la mer, & jettent
de leurs rameaux, des petits filets, sur le sable de la mer, ou entre
les pierres qui couvrent la vase, qui tost prennent racine, se
fortifient & grossissent, & ayans eu leur stature parfaicte, commencent
eux mesmes de jetter d’autres filets, qui font comme ils ont fait, en
sorte que ces arbres se multiplient infiniment, chacun produisant son
semblable de main en main, non de la racine, comme les autres arbres,
ains de leurs rameaux: En quoy je ne sçay lequel des deux plus admirer,
ou la succession perpetuelle de Pere en Fils, ou la generation toute
diverse d’avec le commun des arbres. Or la raison pourquoy ces arbres
produisent en cette sorte leur semblable, est, que ces Aparituriers sont
fort hauts & pesans, & en leur commencement menus & deliez vers la
racine, et au contraire fort gros par le milieu: & partant s’ils
naissoient de la racine de leur Pere, ils ne pourroient jamais s’eslever
en haut, à cause de la foiblesse & delicatesse de leur pied, & de la
grosseur & pesanteur de leur milieu, ains faudroit qu’ils demeurassent
couchez & rampans le long des sables, à quoy la Nature a pourveu de leur
donner deux naissances: La premiere, du rameau de leur Pere, où ils
demeurent perpetuellement incorporez, & par consequent bien soustenus,
la 2. naissance de la rade de la mer, dans laquelle ils profondent &
estendent leurs racines, & attirent une seconde nourriture: à ce
qu’ainsi soustenus & nourris, par haut & par bas, ils puissent aisément
croistre. Et remarquerez en passant cette belle particularité, qu’ils
ont deux naissances, & deux nourritures: la premiere est d’en haut,
consubstantielle avec son geniteur, qui faict une mesme essence avec
luy, est engendré de luy, sorty de luy, & neantmoins est tousjours avec
luy, & inseparable de luy: vit de mesme nourriture que luy: La seconde
naissance & nourriture est d’embas, du sein de l’arene de la mer,
prenant nourriture de la mesme mer, eslevant en haut cette nourriture,
pour la conjoindre & unir avec la nourriture, qu’il reçoit de son Pere,
par lesquelles deux nourritures il croist, se fortifie, estend ses
branches, desquelles derechef, par une autre naissance, il produit ses
filets, qu’il faict prendre racine, dedans la mesme mer qui l’a produit.

Je me servois de cette comparaison, pour faire comprendre aux Sauvages
le Mystere de l’incarnation du Fils de Dieu, en leur disant: Que le Fils
de Dieu avoit deux naissances, une d’en haut, eternelle & Divine,
sortant de son Pere, sans en sortir, distingué de son Pere par
Hypostase, comme le rameau de l’Apariturier, avec le fils engendré de
luy, un toutesfois en essence & substance avec son Geniteur, comme le
filet avec son rameau, vivant d’une mesme nourriture Divine & Celeste,
sçavoir, l’amour du Sainct Esprit, qui faict la troisiesme Personne de
la Trinité: L’autre d’embas, temporelle & humaine, sorti du sein de la
Vierge Marie, & nourry de son sacré Laict, & que croissant homme & Dieu
tout ensemble, vivant interieurement de la nourriture Divine, &
exterieurement de la nourriture corporelle, parvenu à l’aage de trente
trois ans & demy, apres avoir communiqué sa doctrine celeste aux hommes,
confirmee par ses miracles, il estendit ses branches, permettant qu’on
l’attachast sur l’arbre de la Croix, & du milieu de ses playes produit
ses Esleus, leur faisant prendre racine dedans sa saincte Eglise,
regenerez par l’Eau Baptismale, & nourris des Saincts Sacremens: Chose
que les Sauvages concevoient extremement bien, & n’y trouvoient, à ce
qu’ils me disoient, aucune difficulté, argumentans ainsi: Si Dieu a
donné cette puissance aux arbres, qui n’ont point de sentiment, pourquoy
luy mesme n’aura-il pas moyen d’en faire autant?

Il y a en ces Pays là des arbres, qui semblent à l’escorce & à
l’exterieur du tout secs, & ne portent jamais aucune fueilles, &
neantmoins quand leur saison est venuë, ils jettent en tres-grande
quantité, des fleurs fort belles & toufuës, semblables en forme & en
grosseur aux Peaunes doubles de deçà, & sont de diverses couleurs,
toutefois pour l’ordinaire elles sont jaunes: La raison de cette
particularité est, que la Nature se finit & termine à l’action, qu’elle
choisit & eslit entre les autres: tellement que quand elle se rend
liberale à fournir à quelque membre, un suracroist de nourriture, c’est
aux despens des autres membres: par ainsi si ces arbres donnoient leur
suc, à faire une grosse escorce verdoyante & humide, & couvrir d’une
belle cheveleure de fueilles le coupeau de leurs rameaux, ils ne
pourroient pas produire ces belles fleurs: lesquelles naturellement en
tous les vegetans, viennent d’un suc bien digeré & subtil, & par
consequent qui monte facilement aux extremitez des rameaux, ne se
souciant des autres parties des arbres, pour leur donner quelque espece
de nourriture. J’ay recogneu cecy par une belle experience, en France,
és Seriziers que l’on chastre, pour les empescher de porter fruict, afin
qu’ils jettent tout leur suc, à produire des fleurs larges & doubles,
comme roses musquees doubles.

Il se trouve là d’autres arbres, qui ferment leurs fueilles, & les
replient l’une sur l’autre, quand le Soleil se veut coucher, & si tost
qu’il est levé, les déplient & espanissent: ainsi que nous voyons faire
en France, à l’herbe du Soucy, & au Tourne-soleil: Cecy procede de
l’humidité, ou serain de la nuit, qui les reserre, à cause que la
qualité du froid est constrictive: à l’opposite la chaleur du jour les
ouvre, parce qu’elle est aperitive.

J’ay peu facilement trouver des raisons naturelles de plusieurs
singularitez, que j’ay veuës en _Maragnan_: mais je confesse nuëment,
que je n’ay sceu jamais trouver la cause naturelle: pourquoy certains
arbres, de ce pays-là, au seul toucher que faict l’homme contre leur
tronc, avec sa main, incontinent ils ferment generalement toutes leurs
fueilles: si ce n’estoit d’aventure, qu’il y eust en ces arbres, quelque
proprieté sensitive, comme nous lisons estre en l’Eponge, laquelle si
tost qu’elle sent le toucher de l’homme qui la veut coupper, elle se
reserre & cache dans le creux & la fente de la pierre marine qui l’a
engendree.

Les _Acaiouiers_ qui portent les _Acaious_, propres à faire vin,
naissent naturellement le long de la mer, & pour cet effect ils vivent
du suc marin & salé, d’où vient que le vin d’_Acaiou_ est piquant,
acrimonieux, chargeant les reins de douleurs à la longue, & fort mauvais
pour le Poulmon, J’ay fait une experience de ce vin, le passant par une
chausse, & en ay tiré une grande quantité de sel.

Il y a des Espines, que vous diriez estre creées de Dieu, pour
representer le Mystere de la Passion[120] de Jesus-Christ, par ce
qu’elles croissent par bouquets, quatre en bas, également distantes
l’une de l’autre, en forme de Croix, & une au couppeau, qui tourne la
pointe vers le Ciel, & est ornee de neuf fueilles, reduites en trois
petits bouquets, chacun petit bouquet en possedant trois, lesquelles la
saison arrivee, se convertissent en trois fleurs, cette belle Espine
consistant au milieu. Ces cinq Espines sont les instrumens de cinq
playes de Jesus-Christ: La Couronne d’Espines environnant son Chef,
comme cette Espine d’enhaut ornee des fueilles, c’est-à-dire des pechez
& vanitez des 3. aages du monde, en la Loy de Nature, Escrite, & de
Grace, lesquels pechez & imperfections, se sont changez par le merite du
Sang de Jesus-Christ, en fleurs de grace, de bonnes œuvres, & récompence
de la gloire.



Des Poissons, Oyseaux & Lezards qui se trouvent en ces Pays.

Chap. XL.


C’est un poinct non petit de la Phisique, ou Philosophie Naturelle:
Comment il se peut faire qu’un animal vivant, & parfaict en son espece,
se concree de luy mesme sans geniteurs. Albert le grand escrit qu’il a
veu des Poissons vivans dans le milieu d’une grande pierre de marbre
tiree de sa roche, & fenduë par le milieu. Cela ne doit sembler nouveau
à ceux qui ont peu lire cet Autheur: Car j’ay veu dans les ruisseaux de
_Maragnan_, causez par les pluyes, & qui se seichoient tost-apres, de
fort beaux Poissons semblables en couleur & grandeur, avec d’autres
Poissons qui vivent dans les rivieres permanentes, & naissent de fray.
Comment cela se peut faire, que ces Poissons sans fray, en peu de mois,
naissent, croissent & meurent à la cheute, accroissement & tarissement
des eaux? J’en diray la raison, qui est, la force & influence des
Planettes predominantes en Janvier & Fevrier, pendant lesquels ces
Poissons naissent, & de la forte conjonction de l’humide & du chaut,
avec la disposition du terroir, le tout concurrant avec l’influence des
Planettes, d’où vient que plustost telle espece de Poissons naisse en
ces lieux qu’en autre part, ce que nous experimentons en l’Europe, que
la diversité des terres où passent les eaux possede diversité de
Poissons.

Entre les oyseaux de _Maragnan_, desquels je dirois des merveilles, si
autre que moy ne l’eust ja faict, J’ay remarqué une singularité és
_Courlieus_ rouges[121], qui sont non seulement vestus de plumes rouges
comme escarlatte, mais aussi la chair de leurs corps est de céte
couleur: & cette singularité est, que leur premier plumage à l’issuë de
la coque est blanc, & demeure tel, jusqu’au temps qu’ils puissent voler,
& lors ils changent leur blanc en noir, & persistent en cette couleur,
jusqu’à ce qu’ils ayent obtenu leur grosseur & grandeur naturelle, de là
ils deviennent demy gris & demy rouges, & en fin totalement rouges, qui
sont quatre changemens. Je ne rapporte cecy pour l’avoir oüi dire: mais
je l’ay veu en ceux qu’on nourrissoit privez & domestiques: Cecy
n’arrive point sans une profonde raison fondee en la Nature: & la voicy,
ce me semble, c’est que la couleur du poil & du plumage, suit la
disposition & qualité du suc & de la nourriture dont le vivant se
nourrit: Car le Philosophe tient, que le poil & le plumage vient, croist
& se nourrist de la superfluité de l’aliment: Or est-il que la couleur
blanche suppose un aliment doux & delicat: & par ainsi le petit
_Courlieu_ sorti de sa coque, gisant au berceau de son nid, & ne vivant
en tout ce temps, que de Moucherons, & de _Maringoüins_, qui volent
autour de luy, il faut que son plumage, procedant de ceste foible
nourriture, subisse la couleur blanche: A l’opposite la couleur noire du
poil & de la plume, suppose en l’animal une abondance & superfluité
d’aliment: parce que la vivacité de la chaleur naturelle, va tousjours
excitant l’appetit, pour se jetter sur la pasture: Suivant cecy j’ay
pris garde que cet oyseau, quand il est vestu de plumes noires, est
extremement gourmand, & mange sans cesse. La couleur grise & demy rouge
de plumage, manifeste une temperature de cette trop grande avidité
d’aliment, une regle, au choix naturel, d’une viande singuliere &
propre, qu’il doit tousjours entretenir: & pour cette occasion j’ay
remarqué qu’en ce temps là, cet oyseau choisit une viande singuliere &
speciale, à laquelle seule il tend son vol, sçavoir est, des Crabes, ou
Escrevisses de mer, lesquelles estant consommees en son estomach, se
resolvent en chile, rouge comme Escarlatte, lequel receu dans le foye,
tant s’en faut qu’il reçoive aucune couleur d’iceluy, comme c’est
l’ordinaire en tout autre animant, qu’au contraire ce chile escarlatin,
teinct ce mesme foye de sa couleur, & tousjours conservant la mesme
teinture passe dans les veines, des veines en la chair, & de la chair au
plumage, rendant le tout si parfaictement rouge, que mettant un de ces
oyseaux cuire dans un pot, vous diriez qu’on y a mis une poignee de
vermillon dedans.

Entre un million de Lezards & reptiles de mer, j’ay appliqué ma
consideration sur une espece fort monstrueuse: Car c’est un animal qui
vit en partie dans l’eau, en partie sur la terre, en partie sur les
arbres, r’acourcissant en luy les trois Spheres, esquelles vivent tous
les animaux de ce monde. Car premierement il participe avecques les
Poissons de l’Element de l’Eau: Il s’attribuë avecques les hommes & les
quadrupedes l’Element de la Terre: Et avecques les oyseaux il niche &
repose sur les arbres. Je diray plus, il semble que les Astres luy ayent
donné sur les reins, depuis la teste jusqu’au bout de la queuë, une
representation de leurs rayons & estincellements. Car vous luy voyez une
belle ceinture sur le dos, des rayons du Soleil, & des Estoilles: tous
semblables à ceux que peignent nos Peintres autour du Globe du Soleil &
des Estoilles: Et quant à sa peau elle est esmaillee d’une couleur
argentine & azuree, ainsi qu’est le Lambris du Ciel, quand il est
serain. Cet animal sentant la force du Soleil, sort de la mer, monte sur
les arbres voisins, & choisissant un rameau bien propre à se coucher, là
il s’estend & se repose: Il pond ses œufs dans ces arbres maritins,
lesquels eschauffez par la chaleur du Soleil, se transforment en
Lezardeaux, lesquels aussi tost qu’ils sont sortis de leur coque,
recognoissent Pere & Mere, les suivent pour pasturer, soit en la mer,
soit sur la terre, soit és branches des arbres. Je donneray la raison de
ce que nous avons dict, sçavoir, que plus l’animal est humide, plus
est-il chargé de sommeil: Or entre toutes les sortes d’animaux, cette
espece de Lezards est humide & froid, par consequent subject au dormir.
Et d’autant que le sommeil est plus agreable, que les membres sont
conservez en leur degré de chaleur, voilà pourquoy ils recherchent les
lieux plus propres à recevoir la chaleur du Soleil. Et recognoissans que
le peu de chaleur, qu’ils ont connaturelle, ne seroit bastant pour faire
esclorre leurs œufs, ils les exposent aux raiz du Soleil.



De la Pesche de Piry.

Chap. XLI.


Les Sauvages de _Maragnan_, _Tapoüitapere_ & _Comma_ ont une pesche
asseuree & annuelle, ainsi que nous avons la pesche des Moruës sur le
Banc, ou és Terres Neufves tous les ans: Car quelques moys apres les
pluyes, lors qu’ils pensent que les eaux sont retirees, ils s’embarquent
dans leurs Canots en grande multitude, se fournissans de farine pour
quelques moys ou six sepmaines, & ainsi s’en vont rangeant les terres en
un lieu esloigné de l’Isle, pres de 40. lieuës ou plus. Là ils se
campent, dressans les _Aioupaues_, puis s’addonnent à la pesche du
poisson, à la chasse des _Caimans_ ou Cocodrilles, & à la recherche des
Tortuës: Et là il se trouve souvent grande quantité des Sauvages de
divers villages de l’Isle, soit des habitans de _Tapoüitapere_ ou
_Comma_. Les Poissons se peschent dans les fosses de sable, où il n’y a
pas grande eau: Car mesme si on y va un peu plus tard, que la saison ne
le requiert, on trouve ces fosses assechees, & le Poisson mort sur la
place. Il est impossible d’exprimer le nombre & la quantité de ces
Poissons. C’est assez que je dise & face comprendre en un mot, que tout
autant qu’il y va de Sauvages, ils s’en chargent, y en laissant beaucoup
plus qu’ils n’en emportent. Ces Poissons sont gros & courts, n’excedans
pourtant en grosseur l’espoisseur du bras, & la longueur de demy-pied
entre queuë & teste, le museau rabatu, quasi comme une forme de Tanche,
& estime que ce sont Poissons de semblable espece aux Poissons de la
mer, appellez des Matelots Carreaux: Estans pris dans les petits rets
qu’ils portent, nommez d’iceux _Poussars_, ils vous les embrochent par
le milieu douzaine à douzaine, ainsi que l’on faict par deçà les
Aloüetes, & mettent le tout sur le _Boucan_ rostir en la fumee, sans
rien vuider des entrailles: & ainsi en amassent une grande quantité
qu’ils apportent en leurs Loges, desquelles ils vivent un mois, voire
pres de deux. Quand ils les veulent manger, ils en tirent la peau,
laquelle ils font bien seicher au Soleil, puis la pillent au Mortier, &
la reduisent au poudre, dont ils font leurs _Migans_, c’est-à-dire leurs
Potages, tout ainsi que font les Turcs de la poudre des pieces de Bœuf
cuittes au four, quand ils sont en guerre.

Un jour je m’en allois par l’Isle, & me trouvant en certain village, ils
ne sçavoient que me donner pour disner, sinon qu’ils mirent quelques-uns
de ces Poissons boüillir dans un pot, & du clair ils m’en firent du
_Migan_, & me presenterent le reste dans un plat. Je ne fy ny à l’un ny
à l’autre beaucoup de tort, à cause du goust de la fumee, neantmoins les
François qui estoient avec moy en mangeoient de grand appetit, tenans
ces Poissons de fort bon goust: & mesme les Sauvages s’en estonnoient,
comme estant chose dont ils font grand estat, & vont loing pour la
chercher.

Or comment ces Poissons se trouvent dans ces fosses en si grande
abondance, depuis le temps des pluyes, jusqu’alors: si la raison peut
servir, que j’ay alleguee cy dessus au Chap. 40. Je m’en raporte: Mais
mon opinion est, que la grande quantité des pluyes fait deborder les
rivieres & les ruisseaux, voire la mer mesme, en sorte que toutes ces
plaines sont noyees plus que la hauteur d’un homme, tellement que les
Poissons sortent de leur lieu naturel, allechez par la pasture nouvelle
d’un lieu recent, & s’amusans par trop à retourner en leur Patrie, les
eaux s’abbaissent, & demeurent enfermez dans les fosses & valees: ainsi
que nous voyons par deçà, lors que les estangs & les rivieres se
débordent, & que le Poisson s’en fuit qui deçà qui delà dans les
vallees.

La Chasse des _Caimans_ ne leur est pas moins plaisante qu’utile: ce
sont Cocodrilles mediocres, qui n’excedent 8. ou 10. pieds de long, &
ont la peau fort dure & le ventre molet, sans langue, les yeux vivaces,
cauteleux & méchans, qui se jettent fort bien sur les hommes, coupent &
avalent le premier membre qu’ils atrapent. Ils se retirent dans des
creux au rivage des eaux tousjours aux aguests: ils nagent comme
poissons, & rampent sur la terre assez bellement pourtant, ouvrent la
gueule, & taschent de vous espouvanter s’ils vous rencontrent, font des
œufs gros comme les poules, mais revestus d’aiguillons comme chataignes,
& sont bons à manger: il est bien vray que je n’en ai point voulu user
encore qu’on m’en ait offert, pour l’horreur que j’avois de ces animaux.
Ils couvent leurs œufs, & d’iceux procedent des petits Cocodrillons,
gros, grands & longs, comme ces petits Lezars gris que nous voyons
courir en Esté sur les murailles: Chose estrange qu’un si gros animal
vienne de si peu de matiere, & qu’à l’issuë de sa coque il commence à
trotter & à ramper en si petite stature. Sa chair sent le musc, & c’est
ce qui la rend douçastre & desagreable au goust: Nonobstant les Sauvages
ne s’arrestent pas là, ains ils en font grand’chere quand ils en ont: &
par ainsi ils les cherchent soigneusement. Et d’autant que ce lieu de
Piry est humide & limonneux, il abonde en _Caïmans_, lesquels les
Sauvages poursuivent, adressans justement leurs flesches soubs la gorge,
ou dans le petit ventre de ces animaux, puis à grands coups de levier,
ils achevent de les assommer, Cela faict ils les eschorchent, puis les
mettent par pieces, & les boucannent. S’ils sont petits, ils les font
cuire dans leurs escailles, & les estiment bien meilleurs & delicats
ainsi cuits: parce, disent-ils, qu’ils rostis en leur graisse, & que
rien ne se perd de leur substance. J’ay tousjours aymé mieux le croire
que de l’experimenter, non que je n’aye eu souvent l’occasion de ce
faire; pource que les Sauvages m’en presentoient assez au retour de
_Piry_. Mais la seule representation que je me faisois de la figure de
ces animaux me faisoit bondir le cœur en la presence des morceaux de
leur chair. Les François qui en mangeoient m’ont dit, que cela
approchoit à peu pres du goust de porc frais, sinon qu’il est plus
douçastre, huileux & musqué. Il y a du danger de se bagner en ces
pays-là, si ce n’est en lieu découvert, parce que ces miserables bestes
se glissent doucement & se jettent sur vous. L’on me conta qu’un enfant
du village de _Rasaiup_ tombé dans le ruisseau où ils prennent de l’eau,
fut emporté & mangé par ces _Caïmans_. Et comme je m’en allois le long
des sables de la Mer depuis _Troou_ jusqu’à Rasaiup accompagné de
plusieurs Sauvages, ils me menerent boire en une grande fosse,
environnee de plusieurs haliers & bocages, & m’advertirent qu’il ne
falloit demeurer là long-temps, parce que c’estoit le repaire de
plusieurs Cocodrilles qui se presentoient à ceux qui alloient boire en
ceste fosse. Baste c’est assez que nos Sauvages leur font la guerre,
tant pour l’utilité que pour le plaisir, & en apportent bonne
fourniture, quand ils reviennent de _Piry_.

La cause pourquoy ces animaux n’ont point de langue, c’est ce me semble,
qu’ils ont le gosier & le col du tout inflexibles, tellement qu’ils ne
sçauroient regarder ny derriere ny à costé d’eux, s’ils ne mouvent le
corps entier & ne se destournent: joinct qu’ils ont la machoire d’en bas
forte & immobile, qui sont choses du tout necessaires à l’usage de la
langue, & ne remuent que la machoire d’en haut: Et pour ceste mesme
occasion ils avalent tout d’un coup leur proye, sans la tourner ny
retourner dans leur gueule.

Sainct Isidore escrit que les Cocodrilles du Nil, parviennent jusques à
la longueur de 20. coudees, & sont de couleur de safran, mais ceux de
_Maragnan_ & des environs, n’excedent comme j’ai dit, la longueur de 10.
ou 12. pieds. Il y a encore ceste difference que les cocodrilles
d’Egypte habitent de nuict dans l’eau, & de jour sur la terre, parce que
dit ce sainct Evesque, cet animal recherche la chaleur: Or est-il qu’en
Egypte les eaux sont chaudes la nuict, & la terre froide, & de jour la
terre est chaude & l’eau froide: Mais au contraire à _Maragnan_, ils
demeurent de nuict sur la terre, & le jour dans l’eau: d’autant que la
nuict, les eaux sont froides, & chaudes de jour; & la terre est
temperee. La raison pourquoy cet animal a pœur de ceux qui le
pourchassent, & est hardy contre ceux qui le fuient, c’est pour ce
qu’aisement il se jette sur les fuiards, & ne se peut deffendre qu’à
grande difficulté contre les assaillans: De plus il est doüé d’un
naturel timide & palpitant: le propre duquel est de s’asseurer sur les
fuiards, & perdre courage devant ceux qui resistent. Et la cause
pourquoy il n’a qu’un boyau, c’est pour ce qu’il manque à la premiere
digestion, à sçavoir, à decouper les viandes par le menu. Il craint
d’avantage les Sauvages que les François: ce que font aussi ceux de
l’Egypte, craignans plus les Egyptiens que les Estrangers: Solinus en
donne la raison, qui est que cela procede d’une sienne industrie
naturelle, à recognoistre & odorer ceux qui luy font la guerre plus
ordinairement. Sa fiante est exquise & bien recherchee, pour faire les
fards des Dames. Je ne sçay pas si ce que Phisiologue escrit de luy est
vray[123], que quand il a mangé quelqu’un, il pleure & regrette son
mal-heur.

Outre ces deux exercices que font les Sauvages en ce lieu de _Piry_, ils
pourchassent les Tortues qui sont en quantité indicible, & en apportent
en l’Isle de toutes vives, tant que leurs _Canots_ en peuvent porter.
Ils ne sont pas chiches de vous en donner à l’heure qu’ils arrivent, &
pour peu de marchandises vous en avez beaucoup. Il me souvient que
quelques _Canots_ passans aupres de nostre lieu de sainct François, pour
un petit couteau qui vaut en France un sol, ils m’en donnerent soixante
dix: Et pour la farine que je leur donnay à disner, ils m’en
presenterent vingt-cinq, lesquelles je mis toutes en un certain endroit
humide & frais, leur faisant jetter journellement de l’eau, & se
garderent ainsi sans manger plus de six semaines. Les Sauvages en
mangent volontiers & disent que cela les tient en santé & leur faict bon
estomach: Ils les font cuire dans leurs coques toutes entieres sans rien
oster de dedans: & nous les trouvions meilleures en ceste sorte qu’en
toute autre. Si quelqu’un d’eux a mal aux oreilles par la descente d’un
Catarre, les femmes prennent du sang de ces reptiles, parmy lequel elles
meslent du laict tiré de leurs mamelles, & en frottent le fond de
l’oreille. De plus quand ils ont arraché le poil de leurs corps, avec
les pincettes de fer que les François leur donnent, ils frottent la
place avec

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Lacune d’une feuille.)



De la chasse des Rats, Fourmis & Lezards.

Chap. XLIII.


Ils ont une autre chasse de vermine, non moins plaisante & agreable que
les precedentes: Car ils font la chasse aux Rats domestiques & sauvages.
Ils ne mangent point les domestiques, au moins que je sçache, mais ils
leur font la chasse cruellement: Car si un Rat est veu en quelque Loge,
tous les habitans d’icelle s’amassent: les uns avec Arcs & Fleches, les
autres avec leviers: Les Chiens y sont aussi appellez, tellement que le
pauvre Rat a bien des affaires, & luy est impossible d’eschapper, ou la
gueule des Chiens, ou le coup des leviers, ou bien le dard de la Fleche.
Si tost qu’il est mort, on le pend par la queuë au bout d’une perche, &
est mis au milieu du village pour servir d’exercice aux petits enfans
qui le flechent. Les villages qui sont plus proches des Havres où
abordent les Navires en ont davantage, par ce que ceux des Navires, si
tost qu’ils sentent la terre, se mettent à nage, & viennent aux
premieres Loges qu’ils rencontrent, renonçans à leur pays natal, qui est
la mer, pour demeurer en un pays plus ferme & asseuré, qui est la terre.

Ils mangent les Rats sauvages, qui se trouvent dans les bois, voire ce
leur est une viande delicieuse: Ils leur font la chasse en ceste sorte.
Ils creusent une fosse au milieu d’un canton de bois, où il y a des
entrees deçà delà, comme sont les Clapiers, ou Terriers des Lapins: puis
ils s’amassent grand nombre de jeunes hommes, tenans des batons en leurs
mains, & vont faire une huee aux environs de ceste fosse en rond: tout
ainsi qu’on faict en ces cartiers quand on veut prendre les Loups; &
frappans deçà delà les buissons, en font sortir les Rats, lesquels
fuyans devant eux, & trouvans ces Terriers tous faicts & propres pour se
cacher ils entrent dedans, alors les Sauvages s’approchent, & chacun
garde son trou, les autres entrent dans la grande fosse, & à coups de
bastons ils assomment ces Rats, qu’ils partissent apres egalement
ensemble, & s’en reviennent en leur village, chacun apportant sa proye
qu’ils mettent sur le _Boucan_, ou sur les charbons, les ayant fendus
par le devant, sans en oster la peau, laquelle ils font gresiller quand
le dedans est assez cuit, & afin que la graisse ne se perde point, ils
les enfarinent: & ces morceaux sont de requeste, & plus prisez que les
Sangliers, les Cerfs, les _Agoutis_ ou _Pagues_, la proportion d’un
chacun estant gardee, & quelquesfois ils en apportent une si grande
quantité que c’est merveille.

La chasse aux Fourmis se faict vers le temps des pluyes, par ce qu’en
ceste saison toutes les especes de Fourmis remuent mesnage. Celles qui
peuvent voler prennent la Region de l’air, & quittent leurs Loges,
faictes & creusees en terre: Les autres (si elles s’apperçoivent, par un
instinct naturel, que les eaux pourront entrer en leurs cavernes, &
endommager leurs magazins) plient bagage, & ce avec un ordre qui merite
d’estre escrit, en ayant veu l’experience, laquelle je reciteray, afin
qu’elle serve de modelle à tous les autres.

En nostre Loge de S. François, au commencement des pluyes, une milliace
de millions de fourmis sortit d’une caverne, non bien esloignee de là,
laquelle s’en vint prendre possession d’un coin de ma chambre, sous
lequel ils avoient creusé des chambres, antichambres & magazins: En un
beau matin toute la compagnie deslogea, & apporterent, comme je croy,
plus d’un boisseau d’œufs posez en diverses stations, c’est à dire, à
deux pas l’un de l’autre; chaque monceau avoit ses fourmis ordonnees,
lesquelles venoient descharger leur faiz au prochain amas, & ne
passoient outre, & ainsi s’en retournoient à leur monceau continuans
leur office. Je fus bien estonné de voir cette multitude innumerable, &
cette quantité d’œufs qui rendoient une fort mauvaise odeur: je fis
faire un bon feu, & en aporté le brasier sur tous ces œufs, & au chemin
que tenoient ces bestioles. Alors elles furent bien estonnees, &
joüerent à sauve qui peut, chacune prenant un de ces œufs pour le
garantir du feu, comme fit Ænee son Pere Anchise en la conflagration de
Troye. Neantmoins je ne peu si bien faire, qu’elles ne se logeassent au
lieu où elles avoient destiné, à la charge toutefois qu’elles
n’incommoderoient point leur hoste: ce qu’elles firent: car r’assemblans
leurs gens l’espace de deux ou trois jours, hors mis celles qui perirent
par le feu, elles conclurent qu’il falloit aller à la picoree dehors, &
se contenterent du logis, puisque je le leur permettois, à mon regret
pourtant. Vous eussiez eu du contentement de voir ces bestelettes aller
depuis le matin, Soleil levant, jusques au soir Soleil couchant, amasser
leurs provisions, c’estoient des fueilles de certain arbre, sur les
branches duquel, (comme j’allay voir moy mesme) estoit une quantité de
ces fourmis, laquelle avoit seulement charge de coupper les fueilles, &
les laisser tomber en bas: le reste de la compagnie prenoit chacune la
sienne, & la portoit au magazin. Et notez qu’elles avoient faict deux
chemins aussi bien tracez, selon leur petitesse, qu’il est possible de
voir: Celles qui estoient chargees, retournoient par l’un & les
dechargees, alloient par l’autre, sans se mesler les unes parmi les
autres, & m’asseure qu’il y avoit plus de quatre cens pas où ils
alloient querir leur charge; & le mesme observent toutes les autres
especes de fourmis. Je n’oublieray aussi, comme chose remarquable, les
voutes qu’elles font d’une industrie admirable, quand elles veulent
cheminer à couvert.

Nos Sauvages ne font pas la chasse à toute sorte de fourmis, ains
seulement à celles qui sont grosses comme le pouce, apres lesquelles
tout un village sort, hommes, femmes, garsons & filles: & la premiere
fois que je leur vy faire ceste chasse, je ne sçavois que c’estoit, ny
où ils alloient si vistes, tous abandonnans leurs Loges pour courir
apres ces fourmis volantes, lesquelles ils prenoient avec leurs mains &
les mettoient soigneusement dans une courge, leur rompans les aisles
pour les fricasser, & les manger. Ils les prennent encore d’une autre
façon, & sont les filles & les femmes, lesquelles s’asseans à la bouche
de leur caverne, invitent ces grosses fourmis à sortir[125] par une
petite chanson, laquelle je fis interpreter au Truchement, & estoit
telle: Venez mon amy, venez voir la belle, elle vous donnera des
noisettes: & tousjours repliquoient cela, à mesure que les fourmis
sortoient, lesquelles elles pernoient leur rompant les aisles & les
pieds: Et quand elles estoient deux femmes en un trou, elles recitoient
l’une apres l’autre la chanson, & les fourmis qui sortoient de là,
pendant la chanson, estoient à celle qui chantoit: Vous seriez estonné
des gros monceaux de terre qu’elles tirent de leur caverne. Elles
bouchent au temps des pluyes les trous du costé que viennent les pluyes,
& laissent seulement les trous ouverts du costé, duquel les pluyes
viennent rarement. Les fourmis de _Maragnan_ ont deux ennemis mortels,
specialement les gros fourmis, sçavoir est une sorte de Chiens sauvages
de poil de loup puans au possible[124], qui ont la teste & la langue
fort aiguë, & vont aux fourmillieres se repaistre: Et une autre espece
de grosses Fourmis, qui naissent communément avec les autres, ainsi que
le Bourdon avec les Abeilles, & tandis qu’elles sont petites & foibles
elles travaillent avec les autres sans faire bruict ou frapper: mais
quand elles sont devenuës grandes & fortes, elles quittent la
communauté, & font bande à part seule à seule, & ne vont plus en
compagnie, mais chacune se tient en embuscade le long des chemins où
elles se jettent sur leurs sœurs & parentes comme fit jadis Abimelech,
bastard de Gedeon sur les soixante dix enfans legitimes de son Pere ses
propres freres, lesquels il mist tous à mort sur une pierre en Ephra. Le
Lecteur pourra se servir de cecy pour l’appliquer à quoy il voudra selon
son esprit & consideration. Voilà comment nos Sauvages s’excercent apres
ces bestioles plus utilement que ne font pas les enfans de deçà apres
les Papillons: tellement qu’ils font profit de tout, & ne laissent rien
perdre, prenans tout ensemble leur plaisir avec utilité: voyons le
reste.

La chasse des Lezards que les _Tapinambos_ appellent _Taroüire_ (& sont
les grands Lezards) & _Tojou_ (sont les petits) se faict
diversement[126], selon la diversité des Lezards terrestres & marins:
Les marins habitent ordinairement dans les plaines couvertes
d’_Aparituriers_, où deux fois en 24. heures la mer se degorge: là ils
vivent de _Crabes_, Moules, Chevrettes, que le commun appelle en France
Crevettes, & du poisson qu’ils y peschent, tandis que la mer est en ce
lieu. Ils font leurs œufs dans le creux des arbres. Les Sauvages les
vont vener & flecher quand la mer est retiree, entrans dans la vase
quelquesfois jusques aux esselles. Il y a autant à manger en ces Lezards
qu’en un Lapin, voire qu’en un grand Lievre, selon la grosseur de
l’animal. Ils les font boüillir en faisans du _Migan_, ou rostir sur le
_Boucan_. Les François les mettent à la broche, lardez du lard des
Vaches marines, & croyriez de premier abord que ce fussent des Lapins ou
Lievres embrochez: La saulce qu’on y fait est semblable à celle des
Lievres & Lapins. Plusieurs François sont si friands de ces Lezards,
qu’ils tiennent qu’ils valent mieux que les lapins de deçà. J’ay mieux
aymé le croire que d’y gouster.

Les Lezards terrestres sont plus la chasse des jeunes garsons que des
hommes, encore que j’aye veu des hommes aussi aspres à les vener que les
enfans. Mesme j’ay veu quelquesfois plus d’une vingtaine de Sauvages
tant hommes que garsons courir apres deux ou trois petits Lezards:
lesquels pris sont aussi tost jettez sur le brasier & gresillez, chacun
en prend sa part, selon le nombre de la capture, & trouvent cela fort
bon. Les jeunes garsons aussi tost qu’ils en aperçoivent courir parmy
les Loges, sur la couverture, ou dans les buissons, ils les flechent,
mais ils sont bien plus aspres apres les gros domestiques qu’apres les
petits car il y a davantage à manger, d’autant qu’il s’en voit d’aussi
long que le bras, & quasi de mesme grosseur: Il y en a une espece de
tous vers, qui ne sortent point des arbres, ains se tiennent estalez sur
les fueilles à l’ardeur du Soleil, & les Sauvages disent qu’ils sont
fort venimeux, par ainsi ils les laissent & ces animaux ne se sentans
poursuivis ne s’effrayent de vous voir contr’eux. Ils sont presque
semblables aux Cameleons, desquels nous parlerons cy apres. Ils ont les
yeux estincelans & rouges comme escarlate.

Tous ces Lezards domestiques se joignent par ensemble ainsi qu’une boule
en rond, tellement que la queuë du masle est joincte à la teste de la
femelle, & la queuë de la femelle est unie avec la teste du masle, & le
tout ployé en rond, les deux testes & les deux queuës du masle & de la
femelle s’atouchent. J’eu pœur la premiere fois que je rencontray deux
gros de ces Lezards ausi accommodez: car je ne sçavois ce que ce pouvoit
estre, ny quelle sorte de Serpent, voyant quatre yeux en un endroict, &
un seul corps estendu en rond. Les femelles sont bien plus grosses que
les masles. Les petits Lezards pondent leurs œufs quasi à la mesure du
bout du petit doigt, & ce dans un trou, qu’ils couvrent puis apres de
sable, au nombre de cinq ou de sept: la chaleur du Soleil les esclost.
Les grands Lezards les font plus gros, selon la proportion de leur
corps; & ordinairement ils font des nids, soit en la couverture des
loges, soit en dehors dans les bois, & portent en ce lieu tout ce qu’ils
peuvent trouver de mol, comme mousse, plume, coton, drapeau, & choses
semblables, se rendent fort familiers à la maison, s’ils ont esprouvé &
experimenté que vous ne leur vouliez aucun mal. Ils font autant de
bruict qu’un chien quand ils marchent, & portent ce qu’ils trouvent en
leur bouche: & c’est un plaisir de leur voir faire ce mesnage. Ils se
gardent bien d’aller le droict chemin, quand ils vont faire leur nid,
ains ils prennent un grand destour, afin que vous ne puissiez
recognoistre l’endroict. Le Soleil esclost leurs œufs, aussi bien que
ceux des petits: Et la raison est qu’ils sont par trop froids, & n’ont
aucune chaleur suffisante à produire cet effect. Ils sont venez par de
grandes & horribles Couleuvres, les unes de couleur d’eau, les autres
violettes, & les autres tachetees & semees de diverses couleurs. Elles
viennent jusques dans les maisons, specialement sur le toict pour
chercher ceste proye. Les Lezards la sentent de bien long & lors vous
les voyez courir çà & là, comme si le feu estoit en la maison. Je fis
tuer trois de ces Couleuvres un Dimanche au matin que nous allions dire
la Messe à la Chappelle de sainct François, dans laquelle nous
trouvasmes ces hideuses bestes faisans la chasse apres les gros Lezards,
desquels elles en avoient tué un assez bon nombre: mais elles payerent
leur temerité avec grande difficulté pourtant: car elles receurent
chacune plus de cinquante coups de levier: encore se fussent-elles
sauvees, si je ne les eusse faict mettre par tronçons, lesquels
vescurent & remuerent plus de vingt-quatre heures apres, cherchans à se
rejoindre, quoy qu’ils fussent espars loing l’un de l’autre plus de
quatre & cinq pas. Les Sauvages ont en horreur ceste sorte de Serpens, &
disent qu’ils sont fort venimeux.

Les Lezards perdent leur queuë de vieillesse, & tombent devenuës toutes
noires, & mesme sont tendres comme verre, & se rompent au moindre
accident: Je n’ay pas opinion qu’elles reviennent; encore qu’Aristote
aye escrit des Lezards de par deçà, que leurs queuës estans coupees
elles reviennent: Je m’appuye sur l’experience d’un gros Lezard
domestique qui estoit en nostre loge de sainct François, lequel en
l’espace de deux ans, j’ay tousjours veu sans queuë & venoit manger
ordinairement devant nous, & avec les poules qui ne s’en estonnoient
plus, pour la privauté accoustumee qu’elles avoient avec luy. On dit
pourtant, & les François en ont eu l’experience, qu’une espece de ces
gros Lezards viennent prendre les petits poulets & les emportent aux
bois où ils les mangent.



Des Araignes, Cigales & Moucherons.

Chap. XLIV.


La vie de l’homme est comparee à celle de l’Araigne en plusieurs
passages de la saincte Escriture, specialement au Psalm. 89. _Anni
nostri sicut Aranea meditabuntur_, nos annees se passeront, seront
contees, meditees comme ceux de l’Araigne. Sainct Isidore escrit que
l’Araigne est un ver de l’Element de l’Air nourry en iceluy, d’où elle
tire l’etymologie de son nom, & ceste chetive creature n’a jamais repos,
tousjours travaille, escoule sa substance à bastir sa toile, tousjours
en danger, & tant elle que ses biens & richesses sont suspendues en un
filet & à la mercy du moindre souffle de vent: Ou si vous voulez, de la
fantaisie d’un valet, ou d’une chambriere à luy charger un coup de
balet, qui l’assomme & fracasse tout son labeur: Voudriez-vous un plus
beau miroir pour considerer les mal-heurs & miseres de ceste vie? Je ne
perdray donc point le temps, si laissant à part ce qui est commun &
journellement recogneu par deçà, du naturel de ceste vermine, je
rapporte ce que j’ay contemplé curieusement en la proprieté des Araignes
de _Maragnan_: Et auparavant que j’enfonce ceste matiere, il est bon que
je traitte d’une espece de grosse Araigne quasi comme le poing & plus.
Elles se trouvent ordinairement dans les bois creux, desquels on
environne les loges, ainsi que par deçà de palis: Elles se trouvent
aussi aux coins, cheminent peu, n’ont point de toiles, tres venimeuses,
rouges, presque en couleur aux petits Pigeonneaux quand ils sortent de
la coque, ce qui est fort hideux à voir: Les Sauvages les fuient, &
tiennent que la piqueure en est mortifere. Elles se nourrissent de la
corruption de l’air.

Pour les autres especes, elles sont diverses: les unes grosses à
proportion pourtant; les autres mediocres, & les autres menues; & toutes
celles-cy sont domestiques. Il y en a d’autres dans les bois,
distinguees aussi en grosses, mediocres & menues. Au temps des pluyes,
elles s’engendrent plus volontiers qu’en autre temps, neantmoins elles
ne laissent d’estre produictes en tout temps: Elles se joignent sur le
soir à la fraischeur de la nuict, le masle abandonnant sa toile pour se
glisser avec son fil en la toile de la femelle si elle est tendue plus
bas, ou si la toile de la femelle est tendue plus haut, la femelle
descend & vient trouver le masle, & lors elles se joignent. Cecy est
tant aisé à discerner qu’elles ne manquent jamais sur la fin du jour à
faire ce que je viens de dire. L’Araigne masle est petite au regard de
la femelle: car elle est trois fois aussi grosse que luy: Elles font une
petite bourse ronde & platte, couverte d’une toile si gentiment faicte &
licee, que vous croyriez fermement estre du satin blanc, & que ce ploton
fust une enchasseure d’Agnus Dei. Elles n’y laissent qu’un petit
pertuis, par lequel elles poussent leurs œufs avec le pied, & la bourse
estant pleine elles bouchent le pertuis, le licent comme le reste, & le
tiennent perpetuellement embrassé sur leur ventre & estomach:
l’eschauffant par ce moyen jusqu’au temps qu’elles recognoissent que
leurs petits sont esclos, & à lors elles tranchent ceste plaque le long
du circuit, comme vous feriez l’écoce d’une feve, afin de donner
ouverture & sortie aux petites Araignes, lesquelles incontinent se
mettent à courir le long de la toile de leur mere, & la nuict se
retirent soubs elle, ainsi que les poussins soubs la poule, pour estre
eschauffees en ce bas aage contre la froidure de la nuict: Estans
parvenuës à leur force, chacune faict sa toile, se nourrit & prouvoit
par son industrie.

Il y en a d’autres qui font de petits pots de terre gros comme une prune
de Damas presque de la forme des pots de moyneau, si bien licees dedans
& dehors qu’il n’est pas possible de plus: ce que font aussi certaines
especes de Mouches; dont nous parlerons cy apres. La bouche de ces pots
ressemble à la gueule des pots à moyneau, gardee la proportion des uns
aux autres, & n’y laissent qu’un petit trou à mettre une épingle, par où
ils passent leurs œufs afin qu’ils esclosent à la chaleur du Soleil: ce
petit pot est attaché, ou contre du bois, ou sur une fueille de Palme, &
la terre de laquelle elles forment ce vaisseau, est semblable en couleur
à la terre de Beauvais. Ayans emply ce pot de leurs œufs, elles le
bouchent, & quand le terme est venu que les petites sont escloses, les
meres viennent desboucher le trou & l’agrandissent, & à lors les petites
sortent qui suivent leurs meres en leur habitation.

Celles des bois ont une autre façon de faire: elles vuident les noix des
Palmes piquantes, rongeans peu à peu l’amande, laquelle elle jettent par
trois petits trouz qui sont naturellement en ces noix: puis elles font
là dedans leur nid & leurs œufs qui esclosent en leur saison.

Les toiles de ces Araignes sont diversifiees & differentes selon la
situation & les places, esquelles elles ont choisi leur demeure: car les
Araignes domestiques tendent leurs rets aux fentes & ouvertures, par
lesquelles les Mouches & Moucherons entrent dans les Loges. Celles qui
demeurent és arbres tendent de branche en branche, voire d’arbrisseau en
arbrisseau, pour attraper les Papillons & semblables vers volans. Celles
qui estendent leur toile immediatement sur la terre, c’est pour prendre
les vermines rampantes, comme sont les Fourmis, & autres de pareil
genre.

Il y en a qui font des toiles si fortes qu’elles enveloppent dedans les
petits Lezards; & en mesme temps ces Araignes descendent qui leur
fourent un éguillon qu’elles ont au derriere dont ils meurent: & en
apres leur succent la cervelle & le sang, & s’estans enflees de cela,
elles se retirent. J’ay veu des Araignes de mer tirans à peu pres sur la
forme des Araignes terrestres, mais fort grandes[127]: elles se retirent
en mer dans des petits creux, & vivent de poissonnets qui vont fleurans
les bordages de l’eau. Il me souvient d’avoir pris garde que de ces
Couleuvres que je fy couper & trancher en pieces, les Araignes des
environs y estans survenues à monceaux, en tirerent le sang & l’humeur:
Et les Sauvages disent que si à lors elles piquoient quelqu’un par la
teste, qu’il deviendroit fol & en mourroit.

_Maragnan_ abonde, comme je croy, sur toutes les terres du Monde en
Cigales[128], lesquelles font un si estrange bruict en leur saison,
qu’il est impossible de le penser si on ne l’a ouy. Il y en a de
diverses sortes, & en grosseur & en son: car les unes sont petites, ou
mediocres, comme leur son aussi. Les autres sont grosses & longues pres
de six pouces, & ont un ton fort & haut, qui vous entre vivement dans
les oreilles: Elles ne chantent point durant la force des pluyes, mais
tres-bien le long de l’Esté, & d’autant plus que la saison des pluyes
approche, plus elles renforcent leur son, tellement qu’à ce que m’ont
dit les Sauvages, elles se rompent les flancs, tant par le battement des
aisles, que pour se bander & boursoufler, afin de rendre une meilleure
harmonie. Je me suis appliqué à recognoistre les proprietés de ce petit
animal, faisant en prendre quelques-unes que j’enfermois avec des
fueilles en nostre Loge. J’ay recogneu que leur chant provient de trois
choses. Premierement, elles attirent l’Air dans leur ventre & s’enflent,
à fin de rendre leurs flancs tendus & sonnans; & ont un accord si juste
de l’extension des flancs avec les aisles du milieu où se faict le son,
que vous voyez sensiblement & clairement, qu’elles reprennent leur
haleine à l’instant que les aisles se levent: Et au mesme instant que
les aisles se rabattent, elles enflent & bandent leur costez.
Secondement elles ont des aisles fort minces & diaphanes susceptibles du
son, à cause de leur grande seicheresse, tellement que les aisles de
dessus fortes & massives, qui est la troisiesme cause de ce chant,
venans à battre & toucher ces aisles du milieu contre les flancs, l’Air
intervenant emporte ce son quant & luy. Je vous feray entendre cecy par
des comparaisons vulgaires. Trois choses se trouvent en un Luth, à fin
de rendre son harmonie, les costes du Lut sous lesquelles l’air est
contenu entrant par la rose du milieu: Les cordes tenduës, nettes,
seiches & bien vuidées, & la main du Joüeur: De mesme ces petits Animaux
ont les costez ou flancs souslevez par l’air attiré de leur bouche en
leur ventre: Puis les secondes aisles au lieu de cordes, & les grosses
aisles au lieu de la main du Joüeur.

Elles chantent en Esté depuis le Soleil levant jusques environ Minuit ou
deux heures apres Minuit: & lors elles cessent à cause de la rosée
froide qui commence à tomber, & gardent ce silence jusqu’au lever du
Soleil qui essuye par sa lumiere la rosée tombée sur ces fueilles, &
vient à eschauffer leurs aisles. Pendant ce silence j’ay opinion
qu’elles se repaissent de la mesme rosée, & je ne dy point cecy sans
cause, d’autant qu’elles demeurent presque tousjours en mesme place: si
ce n’est par accident, voiant quelqu’un ou sentant quelque mouvement,
elles volent sur une autre fueille. Quelques unes d’icelles, &
specialement celles qui sont totalement vertes, ne disent mot, & rampent
sur terre, comme les sauterelles, s’unissent ensemble à la façon des
mousches, & font de petits œufs noirs dans quelques pertuis de la
branche, desquels se forment des vermisseaux, qui peu à peu deviennent
Cigalles, & ce vers le moys de Septembre: en sorte qu’elles se
fortifient pour passer la saison des pluyes, afin de succeder à leurs
Peres & Meres qui meurent, comme j’estime en ceste saison pour le
subject cy-dessus allegué, qu’elles se rompent les flancs à force de
crier, à la venuë des pluyes. Elles n’ont point de sang, beaucoup moins
que les mouches, mais elles sont d’une substance poreuse, seiche &
legere. Les Poules n’en veulent point, ains se contentent de les tuer:
Que si par hazard elles en mangent, s’atenuent & ne peuvent engraisser.

Il y a en ces pays diverses especes de Moucherons, mais je me veux
seulement arrester à ceux qui meritent d’entrer en la consideration de
l’esprit humain, à cause des principes naturels qui se recognoissent en
iceux, & ceux-cy sont appellez par les Sauvages _Maringoins_: entre
lesquels il y a de la diversité en grosseur & grandeur, mais non en
forme ny en proprieté. Ils naissent tous d’une humeur acrimonieuse, &
ayment les saveurs aigres & aiguës, & non les douces: Pour cette cause
la mer & ses bordages en sont farcis durant les pluyes & procedent de
l’humeur de la mer, & vapeurs d’icelle. Ils sont fort molestes aux
hommes, leur perçant la peau avec leur bec pointu comme une éguille, &
en succent l’humeur salee qui court entre la peau & la chair. Ils ayment
la lumiere: mais ils craignent la flambe & la fumee, tellement qu’aussi
tost que la nuict est venuë, ceux qui demeurent dehors s’accrochent sur
les fueilles des arbres: Quant à ceux qui sont dedans les Loges, ils
s’attachent la nuict sur la couverture du Toict, à leur grand regret, à
cause des feux que les Sauvages font autour d’eux, pour se garantir de
leur piqueure la nuit, par le moyen de la flambe & de la fumee. Plus
vous estes proches de l’eau, plus vous abondez en cette vermine par ce
que leur origine est specialement des eaux, ainsi que nous avons dit.

Ils servent de venaison aux Chauve-souris, lesquelles les attrapent dans
leurs aisles, frayans le lieu où ils sont attachez, puis les mangent,
approchans leurs aisles de leurs bouches, dans lesquelles ces gros
_Maringoins_ sont enveloppez.

Nos François qui vont à la pesche des Vaches de mer, sont infiniment
tourmentez de ces bestioles, & sont contraincts de pendre leurs licts de
Coton aux branches des arbres le plus haut qu’ils peuvent, pour éviter
leur importunité, à cause de l’air & du vent qui souffle davantage au
haut des arbres qu’au dessous, si les cordes rompoient ils feroient un
beau sault, & ne cessent de bransler, pour faire fuyr d’autour d’eux
ceste vermine.



Des Grillons, Cameleons, Mouches, & des Taignes qui sont en ces Pays.

Chap. XLV.


De toutes les bestioles qui tiennent compagnie à l’homme domestiquement
au Bresil, il n’y en a point qui égalle en multitude le Grillon, appellé
par les Sauvages _Coujou_[129]: Et pour estre si familier & domestique,
j’ay eu occasion & commodité d’employer ma curiosité afin de comprendre
les proprietez de ce petit animal. Il naist & de corruption & de
generation. Et pour vous le faire voir, vous devez remarquer que quand
nouvellement on faict une Loge couverte de Palme fraische, vous estes
estonné qu’en un instant vous avez des millions & des milliaces de ces
Grillons, ou _Coujous_, dans la couverture de vostre Toict. Si vous me
ditez qu’ils s’assemblent là des bois circonvoisins, cela ne peut estre:
d’autant que couvrez une Loge de vieille Palme, au lieu de nouvelle,
vous n’en avez si grande incommodité à beaucoup moins. Partant il faut
conclure que cela procede de la Palme fraische avecques la chaleur du
Soleil. Et de faict j’ay pris garde que deux ou trois jours apres que la
couverture est mise, ces Grillons sont blancs comme neige, signe de leur
nouvelle generation, & peu à peu prennent la forme ordinaire des
_Coujous_, à sçavoir d’une couleur jaunastre meslee de noir. S’ils
s’engendrent de l’humeur de la Palme, ils naissent pareillement de la
substance corrompuë des pois & feves: Ce que j’ay recogneu par
experience. Quant à la production de Pere & de Mere, ils viennent d’une
semence jettee sur les fueilles de Palme, & cette semence est gluante, &
tient ferme au lieu ou elle est mise, jusques à ce que d’icelle, par le
moyen de la chaleur, il en sorte un autre Grillon. Ce petit animal est
aspre infiniment à la conjonction. Et c’est pourquoy ils multiplient
tant en ces Pays de delà. Ceste bestiole est petite, mais fort rusee.
Elle sçait ses heures pour prendre sa pasture, & ses heures pour
chanter: elle ne manque jamais de venir prendre son repas aussi tost
qu’elle recognoist que chacun est couché, & alors elles descendent en
grande compagnie de dedans la couverture du Toict, & couvrent, s’il faut
ainsi parler, l’aire ou le plancher des Loges. Là elles cueillent les
miettes & autres restes du manger, elles ayment sur tout les _Crabes_,
de sorte que si elles en trouvent quelque reste, c’est à qui en pourra
avoir. Ayant pris leur pasture, s’en retournent en leur lieu, & se
mettent à chanter, & persistent le reste de la nuict, & le jour aussi,
si ce n’est que le Soleil donne trop vivement son ardeur en la place où
elles sont. Elles craignent les pluyes, & pendant qu’elles tombent à
force, à peine disent-elles mot. Ainsi ces Grillons cherissent le temps
serain & doux, qui n’excede ny en chaleur, ny en pluye: ils sont
fascheux & pernicieux aux draps: car ils mangent & rongent tout, fust-ce
un manteau de cent escus, si on le laisse en voye, & ont bien tost faict
leur coup, il ne leur faut qu’une nuict pour le mettre à la fripperie.
Ils ne touchent point à la toille, si elle n’est grasse ou imbuë d’un
autre liqueur qu’ils ayment: tellement que pour conserver les draps, il
faut de necessité les envelopper & bien coudre dans de la toille.

Ils ont 4. principaux ennemis qui leur font merveilleuse guerre. Les
premiers sont les Lezards qui courent apres, comme les chiens apres les
Lievres: c’est un plaisir que de voir cette chasse, les tours & retours
que donne le chassé au chasseur. Les seconds sont certaines petites
Guenons jaunes & vertes, appellees par les Sauvages _Sapaious_, allegres
& subtiles comme un oiseau, & vous les prennent subtilement avec leurs
mains, faisans la chasse d’une main, & de l’autre attrappent le gibier.
Les troisiesmes sont les Poules qui les avalent avec une avidité
incomparable, & à cet effet volent sur les Loges, & bien souvent gastent
la couverture pour trouver leur friandise. Les quatriesmes sont certains
gros fourmis qui les vont attaquer, & specialement les Grillons qui se
retirent au tour des Loges, dans des petits trous & cavernes qu’ils ont
faite pour leur retraite: je me suis amusé quelquefois à voir ce combat:
car le gros fourmy descend en la caverne, & faict tant que le _Coujou_
sort en campagne, ou bien il le tire par le pied, & souvent le _Coujou_
ayme mieux perdre ses cuisses de derriere, que le fourmy emporte, que de
perdre entierement la vie. D’autres se laissent manger dans leur trou,
en sorte qu’il ne leur reste que la teste & les aisles, lesquelles
encore sont emportees par leurs ennemis en trophee en leurs cavernes.
Ces bestioles ont une malice particuliere que j’ay souvent experimentée.
C’est qu’ils vous viennent mordre le bout des doigts la nuit quand vous
dormez, & emportent la piece. Je m’en suis trouve incommodé au pouce
droict l’espace de huict jours, que je ne pouvois aucunement escrire.

Le Cameleon est un petit animal de la grandeur & grosseur d’un Lezard
mediocre, ayant la face, les yeux & la teste semblables aux Lezards,
mais le dos porte la figure des écailles du Cocodrille, & semble qu’il
ait la peau revestuë de poil ou de mousse. Il a la queuë assez longue, &
ordinairement pliee en Dedalus, diminuant son rond jusques au bout de la
queuë. Rarement vous voyez le masle avec la femelle: & pour ce je
n’oserois asseurer la façon de leur generation, par ce que je ne l’ay
peu comprendre ny experimenter. Je me contenteray de rapporter ce que
j’ay veu. Il est tardif infiniment, tousjours au Soleil, sur les
fueilles ou sur les branches, estimant qu’il ne vit que de rosee. Les
flancs luy battent incessamment, specialement quand il apperçoit quelque
chose. Cecy luy arrive de la timidité naturelle, procedante d’une humeur
excessive en froid, ce qui le rendroit fort venimeux s’il estoit mangé
de quelque animal. Vous ne le trouvez jamais sur les arbres fruictiers,
& je croy que la Nature y a pourveu, afin qu’il n’empoisonnast par sa
froidure excessive le fruict qu’il toucheroit: ains vous le voyez sur
les branches des arbres qui ne servent à autre usage qu’à brusler. Il a
4. pieds comme les Lezards, & diversifie sa couleur au mouvement qu’il
faict de son corps, & au batement de ses costez. Les Cameleons sont
assez rares en _Maragnan_, & vous ne les trouverez qu’aux lieux exposez
droit au Midy: ils sont couchez sur les fueilles les 4. pates estenduës,
& la teste appuyee: ils ne meuvent ny destournent les yeux quand ils
regardent, ny abaissent les paupieres de dessus: le dessous de la gorge
leur bat perpetuellement. On dict que si cet animal estoit jetté dans le
feu, difficilement pourroit-il brusler, & empoisonneroit ceux qui le
regarderoient brusler, par la fumee qui l’infecteroit. Je n’en ay point
faict d’experience: mais bien d’un autre petit animal non beaucoup
esloigné de la qualité froide qui est au Cameleon. Je le fis jetter au
milieu d’un brasier bien ardant, que j’avois fait allumer à cet effet, &
me retirant assez loing, je pris garde qu’il vescut dans le milieu de ce
feu, tousjours mouvant, & combien qu’il mourust apres ce temps, si
est-ce que jamais le feu ne peut agir contre son corps, ains il demeura
entier, solide, conservant sa figure & son poil, & le fis retirer du feu
pour le jetter en un trou.

Il y a plusieurs sortes & especes de Mouches, les unes de nuict, les
autres de jour, c’est à dire que les unes ont la nuict, en laquelle
elles se pourvoient de pasture, prennent leurs esbat volantes çà & là à
leur plaisir, & en diverses sortes, les unes moindres, les autres plus
grosses, & pour ce qu’elles ont à converser parmy les tenebres, la
Providence de Dieu les a pourveuës d’un flambeau[130] qu’elles portent
devant & derriere elles. Le flambeau de devant est attaché sur leur
estomach, & c’est une plaque de forme quadrangulaire, sinon que les deux
Angles qui touchent leur menton sont plus estroicts, faicte d’une
pellicule diaphane & couverte d’un poil fort delicat, avec lequel elles
reçoivent l’humidité de la nuict; & par ce moyen produisent un esclat de
lumiere. Vous pouvez entendre cecy, s’il vous ressouvient que les
Merlans esclattent la nuict comme chandelles, à cause de l’ecaille
delicate ou peau humectee qui les couvre: Pareillement certain bois
pourry, ou pour mieux dire, rarefié & subtilisé est doüé d’une qualité
susceptible de l’humide bien purgé de sa crasse: autant en ont-ils sur
le plat de leur ventre, où se trouve une pellicule bien desliee &
touffuë de ce poil delicat dit cy dessus: tellement que ces vermisseaux
volans à travers une nuict obscure, semblent autant de grosses
estincelles qui sortiroient d’une ardente fournaise à fondre les metaux.

Les autres Mouches vont de jour; & pour ce qu’elles sont en nombre
infiny, je me veux seulement arrester à celles que j’ay considerees de
plus pres & esquelles j’ay remarqué chose digne d’estre communiqué au
Lecteur, à sçavoir, des Mouches à Miel, & des Guespes de ces quartiers
là, outre ce que j’en ay dit cy devant. Donc les Mouches à Miel de
_Maragnan_ & des lieux circonvoisins font leurs demeures en trois
façons: ou entre les branches des arbres, comme j’ai dit au discours de
_Miary_, ou dans le creux des arbres, c’est-à-dire, dans le tronc
principal: car elles choisissent un arbre qui soit creux en son tronc, &
passent par le haut, c’est à dire, à la teste du tronc, & descendent
jusques en bas vers la terre, où elles jettent le fondement de leurs
ruches, puis vont bastissant leur miel, montans tousjours en haut: ou 3.
Elles choisissent un lieu commode auquel elles mesmes dressent une ruche
faicte de terre & creuse par dedans, où elles composent leur cire & leur
miel.

Leur generation est virginale, & croy qu’il n’y a entr’elles distinction
de masle & de femelle, ains toutes portent le germe duquelles nouvelles
sont produictes. Je vous diray la raison qui m’a persuadé cecy, avec
l’attentifve consideration que j’ay faict souvent sur un essein de
Mouches à Miel dans un grand arbre creux & sec à 30. pas de nostre loge
de sainct François: Et cela m’estoit de tant plus aisé à faire, que ces
Mouches ne vous piquent point[131], pourveu que vous ne leur faciez
aucun mal, approchez tant & si prez que vous voudrez d’elles. Les
Sauvages firent un trou au pied de cet arbre, par lequel le miel tomboit
au desceu des Mouches, & mesme les raiz dans lesquels les jeunes Mouches
estoient enveloppees, & c’est ce que j’anatomisay fidellement. Je
trouvay que ces raiz estoient bouchez de toutes parts bien couverts &
empaquetez dans une toile bien deliee, & par dessus la cire & le miel
estoient accommodez. En quelques chambrettes de ces raiz je trouvay
seulement des petites goustes de semence, claires comme eau de roche, &
j’appris que c’estoit là la matiere de laquelle les nouvelles Mouches
tiroient leur origine. En d’autres logettes, je remarquay le _Chaos_
encore sans forme, faict & composé de ceste matiere premiere, & c’estoit
une paste mole, blanche comme creme. En d’autres je trouvay des petites
Mouches parfaictement formees, mais emmaillotees dans une toile delicate
& diaphane, & ces petites Mouches avoient mouvement: je rompis doucement
ceste toile, & trouvay que ces Mouches avoient toutes les parties de
leurs corps bien distinctes & formees, horsmis qu’elles n’avoient point
de pieds, & pense que ce soient les derniers membres qu’elles
obtiennent, & ce apres le mouvement; & par ainsi je recogneust ce que
dit sainct Isidore de ces Mouches, estre vray: _Apes dictæ sunt quia
sine pedibus nascuntur, nam postmodùm accipiunt_: Les Abeilles ou
plustost les Apedes sont ainsi appellees parce qu’elles naissent sans
pieds, l’_a_ estant pris pour ce mot, sans, & _pedes_ pour ce mot,
pieds, tellement qu’_apedes_, est à dire sans pieds, ce mot ne se dit en
François, mais au lieu d’iceluy, on dit Abeilles. Et quant à ce que j’ay
rapporté de leur generation virginale, outre l’experience que j’en ay
eu, de laquelle pourtant quelques esprits pourroient douter, j’ay un
temoin irrefragable, c’est sainct Ambroise en son Exameron, Docteur qui
s’est autant employé à la recherche des secrets de ces Abeilles,
qu’aucun autre devant luy, ou apres luy: Et non sans cause, puis que dés
son berceau, ces Mouches à Miel se camperent sur ses levres, en prenant
possession de sa bouche emmiellee: Voicy ses paroles. _Apes nullo
concubitu miscentur, nec libidine resolvuntur, nec partus doloribus
quatiuntur, sed integritatem corporis virginalem servantes subitò
maximum filiorum examen emittunt_: Les Abeilles ne se meslent par aucune
conjonction, & ne se laschent par aucune lubricité, ne sont esbranlez
des douleurs de l’enfantement, ains gardant l’integrité virginale de
leurs corps, en peu de temps elles produisent un tres-grand essein de
nouvelles Mouches. Et l’Autheur du livre de la Nature des choses:
_Omnibus virginalis integritas corporis_: Toutes retiennent l’integrité
virginale de leurs corps.

Il y a des Guepes de diverses especes, mais l’une d’icelles emporte avec
soy quelque chose de nouveau, & ceste espece est noire, fort mince par
le milieu du corps, tellement que vous diriez que leur ventre soit
attaché à leur estomach par un seul filet: Elles sont industrieuses au
possible: Elles se retirent toutes dans un nid faict au terre au coupeau
des arbres si bien plastré, qu’aucune goute d’eau n’y peut entrer: le
haut ou la couverture du nid est en dome, par ainsi la pluye qui tombe
s’écoule legerement & ne s’arreste. Il n’y a point d’ouverture en ce
nid, sinon cinq ou six trouz proportionnez à la grosseur des Guespes. Là
dedans ils font leur magazin pour vivre, & une espece de miel tres-amer
& noir comme encre. Elles ont chacune leur demeure creusee dans la paroy
de leur nid, ainsi que sont les boulins d’un colombier, où se retirent
les Pigeons: l’industrie avec laquelle ils maçonnent ce nid est
admirable, je l’ay consideree infinies fois. Elles viennent au bord des
fontaines faire leur mortier, prenans en leurs petits pieds un petit
morceau de terre qu’elles destrampent & amolissent avec l’eau qu’elles
vont querir & apportent au poil ou mousse de leur cuisse, ce mortier
preparé, elles se le chargent en divers endroicts de leurs corps.
Premierement souz leur col. 2. en leurs pieds, 3. en la joincture de
leurs cuisses, contre leurs corps. Elles ne font point leurs petites en
la niche commune, mais chacune dresse sa couche à part, au modele d’une
fleur de Jusquiame, attachée & suspenduë à quelque bois ou autre chose à
couvert, hors du danger des vents & de la pluye. Elles sont longtemps à
preparer ces nids, & les ornent le plus qu’elles peuvent avec le lissoir
de leur museau. Là dedans elles jettent leur semence, comme les Mouches
à Miel: puis elles ferment l’entree & la cachettent, la nuict elles vont
coucher en la communauté, & de grand matin elles retournent pour faire
la garde & la sentinelle autour de leurs depost, & ne le perdent de
veuë, jurans mortelle guerre à quiconque luy fera tort: J’en peus dire
des nouvelles: car un jour sans y penser, je m’en allay à un des coings
de nostre loge accommoder je ne sçay quoy; & en passant je frappé de ma
teste ce berceau sur lequel estoit la mere, laquelle mal jugeant de mon
intention, estima que je l’avois faict par affront, d’ou poussee d’une
colere, elle vint choisir la partie plus chere du corps humain, sçavoir
les yeux, afin de se vanger de son outrage: mais Dieu voulut qu’au lieu
de me donner dans les yeux elle me frappa de son éguillon immediatement
dans les sourcils: le coup fut si apre, & le venin si penetrant que je
tombay par terre de douleur, toutes mes veines batant depuis la plante
des pieds jusques au sommet de la teste d’une façon extraordinaire, &
telle que jamais devant ny apres je n’en ay senty de semblable. Il me
falut porter sur la couche, ayant le cœur tout transsi, & la partie
blessée s’enfla grandement, & brusloit comme un charbon: J’estimois en
perdre l’œil, & m’en sentis quelques jours, en fin cela s’en alla. Elles
font encore leurs petits d’une autre façon: par ce qu’elles bastissent
un petit pot de terre rond, comme j’ay dit cy-dessus des Araignes, &
jettent là dedans leur semence qui se converti en vermisseau semblable
aux vers qu’on trouve aux Prunes de Damas rouge; & puis apres ce
vermisseau aquiert des aisles & se transforme en Guespe.

Les Sauvages n’ont point de Cantarides en leur Pays, neantmoins ils en
font grand estat, donnent beaucoup de marchandise pour en avoir: Les
François leur en portent, lesquels autrefois leur ont donné la
connoissance de l’effet de ces mouches pour exciter l’homme à ce qui ne
se doit escrire: qui fait voir que les hommes vicieux gasteront plus
cette Nation qu’elle n’est naturellement.

Ils ont des taignes & vermisseaux rongeans fort subtils & ingenieux,
quelquefois vous estimerez un vestement beau & entier, mais aussitost
que faites passer les vergettes dessus, vous emportez quant & quant le
poil & n’y laissez que la tissure. De mesme en sont les vers rongeans
les bois qui font un bruit admirable: Dieu les a pourveuz pourtant
d’oyseaux qui vont espluchans les arbres de ces vers.



Des Onces & des Guenons qui sont au Bresil.

Chap. XLVI.


La plus furieuse beste du Bresil est l’Once, laquelle tire en grandeur
aux levriers de deçà: Sa face ressemble plus au Chat qu’à tout autre
animal: elle a les moustaches furieusement arangées, la veuë vivace &
espouventable; sa peau est comme la peau d’un Loup tachetee de noir
ainsi que le Leopard; ses griffes sont fort longues, ses pates comme les
pates d’un chat, la queuë grande & bien plus longue que tout le corps
ensemble, allant tousjours diminüant jusques au bout; elle luy sert de
joüet au milieu d’une plaine de sable, courant apres elle en tournoiant,
tout ainsi que vous voyez faire aux petits chats quand ils sont au
milieu d’une sale tournoians pour atteindre le bout de leur queuë. Elle
ayme la solitude, & hait toute sorte de compagnie, va seulette dans les
bois, n’est jamais accompagnee de son pareil, sinon au temps qu’il faut
s’accoupler, & la femelle se sentant pleine se retire. Elle ne craint ny
redoute aucune chose. Elle s’arreste si elle vous voit venir à elle, &
se met au bout du chemin par où vous devez passer, tellement qu’il faut
ou tourner bride, ou se resoudre de la combattre: car elle ne cede
point: Il est plus à propos de se retirer avec sa courte honte, que non
pas par orgueil hasarder sa vie à la furie d’une beste. Le R. P. Arsene
se trouva bien d’avoir fait ainsi, lequel venant du village de _Mayobe_
en nostre loge de S. François, rencontra en son chemin en plein midy une
grande Once, qui se mettant au milieu de la voye l’atendoit à ce pas:
Luy retourna au village & evita par ce moyen le danger qui luy estoit
eminent. Elles ne cherchent pas les hommes, & c’est chose rare quand on
la rencontre: bien vray est qu’il y a du danger quand cet accident
arrive. Elles ne se jettent à coup, ny ne courent incontinent apres ceux
quelles voient, ains les suivent seulement pas à pas, & leur donnent
loysir de se retirer, si ce n’estoit par aventure quelques enfans
qu’elles pourroient grifer, mais cela n’echet souvent. Elles craignent
fort le feu, & ne s’en approchent, & par ce moyen les Sauvages se
mettent en asseurance tant és bois que dans leurs loges lesquelles ne
ferment point ny de jour ny de nuict. Elles font la guerre aux Chiens &
aux Guenons outrageusement, viennent prendre les Chiens jusques dans les
villages & les loges sans faire aucun tort aux Sauvages qui sont couchez
dans leurs licts; & quand ils vont à la chasse menans force Chiens, fort
souvent les Onces les tuënt & les mangent, faignans de fuir devant eux:
Et comme ces Chiens sont eslognez de leurs maistres, tout d’un coup
elles sautent sur eux & les estranglent. Peu eschappent leurs griffes
pour en venir dire des nouvelles à leur maistre, lequel n’entendent plus
japer ses Chiens, tient pour asseuré que les Onces en ont fait leur
diner; & ne marche pas plus outre, ains s’en revient plus viste à son
logis faire pleurer sa femme & ses filles sur la mort de ses Chiens,
qu’il n’estoit allé à la chasse en intention d’aporter de quoy rire. Car
s’il est dangereux d’aborder un Soldat en furie & victorieux de ses
ennemis, il est bien plus perilleux de se presenter à telle heure à la
veuë des Onces.

Elles venent & attrapent les Guenons en cette sorte. Apres avoir batu
les bois en circuit, où les Monnes se retirent: elles taschent de les
aculer en une pointe, où les Guenons sont par monceaux: Lors les Onces
grimpent vistement aux arbres & se jettent apres à corps perdu sur les
branches & rameaux des arbres, & ainsi les prennent. Elles usent d’une
autre finesse: c’est qu’elles les attendent bien cachées sous les
fueilles au lieu où elles recognoissent que ces Monnes viennent boire:
Davantage elles se mussent dans la vase, où elles ont remarqué que les
Guenons viennent pescher des Moules & des _Crabes_: & tout d’un coup
sortans de là elles saisissent celles qu’elles peuvent. Elles font
encore plus: quand elles voient ou entendent que les Guenons sont en
quelque lieu assemblées elles vont bellement, le ventre contre terre,
comme font les chats quand ils veulent prendre une Soury: lors elles
s’estendent faignans estre mortes: La premiere Guenon qui passe en ce
lieu, s’arreste & appelle les autres qui viennent incontinent &
descendent le plus bas qu’elles peuvent, se defians tousjours pourtant,
à fin de contempler & considerer asseurement si leur ennemie est morte,
grincans les dents & marmotans un ramage de congratulation à sa mort:
mais elles sont bien estonnées que la trepassée resuscite à leurs voix,
montant plus viste qu’elles au feste des arbres, où elles changent leur
vie en mort non simulée, ains en verité.

L’once ne porte jamais qu’un Onceau, & ce une fois seule comme la
Lyonne, qui est cause qu’il y en a peu dans le Bresil: par-ce que
l’Onceau dechire la matrice de sa mere, & ne laisse neantmoins de nourir
ce petit fort curieusement jusques à ce qu’il soit capable de se
pourvoir: nonobstant cette rupture maternelle, les femelles ne laissent
de convenir à la saison avec les masles, bien que ce soit en vain. Les
Onces sont passageres; & vont de pays en pays, passent les bras de mer,
& qui plus est, quand elles manquent de pasture en terre, elles vont
pescher specialement des _Crabes_, & autres Limaces de mer.

On voit semblablement des Onces Marines (ainsi que j’ay dict au Discours
de _Miary_) portans la partie anterieure d’une Once terrestre, & la
posterieure d’un Poisson: Elles sont furieuses aussi bien que les
terrestres, & s’eslancent de l’eau contre leurs ennemis: les masles &
les femelles frayent & jettent leurs petites hors de leur ventre, ainsi
que font les Baleines, Marsoüins & autres Poissons de la mer.

Les Guenons sont de diverse espece en _Maragnan_ & en ses environs[132],
les unes sont grandes & fortes, barbuës, & qui ont leur sexe bien
apparent: Cette espece est dangereuse, & se deffend fort bien contre les
Sauvages dans les bois. J’ai entendu d’un Truchement, qu’un jour un
Sauvage ayant donné d’une fleche dans l’espaule d’une de ces grosses
Monnes, elle retira la fleche de sa main, & la jetta contre le Sauvage,
& le blessa griefvement. Cette sorte de beste se jette sur les filles &
sur les femmes, & si elles sont les plus fortes, elles leur font
violence. Il y en a d’autres barbuës, mais moindres, qui ne laissent
pourtant de porter les mamelles au sein, & la distinction du sexe en son
lieu propre. Celles-cy sont traittees ordinairement des François
avecques les Sauvages, lesquelles les attrappent avec un gros materas
qu’ils tirent sur elles, & ainsi les font tomber toutes estourdies, puis
apres ils les encheinent & apprivoisent: Les communes sont presque
semblables en sexe & d’une maniere qui ne merite pas d’estre escrite.
Generalement le naturel des Monnes de ces Pays là est fort agreable.
Premierement, elles s’entresuivent queuë à queuë, la premiere donnant la
cadence au pas, en sorte que les suivantes mettent les pieds & les mains
où la premiere a mis les siens. Elles font quelquefois une si grande
procession, que l’on en a veu telle fois deux ou trois cens sauter les
unes apres les autres. Je ne veux pas dire davantage, encore que ce
seroit la verité, pour n’estonner point le Lecteur. Je sçay que je me
suis trouvé plusieurs fois dans les bois, esquels elles avoient coustume
d’habiter plus souvent, & vous diray, sans taxer le nombre, que j’en ay
veu une tres-grande quantité, faisans en la maniere que je viens de
dire: Chose qui est autant agreable, qu’autre que l’on puisse imaginer:
Car ces animaux se jetteront à corps perdu d’arbre en arbre, de branche
en branche, comme pourroit faire un oyseau bien volant, & vont si viste,
que c’est tout ce que vous pouvez faire de jetter la veuë dessus. Si
elles vous aperçoivent soubs les arbres, elles font un bruict, en vous
agaçant, nompareil, & apres estre demeurees quelque temps à vous chanter
des injures en leur langue, elles gaignent pays comme auparavant. Elles
ne manquent jamais à une heure presixe[133] sur le soir, ou la nuict, de
venir boire: Mais sçavez vous avecques quelle industrie? le gros de
l’armee s’arreste à trois cens pas de la fontaine, & envoye des espies,
lesquelles viennent visiter la fontaine, & les advenues d’icelle,
regardent soigneusement deçà delà s’il n’y a rien qui bransle, & si
quelques ennemis ne sont point aux aguets: si elles apperçoivent
quelqu’un, elles crient d’une voix affreuse, & gaignent au pied, au lieu
où est l’armee: Puis quelque temps apres elles retournent, & font comme
devant: Et au cas que la place soit seure, elles crient & japent pour
faire venir la trouppe, laquelle estant arrivee garde cette autre ruse,
c’est qu’elles boivent toutes une à une, & à mesure qu’une a beu, elle
passe outre & monte aux arbres, & ainsi file à file jusqu’à la derniere,
elles boivent & s’eschappent d’un autre costé qu’elles n’estoient venuës
afin d’achever leur procession: Car de la fontaine elles vont au Sabbat
traicter leurs amours: parmy lesquelles ordinairement il y a de grandes
complainctes, crieries, morsures & esgratigneures: car les plus fortes
veulent estre servies les premieres, & choisir les Dames. Je ne dy rien
que je ne le sçache par experience: Car nous avions ce Réveil-soir tous
les jours aux environs de nostre fontaine de Sainct François.

Quant elles vont à la pesche elles s’entresuivent de compagnie, les
Meres portans leurs petits sur leurs espaules: La pesche qu’elles font
est de _Crabes_ & de Moules: Pour prendre un _Crabe_ elles luy rompent
premierement les deux maistres pieds, afin de se garantir de leur
morsure: puis apres elles les froissent avecques leurs dents, si elles
les trouvent trop durs elles les cassent avec une pierre: autant en
font-elles des Moules, si leurs dents n’y peuvent rien.

Les Meres sont soigneuses de paistre leurs petits avant que de prendre
leur pasture, elles tirent le Moule d’entre ses coques, & le _Crabe_ de
sa coquille bien nettoyé, & les presentent à leurs petits campez sur le
dos, lesquels les prennent, & les mangent. N’ayez pas peur que ces
Guenons s’esloignent des arbres: car c’est leur refuge aussi tost qu’ils
oyent du bruict, ou voyent quelqu’un, & ainsi elles choisissent un lieu
pour pescher, dont les arbres soient proches, hauts & toufus. S’ils
voyent passer un Canot de Sauvages assez loing d’elles, elles le salüent
de quelque risee à leur mode, que si le Canot approche du lieu où elles
sont, haut le pied, vous ne les tenez pas, l’armee deloge.



Des Aigles et grands Oyseaux & d’autres petits Oyseaux qui sont en ces
Pays là.

Chap. XLVII.


Encore que dans l’Isle l’on ne voye ordinairement des Aigles, si est-ce
qu’il y en a quantité en la terre ferme, voisine de _Maragnan_. Ces
Aigles ne sont pas droictement si grandes que celles du vieil Monde,
mais bien plus furieuses, hardies & fortes, attaquans librement les
hommes, & font leur nid, non sur les rochers, comme dict Job, _Aquila in
petris manet_, l’Aigle demeure dans les rochers, ains entre les arbres:
à ce subject je vous vay raconter ce que j’ay entendu en _Maragnan_, de
deux Aigles merveilleusement furieuses, lesquelles vindrent nicher dans
les _Aparituriers d’Ouy-rapiran_, qui est un petit village à lieuë &
demye du Fort Sainct Loüis sur le bord de la mer: L’on m’a monstré le
lieu où elles estoient, allans un jour nous recreer par eau, chez un de
nos amys François demeurant en ce village: Ces Aigles avoient couppé des
branches plus grosses que la cuisse, & si gentiment accommodé, qu’une
douzaine d’hommes n’en eussent sceu faire autant. Là elles avoient faict
leurs œufs & esclos leurs petits, & personne n’osait desormais passer en
ce lieu. Elles alloient à la chasse des chevreils; les tuoient, & avec
leurs ongles, & avec leur bec, puis les mettoient en pieces, qu’elles
apportoient à leurs petits, peschoient pareillement, se jettans sur les
poissons nommez Marsoüins, _Pirapans_, & gros Museaux, qu’elles tiroient
de la mer avec leurs griffes, & les traisnant à bord les divisoient en
morceaux pour les donner à leurs Aiglons. Elles marcherent plus avant:
car elles déchirerent un homme & une femme _Tapinambose_, ce qui fut
occasion de leur mort & de celle de leur petits, pour ce qu’on leur
dressa une embusche si dextrement, que le masle fut tué, & la femelle se
voyant vesve, se retira en terre ferme, & abandonna ses petits, lesquels
passerent par les armes des _Tapinambos_, en vengeance du crime commis
en la personne de ces deux _Tapinambos_, & leur nid fut dissipé.

La femelle est plus grande que le masle, toutes deux tirent sur la
couleur grise, l’œil vif & cruel, une hupe forte & redressee sur le
coupeau de la teste, leurs plumes grosses par le tuyau, & grande comme
celles d’un coq d’Inde: les _Tapinambos_ se servent d’icelles,
specialement pour empenner leurs fleches. Elles ont cecy de special &
particulier: que si les Sauvages les mettent avec d’autres plumes,
telles que sont les plumes d’_Arras_ & de semblables gros oyseaux: ces
plumes d’Aigles les rongent & les mangent, par ainsi ils les mettent à
part, & se gardent bien de les accomoder à leurs fleches, avecques une
autre sorte de plumes pour la mesme occasion.

Quelque grand oyseau que puisse porter la terre ferme, l’Aigle demeure
le maistre & le Roy, non par égalité de force, ains par subtilité &
legereté de vol, l’Aigle se guindant en haut, quant il veut combatre les
grands oyseaux, & descend à plomb sur iceux, il les abbat & terrasse,
leur fendant la teste à coups de bec. Tous les oyseaux les craignent,
perdent la voix à leur cry, & se tapissent les voyans voler. Leur
principale chasse sont les Aigrettes, qui sont quasi comme colombes
blanches, lesquelles vivent sur le rivage de la mer, & se campent sur le
bout des branches qui pendent sur la mer, contemplantes la venuë des
petits poissons pour se jetter dessus & les prendre. Là les Aigles les
vont trouver, qui vous les troussent & emportent en un moment. Elles
prennent aussi leur nourriture des Tortuës de mer & de terre, & ne
pardonnent à aucun Serpent ou couleuvre qu’elles puissent appercevoir.

Rarement les Sauvages peuvent les aborder pour les flecher: Car elles se
tiennent au sommet des arbres, où elles s’espluchent aux rayons du
Soleil, tirans avec leur bec les vieilles plumes de leurs aisles & de
leur queuë, qu’elles sentent ne leur pouvoir plus servir, à cause de
leur vieillesse. Les Sauvages se transportent là pour chercher ces
plumes & en user: Elles tirent fort à la forme & couleur des plumes aux
aisles des Coqs d’Inde, & sont tres-bonnes pour escrire.

Outre ces Aigles, vous avez de grands Oyseaux appellez _Ouira-Ouassou_,
presques aussi grands que les Autruches d’Affrique[134], voire plus
hauts en stature, mais non si gros de charnure: les Gruës de deçà ne
sont que des Moineaux en comparaison: Que si quelques-uns ont veu celuy
que nos gens apporterent en France, qu’ils sçachent qu’il y en a encore
une fois d’aussi gros. Les Sauvages les vont prendre quand ils sont
petits, espians le temps & l’heure que leurs Parents vont à la chasse.
Ces petits sont blancs en leur jeunesse, & peu à peu se muent & changent
jusques à ce qu’ils ayent obtenu leur vray plumage & couleur. Ces
Oyseaux sont gloutons à merveille, ne peuvent quasi se rassasier: il est
bien vray que quand ils ont bien mangé leur saoul, c’est pour plusieurs
jours. Si les Guenons & les Monnes pouvoient persuader aux Sauvages
d’extirper la race de ces Oyseaux, elles le feroient de bon cœur: car
elles tireroient un grand profit, d’autant qu’elles perdent des millions
de leurs gens chasque annee à rassasier ces gourmands. Les _Tapinambos_
qui nourrissent de ces oyseaux, cognoissent que la meilleure viande
qu’on leur peut donner, sont les Guenons: & pour cela s’en vont aux
bois, en tuent, les leur apportent, & les ont bien tost dépeschees.

Il y a plusieurs autres sortes de gros Oyseaux, mais non comparables à
ceux-cy, tels que sont les _Arras_, _Canidez_ & autres, lesquels sont
pris & mis en captivité par les Indiens d’une gentille façon. Ils s’en
vont par les bois, & espient les arbres où ces Oyseaux ont coustume de
passer la nuict, & où volontiers ils reviennent le jour apres la pasture
se camper: ce qu’ayans recogneu, ils battissent sur le coupeau d’un de
ces arbres, une petite loge toute ronde, capable de tenir trois ou
quatre hommes, faicte de branches de Palmes: ils montent là, & attendent
la venuë de ces Oyseaux, qui ne se defians d’aucune chose, s’approchent
assez pres, & pensans se reposer asseurement comme devant, sont estonnez
qu’on leur tire un coup de materas, qui les estourdit sans les tuer, &
tombent en bas, où ils sont aussi tost attrapez & faicts prisonniers, &
avec le temps s’aprivoisent de telle sorte, qu’encore qu’on leur donne
liberté, ils ne veulent plus quitter la maison de leur maistre: ils se
mettent sur les loges, font un bruit desesperé, rendans un son comme les
Corbeaux de deçà, apprennent à parler ainsi que les Perroquets,
fournissent de plumes à leurs hostes, pour se braver & faire leur
fanfare[135]: Car au lieu que nos habitans le long de la riviere de
Loire, plument leurs Oyes pour mettre aux licts: ces Indiens tirent les
plumes de ces Oyseaux, pour en faire leurs mitres & autres paremens de
plumaceries.

Ils ont des Herons en grande quantité & de plusieurs sortes: les uns
sont fort grands, & les autres mediocres. Ils font leur nids dans les
_Apparituriers_ sur le bord de la Mer, vivent du poisson qu’ils
peschent, & les apportent tous entiers à leurs petits, à qui ils les
font avaler dés ce petit aage: Je me suis estonné de voir un si gros
Poisson comme seroit un grand Haran & d’avantage, estre trouvé dans la
poche d’un petit Heron qui n’avoit que le poil folet. Les Sauvages vont
denicher ces petits parmy les _Apparituriers_, à la charge pourtant de
porter des bastons pour se deffendre du pere & de la mere, qui ne
manquent en tel accident, de secourir ceux qu’ils nourrissoient si
tendrement & soigneusement, à fin de dilater leur espece.

A ces Herons conviennent fort d’autres Oyseaux nommez Furcades par les
François & Portugais, à cause de leur queuë qui semble fourchuë lors
qu’ils volent: font aussi leurs nids dans les _Apparituriers_, mais au
lieu le plus secret, & peu hanté des hommes qu’il leur est possible de
trouver. Là ils pondent & esclosent leurs petits, & vont à la Mer tout
le long du jour, pour emplir un gros sachet qu’ils ont soubs la gorge de
poisson, à fin d’en repaistre leurs petits: & quand ils n’en ont point,
ceste bourse s’emplit de vent, qui les soulage & soustient dans le
milieu de l’air, à passer plusieurs jours & nuicts sans aller gister à
terre: ains vont fort avant en Mer chercher leur proye, à plus de
cinquante ou soixante lieuës de terre. Ils ont la veuë merveilleusement
aiguë, tellement que du lieu où ils sont qui est fort haut, ils
descouvrent le poisson, sur lequel ils se jettent incontinent & le
ravissent. Ils ont une proprieté tres-belle, c’est qu’ils suivent les
Poissons de proye qui vont apres les menus Poissons afin de les manger:
Ces Oyseaux s’approchent à une lance de l’eau, & ne s’oublient de
participer au butin, voire defrauder le poursuivant s’ils peuvent.

Outre ces gros Oyseaux, il y a une milliace d’Oysillons, d’entre
lesquels je trouve ceux-cy remarquables. Premierement les Aloüettes de
Mer qui sont en si grande quantité qu’elles couvrent les sables de la
Mer, quand elle est en son reflux: Elles sont fort bonnes à manger, &
cependant elles ne vivent que de la créme que laisse la Mer sur les
sables, laquelle elles vont leschant avec leur petit bec: vous en tuez à
plaisir avec une harquebuze chargee de dragees, si tant est que vous
soyez dans un _Canot_.

Il y a une autre sorte d’Oyseaux plus admirables que croyables, &
cependant c’est une verité que nous avons experimentee, lesquels ont le
bec faict comme ces couteaux qui se replient dans leur manche, qu’on
appelle communement Jambettes & Rasoirs: ainsi leurs becs sont inutiles
à les pourvoir d’aucune nourriture, & aussi dit-on, que ces Oyseaux ne
vivent que de vent, & leurs becs trenchans ne servent d’autre chose qu’à
leur donner du passetemps, lors qu’ils se promenent és rivages de la
Mer, rencontrans en leur chemin quelque Poisson courant au bord, ils le
découpent en deux, ainsi qu’avec un couteau, & se contentent de cela. Le
jour que nous partismes de _Maragnan_, un jeune homme qui appartient au
Sieur de Sainct Vincent, qui m’assista en tout mon voyage, nous en tua
un, dont je fis garder le bec pour apporter en France.

Il y a des Merles comme en France, semblables en plumages & en chant,
degoisent leurs ramages à plaisir sur la fin des pluyes, quand le beau
temps revient voir les habitans de la Zone Torride, à l’oposite sur la
fin du beau temps, & au commencement des pluyes il rend un chant
pitoyable, quasi comme regrettant le passé, & apprehandant les orages de
l’Hyver, si Hyver se doit appeller.

Plusieurs petits Oysillons se trouvent d’une beauté indicible: les uns
pers, les autres violets, les autres azurez, jaunes, & de couleur
meslee: Les Sauvages font leur perruques de leurs plumages, sont chers,
parce qu’il est bien difficile de les tuer: car ils ressentent
naturellement l’envie qu’on leur porte: par ainsi ils demeurent au
sommet des arbres tres-hauts, & font leurs petits nids suspendus aux
extremitez des branches, ausquels ils sont attachez avec un filet de
Pite tres-fort, & à l’autre bout de ce filet qui est pendant sur la
terre, ils fabriquent un pot de terre, dans lequel ils font leurs
petits, & y entrent par un trou seulement, proportionné à leur grosseur.
C’est la nature qui leur apprend cecy, pour conserver eux & leurs
petits. J’ay apporté de ces Oysillons en France qui ravissoient en
admiration ceux qui les ont veuz.

Ceste terre de _Maragnan_ possede un genre d’Oysillons, qui n’excedent
en grosseur le bout du pouce, je dy mesme avec leurs plumes, & ont un
chant fort melodieux, revenant à celuy de l’Aloüette, laquelle ils
imitent aussi quand ils veulent chanter: car ils se dressent droict le
bec en haut, & montent tousjours tant que la voix leur peut durer, &
leurs aisles les supporter. Ils font volontiers leurs demeures aupres
des fontaines, où souvent ils viennent se plonger & bagner leurs petites
aisles, pour plus aisement se guinder en haut. Ils nichent là aupres:
vous pouvez penser de quelle grosseur peuvent estre leurs œufs, & en
pondent jusqu’à cinq & sept, leurs petits sont encore bien plus
admirables en leur petitesse, que leur pere & leur mere, & neantmoins
sont si fœconds que les enfans en apportent des Courges toutes pleines.
Il y en a de diverses couleurs, jaunes, violets, tannelez, & de mille
autres façons.



Responce à plusieurs demandes, qu’on fait en ces pays des Indes
Occidentales.

Chap. XLVIII.


Pour perfectionner ce 1. traitté: J’ay trouvé bon, voire necessaire de
donner responce à toutes les demandes qu’on faict de ces pays. La
premiere est, si cette terre de l’Equinoxe peut estre habitée par les
François pour ce que le François estant delicat, & nay en un pays assez
temperé, eslevé avec beaucoup de soin & bonne nourriture, il y a de
l’apparence qu’il ne pourra jamais s’accommoder dans une terre agreste,
sauvage, couverte de bois & parmy des peuples Barbares, souz une Zone
bruslante & ardente. A cela je respons, qu’à la verité tous commencemens
sont difficiles: mais peu à peu, la difficulté se rend facile. Il n’y a
ville ny village en tout le Monde Universel, qui n’aye esté facheuse &
incommode de premier abord: mais apres quelques annees le tout a reussi,
& nos Peres nous ont laissé le fruict de leurs labeurs. Quels gens
furent jamais plus delicats que les Romains? & cependant n’ont-ils pas
quité Rome & l’Italie, pour planter leurs Colonies dans les forests des
Allemagnes & des Gaules. Le Portugais n’est-il pas d’Europe comme nous,
& aussi suject aux maladies, travaux & fatigues, que le François? Ouy!
Mais il nous devance en ce point qu’il est plus patient que nous & sçait
bien qu’il faut au prealable labourer que de moissonner: cependant il
est maintenant bien estably au _Bresil_: il y faict de grands
traffiques, la terre est bien cultivee & accomodee. On y a de tout pour
de l’argent, aussi bien que dans Lisbonne. Quoy je vous prie, si la
patience des hommes a rendu les terres gelees & glacees plus de huict
mois l’annee bonnes & fertiles: une terre qui est le cœur du Monde ne
sera-elle point habitable aux François? C’est une folie de penser cela.
Partant je dy que la Terre est proportionnee au naturel du François
aussi que la France, si elle estoit cultivee & accommodee de vivres
necessaires au naturel François, tels que sont le pain & le vin: car
quant à la chair, poisson, legumes & racines, il y en a une telle
abondance, qu’il n’est possible de le croire, à la charge pourtant qu’il
les faut prendre & planter. Car si quelqu’un pensoit que les arbres
portassent les Oysons tous rostis, que les haliers fussent chargez
d’espaules de mouton, fraischement tirees de la broche, l’air plein
d’Alouettes, accommodees entre deux tesmoings & bien cuittes, en sorte
qu’il n’y eust qu’à ouvrir la bouche & s’en repaistre il seroit bien
trompé: Et ne luy conseilleray point d’aller en ces quartiers, voilé de
ceste fantasie: car il s’en repentiroit. Concluons ceste premiere
responce, que la terre est habitable pour les François, & s’ils perdent
ceste commodité de l’habiter, qu’ils en seront faschez un jour, mais
trop tard.

2. Voicy ce qu’on dit, & bien baste[136]: la terre est habitable, on y
peut habiter avec quelques incommoditez, pourtant durant certaines
annees. Ouy mais! est-elle salubre pour les François? Nous avons leu,
que les Indiens y sont sains, & vivent assez longtemps, mais ils sont
Sauvages & Barbares, naiz sous ce climat, & accoustumez à telle
temperature: Les François n’ont pas ce privilege, ains ils sont subjects
à plusieurs fievres, lesquelles en fin se terminent en paralisie, ou
autres incommoditez. Je respons à cela que nous jugeons des substances
par leurs accidens, & des païs par les incommoditez & infirmitez:
Comparons maintenant le moindre bourg, ou village de France à la Colonie
des François qui sont en ces terres, nous trouverons qu’en l’espace d’un
an, il y aura dix fois plus de malades en ce village qu’il n’y en a eu
deux ans entiers parmy nous en _Maragnan_: Si quelques uns se sont
trouvez mal, ce n’est pas chose nouvelle, par tout la mort est presente;
aussi sont les maladies. Les Rois & les Princes n’en sont pas exempts,
voire és pays les plus beaux & les plus sains que l’homme puisse
imaginer. En deux ans entiers que j’ay esté en ces pays-là, nous n’avons
eu qu’un mort[137], sçavoir le R. P. Ambroise: j’entens de mort
naturelle: Car pour ceux qui ont esté mangez des poissons, c’estoit leur
faute de s’estre mis en mer: Encore le R. P. mourut d’une espece de
pluresie, s’estant trop échaufé à couper de gros arbres, & ayant laissé
boire la sueur à son habit, il alla droit celebrer la Messe, à la sortie
de laquelle il ne manqua point d’estre surpris d’une fievre, de laquelle
il mourut dans peu de jours. J’en puis parler asseurement, puisque je
l’assistay jusqu’au bout, pendant que nos deux autres Peres estoient
allez autre part pour le service de Dieu. Suivant cecy, imaginons-nous
que _Maragnan_ & Paris plaident l’un contre l’autre: Paris luy dit, Tu
es une mauvaise contree, tu m’as faict mourir un Pere Capucin que je
t’avois envoyé: _Maragnan_ respond, pour un j’en ay perdu quatre des
miens, Avez-vous occasion de me blasmer? & si encore les miens estoient
assistez comme Princes, & le pauvre Capucin n’avoit que de la farine ou
bien peu davantage. Partant faisons cet accord que climat y est sain &
salubre, aiguisant l’apetit extremement: s’il y avoit autant de
friandises en ces quartiers là comme en France, les Damoiselles feroient
presse d’y aller.

3. On dit, voilà qui va bien! mais il n’y a ne vin, ne bled qui sont les
principales nourritures, sans lesquelles les meilleurs banquets & les
plus delicates viandes sont peu estimees. Je respons qu’il y a du May en
tres grande abondance dont on peut faire du pain & en faisions faire
quand nous voulions, & le trouvions fort bon au goust, mais nous aymions
mieux de la farine du pays, specialement quand elle estoit fresche,
parce qu’elle ne charge tant l’estomach. Ce pain de _May_ sert de
nourriture à plusieurs pays de ce vieil monde[139], specialement en
Turquie, d’où il est appellé bled de Turquie: Au reste on n’est point
hors d’esperance que la terre ferme du Bresil, qui est forte & grasse ne
puisse porter du bled, duquel cy apres chacun pourra faire du pain comme
en France: Et ceux de Fernambourg en eussent faict, qui ne sont pas
loing de nous, mais en pire pays, quant à la terre ferme de _Maragnan_,
n’eust esté que le Roy d’Espagne n’a jamais voulu que l’on fist aux
Indes, tant Orientales qu’Occidentales, bleds ny vignes, à fin de rendre
ces terres necessiteuses de son secours, & dependantes des biens qui
croissent en ses Royaumes d’Espagne & Portugal. J’adjouste encore que
les contrees du Perou qui sont en mesme paralelle que la terre ferme de
_Maragnan_ sont fertiles en bleds, & vignes. Qui empeschera donc qu’il
n’y en vienne? Pour le vin, il n’y en a pas à present sorty des vignes
du Pays: nonobstant la vigne y peut croistre[138], & l’on nous a dit que
celle qu’ont portee nos Religieux en ce dernier voyage a repris &
poussé. Qui empeschera que l’on n’y en face en quantité, & que dans deux
ou trois ans l’on n’y en recueille à foison? La France n’a pas tousjours
eu du vin, à present elle en regorge. Les Flamens, Anglois, Hibernois &
Danois n’en ont point de leur cru: ils se contentent de la biere, &
s’ils veulent boire du vin, ils le peuvent par le moien de la bourse,
laquelle fait sauter les vins les meilleurs de l’Univers en ces Pays qui
n’en ont point, & en boivent de meilleur que ceux à qui sont les vignes.
On en fait autant à _Maragnan_: car les Navires y en portent. Bien est
vray qu’il y est un peu plus cher qu’en France, mais il en est d’autant
meilleur selon l’opinion de nos François qui font estat des choses au
prix qu’elles leur coustent. Ceux qui seront bons mesnagers, qu’ils se
fassent à la biere du Pays qui ne peut estre que tres-bonne à cause
qu’elle est faite de May elle ne sera pas chere: car ce bled est en
abondance en ce Pays là: & puis les eaux y sont bonnes & saines.

4. On dit: Si cela est, ce n’est pas mal: mais y peut-on faire du
profit? Car depuis qu’on y est allé nous n’avons veu chose aucune qui
merite de nous encourager à y dependre de l’argent. Je respons à cela:
que si tous sçavoient l’occasion pourquoy ce manquement arrive, ils
seroient fort satisfaits, mais ce n’est pas chose que tout le monde
doive sçavoir. Je diray seulement que ce manquement ne vient point de la
part du Pays qui est fort propre à produire de bonnes marchandises quand
il sera bien cultivé, tels que sont les Cotons, les Literies, les
Casses, les Bois de diverses couleurs, la Pite[140], les Teintures de
_Rocou_ de Cramoisy, les Poivres longs, l’Azur, le Cuivre, l’Argent,
l’Or, & les Pierres precieuses, les Plumaceries, les Oyseaux de diverses
couleurs, les Guenons, Monnes & _Sapaious_ & surtout les Succres, quand
on aura dressé des moulins & planté des Cannes. Donc si on n’a rien
apporté, (taisant ce qui se doit dire en public) cela vient de ce qu’on
a mal procedé à ses affaires, les particuliers regardans seulement à
leur proffit: ce qui a faict qu’on s’est peu muny des marchandises de
France necessaires aux Sauvages, pour lesquelles avoir ils cultivent
leurs terres, faisans amas de Cotons, Teintures, Poivres & autres choses
semblables outre les autres denrées que les François peuvent avoir
d’eux-mesmes. Les Sauvages voians la pauvreté des Magazins, & qu’à peine
avoit-on de la marchandise pour avoir des farines. Ils se sont rendus
paresseux, n’ont rien voulu faire & ne feront encore, tandis que les
François n’auront rien à leur donner en recompence: car tel est leur
naturel, & n’en aurez autre chose: & ne sont blamables en cela, puis
qu’en toute la Chrestienté vous ne trouverez un seul homme qui vueille
travailler pour rien. Pourquoy ne vous estonnez point si on n’a rien
aporté: mais estonnez vous si au premier voyage on aporte quelque chose:
Car je ne m’y attends pas pour les raisons susdites & autres que je
tais: & au cas qu’on prouvoye à ce defaut, ainsi qu’il appartient, je
vous asseure que l’Isle & ses environs fourniront de bonnes estoffes.

Aiant satisfait à toutes ces demandes & objections: J’aurois bien envie
d’en faire à une infinité de jeunes Gentils-hommes qui n’ont rien que
l’espée & le poignart quant aux biens de la fortune, mais riches de
courage, voire trop: car c’est souvent la cause qu’ils s’entrecouppent
la gorge, & vont de compagnie prendre possession d’un Pays bien fascheux
dont aucun vaisseau ne revient pour en dire des nouvelles. Je voudroy,
dis-je, leur demander, Que faites vous en France sinon espouser les
querelles de vos freres aisnez? Que ne tentez vous fortune, & au moins
que n’enrichissez-vous vostre esprit de la veuë des choses nouvelles?
Vous passeriez le temps tandis que vostre cœur s’accoiseroit[141], &
vostre jugement s’affermiroit: vous feriez service à Dieu & à vostre Roy
en visitant cette nouvelle France. Là vous iriez descouvrir terres
nouvelles, vous pourriez trouver quelque chose de prix, soit pierres
precieuses, soit autre chose: & quand il n’y auroit que ce seul point
qu’à vostre retour parmy les compagnies vous ne demeureriez muetz,
tousjours celuy qui a voyagé a son pain acquis. Les cendres & les foyers
sont pour les enfans de mesnage, qui sont créez de Dieu pour cultiver la
terre: La Noblesse est en ce monde pour un autre dessein: & ce dessein
qu’est-il? C’est d’employer vos labeurs & vos espées à dilater le
Royaume de Dieu, favoriser les Apostres de Jesus-Christ à parvenir au
but, pour lequel ils sont envoyez: C’est pour accroistre le Sceptre & la
Couronne de vostre Prince naturel: & mourir en ces deux entreprises est
mourir au lit d’honneur. Vous m’allez respondre, Nous ne demandons que
cela: mais sous qui, & par quel moien? Ma plume, Messieurs, ne passe pas
plus outre. J’ay fait ce que je doy, j’ignore le reste: J’espere
pourtant que Dieu touchera ceux qui peuvent tout pour la perfection
d’une si haute entreprise.



Instruction pour ceux qui nouvellement vont aux Indes.

Chap. XLIX.


Sage est celuy, dit le Proverbe, qui par l’exemple & experience d’autruy
pourvoit à ses affaires. Si nos François eussent bien sceu avant que
d’aller aux Indes, ce qu’ils ont connu depuis, ils eussent mieux pourveu
à leurs affaires, & n’eussent pas enduré tant d’incommoditez comme ils
ont enduré. Que celuy donc qui a resolu d’aller en ces quartiers, pense
en soy-mesme, combien de temps, il pretend d’y estre, & qu’il y adjouste
une fois autant: car la commodité ne se trouve pas tousjours de revenir,
quand on le voudroit bien.

Qu’il face sa provision pour tout ce temps de deux sortes, l’une pour sa
personne, l’autre pour les Sauvages à fin d’avoir d’iceux vivres &
marchandises. Les provisions pour sa personne doivent estre d’eau de vie
la plus forte & du vin de Canarie du meilleur, & ce dans de bons flacons
d’estain, bien bouchez & poissez, serrez sous la clef dans son coffre, &
qu’il les garde aussi soigneusement que son cœur, pour le temps de sa
necessité & maladie, qui pourroit luy survenir, & se garde bien d’entrer
en debauche avec personne, pour ce que son petit fait s’en iroit bien
tost: d’autant que c’est la coustume de la mer, depuis qu’on soupçonne
avoir du vin ou de l’eau de vie en son coffre, on ne cesse de le prier
de boire une fois avec la compagnie, & quand il est en train il doit
faire de deux choses l’une, ou monstrer sa liberalité, car il ne manque
pas d’y estre incité, ou se resoudre, d’estre reputé un vieillaque, &
avaller les injures qu’on luy fera: Partant le plus seur pour luy est de
ne point entrer en l’ecot. Il doit pour le passage de la mer, faire
quelques provisions d’autre vin de quelque langue bressillée & de choses
semblables, à fin d’y avoir recours à son besoin: d’autant que
l’ordinaire du Navire est assez leger & mal apresté.

Il se doit fournir d’un bon nombre de chemises, mouchoirs & habits de
futaine, ou de simple toile, & non d’estoffes pesantes, fortes & de
prix, si ce n’estoit quelques habits pour les festes: Car il ne faut en
ces Pays là, que estoffes les plus legeres. Qu’il porte avec soy
quantité de savon, pour blanchir & nettoyer son mesnage: Qu’il n’oublie
de porter quantité de soulliers, car il ne s’en trouve point là, sinon
ceux que l’on y a portez & y sont chers, tellement que pour une paire,
vous en auriez en France une douzaine. Il faut aussi porter des
serviettes, napes & linceuls & un beau matelas, & si vous desirez vivre
à la Françoise c’est à dire nettement, ayez de la vesselle d’estain pour
vostre necessité en maladie. Vous feriez bien d’avoir du sucre & de
bonnes espiceries, voire quelque morceau de Reubarbe, bien fine, le tout
bien enfermé dans une boiste, de peur que les fourmis de ce Pays là, ne
vous devalisent vostre sucre: car c’est chose presque incroyable du
sentiment qu’ont ces bestioles envers le sucre, & n’y a lieu où elles
n’aillent & ne le percent s’il est de bois: C’est pourquoy ces boistes
devroient estre de fer blanc.

Les marchandises necessaires pour les Sauvages desquelles vous aurez
d’eux, soit vivres, soit marchandises de leur Pays, soit esclaves pour
vous servir & cultiver vos jardins, sont celles-cy: Ayez force couteaux
à manche de bois, desquel usent les bouchers: car ce sont ceux qu’ayment
plus les Sauvages. Prenez des ciseaux de malle en quantité, force
peignes, miroirs, grains de verre de couleur pers, qu’ils appellent
rassade, serpes, haches, hansas[142], des chapeaux de petit pris,
casaques, chemisoles, hauts de chausses de friperie, vieilles espées &
harquebuses de peu de coust. Ils font grand estat de tout cecy, dont
vous aurez moyen d’avoir des esclaves, & de bonnes marchandises d’iceux.
N’oubliez aussi du drap pers & rouge, & du plus bas prix que vous
pourrez trouver: car ils ne font pas grande difference des estoffes, des
pens d’oreilles, siflets, sonnettes, bagues de cuivre doré, des hains à
pescher, des grugeoires de laiton plates, longues d’un pied & larges de
demy, ce sont denrées lesquelles ils ayment. Si vous estes bien fourny
de ces choses, ne doutez point que ne soiez tres-bien-venu parmy eux, ne
faciez grande chere, & gaigniez beaucoup au trafic de ce qui croist en
leurs Pays, que vous aurez pour peu, si vous sçavez bien vous conduire.

Ce Magazin fait, n’oubliez pas le principal, qui est, avant que monter
sur mer, laver & repaistre vostre ame des SS. Sacremens de la confession
& Communion, ayant disposé de vos affaires de par deçà, comme celuy qui
ne sçait si la mer luy permettra de retourner en terre: & estant
embarqué dans le vaisseau accomoder son lit, le plus pres du gros mats
qu’il pourra, si on desire n’estre bercé plus qu’on ne voudroit: car ce
lieu est le plus quiete de tout le vaisseau. Il faut tousjours avoir la
crainte de Dieu devant les yeux: mais non plus des accidens de la mer:
d’autant qu’il vaut bien mieux faire bonne mine qu’une mauvaise, puis
que la crainte n’y sert de rien. Ne vous espouvantez jamais sinon lors
que vous verrez les Pilotes crier misericorde; Car alors il faut penser
à son ame, que les affaires vont mal. Pour voir le vaisseau de costé,
les coffres renverser, la mer entrer sur le tillac, les voiles tremper
dans l’eau, les matelots jurer & renasquer[143], c’est peu de cas,
faites bonne mine, pensant neantmoins tousjours à vostre conscience. Ne
prenez querelle avec aucun matelot, car vous n’y gaigneriez rien.

Quand vous serez arrivé au Port, ne vous hastez point de mettre pied à
terre, ains prenez garde à vos hardes, & à vostre coffre: Car il arrive
souvent qu’aux debarquemens on visite les coffres, & on serre les
marchandises ou hardes, sur lesquelles on peut mettre la main: faites
porter vostre esquipage quant & vous, chez vostre Compere, lequel vous
eslirez en cette sorte, si tant est que vouliez estre à vostre aise. 1.
Qu’il aye des Esclaves, un Canot, & des Chiens, d’autant que vous ne
manquerez avec luy de pesche & de venaison: Ce que vous n’auriez au
contraire sinon rarement, & faudroit encore qu’allassiez achepter des
autres Sauvages, vostre nourriture, & par ainsi il vous cousteroit deux
fois autant à vivre. 2. Enquestez-vous, s’ils sont de bonne humeur,
specialement la femme: car une mauvaise hostesse donne bien du mal à son
hoste. Que si vous rencontrez bien d’entrée il faut faire quelques
presens, puis les tenant en halaine sans estre trop liberal, vous leur
devez donner tous les mois quelque chose, de peur qu’ils ne vous
tiennent pour avare, & comme tel: ne vous difament parmi leurs
semblables: pour ce que vous auriez de la difficulté à trouver quelque
chose, & mangeroient le tout à vostre deceu. Ne vous laissez emporter
aux mignardises des filles de vostre hoste, ou autres, elles ne
manqueront pas de vous caresser, si elles sçavent que vous avez des
marchandises: En toutes choses il ne faut que tenir bon, si vous vous
remettez devant les yeux le hasard & danger des ordes maladies qui
arrivent à ceux qui s’oublient en cecy? Vous pouvez vous en garantir
aysement, specialement si vous considerez le grand peché que vous
commetez.



De la Reception que font les Sauvages aux François nouveaux venus &
comme il se faut comporter avec eux.

Chap. L.


S’il y a Nation au monde portée à faire bon accueil à leurs amis
arrivans de nouveau, & à les recevoir en leurs maisons pour les traitter
autant bien qu’il leur est possible, les _Topinambos_ envers les
François doivent tenir le premier rang: Car si tost que les François ont
mis pied à terre de leur vaisseau, vous voyez venir les Sauvages de
toutes parts dans leurs Canots, emplumez & accommodez à la grandeur leur
faire feste. Bien plus comme ils aperçoivent de loing les vaisseaux sur
la mer approcher de leur terre, le bruit court incontinent par tous les
Cantons de leur Pays _Aourt vgar ouassou Karaybe_, ou bien _Aourt Nauire
souay_, voilà des grands Navires de France qui viennent. Incontinent
vous les voyés prendre leurs beaux habits, s’ils en ont, & commencent à
haranguer l’un à l’autre, en cette sorte: Voilà les Navires de France
qui viennent, je feray un bon Compere: il me donnera des haches, des
serpes, des couteaux, des espées & des vestemens: Je luy donneray ma
fille: j’iray à la chasse & à la pesche pour luy, je feray force cotons,
je chercheray des Aigrettes & de l’Ambre pour luy donner, je seray
riche: car je choisiray un bon Compere, qui aura bien des marchandises.
Et en disant cecy ils se battent les fesses & la poitrine en signe de
joye. Lors les femmes & les filles font de la farine fresche, & les
hommes vont à la chasse & à la pesche: Puis tout le mesnage vient chargé
de diverses viandes, racines, poissons, venaison, farine, c’est au lieu
où abordent les vaisseaux. Les plus hastez vont avec leurs Canots
trouver le vaisseau ancré à la rade, & vont recognoistre s’il n’y a
point de leurs vieux _Chetouassaps_, & considerer celuy des François qui
a la meilleure mine, à fin de luy offrir son comperage, sa loge & sa
fille: Si tost que les François ont mis pied à terre, ils s’amassent
tous autour d’eux: leurs monstrent bons visages tant les hommes que les
femmes: leur presentent des vivres, les invitent à estre leurs comperes:
s’offrent à porter leurs hardes; & enfin font ce qu’ils peuvent pour les
contenter & avoir leur bonne grace: Ils ne vont pas pourtant par envie
l’un sur l’autre pour avoir un François logé chez eux, celuy qui a le
premier parlé l’emporte sans contradiction, & ne se diffament point. Ils
font bien d’avantage, quand un François change de Compere, ils n’en font
point d’estat, le mesprisent & tiennent pour un homme facheux,
argumentans ainsi? S’il n’a sceu demeurer avec un tel, comment demeurera
il avec moy? Il est bien vray que si le Sauvage estoit de mauvaise
humeur, chiche & paresseux, quand le François le quiteroit, il n’en
seroit mal voulu: Au contraire ils diroient, Il a bien faict de le
laisser: c’est un homme chiche, paresseux & difficile.

Le François ayant choisi un compere, il le suit & s’en va en son
village[144]: à lors l’hoste avec une certaine gravité, tout ainsi que
si jamais il ne l’avoit veu, il luy tend la main, & luy dit, _Ereiup
Chetouassap?_ Es-tu venu mon Compere?[145] chose plaisante &
considerable. Car vous diriez à les voir, qu’ils sortent à la façon des
Empereurs d’un cabinet bien fermé, où ils estoient empeschez en de
grandes affaires: Que s’ils veulent faire un grand acueil à ce François,
& luy monstrer qu’ils l’ayment parfaictement, auparavant que ce Pere de
Famille luy dise _Ereioupe_, les femmes & les filles le pleurent: puis
ce bon jour luy est donné. Le François luy respond, _Pà_, ouy? responce
qui signifie tout cecy, ouy de bon cœur: Je t’ay choisi pour demeurer
avec toy & pour estre mon compere & du nombre de ta famille: Je t’ay
preferé à un autre: car je t’aime & m’as semblé estre bon homme. Le
Sauvage luy dit, _Auge-y-po_, voylà qui est bien, j’en suis infiniment
aise, tu m’honore beaucoup, tu sois le bien venu, tu ne sçaurois où
aller pour estre mieux receu. Par cecy vous recognoissez la candeur &
simplicité de la Nature laquelle a peu de discours, ains vient aux
effects. A l’opposite la corruption a inventé tant de discours, tant de
paroles succrees, reverence sur reverence, souvent la main au chappeau &
au partir de là, le cœur n’y touche. Quelle jugeront nous de ces deux
receptions & bien-venuë estre la meilleure & plus correspondente à la
Loy de Dieu, & à la simplicité Chrestienne.

Apres ces paroles il vous dit, _Marapé derere?_ comment t’apelles tu
quel est ton nom? comme veux tu que nous t’appellions? Quel nom veux-tu
qu’on t’impose? Où faut-il noter, que si vous ne vous estes donné &
choisi un nom, lequel vous leur dites à lors, & desormais estes appellé
par tout le pays de ce nom, les Sauvages du village où vous demeurez,
vous en choisiront un pris des choses naturelles, qui sont en leurs
pays, & ce le plus convenablement qu’il leur sera possible, selon la
phisionomie qu’ils verront en vostre visage, ou selon les humeurs &
façons de faire qu’ils recognoistront en vous. Pour l’exemple: entre nos
François, les uns furent appelez _Levre de Mulet_: parce que celuy à qui
le nom fut imposé, avoit la levre d’en bas avancee, ainsi qu’ont les
poissons nommez _Mulets_: un autre fut appellé _Grand Gosier_, pource
qu’on ne le pouvoit rassasier: un autre fut nommé _Gros Grapau_[146], à
cause qu’ils le voyoient tout bouffy: un autre _Chien Galeux_, d’autant
qu’il avoit mauvaise couleur: un autre, _Petit Perroquet_, parce qu’il
ne faisoit que parler: un autre _La Grande Picque_, d’autant qu’il
estoit haut & menu, & ainsi des autres generalement: & font cecy
ordinairement en leurs _Carbets_, en semblables discours. Et bien quel
nom donnerons-nous à un tel ton compere? Je ne sçay, dit-il, il faut
voir: lors chacun dit son opinion & le nom qui rencontre le mieux & est
receu de l’assemblee, est imposé avec son consentement si c’est quelque
homme d’honneur: car le vulgaire ne laisse pas d’estre appellé, vueille
ou non, du nom que l’Assemblé luy a donné.

Ils ont aussi une autre façon de donner des noms, & c’est lors qu’ils
vous ayment bien, & font grand estat de vous, en vous imposant leur
propre nom.

Ayant sceu vostre nom, il pense à la cuisine, vous disant,
_Demoursousain Chetouasap_, ou bien _Deambouassuk Chetouasap?_ As-tu
faim mon compere? veux-tu manger quelque chose? L’hostesse vous escoute
& vous regarde preste à vous faire service, de sorte que c’est à vous de
dire Ouy, ou nenny: car ils prendront vostre responce pour argent
contant: d’autant qu’en ces pays là, il ne faut estre honteux ny faire
la petite bouche. Si vous avez faim, vous leur dites _Pa,
Chemoursousain, Pa, Cheambouassuk_, ouy, j’ay faim, je veux manger: Ils
adjoustent, _Maé pereipotar_: Que veux-tu manger? que desires-tu que je
t’apporte? Ils sont fort liberaux en ces commencemens, diligens à la
chasse & à la pesche, à fin de vous contenter & gaigner vostre affection
pour obtenir des marchandises, mais prenez garde de ne donner pas tant
au commencement, que vous ne les reteniez tousjours en haleine, leur
presentant de mois en mois quelque chosette. A leur demande vous
respondez ce que vous desirez, chair, poisson, oyseaux, racines, ou
autre choses: à lors la femme & l’homme aussi, apportent devant vous la
venaison, le _Migan_ qu’ils ont, & en mangez à vostre aise, & en donnez
à qui vous voulez. Si tost que vous avez mangé, il faict tendre son lict
pres du vostre & commence à deviser avec vous, vous presentant un coffin
de _Petun_, qu’il allume luy mesme, & sucçant trois fois de cette fumee
qu’il faict sortir par ses narines, il vous le donne pour en prendre,
comme chose tres-bonne, & dont il faict plus d’estat, & telle est leur
coustume generallement, comme en France on a accoustumé de vous
presenter à boire. Il allume aussi son coffin, & apres en avoir pris
cinq ou six bonnes gorgees, il s’enqueste de vostre voyage, disant,
_Ereia Kasse pipo_: As-tu quitté ton pays pour venir icy nous voir, nous
visiter, nous apporter des marchandises? vous luy dites, _Pa_: ouy je
l’ay quitté: j’ay mesprisé mes amis & mon pays pour te venir voir. A
lors levant la teste par forme d’admiration, il dit, _Yandé repiac
aout_, on a eu compassion de nous, on nous a regardé en pitié: les
François ont eu souvenance de nous, ils ne nous ont point oubliez. Ils
quittent leurs pays pour nous venir voir: _Y Katou Karaibe_, que les
François sont bons & nos grands amis! Puis il demande au François
_Mobouype derouuichaue Yrom?_ Combien avez vous avec vous de Superieurs,
de Guerriers, de Capitaines, de Principaux? Il luy respond _Seta_,
beaucoup. Le Sauvage replique _De Mourouuichaue?_ n’est tu pas du
nombre? n’est-tu pas des Principaux? vous pouvez penser qu’il n’y a si
chetif qui ne die du bien de soy-mesme: par ainsi le François respond
_Ché Mourouuichaue_. Ouy, je suis du nombre des Principaux. Le Sauvage
dit, _Teh Augeypo_, J’en suis bien aise voilà qui va bien. C’est assez:
parlons maintenant d’autre chose. _Ererou patoua? Ererou de caramemo
seta?_ As-tu apporté des coffres quant & toy, & force cabinets pleins de
marchandises? car ce sont les meilleures nouvelles qu’on leur peut
apporter, c’est où ils ont l’esprit tendu & le cœur adonné, tout ce
qu’ils disent devant ces paroles, n’est qu’un preambule pour tomber en
ce subject: & apres que le François luy a respondu, qu’ouy: Le Sauvage
poursuit ses demandes: en ceste sorte _Mae porerout decaramemo poupé?_
Qu’avez-vous apporté dans vos coffrets & escrins? Quelle marchandise y a
il ce qu’ils disent d’une façon fort douce & flatteuse: d’autant qu’ils
sont infiniment curieux de sçavoir & de voir les marchandises que les
François ont apporté. Et le François doit estre adverty de ne leur dire
& monstrer ce qu’ils ont, ains les tenir suspens en ce desir, s’il veut
tirer d’eux de bons services & du profit; mais leur respondre en ceste
sorte _Y Katou-paué_: J’ay tant apporté de choses que je ne les puis
nommer, & sont toutes belles & magnifiques. Ceste parole est comme l’eau
jettee sur la fournaise ardente du forgeron, qui redouble la chaleur, &
aiguise l’activité de la flamme: semblablement ceste response eschauffe
le desir qu’ils ont de sçavoir qui les esmeut de faire mille gestes
d’adulation, avec propos correspondans à tels gestes, vous disans,
_Eimonbeou opap-katou_: Et je te prie ne me cele rien, dy les moy,
_Yassoiauok de Karamemo assepiak demaë_: Ouvre moy tes coffres, tes
cabinets, à fin que je voye tes marchandises & tes richesses. Il faut
que le François responde, _Aimosanen ressepiak_ ou _Kayren deuè_. Je
suis empesché pour le present, laisse moy en repos, tu les verras une
autre fois quand je viendray à toy, _Begoyé sepiak_. Ne doute point, tu
les verras un jour à ton loisir. Le Sauvage entendant cecy, & voyant
bien qu’il perd son temps, il dit à soy-mesme, haussant les espaules
quasi comme se plaignant: _Augé katout tegné_, bien donc, faut que je me
contente. Je voy bien que mes prieres ne seront exaucees: mais au moins,
dit-il au François, _Dereroupé xeapare amon?_ N’as-tu pas apporté force
hansars? qui sont serpes, lesquelles ont le manche de fer. _Dereroupé
ourà sossea-mon?_ As-tu aussi apporté des serpes qui ayent le manche de
bois? _Ereroupé Ytaxé amo?_ As-tu apporté des couteaux d’acier?
_Ereroupé Ytaapen?_ As-tu apporté des espées d’acier? _Ereroupé tataü?_
As-tu apporté des arquebuzes? _Ereroupé Tatapouy seta?_ As-tu apporté
force poudre à canon? Le François respond à tout cela. _Arou seta
Ygatoupé giapareté_. Ouy j’en ay apporté une grande multitude, sont
beaux & fort bons. Le Sauvage dit _Auge-y-po_. Voilà qui est bien.
_Ereipotar touroumi? Ereipotar Kerè?_ As-tu faim de dormir? veux-tu te
coucher? Le François, _Pa che potar_. Ouy je veux dormir, laisse moy.
Alors le Sauvage luy donne le bon soir & bonne nuict disant, _Nein
tyande Karouk tyande petom_, bon soir, bonne nuict, reposez à vostre
aise: Laissons les en ce repos, & commençons le second traitté de ceste
Histoire.



  SUITTE DE
  L’HISTOIRE
  DES CHOSES PLUS
  MEMORABLES ADVENUËS
  EN MARAGNAN, ÈS
  ANNEES 1613. &
  1614.

  SECOND TRAITE.

  DES FRUICTS DE L’EVANGILE
  QUI TOST PARURENT PAR LE BAPTESME
  DE PLUSIEURS ENFANS.

  A PARIS
  DE L’IMPRIMERIE DE FRANÇOIS HUBY. RUË SAINCT JACQUES A LA
  BIBLE D’OR, & EN SA BOUTIQUE AU PALAIS, EN LA
  GALERIE DES PRISONNIERS.

  MDCXV.
  AVEC PRIVILEGE DU ROY.



Suitte de l’Histoire des choses plus memorables advenuës en Maragnan, és
annees 1613 & 1614.

SECOND TRAITÉ.



Des fruicts de l’Evangile, qui tost parurent par le Baptesme de
plusieurs enfans.

Chap. I.


Le Cantique second (representant alegoriquement la naissance de
l’Eglise, dans une nouvelle terre, non encore illuminee de la
cognoissance du vray Dieu) dit: _Vox turturis audita est in terra
nostra: ficus protulit grossos suos: vineæ florentes dederunt odorem
suum: La voix de la tourterelle a esté ouye en nostre terre: Le figuier
a produict ses figues vertes: Les vignes fleurissantes ont donné leur
odeur._ Sur lesquelles paroles, Rabbi Jonathas, en sa Paraphrase
Chaldaïque, dit: que la voix de la Tourterelle, nous signifie la voix du
sainct Esprit, annonçant la Redemption promise à Abraham, pere de tous
les Croyans: voicy comment il parle, _vox spiritus sancti & redemptionis
quam dixi Abrahæ Patri vestro: La voix du sainct Esprit, & de la
redemption, que j’ay promise à Abraham vostre pere_: Il adjouste que par
le figuier, il faut entendre l’Eglise: & par les figues nouëes &
escloses nouvellement, nous est representee la confession de la foy, que
les Croyans doivent faire devant Dieu: & par les vignes en fleur donnans
bonne odeur, sont designez les petits enfans, loüans le Dominateur des
Siecles: _Cœtus Israel, qui comparatus est precocibus ficubus aperuit os
suum, & etiam pueri & infantes laudaverunt Dominatorem sæculi_: Cela
s’est veu en nostre temps accomply dedans _Maragnan_ & ses environs: où
apres que la voix du Sainct Esprit, par la predication de l’Evangile,
eut resonné dans ces terres, & frappé le cœur d’une grande multitude,
specialement de ceux qui ont requis le Baptesme, le beau figuier de
l’Eglise, a poussé & bourjonné de nouvelles & verdoyantes figues, les
ames sortans de l’infidelité à la croyance d’un vray Dieu, lors les
vignes fleuries ont donné leur odeur, quand les petits enfans ont receu
les eaux Baptismales sur leurs testes, louans le Dominateur des Siecles,
par la participation du sang de Jesus-Christ & de la foy de l’Eglise.

Chose admirable, & qui merite d’estre bien pesee & consideree, que si
tost que la voix du Sainct Esprit eut tonné & esclairé parmy ces forests
desertes, dans ces haliers espois & picquans, les pauvres Biches (ces
Sauvages) venees par le cruel Chasseur Sathan, elles ont commencé à la
force & impetuosité de ceste voix, produire leurs petits fans, comme
avoit jadis prophetisé le Prophete Royal David au Psal. vingt-huict.
_Vox Domini præparantis Cervos, & revelabit condensa & in templo ejus
omnes dicent gloriam._ La voix du Seigneur preparant les Cerfs, revelera
l’interieur des boccages & haliers & en son Temple tous chanteront ses
loüanges. L’Explication que donnent les Doctes à ces paroles, prise des
diverses leçons est, que la voix du Seigneur sert aux Biches à rendre
leurs petits, ainsi que la main de la Sage-femme ou du Chirurgien bien
expert, sert à tirer l’enfant sauf & en vie, du ventre de sa mere. Or
est-il que ceste voix n’est autre, si nous croyons les naturalistes, que
le son du tonnerre, & la lumiere de l’esclair, laquelle par un secret de
la Nature bien caché, donne le moyen à la Biche de se delivrer: Ainsi en
a faict de mesme la Predication de l’Evangile, animee & vivifiee par le
sainct Esprit, excitant interieurement le cœur de ces Barbares
enveloppez, il y avoit si longtemps, dans les haliers & bocages de
l’ignorance, infidelité & perverses coustumes.

Dans les _Carbets_ on ne parle plus d’autre chose, que de cette nouvelle
cognoissance de Dieu, chacun rapportant, à son tour, ce qu’il avoit peu
entendre, quand ils nous venoient visiter, & reunissans tous ces
discours ensemble, finissoient leurs _Carbets_ en tres-grand desir de
voir baptiser leurs enfans, & eux aussi, tenans ensemble telles ou
semblables paroles, ainsi que j’ay peu remarquer & recueillir à diverses
fois.

Quelles choses, disoient-ils, sont celles-cy, que les Peres nous font
entendre par leur Truchement? Jamais nous n’en avions entendu de
semblables: Nos Peres nous ont laissé de main en main, par tradition,
qu’il estoit venu jadis un grand _Marata_ du _Toupan_[147], c’est-à-dire
Apostre de Dieu, dans les Provinces où ils demeuroient, & leur
enseignoit plusieurs choses de Dieu: voire ce fut luy qui leur monstra
le _Manioch_, c’est à dire, les racines pour faire du pain: car
auparavant nos Peres ne mangeoient que des racines trouvees dans les
bois: Ce _Marata_ voyant nos Ancestres, ne faire conte de sa parole, il
se resolut de les quitter: mais auparavant il voulut leur laisser un
tesmoignage de sa venuë, en incisant dans une Roche, une Table & des
Images avec de l’Escriture, & la forme de ses pieds, & de ceux qui le
suyvoient, gravez en bas dans le mesme rocher, comme aussi des pates des
animaux qu’ils menoient apres eux, semblablement les trous de leurs
bastons, sur lesquels ils s’appuyoient en cheminant: Ce qu’ayant faict,
il s’en alla passer la mer, pour gaigner un autre pays; Et bien que nos
Peres l’ayent depuis fort recherché, ayans recogneu leur faute, & la
grande saincteté du personnage, ils n’en ont sceu avoir nouvelles: Et
depuis ce temps là, jusqu’à present, aucun _Marata_ du _Toupan_, ne nous
est venu visiter.

Il y a long-temps que nous hantons les François, & pas un d’iceux, ne
nous a amené des _Pays_, ny ne nous a raconté ce que les Peres nous font
dire par leurs Truchemens; voire ils font vivre d’une autre façon les
_Caraïbes_, qu’ils n’avoient coustume de faire anciennement avec nous.
Ils deffendent que les François ne prennent plus nos filles, lesquels
n’en faisoient point de difficulté auparavant, ains nous les demandoient
pour des marchandises. Ils disent de grandes choses de Dieu & parlent à
luy dans les Eglises: & lors qu’ils veulent parler, ils font fermer les
portes & nous font sortir dehors, pour ce que le _Toupan_ descend devant
eux: & lors tous les _Caraïbes_ mettent à genoux: Ils font boire &
manger le _Toupan_ dans de beaux vases d’or & la table où ils mangent,
est bien accommodee & ornee de belles estoffes, & de beaux linges: Et
quant à eux, ils sont vestus de riches accoustremens: Quand ils veulent
parler aux _Caraïbes_ ils s’asséent au milieu d’eux, & n’y a qu’un Pere
assis qui parle. Tous les François escoutent, & est longtemps à parler,
& se fache en parlant, & on ne sçait à qui il parle: car tous se
tiennent fermes: Apres qu’il a parlé, ils se mettent à chanter les uns
apres les autres de costé en costé, & lisent dans un _Cotiare_ ce qu’ils
chantent, c’est à dire dans un livre, & parlent, disent-ils, à Dieu en
ce temps là. Ils tiennent tous nos Peres perdus avec _Giropari_,
bruslans dans des feux qui sont sousterrains, & se mocquent de nous
quand nous pleurons & lamentons sur les funerailles de nos parens. Ils
font jetter dans les bois, le boire, le manger, le feu, que nous avons
accoustumé de donner à nos parens deffuncts, pour faire leur voyage, au
lieu, où se retirent nos grands Peres, entre les montagnes des Andes.
Ils nous font dire & prescher, que nous sommes trompez, de croire à nos
Barbiers & Sorciers, specialement à leur soufflement pour la guerison
des malades. Ils parlent hardiment contre _Giropari_, & ne le craignent
aucunement. Ils promettent à ceux qui croiront au _Toupan_, & seront
lavez de leurs mains, de monter là haut au Ciel, par dessus les
Estoilles, le Soleil & la Lune: où ils tiennent que le _Toupan_ est
assis, & autour de luy, ces _Maratas_, & tous ceux qui ont creu à leurs
paroles, & ont esté lavez d’iceux. Ils ne veulent point de filles ny de
femmes, & disent que le fils du _Toupan_ n’en avoit point, ains qu’il
descendit dans le ventre d’une jeune fille appellee Marie, avec laquelle
jamais son mary n’eut accointance. Ils ont des jours auxquels ils ne
mangent point de chair, encore qu’on leur en apportast. Ils ne passent
point de jours au nombre des dix doigts de la main, qu’ils ne fassent
une ou deux fois vestir aux François leurs beaux habits, & venir à la
maison du _Toupan_, pour parler avec luy, & escouter la parole de Dieu.

Ils sont vestus tout d’une autre sorte que les François, & marchent
devant eux: & chacun les saluë. Ils sont tousjours avec les Grands, qui
leur accordent ce qu’ils veulent, & dit-on qu’ils ont quitté leurs
richesses & marchandises, afin d’estre libres, pour converser avec le
_Toupan_, & manifester la volonté d’iceluy aux François. Quand nous les
allons voir, ils nous font caresse, specialement à nos enfans, & disent
que ce n’est plus à nous nos enfans, mais à eux, & que le _Toupan_, les
leur a donnez. Que nous ne craignions point, par ce que jamais ils ne
nous abandonneront, ny nos enfans. Qu’ils sont en grand nombre en
France: & que tous les ans, il en viendra par deçà de nouveaux, lesquels
apres avoir enseigné & appris nos enfans, ils les feront parler à Dieu
familierement comme ils luy parlent. Qu’ils leur apprendront à
_Kotiarer_, c’est à dire, escrire, & faire parler le _Papere_, c’est à
dire, le papier, envoyé de bien loing aux absens. Leur Roy est puissant,
qui les ayme, & nous assistera, tant qu’ils seront avec nous. Ah! que ne
sommes nous plus jeunes, pour voir les choses grandes que feront les
_Païs_ en nostre terre! Car ils bastiront de pierre de grandes Eglises,
comme sont celles de France. Ils apporteront de belles étofes, pour
orner le lieu, où le _Toupan_ descend. Ils feront venir des
_Miengarres_, c’est à dire, des Chantres Musiciens[148], pour chanter
les grandeurs du _Toupan_. Ils retireront tous nos enfans en un mesme
lieu, & quelques uns des _Païs_ auront soing d’eux. Feront venir les
femmes de France pour enseigner nos filles à faire comme elles. Nous ne
manquerons de ferremens pour jardiner. Ah! disoient quelques uns
d’entr’eux, suivant ces discours; Si nous voyons venir des femmes en
nostre pays, nous tenons pour certain, que les François ne nous
abandonneront plus, ny les Peres, specialement s’il nous donnent des
femmes de France. Si j’avois (disoit un de ces particuliers) une femme
de France, je n’en voudrois point d’autre, & je ferois tant de jardins
pour les François, que j’en nourrirois moy seul autant que j’ay de
doigts aux mains & aux pieds, c’est-à-dire, vingt, nombre indefiny, pour
signifier beaucoup: parce qu’apres qu’ils ont compté jusques à vingt,
ils sont au bout de leur roole. Cettui-cy estoit Principal, lequel se
levant au milieu de la compagnie, où j’estois present, battoit ses
fesses tant qu’il pouvoit, disant _Assa-oussou Kougnan Karaïbe,
Assa-Oussou seta &c._ J’ayme une femme Françoise de tout mon cœur, je
l’ayme extremement: auquel le _Grand-Chien_ respondit, qui estoit aussi
Principal: L’on m’a promis de m’amener une femme de France, laquelle
j’espouseray de la main des Peres, & me feray Chrestien, comme j’ay
faict faire mon petit Loüis Coquet; & veux faire mon fils legitime dans
peu de temps. Ma premiere femme est vieille, elle n’a plus besoing de
mary. Pour les huict jeunes que j’ay, je les donneray à femmes à mes
Parens, & n’auray plus que la femme de France, & ma vieille femme pour
nous servir. Plusieurs autres semblables discours ils tenoient, tant en
leurs _Carbets_ que chez moy, quand ils me venoient voir, que je passe,
me contentant d’avoir rapporté ce que dessus, pour faire voir la ferveur
de ces Barbares, suscitee par la voix du Sainct Esprit. _Vox turturis
audita est in terra nostra_, à produire de leur interieur bouché &
preocupé de mille infections, ces beaux & amiables petit Cerfs, _Vox
Domini præparantis Cervos_, & en un autre endroict, _Cerva charissima &
gratissimus hynnulus_, aux Proverbes Chapitre cinq, la biche tres-aymee,
& le fan tres-gracieux: poursuivons le reste.

Ces discours furent suyvis incontinent de la pratique: car plusieurs
petits enfans nous furent apportez, tant au Reverend Pere Arsene, qui
demeuroit à _Iuniparan_, qu’à moy, qui demeurois à Sainct François,
proche du Fort Sainct Loüis, pour assister les François, & recevoir les
Indiens Estrangers, qui venoient de jour en jour nous voir &
recognoistre, si ce qu’on leur rapportoit en leurs pays esloignez de
nous autres, estoit veritable. C’estoit la division que nous avions
faicte de ces terres grandes & spacieuses, pour les cultiver &
moissonner autant que pouvoient s’estendre nos forces, à sçavoir que
l’un pourveust d’un costé, & l’autre de l’autre, excepté quand il seroit
necessaire d’aller hors l’Isle, alors nous y pourvoyons selon qu’il
estoit expedient.

Il est impossible que je puisse exprimer de parole, le contentement & la
joye, que nous recevions de veoir ces pauvres Sauvages nous apporter
leurs enfans, volontairement & sans contraincte, pour estre baptisez,
les accommodant le mieux qu’ils pouvoient avec le moyen que les François
leur en donnoient, à sçavoir, enveloppez dans quelque morceau de toille
de coton, ayans choysi des François pour Parrins de leurs enfans,
contractans entr’eux une alliance tres-estroicte, specialement les
enfans baptisez, si tant est qu’ils fussent en aage de cognoissance, car
alors ils prenoient leurs Parrins pour leurs vrais Peres, les appellans
du nom de _Cherou_, c’est à dire, mon Pere, & les François les
appelloient _Cheaire_, c’est à dire, mon fils, & les fillettes
_Cheagire_, ma fille: ils les vestoient le mieux qu’il leur estoit
possible: Et les Sauvages Peres des enfans baptisez, leur apportoient
des commoditez de leurs jardins, de leur pesches & venaison.

Voyant ces choses se passer ainsi, il me souvenoit de ce qui est dit aux
Cantiques Chapitre cinquiesme. _Oculi ejus sicut Colombæ super rivulos
aquarum, quæ lactæ sunt lotæ, & resident juxta fluenta plenissima._ Les
yeux de JESUS CHRIST, Espoux de l’Eglise, ressemblent aux yeux de la
Colombe lavee de laict, laquelle contemple les ruisseaux des fontaines,
& faict sa retraicte & demeure dans les rochers qui bornent les fleuves
amples & spacieux. Ces yeux de JESUS-CHRIST sont les graces du Sainct
Esprit, qui font esclorre leurs œufs à la façon des Tortuës, exposez à
la mercy des degorgemens de le mer, & à la froidure du Sable. Ces mesmes
yeux ont pour but & fin le lavement & pureté des ames, specialement des
petites ames encore couvertes de laict: Et tout ainsi que la Colombe
blanche se plaist sur les ruisseaux, & habite sur le bord des gros
fleuves, ainsi le Sainct Esprit se plaist extremement à la conversion
d’une terre nouvelle, & regarde de bon œil ces petites ames enfantines
sortir de l’accident commun de ces terres barbares, sçavoir, de
l’ignorance de Dieu, pour venir à la cognoissance d’iceluy, & par le
moyen des eaux baptismales, estre faictes participantes de la vision de
Dieu, tout ainsi que nous autres: Car Dieu n’est accepteur de personnes,
ces ames barbares luy ont autant cousté que les nostres. O prix infiny!
ô manquement de charité, qui ne peut recevoir excuse devant Dieu, de
voir tant d’ames qui se presentent pour estre sauvees sans peine, & sans
coup ferir, neantmoins pour peu d’ayde elles sont en danger de se
perdre. Bon Dieu! Nous croyons tous (& JESUS-CHRIST nous a confirmé
cette croyance) qu’une seule ame vaut mieux que tout le reste du monde,
c’est à dire, que tous les Empires & les Royaumes de la terre, que
toutes les richesses & thresors que les hommes possedent: mais helas!
nous n’avons garde d’operer selon nostre croyance.

Je ne puis me retirer de ce subject que je ne donne ouverture aux
ressentimens interieurs que j’en ay, pour les faire voir, & descharger
ma conscience, autant que je m’y sens obligé: Et me semble que le
passage que je viens d’alleguer, me servira d’addresse & de conduite.
J’ay autre fois leu & remarqué dans de bons Autheurs profonds & subtils,
en la cognoissance des secrets & mysteres des passages de l’Escriture:
que les Colombes blanches lavees de laict, estoient certaines Colombes
que les Syriens nourrissoient au respect & honneur de leur Royne
Semiramis, & estoit deffendu, sur peine de la mort de les tuer. Les
anciens nous ont appris que cette Royne, entre ses hauts faicts d’armes,
s’estoit immortalisee par un acte memorable, plus miraculeux que
possible à la grandeur des Roys, à sçavoir, ses jardins, vergers & bois
de plaisir suspendus entre le Ciel & la Terre.

Salomon n’a point pris ceste comparaison tiree des choses prophanes,
sinon pour declarer une œuvre divine remarquable entre les autres, qui
est la conversion des ames, œuvre du tout reservee à la puissance de
Dieu, pour estre une seconde creation, par laquelle, comme il a suspendu
la terre en l’air, ainsi suspend-il les jardins vergers & forests de son
Eglise, hors & par dessus l’estime & jugement des hommes terrestres,
afin de donner lieu & place à la predestination inscrutable de ses
esleus, les appellant quand il luy plaist, du milieu des deserts, & de
l’interieur des forests les plus vastes & espoisses.

Avant que de passer outre je ne laisseray eschapper la convenance &
accord, qui se trouve entre cette grande Semiramis & Marie de France,
Royne tres-Chrestienne. Semiramis fut laissee Royne Regente &
Gouvernante de son fils le Roy d’Assyrie, expedia plusieurs grandes
affaires, pour le bien & la manutention de l’Empire de son fils: Chose
pareille de poinct en poinct se faict voir en la personne de nostre
Royne: & bien que Semiramis eust executé de son temps plusieurs œuvres
magnifiques, pour lesquelles elle merita l’amour & l’obeissance de ses
subjects, plus qu’aucune autre Royne, qui l’eust devancee: Nonobstant
l’immortalité de son nom proceda de ses edifices miraculeux.
Semblablement Je diray, & justement, qu’entre les heroïques actions de
la Royne, Mere du Roy, qui laisseront son nom immortel à la posterité,
sera que la Mission des Peres Capucins aux terres du Bresil, pour y
planter les Jardins de l’Eglise, a esté commencee & establie soubs son
authorité & commandement: & par ainsi le Bresil sera obligé de nourrir
ces Colombes blanches en memoire & souvenance d’une si grande Semiramis
qui ne manquent non plus de pieté que de puissance à perfectionner ceste
entreprise.

Je vous prie encore remarquez cecy en l’appel ou vocation de nos petites
Colombes lavees de laict, j’entends des petits enfans des Sauvages
amenees au Christianisme par le Baptesme. Il n’y a pas encore cinq ans
qu’on ne parloit aucunement du desir de la conversion de ces gens. Le
Diable commandoit là dedans à la baguette, traisnoit apres luy toutes
ces ames sans payer aucune decime à Dieu, à present, & tant que la
Mission durera, laquelle continuera, si l’on veut concourir avec Dieu,
vous entendez les grands fruicts qui jà ont esté faicts, & journellement
se presentent à faire.

La plus grande de nos consolations, & celle qui nous faisoit plus
aisément avaler les amertumes des travaux & difficultez, qui ne nous
manquoient point en ces pays là, estoit de voir la bonne & franche
volonté des Sauvages à nous presenter leurs enfans pour estre baptisez,
voire experimentans par la conversation qu’ils avoient avecques nous,
que c’estoit la chose la plus agreable qu’il nous eussent peu faire, que
de nous donner leurs enfans pour les baptiser: c’estoient leurs plus
ordinaires discours avec nous, que de nous dire le grand desir qu’ils
avoient que ces enfans receussent le Baptesme par nos mains. Je pourrois
apporter icy plusieurs exemples pour confirmer cette verité: mais estant
ainsi que je les reserve chacun en leur lieu je les laisseray pour le
present.



Du Baptesme de plusieurs malades & anciens lesquels moururent apres
l’avoir receu.

Chap. II.


Entre les plus beaux Enigmes sacrez que recite Job en son livre, est
celuy qu’il propose au Chapitre quatorsiesme sous la parabole du
Laurier, disant, _Si senuerit in terra radix ejus, & in pulvere mortuus
fuerit truncus illius, ad odorem aquæ germinabit, & faciet comam quasi
cùm primo plantatum est_: Si la racine du Laurier s’envieillit dans la
terre, & que son tronc meure dans la poudre, aussi tost qu’il sentira
l’odeur de l’eau, il germera, & reproduira une nouvelle chevelure de
fueilles, tout ainsi comme s’il venoit d’estre planté. Les Septante ont
tourné ce passage en ceste sorte: _Si in petra mortuus fuerit truncus
ejus, ab odore aquæ florebit, & faciet messem, sicut nova plantata_. Si
le Tronc du Laurier meurt dedans la pierre, à l’odeur de l’eau, il
florira & rendra sa moisson ainsi qu’une nouvelle-plante. Une autre
version adjouste encore quelque chose de plus beau: _Attracto humore
aquæo iterum germinat, exhibetque fructus decerpendos, ut plantæ
solent_: Le Laurier mort & sec attirant à soy l’humeur de l’eau germe de
rechef, & presente ses fruicts à cueillir, tout ainsi que les autres
plantes. En ces trois Textes, vous descouvrez plusieurs choses toutes
literales à nostre subject, à sçavoir, Premierement.

La racine du Laurier envieilly dans la terre. Secondement, son tronc
mort dans la poudre, ou dans la roche. Troisiesmement, que l’odeur de
l’eau redonne la vie perduë à la racine & au tronc, & de plus, faict
produire les fueilles, les fleurs & les fruicts. Par le Laurier entendez
les Nations Infidelles, suivant la fiction des Anciens de la Nymphe
Daphné, laquelle poursuivie des Demons soubs le nom d’un Apollon fut
convertie en Laurier. Par sa racine envieillie dans la poudre, ou dans
la roche, recognoissez que cela signifie une longue suitte d’annees,
esquelles ces Nations Barbares sont demeurees en leur perverses &
inveterees coustumes. Et par le tronc jà mort, interpretez-le de la fin
& consommation du cours de ceste ignorance: Dieu voulant à present
visiter ceste Nation, choisissant à cet effect aussi bien les malades,
vieux, caducs, & moribonds, pour les faire renaistre en JESUS-CHRIST,
portans les fueilles verdoyantes de la grace, les fleurs des dons du
sainct Esprit, & les fruicts des merites de la Passion de JESUS-CHRIST,
& ce à l’odeur & attraict de l’eau Baptismale.

Nous estions fort consolez, quand nous baptisions les malades & les
vieillards, desquels nous tenions la mort comme asseuree, & ce pour les
raisons suivantes: Premierement nous avions pœur que le secours nous
manquast, & par ainsi, il eust fallu quitter le pays, laisser &
abandonner tous ces enfans nouvellement baptisez, & les adults qui se
presentoient incessament: au moins estions nous asseurez, que baptisans
ceux qui s’en alloient mourir, le Paradis leur estoit ouvert, & estoient
eschappez des occasions, lesquelles leur eussent peu faire perdre,
peut-estre la grace obtenuë, demeurans seuls & eslognez des Ministres de
l’Eglise pour les nourrir en la grace receue. Secondement, c’est que le
Baptesme de ces vieillards faisoit un grand effort dans le cœur des
assistans, voyans la devotion, avec laquelle ordinairement ces moribonds
recevoient le Baptesme. Je vous le feray voir par les exemples mis cy
dessouz.

Deux jeunes femmes en l’Isle tomberent malades, l’une estoit libre, &
l’autre esclave. La libre estoit mariee à un jeune _Tapinambos_ fort bon
garçon, & qui depuis la mort de sa femme, a tousjours poursuivy d’estre
baptisé, apprenant avec grand courage la doctrine Chrestienne. Ceste
sienne jeune femme approchant de la mort, demanda qu’on luy donnast le
Bapteme, confessant de cœur & de bouche la verité de nostre Religion,
monstrant par signes exterieurs le vif touchement du sainct Esprit en
son cœur, arrousant ses joües de plusieurs larmes, procedantes d’amour &
de recognoissance du grand _Toupan_, qui luy faisoit ceste grace tant
signalee, de l’avoir faict naistre en ce siecle, pour la tirer d’entre
tant d’Ames de sa Nation perduës, & luy donner la jouyssance de son
Paradis. Elle regardoit le Ciel fixement avec les yeux, & d’une parole
douce & tremblotante, elle recitoit ce qu’on luy avoit appris de la
croyance de Dieu, rejettant bien loing d’elle _Giropary_, & detestant
son antique tromperie. Parmy ce discours, avant-coureur de sa mort, elle
souspiroit en regrettant la damnation de ses ancestres. Elle faisoit des
remonstrances tres-belles à ce jeune homme son mary, l’incitant à
recevoir le plustost qu’il pourroit l’ablution de ses pechez.

Une chose particuliere, je me suis laissé dire d’elle, c’est qu’elle
n’avoit point faict faute de son corps en toute sa jeunesse, & n’avoit
jamais cogneu autre que son mary, ce qui n’est pas un petit miracle en
ce pays-là, à cause de la sotte coustume que le Diable a inseré dans le
cœur des filles, de faire honneur, de leur deshonneur, n’estimant rien
la chasteté ou virginité. Par cecy vous voyez qu’en tous les Esleuz de
Dieu, il y a tousjours quelque belle vertu naturelle, au moins qui
provoque, non par merite, mais par disposition, la grace de Dieu, qui à
la façon du Soleil, indifferamment est preste d’entrer dans l’Ame d’un
chacun, quand elle y trouve de la disposition.

La _Tapouye_ ou esclave, surprise d’une violente fievre, qui la
tourmentoit excessivement, estoit gisante dans son lict de coton
delaissee & abandonnee de tout le monde, selon la coustume pratiquee
entre ces Sauvages, lesquels tiendroient à grand deshonneur, d’assister
une Esclave à sa mort naturelle ains auparavant que nous vinssions dans
l’Isle & que nous eussions faict recognoistre combien la cruauté est
desagreable à Dieu, ils jettoient par terre l’Esclave moribond, & là luy
cassoient la cervelle, comme j’ay remarqué au traitté du temporel. Ceste
infortunee femme prisonniere de Sathan, surchargee des communs mal-heurs
de la Nature, qui sont les infirmitez & maladies aspres &
insupportables, & delaissee de toute creature, fut regardee en pitié, &
visitee de son Createur, l’incitant interieurement à demander le
Baptesme. O jugement de Dieu! ô Providence eternelle! Qui sera celuy qui
puisse comprendre tes conseils en la conduitte des hommes. Ceste pauvre
creature dardee vivement au cœur par les fleches des premieres graces de
son Seigneur, non meritees par aucune bonne œuvre precedente, qu’eust
peu avoir faict ceste Esclave, jetta sa veu deçà delà, par la loge, pour
voir si personne ne se presenteroit qu’elle peust appeller pour
l’envoyer vers les _Pays_, afin d’estre lavee des eaux Baptismales, de
bonne fortune, elle apperceut un François, auquel ayant exposé ses
desirs, il se hasta de les venir manifester au Pere qui estoit proche de
là, lequel l’alla aussi tost visiter, enseigner & baptiser. Le François
demeura pres d’elle pour l’assister, qui m’a raconté des choses
estranges, comme fit aussi le Pere qui la baptisa: C’est que ceste
miserable creature, quant au corps, mais bien heureuse, quant à l’Ame,
commença à ressentir les gages du Ciel, & le merite du sang de
JESUS-CHRIST à elle communiqué par le Baptesme; d’autant qu’ayant
presque tousjours les yeux fichez au Ciel, elle pleuroit abondamment, &
disoit ces paroles à chasque moment de temps, _Y Katou Toupan, Ché
arobiar Toupan_, ô que Dieu est bon! ô que Dieu est bon, je croy en luy:
puis par signes elle monstroit au François que _Giropary_, le Diable
tournoyoit au tour de son lict, disant, _Ko Giropary, Ko Ypochu
Giropary_: Tenez voilà en ce lieu le mechant Diable, jettez sur luy de
l’eau du _Toupan_, c’est à dire, de l’eau Beniste, à fin qu’il s’enfuie:
ce que faisant le François, elle luy disoit qu’il fuyoit à grande haste;
& par ainsi elle prioit ce François, qu’il jettast tout autour d’elle &
de son lict force eau Beniste, ce qu’il fit, comme aussi le Pere, quand
il s’y trouvoit.

Et d’autant qu’elle avoit un mal de teste, qui la tourmentoit
indiciblement, elle pria qu’on luy lavast le front, les temples & la
teste de l’eau beniste, de quoy elle se trouva fort soulagee, & ne
sentoit presque plus son mal, & peu apres elle rendit son esprit à Dieu.
On ensevelit & enterra son corps à la façon des Chrestiens: mais il
arriva que quelques meschans enfans de _Giropary_, qu’on n’a sceu jamais
descouvrir, & qui eussent esté punis, allerent de nuict la déterrer, luy
briser la teste, & emporterent la toile de coton, dans laquelle elle
estoit ensevelie: le matin on la fit renterrer. Et ne se faut estonner
de cecy, puisque le Diable se reserve tousjours quelques bon serviteurs,
voire mesme parmy les Royaumes les mieux policez, pour executer ses
detestables inventions. Car vous devez sçavoir que les _Tapinambos_
naturellement hayssent ceux qui ouvrent les sepulchres des morts, & ne
pourroient pas endurer que les François ouvrissent les fosses de
leurs parens, pour prendre les marchandises qu’ils enterrent
superstitieusement avec leurs morts.

Un vieillard _Tabaiare_ s’en alloit mourant, les os luy perçoyent la
peau, la voix luy defailloit, & estoit demeuré perclus de tous ses
membres en son lict. Se voyant donc plus mort que vif, il pensa à sa
conscience inspiré de Dieu, & demanda d’estre baptisé. Nous l’allasmes
visiter & catechiser, luy demandans son consentement à tous les poincts
& articles que nous luy proposions. Il nous respondit les mains joinctes
qu’il croyoit tout ce que nous luy disions: Et nous arrestans plus sur
les articles de la croyence de la saincte Trinité, de l’Incarnation,
mort & passion du Fils de Dieu, du Baptesme, & du mystere de la saincte
Eucharistie, que sur les autres articles de la Foy, à cause qu’il estoit
pressé de la Mort, nous luy faisions entendre ceste matiere si haute &
profonde par comparaisons familieres, à quoy il consentoit: & desirant
le Baptesme de tout son cœur, nous luy voulions faire promettre qu’au
cas qu’il revint en santé, il recevroit les ceremonies du Baptesme dans
la Chappelle sainct Louys, & apprendroit diligemment toute la Doctrine
Chrestienne, laquelle nous demandions aux Catecumenes avant que de les
baptiser.

Il respondit à ces parolles qu’il n’y avoit pas si loing de sa loge à la
Chappelle de sainct Louys, qu’on ne peust bien l’y porter, à fin d’y
recevoir avant que de mourir, les ceremonies du Baptesme, & qu’il
desiroit ceste consolation, pour n’estre empesché d’aller droict au
Ciel. Nous voyons ceste ferveur & devotion, en feusmes bien aises & nous
y accordasmes: ainsi estant apporté dans un lict de coton en l’Eglise de
sainct Louys, nous le baptisasmes solemnellement. Quelques jours apres,
il mourut doucement.

Une femme _Tabaiare_ en ce mesme temps tomba malade, & la force de sa
maladie l’ayant minee de telle façon, que chacun jugeoit qu’elle ne
pouvoit plus guere vivre, nous la fusmes voir, & luy offrir le Baptesme,
ce qu’elle accepta fort volontiers & nous escoutoit attentivement
discourir par les Truchemens de la gloire de Paradis, & des peines de
l’Enfer, semblablement ce qu’elle devoit croire, avant que de recevoir
le Baptesme, & au cas que Dieu luy renvoyast sa santé, qu’elle
apprendroit la doctrine Chrestienne, & recevroit en l’Eglise les
ceremonies du Baptesme, tellement que consentant à tout ce que nous luy
avions proposé, le Baptesme luy fut donné, & ayant recouvert sa santé,
elle se mit en devoir de s’aquitter de sa promesse: mais un poinct la
travailloit, sçavoir, qu’elle estoit femme d’un _Tabaiare_, lequel avoit
deux autres femmes, par ainsi elle ne pouvoit vivre au mariage requis
par les loix du Christianisme. Nous remediasmes à cela, suivant le
conseil de sainct Paul. _Si qua mulier fidelis habet virum infidelem &
hic consentit habitare cum illa, non dimittat virum &c. quod si
infidelis discedit, discedat_: C’est à dire: Si quelque femme fidele est
mariee à un homme infidele, & qu’iceluy consente d’habiter avec elle,
qu’elle ne le quitte &c. Que si l’homme infidele la quitte, qu’elle le
quitte aussi: par ainsi nous fismes dire à son mary, que s’il vouloit
retenir ceste sienne femme faicte Chrestienne pour unique, en se
retirant des autres, qu’elle ne le quitteroit point: mais s’il vouloit
la retenir comme auparavant en forme de concubine, que nous & les Grands
des François luy permettions de le laisser, estant chose incompatible
avec le Christianisme. Le mary eut en cecy de la repugnance, neantmoins
il s’y accorda à la fin, & ainsi ceste femme fut faicte bonne
Chrestienne, demeurant seule femme avec luy.

Nous en faisions autant aux petits enfans qui s’en alloient mourir, nous
gardions cest ordre, que nous prenions le consentement des peres & meres
avant que de les baptiser, bien que nous n’eussions pas manqué de les
baptiser, si nous les eussions veuz proches de la mort: mais pour ce que
nous estions asseurez en general de la bonne volonté de tous les
Sauvages, à presenter leurs enfans pour estre baptisez, nous leur
rendions ce devoir, pour les attirer eux-mesme à se convertir. De
rapporter icy quelques exemples, je ne le trouve à propos, d’autant que
je ne veux rien escrire qui n’apporte avec soy quelque chose
extraordinaire.



Du Baptesme de plusieurs adults, specialement d’un nommé Martin.

Chap. III.


Auparavant que je touche ceste matiere, je trouve qu’il est necessaire
d’advertir le Lecteur, qu’il trouvera en la fin du livre du R. P. Claude
quelque chose de ceste histoire & de la suivante, le tout extrait d’une
de mes lettres que j’envoiay de _Maragnan_, à mes Superieurs: Et
d’autant que je n’ay faict qu’effleurer ces histoires, il est besoing
que je les descrive tout au long.

Ces Sacrees eaux du Baptesme ne croupirent point dans l’Isle, ains
traversant les mers par un cours fort & impetueux sans se mesler,
passerent és terres fermes de _Tapouitapere_ & _Comma_, lesquels par
leur doux bruict recueillerent les esprits de ceux que Dieu avoit choisi
pour luy & par la suavité de leur goust les attirent à en rechercher la
source. Merveille qui ne peut estre descrite comme elle merite, que la
vivacité de ces eaux surmonta sans aucune comparaison, l’activité du vif
argent, à reconcilier à soy toutes les mailles de l’Or esparses çà & là.
Je veux dire les ames inspirees de Dieu, en ces terres de _Tapouitapere_
& _Comma_ pour venir voir à _Maragnan_, où le salut de ces pays avoit
pris son fondement.

Qui pourroit escrire le grand nombre des personnes qui nous venoient
visiter, pour apprendre quelque chose des mysteres de nostre Foy? certes
cela ne se peut dire, neantmoins pour contenter l’esprit du Lecteur &
donner quelque arrest à sa pensee, je diray, qu’il n’estoit jour, auquel
je ne receusse des nouveaux visiteurs: & tel jour se passoit qu’il me
falloit satisfaire à plus de cent ou six vingt personnes: & c’estoit la
cause pour laquelle je ne pouvois pas aysement abandonner le Fort, &
donner la pasture aux autres vilages de l’Isle que j’avois pour ma
portion.

Plusieurs de ces Sauvages d’aages divers, se presenterent pour recevoir
le Baptesme, mais je me rendois un peu pesant & difficile à le donner,
sinon à ceux que je connoissois par quelque acte extraordinaire m’estre
envoiés de Dieu, & que sa volonté fust, que nous le baptisassions. La
raison pour quoy nous faisions cette difficulté, je l’ay dit cy devant,
sçavoir est, que nous estions en doute du secours & craignions, qu’apres
avoir donné le Baptesme à tous ceux qui le demandoient, que les laissans
faute de Coadjuteurs, ils ne tombassent en pire estat que nous ne les
avions trouvé. Nous ne laissions pourtant de les nourrir en esperance &
de les entretenir tousjours à la connoissance & amour du Souverain
jusques à la venuë des nouveaux Peres, qu’ils trouveront tous prests
d’executer leur volonté.

Or entre ceux qui furent touchez vivement du sainct Esprit, & que pour
cet effect nous receumes au Baptesme, fut un Indien de _Tapouytapere_
Principal dans un village de cette Province jadis appellé _Marentin_,
lequel avoit tousjours esté grand amy des François homme de bon naturel,
fort modeste, peu parlant, les yeux arrestez, & souvent inclinez vers la
terre, avoit esté autrefois entre les siens tenu pour un des asseurez
barbiers ou sorciers, & chacun se trouvoit bien d’estre souflé de luy en
ses maladies. Il m’a conté & à beaucoup d’autres depuis qu’il est
Chrestien, que lors qu’il exerçoit les barberies, il estoit visité de
plusieurs esprits folets, lesquels voloient devant luy, quand il alloit
au bois, & changoient de diverses couleurs, & ne luy faisoient aucun
mal, ains se rendoient privez avec luy: toutefois il estoit en doute &
en crainte, s’il estoient bons ou mauvais esprits: Car telle est leur
croyance, comme nous dirons cy apres, qu’il y a des bons & mauvais
esprits. Il avoit trois femmes, avant qu’il fut Chrestien, selon la
coustume.

Il arriva donc, que sans y penser, il vint avec plusieurs Sauvages, ses
semblables, de _Tapouytapere_, en l’Isle de _Maragnan_ pour nous voir, &
les ceremonies avec lesquels nous servions le _Toupan_. Estant venu au
Fort S. Louys il vit le matin du jour suivant (qui estoit un Dimanche)
que les François estoient vestus de leurs beaux habits, suivoient leurs
Chefs pour se rendre en nostre loge de S. François, à fin d’y entendre
la Messe: & de plus ils voyoient un grand nombre de Sauvages marcher
apres les François: ce qui l’emeut à suivre la Compagnie, specialement à
cause du desir & de l’intention qu’il avoit, il y a ja longtemps,
conceuë de s’approcher de nous.

La Chapelle de S. François fut aussi-tost remplie tant des François que
des Sauvages Chrestiens & non Chrestiens, lesquels avoient tous une
devotion speciale, de recevoir sur eux quelque goutte d’Eau beniste. Ce
_Marentin_ voyant la presse, gaigna le mieux qu’il peut le coing de
derriere la porte, & monta sur le banc là dressé, pour voir à son aise,
tout ce que je ferois: Si tost que je fus arrivé sur les marches de
l’Autel, je me tournay vers l’Assistance pour la saluër, & m’aperceu de
ce Sauvage, lequel ayant regardé, me laissa je ne sçay quoy en l’esprit
de l’esperance de son salut.

Il raconta depuis, & en voulut estre informé, comme il avoit pris garde
à tous les gestes que j’avois faicts en la celebration de ce haut &
profond mystere de la Messe, à sçavoir, comment, & pourquoy je me
revestois d’une Aube blanche, me ceignois d’une ceinture, mettais le
Manipule en mon bras & l’Estolle en mon col: Je m’aprochois à la droite
de l’Autel, où m’estois presenté un vaisseau plein d’eau, & du sel, sur
lesquels je prononçois des paroles, en faisant plusieurs signes de
Croix: toute l’assistance des François levée de bout, laquelle me
respondoit en chantant, & qu’ayant fait cecy, tenant en main une branche
de palme, je la trempois dans ce vaisseau, jettant sur l’Autel des
gouttes d’eau, puis sur moy, & que me levant de là, j’allois asperger
les François, commençant aux Chefs jusques aux derniers qui estoient à
la porte de l’Eglise: où les autres Sauvages non Chrestiens
s’approchoient pour en recevoir quelque goutte, estimans que celà leur
servoit contre _Geropary_: Luy mesme descendit de dessus le banc &
fendit la presse pour recevoir aussi sur luy quelque goutte d’Eau
beniste: ce qui luy arriva.

Il n’eut pas si tost cette goutte de rosee celeste tombee sur luy, que
les mouches cantarides pleines de poison & de venin ne fuissent de
dessus les fleurs de son ame à demy espanoüies, & les Abeilles
industrieuses des divines inspirations ne survinssent pour y concréer le
doux miel de la grace prevenante au Christianisme: Car estant retourné
en son petit coing, derriere tous les autres, il s’acroupit &
s’endormit, & pendant ce sommeil il veit les Cieux ouverts, & monter
dans iceluy une grande quantité de gens vestus de blanc, & apres eux,
beaucoup de _Tapinambos_ à mesure qu’ils estoient baptisez de nous. Il
luy fut dit en cette vision, que ces gens vestus de blanc estoient les
_Caraybes_, c’est à dire, François ou Chrestiens[149], lesquels avoient
eu la connoissance de Dieu, & le Baptesme de toute antiquité: Et quand
aux Sauvages qui marchoient apres lavez par nous, c’estoient ceux qui
croioient en Dieu & à nos paroles, & recevoient le Baptesme de nostre
main: Estant revenu de son extase, il ne dit mot, mais demeura
extremement pensif & melancholique, & tel s’embarqua & retourna chez
luy.

Il n’est pas sitost arrive en sa loge, qu’il est mesconnu de ses gens,
qui luy demandoient ce qu’il avoit, & quelle disgrace il avoit receuë
des François à _Yuiret_: mais sans rien respondre, il remplissoit de
jour en autre son cœur de tristesse, & se rendoit fuitif de la compagnie
de ses semblables, se promenant seul dans ses jardins & dans ses bois:
où il fut assailly de rechef de ces esprits folets, puis tomba en une
grosse maladie qui l’acheminoit à la mort, tousjours affligé de la
Vision qu’il avoit eu à _Yuiret_, & de celle des dits esprits. En fin il
ouyt une voix interieure qui luy dit, que s’il vouloit estre delivré de
cette affliction & maladie, & de plus d’aller avec Dieu au Ciel, il
falloit avant que de mourir, qu’il fust lavé de cette Eau tombée sur luy
pendant qu’il estoit en la maison de _Toupan_ à _Yuiret_.

Il obeit à cette voix, & de grand matin il appella un sien frere luy
donnant charge d’aller incontinent vers nous, & nous supplier par
l’entremise du Grand des François, qu’il pria à cet effet, que nous luy
envoyassions de l’Eau du _Toupan_ dans une plotte de coton mise en un
_Caramémo_[150], de peur qu’il ne s’en perdit quelque goutte, à ce que
luy estant portée, il la fist pressurer sur sa teste pour en estre lavé
& aller au Ciel. Ce sien parent fit ce qui luy estoit enjoint, faisant
sa harangue au Sieur de Pesieux bon Catholique, lequel en fut tout
estonné, non seulement luy, mais aussi le sieur de la Ravardiere &
autres de la Religion pretenduë: Le Sieur de Pesieux m’amena cet homme,
& avec luy le Truchement _Migan_ pour me declarer le suject de sa venuë,
qui me rendit tout esmerveillé de voir une si grande foy accompagnee de
crainte, respect & humilité en un Sauvage. Je voulus aussitost y aller,
mais on ne me le conseilla point, à cause, comme j’ay dit, que tous les
jours les Sauvages me venoient trouver de diverses parts: J’y pouvois
encore moins envoyer le Reverend Pere Arsene; car il avoit assez
d’affaires pour lors, où il estoit: Partant nous conclusmes d’y envoyer
un François propre & capable d’assister ce malade en ce qui concernoit
son salut, & le baptiser sans ceremonie au cas qu’il le veist proche de
la mort.

Ce François arrivé avec le frere de Marentin en sa loge, luy feit
entendre comme je ne pouvois quitter l’Isle ny le Fort sainct Louys à
cause de la multitude des Sauvages qui me venoient trouver de tous
costez, mais que je l’avois envoyé en ma place, à fin de le baptiser,
avant que de mourir, si tant estoit qu’il fut si malade qu’il ne peut
venir jusques en l’Isle, pour estre baptisé de nos mains. Ayant entendu
cecy il se remplit de ferveur & d’ardeur; Puis que la chose va ainsi,
dict-il, je ne permettray point qu’un _Caraibe_ me lave: mais je veux
estre baptisé de la main des _Païs_, & ne manqua pas, (tout malade &
foible qu’il estoit, & tant, qu’il ne se pouvoit soustenir qu’à
grand’peine) de se lever le lendemain, de s’embarquer & venir au Fort me
trouver, lequel m’exposant le grand desir qu’il avoit d’estre fils de
Dieu & estre lavé, me raconta par le Truchement, les visions que j’ay
mis cy-dessus. Je luy fis responce qu’il falloit donc qu’il apprist la
doctrine Chrestienne le plustost qu’il pourroit, & renonçast à la
pluralité des femmes, se contentant d’une seule. C’estoient les deux
choses que nous demandions aux adults qui requeroient le Baptesme, entre
les autres.

Il me repliqua, que pour la pluralité des femmes, c’estoit chose qu’il
n’avoit jamais gueres approuvee, & qu’il estoit plus que raisonnable
qu’un homme n’eust qu’une femme, mais que pour le bien de son mesnage,
il en avoit besoing de plusieurs. Je luy dy là dessus qu’il pouvoit
avoir plusieurs femmes en qualité de servantes, mais non en qualité de
femmes. A quoy il s’accorda facilement, & armé d’un grand courage
d’apprendre la doctrine Chrestienne il la sceut en peu de jours: lors il
desira de moy avant que d’estre baptisé, que je l’instruisisse des
ceremonies qu’il avoit si attentivement contemplees le 1. jour qu’il fut
touché de l’esprit de Dieu.

Je luy dis que le _Toupan_ estoit un grand Seigneur, lequel encore qu’on
ne le vist point, ne laissoit d’estre present devant nous, & partant
qu’il falloit le servir avec une profonde reverence, & avec des ornemens
& habits tous differens de l’ordinaire. Que le premier vestement blanc
qu’il me vit prendre nous signifioit trois choses: Premierement,
l’innocence & la pureté avec laquelle nous devons paraistre devant luy:
Secondement, le vestement de son humanité, prise du sang d’une vierge,
soubs lequel il avoit conversé avec les hommes; Troisiesmement, que
c’estoit pour nous representer la robe de mocquerie qu’il receut de ses
ennemis, quand il voulut souffrir pour nous, leur permettant d’exercer
sur luy ce qu’ils voulurent, non qu’il ne les eust bien empesché s’il
eust voulu. Que la ceinture de laquelle je m’estois ceint, & ces bandes
de drap de soye que j’avois mis en mon bras & en mon col, nous
representoient les ornemens que nous devons donner à nostre ame à ce
qu’elle soit agreable à Dieu, à sçavoir, par la ceinture la continence
des femmes, par la bande sur le bras, que nous devons bien faire au
prochain, & la bande sur le col, où l’on a coustume de porter les
Colliers & Carquans marque d’amour, c’estoit la perseverance en nostre
profession: qu’aussi cette ceinture & ces bandes nous representoient les
cordes avec lesquelles le Sauveur avoit esté lié.

Cet autre vestement de soye que je mettois par dessus tout, c’estoit le
zele ou salut des ames, lequel nous tous devions procurer, estans
obligez de ne pas nous contenter d’aller au Ciel, mais faire ce que nous
pourrons afin que nos semblables nous y accompagnent. Joint aussi que
cela signifie le second vestement de risee qui fut donné à nostre
Seigneur en sa Passion. Quant à l’eau & au sel, sur lesquels il me vit
prononcer les paroles, c’estoit que je donnois puissance à l’eau de la
part de Dieu, de chasser le Diable du lieu où elle seroit jettee, & des
personnes sur lesquelles elle tomboit: & par ainsi que l’aspergement ou
arrousement que j’en faisois avec la Palme, sur les François, c’estoit
pour chasser les Diables d’autour d’eux. Et quant à ce qu’ils
chantoient, pendant que j’aspergeois, c’estoit une priere qu’ils
faisoient à Dieu, d’estre nettoyez interieurement de leurs pechez.

Ayant esté parfaictement instruict de toutes ces choses, nous arrestames
qu’il seroit bon, & à propos de le baptiser, au jour & feste de la
Tres-saincte Trinité: Il choisit pour son Parrin le Sieur de Pesieux, &
le jour escheu, on le fist vestir d’une toille de coton tres-blanche,
pour garder la convenance au Sacrement qu’il devoit recevoir: c’est
l’innocence & candeur Baptismale conferée soubs l’invocation des trois
Personnes de la Saincte Trinité. Un grand nombre de Sauvages,
principalement de _Tapouitapere_, se trouverent à son Baptesme, chose
qui les excita & incita merveilleusement, voyans cet homme, leur
semblable, respecté entr’eux, tant pour ses barberies anciennes, que
pour l’authorité & aage qu’il avoit, recevoir comme un petit enfant, le
lavement de Jesus-Christ sur son chef.

Voyant une si belle occasion de profiter, je fis fendre la presse entre
les François, pour faire approcher les Premiers & Principaux des
Sauvages là presens, ausquels je fis faire cette harangue par le
Truchement. Vous voyez, mes amis, journellement devant vos yeux en
vostre terre que les oyseaux s’entre-suivent, & où les premiers dressent
leur vol, là toute la trouppe se met en suitte: vous sçavez bien que les
Sangliers marchent en grande quantité de compagnie, sans qu’aucun
d’iceux se fourvoye des traces des premiers: vous experimentez que les
_Paratins_, c’est-à-dire, les Poissons nommez Mulets, vont dans la mer
en grosse trouppe suivants leurs conducteurs, tellement que les premiers
s’eslançans de l’eau à la rencontre de vos Canots quand vous allez à la
pesche, les autres les invitent, lesquels tombans dans vos Canots, vous
en prenez grande quantité. Qui fait cela? C’est l’exemple des
semblables. La Nature ayant vivement inseré dans toutes creatures
vivantes & cognoissantes une attraction des choses semblables en espece
les unes apres les autres. Regardez maintenant cet homme qui est de vos
semblables, & des premiers d’entre vous, lequel se faict enfant de Dieu.
Je sçay bien que vous estes portez à nous donner vos enfans, mais
quelques uns d’entre vous ont opinion, qu’ils ne sont pas capables de
recevoir le Baptesme pour estre trop vieux: c’est une tromperie en vous,
car Dieu n’est acceptateur de personne, vous estes aussi propres d’estre
baptisez, & d’aller au Ciel, comme vos enfans: voicy cet homme que je
vay baptiser devant nous, à la charge, comme il m’a promis, d’enseigner
ceux qui voudront l’escouter: Ouvrez les oreilles pour entendre ce qu’il
va reciter.

Cela dit, je le fis mettre à genoux sur les marches de l’Autel, &
reciter haut & clair en sa langue, les mains jointes, la Doctrine
Chrestienne, laquelle nous mettrons cy-apres en son lieu: puis je
commençay les ceremonies de son Baptesme à la veuë des autres Sauvages
qui contemploient le tout fort attentivement, & ayant parachevé & admis
le nom imposé par son Parrin de Martin François, à cause de la
convenance qu’il y avoit entre son ancien nom _Marentin_, à Martin, pour
faire que ceste sienne conversion fust mieux recogneuë, de tous les
Sauvages, qui le cognoissoient par ce nom de _Marentin_: Apres, dis-je,
que tout cela fut faict, je le fis asseoir aupres de son Parrin, &
commençay la Messe, laquelle il escouta fort devotieusement, ayant
tousjours les mains jointes, & venu à l’eslevation du Sainct Sacrement,
il se mist à genoux comme les autres, recitant à part soy l’Oraison
Dominicale & sa croyance, tandis qu’il vit que les autres François
demeurerent à genoux.

Quelques jours apres il voulut s’en retourner en son village, ayant
obtenu la santé du corps & de l’ame, & prenant congé de nos Messieurs &
de moy, nous luy donnasmes des Chappelets, des Images, des _Agnus Dei_ &
des noms de Jesus: Nous luy recommandasmes sur tout, qu’apres qu’il
auroit servi Dieu, il se ressouvint de prier la Vierge Marie Mere de
Jesus-Christ, disant autant d’_Ave Maria_ en sa langue, qu’il y avoit de
grains en ce Chappelet, & que venu aux gros grains il dist l’Oraison
Dominicale en sa mesme langue: Il prit une grande devotion à cette
Saincte Mere de Dieu, tellement qu’il portoit son Chappelet à son col,
qu’il baisoit souvent, & quand il vouloit prier Dieu, il le tiroit, &
faisoit ce que nous luy avions appris.

Avant que de partir il me dit qu’il n’avoit qu’un fils qu’il m’ameneroit
à son retour, afin que je le visse, & que quand il l’auroit entierement
instruit en la Doctrine Chrestienne, je le baptiserois, & le donneroit
aux Peres desormais pour demeurer tousjours avec eux. Il nous promit
semblablement qu’il esliroit une de ses trois femmes, specialement celle
qui estoit mere de cet enfant, si tant estoit qu’elle voulust se faire
Chrestienne comme luy: pour les deux autres, qu’il les retiendroit comme
servantes: Il s’est fort bien aquitté de ces promesses, par ainsi il
s’embarqua, & s’en alla à _Tapouitapere_ chez luy en son village.



Des Grands fruicts que fit cet homme Chrestien en l’instruction &
conversion de ses semblables.

Chap. IV.


Il n’y a rien plus fuyart & plus difficile à rendre domestique que la
Panthere: c’est bien davantage, elle est de son naturel fort furieuse
vers les animaux des forests qu’elle tranche & met en pieces à la
premiere rencontre: toutesfois au renouveau, quand elle se sent
emprainte & chargee de petits, elle se rend plus favorable, jettant des
bonnes odeurs par les Pores de son corps, & muant sa voix de cruelle
qu’elle estoit, en doux appels des autres animaux à suire son odeur &
jouyr de sa societé: ce qu’ils font.

La Nation des _Tapinambos_ estoit une vraye Panthere, cruelle sur tout
autre Peuple, ainsi que leur coustume de faire le tesmoigne assez,
mangeans leurs ennemis: mais aussitost que le renouveau de la grace a
paru sur leur terre, ils ont changé leur cruauté en douceur, leurs
discours damnables en discours salutaires, les puantes odeurs
procedantes de leur _Boucan_, en bonnes odeurs, s’attirans les uns les
autre à l’odeur de JESUS-CHRIST, rejallissante au dehors par les pores
ouverts d’un amour vers le prochain, à luy vouloir le mesme bien qu’ils
ont receu, à ce provoquez par la conception spirituelle faicte des
graces de Dieu au fond de leur Ame, selon ce qu’il dit aux Cantiques. I.
_Oleum effusum nomen tuum, ideò adolescentulæ dilexerunt te nimis_: Et
peu apres, _Trahe me post te, curremus in odorem unguentorum tuorum_:
Ton nom, ô Sauveur du Monde, & la cognoissance d’iceluy est un baume
respandu, à la force & odeur duquel les jeunes Ames se sont esprises de
ton amour, & tost se sont mises à la poursuite de son acquisition.

Martin François, entre les autres Sauvages, mit en pratique ceste
doctrine: car il ne fut pas si tost arrivé dans son village, qu’il se
mit à haranguer ses voisins, & de là donna dans les autres villages de
la Province de _Tapouïtapere_, où il discouroit des grandeurs de Dieu, &
des graces à luy faites. Il remettoit aussi devant les yeux des Sauvages
ses compatriottes, le grand mal-heur de leurs Ancestres, qui estoient
tous peris avec _Giropary_, & le bon-heur qui se presentoit à eux s’ils
vouloient le recevoir, d’estre baptisez & faicts enfans de Dieu.

Ces harangues ne furent sans effect, ains plusieurs le venoient trouver
pour boire à la fontaine de Salut, succer le laict de la poictrine de
JESUS-CHRIST à son imitation & exemple, comme on raconte de la Licorne,
laquelle cherchant les eaux elognees de venin, par hasard, est
transpercee jusqu’au cœur de la suavité du chant d’une jeune
Pacelle[151] couchee là aupres soubs les rameaux verdoyans des arbres de
la forest, playe qui delivre cet animal de sa furie naturelle, &
l’approche à la poictrine de celle qui l’a blessee: Licorne non ingratte
ny avare du bien receu, ains transportee du desir d’en faire part à ses
semblables, lesquelles elle va chercher dans le profond des bois, & les
invite par toutes sortes de gestes à la suivre, & se rendre
participantes du bon-heur qu’elle a receu. Personne ne doute que la
jeune Pucelle nous represente l’Espouse de JESUS-CHRIST la saincte
Eglise, son chant harmonieux la predication de l’Evangile, sa poictrine
où les bestes mesmes sont bien receuës, la misericorde Divine mise en
son pouvoir, les eaux sans venin les Saincts Sacrements, la Licorne
farouche les infidelles: la premiere frappee suivie des autres, l’un
d’iceux converty parfaictement, qui par ses discours & ses exemples
attire apres soy les autres, & tel fut Martin François.

Il ne se passa pas six mois, qu’on ne vit de grands effects: car ayant
converty & instruict plusieurs des habitans de _Tapouïtapere_ de toute
sorte d’aage, il nous envoya les plus hastez & les mieux instruicts au
fort S. Louys pour estre baptisez, ausquels apres les avoir retenus
quelque temps pour considerer leur ferveur, je ne peux refuser le
baptesme: cependant le nombre des Catecumenes s’augmentoit de jour en
jour en _Tapouïtapere_, si bien qu’il fallut que le R. P. Arsene y
allast pour en baptiser un grand nombre que l’on ne pouvoit refuser,
tant pour le desir qu’ils monstroient en avoir, que pour sçavoir
parfaictement ce que doit sçavoir le Chrestien.

Martin avoit basty une chappelle & une loge tout aupres, au milieu de
son village avec l’ayde des autres Chrestiens & des Sauvages de son
village: Le Pere benit la Chappelle, & prit possession de la loge, où il
estoit visité & nourry tant qu’il fut là, par les Chrestiens & Sauvages.
Apres qu’il eut baptisé ceux qu’il trouva propres, il alla voir quelques
villages de la Province, specialement leur souverain Principal, & fut le
bien venu par tout, recognoissant en ces peuples un desir general
d’estre Chrestiens, & d’avoir en tous leurs villages des Peres.

Le bon homme Martin François obtint un nom honorable qui luy fut imposé
par les habitans de _Tapouïtapere_, à cause du labeur & de la peine
qu’il luy voyoient prendre autour d’eux, pour les faire Chrestiens, &
pour ce aussi qu’il estoit le premier Chrestien de leur terre, &
sçavoient bien que nous l’aymions: Ce nom fut de _Paï-miry_, le petit
Pere, ou le Vicaire des Peres. Et à la verité il meritoit bien ce nom:
car depuis qu’il fut Chrestien, l’on n’a jamais remarqué en luy aucune
trace de vieil homme, c’est à dire, des coustumes mauvaises que les
Sauvages observent. Il estoit grave, modeste & peu parlant, & rarement
pouvoit-il estre incité à rire: Il s’abstenoit de tout ce qui luy
sembloit contrarier à la profession du Christianisme.

Tel estoit le Formulaire de vie qu’il gardoit & faisoit garder à tous
les autres Chrestiens comme le plus ancien. I. Ils convenoient tous
ensemble soir & matin, en la Chappelle: lors un d’entre eux, se levoit
debout, les autres demeurans à genoux, puis hautement, il disoit en sa
langue, _Au nom du Pere, du Fils & du sainct Esprit_, & se marquoit le
front du signe de la Croix, les yeux, la bouche, & la poitrine, ce que
faisoient pareillement tous les autres, puis joignant les mains, les
yeux vers l’Autel, il recitoit posement & distinctement l’Oraison
Dominicale, le Symbole des Apostres; les Commandemens de Dieu, & ceux de
l’Eglise. Cela finy, s’il y avoit quelque avertissement à donner on le
disoit, puis chacun s’en alloit à sa besogne.

2. Ils vivoient en commun, lors qu’ils se trouvoient ensemble, apportans
leurs pesches & chasses, pour estre également parties entr’eux, &
auparavant que de manger le plus ancien d’entr’eux disoit en sa langue
le _Benedicite_, faisant le signe de la Croix, sur soy & sur les viandes
presentes, tous ostoient leur chappeau, & faisoient le signe de la Croix
sur eux, lors que celuy qui benissoit la faisoit, & pas un ne touchoit
aux viandes, qu’elles ne fussent benistes. En mangeant ils ne contoient
chose de risee ou mauvaise comme ont coustume de faire les _Tapinambos_,
mais le plus ancien recitoit quelque chose de Dieu, & de la Religion.

3. Ils n’alloient aucunement aux _Caouïns_ & assemblees, selon la
coustume des _Tapinambos_: c’estoit un des points principaux que Martin
François gravoit dans le cœur de ceux qu’il convertissoit, a sçavoir,
que les _Caouïns_ estoient inventez par _Giropary_, pour semer discorde
entre ces Barbares, & pour provoquer ceux qui s’y trouvoient à toute
sorte de mal, qu’il estoit impossible que ceux qui aymoient les
_Caouïns_ aymassent Dieu, c’est pourquoy, disoit-il, quand je m’apperçoy
que quelques-uns de mes semblables se retirent des _Caouïnages_, je
prens augure qu’ils seront bien tost Chrestiens, & je les vay trouver:
mais ceux que je voy aymer ce sabat, je n’ay courage de m’adresser à
eux. Ce qu’il dit est veritable, car c’est un spectacle assez hideux de
voir ces gens en telles assemblees, & semble plustost un sabat de
Sorciers, qu’une assemblee d’hommes. Je m’y suis trouvé une seule fois
seulement pour en sçavoir parler, & jamais depuis je n’y voulu
retourner. Je voyois d’un costé les uns couchez dans leur lict,
vomissans à grande force les autres faisans des demarches, ayant perdu
le jugement à cause du vin, d’autres qui huoient, d’autres qui faisoient
mille grimaces, d’autres qui dansoient au son du _Maraca_, d’autres qui
chantoient avec confusion de voix & de ton, d’autres qui beuvoient de
grand courage, & petunoient pour se rendre bien tost yvres, & le pis que
je trouvois en cela, c’estoit que les filles & les femmes y estoient
pesle-mesle, me persuadant qu’il est bien difficile que Bacchus soit
sans Venus: Et à la mienne volonté que les François facent en ce point,
ce que les Portugais ont faict, qu’ils deffendent aux Sauvages tous ces
_Caouïnages_: les Portugais ont recogneu depuis le temps qu’ils sont
habituez aux Indes, qu’un des plus grands empeschemens de venir au
Christianisme, ce sont ces assemblees diaboliques, desquelles aussi
procedent presque toutes les discordes & vilennies qui sont entre ces
Sauvages.

4. Ces nouveaux Chrestiens vont vestus le mieux qu’ils peuvent, &
marchent de compagnie ensemble, ne portans ny flesches, ny arcs, sinon
lors qu’ils vont à la chasse, ou à la pesche, ains se contentent de
porter un baston d’une sorte d’Ebene noire ou rouge, tellement qu’il est
aisé de les distinguer d’avec les autres. Et quant ils vont par les
villages de leur contree, s’il se trouve un Chrestien au village où ils
abordent, ils se retirent chez luy, & se contentent de ce qu’il a faict
provision, vivans sobrement, comme il est bien seant & convenable aux
Chrestiens.



D’un indien condamné à la mort, lequel demanda le Baptesme, avant que de
mourir.

Chap. V.


On n’estimeroit jamais, si l’experience n’en eust donné la cognoissance,
que voyant simplement à l’exterieur la coque d’une huistre marine
broüillee & soüillee de vase & de bourbe, il y eut au dedans une perle
si precieuse, laquelle merite bien d’estre logee aux Cabinets des
Princes. Qui pourroit croire qu’un Sauvage abysmé en toute iniquité,
impureté & immondicité, telle que je n’oserois l’avoir icy recitee, que
mesme je croy, que le Diable autheur de ces ordures, en ait honte,
n’estoit l’inimitié & superbe contre le Souverain qui le pousse à cela.
Qui pourroit dis-je, croire qu’un tel par une divine Providence, eust
esté choisi pour le Royaume des Cieux, & tiré de ces abysmes infernales,
pour recevoir (à sa mort justement meritee par ses turpitudes) le sacré
Baptesme, pour le laver de toutes ses soüillures, & luy rendre le
Paradis ouvert, & facile d’entree.

Ce fut un pauvre Indien brutal, plus cheval qu’homme, fuiant par les
forests, à cause du bruict qu’il avoit eu, que les François le
cherchoient luy & ses semblables pour les faire mourir, & purger la
terre de telles ordures à la face du sainct Evangile, & à la candeur de
la pureté & netteté de la Religion Catholique, Apostolique & Romaine:
Pris qu’il est, on le garrotte & seurement on l’amene au Fort sainct
Louys, où on luy mit les fers aux pieds: on luy donne bonne garde
jusqu’à tant que quelques Principaux de ces contrees fussent venus pour
assister à son procez, sa sentence & sa mort, ce qu’ils firent. Le
prisonnier n’attendit pas qu’on luy commençast son procez, pour se
donner à luy-mesme sa sentence: car il dit devant tous, Je suis mort, &
l’ay bien merité: mais je voudrois que ceux qui ont peché avec moy, en
receussent autant.

Son procez faict, & sa sentence luy estant signifiee, on eut soin de son
Ame, en luy remonstrant que s’il vouloit recevoir le Baptesme,
nonobstant sa mauvaise vie passee, il iroit droict au Ciel, à l’instant
que son Ame sortiroit de son Corps. Il creut cecy, & demanda lors
d’estre baptisé. Le Sieur de Pesieux pour cet effet me vint trouver en
nostre loge de sainct François de _Maragnan_, & ayant pris conseil
ensemble, s’il estoit expedient que moy-mesme luy donnasse le Baptesme,
nous trouvasmes que non, pour les raisons suivantes: à sçavoir, que les
Sauvages avoient ceste croyance de nous autres pays, que nous estions
gens de misericorde, & que nous nous employons volontiers vers les
Grands, pour obtenir la vie de ceux qui estoient condamnez à la mort.
D’avantage que les Grands nous aymoient, & ne nous refusoient chose
aucune. De plus que nous preschions que Dieu ne vouloit point la mort,
mais la vie du pecheur, & que nous estions venus pour cet effect, afin
de leur donner ceste vie, tellement que si je l’eusse baptisé
publiquement, avant que de mourir, j’eusse infailliblement donné
plusieurs fantaisies à ces esprits encore tendres & incapables, sur la
bonne opinion qu’ils avoient de nous: chose qui eust beaucoup prejudicié
pour venir au but de nos intentions: joint que j’eusse donné matiere de
murmure aux Sauvages, qui eussent peu dire cecy: Si les Peres ayment la
vie, pourquoy laissent-ils aller cettuy-cy qui est Chrestien à la mort?
S’ils ayment tant les Chrestiens, pourquoy n’ayment-ils cettuy-cy? Si
les Grands ne leur refusent rien, pourquoy ne le leur ont-ils demandé?
Somme, tant pour ces raisons que pour autres que je laisse, nous
trouvasmes qu’il estoit non seulement expedient, mais tres-necessaire,
que je ne le baptisasse point. Par ainsi je priay le dict Sieur,
qu’apres l’avoir bien faict instruire par les Truchemens, il luy
conferast, peu auparavant que d’aller au supplice, le Baptesme sans les
ceremonies de l’Eglise: ce qu’il accepta & fit pareillement.

Il receut donc d’un visage serain & sans tristesse, en la presence des
Principaux Sauvages le Baptesme, apres lequel, un de ces Principaux
(nommé _Karouatapiran_, c’est à dire le Chardon Rouge, duquel nous
parlerons une autre fois) luy fit cette harangue: Tu as grande occasion
maintenant de te consoler, & non de t’affliger, veu qu’à present tu es
enfant de Dieu par le Baptesme que tu viens de recevoir de la main de
_Tatou-ouassou_, (qui est le nom du Sieur de Pesieux, en leur langue)
lequel a eu permission des Peres de ce faire. Tu meurs pour tes fautes &
approuvons ta mort, moy mesme je veux mettre le feu au Canon, afin que
les François sçachent & voyent que nous detestons les ordures que tu as
commises: mais regarde la bonté de Dieu, & des Peres envers toy, qui ont
chassé _Giropari_ d’auprés de toy par le moyen de ton Baptesme, en sorte
qu’incontinent que ton ame sortira de ton corps, elle ira droict au Ciel
pour voir le _Toupan_, & vivre avec les _Caraïbes_ qui sont autour de
luy: quand le _Toupan_ r’envoyera un chacun prendre son corps, si tu
aymes mieux porter les cheveux longs & avoir un corps de femme au Ciel,
que celuy d’un homme, tu prieras le _Toupan_ qu’il te face un corps de
femme, & tu resusciteras femme, & là haut au Ciel, tu seras mis au costé
des femmes, & non au costé des hommes.

Vous excuserez ce pauvre Sauvage non encore Chrestien ny Catecumene
touchant le poinct de la Resurrection. Il nous avoit entendus enseigner
que tous les hommes resusciteront un jour, chaque ame retournant du
lieu, où elle est jusqu’au jour du jugement, pour prendre son corps, luy
il adjouste du sien ce qu’il pense estre indifferent à la resurrection,
qu’une ame reçoive un corps masle ou femelle, en quoy il se trompoit, &
on ne laissa pas passer cela, sans l’informer mieux & le patient aussi:
mais j’ay bien voulu mettre le tout simplement comme il le dit, afin que
le Lecteur recognoisse combien fidelement je rapporte les choses comme
elles sont passees, ainsi que desja l’ay adverty, & advertis derechef
pour les harangues que j’ay à mettre cy apres.

Ce pauvre condamné receut ses consolations de bon cœur & avant que
marcher au supplice, il dist à toute la compagnie: Je m’en vay mourir &
vous perdray de veuë, je n’ay plus peur de _Giropari_, puis que je suis
enfant de Dieu: je n’ay que faire de marchandise, ny de feu, ny de
farine, ny d’eau, ny d’aucun ferrement pour faire mon voyage par delà
les montagnes, où vous pensez que vos Peres dansent: mais donnez moy du
_Petun_, à ce que je meure allegrement la parole ferme, & sans peur, qui
m’estouffe l’estomach. On luy donna ce qu’il demandoit, comme on faict
par deçà le pain & vin à ceux qui vont mourir par Justice: coustume qui
n’est pas de ce temps, mais de toute antiquité, laquelle presentoit aux
criminels le vin myrrhé, & l’hypocras pour provoquer le sommeil aux
patiens. Cela faict on le mena au Canon, braqué sur la poincte du Fort
Sainct Loüys, panchant dans la mer, & estant attaché par les reins à la
gueule d’iceluy, le _Chardon rouge_ mit le feu à l’amorce, en la
presence de tous les Principaux assistans là & d’autres Sauvages, &
devant les François: Aussitost la bale fendit le corps en deux, une
partie tomba au pied de la roche, l’autre partie fut portee en la mer,
qui n’a point esté veuë du depuis. Quant à son ame il est à croire que
les Anges l’esleverent au Ciel, puis qu’il mourut à la sortie des eaux
Baptismales: asseurance tres-infaillible de la salvation de ceux à qui
Dieu faict cette grace, qui n’est pas petite ny commune, mais bien aussi
rare que la vocation du bon Larron en la Croix, lequel ayant mené une
vie débordee jusques à la potence où il estoit attaché, receut
neantmoins cette promesse de JESUS CHRIST: _Hodie mecum eris in
Paradiso_, Tu seras aujourd’huy avec moy en Paradis: Autant en pouvons
nous dire de ce mal-heureux bien-heureux Indien, qui nous donne un beau
subject d’admirer & adorer les jugemens de Dieu.

_Karouatapyran_ Executeur de ce supplice, monstroit par ses gestes &
paroles un grand contentement & obligation aux François d’avoir receu
cet honneur, & l’estimoit bien plus que l’honneur & la gloire que cette
Nation abusee donne à ceux qui publiquement tuent les Prisonniers, qui
est pourtant un des plus grands honneurs qu’on puisse recevoir entr’eux,
& est une faveur non petite aux jeunes gens, quand ils sont esleus pour
executer le prisonnier, & est comme l’entree de grandeur, pour estre un
jour Principal: Par ainsi ce grand _Karouatapiran_, se loüa fort de ce
sien fait, & s’en servoit de moyen à se faire craindre entre les siens,
haranguant par tous les villages où il alloit ce qu’il avoit fait,
adjoustant qu’il estoit frere des François, leur defenseur &
exterminateur des meschants & des rebelles.



Formulaire des Harangues que nous faisions aux Sauvages, quand ils nous
venoient voir, pour les attirer à la cognoissance de nostre Dieu, & à
l’obeissance de nostre Roy.

Chap. VI.


Le moyen par lequel jadis les Atheniens attirerent les peuples à la
cognoissance de la Philosophie, & à l’obeissance d’une Republique,
estoit representé par le simulachre de leur _Palladium_ qu’ils
feignoient estre apporté du Ciel & l’avoient colloqué au lieu plus
eminent de leur ville. Telle estoit cette Idole de Pallas, vous la voyez
armee de pied en cap, & sortir de sa bouche des raiz de miel, qui
tomboient sur ses auditeurs & spectateurs, lesquels s’endormoient de
douceur. Les Druides enseignerent la mesme chose aux Gaulois, eslevans
la statuë d’Hercule sur le Portail de leurs Temples, portant sur sa
teste la hure de Lyon, & sur ses espaules la massuë de ses victoires, &
de sa bouche sortoient des chenettes d’or qui alloient prendre par les
oreilles, une multitude d’hommes & de femmes, jeunes & vieux, afin de
les tirer apres soy. Voicy l’intention des Atheniens & des Gaulois,
c’est qu’ils signifioient, que les hommes sont attirez par la douceur &
par la raison à l’obeissance des loix divines & humaines, & se
maintiennent en ceste obeissance par la protection des armes, que les
Souverains portent à ce sujet, pour conserver leurs vassaux.

Le premier de ces deux nous appartenoit quand sa Majesté & nos Peres
nous envoyerent par delà, pour amener à la cognoissance de Dieu ces
pauvres ames barbares, lesquelles nous recogneusmes avant que nous
mettre en besongne, desireuses de la douceur: Et par ainsi nous
conclumes ensemble de regler nos paroles & nos façons de faire avec eux
au niveau d’une parfaicte douceur, dont nous nous sommes bien trouvez.

J’avois apris ceste leçon du Cantique premier, qu’entre les ornemens que
JESUS-CHRIST avoit donné à son Eglise, la debonnaireté & clemence envers
les pecheurs & infideles tenoit un des premiers rangs, selon ces
paroles: _Murenulas aureas faciemus tibi vermiculatas argento_: Nous te
ferons des chenettes d’or torses comme petites lamproyes émaillees de
fil d’argent en forme de petits vers, pour faire esclatter la beauté de
l’or. Les Septante disent, _Simulachra auri faciemus tibi, cum
vermiculationibus argenti_. Nous te ferons des petites Statuës d’or fin,
émaillees de fil d’argent en figure de petit verds. Et Rabbi Jonathas
adjouste que telles estoient les tables de Saphir, sur lesquelles les
Commandements de Dieu estoient gravez: parce que la lumiere de la gloire
du Donneur, rendoit le Saphir diaphane de couleur d’or & l’escriture
gravee des doigts de Dieu tiree en ligne, rendoit l’émail en figure de
petites Lamproyes ou verds de terre. Qui ne diroit qu’il y eust de
l’intelligence entre ces divines ceremonies, & celles des Atheniens &
Gaulois, les unes & les autres nous signifians par les Statuës & les
Chenettes d’or, la force & puissance qu’a la douceur, pour ranger les
Ames plus barbares, à l’obeissance des Loix de Dieu: Et vrayement ce
n’est pas sans raison, que JESUS-CHRIST ait émaillé les Chenetes d’or de
son Espouse de la figure des vers de terre & des petites Lamproyes: puis
que luy mesme s’est faict ver, pour attirer à soy les vers, & est venu
en terre pour se conjoindre les vers de terre. Et comme les Lamproyes ne
rejettent de soy les serpens, pour frayer avec elle, moyennant qu’ils
vomissent leur venin: Aussi JESUS-CHRIST n’a point mesprisé les hommes,
pauvres serpens, pourveu qu’ils se facent quites de leur venin. Que si
le Maistre a faict cecy, que doivent faire les chetifs Disciples de sa
Majesté? Quiconque donc s’offre à servir son Dieu en la conversion de
ces hommes Sauvages, il doit mouler ses paroles & actions sur la douceur
que JESUS-CHRIST a pratiqué luy mesme en terre.

Tels estoient les articles de nos conferences avec les Sauvages. Le 1.
Que nous taschions de leur faire concevoir vivement en leur cœur que
nous estions leurs amis, & leurs fideles amis, voire plus que leurs
Peres, Meres, ou autres Parens, en leur disant ces paroles & plusieurs
autres, _Pera-oussou pare Koroyco_, Nous sommes vos amis, vos intimes.
De ces paroles ils s’esjouissoient extremement & prenoient une grande
confiance de converser avec nous: de sorte qu’ils nous estoient
importuns, & ne nous donnoient aucun loysir, qu’ils ne fussent à nous
regarder & considerer nos gestes. Je vous donneray des exemples de cecy.

Un jour de Pasques apres le service, auquel assisterent plusieurs
Sauvages, tant de _Tapouytapere_ que de l’Isle, je voulu me retirer pour
penser à ce que je devois dire au Sermon d’apres disner & pour cet
effect, je feis fermer les portes de nostre loge, à ce que personne n’y
entrast ce peu de temps qu’il y avoit jusques à l’heure de la
Predication; mais voicy que ces Sauvages impatiens d’entrer apres avoir
faict deux ou trois fois le tour de la loge pour trouver passage, en fin
ils arracherent quelques pieux par où ils passerent. Je leur monstray en
mon visage quelque mescontentement de ce qu’ils avoient fait, & leur
demanday pourquoy ils estoient si importuns; Ils respondirent, par ce
que nous avons envie de te voir & parler à toy librement, lors que les
François ne sont point autour de toy, & sommes venus expres pour cette
occasion; Ainsi il me les falut entretenir sans avoir moyen de m’en
defaire. Lors que je disois le service divin à part moy dans nostre
Chapelle à porte close, on leur voyoit rompre la natte de la Guinée, de
laquelle nous avions tapissé nostre Chapelle, pour voir ce que je
faisois ainsi à genoux devant l’Autel; & disoient l’un à l’autre tout
bas _Ygnéem Toupan_, il parle à Dieu, & ne sortoient point de là que je
n’eusse achevé.

Pour me delivrer de ces importunitez, je feis faire une closture tout
autour de nostre loge & de la Chapelle de S. François bien forte &
farcie de branches de Palme piquante qui ont des esguilles plus longues
que le doigt, ce nonobstant ils ne laissoient de trouver moyen d’entrer
& me venir trouver: En parlant de cecy, il me souvient du dire
d’Antalcide, selon que Plutarque l’escrit au Traité des Apophtegmes
Laconiques, que Qui veut gaigner les hommes en amitié, il faut qu’il ayt
la langue ruisselante de miel, & la main pleine de fruicts,
c’est-à-dire, qu’il faut qu’il use de douces paroles, & donne les
services selon les paroles. Nous ne pouvions faire davantage vers ces
Sauvages que de nous insinuër en leur amitié par douces paroles, & leur
offrir la connoissance de Dieu, & les Sacremens de l’Eglise seuls
fruicts de la Passion de JESUS-CHRIST.

Ælian dit au liv. 14. de ses histoires diverses; qu’Epaminondas eust
esté bien fasché s’il fut sorty de son Palais en public, qu’il n’eust
aquis & adjousté un nouvel amy au nombre de ses anciens amys. Il ne nous
estoit besoin d’aller ny à deux cens ny à trois cens lieuës, pour
aquerir des nouveaux amys à JESUS-CHRIST: car ils venoient assez d’eux
mesme vers nous pour cet effet. Gellius. 1. c. 3. rapporte que Pericles
un des grands Areopages d’Athenes terminoit les amitiez des hommes
jusques aux Autels des Dieux: mais de l’amitié divine entre Dieu & les
hommes, fondee & enracinee sur les Autels il n’en a point parlé, par ce
que tout Payen qu’il estoit, il ne pouvoit enfoncer la force &
impetuosité d’un tel amour, qui ressemble à celuy du propre centre, où
chaque creature est destinée de se porter & reposer; Vous le voyez par
les choses graves tendantes d’un poix naturel en bas, & au contraire par
les legeres tendantes en haut. Le puissant Roy Darius receut en present
d’un sien amy une belle pomme de grenade, laquelle coupant par la moitié
il admira la beauté & le nombre de ses pepins, & dit à la compagnie, A
la mienne volonté que j’eusse autant de Zopires (c’estoit son plus
intime amy) qu’il y a de grains en cette pomme. Ce n’est pas une petite
grace ny un petit privilege que Dieu a fait à cet ordre Seraphique de S.
François que de luy avoir donné le couteau de la parole à fin d’ouvrir
la pomme encore entiere & fermée des terres de _Maragnan_ pour presenter
à JESUS-CHRIST des millions d’Ames, non seulement pour luy estre
reconciliees, mais aussi pour luy estre un jour fideles Espouses.

N’est-ce pas à ce sujet que Dieu inspira à Salomon au 4. liv. des Roys,
chap. 29. de faire les chapitaux des Colonnes d’airain, avec un rest
parsemé de pommes de grenade, signifiant par cela la mission de
l’Evangile vers les nations infideles, le rest servant à prendre ces
poissons fuiars, par une douce eloquence: & les pommes de grenade pour
les lier & unir par amour avec JESUS-CHRIST, & le reste de ses fideles:
& n’y ayant rien plus fort pour gaigner l’amour que le mesme amour:
voilà pourquoy je conclus qu’il estoit totalement necessaire que nous
fissions reconnoistre à ces Sauvages que nous les aymions tendrement &
intimement & que nous leur offrissions nous-mesme & ce que nous avions,
leur disans _Ore-mae pémareamo_, tout ce que nous avons est vostre; Et
pour cette cause, lors que j’avois une grande quantité de poissons comme
cela m’estoit assez ordinaire, je leur en donnois à tous, specialement
aux _Tabaiares_ nouveaux venus en l’Isle, qui pour ceste raison avoient
de la disette, n’ayans pas encore fait leurs jardins, notamment à ceux
qui estoient nos voisins.

Le 2. Article de nos conferences estoit de leur exposer les fruicts &
esmolumens qu’ils devoient attendre de nostre amitié, à sçavoir, la
reformation de leur vie & la connoissance du vray Dieu, & en outre la
defence de nostre Roy contre leurs ennemys, qui ne manqueroit à leur
envoyer des hommes, & d’armes selon qu’il s’ensuit. _Pe moé Koroiout,
pere Koramressé: Toupan mombe-oüaue koroiout peam: yande mognan gare rhé
opap katou, ahé maè mognan. Yangatouran: yandé renonde vuac oueriko: ahé
gneem roupi yandè rekormé. Pepusurom peamo tareumbare soüy yauäeté
orerou vichaue: Pepusurom okat araia obooure ouaia pepusurom anouam._
C’est à dire: Nous vous aprendrons à vivre plus à vostre aise: & voulons
vous enseigner le vray Dieu: lequel est Createur de tout le monde: Il
est tres-bon: & nous a preparé le Ciel, si nous suivons sa parole en
cette vie. Nous venons vous defendre de vos ennemys. Nostre Roy est fort
& puissant qui vous donnera tousjours secours: & vous fournira d’armes &
de gens. Ils estoient fort attentifs à tout ce que dessus, & nous
respondoient que les François les avoient tousjours assistez: mais à
present que nous estions envoyez de nostre Roy en leur terre, à fin de
les retirer de la cadene de _Giropary_: Ils ne doutoient aucunement
qu’ils n’aprissent de grandes choses de Dieu, specialement quand nous
sçaurions bien leur langue, Car, disoient-ils, les Truchemens n’ont
point parlé à Dieu comme vous. Ils ne nous peuvent dire autre chose que
ce que vous leur dittes: mais si vous parliez à nous, vous nous diriez
ce que Dieu vous a dit. Nos enfans seront plus heureux que nous: car ils
pourront apprendre la langue Françoise de vous, ainsi que vous nous avez
promis: & auront bien plus de connoissance de Dieu que nous qui sommes
ja vieux. Nous n’avons fait que courir & errer par les bois devant la
face des _Peros_[152], mangeans souvent les racines des bois pour toute
nourriture. Nos enfans seront asseurez contre leurs ennemys. Les
François prendront nos filles, & nos fils les filles des François &
ainsi nous serons parens: Vous demeurerez au milieu d’eux & de leurs
vilages, & serez leurs Peres: Le _Toupan_ les aymera & _Giropary_ ne
leur donnera desormais aucune peine: & les vivres abonderont en toute
sorte: car les marchandises des François ne leur manqueront point: ô
qu’ils seront heureux! Mais nous ne verrons point ces choses.

Vespasien Empereur, & Domitian aussi, si tost qu’ils entroient dans un
Pays nouveau, pour y planter des Colonies Romaines, avoient coustume de
faire jetter en bronze la foy & les fruicts d’icelle qu’ils promettoient
publiquement à tout le monde, en cette sorte: C’estoit une Dame qui
estendoit la main droite, symbole de la foy, & de la gauche elle
presentoit la corne d’abondance pleine de toute sorte de fruicts, voire
les premieres monnoyes qu’ils faisoient courir dans les Païs nouveaux
estoient frapées à la mesme marque, signifians par là la fidelité qu’ils
garderoient à ces Peuples, de laquelle procederoit une infinité de biens
& de commoditez à leur Nation. Entendez, si vous voulez, par ceste Dame
la saincte Eglise entrante nouvellement dans ces terres Barbares,
laquelle estendoit sa main droicte, promettant aux habitans d’icelle, la
foy de JESUS-CHRIST, son Espoux, & la fidelité de ses serviteurs, qui
n’espargneroient labeur aucun, non pas mesme leur propre vie pour les
ayder à se sauver. Et quant aux fruicts qu’elle leur offroit, c’estoit
les Sacremens & la cognoissance de Dieu, & des choses Divines. Ou bien
entendez par ceste mesme Dame la France, plantant nouvellement ses Lys
dans ces Regions & Contrees du Bresil, donnant la main droicte d’une
asseurance de garder & conserver ces Sauvages soubs son obeissance & sa
Couronne, & les fruicts du trafic de diverses marchandises que l’on
porteroit de France en ces terres, en eschange d’autres meilleures.



Formulaire de la Doctrine Chrestienne, laquelle les Catecumenes
apprenoient & recitoient par cœur, avant que d’estre baptisez.

Chap. VII.


Au Levitique premier, & en autre lieu, nous lisons qu’auparavant que la
victime choisie fust offerte à l’Autel, il falloit que celuy qui la
presentoit, luy mit ses mains sur la teste entre les cornes. Quelques
uns ont adjousté, qu’on entouroit ces cornes des fleurs de Jonc Marin,
(duquel les espines & non les fleurs furent posees su la teste de
JESUS-CHRIST, offert en holocauste sur la Croix) lors les Prestres
prenoient ceste victime, & la lavoient dans ce grand Vaisseau de Bronze
appellé _Mer_. C’est une figure des nouveaux Catecumenes, qui desirent
d’estre lavez par le Baptesme, & estre offerts devant l’Autel du
Redempteur. La premiere chose requise à ces Catecumenes est, qu’ils
mettent les mains dessus la teste: les mains sont les hierogliphiques
des œuvres, & la teste est le siege de l’esprit & entendement. La
premiere chose donc necessaire à ces Novices de la Foy Chrestienne, est
l’operation de l’entendement: je veux dire, qu’il faut qu’ils sçachent &
entendent ce qu’ils pretendent croire & promettre, Et entortiller les
cornes de la curiosité & propre jugement des fleurs de Jonc Marin,
couronne des Dieux, par l’obeissance à la Divine Revelation. C’estoit ce
que nous demandions aux Adults, avant que de leur conferer le Baptesme,
& pas un n’y estoit receu, qu’il ne le sceut parfaictement, & ne le
recitast hautement devant tous, estant chose d’obligation, à quoy
devroient bien adviser tant de Chrestiens ignorans leur croyance &
profession.


Doctrine Chrestienne en la langue des Topinambos[153] & en François, &
premierement l’Oraison Dominicale.

    _Ore-rouue vuac peté couare._
    Nostre Pere és Cieux qui es.

    _Ymoe-tepoire derere-toico._
    Sanctifié soit ton nom.

    _To-oure de-reigne._
    Advienne ton Royaume.

    _Teiè-mognan deremimotare yboipé vuacpe iémognan eaue._
    Soit faicte ta volonté en la terre comme aux Cieux.

    _Oreremiou-are aiedouare eimé ioury oreue._
    Nostre pain quotidien donne aujourd’hui à nous.

    _De-ieurou orè yangaypaue ressè._
    Pardonne nos offences.

    _Ore recome-mossaré soupè ore-ieuron eaue._
    Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offencez.

    _Moar-ocar humé yepé tecomemo-poupé._
    Et ne nous induits point en tentation.

    _Oré pessuron peyepè mäe ayue souy._
    Mais nous delivre du mal.

    Amen Iesu.


La Salution Angelique.

    _Aue Maria gratia, Resse tonoussen väe._
    Je te saluë Marie, de grace pleine.

    _Deyron yandé yaré-reco._
    Avec toy est le Seigneur.

    _Ymonbeou Katou poïre aue edereico Kougnan souy._
    Beniste tu es entre les femmes.

    _Ymonbeau Katou poïre aue demeinboïre IESUS._
    Benit est le fruict de ton ventre, JESUS.


Oraison à la Vierge.

    _Sancta Maria Toupan seu._
    Saincte Marie mere de Dieu.

    _Hé Toupan mongueta ore-yangaypaue vaë ressé._
    Prie Dieu pour nous pecheurs.

    _Cohu yran ore-requi ore-roumeué._
    Maintenant, & à l’heure de nostre mort.

    Amen Iesu.


Le Symbole des Apostres.

    _Arobiar Toupan._
    Je croy en Dieu.

    _Touue opap Katou mäeté tirouan._
    Pere tout puissant.

    _Mognangare vuac._
    Createur du Ciel.

    _Mognangare ybouy._
    Createur de la terre.

    IESVS CHRIST _Tayre oyepe vac._
    En JESUS CHRIST son fils unique.

    _Ahe_ Sainct Esprit, _demognan pitan amo_.
    Qui a esté du sainct Esprit conceu.

    _Ahé poïre oart_ Saincte Marie, _Souy_.
    Et nay de la Vierge Marie.

    _Ponce Pilate Mourouuichaue amoseico sericomemo poïre amo._
    Soubs Ponce Pilate President a souffert.

    _Yiouca poïre amo youira._
    A esté tué sur le bois de la Croix.

    _Ioasaue ressé._
    Il est mort.

    _Ymoiar ypoïre ytemim bouïre amo._
    Et a esté ensevely & enterré au Sepulchre.

    _Oouue ieuue euue apeterpé._
    Est descendu aux Enfers.

    _Ahé souï touriare mossa poïre ressè oouue omboueue souï. Secobé
    yereie-bouïre._
    Le tiers jour est resuscité des morts.

    _Oié oupire vuacpè._
    Est monté aux Cieux.

    _Toupan touue opap-Katou măeté tirouan mognangare Katou aue cotu
    seua._
    De Dieu son Pere tout-puissant, il se sied à la dextre.

    _Ahé souï tourinè ycobé văe omano văe poïre pauè recomognan._
    Et de là viendra les vifs & les morts juger.

    _Arobiar_ Sainct Esprit.
    Je croy au sainct Esprit.

    _Arobiar_ Saincte Eglise Catholique.
    Je croy la Saincte Eglise Catholique.

    _Arobiar_ Sainct _tecokatou demosaoc morooupé_.
    Je croy des Saincts la communion.

    _Arobiar teco-engay paue ressè morooupé Toupan deüron._
    Je croy des pechez la remission de Dieu.

    _Arobiar asè-recobé ieboure._
    Je croy la resurrection de la chair.

    _Arobiar teioubé opauaerem-eim-rerecoe nouame._
    Je croy la vie eternelle.

    Amen Iesu.


Les dix Commandemens de Dieu.

  1. _Ymoeté yepé Toupan._
     Honore un seul Dieu.

  2. _Aytè ereté netieume poïre renoy teigné._
     Tu ne prendras point le nom de ton Dieu en vain.

  3. _Ymoeté_ Dimanche _are maratecouare eum aue_.
     Honore & sanctifie le Dimanche jour de repos.

  4. _Y moëtè derouue desseu eaue._
     Honore ton Pere & ta Mere.

  5. _Eparapiti humé._
     Tu ne tueras point.

  6. _Eporopotare humé._
     Tu ne pailladeras point.

  7. _Emonmaron humè._
     Tu ne déroberas point.

  8. _Teremoen humé aua ressé._
     Tu ne diras point faux tesmoignage contre l’homme.

  9. _Yemonmotare humé aua remerico ressé._
     Tu ne convoiteras de l’homme la femme.

  10. _Yemonmotare humè aua maë ressé._
     Tu ne convoiteras point de l’homme chose qui luy appartienne.


Sommaire des Commandemens de Dieu.

  1. _Opap Katou maeté tiroüan sosay asé Toupan raousouue._
     Sur toutes choses tu aymeras Dieu.

  2. _Oie aousouue eaué asé ouua pichare raoussouue._
     Ayme ton prochain comme Toy-mesme.


Les Commandemens de la Saincte Eglise.

  1. _Are maratecouare ehumé Messe rendouue._
     Escoute la Messe les jours des Festes.

  2. _Sei hou iauion Yemonbeou._
     Tous les ans au moins une fois tu diras tes pechez.

  3. _Toupan rare Pacques iauion._
     Ton Dieu à Pasques tu prendras.

  4. _Iecouacouue iauion erecoucouue._
     Les Jeusnes tu garderas de Karesme & Vigile.

  5. _Aiauion asé mäe moiaoc._
     Tu rendras les dismes.


Les Sept Sacremens.

  1. _Iemongaraïue._
     Baptesme.

  2. _Asé seuvap aua reou assou yendu Karaiue non._
     Recevras de la Saincte huyle au front par la main de l’Evesque.

  3. _Asè-reon yanondé Toupan rare._
     Devant mourir recevras le corps de Dieu.

  4. _Asè-reon yanondé yendu Karaiue rare._
     Avant mourir tu recevras l’huyle sacree.

  5. _Oyekoacouue, Oyemonbeou._
     La Penitence & Confession.

  6. _Oyemo-auare._
     L’ordre.

  7. _Mendar._
     Mariage.



Quelle Croyance naturelle ont les Sauvages de Dieu, des Esprits & de
l’Ame.

Chap. VIII.


Le Psalmiste Royal David au Psalme 101. qui est une priere qu’il composa
pour les pauvres & miserables detenus en anxieté & oppression,
particulierement en infidelité, dict, _Placuerunt servis tuis lapides
ejus, & terræ ejus miserebuntur._ Les pierres de Syon ont pleu à tes
serviteurs, & pour cette cause ils donneront la misericorde à la terre.
Sainct Hierosme tourne ces paroles en cette sorte: _Quia placitos
fecerunt servi tui lapides ejus, & pulverem ejus miserabilem_: Tes
serviteurs ont rendu agreables ses pierres à ta Majesté, voire jusqu’à
la poudre miserable. Appliquons ces paroles à nostre subject, laissant à
part tous les autres Mysteres enveloppez sous icelles & disons, que
_Placuerunt servis tuis lapides ejus_: Nous avons trouvé ces pauvres
Sauvages & Barbares en nostre premiere Mission des pierres bien propres
pour edifier & bastir la saincte Eglise dans ces pays deserts, & avons
donné par nostre ministere à quelque poignee de sable & d’arene la
misericorde Divine: J’entends le Baptesme, à quelque nombre de petits
enfans, de moribonds, & adults, qui ne sont certainement que trois
grains de sable, au parangon de l’estenduë & profondeur des sables de la
mer, c’est à dire, en comparaison de la quantité & multitude des Nations
immenses en peuple au voisinage de _Maragnan_.

Disons apres, avecques Sainct Hierosme, _quia placitos fecerunt servi
tui lapides ejus, & pulverum ejus miserabilem_, que nous avons faict
voir à toute la Chrestienté & aux Monarques d’icelle, soient spirituels,
soient temporels, pour la descharge de nos consciences, qu’il plaist à
Dieu de reveiller ces Barbares du profond sommeil d’une mescroyance, ou
si voulez, qu’il plaist à Dieu de faire ardre & brusler la petite
estincelle de feu de lumiere naturelle, qui s’est tousjours gardee
depuis le naufrage universel du Deluge en ces Nations, soubs les cendres
de mille superstitions.

Cette estincelle de feu cachee soubs les cendres parmy ces peuples
Sauvages, est la croyance naturelle qu’ils ont tousjours euë de Dieu,
des Esprits, & de l’Immortalité de l’Ame. Quant à la croyance de Dieu,
il est impossible, naturellement parlant, qu’il se trouve une Nation
tant lourde, stupide, & brutale soit-elle, qu’elle ne recognoisse
universellement une souveraine Majesté: Car comme dict Lactance Firmian,
en ses divines Institutions, livre premier, Chapitre second, _Nemo est
enim tam rudis, tam feris moribus, qui non oculos suos in Cœlis tollens,
&c._, Il n’y a homme si rude, ny si brutal, qu’élevant les yeux au Ciel,
encore qu’il ne puisse comprendre que c’est que Dieu, & que sa
providence, nonobstant qu’il ne collige de la grandeur & estenduë des
Cieux, du mouvement perpetuel d’iceux, de la disposition, fermeté,
utilité & beauté de ces voutes azurees, qu’il y a un souverain Recteur
qui conduict le tout en cadence. Et Boece livre 4. de la Consolation des
Sages, Prose 6. _Omnium generatio rerum &c._ Que la generation
continuelle des mixtes & la diversité & ordre des formes, qui vestent
une mesme matiere premiere, convainc naturellement & necessairement
qu’il y a un premier Directeur en l’addresse uniforme de tant de
contraires formes, pour perfectionner ce monde universel. Et Seneque en
l’Epistre 92 à son amy Lucile: _Quis dubitare potest mi Lucilli, quin
Deorum immortalium munus sit quòd vivimus?_ Qui est celuy, mon amy
Lucille, qui met en doute que sa vie ne soit un don & bien fait des
Dieux Immortels? Et Aristote livre II. des Animaux, apres qu’il a
raconté pleinement leurs perfections, il conclud: _Debemus inspicere
formas & delectari in Artifice qui fecit eas._ Nous devons contempler
les formes des creatures, non pour nous y arrester, ains passer d’elles
à celuy qui les a fait, afin de nous y esjoüir. C’est donc chose
asseuree que ces Sauvages ont eu de tout temps la cognoissance d’un
Dieu, mais non de l’Essence, Unité & Trinité, matiere dependante toute
de la foy, quoy que Dieu en ait laissé quelque trace & vestige en la
Nature, par lesquelles les hommes en ont peu conjecturer je ne sçay
quoy: ainsi qu’Aristote livre 4. du Ciel & du Monde, apres avoir tourné
& retourné son esprit parmy les perfections de ce monde, a dit: _Nihil
est perfectum nisi Trinitas_. Il n’y a rien de parfait sinon la Trinité.

Ces Sauvages ont de tout temps appellé Dieu du mot _Toupan_, nom qu’ils
donnent au Tonnerre, ainsi que nous voyons ordinairement parmy les
hommes, que quelque beau chef-d’œuvre porte le nom de son Autheur: &
cecy singulierement, pour autant que ces Tonnerres & Esclairs roulans &
esclairans de toutes parts, sur la teste de ces Sauvages
espouvantablement, ils ont apris & recogneu que cela venoit de la
puissante main de celuy qui habite sur les Cieux. Je me suis enquis par
le Truchement des vieillards de ce pays, s’ils croyoient que ce
_Toupan_, Autheur du Tonnerre estoit homme comme nous. Ils me firent
responce que non: parce que si c’estoit un homme comme nous grand
Seigneur pourtant, comment pourroit-il courir si viste, aller de
l’Orient à l’Occident, quand il tonne, voire qu’en mesme temps il tonne
sur nous, & és 4 parties du monde, & puis il est aussi bien sur vous en
France, comme il est sur nous icy. De plus s’il estoit homme, il
faudroit qu’un autre homme l’eust faict. Car tout homme vient d’un autre
homme. En apres _Giropari_ est le valet de Dieu, lequel nous ne voyons
point, & tout homme se voit, par ainsi nous ne pensons pas que le
_Toupan_ soit un homme. Mais donc, respliquois-je, Que pensez-vous que
ce soit? Nous ne sçavons, disoient-ils, Nous croyons seulement qu’il est
partout, & qu’il a fait tout. Nos Barbiers n’ont jamais parlé à luy,
ains seulement ils parlent aux compagnons de _Giropari_. Voilà la
croyance de Dieu, que ces Sauvages ont eu tousjours emprainte
naturellement en leur esprit, sans le recognoistre par aucune sorte de
prieres ou de sacrifices.

Ils ont en apres une croyance naturelle des Esprits tant bons que
mauvais. Ils appellent les bons Esprits ou Anges _Apoïaueué_, & les
mauvais Esprits ou Diables _Ouaioupia_. Je vous reciteray ce que j’ay
appris de leurs discours à diverses fois. Ils estiment que les bons
Esprits leur font venir la pluye en temps oportun, qu’ils ne font tort à
leurs jardins, qu’ils ne les batent & tourmentent point: Ils vont au
Ciel rapporter à Dieu ce qui se passe icy bas, qu’ils ne font point de
peur, la nuict, ny dans les bois: ils accompagnent & assistent les
François. A l’oposite, ils tiennent que les mauvais Esprits ou Diables
sont sous la puissance de _Giropari_, lequel estoit valet de Dieu, &
pour ses meschancetez Dieu le chassa & ne voulut plus le voir ny les
siens, & qu’il hait les hommes, & ne vaut rien: que c’est luy qui
empesche les pluyes de venir en saison, qui les trahit en guerre contre
leurs ennemis, qu’il les bat, & leur faict peur: qu’ordinairement il
habite dans les villages delaissez, & specialement és lieux où ont esté
enterrez les Corps de leurs Parents: Et mesme j’ay ouy dire à quelques
Indiens, que pensans aller cueillir des _Acaious_ en certains villages
delaissez, _Giropary_ sortit du village avec une voix espouventable, &
battit quelques-uns de leur compagnie fort bien.

Ils disent aussi que _Giropary_, & les siens, ont certains animaux qui
ne se voyent jamais, & ne marchent que de nuict, rendans une voix
horrible, & qui transist l’interieur (ce que j’ay entendu une infinité
de fois) avec lesquels ils ont compagnie, & pourtant les appellent _Soo
Giropary_, l’animal de _Giropary_, & tiennent que ces animaux servent
tantost d’hommes, tantost de femmes aux Diables: ce que nous appellons
par deçà _Succubes & Incubes_, & les Sauvages _Kougnan Giropary_ le
femme du Diable, _Aua Giropary_, l’homme du Diable. Il y a aussi de
certains oyseaux Nocturnes, qui n’ont point de chant, mais une plainte
moleste & facheuse à ouyr, fuyards & ne sortent des bois, appelez par
les Indiens, _Ouyra Giropary_, les oyseaux du Diable[154], & disent que
les Diables couvent avec eux: qu’ils ne font qu’un œuf en une place,
puis un autre en un autre: que c’est le Diable qui les couvre: qu’ils ne
mangent que de la terre: Sur quoy je ne tairay ma curiosité. Je me
resolus d’experimenter la verité de tout cecy: d’autant que fort souvent
ces bestes nocturnes venoient autour de nostre loge de sainct François
crier hideusement, & ce au temps que les nuicts estoient sombres &
noires: je me tins prest, pour courir hastivement avec d’autres
François, au lieu où ces bestes estoient, selon que nous pouvions
conjecturer à l’ouye: mais jamais nous ne peusmes rien voir, mesme nous
les entendions crier aussi tost, à plus d’un grand quart de lieuë de là.
Quelques François m’ont dit que c’estoit une espece de Chats huans: mais
cela est impossible, veu le son & le bruict, & la grosseur d’iceluy que
ceste beste rend. D’autres ont voulu dire que c’estoit le buglement des
_Vaches braves_: mais les Sauvages le nient, & la commune opinion des
Sauvages est que c’est une sorte de bestes puantes, plus grandes qu’un
Regnard.

J’ay aussi voulu avoir l’experience de ces oyseaux de _Giropary_, & à
cet effect, je m’avancé doucement, où la conjecture de mon ouye me
portoit, à la voix melancholique de cet oyseau, & ayant à peu pres
remarqué le lieu, je m’en allay le lendemain au soir de bonne heure me
cacher dans le bois pres du dit lieu, & ne fus point trompé pour ceste
fois: car incontinent que la nuict eut couvert la terre, voicy que ce
vilain oyseau s’approche à deux pas de moy, s’acroupissant dans le
sable, & commença à entonner son chant hideux, chose que je ne peux
supporter, mais sortant d’où j’estois, j’allay voir le lieu où il estoit
accroupy, & ne trouvay rien: sa forme & grosseur tiroit sur le Chathuant
de deçà, & son plumage gris. Tout ce que dessus n’est point eslogné du
sens commun; car nous lisons és Histoires, & en divers Autheurs, la
conjonction qu’ont les Diables avec les animaux hideux & immondes, &
c’est luy qui dés le commencement du Monde, se couvrit du corps du
Serpent chevelu, pour tromper nos premiers Parents. Et la saincte
Escriture luy attribue la forme des plus furieux, monstrueux & horribles
animaux d’entre tous ceux qui vivent & rampent sur la face de la terre.

Ils croient l’immortalité de l’Ame, laquelle tandis qu’elle informe le
corps, ils appellent _An_, & aussi tost qu’elle a laissé le corps pour
s’en aller en son lieu destiné, ils la nomment _Angoüere_. Il est bien
vray qu’ils ont opinion qu’il n’y a que les femmes vertueuses, qui ayent
l’Ame immortelle, à ce que j’ay peu comprendre par divers discours &
enquestes que j’en ay faict, estimans que ces femmes vertueuses doivent
estre mises au nombre des hommes, desquels tous en general, les Ames
sont immortelles apres la mort: Pour les autres femmes ils en doutent.
Semblablement ils croyent naturellement que les Ames des meschans vont
avec _Giropary_, & que ce sont elles qui les tourmentent avec le mesme
Diable, & demeurent dans les vieux villages, ou leurs corps sont
enterrez. Quant aux Ames des bons, ils s’asseurent qu’elles vont en un
lieu de repos, où elles dansent à tousjours sans manquer de chose aucune
qui leur soit de besoin. Voilà tout ce que j’ay peu apprendre, touchant
ces trois points de leur croyance naturelle de Dieu, des Esprits & des
Ames, & ce par une soigneuse recherche entre les discours ordinaires,
que j’ay eu dans ces deux ans, avec une infinité de Sauvages.



Des Principaux moyens, par lesquels le Diable a retenu ces pauvres
Indiens un si long-temps dans ses cadenes.

Chap. IX.


Adonibesec, est un des plus grands Tyrans qui furent jamais, avoit
vaincu & subjugué soixante & dix Roys, ausquels il fit couper les doigts
des mains, & les orteils des pieds, & toutes les fois qu’il vouloit
manger, il les faisoit venir soubs sa table comme chiens pour ronger les
os qu’il leur jettoit & manger quelques morceaux de pain qu’il leur
faisoit donner là dessouz, ne vivans d’autre chose: parce que le diner
achevé, on les remenoit à la cadene. Ce Tyran representoit le naturel du
Diable, lequel il a tousjours exercé vers les Nations qu’il s’est rendu
subjectes par l’infidelité, les tenant ferme à la cadene, ne leur
permettant autres vivres que ses restes, leur ayant tranché tous les
moyens de fuir & d’operer, pervertissant ou effaçant les marques que
Dieu a imprimees naturellement és hommes, par lesquelles ils pouvoient
se disposer à incliner Dieu d’avoir pitié d’eux, qui est la chose que le
Diable redoute surtout & est aisé de le voir en nos Sauvages, lesquels
sont demeurez un si long temps sans aucune cognoissance du souverain
Dieu, retenus dans ses chenes infernales par les abus & corruptions que
le Diable a contractez en eux.

C’est pourquoy Sainct Paul representoit les ruzes & finesses de Sathan à
ses

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Lacune d’une feuille.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

ste raison avions nous occasion d’admirer la forme & la façon de faire
des _Pagis_ ou Barbiers, qui tiennent parmy les Sauvages le rang de
Mediateurs entre les esprits & le reste du peuple, & sont ceux qui ont
plus grande authorité aquise par leurs fraudes, subtilitez & abus, & ont
detenu ces gens plus fortement soubs le Royaume de l’ennemy de salut,
selon ce qui est escrit aux Proverbes vingt neuf. _Princeps qui libenter
audit verba mendacii, omnes ministros habet impios_: Le Prince, qui
volontiers preste l’oreille au mensonge, est servi d’officiers impies &
meschans. Laissant à part l’explication literale de ce passage, nous
l’appliquerons à nostre subject, disant que ce Prince, qui tend les
oreilles au mensonge, ou pour mieux dire, qui est le Pere de mensonge,
c’est le Diable ennemy de verité: ses officiers sont ceux qui abusent le
peuple par leur inventions, subtilitez & enchantemens procedez de
l’instigation des Demons tels que sont les Sorciers Bresiliens. Et ce
pendant se conservent en cette authorité, sans se controoller les uns
les autres, quoy qu’en verité ils sçavent bien les tromperies qu’ils
usent tous à l’endroict de leurs compatriotes.

Ces Sorciers n’ont point de maistre, mais deviennent tels que la portee
de leur esprit les favorise: de sorte que ceux qui ont le plus bel
esprit deviennent les plus habiles. Beaucoup commencent à aprendre ce
mestier, invitez par l’honneur & le lucre, qu’ils voyent estre rendu aux
experts de la Barberie, mais peu arrivent à la perfection. Vous ne
trouverez gueres de villages, desquels les Principaux & Anciens ne
facent profession d’en sçavoir quelque chose. Les Novices de cet art,
s’estudient à bien se vanter, & dire des merveilles d’eux: & faire
quelque petite subtilité devant leurs semblables, pour obtenir le bruit
de vacquer à ce mestier. Leur advencement se faict par quelque accident
& cas fortuit: comme s’ils predisoient la pluye avant qu’elle parust, &
qu’elle survint incontinent apres: S’ils avoient soufflé quelque malade,
& par fortune revint en santé, seroit un signalé moyen, pour estre bien
tost respecté & honoré comme Barbier tres-expert. Par exemple, sans
comparaison, si la fortune en voulait tant par deçà à quelque nouveau
Medecin & Chirurgien qu’un malade desesperé, & une playe tres-griefve
recouvrast guerison, non pas tant pour l’industrie du Medecin nouveau,
ou Chirurgien: ains par le bon naturel avec le concours des unguents
communs, il n’y a point de doute que telle guerison seroit attribuee à
la science & experience des Curateurs, d’où ils prendroient occasion de
faire voler leur renommee parmy les bonnes villes, & seroient receus de
là en avant honorablement aux bonnes maisons. Chose pareille se trouve
dans le Bresil en ces nouveaux Sorciers, lors que la santé du malade
s’est ensuyvie apres leur soufflement. N’ayez peur que cecy demeure
caché dans la loge du patient: Car aussi tost vous verrez trotter ce
Barberot de village en village, raconter ses hauts faits, y adjoustant
trois fois autant qu’il n’en a fait.

Le Diable, esprit superbe ne se communique pas indifferemment à tous les
Barbiers: mais il choisit les plus beaux esprits d’entre iceux, & lors
il mesle ses inventions avec leurs subtilitez. Prenez exemple par deçà.
Vous ne voyez pas que les Diables facent de grandes operations ny
communications aux petits Sorciers: Ils se contentent de leur donner de
la malice au poids & talent de leur esprit. Mais si d’aventure ils
rencontrent quelque bel esprit, ils luy font largement part de leurs
damnables & perverses sciences, tels que sont ordinairement les
Necromanciens, Judiciaires, & Magiciens: Ainsi en est-il des Sorciers de
par delà. Vous en trouvez de bien petits, & n’en faict-on pas grand
estat, & si on ne les craint gueres, & leur métier ne leur vaut
beaucoup. Il y en a d’autres un petit plus sçavans & mediocres, entre
les petits & les grands: Et ceux là d’ordinaire levent leur boutique en
chaque village qu’ils s’attribuent, ainsi que leur cartier designé,
solicitans les habitans du lieu: ayans soin des danses & d’autres choses
qui dépendent de leur office. Si un autre, égal à eux, venoit sur leur
Province, ils n’en seroient pas contens; Mais quand un plus grand qu’eux
est invité, il faut qu’ils ayent patience.

Plus ils parviennent & augmentent en notice d’abus, plus vous les voyez
monstrer une gravité exterieure, & parlent peu, aymans la solitude, &
évitent le plus qu’ils peuvent les compagnies, d’où ils acquierent plus
d’honneur & respect, sont les plus prisez apres les Principaux, voire
les Principaux leur parlent avec reverence, telle qu’elle est en usage
en ces pays là, & personne ne les fasche. Et pour se conserver en tel
honneur, ils dressent leurs Loges à part, esloignez de voisins. Ce rusé
Demon leur apprend ce que la discipline Religieuse observe, à sçavoir,
pour conserver l’esprit de Dieu, rendre son ame capable des visites &
consolations d’iceluy, il faut aymer la solitude, & se retirer en
icelle, fuyant soigneusement le plus qu’il est possible, la compagnie
des hommes: d’où non seulement vous acquerez les faveurs spirituelles,
mais aussi l’honneur & le respect de ceux que vous fuyez: Car la
complexion des hommes est semblable à celle de l’honneur & de l’umbre:
Si vous courez apres ils fuyront devant vous: si vous les fuyez, ils
courront apres vous. Tels sont les hommes: Rendez vous communicable avec
eux, c’est d’où ils prendront occasion de vous mespriser, fuyez-les, ils
vous respecteront.

Semblablement ce vieux Docteur de malice enseigne les principaux de ses
disciples à eviter le commun, se rendre songeards & melancoliques,
bander leur cervelle à nouvelles inventions & fantaisies, demeurer seuls
avec leurs familles, pour estre plus capables de communiquer à leur
entendement les moyens, par lesquels il veut amuser ces peuples en leur
ignorance & superstition, s’esjouissant de voir tant de Nations tomber
en sa cordele. Ce n’est pas du jourd’huy, ny en cette seule nation,
qu’il va contrefaisant les exercices de la vraye Religion, mais de tout
temps & en tout lieu: car il ne peut estre Autheur d’un vray bien, ains
seulement faux imitateur d’iceluy. Et comme les serpens se cachent soubs
la fueille verdoyante pour picquer le faucheur: de mesme il cache son
venin & sa fausse Religion, soubs l’apparence seulement d’une imitation
des œuvres de Dieu.

Pline, & Solinus disent, que le Ceraste, serpent mortifere se couvre de
sable, laissant au dehors les cornes qu’il porte sur la teste, afin
d’inviter les oyseaux à la pasture, lesquelles croyans que ce soit
quelque chose convenable à leur nourriture, s’approchent, mais aussi
tost le galand sort de son embuscade, & se jette dessus.

La Genese compare le Diable à ce serpent, _Cerastes in semita_, le
Ceraste au chemin. Nous le voyons pratiqué en nos Sauvages, nourris &
entretenus à ses amorces de telle façon, qu’il ne seroit pas possible de
le croire, si on ne l’avoit veu: Et pour ce qu’un chacun ne peut pas en
avoir l’experience, je prie le Lecteur de croire ce que je vay luy
raconter.

Ces pauvres Sauvages sont si fols, autour de leurs Sorciers,
specialement des Grands, qu’ils croyent fermement qu’ils peuvent leur
envoyer les maladies, les famines, & les leur oster quand il leur
plaist. Et bien que les mesmes Sorciers sçachent qu’ils sont trompeurs
tous tant qu’ils sont: neantmoins ils croyent, qu’ils ne gueriroient
point eux-mesme, s’ils ne passoient sous les mains d’un autre.

Si quelque François tombe malade par les villages, son Compere, & sa
Commere le prient de vouloir permettre que ces Barbiers le viennent
visiter, souffler de leur bouche & manier de leurs mains. Mais que
diriez vous, si je vous asseurois que plusieurs des Sauvages me venant
visiter, pendant mes maladies, me prioyent fort affectueusement de leur
permettre qu’ils m’amenassent leurs Barbiers, afin de me souffler &
manier, m’asseurans qu’infalliblement j’aurois guerison.

Le grand _Thion_ tombé malade[122] aussi tost qu’il fut venu de _Miary_
au Fort Sainct Loüis, estima, & le croyoit pour certain, que sa maladie
procedoit de la menace du grand Barbier de son pays, lequel vouloit
destourner & empescher ces peuples _Miarigois_ de venir dans l’Isle, &
ne laissa d’en persuader plusieurs à demeurer avec luy dans les forests
de _Miary_: Il avoit menacé _Thion_ qu’il le feroit mourir si tost qu’il
seroit arrivé à _Maragnan_: ce qui n’advint pas pourtant: Car apres le
cours d’une fievre assez violente, il recouvrit sa santé: Neantmoins
pendant sa maladie il s’attendoit de mourir, quelque remonstrance que
nous luy peussions faire, qu’il ne faloit aucunement adjouster foy à ces
Sorciers.

Si ces petits & mediocres Barbiers ont de l’authorité entre les leurs,
beaucoup plus en ont ceux qui proprement sont appellez _Pagy-Ouassou_,
grands Barbiers[155]: car ceux-là sont comme les Souverains d’une
Province, crains & redoutez grandement, & sont parvenus à telle
authorité par beaucoup de subtilitez: Et pour l’ordinaire ils ont au
moins une communication tacite avec le Diable. La part où ils se portent
les peuples les suyvent: ils sont graves, & ne communiquent aisement
avecques les leur, sont bien suivis quand ils vont quelque part, & ont
quantité de femmes: les marchandises ne leur manquent point: leurs
semblables se trouvent bien-heureux de leur faire des presens: & en un
tour de Barberie ils despoüilleroient leurs compatriotes des meilleures
hardes qu’ils pourroient avoir en leurs coffres. Ils se gardent bien de
descouvrir leurs subtilitez devant les Sauvages: & en effect, ils se
mocquent d’eux, ainsi que quelques uns d’entr’eux m’ont rapporté, des
façons desquels ils usoient pour amuser les peuples: Ce que je diray une
autre fois en son lieu.

_Iapy-Ouassou_ & le grand Barbier de _Tapouïtapere_ eurent quelque dépit
& defi l’un avecques l’autre; le grand Barbier luy manda, s’il ne se
souvenoit plus, qu’il luy avoit autrefois envoyé les maladies dont il
pensa mourir, n’eust esté qu’il l’envoya prier de les retirer, & si à
present il ne le craignoit plus? Ce discours fit caler le voile à
_Iapy-Ouassou_, & se tenir heureux d’avoir son amitié. Cela venoit d’une
femme retenue par force. Mais l’histoire du sujet, pourquoy ce Grand
Barbier parloit ainsi à _Iapy-Ouassou_, merite bien d’estre racontee,
pour ce qu’elle touche nostre matiere.

Le grand Barbier de _Tapouïtapere_ avoit acquis dans sa Province & sur
ses voisins le bruict & authorité d’un parfaict Enchanteur, qui envoyoit
à qui bon luy sembloit les maladies, & la mort; & à l’oposite guerissoit
& remettoit en santé ceux qu’il luy plaisoit. Pour ceste cause il obtint
le degré de souverain Principal en son pays, & manioit à son plaisir
tous les habitans de sa Province: _Iapy-Ouassou_ cependant se mocquoit &
gaboit de tout cela: l’autre le sceut, qui luy fit dire, que dans peu de
temps, il esprouveroit en luy-mesme, s’il n’avoit aucune puissance de
faire mal ou bien, à qui il voudroit: _Iapy-Ouassou_ mesprisa tout cela:
nonobstant la fortune voulut qu’il tomba malade naturellement:
neantmoins voilà qu’il se met en fantasie que sa maladie provenoit du
grand Barbier de _Tapoüitapere_, encore qu’il y ait la mer à passer
entre l’une & l’autre Province, & la force de l’imagination redouble sa
maladie de telle sorte, qu’on le jugeoit à la mort. Tous les Barbiers &
Barberots de l’Isle le viennent visiter, & pas un ne luy peut apporter
santé: Enfin il fut contraint de choisir des plus belles marchandises
qu’il avoit, & les envoyer bien humblement à ce Barbier, le suppliant
par les Messagers qui estoient de ses parents qu’il commandast à la
maladie de le quitter. Le Barbier prenant les marchandises, luy envoya
je ne sçay quel fatras à manger, l’asseurant qu’il seroit bien tost
guery. _Iapy-Ouassou_ le creut, & commença peu à peu à se bien porter,
redoutant desormais le Barbier, lequel devant ses plus familiers se
moquoit de luy, & s’authorisoit par dessus luy.

Or comment se peut-il faire, me direz vous, que les maladies s’engregent
& s’en aillent par la forte imagination & vive apprehension qu’ont ces
Sauvages des menaces de leurs Barbiers, ou des faveurs d’iceux: c’est
une matiere de medecins: neantmoins je satisferay à la demande par les
exemples ordinaires des _Ypocondriaques_, ou maladies d’imagination:
lesquels encore qu’ils soient tres-sains, & leurs parties interieures
fort entieres, neantmoins persuadez en leur fantaisie, vous les voyez
debiles & miserables, les uns s’imaginans une maladie, les autres une
autre: Et pour finir ce discours, vous noterez que les uns sont estimez
grands Barbiers pour faire du mal: les autres recogneuz grands Barbiers
pour faire du bien.



Comment le Diable parle aux Sorciers du Bresil, leurs fauses propheties,
Idoles & sacrifices.

Chap. XI.


Sainct Augustin montre que le Diable esmeu de sa superbe, a voulu estre
servy comme Dieu, imitant fausement en tout & partout la façon de faire
de Dieu specialement en ses Oracles: _Diabolus est Angelus per superbiam
separatus à Deo, qui in veritate non stetit, & doctor mendacii, &c._ Le
Diable est un Ange separé par sa superbe de Dieu, qui n’a point voulu
demeurer ferme en la verité, ains s’est faict docteur de mensonge.
Voyant que Dieu parloit à ses Prophetes jadis en diverses façons, & à
son peuple entre les deux figures des Cherubins posez sur l’Arche
d’Alliance, il a voulu semblablement en toutes aages avoir ses faux
Prophetes, avec lesquels ils communiquoit ses mal-heureux desseins, &
ses faux Oracles rendus d’entre diverses figures, par une secrette
operation des Demons habitans en ces lieux: tantost souz la figure d’un
Serpent, tantost d’un Toreau, d’un Hibou, d’une Corneille, d’une
Pyramide, d’une Statuë, & ainsi des autres. Ses faux Prophetes
devinoient les choses à venir, non par esprit Prophetique: car le Diable
ne le peut, ains seulement par une experience qu’il a de longue main:
jouxte laquelle la subtilité de son esprit va presageant les choses
futures, selon la disposition qu’il voit és hommes & en leurs affaires:
ainsi que le dit fort bien Isidore: _Dæmones triplici acumine
præscientiæ vigent, scilicet, sublimitate naturæ, experientia temporum,
revelatione superiorum potestatum_: Les Demons sont doüez de trois
subtilitez, à prevoir les choses futures, sçavoir est, de la sublimité
de leur nature, de l’experience des temps, & de la revelation des
puissances superieures. Laissant à part l’experience si ancienne de ses
deportemens parmy la Gentilité, je veux vous faire voir ce que j’ay
appris de veritable: Comment le Diable a tousjours trompé & trompe
encore pour le jourd’huy ces pauvres Sauvages par ses Oracles &
predictions.

Le Barbier, duquel j’ay parlé cy dessus, retiré dans les plaines de
_Miary_, avoit des Diables familiers souz la figure de petits Oyseaux
noirs, lesquels l’advertissoient des choses qu’il devoit faire, &
d’autres qui se passoient soit en l’Isle, soit en autre lieu. Au temps
qu’il vouloit venir à _Maragnan_, il luy fut revelé & dit par ces
Oyseaux un jour se promenant dans les jardins, que bien tost les
_Tapouïs_ viendroient, lesquels raviroient son _Mil_ & ses racines, mais
qu’il ne luy arriveroit ny aux siens aucun mal, chose qui advint: Car
les _Tapouïs_ estant venus secrettement pour le surprendre: ayans
entendu un grand bruict dans les loges du Barbier, ils n’oserent donner
dessus, craignans qu’il n’y eust nombre d’hommes, mais se contenterent
seulement de faire leurs charges de _Mil_ & de racines, puis s’en
allerent. Ces mesmes petits Oyseaux, ou les Diables, soubs leur figure
commanderent à ce Barbier d’aller en l’Isle de _Maragnan_ faire ses
barberies, & inviter ceux qui voudroient quiter l’Isle à venir en son
habitation, luy enchargeant d’aller droict prendre terre au havre de
_Taperoussou_, c’est-à-dire, le village des grosses bestes, qui est en
un bout de _Maragnan_, & luy deffendans d’approcher entierement du lieu
où habitoient les Peres: ce qu’il fit de poinct en point: car jamais il
ne nous fut posible, quelque asseurance que nous luy peussions donner de
venir nous voir, & disoit que ses esprits nous craignoient, & s’il leur
desobeyssoit, ses jardins demeureroient à faire, n’y travailleroient
plus & il perdroit son authorité entre ses semblables. Que ses esprits
luy avoient conseillé de se retirer de _Maragnan_, avant que nous y
fussions arrivez, afin de vivre avec luy doucement comme ils avoient
faict jusqu’à ce jour: Tels & semblables discours tenoit-il aux habitans
de _Taperoussou_, une partie desquels adjoustoit foy à ce qu’il
racontoit: Et pour ceste occasion, plusieurs femmes se jettoient sur ses
genoux, avec larmes & grands cris, le prians de ne point sortir de leur
contree, & ne dresser son chemin vers _Yuiret_ où nous estions,
specialement puis que les esprits le luy avoient defendu, autrement il
luy arriveroit du mal. Considerez, Lecteur, la mauvaitié, & la crainte
de ces Demons, mauvaitié à empescher, tant qu’il leur est possible, que
les hommes ne viennent à la lumiere de la verité, ains persistent soubs
l’obscurité des tenebres de l’infidelité. C’est le propre de la malice
de fuir la clarté, de peur que ses mauvaises œuvres ne soient
manifestees, & par ainsi son authorité aneantie. La crainte, qu’ils ont
des serviteurs de Dieu, la presence desquels ils ne peuvent non plus
soustenir, que le hibou peut supporter les vifs rayons du Soleil, & les
Crapaux la fleur & odeur de la vigne, monstre combien grande est la
puissance que Dieu a donnee à son Eglise sur les Potentats de l’Enfer:
Poursuivons.

Deux Barbiers Principaux gouvernoient les deux Nations des _Tabaiares_
ennemies l’une de l’autre, lesquels Barbiers nourrissoient leurs peuples
en abus & communiquoient souvent avec les Diables souz diverses formes
d’oyseaux. Celuy du costé de _Thion_ meschant & mal-heureux (qui n’a
jamais voulu venir en l’Isle, ains detournoit, tant qu’il pouvoit, ses
semblables d’y venir) nourrissoit une Chauve-soury dans sa loge, qu’ils
appellent _Endura_, laquelle parloit à luy d’une voix humaine en
_Topinambos_, & si haut quelquefois qu’on la pouvoit entendre à six pas
de la loge, non distinctement, ains confusement & d’un son enfantin: Le
Sauvage luy respondoit demeurant seul en sa loge: car quand il
s’appercevoit qu’elle vouloit parler à luy, il faisoit sortir ses gens.

Pendant que nos gens furent là, pour faire apprester les Sauvages à
passer de leur pays en l’Isle, la curiosité esmeut quelques François,
qui avoient ouy dire des merveilles de ce Sorcier, de prier leurs
comperes, que quand ils recognoistroient le colloque d’entre le Barbier
& la Chauve-soury, il les en advertissent ce qu’ils firent: Et ainsi
s’approchans doucement & finement de la demeure de l’Enchanteur, ils
entendirent librement la voix de l’un & de l’autre, & voulans se joindre
plus pres, en intention de pouvoir distinguer les mots de leur
pourparler, ils furent descouverts par le Sorcier, la Chauve-soury se
retirant: lors ce Barbier les appella sans se fascher, & les fit entrer
chez luy, leur demandant ce qu’ils vouloient, & pourquoy ils estoient la
escoutans? Les François luy respondirent, qu’ils avoient esté informez
par les Sauvages ses semblables qu’il avoit une visible & familiere
communication avec _Giropary_, & qu’ils desiroient d’en experimenter
quelque chose, & c’estoit l’occasion pourquoy ils s’estoient ainsi
approchez, & qu’ils avoient bien entendu & remarqué deux voix, la
sienne, & une autre plus douce & claire. Il est vray, dit-il, je parlois
maintenant à ma chauve-soury, laquelle m’est venuë dire des merveilles &
de grandes nouvelles: car elle m’a dit qu’il y avoit guerre en France, &
que les _Caraibes_ de _Maragnan_ n’estoient pas où ils pensoient: que je
ne m’estonnasse de rien, & que je demeurasse ferme avec elle dans ce
pays, sans aller avec mes compatriotes en l’Isle: d’autant que nous n’y
demeurerions pas longtemps, pource que les François s’en retourneroient
en leur pays: Elle m’a dict aussi qu’il y en a plusieurs de
_Tapouïtapere_ qui sont fuis dans les bois. Ayant dict cecy, les
François luy demanderent, comment il nourrissoit & entretenoit ceste
Chauve-Soury? Il respondit que son Esprit un jour, pendant qu’il estoit
seul, luy dict, qu’il vouloit desormais parler à luy sous la forme de ce
hideux Oyseau, & pourtant qu’il luy fist une petite demeure en sa loge,
ou il viendroit coucher & prendre son repos, & mangeroit de toutes les
viandes dont luy-mesme mangeoit, & quand il voudroit parler à luy, qu’il
l’escouteroit & luy respondroit. Que cét Esprit aussi, quand il auroit
envie de luy communiquer quelque chose de nouveau, l’appelleroit par son
nom, & parleroit à luy dans la loge ou dans les bois, où il commanda au
Barbier de luy faire une niche, dans laquelle il se retireroit &
parleroit à luy tousjours sous la figure d’une Chauve-Soury: voilà dict
le sorcier, le lieu où elle se tient, montrant un des coins de sa loge,
où estoit la niche accommodee de Palmes: là, adjousta-il, elle vient,
converse avec moy, nous discourons ensemble, & mange ce que je luy
donne.

Je ne puis passer cecy que je ne remarque beaucoup de particularitez: la
1. Pourquoy le Diable a pris plustost ceste forme de Chauve Soury que
d’un autre Oyseau. 2. comment le Diable contrefait la parole humaine. 3.
de la verité de ces nouvelles de France: & comment se peut faire que le
Diable sçache tout ce qui se passe au monde. 4. Pour quelle raison il
usoit de viandes. 5. de la situation du lieu qu’il requeroit pour
discourir avec son Enchanteur.

Pour satisfaire à la 1. difficulté, nous disons que l’axiome des
Philosophes. _Le semblable cherche son semblable_, est tres-veritable
experimenté tant és choses Physiques que surnaturelles: par ainsi le
diable qui par sa superbe est devenu un Esprit immonde, recherche aussi
en la nature pour l’ordinaire les formes plus horribles & immondes qu’il
peut trouver pour se communiquer à ses bons serviteurs & amis. Je sçay
bien ce que dict S. Paul. _Ipse enim Sathanas transfigurat se in Angelum
lucis_, que Sathan rusé Cameleon, pour seduire les simples prend la
forme d’un Ange de lumiere, c’est à dire, se revest de belles figures ou
tient des discours en apparence fort bons, mais c’est afin de mieux
joüer son jeu. Par ainsi les belles formes de femmes, & filles qu’il
prend pour attirer à soy les luxurieux, cela ne vient d’autre principe
que du desir de tirer apres luy chacun selon son inclination. Et pour ce
subject, dict S. Thomas que le Diable naturellement ne peut hayr les
Anges bien heureux, pource qu’il communique avec eux en la nature: Mais
quant à la difference de la justice qui est és Anges, & de l’injustice
qui est és Diables, il leur est impossible de les aymer. Je tire de
ceste conclusion deux inclinations qu’ont les Demons: l’une naturelle,
par laquelle ils ayment les choses belles ou au moins ne les peuvent
hayr: l’autre procede de la coulpe & de la superbe: par laquelle ils
ayment & recherchent les choses sales & abominables, & ne peuvent
autrement, à cause qu’ils sont confirmez en ce bouleversement d’apetit,
la coulpe demeurant la maistresse de la nature. Et ainsi disons nous
vulguairement que le Diable a horreur des turpitudes & meschancetez
qu’il faict faire aux hommes par ses instigations: vous entendrez cecy
suivant la distinction de la nature & de la coulpe qui est au Diable.

Voicy donc une des premieres causes pour laquelle ce cruel Behemot prend
la figure de Chauve-Soury: à laquelle j’en adjouste une autre tiree
d’une proprieté peculiere aux Chauve-Sourys de pardelà: C’est que ces
vilains Oyseaux nocturnes, beaucoup plus horribles & grands que ceux de
pardeçà, viennent trouver les personnes couchees & dormantes en leur
lict[156], & leur arrachent une piece de la chair, puis en succent le
sang en grande quantité, sans que le blessé puisse se reveiller: Car ils
ont ceste autre proprieté de tenir l’homme endormy, pendant qu’ils
succent son sang: & estans saouls le quittent, le sang au reste ne
laissant de tousjours distiller, ce qui rend la personne debile, & par
plusieurs jours a de la peine à marcher. Sathan ne pouvoit mieux choisir
pour representer son naturel & sa cruauté: car il vient de nuict, sous
les tenebres de l’ignorance & infidelité trouver les hommes endormis és
delices de leur chair, & leur arrachent l’inclination naturelle qu’ils
ont vers Dieu, il a beau moyen de succer à son aise le sang instrument
de la vie, les affections & passions de ses captifs, pour les rendre
debiles & impuissans à tout bien, & à rechercher leur salut.

La 2. difficulté est, comment le Diable contrefait la voix humaine: veu
qu’il n’a ny organes ny langue pour ce faire: ains sa parole n’est autre
que la manifestation de son desir & volonté, lors qu’il parle aux autres
Diables ses compagnons, & aux hommes par les impressions fantastiques
qu’il estend à la veuë de l’imagination: Neantmoins la saincte Escriture
nous aprend qu’il s’est servi de la langue du serpent pour seduire
nostre premiere Mere: Dieu le permettant ainsi; car il ne peut rien en
la creature tant il est foible & indigent, sans la permission de Dieu: &
avec cette permission il peut former un corps en l’air, & articuler ses
affections & desirs sous telle langue qu’il luy plaist. Nous le voyons
és possedez, par lesquels il discourt de plusieurs langues inconnuës. Je
laisse là mille autres façons avec lesquelles il faict voir aux
Enchanteurs ce qu’ils desirent de luy: car cela n’est à nostre propos.

Nous avons remarqué tiercement les nouvelles qu’il donna des troubles
qui estoient en France, à sçavoir, de cette levée de gens-d’armes
derniere passée: & comment cela se peut faire. Je diray avec S.
Augustin, que les Demons surpassent en legereté tout autant qu’il y a de
corps en la machine de ce monde, & qu’il n’y a rien de corporel qui
puisse s’esgaler à leur vitesse. En 24. heures le premier mobile fait
cette grande course tout autour des voutes inferieures, espace qui
surmonte toute la computation qu’en pourroient faire les Mathemaciens,
tellement qu’en une heure il vous depesche je ne sçay combien de mille
lieuës. Adaptez maintenant cecy à la legereté que peuvent avoir ces
esprits, qu’en peu de momens ils auront fait le tour du monde universel,
& là sçavent & voyent ce qui s’y passe, & de là prennent conjecture de
predire les choses futures: Si les Courriers alloient aussi viste, nous
aurions à chaque heure des nouvelles de tous costez.

Quartement elle usoit des viandes soit que cette Chauve-soury, fut
vraye, de laquelle le Diable se servoit, & pourtant avoit besoin de
nourriture, soit que ce fut seulement une representation exterieure en
l’imaginative, & par consequent n’avoit aucune necessité de viande, pour
vivre: nonobstant ç’a tousjours esté la coustume des Demons de manger &
boire en apparence en la compagnie de leurs tres-chers officiers,
imitant en cecy l’exemple des bons Anges en l’Ancien Testament, lesquels
mangeoient avec les S.S. Personnages tels que furent Abraham, Loth,
Thobie, & autres.

Sinquiesmement, la situation du lieu que cet esprit demandoit à sçavoir
les bois & le creux des arbres, ou quelque encoignure d’une loge
solitaire chose qui fait voir l’inclination aquise de ces esprits
rebelles par leur condamnation de faire leur demeure és lieux obscurs,
deserts tristes & melancholiques, craignans mesme, s’il faut ainsi
parler, la lumiere creée, & la douceur de l’harmonie. Vous le pouvez
voir en la personne de Saül possedé, lequel estoit appaisé par le son de
la harpe de David. Et Asmodee fut lié par l’Ange Raphaël dans le fond du
desert, & Sathan enchainé par l’Ange de l’Apocalypse dans le puys des
Abysmes: Et ce pauvre possedé des legions diaboliques, que Jesus-Christ
delivra, logeoit de nuit & de jour, dans les sepulchres des trepassez.
Mais les Anciens feignoient que Cerberus tiré de l’Enfer à la veuë de ce
beau Soleil ne pouvoit s’empescher de vomir l’Aconite, jusques à ce
qu’il luy fut permis de retourner vistement en ces cavernes tenebreuses.
Cecy soit dit pour le sorcier du vilage du grand _Thion_.

Quant au _Pagy-ouassou_ des vilages de _La farine detrempée_ il advertit
les siens quelques mois auparavant que les François arrivassent là, que
les _Caraybes_ viendroient bien-tost, & leur apporteroient des
marchandises: & faut notter qu’ils ignoroient du tout que les François
fussent en l’Isle de _Maragnan_. A cet advertissement de leur Sorcier
quelques uns se vestirent des chemises & autres hardes qui leur
restoient du temps jadis que les François habitoient avec eux: & ainsi
vestus s’en allerent agacer les villages de _Thion_ à fin de les
espouvanter leur disans, Rendez vous à nous: car nous avons les François
avec nous: voylà les chemises & les hardes qu’ils nous ont données. Ces
paroles intimideront fort _Thion_ & ses gens: & songeoient à fuir, n’eut
esté que les messagers envoyez par les François arriverent, qui les
asseurerent du contraire, & que les François viendroient à eux
aussi-tost qu’on auroit envoyé des embassades en l’Isle. Vous pouvez
voir par cet exemple combien ce rusé Sathan donnoit d’authorité à ces
_Pagys_, leur faisant predire les choses à venir: Mais cette sienne ruse
n’est pas trop grande touchant le point de prediction: par-ce qu’il
voyoit la diligence que les François faisoient à rechercher les Peuples
voisins, & l’envie & resolution qu’ils avoient pris d’aller trouver ces
Nations la part où elles se trouvoient: Partant ce bon valet en advertit
son maistre.

Les Diables usent d’une autre façon de parler & communiquer avec les
Sorciers de ces Pays, sçavoir est: Ils font faire un trou en terre dans
les loges escartées: & là les sorciers se couchent sur le ventre,
mettent la teste au trou les yeux fermez, & font les demandes telles
qu’ils veulent au demon, & en ont responce par une voix procedante du
fond de ce trou. Cette façon de faire estoit fort ordinaire parmy la
Gentilité: & laissant les histoires prophanes, je m’en raporteray du
tout à ce qui est escrit au 1. des Roys, chap. 28. lors que Saül alla
consulter la Sorciere d’Endor, laquelle se courbant en terre, la teste &
la face dans un trou, faisant ses invocations, elle s’escria, _Deos vidi
ascendentes de terra_: J’ay veu des Dieux montans de la terre: Ce n’est
pas sans raison qu’elle s’escria & usa de ces mots, J’ay veu des Dieux:
d’autant que ces enchantemens ne pouvoient avoir de force qu’à faire
venir quelques Diables: mais Dieu voulut que la propre ame de Samuël
montast à sa parole, à fin de prophetiser le dernier malheur de Saul,
qui avoit recours en ses necessitez aux devins & sorciers.

J’ay entendu de quelques François demeurans au vilage d’_Vsaap_, qu’un
sorcier de ce lieu estoit fort craint & redouté par les Sauvages, par-ce
que chacun sçavoit qu’il parloit librement au Diable en la maniere
cy-dessus dite, & n’osoient aprocher de sa loge, quand ils voyoient la
porte fermée, se doutans qu’il traitoit & communiquoit avec son demon de
ses affaires. Il y a une vieille Sorciere en l’Isle qui ne se fait
connoistre que bien secrettement, les Sauvages en font grand estat, &
n’est employée qu’aux maladies incurables: quand tous les Sorciers sont
venus au bout de leur rolet, alors elle est invitée, seurement amenee &
en cachette. Un jour arriva, à ce que m’ont dit quelques François,
qu’elle vint à _Vsaap_ pour faire une guerison desesperée, & au
prealable que de rien commencer: elle s’enferma dans une loge separée au
milieu de la place du vilage, & lors fit ses invocations & enchantemens
diaboliques sur le corps du malade, faisant paroistre visiblement son
demon. Les François qui m’ont raconté cecy, furent curieux d’aller voir
par quelques fentes ce que cette sorciere faisoit, mais les Sauvages les
en empescherent tant qu’ils peurent, leur disans que les esprits de
cette femme estoient dangereux & mauvais: tellement que si quelqu’un
d’eux alloit les espier, ils luy torderoient infalliblement le col la
nuit suivante. Les François se moquerent de tout cela, & allerent
bellement à cette loge, au grand estonnement des Sauvages qui les
regardoient, les estimans par trop hardis & presomptueux: & faisans un
trou à la closture de Palme, ils regardoient les gestes de cette femme,
& apperceurent je ne sçay quoy de monstrueux au tour d’elle, sans
pouvoir distinguer la forme, & s’en retournerent ainsi.

Pendant que j’estois malade, quelques-uns me parlerent de cette
malheureuse creature en grande loüange & estime: comme celle qui ne
manquoit jamais de rendre la santé à ceux qui la prioient de ce faire:
vous pouvez penser si ces paroles m’estoient agreables. Je me suis
laissé conter aussi de certains Barbiers de ces Contrés là qu’ils
avoient des logettes dans les bois, esquelles ils alloient consulter
leurs esprits: & de fait, c’est une chose assez frequente tant dedans
l’Isle qu’és autres Pays voisins, que les Barbiers & sorciers batissent
des petites loges de Palme és lieux les plus cachez des bois: & là
plantent de petites Idoles faictes de cire, ou de bois, en forme
d’homme[157]: les uns moindres, les autres plus grands, mais ces plus
grands ne surpassent une coudee de haut. Là en certains jours ces
Sorciers vont seuls portant avec soy du feu, de l’eau, de la chair ou
poisson, de la farine, may, legumes, plumes de couleur, & des fleurs: De
ces viandes ils en font une espece de Sacrifice à ces idoles, & aussi
bruslent des gommes de bonne odeur devant elles, avec les plumes & les
fleurs ils en paroient l’Idole, & se tenoient un long temps dans ces
logettes tout seuls: & faut croire que c’estoit à la communication de
ces esprits.

Cette perverse coustume prenoit accroissement, & s’enhardissoit és
villages proches de _Iuniparan_, où demeuroit le Reverend Pere Arsene,
tellement qu’il trouvoit au destour des bois de ces Idoles de cire, &
quelquefois dans les Loges. Il y pourveut par les exorcismes qu’il fit
en sa Chappelle contre ces diables si hardis & outrecuidez, & depuis je
n’en ay point oüy beaucoup parler. Considerez icy la presomption de
Sathan, qui en tout lieu, & en toutes nations, quand il peut, se faict
recognoistre par quelque espece d’adoration & de sacrifice, sçachant
bien que nulle Religion peut estre, bonne ou mauvaise sans quelque
espece de sacrifice & representation de la chose que nous adorons. Voilà
pourquoy il inventa les Idoles au lieu des vrayes Images que Dieu avoit
commandé d’estre erigees au Tabernacle, & depuis au Temple de Salomon:
Et au lieu des vrays sacrifices, que Dieu establit en sa Loy, cet esprit
superbe procura d’avoir des Autels & des Sacrifices de toute sorte de
bestes & des fruicts de la terre: Et combien que ceste Nation des
Sauvages n’ait en public aucunes ceremonies de Religion, ny priere ny
oraison: Neantmoins ces Sorciers en particulier servent au diable selon
que j’ay dit.

Or pour fermer ce discours: je diray que ces gens facilement croyoient
qu’on peut avoir des Esprits particuliers, mesme les François: je vous
en donneray des exemples.

Comme le Sieur de la Ravardiere estoit en son voyage de _Para_, au
retour de la guerre des _Camarapins_, il fut adverti par une femme que
les Sauvages du village où il estoit logé, avoient resolu de le mettre à
mort, les François & les _Tapinambos_ qui estoient allez avec luy. L’on
fit ce que l’on peut pour en sçavoir la verité, mais ils eurent tous
bonne bouche, & ne confesserent rien. On s’advisa de faire accroire aux
Sauvages de ces pays là, qu’en la montre ou petite horloge que portoit
le Sieur de la Ravardiere, il y avoit un esprit caché, lequel excitoit
tout ce mouvement que l’on voyoit au dedans & au dehors: & qu’il
reveloit aux François les choses les plus secrettes: partant on fit
venir le Chef, auquel on dit, que s’il permettoit que l’eguille de la
montre que portoit le dit Sieur, parvint jusques à un tel point du
Quadran, que l’esprit qui estoit là dedans diroit la verité: pour ce,
luy dit-on, tiens, prend & porte avec toy cecy, & si tu vois que
l’éguille avance jusques là, precede nostre esprit, & nous viens
manifester le tout. Il prit la montre & la porta chez luy, & voyant que
cela marchoit en allant, il creut facilement que c’estoit l’esprit des
François qui donnoit un tel mouvement, & n’attendit qu’il parvint au but
qu’on luy avoit prescrit, ains il revint, declara tout, & rendit la
montre.

Le Capitaine d’un navire de guerre nous donna une fort belle Image qu’il
avoit prise dans un navire Portuguais qui s’en alloit à Fernambourg. Je
fis mettre par hasard cette Image, à l’heure qu’on me l’apporta, sur
l’un des cofres de nostre Chambre: & voicy qu’au mesme temps plusieurs
femmes Indiennes vindrent en nostre Loge, lesquelles appercevans cette
Image en bosse fort vive, diversifiee de couleurs sur la couche d’or,
s’estonnerent, & ne vouloient point entrer disans. _Y auaëté asse quege
seta?_ Qu’est-ce que cela de nouveau qui est si furieux, & nous regarde
si vivement? Il nous faict peur. Je les fis entrer leur disans, qu’elles
n’eussent point peur, & que c’estoit une Image des Serviteurs de Dieu.
Je fus tout estonné qu’elles s’en allerent à ses pieds pleurer sa
bien-venuë, puis me vindrent demander quelle viande il aymoit, afin de
luy en aller querir. Je me pris à sousrire de leur simplicité, & fist
oster l’Image que je mis en la Chappelle Sainct François.

Chose quasi toute semblable arriva à un _Tabaiare_ fort simple, lequel
contemplant de la porte un tres-beau Crucifix que nous avons en la
Chappelle S. Loüis: jamais il ne me fut possible de le faire entrer dans
la Chappelle, disant à mon Truchement, Voilà qui me regarde trop
vivement, il est vivant sans doute, & j’aurois peur qu’estant entré sans
estre baptisé, il ne me fist du mal. Plusieurs autres ont fait le
semblable, mais prenant le Crucifix entre mes bras, je leur faisois voir
que ce n’estoit que du bois, representant par telle figure ce que
JESUS-CHRIST avoit enduré pour nous. Cecy leur arrivoit de la
superstition, comme j’ay dit, que leurs Sorciers avoient semé entr’eux,
tant de leurs Idoles que de leurs Esprits.



De quelques autres ceremonies diaboliques pratiquees par les Sorciers du
Bresil.

Chap. XII.


Ce Prince seroit bien marry de laisser rien d’entier au service de Dieu,
qu’il ne taschast de l’imiter fausement, afin de l’introduire au cult
superstitieux de sa superbe. Dieu avoit jadis institué les eaux de
Purification en l’Ancien Testament, faictes & composees de diverses
matieres & ceremonies diverses, selon le but & subject auquel elles
devoient estre employees, tantost pour purifier les hommes, maintenant
les vases & ustensiles du Temple: une autre fois les habits, maisons et
tout le mesnage. Semblablement ce Demon institua en la Gentilité les
eaux de lustration, desquelles les Payens se servoient à diverses fins,
ainsi que les Juifs: car les hommes en estoient lavez & aspergez avant
que de se presenter au sacrifices, comme aussi les ustensiles des
Temples des Idoles, & les maisons, habits & mesnage des infidelles.
Voyons si ce mal-heureux serpent s’est point oublié d’amuser nos
Sauvages de telles superstitions.

Quand vous n’auriez point d’autres exemples que celuy que j’ay allegué
au Traicté du Temporel, des barberies que fit ce Sorcier venu des
plaines de _Miary_, cela seroit suffisant pour voir entierement les
folies & abus que l’ancien trompeur a sursemees parmy les peuples,
touchant le poinct que nous traictons. Mais d’autant que j’ay apris des
discours des Barbiers mesme, avec lesquels j’ay parlé, plusieurs
singularitez qu’ils faisoient pour amuser leurs gens: je serois marry
d’en priver le Lecteur.

C’est donc la coustume des _Pagys-Ouassous_ de celebrer en certain temps
de l’annee des lustrations publiques[158], c’est à dire des
purifications superstitieuses par aspersion d’eau sur les Sauvages: &
bien que le tout depende de leur fantaisie, composans ces ablutions à
leur caprice, neantmoins pour l’ordinaire ils font emplir d’eau des
grands vaisseaux de terre, & proferans secrettement quelques paroles
dessus & soufflans de la fumee de _Petun_, & meslans un peu de poudre de
la Loge où ils sont, ils se mettent à danser, puis apres le Barbier
prend des branches de Palme, qu’il trampe là dedans, & en asperge la
compagnie. Cela fait, chacun prend de cette eauë dans des _Couis_ ou
escuelles de bois, & s’en lavent, comme aussi leurs enfans.

_Pacamont_, Grand Barbier de _Comma_[159], me contoit un jour qu’il
faisoit sortir de l’eau de terre, avec laquelle il lavoit ces gens, au
grand estonnement de tous ces Barbares, qui voyoient sortir si
nouvellement cette eauë du milieu de sa Loge, & la recevoient comme si
elle eust esté miraculeusement envoyee par les Esprits: mais le rusé
avoit emply un grand vaisseau d’eau, laquelle s’escouloit par soubs
terre dans des canaux de bois creux qui est en grande quantité au
Bresil: & ainsi il trompoit ces gens.

Le Diable avoit persuadé aux Gentils plusieurs sortes d’abus és eaux,
fontaines & ruisseaux. Les Nymphes habitoient aux unes, les Deesses aux
autres: les unes faisoient un effet, les autres un autre: les unes
estoient facheuses & dangereuses, les autres agreables & asseurees: les
unes sacrees, les autres prophanes. Pareillement ces Sauvages ont une
opinion superstitieuse, que quand ils voyent certaine espece de lezards,
lesquels ressemblent aux Mourons de deçà, ou aux Lezards veneneux de
diverses couleurs, courir dans leurs eaux, ils estiment que cette
fontaine est dangereuse pour les femmes, & que _Giropari_ boit de cette
eauë: Ayant sceu cette superstition je m’en servy pour me delivrer de
l’importunité & incommodité que me faisoient les femmes se lavans dans
la fontaine de nostre lieu de S. François: car je fis courir le bruit
qu’il y avoit là de ces Mourons: pas une du depuis n’en voulut aprocher,
sinon les Esclaves du Fort, ausquelles il estoit deffendu de se laver
dans la fontaine par ce moyen j’eus le loisir de la faire clorre &
fermer à la clef, afin de conserver l’eau en sa netteté. Cette
superstition va jusques là qu’ils croyent que ces Lezards se jettent sur
les femmes, qu’ils les endorment & ont leur compagnie, tellement
qu’elles deviennent grosses de leur fait, & produisent des Lezards au
lieu d’enfans: Et c’est pourquoy pendant que ce bruit fut en sa vigueur,
les Esclaves du Fort ayans commandement d’aller querir de l’eau en ce
lieu, venoient en compagnie armees de bastons, de couteaux & autres
instrumens semblables pour se deffendre, disoient-elles, de ces Lezards,
qui ne fut pas une petite risee à tous nous autres François.

Outre les eaux de lustrations & diaboliques ablutions pratiquees par ces
Barbiers ils usent d’une façon particuliere à communiquer leur esprit
aux autres: & c’est par le moyen de l’herbe de _Petun_, laquelle estant
mise dans une canne de Roseau, ces Sorciers en attirent la fumee,
laquelle ils degorgent sur les assistans, ou la soufflent de la canne
sur iceux, les exhortant de recevoir leur Esprit & la vertu d’icelui. Ne
diriez vous pas que ce cauteleux Dragon vueille en ceste fausse
ceremonie imiter Jesus-Christ quand il donna son Esprit à ses Apostres,
& la puissance à eux & à leurs successeurs de le donner en sa personne à
ceux qui seroient initiez aux sacrez Ordres; Ainsi qu’il est porté en S.
Jean. _Insufflavit & dixit eis, Accipite Spiritum Sanctum._ Il soufla
sur eux, & leur dit, Recevez le Sainct Esprit; Car d’où ces Barbiers
auroient-ils pris ceste ceremonie Sathanique, si le Diable ne la leur
avoit montré; pour ce qu’ayans tousjours esté enfermez dans ceste grande
& vaste prison du Bresil, sans aucune communication du viel monde; ils
ne pouvoient l’avoir apprise d’aucune autre Nation. Ces souflemens leur
sont fort particuliers, comme une ceremonie du tout necessaire pour
donner guerison aux malades: Car vous les voyez attirer par leur bouche,
tant qu’ils peuvent, le mal, disent-ils, du patient dans leur bouche &
gosier, & contrefaisans la bouche toute pleine, bandee & boursoufflee,
ils laschent tout d’un coup ce vent enfermé dehors, faisant autant de
bruit presque qu’un coup de pistolet, & crachent apres à grande force,
disant que c’est le mal qu’ils ont succé, & taschent de le faire croire
au malade.

A ce propos nous prismes un jour grand plaisir le sieur de Pesieux & moy
au village d’_Usaap_. Il y avoit un pauvre garson Sauvage vivement
tourmenté d’une colique du pays: Un de ces Barbiers vint exercer son
attraction d’esprit sur son petit ventre, faisant plusieurs mines, & se
reprenant à diverses fois, & ce d’autant qu’il voyoit que nous le
regardions attentivement, nonobstant pour toutes ses aspirations &
attractions le garson ne cessoit de crier; En fin il nous vint trouver
apportant en ses mains deux ou trois petits cloux, & nous dit: voilà ce
que je luy ay tiré du ventre; il a les boyaux tous pleins de cela, il me
les faut tirer les uns apres les autres: de peur que si je ne les luy
tirois en gros, ils ne luy crevassent les tripes & ecorchassent le
gosier. Il le fit acroire à ce garson qui ne cessoit de crier qu’on luy
tirast les cloux du ventre. Si ces loges eussent esté couvertes
d’ardoises, je pense qu’il eust mis en la teste de ce garson d’avoir
mangé les lates & les cloux de la couverture; mais n’ayans pas les cloux
de fer communs entr’eux, je ne sçay comment il peut embaboüiner les
assistans & leur persuader ceste folie. Je pourrois icy rapporter
plusieurs semblables exemples, mais celuy-cy suffit pour faire entendre
le sujet que je traitte.

Or si c’est chose digne d’admiration de voir la malice de l’Esprit
infernal en tout ce que nous avons dit jusques icy: beaucoup plus grand
doit estre nostre étonnement, en ce que je vay dire: parce qu’il a
estably la confession auriculaire entre ces Sauvages. Je ne dy rien que
je n’aye entendu de mes oreilles de la bouche de _Pacamont_, &
semblablement par le recit d’autres Sauvages & François. Ce grand _Pagy_
en sa Province de _Comma_ alloit visiter quand il luy plaisoit les
vilages de son cartier, & la commendoit que chacun vint à confesse à
luy, specialement les jeunes femmes & les filles: & quand il trouvoit
quelques une qui ne vouloient pas tout dire, il les menassoit de son
Esprit, qu’au cas qu’elles ne dissent tout il les tourmenteroit &
sçavoit finement recognoistre si elles disoient tout ou non. Puis il
leur donnoit je ne sçay quelle sorte d’absolution, mais le galant
sçavoit bien apres dire les nouvelles de l’escole, remarquant les unes &
les autres pour telle & telle action, & neanmoins cela, il n’a pas
laissé d’exercer ce mestier & façon d’entendre les confessions jusques
au temps que nous arrivasmes là. Pensez je vous prie, qui luy pouvoit
avoir appris ceste maniere de confesser auriculairement, menacer ses
semblables qu’au cas qu’ils celassent quelque chose son Esprit les
batroit, & que confessant tout, son Esprit les absoudroit.



Des Signes manifestes de la ruine du Diable en ces Pays de Maragnan.


Le sauveur du monde en S. Marc, auparavant que de monter à la dextre de
son Pere, donna charge à ses Apostres & Disciples d’aller par tout le
monde universel, convertir les infideles, les asseurant par certains
signes & marques d’une prochaine ruine de l’Empire des Demons, à
sçavoir, _Signa eos qui crediderint hæc sequentur: In nomine meo dæmonia
ejicient, linguis loquentur novis, serpentes tollent, & si mortiferum
quid biberint, non eis nocebit. Super ægros manus imponent & benè
habebunt_: Ces signes suivront ceux qui croiront, ils chasseront les
Diables en mon nom, ils parleront nouveaux langages, ils osteront les
serpens, & s’ils boivent quelque venin mortifere il ne leur nuira point:
ils imposeront leurs mains sur les malades & s’en trouveront bien. Pour
entendre clairement ces paroles, il faut noter avec les Peres &
Docteurs, qu’elles ont esté pratiquees literalement par les premiers
Chrestiens: d’autant qu’il estoit necessaire en ce premier âge de
l’Eglise, laquelle devoit combatre l’obstination des Juifs & la folle
sagesse des Gentils. Mais depuis que la Foy a esté estenduë par
l’Univers, & que l’obstination des Juifs a esté condamnee de tous, & la
sagesse humaine tenue pour vanité: il n’a pas esté necessaire
d’effectuer literalement ces signes en toute les conversions de
mecroians, ains seulement la pratique Allegorique & Mystique a esté
suffisante. Et c’est ce que nous voulons montrer en ce chapitre avoir
esté faict & se faire tous les jours parmy ces terres de _Marignan_.

Premierement il est dit, _In nomine meo dæmonia ejicient_, ils
chasseront les demons en mon nom. Dans les deux ans que j’ay esté en
_Maragnan_ j’ay veu cecy executé en diverses façons: c’est que les
Diables ont faict paroistre realement la pœur & la crainte qu’ils
avoient du nom de Dieu, procurans par toutes les voyes du monde,
d’empescher nostre Mission, de persuader à leurs Barbiers qui leur
estoient plus fidelles de retenir les peuples sur lesquels ils avoient
commandement de s’approcher de nous, donner terreur aux Sauvages du
signe de la Croix & les inciter à les arracher, exciter les mauvais
exemples pour tourner en risee ce que saintement nous enseignons à ces
Barbares, intimider par plusieurs fois les habitans de _Marignan_,
_Tapouïtapere_, _Comma_, les _Caietez_, ceux de _Para_ & _Miary_, à ce
qu’ils eussent à fuir dans les bois & pays perdus, de peur qu’ils ne
tombassent en la cadene & captivité des François ou Portuguaiz:
cependant il est arrivé tout autrement: car au temps que nous estimions
que tout estoit perdu, ç’a esté lors que Dieu a faict paroistre la
puissance de son nom, retenant non seulement ces Sauvages aupres de
nous, les rendant faciles & obeissans à sa parole, mais aussi il a fait
que ces Barbares mesprisent leurs sorciers & la puissance des Diables
tenans pour certain que le nom de Dieu & l’ablution de Jesus-Christ fait
fuir _Gyropari_. J’en donneray de beaux exemples.

Vous vous souviendrez de ce que j’ay dict cy-dessus tant des Barbiers
des plaines de _Miary_ que des habitations de _Thiü_, comme les Diables
leur manifestoient la crainte qu’ils avoient des croix plantees au nom
de JESUS-CHRIST, & de nous ses chetifs serviteurs: Et comme quelqu’un de
leurs principaux m’entretenoient sur ce que ces Barbiers n’avoient voulu
venir avec eux: je luy en demande la raison: il me dict: Parce que
_Giropari_ craint le _Toupan_.

_Acaiouy_ Principal de Miary, duquel nous parlerons cy-apres plus
amplement, lors qu’il me vint trouver pour me demander congé de faire sa
loge aupres de moy: ne voulant demeurer avec les autres au fort: il me
dict qu’entre les raisons qui l’emovoient à bastir sa loge prez de la
nostre, c’estoit que _Giropari_ n’osoit approcher du lieu où nous
habitions, puis que nous estions venus exprez afin de le chasser du
pays.

_Pierre le Chien_ Sauvage baptisé à Dieppe il y a plusieurs annees nous
contoit, aux sieurs de la Ravardiere, de Pisieux, & autres & à moy sur
la demande qu’on luy faisoit de ses fortunes en guerre, que Dieu l’avoit
tousjours gardé en mille dangers pour ce qu’il estoit Chrestien, &
faisoit fuir les Diables dés-lors qu’il entroit en un village, que ses
semblables estoient asseurez, quand ils estoient avec luy, & ne
craignoient point _Giropari_.

Autant en croioient les habitans de _Tapoïtapere_ des nouveaux
Chrestiens lesquels ils estimoient commander à _Giropari_ & le chasser,
& estoient bien aise d’avoir des Chrestiens en leurs vilages pour la
mesme raison. Cecy m’a esté rapporté assez souvent tant par Martin
François Indien, que par les François. Et à ce sujet nous inculquions
dans l’esprit des Catecumenes ce poinct & croyance, que sitost qu’ils
seroient lavez, ils auroient puissance sur les Diables, & ne les
devoient desormais craindre aucunement.

Somme c’est un bruit general dans tous ces pays que les Diables sont des
mauvais Espris lesquels redoutent les _Pays_ & les _Karaïbes_,
c’est-à-dire les Peres & tous ceux qui sont baptisez. Il me souvient que
mille fois parlant aux Sauvages de ceste matiere, ils me respondoient,
_Gyropari yportassouassequegésera_, le diable est à present bien pauvre
& gueux, il a grand pœur, il n’est plus si hardy qu’il estoit: _Giropari
ypochu, Toupan Katou_, le diable est meschant, il est cruel, il ne vaut
rien? Mais Dieu est tres-bon. Que pourriez-vous desirer d’avantage pour
l’accomplissement de ce premier signe, & pour l’asseurance de la totale
ruine du diable? Voilà les diables qui confessent eux-mesmes qu’ils
craignent le nom de JESUS-CHRIST, les armes de sa Passion, & mesme ses
serviteurs, dissuadent leurs plus intimes amis de s’approcher de nous,
renversent le ciel & la terre pour empescher nos entreprises, suscitent
tout ce qu’ils peuvent inventer pour les rompre: En fin ils donnent du
nez en terre, sont au bout de leurs finesses: Ceux qui jadis les
craignoient, les meprisent à present. Que reste-il sinon de poursuivre
les choses encommencees.

_Linguis loquentur novis_, ils parleront nouveaux languages. Vraiement
nos Sauvages de _Maragnan_ parlent un language bien nouveau, puis
qu’aucun devant nostre Mission sinon ce _Marata_ Ancien, c’est à dire un
des Apostres de JESUS-CHRIST, duquel nous avons parlé cy devant, ne leur
appris à parler comme ils parlent à present à sçavoir, la profession du
Christianisme, en recitant le Symbole des Apostres _Arobiar Toupan_ &c.
& parler à Dieu par l’Oraison Dominicale, _Orerouue &c._ dresser leurs
vies & leurs actions suivant les commandemens de Dieu, _ymoeté yepé
Toupan_ &c. & selon les commandemens de l’Eglise _Are maratecouare ehumè
&c._ laver & fortifier leurs ames par les S. Sacremens. _Iemongaraïue
&c._

N’est ce pas parler un langage nouveau que discourir ensemble des
mysteres de nostre Foy tels que sont l’Unité d’Essence en Dieu & Trinité
de Personnes: que le Fils de Dieu ait pris un Corps dans le Ventre
Virginal: qu’il soit mort luy qui est Autheur de vie: que les meschans
sont aux Enfers: que tous les hommes resusciteront en corps & en ame: &
de là chacun ira au lieu de sa sentence, Et cependant voilà les discours
ordinaires de nos Barbiers, qui par cy-devant ne parloient que de tuer,
manger, rotir, boucaner leurs ennemis, ne traittoient que de leurs
lubricitez paillardises & folies. Celuy qui voudra bien peser cecy,
s’etonnera d’un tel changement parmy des Barbares qui ne sçavoient chose
aucune, que ce que simplement la nature leur avoit enseigné.

Les Juifs croioient que les Apostres fussent sortis d’un cabaret pleins
jusques au gosier de vin & de viande, quand ils virent qu’en mesme temps
les Gentils de divers pays faisoient signe de bien entendre ce qu’ils
preschoient, & que les Apostres semblablement entendissent leurs
questions & demandes sur ce qu’ils enseignoient: Je vous dy pareillement
que les Sauvages estoient estonnez & perdus quand ils voioient leurs
semblables baptisez discourir en leur langue de choses si hautes, si
profondes, & si nouvelles, comme celles que nous leurs apprenions par
les truchemens, & disoient les uns aux autres: D’où vient que ceux cy
parlent si bien du _Toupan_ & que les Pays leur ayent peu apprendre de
si belles choses, qu’ils nous recitent, & mesme nos enfans qui sont plus
sages que nous, & que tous nos Peres & Ancestres qui nous ont devancé:
desquels pas un, quoy qu’ils ayent vescu longtemps, ne nous a rien dict
de semblable comme font les Pays: Il faut de necessité qu’ils ayent
parlé à Dieu.

Troisiesmement _serpentes tollent_: Ils osteront les serpens. Qui sont
ces serpens du Bresil, lesquels envenimoient de leur langue & de leur
queuë ces peuples? Ne sont-ce pas premierement tous les grands & petits
Sorciers qui abusoient de leurs Nations? La Foy de JESUS-CHRIST, estant
comme la Cigongne, laquelle purge les Pays où elle faict sa demeure des
serpens venimeux. Sainct Paul jetta en l’Isle de Malte la vipere qui le
tenoit au doigt, dans le feu. Le doigt donné de JESUS-CHRIST aux
Apostres, est la puissance du Sainct Esprit, qui va à l’ordinaire des
Agents naturels doucement, sans contraincte, disposer le subject à
recevoir une nouvelle forme, par le bannissement & ruyne d’une autre
forme contraire: Ainsi ces viperes jettees au feu, sont les Ministres de
Sathan, que le Sainct Esprit chasse, pour rendre la Nation abusee
susceptible de l’Evangile, & de la cognoissance de Dieu. Que si je dis
qu’il semble que le Sainct Esprit aye envers ces Sorciers de _Maragnan_
faict un plus grand miracle, qu’il n’a faict vers les Sacrificateurs du
Paganisme: Je croy que mon opinion sera bien receuë, par ce que ostez
deux ou trois de ces Sorciers, les autres, voire les plus grands ne
desirent rien plus que d’estre baptisez: au contraire rarement ces
Sacrificateurs du Diable en la Gentilité, espousoient le Christianisme:
Par ainsi nous pourrions dire que les Serpens venimeux, rampans leurs
poitrines sur la terre sont devenus oyseaux volans dans l’Element de
l’air suivans la Prophetie d’Isaye: _De radice colubri egredietur
Regulus, & semen ejus absorbens volucrem_: De la racine de la Couleuvre
sortira le Basilic, & la semence du Basilic engloutira l’oyseau; Ce que
Vatable interprete en cette sorte[160]: _De radice serpentis egredietur
Regulus, & fructus ejus Cerastes volans_: De la racine du serpent
sortira le Basilic, & le fruict d’iceluy sera un Ceraste volant.

Pour entendre ce passage il faut se souvenir de ce qu’escrivent les
Naturalistes, à sçavoir que les grosses Couleuvres engendrent le
Basilic: lors qu’elles ont mangé un Crapaux: Mais le Basilic cherche les
Poules blanches, avec lesquelles il a conjonction & de sa semence
pondent des œufs, lesquels elles cachent dans un trou au sable à
l’ardeur du Soleil, & de ces œufs s’esclosent des serpens volans. Ils ne
disent rien en cet endroict, que je n’aye experimenté en _Maragnan_
selon le commun advis & opinion des Sauvages. Car il m’arriva par deux
fois qu’une Poule blanche que j’avois, fit deux petits œufs, ronds comme
une Prune de Damas & picotez: puis changea son chant, & eussiez dit,
qu’elle estoit fole: Nos Sauvages me dirent alors, qu’infalliblement le
Basilic l’avoit couplee dans le bois, & qu’il la falloit tuer & jetter,
& brusler les œufs, par ce que quiconque mangeroit des œufs qu’elle
pondroit, en mourroit asseurément: & si on laissoit les œufs sans les
brusler, il en sortiroit des serpens volans, qu’elle n’estoit la
premiere, ains souvent cela arrive, & aussi tost les Poules changent
leur chant, & n’arrestent en place. Accommodons cecy à nostre propos, &
disons que la Couleuvre ancienne est le Prince des Demons Sathan, les
Basilics sont les Diables ordonnez sur les Provinces par Lucifer, afin
de seduire le monde, les serpens d’iceux sont leurs Ministres, tels que
sont les _Pagys_ ou Barbiers du Bresil, lesquels veulent acquerir des
aisles pour changer d’Element, de la terre en l’air, quitter leurs
vieilles & abominables coustumes de ramper la poictrine en bas en leurs
abominations & service diabolique, & s’approcher du Ciel, comme le reste
des Indiens par l’ablution ou lavement de leurs anciens pechez au
Sacrement de Baptesme.

Ces Serpens aussi bannis du Bresil, sont ces mal-heureuses coustumes &
pechez abominables qu’ils commettoient, tel qu’estoient les vilenies,
rages & vengeances, ainsi que nous avons discouru en autre lieu assez
amplement.

Quatriesmement, _Et si mortiferum quid biberint non eis nocebit_: Et
s’ils boivent quelque poison mortifere il ne leur nuira point. Le vray
poison que les ames avalent, est la fausse doctrine que le Diable faict
suggerer aux oreilles des nouveaux Chrestiens. Vous le trouvez en
plusieurs exemples du siecle mesme des Apostres: Comme certains
seducteurs s’en alloient débaucher les simples, lesquels avalans la
potion d’_Aconite_ se sentoient aussi tost bourrelez dedans l’ame &
esbranlez en la foy, mais le Sainct Esprit, duquel il est dit en la
Genese, _Spiritus Domini, ferebatur super aquas_, l’Esprit du Seigneur
estoit porté sur les eaux du Chaos, c’est-à-dire, non encore
perfectionnees ny esclairees, ou comme veulent dire les autres,
_Incubabat aquis_, il couvoit les eaux du Chaos pour en tirer les belles
Colombes, ainsi que feignoient les Poëtes, des œufs de Thetis, couvés
par le Pigeon blanc, ou le Cigne, desquels sortirent Castor & Pollux, ou
bien, _fovebat aquas_ il eschauffoit ces eaux encore froides: Le Sainct
Esprit, dis-je, excuse plus aisément la fragilité & foiblesse de ces
nouveaux Chrestiens, que non pas celle des anciens en la foy. Par ainsi
il va voletant sur ces eaux destournees du vray chemin par les mauvais
discours de ceux qui ont l’ame mal faicte, va couvant les œufs delaissez
du Pere & de la Mere les ames fraichement lavees, mais esloignees de la
presence de ceux qui les ont nettoyees: eschauffe ces eaux gelees par le
souffle du pernicieux Aquilon, & ne veut que le poison beu leur donne la
mort, ains les ramenant au giron de leur Mere, & entre les bras de ceux
qui les avoient apres Dieu engendrez spirituellement à JESUS-CHRIST pour
leur faire vomir ce venin de leur cœur, & reprendre la salutaire
nourriture, par laquelle elles se fortifieroient pour resister desormais
à tous esbranslemens.

Cela se passa au Bresil, aussi bien qu’il se fit du temps des Apostres,
que quelque nombre de nouveaux Chrestiens de _Tapouïtapere_ estonnez des
mauvais discours d’un certain personnage, se despoüillerent &
renoncerent à demy au Christianisme: mais nous y pourveusmes
soigneusement: Aussi firent nos Messieurs qui se rendirent tres-diligens
à remedier à ce mal, y apportans tout ce qu’ils jugerent estre
necessaire, & par ainsi ces nouvelles plantes fletries d’une Bise
gelante, retournerent à leur premiere verdeur & vigueur, & nous revenans
voir au Fort S. Loüis, nous les encourageasmes à demeurer à jamais
stables & fermes en la profession du Christianisme, & leur enchergeasmes
de ne s’esloigner point de _Martin François_ qui nous servoit en ces
cartiers quasi comme de suffragant: Le Diable par ce moyen se sentoit de
toutes parts acculé, & ses affaires alloient de jour en jour en
empirant. J’espere à present que j’escris cecy, que les Peres qui sont
par delà, luy donnent de terribles alarmes, & que son Royaume va fort en
decadence, & s’approche de sa totale ruine: Car avant que je quittasse
l’Isle, je voyois & experimentois une disposition generale & universelle
de la conversion de ces peuples[161], specialement des enfans.



Que les enfans du Bresil termineront & finiront le Royaume de Lucifer, &
commenceront à establir le Royaume de Jesus Christ.

Chap. XIIII.


Le Psalmiste Royal David en son Psalme 8. lequel est institulé en cette
sorte, _In finem pro torcularibus, Psalmus David_. C’est à dire le
Pseaume de David qui doit estre chanté en action de graces au Seigneur,
sur la fin des vendanges, dit, par prevision de la ruine totale de
l’Empire de Lucifer sur les ames infidelles, & de l’establissement du
Royaume de JESUS-CHRIST: _Ex ore infantium & lactentium perfecisti
laudem propter inimicos tuos, ut destruas inimicum & ultorem_. Tu as
perfectionné ta loüange par la bouche des enfans & des petits à la
mammelle en dépit de tes ennemis; à ce que tu destruises l’Adversaire &
le Tyran plein de vengeance. Rabbi Jonathas embellit ce passage &
l’esclaircit en cette sorte: _Fundasti fortitudinem ut destruas Authorem
inimicitiarum & ultorem_. Tu as fondé la force de ton Empire par la
bouche & confession de foy des petits enfans, pour monstrer ta grandeur,
en ruinant de fond en comble l’Autheur des inimitiez & le vangeur
sanguinaire. Et Sainct Hierosme dict: _Quiescat inimicus & ultor_, Tu as
fermé la bouche au seducteur ennemy de salut & enragé contre les hommes
par la voix des enfans.

Grande merveille que les enfans ont esté le Symbole de la fondation
prochaine du Royaume de JESUS-CHRIST, & de la cheute de la puissance des
Demons. Je ne veux icy m’arrester beaucoup à relever de plusieurs
exemples ce traict de la providence de Dieu, ains je me contenteray de
rapporter ce qui se passa au Triomphe de JESUS-CHRIST avant sa Passion,
lors que les enfans crioyent, _Osanna filio David_, & que le Fils de
Dieu soit le bien venu, qui fut ce que ce S. Roy prendoit dire
premierement, en intitulant son Cantique _In finem pro torcularibus_, en
la fin pour les pressions, c’est à dire, en la fin du Royaume de Sathan,
& au commencement de la Passion de JESUS-CHRIST quand ces enfans
devoient rendre ce tribut & recognoissance. Secondement de jour en jour,
& en suitte, en la fin & consommation de la captivité de Sathan sur les
ames infidelles: & au commencement de la saincte Eglise, establie parmy
elles, & ce principalement par les enfans: chose que je veux faire voir
estre accomplie és enfans du Bresil.

Ces jeunes ames, non encore corrompues ny gastees des vieilles &
mauvaises coustumes de leurs Peres, montrent je ne sçay quelle
disposition singuliere & particuliere à recevoir comme un tableau ras,
telle peinture...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Lacune d’une feuille.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

... répugnance: & nous leur facilitions le moyen de l’entendre par les
choses qu’ils voyoient journellement: telles que sont les huitres
croissantes sur les branches des arbres, lesquelles prennent chair & vie
entre deux coquilles, sans aucune commixtion ny emission de semence,
ains de l’humeur marine & par la chaleur du Soleil: Ainsi le Fils de
Dieu au ventre de la Pucelle, la saincte Vierge, son precieux sang ayant
fourny de matiere, & le Sainct Esprit de chaleur, a pris son corps sans
autre operation humaine. Ils goustoient fort cette similitude, & me
respliquoient que plusieurs autres choses en leur pays s’engendroient
par la seule operation du Soleil, telles que sont les lezards qui
sortent des œufs, apres que la chaleur du Soleil leur a donné la vie:
partant qu’ils ne trouvoient aucune difficulté en cela: ny aussi, que
Dieu se fust faict homme pour mourir, afin de sauver les siens, parce
que, disoient-ils, _Giropari_, qui est un esprit meschant, entre dans le
corps des animaux monstrueux, pour nous faire peur, battre & tourmenter.

Sur tout j’admirois certes, comment si aisement ils se persuadoient, la
verité & la realité de JESUS-CHRIST Fils de Dieu, soubs les especes de
pain & de vin, veu que nous voyons par deçà tant d’ames errantes en ce
poinct, lesquelles en toutes autres affaires ne manquent point d’esprit
& de jugement. Je ne puis dire autre chose là dessus, sinon ce que la
Saincte Escriture dict aux Proverbes vingt cinq: _Sicut qui mel multum
comedit non est ei bonum, sic qui scrutator est majestatis opprimetur à
gloria_: C’est chose bien douce que le miel, mais quiconque en mange par
trop, il n’y a rien qui offence d’avantage l’estomach: De mesme il n’y a
rien de plus suave & delicieux que la consideration des œuvres de Dieu,
& la lecture des sainctes lettres, mais celuy qui entre trop avant &
mesure le tout à l’aulne de son esprit, poussé de la superbe de son
entendement. Il n’y a rien plus asseuré qu’il demeurera opprimé des vifs
rayons de la gloire de sa Majesté: cela se voit és yeux des hybous
aveuglez, pour ce qu’ils veulent contempler & juger de la face du Soleil
& de sa lumiere: Au contraire ceux qui manient avec crainte & humilité
les mysteres de nostre Foy, sont esclairez sans danger de leur veuë, &
obeissent doucement à la volonté & puissance du Souverain, lequel peut
ce qu’il veut, peut, veut & faict ce qu’il dict. Ces pauvres Sauvages,
je dy mesme ceux qui n’estoient pas encore Chrestiens, si tost qu’on
leur faisoit signe qu’ils sortissent de l’Eglise, ils s’en alloient
franchement, demeurans neantmoins à la porte, laquelle estoit fermee
pendant que l’on disoit le Canon de la Messe, & qu’on faisoit la
communion: & disoient par ensemble que le _Toupan_ descendoit à cette
heure là sur nos Autels, beuvant & mangeant avec nous, & ne meritoient
pas demeurer devant luy, sinon lors qu’ils seroient baptisez, & la plus
part d’iceux se tenoit à genoux, ayans veu les François faire le mesme:
Quant aux Indiens Chrestiens, ils s’agenoüilloient incontinent qu’ils
entendoient sonner la clochette, joignans les mains & adorans Dieu. Ils
appellent ce mystere du tres-sacré Corps & precieux Sang du fils de Dieu
du mot de _Toupan_, c’est à dire, de Dieu mesme, ainsi qu’il est porté
en leur croyance, _Aséreou yanondé Toupan rare_, c’est à dire, devant
mourir tu recevras le Corps de Dieu. Et encore que je recogneusse en eux
cette facilité de croire à ce secret si profond, je n’osois me hasarder
de les communier, si ce n’eust esté en l’article de la mort, & aymois
mieux laisser cela à ceux qui viendroient apres moy, parce qu’un jour
donnant la communion à une Indienne, laquelle j’avois faicte examiner
autant qu’il me fut possible avant que de luy donner le precieux corps
de Jesus Christ à Pasques, si tost qu’elle eut receu l’Hostie sacree,
elle se troubla fort, & ne la pouvoit avaler, tellement qu’elle vint à
hausser sa main afin de me redonner l’Hostie, ce que j’empeschay, luy
disant qu’il n’y avoit que les Prestres qui peussent la toucher, &
qu’elle n’eust point de crainte, & ne se troublast point de recevoir son
Dieu, que sa volonté estoit qu’elle le receust & l’avallast hardiment,
ce qu’elle fit moyennant un peu de vin, que je luy mis dans la bouche
avec le calice: ceste secheresse de la langue & de la bouche ne luy
estoit arrivee que d’une trop grandes timidité à recevoir cette saincte
viande, ce qui me fit resoudre desormais de les laisser se bien fonder
en la cognoissance de cet article, auparavant que de leur administrer le
sainct Sacrement: & encore que plusieurs me demandassent le _Toupan_, je
les remettois à la venuë de nos Peres.

On n’a pas grande peine à les faire confesser leurs fautes, mesme les
femmes, & des choses, lesquelles par deçà le sexe feminin faict toute
difficulté de declarer aux Prestres, tenans la personne de Dieu: Ils
vous disent fort librement, l’oüy, & le non, le temps, le lieu, la
qualité des personnes, & le nombre de leurs pechez, sans aucune honte
sote & mondaine, comme nous voyons par deçà. Ils ne hesitent en rien à
croire l’effect du Baptesme, qui est le lavement des peschez, la
filiation de Dieu, & l’acquisition du Ciel, & tiennent pour certain que
ceux qui sont baptisez vont en paradis avec Dieu: Cela s’entend pourveu
qu’ils ne retombent en peché mortel. De tout temps ils ont creu qu’il y
avoit un Enfer où estoit _Giropari_, & avec lequel les meschans
alloient: De mesme ils tenoient par tradition que Dieu estoit bien
heureux là haut, & que les bons esprits demeuroient avec luy: & quant à
leurs Peres qui avoient bien vescu, ils s’en alloient en un lieu de
delices, terrestre pourtant, ou rien ne leur manquoit. Suivant cecy il
nous fut bien aisé de leur faire entendre ce qu’ils devoient croire du
Paradis, de l’Enfer, & d’un troisiesme lieu, dans lequel les ames sont
purgees auparavant que d’aller au Ciel, & d’un quatriesme où les petits
enfans qui ne reçoivent le Baptesme, mourans avant l’usage de raison,
estoient receus pour ne point endurer de mal, aussi ne pouvoir jamais
voir Dieu, le Baptesme estant la clef du Ciel.

On ne croiroit jamais, si l’experience ne le faisoit voir, combien ces
gens sont curieux de sçavoir les choses de Dieu. Ils nous faisoient tous
les jours mille questions quand nous discourions avec eux de ces
matieres, ainsi que celles-cy: Comment Dieu avoit faict le monde. Si
c’estoit avec ses mains, ou si les bons esprits luy avoient aydé à faire
les Cieux, les Estoilles, le Soleil, la Lune, le Feu, l’Air, l’Eau & la
Terre, les premiers hommes, les premiers oyseaux, poissons, animaux,
reptiles, arbres & herbes. Ce qu’il y avoit devant que le monde fust
fait, ce que Dieu faisoit estant tout seul; & en quelle forme il est là
haut au Ciel. Par quel moyen il faict rouler le Tonnerre, & envoye les
pluyes: s’il parle aux hommes, si nous estions descendus du Ciel, si
nous estions naiz de femmes, si nous avions veu les Anges & les Diables,
qui nous avoit apris tout ce que nous leur enseignions, si nous ne
mourions point: & apres que nous estions morts comment on faisoit
d’autres _Pays_. S’il y avoit beaucoup de _Pays_ en France, si tous
estoient vestus comme nous, s’il y avoit un Roy _Pay_, pourquoy nous ne
voulions point de femmes ny de marchandises, si la Mere de Dieu avoit
esté une fille comme une autre, si elle avoit beu & mangé ainsi que
nous, pourquoy il estoit mort, s’il ne venoit point quelquefois du Ciel
se promener en terre, & parler à nous, si ces Apostres estoient _Pays_
comme nous, combien il y en avoit eu, pour quoy les autres _Karaibes_
François n’estoient pas aussi bien _Pays_ comme nous, si c’estoit
nous-mesmes, qui nous fussions faits _Pays_, ou si c’estoit un autre qui
nous eust fait tels.

A toutes ces demandes & plusieurs autres, nous leurs respondions ce qui
en estoit, & faisoient paroistre exterieurement par leurs gestes &
paroles le contentement qu’ils en recevoient: aussi à la verité le temps
s’escouloit doucement parmy toutes ces demandes & confabulations: Et
pour ce que je veux mettre cy apres les divers & plus singuliers
discours que j’ay eu avec les _Mourouuichaues_, c’est à dire, les
Principaux de _Maragnan_, _Tapoüitapere_, _Comma_, _Caietez_, _Para_ &
_Miary_. Je ne me veux arrester davantage sur ces questions & demandes:
d’autant que vous les verrez au long, & mes responces parmy ces
conferences, lesquelles comme j’espere, vous donneront un grand
contentement, vous asseurant que je les rapporteray tres-fidelement, &
ne m’escarteray que le moins qu’il me sera possible, de la phrase
ordinaire qu’ils ont en leurs harangues: en quoy l’on m’excusera, comme
aussi du passé, si l’on ne trouve tant d’ornement en ceste Histoire,
ainsi que requerroit la curiosité du siecle: mon opinion est, que la
beauté d’une Histoire est la verité du faict & la simplicité du stile.
Que si je ne rapporte mot à mot ces Conferences, ou que j’use de
multiplicité de paroles, c’est assez que je n’offenceray en rien la
substance du fait, & que cette abondance de discours sera du tout
necessaire & requise, afin de vous faire entendre clairement leur
intention & discours.



Conference premiere avec Pacamont grand Barbier de Comma.

Chap. XVI.


Ayant eu plusieurs Conferences avec ce Principal & grand Sorcier j’ay
avisé de les distinguer par Chapitres, desquelles voicy la premiere.

_Pacamont_ est petit de corps, vil & abjet, tellement que qui ne le
cognoistroit, on en feroit fort peu d’estat: Cependant c’est le plus
grand & le plus authorisé entre tous les Principaux de ces pays de
_Maragnan_, specialement en la Province de _Comma_, qui est une des plus
belles, fertile & peuplee contree des _Tapinambos_. Il a si grande
puissance là dedans, qu’a sa seule parole il remuë tous les habitans, &
y est craint extremement. Il est fin & rusé autant que Sauvage peut
estre, & par ses ruses & finesses, il est parvenu à ceste sienne
authorité, grandeur & credit. On le tient pour un souverain Barbier,
tres-subtil sorcier, & fort familier aux Esprits, qui a la mort & la vie
entre ses mains, donnant la vie & la santé à qui bon luy semble: grand
soufleur, & entretenoit les simples par confessions, lustrations,
encensemens, & semblables autres choses, ainsi que nous avons dict
cy-dessus. Il se garda bien de venir des premiers saluër les François &
s’offrir à eux, voulant au préalable experimenter ce qu’ils demandoient:
Pourquoy ils estoient venus: Et comme ils s’establiroient. Et estant
bien informé de tout cela, il s’en vint au fort S. Louys faire son
entree, salüer le sieur de la Ravardiere d’une plaisante façon. Il
estoit bien accompagné, & ses gens revestus de plumes, & la plus forte
de ses femmes avec luy, & n’en avoit pas moins de trente.

Arrivé qu’il est à _Yuiret_ ayant passé la mer dans nostre Barque,
laquelle estoit allee querir des farines en son pays, où il y a plus de
quarante lieuës de mer de distance du Fort de S. Louys: arrivé, dis-je,
qu’il fut, il fit sçavoir au sieur de la Ravardiere qu’il l’alloit
trouver dans son Fort: Le sieur l’attendit à cet effect: Cependant il
fit arranger ses gens les uns apres les autres qui le suivoient. Il vint
faire le tour des Loges lesquelles estoient basties autour de la grande
Place de S. Louys, haranguant selon la coustume & recitant sa grandeur,
& l’amour qu’il portoit aux François, & le subjet de sa venüe,
semblablement la valeur & la puissance des François. Ayant finy il
s’approche de la porte du Fort, en un carfour où estoient plusieurs
François assemblez, considerans les façons de faire de cet homme: Lors
il commanda à sa femme qu’elle se disposast à le porter jusques au logis
du Gouverneur. A quoy elle obeit: Et ainsi montans sur elle à fourchon,
à la mode que les Indiennes portant leurs enfans, il entre au Fort & va
trouver le dict sieur: sa femme estoit noire comme un beau diable,
s’estant peinturee depuis la plante des pieds jusques à la teste du suc
de _Iunipap_. Pensez avant que de pousser plus outre en matiere, si la
compagnie peut s’empecher de rire, voyant un des Princes du Bresil monté
sur un si beau Rousin: Il fut gracieusement receu & dict ce qu’il voulut
pour ses excuses: Et apres avoir faict ses affaires, il s’en vint chez
moy, en la loge de Sainct François accompagné de ses gens emplumacez: Je
luy fis tendre incontinent un lit de coton tout blanc, où s’asseant, il
demanda à l’un de sa compagnie son cofin de _Petun_, lequel le luy
alluma aussi tost & le luy donna: Et apres en avoir pris trois où quatre
fois, & rendu la fumee par les narines, il commença à me parler,
(j’estois assis vis à vis de luy en un autre lit de coton, ayant mon
Truchement prés de moy) gravement & posement en ceste sorte.

Il y a plusieurs Lunes que j’ay le desir de te venir voir, & les autres
_Païs_, mais tu sçais toy qui parles à Dieu, que nous autres qui sommes
estimez converser avec les Esprits, qu’il n’est pas bon ny expedient
d’estre legers & faciles, & aux premieres nouvelles s’emouvoir & mettre
en chemin: parce que nous sommes regardez de nos semblables, & se
rangent à ce que nous faisons. La puissance que nous avons obtenüe sur
nos gens se conserve par une gravité que nous leur monstrons en nos
gestes & en nos paroles. Les volages & ceux qui au premier bruit
apprestent leurs Canots, s’emplument, & vont voir hativement ce qui est
arrivé du nouveau, sont peu estimez, & ne deviennent grands Principaux:
c’est ce qui m’a retenu & empesché de venir plutost. Ceux de
_Tapouïtapere_, & plusieurs de ma Province sont venus devant moy, mais
ils sont moins que moy. Je me resjouys de vostre venuë, parce que
j’apprendray que c’est que Dieu. Je suis plus capable de le sçavoir,
qu’aucun de mes semblables. Je ne voudrois pas que l’un d’iceux me
precedast, ou que tu le lavasses devant moy, & le fisses parler à Dieu:
quand tu m’auras enseigné ce que c’est que du _Toupan_, j’auray plus
d’authorité que je n’avois, & seray bien plus estimé des miens que je
n’estois: & seray sous toy en mon pays: Et tu mettras en la bouche de
ceux que tu m’envoieras pour me le dire, ce que tu veux que je face: &
quand mes semblables verront que je seray Fils de Dieu & lavé, tous le
voudront estre à mon exemple.

Ce me seroit une grande douleur, si tu prisois quelqu’un plus que moy:
Car j’ay tousjours faict estat des choses hautes. J’ay esté curieux de
hanter les François & de les ouyr. Je sçay de mes ayeuls l’histoire de
Noë, lequel fit une barque, & mit ses gens dedans, & que Dieu feit
plouvoir en si grande quantité par plusieurs jours, que la terre fut
couverte d’eau, laquelle creusa par apres les terres, fit les montagnes,
les valees, & la mer, & nous separa d’avec vous. Noë fut nostre Pere à
tous. Je sçay aussi que Marie a esté Mere du _Toupan_, & qu’elle n’a
esté connuë d’aucun homme: Mais Dieu luy-mesme s’est faict un Corps en
son ventre: Et comme il fut grand, il envoya des _Maratas_, des Apostres
par tout: nos Peres en ont eu un, dont nous avons encore les vestiges.
Vous autres _Païs_ estes bien plus grands que nous. Car vous parlez au
_Toupan_, & les esprits vous craignent: c’est pourquoy je veux estre
_Paï_. Il y a longtemps que suis _Pagy_ & personne n’a esté plus grand
que moy. Je n’en fais plus d’estat: Car aussi bien je voy que mes
semblables feront seulement conte de vous. Je voudroy bien que tu
voulusse venir en ma Province, c’est une bonne terre: Il y a force
Sangliers, Cerfs & Biches, tu n’en manquerois point, & je serois
tousjours avec toy.

Je fis responce à ces paroles, que j’estois bien aise de le voir, & que
j’avois souvent ouy parler de luy & de la puissance qu’il avoit: Et
comme il trompoit par diverses ruses les Indiens, leur faisant à croire
qu’il avoit un Esprit familier: mais que ma rejouissance estoit bien
plus grande de ce qu’il commençoit à recognoistre sa faute. Il est bien
vray que je descouvrois par ce discours qu’il n’avoit l’intention telle
que Dieu la demandoit, pour estre mis au nombre de ses enfans, & lavé de
l’Eau Divine.

Il reprist la parolle en ceste maniere. Que veux-tu dire par la, que je
ne cherche pas Dieu, comme il faut? Car je desire estre _Paï_, comme
toy: me faire admirer plus que jamais, parmy les miens, leur persuader
d’estre enfans de Dieu, & venir à toy afin que tu les baptises, & faire
en ma Province ce que tu voudras, & qu’on die que moy qui estois grand
_Pagy_, je suis le premier à recognoistre Dieu & vous autres _Païs_: Et
estant estimé de grand esprit, les autres sous mon ombre viennent à Dieu
& facent comme moy: Car si je ne me fais laver, plusieurs ne le feront
pas & dirons, attendons que _Pacamont_ soit _Caraybe_, & puis nous le
serons, car il a meilleur esprit que nous, & est bien plus subtil. Tu
dois sçavoir qu’auparavant que tu vinsses je lavois ceux de ma contree,
comme vous faites vous autres les vostres, mais c’estoit au nom de mon
esprit, & vous le faites au nom du _Toupan_. Je souflois les malades &
ils s’en portoient bien. Ils me disoient ce qu’ils avoient fait, &
j’empeschois que _Giropary_ ne leur fit tort. Je faisois venir les
bonnes années, & me vangois de ceux qui me meprisoient par maladies. Je
leur donnois de l’eau qui sortoit du plancher de ma loge, & à present je
ne fais plus cela, & ne le veux plus faire: car c’estoit la subtilité de
mon esprit qui me suggeroit toutes ces choses & me moquois des miens,
lesquels estimoient cela estre merveille, mais c’est qu’ils n’ont point
d’esprit. Il est bien vray qu’un François m’avoit apris à faire sortir
de l’eau ma loge.

Je luy fis dire là dessus par mon Truchement, qu’en cela mesme qu’il me
venoit de repliquer je trouvoy qu’il ne cherchoit pas Dieu comme il
falloit, par ce qu’il pretendoit par le moyen du Baptesme de devenir
plus grand & plus estimé entre les siens, qu’il n’estoit auparavant par
ses barberies & enchantemens, & que Dieu demandoit de ses enfans, qu’ils
fussent humbles & contrits des fautes passées: combien qu’en verité Dieu
ne laisse d’extoller les siens: beaucoup plus que les Diables ne font
les leur: & partant tandis qu’il auroit cet esprit, il ne falloit qu’il
esperast que les Peres le receussent au Baptesme, mais bien lors qu’ils
le verroient eslongné de superbe & repentant de ses sorceleries. Comme
je disois ces paroles le Truchement du sieur de la Ravardiere appellé
_Migan_ vint me trouver, à cause que je l’avois envoyé querir pour
entretenir _Pacamont_: pour ce que ces Sauvages ont cela de naturel de
priser plus les Truchemens anciens que les jeunes. Je luy raconté mot à
mot tout ce que nous avions conferé jusqu’à cette heure là & le priay de
luy faire une harangue correspondante à mes discours & aux siens, &
voicy ce qu’il luy dit.

Tu sçais bien qu’il y a longtemps que je converse avec vous & avec vos
Peres, quand nous estions à _Potyiou_. Je t’ay dit souvent que tu estois
un trompeur & abusois tes semblables, lesquels sont de legere croiance:
Tu leur faisois acroire ce que tu voulois: tes peres & tous ceux qui ne
sont baptisez s’en vont à _Giropary_ dans les Enfers, & tu iras avec
eux, si tu ne fais ce que les _Pays_ disent. Quand nous estions avec toy
devant que les Peres vinssent, nous ne laissions pas de nous moquer de
ce que vous autres _Pagys_ faisiez: nous ne disions mot pourtant: car ce
n’estoit pas ce qui nous amenoit, pourveu que nous recueillassions les
cotons ce nous estoit assez. Nous prenions vos filles & en avions des
enfans, à present les _Pays_ nous le deffendent, & n’oserois pour ce
suject aller encore à l’Eglise, ny moy, ny ceux que tu vois qui n’y vont
point: car les Peres nous ont defendu d’y aller d’autant que Dieu defend
la paillardise. Tu as trente femmes, il faut que tu les laisses, & te
contente d’une, si tu desires estre fils de Dieu & recevoir le Baptesme:
penses au bien & au bonheur que tu as maintenant de pouvoir t’afranchir
& delivrer des pates du Diable. Tes peres n’ont point eu l’ocasion que
tu as: c’est Dieu qui te pousse à venir voir les _Pays_, & à luy
demander le Baptesme: Mais regarde que Dieu sçait tout & ne peut estre
trompé, veut & desire que ceux qui viendront à luy, renoncent
parfaitement au Diable & à toutes ses façons de faire.

Il luy fit cette responce; Ne sçais-tu pas bien ce que j’ay tousjours
esté entre les miens? combien ils faisoient estat de mes barberies? ne
sçais-tu pas bien aussi que j’ay traité les François comme j’ay peu &
leur ay fait bonne chere. J’ay tousjours excité mes semblables à leur
donner leurs filles & leurs marchandises pour des ferremens: j’estois
bien aise d’estre avec eux, à fin d’aprendre quelque chose de nouveau,
pour ce vous autres François avez bien meilleur esprit & entendement que
nous, & si tost que j’entendis que les Peres estoient arrivez j’en fu
bien ayse, & dis à mes semblables: voilà qui est bien: Ils nous
aprendront à connoistre Dieu: je les veux aller voir: c’est ce qui
m’amene & de quoy nous parlions.

Je dis à _Migan_ qu’il luy fit entendre ce de quoy je l’avois desja
entretenu, à sçavoir qu’il estoit le bien-venu: mais qu’il falloit qu’il
recherchast le Baptesme avec humilité & repentance. _Migan_ luy fit tres
bien reconnoistre cela en luy remettant devant les yeux la grandeur &
puissance de Dieu, & au contraire la petitesse des hommes, specialement
de ceux lesquels estoient detenus en la captivité de Sathan. Il trouva
cecy fort bon, & me fit dire, qu’il ne faudroit aucunement de me revenir
voir le lendemain pour parler avec moy de ses affaires: Par ainsi nostre
conference finit & s’en allerent de compagnie au Fort, apres que je leur
eu donné à chacun un coup d’eau de vie.

Or il nous faut remarquer plusieurs belles particularitez en ce
discours, lesquelles autrement seroient obscures & passeroient à la
legere. Premierement le faux zele qu’ont ces Sorciers de conserver leur
authorité & credit entre les leurs, prenans garde de ne faire aucune
action legerement, par laquelle ils puissent estre jugez de leurs
inferieurs, aussi inconstans & imparfaits qu’eux, & par consequent aussi
incapables d’entretenir les esprits familiers qu’eux: supposans que pour
avoir la joüissance des esprits il faut estre constant & grave, & ne se
laisser emporter aux premiers bruits. Considerez en cecy comment les
Diables abusent du flambeau naturel logé en l’homme, lequel nous fait
voir clairement que si nous desirons d’entretenir le vray esprit de Dieu
en nous, il faut necessairement bannir la legereté & inconstance de
nostre interieur, nous retirer fermes au milieu de nous, & ne rien faire
ou dire que la raison n’aye discuté & pesé: autrement nous sommes
moindres, eu esgard à la profession que nous faisons du Christianisme,
que ces sorciers lesquels se contraignoient d’estre graves pour demeurer
en bonne estime devant leurs semblables.

Vous noterez secondement les effets de l’Esprit diabolique, qui sont la
superbe & grande presomption se fourrant mesme parmy les choses sacrées,
tant ce venim est fort, qui veut agir contre son contraire: Car il n’y a
rien si contredisant que l’Esprit de Dieu, & l’Esprit de Sathan:
l’Humilité de JESUS-CHRIST, & la superbe de Lucifer: l’abnegation du
Chrestien, & la presomption des enfans du Diable: C’est ainsi que Simon
le Magicien procedoit avec S. Pierre, requerrant l’Esprit de Dieu avec
le prix de son argent, afin de se faire reconnoistre pour grand par le
moyen du S. Esprit. Quel grand aveuglement, d’estimer que Dieu fut le
vassal de vanité! Quelle pitié d’une ame enchainée des obscuritez
infernales! Ce pauvre sorcier du Bresil estimoit au commencement que
nous avions Dieu dans nostre poche, pour le donner à qui bon nous eut
semblé, & luy encharger expressement de bien obeïr au maistre à qui nous
le loüerions: C’est ce serviteur & esclave Demon qui se rend familier
aux mechans pour faire mille badinages en intention d’avoir apres leur
ame, lequel avoit imprimé cette fantasie en la teste de ce pauvre
_Pagy_, Dieu nous garde de tel danger.

Troisiesmement, quant à ce qu’il dit de Noë & de la Vierge, je n’oserois
asseurer de qu’il tient cela: si c’est des François, il n’y a pas grande
aparence: car tous les François qui ont esté par devant nous, ne leur
parloient que de saletez & concubinages: ou si c’est d’une antique
tradition, il semble que cela soit: pour ce que dés lors que nous
arrivâmes à _Yuiret_, _Iapy Ouassou_ nous fit presque un semblable
discours du deluge & d’un Apostre qui estoit venu en leur terre, comme
il est escrit au livre de R. P. Claude.



De la Seconde Conference que j’eus avec Pacamont.

Chap. XVII.


Le lendemain du grand matin il ne manqua de me venir voir, comme il
m’avoit promis, acompagné de ses gens: & ne voulut s’asseoir dans un
lict, ains il me prit par la main, & me dit, _Ché assepiak ok Toupan_,
je te prie mene moy voir la maison de Dieu: car là je te veux parler,
selon tes discours d’hier au soir. Je luy dis qu’il vint apres moy, &
que j’allois l’y conduire: ce qu’il fit. Aussi-tost que tout son monde
fut entré, il les fit ranger vers la porte, & s’approchant de moy, il me
dit tout bas à l’oreille: Ceux-cy ne sçavent rien & ne sont capables
d’entendre parler de Dieu: partant, je veux que nous parlions ensemble
tout bellement: (j’avois faict tendre nostre Chappelle de nos plus beaux
ornements, & accomodé sur les Escaliers de l’Autel plusieurs &
differentes Images:) Nous nous approchasmes de l’Autel ayant le
Truchement avec moy: Et à lors il m’interrogea l’espace de plus de deux
heures sur toutes les pieces qu’il voyoit devant luy.

Premierement il voulut sçavoir, ce que signifioit le Crucifix, disant:
qui est ce mort si bien faict & tendu sur ce bois croisé? Je luy fis
dire, que cela representoit le Fils de Dieu faict homme au ventre de la
Vierge, attaché par ses ennemis sur ce bois, afin d’aquerir à son Pere,
ceux qui seroient lavez du sang qu’il voyoit ruisseler de ses mains,
pieds & costé. Il se tint par une espace de temps fort suspens,
regardant fixement l’Image du Crucifix: puis en respirant, il lascha ses
paroles: Comment, _Omano Toupan_? Quoy, est-il possible que Dieu soit
mort? Je luy fis repliquer, qu’il ne falloit qu’il estimast que Dieu
fust mort, lequel avoit tousjours vescu dés toute eternité, que c’estoit
luy qui donnoit la vie aux hommes & aux animaux: ains seulement le corps
qu’il avoit pris de la Pucelle saincte Marie estoit mort, pour accrocher
à la mort _Giropary_, ainsi qu’il voyoit faire aux enfans, lesquels
voulans prendre un gros poisson de la mer, qui mange les petits, font un
appas sur l’hameçon de leur ligne du corps d’un des poissonnets, sur
lequel le gros Poisson se jettant, il se trouve pris, tiré, aterré, &
mis à mort, à la faveur & delivrance des petits poissons. Ainsi ce
meschant _Giropary_ alloit devorant tous nos Peres, mais Dieu voulut
envoyer son Fils pour le prendre à la ligne, de laquelle ceste Croix
servoit de perche, ces clous & ces espines d’haim ou de crochet, & son
corps d’appas: mais me fit-il respondre, pour quoy le Diable avoit-il
puissance sur nos Peres? Parce, luy dis-je, qu’ils avoient esté rebelles
au commandement de Dieu, mangé d’un fruict defendu, & s’estoient laissé
tromper au Diable souz la forme de Serpent. Et combien que Dieu eust peu
nous sauver par autres voyes, si trouva il ceste façon plus douce &
raisonnable, prenant le ravisseur par sa propre proye. Il se contenta de
ces paroles, & adjousta si le corps du _Toupan_ estoit en France encore
sur le bois, comme cestuy-cy que tu me monstre, & si tu l’as veu? Non
dis-je: mais il resuscita peu apres qu’il fut mort, portant ce corps là
haut au Ciel, vivant & clair comme le Soleil, & est assis au plus beau
lieu du Paradis, devant lequel tous les Esprits, & les Ames des gens de
bien viennent se courber, le remercians de ce qu’il a mis à mort leur
ennemy: Et en la faveur de ce corps, les nostres, apres qu’ils seront
morts, revivront & seront portez au Ciel par les Anges, de nous, dis-je,
qui sommes lavez par le sang escoulé de ses playes: Et à l’oposite vos
corps, & ceux de vos Peres iront avec _Giropary_ dans les feux brusler
pour tousjours, si vous n’estes lavez en ce sang. Mais il faut, dit-il,
qu’il sorty beaucoup de sang de son corps, & que vous le gardiez
soigneusement, pour en laver tant de personnes. Je luy respondis: Tu es
encore trop grossier pour entendre ces mysteres: il suffit qu’il aye une
seule fois espandu ce sang sur la terre, & qu’en memoire & merite
d’iceluy, nous lavions les Ames spirituellement par l’eau Elementaire,
que nous jettons sur les corps. Ne voy-tu pas qu’une source ou fontaine
persevere tousjours en son cours, encore qu’elle n’aye esté creusee
qu’une seule fois de la main de Dieu? Tu sçay bien que l’Estoile
Poussiniere, & le Chariot ont esté une seule fois attachees au Ciel: Et
cependant tous les ans, si tost que tu les voy briller sur la teste,
elles t’envoient les pluyes, & arrousent tes jardins. Il dit apres:
C’estoient de meschantes gens ceux qui firent mourir le _Toupan_: car il
est bon, je l’ayme, & veux croire en luy. Je luy dis: ils estoient
abusez par _Giropary_, comme tu es, lequel les incita à le persecuter,
faire mourir & crucifier, à cause qu’il les reprenoit de leurs
meschancetez, ainsi que nous faisons, suivant le commandement qu’il nous
en a donné: Et tous ceux qui obeissent au Diable sont ses ennemis, & luy
en feroient autant, comme ceux-là ont faict, s’il retournoit au Monde.
Je voudroy bien, dit-il que tu me donnasses une semblable image pour
porter quant & moy en ma province. Je rapporterois de mot à mot à mes
semblables ce que tu me viens de dire, & luy ferois une plus belle loge
que celle-cy. Je la ferois bien fermer, personne n’y entreroit que moy,
& ceux que je trouverois capables d’entendre le discours que tu me viens
de faire. Je luy fis responce. Apres que tu seras Baptisé nous te
permettrons d’en faire une, en laquelle nous erigerons un Autel pareil à
celuy-cy, orné de mesme, & paré d’Images semblables à celles-cy que tu
vois.

2. Il y avoit au pied du Crucifix, une Image de Nostre Dame faicte en
broderie d’une merveilleuse beauté, & revetue de perles, que le sieur de
S. Vincent nous donna, quand il s’en retourna en France: laquelle
contemplant, il me demanda. Quelle est ceste femme si belle & ce petit
enfant devant elle, qu’elle regarde les mains jointes? Je luy fis dire
que c’estoit la figure de Marie Mere de Dieu, & ce petit Enfançon,
c’estoit le Fils de Dieu, quand il sortit du Ventre d’Icelle. Il
redoubla ces paroles deux ou trois fois, _Ko ai Toupan Marie?_ Comment,
est-ce là Marie Mere de Dieu? _Kougnam Ykatou_, que c’estoit une belle
femme. Je luy fis dire, qu’il falloit, qu’elle fust bien belle, puis que
Dieu l’avoit prise pour Espouse & Mere de son Fils, que c’estoit la
Princesse de toutes les femmes, qu’elle n’avoit point eu d’autre Mary
que Dieu qui l’eust connuë, & que sans estre touchee elle avoit enfanté
le Fils de Dieu: que son Corps estoit resuscité peu apres sa mort, ainsi
que celuy de son Fils, & avoit esté eslevee dans le Ciel par les Anges,
où il est à present assis aupres du Corps de son Fils. Voilà, me dit-il,
de grandes choses, qu’une fille puisse enfanter sans homme. Comment, ce
dis-je, ne voy-tu pas que les huitres croissent sur les branches des
arbres, sans masle, ny aucune commixtion de semence? Dieu ayme la
pureté: Car il est plus net que lumiere du Soleil. Il est vray, dit-il,
mais vous sçavez de grandes choses, vous autres _Pays_. Vous estes bien
plus sages que nous: Car nous ne prenons pas garde aux choses qui sont
en nostre terre, lesquelles nous voyons tous les jours: Et vous autres
en peu de temps les cognoissez.

Ce n’est pas assez, luy dis-je, viens-çà avec moy, & sois attentif à ce
que je te feray dire par mon Truchement, à la charge que quand tu
l’auras sceu presentement devant moy, tu en discoureras à tes gens que
tu as faict retirer à la porte: Car Dieu veut que tous soyent sauvez
aussi bien les petits que les grands. Ayant dict cela, je luy fis voir
toutes les pieces & portraits de la Creation & Redemption, luy montrant
avec une verge chasque partie d’iceux: En l’un la creation des Cieux, &
des Elemens, en l’autre la creation des Poissons & des Oyseaux, en un
autre la creation des Animaux, arbres & herbes: & c’estoit un plaisir de
le voir si attentif sur ces figures des Oyseaux, Poissons, & Animaux,
afin de recognoistre ceux de sa terre, & quand il en voyoit quelqu’un
qui approchoit au plus pres de la figure des leur, il ne manquoit pas de
nous dire, voilà un tel Oyseau, un tel Poisson, ou un tel Animal: Et
ceux qu’il ne cognoissoit point, il me demandoit, s’ils estoient en
nostre pays, & comment nous les appellions: specialement il arrestoit sa
consideration à la figure de Dieu qui estoit au milieu de tout cela les
bras estendus, sortant de sa bouche un brandon de vent, & me demandoit
ce que cela signifioit? Je luy fis responce que c’estoit pour
representer, comme toutes choses avoient esté faictes par la seule
parole de Dieu, & que sa puissance & l’estendue de sa domination
touchoit les deux extremitez du Ciel. Ce qu’il admira d’avantage, fut la
creation de la femme d’une des costes de l’homme pendant qu’il dormoit,
& voulut estre informé de cela: Ce que je fis. C’est, dis-je, que Dieu
veut que tu n’ayes qu’une femme & non plus trente comme tu as. Car si
Dieu eust voulu que l’homme en eust eu davantage qu’une, il les luy eust
creées en ce commencement, & n’en ayant creé qu’une encore de son costé,
il pretend que l’homme se passe d’une seule femme laquelle il faut qu’il
ayme & retienne, & non pas la changer à la premiere fantasie, ainsi que
vous faictes vous autres qui suivez _Giropary_, lequel vous a persuadé
d’avoir plusieurs femmes, afin de vous revolter les uns contre les
autres, & vous entremanger à cause des femmes, lesquelles vous allez
ravir jusques dans les Loges de leurs propres marys.

Sur les Escaliers de l’Autel, les douzes Apostres estoient rangez & le
Pere sainct François, fort bien faicts & enluminez? Il me demandoit qui
estoient ces _Karaïbes_. Je luy fis responce que ces douzes, estoient
les douzes _Maratas_ du Fils du _Toupan_[162], lesquels apres son
Ascension au Ciel diviserent le monde universel en douzes parts: chacun
prenant la sienne, où ils allerent faire la guerre à _Giropari_ & laver
tous les hommes qui voudroient croire en Dieu, & avoient laissé apres
eux des successeurs de l’un à l’autre jusques à nous: Et choisissant
Sainct Barthelemy, je le luy montray disant: Tien, voilà ce grand
_Marata_ qui est venu en ton pays, duquel vous racontez tant de
merveilles que vos peres vous ont laissé par tradition. C’est luy qui
fit inciser la Roche, l’Autel, les Images, & Escritures qui y sont
encore à present, que vous avez veu vous autres[163]. C’est luy qui vous
a laissé le _Manioch_, & apris à faire du pain, vos peres auparavant sa
venue, ne mangeans que des racines ameres dans les bois. Et pour n’avoir
voulu luy obeïr il les quitta, leur predisant de grands malheurs, &
qu’ils demeureroient un longtemps sans voir de _Maratas_. Cela s’est
passé ainsi qu’il l’a dit, & n’avez eu depuis jusques à nous aucun, qui
vous delivrast des mains du Diable, & vous fist enfans de Dieu. Prenez
garde de n’en faire autant que vos peres. Lors que je luy faisois tenir
ce discours par mon Truchement il contemploit l’Image de
Sainct-François, & me dict, Qui est celui la qui est habillé comme toy?
C’est luy, dis-je, nostre pere à tous nous autres _Païs_, lequel s’est
vestu en ceste sorte. Vit-il encore? respondit-il, est-il en France?
T’a-il envoyé & les autres _Pays_ qui sont venus? Non, dis-je, il ne vit
plus. Il est mort, car nous mourons tous. Il a laissé des successeurs
qui nous ont envoyé. Il n’est plus en France. Il est là haut au Ciel
avec Dieu, où nous esperons aller apres luy. N’avoit-il point de femme,
dit-il, non plus que vous? Non, luy dis-je, car generalement tous les
_Pays_ n’ont point de femme: d’autant qu’ils imitent le Fils de Dieu
leur Roy, lequel vivant en ce monde n’avoit point de femme. Cela estant
dict, il regardoit le Ciel & les pentes qui couvroient nostre Autel,
lesquels estoient d’un beau damas à grand fueillage chamarrez & estofez
de passement & franges de fin argent avec le devant d’Autel de pareille
façon, & disant que tout cela estoit beau, & que nous servions le
_Toupan_ avec grande reverence, il me pria de le Baptiser, avant qu’il
s’en retournast, & que je luy donnasse des Images pour porter avec luy
en son pays. Il faut, luy dis-je, au prealable que tu sçaches
parfaictement la doctrine de Dieu. Ne m’as-tu pas dict, respondit-il,
tout ce qu’il faut sçavoir pour estre lavé? Non dis-je, ce n’est qu’un
devis que j’ay faict avec toy. Il y a bien d’autres choses à apprendre:
Qui me les apprendra? dit-il: Je luy fis responce: si tu veux sejourner,
je te l’apprendray, ou te le feray apprendre. Mais je ne te puis
baptiser sitost, encore que tu sceusses la doctrine du _Toupan_. Je veux
voir ta perseverance & attendre nos Peres qui viendront bien tost, ainsi
qu’ils m’ont promis. Ils te baptiseront & iront avec toy faire la maison
de Dieu en ton vilage, & ne t’abandonneront plus. Entre-cy & leur venuë
ne cesse de haranguer en tes _Carbets_ à tes semblables ce que je t’ay
appris. Ne fais plus tes sorceleries, & par ce moyen nous t’aymerons &
les François, & si tu seras tousjours le bien venu. Je le feray, dit-il,
& n’y manqueray point. J’eusse bien voulu pourtant que tu m’eusses lavé.
Je ne faudray de te venir souvent visiter, afin que j’apprenne tousjours
quelque chose de nouveau.

Lors il appella ses gens lesquels estoient demeurez tout ce temps contre
la porte au bas de l’Eglise; Quelle obeissance & respect parmy les
Sauvages! & les fit approcher de l’Autel, ausquels il descourut par le
menu de tout ce que je luy avois enseigné: il leur montroit
semblablement les Images & ce qu’elles signifioient. Ces pauvres gens
estoient comme hors d’eux-mesmes, jetans à chasque fois des soupirs
d’admiration à leur mode, & apres tout cela il prit congé de moy & s’en
alla au Fort de Sainct Louys, où il se r’embarqua pour s’en retourner en
son pays: jusques à une autrefois qu’il me vint visiter de rechef pour
le mesme subject, racontant comme il s’estoit aquitté de ce que je luy
avois recommandé à son partement, à sçavoir, de haranguer aux _Carbets_
ce que je luy avois appris: & adjouta que tous ceux de sa Province se
feroient Chrestiens quand il seroit Baptisé: Partant il me prioit de ce
faire. Mais l’encourageant de faire de mieux en mieux, je luy donnay
bonne esperance qu’il seroit Baptisé dans peu de temps, à sçavoir à la
venue des Peres de France. Nous eusmes ensemble plusieurs autres
discours en ceste seconde visite de la mesme matiere que dessus, il
recevoit ces cognoissances tres-avidement, montrant par ses gestes un
indicible contentement: Et en effect ceste seconde fois qu’il nous vint
voir, il fut fort modeste, accompagné de peu de gens, sans avoir tant de
plumacerie, & ne me parloit plus arrogamment comme il faisoit au
commencement.



Conference avec le grand Barbier de Tapouytapere.

Chap. XVIII.


Le grand Barbier de _Tapouitapere_ est homme fort venerable, d’une belle
stature & bien faict, bon guerrier, modeste, grave, & qui parle peu:
grand amy des François, possedant sur les habitants de sa Province
autant de puissance, que _Pacamont_ dans _Comma_, _Iapy Ouassou_ en
_Maragnan_, _La grand Raye_ aux _Caietez_, _Thion_, & _La Farine
Detrempee_ sur les _Tabaiares_, riche en plusieurs beaux enfans qui sont
fideles aux François & Chrestiens, comme nous dirons cy-apres. Il vint
au Fort S. Louys accompagné d’un grand nombre des siens, qui estoient
environ trois ou quatre cens, pour faire travailler aux fortifications,
afin d’y envoyer apres qu’il auroit fait son temps, le reste de ceux de
_Tapouitapere_, les uns apres les autres, presque à chaque fois deux ou
trois cens Sauvages. Pendant que son temps dura pour le travail il
demeuroit assis aupres de nos Messieurs à regarder travailler ses gens,
les exhortant à bien faire. Je le fus voir en ce labeur, & me fit faire
ses excuses par le Truchement, de ce qu’il n’estoit venu me voir dés son
entree en l’Isle, en cette sorte.

Je ne te suis point allé trouver, d’autant que j’ay plusieurs choses à
discourir avec toy, qui requierent du loisir: & m’a esté necessaire
d’assister mes gens au travail, afin qu’ils s’employassent
courageusement à fortifier cette place. Je ne manqueray point de t’aller
voir avec _Migan_ que voicy, lequel te fera entendre ce que luy diray, &
me fera sçavoir les merveilles que vous enseignez à nos semblables. Je
luy fis dire que je ne trouvois point cela mauvais, ains j’estois bien
aise de le voir assidu à la besongne, à ce que ces terraces & ces fossez
fussent bien tost parachevez, pour resister à leurs ennemis, & que nous
aurions toute commodité de conferer ensemble: que je ne respirois rien
plus que cela, que nous l’aymions fort, tant pour sa bonté naturelle,
que pour ce qu’il cherissoit les François, & leur avoit tousjours esté
fidele. Là dessus nous nous asseames l’un contre l’autre, & devisasmes
de plusieurs choses indifferentes, specialement de la ferveur de ses
gens, & notamment des petits enfans à charger la terre, chose qui luy
donnoit, & à nous aussi, un grand contentement, & me fit dire à ce
propos, que ce n’estoit pas sans raison que les petits enfans
travailloient fervemment & courageusement, puisque c’estoit pour eux ce
que l’on faisoit, & qu’iceux verroient les merveilles que les François
feroient un jour en cette terre. Ils seront tous autres que nous,
disoit-il, car ils deviendront _Karaibes_, marcheront vestus, & verront
les Eglises de Dieu basties de pierre. Je luy fis faire cette responce,
qu’à la verité leurs enfans seroient bien-heureux un jour: mais aussi
qu’eux-mesmes pouvoient joüir de la mesme fortune, que nous ne serions
pas long temps sans qu’il vint du secours & des navires de France, dans
lesquelles viendroient plusieurs _Pais_ & bon nombre de François
vaillans en guerre, force ferraille & marchandises qu’on leur donneroit:
que lors on bastiroit des maisons à la façon des François; l’on iroit
avec eux à la guerre contre leurs ennemis, on feroit venir les
_Tapinambos_ & autres alliez d’iceux, cultiver la terre ferme és
environs de l’Isle, qu’ils pourroient voir tout cela, avant que de
mourir. Apres ces paroles je pris congé de la compagnie, & m’en revins
chez nous. Comme le temps de son travail fut accomply, il me vint
visiter, accompagné des principaux de ses gens, & le Truchement _Migan_
avec luy. Estant assis & ayant pris du _Petun_ selon leur coustume, il
me fit dire ces paroles.

J’ay autrefois usé de plusieurs barberies qui m’ont rendu grand &
authorisé parmy les miens. Il y a longtemps que j’ay recogneu que ce
n’estoient que des abus, & que je me moque de tous ceux qui font ce
mestier. Je n’ay point ignoré qu’il y avoit un Dieu: mais de le
cognoistre je n’ay sceu. Il seroit impossible que le Soleil tournast &
revint à sa cadence tous les ans, que les pluyes & les vents fussent,
que les Tonnerres esclatassent si fort s’il n’y avoit un Dieu, facteur
de tout cela. Nous avons des meschans qui vivent librement sans craindre
aucun chastiment, & nous croyons que ceux cy vont à _Giropari_. Nous en
avons d’autres qui sont bons, qui ne veulent point tuer, donnent
volontiers ce qu’ils ont à manger, & avons opinion que ceux-cy sont
aymez de Dieu, & qu’ils ne vont point avec les Diables. Je fus fort
resjoüi quand on me dit, qu’il y avoit des _Pais_ venus, lesquels
enseignoient le _Toupan_, & lavoient les hommes en son nom: & c’est une
des principales causes qui m’amene icy pour vous voir, & dire ma
conception, laquelle est, que je desire estre instruit & baptisé, pour
ce que je sçay bien que vous avez dict que tous ceux qui ne seroient
baptisez, seroient damnez, & que tous nos Peres sont perdus. J’ay
plusieurs enfans, je veux qu’ils soient Chrestiens comme moy, afin que
nous allions tous avec Dieu. Je desire luy bastir une maison en mon
village, & faire faire une Loge aupres pour l’un de vous. Je le
nourriray & ne manquera d’aucun vivre. Je tiendray la main à ceux de ma
Province lesquels ont foy & asseurance en moy, à ce qu’ils soient faits
Chrestiens. Le Truchement m’ayant recité tout ce que dessus, adjousta &
me dit, Cet homme a de grands sentimens de Dieu, & bien de la
cognoissance: car il use des mots les plus emphatiques de sa langue pour
mieux exprimer ce qu’il ressent & cognoist, & a grand regret que vous ne
le pouvez entendre & comprendre: voyez à luy respondre selon son desir.

Faites luy entendre, dis-je, ces paroles le plus eloquemment que vous
pourrez sans vous haster. Les François nous ont faict bon rapport de toy
& de tes enfans, tant de vostre fidelité, amitié, que d’une bonté
naturelle qui est en vous: & c’est le vray moyen de recevoir bientost la
faveur de Dieu, & obtenir sa cognoissance & son Baptesme: Tu le vois
ordinairement devant tes yeux, que la bonne terre rapporte aisement
abondance de fruicts des semences jettees en elle. L’homme est une
terre, & l’Evangile la semence: quand Dieu trouve une terre fertile non
preoccupee de ronces & d’espines, il y jette facilement son grain;
partant j’espere beaucoup de toy & de tes enfans: que si nous estions
davantage de _Pais_ que nous ne sommes, je t’asseure que tu en aurois
pour mener dés à present avec toy: mais ayes patience, nous en aurons
bien tost. Ne laisse cependant de bastir la maison de Dieu, & la Loge
des _Pais_, afin qu’aussi tost qu’ils seront arrivez, tu les puisses
retirer & accommoder. Tu ne peux demeurer icy longtemps à cause de ta
charge: Nous ne pouvons pas aussi aller vers toy pour le peu que nous
sommes: conserve en toy ta bonne volonté, & Dieu t’aydera. Je
m’apperçois bien que tu as de grands sentimens de Dieu, & que son Esprit
t’a touché le cœur, & illustré l’entendement, pour te faire dire ce que
tu m’as fait entendre: c’est un grand bien pour toy, ne le mesprise pas.

Il me fit responce à cela. Je ne fus jamais mauvais, & les tueries de
nos Esclaves ne m’ont point pleu. Je n’ay point ravy les femmes
d’autruy. Je me suis contenté des miennes. Il est bien vray que je me
suis faict craindre, menaçant ceux qui me mesprisoient de leur envoyer
des maladies, qui tomboient malade de peur. Car je n’ay jamais voulu
entretenir les Esprits, comme font les autres _Pagis_, ains me suis
servi seulement de la subtilité de mon esprit, & de la grandeur de mon
courage. Mes barberies ne m’ont point tant aydé à acquerir l’authorité
que j’ay; que la valeur laquelle j’ay faict paroistre souvent en guerre.
Je suis ancien, je ne veux plus que la paix & douceur. Je luy fis dire
que c’estoit le meilleur, & qu’il n’avoit tant irrité le Souverain
contre luy, comme avoient faict les autres Barbiers, lesquels
communiquoient avec les Diables, qu’il demeurast en ce repos de
conscience jusques au jour de son Baptesme. Cela dict, il me demanda à
voir la Chappelle, & s’enquesta de poinct en poinct ce que signifioit
tout ce qu’il voyoit, tant l’Autel, & ses Paremens, que les Images. Je
luy expliquay le tout à son contentement: & ainsi il prit congé de moy
pour s’en retourner en son pays, ce qu’il fit. Je luy donnay des Images
pour porter avec luy; qu’il receut fort joyeusement, & luy declaray ce
qu’elles signifioient, & qu’il les gardast soigneusement dans ses
coffres, que _Giropari_ les apprehendoit, par ce que jadis le Fils de
Dieu l’avoit vaincu en mourant sur la Croix. Ainsi il s’en alla d’avec
moy.

Peu de temps apres _Martin François_ fut converti à la Foy, & luy permis
de bastir une Chappelle en son village, afin d’y celebrer la Messe, & y
baptiser quand nous irions à _Tapouïtapere_. Ce grand Barbier, duquel
nous parlons, en avoit quelque jalousie, & me manda qu’il s’estonnoit,
comment j’avois permis que _Martin_ fit une Chappelle en son village
devant qu’il en eust faict une au sien, & qu’il meritoit bien à cause de
sa grandeur, d’edifier le premier une maison à Dieu en sa contree, &
avoir des Peres, selon que je luy avois promis. Je fis responce à ceux
qui m’apporterent ces nouvelles de sa part, que je n’avois en rien
outrepassé mes paroles & promesses, qu’il estoit le premier de
_Tapoüitapere_, à qui j’avois permis de construire une Chappelle, que
c’estoit à luy de preceder les autres, & pour les Peres, qu’ils
n’estoient encore venus: neantmoins quand nous passerions de _Maragnan_
à _Tapoüitapere_, nous ne manquerions jamais d’aller chez luy & le
visiter: que je n’avois peu refuser à _Martin François_, fait Chrestien,
d’avoir aupres de luy une maison de Dieu pour y faire ses prieres. Il
trouva fort bonne cette responce.

Entre ceux que _Martin_ convertit, depuis son Baptesme, furent deux des
enfans de ce _Mourouuichaue_, qui en receut une singuliere consolation,
les excitant à bien apprendre leur croyance & doctrine Chrestienne, mais
le mal-heur leur estant arrivé de se laisser emporter par le mauvais
discours d’un de nos Truchemens à la resolution de quitter le
Christianisme, le bon Pere ayant sceu qu’ils avoient à cet effet quitté
leurs habits & vestemens, il leur dit: Que pensez vous faire, vous
estonnez-vous de si peu? Pourquoy vous estes vous despoüillez, & avez
dit que ne vouliez desormais estre Chrestiens? Je veux presentement que
repreniez vos habits, & alliez trouver _Martin François_ en son village,
& receviez sa doctrine, laquelle les Peres luy ont communiquee. Ne vous
separez point de luy, & ne me revenez pas voir qu’il ne revienne avec
vous. Je luy manderay qu’il me vienne trouver, afin qu’il aille vers les
_Païs_. Ces enfans obeyrent à leur Pere, reprindrent leurs habits, &
vindrent trouver _Martin François_, lequel ayant fait une course vers ce
grand Barbier, il vint accompagné de plusieurs Chrestiens au Fort de
Sainct Loüis, pour nous manifester, & à nos messieurs, comme toutes les
affaires s’estoient passees: & on y pourveut fort sagement, ainsi que
l’occasion le requeroit. Par cecy vous voyez le vray amour que les Peres
doivent porter à leurs enfans, ayans beaucoup plus de soin de leur
salut, que d’autre chose. Cet homme n’estoit encore baptisé quand il
rendit ce vray acte de Pere à ses enfans decheus de la grace.

Le Reverend Pere Arsene, accompagné des Chrestiens, l’alla voir en son
village, qui fut receu de luy extremement bien, luy faisant voir en son
visage toute la bien vueillance qu’un Sauvage peut monstrer, luy
presenta force venaison à manger, le priant que s’il venoit demeurer à
_Tapoüitapere_ qu’il choisist sa demeure en son village, où il seroit
bien accommodé: cela s’entend selon le pais.

Depuis cela il n’envoya son fils aisné, nommé _Chenamby_, c’est-à-dire,
mon oreille, lequel amena quant & luy sa femme, & un sien petit fils qui
me dist, Mon pere est soucieux de toy, & craint fort que tu ne manques
de farine, c’est le subject qui m’amene: Si tost que le _May_ sera venu,
il t’en envoyera quantité. Il a grand desir d’estre adverti incontinent
que les _Païs_ seront venus: car aussi tost il quittera son village &
passera la mer, pour les venir salüer & demander l’un d’iceux, &
l’amener avec luy pour aprendre la science de Dieu & estre lavé par luy.
J’ay 2. de mes freres _Karaibes_, lesquels, comme tu sçais, s’estoient
despoüillez, en dépit des discours qu’on leur avoit tenu: ils font bien
à present, & sont ordinairement avec leur _Pai-miry_, c’est-à-dire, le
petit Pere, sur-nom qu’ils avoient donné à _Martin François_, à cause de
la diligence qu’il prenoit à convertir les ames, je veux estre Chrestien
avec mon Pere, & ma femme que voicy, pareillement ce petit enfant
qu’elle porte, lequel ayant attaint l’aage competant, je donneray aux
_Pays_ pour estre instruit par eux. Ce _Chenamby_ bredoüilloit un peu le
François, & l’entendoit aucunement, & ce par la peine & diligence qu’il
y apportoit, conversant avec les François le plus qu’il luy estoit
possible: Neantmoins je luy fis faire responce en sa langue par le
Truchement: que j’estois bien aise d’entendre que son pere avoit bonne
souvenance de nous: mais que mon principal contentement procedoit de la
perseverance de la bonne volonté de son pere & de ses freres vers le
Christianisme: Specialement je me resjoüissois de le voir disposé luy &
sa femme à recevoir la Foy Chrestienne, & de nous offrir cet enfant,
afin de luy donner tels enseignemens que nous trouverions à propos,
quand il seroit parmy nous. Je l’exhortay par plusieurs paroles à se
tenir ferme en tel desir, & sa femme pareillement, laquelle estoit
d’assez bonne grace, jeune & modeste en son maintien, & portoit en ses
yeux je ne sçay quelle pudeur, n’osant me regarder à pleins yeux: & de
plus elle cachoit du pied droict de son enfant son infirmité, ayant ce
respect naturel de ne se presenter autrement devant moy, d’où je tiray
un tres-bon signe, & m’enquestay plus avant de ses humeurs &
complexions: je trouvay qu’elle estoit fort bonne & charitable aux
François, humble & obeissante à ses beau-pere & mary: ce ne sont pas de
petites vertus naturelles en une Indienne. Son mary me promit, avant que
de partir, qu’il n’en espouseroit point d’autre, & que jamais il ne la
quitteroit, & je luy dis que s’il faisoit cela les _Pays_ les mariroient
en l’Eglise apres avoir esté baptisez.



Conference avec Iacoupen[164].

Chap. XIX.


Iacoupen estoit un des Principaux d’entre les _Canibaliers_, lesquels le
Sieur de la Ravardiere avoit amenez en l’Isle, pere d’un jeune enfant
Chrestien d’assez bon esprit, nommé Jean, & auparavant _Acaiouy-Miry_,
la petite Pomme d’_Acaiou_. Ce _Iacoupen_ prit la peine par plusieurs
fois de venir de _Iuniparan_ me trouver, & deviser avec moy des choses
divines, & de la vanité de ce monde: Entre les autres fois il se
transporta un jour en ma Loge avecques son fils, & me tint ces discours.

Il m’ennuye fort que je ne suis baptisé: car je recognois que tandis que
je demeureray comme je suis, le Diable me peut travailler & donner de la
peine. Hé! qui est asseuré de vivre jusques à la nuict? Voicy que je
m’en retourne en mon village, je puis rencontrer une Once furieuse qui
me coupera la gorge, & me fera mourir tout seul dans les bois. Cependant
où ira mon esprit? Je ne suis pas marry ny envieux que mon fils que
voilà soit baptisé premier que moy. Mais dy moy: N’est-ce pas chose
nouvelle qu’il soit fils de Dieu devant moy, qui suis son pere, & que
j’apprenne de luy ce que je luy devrois apprendre? Je pense & repense
souvent à cela, depuis que vous autres _Pays_ estes venus icy, il me
ressouvient de la cruauté de _Giropari_ envers nostre Nation: car il
nous a faict tous mourir, & persuada à nos Barbiers de nous amener au
milieu d’une forest incogneuë, où nous ne cessions de danser, n’ayans
autre chose de quoy nous nourrir que le cœur des palmes, la chasse & le
gibier dont plusieurs mouroient de foiblesse & debilité. Estans sortis
de là, & venus dans les vaisseaux du _Mourouuichaue_ la Ravardiere en
cette Isle de _Maragnan_, _Giropari_ nous a dressé une autre embuscade,
incitant par un François les _Tapinambos_ à massacrer plusieurs de nos
gens, & les manger: Que si vous ne fussiez venus, ils eussent parachevé
de nous tuer tous: Ainsi sommes-nous miserables en cette vie. Nous
poursuivons les Cerfs & les Biches afin de les tuer & manger: mais ils
n’ont besoin de ferrailles ny de feu, ils trouvent leur manger appresté:
quand ils s’apperçoivent qu’on les poursuit en un endroict, en peu
d’heure ils se transportent en un autre, ils passent les bras de mer
sans Canot: Mais nous autres nous ne pouvons pas faire ainsi. Il nous
faut des ferremens, du feu & des canots, & qui plus est, nos ennemis
nous viennent bien trouver, tantost les _Peros_, tantost les
_Tapinambos_ & autres Nations adversaires: & ainsi notre condition est
pire que celle des animaux de la terre.

Je luy fis cette responce. Ce que tu a dict est bien veritable: car le
Diable ne demande rien plus que de perdre l’ame, & tuer le corps: il
s’est monstré tousjours tel vers ceux qu’il a peu gagner & tenir en sa
cadene: c’est un mauvais maistre qui traicte cruellement ses serviteurs.
Dieu n’est point acceptateur des vieux ny des jeunes. Ceux qui se
presentent les premiers sont receus de luy. Neantmoins les derniers sont
souvent les premiers, à cause qu’ils reçoivent le Christianisme avec
plus de consideration, & y perseverent avec plus de ferveur que ceux qui
l’embrassent à la legere. Nostre Dieu nous a faict miserables en ce
monde, pour ne pas mettre nostre fin és delices de nostre chair, ains à
ce que nous nous preparions à mener une autre vie que celle-cy.

Auparavant que je passe plus avant en matiere, il est necessaire que
j’explique ce qu’il veut dire en sa Harangue, quand il parle de
l’infortune arrivee à sa Nation à la suasion de leurs Barbiers, & du
massacre fait d’eux par les _Tapinambos_. Il y avoit entr’eux un grand
Sorcier qui communiquoit visiblement avec les Diables, & avoit une si
grande authorité sur ses semblables, que tout ce qu’il leur persuadoit,
ils le faisoient, Le Diable se servit de cette occasion, afin de seduire
& tromper cette populace, commandant au Sorcier de leur dire qu’ils
eussent à le suivre, afin d’aller posseder une belle terre, en laquelle
naturellement toutes choses viendroient à souhait, sans qu’ils eussent
aucune peine ny travail. Cette Nation abusee suivit ce mal-heureux, &
n’alla pas loing qu’elle n’esprouvast la tromperie de l’Esprit du
Conducteur: car ils perirent diversement par milliers, & enfin se
trouverent dans le milieu d’une vaste forest, où le Sorcier les fist
arrester, leur persuadant qu’il falloit demeurer là dansans jusques à
tant que son Esprit luy enseignast le lieu où il falloit aller. Le Sieur
de la Ravardiere les trouva là, qui leur fit remonstrer comme ils
estoient abusez, ce qu’ayans recogneu, ils le suivirent & s’embarquerent
dans ses vaisseaux, & furent amenez en l’Isle de _Maragnan_. Où quelque
temps apres, un miserable François prit querelle avec leur Chef, & pour
se vanger il induisit les _Tapinambos_ à les tuer: ils en mirent à mort
quelque cent ou six vingts, lesquels ils mangerent, les autres furent
reservez. Ce massacre fut commis 5. ou 6 mois devant que nous vinssions
en l’Isle: Poursuivons nostre Discours.

Apres ma responce, il me dit: j’ay grand regret que je ne vous puis
assister ainsi que le meritez: mais je n’ay pas moyen d’avoir des
Esclaves, autrefois je me suis veu riche en serviteurs, maintenant j’en
suis pauvre. Je fais ce que je puis au Pere qui demeure à _Iuniparan_:
je suis marri que je ne te puis apporter, toutes les fois que je viens
te voir, de la venaison. Je luy dis là dessus. Ce n’est pas ce que je
recherche de toy: je suis bien aise pourtant de cognoistre ta devotion &
bonne volonté. Mais ce que je desire de toy, est que tu t’avances de
jour en jour, & croisses en la cognoissance de Dieu. Tu as le _Pays_ en
ton village, hante le souvent & aprens de luy les merveilles du
_Toupan_: Tu as de plus ton fils que voilà, lequel sçait la doctrine
Chrestienne, qu’il te l’enseigne & à tous ceux de ta maison: car il
pourra le faire plus aisement que nous, pour ce qu’il prononcera mieux
les mots de vostre langue.

Ce que tu viens de me dire m’afflige, respondit-il, à sçavoir, de mon
fils lequel au commencement qu’il fut faict Chrestien aprenoit bien: il
sçavoit desja un peu lire en son _Cotiare_, & former son escriture, il
estoit tousjours avec le Pere, le suivoit partout: mais il a tout
quitté, s’adonnant à la liberté, oublie ce qu’il a apris, & quand il
voit que le _Pay_ le cherche, il s’enfuit au bois, cela me fait mourir,
& ne gagne rien pour luy dire, je te prie de luy remonstrer, & luy faire
recognoistre qu’il est enfant de Dieu, & que _Giropari_ le veut seduire:
le voilà, parles à luy. Ce que je fis, luy remettant devant les yeux la
ferveur avec laquelle il avoit receu le Baptesme, & que j’estois fort
estonné de voir en luy un tel changement que mesme il fuyait les _Pays_,
que le diable le talonneroit de pres, s’il ne retournoit à son devoir,
ne hantoit le _Pay_ de _Iuniparan_, & ne r’apprenoit sa croyance. Il
escouta ces paroles doucement, & monstra un desir de mieux faire. Mais
considerez je vous prie, le zele d’un vray pere envers le salut de son
enfant, comme nous avons monstré semblablement en l’exemple du grand
Barbier de _Tapoüitapere_: Ce Pere est encore Payen, & nonobstant vous
le voiez si soucieux & en peine pour la conscience de son Fils. Combien
y a-il de parens en France, lesquels ne pensent de leurs enfans qu’en ce
qui regarde les biens du corps, & negligent ceux de l’Esprit.

Une autre fois il me vint revoir, accompagné de quelques Sauvages ses
voisins; nous tombasmes en divers discours de la creation du monde, de
la providence de Dieu en la conduitte des hommes, & de la vocation
singuliere & particuliere. Pour le premier point de la creation: Il
faut, disoit-il, que Dieu soit un Esprit puissant, lequel nous ne
pouvons comprendre, pour avoir creé d’une seule parole, ainsi que j’ay
entendu souvent de vous autres _Pays_, tout ce que nous voyons &
entendons. Car je considere la grande estendue de la mer qu’il y a
depuis ceste Isle jusques en France, estant ainsi que les Navires
emploient douze Lunes pour aller & venir, & que le mesme Soleil que nous
avons, soit celuy que vous avez en vostre pays. Combien d’Oyseaux, de
Poissons, d’Animaux, d’arbres & herbes y a il en ce monde, & tout cela
soit faict par le _Toupan_.

Pour le second point, il dit: Je me trouve empesché, quand je me mets à
penser à la diversité des Nations qui sont au monde. Je voy que les
François abondent en richesses, sont valeureux, ont inventé les navires
à passer les Mers, les Canons & la poudre, pour tuer les hommes
invisiblement, sont bien vestus & bien nouris, sont crains & redoutez:
Et au contraire tous nous autres de par deçà nous sommes demeurez errans
& vagabons, sans habits, sans haches, serpes, couteaux & autres
ferremens: D’où cela peut-il proceder? Deux enfans naissent en mesme
temps, un François & l’autre _Topinambos_, tous deux infirmes & foibles,
& nonobstant l’un naist pour avoir toutes ses commoditez: & l’autre pour
passer sa vie pauvrement. Nous venons libres au monde, & n’avons rien
plus l’un que l’autre: Et cependant voicy que les uns deviennent
esclaves & les autres _Mourouuichaues_.

Pour le troisiesme point. Je ne me sçaurois contenter l’esprit,
adjousta-il, quand je pense pourquoy vous autres François avez plustost
la cognoissance de Dieu que non pas nous. Et pourquoy nous avons esté un
si long-temps en ceste ignorance. Vous nous dites que Dieu vous a
envoyez, que ne vous envoioit il plustost? Nos Peres ne se fussent pas
perdus, comme ils ont faict. Et puis que les Pays sont hommes comme
nous: d’où vient qu’ils parlent plustost à Dieu que les autres?

Je luy fis responce à tout cela. Que nostre esprit est trop petit pour
concevoir des choses si hautes, lesquelles le grand Dieu s’est reservé à
luy seul. C’est assez qu’il a tout faict, qu’il ayme un chacun & le
prouvoit des choses necessaires: Et quand il voit qu’un homme est
disposé à recevoir sa Foy, il ne manque point de le faire visiter par
ses Apostres, lesquels luy donnent le moyen de se sauver: Et partant
qu’il est à croire qu’auparavant que nous vinssions, leur cœur & esprit
n’estoit disposé & preparé à recevoir une si grande lumiere telle qu’est
la lumiere de l’Evangile. Ces discours & plusieurs autres semblables
furent mis en avant, par lesquels vous pouvez voir la capacité de ces
ames à recevoir la Foy de nostre Sauveur JESUS-CHRIST.



Conference avec le Principal d’Oroboutin.

Chap. XX.


Ce Principal est d’une haute stature, assez gréle, modeste, &
debonnaire, lequel estoit demeuré malade depuis nostre venue jusques au
temps qu’il me vint visiter. Il entra chez nous accompagné de quelques
uns des siens, avec beaucoup de respect, & quasi comme en tremblant: Et
luy ayant faict bon racueil, je le fis seoir vis à vis de moy dans un
lit de coton: & lors, suivant la coustume, il commença à me faire ceste
harangue presque de mot à mot.

Je suis venu à toy ce jourd’huy, ô _Paï_, pour deux choses: l’une pour
m’excuser & te prier de ne prendre garde, si je ne me trouvay à vostre
entrée à _Ouraparis_ comme firent _Iapy-Ouassou_, _Pira iuua_,
_Ianouarauaëte_ & les autres principaux de l’Isle: semblablement de ce
que je n’ay peu preceder _Pacamont_, & _Aua Thion_ mon Grand, parce que
j’estois tenu d’une grieve maladie qui m’a tousjours travaillé du
depuis: Mais je n’ay laissé parmy ceste infirmité, d’avoir le desir de
voir ta face, & entendre de ta bouche ce que mes semblables de mon
vilage m’ont rapporté de vous autres _Païs_. La seconde chose qui
m’amene est, pour t’offrir mes enfans, lesquels je te donne & veux
qu’ils soyent tiens, & que tu les faces _Karaibes_. Je desire
pareillement & t’en prie, que tu viennes ou l’un des _Païs_ en mon
vilage pour y bastir une maison de Dieu, nous instruire moy & mes
semblables, & nous declarer ce que le _Toupan_ desire de nous pour estre
lavez comme vous faictes les autres: Et je t’asseure qu’il ne manquera
pas de vivres, car ma contree est bonne & abondante en venaison.

Le Lecteur sera adverty qu’il est aisé de representer par escrit les
paroles & le discours de ce Sauvage, mais non pas les gestes & la
vivacité de son esprit avec lesquels il m’entretenoit: je puis dire
seulement que ses discours estoyent accompagnez de larmes & d’une voix
pleine de ferveur & devotion, par laquelle il me faisoit voir ce qui
estoit caché dans son interieur du touchement du Sainct-Esprit, & du
desir ardent qu’il avoit d’estre Chrestien: Pour ce subject je luy fis
ceste responce. Il n’est pas necessaire que tu me faces ton excuse sur
l’absence de ta personne; lors que nous mismes pied à terre en l’Isle:
Car outre que ta maladie te donnoit occasion de ne t’y pas trouver, la
distance qu’il y a d’icy à ton vilage te rendoit assez excusé. Mais je
me resjouy fort de contempler en toy une si bonne volonté envers nous, &
une si grande affection de ton salut, du salut de tes enfans, &
generalement de tes semblables. Si nous estions à present d’avantage de
_Pays_, croy moy que j’irois en ton vilage, ou j’y en envoirois un
autre: Mais nous ne pouvons abandonner l’Isle, à cause des estrangers
qui viennent nous voir, ausquels il faut donner toute satisfaction: Dés
aussi-tost que les _Pays_ seront venus de France, je t’asseure que tu en
auras: Car je recognois clairement que tu es choisi de Dieu pour estre
un jour enrolé au nombre de ses enfans. Prends courage, & espere ce que
je te dy.

Il me repliqua: Tu me consoles beaucoup: car depuis que le bruict a
couru dans nostre Contree, que vous disiez des merveilles du _Toupan_, &
que vous traittiez si doucement nos semblables, je n’ay point eu de
repos, ceste fantaisie me travaillant incessament: Quand est-ce que tu
iras trouver le _Païs_, & que tu entendras de sa bouche ce que tes
compatriotes te viennent dire? Leve toy, & essaye de cheminer: J’ay obey
souvent à ceste pensee, me levant du lict; mais j’estois si maigre &
décharné, que je ne pouvois me soustenir: Tu le peux voir en mes bras,
mon corps & mes cuisses, qui n’ont pas encore repris la chair & la
graisse, que ma maladie a mangé. Ce qui me fascha d’avantage, fut
d’entendre que _Marentin_ estoit venu tout malade te trouver & recevoir
le Baptesme: je voudroy bien te supplier qu’auparavant que je m’en
retourne, tu m’enseignes quelque chose de Dieu, je le tiendray ferme en
mon esprit, & n’en oublieray un seul mot, ains fidelement je le
raconteray à mes gens & à mes enfans. J’ay trois jeunes garçons desquels
tu vois le plus grand, je veux qu’ils se tiennent aupres des _Pays_
quand ils seront venus, & qu’ils s’asseent à leurs pieds, escoutans
diligemment ce qui sortira de leur bouche, & leur obeissent en tout ce
qu’ils leur commanderont; ils iront à la chasse & à la pesche pour eux.

Je luy fis dire par le Truchement, que sa priere estoit raisonnable, &
que je ne le pouvois refuser: par ainsi qu’il escoutast bien ce que je
lui allois enseigner, & qu’il fist approcher son fils & ses autres gens,
qui estoient assis à l’autre bout de la loge. Estans approchez, je
commençay à luy declarer le Mystere de la Creation & Redemption,
expliquant le tout par des comparaisons ordinaires & palpables. Il est
impossible de dire l’attention & alteration avec laquelle il recevoit
ces eaux sacrees du Redempteur. Jamais Biche ne fut si friande &
desireuse d’une fontaine claire en plein Esté, que cestuy-cy estoit de
gouster cette nouvelle Doctrine. Pleust à Dieu, sans faire comparaison,
que les Chrestiens receussent la parole de Dieu avec autant d’avidité:
Car il avoit ses espaules courbees, durant mon discours, & les yeux à
demy tournez, & à peine osoit-il tirer son haleine & avaler sa salive.
Vous eussiez entendu une Soury trotter dans nostre loge, pendant que je
discourois: Enfin il me dit, Voilà des choses grandes: jamais je n’en ay
entendu de semblables: car Dieu n’a point parlé à nos Peres ny à nous, &
pas un _Karaïbe_ ne nous a entretenus de semblables propos. Tu me viens
de dire que Dieu est par tout, & qu’on ne le peut voir, & neantmoins il
voit tout, & nous entend, & que quelque part que nous allions, il est
avec nous & marche devant nous: qu’il n’y a que ceux qui sont baptisez
qui le puissent sentir & recognoistre, qu’il n’a pas de corps comme
nous, mais c’est un esprit estendu par tout l’Univers. J’ay bien entendu
cela: mais j’ay de la peine à le concevoir: car nous ne sommes pas
nourris à entendre de si grandes choses: nous avons l’esprit adonné de
nostre naturel à bien pescher, chasser, flescher, & faire semblables
exercices: du reste nous nous en remettons en nos Barbiers, qui ont
l’esprit plus subtil pour deviser avec les Esprits.

Tu m’as dit que Dieu est comme l’Air, lequel nous respirons incessament
& sans lequel nous mourrions: De mesme le _Toupan_ est celuy qui nous
donne la vie & la respiration, & entre en nous, & nous environne comme
l’Air. De plus, que comme l’Air est partout, & va partout: ainsi Dieu
entre partout, & est partout: J’entends bien ce poinct, pour ce que si
Dieu a faict l’Air de ce naturel: il faut de necessité qu’il soit plus
que luy. Je suis fort aise de ce que tu m’as dit, que _Giropary_
n’estoit que le valet du _Toupan_, qu’il est battu par les bons Esprits,
quand il fait le mauvais, & lors qu’il a frappé un homme ou une femme,
si ce n’est que Dieu luy en aye donné le congé, il est bien tost serré
de pres: qu’il n’a aucune puissance sur ceux qui sont baptisez. C’est
bien faict à Dieu: car _Giropary_ est meschant: & je voudrois que les
bons Esprits l’eussent tant battu qu’il en fust mort. Si tost que je
seray Chrestien s’il approche de mon village, j’iray hardiment devant
luy, & n’auray aucune pœur.

Vous pouvez excuser ce Sauvage qui n’est pas encore Chrestien, de ce
qu’il parle de ceste sorte: Escoutez le reste de son discours qu’il
poursuivit ainsi.

Il falloit que la fille, laquelle espousa Dieu, fust fort belle & bien
riche, & la plus grande Dame de son Pays: car le _Toupan_ est le plus
grand de tous les _Mourouuichaues_: je croy que son Fils estoit bien
suivy, & qu’il avoit apres luy beaucoup de train: mais ces meschans
traistres qui le mirent à mort estoient bien rusez & cauteleux, il
fallut qu’ils le fissent mourir secrettement: car si ses gens en eussent
esté advertis, il l’eussent secouru: je m’asseure qu’ils furent bien
resjoüys, quand ils virent qu’il sortoit de sa fosse vivant: il devoit à
lors se vanger de ceux qui l’avoient faict mourir, & en prendre le
pour-ce. Mais tu m’as dit grande chose, qu’il monta là haut au Ciel tout
seul en Corps & en Ame, & qu’il est assis par dessus le Soleil, & qu’il
a les yeux bien plus clairs que le Soleil & la Lune, que rien ne se
faict, ny se passe ça bas en terre, qu’il ne voye & contemple, aussi
bien en ton pays comme au nostre, & qu’il entend clairement toutes nos
paroles, & que quand vous le priez en vos Eglises il vous entend &
escoute, qu’il vient tous les jours sur vos Autels, où vous parlez à
luy, & tous les _Karaïbes_ librement, mesme sans ouvrir la bouche, & ne
laisse pas de cognoistre ce que vous dites en vostre cœur, & que c’est
luy qui vous envoye vers nous, à fin de nous enseigner ces choses,
lesquelles je trouve bien belles, & ne m’ennüyerois point de t’entendre,
mais la barque s’en veut retourner, & mes jardins que j’ay laissez
prests à couper me pressent & forcent de mon aller: joinct que je n’ay
point apporté de farine avec moy. Je luy fis responce que s’il n’y avoit
que le manquement de farine, qui le contraignist à s’en retourner, j’en
avois à son commandement, & pour tous ceux qui l’accompagnoient: il me
remercia à sa façon, & s’en alla ainsi, prenant congé de moy, & moy de
luy.



Conference avec la Vague, l’un des Principaux de Comma.

Chap. XXI.


Ce Principal a tousjours esté le Pere commun des François en sa contree
de _Comma_, les honorant, respectant & soustenant contre tous les
mauvais discours que les meschans & libertins ont accoustumé de faire,
en sorte qu’il estoit hay d’iceux, & menacé d’estre battu, voire d’estre
tué, n’eust esté la crainte des François. Il receut nos gens quand ils
allerent en _Para_, avec toute sorte de bon accueil, & leur fit grand
chere, voulant estre le _Chetoüasap_ ordinaire du Chef des François, &
posoit en cela son bon-heur & sa chevance, d’estre aymé & bien venu avec
les François. Il avoit un fils aagé de vingt-ans, lequel il recommanda
fort au Sieur de la Ravardiere & à tous nos gens, les priant qu’il fust
le bien receu d’eux, ne demandant autre recompense de sa fidele amitié,
sinon que ce sien fils peust vivre parmy les François, & pour dire en un
mot, qu’il devint François: A ceste occasion, il avoit enchargé à ce
sien fils de s’efforcer, tant qu’il luy seroit possible, d’apprendre la
langue Françoise, & pour l’apprendre plus aisement, il luy commanda de
hanter les François tant qu’il pourroit, tellement qu’il demeuroit
tousjours avec les François qui estoient à _Comma_, & fit si bien qu’il
apprit quelques mots de nostre langue.

Ce bon homme de Pere pensoit avoir gagné toutes les richesses du Monde,
quand il vit que son fils balbutoit vingt ou trente mots François, &
estima qu’il estoit temps d’amener ce grand Docteur aux _Païs_, c’est à
dire à nous autres pour estre baptisé, & de là faict _Karaïbe_,
François: Car vous devez remarquer, tant pour l’intelligence de ce
discours, que de plusieurs autres precedens & subsequens, que les
Sauvages avoient opinion qu’il fust necessaire pour devenir François,
qu’il falloit premierement recevoir le Baptesme: autrement c’estoit
folie de l’esperer, & à la verité ils n’estoient pas trompez en ceste
pensee: car le vray François, est plus François pour la pieté &
Religion, que non pas pour son origine, puis que Dieu l’a bien-heuré
tant, que d’estre vassal & suject d’un Roy tres-Chrestien, premier fils
de l’Eglise, & à jamais son tres-fidele Protecteur, comme il l’a monstré
en toutes les occasions qui se sont presentees de temps en temps: Et si
nous croyons à S. Augustin, au Traité de l’Antechrist, c’est luy qui
doit resister à cet Antechrist. Mais de cecy il en est parlé en un autre
lieu. Retournons à nostre homme. Il m’amena donc son fils, avec une fort
grande devotion, & s’asseant en un lict de coton, son fils aupres de
luy: il commença à me faire ses excuses de ce qu’il ne s’estoit plustost
transporté de _Comma_ en l’Isle, afin de nous venir voir & visiter: au
reste qu’il estoit un de nos plus grands amis de par de là, qu’il
souhaitoit infiniment d’avoir des _Païs_ avec luy en son village, qu’il
leur feroit bonne chere, qu’ils ne manqueroient d’aucune chose pour
vivre, comme de Sangliers, Cerfs, Biches, & autres sortes de nourriture:
leurs excuses ordinaires sont telles. Apres qu’il se fut excusé: il me
fit ceste harangue.

Je suis homme d’aage, & tel que tu me vois, j’ay encore beaucoup de
force, j’espere de voir ce mien fils que je t’amene, bon _Karaïbe_, le
Grand me l’a promis, il le voit de bon œil, & le veut vestir, & m’a dit
que je luy laisse pour demeurer avec les François: C’est pourquoy je te
viens prier de le laver de l’eau du _Toupan_: je t’asseure qu’il sçait
tout ce qu’il faut sçavoir, tu l’entendras tantost: car j’ay pris garde
qu’il parle avec les François, & m’a dit qu’il en entend beaucoup. Il
est bon garçon & ayme les François: Ayant dit ces paroles, il fit signe
à son fils qu’il s’approchast: puis il luy commanda de raconter tout ce
qu’il sçavoit de François. J’avois bien de la peine à me contenir de
rire, & ne pouvois jouyr de mon Truchement, tant il estoit transporté de
la passion de rire sur la simplicité de ce personnage: neantmoins je le
retins luy faisant faire son excuse sur les singeries d’un petit
Perroquet que j’avois, à fin que ce bon homme ne pensast que ce fust de
luy qu’il rioit. Ce jeune homme son fils me recita la Doctrine qu’il
avoit propre, disoit son pere, & suffisante à recevoir le Baptesme en
cette sorte: _Bon joure monseïeur comme re vo reporteré vou. Ben
monseïeur, à vostre servirice, volè vou mangeare, Oy: du pain, peïsson,
char, may teste, men chapeyau, pourpuin, Chaüsse, Chamise_. Je ne peus
en entendre davantage, si je n’eusse voulu debonder: Je luy fis donc
dire, que c’estoit assez, que je voioy bien par là, qu’il n’avoit point
perdu son temps. Le bonhomme plein de ferveur me prevint avant que je ne
peusse achever ce que j’avois envie de luy dire, se leva de sa place, &
alla prendre toutes les ustensiles de nostre chambre, & me disoit les
monstrant l’un apres l’autre, il sçait bien comme cela s’apelle en
François, & cela, cela & cela & s’aprochant de la table, il la pressoit
avec ses deux mains, & disoit: Il sçait bien encore cela en François;
Puis s’adressant à son fils, il luy demanda: Est-il pas vray ce que je
dy? Le garson luy respondit: _Oy_ & davantage; qu’il apeleroit bien par
son nom tel, tel & tel François, qu’il sçavoit bien le nom des armes,
_Oune acrebouse qui fait pouf, oune espée, oune canone, qui fait patau_.
Mais luy dit son pere, aprendras tu bien-tost le reste? Oy. Voylà qui
est bien dit le pere: ne faille pas tous les jours à venir reciter ta
leçon devant le _Pay_.

Leur ayant donné toute liberté de parler tant pour me remettre en bon
estat de ne plus rire, que pour donner issu à leur ferveur, je commençay
à leur faire entendre que ce n’estoit pas ce que je demandois,
auparavant que de conferer le Baptesme, ains la connaissance de Dieu, &
des autres choses qui dependent de nostre Religion. Il fut bien estonné
d’entendre ce discours: car il reconnut que l’estime qu’il avoit que son
fils fut grand Docteur, estoit vaine, que mesme il ne sçavoit ce que je
luy disois: En fin je luy fis expliquer par le Truchement, & telle fut
sa responce, qu’il n’avoit encore entendu parler de cela, neantmoins que
son fils estoit de si bon esprit qu’il auroit bien-tost apris, qu’il ne
luy faudroit pas plus d’une lune pour aprendre tout, & pour cette cause
qu’il laisseroit son fils au Fort S. Louys. Je luy repliquay qu’il
feroit tres-bien, que j’y aporterois ce que je pourrois, & seroit
tousjours le bien venu en nostre loge.

Mais toy dis-je, ne penses tu point à te faire le bien que tu procure à
ton fils? Helas! ce dit-il je suis trop vieux. Je ne pourrois plus rien
apprendre: c’est à faire à ces jeunes gens d’estre _Karaïbes_. Comment
luy repliquay-je: ayme tu mieux aller avec les Diables brusler la bas,
que t’efforcer d’apprendre la science de Dieu, par laquelle tu
meriterois d’estre netoyé de tes pechez, & aller apres ta mort là haut
au Ciel avec Dieu? Ton excuse n’est pas valable d’alleguer ta
vieillesse. Tu as la langue si eloquente pour deviser un jour entier si
tu voulois. Considere combien il y a que tu m’entretiens & combien de
paroles tu as proferé. Il ne te faut apprendre la cinquiesme partie des
propos que tu m’as tenu à present, afin d’estre Chrestien, & si ce sont
paroles de ton langage sous lesquelles nous avons compris ce que Dieu
nous a laissé sous nostre langue. Vous aprenez si aisement des chansons,
& haranguez si longuement des affaires de vos Ancestres: Tu pourra donc
facilement apprendre ce que tu veux que ton fils sçache. Bien donc, me
dict-il. Il faudra que je le face, & s’adressant à son fils, il luy
dict. Escoute, Apprens bien tout ce qu’on t’enseignera: N’en laisse
perdre un mot, & remarque ce que tu verras faire aux François, & faits
le mesme: Puis je te reviendray querir pour te remener en mon pays, & là
tu m’apprendras tout ce qu’on t’aura enseigné, & à faire ce que tu auras
remarqué. Tu seras le bien venu, & nos semblables feront grand estat de
toy, & s’amasseront pour t’escouter haranguer si belles choses: Puis
nous viendrons trouver les _Païs_ qui nous baptiseront. Ayant dit cecy,
il me regarda en se souriant. Et bien, dit-il, _Paï_? ne boirons nous
point du bon vin de France, ou du _Kaoüin_ brulant, c’est à dire, de
l’eau de vie: Il n’est pas que tu n’en aye quelque bouteille en ton
cofre: baille, baille moy la clef. Tantost le _Mourouuichaue_ m’en a
donné en son logis qui estoit bon & bien fort, & frotant son estomach
avec sa main, il me disoit, tien, je sens encore cela qui m’eschauffe:
C’est tousjours la coustume des François de tirer la bouteille de leur
cofre, quand leurs amys les viennent voir. J’ay bien envie de venir
souvent à _Yuiret_, lors que les navires seront venus de France pour
gouter de leur vin, lequel je trouve bien meilleur que non pas le
nostre. En fin voyant la simplicité de cet homme, qu’il avoit commencé
le premier à rire, & que nous ne parlions plus des choses de Dieu, il
faloit rire ensemble, & le contenter en luy donnant de l’eau de vie, &
apres en avoir troussé un assez bon coup, il me fist signe & me fist
dire par le Truchement que je n’avois pas beu à luy, qu’il falloit que
je beusse, & puis qu’il me plegeroit: Il fallut ainsi faire pour gaigner
ces hommes à Dieu, & nous les obliger en tout ce que nous pouvions,
suivant leur naturel, quand Dieu n’y estoit point offencé: tellement que
mon homme me voulut pleger à quoy je m’accordé. Apres avoir haussé la
volte pour le second coup, il commença à prononcer de la gorge ces
paroles, _Goy Y katou de Katogne Kaouïn tata_, ô qu’il est bon &
tres-bon le vin de feu, ou le vin qui brusle. Je pris mauvais augure de
ce mot _Goy_ qui est l’entree pour bien boire, & commencé à songer,
comment je pourrois resserrer ma bouteille: Car je n’avois pas besoin
d’une si grosse despence: Pour ce qu’en ce temps-là nous en estions
assez courts: tellement que je dy à mon Truchement qu’il la reportast:
Et voulant la prendre, mon Sauvage mit la main dessus, & me fist dire
que les François ne r’enfermoient jamais les bouteilles qu’ils avoient
tiré du cofre pour mettre sur la table, & qu’il s’estoit trouvé
plusieurs-fois avec eux. Je vy bien qu’il me falloit payer rançon pour
mon prisonnier, pourveu encore que j’en fusse quitte par bonne
composition: Je luy fis dire que ce _Kaouïn tata_, n’estoit pas
semblable à celuy qu’il avoit beu autrefois, qu’il faisoit tourner la
cervelle à celuy qui en beuvoit trop, que je devois avoir soin de son
corps & de sa santé, neantmoins que je luy en donnerois encore un petit
coup pour dire à Dieu: Et ainsi s’en alla fort content. Il ne manqua pas
lendemain de revenir me voir: Mais je le previns & allay au devant de ce
que je doutois, luy faisant voir une bouteille cassee semblable à celle
du jour precedent, & feignois estre grandement marry de l’eau de vie qui
estoit dedans, & s’estoit respandue, il en montra un dœuil
semblablement, & frappant sur sa cuisse il me fist dire: Voilà que
c’est: si tu eusse voulu nous l’eussions beuë, & rien n’eut esté

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  _Les derniers feuillets qui terminent cette relation manquent dans
  l’exemplaire unique de l’édition originale qui existe à la
  Bibliothèque impériale de Paris. (Voir la préface en tête du volume.)_

  _On a suppléé en quelque sorte à cette lacune regrettable en donnant à
  la fin du volume des lettres infiniment curieuses et laissées depuis
  longtemps dans l’oubli._



DISCOURS ET CONGRATULATION _à la France: Sur l’arrivée des Peres
Capucins en l’Inde nouvelle de l’Americque Meridionale en la terre du
Brasil_.


Grand Royaume et peuple françois, que tu as sujet de loüer Dieu,
tres-Chrestien Royaume tes joyes vont croissant de jour à autre oyant de
si bonnes nouvelles, Soleil des Royaumes, la fleur des peuples de
l’univers, tu es recommandable certes de tous poincts.

Et pour ton Antiquité en la foy Catholique, religion Chrestienne,
devotion aux Autels divins, et ferveur à ouyr la parole de Dieu.

Et pour l’amour et à l’endroit de ton Prince naturel, et pour ton
honneste naïveté, ou sincere rondeur en conversant, qualités que nulle
nation porte sur le front comme toy.

Splendide, magnificque, et magnifié Royaume, sur tous les Royaumes de la
terre.

Et pour la majesté de ta couronne, la belle et ancienne suitte de tes
Monarques jusques au nombre de soixante et quatre Roys, desquels les uns
ont esté Empereurs et les autres Saincts, canonisez au Ciel; aussi pour
la valeur et proüesses en guerre de ta gente vaillante liberale noblesse
aux cols de laict.

Et pour la sapience de tes universitez, en toutes sortes de sciences, et
facultez, et pour l’amplitude de tes Magistrats, et la prudence de tes
Parlemens redoutables, la serenité de tes conseils, et les belles loix
de ta police.

Que dis-je?

Peuple sage, intelligent, grande nation, Illustre Royaume, Ciel estoillé
de tant de beaux Esprits polis, façonnez: certainement tu es Illustre à
merveilles!

Pour les multitudes de tant de venerables prelats, grands Eveschez,
riches Abbayes, Chefs d’ordre.

Pour les multitudes de tant de Saincts hommes signalés en bonté, fameux
en science, nobles de race. Illustres en miracles qui ont vécu flori,
replendi, dedans, et dehors de tes monasteres.

Pour ta situation entre les deux grands mers ou portant tes deux bras tu
exerces la piété, et Justice, en tant de grandes fortes, belles, riches,
renommées et populeuses villes, en un pays de si grasse abondance, en
des provinces, si larges et plantureuses, et si en nombre.

Que te reste-il pour le comble de tes biens?

Que peut-on adjouter au bouquet accombly de tes loz, à la guirlande de
tes honneurs, à la couronne de tes gloires, tissu en ce triple ternaire,
signifié par tes trois Lis d’or en un champ azuré, sinon qu’enrichy ce
jourd’huy d’un Roy Louys le Roy des Lis tu sois sous son auctorité bon
odeur JESUS, au haut, et au loin emmy des peuples Sauvages plongés en
tenebres, et en ombre de mort d’infidelité, d’incivilité, et
d’inhumanité.

Tu sois choisy de Dieu à ton tres-grand honneur, contentement, et joye
pour y porter le nom suave du Redempteur establir le sceptre Imperial de
sa triomphante croix, sacré signe, et signal du fils de l’homme, et
guidon du grand Roy des Roys, ou les peuples à sauver se doivent tous
ranger; et y semer aussi la bonne nouvelle de son Evangile porte-salut
aux croyans.

Jadis jusqu’en l’Occident, et tirant au midy par le grand Charlemagne
avec le glaive de fer tu as montré ta valeur contre les Sarrazins
importuns à l’Espagne.

Jusques dans l’Orient par le grand sainct Louys une fois, deux fois, tu
as faict resentir à l’impieté Turquesque la force de ton bras, et arboré
ce bel estendart de la saincte Croix dans la Palestine; par un Duc de
Boüillon, un Duc de Mercœur, et un Duc de Nevers. Ils ont tremblé à ce
nom de François, qui leur sera fatal, et as montré ton courage le
coutelas en main.

Mais maintenant _Nova bella eligit Dominus, Clypeus, et hasta si
apparuerint_, nouvelles guerres, conquestes tout au rebours, boucliers,
et lances, s’ils se verront icy? point du tout, mais la Croix de JESUS,
mais l’autel du grand Roy des armées avec son sur auguste Missah, qui
est le glaive de Dieu et le glaive de Gedeon, de celuy qui est Dieu, et
homme tout ensemble, mais l’eau beniste qui chassera les Diables, mais
la conqueste des cœurs antropophages ou manges-hommes à la seule oüye de
la parole de Dieu, qui toute inhumanité posée aymeront desormais leur
prochain comme eux mesmes, qui quittant l’impudence, et la non-pudeur se
revestiront de blanc d’innocence, et de pudeur honneste, qui de
brutalité entreront en raison, et tu es choisie ô France, pour faire
telle guerre? En ton ame dy-moy n’est-ce pas la une guerre à sceptre de
Lis, à roses, et à fleurs? qui ouït jamais chose semblables és batailles
mondaines? Mais ce sont les guerres du grand Amant JESUS.

Que te reste-il donc maintenant apres tes vieux combats, sinon de
t’esjoüir plantant la foy, la loy, parmy une gent farouche en ses mœurs,
inhumaine en ses faits: mais facile pourtant à subir le doux joug de ton
humain abord, chose que n’a peu faire le superbe ou rustique Portugais
avec ses rigides entrées. Esjoüis-toy donc Prince des Lis, car c’est là
ta plus grand gloire de servir au grand Roy du Ciel, et de la terre, de
legat, d’Ambassade de ses mervelles, et grandeurs aux Isles eloignées
aux parties plus lointaines de la Region Australe.

Ceste sage Princesse tres-chrestienne tres-catholique, magnanime en
courage: comme une autre Judith nostre grand Reyne, regente, nostre
Dame, et maistresse a faict ceste demande par lettres aux RR. PP.
Superieurs des Capucins de la Province de France et de Paris ses
tres-humbles subjects. Assemblez en chapitre d’accorder au sieur de
Rasilli Lieutenant general establi de sa Majesté en ces contrées
lointaines un nombre de Religieux pour l’employ d’une si saincte, mais
dangereuse entreprise. Cela pourtant luy a esté tres-librement accordé,
et pour quatre seulement qui maintenant y sont comme explorateurs de la
terre, tous quatre Prestres et Predicateurs, Pere Yves d’Evreux, P.
Claude d’Abbeville, P. Ambroise d’Amiens, et P. Arsene de Paris,
cinquante de tous ceux qui se trouverent en l’assemblee capitulaire se
sont trouvez escrits sur le roole qui tous ont offert le hazard de leur
vie d’un cœur franc, et noble pour s’employer au salut de ces pauvres
Payens, de ces pauvres Sauvages, de ces pauvres bouleversez de la
tempeste du diable sans consolateur ny pere. En voilà donc à la gloire
du grand Sauveur le plein narré augmenté de trois paires de lettres plus
fraiches que les precedentes. Narré je dis et de leur envoy, et de leur
navigation partie traversee, partie prospere, et de leur arrivee
heureuse, et de tant de bien que sa Majesté par eux, a desja operé, et
de tout plein de particularitez qui n’ont encore paru dans le public és
autres imprimez: lisez donc.

Mais auparavant, afin que le Deiste, ny le Censeur mondain, le moqueur
heretique ne se rie de si honnorables desseins, qui viennent
premierement du ciel. Ils sçauront que c’est chose dez long-temps
prophetizee des saincts qui ont parlé inspirez du sainct Esprit.

Le Prophete Isaie n’a-il pas dict _propter hoc in doctrinis glorificate
dominum, in insulis maris nomen domini Dei Israel_: Pour ce que je feray
au milieu de la terre glorifiez en le Seigneur en doctrines, prechez le
par tout és Isles de la mer annoncez, glorifiez le nom du Seigneur Dieu
d’Israël. Et ailleurs, voilà mon Serviteur je le joindray à moy, mon
choisy, mon ame s’est compleüe en luy, il prononcera jugement aux
Gentils, etc. Et les Isles attendront avec expectation sa loy, je t’ay
donné en aliance du peuple pour lumiere aux Gentils, afin que tu ouvres
les yeux des aveugles et tirasses des cachots, le prisonnier de la
geole, et prison; et ceux qui sont seans en obscures tenebres.

Chantez au Seigneur un Cantique nouveau sa loüange est des extremitez de
la terre, vous qui descendez en mer, et sa plenitude aussi, Isles et les
habitans d’icelles, chantez et plus bas, _ponent Domino gloriam et
laudem ejus in insulis nunciabunt_: Ils donneront gloire au Seigneur, et
prescheront sa loüange aux Isles.

Le mesmes prophetize qu’elles recevront sa loy: mon juste est proche,
mon Sauveur est sorti (se dit Dieu le pere?) et mes bras jugeront les
peuples, les Isles m’attendront et soustiendront mon bras, c’est à dire
recevront mon fils.

Et autre part parlant à son Eglise qui est la Romaine, car d’autre
jamais cela ne s’est verifié. Car les Isles m’attendent et au
commancement les Navires de la mer, afin que je t’amene tes enfans de
bien loing.

Et au soixante-sixiesme chapitre Dieu par le mesme Prophete dit. Et je
mettray en eux le signe, et en envoiray de ceux qui sont desja sauvez
aux Gentils en mer, en Africque, et Lidie, qui deschochent la flesche,
en Italie, en Grece, et aux Isles bien loing, à ceux qui n’ont point ouy
parler de moy, et n’ont point veu ma gloire, et annonceront ma gloire
aux Gentils, et les ameneront en don, et en present au Seigneur: Riches
presents certes et pretieuses perles à Dieu.

Le Prophete Sophonie. Les islustres hommes l’adoreront de leur lieu, et
toutes les Isles des Gentils.

Le grand Inspirateur des Prophetes par son Esprit Jesus-Christ a aussi
prononcé et prophetisé.

Et cet Evangile du Royaume sera presché en tout le rond universel de la
terre, en tesmoignage à tous les Gentils, et alors viendra la
consommation du monde asçavoir. Ainssi nous autres Catholiques devons
nous avoir une grand joye de voir la parole de Dieu s’accomplir
fidelement de jour à autre, et non par autre congregation assemblée, que
par la Saincte Eglise Romaine, et doit en particulier ce grand Royaume,
remercier Dieu se ser de luy pour porter si loing la gloire de ses
trophées.

L’extrait qui suit, vous fera foy de cette verité, faict, et tiré de
quatre lettres, que le P. Arsene un des quatre a escrit de ce pays là,
une au R. P. Commissaire Provincial, une au R. P. Custode de la custodie
de Paris, une au R. P. Vicaire du couvent de Paris, et une à son frere,
dont trois sont dattées du 27 d’Aoust, et disent davantage que sa
quatriesme du 20. Une du R. P. Claude à ses deux freres, Monsieur
Foulon, et le P. Martial[165] et une commune des deux sudits Peres
escrite à Monsieur Fermanet, et pour vous faire une histoire et narré
agreable, et ne repeter les mesmes choses tout a esté compilé et mis en
une seule lettre comme vous voirez, et tres-fidelement avec leur paroles
propres. Or lisez au nom de Dieu.



EXTRAIT ET TRES-FIDELE RAPPORT _de six paires de lettres des Reverens
Peres Claude d’Abbeville et P. Arsene predicateurs Capucins, escrittes
tant aux Peres de Paris de leur ordre, qu’autres personnes seculieres,
dont il y en a quatre du R. P. Arsene, et une du P. Claude, et une
commune des deux ensemble_.


Mes Reverens et tres-cher Peres Dieu vous donne sa paix nous vous
envoyons ce petit mot, pour vous donner avis, et nouvelles du succés de
nostre voyage, et comme avec l’aide de Dieu nous sommes heureusement
arrivés en cette terre du Brasil en l’Isle de Maragnon entre le peuple
appellé Topinabas, et ce non sans beaucoup de fatigues; car nous avons
esté cinq mois sur la mer, les incommodités de laquelle personne ne peut
cognoistre sinon ceux qui les resentent, et pour autant que Monsieur de
Rasilly s’en retourne et repasse en France dans deux ou trois mois pour
nous ramener un nouveau secours, c’est la cause pourquoy, nous
differerons à vous écrire pour lors plus amplement tout le succés de
nostre voyage, tant ce que nous avons veu sur la mer, que nous avons
trouvé sur la terre de ce pays et monde nouveau. Nous nous contenterons
pour le present de vous mander ben à la hate par cette commodité qui se
presente, que pour venir en ce lieu nôtre route a été telle qu’apres
avoir faict voile à Cancale port de Bretagne, étant quelque deux cens
lieuës en mer, il se leva une telle tourmente qu’elle separa tous nos
trois vaisseaux les uns des autres, et nous sommes étonnés, non
seulement nous, mais mémes tous nos meilleurs pilotes comme pas un de
nosdits vaisseaux n’aye faict naufrage, neanmoins Dieu nous preserva en
telle sorte que nous retrouvames nos deux autres vaisseaux étans
relaschez en Angleterre à cause de ce mauvais temps comme nous vous
avons mandé de là, je croy que vous aurés receu nos lettres.

Le lundy donc de Pasques nous partimes de Plume en Angleterre[166] d’ou
étans partis nous avons eu tousjours du bon vent, et temps assés
favorable excepté quelques jours en la côte de Guinée, qui est fort
dangereuse pour les maladies du pays; de Plume donc nous fumes secondez
d’un vent si favorable qu’en peu de temps il nous fist passer les Isles
de Canarie, et passasmes entre l’Isle appellee forte venture, et la
grand Isle de Canarie; lesquelles Isles nous vismes fort à descouvert.
Des Canaries nous gagnasmes la cotte d’Aphricque au cap de Baiador
costoiant tousjours les costes de Barbarie, de Baiador nous rengeames
cette côte d’Aphricque jusqu’à la riviere ditte Lore par les
Espagnols[167] prés de laquelle nous moüillasmes l’Anchre, de là nous
rengeames encore la coste d’Aphricque jusques au cap blanc, lieu qui est
droit sous le tropicque de Cancer. Du cap blanc nous veismes ranger la
côte de Guinée passant entre les Isles du cap verd, et le cap verd, lieu
fort dangereux, pour les maladies contagieuses qui prennent en ce pays
en certaines saisons de l’année, et cette maladie prend aux gencives en
telle sorte que la chair vient surmonter les dents et mémes les faict
tomber, du lieu desquelles étant tombées sort du sang en si grande
abondance qu’on ne le peut étancher, de sorte que cela avec le mal
d’estomach, et l’enfleure qui prend au méme temps emportent leur homme,
et y en a bien peu qui en rechappent, bien que Dieu mercy il n’en soit
point pourtant mort de tout nostre embarquement pendant le voyage, mais
étans arrivez à l’entrée de la terre, il en est mort trois, qui ont esté
enterrez. Or de ceste côte de Guinée, nous vismes à nous approcher de la
ligne Equinoctiale, qui nous fut d’un accez tant difficile, que nous ne
pensions pas la passer à si bon marché, veu la saison ou nous estions:
car elle nous fit un peu de peine à passer pour un vent contraire qui
s’éleva, qui nous tinst bien quinze jours, ce qui nous mettoit en de
grandes apprehensions, que les calmes ne nous vinssent encore prendre
auparavant que de pouvoir passer: mais graces à Dieu petit à petit, et
quoy que le vent fut contraire, nous fimes tant de bordées qu’en les
voyant nous la passames et nous rendismes du costé de l’hemisphere du
Midy. Ayant passé la ligne, nous vinsmes et arrivasmes en une petite
Isle appellée Fernand de la Roque[168] située à quatre degrez de hauteur
vers le Midy de cinq à six lieües de tour, Isle fort belle et gratieuse,
toutes les proprietez de laquelle nous vous escrirons (Dieu aidant) à la
premiere commodité, c’est un vray petit paradis terrestre; en ceste Isle
nous mismes pied à terre, et vous diray seulement que nous y trouvasmes
dix-sept ou dix-huict Indiens Sauvages avec un Portugais, lesquels
estoient tous esclave et releguez en ceste Isle par ceux de Fernambuco,
une partie desquels Indiens (cinq à sçavoir) nous baptisasmes. Apres
avoir planté la Croix en ceste Isle au milieu d’une chapelle que nous y
disposames pour y dire la saincte Messe, apres que nous eusmes beny le
lieu, ou nous demeurasmes quinze jours: Nous mariasmes aussi deux de ces
Sauvages, un Indien avec une Indienne apres les avoir baptisez: L’autre
partie nous ne les voulusmes pas baptiser en ce lieu: Mais trouvasmes
bon de differer le baptesme jusques à ce que nous fussions arrivez au
lieu que nous pretendions, si bien que nous delivrasmes tous ces
Sauvages, et d’esclaves qu’ils estoient les avons rendus libres à leur
grand contentement, ils nous dirent qu’ils vouloient tous venir demeurer
avec nous à Maragnon, comme de faict ils y sont. Nous les avons donc
amenez avec nous avec force cotton, et autres marchandises qu’ils
avoient. De Fernand de la Roque nous veismes gaigner et ranger la côte
du Brasil, et continuant nôtre chemin sommes venus jusques au cap de la
Tortuë terre ferme du Brasil aux pays des Canibales, ou Eusebe dit en
son histoire que S. Matthieu Apôtre a passé, à la veüe de cette côte du
Brasil, je vous laisse à penser si nous eusmes de la joye, et du
contentement de voir les terres tant desirées, et pour lesquelles, il y
avoit cinq mois que nous étions flottant par la mer.

Or apres avoir été quinze jours au cap de la Tortuë nous fismes voile,
et arrivasmes en l’Isle de Maragnon, et y veismes moüiller l’Anchre, le
jour de la Glorieuse saincte Anne mere de la sacrée Vierge Marie, de
quoy je m’éjoüys (ce dit le Pere Claude) infiniment de ce qu’en ce jour
que j’aime tant nous eusmes ce bon heur que d’arriver en nôtre lieu tant
desiré.

Le Dimanche ensuivant nous meismes tous pié à terre, et en chantant le
_Te Deum laudamus_, l’eau Beniste faicte, le _Veni creator_, les
Litanies de nôtre Dame étant chantées, nous alasmes en procession depuis
le lieu de nôtre descente jusques au lieu que nous avions designé pour y
planter la Croix laquelle étoit portée par Monsieur de Rasilly, et tous
les principaux de nostre compagnie. Puis cette Isle, qui jusques à
maintenant avoit esté appellée l’Islette, estant beneiste fut appellée
par le sieur de Rasilly, et de la Ravardiere l’Islette S. Anne, par ce
que nous y estions arrivez ce jour là, et à cause de Madame la Comtesse
de Soissons qui se nomme Anne, laquelle est parente de Monsieur de
Rasilly[169], puis nous y plantasmes la Croix. La place donc ainsi
beniste, et la Croix plantée il fut enterré au pié d’icelle un pauvre
homme de nostre compagnie qui estoit un des trois qui moururent, lequel
estoit tonnelier de son estat.

Toute cette action estant faicte en cette Isle au grand contentement
d’un chascun, apres y avoir esté quelques huict jours. Nous parteismes
de ceste Islette pour aller en la grande Isle de Maragnon habitée des
Sauvages (qui sont les pierres pretieuses que nous cherchions) où estans
par la grace de Dieu arrivez en bonne disposition et santé. Estans
revetus de nos habits de serge grize assez fine à cause des chaleurs de
cette Zone torride, et revetus par dessus nos habis d’un beau surplis
blanc, et portans en la main nos bastons, et la Croix au dessus, où sont
nos Crucifix nous descendeimes tous de nostre vaisseau dans un Canot,
qui est une sorte de batteau que font les Indiens tout d’une piece où
estans tous ces Sauvages qui estoient sur le bord de la mer avec
Monsieur de Rasilly, et beaucoup de François tant de nostre equippage
que de celuy de Monsieur du Manoir, et du Capitaine Gerard aussi
François que nous avons trouvé icy, beaucoup de ces Sauvages se
jetterent en nage dans la mer pour venir au devant de nous. Et ainsi
conduits de ceste armée passames, et mismes pié à terre, où le sieur de
Rasilly s’estant mis à genoux avec tous les François pour nous recevoir
(qui estoit une espece d’honneur non accoustumé) nous estans
entre-embrassez, et baisez pour salutation, j’eus le bon heur (se dit le
pere Claude) d’entonner le _Te Deum laudamus_, selon le chant de
l’Eglise, que nous poursuivismes alans en procession avec tous les
François pleurans de joye et d’allegresse estans suivis des Indiens. Et
ainsi prismes possession de cette terre, et monde nouveau pour
Jesus-Christ, et en son nom, esperans de benir la place, et d’y planter
la Croix un de ces jours que nous avons differé à dessein. Je laisse
toutes les autres particularitez quand je vous escriray plus amplement
de la suite de nostre voyage. Seulement je vous diray encores en passant
que le Dimanche 12 jour d’Aoust, jour de saincte Claire nous celebrasmes
tous quatre la premiere Messe en ce pays. C’estoit bien la raison que le
jour d’une Saincte Vierge de nostre Ordre, laquelle a apporté une
nouvelle lumiere au monde fut ordonné de Dieu pour faire paroistre une
lumiere nouvelle (à sçavoir la lumiere de son sainct Evangile) en ce
monde nouveau.

Et je ne puis vous dire maintenant le grand contentement que ces pauvres
Sauvages ont reçeu de nostre venuë. C’est un peuple tout acquis, et
gaigné, peuple grand à la verité qui nous aime et affectionne
infiniment, ils nous appellent les grands Prophetes de Dieu et de
Ioupan, et en leur langage du pays Carribain, Matarata[170]. L’on nous a
aporté de bonnes nouvelles depuis que nous sommes icy. A sçavoir que
ceux de Para qui est un autre peuple voysin des Amazones d’un costé, et
de l’autre costé voisin de cestui-cy, ou il y à cent mil hommes
seulement, lesquels nous desirent extremement, et nous veulent avoir
pour les instruire. Si bien que je vous diray en un mot, que _messis
multa, operarii autem pauci_, la moisson est grande, mais nous sommes
trop peu d’ouvriers pour y travailler. Car si nous voulions dés
maintenant il s’en baptiseroit une grande partie. Cela est vray que,
_regiones albescunt ad messem_, ces regions icy blanchissent pour le
besoin qu’elles ont de la moisson, et que le temps est venu que Dieu
veut estre icy adoré et recognu.

Maintenant nous sommes apres pour trouver une place pour nous camper, et
y faire une Chapelle tant qu’il soit venu des Massons de France pour
faire une Eglise: mais ce sont tous bois taillis qu’il faut déffricher
au paravant.

Au reste je ne vous puis dire maintenant le grand contentement que ces
pauvres Sauvages ont reçeu de nostre venuë. Ils nous donnent de
tres-belles esperances de leur conversion. Tout ce peuple quoy que
brutal, et barbare, si est-il neantmoins si fort joyeux de nostre
arrivée, qu’ils nous viennent tous voir avec grand joye, ils monstrent
un grandissime desir de se faire instruire au Christianisme, je croy que
quand nous serons versez en leur langue qu’il y aura plainement à
moissonner, et du contentement pour ceux qui auront bien du Zele de
Dieu, et du salut des Ames. Ils preparent tous leurs enfans pour nous
les amener pour instruire. Et nous ont promis de ne plus manger de chair
humaine. Il est d’ailleurs fort bonnasse, point malicieux. N’a aucune
Religion sinon qu’il a la croyance d’un Dieu qu’ils appellent Ioupan, et
croit l’immortalité de l’Ame. Quant au pays c’est une terre fort bonne
et fertile, il n’y a jamais de froidures, mais un continuel Esté, on ny
sçait que c’est de froid, les arbres y sont tousjours verds, et en tout
temps. Et les jours, et les nuicts tousjours égaux, le Soleil s’y leve
tous les jours à six heures du matin, et se couche à six heures du soir.
Nous ne sommes qu’à deux degrez, et demy de la ligne, Equinoctiale, ou
de l’Equateur. On tient qu’il y a force richesses en ce pays, comme
mines d’or, des pierres precieuses, des perles, de l’Ambre-gris, apres
il y a force poyvre, force cotton, force herbe à la Reinne, ou petun,
force sucre. Bref nous vous asseurons que quand on y sera estably qu’on
si trouvera comme en un petit Paradis terrestre, ou on aura toute sorte
de commodité et contentement, je ne puis vous en dire d’avantage, ce
sera pour le retour de Monsieur de Rasilly que je vous manderay d’autres
choses en particulier. Au reste jamais je ne me portay mieux qu’à
present graces à Dieu, ne beuvant que de l’eau (ainsi parle le P.
Claude). Si en France il m’eust fallu faire la milliesme partie de ce
qu’il faut faire icy, je pense que mille fois je serois mort, en quoy je
recognois que _non in solo pane vivit homo_, l’homme ne vit pas
seulement de pain. Il faut que les delicats de France viennent icy, je
louë Dieu de que jamais je ne fus malade sur la mer du mal ordinaire, au
grand estonnement d’un chacun, seulement, venant au pays des chaleurs
lors que nous estions justement sous le Tropicque de Cancer, le Soleil
montant à lors j’eus deux ou trois petits accez de fiebvres qui se
passerent aussi-tost Dieu mercy, je laisse le reste pour un autre temps,
le temps et les affaires nous pressent. Priez Dieu pour nous s’il vous
plaist et pour toute nostre compagnie, et faictes prier tant que vous
pourrez, car jamais nous n’eusmes tant besoin des graces de Dieu (sans
lesquelles nous ne pouvons rien) que maintenant. Ce que si vous faictes
Dieu vous en sçaura gré.



Sommaire Relation de quelques autres choses plus particulieres qui ont
esté dictes de bouche aux Peres Capucins de Paris par Monsieur du
Manoir.


Monsieur du Manoir[171] (qui est un des Capitaines desquels il est parlé
en la lettre precedente qu’ils trouverent en ce pays-là avec le
Capitaine Gerard) estant revenu en France ces jours derniers, et leur
ayant luy mesme apporté la susdite lettre avec plusieurs autres
(quelques unes desquelles nous avons bien voulu mettre icy, à ce que les
merveilleuses œuvres de Dieu desquelles ces lettres font foy, ne soyent
ensevelies dans le tombeau d’oubly: ains qu’elle soient mises au jour à
ce que les hommes ayent sujet de loüer la sagesse, providence et bonté
du Createur), leur a dit de bouche plusieurs particularitez de leurs
Peres, qui ne sont pas contenuës dans la susdite lettre, ny dedans les
suivantes. Il dit donc que les Peres estans arrivez en ce pays. Ils
commencerent à planter leur pavillon faisant une maniere de Chapelle
pour y dire la Messe, et quelques petites cellules pour se loger, à quoy
faire ces pauvres Sauvages leur aidoyent eux mêmes avec des toilles et
rameaux d’arbres. Ce qu’estant achevé, un jour comme un Pere disoit la
Messe, voicy venir un de ces Sauvages des plus anciens (qu’ils tiennent
comme leurs gouverneurs, les honorant, et respectant à cause de la
vieillesse) lequel en amena trente autres avec luy pour entendre la
Messe, ce qu’ils firent, et ce avec un grandissime estonnement et
admiration voyant tant de si belles ceremonies, et de si beaux ornements
qu’ils n’avoyent accoustumé de voir (car ils vont tous nuds tant hommes
que femmes). Or quand le Prestre approcha de la consecration comme vers
l’offertoire, ils tirerent un rideau qui estoit entre le Prestre et le
peuple, de sorte que ces pauvres gens ne pouvoient plus voir le Prestre,
ny ce qu’il faisoit la derriere, ce qui les scandaliza fort de ce que
l’on leur avoit faict un tel affront, qui fut cause qu’apres la Messe
ils allerent trouver les Peres, leur demandant la cause pourquoy ils
leur avoient ainsi faict cest affront, à quoy les Peres respondirent:
que ce qu’ils en avoient faict, n’estoit pas pour les braver mais que
c’estoit pour ce qu’ils estoient encore Payens, et que par consequent
ils ne pouvoient pas celebrer la Messe en leur presence, leur estant
ainsi enjoint de l’Eglise, ce qu’entendant s’appaiserent, et se
rendirent fort capables: puis s’en retournerent racontant le tout à
leurs femmes, lesquelles desireuses de voir ces grands Prophetes de Dieu
et de Ioupan, s’assemblerent grand nombre pour les venir voir: mais les
Peres ne leur voulant ouvrir la porte de leur petite cabane, à cause
qu’elles estoient toutes nuës, elles n’eurent pas la patience du second
refus: car rompant la porte (qui n’estoit pas difficile à rompre) elles
entrerent dedans, et regardans et contemplans ces Prophetes, elles ne se
pouvoient souler de les regarder, y estans toutesfois un peu trop
long-temps, les Peres les prierent de se retirer, ce qu’elles firent.
Apres ceste visite ces Anciens vieillards desquels nous avons parlé,
s’assemblerent grande multitude pour adviser entre eux quel present ils
devoient faire à ces Prophetes en signe de bienvueillance, et de
resjouissance de leur arrivée. Il voulurent finalement qu’attendu qu’ils
couchoient sur la dure, qu’il leur failloit faire present d’un mattelas
de cotton pour chacun (car le cotton croît en ce pays) avec chacun une
des plus belles filles, qui est un des plus grands presens qu’ils ayent
accoustumé de faire. Ayans donc apporté quatre mattelas, et amené quatre
belles filles, ils les offrirent aux Peres: Mais les bons Peres se riant
de cela: ils accepterent fort volontiers leurs mattelas, leur rendant
leur filles avec un remerciement. Ce qui estonna fort ces Sauvages,
disant les uns aux autres. Quoy? ces Prophetes-cy ne sont-ils pas hommes
comme nous? Pourquoy donc n’acceptent-ils pas ces filles estant chose
impossible qu’un homme s’en puisse passer? Pourquoy nous font-ils un tel
affront: mais nos Peres prenans la parole ils respondirent que ce
n’estoit pas qu’ils reprouvassent le mariage, quant il estoit selon les
loix de Dieu, tant s’en faut qu’ils le loüoient, mais que Dieu leur
ayant octroyé des graces plus particulieres qu’aux autres hommes à cause
qu’ils le servent plus perfaictement, ils pouvoyent facilement par le
moyen d’icelles graces se passer de l’usage des femmes. Ce qu’ayant oüy
ces pauvres gens ils demeurerent tous estonnez, et comme hors d’eux
mesmes admirant la saincteté de ces Prophetes, et de la en avant ils les
ont eu en plus grande veneration, s’estimans bien-heureux de leur donner
leurs enfans à ce qu’ils les baptisent et instruisent en nôtre saincte
foy; ainsi qu’il se pourra voir par la lettre suivante, que lesdits
Peres ont escrit à un honnorable marchant de Roüen nommé Monsieur
Fermanet, qui est un de leurs grands bienfaicteurs, laquelle nous avons
bien voulu mettre icy à ce que l’on voye que nous n’y mettons rien du
nostre, ains purement et simplement, le mettons selon que nous l’avons
leu és lettres, et entendu de personnes dignes de foy, qui les ont
veuës, nous mettons aussi ceste lettre pource qu’il y a dans icelle des
particularitez qui ne sont point aux autres. La lettre est celle qui
suit.



LETTRE QUE LES PERES CAPUCINS ONT ESCRIT A MONSIEUR FERMANET.


Monsieur Dieu vous donne sa saincte paix. Apres tant de conjurations que
vous nous fistes à nostre departement de vous rescrire, nous nous
fussions sentis par trop coulpables, de manquer à vous mander des
nouvelles de nostre bon pays, lesquelles sont tres-bonnes graces à Dieu.
Nous y sommes arrivez heureusement apres avoir flotté quatre ou cinq
mois sur la mer. Au reste nous avons esté receus honorablement des
Indiens, je dis honorablement selon leur rusticité, mais il n’importe en
quelle maniere que ce puisse estre, pour veu qu’ils rendent le
tesmoignage de leur bien-veillance, ce qu’ils ont faict, et font encores
tous les jours, nous amenans leurs enfans pour les instruire, ce que
nous esperons de bien faire avec l’aide de Dieu. Au retour de Monsieur
de Rasilly qui sera dedans deux ou trois mois nous vous pourrons mander
le nombre des convertis, et de ceux qui sont nouvellement baptisez.
Quant au pais il est fort bon, et espere-on d’en tirer force Petun, et
force Rouçou, il s’y trouve dés maintenant force succre, de fort belles
pierres, et de l’ambre gris, et tient-on qu’à 20. liües d’icy il y a une
mine d’or, n’estoit la trop grand haste que nous avons, nous vous en
manderions d’avantage: mais estans trop pressez nous ne la vous ferons
plus longue. Vous baisant tres-humblement les mains, nous recommandant à
Madame vostre femme, et sommes à vous, et à elle.

_Vos tres-humbles serviteurs en nostre Seigneur, F. Claude d’Abbeville,
et F. Arsene de Paris._



RELATION D’UN MATELOT VENU DU MESME PAYS, FAICTE AU R. P. GARDIEN DU
HAVRE DE GRACE, DE QUOY IL DONNE ADVIS AU R. P. COMMISSAIRE.


Reverend Pere, humble salut en nostre Seigneur, ce mot est pour vous
donner advis comme ce jourd’huy m’est venu trouver un matelot, lequel a
veu, et parlé a noz Freres à Maragnon aux Topinabas, auquel lieu ils
arriverent tous en bonne santé sans aucun enpeschement environ le 8. de
Juillet, le Matelot à entendu leur Messe, où se trouva quelque vieil
Sauvage du pais, qui considera tout ce qui s’y faisoit, avec environ
vint-cinq ou trente avec luy. Quant ce vint à la consecration et
elevation de la saincte hostie on abaissa une toile, dequoy ils
s’estonnerent pourquoy on avoit fait cela; Surquoy estans satisfaits,
incontinent firent publier par tout ce qu’ils avoient veu, de sorte que
depuis il leur est venu grand nombre d’hommes de ces Sauvages pour les
ayder à faire leur logement, et le fort qu’ils ont commencé. Le Matelot
en est party le 22. d’Aoust dernier, dedans le vaisseau de Moisset dont
il avoit donné la conduite au Sieur du Manoir, auquel il croit que nos
freres aurons donné leurs lettres, ou à quelqu’autre chef du vaisseau,
qui me gardera de vous escrire d’autre particularitez. Ils n’ont pas
changé la couleur de l’habit et ne la changeront, leur habit est
seulement d’une estoffe plus legere que le nostre, à cause de la
chaleur. Dieu soit loué de tout, et leur face la grace d’y fructifier à
la gloire de son S. nom, et exaltation de la saincte foy de son Eglise.

Je suis de vostre R. le plus serviable en Jesus-Christ, du Havre ce 12.
Novembre 1612.

F. Theophile, Capucin indigne.



Notes critiques

et

historiques sur le voyage

du

P. Yves d’Evreux.


[53] Suitte de l’histoire des choses plus memorables advenues en
Maragnan. Voy. le titre.

Cette vaste province, l’une des plus florissantes du Brésil, n’avait
reçu aucun établissement de quelque importance, avant l’arrivée des
missionnaires français. Les limites qu’on lui accordait alors étaient
complétement arbitraires et il ne faut pas oublier, que l’immense
capitainerie du Piauhy en fit partie intégrale, jusqu’en l’année 1811.
Aujourd’hui son étendue en longueur est de 186 lieues (de 20 l. au dég.)
sur 140 de largeur. Sa superficie n’est pas évaluée à moins de 20,000
lieues carrées. Elle git entre 1° 16′ et 7° 35′ de lat. mérid. Elle
confine au N. O. avec le Pará dont elle est séparée par le Rio Gurupy,
au N. E. elle est baignée par l’Atlantique, au S. E. le Parahiba forme
ses limites du côté du Piauhy. Le Tocantius enfin la sépare au S. de la
province de Goyaz. Quoique chaud et humide, le climat du Maranham est
sain, les pluies qui fertilisent ce riche territoire commencent
régulièrement en Octobre. L’aspect général du pays offre partout des
mouvements de terrain inégaux, il ne présente nulle part cependant, des
élévations bien considérables, si l’on excepte toutefois de ces données
générales et forcément sommaires, la Comarca de _Pastos bons_. Là, on
rencontre des montagnes telles que Alpracata, Valentim, Negro, etc. Le
pays est arrosé par 14 cours d’eau. De tous ces fleuves c’est le
Parnahiba qui est le plus considérable; malheureusement, ses rives ne
sont pas d’une salubrité égale sur tous les points, à ce que l’on
observe dans le reste de la province, il y règne des fièvres
intermittentes. On évalue son cours à 240 lieues. L’_Itapicurú_ qui
vient immédiatement après lui et dont il est fréquemment question dans
la Relation du P. Yves ne baigne qu’une étendue de 150 lieues de
terrain; le _Mearim_ a un cours plus restreint, on l’évalue à 78 l. Le
_Pindaré_, le _Turiassu_, le _Gurupi_, le _Manoel Alves Grande_ sont
moins considérables encore.--On suppose que la population entière de la
province peut s’élever aujourd’hui à 462,000 habitans. Cependant, le
_Relatorio_ officiel de la présidence qui porte la date du 3 Juillet
1862, n’évalue ce chiffre qu’à 312,628 âmes, dont 227,873 individus
libres et 84,755 esclaves. Il est à remarquer que le recensement général
de la population de l’Empire, fait en 1825, n’admettait qu’une
population de 165,020 âmes. On a acquis la certitude, que ce chiffre
était en réalité fort inférieur à ce qu’il devait être. Il témoignait
seulement de la répugnance qu’avaient alors les propriétaires à déclarer
le nombre exact de leurs esclaves.--Quant à la population nomade des
indiens, à celle qu’il serait si curieux de bien connaître pour
apprécier les changements survenus parmi les Aldées depuis le temps où
écrivait le P. Yves, nul chiffre ne la constate, et ne peut exactement
la fournir. Ce qu’on peut dire, c’est qu’elle est plus considérable au
Maranham, au Pará et dans la nouvelle province de Rio Negro, que partout
ailleurs. On n’a en définitive, que les données les plus imparfaites et
les plus rares, sur ces hordes malheureuses, dont se préoccupe
aujourd’hui le gouvernement. La sollicitude tardive, mais charitable de
l’administration provinciale a trop de maux à réparer pour que la
réparation soit complète. Tout est à faire encore en ce qui touche les
Indiens. Ces tribus n’ont su conserver ni la dignité que donne à
l’habitant des forêts une complète liberté, ni les principes de
civilisation qu’on avait tenté de leur inculquer au XVIIme siècle.
Refoulées définitivement dans l’intérieur par Mathias d’Albuquerque,
décimées par le virus de la petite vérole, elles ne sont plus que
l’ombre de ce qu’elles étaient sous leurs chefs indépendants. Cette
population indigène, est cependant plus considérable dans les solitudes
du Maranham, que ne l’indiquent certaines statistiques et l’on évalue à
5000 environ, ceux des indiens qu’on a pu réunir en villages. Si nous en
croyons un militaire éclairé, qui s’est trouvé avec eux dans des
rapports incessants durant une vingtaine d’années, la déchéance physique
est bien moindre chez ces peuplades, que la déchéance morale; elles ont
perdu jusqu’au souvenir de leurs traditions théogoniques, qu’il eût été
si curieux de comparer aux récits des vieux voyageurs français. Sous ce
rapport, elles ont été bien moins favorisées que ces Guarayos, visités
naguère par d’Orbigny, et qui répètent encore dans leurs chants, les
légendes cosmogoniques du XVIme siècle. Les Indiens du Maranham, parmi
lesquels on distingue les Timbirás, les Gêz, les Krans et les Cherentes
ne peuvent donc fournir à l’historien, que des renseignements bien
affaiblis puisque, il y a maintenant environ quarante ans, le major
Francisco de Paula Ribeiro avait déjà constaté chez eux cet immense
envahissement de l’oubli (voy. la _Revista trimensal_ T. 3, p. 311),
c’est cet oubli fatal des grandes traditions, qui rend aujourd’hui si
précieux des livres, tels que ceux de nos vieux missionnaires; là tout
au moins les mythes antiques sont recueillis parce qu’il a fallu les
combattre. Il se présente de temps à autre parmi ces Indiens dégénérés,
quelques hommes énergiques, qui comprennent l’abaissement de leur race
et qui voudraient la faire marcher en avant, mais ces chefs sont aussi
rares qu’ils sont peu compris, et de plus, c’est vers l’avenir qu’ils
tournent leurs regards; ils n’ont aucun sentiment réel de leur ancienne
nationalité. Leurs compatriotes qui devraient tout au moins leur savoir
gré des travaux entrepris pour améliorer leur sort futur, les accablent
parfois de leur haine aussi irréfléchie qu’elle est brutale. C’est ce
qui est arrivé à _Tempe_ et à _Kocrit_, ces chefs qu’avait connus le
major Ribeiro. Ils ont fait de vains efforts pour pousser dans la voie
de la civilisation les peuplades, dont la direction leur avait été
dévolue: ils sont tombés victimes de leur zèle. Voy. _Memoria sobre as
nações gentias que presentemente habitam o continente do Maranhão,
escripta no anno de 1819 pelo major graduado Francisco de Paula Ribeiro,
Revista trimensal_ T. 3, p. 184.

Disons en passant, que les Tupinambas évangélisés par les missionnaires
français, n’ont pas laissé de descendants connus; on suppose seulement
qu’un rameau appartenant à cette grande nation, peuple encore les
bourgades de _Vinhaes_ et de _Paço de lumiar_ dans l’île. _Sam Miguel_
et _Frezedalas_ sur les bords de l’Itapicurú peuvent être dans le même
cas; il en est de même à l’égard de Vianna sur le Pindaré. Plus
probablement encore les Tupinambas se sont confondus avec les nations de
l’intérieur; ils ont pris les noms de Timbirás et de Gamellas. Les
_Sakamekrans_, les _Kapiekrans_ ou _canelas-finas_, et les _Gez_,
errants dans les grandes forêts à l’ouest de l’Itapicurú ne sont autres
que des subdivisions des Timbirás. Le major Ribeiro, nie, que ces
diverses peuplades se livrent encore aux horreurs de l’anthropophagie.
C’est dans cet écrivain si impartial et qui reconnaît toute la férocité
des Timbirás, qu’il faut étudier les horribles représailles dont les
malheureux Indiens ont été l’objet: l’esclavage n’en a été que le moins
sanglant résultat. Le major évaluait à 80,000 environ, le nombre des
Indiens Sauvages errants en 1819 dans les grandes forêts; il a dû
diminuer considérablement depuis cette époque.


[54] Voicy ce que j’ay peu par subtils moyens recouvrir du livre du R.
P. Yves d’Evreux supprimé par fraude et impieté, moyennant certaine
somme de deniers entre les mains de François Huby, imprimeur. p. 1.

François Huby était aussi libraire et sa boutique occupait une place
parmi les magasins les plus achalandés dans la galerie des prisonniers
au palais; il dut souffrir comme bien d’autres du grand incendie qui eut
lieu en 1618. Quatre ans auparavant qu’il se chargeât de la publication
du livre de Claude d’Abbeville, dont le nôtre n’était qu’une suite, il
demeurait rue St. Jacques, au Soufflet d’or, et non à la Bible d’or,
qu’il prit plus tard pour enseigne. S’il fut atteint dans sa prospérité,
ce fut justice pour avoir permis qu’une main impie privât la France
durant plus de deux siècles, du livre charmant, qu’il avait édité et que
nous remettons aujourd’hui en lumière, grâce à une de ces entreprises
littéraires si rares de nos jours, où l’honneur des lettres est la
pensée dominante, et l’emporte sur tout autre considération.

Le volume qui a servi à notre réimpression est relié en maroquin rouge,
parsemé de fleurs de lys d’or et aux armes de Louis XIII. Il fait partie
de la réserve sous le Nº O 1766 de la Bibliothèque Impériale de Paris.


[55] St. Louïs en Maragnan. p. 9.

La capitale du Maranham, occupe aujourd’hui encore, l’emplacement qui
fut choisi par ses anciens fondateurs. Elle est située par 2° 30′ 44″ de
lat. Austr. et 1° 6′ 24″ de long. orient. à compter du fort de
Villegagnon, dans la baie de Rio de Janeiro. La Ravardière et Razilly
choisirent pour la construire, la pointe O. d’une petite péninsule, liée
à l’île de Maranham même par la chaussée _do Caminho grande_. Les cours
d’eau désignés sous les noms d’_Anil_ et de _Bocanga_ sortis de points
divers de l’île, confondent leurs eaux dans une même embouchure et
forment une vaste baie. L’élévation qui se présente au S. du Anil à l’E.
et au N. du Bocanga (c’est précisément l’endroit où se réunissent les
deux petits fleuves), constitue l’emplacement primitif où s’éleva la
ville naissante, placée sous le patronage de St. Louis.

San Luiz do Maranham fut élevé en 1676 par une bulle d’Innocent XI à la
dignité de cité épiscopale, c’est une ville qui ne compte guère moins de
trente mille habitans et qui se trouvant bâtie sur un terrain doucement
onduleux, paré en tout temps de la plus riche végétation, offre de
l’avis de tous les voyageurs un aspect charmant. (Voy. _Corografia
Brasilica_, _Will. Hadfield_, _Milliet de St. Adolphe_ et
principalement, les _apontamentos estatisticos da provincia do Maranham_
placés à la suite du grand Almanach de 1860, publ. par B. de Mattos.)
Cette jolie cité est divisée naturellement par l’épine dorsale de la
péninsule, que sépare les deux bassins des cours d’eau dans la direction
de l’E. O. Son point culminant est le _Campo d’Ourique_; là, elle
présente 32m 692c d’élévation au-dessus du niveau moyen de la marée.
Toute la ville se divise en trois paroisses: _Nossa senhora da
Victoria_, _San João_ et _Nossa senhora da Conceição_. On y compte 72
rues, 19 ruelles, et 10 places. Elle possède 55 édifices publics et
2,764 maisons, dont 450 seulement offrent un ou plusieurs étages. De
l’avis même des habitans, les places pourraient offrir plus d’étendue et
de régularité. Bien qu’elles soient coupées à angle droit, les rues
devraient parfois être plus larges, mieux disposées en un mot selon les
lois de l’hygiène. Leur pavé du reste n’est pas précisément mauvais, et
elles sont d’une inclinaison convenable relativement aux deux cours
d’eau, qui baignent la ville. Somme toute, Maranham est une capitale
dont l’air est salubre et qu’on ne saurait accuser de manquer de
propreté.

«Le navire qui est en quête d’un ancrage prend pour balise le palais du
gouvernement, assis sur l’éminence qui domine le port. Ce bâtiment a à
sa base la forteresse de San Luiz: et de ses fenêtres le regard qui
parcourt une baie étendue, contemple au loin dans un horizon fugitif les
côtes et la ville d’Alcantara; plus près la barre avec son petit fort de
la pointe d’Area et au dedans du port, sur la rive opposée du Bocanga,
le petit hermitage ruiné de _Bom Fim_, et en face sur l’Anil la pointe
de San Francisco.» Ce fut là où selon la notice qui nous dirige, La
Ravardière remit au commandant Portugais la ville naissante et la
forteresse de San Luiz. Ce qu’on ne saurait assez rappeler, c’est la
conduite toute chevaleresque du commandant Français en cette occasion et
même celle d’Alexandre de Moura, qui agissait au nom de l’Espagne. Le
jeune chirurgien de Paris, qui alla panser avec tant de zèle les blessés
des deux partis et qui reçut un si touchant accueil dans le camp ennemi,
peut seul donner une idée par son récit, plein de naïveté et de
franchise, de la cordialité qui régna entre les Français et les
Portugais après le combat (voy. _les Archives des Voyages publiées_ par
M. Ternaux Compans). A quelques mètres, en suivant la rive du Anil
s’élève le couvent et l’église de Sancto Antonio; ces bâtiments ont été
construits au lieu même où durant l’année 1612, Yves d’Evreux aidé des
PP. Arsène et Claude d’Abbeville, bâtit son petit couvent, sous
l’invocation de St. François. Ce monastère des capucins français a été
rebâti plusieurs fois; «une partie du moderne couvent, est occupée
aujourd’hui, par le séminaire épiscopal, et l’église qui est en
construction s’élève de nouveau dans le goût de l’architecture gothique
simple.» Ce sera, à ce que l’on assure, la plus belle église de San
Luiz.

Cette construction n’est pas l’unique, tant s’en faut, dont se préoccupe
la cité, mais c’est la seule, en quelque façon, qui nous intéresse
directement. Nous ne parlerons donc ici, que pour mémoire, et du quai
_da Sagraçao_, nommé ainsi à l’occasion du couronnement de D. Pedro II,
et du vaste bassin qu’on creuse en ce moment, dans le but de lui faire
admettre une frégate à vapeur de premier ordre, nous nous contenterons
de citer le dock que l’on projette dans le voisinage de l’Anse das
Pedras. Il y aurait plusieurs constructions monumentales telles que
l’Eglise do Carmo, la cathédrale, la caserne du _Campo do Ourique_, le
théâtre qu’il serait juste de mentionner, mais il ne faut pas oublier
que ceci n’est qu’une note rapide, destinée à faire saisir dans son
ensemble, ce qu’est devenue en deux cents cinquante ans, la fondation
française.

Un des voyageurs les plus modernes qui se soient occupés de ces
contrées, William Hadfield, fait observer que San Luiz est la ville du
Brésil, où l’on parle le plus purement le Portugais. C’est, en effet, la
patrie de deux écrivains hautement estimés dans l’Empire, Odorico Mendes
et João Francisco Lisboa, dont la mort est toute récente. Après avoir
traduit Virgile avec une supériorité de style qu’envieraient les
contemporains de Camoens, Odorico Mendes prépare en ce moment une
version en vers d’Homère, où la science du rythme le dispute à
l’inspiration.--Quant au poète des légendes nationales, dont tout le
Brésil répète aujourd’hui les chants (nous voulons parler ici de
Gonçalvez Dias), il appartient bien à la province du Maranham, qu’il a
explorée en savant et en voyageur intrépide, mais il est né à Caxias.
Les œuvres de ces trois écrivains honneur du pays, sont aussi l’honneur
de la bibliothèque publique, mais cet établissement institué dans une
ville éminemment littéraire est bien peu en rapport avec les nécessités
croissantes de ses autres institutions relatives à l’instruction
publique. Il y a trois ans tout au plus, il ne comptait que 1031
volumes. Puisse le livre que nous reproduisons ici, le premier avec
celui de Claude d’Abbeville, qui ait été écrit dans la ville naissante,
commencer une ère nouvelle pour cet établissement indispensable dans une
capitale florissante. Plusieurs fondations heureusement viennent en aide
à son insuffisance, on publie à San Luiz divers journaux, tels que le
_Publicador Maranhense_, l’_Imprensa_, le _Jornal do Comercio_ etc.
etc., et il y a dans la ville une société de typographie; à laquelle il
faut joindre un grand cabinet de lecture et une société littéraire
l’_Atheneu Maranhense_. Tout cela contraste étrangement avec l’époque où
le P. Arsène de Paris trouvait à peine une feuille de papier pour écrire
à ses supérieurs.


[56] Cette devotion s’augmenta encore bien plus quand la chapelle Sainct
Loüis au fort fut edifiee. p. 11.

L’église cathédrale de _San Luiz_ ou _Maranham_, car la ville porte
toujours ces deux noms, a cessé d’être sous l’invocation de St. Louis de
France. C’est aujourd’hui l’ancienne église du couvent des Jésuites, qui
sert de cathédrale, cette église est sous l’invocation de _Nossa Senhora
da Victoria_. (Voy. _Ayres do Cazal, Corografia Brasilica_, Rio de
Janeiro, 1817, T. I. p. 166.) Il paraît que dans les vastes
constructions faites en ces derniers temps pour agrandir le couvent de
Sanct-Antonio on a respecté la petite chapelle d’origine française; les
Franciscains qui la desservent aujourd’hui, n’étaient l’année dernière
qu’au nombre de trois: Fr. Vicente de Jesus (gardien), Fr. Ricardo do
Sepulcro et Fr. Joaquim de S. Francisco, tous les deux prêtres.


[57] Pour remedier à cette disette, l’on delibera d’envoyer à la pesches
des vaches de mer. p. 13.

Cette espèce de phoque à la chair savoureuse, était alors
prodigieusement commune dans le nord du Brésil et dans l’intérieur de la
Guyane; c’est ce que les Portugais appelent le _peixe-boy_, le
poisson-bœuf, les Indiens le _manati_. La chair excellente de ce poisson
nourrit encore en grande partie les habitans des bords de l’Amazone et
du Tocantius. (Voy. Osculati, _America equatoriale_.) Claude d’Abbeville
lui donne le nom d’_Ourüraourü_.


[58] Alors on fit dire par tous les vilages de l’isle et de la province
de Tapouytapere. p. 15.

Ce nom de lieu déjà cité, reviendra fréquemment. Le vaste territoire
qu’on désigne encore au Maranham sous la dénomination de _Tapuytapera_
est réparti aujourd’hui entre les comarcas d’Alcantara et de Guimaraens.
Il renfermait jadis onze Aldées indiennes. Cumá était la plus
considérable de toutes. Tapouytapère est à environ 40 lieues de San
Luiz. Selon M. Martius ce nom s’expliquerait par cette courte
périphrase: habitation des indiens ennemis. Voy. le volume intitulé:
_Glossaria linguarum brasiliensum_. Erlangen, 1863, in-8. On trouve
placés à part, dans ce recueil, les noms de lieux, comme ceux des
végétaux et du règne animal.


[59] Qui du depuis furent couvertes de gros et grands Aparituries. p.
15.

L’_Apariturier_ ou _Apariturie_, qui fournit de si heureuses
comparaisons au P. Yves, est simplement le Manglier (Rhyzophora Linn.).
Cet arbre des rives américaines, si utile à l’industrie, forme en effet
de vastes forêts maritimes dans le Maranham et sur toute la côte du
Brésil, aussi bien que sur celle du pays de Venezuela. On a détruit avec
beaucoup trop de promptitude ces arbres, dans une foule de localités, et
nous avons entendu attribuer même l’invasion récente de la fièvre jaune
à la destruction systématique de ce végétal charmant, qui égaye de sa
verdure tous les rivages brésiliens. En tombant sous le fer du
cultivateur, il laisse à découvert des plages boueuses, habitées par des
myriades de crabes, et d’où s’échappent des effluves paludéennes de la
pire espèce. Il y a au Brésil deux espèces de Mangliers, le _mangue
branco_ et le _mangue vermelho_. Nous renvoyons pour leur description
scientifique à Aug. de St. Hilaire. Nous supposons que le vieux mot
employé ici par le P. Yves vient du verbe _parere_ enfanter, parce que
cet arbre se reproduit par les racines qu’il jette en arcades autour de
lui. (Voy. dans _nos scènes de la nature sous les tropiques_, l’effet du
manglier dans le paysage.)


[60] Il y en a de trois sortes. p. 18.

La fâcheuse lacune qui existe ici, permet cependant de reconnaître qu’il
s’agit des tortues du Maranham. On prépare au Pará, avec les œufs de ce
Chelidonien, ce qu’on appelle la _manteiga de Tartaruga_ ou _beurre de
Tortue_. Il s’en exporte une quantité prodigieuse.


[61] Parmy ces forests il y a une telle multitude de cerfs biches,
chevreils, vaches braves. p. 19.

Dans cette énumération assez complète des quadrupèdes qu’on pouvait se
procurer à la chasse, un nom frappera naturellement le lecteur, c’est
celui de vache brave. Il eût été possible, rigoureusement parlant, que
les rives du Mearim eussent reçu quelques individus de la race bovine,
introduits déjà depuis longtemps dans la province de Pernambuco: Claude
d’Abbeville est même explicite sur ce point. Mais ce n’est pas ce qu’a
voulu dire notre bon missionnaire; la vache _brave_ ou _brague_, comme
il est dit autre part, est le _Tapir_ ou _Tapié_, selon Montoya: animal
fort commun alors d’une extrémité du Brésil à l’autre. Pour le désigner
les Espagnols et les Portugais se servaient d’une dénomination empruntée
aux maures. Ils l’appelaient aussi _Anta_ ou _Danta_ qui signifie,
dit-on, buffle. Lorsque les Américains à leur tour eurent à imposer un
nom au bœuf, ils l’appelèrent _Tapir-assou_. M. Martius fait observer
avec raison que le mot s’applique dans la _lingoa geral_ à tout gros
mammifère. Ce pachyderme étant le plus gros animal connu de l’Amérique
du sud, sa chasse fut bientôt en honneur chez les Européens et il
disparut, en grande partie du moins, des lieux où il était le plus
répandu. Dans certaines contrées de l’Amérique c’était un animal sacré.
A ce titre même, il figure sur divers monuments. Au Brésil les indigènes
cherchaient à se le procurer, non-seulement à cause de sa venaison, mais
surtout en raison de l’épaisseur de son cuir, dont ils fabriquaient des
boucliers, et que ne pouvaient traverser des flèches armées le plus
ordinairement d’une pointe aiguë de bois ou d’un roseau affilé. Jean de
Lery avait rapporté du Brésil en France, plusieurs de ces rondaches,
elles ne parvinrent pas jusqu’en Europe. Une effroyable famine, due à
une traversée de cinq mois, obligea le pauvre voyageur à s’en nourrir
après les avoir fait ramollir dans l’eau. Ceux de nos lecteurs qui
voudront des détails intéressants et exacts sur le Tapir américain, les
trouveront dans une excellente dissertation consacrée spécialement à cet
animal, elle est due au docteur Roulin bibliothécaire de l’institut. On
lit dans le Glossaire de M. Martius une synonimie étendue se rapportant
au Tapir. (Voy. p. 479.)


[62] Ils se mirent à chercher les Tabaiares. p. 19.

Il est bien certain que les Indiens de cette tribu se tournèrent contre
les Français. Il y a dans l’histoire de cette expédition, un fait qui
n’a pas été suffisamment remarqué: C’est que le plus fameux des
capitaines indiens, dont le Brésil ait gardé la mémoire, fit ses
premières armes au Maranham, durant l’occupation des Français. Le fameux
_Camarão_ (la Crevette), le grand chef ou _Morobixaba_ des Tabajares,
commandait à 30 archers, durant la lutte qui s’établit entre la
Ravardière et Jeronymo d’Albuquerque. Convoqué par le gouvernement
portugais pour prendre part à cette guerre, il partit de _Rio-grande do
Norte_ où se trouvait son Aldée et se rendit au _Presidio de nossa
senhora do Amparo_, dans le Maranham le 6 septembre 1614. Son frère
nommé _Jacauna_, le suivit; avec un fils qui n’avait pas plus de 18 ans
et qui portait le même nom que lui. Bien des années après, Camarão, qui
avait appris la guerre à si bonne école acquit un renom immortel dans
les fastes du Brésil, en contribuant à l’expulsion des Hollandais. (Voy.
_Memorias para a historia da capitania do Maranhão_. Cette narration
historique a été insérée dans les _Noticias para a historia e geografia
das Nações ultramarinas_.


[63] Un gentilhomme du mesme voyage m’a raconté avoir tué trois
sangliers d’un coup de mousquet. p. 19.

Il n’y a pas de véritables sangliers au Brésil et l’on ne peut donner ce
nom aux _Pecaris_ ou _Tajassús_ (appelés par les habitans _Porcos do
Matto_). La prouesse du gentilhomme n’a rien d’extraordinaire, parce que
les pecaris marchent toujours en troupes nombreuses et que le gros plomb
suffit pour les tuer. Martius a donné la synonimie complète de cet
animal dans ses _Glossaria linguarum brasiliensium_. (Voy. la division
_Animalia cum Synonimis_ p. 477.)


[64] Ils trouverent des Aioupaues. p. 19.

Un _ajoupa_ est une petite cabane couverte en feuillage et qui se trouve
ouverte à tous les vents. Ce mot est encore fort usité dans nos
établissements de la Guyane. On voit des représentations d’ajoupas dans
Barrère.


[65] Aussitost que cette armee fut retournée de Miary, l’on parla
chaudement de faire dans peu de temps le voyage des Amazones. p. 20.

Dès l’année 1542, l’embouchure du grand fleuve avait été explorée par
Alphonse le Xaintongeois. (Voy. le _ms. original de son voyage_ à la
bibliothèque impériale de Paris.) Jean Mocquet, chirurgien français
garde des curiosités de Henri IV, avait visité ses rives. (Voy. _le ms.
de sa relation_ à la bibliothèque Ste. Geneviève.) Enfin la Ravardière
avait poussé jusque-là une première reconnaissance. Jean Mocquet est
tout-à-fait explicite touchant le mythe des Amazones, qui a tant occupé
La Condamine et l’illustre de Humboldt. Il tenait tout ce qu’il rapporte
de ces femmes belliqueuses, d’un chef nommé _Anacaioury_. Ce personnage
ou peut-être son homonyme, figure comme on le verra bientôt dans Yves
d’Evreux. Il commandait à une nation d’Oyapok ou d’Yapoco. Mocquet
annonce à ses lecteurs qu’il ne put aller visiter les Amazones comme il
le désirait «à cause que les courants sont trop violens pour les
vaisseaux et mesme pour son navire et patache qui tiroit desja assez
d’eau».

Tous ces récits sur le grand fleuve avaient laissé en France des
impressions si durables, que le comte de Pagan conviait Mazarin quarante
ans plus tard, à reprendre des projets oubliés. Pour conquérir
l’Amazonie, il veut que l’on s’unisse aux Indiens. Selon lui, le
cardinal doit rechercher l’alliance «des illustres _Homagues_ (les
Omaguas), des généreux _Yorimanes_ et des vaillants _Topinambes_.»
Jamais certes nos sauvages n’avaient reçu de si pompeuses dénominations!

Il serait bien curieux de retrouver le récit de l’expédition exécutée
sur les rives de l’Amazone en 1613, il avait été fait par ordre de la
Ravardière et l’on en possédait encore une copie au temps de Louis XIII.


[66] Premierement les femmes et les filles s’appliquent à faire leurs
farines de guerre. p. 22.

Gabriel Soares entre dans les détails les plus minutieux touchant la
manière dont les Indiens fabriquaient cette farine, dont ils formaient
de grands approvisionnements. L’espèce de manioc désignée sous le nom de
_Carima_ en faisait la base. Cette racine était d’abord desséchée à un
feu doux, et après l’avoir rapée, on la pilait dans un mortier, puis on
la blutait bien et ou la mêlait en certaine quantité avec l’autre espèce
de manioc, au moment où l’on devait la torréfier. On lui donnait un
degré de siccité extrême, et elle se conservait beaucoup plus longtemps
que l’autre. On aura du reste, sur cette industrie agricole des
aborigènes du Brésil, tous les renseignements désirables dans le
_Tratado descriptivo do Brasil_, p. 167. M. Auguste de Saint Hilaire a
dit avec raison que l’exploitation du manioc avait tiré la plupart de
ses procédés de l’économie domestique des Tupis; il a résumé en même
temps, de la façon la plus concise et la plus habile, ce qu’il y avait à
dire sur la culture de la plante (_Voyage dans le district des Diamants
et sur le littoral du Brésil._ T. 2, p. 263 et suiv.).


[67] Ces canots de guerre, sont quelquefois capables de porter deux ou
trois cents personnes. p. 23.

Gabriel Soares est tout-à-fait d’accord ici avec notre missionnaire. Les
grands canots, dont il est question, s’appelaient _Maracatim_ parce
qu’ils portaient un Maraca protecteur à leur proue. Le mot _iga_
désignait un canot simple, _Jgaripé_ un canot d’écorce, etc. etc. (Voy.
à ce sujet _Ruiz de Montoya_, _Tesoro_, à la p. 173.)


[68] Sur les reins ils ont une rondache faite de plumes de la queüe
d’Austruche. p. 23.

André Thevet, et après lui Jean de Lery, ont représenté avec exactitude
ce genre d’ornement, que le dernier de ces voyageurs nomme _Araroye_. Il
était réservé au P. Yves de nous faire connaître sa valeur symbolique.


[69] Ce mot d’Amazone leur est imposé par les Portugais et Français. p.
26.

Le curieux récit de l’Indien, confirme l’opinion émise par Humboldt,
qu’il a bien pu se trouver jadis quelques femmes lasses du joug que leur
faisaient subir les hommes et se vouant à la vie guerrière. Il cadre
également avec les traditions recueillies par La Condamine.--Soixante
ans environ avant le P. Yves, le cordelier André Thevet n’est pas
éloigné de voir dans ces Sauvages américaines, des descendantes directes
de l’armée féminine commandée par Pentesilée! Humboldt a dit avec raison
que le mythe des Amazones appartenait à tous les siècles et à tous les
cycles de civilisation.


[70] Il fut affectionnement prié par tous les principaux de ce pays là
d’aller faire la guerre aux _Camarapins_ gens farouches. p. 27.

Cette nation n’est pas indiquée dans le _Diccionario topographico,
historico, descriptivo, da Comarca do Alto Amazonas_. Recife, 1852, 1
vol. in-12. Nous ne l’avons pas non plus trouvé mentionnée dans la
longue nomenclature de la _Corografia paraense_ d’Accioli de Cerqueira e
Silva. Elle doit être éteinte; Martius n’en fait pas mention dans ses
noms de lieux et de nations, qui forment une division du Glossaire
publié récemment.


[71] Comma, p. 27.

Sous cette dénomination qui revient si fréquemment, on ne désignait pas
seulement un grand village au-delà de Tapouytapère; c’était aussi le nom
d’un vaste territoire et d’une rivière. Selon le P. Claude, Comma
signifie la place propre à pêcher du poisson; nous doutons fort que
cette explication soit exacte. On cherche vainement Comma dans le
Glossaire de Martius publié en 1863.


[72] La riviere des _pacaiares_ et de là en la riviere de _Parisop_. p.
27.

Casal, le _Dictionnaire du haut Amazone_, et Accioli se taisent
également, sur ces fleuves, qui reçurent une armée de deux mille hommes!
Martius signale une nation des Pacajaz ou Pacaya dans le Pará. (Voy.
_Glossaria linguarum_ p. 519.)


[73] Et les mena au lieu des ennemis, lesquels demeuroient dans les
_Iouras_. p. 28.

Cette courte description d’habitations aériennes construites sur des
mangliers, et sur des troncs de palmiers murichy, rappelle un fait des
plus curieux, qu’on a jadis rangé parmi les fables et qui figure dans la
Relation de Walther Ralegh. Il est bien certain qu’on a pu mettre
quelque exagération dans les premiers récits, mais que le fait en
lui-même est de la plus grande authenticité. Il a lieu encore aux
bouches de l’Orénoque. Les _Waraons_ visités il y a près d’un siècle par
le docteur Leblond, les _Guaraunos_ que décrit le savant Codazzi, sont
un seul et même peuple, que son étrange manière de vivre a sauvé d’une
entière destruction. Les Camarapins, dont nous venons de constater la
disparition furent moins heureux. On peut consulter sur les Indiens des
Iouras l’extrait que nous avons donné jadis des manuscrits dans lesquels
le médecin français a constaté son séjour chez les Waraons. (Voy. _la
Guyane_, 1828, in-18.) Codazzi dont on connaît les beaux travaux
géographiques, citait encore en 1841, les Guaraunos, comme n’ayant pas
complétement abandonné leurs maisons aériennes. Il y a vingt ans tout au
plus, ils venaient trafiquer avec les habitans de la Trinidad. (Voy.
_Resúmen de la Geografía de Venezuela_. Paris, 1841, in-8.) Agostino
Codazzi est mort dernièrement. Quant aux mss. de Leblond, que nous avons
eus à notre disposition jadis, ils faisaient partie de la collection de
voyages possédée en 1824 par l’éditeur Nepveu.


[74] Et premierement d’un plaisant et rusé sauvage appelé _Capiton_. p.
30.

Ce personnage portait une dénomination toute portugaise, et il était
dévoué à la nation dont il servait les intérêts. Le titre de _Capitão_ a
été promptement accepté du reste, par les chefs de la race indienne.


[75] J’ay faict mourir le pere qui est mort et enterré à Yuiret, où
demeure le _pay ouassou_ le grand pere auquel j’ay envoyé tous les maux
qu’il a. p. 31.

Ce sauvage fanfaron, se vantait d’avoir fait mourir le P. Ambroise
résidant à Yuiret, qu’il faut prononcer _Ieuiree_, selon Claude
d’Abbeville, qui indique en même temps l’étrange signification de ce
nom. Le _pay ouassou_, le grand père, est Yves d’Evreux. Nous ferons
observer à ce sujet que le mot _Pay_ signifie père en Portugais. _Pay
guaçu_ de l’avis même de Ruiz de Montoya signifie évêque, prélat en
Guarani. Le nom de Pay fut d’autant plus promptement adopté par les
Indiens qu’il avait une plus grande analogie avec celui qui désigne les
gens graves; les sorciers _hechizeros_, pour nous servir de la propre
expression du lexicographe espagnol. Dans la _lingoa geral_,
modification du Guarani, Pay signifie père, moine, et seigneur. _Pay
Abaré Guaçu_ était la désignation des Prélats et des Jésuites. Les
Indiens nomment encore le pape _Pay’ abaré oçú eté_.


[76] Ah que j’ay de peur grandement ô que les Topinambos sont méchants.
p. 32.

Nous ne saurions dire pourquoi le missionnaire modifie l’orthographe
d’un nom de peuple, qu’il a si souvent présentée d’une autre façon.
Claude d’Abbeville écrit _Topynambas_; l’auteur de la somptueuse entrée
_Toupinabaulx_, Hans Staden _Topinembas_, et enfin Jean de Lery les
appelle _Tououpinambaoults_. Malherbe adoucit le mot en écrivant
_Topinambous_. Ce fut cette dernière orthographe qui prévalut au temps
de Louis XIV. Nous sommes revenus à celle adoptée par les Brésiliens.


[77] Or ces Portugaiz avoient avec eux des Canibaliers Sauvages. p. 34.

Par le mot si vague, qu’emploie ici le P. Yves, nous supposons qu’il
prétend désigner des peuples plus sauvages encore que ne l’étaient les
Tupinambas, ou se livrant d’une façon plus déterminée à
l’anthropophagie. On trouvera dans les œuvres de M. de Humboldt une
curieuse définition du mot _Canibale_. Nous ferons remarquer que
cinquante ans auparavant l’époque à laquelle écrivait le P. Yves, on
désignait plus spécialement ainsi les Indiens rapprochés de l’équateur.
On lit dans l’histoire de la France antarctique d’André Thevet à propos
du bois de teinture: «Celui qui est du costé de la rivière de Ianaïre
est meilleur que l’autre du costé des Canibales et toute la coste de
Marignan» (p. 116 au verso), et plus loin: «Puisque nous sommes venuz à
ces Canibales nous en dirons un petit mot, or ce peuple depuis le Cap
St. Augustin et au-delà jusques près de Marignan est le plus cruel et
inhumain qu’en partie quelconque de l’Amérique. Cette canaille mange
ordinairement chair humaine comme nous ferions du mouton» (p. 119).


[78] Nous fusmes inquietez l’espace d’un bon mois de mille rapports,
tant des Sauvages qui habitoient pres de la mer, que des François
residans aux forts qu’ils oyoient fort souvent tirer des coups de canon
du costé de l’islette St. Anne et du costé de _Taboucourou_. p. 34.

Ce fut en effet sur les bords de l’_Itapecurú_ que les Portugais se
présentèrent. Claude d’Abbeville dit quelques mots de ce beau fleuve,
mais il en exagère le cours. Nous sommes si peu au fait de la géographie
de ces contrées, qu’Adrien Balbi se contente d’introduire son nom dans
les tableaux qu’il a dressés des fleuves du Maranham. Mais quels
prodigieux changements se sont opérés sur ses rives depuis l’époque où
notre bon moine le nommait en altérant son nom. A la place du ces
forêts, où erraient jadis les Tymbiras, on cultive le maïs, le manioc,
le sucre, le tabac, le coton, et la récolte de cette dernière production
est si abondante, qu’elle monte pour deux districts seulement à plus de
35,000 sacs.

Les villes les plus importantes qui s’élèvent sur ce fleuve ne sont pas
même connues de nom en France et figurent à peine dans nos livres de
géographie. Qui a entendu parler par exemple de la petite cité de
Caxias, la riante patrie de Gonçalvez Dias. C’est cependant une ville
riche et commerçante, que l’on rencontre sur les bords de l’Itapecurú à
soixante lieues de la capitale. Ce n’était en 1821, qu’une bourgade de
2400 âmes environ et aujourd’hui, son accroissement a été si rapide,
qu’on lui accorde au-delà de 6000 habitans. Caxias est le centre du
commerce qui se fait avec la vaste province du Piauhy et avec les
immenses solitudes peuplées de troupeaux qu’on désigne sous le nom de
_Sertão_. Plantée pour ainsi dire dans le désert, elle a des écoles
florissantes, un théâtre, des établissements d’utilité publique, qu’on
ne rencontre pas toujours dans des villes plus considérables. Le nom de
Caxias a d’ailleurs une signification politique au Brésil. Ce fut là,
qu’en 1832, sur le morne de Alecrim, fut livrée la bataille à l’issue de
laquelle se consolida l’indépendance de la province. Plus tard, sur la
colline même qui portait le nom indien _das Tabocas_ eut lieu le combat
sanglant, où fut vaincu Fidié et qui inspira des vers si énergiques à
Gonçalvez Dias. Il faudrait des volumes pour exposer même sommairement
les perturbations qui suivirent cet événement et les luttes orageuses
qui se continuèrent dans ce coin ignoré du monde jusqu’en 1848, époque à
laquelle le docteur Furtado sut réprimer le brigandage qui désolait la
cité naissante. La nature elle seule est grande dans ces régions, 20,000
habitans tout au plus forment la population de ce vaste municipe
effleuré à peine par l’agriculture. A la distance où nous sommes
d’ailleurs, ces révolutions si longues à raconter, nous font l’effet de
celles du moyen-âge qu’enregistre parfois l’histoire locale, mais
qu’elle oublie pour ainsi dire aussitôt parce que ces événements ne se
lient à aucun des grands intérêts dont le monde se préoccupe. A plus
juste raison encore on pourrait appliquer ce que nous disons à villa de
Codó, la bourgade la plus florissante de la province après Caxias; comme
elle, elle est baignée par l’Itapecurú, et comme elle un espace de
soixante lieues la sépare de la capitale.


[79] Il faudroit qu’ils plantassent des croix pour chasser Giropary. p.
37.

Cette dénomination du mauvais principe, acceptée durant tout le courant
de leur publication, par Yves d’Evreux et par Claude d’Abbeville, semble
appartenir plus spécialement au nord du Brésil. Martius écrit _Jurupari_
ou _Jerupari_. _Anhánga_ paraît avoir été plus usité dans le sud. Le
_Tesoro de la lingoa Guarani_, ne renferme pas la signification du mot
Giropari. _Angaí_ dans ce précieux dictionnaire, désigne le mauvais
esprit. Anhanga aujourd’hui ne signifie plus qu’un fantôme. (Voy.
Gonçalvez Dias, _Diccionario da lingoa Tupy_.)


[80] Ces peuples estoient appelés par les Tapinambos Tabaiares,
auparavant qu’ils se fussent reunis. p. 39.

Tabajares, ne signifie nullement _ennemi_, mais bien les seigneurs de
l’Aldée. (Voy. Adolfo de Varnhagen, _Historia geral do Brazil_, T.
1;--Accioli, _Revista do Instituto_.)


[81] Les François les appellent pierres vertes. p. 39.

La dénomination adoptée au XVIIe siècle par nos compatriotes venait
indubitablement de l’habitude où étaient ces Indiens de se percer la
lèvre inférieure et même les joues, pour y introduire des disques de
jade, travaillés avec beaucoup de patience, et qu’ils regardaient comme
leurs joyaux les plus précieux. (Voy. _sur l’usage de se percer la lèvre
inférieure chez les Américains du sud_, notre série d’articles insérée
avec de nombreuses gravures dans le _Magasin pittoresque_. T. 18, p.
138, 183, 239, 338, 350, et 390.)


[82] _Miarigois_, c’est-à-dire gens venus de Miary. p. 39.

Miarigois est un nom évidemment forgé par notre bon missionnaire.
Rabelais n’eut pas mieux inventé. Les Miarigois n’étaient autres que des
Tupinambas qui s’étaient fixés sur les bords fertiles de ce Miary, que
Cazal prétend avoir donné son nom à la province. Le Mearim qui offre un
cours de 166 lieues n’est navigable que durant l’hivernage, les grands
canots ne peuvent le remonter alors que jusqu’à 60 lieues, il prend
naissance dans la _Serra do Negro_ et _Canella_ par les 8° 2′ 23″ de
lat. et les 2° 21′ de long., comptés depuis l’île de Villegagnon (baie
de Rio de Janeiro).


[83] Les _Tapouis_ font grand estat de ces pierres. p. 40.

Le mot _Tapuya_ ou _Tapouy_ a soulevé de grandes discussions, est il le
nom d’un peuple? (Voy. _le Dictionnaire de Gonçalvez Dias_.)
Signifie-t-il ennemi? Ruiz de Montoya se tait sur ce point. Faut-il en
faire une nation distincte de celle des Tupis, à laquelle ces derniers
auraient imposé ce nom. Un écrivain, qui fait autorité, M. Accioli, ne
semble pas hésiter à ce propos. Lorsqu’il a énuméré les principales
divisions de la race Tupique, il dit: «Une autre nation générique, celle
des _Tapuias_ se subdivise conformément à l’opinion d’un grand nombre en
peuplades parlant près de cent langues tels sont: les _Aymorés_, les
_Potentús_, les _Guaitacás_, les _Guaramonis_, les _Guaregores_, les
_Jaçarussús_, les _Amanipaqués_, les _Payeias_ et un grand nombre
d’autres.» (Voy. le T. XII de la _Revista trimensal_. _Dissertação
historica ethnographica e politica sobre quaes eram as tribus
aborigenes_, etc. p. 143.)


[84] Les battre c’est autant que les tuer. p. 45.

Ce mot était devenu proverbial aux îles et à la Guyane.


[85] Tu ne m’a pas mis la main sur l’espaule en guerre. p. 45.

Hans Staden fait prisonnier par les Tupinambas en 1550 au sortir du fort
de Bertioga suscite une grande discussion, lorsqu’il faut savoir
définitivement quel est celui qui l’a touché le premier. (Voy. _la
Collect. Ternaux Compans_.)


[86] _Ybouira Pouïtan_, c’est-à-dire l’arbre du Bresil. p. 54.

Ce nom de chef n’a rien d’extraordinaire, mais il faut écrire _Ibira
Pitanga_ pour plus d’exactitude. (Voy. Ruiz de Montoya.) Lery écrit
_Araboutan_, Thevet _Oraboutan_. Ce bois célèbre disparaît chaque jour
davantage des grandes forêts où l’allaient chercher nos ancêtres.


[87] Chacun l’environnoit pour l’escouter quand il alloit au Carbet. p.
55.

C’est un Tabajara qui parle, mais nous ferons observer que le mot
_Carbet_ n’appartient pas à la _lingoa geral_. Le P. Ruiz de Montoya ne
l’a pas inséré dans son précieux _Tesoro de la lingua Guarani_. Il est
plus particulièrement en usage parmi les Galibis et d’autres peuples de
la Guyane. Le voisinage de notre colonie se fait sentir dans le récit du
P. Yves, rien que par cette expression. Il faut faire une certaine
différence entre les Carbets et les _Ocas_ ou _Tabas_, qui constituaient
l’architecture rudimentaire des autres peuples du Brésil. Ecoutons à ce
sujet le P. du Tertre: «Au milieu de toutes ces cases, ils en font une
grande commune qu’ils appellent _Carbet_, laquelle a toujours 60 ou 80
pieds de longueur et est composée de grandes fourches hautes de 18 ou 20
pieds, plantés en terre. Ils posent sur ces fourches un latanier ou un
autre arbre fort droit qui sert de faist, sur lequel ils ajustent des
chevrons qui viennent toucher la terre, et les couvrent de roseaux ou de
fuëilles de latanier, de sorte qu’il fait fort obscur dans ces Carbets,
car il n’y entre aucune clarté que par la porte, qui est si basse qu’on
ne sauroit y entrer sans se courber.»

Les détails que nous venons de donner ici sont empruntés à un ouvrage
qui date de l’année 1643, et ils se rapportent plus spécialement à
l’architecture rustique des Caraïbes insulaires. Nous avons choisi cet
exemple à peu près contemporain du livre publié par notre auteur, parce
qu’il n’y avait pas en réalité de notables différences entre les Carbets
des îles et ceux du continent. Si l’on faisait une histoire de ces cases
de feuillage si promptement élevées, on pourrait en constater néanmoins
certaines variétés, selon les usages auxquels on les destinait. (Voy. à
ce sujet, _le voyage pittoresque au Brésil de Debret_, puis les gravures
du livre d’André Thevet, publ. en 1558.) Il y avait les petits et les
grands Carbets, ceux où les Piayes faisaient leurs jongleries, et ceux
où se tenaient les grands conseils. Ces derniers affectaient la forme
d’un de nos vastes hangars, et pouvaient contenir jusqu’à 150 ou 200
guerriers. Au XVIIe siècle, dans le langage de nos colonies, parmi les
îles ou sur le continent, tenir un conseil quelconque, c’était
_Carbeter_; le terme était consacré et se trouve dans tous les
voyageurs. (Voy. entre autres Biet, _Voyage de la France équinoxiale_.
Paris, 1654, in-4.)


[88] Il alla de ce pas au fort, accompagné d’un des principaux
truchemens de la compagnie nommé Migan. p. 60.

David Migan était Dieppois et comme tant de Normands de la fin du XVIe
siècle, il était venu chercher fortune parmi les sauvages du Brésil. Les
chefs de l’expédition le trouvèrent établi depuis nombre d’années à
Jupanaran, sur l’île de Maranham. C’était dans l’étendue du mot, un
truchement de la Normandie et dieu sait de quelle réputation jouissaient
ces interprètes, dans ce qu’on appelait alors le monde civilisé. On
allait jusqu’à les assimiler aux sauvages, dont ils partageaient
disait-on parfois les odieux festins. David Migan eut les honneurs du
Mercure français. (Voy. T. 3, p. 164.) Il revint en France avec Rasilly,
auquel il était particulièrement attaché, lui seul était en état de bien
traduire à la reine la longue harangue d’Itapoucou. Nous ferons
remarquer en passant qu’il a apposé sa signature, dans la cession que la
Ravardière faisait de ses droits à François de Rasilly. Cela indique
sans aucun doute qu’il jouissait d’une considération exceptionnelle. Le
nom de Migan toutefois nous paraît être un nom de guerre, ce mot en
langue tupique, désigne l’épaisse bouillie que l’on faisait avec la
farine de manioc. Malherbe qui se trouvait aux Tuileries lors de la
présentation des Indiens fait remarquer l’habileté de cet homme. Il y
avait un autre interprète nommé Sébastien, qui avait été attaché à la
personne d’Yves d’Evreux.


[89] Un jour quelques uns me disoient qu’il falloit que nous fussions
bien pauvres de bois en France et qu’eussions grand froid, puisque nous
envoyons des navires de si loing à la mercy de tant de perilz querir du
bois de leur pays. p. 70.

Il est infiniment curieux de trouver au Maranham en l’année 1612, un
sauvage faisant absolument le même raisonnement au P. Yves, que celui
auquel était obligé de répondre Jean de Lery en 1556: «Que veut dire que
vous autres _Maïr_ et _Peros_ (c’est-à-dire français et portugais)
veniez quérir de si loin du bois pour vous chauffer? N’en y a-t-il point
en vostre pays?» (Voy. _Histoire d’un voyage en la terre du Brésil_.
Rouen, 1578, in-8.)


[90] Ils sont fort patiens en leurs miseres et famine jusques à manger
de la terre. p. 76.

M. de Humboldt a décrit longuement la région des Otomaques et les amas
considérables de terre, que font ces Indiens pour s’en nourrir, à
l’époque où la chasse et la pêche leur font défaut. Selon le grand
voyageur, cette terre séchée au soleil et formant des pyramides de
boulettes rangées symétriquement, n’est si recherchée par les Sauvages,
qu’en raison des particules animalisées qui la rendent nutritive. Le P.
du Tertre prouve que les Indiens des îles étaient géophages comme ceux
du continent, mais il suppose que c’était uniquement par une aberration
du goût. «Tous mangent de la terre, aussi bien les mères que les
enfants, dit-il, la cause d’un si grand déréglement d’apétit ne peut
procéder à mon avis, que d’un excès de mélancolie.» (_Hist. nat. des
Antilles, habitées par les Français._ T. 2. p. 375.) Non loin des
régions que décrit le P. Yves, sur les bords du Rio Ucayale, on
rencontre encore les indiens Pinacos, dont le véritable nom est
_Puynagas_. Ces Indiens dédaignés par leurs compatriotes sont
d’intrépides géophages. L’un des plus curieux opuscules qui aient été
publiés sur cette matière, est celui de M. Moreau de Jonnès. Il est
intitulé: _Observations sur les Géophages des Antilles_. Paris, An VI,
il n’a pas plus de 11 pages.


[91] Le second degré s’appelle Kounoumy miry petit Garsonnet. p. 79.

Dans cette énumération des divers degrés de l’enfance nous retrouvons
encore l’exactitude du P. Yves; mais il a confondu la lettre _N_ avec la
lettre _R_; le mot enfant s’écrit dans les glossaires brésiliens:
_Curumîm_. (Voy. Gonçalvez Dias, _Diccionario da lingua Tupy_. Leipzig,
1858, in-12.)


[92] Elles sont donnees en mariage, et alors elles portent le nom de
_Kougnanmoucou-poire_. p. 88.

M. Gonçalvez Dias désigne sous le nom de _Cunhã mucú_ la jeune vierge.
(Voy. _Diccionario_.)


[93] Il se couche pour faire la Gésine au lieu de sa femme. p. 89.

Cet usage étrange dont parlent tous les vieux voyageurs du XVIe siècle,
ne s’était pas, comme on voit, encore modifié. On ne le retrouve pas
seulement chez les Caraïbes des îles, il est en vigueur chez plusieurs
peuples de l’Europe et notamment chez les Basques, on le désignait jadis
sous le nom de la _Couvade_. Les _mélanges historiques_ publiés à Orange
en 1675, contiennent d’intéressantes recherches à ce sujet: «C’estoit, y
est-il dit, une assez plaisante coutume que celle qui s’observoit dans
le Bearn. Lorsque une femme estoit accouchée, elle se levoit et son mary
se mettoit au lit, faisant la commère. Je crois que les Bearnais avoyent
tiré cette coutume des Espagnols, de qui Strabon dit la même chose au 3e
livre de sa géographie. La même coutume se pratiquait chez les
Tibaréniens, au rapport de Nimphodore, dans l’excellent scholiaste
d’Apollonius le Rhodien, liv. 2 et chez les Tartares suivant le
témoignage de Marc Paul au chapitre 41 du 2e livre.» Cette conduite si
bizarre qu’on ne saurait expliquer lorsqu’on n’est point descendu assez
profondément dans les replis cachés du caractère indien, était
religieusement suivie par les guerriers Tupinambas les plus forts et les
plus renommés; elle fait sourire l’homme civilisé, qui en cherche
naturellement l’origine. Elle devient touchante, pour ainsi dire, si
l’on fait attention qu’elle est toujours accompagnée des plus cruelles
privations. Non-seulement l’Indien qui vient d’être père et qui se
condamne volontairement à ce repos ridicule, ne mange pas, mais il
s’impose encore d’autres supplices; le tout, dans le but d’éviter au
petit être qui vient de naître certains maux qu’il redoute pour lui. Par
suite de son ignorance, et de ses idées superstitieuses, il s’attribue
sur l’enfant une influence physiologique illusoire et il brave
stoïquement de grandes souffrances pour en épargner quelques-unes au
nouveau-né. L’homme policé des villes médiocrement éclairé parfois, se
garde bien d’interroger les idées pleines de dévouement, mobiles du
Sauvage; avant de juger sa conduite il rit de pitié. La compagne de
l’Indien, cependant partage son étrange superstition, et elle approuve
son mari. Elle se résigne même sans murmure à de vraies douleurs et à un
nouveau travail parfois tres-rude puisque tout le poids du ménage
retombe forcément sur elle. Dans la pensée de cette pauvre créature le
salut du nouveau-né est attaché à la conduite stoïque que tient son
mari. Nous ne saurons jamais quel était le mobile qui conduisait les
anciens lorsqu’ils s’abandonnaient à ce repos bizarre, il ne différait
point probablement de celui qu’on accorde aux Américains. Carli dont
l’ingénieuse érudition explique tant de choses de l’antiquité américaine
n’essaye même pas de chercher un motif à ce qu’il trouve si burlesque.
Il se trompe certainement lorsqu’il affirme qu’on apportait des aliments
abondants à ces solitaires. (Voy. _Lettres Américaines_. Boston et
Paris, 1788, T. 1, p. 114.) Il est bon toutefois de lire avec précaution
la version française de ce curieux passage; le traducteur français le
Febvre de Villebrune n’a pas su rendre aux expressions italianisées par
l’auteur leur valeur réelle. Antoine Biet est plus juste à l’égard des
Indiens et il se montre bien moins enclin que ses prédécesseurs à la
raillerie, lorsqu’il décrit la Couvade chez les Galibis. Il l’avoue, le
pauvre Indien «Jeusne étroitement pendant six semaines ne mangeant que
fort peu, d’où vient que quand sa couche est faite, il se leve maigre,
comme une squelette (sic).» Le même voyageur nous fait voir son patient
Galibi, ne quittant pas le Carbet et n’osant pas même lever les yeux sur
ceux qui l’environnent. (_Voyage de la France équinoxiale_, liv. III, p.
390)

En décrivant les coutumes de certains Caraïbes, l’auteur de l’histoire
morale des Antilles ne pouvait oublier la Couvade. Rochefort en raconte
les circonstances et il spécifie son analogie avec une cérémonie à peu
près identique dont il avait été témoin dans une province de France. Ce
repos forcé de l’Indien, lui paraît souverainement absurde, mais il ne
dénie pas au pauvre patient le mérite du jeûne, il avoue qu’on ne lui
donne rien de toute la journée, qu’un petit morceau de Cassave et un peu
d’eau. (Voy. _L’histoire morale_, p. 494.) Nous ne pousserons pas plus
loin ces citations, il suffira de dire qu’en ce qui touche les peuples
du Brésil, les Tupiniquins, les Tupinacs, les Tabajares, les Petiguaras
et bien d’autres tribus imitaient les Tupis. Cette nomenclature n’ajoute
rien d’ailleurs au fait en lui-même. Ce qu’il importait ici de faire
ressortir c’était l’amour paternel de l’Indien. On restitue ainsi à la
plus bizarre des coutumes l’origine réelle qu’elle doit avoir.


[94] Grand-peres qu’ils appellent _Tamoins_. p. 91.

_Tamoi_ veut dire grand-père dans la langue des Tupinambas; il y a ici
altération du mot produite par une différence dans la prononciation. On
lit dans le _Tesoro de la lingua Guarani_ base de la lexicographie
brésilienne _=Tamôî=, abuelo, =Cheramôî=, mi abuelo, =Cherúramôîruba=,
mi bisabuelo, =Cherúramôî=, el abuelo de mi padre_, etc. Les Tamoyos
avaient donc par leur origine une réelle prééminence sur les autres
tribus appartenant à la même race. Vers le milieu du XVIe siècle ils
habitaient les alentours de _Nicteroy_, ou si on l’aime mieux les
environs de Rio de Janeiro. Alliés fidèles des Français, ils furent
chassés de ce beau territoire par Salema, et les débris de leurs tribus
descendirent vers les régions du nord, où ils retrouveront leurs anciens
amis, qui s’étaient réfugiés surtout dans les campagnes du Maranham.


[95] J’ay mis cy-dessoubs la forme et maniere ordinaire de leur pour
parler qui est tel. p. 96.

L’espèce de vocabulaire, que donne ici notre missionnaire, n’est pas
d’une importance médiocre. Les lecteurs français peu familiarisés avec
la philologie américaine dédaigneront sans doute ce recueil de phrases,
procédant d’une langue sur laquelle s’est égayé Boileau; il n’en sera
point de même, dans un vaste Empire, où les lettres sont aujourd’hui en
honneur. Il y a longues années déjà que l’auteur de l’_histoire générale
du Brésil_ a fait ressortir l’importance de l’étude des langues
indigènes dans un mémoire inséré parmi les actes de l’_Institut
historique de Rio de Janeiro_ (août 1840). Si le P. Anchieta, auquel on
doit la première grammaire connue de la _lingoa geral_ ne parlait pas du
Tupi sans une sorte d’enthousiasme, si Figueira l’a imité dans sa naïve
admiration, Laet en s’abstenant de ces formes admiratives, a vanté son
abondance et sa douceur. En cela il a été suivi par Bettendorf. On peut
dire néanmoins que de tous ces écrivains, c’est le P. Araujo, qui a fait
le mieux saisir son importance, au point de vue philosophique. «Comment
se fait-il, dit quelque part ce religieux, que les peuples par qui elle
a été parlée, ayant leurs idées limitées dans un cercle étroit d’objets
tous nécessaires, cependant, à leur mode d’existence, aient pu concevoir
des signes représentatifs d’idées, capables d’atteindre aux choses dont
ils n’avaient nulle connaissance antérieurement, et cela, non pas d’une
façon telle quelle, mais avec propriété, énergie, élégance,» et il
ajoute aussitôt: «n’ayant aucune idée de religion, si ce n’est de la
religion naturelle. Ils n’en ont pas moins trouvé dans leur propre
langue des expressions pour rendre toute la sublimité des mystères de la
religion de Grâce, sans rien emprunter aux autres idiomes.» On se
tromperait étrangement, si l’on supposait que la langue usitée parmi les
tribus nombreuses, que trouva Pedralvez Cabral au Brésil, en l’année
1500, est aujourd’hui éteinte. Non-seulement elle a laissé partout des
vestiges dans la géographie du Brésil, mais on la parle dans une
multitude de villages et elle a la plus étroite affinité avec ce
Guarani, qui est la langue en usage dans la plus grande portion du
Paraguay. Cette langue toutefois n’est plus déjà ce qu’elle était au
XVIme siècle. Les idiomes des peuples sauvages se modifient comme ceux
des peuples civilisés et plus encore peut-être, quand un courant d’idées
nouvelles vient les détourner de leur libre allure. Le _Maya_, le
_Quiché_, l’_Aztèque_, le _Quichua_, l’_Aymara_, ne sont plus ce qu’ils
étaient du temps de Cortez, d’Alvarado, et de Pizare. Si le savant
Veytia, pouvait, il y a tout près d’un siècle, constater l’énorme
différence que présente le Nahuatl ancien, avec le Nahuatl, que
plusieurs personnes parlaient de son temps, on doit se figurer aisément
ce qui est advenu à l’égard de la langue Tupique et du Guarani moderne.
Cette dernière langue, si usitée au Paraguay, n’est plus parlée dans sa
pureté native, nous dit M. de Beaurepaire Rohan, que parmi les _Cayuas_
aux sources de l’Iguatiny. Tous les livres, qui ont envisagé la vieille
langue au point de vue grammatical sont donc précieux. Sous ce rapport
même, il le faut bien dire, les voyages d’Hans Staden, de Thevet et de
Lery, le sont plus que les relations de Claude d’Abbeville et d’Yves
d’Evreux. On trouvera tous les renseignements désirables sur ce sujet
dans notre opuscule publié sous ce titre: _Une fête brésilienne célébrée
à Rouen en 1550. Suivie d’un fragment du XVIme siècle roulant sur la
Théogonie des anciens peuples du Brésil et des poésies en langue Tupique
de Christovam Valente._ Paris, Techener, 1850, gr. in-8.

Le savant Hermann E. Ludewig n’a pas eu connaissance du vocabulaire
donné par le P. Yves ou du moins il ne le cite point. (Voy. _The
literature of American aboriginal languages_. London, 1857, in-8.) De
vastes travaux ont été entrepris du reste sur cette langue en ces
derniers temps. Au premier rang nous devons nommer ceux de l’illustre
Martius. Un littérateur éminent du Brésil, M. Gonçalvez Dias, qui a déjà
publié à Leipzig _le Diccionario da lingua Tupy_ (1858), est allé
l’étudier de nouveau dans les forêts profondes de l’Amazonie. La
philologie brésilienne va donc faire encore d’immenses progrès.


[96] Un Pagy Ouassou, c.-à-d. un grand sorcier pour les maladies et
enchanteries. p. 104.

Il y a ici une lacune fâcheuse dans notre texte, puisque il est à peu
près indubitable que notre voyageur allait s’étendre sur une caste qui
joue avec les _Morobixaba_ le rôle principal dans la vie civile et
politique des Brésiliens. Simon de Vasconcellos, dans ses _noticias do
Brasil_, ne laisse pour ainsi dire rien à désirer sur ce point et nous y
renvoyons. Nous ferons observer toutefois, que les _Piayes_, _Pagé_ ou
_Pagy_, n’obtenaient la prodigieuse influence qu’ils exerçaient qu’en se
soumettant à des épreuves et à des jeûnes tels, que leur vie se trouvait
en danger, lorsqu’ils obtenaient le titre, objet de leur ambition.
Depuis l’embouchure de l’Orenoque, jusqu’à celles du Rio de la Plata,
ces épreuves ne variaient guère. Lorsque le récipiendaire était déjà
épuisé par le jeûne, on le livrait à la morsure des fourmis, on lui
ingurgitait d’abominables potions dont le jus de tabac faisait la base
et parfois on l’enfumait jusqu’à ce qu’il tombât privé de sentiment.
S’il résistait à ces supplices, il marchait l’égal des guerriers et
l’emportait parfois sur eux.

Vasconcellos nous a laissé sur ce qu’on pourrait appeler le collége des
piayes (comme on a dit le collége des druides) certains détails
infiniment précieux: ils s’appliquent surtout néanmoins, aux provinces
du sud. Dans le nord c’étaient les _Pajes Aybas_, qu’on regardait comme
des sorciers, de puissants astrologues, ou si l’on veut des
_Tempestaires_ auxquels rien ne pouvait résister. Non-seulement ils
tenaient les astres sous leur dépendance, mais la lune, et le soleil
lui-même, obéissaient à leurs ordres; ils déchaînaient les vents, ils
soulevaient les tempêtes. Les animaux les plus terribles, tels que les
jaguars et les jacarés se soumettaient à leurs ordres. Pour arriver, aux
yeux du vulgaire, à ce degré de puissance, les Pajè Aybas possédaient un
moyen qui n’a jamais manqué son effet; ils avaient _leur herbe aux
sorciers_ bien autrement puissante que celle de l’Europe, qui l’est déjà
beaucoup. C’était la _Parica_, dont le docteur Rodriguez Ferreira a
laissé la description et a fait connaître les effets délétères. (Voy.
les _Mémoires de l’Académie des Sciences de Lisbonne_.) On mâchait la
Parica, on en faisait une sorte d’onguent avec lequel on pratiquait des
onctions.


[97] Ils se frottent d’huyles de palme de _rocon_ et de Junipape. p 112.

Il y a ici une légère erreur typographique que nous rectifions, il faut
lire _rocou_. Sur toute l’étendue de l’Amérique méridionale, les tribus
sauvages se teignaient la peau en rouge orangé et en noir bleuâtre au
moyen du rocou, _Bixia Orellana_ et du _Genipayer_ (_Genipa Americana_).
Le P. Yves parle en termes exacts, du fruit de cet arbre, qui croît en
abondance au Maranham; le jus clair et limpide qu’on en extrait, tourne
au noir intense presque immédiatement après son application et garde sa
fixité inaltérable même dans l’eau durant neuf jours. (Voy. ce que dit à
ce sujet Humboldt, _Voyage aux régions équinoxiales_.)


[98] Elles ne peuvent plus voir à tirer des pieds les _thons_ ou vers.
p. 113.

Yves d’Evreux se sert ici d’une expression impropre, il désigne par le
mot _Thon_, ce qu’on appelle le _bicho do pé_, _niga_, _Pulex penetrans_
des entomologistes. Il serait possible néanmoins, que le mot appartînt à
_la lingoa geral_. Il se trouve avec la même acception dans Thevet, qui
a écrit en 1558. (Voy. _France antarctique_, p. 90.) Cet insecte est
trop connu pour que nous insistions ici sur les maux dont il peut
devenir l’origine. (Voy. entre autres naturalistes l’exact Auguste de
St. Hilaire, _Voyage dans l’intérieur du Brésil_. T. 1, p. 35 et 36.)


[99] Il faut que vous croyez que ces pays sont autant fournis d’arbres
medicinaux, de gommes salutaires et d’herbes souveraines, qu’aucun que
soit soubs la voute des cieux. Le temps le fera cognoistre. p. 118.

La prophétie du bon père s’est complétement réalisée. Il y a peu de
régions sur le globe, qui aient été explorées à un tel point au profit
de la science. Outre _les plantes utiles_ du Brésil dues au regrettable
Auguste de St. Hilaire, on a aujourd’hui la _Flora brasiliensis_ de
l’illustre Martius qui a donné également la _materia medica_ de ce vaste
pays. Nous craindrions de fatiguer l’esprit du lecteur par une aride
nomenclature, en accumulant ici les titres de livres spéciaux. Nous nous
contenterons de faire observer que les Brésiliens ont apporté eux-mêmes
leur large part à cet ensemble de travaux scientifiques. Il suffit de
nommer ici les mémoires publiés en ces derniers temps par M. Freyre
Allemão et l’immense recueil demeuré malheureusement imparfait, qui
porte le titre de _Flora fluminensis_.


[100] Ceste tache est appelee par les indiens _Aïpian_, c’est-à-dire la
_mère pian_. p. 120.

Cette funeste maladie, si voisine de la syphilis, si elle n’est la
syphilis elle-même se trouve décrite également dans _la France
antarctique_ d’André Thevet, livre publié à Paris en 1558 (voy. à la p.
86). Jean de Lery en décrit aussi les symptômes. Il est donc évident
qu’on ne saurait attribuer aux noirs de la Guinée une affection si
répandue chez les Américains.


[101] Ils le devalent doucement au fond. p. 126.

Le P. Yves est ici d’une rigoureuse exactitude dans tout ce qu’il dit
sur les funérailles des Indiens. Lery et Thevet se trouvent complétement
d’accord avec lui. Ce dernier a donné une excellente planche
représentant un Tupinamba, qu’on descend au tombeau. (Voy. p. 82 au
verso.)


[102] _Cosins_ du Petun. p. 126.

Il faut lire ici _Cofins_. Les Tupinambas n’omettaient point en effet
dans leurs singulières prévisions une certaine quantité de tabac
destinée au mort, de même qu’on lui apportait des viandes, du poisson,
des racines de Cara et de la farine de Manioc. Tout ce que le P. Yves
raconte dans ce chapitre est de la plus grande exactitude et l’on peut
examiner sur ce sujet deux images naïves que reproduisent _la France
antarctique_ de Thevet et _le Voyage_ de Lery.


[103] Tapouitapere, Comma et Caietez. p. 130.

Les Tapouïtapères qui empruntaient leur nom à une localité du Maranham
étaient-ils les longs cheveux? Ils appartenaient à la race Tupique,
puisque Migan, l’interprète Dieppois, entendait leur langage, il en
était de même des Comma, ou Indiens de la bourgade portant ce nom. Les
Cahétes formaient au XVIme siècle, une nation essentiellement
belliqueuse, occupant la plus grande partie du territoire de la province
de Pernambuco. Ce peuple parlait la langue Tupique ou _lingoa geral_. On
trouvera les plus curieux renseignements sur son organisation
intérieure, dans le _Roteiro do Brazil_, ms. de la bibl. imp. de Paris.
Il est reconnu aujourd’hui que ce livre si remarquable, composé en 1587,
par Gabriel Soares, est le travail le plus complet qui existe sur les
diverses tribus du Brésil existant encore à l’époque où vivait le P.
Yves. L’Académie des Sciences de Lisbonne en avait reconnu depuis
longtemps l’importance et l’avait fait imprimer dans ses _Noticias das
nações ultramarinas_, lorsque M. Adolfo de Varnhagen collationnant entre
eux tous les manuscrits revêtus de titres divers, mais dus au même
auteur, en donna une nouvelle édition bien supérieure à toutes les
autres: elle a paru sous ce titre: _Tratado descriptivo do Brazil em
1587, obra de Gabriel Soares de Souza, Senhor de Engenho da Bahia nella
residente dezesete annos, seu vereador da Camara_. Rio de Janeiro, 1851,
in-8.


[104] Tous se sauverent en certaines islettes inhabitees, horsmis un
François qui fut emporté en nageant par les poissons _Rechiens_. p. 132.

Le P. Yves suit toujours cette vicieuse orthographe pour désigner le
_requin_. Ou a dû écrire primitivement _requiem_: S’il est vrai que le
nom imposé à ce squale vorace vienne de la rapidité avec laquelle il
donne la mort.


[105] Les Joueurs de Maraca. p. 133.

Le Maraca dont il a été si souvent question était un instrument
symbolique, dont on faisait usage dans les cérémonies sacrées et dans
les fêtes. Le garde des curiosités du roi, Thevet, en a donné une
description excellente dans ses manuscrits inédits. On ne sera pas fâché
de la retrouver dans ce volume: «Tenant à leur main, un ou deux Maracas,
qui est un fruit gros, fait en ovale, comme un œuf d’austruche et grand
comme une moyenne citrouille, lequel fruict, n’est pas bon à manger,
mais est fort plaisant à veoir, ils en font certain mystère et
superstition la plus estrange qu’on saurait penser. Car, ayant creusé ce
fruict par le mytan, ils vous remplissent de certaines graines de millet
gros comme pois, puis le fichent dans un bout de bâton, et enrichy qu’il
est de beau plumage, ils le plantent tout de bout en terre. Chaque
mesnage en a un ou deux, qu’ilz reverent comme si c’estoit leur Toupan,
le tenant à la main lorsqu’ils dansent et le faisant sonner: penseriez
que c’est Toupan qui parle à eux.» (Ms. d’André Thevet conservés à la
bibl. imp. de Paris.) Hans Staden, Lery, Roulox Baro ont consacré des
pages nombreuses au Maraca, Malherbe lui-même parle de ceux qu’il
entendit à Paris, lorsqu’on baptisa les trois Indiens dont Louis XIII
fut le parrain.

Arrivés à Paris, au couvent de leurs protecteurs, les Tupinambas revêtus
de leurs beaux atours, armés de Maracas firent fureur à la cour. On se
passionna même pour leurs danses, je dirais presque pour leur musique.
Il serait curieux de retrouver aujourd’hui, la Sarabande que le fameux
Gauthier fit en leur honneur. Malherbe écrivait au célèbre Peiresc qu’il
l’envoyait à Marc Antoine et il ajoutait: «On la tient pour une des plus
excellences pièces que l’on puisse ouïr.» (Voy. _Correspondance_, p. 285
de l’ancienne édit.) Douze pages plus loin, Malherbe revient sur la
pièce en vogue et sur son auteur: «Gauthier est tenu le premier du
métier; je ne sais s’il aura réussi et si le goût de la province se
conformera à celui de la cour.»

On ne se contenta pas d’associer les pauvres sauvages à d’étranges
amusements, on prétendait les fixer en France. Le poëte dit p. 275: «Les
Capucins pour faire la courtoisie complète à ces pauvres gens sont après
à faire résoudre quelques dévotes à les espouser à quoi je crois qu’ils
ont déjà bien commencé,» mais tandis que l’on accueillait si bien les
guerriers du Maranham, leurs femmes ne jouissaient pas de la même
faveur. Une certaine princesse dont le poète tait le nom en avait pris
une opinion étrange et nous renvoyons pour ce fait à la p. 264: «Elle
dit que pour eux elle est bien contente de leur donner à dîner, mais que
Mesdames leurs femmes ne pouvaient être que... vous m’entendez bien et
ne les veut pas recevoir chez elle.»


[106] Du voyage du capitaine Maillar. p. 134.

Il est extrêmement curieux de voir que cette expédition envoyée en
reconnaissance, sur les rives fertiles du Mearim, y constata dès lors,
que les terres y étaient essentiellement propres à la culture de la
canne à sucre, c’est aujourd’hui celle qui emploie tous les bras et il y
a environ 15 ans que cette révolution agricole s’est faite sous
l’influence de M. Franco de Sá. La charrue dédaignée si longtemps
sillonne enfin ce sol admirable.


[107] Des moitons. p. 136.

Il faut lire _Mutum_ (prononcez _Moutoum_); la plus petite espèce était
désignée sous le nom de _Mutum Pinima_. Voy. le dict. Tupy de Gonçalvez
Dias. Il s’agit ici du Hocco _Crax Alector_: Gibier fort recherché. La
société impériale d’acclimatation fait en ce moment les plus louables
efforts pour naturaliser cet oiseau du Brésil et de la Guyane en France.


[108] Des Tonins francs. p. 136.

C’est la jolie espèce de perruche, qu’on connaît au Brésil sous le nom
de _Tui_. Elle forme parfois des volées si considérables, qu’elle
devient alors un des fléaux de l’agriculture.


[109] Il souffloit la fumee sur ces sauvages, disant: Prenez la force de
mon esprit. p. 137.

Jean de Lery est entré dans les détails les plus curieux sur la fête
solennelle durant laquelle on soufflait l’_esprit de courage_ aux
guerriers, prêts à partir pour une expédition. L’une des planches de son
livre représente même cette cérémonie. Chez toutes les tribus de la race
tupique, le tabac était considéré comme une plante sacrée. Nous avons
réuni tout ce qu’on savait il y a quelques années sur les origines du
Petun, dans notre lettre à M. Alfred Demersay, sur l’introduction du
tabac en France. (Voy. _Etudes économiques sur l’Amérique méridionale.
Du Tabac du Paraguay._ Paris, Guillaumin, 1851, in-8.)


[110] Des branches de palme piquante surnommé _Toucon_. p. 137.

C’est le palmier que les Brésiliens appellent _Tucum_. On peut consulter
à ce sujet la magnifique monographie des palmiers de Martius. Le Tucum
offre des fibres vertes et tendres, au moyen desquelles on se procure un
fil excellent qui sert à fabriquer des filets.


[111] Après la procession ils _caouinoient_ jusqu’au crever. p. 137.

Yves d’Evreux n’hésite pas ici avec sa naïveté habituelle, à fabriquer
un verbe tiré de la langue des Indiens. Des bords de l’Orénoque jusqu’au
Rio de la Plata, le caouin était fabriqué en quantités immenses. Qu’elle
se préparât avec du maïs maché par les femmes, ou bien avec du manioc,
du cajou et même de la _jabuticaba_, cette espèce de bière (de cidre si
on le préfère), portait en tout lieu le même nom. Nous retrouvons cette
fabrication et le nom qui la désigne jusque parmi les Araucans. (Voy.
l’important voyage au Chili de M. Claudio Gay.) Le mot _caouin_ a
franchi des espaces immenses, les procédés par lesquels on l’obtient
sont en tout lieu les mêmes, et il atteste une étroite parenté entre les
peuples les plus éloignés les uns des autres. Hans Staden, Lery, Thevet,
en ont signalé l’abus, et nous renvoyons à leurs curieuses relations. Ce
que nos vieux voyageurs appelaient _Caouïnage_; constituait après tout
une solennité dont le sens religieux nous échappe encore. Ces orgies
précédaient parfois, les grandes expéditions ou leur succédaient. Le vin
d’Europe s’appelle aujourd’hui _Caouin Pyranga_ et l’eau-de-vie si
fatale à la race indienne _Caouin Tata_, boisson de feu.


[112] Des Tapinambos de l’isle, estans allez en ces quartiers
spécialement pour y pescher furent assaillis des _Tremenbaiz_. p. 139 et
140.

Le nom de cette nation si peu connue, qui se présente sous la plume du
P. Yves, est un garant de l’exactitude qu’il met dans ses récits. Il y
avait encore en 1817, quelques _Tramenbez_ mêlés à des cultivateurs de
la race blanche au Ciará; ils s’occupaient de la culture du manioc et
vivaient dans le village de _Nossa Senhora da Conceição d’Almofalla_. Il
y avait dans le district qu’ils habitaient des salines abandonnées.
(Voy. Ayres de Cazal _Corografia brasilica_. T. 2, p. 235.) Le P. Yves
vante la valeur et l’industrie de ces Indiens (p. 142), ils étaient
ennemis jurés des Tupinambas.


[113] Japy Ouassou fut le conducteur de cette armee. p. 140.

Nous prenons ce chef fameux au moment où il est revêtu du commandement.
C’est la figure indienne qui domine les deux relations, celle du P.
Claude d’Abbeville et celle du P. Yves. Son nom signifie le gros
troupiale. Dans la _lingoa geral_ le mot _japim_ est la dénomination de
ce joli oiseau à plumage jaune et noir qui va par bandes nombreuses et
qui fabrique de toutes parts des nids si pittoresques. On pourrait aussi
lui trouver une autre signification. _Japy_ signifie dans la langue
indienne parlée au _Maranham_, le heurt, le coup. (Voy. Gonçalvez Dias
_Diccionario_.) La première explication est la seule adoptée.
Japy-Ouassou était ce qu’on appelait un _mitagaya_, un grand guerrier.


[114] Avec Giropary Ouassou c’est-à-dire le grand diable prince et roy
d’une grande nation de Canibaliers. p. 141.

Le P. Yves se laisse beaucoup trop aller ici à ses souvenirs de
l’Europe. _Giropary Assou_, dont il est en effet question dans les
écrivains portugais, n’avait rien de commun avec un prince ou un roi,
tels qu’on se les figurait dans la hiérarchie adoptée alors par presque
tous les états de l’ancien monde. Cette erreur du reste, avait été déjà
répandue bien longtemps auparavant, par André Thevet dans sa _France
antarctique_ et dans sa _Cosmographie_. L’historien du Portugal, La
Clède, qui vivait au XVIIIme siècle, va plus loin encore dans
l’énumération des titres pompeux qu’il accorde à quelques pauvres chefs
de tribus.


[115] Quelques _Couïs_. p. 142.

Sous le nom de _Couy_ on désigne journellement au Brésil des vases
légers, obtenus des fruits du calebassier. C’est ce qu’on appelle au
Venezuela des _Tutumas_ (prononcez _Toutoumas_). Quelques-uns de ces
vases naturels présentent une délicate ornementation, et des couleurs
inattaquables à l’eau, qui sont d’un grand éclat. (Voy. à ce sujet
Claude d’Abbeville, _Histoire de la mission des pères Capucins_.)


[116] La troisiesme raison est pour cueillir l’ambre gris que les
Tapinambos appellent _Pirapoty_, c’est-à-dire fiante de poisson. p. 143.

Ceci est confirmé par ce que nous apprend Magalhães de Gandavo, le
premier écrivain portugais, qui ait donné une histoire régulière du
Brésil en 1576. Cet ami de Camoens rappelle l’expression indienne dont
se sert ici le P. Yves, mais il ne partage point son opinion, et suppose
que l’ambre est un produit végétal qui se forme au fond de la mer. Ce
qu’il y a de certain c’est qu’au XVIme et au XVIIme siècle, la rencontre
presque toujours fortuite d’énormes morceaux d’ambre jetés par les
vagues sur des plages inexplorées, enrichissait nombre de gens.


[117] Quant au voyage d’Ouarpy, qui est une riviere et contree à cent
vingt lieues de l’isle. p. 146.

Nous avons inutilement demandé ce nom au livre d’Ayrès de Cazal et au
dictionnaire de M. Millet de St. Adolphe. La région qu’il désigne ayant
pour habitans les Cahetès, nous avons la certitude qu’il faut la
chercher dans la province de Pernambuco. Le mot _Cahetès_ signifie du
reste les grandes forêts et s’appliqua à diverses localités. C’étaient
bien les Cahetès, qui avaient sacrifié et dévoré en 1556, le premier
évêque du Brésil D. Pedro Fernandez Sardinha. Ce savant prélat, né a
Setuval et élevé à l’université de Paris, retournait alors à Lisbonne,
où il allait porter ses plaintes contre le gouverneur de Bahia. On
montre encore le tertre sur lequel il reçut la mort. Rien n’y peut
croître à ce qu’affirme la légende populaire. (Voy. Adolfo de Varnhagen,
_Historia geral do Brazil_.) Le livre de Gabriel Soarez renferme tous
les détails désirables sur les Cahetès, ces Indiens considérés partout
comme des guerriers invincibles, se vantaient d’être d’habiles
musiciens. L’exploration d’Ouarpy dont il est ici question et
qu’entreprit M. de Pezieux est une preuve évidente du soin qu’on mit à
reconnaître cette vaste région, on la fit parcourir du nord au sud.


[118] Je me suis laissé dire qu’il y a en tous ces pays-là une grande
quantité de mines d’or meslé de cuivre et d’argent meslé de plomb. p.
146.

Ces mines d’or, que l’on espérait rencontrer au Maranham dès l’année
1613, et qu’on ne découvrit point alors, existent cependant dans des
montagnes qu’on désigne sous le nom de _Maracassumé_. Le métal précieux
se rencontre surtout à Piranhas (district de Sancta Helena) aux sources
des Rios Pindaré, de Gurupy, Cabello de Velha (_Cururupu_), Prata
(_Sancta Helena_), à Revirada, sur les rives du Tomatahy etc. etc., mais
il est peu abondant. Il y a du cuivre à la Chapada dans un endroit
désigné sous le nom de Fasendinha et dans le haut Pindaré; le fer est
plus répandu. Il apparaît dans les montagnes de Tirocambo et à
Pastos-boms. On suppose aussi qu’il y a des mines d’étain dans la
province, mais le fait a besoin d’être vérifié. Un minéral bien précieux
dans l’état actuel de l’industrie se montre au Maranham. Nous voulons
parler du charbon de terre; on en a trouvé des indices dans le canal
d’Arapapahy et l’on affirme qu’une mine de houille a été ouverte à une
demi lieue de Villa de Codó à la ferme de Sanct Antonio. Les
échantillons qu’on en a tirés sont même, dit-on, d’une qualité
supérieure. La même chose pourrait être affirmée à ce que l’on assure
d’un canton appelé Vinhaes. Il y a également du cristal de roche et des
pierres semi précieuses à San Jozé dos Mattões. Des saphirs se sont
montrés sur le versant de la chaîne de San Bernardo do Parnahyba.

Nous rappellerons en passant, que les premières mines d’or ou pour mieux
dire les premiers lavages aurifères, destinés à enrichir le Brésil, ne
furent découverts à Minas Geraës qu’en 1595. Ce ne fut pas par les
provinces du nord, que la métropole eut alors connaissance des richesses
métalliques de ce vaste territoire: ce fut par la côte orientale où se
rendent le _rio Doce_ et le _rio Jiquitinhonha_. On sait que ce dernier
fleuve qui prend le nom de Belmonte, au moment où il se jette dans la
mer à peu de distance du premier, fournit également depuis, une énorme
quantité de diamants à la couronne. Ces pierres, que l’on rencontra vers
1729 surtout dans la vallée entourée de roches escarpées, que l’on
appelait _Ivitur_ et que les Portugais baptisèrent du nom de _Cerro do
frio_, n’étaient pas complétement dédaignées par les Indiens: les
enfants les ramassaient et s’en servaient comme de jouets. Il n’y a pas
de diamants au Maranham.


[119] Des singularitez de quelques arbres du Maranham. p. 158.

Le P. Yves se montre ici très incomplet, mais il ne faut pas oublier
qu’il était naturaliste, comme l’était un théologien de son temps; son
prédécesseur a mis d’ailleurs moins de brièveté dans ses descriptions.
Ce qu’il dit de quelques _mimosa_, indique sa préoccupation de certains
phénomènes naturels. Les qualités malfaisantes, qu’il reconnaît au suc
du Cajou, dont on fait une sorte de cidre, sont fort exagérées. Nous
dirons en passant que le mot _caouïn_ tire son origine du nom indien de
cet arbre. _Cajú-y_, liqueur du _Cajú_.


[120] Il y a des espines que vous diriez estre creées de Dieu, pour
représenter le Mystere de la Passion. p. 163.

La fleur de la passion (_Grenadilla Cærulea_) dans l’ensemble de
laquelle une imagination prévenue trouve les saints attributs, jouissait
alors d’une faveur prodigieuse. On la décrivait dans nombre d’écrits, on
la gravait en exagérant les points de similitude qu’elle pouvait avoir
avec les instruments de supplice de Jésus-Christ. Yves d’Evreux en
rencontra de magnifiques dans les campagnes brésiliennes, et il les
signala aux amateurs de fleurs splendides. Quelques années plus tard, il
eût certainement emprunté du poète populaire du Brésil, Santa Rita
Durão, la description poétique que celui-ci en donne dans son poème
intitulé: _Le Caramurú_. Nous signalons aux amateurs des flores
fantastiques, une gravure du XVIIme siècle infiniment curieuse, qui
reproduit la plante de grandeur naturelle, elle est figurée dans le
volume suivant: _Antonii Possevini Mantuani Societatis Jesu cultura
ingeniorum, examen ingeniorum Joannis Huartis. Expenditur Coloniae
Agrippinae_, 1610, in-12.


[121] J’ay remarqué une singularité és _Courlieus rouges_. p. 164.

Le Guara (_Ibis rubra_, ou _Tantalus ruber_) a disparu en partie, des
portions du littoral, où il venait étaler son brillant plumage, soumis
cependant selon l’âge de l’oiseau, à tant de modifications. On voit dans
le curieux voyage de Hans Staden publié en Allemagne dès l’année 1557,
quel rôle le pennage de ce brillant phénicoptère jouait dans l’industrie
indienne. Les Tupinambas entreprenaient à certaines époques fixes de
véritables expéditions pour se procurer ses dépouilles, toujours trop
rares, pour les fêtes que se donnaient les tribus entre elles. Les
plumes du Guara étaient remplacées au besoin, par celles de la poule
commune, qu’on teignait au moyen de la teinture vermeille de
l’Ibirapitanga ou bois du Brésil. De nos jours le Guara s’est réfugié
sur les bords peu fréquentés du Rio São Francisco, et on le rencontre
surtout dans les régions encore inoccupées que baigne le Rio Negro. On
en voit encore beaucoup au sud, sur les bords de la _lagoa dos patos_.
On en trouve également à Guaratuba. (Voy. _le second voyage d’Aug. St.
Hilaire_. T. 2, p. 222.)


[122] Le grand _Thion_ tombé malade. p. 169.

Le mot _Téon_ signifie la mort en Tupi.


[123] Je ne sais pas, si ce que _Physiologue_ escrit de luy est vrai. p.
171.

Il est impossible à ceux qui n’ont pas lu les anciens bestiaires du
moyen-âge de donner un sens à cette phrase. Le livre connu sous le titre
de _Physiologus_ jouissait encore d’un certain crédit au temps du P.
Yves d’Evreux. Nous renvoyons pour les détails précis sur ce curieux
ouvrage au recueil savant publié par les R. P. Cahier et Martin, sous le
titre de _Mélanges d’Archéologie, d’Histoire et de Littérature_. 4 vol.
in-fol.


[124] Les fourmis du Maragnan ont deux ennemis mortels specialement les
gros fourmis, savoir une sorte de chiens sauvages puans au possible. p.
176.

Le prétendu chien, dont parle ici le bon missionnaire est fort éloigné,
par sa nature de la race canine. C’est tout simplement le fourmilier,
connu des indigènes du Brésil sous le nom de _Tamandua_. La science lui
a imposé celui de _Myrmecophaga jubata_. Le naturaliste Watterton, qui a
si curieusement étudié les quadrupèdes du nouveau monde, dans les lieux
mêmes, où ils se livrent sans contrainte à leurs instincts, a donné de
cet animal une description excellente. Il y a au Brésil plusieurs
espèces de fourmilier. La grosse espèce appelée par les portugais
_Tamandua cavallo_ est fort rare. C’est ce surnom qui a probablement
induit Claude d’Abbeville en erreur lorsqu’il affirme que le fourmilier
est grand comme un cheval. Le mot indien qui désigne ce curieux
quadrupède vient de deux mots Tupis: _taixi_ fourmi, et _mondé_ ou
_mondá_ prendre.


[125] Ils les prennent encore d’autre façon, et sont les filles et les
femmes lesquelles s’asseans à la bouche de leur caverne invitent ces
grosses fourmis à sortir. p. 176.

Les femmes Tupinambas, qui chantoient ainsi pour charmer les fourmis et
activer la chasse de ces insectes, ne le faisaient pas dans le but
unique de les détruire ou de préserver leurs champs de maïs d’une
invasion à laquelle rien ne résiste. Les grosses fourmis torréfiées,
étaient regardées par elles comme une des friandises les plus délicates,
et elles ont légué ce mets à quelques colons du sud auxquels nos
modernes Brillat-Savarin ne le disputeront pas. De même que les Arabes
mangent encore des sauterelles conservées par le sel ou par la
dessication, de même, que les Guaraons des bords de l’Orénoque font
leurs délices de la larve du palmier Murichi (nous omettons ici une
friandise créole du même genre), de même nos Sauvages amassaient des
provisions considérables de ces insectes, et s’en nourrissaient. Le plus
véridique des voyageurs, qui aient parcouru le Brésil, M. Auguste de St.
Hilaire a trouvé persistante encore, la coutume de manger des fourmis
rôties. Après avoir constaté que ce mets étrange est en honneur à
Espirito Santo, et que les habitans de Campos, qui sont dans un état
continuel de rivalité avec ceux de Villa da Victoria, les appellent
_Tata Tanajuras_, avaleurs de fourmis, il ajoute: «J’ai mangé moi-même
un plat de ces animaux, qui avait été apprêté par une femme Pauliste et
ne leur ai point trouvé un goût désagréable.» (Voy. _le second voyage au
Brésil_. T. 2, p. 181.)

Martin Soares de Souza, que l’on a appelé avec quelque raison le
Grégoire de Tours des Brésiliens est plus explicite que tous les
voyageurs sur le parti que les Indiens tiraient des fourmis au point de
vue de l’alimentation. Nous copions ici ce curieux passage. Après avoir
parlé de la grosse espèce que l’on désigne sous le nom d’Içans, il
ajoute: «_E estas formigas comem os indios, torradas sobre o fogo, e
fazem lhe muita festa; e alguns homens brancos andan entre elles, e os
mistiços as tem por bom jantar, e o gabam de saboroso, dizendo que subem
a passas de Alicante; e torradas son brancas dentro._» Et les Indiens
mangent ces fourmis torréfiées sur le feu leur faisant grande fête, et
quelques hommes blancs, les imitent et les métis regardent ces insectes
comme un bon manger vantant leur saveur et disant qu’elles valent les
raisins secs d’Alicante, et rôties elles sont blanches à l’intérieur.


[126] La chasse des lezards que les Tapinambos appellent Taroüire (et
sont les grands lezards) et _Tyou_ sont les petits se faict diversement.
p. 177.

Il faut écrire _Tarauyra_, mais ce mot signifie un petit lézard c’est la
seconde dénomination qui s’applique à la grosse espèce. Il s’agit ici du
_Tiú_ (_Tupinambis monitor_). La chair de ce reptile est en effet
excellente, et la préparation culinaire vantée par Yves d’Evreux, ne
devait pas peu contribuer à l’améliorer. La répugnance du bon père à
goûter de ce mets, n’est nullement partagée par les descendants
d’européens, accoutumés aux meilleures tables. La viande du Tiú
ressemble par sa blancheur et par sa délicatesse, à celle du poulet le
plus délicat. On la sert au Brésil avec raison sur les tables les plus
comfortables.


[127] J’ay veu des araignes de mer tirans à peu pres sur la forme des
araignes terrestres, mais fort grandes. p. 181.

Notre auteur veut parler de l’_Aranha caranguejeira_ (_Aranea
avicularia_), mais ici son sentiment d’observation est en défaut. Il
exagère singulièrement les dimensions de cet insecte vraiment hideux
qu’on peut voir d’ailleurs dans toutes les collections d’entomologie: il
n’est pas exact de dire qu’elles ne filent point de toile, la piqûre
n’en est point mortifère, mais elle est vénéneuse. On la désigne dans la
langue Tupi sous le nom de _Nhandu-Guaçu_ ou de _Jandú_.


[128] Maragnan abonde comme ce croy sur toutes les terres du monde en
cigales. p. 183 et 184.

Ce que nous dit ici le bon religieux des bruits de la cigale dénote un
sentiment d’observation en histoire naturelle bien rare pour l’époque où
il écrivait, mais il importe de ne pas confondre ici la _Cigarra_
brésilienne avec l’insecte que nous désignons sous ce nom.


[129] Le grillon appelé par les sauvages coujou. p. 187.

Le nom en _Tupi_ s’écrit _Okijú_. (Voy. Martius, Glossaria ling. bras.
p. 465.)


[130] Et pour ce qu’elles ont à converser parmy les tenebres, la
Providence de Dieu les a pourvues d’un flambeau. p. 191.

Yves d’Evreux se montre ici, il faut en convenir bien inférieur à son
contemporain le P. du Tertre. Tout ce qu’il dit néanmoins sur la lumière
des _lampyres_ est fort exact. L’entomologie était trop peu avancée
alors, pour qu’il établît une classification parmi ces insectes. Nous
sommes à même de réparer cette lacune. On connaît maintenant au Brésil
huit espèces de lampyres: _Lampyris crassicornis_, _lampyris
signaticollis_, _lampyris concoloripennis_, _lampyris fulvipes_,
_lampyris diaphana_, _lampyris hespera_, _lampyris nigra_, _lampyris
maculata_. On peut joindre à ces charmants insectes la lucidote
thoracique (_lucidota thoracica_).


[131] Et cela m’estoit de tant plus aisé à faire que ces mouches ne vous
piquent pas. p. 192.

Ceci est parfaitement exact, et les abeilles du Brésil sont privées
d’aiguillon, voici ce que dit à ce sujet un exact et savant observateur.
Après avoir affirmé comme le P. Yves, que les abeilles ne piquaient
point, Auguste de St. Hilaire continue ainsi: «Une espèce qu’on nomme
_Tataira_, laisse, à ce qu’on assure, échapper par l’anus, une liqueur
brûlante et c’est ordinairement la nuit qu’on lui enlève son miel. Les
espèces appelées _Uruçu boi_, _Sanharó_, _Burá_, _bravo_, _chupé_,
_arapua_ et _Tubi_, se défendent quand on les attaque, mais il paraît
qu’elles n’ont pas plus d’aiguillon que les autres et qu’elles se
contentent de mordre.» Le miel des diverses espèces est en effet très
liquide. La cire que produisent tous les essaims est d’une teinte
brunâtre fort intense, et l’on n’est pas encore parvenu à lui donner la
blancheur de celle de l’Europe. Spix et Martius fournissent du reste de
précieux renseignements sur ces utiles insectes, ils complétent ceux de
notre grand botaniste. (Voy. _Voyage dans les provinces de Rio de
Janeiro et de Minas-Geraes_. T. 2, p. 371 et suiv.)


[132] Les Guenons sont de diverse espece en Maragnan et en ses environs.
p. 199.

Il n’y a peut-être pas de région au monde, en effet, qui renferme une
plus grande variété de singes que le Brésil, nous supposons qu’il est
ici question d’abord du _Guariba_ ou _Mycetes ursinus_, puis, que le bon
missionnaire a voulu ensuite décrire l’alouate surnommée _Stentor_.
C’est probablement à cette espèce que se rapporte la description si
gracieuse et si animée, que donne ensuite notre vieil écrivain. Il est
bon de faire observer néanmoins, que le P. Yves se rend dans ce qui
précède, l’écho d’une croyance populaire fort répandue au XVIme siècle.
Cette espèce de légende des forêts, beaucoup plus applicable aux singes
de l’Afrique et de l’Asie qu’à ceux du nouveau monde, n’est pas
complétement éteinte dans les campagnes de l’Amérique méridionale, et
l’on montra à M. de Castelnau, une femme indienne, qu’on prétendait
avoir choisi un époux parmi les singes des grands bois. (Voy.
_Expédition dans les parties centrales de l’Amérique du sud, de Rio de
Janeiro à Lima et de Lima au Pará, exécutée par ordre du gouvernement
français_. Paris, 1851, partie historique. 5 vols. in-8.)


[133] A une heure presixe. p. 200.

Lisez préfixe. Il suffit d’avoir vécu dans les forêts hantées par les
singes, pour reconnaître ici l’exactitude du P. Yves d’Evreux.


[134] Outre ces aigles vous avez de grands oyseaux appelez Ouira-Ouassou
presques aussi grands que les autruches d’Affrique etc. p. 203.

Il y a ici erreur évidente, ou plutôt exagération. Le P. Claude
d’Abbeville, qui décrit le même oiseau de proie (p. 232), prétend qu’il
est «deux fois plus gros que n’est un aigle», qu’il a «la jambe grosse
environ comme le bras et la patte en forme de griffon.»--Ceci pourrait
s’appliquer au condor tout au plus et il n’y en a point dans cette
portion de l’Amérique du sud. Au dire du colonel Accioli cependant le
_Gavião real_ est d’une force telle qu’il arrête dans sa course le cerf
le plus vigoureux. La description du P. Yves a quelque chose de si
fantastique, qu’on pourrait supposer au premier abord qu’elle s’applique
à l’autruche américaine le _Nandú_, qu’on ne rencontre guère que dans
les plaines du Ceará et du Piauhy. Un écrivain de la même époque, que
nous avons plusieurs fois cité, Gabriel Soares, rétablit les faits en
parlant de l’_Ura-oaçu_. «Ce sont, dit-il, des oiseaux, comme les milans
de Portugal, sans aucune différence, ils sont noirs et ont de grandes
ailes, dont les pennes sont utilisées par les Indiens pour empenner
leurs flèches, ils vivent de rapine.» (Voy. _Tratado descriptivo do
Brazil em 1587_. Rio de Janeiro, 1851. 1 vol. in-8. p. 232.)

Rappelons en passant, qu’au point de vue de la science, car la grâce du
style ne fait jamais défaut à notre vieux voyageur, la partie
ornithologique est très imparfaite. Ce que dit par exemple le P. Yves de
l’oiseau mouche ou du colibri est tout-à-fait inexact: il n’y a rien
dans son cri aigu, qui rappelle le chant de l’alouette. Les souvenirs se
sont parfois confondus à distance.


[135] Les perroquets fournissent de plumes à leurs hostes pour se braver
et faire leur fanfare. p. 205.

Yves d’Evreux veut dire ici, que les Indiens se _font braves_, se parent
avec les plumes des perroquets. Non-seulement les Tupinambas faisaient
avec ces plumes des manteaux, des diadèmes, des jambières, mais ils
hachaient très menues les petites pennes colorées de ces oiseaux et se
couvraient le corps de ce duvet, qu’ils fixaient au moyen d’une gomme.
Cette parure sauvage d’un effet singulièrement original est encore en
honneur dans certaines tribus. On voit par les récits de Jean de Lery,
qu’elle s’est conservée durant plus de trois siècles. Le voyage
pittoresque de Debret en offre un spécimen.


[136] Voicy ce qu’on dit, et bien baste. p. 209.

Et bien baste, cela suffit bien: Les Espagnols et les Portugais ont
conservé le mot _bastar_ suffire.


[137] Nous n’aurons eu qu’un mort, sçavoir le R. P. Ambroise. p. 210.

Nous avons déjà payé un juste tribut de souvenir à ce bon religieux si
zélé, dont la tombe ignorée est au Maranham, dans l’ancien cimetière du
petit couvent. Comme l’indique son surnom de religion, le P. Ambroise
était né dans la capitale de la Picardie, «de parents fort à leur aise,
dit le manuscrit des éloges, et qui lui donnèrent de l’éducation autant
que le traficq (sic) qu’il faisaient leur en donnait le loisir.» Après
avoir étudié en Sorbonne et au moment où il allait prendre sa licence,
il fut touché par les prédications du P. Pacifique de St. Gervais et
entra au couvent en 1575, presque aussitôt que fut fondé le monastère de
la rue St. Honoré. Il acheva son noviciat en 1599, et il remplit d’abord
avec joie, l’office de frère lai. On l’admit bientôt, comme prédicateur
et ce fut alors qu’il acquit ce renom de charité qui l’avait rendu si
populaire. Il aspirait à plus que cela, «il eût voulu convertir toutes
les Indes», dit la notice qu’on lui a consacrée. Le père Yves d’Evreux a
rendu un éclatant hommage aux soins dont il entourait ses frères, durant
le rude voyage qu’ils avaient à accomplir. Il était à bout de forces,
lorsqu’il tomba malade, dans sa pauvre cabane de feuillage le 26
septembre 1612. Une fièvre ardente le dévorait. Toutefois, même après
avoir reçu l’extrême onction, il conserva sa raison entière et une
raison pleine de fermeté. Transcrivons ici les quelques mots qui font
connaître ce que fut la fin du bon vieillard; Claude d’Abbeville la
raconte. «Ayant vu tomber sur luy un petit tableau de St. Pierre, qui
estoit au-dessus de sa couche et auquel il avoit une particulière
dévotion il dit: allons grand saint, partons puisque vous me venez
quérir. Ce qu’aiant dit, il tourna les yeux vers le crucifix et
agonisant quelque peu de temps, il rendit sa belle âme à son créateur le
9 octobre 1612, que l’on célèbre la fête du glorieux apôtre de la France
St. Denis évêque de Paris. On l’enterra dans un lieu appelé de St.
François, qui estoit consacré à notre patriarche, comme les prémices des
capucins de France.» (Voy. aussi _Eloges historiques de tous les
illustres hommes et tous les illustres religieux capucins de la ville de
Paris, les uns par la prédication, les autres par les vertus et sainteté
de leurs œuvres, les autres par les missions parmy les infidelles_, etc.
etc. sous le Nº capucins St. Honoré 4 (ter). Nous ne saurions trop
regretter que le 1er volume de cette importante collection soit perdu
depuis plusieurs années. Il contenait les annales de la province.


[138] Non obstant la vigne y peut croistre. p. 211.

Le P. Yves dit ici rigoureusement la vérité, mais il ne s’ensuit pas que
dans la partie nord du Brésil, on puisse faire du vin. L’obstacle le
plus réel à sa fabrication, gît dans la façon dont le fruit de la vigne
mûrit sous les tropiques. Sur une même grappe, à côté de grains en
pleine maturité, on trouve des grains nombreux, qui sont restés
complétement verts. On a fait, dit-on, jadis quelques pièces de vin aux
environs de Bahia. En remontant vers le sud et dans la région tempérée
de Mendoza, le raisin vient à maturité parfaite et donne un vin des plus
délicats. (Voy. entre autres voyages, sur ce point curieux de
l’agriculture américaine: Sallusti, _Storia delle missione del Chile_, 4
vol. in-8., puis ce que dit à ce sujet P. Barrère, _Nouvelle Relation de
la France équinoxiale_, Paris, 1743, 1 vol. in-12, p. 53 et 54.)


[139] Ce pain de _May_ sert de nourriture à plusieurs pays de ce vieil
monde. p. 211.

Cette phrase si positive du vieux missionnaire prouve avec quelle
rapidité s’était répandu en Europe _l’Avati_ des Brésiliens; le _Maïs_
des insulaires, que Christophe Colomb observa, dès 1493, comme il
remarqua le tabac, à son premier voyage. Une grande discussion, non
encore résolue, a été soulevée par les botanistes, à propos de l’origine
première du maïs. En ce qui touche celui du Brésil, nous croyons devoir
rapporter ici l’opinion d’un savant voyageur, bien digne de faire
autorité. Auguste de St. Hilaire, le croyait originaire du Paraguay, où
il a été trouvé, dit-il, à l’état sauvage. La culture du maïs est pour
tout le sud de l’Amérique, la plante nourricière par excellence et l’on
sait préparer sa farine par des procédés bien simples et qui la rendent
d’un goût vraiment délicieux. Nous renvoyons pour tout ce qui regarde
cette précieuse graminée à l’excellent livre du docteur Duchesne:
_Traité complet du maïs ou blé de Turquie_, Paris, Renouard, 1833, in-8.
et au grand ouvrage de M. Bonafous.


[140] La pite. p. 212.

Il s’agit ici de la filasse produite en abondance par une espèce
d’Ananas (_Ananas non aculeatus_, _Pitta dictus Plum._), les Portugais
en fabriquaient des bas, presque aussi recherchés que les bas de soie.


[141] Vous passeriez le temps tandis que vostre cœur s’accoiseroit. p.
213.

Accoiser est un mot hors d’usage; il signifie rendre coi, calmer,
apaiser.


[142] Haches, hansas. p. 216.

Ce mot ne se trouve pas dans le dictionnaire de Nicot, sieur de
Villemain. Nous croyons pouvoir affirmer qu’il faut écrire _hansars_; on
doit entendre par ce terme une serpe de grande dimension. (Voy. à la p.
224.)


[143] Jurer et renasquer. p. 217.

Faire certain bruit en retirant impétueusement son haleine par le nez.
Il est populaire et le Dictionnaire de l’Académie le confond avec le mot
renâcler qui se dit plus communément dans le style très familier.


[144] Le François ayant choisi un compere, il le suit et s’en va en son
village. p. 220.

Ces réceptions des Indiens sont admirablement peintes par Cardim. Les
Brésiliens ne peuvent opposer, en effet, pour la grâce du récit et le
charme des détails, qu’un seul voyageur portugais à Yves d’Evreux et à
Claude d’Abbeville; c’est celui que nous venons de nommer. Cet écrivain
charmant, mais dont les récits sont trop courts, appartient à l’ordre
des Jésuites. Il se rendit au Brésil dès 1583 et y resta revêtu des
dignités de l’ordre au moins jusqu’à la fin de 1618. Il eut par
conséquent une entière connaissance de l’établissement des Français au
nord du Brésil et certainement il apprit à Bahia leur expulsion, il se
tait malheureusement sur cette dernière circonstance. Fernand Cardim est
placé dans une position bien différente de celle où se trouvait le P.
Yves d’Evreux. Partout où il se présente le long de la côte, les Indiens
sont soumis au christianisme et ont perdu leur grandeur primitive, en
conservant la plupart de leurs usages. Le missionnaire français
catéchise au contraire des indigènes, qui combattent pour leur
indépendance et qui fuient leurs conquérants. Les deux bons
missionnaires ont néanmoins la même indulgence et parfois la même
admiration naïve pour les peuples enfants, qu’ils prêchent et dont
l’imprévoyance est le plus grand comme le plus terrible défaut.

Les lettres de F. Cardim sont une heureuse découverte due à
l’infatigable auteur de l’_Historia geral do Brazil_. M. Adolfo de
Varnhagen n’a pas mis son nom à cette publication précieuse. Nous lui
restituons ici l’honneur qui lui revient comme homme de science et comme
homme de goût. L’Opuscule du à Fernão Cardim est intitulé: _Narrativa
epistolar de uma viagem e missão Jesuitica pela Bahia, Ilheos_, etc.
etc., Lisboa, 1847, in-18. de 123 pages. Ce que paraît avoir ignoré le
savant éditeur, c’est qu’on trouve d’intéressants renseignements sur
Cardim et sur les missionnaires contemporains du Brésil dans un écrivain
Toulousain nommé du Jarric. Voy. _la 2me partie des choses plus
mémorables advenues tant aux Indes orientales que autres pays de la
découverte des Portugais en l’establissement de la foi chrestienne et
catholique_, etc. Bordeaux, 1610, in-4. Le volume est dédié à Louis
XIII. Dans ce livre ce qui a rapport au Brésil et particulièrement aux
régions voisines du Maragnan, est contenu entre la p. 248 et la p. 359.
Pierre du Jarric mourut en 1609. Son ouvrage fut traduit en latin et
imprimé à Cologne en 1615. Cette version, qui contient certaines
additions, forme 4 vol. in-8.


[145] Il lui tend la main et lui dit _Ereiup Chetouas sap_. Es-tu venu
mon compere? p. 220.

Il est à peu près certain que notre bon missionnaire n’avait lu, ni la
relation d’André Thevet publiée dès l’année 1558, ni le voyage plus
récent de Jean de Lery dont les opinions religieuses devaient
naturellement l’éloigner. En comparant ces vieux voyageurs entre eux, on
est frappé de la similitude qu’offre leur récit. Voici ce que dit Jean
de Lery, à propos de la réception que lui firent les Tupinambas de Rio
de Janeiro:

«Pour donc que déclarer les cérémonies que les Tououpinambaoults
observent à la réception de leurs amis qui les vont visiter; il faut en
premier lieu sitost que le voyager est arrivé en la maison du
_Moussacat_, c’est-à-dire bon père de famille, qui donne à manger aux
passans qu’il aura choisi pour son hoste, (ce qu’il faut faire en
chascun village où l’on fréquente et sur peine de le facher quand on y
arrive n’aller pas premièrement ailleurs) que s’asseant dans un lict de
coton pendu en l’air, il y demeure quelque peu de temps sans dire mot.
Après cela les femmes venans, les fesses contre terre et tenans leurs
deux mains sur leurs yeux, en plorans de ceste façon la bien venüe de
celuy dont sera question elles diront mille choses à sa louange.

Comme par exemple: tu as pris tant de peine à nous venir voir; tu es
bon; tu es vaillant; et si c’est un François, ou autre étranger de par
deçà elles adjousteront tu nous a apporté tant de belles besongnes, dont
nous n’avons point en ce pays; bref comme j’ai dit, elles jettant de
grosses larmes tiendront plusieurs tels propos d’aplaudissemens et
flatteries. Que si au reciproque le nouveau venu assis dans le lict veut
leur agréer: en faisant bonne mine de son costé, s’il ne veut plorer
tout-à-fait (comme j’en ai veu de nostre nation qui oyant la brayerie de
ces femmes aupres d’eux estoient si veaux que d’en venir jusque-là) pour
le moins leur respondant jettant quelques souspirs faut-il qu’il en
fasse semblant. Ceste première salutation faite ainsi de bonne grâce par
ces femmes, entre puis le _moussacat_, c’est-à-dire le vieillard maistre
de la maison lequel aussi de sa part aura esté un quart-d’heure sans
faire semblant de vous voir (caresse fort contraire à nos embrassades,
baisemens et touchemens de main à l’arrivée de nos amis). Venant lors à
vous: vous dira premièrement _ereioubé_. C’est-à-dire es tu venu? etc.
etc.» (Voy. _Jean de Lery, Histoire d’un voyage en la terre du Brésil_.
Rouen, 1578, in-8. 1re édition.)


[146] Un autre fut appellé _grand Gosier_, pour ce qu’on ne pouvait le
rassasier: un autre fut nommé _Gros Grapau_. p. 221.

Lisez crapaud. Ou rencontre au Brésil, une grenouille de dimension
prodigieuse à laquelle on a donné le nom de Grenouille mugissante.
Claude d’Abbeville a dit: «L’on trouve en ce païs là des crapaux
merveilleusement grands qu’ils appellent _Courourou_. Il y en a de tels
qui ont plus d’un pied ou pied et demy de diamètre: quand ils sont
escorchés, il ne se peut dire combien leur chair est blanche estans fort
bons à manger. J’ay veu des gentilshommes françois en manger avec grand
appétit.»


[147] Nos peres nous ont laissé de main en main, par tradition, qu’il
estoit venu jadis, un grand Marata du Toupan. p. 229.

Il est évidemment question ici de la fameuse légende brésilienne
relative à _Sumé_, le législateur des Tupis. Dans le curieux opuscule
qu’il a publié sur ce personnage, Mr. Adolfo de Varnhagen, raconte son
arrivée à l’île de Maranham et comment il disparut au moment où l’on
s’apprêtait à le sacrifier. Le mot _Marata_ nous embarrasse, nous
l’avons cherché vainement dans Ruiz de Montoya. Est-ce une altération du
mot _Mair_ ou _Maïr_, si souvent employé par Lery et Thevet, lorsqu’il
s’agit de désigner un étranger, un personnage extraordinaire. Nous ne
saurions répondre sur ce point d’une façon concluante. _Sumé_ qui répand
la culture du manioc parmi les sauvages est barbu. On a dit avec raison
que c’était un personnage analogue au Manco Capac des péruviens et au
Quetzalcoatl des Aztèques. On pourrait ajouter au Zamna de l’Amérique
centrale. (Voy. sur ce personnage Adolfo de Varnhagen, _Historia geral
do Brazil_, T. 1, p. 136, et le même, _Sumé_. _Lenda mytho-religiosa
americana etc. agora traduzida por um paulista de Sorocaba_, Madrid,
1855, broch. in-18 de 39 pag.)


[148] Ils feront venir des _Miengarres_, c’est-à-dire des chantres
musiciens. p. 232.

Le verbe chanter, se dit _Nheengar_ en langage Tupi. Un _Nheengaçara_
est un chanteur proprement dit.


[149] Il luy fut dit en cette vision que ces gens vestus de blanc
estoient les _Caraybes_, c’est-à-dire françois ou chrestiens. p. 248.

Il peut paraître étrange au lecteur, que les français soient assimilés
ici aux Caraïbes. Ceux qui ont lu attentivement les œuvres de Humboldt,
auront le mot de cette énigme. Les Caraïbes du continent américain, qui
formaient une nation immense, étaient renommés dans l’Amérique entière
par leur vaillance et par leur perspicacité. Leurs piayes ou si on
l’aime mieux leurs devins, l’emportaient sur tous ceux des autres
nations; ils étaient dans le nouveau monde ce qu’étaient dans l’ancien
les Chaldéens. Simon de Vasconcellos nous donne la preuve de cette
suprématie intellectuelle; dans le sud du Brésil, les _Caraïbe-bébé_
n’étaient autres que de puissants devins. C’était l’appellation
consacrée aux hommes renommés par l’intelligence, aux esprits, aux
anges; on l’appliqua bientôt aux étrangers. Mr. Adolfo de Varnhagen
lui-même fait observer que la dénomination de _Caryba_ était au début
une qualification accordée aux Européens. On voit (dans l’_Historia
geral_ p. 312) que tous les chrétiens étaient désignés ainsi.


[150] Il pria à cet effet que nous lui envoyassions de l’eau du Toupan
dans une plotte de coton mise en un _Caramémo_. p. 249.

Un _Caramémo_ est ce qu’on appelle un _Pagará_ à la Guyane, c’est-à-dire
un panier léger, fait avec des feuilles de palmiste et affectant parfois
la forme la plus élégante. Claude d’Abbeville désigne aussi en le
décrivant ce gracieux ustensile d’un ménage indien. Barrère en a fait
dessiner de jolis _specimen_.


[151] La suavité du chant d’une jeune pacelle. p. 257.

Il faut lire pucelle. Yves d’Evreux, familiarisé avec tous les symboles,
qui avaient cours de son temps n’avait garde d’oublier une gracieuse
allégorie dans laquelle figure la licorne. Voy. notre _Monde enchantée_
et surtout la dissertation intitulée: _Revue de l’histoire de la Licorne
par un naturaliste de Montpellier_ (P. J. Amoreu), Montpellier,
Durville, 1818, in-8 de 47 pages.


[152] Nous n’aurons fait que courir et errer par les bois devant la face
des _peros_. p. 270.

On sait que les Tupinambas nommaient toujours ainsi les Portugais.
_Pero_ veut dire chien, dans la langue de Camoens, mais on suppose que
l’appellation _Pedro_, fort usitée au Brésil, était cause de cette
désignation bizarre. Ayrès de Cazal contient même à ce sujet une petite
histoire, il raconte en rappelant la tradition, comment un serrurier
nommé Pedro, avait été jeté par un naufrage sur les rivages du Maranham.
Grâce à son habileté dans l’art de travailler le fer cet homme se rendit
bientôt agréable aux Indiens et son nom modifié légèrement servit à
désigner les étrangers qu’on supposait appartenir à la même race que
lui. Le docteur Moraes e Mello a donné cette légende d’une façon
beaucoup plus complète dans sa Corographia.


[153] Doctrine chrestienne en la langue des Topinambos. p. 272.

On n’a pas tenté d’éclaircir par une discussion grammaticale, cette
portion du livre. Des différences trop sensibles apportées par le temps
et surtout par la prononciation, rendaient cette tâche pour ainsi dire
impossible. Rien n’est plus difficile que de rendre par les caractères
dont se compose notre écriture les sons des langues indiennes. Ces
inflexions si délicates et parfois si fugitives dans leur rudesse
apparente sont malaisément fixées sur le papier. Comme l’a fait
remarquer Humboldt, elles tiennent parfois à certains caractères
physiques des races. Les nations européennes elles-mêmes les plus
exercées ne perçoivent pas de la même manière les sons, et surtout
n’essayent pas de les écrire de la même façon; où le Portugais entend
_Oca_, par exemple, ou bien _Toba_, le Français entend _Oc_ et _Tobe_,
où le premier sent son oreille frappée par le mot _Murubixaba_, le
second perçoit _Mourouvichave_. La différence cesse d’être aussi
sensible, lorsque les mots sont prononcés selon le génie de chaque
langue. Le mot _Topinambos_ comme il est écrit au début de cette note,
équivaut absolument par le son en langue Portugaise au mot
_Toupinambous_ comme le prononçaient les contemporains de Malherbe. Pour
l’histoire de la linguistique cette courte doctrine chrétienne n’est
toutefois pas sans intérêt. On pourra la comparer avec certains ouvrages
du même genre écrits par une plume portugaise. Les chants religieux en
Tupi, de Christovam Valente, entre autres, sont dans ce cas. Je les ai
introduits dans l’opuscule intitulé: _Une fête brésilienne_, Paris,
Techener, 1850. Le livre qui les contient est devenu pour ainsi dire
introuvable et seule peut-être la bibliothèque impériale le possède.
Nous reproduisons ici son titre: _Catecismo brasilico da doutrina
christão, com o ceremonial dos sacramentos e mais actos parochiaes.
Composto por padres doutos da companhia de Jesus, aperfeiçoado e dado à
luz pelo padre Antonio de Araujo da mesma companhia, emendado nesta
segunda impressão pelo padre Bertholameu de Leam da mesma companhia._
Lisboa, na officina de Miguel Deslandes, 1681, petit in-8. La 1re
édition est de 1618.

Si on voulait, on pourrait compléter cette étude comparative en
recherchant les manuscrits suivants que cite Barbosa Machado et qu’il
serait si curieux de voir publier; Ludewig les a omis dans son savant
travail complété par Mr. Trubener. P. João de Jesus _explicação dos
mysterios da fé_. P. Manoel da Veiga _Catecismo_. F. Pedro de Santa Rosa
_Confessonario_. André Thevet, dans ses manuscrits conservés à la
bibliothèque impériale de Paris, donne _le pater_ et _le credo_ en tupi.
Il les reproduit même dans sa grande cosmographie. Ces deux documents
sont surtout précieux par leur ancienneté: ils datent de 1556. Parmi les
livres de ce genre l’un des plus modernes et des plus curieux est celui
du P. Marcos Antonio, il est intitulé: _Doutrina e perguntas, dos
mysterios principaes de Nossa Santa fé na lingua Brasila_. Il a été
composé vers 1750, et Ludewig le mentionne comme faisant partie des
collections du _British Museum_.


[154] Il y a aussi de certains oiseaux nocturnes, qui n’ont point de
chant, mais une plainte moleste et facheuse à ouyr, fuyards et ne
sortent des bois appelez par les indiens _Ouyra Giropary_, les oyseaux
du Diable. p. 281.

Lery avait déjà constaté l’effet du chant mélancolique, que fait
entendre le Macauhan sur l’esprit des Indiens. La croyance aux messagers
des âmes, aux oiseaux prophétiques, n’est pas tout-à-fait éteinte, elle
s’est conservée chez la puissante nation des Guaycourous, elle paraît
avoir exercé jadis son influence sur toutes les tribus des Tupis, mais
le P. Yves lui donne une extension qu’elle n’avait pas jadis, c’est déjà
une altération visible dans les anciennes idées mythologiques. Le nom de
ce volatile vénéré s’écrit en portugais _Acaúan_ et même _Macauân_;
l’oiseau fait sa nourriture des reptiles. Il s’en faut de beaucoup qu’il
ait l’aspect sinistre, que lui donne notre bon missionnaire. Il a une
tête assez grosse relativement au corps, et elle est cendrée, il a le
poitrail et le ventre rouges, ses ailes et sa queue sont noires
tachetées de blanc. Aujourd’hui, la plupart des indigènes se bornent à
croire que cet oiseau est chargé de leur annoncer l’arrivée d’un hôte.
On peut consulter sur l’Acaúan, Accioli, _Corografia Paraense_, et
Gonçalvez Dias, _Diccionario da lingua Tupy_. Martius au mot Oacaoam dit
que c’est le Macagua de Felix d’Azara. Falco (herpethocheres).


[155] Si ces petits et mediocres Barbiers ont de l’autorité entre les
leurs, beaucoup plus en ont ceux qui proprement sont appellez
Pagy-Ouassou grands barbiers. p. 289.

Au temps d’Yves d’Evreux, les chirurgiens les plus habiles étaient
encore désignés sous le nom de _Barbiers_; quelques années avant lui
l’illustre Ambroise Paré ne prenait pas d’autre titre. Comme les
_Piayes_, _Pagé_, _Pagy_, _Boyés_ ou _Piaches_, car on leur donne tous
ces noms, se mêlaient de la cure des blessures ou des maladies; le P.
Yves, ainsi qu’on l’a vu dans tout le cours de l’ouvrage les assimile
avec un certain dédain aux barbiers, mais on le sent, aux barbiers de
village. Ce chapitre est certainement l’un des plus curieux du livre; il
doit être comparé soigneusement avec tout ce qui a été dit par Simon de
Vasconcellos (_Chronica da companhia de Jesus_, in-fol.), et avec tous
les mémoires qu’a publiés l’institut historique de Rio de Janeiro sur la
religion primitive des indigènes; les attributs de Geropary y sont
définis clairement. La lacune d’une feuille est vivement à regretter. Il
est évident qu’elle nous fait perdre de précieux documents sur les
hommes rusés et habiles qui conservaient parmi eux les traditions.


[156] Ces vilains oyseaux nocturnes, beaucoup plus horribles et grands
que ceux de pardeçà, viennent trouver les personnes couchees et
dormantes en leur lict. p. 297.

Au temps où devait paraître cette relation, les chauves-souris étaient
encore rangées dans la classe des oiseaux. Ce que dit ici notre
voyageur, sur les Vampires, n’a rien d’exagéré. On peut consulter sur ce
point Ch. Watterton (_Excursion dans l’Amérique méridionale_, p. 15 et
389). Ce savant naturaliste décrit avec un soin minutieux le genre de
blessure que fait cette chauve-souris américaine sur les gens endormis.
Il avait tué un Vampire, qui portait 32 pouces d’envergure. En général,
ils sont beaucoup moins grands.


[157] Et là plantent de petites idoles faites de cire ou de bois en
forme d’hommes. p. 302.

Parmi les vieux voyageurs du XVIIme siècle, Yves d’Evreux est comme nous
l’avons fait remarquer, le seul qui signale chez les Tupinambas des
rudiments de statuaire (bien imparfaite sans doute) appliqués à la
mythologie de ces peuples. Il n’y a rien de semblable dans Thevet, Hans
Staden et Lery, pas plus que dans Vasconcellos, Cardim, Soarez ou
Jaboatam. Les Tupis étaient des peuples uniquement chasseurs, passant
accidentellement à la vie agricole. Les seuls vestiges de sculpture que
nous connaissions d’eux, sont appliqués à leurs _Maconas_, ou à leur
_Lyvera-pème_, espèces d’armes pesantes, qu’ils se plaisaient à orner
avec une sorte d’adresse. Ils étaient dans l’habitude de fixer un Maraca
empenné de plumes brillantes à la proue de leurs canots de guerre si
élancés et si élégants, il serait possible que la base de cet instrument
eût été alors orné de sculptures, analogues à celles qu’on remarque chez
les insulaires de la Polynésie. Il est probable qu’en multipliant leurs
rapports avec les Européens, les Tupinambas ont puisé parmi nous
certaines idées de sculpture rudimentaire, qu’ils ont appliquées à leurs
grossières divinités. L’exact Barrère, qui écrivait, il est vrai, plus
d’un siècle après Yves d’Evreux parle d’un Piaye ayant exécuté une
statuette de ce génie du mal _Anaanh_, qui n’est autre chose que
l’_Anhanga_ de Nobrega et d’Anchieta, et dont la terrible mission sur la
terre est si bien définie par Jean de Lery, qui l’appelle toujours
_Aignan_. Qu’on lui donne aux îles ou sur le continent les noms
d’_Uracan_, d’_Hyorocan_, de _Gerupary_, de _Maboya_, d’_Amignao_; qu’on
reconnaisse dans des génies secondaires, ses messagers (nous en
nommerons un le malicieux _chinay_, qui fait maigrir les pauvres Indiens
en suçant leur sang), Anhanga a été revêtu d’une face terrible du XVIIme
au XVIIIme siècle. Ce type primitif de la sculpture religieuse des Tupis
a été malheureusement taillé dans un bois très mou et n’a pu guère
résister à l’action du temps ou à l’invasion des termites; nous doutons
qu’on puisse jamais s’en procurer un _specimen_ remontant à deux
siècles. Voici du reste le passage si curieux de Barrère, qui confirme
le dire du P. Yves: «Les Indiens ont une autre sorte de piayerie assez
singulière. Ils font une figure du diable, d’un bois fort mol et
résonnant; cette statue qui est grande de trois ou quatre pieds est
affreuse par la longue queue et les longues griffes qu’ils lui font. Ils
l’appellent _Anaantanha_, comme qui dirait image du diable; car _Tanha_
signifie figure et _Anaan_ diable. Après avoir soufflé les malades, les
Piayes portent cette figure hors du Carbet. Là, ils l’apostrophent et la
frappent rudement à coups de bâton, comme pour obliger le diable à
quitter malgré lui le malade.» (Voy. _Nouvelle Relation de la France
équinoxiale, contenant la description des côtes de la Guiane, de l’isle
de Cayenne, le commerce de cette colonie, les divers changements arrivés
dans ce pays_ etc. etc. Paris, 1743, gr. in-12.)

Dans un chapitre précédent Yves d’Evreux a déjà parlé d’une marionnette,
à laquelle était adaptée une sorte de mécanisme et qui servait aux
enchantements d’un Piaye. Nous ne saurions trop regretter qu’aucune de
ces idoles ne soit entrée dans les collections ethnographiques dont on
commençait à se préoccuper en ce temps. Peu d’années avant l’époque où
La Ravardière explorait le fleuve des Amazones, Jean Mocquet, le garde
des curiosités du roi, parcourait ses rives: c’eût été une rare bonne
fortune, pour l’archéologie américaine, s’il eut pu se procurer
quelques-unes des idoles semblables à celles dont parle le P. Yves.


[158] C’est donc la coustume des Pagys-Ouassous de celebrer en certain
temps de l’annee des lustrations publiques. p. 306.

Il est infiniment probable, que les lustrations dont il est question ici
étaient pratiquées en souvenir des cérémonies que les Tupinambas avaient
vu faire aux chrétiens. Il pouvait en être de même, à l’égard de la
prétendue confession auriculaire dont l’auteur parle un peu plus loin
(p. 309). Les anciens voyageurs, Hans Staden, Lery et Thevet, ne disent
rien qui aie trait à une pratique semblable.


[159] Pacamont, grand barbier de Comma. p. 306.

Il semble au premier abord, que ce piaye si influent ait reçu un nom
français; il n’en est rien. Il y avait à la même époque un chef puissant
nommé _Pacquara-behu_, le ventre d’un pac plein d’eau. Pacamont pourrait
signifier le Paca pris au piége _Pacamondé_. Le nom du pays sur lequel
il exerçait son influence signifie la région des plantes laiteuses: il
s’écrit _Cumá_.


[160] Ce que Vatable interprete en cette sorte. p. 315.

Vatable ou Vateblé était un hébraïsant célèbre du XVIme siècle,
restaurateur des études orientales en France; il mourut en 1547. Ses
notes sur l’ancien testament avaient été insérées dans la bible de
Robert Etienne.


[161] J’espere à présent que j’escris cecy, que les Peres qui sont par
delà, luy donnent de terribles alarmes et que son royaume va fort en
decadence et s’approche de sa totale ruine: car avant que je quittasse
l’Isle, je voyois et experimentois une disposition generale et
universelle de la conversion de ces peuples. p. 318.

Cette phrase nous prouve que le P. Yves écrivit son ouvrage en Europe et
qu’il avait connaissance de la mission dirigée par le P. Archange.
Marcellino de Pise affirme, que 565 Indiens reçurent le baptême durant
cette seconde expédition religieuse. (Voy. _Annales historiarum ordinis
minorum_. Lugd., 1676, in-fol.) Le P. Archange, suivi de ses douze
compagnons et porteur des magnifiques ornements brodés par la duchesse
de Guise, devait, en effet, s’environner d’une tout autre pompe que les
quatre généreux capucins, qui avaient commencé la mission. Grâce à des
documents qui nous viennent de la marine, et que nous devons à
l’obligeance de Mr. P. Margry, nous voyons par une lettre inédite du
sieur de Beaulieu à Mr. de Razilly, que le P. Archange qui comprenait
parfaitement la valeur de l’argent, abstraction faite du vœu de
pauvreté, n’avait pas voulu s’embarquer tant qu’il y avait eu pour lui
espérance de se procurer des subsides. Malgré les ressources dont put
disposer son chef spirituel, l’histoire de cette seconde mission est
encore à faire; elle n’a même laissé aucune trace, et elle sera sans
doute ignorée, tant que le livre de François de Bourdemare se dérobera à
nos investigations. Nous savons seulement, que beaucoup plus favorisé
qu’Yves d’Evreux, par ses supérieurs, il avait reçu, grâce à ses lettres
d’Obédience, le droit d’admettre des novices dans son couvent. Il n’eut
pas le temps de mettre à profit un tel privilége; mais lors de son
retour en Europe, on le récompensa de son zèle et dès l’année 1615, il
était devenu gardien du grand couvent de la rue St. Honoré.

Tous ces faits omis naturellement par les historiens du Maranham sont
constatés dans _les éloges historiques_, manuscrit de la bibliothèque
impériale, il y aurait toutefois de l’injustice à oublier que le P.
Marcellino de Pise les mentionne. Après avoir raconté comment le général
des capucins Paul de Caesena, permit à Honoré de Paris, alors
provincial, d’envoyer une seconde mission en Amérique; il ajoute: «_Ille
nihil cunctatus, duodecim fratres ad hanc expeditionem, aptos elegit
quorum animosa phalanx navem conscençâ secedens in indiam, a barbara
illa natione jam capucinorum placidis moribus assueta per humaniter fuit
excepta._» A l’entrée des Portugais, le P. Archange de Pembroke se
retira avec les capucins français et fit place aux Franciscains, qui
vinrent s’établir dans le monastère au nombre de vingt. Sous la
direction de Fr. Christovam Severim, le couvent reçut dès-lors une
institution nouvelle. Les bases en avaient été jetées en 1624, mais
elles ne furent arrêtées définitivement que le 4 Août de l’année
suivante.

Nous nous garderons bien de mettre sous les yeux du lecteur les
péripéties fâcheuses par lesquelles passa le monastère durant deux cent
vingt-cinq ans; il suffira de dire qu’au début du siècle, il tombait à
peu près en ruine. En 1860, le gardien actuel, qui n’avait plus sous sa
direction que deux Franciscains, mais qui heureusement avait su se
concilier la sympathie des habitants de San Luiz a fait un appel à la
charité publique, pour qu’on réparât dignement un édifice, qui se lie si
intimement aux souvenirs les plus intéressants du pays. L’ordre
aujourd’hui est fort pauvre, mais il contraste, dit-on, par son
dévouement avec bien des couvents opulents de la cité qui laissent
tomber en ruine leur monastère. L’appel de Fr. Vicente de Jesus a été
entendu. On a recueilli des sommes assez abondantes pour réparer ce qui
avait subi l’injure du temps. Tout en conservant l’humble chapelle où
vint prier Yves d’Evreux on élève de nouvelles constructions et l’église
de Sancto Antonio sera la plus belle de cette riante cité.


[162] Il me demandoit qui estoient ces Karaïbes, je luy fis reponce que
ces douzes estoient les douze _Maratas_ du fils du Toupan. p. 337.

Il est infiniment curieux de voir ici, le père Yves d’Evreux, faire une
sorte d’allusion à des croyances anciennes de ces peuples, que Thevet,
ou peut-être le chevalier de Villegagnon avait recueillis dès l’année
1555, et auxquelles d’ailleurs nos voyageurs du XVIme siècle semblent
rester étrangers dans le cours de leurs récits. Une note même concise
nous entraînerait trop loin et nous nous voyons forcé de renvoyer le
lecteur à un opuscule dans lequel nous avons rassemblé tout ce que nous
avons pu trouver sur les idées mythologiques des Tamoyos et des
Tupinambas. (Voy. sur les _Maïrata_, _une fête brésilienne célébrée à
Rouen en 1550 suivie d’un fragment du XVIme siècle roulant sur la
Théogonie des anciens peuples du Brésil_. Paris, Techener, 1850, gr.
in-8.)


[163] Et choisissant Sainct Barthelemy je le luy montray disant Tien,
voilà ce grand Marata qui est venu en ton pays, duquel vous racontez
tant de merveilles que vos peres vous ont laissé par tradition. C’est
luy qui fit inciser la Roche, l’autel les images et escritures qui y
sont encore à present et que vous avez veu vous autres etc. p. 338.

La légende brésilienne a transmis d’âge en âge le récit des
pérégrinations de deux prophètes fort distincts, en honneur à peu près
égal chez ces peuples barbares et qu’elle nomme tour à tour Tamandaré et
Sumé. Comme Bouddha, le dernier a laissé toutefois l’empreinte d’un de
ses pieds sur la roche vive lorsqu’il a quitté la terre. Le mythe de
Tamandaré qui se lie au récit du déluge américain est raconté tout au
long par Vasconcellos dans ses _Noticias do Brasil_, p. 47 et 48. C’est
là qu’on peut voir, comment le Noë américain, s’élançant au sommet d’un
palmier, qui portait sa cime jusque dans les cieux et guidant ainsi sa
famille, se sauva et repeupla la terre. Dans la phrase que nous citons
ici, Yves d’Evreux fait allusion au législateur beaucoup plus moderne,
Sumé, ce Triptolème brésilien, qui enseigna la culture du manioc aux
peuples issus de Tamandaré. Simon de Vasconcellos dit très positivement:
«Il y avait entre eux une tradition fort antique, transmise des pères
aux enfants et elle racontait que bien des siècles après le déluge, des
hommes blancs avaient apparu dans ces régions, ils parlaient aux peuples
d’un seul dieu et d’une autre vie. L’un deux s’appelait _Sumé_, par
lequel il faut entendre _Thomé_.» En préférant la tradition qui accorde
l’honneur d’avoir évangélisé les peuples lointains à Saint Barthélemy,
le P. Yves d’Evreux fait preuve de sa connaissance des sources. Au
rapport d’Eusèbe, en effet, cet apôtre voyageur, avait pénétré jusqu’à
l’extrémité des Indes. Saint Pantène ayant parcouru le fond de l’Asie
dès le IIIme siècle, y avait déjà trouvé des traces du christianisme,
qu’on pouvait attribuer aux prédications de St. Barthélemy. La légende
contraire a cependant prévalu au Brésil, comme elle a prévalu surtout
aux Indes. (Voy. le livre portugais intitulé: _Jornada do Arcebispo de
Goa dom Frey Aleixo de Menezes, quando foy as serras do Malauar, lugares
em que morão os antiguos Christãos de S. Thomé_. Coimbra, 1606, in-fol.)
Les traces des pieds de St. Thomas étaient visibles du temps de
Vasconcellos, au nord du port de Saint-Vincent non loin de la ville. Ces
traces de deux pieds nuds merveilleusement empreints sur la pierre (_tão
vivas e expressas, como se em hum mesmo tempo, juntamente se fizerão_)
étaient parfois cachées sous l’eau. Le religieux franciscain Jaboatam,
retrouve au récif devant Pernambuco, les saintes empreintes; cependant
dans cette seconde version de la légende, ou ne voit apparaître qu’un
tout petit pied, comme celui d’un enfant de cinq ans, et le pieux
narrateur suppose que c’est celui d’un jeune compagnon de l’apôtre.
(Voy. le _novo Orbe Seraphico_, réimprimé en ces derniers temps par les
soins de l’_Institut historique et géographique de Rio de Janeiro_.)

On ne se contente pas de reconnaître ces traces fameuses sur plusieurs
points du littoral, et il serait bien long de les énumérer: on fait
pénétrer résolument le saint voyageur dans l’intérieur du Brésil, et là,
il inscrit sur la roche, en caractères gigantesques, l’histoire de sa
mission. Il y a à _Minas geraes_, un village auquel on a donné son nom,
c’est _São Thomé das lettras_. Un observateur sérieux, le général Cunha
Mattos ne vit pas les fameuses inscriptions, mais il fut à même de
constater la tradition et il pense que l’inscription fantastique que
l’on remarque sur l’une des parois de la _Serra das lettras_, est due à
quelque accident du terrain, à des dendrites, pour nous servir de ses
expressions. (Voy. _Itinerario do Rio de Janeiro ao Pará e Maranhão_.
Rio de Janeiro, 1836, 2 vol. in-8. T. 1er, p. 63.) C’est même
aujourd’hui l’opinion qui a prévalu, et dans l’inscription gigantesque
de la _Serra das lettras_, on ne voit plus maintenant qu’une
infiltration de particules ferrugineuses qui sur les grès de la montagne
a simulé des caractères d’écriture.

Quant aux hiéroglyphes grossièrement tracés en creux et dont l’origine
indienne n’est pas douteuse, ils sont nombreux au Brésil; et plusieurs
ouvrages nous en ont transmis des _fac-simile_. Le grand voyage
pittoresque de Mr. Debret en offre deux, qui ne manquent pas d’un
certain intérêt. Nous voulons parler de l’inscription présentée par la
montagne _do Anastabia_ et des sculptures en creux exécutées sur un
rocher qu’on rencontre à peu de distance des bords du Rio Yapurá, dans
la province du Pará: il pourrait se faire que le discours du P. Yves fît
allusion à ce monument original, et d’exécution fort grossière, dont Mr.
Debret donne l’explication (T. 1er, p. 46), mais dans lesquels
l’imagination la plus prévenue ne saurait trouver des bases pour asseoir
une opinion historique ou religieuse.

En ce qui regarde _les roches incisées_ dont parle notre bon moine, la
tradition en est répandue dans l’Amérique entière, et ces accidents
résultats des grandes commotions de la nature sont toujours expliquées
par la légende indienne, en les attribuant au pouvoir souverain d’un
demi-dieu, qui brise à son gré les rochers les plus rebelles au travail
de l’homme et parfois les plus gigantesques; à la Nouvelle-Grenade, le
saut de Tequendama n’a pas d’autre cause; il est dû comme on sait au
grand Bochica. Sur le point dont nous nous préoccupons, il pourrait bien
être question d’une ouverture faite au _récif_ qui borde le littoral de
Pernambuco et que l’on attribue au grand Sumé, ou à son représentant
chrétien l’apôtre voyageur. (Voy. Fr. Antonio de Santa Maria Jaboatam,
_Novo orbe serafico brasilico_ ou _Chronica dos Frades menores da
provincia do Brasil_, 2me édit. Rio de Janeiro, 1858.) Jaboatam écrivait
son livre en 1761.


[164] Conference avec Iacoupen. p. 348.

Ce chef indien portait un nom bien connu dans l’ornithologie du Brésil.
Le _Jacupema_ n’est autre que le Penelope superciliaris. C’est un des
meilleurs gibiers du Brésil.


[165] Le P. Martial d’Abbeville. p. 370.

La famille des Foulon, qui jouissait d’une haute considération à
Abbeville avait voué plusieurs de ses membres à la vie monastique. Le P.
Martial vint à Paris, avec son frère, le P. Claude; ce dernier, dont
l’article est si erroné dans la biographie universelle, était déjà
gardien du couvent de sa ville natale en 1608, mais comme le P. Yves il
avait commencé son noviciat en 1595 (le 9 juin). La bibliothèque de
l’Arsenal possède un opuscule du P. Claude, devenu rare. Il est
intitulé: _L’arrivée des Pères Capucins et la conversion des sauvages à
nostre sainte Foy déclarés par le R. P. Claude d’Abbeville, prédicateur
Capucin à Paris_, chez Jean Nigaut rue St. Jean de Latran, au 1613. On
peut comparer cet écrit à l’article intitulé: _Retour du sieur de
Rasilly en France et des Toupinambous qu’il amena à Paris. Mercure
français_, T. 3, p. 164. _L’histoire chronologique de la bienheureuse
Colette, réformatrice des trois ordres du Séraphique Père St. François_.
Paris, Nicolas Buon, 1628, in-12, n’est nullement du P. Claude, comme le
prétend Eyriès. L’Epitre dédicatoire est signée Fr. S. d’A., capucin
indigne. Claude d’Abbeville était déjà mort, lorsque cet ouvrage parut.
Après avoir vécu 23 ans en religion il s’éteignit à Rouen en 1616, et
non en 1632.


[166] Nous partimes de Plume en Angleterre. p. 372.

Il faut lire Plymouth, Claude d’Abbeville écrit Plemüe.


[167] De Baiador nous rengeasmes cette côte d’Aphricque jusqu’à la
riviere ditte Lore par les Espagnols. p. 372.

Il s’agit ici du Rio de Ouro.


[168] Ayant passé, nous vinsmes et arrivasmes en une petite Isle appelee
Fernand de la Roque. p. 373.

On reconnaîtrait difficilement sous ce nom l’île de _Fernão de Noronha_,
et non _Fernando de Noronha_, comme l’écrivent quelques géographes, elle
est à 75° long. E. N. E. du Cap de São Roque, elle se trouve située par
les 3° 48′ à 52′ de lat. Son voisinage du Cap St. Roch explique
l’altération de son nom. Quelques vieux voyageurs écrivent Fernand de la
Rongne; le P. Claude est dans ce cas.


[169] Puis ceste isle qui jusques à maintenant avoit esté appelee
l’Islette Ste. Anne par ce que nous y estions arrivez ce jour-là et à
cause de Madame la Comtesse de Soissons qui se nomme Anne, laquelle est
parente de Mr. de Rasilly. p. 374.

Cette dernière circonstance a été omise par le P. Claude.


[170] Ils nous appellent les grands prophetes de Dieu et de Ioupan et en
leur langage du pays Carribain, Matarata. p. 376.

Il faut lire Toupan au lieu de Ioupan. Quant au mot Matarata, qui
revient dans cette phrase, ne peut-on l’expliquer par l’adjectif
_Mbaráeté_ qui signifie fort. Il semble être sous cette signification
dans le _Tesoro de la lengua Guarani_ du P. Ruiz de Montoya.


[171] Le sieur du Manoir. p. 378.

Le capitaine du Manoir était établi depuis longtemps dans l’île et il
s’y était créé de nombreuses relations. Ce fut lui, qui lors de
l’arrivée des missionnaires, les accueillit et leur donna même un
festin. «Aussi magnifique que l’on saurait faire en France,» dit le P.
Claude. MM. de Rasilly et de Pezieux y assistaient. Ce fut de la
résidence de du Manoir qu’on partit pour venir occuper l’endroit, où
s’éleva le fort de St. Louis. Cet officier revint en France, avant la
prise de possession du Maranham par les Portugais.

Lorsque nos forces navales eurent évacué les ports du Maranham,
plusieurs Français ne suivirent pas l’exemple de du Manoir, et
s’établirent dans la nouvelle colonie, mais on n’y admit guère que les
artisans. On serait dans l’erreur si l’on supposait que la mission
fondée avec tant de zèle par nos religieux fut abandonnée; elle ne passa
même pas dans un autre ordre, et les franciscains en restèrent chargés:
on trouvera sur ce point tous les renseignements désirables dans l’_Orbe
Seraphico_ du P. Jaboatam. Ce recueil renferme une longue biographie de
F. Francisco do Rosario moine célèbre de l’ordre de St. François, qui
prit possession du couvent des capucins dix ans environ après l’abandon
définitif que ceux-ci en avaient fait. Ce zélé missionnaire s’enfonçait
fréquemment dans les solitudes inexplorées du Maranham et allait
catéchiser les indiens. Il composa même en 1630, un savant ouvrage sur
les tribus sauvages qu’il avait visitées. Ce livre malheureusement n’a
jamais été publié, et serait s’il était retrouvé un précieux commentaire
au voyage du P. Yves. Fatigué par ses travaux dont la multiplicité
étonne l’imagination, F. Francisco do Rosario passa à Bahia, où il fut
revêtu des dignités de l’ordre et où il mourut en odeur de sainteté le
24 février 1650. On affirme qu’il avait annoncé longtemps à l’avance les
grands événements politiques qui faisant présager l’expulsion de
l’Espagne rendirent son indépendance au Brésil. Il paraît qu’il avait
été forcé de reconstruire en l’année 1625, les bâtiments qu’avaient
commencé à élever nos religieux. Aussi est il regardé à St. Louis de
Maranham, comme le véritable fondateur du couvent de son ordre.

Nous n’ajouterons plus qu’un mot destiné à clore les renseignements
réunis dans ces notes. Non seulement ils trouveront leur complément dans
le travail qui précédera la Relation du P. Claude d’Abbeville, mais on
peut dès à présent les compléter par des ouvrages français
contemporains, absolument négligés à ce point de vue, par les historiens
de l’Amérique. Le P. Pierre de Jarric entre autres se trouve être dans
ce cas. Qui s’attendrait en effet à rencontrer dans une _histoire des
indes orientales_ tous les faits religieux qui eurent lieu dans le
Maranham, avant l’année 1607. C’est cependant en consultant le Vme livre
de cette volumineuse Relation, qu’on trouve l’histoire tragique des PP.
Francisco Pinto et Luiz Figueira, Jésuites portugais, qui furent les
premiers à visiter l’intérieur des régions inexplorées, dont le littoral
fut occupé par les français. François Pyrard, le voyageur Belge, fixé
dans la petite ville de Laval, nous dit aussi dans sa Relation des Indes
et surtout des îles Maldives, ce qu’on pensait du Brésil en Europe au
temps où vivait le P. Yves. Il ne parle point néanmoins du Maranham et
n’en pouvait point parler.

Il y a encore un fait remarquable à signaler c’est que cette belle
province que le volume publié par M. Herold contribuera plus qu’aucun
autre voyage ancien à faire connaître soit restée si longtemps en dehors
de toute vie politique. Concédée dès l’origine aux fils de Jean de
Barros, l’historien fameux des Indes, elle ne fut révélée à l’Europe que
par une déplorable catastrophe; puis, malgré sa fertilité et la
magnificence de sa végétation on l’oublia. Elle figure cependant sur
l’un des monuments géographiques les plus importants où l’on ait su
spécifier ce qu’était le Brésil au XVIme siècle. Nous voulons parler de
la belle carte de Gaspard Viegas, qui est datée du mois d’Octobre 1534,
et que possède la bibliothèque impériale de Paris. Nul historien n’en
avait fait mention jusqu’à ce jour et malgré son admirable exactitude
pour les temps reculés où elle fut construite, elle serait restée
longtemps ignorée encore, sans la docte obligeance de M. Cortambert qui
nous l’a communiquée. Nous aimons à rappeler ici, que ce beau travail
d’un géographe inconnu se liera désormais à la plus vaste et à la plus
exacte reconnaissance des côtes du Brésil qui ait été acquise à la
science en ces derniers temps, M. le capitaine de frégate Mouchez en
fera l’objet d’un examen spécial dans son grand ouvrage nautique sur le
littoral du Brésil.

Ici doivent finir les notes qui étaient nécessaires pour qu’on pût
comprendre en France et même en Amérique, le texte de notre vieux
voyageur. Nous n’ajouterons plus qu’un mot, et il est peut-être
indispensable pour faire comprendre la valeur du précieux document que
nous exhumons. Le compagnon fidèle du P. Yves d’Evreux, le P. Arsène de
Paris, écrivait en 1613 au supérieur de sa maison à propos des régions
qu’il évangélisait: «Je vous asseure, mon père, que quand on s’y sera un
peu estably: On s’y trouvera comme en un vray paradis terrestre.»
L’espérance du bon religieux n’était pas de celles, qui se réalisent
complétement; les choses ne marchent pas ainsi en ce bas monde; mais
sans être un paradis, le Maranham est devenu une des provinces
florissantes d’un vaste Empire, qui va progressant. Au milieu de ces
prospérités réelles et malgré les efforts d’esprits heureusement doués,
les progrès intellectuels du pays ne sont pas tout ce qu’ils pourraient
être; les souvenirs du passé, qui servent si puissamment le
développement des populations, y sont pour ainsi dire abolis. Point
d’archives, point de bibliothèques publiques, peu d’institutions
littéraires. Cela a été compris si bien par le chef de l’Empire, que dom
Pedro II, chargea il y a dix ans l’un des esprits les plus actifs et les
plus éminents de ce pays, d’aller examiner à St. Luiz l’état réel des
dépôts littéraires de la capitale du Maranham. Nous ne prétendons pas
reproduire ici les plaintes judicieuses et fondées de Mr. Gonçalvez
Dias, sur l’état déplorable où il trouva les établissements qui devaient
être l’objet de ses investigations. On peut lire son rapport écrit d’un
style si mesuré, dans la _Revista trimensal_, que publie avec tant de
zèle l’institut historique de Rio de Janeiro. Nous ne citerons qu’un
fait, où il a dix années, tout au plus, Mr. Dias comptait encore deux
mille volumes (nous voulons parler ici de la bibliothèque publique),
l’almanach de 1860, donné par Mr. B. de Mattos n’en compte plus que 1030
dans le plus déplorable état! Puisse la réimpression du P. Yves d’Evreux
signaler une ère nouvelle dans la patrie d’Odorico Mendez, de Gonçalvez
Dias et de Lisboa.


Imprimerie de Bär & Hermann à Leipzig.



Index alphabétique

de quelques dénominations employées dans le voyage

du

Père Yves d’Evreux.


(On n’a donné dans cet index sommaire, ni les mots appartenant aux
dialogues, ni les expressions tirées des langues indiennes, et qui sont
contenues dans l’introduction ou dans les notes.)


Acaiouier, _arbre_. 162.

Acaioucantin, _arbre_. 11.

Acaious, _peuple_. 25.

Acaiouy, _chef de Miary_. 312.

Acosta, Père, Soc. J. 123.

Agouti. 44. 61. 136. 174.

Aioupaues. 19. 140. 142. 144.

Aipian, _maladie_. 120.

Albuquerque, Catherine. 65.

Amazones. _peuple_, _fleuve_. 20. 25. 26. 130. 131.

Ambroise. Père. 210.

Apparituries, _arbre_. 15. 159. 160. 177. 205.

Arsène. Père. 82. 196. 233. 256. 302. 346.

Basilic. 315.

Boucan. 168. 177.

Caïetés. 27. 46. 146.

Caimans. 169 et suiv.

Camarapins, _peuple_. 27. 73. 133. 303.

Camoussy, _montagne_. 139. 141.

Canibaliers. 34. 73.

Caouin. 42. 43. 55. 56. 258.

Caours, _port_. 34.

Caramemos. 21. 249.

Carbets. 31. 36. 55. 59. 60. 71. 81. 84. 100. 221.

Cariman. 22.

Carouatapyran, _chef des Comma_. 141.

Chetouasaps. 14.

Claude d’Abbeville. Père. 1. 7. 45. 48. 65. 151. 244. 332.

Comma. 27. 46. 56. 75. 109. 167. 325. 359.

Couis. 142.

Coujou, _grillon_. 187 et suiv.

Fernambourg. 65. 135. 211. 304.

Giroparieta, _village_. 33.

Giropary. 37. 57. 127. 128. 230. 240. 280 et souvent.

Giropary-Ouassou, _chef_. 141.

Grand-Raye, _chef des Caïetés_. 131.

Itaparis. 34.

Jacoupen, _chef_. 348 et suiv.

Janouaran, _village_. 74. 141.

Janouarapin. 34.

Janouara-vaête, _chef_. 30.

Japy-Ouassou, _chef_. 32. 82. 140. 290. 332. 340.

Jonker. 12. 125.

Jouras. 28.

Junipape, _teinture_. 112. 326.

Juniparan. 99. 233. 302. 348.

Kaouin. 90.

Kaouinages. 84.

La Farine Destrempée, _chef_. 37. 300. 341.

La Vague, _chef de Comma_. 359.

Le Grand Chien, _chef_. 138.

Long-cheveux, _peuple_. 73. 144. 147.

Maillar, _capitaine_. 134.

Maïobe, _village_. 57. 196.

Manioch, _végétal_. 74. 229.

Manioch, _farine_. 125.

Maraca. 42. 133. 134. 258.

Maragnon, _fleuve_. 25.

Marata. 229. 328. 337.

Mayobe, voir Maïobe.

Meron, _village_. 27.

Miarigois. 39.

Miary. 19. 20. 33. 37. 39. 66. 135. 191. 289. 293.

Migan. 12. 90. 168. 177. 222.

Migan, _truchement_. 60. 145. 249. 329.

Mil. 293.

Mocourou, _province_. 34.

Mocourou, _peuple_. 141.

Oroboutin. 354.

Ouarpy, _rivière_, _pays_. 144. 146. 147.

Ouira-ouassou, _oiseau_. 203.

Ouyrapiran, _village_. 202.

Ouyrapyran, _chef_. 49.

Pacajares, _peuple_. 73.

Pacaiares, _rivière_. 27.

Pacamont, _sorcier de Comma_. 306. 309. 325. 340.

Pacs. 61.

Pagis, _sorciers_. 31. 285. 300.

Pagues. 136. 174.

Para, _contrée_, _rivière_. 26. 27. 30. 108. 131. 303. 359.

Parisop, _rivière_. 28.

Patakeres. 49.

Pays. 323 et suiv.

Peros. 36. 61. 133. 270.

Pesieux. Sieur de. 38. 50. 52. 61. 62. 128. 130. 146. 249. 251. 260.
262. 308.

Petun, _herbe_. 110. 111. 136. 137. 222. 263. 306. 307. 326.

Pierre le Chien. 312.

Pinariens, _peuple_. 73.

Pindo. 53.

Piraiuua, _chef_. 32.

Pirapoty, _ambre gris_. 143.

Piry. 167. 169. 170. 171.

Potyiou. 330.

Rasaiup, _village_. 170.

Ravardière, Sieur de la. 26. 50. 108. 122. 130. 135. 249. 303. 325. 348.
350. 359.

Rocou, _teinture_. 112.

Sainte-Anne, _île_. 34. 139. 143.

Saint-François de Maragnan. 10.

Saint-Louis au Fort. 11.

Saint-Louis au Maragnan. 9.

Sainte-Marie de Maragnan, _port_. 27.

Saint-Vincent, Sieur de. 206. 335.

Soarez, Martin, _capitaine portugais_. 34.

Tabaiares. 19. 20. 39. 51. 66. 73. 125. 133. 145. 146. 242. 294.

Taboucourou. 34.

Taperoussou, _port_. 293. 294.

Tapinambos, _peuple_. 20. 21. 25. 27. 28. 29. 30. 32. 34. 35. 36. 39.
40. 52. 53. 64. 73. 106. 133. 139. 140. 144. 145. 147. 177. 202. 204.
242. 255.

Tapouis, _peuple_. 39. 293.

Tapouytapere, _province_. 15. 27. 42. 46. 75. 82. 109. 144. 145. 146.
167. 246. 252. 255. 340.

Tarouïre, _sorte d’Iguane_. 177.

Tatous. 108. 136.

Thion, _chef_. 36. 38. 41. 66. 289. 300. 341.

Thon, _insecte qui s’introduit dans les pieds_. 113.

Toucon, _palmier_. 137.

Touin, _oiseau_. 136.

Toupan. 31. 229. 280. 321 et suiv.

Toury, _rivière_. 139.

Tremembais, _peuple_. 45. 73. 139 et suiv.

Troou ou Tojou. 170.

Tyou, _contrée_. 177.

Vsaap, _village_. 24. 73. 138. 301. 308.

Vuacêté ou Vuac-Ouassou, _chef_. 28.

Ybouapap, _peuple_. 141.

Ybouyra-Pouïtan, _chef_. 54.

Yuiret. 59. 60. 248. 294. 326. 332.



Table des matières.


                                                                    pag.
  Introduction                                                         I
  Préface de F. de Rasilly                                             1
  Préface au Roi du P. Yves d’Evreux                                   3
  Advertissement au lecteur                                            7
  Préface sur les deux traittez suivans                                7

  Premier traité.

  Chap. I. De la Construction des chappelles de St. François & de
    St. Loüis en Maragnan                                              9
  Chap. II. De l’Estat du Temporel en ces premiers Commencements      12
  Chap. III. De la Construction du Fort de Sainct Louys & de
    l’ardeur des Sauvages à porter les terres                         15
  Lacune.
  Chap. VII. De la Preparation des Tapinambos pour faire le Voyage
    des Amazones                                                      20
  Chap. VIII. Du partement des François avec les Sauvages pour
    aler aux Amazones                                                 25
  Chap. IX. Des choses qui arriverent en l’Isle pendant ce voyage
    & premierement des ruses d’un Sauvage nommé Capiton               30
  Chap. X. De la venue d’une Barque Portugaise à Maragnan             33
  Lacune.
  Chap. XIII. De la Valeur & mœurs des Sauvages de Miary              39
  Chap. XIV. Des Incisions que font ces Sauvages sur leurs Corps
    & comme ils font Esclaves leurs Ennemis                           43
  Chap. XV. Des Loix de la Captivité                                  48
  Chap. XVI. Des autres Loix pour les Esclaves                        52
  Chap. XVII. Combien les Sauvages sont misericordieux envers les
    criminels de cas fortuit & sans malice                            57
  Chap. XVIII. Qu’il est aisé de civiliser les Sauvages à la façon
    des François & de leur apprendre les mestiers que nous avons
    en l’Europe                                                       63
  Chap. XIX. Que les Sauvages sont tres-aptes pour apprendre les
    sciences & la vertu                                               68
  Chap. XX. Suitte des Matieres precedentes                           72
  Chap. XXI. Ordre & Respect que la Nature a mise entre les
    Sauvvages, qui se garde imviolablement par la jeunesse            76
  Chap. XXII. Que le mesme ordre & respect se garde entre les
    filles & les femmes                                               85
  Chap. XXIII. De la consanguinité, qui est parmy ces Sauvages        91
  Lacune.
  Chap. XXV. Des humeurs incompatibles avec les Sauvages              99
  Chap. XXVI. De l’Oeconomie des Sauvages                            103
  Lacune.
  Chap. XXVIII. Du soin que les Sauvages ont de leur corps           105
  Chap. XXIX. De quelques indispositions naturelles, auxquelles
    les Sauvages sont subjects; Et quels noms ils donnent aux
    membres du corps                                                 112
  Chap. XXX. De quelques maladies particulieres à ces Païs des
    Indes, & de leurs remèdes                                        117
  Chap. XXXI. De la Mort et funerailles des Indiens                  124
  Chap. XXXII. Du retour en l’Isle du sieur de La Ravardiere,
    & de quelques Principaux qui le suivirent                        130
  Chap. XXXIII. Du voyage du Capitaine Maillar dans la terre
    ferme, en l’habitation d’un grand Barbier: Description de
    ceste terre, & des tromperies de ce grand Barbier                134
  Chap. XXXIV. De la venue des Tremembaiz: comme on les
    poursuivit, & de leurs habitations & façons de faire             139
  Chap. XXXV. De l’Arrivee des Long-cheveux à Tapouïtapere,
    & du voyage d’Ouarpy                                             144
  Chap. XXXVI. Des Astres & du Soleil                                147
  Chap. XXXVII. Des Vents, Pluyes, Tonnerres, & Eclairs qui sont
    en Maragnan & autres lieux voisins                               151
  Chap. XXXVIII. De la Mer, eaux & fontaines de Maragnan             155
  Chap. XXXIX. Des Singularitez de quelques arbres de Maragnan       158
  Chap. XL. Des Poissons, Oyseaux & Lezards qui se trouvent
    en ces Pays                                                      163
  Chap. XLI. De la Pesche de Piry                                    167
  Lacune.
  Chap. XLIII. De la chasse des Rats, Fourmis & Lezards              173
  Chap. XLIV. Des Araignes, Cigales & Moucherons                     180
  Chap. XLV. Des Grillons, Cameleons, Mouches, & des Taignes qui
    sont en ces Pays                                                 187
  Chap. XLVI. Des Onces & des Guenons qui sont au Bresil             196
  Chap. XLVII. Des Aigles & grands Oyseaux & d’autres petits
    Oyseaux qui sont en ces Pays là                                  201
  Chap. XLVIII. Responce à plusieurs demandes, qu’on fait en ces
    pays des Indes Occidentales                                      208
  Chap. XLIX. Instruction pour ceux qui nouvellement vont aux
    Indes                                                            214
  Chap. L. De la Reception que font les Sauvages aux François
    nouveaux venus & comme il se faut comporter avec eux             218

  Second traité.

  Chap. I. Des fruicts de l’Evangile, qui tost parurent par le
    Baptesme de plusieurs enfans                                     227
  Chap. II. Du Baptesme de plusieurs malades & anciens lesquels
    moururent apres l’avoir receu                                    237
  Chap. III. Du Baptesme de plusieurs adults, specialement d’un
    nommé Martin                                                     244
  Chap. IV. Des Grands fruicts que fit cet homme Chrestien en
    l’instruction & conversion de ses semblables                     254
  Chap. V. D’un indien condamné à la mort, lequel demanda le
    Baptesme, avvant que de mourir                                   259
  Chap. VI. Formulaire des Harangues que nous faisions aux
    Sauvages, quand ils nous venaient voir, pour les attirer à
    la cognoissance de nostre Dieu, & à l’obeissance de
    nostre Roy                                                       264
  Chap. VII. Formulaire de la Doctrine Chrestienne, laquelle
    les Catecumenes apprenoient & recitoient par cœur, avant
    que d’estre baptisez                                             271
  Chap. VIII. Quelle Croyance naturelle ont les Sauvages de
    Dieu, des Esprits & de l’Ame                                     277
  Chap. IX. Des Principaux moyens, par lesquels le Diable a
    retenu ces pauvres Indiens un si long-temps dans ses cadenes     284
  Lacune
  Chap XI. Comment le Diable parle aux Sorciers du Bresil, leurs
    fauses propheties. Idoles & sacrifices                           292
  Chap. XII. De quelques autres ceremonies diaboliques pratiquees
    par les Sorciers du Bresil                                       305
  Chap. XIII. Des Signes manifestes de la ruine du Diable en ces
    Pays de Maragnan                                                 310
  Chap. XIV. Que les enfans du Bresil termineront & finiront le
    Royaume de Lucifer, & commenceront à establir le Royaume de
    Jesus Christ                                                     318
  Lacune.
  Chap. XVI. Conference premiere avec Pacamont, grand Barbier
    de Comma                                                         325
  Chap. XVII. De la Seconde Conference que j’eus avec Pacamont       333
  Chap. XVIII. Conference avec le grand Barbier de Tapouytapere      340
  Chap. XIX. Conference avec Jacoupen                                348
  Chap. XX. Conference avec le Principal d’Oroboutin                 354
  Chap. XXI. Conference avec la Vague, l’un des Principaux de
    Comma                                                            359
  Discours & Congratulation à la France: Sur l’arrivee des Peres
    Capucins en l’Inde nouvelle de l’Amerique Meridionale en la
    terre du Brasil                                                  365
  Extrait & tres-fidele Rapport de six paires de lettres des
    Reverens Peres Claude d’Abbeville et P. Arsene predicateurs
    Capucins, escrittes tant aux Peres de Paris de leur ordre,
    qu’autres personnes seculieres, dont il y en a quatre du
    R. P. Arsene, & une du P. Claude, & une commune des deux
    ensemble                                                         371
  Sommaire Relation de quelques autres choses plus particulieres
    qui ont esté dictes de bouche aux Peres Capucins de Paris
    par Monsieur du Manoir                                           378
  Lettre que les Peres Capucins ont escrit à Monsieur Fermanet       381
  Relation d’un matelot venu du mesme pays, faicte au R. P.
    Gardien du Havre de Grace, de quoy il donne advis au R. P.
    Commissaire                                                      382
  Notes critiques et historiques sur le voyage du P. Yves
    d’Evreux                                                         385
  Index alphabétique du voyage du P. Yves d’Evreux                   III
  Table des matières                                                 VII



NOTES DU TRANSCRIPTEUR


L’orthographe est conforme à l’original. Toutefois, dans le texte de
1615, on a remplacé les abréviations par signes conventionnels (par
exemple «cõme» pour «comme»). On a distingué les u/v et i/j, uniquement
en français et en latin.

Le typographe de Leipzig ayant fait amplement preuve de ses limites en
matière de connaissance du français (environ une erreur manifeste par
page dans l’introduction en français moderne), on s’est permis de
corriger de nombreuses erreurs manifestes (par exemple «uauqel» pour
«auquel»), puisqu’il était impossible de distinguer entre des coquilles
intentionnellement conservées de l’édition de 1615 et des coquilles
introduites dans la réédition. On a notammment retouché les accents et
apostrophes («a» au lieu de «à», «t’on» au lieu de «ton», etc.).

Les notes numérotées de [1] à [52] correspondent aux notes en bas de
page de l’original, dans l’introduction.

On a numéroté de [53] à [171] les notes situées en fin d’ouvrage
(l’original ne comprenant aucun renvoi vers ces notes depuis le corps du
texte, ni aucune numérotation).

Le typographe de Leipzig a fait usage des caractères espacés (selon
l’usage allemand) en guise d’italiques, dans les pages 4 à 15. On a
remplacé par des italiques par homogénéité avec le reste de l’ouvrage.
Les caractères espacés à l’intérieur d’un passage en italique page 412
ont été indiqués entre signes égale =comme ceci=.





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