Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Le scarabée d'or
Author: Poe, Edgar Allan
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le scarabée d'or" ***


EDGAR POE



LE

SCARABÉE D'OR



Traduction de CHARLES BAUDELAIRE



ILLUSTRATIONS EN COULEURS ET EN NOIR

PAR

GEORGES ROCHEGROSSE



PARIS

LIBRAIRIE DES AMATEURS

A. FERROUD.--F. FERROUD, Successeur

_127, Boulevard Saint-Germain, 127_

1926



Le Frontispice de cet ouvrage a été gravé par Mme Rita Dreyfus. Les
autres planches en couleurs par Georges Beltrand. Les planches en noir
par R. Blot.



[Figure 01]

[Figure 02]



Oh! oh! qu'est-ce que cela? Ce garçon a
une folie dans les jambes! Il a été mordu
par la tarentule.

(_Tout de travers._)



Il y a quelques années, je me liai intimement avec un M. William
Legrand. Il était d'une ancienne famille protestante, et jadis il avait
été riche; mais une série de malheurs l'avait réduit à la misère.
Pour éviter l'humiliation de ses désastres, il quitta la
Nouvelle-Orléans, la ville de ses aïeux, et établit sa demeure dans
l'île de Sullivan, près Charleston, dans la Caroline du Sud.

Cette île est des plus singulières. Elle n'est guère composée que de
sable de mer et a environ trois milles de long. En largeur, elle n'a
jamais plus d'un quart de mille. Elle est séparée du continent par une
crique à peine visible, qui filtre à travers une masse de roseaux et
de vase, rendez-vous habituel des poules d'eau. La végétation, comme
on peut le supposer, est pauvre, ou, pour ainsi dire, naine. On n'y
trouve pas d'arbres d'une certaine dimension. Vers l'extrémité
occidentale, à l'endroit où s'élèvent le fort Moultrie et quelques
misérables bâtisses de bois habitées pendant l'été par les gens qui
fuient les poussières et les fièvres de Charleston, on rencontre, il
est vrai, le palmier nain sétigère; mais toute l'île, à l'exception
de ce point occidental et d'un espace triste et blanchâtre qui borde la
mer, est couverte d'épaisses broussailles de myrte odoriférant, si
estimé par les horticulteurs anglais. L'arbuste y monte souvent à une
hauteur de quinze ou vingt pieds; il y forme un taillis presque
impénétrable et charge l'atmosphère de ses parfums.

Au plus profond de ce taillis, non loin de l'extrémité orientale de
l'île, c'est-à-dire de la plus éloignée, Legrand s'était bâti
lui-même une petite hutte, qu'il occupait quand, pour la première fois
et par hasard, je fis sa connaissance. Cette connaissance mûrit bien
vite en amitié,--car il y avait, certes, dans le cher reclus de quoi
exciter l'intérêt et l'estime. Je vis qu'il avait reçu une forte
éducation, heureusement servie par des facultés spirituelles peu
communes, mais qu'il était infecté de misanthropie et sujet à de
malheureuses alternatives d'enthousiasme et de mélancolie. Bien qu'il
eût chez lui beaucoup de livres, il s'en servait rarement. Ses
principaux amusements consistaient à chasser et à pêcher, ou à
flâner sur la plage et à travers les myrtes, en quête de coquillages
et d'échantillons entomologiques;--sa collection aurait pu faire envie
à un Swammerdam. Dans ces excursions, il était ordinairement
accompagné par un vieux nègre nommé Jupiter, qui avait été
affranchi avant les revers de la famille, mais qu'on n'avait pu
décider, ni par menaces ni par promesses, à abandonner son jeune
_massa Will_; il considérait comme son droit de le suivre partout. Il
n'est pas improbable que les parents de Legrand, jugeant que celui-ci
avait la tête un peu dérangée, se soient appliqués à confirmer
Jupiter dans son obstination, dans le but de mettre une espèce de
gardien et de surveillant auprès du fugitif.

Sous la latitude de l'île de Sullivan, les hivers sont rarement
rigoureux, et c'est un événement quand, au déclin de l'année, le feu
devient indispensable. Cependant, vers le milieu d'octobre 18.., il y
eut une journée d'un froid remarquable. Juste avant le coucher du
soleil, je me frayais un chemin à travers les taillis vers la hutte de
mon ami, que je n'avais pas vu depuis quelques semaines; je demeurais
alors à Charleston, à une distance de neuf milles de l'île, et les
facilités pour aller et revenir étaient bien moins grandes
qu'aujourd'hui. En arrivant à la hutte, je frappai selon mon habitude,
et, ne recevant pas de réponse, je cherchai la clef où je savais
qu'elle était cachée, j'ouvris la porte et j'entrai. Un beau feu
flambait dans le foyer. C'était une surprise, et, à coup sûr, une des
plus agréables. Je me débarrassai de mon paletot, je traînai un
fauteuil auprès des bûches pétillantes, et j'attendis patiemment
l'arrivée de mes hôtes.

Peu après la tombée de la nuit, ils arrivèrent et me firent un
accueil tout à fait cordial. Jupiter, tout en riant d'une oreille à
l'autre, se donnait du mouvement et préparait quelques poules
d'eau pour le souper. Legrand était dans une de ses _crises_
d'enthousiasme;--car de quel autre nom appeler cela? Il avait trouvé un
bivalve inconnu, formant un genre nouveau, et, mieux encore, il avait
chassé et attrapé, avec l'assistance de Jupiter, un scarabée qu'il
croyait tout à fait nouveau, et sur lequel il désirait avoir mon
opinion le lendemain matin.

--Et pourquoi pas ce soir? demandai-je en me frottant les mains devant
la flamme, et envoyant mentalement au diable toute la race des
scarabées.

--Ah! si j'avais seulement su que vous étiez ici! dit Legrand; mais il
y a si longtemps que je ne vous ai vu! Et comment pouvais-je deviner que
vous me rendriez visite justement cette nuit? En revenant au logis, j'ai
rencontré le lieutenant G..., du fort, et très étourdiment je lui ai
prêté le scarabée; de sorte qu'il vous sera impossible de le voir
avant demain matin. Restez ici cette nuit, et j'enverrai Jupiter le
chercher au lever du soleil. C'est bien la plus ravissante chose de la
création!

--Quoi? le lever du soleil?

--Eh non! que diable!--le scarabée. Il est d'une brillante couleur
d'or,--gros à peu près comme une grosse noix,--avec deux taches d'un
noir de jais à une extrémité du dos, et une troisième, un peu plus
allongée, à l'autre. Les antennes sont...

--Il n'y a pas du tout d'étain sur lui[1], massa Will, je vous le
parie, interrompit Jupiter; le scarabée est un scarabée d'or, d'or
massif, d'un bout à l'autre, dedans et partout, excepté les ailes; je
n'ai jamais vu de ma vie un scarabée à moitié aussi lourd.

--C'est bien, mettons que vous ayez raison, Jup, répliqua Legrand un
peu plus vivement, à ce qu'il me sembla, que ne le comportait la
situation, est-ce une raison pour laisser brûler les poules? La couleur
de l'insecte,--et il se tourna vers moi,--suffirait en vérité à
rendre plausible l'idée de Jupiter. Vous n'avez jamais vu un éclat
métallique plus brillant que celui de ses élytres; mais vous ne
pourrez en juger que demain matin. En attendant, j'essaierai de vous
donner une idée de sa forme.

Tout en parlant, il s'assit à une petite table sur laquelle il y avait
une plume et de l'encre, mais pas de papier. Il chercha dans un tiroir,
mais n'en trouva pas.

--N'importe, dit-il à la fin, cela suffira.

Et il tira de la poche de son gilet quelque chose qui me fit l'effet
d'un morceau de vieux vélin fort sale, et il fit dessus une espèce de
croquis à la plume. Pendant ce temps, j'avais gardé ma place auprès
du feu, car j'avais toujours très froid. Quand son dessin fut achevé,
il me le passa, sans se lever. Comme je le recevais de sa main, un fort
grognement se fit entendre, suivi d'un grattement à la porte. Jupiter
ouvrit, et un énorme terre-neuve, appartenant à Legrand, se précipita
dans la chambre, sauta sur mes épaules et m'accabla de caresses; car je
m'étais fort occupé de lui dans mes visites précédentes. Quand il
eut fini ses gambades, je regardai le papier, et, pour dire la vérité,
je me trouvai passablement intrigué par le dessin de mon ami.

--Oui! dis-je après l'avoir contemplé quelques minutes, c'est là un
étrange scarabée, je le confesse; il est nouveau pour moi; je n'ai
jamais rien vu d'approchant, à moins que ce ne soit un crâne ou une
tête de mort, à quoi il ressemble plus qu'aucune autre chose qu'il
m'ait jamais été donné d'examiner.


[Figure 03]


--Une tête de mort! répéta Legrand. Ah! oui, il y a un peu de cela
sur le papier, je comprends. Les deux taches noires supérieures font
les yeux, et la plus longue qui est plus bas figure une bouche, n'est-ce
pas? D'ailleurs, la forme générale est ovale...

--C'est peut-être cela, dis-je; mais je crains, Legrand, que vous ne
soyez pas très artiste. J'attendrai que j'aie vu la bête elle-même,
pour me faire une idée quelconque de sa physionomie.

--Fort bien! Je ne sais comment cela se fait, dit-il, un peu piqué, je
dessine assez joliment, ou du moins je le devrais,--car j'ai eu de bons
maîtres, et je me flatte de n'être pas tout à fait une brute.

--Mais alors, mon cher camarade, dis-je vous plaisantez; ceci est un
crâne fort passable, je puis même dire que c'est un crâne parfait,
d'après toutes les idées reçues relativement à cette partie de
l'ostéologie, et votre scarabée serait le plus étrange de tous les
scarabées du monde, s'il ressemblait à ceci. Nous pourrions établir
là-dessus quelque petite superstition saisissante. Je présume que vous
nommerez votre insecte _scarabœus caput hominis_, ou quelque chose
d'approchant; il y a dans les livres d'histoire naturelle beaucoup
d'appellations de ce genre.--Mais où sont les antennes dont vous
parliez?

--Les antennes! dit Legrand, qui s'échauffait inexplicablement; vous
devez voir les antennes; j'en suis sûr. Je les ai faites aussi
distinctes qu'elles le sont dans l'original, et je présume que cela est
bien suffisant.

--À la bonne heure, dis-je; mettons que vous les ayez faites; toujours
est-il vrai que je ne les vois pas.

Et je lui tendis le papier, sans ajouter aucune remarque, ne voulant pas
le pousser à bout; mais j'étais fort étonné de la tournure que
l'affaire avait prise; sa mauvaise humeur m'intriguait,--et, quant au
croquis de l'insecte, il n'y avait positivement pas d'antennes visibles,
et l'ensemble ressemblait, à s'y méprendre, à l'image ordinaire d'une
tête de mort.

Il reprit son papier d'un air maussade, et il était au moment de le
froisser, sans doute pour le jeter dans le feu, quand, son regard étant
tombé par hasard sur le dessin, toute son attention y parut
enchaînée. En un instant, son visage devint d'un rouge intense, puis
excessivement pâle. Pendant quelques minutes, sans bouger de sa place,
il continua à examiner minutieusement le dessin. À la longue, il se
leva, prit une chandelle sur la table, et alla s'asseoir sur un coffre,
à l'autre extrémité de la chambre. Là, il recommença à examiner
curieusement le papier, le tournant dans tous les sens. Néanmoins, il
ne dit rien, et sa conduite me causait un étonnement extrême; mais je
jugeai prudent de n'exaspérer par aucun commentaire sa mauvaise humeur
croissante. Enfin, il tira de la poche de son habit un portefeuille, y
serra soigneusement le papier, et déposa le tout dans un pupitre qu'il
ferma à clef. Il revint dès lors à des allures plus calmes, mais son
premier enthousiasme avait totalement disparu. Il avait l'air plutôt
concentré que boudeur. À mesure que la soirée s'avançait, il
s'absorbait de plus en plus dans sa rêverie, et aucune de mes saillies
ne put l'en arracher. Primitivement, j'avais eu l'intention de passer la
nuit dans la cabane, comme j'avais déjà fait plus d'une fois; mais, en
voyant l'humeur de mon hôte, je jugeai plus convenable de prendre
congé. Il ne fit aucun effort pour me retenir; mais, quand je partis,
il me serra la main avec une cordialité encore plus vive que de
coutume.

Un mois environ après cette aventure,--et durant cet intervalle je
n'avais pas entendu parler de Legrand,--je reçus à Charleston une
visite de son serviteur Jupiter. Je n'avais jamais vu le bon vieux
nègre si complètement abattu, et je fus pris de la crainte qu'il ne
fût arrivé à mon ami quelque sérieux malheur.


[Figure 04]


--Eh bien, Jup, dis-je, quoi de neuf? Comment va ton maître?

--Dame! pour dire la vérité, massa, il ne va pas aussi bien qu'il
devrait.

--Pas bien! vraiment je suis navré d'apprendre cela. Mais de quoi se
plaint-il?

--Ah! voilà la question!--il ne se plaint jamais de rien, mais il est
tout de même bien malade.

--Bien malade, Jupiter!--Eh! que ne disais-tu cela tout de suite? Est-il
au lit?

--Non, non, il n'est pas au lit! Il n'est bien nulle part;--voilà
justement où le soulier me blesse;--j'ai l'esprit très inquiet au
sujet du pauvre massa Will.

--Jupiter, je voudrais bien comprendre quelque chose à tout ce que tu
me racontes là. Tu dis que ton maître est malade. Ne t'a-t-il pas dit
de quoi il souffre?

--Oh! massa, c'est bien inutile de se creuser la tête.--Massa Will dit
qu'il n'a absolument rien;--mais, alors, pourquoi donc s'en va-t-il,
deçà et delà, tout pensif, les regards sur son chemin, la tête
basse, les épaules voûtées, et pâle comme une oie? Et pourquoi donc
fait-il toujours et toujours des chiffres?

--Il fait quoi, Jupiter?

--Il fait des chiffres avec des signes sur une ardoise,--les signes les
plus bizarres que j'aie jamais vus. Je commence à avoir peur, tout de
même. Il faut que j'aie toujours un œil braqué sur lui, rien que sur
lui. L'autre jour, il m'a échappé avant le lever du soleil, et il a
décampé pour toute la sainte journée. J'avais coupé un bon bâton
exprès pour lui administrer une correction de tous les diables quand il
reviendrait;--mais je suis si bête, que je n'en ai pas eu le
courage;--il a l'air si malheureux!

--Ah! vraiment!--Eh bien, après tout, je crois que tu as mieux fait
d'être indulgent pour le pauvre garçon.--Il ne faut pas lui donner le
fouet, Jupiter;--il n'est peut-être pas en état de le supporter. Mais
ne peux-tu pas te faire une idée de ce qui a occasionné cette maladie,
ou plutôt ce changement de conduite? Lui est-il arrivé quelque chose
de fâcheux depuis que je vous ai vus?

--Non, massa, il n'est rien arrivé de fâcheux _depuis_ lors,--mais
_avant_ cela,--oui,--j'en ai peur,--c'était le jour même que vous
étiez là-bas.

--Comment? que veux-tu dire?

--Eh! massa, je veux parler du scarabée, voilà tout.

--Du quoi?

--Du scarabée...--Je suis sûr que massa Will a été mordu quelque
part à la tête par ce scarabée d'or.

--Et quelle raison as-tu, Jupiter, pour faire une pareille supposition?

--Il a bien assez de pinces pour cela, massa, et une bouche aussi. Je
n'ai jamais vu un scarabée aussi endiablé;--il attrape et il mord tout
ce qui l'approche. Massa Will l'avait d'abord attrapé, mais il l'a bien
vite lâché, je vous assure;--c'est alors, sans doute, qu'il a été
mordu. La mine de ce scarabée et sa bouche ne me plaisaient guère,
certes;--aussi je ne voulus pas le prendre avec mes doigts; mais je pris
un morceau de papier, et j'empoignai le scarabée dans le papier; je
l'enveloppai donc dans le papier, avec un petit morceau de papier dans
la bouche;--voilà comment je m'y pris.

--Et tu penses donc que ton maître a été réellement mordu par le
scarabée, et que cette morsure l'a rendu malade?

--Je ne pense rien du tout,--je le sais[2]. Pourquoi donc rêve-t-il
toujours d'or, si ce n'est parce qu'il a été mordu par le scarabée
d'or? J'en ai déjà entendu parler, de ces scarabées d'or.


[Figure 05]

[Figure 06]


--Mais comment sais-tu qu'il rêve d'or?

--Comment je le sais? parce qu'il en parle, même en dormant;--voilà
comment je le sais.

--Au fait, Jupiter, tu as peut-être raison; mais à quelle bienheureuse
circonstance dois-je l'honneur de ta visite aujourd'hui?

--Que voulez-vous dire, massa?

--M'apportes-tu un message de M. Legrand?

--Non, massa, je vous apporte une lettre que voici.

Et Jupiter me tendit un papier où je lus:


«Mon cher,

«Pourquoi donc ne vous ai-je pas vu depuis si longtemps? J'espère que
vous n'avez pas été assez enfant pour vous formaliser d'une petite
brusquerie de ma part; mais non,--cela est par trop improbable.

«Depuis que je vous ai vu, j'ai eu un grand sujet d'inquiétude. J'ai
quelque chose à vous dire, mais à peine sais-je comment vous le dire.
Sais-je même si je vous le dirai?

«Je n'ai pas été tout à fait bien depuis quelques jours, et le
pauvre vieux Jupiter m'ennuie insupportablement par toutes ses bonnes
intentions et attentions. Le croiriez-vous? Il avait, l'autre jour,
préparé un gros bâton à l'effet de me châtier, pour lui avoir
échappé et avoir passé la journée, seul, au milieu des collines, sur
le continent. Je crois vraiment que ma mauvaise mine m'a seule sauvé de
la bastonnade.

«Je n'ai rien ajouté à ma collection depuis que nous nous sommes vus.

«Revenez avec Jupiter si vous le pouvez sans trop d'inconvénients.
_Venez, venez_. Je désire vous voir ce soir pour affaire grave. Je vous
assure que c'est de _la plus haute importance_.

« Votre tout dévoué,

«WILLIAM LEGRAND.»


Il y avait dans le ton de cette lettre quelque chose qui me causa une
forte inquiétude. Ce style différait absolument du style habituel de
Legrand. À quoi diable rêvait-il? Quelle nouvelle lubie avait pris
possession de sa trop excitable cervelle? Quelle affaire de _si haute
importance_ pouvait-il avoir à accomplir? Le rapport de Jupiter ne
présageait rien de bon;--je tremblais que la pression continue de
l'infortune n'eût, à la longue, singulièrement dérangé la raison de
mon ami. Sans hésiter un instant, je me préparai donc à accompagner
le nègre.

En arrivant au quai, je remarquai une faux et trois bêches, toutes
également neuves, qui gisaient au fond du bateau dans lequel nous
allions nous embarquer.

--Qu'est-ce que tout cela signifie, Jupiter? demandai-je.

--Ça, c'est une faux, massa, et des bêches.

--Je le vois bien; mais qu'est-ce que tout cela fait ici?

--Massa Will m'a dit d'acheter pour lui cette faux et ces bêches à la
ville, et je les ai payées bien cher; cela nous coûte un argent de
tous les diables.

--Mais, au nom de tout ce qu'il y a de mystérieux, qu'est-ce que ton
massa Will a à faire de faux et de bêches?

--Vous m'en demandez plus que je ne sais; lui-même, massa, n'en sait
pas davantage; le diable m'emporte si je n'en suis pas convaincu. Mais
tout cela vient du scarabée.

Voyant que je ne pouvais tirer aucun éclaircissement de Jupiter dont
tout l'entendement paraissait absorbé par le scarabée, je descendis
dans le bateau et je déployai la voile. Une belle et forte brise nous
poussa bien vite dans la petite anse au nord du fort Moultrie, et,
après une promenade de deux milles environ, nous arrivâmes à la
hutte. Il était à peu près trois heures de l'après-midi. Legrand
nous attendait avec une vive impatience. Il me serra la main avec un
empressement nerveux qui m'alarma et renforça mes soupçons naissants.
Son visage était d'une pâleur spectrale, et ses yeux, naturellement
fort enfoncés, brillaient d'un éclat surnaturel. Après quelques
questions relatives à sa santé, je lui demandai, ne trouvant rien de
mieux à dire, si le lieutenant G... lui avait enfin rendu son
scarabée.

--Oh! oui, répliqua-t-il en rougissant beaucoup;--je le lui ai repris
le lendemain matin. Pour rien au monde je ne me séparerais de ce
scarabée. Savez-vous bien que Jupiter a tout à fait raison à son
égard?

--En quoi? demandai-je avec un triste pressentiment dans le cœur.

--En supposant que c'est un scarabée d'or véritable.

Il dit cela avec un sérieux profond, qui me fit indiciblement mal.

--Ce scarabée est destiné à faire ma fortune, continua-t-il avec
un sourire de triomphe, à me réintégrer dans mes possessions de
famille. Est-il donc étonnant que je le tienne en si haut prix?
Puisque la Fortune a jugé bon de me l'octroyer, je n'ai qu'à
en user convenablement, et j'arriverai jusqu'à l'or dont il est
l'indice.--Jupiter, apporte-le-moi.

--Quoi? le scarabée, massa? J'aime mieux n'avoir rien à démêler avec
le scarabée;--vous saurez bien le prendre vous-même.

Là-dessus, Legrand se leva avec un air grave et imposant, et
alla me chercher l'insecte sous un globe de verre où il était
déposé. C'était un superbe scarabée, inconnu à cette époque aux
naturalistes, et qui devait avoir un grand prix au point de vue
scientifique. Il portait à l'une des extrémités du dos deux taches
noires et rondes, et à l'autre une tache de forme allongée. Les
élytres étaient excessivement dures et luisantes et avaient
positivement l'aspect de l'or bruni. L'insecte était remarquablement
lourd, et, tout bien considéré, je ne pouvais pas trop blâmer Jupiter
de son opinion; mais que Legrand s'entendît avec lui sur ce sujet,
voilà ce qu'il m'était impossible de comprendre, et, quand il se
serait agi de ma vie, je n'aurais pas trouvé le mot de l'énigme.

--Je vous ai envoyé chercher, dit-il d'un ton magnifique, quand j'eus
achevé d'examiner l'insecte, je vous ai envoyé chercher pour vous
demander conseil et assistance dans l'accomplissement des vues de la
Destinée et du scarabée...

--Mon cher Legrand, m'écriai-je en l'interrompant, vous n'êtes
certainement pas bien, et vous feriez beaucoup mieux de prendre quelques
précautions. Vous allez vous mettre au lit, et je resterai auprès de
vous quelques jours, jusqu'à ce que vous soyez rétabli. Vous avez la
fièvre, et...

--Tâtez mon pouls, dit-il.

Je le tâtai, et, pour dire la vérité, je ne trouvai pas le plus
léger symptôme de fièvre.

--Mais vous pourriez bien être malade sans avoir la fièvre.
Permettez-moi, pour cette fois seulement, de faire le médecin avec
vous. Avant toute chose, allez vous mettre au lit. Ensuite...

--Vous vous trompez, interrompit-il; je suis aussi bien que je puis
espérer de l'être dans l'état d'excitation que j'endure. Si
réellement vous voulez me voir tout à fait bien, vous soulagerez cette
excitation.

--Et que faut-il faire pour cela?

--C'est très facile. Jupiter et moi, nous partons pour une expédition
dans les collines, sur le continent, et nous avons besoin de l'aide
d'une personne en qui nous puissions absolument nous fier. Vous êtes
cette personne unique. Que notre entreprise échoue ou réussisse,
l'excitation que vous voyez en moi maintenant sera également apaisée.

--J'ai le vif désir de vous servir en toute chose, répliquai-je; mais
prétendez-vous dire que cet infernal scarabée ait quelque rapport avec
votre expédition dans les collines?

--Oui, certes.

--Alors, Legrand, il m'est impossible de coopérer à une entreprise
aussi parfaitement absurde.

--J'en suis fâché,--très fâché,--car il nous faudra tenter
l'affaire à nous seuls.

--À vous seuls! Ah! le malheureux est fou, à coup sûr!--Mais, voyons,
combien de temps durera votre absence?

--Probablement toute la nuit. Nous allons partir immédiatement, et,
dans tous les cas, nous serons de retour au lever du soleil.

--Et vous me promettez, sur votre honneur, que ce caprice passé, et
l'affaire du scarabée--bon Dieu!--vidée à votre satisfaction, vous
rentrerez au logis, et que vous y suivrez exactement mes prescriptions,
comme celles de votre médecin?

--Oui, je vous le promets; et maintenant partons, car nous n'avons pas
de temps à perdre.

J'accompagnai mon ami, le cœur gros. À quatre heures, nous nous mîmes
en route, Legrand, Jupiter, le chien et moi. Jupiter prit la faux et les
bêches; il insista pour s'en charger, plutôt, à ce qu'il me parut,
par crainte de laisser un de ces instruments dans la main de son maître
que par excès de zèle et de complaisance. Il était d'ailleurs d'une
humeur de chien, et ces mots: _Damné scarabée_! furent les seuls qui
lui échappèrent tout le long du voyage. J'avais, pour ma part, la
charge de deux lanternes sourdes; quant à Legrand, il s'était
contenté du scarabée, qu'il portait attaché au bout d'un morceau de
ficelle, et qu'il faisait tourner autour de lui, tout en marchant, avec
des airs de magicien. Quand j'observais ce symptôme suprême de
démence dans mon pauvre ami, je pouvais à peine retenir mes larmes. Je
pensai toutefois qu'il valait mieux épouser sa fantaisie, au moins pour
le moment, ou jusqu'à ce que je pusse prendre quelques mesures
énergiques avec chance de succès. Cependant, j'essayais, mais fort
inutilement, de le sonder relativement au but de l'expédition. Il avait
réussi à me persuader de l'accompagner, et semblait désormais peu
disposé à lier conversation sur un sujet d'une si maigre importance.
À toutes mes questions, il ne daignait répondre que par un «Nous
verrons bien!».

Nous traversâmes dans un esquif la crique à la pointe de l'île, et,
grimpant sur les terrains montueux de la rive opposée, nous nous
dirigeâmes vers le nord-ouest, à travers un pays horriblement sauvage
et désolé, où il était impossible de découvrir la trace d'un pied
humain. Legrand suivait sa route avec décision, s'arrêtant seulement
de temps en temps pour consulter certaines indications qu'il paraissait
avoir laissées lui-même dans une occasion précédente.

Nous marchâmes ainsi deux heures environ, et le soleil était au moment
de se coucher quand nous entrâmes dans une région infiniment plus
sinistre que tout ce que nous avions vu jusqu'alors. C'était une
espèce de plateau près du sommet d'une montagne affreusement
escarpée, couverte de bois de la base au sommet, et semée d'énormes
blocs de pierre qui semblent éparpillés pêle-mêle sur le sol, et
dont plusieurs se seraient infailliblement précipités dans les
vallées inférieures sans le secours des arbres contre lesquels ils
s'appuyaient. De profondes ravines irradiaient dans diverses directions
et donnaient à la scène un caractère de solennité plus lugubre.

La plate-forme naturelle sur laquelle nous étions grimpés était si
profondément encombrée de ronces, que nous vîmes bien que, sans la
faux, il nous eût été impossible de nous frayer un passage. Jupiter,
d'après les ordres de son maître, commença à nous éclaircir un
chemin jusqu'au pied d'un tulipier gigantesque qui se dressait, en
compagnie de huit ou dix chênes, sur la plate-forme, et les surpassait
tous, ainsi que tous les arbres que j'avais vus jusqu'alors, par la
beauté de sa forme et de son feuillage, par l'immense développement de
son branchage et par la majesté générale de son aspect. Quand nous
eûmes atteint cet arbre, Legrand se tourna vers Jupiter, et lui demanda
s'il se croyait capable d'y grimper. Le pauvre vieux parut légèrement
étourdi par cette question, et resta quelques instants sans répondre.
Cependant, il s'approcha de l'énorme tronc, en fit lentement le tour et
l'examina avec une attention minutieuse. Quand il eut achevé son
examen, il dit simplement:

--Oui, massa; Jup n'a pas vu d'arbre où il ne puisse grimper.

--Alors, monte; allons, allons! et rondement! car il fera bientôt trop
noir pour voir ce que nous faisons.

--Jusqu'où faut-il monter, massa? demanda Jupiter.

--Grimpe d'abord sur le tronc, et puis je te dirai quel chemin tu dois
suivre.--Ah! un instant! prends ce scarabée avec toi.

--Le scarabée, massa Will!--le scarabée d'or! cria le nègre reculant
de frayeur; pourquoi donc faut-il que je porte avec moi ce scarabée sur
l'arbre? Que je sois damné si je le fais!

--Jup, si vous avez peur, vous, un grand nègre, un gros et fort nègre,
de toucher à un petit insecte mort et inoffensif, eh bien, vous pouvez
l'emporter avec cette ficelle;--mais, si vous ne l'emportez pas avec
vous d'une manière ou d'une autre, je serai dans la cruelle nécessité
de vous fendre la tête avec cette bêche.

--Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc, massa? dit Jup, que la honte
rendait évidemment plus complaisant; il faut toujours que vous
cherchiez noise à votre vieux nègre. C'est une farce, voilà tout.
Moi, avoir peur du scarabée! je m'en soucie bien du scarabée!

Et il prit avec précaution l'extrême bout de la corde, et, maintenant
l'insecte aussi loin de sa personne que les circonstances le
permettaient, il se mit en devoir de grimper à l'arbre.

Dans sa jeunesse, le tulipier, ou _liriodendron tulipiferum_, le plus
magnifique des forestiers américains, a un tronc singulièrement lisse
et s'élève souvent à une grande hauteur, sans pousser de branches
latérales; mais quand il arrive à sa maturité, l'écorce devient
rugueuse et inégale, et de petits rudiments de branches se manifestent
en grand nombre sur le tronc. Aussi l'escalade, dans le cas actuel,
était beaucoup plus difficile en apparence qu'en réalité. Embrassant
de son mieux l'énorme cylindre avec ses bras et ses genoux, empoignant
avec les mains quelques-unes des pousses, appuyant ses pieds nus sur les
autres, Jupiter, après avoir failli tomber une ou deux fois, se hissa
à la longue jusqu'à la première grande fourche, et sembla dès lors
regarder la besogne comme virtuellement accomplie. En effet, le risque
principal de l'entreprise avait disparu, bien que le brave nègre se
trouvât à soixante et dix pieds du sol.

--De quel côté faut-il que j'aille maintenant, massa Will?
demanda-t-il.

--Suis toujours la plus grosse branche,--celle de ce côté, dit
Legrand.

Le nègre lui obéit promptement, et apparemment sans trop de peine; il
monta, monta toujours plus haut, de sorte qu'à la fin sa personne
rampante et ramassée disparut dans l'épaisseur du feuillage; il était
tout à fait invisible. Alors, sa voix lointaine se fit entendre; il
criait:

--Jusqu'où faut-il monter encore?

--À quelle hauteur es-tu? demanda Legrand.

--Si haut, si haut, répliqua le nègre, que je peux voir le ciel à
travers le sommet de l'arbre.

--Ne t'occupe pas du ciel, mais fais attention à ce que je dis. Regarde
le tronc, et compte les branches au-dessous de toi, de ce côté.
Combien de branches as-tu passées?

--Une, deux, trois, quatre, cinq;--j'ai passé cinq grosses branches,
massa, de ce côté-ci.

--Alors, monte encore d'une branche.

Au bout de quelques minutes, sa voix se fit entendre de nouveau. Il
annonçait qu'il avait atteint la septième branche.

--Maintenant, Jup, cria Legrand, en proie à une agitation manifeste, il
faut que tu trouves le moyen de t'avancer sur cette branche aussi loin
que tu pourras. Si tu vois quelque chose de singulier, tu me le diras.

Dès lors, les quelques doutes que j'avais essayé de conserver
relativement à la démence de mon pauvre ami disparurent complètement.
Je ne pouvais plus ne pas le considérer comme frappé d'aliénation
mentale, et je commençai à m'inquiéter sérieusement des moyens de le
ramener au logis. Pendant que je méditais sur ce que j'avais de mieux
à faire, la voix de Jupiter se fit entendre de nouveau.

--J'ai bien peur de m'aventurer un peu loin sur cette branche;--c'est
une branche morte presque dans toute sa longueur.

--Tu dis bien que c'est une branche morte, Jupiter? cria Legrand d'une
voix tremblante d'émotion.

--Oui, massa, morte comme un vieux clou de porte, c'est une affaire
faite,--elle est bien morte, tout à fait sans vie.

--Au nom du ciel, que faire? demanda Legrand, qui semblait en proie à
un vrai désespoir.

--Que faire? dis-je, heureux de saisir l'occasion pour placer un mot
raisonnable: retourner au logis et nous aller coucher. Allons,
venez!--Soyez gentil, mon camarade.--Il se fait tard, et puis
souvenez-vous de votre promesse.

--Jupiter, criait-il, sans m'écouter le moins du monde, m'entends-tu?

--Oui, massa Will, je vous entends parfaitement.

--Entame donc le bois avec ton couteau, et dis-moi si tu le trouves bien
pourri.

--Pourri, massa, assez pourri, répliqua bientôt le nègre, mais pas
aussi pourri qu'il pourrait l'être. Je pourrais m'aventurer un peu plus
sur la branche, mais moi seul.

--Toi seul!--qu'est-ce que tu veux dire?

--Je veux parler du scarabée. Il est bien lourd, le scarabée. Si je le
lâchais d'abord, la branche porterait bien, sans casser, le poids d'un
nègre tout seul.

--Infernal coquin! cria Legrand, qui avait l'air fort soulagé, quelles
sottises me chantes-tu là? Si tu laisses tomber l'insecte, je te tords
le cou. Fais-y attention, Jupiter;--tu m'entends, n'est-ce pas?

--Oui, massa, ce n'est pas la peine de traiter comme ça un pauvre
nègre.

--Eh bien, écoute-moi, maintenant!--Si tu te hasardes sur la branche
aussi loin que tu pourras le faire sans danger et sans lâcher le
scarabée, je te ferai cadeau d'un dollar d'argent aussitôt que tu
seras descendu.

--J'y vais, massa Will,--m'y voilà, répliqua lestement le nègre, je
suis presque au bout.

--Au bout! cria Legrand, très radouci. Veux-tu dire que tu es au bout
de cette branche?

--Je suis bientôt au bout, massa;--oh! oh! oh! Seigneur Dieu!
miséricorde! qu'y a-t-il sur l'arbre?

--Eh bien, cria Legrand, au comble de la joie, qu'est-ce qu'il y a?

--Eh! ce n'est rien qu'un crâne;--quelqu'un a laissé sa tête sur
l'arbre, et les corbeaux ont becqueté toute la viande.

--Un crâne, dis-tu?--Très bien!--Comment est-il attaché à la
branche?--Qu'est-ce qui le retient?

--Oh! il tient bien;--mais il faut voir.--Ah! c'est une drôle de chose,
sur ma parole;--il y a un gros clou dans le crâne, qui le retient à
l'arbre.

--Bien! maintenant, Jupiter, fais exactement ce que je vais te dire;--tu
m'entends?

--Oui, massa.

--Fais bien attention!--trouve l'œil gauche du crâne.

--Oh! oh! voilà qui est drôle! il n'y a pas d'œil gauche du tout.

--Maudite stupidité! Sais-tu distinguer ta main droite de ta main
gauche?

--Oui, je sais,--je sais tout cela; ma main gauche est celle avec
laquelle je fends le bois.

--Sans doute, tu es gaucher; et ton œil gauche est du même côté que
ta main gauche. Maintenant, je suppose, tu peux trouver l'œil gauche du
crâne, ou la place où était l'œil gauche. As-tu trouvé?

Il y eut ici une longue pause. Enfin, le nègre demanda:

--L'œil gauche du crâne est aussi du même côté que la main gauche
du crâne?

--Mais le crâne n'a pas de mains du tout!

--Cela ne fait rien! j'ai trouvé l'œil gauche,--voilà l'œil gauche!
Que faut-il faire, maintenant?


[Figure 08]

[Figure 09]


--Laisser filer le scarabée à travers, aussi loin que la ficelle peut
aller; mais prends bien garde de lâcher le bout de la corde.

--Voilà qui est fait, massa Will; c'était chose facile de faire passer
le scarabée par le trou;--tenez, voyez-le descendre.

Pendant tout ce dialogue, la personne de Jupiter était restée
invisible; mais l'insecte qu'il laissait filer apparaissait maintenant
au bout de la ficelle, et brillait comme une boule d'or brunie aux
derniers rayons du soleil couchant, dont quelques-uns éclairaient
encore faiblement l'éminence où nous étions placés.

Le scarabée en descendant émergeait des branches, et, si Jupiter
l'avait laissé tomber, il serait tombé à nos pieds. Legrand prit
immédiatement la faux et éclaircit un espace circulaire de trois ou
quatre yards de diamètre, juste au-dessous de l'insecte, et, ayant
achevé cette besogne, ordonna à Jupiter de lâcher la corde et de
descendre de l'arbre.

Avec un soin scrupuleux, mon ami enfonça dans la terre une cheville, à
l'endroit précis où le scarabée était tombé, et tira de sa poche un
ruban à mesurer. Il l'attacha par un bout à l'endroit du tronc de
l'arbre qui était le plus près de la cheville, le déroula jusqu'à la
cheville, et continua ainsi à le dérouler dans la direction donnée
par ces deux points,--la cheville et le tronc,--jusqu'à la distance de
cinquante pieds. Pendant ce temps, Jupiter nettoyait les ronces avec la
faux. Au point ainsi trouvé, il enfonça une seconde cheville, qu'il
prit comme centre, et autour duquel il décrivit grossièrement un
cercle de quatre pieds de diamètre environ. Il s'empara alors d'une
bêche, en donna une à Jupiter, une à moi, et nous pria de creuser
aussi vivement que possible.

Pour parler franchement, je n'avais jamais eu beaucoup de goût pour un
pareil amusement, et, dans le cas présent, je m'en serais bien
volontiers passé; car la nuit s'avançait, et je me sentais
passablement fatigué de l'exercice que j'avais déjà pris; mais je ne
voyais aucun moyen de m'y soustraire, et je tremblais de troubler par un
refus la prodigieuse sérénité de mon pauvre ami. Si j'avais pu
compter sur l'aide de Jupiter, je n'aurais pas hésité à ramener par
la force notre fou chez lui; mais je connaissais trop bien le caractère
du vieux nègre pour espérer son assistance, dans le cas d'une lutte
personnelle avec son maître et dans n'importe quelle circonstance. Je
ne doutais pas que Legrand n'eût le cerveau infecté de quelqu'une des
innombrables superstitions du Sud relatives aux trésors enfouis, et que
cette imagination n'eût été confirmée par la trouvaille du
scarabée, ou peut-être même par l'obstination de Jupiter à soutenir
que c'était un scarabée d'or véritable. Un esprit tourné à la folie
pouvait bien se laisser entraîner par de pareilles suggestions, surtout
quand elles s'accordaient avec ses idées favorites préconçues; puis
je me rappelais le discours du pauvre garçon relativement au scarabée,
_indice de sa fortune_! Par-dessus tout, j'étais cruellement tourmenté
et embarrassé; mais enfin je résolus de faire contre fortune bon cœur
et de bêcher de bonne volonté, pour convaincre mon visionnaire le plus
tôt possible, par une démonstration oculaire, de l'inanité de ses
rêveries.

Nous allumâmes les lanternes, et nous attaquâmes notre besogne avec un
ensemble et un zèle dignes d'une cause plus rationnelle; et, comme la
lumière tombait sur nos personnes et nos outils, je ne pus m'empêcher
de songer que nous composions un groupe vraiment pittoresque, et que, si
quelque intrus était tombé par hasard au milieu de nous, nous lui
serions apparus comme faisant une besogne bien étrange et bien
suspecte.

Nous creusâmes ferme deux heures durant. Nous parlions peu. Notre
principal embarras était causé par les aboiements du chien, qui
prenait un intérêt excessif à nos travaux. À la longue, il devint
tellement turbulent, que nous craignîmes qu'il ne donnât l'alarme à
quelques rôdeurs du voisinage,--ou, plutôt, c'était la grande
appréhension de Legrand,--car, pour mon compte, je me serais réjoui de
toute interruption qui m'aurait permis de ramener mon vagabond à la
maison. À la fin, le vacarme fut étouffé, grâce à Jupiter qui,
s'élançant hors du trou avec un air furieusement décidé, musela la
gueule de l'animal avec une de ses bretelles et puis retourna à sa
tâche avec un petit rire de triomphe très grave.

Les deux heures écoulées, nous avions atteint une profondeur de cinq
pieds, et aucun indice de trésor ne se montrait. Nous fîmes une pause
générale, et je commençai à espérer que la farce touchait à sa
fin. Cependant Legrand, quoique évidemment très déconcerté, s'essuya
le front d'un air pensif et reprit sa bêche. Notre trou occupait déjà
toute l'étendue du cercle de quatre pieds de diamètre; nous entamâmes
légèrement cette limite, et nous creusâmes encore de deux pieds. Rien
n'apparut. Mon chercheur d'or, dont j'avais sérieusement pitié, sauta
enfin hors du trou avec le plus affreux désappointement écrit sur le
visage, et se décida, lentement et comme à regret, à reprendre son
habit qu'il avait ôté avant de se mettre à l'ouvrage. Pour moi, je me
gardai bien de faire aucune remarque. Jupiter, à un signal de son
maître, commença à rassembler les outils. Cela fait, et le chien
étant démuselé, nous reprîmes notre chemin dans un profond silence.

Nous avions peut-être fait une douzaine de pas, quand Legrand, poussant
un terrible juron, sauta sur Jupiter et l'empoigna au collet. Le nègre
stupéfait ouvrit les yeux et la bouche dans toute leur ampleur, lâcha
les bêches et tomba sur les genoux.

--Scélérat! criait Legrand en faisant siffler les syllabes entre ses
dents, infernal noir! gredin de noir!--parle, te dis-je!--réponds-moi
à l'instant, et surtout ne prévarique pas!--Quel est, quel est ton
œil gauche?

--Ah! miséricorde, massa Will! n'est-ce pas là, pour sûr, mon œil
gauche? rugissait Jupiter épouvanté plaçant sa main sur l'organe
_droit_ de la vision, et l'y maintenant avec l'opiniâtreté du
désespoir, comme s'il eût craint que son maître ne voulût le lui
arracher.

--Je m'en doutais!--je le savais bien! hourra! vociféra Legrand, en
lâchant le nègre, et en exécutant une série de gambades et de
cabrioles, au grand étonnement de son domestique, qui, en se relevant,
promenait, sans mot dire, ses regards de son maître à moi et de moi à
son maître.

--Allons, il nous faut retourner, dit celui-ci; la partie n'est pas
perdue.

Et il reprit son chemin vers le tulipier.

--Jupiter, dit-il, quand nous fûmes arrivés au pied de l'arbre, viens
ici!--Le crâne est-il cloué à la branche avec la face tournée à
l'extérieur ou tournée contre la branche?

--La face est tournée à l'extérieur, massa, de sorte que les corbeaux
ont pu manger les yeux sans aucune peine.

--Bien. Alors, est-ce par cet œil-ci ou par celui-là que tu as fait
couler le scarabée?

Et Legrand touchait alternativement les deux yeux de Jupiter.

--Par cet œil-ci, massa,--par l'œil gauche,--juste comme vous me
l'aviez dit.

Et c'était encore son œil droit qu'indiquait le pauvre nègre.

--Allons, allons! il nous faut recommencer.

Alors, mon ami, dans la folie duquel je voyais maintenant, ou croyais
voir certains indices de méthode, reporta la cheville qui marquait
l'endroit où le scarabée était tombé, à trois pouces vers l'ouest
de sa première position. Étalant de nouveau son cordeau du point le
plus rapproché du tronc jusqu'à la cheville, comme il avait déjà
fait, et continuant à l'étendre en ligne droite à une distance de
cinquante pieds, il marqua un nouveau point éloigné de plusieurs yards
de l'endroit où nous avions précédemment creusé.

Autour de ce nouveau centre, un cercle fut tracé, un peu plus large que
le premier, et nous nous mîmes derechef à jouer de la bêche. J'étais
effroyablement fatigué; mais, sans me rendre compte de ce qui
occasionnait un changement dans ma pensée, je ne sentais plus une aussi
grande aversion pour le labeur qui m'était imposé. Je m'y intéressais
inexplicablement; je dirai plus, je me sentais excité. Peut-être y
avait-il dans toute l'extravagante conduite de Legrand un certain air
délibéré, une certaine allure prophétique qui m'impressionnaient
moi-même. Je bêchais ardemment et de temps à autre je me surprenais
cherchant, pour ainsi dire, des yeux, avec un sentiment qui ressemblait
à de l'attente, ce trésor imaginaire dont la vision avait affolé mon
infortuné camarade. Dans un de ces moments où ces rêvasseries
s'étaient plus singulièrement emparées de moi, et comme nous avions
déjà travaillé une heure et demie à peu près, nous fûmes de
nouveau interrompus par les violents hurlements du chien. Son
inquiétude, dans le premier cas, n'était évidemment que le résultat
d'un caprice ou d'une gaieté folle; mais, cette fois, elle prenait un
ton plus violent et plus caractérisé. Comme Jupiter s'efforçait de
nouveau de le museler, il fit une résistance furieuse, et, bondissant
dans le trou, il se mit à gratter frénétiquement la terre avec ses
griffes. En quelques secondes, il avait découvert une masse d'ossements
humains, formant deux squelettes complets et mêlés de plusieurs
boutons de métal, avec quelque chose qui nous parut être de la vieille
laine pourrie et émiettée. Un ou deux coups de bêche firent sauter la
lame d'un grand couteau espagnol; nous creusâmes encore, et trois ou
quatre pièces de monnaie d'or et d'argent apparurent éparpillées.

À cette vue, Jupiter put à peine contenir sa joie, mais la physionomie
de son maître exprima un affreux désappointement. Il nous supplia
toutefois de continuer nos efforts, et à peine avait-il fini de parler
que je trébuchai et tombai en avant; la pointe de ma botte s'était
engagée dans un gros anneau de fer qui gisait à moitié enseveli sous
un amas de terre fraîche.

Nous nous remîmes au travail avec une ardeur nouvelle; jamais je n'ai
passé dix minutes dans une aussi vive exaltation. Durant cet
intervalle, nous déterrâmes complètement un coffre de forme
oblongue, qui, à en juger par sa parfaite conservation et son
étonnante dureté, avait été évidemment soumis à quelque procédé de
minéralisation,--peut-être au bichlorure de mercure. Ce coffre avait
trois pieds et demi de long, trois de large et deux et demi de
profondeur. Il était solidement maintenu par des lames de fer forgé,
rivées et formant tout autour une espèce de treillage. De chaque
côté du coffre, près du couvercle, étaient trois anneaux de fer, six
en tout, au moyen desquels six personnes pouvaient s'en emparer. Tous
nos efforts réunis ne réussirent qu'à le déranger légèrement de
son lit. Nous vîmes tout de suite l'impossibilité d'emporter un si
énorme poids. Par bonheur, le couvercle n'était retenu que par deux
verrous que nous fîmes glisser,--tremblants et pantelants d'anxiété.
En un instant, un trésor d'une valeur incalculable s'épanouit,
étincelant, devant nous. Les rayons des lanternes tombaient dans la
fosse, et faisaient jaillir d'un amas confus d'or et de bijoux des
éclairs et des splendeurs qui nous éclaboussaient positivement les
yeux.

Je n'essaierai pas de décrire les sentiments avec lesquels je
contemplais ce trésor. La stupéfaction, comme on peut le supposer,
dominait tous les autres. Legrand paraissait épuisé par son excitation
même, et ne prononça que quelques paroles. Quant à Jupiter, sa figure
devint aussi mortellement pâle que cela est possible à une figure de
nègre. Il semblait stupéfié, foudroyé. Bientôt il tomba sur ses
genoux dans la fosse, et plongeant ses bras nus dans l'or jusqu'au
coude, il les y laissa longtemps, comme s'il jouissait des voluptés
d'un bain. Enfin, il s'écria avec un profond soupir, comme se parlant
à lui-même:

--Et tout cela vient du scarabée d'or? Le joli scarabée d'or! le
pauvre petit scarabée d'or que j'injuriais, que je calomniais! N'as-tu
pas honte de toi, vilain nègre?--hein! qu'as-tu à répondre?

Il fallut cependant que je réveillasse, pour ainsi dire, le maître et
le valet, et que je leur fisse comprendre qu'il y avait urgence à
emporter le trésor. Il se faisait tard, et il nous fallait déployer
quelque activité, si nous voulions que tout fût en sûreté chez nous
avant le jour.

Nous ne savions quel parti prendre, et nous perdions beaucoup de temps
en délibérations, tant nous avions les idées en désordre. Finalement
nous allégeâmes le coffre en enlevant les deux tiers de son contenu,
et nous pûmes enfin, mais non sans peine encore, l'arracher de son
trou. Les objets que nous en avions tirés furent déposés parmi les
ronces, et confiés à la garde du chien, à qui Jupiter enjoignit
strictement de ne bouger sous aucun prétexte, et de ne pas même ouvrir
la bouche jusqu'à notre retour. Alors, nous nous mîmes précipitamment
en route avec le coffre; nous atteignîmes la hutte sans accident, mais
après une fatigue effroyable et à une heure du matin. Épuisés comme
nous l'étions, nous ne pouvions immédiatement nous remettre à la
besogne, c'eût été dépasser les forces de la nature.

Nous nous reposâmes jusqu'à deux heures, puis nous soupâmes; enfin
nous nous remîmes en route pour les montagnes, munis de trois gros sacs
que nous trouvâmes par bonheur dans la hutte. Nous arrivâmes un peu
avant quatre heures à notre fosse, nous nous partageâmes aussi
également que possible le reste du butin, et, sans nous donner la peine
de combler le trou, nous nous remîmes en marche vers notre case, où
nous déposâmes pour la seconde fois nos précieux fardeaux, juste
comme les premières bandes de l'aube apparaissaient à l'est, au-dessus
de la cime des arbres.

Nous étions absolument brisés; mais la profonde excitation actuelle
nous refusa le repos. Après un sommeil inquiet de trois ou quatre
heures, nous nous levâmes, comme si nous nous étions concertés, pour
procéder à l'examen de notre trésor.

Le coffre avait été rempli jusqu'aux bords, et nous passâmes toute la
journée et la plus grande partie de la nuit suivante à inventorier son
contenu. On n'y avait mis aucune espèce d'ordre ni d'arrangement; tout
y avait été empilé pêle-mêle. Quand nous eûmes fait soigneusement
un classement général, nous nous trouvâmes en possession d'une
fortune qui dépassait tout ce que nous avions supposé. Il y avait en
espèces plus de quatre cent cinquante mille dollars,--en estimant la
valeur des pièces aussi rigoureusement que possible d'après les tables
de l'époque. Dans tout cela, pas une parcelle d'argent. Tout était en
or de vieille date et d'une grande variété: monnaies française,
espagnole et allemande, quelques guinées anglaises, et quelques jetons
dont nous n'avions jamais vu aucun modèle. Il y avait plusieurs pièces
de monnaie, très grandes et très lourdes, mais si usées, qu'il nous
fut impossible de déchiffrer les inscriptions. Aucune monnaie
américaine.

Quant à l'estimation des bijoux, ce fut une affaire un peu plus
difficile. Nous trouvâmes des diamants, dont quelques-uns très beaux
et d'une grosseur singulière,--en tout, cent dix, dont pas un n'était
petit; dix-huit rubis d'un éclat remarquable; trois cent dix
émeraudes, toutes très belles; vingt et un saphirs et une opale.
Toutes ces pierres avaient été arrachées de leurs montures et jetées
pêle-mêle dans le coffre. Quant aux montures elles-mêmes, dont nous
fîmes une catégorie distincte de l'autre or, elles paraissaient
avoir été broyées à coups de marteau comme pour rendre toute
reconnaissance impossible. Outre tout cela, il y avait une énorme
quantité d'ornements en or massif--près de deux cents bagues ou
boucles d'oreilles massives; de belles chaînes, au nombre de trente, si
j'ai bonne mémoire; quatre-vingt-trois crucifix très grands et très
lourds; cinq encensoirs d'or d'un grand prix; un gigantesque bol à
punch en or, orné de feuilles de vigne et de figures de bacchantes
largement ciselées; deux poignées d'épée merveilleusement
travaillées, et une foule d'autres articles plus petits et dont j'ai
perdu le souvenir. Le poids de toutes ces valeurs dépassait trois cent
cinquante livres; et dans cette estimation j'ai omis cent
quatre-vingt-dix-sept montres d'or superbes, dont trois valaient chacune
cinq cents dollars. Plusieurs étaient très vieilles, et sans aucune
valeur comme pièces d'horlogerie, les mouvements ayant plus ou moins
souffert de l'action corrosive de la terre; mais toutes étaient
magnifiquement ornées de pierreries, et les boîtes étaient d'un grand
prix. Nous évaluâmes cette nuit le contenu total du coffre à un
million et demi de dollars; et, lorsque plus tard nous disposâmes des
bijoux et des pierreries,--après en avoir gardé quelques-uns pour
notre usage personnel,--nous trouvâmes que nous avions singulièrement
sous-évalué le trésor.

Lorsque nous eûmes enfin terminé notre inventaire et que notre
terrible exaltation fut en grande partie apaisée, Legrand, qui voyait
que je mourais d'impatience de posséder la solution de cette
prodigieuse énigme, entra dans un détail complet de toutes les
circonstances qui s'y rapportaient.

--Vous vous rappelez, dit-il, le soir où je vous fis passer la
grossière esquisse que j'avais faite du scarabée. Vous vous souvenez
aussi que je fus passablement choqué de votre insistance à me soutenir
que mon dessin ressemblait à une tête de mort. La première fois que
vous lâchâtes cette assertion, je crus que vous plaisantiez; ensuite
je me rappelai les taches particulières sur le dos de l'insecte, et je
reconnus en moi-même que votre remarque avait en somme quelque
fondement. Toutefois, votre ironie à l'endroit de mes facultés
graphiques m'irritait, car on me regarde comme un artiste fort passable;
aussi, quand vous me tendîtes le morceau de parchemin, j'étais au
moment de le froisser avec humeur et de le jeter dans le feu.

--Vous voulez parler du morceau de _papier_, dis-je.

--Non; cela avait toute l'apparence du papier, et, moi-même, j'avais
d'abord supposé que c'en était; mais, quand je voulus dessiner dessus,
je découvris tout de suite que c'était un morceau de parchemin très
mince. Il était fort sale, vous vous le rappelez. Au moment même où
j'allais le chiffonner, mes yeux tombèrent sur le dessin que vous aviez
regardé, et vous pouvez concevoir quel fut mon étonnement quand
j'aperçus l'image positive d'une tête de mort à l'endroit même où
j'avais cru dessiner un scarabée. Pendant un moment, je me sentis trop
étourdi pour penser avec rectitude.

Je savais que mon croquis différait de ce nouveau dessin par tous ses
détails, bien qu'il y eût une certaine analogie dans le contour
général. Je pris alors une chandelle, et, m'asseyant à l'autre bout
de la chambre, je procédai à une analyse plus attentive du parchemin.
En le retournant, je vis ma propre esquisse sur le revers, juste comme
je l'avais faite. Ma première impression fut simplement de la surprise;
il y avait une analogie réellement remarquable dans le contour, et
c'était une coïncidence singulière que ce fait de l'image d'un
crâne, inconnue à moi, occupant l'autre côté du parchemin
immédiatement au-dessous de mon dessin du scarabée,--et d'un crâne
qui ressemblait si exactement à mon dessin, non seulement par le
contour, mais aussi par la dimension. Je dis que la singularité de
cette coïncidence me stupéfia positivement pour un instant. C'est
l'effet ordinaire de ces sortes de coïncidences. L'esprit s'efforce
d'établir un rapport, une liaison de cause à effet,--et, se trouvant
impuissant à y réussir, subit une espèce de paralysie momentanée.
Mais, quand je revins de cette stupeur, je sentis luire en moi par
degrés une conviction qui me frappa bien autrement encore que cette
coïncidence. Je commençai à me rappeler distinctement, positivement,
qu'il n'y avait aucun dessin sur le parchemin quand j'y fis mon croquis
du scarabée.

J'en acquis la parfaite certitude; car je me souvins de l'avoir tourné
et retourné en cherchant l'endroit le plus propre. Si le crâne avait
été visible, je l'aurais infailliblement remarqué. Il y avait
réellement là un mystère que je me sentais incapable de débrouiller;
mais, dès ce moment même, il me sembla voir prématurément poindre
une faible lueur dans les régions les plus profondes et les plus
secrètes de mon entendement, une espèce de ver luisant intellectuel,
une conception embryonnaire de la vérité, dont notre aventure de
l'autre nuit nous a fourni une si splendide démonstration. Je me levai
décidément, et, serrant soigneusement le parchemin, je renvoyai toute
réflexion ultérieure jusqu'au moment où je pourrais être seul.

Quand vous fûtes parti et quand Jupiter fut bien endormi, je me livrai
à une investigation un peu plus méthodique de la chose. Et d'abord je
voulus comprendre de quelle manière ce parchemin était tombé dans mes
mains.

L'endroit où nous découvrîmes le scarabée était sur la côte du
continent, à un mille environ à l'est de l'île, mais à une petite
distance au-dessus du niveau de la marée haute. Quand je m'en emparai,
il me mordit cruellement, et je le lâchai. Jupiter, avec sa prudence
accoutumée, avant de prendre l'insecte, qui s'était envolé de son
côté, chercha autour de lui une feuille ou quelque chose d'analogue,
avec quoi il pût s'en emparer. Ce fut en ce moment que ses yeux et les
miens tombèrent sur le morceau de parchemin, que je pris alors pour du
papier. Il était à moitié enfoncé dans le sable, avec un coin en
l'air. Près de l'endroit où nous le trouvâmes, j'observai les restes
d'une coque de grande embarcation, autant du moins que j'en pus juger.
Ces débris de naufrage étaient là probablement depuis bien longtemps,
car à peine pouvait-on y retrouver la physionomie d'une charpente de
bateau.

Jupiter ramassa donc le parchemin, enveloppa l'insecte et me le donna.
Peu de temps après, nous reprîmes le chemin de la hutte, et nous
rencontrâmes le lieutenant G... Je lui montrai l'insecte, et il me pria
de lui permettre de l'emporter au fort. J'y consentis, et il le fourra
dans la poche de son gilet sans le parchemin qui lui servait
d'enveloppe, et que je tenais toujours à la main pendant qu'il
examinait le scarabée. Peut-être eut-il peur que je ne changeasse
d'avis, et jugea-t-il prudent de s'assurer d'abord de sa prise; vous
savez qu'il est fou d'histoire naturelle et de tout ce qui s'y rattache.
Il est évident qu'alors, sans y penser, j'ai remis le parchemin dans ma
poche.

Vous vous rappelez que, lorsque je m'assis à la table pour faire un
croquis du scarabée, je ne trouvai pas de papier à l'endroit où on le
met ordinairement. Je regardai dans le tiroir, il n'y en avait point. Je
cherchais dans mes poches, espérant trouver une vieille lettre, quand
mes doigts rencontrèrent le parchemin. Je vous détaille minutieusement
toute la série de circonstances qui l'ont jeté dans mes mains; car
toutes ces circonstances ont singulièrement frappé mon esprit.

Sans aucun doute, vous me considérerez comme un rêveur,--mais j'avais
déjà établi une espèce de connexion. J'avais uni deux anneaux d'une
grande chaîne. Un bateau échoué à la côte, et non loin de ce bateau
un parchemin,--_non pas un papier_,--portant l'image d'un crâne. Vous
allez naturellement me demander où est le rapport. Je répondrai que le
crâne ou la tête de mort est l'emblème bien connu des pirates. Ils
ont toujours, dans tous leurs engagements, hissé le pavillon à tête
de mort.

Je vous ai dit que c'était un morceau de parchemin et non pas de
papier. Le parchemin est une chose durable, presque impérissable. On
confie rarement au parchemin des documents d'une minime importance,
puisqu'il répond beaucoup moins bien que le papier aux besoins
ordinaires de l'écriture et du dessin.

Cette réflexion m'induisit à penser qu'il devait y avoir dans la tête
de mort quelque rapport, quelque sens singulier. Je ne faillis pas non
plus à remarquer la forme du parchemin. Bien que l'un des coins eût
été détruit par quelque accident, on voyait bien que la forme
primitive était oblongue. C'était donc une de ces bandes qu'on choisit
pour écrire, pour consigner un document important, une note qu'on veut
conserver longtemps et soigneusement.

--Mais, interrompis-je, vous dites que le crâne n'était pas sur le
parchemin quand vous y dessinâtes le scarabée. Comment donc
pouvez-vous établir un rapport entre le bateau et le crâne,--puisque
ce dernier, d'après votre propre aveu, a dû être dessiné--Dieu sait
comment et par qui!--postérieurement à votre dessin du scarabée?

--Ah! c'est là-dessus que roule tout le mystère, bien que j'aie eu
comparativement peu de peine à résoudre ce point de l'énigme. Ma
marche était sûre, et ne pouvait me conduire qu'à un seul résultat.
Je raisonnais ainsi, par exemple: quand je dessinai mon scarabée, il
n'y avait pas trace de crâne sur le parchemin; quand j'eus fini mon
dessin, je vous le fis passer, et je ne vous perdis pas de vue que vous
ne me l'eussiez rendu. Conséquemment ce n'était pas vous qui aviez
dessiné le crâne, et il n'y avait là aucune autre personne pour le
faire. Il n'avait donc pas été créé par l'action humaine; et,
cependant, il était là sous mes yeux!

Arrivé à ce point de mes réflexions, je m'appliquai à me rappeler et
je me rappelai en effet, et avec une parfaite exactitude, tous les
incidents survenus dans l'intervalle en question. La température était
froide,--oh! l'heureux, le rare accident!--et un bon feu flambait dans
la cheminée. J'étais suffisamment réchauffé par l'exercice, et je
m'assis près de la table. Vous, cependant, vous aviez tourné votre
chaise tout près de la cheminée. Juste au moment où je vous mis le
parchemin dans la main, et comme vous alliez l'examiner, Wolf, mon
terre-neuve, entra et vous sauta sur les épaules. Vous le caressiez
avec la main gauche, et vous cherchiez à l'écarter, en laissant tomber
nonchalamment votre main droite, celle qui tenait le parchemin, entre
vos genoux et tout près du feu. Je crus un moment que la flamme allait
l'atteindre, et j'allais vous dire de prendre garde; mais avant que
j'eusse parlé vous l'aviez retiré, et vous vous étiez mis à
l'examiner. Quand j'eus bien considéré toutes ces circonstances, je ne
doutai pas un instant que la chaleur n'eût été l'agent qui avait fait
apparaître sur le parchemin le crâne dont je voyais l'image. Vous
savez bien qu'il y a--il y en a eu de tout temps--des préparations
chimiques, au moyen desquelles on peut écrire sur du papier ou sur du
vélin des caractères qui ne deviennent visibles que lorsqu'ils sont
soumis à l'action du feu. On emploie quelquefois le safre, digéré
dans l'eau régale et délayé dans quatre fois son poids d'eau; il en
résulte une teinte verte. Le régule de cobalt, dissous dans l'esprit
de nitre, donne une couleur rouge. Ces couleurs disparaissent plus ou
moins longtemps après que la substance sur laquelle on a écrit s'est
refroidie, mais reparaissent à volonté par une application nouvelle de
la chaleur.

J'examinai alors la tête de mort avec le plus grand soin. Les contours
extérieurs, c'est-à-dire les plus rapprochés du bord du vélin,
étaient beaucoup plus distincts que les autres. Évidemment,
l'action du calorique avait été imparfaite ou inégale. J'allumai
immédiatement du feu, et je soumis chaque partie du parchemin à une
chaleur brûlante. D'abord, cela n'eut d'autre effet que de renforcer
les lignes un peu pâles du crâne; mais, en continuant l'expérience,
je vis apparaître, dans un coin de la bande, au coin diagonalement
opposé à celui où était tracée la tête de mort, une figure que je
supposai d'abord être celle d'une chèvre. Mais un examen plus attentif
me convainquit qu'on avait voulu représenter un chevreau.

--Ah! ah! dis-je, je n'ai certes pas le droit de me moquer de vous;--un
million et demi de dollars! c'est chose trop sérieuse pour qu'on en
plaisante;--mais vous n'allez pas ajouter un troisième anneau à votre
chaîne; vous ne trouverez aucun rapport spécial entre vos pirates et
une chèvre;--les pirates, vous le savez, n'ont rien à faire avec les
chèvres.--Cela regarde les fermiers.

--Mais je viens de vous dire que l'image n'était pas celle d'une
chèvre.

--Bon! va pour un chevreau, c'est presque la même chose.

--Presque, mais pas tout à fait, dit Legrand.--Vous avez entendu parler
peut-être d'un certain capitaine Kidd. Je considérai tout de suite la
figure de cet animal comme une espèce de signature logogriphique ou
hiéroglyphique (_kid_, chevreau). Je dis signature, parce que la place
qu'elle occupait sur le vélin suggérait naturellement cette idée.
Quant à la tête de mort placée au coin diagonalement opposé, elle
avait l'air d'un sceau, d'une estampille. Mais je fus cruellement
déconcerté par l'absence du reste,--du corps même de mon document
rêvé,--du texte de mon contexte.


[Figure 10]

[Figure 11]


--Je présume que vous espériez trouver une lettre entre le timbre et
la signature.

--Quelque chose comme cela. Le fait est que je me sentais comme
irrésistiblement pénétré du pressentiment d'une immense bonne
fortune imminente. Pourquoi? Je ne saurais trop le dire. Après tout,
peut-être était-ce plutôt un désir qu'une croyance positive;--mais
croiriez-vous que le dire absurde de Jupiter, que le scarabée était en
or massif, a eu une influence remarquable sur mon imagination? Et puis
cette série d'accidents et de coïncidences était vraiment si
extraordinaire! Avez-vous remarqué tout ce qu'il y a de fortuit
là-dedans? Il a fallu que tous ces événements arrivassent le seul
jour de toute l'année où il a fait, où il a pu faire assez froid pour
nécessiter du feu; et, sans ce feu et sans l'intervention du chien au
moment précis où il a paru, je n'aurais jamais eu connaissance de la
tête de mort et n'aurais jamais possédé ce trésor.

--Allez, allez,--je suis sur des charbons.

--Eh bien, vous avez donc connaissance d'une foule d'histoires qui
courent, de mille rumeurs vagues relatives aux trésors enfouis quelque
part sur la côte de l'Atlantique, par Kidd et ses associés? En somme,
tous ces bruits devaient avoir quelque fondement. Et si ces bruits
duraient depuis si longtemps et avec tant de persistance, cela ne
pouvait, selon moi, tenir qu'à un fait, c'est que le trésor enfoui
était resté enfoui. Si Kidd avait caché son butin pendant un certain
temps et l'avait ensuite repris, ces rumeurs ne seraient pas sans doute
venues jusqu'à nous sous leur forme actuelle et invariable. Remarquez
que les histoires en question roulent toujours sur des chercheurs et
jamais sur des trouveurs de trésors. Si le pirate avait repris son
argent, l'affaire en serait restée là. Il me semblait que quelque
accident, par exemple la perte de la note qui indiquait l'endroit
précis, avait dû le priver des moyens de le recouvrer. Je supposais
que cet accident était arrivé à la connaissance de ses compagnons,
qui autrement n'auraient jamais su qu'un trésor avait été enfoui, et
qui, par leurs recherches infructueuses, sans guide et sans notes
positives, avaient donné naissance à cette rumeur universelle et à
ces légendes aujourd'hui si communes. Avez-vous jamais entendu parler
d'un trésor important qu'on aurait déterré sur la côte?

--Jamais.

--Or, il est notoire que Kidd avait accumulé d'immenses richesses. Je
considérais donc comme chose sûre que la terre les gardait encore; et
vous ne vous étonnerez pas trop quand je vous dirai que je sentais en
moi une espérance,--une espérance qui montait presque à la
certitude;--c'est que le parchemin, si singulièrement trouvé,
contiendrait l'indication disparue du lieu où avait été fait le
dépôt.

--Mais comment avez-vous procédé?

--J'exposai de nouveau le vélin au feu, après avoir augmenté la
chaleur; mais rien ne parut. Je pensai que la couche de crasse pouvait
bien être pour quelque chose dans cet insuccès; aussi je nettoyai
soigneusement le parchemin en versant de l'eau chaude dessus, puis je le
plaçai dans une casserole de fer-blanc, le crâne en dessous, et je
posai la casserole sur un réchaud de charbons allumés. Au bout de
quelques minutes, la casserole étant parfaitement chauffée, je retirai
la bande de vélin, et je m'aperçus, avec une joie inexprimable,
qu'elle était mouchetée en plusieurs endroits de signes qui
ressemblaient à des chiffres rangés en lignes. Je replaçai la chose
dans la casserole, je l'y laissai encore une minute, et, quand je l'en
retirai, elle était juste comme vous allez la voir.

Ici, Legrand, ayant de nouveau chauffé le vélin, le soumit à mon
examen. Les caractères suivants apparaissaient en rouge, grossièrement
tracés entre la tête de mort et le chevreau:


53‡‡+305))6*;4826)4‡)4‡);806*;48+8¶60))85;1‡(;:‡*8
+83(88)5*+;46(;88*96*?;8)*‡(;485);5*+2:+*‡(;4956*2(5*-
4)8¶8*;4069285);)6+8)4‡‡;1(‡9;48081;8:8‡1;48+85;4)485
+528806*81(‡9;48;(88;4)‡?34;48)4‡;161,:188;‡?;


--Mais, dis-je, en lui rendant la bande de vélin, — je n'y vois pas
plus clair. Si tous les trésors de Golconde devaient être pour moi le
prix de la solution de cette énigme, je serais parfaitement sûr de ne
pas les gagner.

--Et cependant, dit Legrand, la solution n'est certainement pas aussi
difficile qu'on se l'imaginerait au premier coup d'œil. Ces
caractères, comme chacun pourrait le deviner facilement, forment un
chiffre, c'est-à-dire qu'ils présentent un sens; mais, d'après ce que
nous savons de Kidd, je ne devais pas le supposer capable de fabriquer
un échantillon de cryptographie bien abstruse. Je jugeai donc tout
d'abord que celui-ci était d'une espèce simple,--tel cependant qu'à
l'intelligence grossière du marin il dût paraître absolument
insoluble sans la clef.

--Et vous l'avez résolu, vraiment?

--Très aisément; j'en ai résolu d'autres dix mille fois plus
compliqués. Les circonstances et une certaine inclination d'esprit
m'ont amené à prendre intérêt à ces sortes d'énigmes, et il est
vraiment douteux que l'ingéniosité humaine puisse créer une énigme
de ce genre dont l'ingéniosité humaine ne vienne à bout par une
application suffisante. Aussi, une fois que j'eus réussi à établir
une série de caractères lisibles, je daignai à peine songer à la
difficulté d'en dégager la signification.

Dans le cas actuel,--et, en somme, dans tous les cas d'écriture
secrète,--la première question à vider, c'est la _langue_ du chiffre;
car les principes de solution, particulièrement quand il s'agit des
chiffres les plus simples, dépendent du génie de chaque idiome, et
peuvent en être modifiés. En général, il n'y a pas d'autre moyen que
d'essayer successivement, en se dirigeant suivant les probabilités,
toutes les langues qui vous sont connues, jusqu'à ce que vous ayez
trouvé la bonne. Mais, dans le chiffre qui nous occupe, toute
difficulté à cet égard était résolue par la signature. Le rébus
sur le mot _Kidd_ n'est possible que dans la langue anglaise. Sans cette
circonstance, j'aurais commencé mes essais par l'espagnol et le
français, comme étant les langues dans lesquelles un pirate des mers
espagnoles avait dû le plus naturellement enfermer un secret de cette
nature. Mais, dans le cas actuel, je présumai que le cryptogramme
était anglais.

Vous remarquez qu'il n'y a pas d'espaces entre les mots. S'il y avait eu
des espaces, la tâche eût été singulièrement plus facile. Dans ce
cas, j'aurais commencé par faire une collation et une analyse des mots
les plus courts, et, si j'avais trouvé, comme cela est toujours
probable, un mot d'une seule lettre _a_ ou _I_ (un, je) par exemple,
j'aurais considéré la solution comme assurée. Mais, puisqu'il n'y
avait pas d'espaces, mon premier devoir était de relever les lettres
prédominantes, ainsi que celles qui se rencontraient le plus rarement.
Je les comptai toutes, et je dressai la table que voici:


Le caractère 8 se trouve 33 fois.
             ;           26
             4           19
        ‡ et )           16
             *           13
             5           12
             6           11
        + et 1            8
             0            6
        9 et 2            5
        : et 3            4
             ?            3
             1            2
        — et .            1


Or, la lettre qui se rencontre le plus fréquemment en anglais est _e_.
Les autres lettres se succèdent dans cet ordre: _a o i d h n r s t u y
c f g l m w b k p q x z_. _E_ prédomine si singulièrement qu'il est
très rare de trouver une phrase d'une certaine longueur dont il ne soit
pas le caractère principal.

Nous avons donc, tout en commençant, une base d'opérations qui donne
quelque chose de mieux qu'une conjecture. L'usage général qu'on peut
faire de cette table est évident; mais, pour ce chiffre particulier,
nous ne nous en servirons que très médiocrement. Puisque notre
caractère dominant est 8, nous commencerons par le prendre pour l'_e_
de l'alphabet naturel. Pour vérifier cette supposition, voyons si le 8
se rencontre souvent double; car l'_e_ se redouble très fréquemment en
anglais, comme par exemple dans les mots: _meet_, _fleet_, _speed_,
_seen_, _been_, _agree_, etc. Or, dans le cas présent, nous voyons
qu'il n'est pas redoublé moins de cinq fois, bien que le cryptogramme
soit très court.

Donc 8 représentera _e_. Maintenant, de tous les mots de la langue,
_the_ est le plus usité; conséquemment, il nous faut voir si nous ne
trouverons pas répétée plusieurs fois la même combinaison de trois
caractères, ce 8 étant le dernier des trois. Si nous trouvons des
répétitions de ce genre, elles représenteront très probablement le
mot _the_. Vérification faite, nous n'en trouvons pas moins de sept; et
les caractères sont «;48». Nous pouvons donc supposer que «;»
représente _t_, que «4» représente _h_, et que «8» représente
_e_,--la valeur du dernier se trouvant ainsi confirmée de nouveau. Il y
a maintenant un grand pas de fait.

Nous n'avons déterminé qu'un mot, mais ce seul mot nous permet
d'établir un point beaucoup plus important, c'est-à-dire les
commencements et les terminaisons d'autres mots. Voyons, par exemple,
l'avant-dernier cas où se présente la combinaison «;48», presque à
la fin du chiffre. Nous savons que le «;» qui vient immédiatement
après est le commencement d'un mot, et, des six caractères qui suivent
ce _the_, nous n'en connaissons pas moins de cinq. Remplaçons donc ces
caractères par les lettres qu'ils représentent, en laissant un espace
pour l'inconnu:

_t_ _eeth_.

Nous devons tout d'abord écarter le _th_ comme ne pouvant pas faire
partie du mot qui commence par le premier _t_, puisque nous voyons, en
essayant successivement toutes les lettres de l'alphabet pour combler la
lacune, qu'il est impossible de former un mot dont ce _th_ puisse faire
partie. Réduisons donc nos caractères à

_t_ _ee_,

et reprenant de nouveau tout l'alphabet, s'il le faut, nous concluons au
mot _tree_ (arbre), comme à la seule version possible. Nous gagnons
ainsi une nouvelle lettre, _r_, représentée par «(», plus deux mots
juxtaposés, _the tree_ (l'arbre).

Un peu plus loin, nous retrouvons la combinaison «;48», et nous nous
en servons comme de terminaison à ce qui précède immédiatement. Cela
nous donne l'arrangement suivant:

_the_ _tree_;4(‡?34 _the_,

ou, en substituant les lettres naturelles aux caractères que nous
connaissons,

_the_ _tree_ _thr_‡?3h _the_.

Maintenant, si aux caractères inconnus nous substituons des blancs ou
des points, nous aurons:

_the tree thr...h the_,

et le mot _through_ (par, à travers) se dégage pour ainsi dire de
lui-même. Mais cette découverte nous donne trois lettres de plus, _o_,
_u_ et _g_, représentées par «‡? et 3».

Maintenant, cherchons attentivement dans le cryptogramme des
combinaisons de caractères connus, et nous trouverons, non loin du
commencement, l'arrangement suivant:

«83(88», ou _egree_,

qui est évidemment la terminaison du mot _degree_ (degré), et qui nous
livre encore une lettre _d_, représentée par «+».

Quatre lettres plus loin que ce mot _degree_, nous trouvons la
combinaison

«;46(;88»,

dont nous traduisons les caractères connus et représentons l'inconnu
par un point; cela nous donne:

_th. rtee_,

arrangement qui nous suggère immédiatement le mot _thirteen_ (treize),
et nous fournit deux lettres nouvelles, _i_ et _n_, représentées par
«6 et *».

Reportons-nous maintenant au commencement du cryptogramme, nous
trouverons la combinaison

«53‡‡+».

Traduisant comme nous avons déjà fait, nous obtenons

. _good_,

ce qui nous montre que la première lettre est un _a_, et que les deux
premiers mots sont _a good_ (un bon, une bonne).

Il serait temps maintenant, pour éviter toute confusion, de disposer
toutes nos découvertes sous forme de table. Cela nous fera un
commencement de clef:


5 représente _a_

+     »      _d_

8     »      _e_

3     »      _g_

4     »      _h_

6     »      _i_

*     »      _n_

‡     »      _o_

(     »      _r_

;     »      _t_


Ainsi, nous n'avons pas moins de dix des lettres les plus importantes,
et il est inutile que nous poursuivions la solution à travers tous ses
détails. Je vous en ai dit assez pour vous convaincre que des chiffres
de cette nature sont faciles à résoudre, et pour vous donner un
aperçu de l'analyse raisonnée qui sert à les débrouiller. Mais tenez
pour certain que le spécimen que nous avons sous les yeux appartient à
la catégorie la plus simple de la cryptographie. Il ne me reste plus
qu'à vous donner la traduction complète du document, comme si nous
avions déchiffré successivement tous les caractères. La voici:


A good glass in the bishop's hostel in the devil's seat forty-one
degrees and thirteen minutes northeast and by north main branch seventh
limb east side shoot from the left eye of the death's-head a bee-line
from the tree through the shot fifty feet out.

(Un bon verre dans l'hostel de l'évêque dans la chaise du diable
quarante et un degrés et treize minutes nord-est quart de nord
principale tige septième branche côté est lâchez de l'œil gauche de
la tête de mort une ligne d'abeille de l'arbre à travers la balle
cinquante pieds au large.)


--Mais, dis-je, l'énigme me paraît d'une qualité tout aussi
désagréable qu'auparavant. Comment peut-on tirer un sens quelconque de
tout ce jargon de _chaise du diable_, de _tête de mort_ et d'_hostel de
l'évêque_?

--Je conviens, répliqua Legrand, que l'affaire a l'air encore
passablement sérieux, quand on y jette un simple coup d'œil. Mon
premier soin fut d'essayer de retrouver dans la phrase les divisions
naturelles qui étaient dans l'esprit de celui qui l'écrivit.

--De la ponctuer, voulez-vous dire?

--Quelque chose comme cela.

--Mais comment diable avez-vous fait?

--Je réfléchis que l'écrivain s'était fait une loi d'assembler ses
mots sans aucune division, espérant rendre ainsi la solution plus
difficile. Or, un homme qui n'est pas excessivement fin sera presque
toujours enclin, dans une pareille tentative, à dépasser la mesure.
Quand, dans le cours de sa composition, il arrive à une interruption de
sens qui demanderait naturellement une pause ou un point, il est
fatalement porté à serrer les caractères plus que d'habitude.
Examinez ce manuscrit, et vous découvrirez facilement cinq endroits de
ce genre où il y a pour ainsi dire encombrement de caractères. En me
dirigeant d'après cet indice j'établis la division suivante:


A good glass in the bishop's hostel in the devil's seat--forty-one
degrees and thirteen minutes--northeast and by north--main branch
seventh limb east side--shoot from the left eye of the death's-head--a
bee-line from the tree through the shot fifty feet out.

(Un bon verre dans l'hostel de l'évêque dans la chaise du
diable--quarante et un degrés et treize minutes--nord-est quart de
nord--principale tige septième branche côté est--lâchez de l'œil
gauche de la tête de mort--une ligne d'abeille de l'arbre à travers la
balle cinquante pieds au large.)


--Malgré votre division, dis-je, je reste toujours dans les ténèbres.

--J'y restai moi-même pendant quelques jours, répliqua Legrand.
Pendant ce temps, je fis force recherches dans le voisinage de l'île
Sullivan sur un bâtiment qui devait s'appeler l'_Hôtel de l'Évêque_,
car je ne m'inquiétai pas de la vieille orthographe du mot _hostel_.
N'ayant trouvé aucun renseignement à ce sujet, j'étais sur le point
d'étendre la sphère de mes recherches et de procéder d'une manière
plus systématique, quand, un matin, je m'avisai tout à coup que ce
_Bishop's hostel_ pouvait bien avoir rapport à une vieille famille du
nom de Bessop, qui, de temps immémorial, était en possession d'un
ancien manoir à quatre milles environ au nord de l'île. J'allai donc
à la plantation, et je recommençai mes questions parmi les plus vieux
nègres de l'endroit. Enfin, une des femmes les plus âgées me dit
quelle avait entendu parler d'un endroit comme _Bessop's castle_
(château de Bessop), et qu'elle croyait bien pouvoir m'y conduire, mais
que ce n'était ni un château, ni une auberge, mais un grand rocher.

Je lui offris de la bien payer pour sa peine, et, après quelque
hésitation, elle consentit à m'accompagner jusqu'à l'endroit précis.
Nous le découvrîmes sans trop de difficulté, je la congédiai, et
commençai à examiner la localité. Le château consistait en un
assemblage irrégulier de pics et de rochers, dont l'un était aussi
remarquable par sa hauteur que par son isolement et sa configuration
quasi artificielle. Je grimpai au sommet, et, là, je me sentis fort
embarrassé de ce que j'avais désormais à faire.

Pendant que j'y rêvais, mes yeux tombèrent sur une étroite saillie
dans la face orientale du rocher, à un yard environ au-dessous de la
pointe où j'étais placé. Cette saillie se projetait de dix-huit
pouces à peu près, et n'avait guère plus d'un pied de large; une
niche creusée dans le pic juste au-dessus lui donnait une grossière
ressemblance avec les chaises à dos concave dont se servaient nos
ancêtres. Je ne doutai pas que ce ne fût la _chaise du Diable_ dont il
était fait mention dans le manuscrit, et il me sembla que je tenais
tout le secret de l'énigme.

Le _bon verre_, je le savais, ne pouvait pas signifier autre chose
qu'une longue-vue; car nos marins emploient rarement le mot _glass_ dans
un autre sens. Je compris tout de suite qu'il fallait se servir ici
d'une longue-vue, en se plaçant à un point de vue défini et
_n'admettant aucune variation_. Or, les phrases: _quarante et un degrés
et treize minutes_, et _nord-est quart de nord_,--je n'hésitai pas un
instant à le croire,--devaient donner la direction pour pointer la
longue-vue. Fortement remué par toutes ces découvertes, je me
précipitai chez moi, je me procurai une longue-vue, et je retournai au
rocher.

Je me laissai glisser sur la corniche, et je m'aperçus qu'on ne pouvait
s'y tenir assis que dans une certaine position. Ce fait confirma ma
conjecture. Je pensai alors à me servir de la longue-vue.
Naturellement, les _quarante et un degrés et treize minutes_ ne
pouvaient avoir trait qu'à l'élévation au-dessus de l'horizon
sensible, puisque la direction horizontale était clairement indiquée
par les mots _nord-est quart de nord_.


[Figure 12]


J'établis cette direction au moyen d'une boussole de poche; puis,
pointant, aussi juste que possible par approximation, ma longue-vue à
un angle de quarante et un degrés d'élévation, je la fis mouvoir avec
précaution de haut en bas et de bas en haut, jusqu'à ce que mon
attention fût arrêtée par une espèce de trou circulaire ou de
lucarne dans le feuillage d'un grand arbre qui dominait tous ses voisins
dans l'étendue visible. Au centre de ce trou, j'aperçus un point
blanc, mais je ne pus pas tout d'abord distinguer ce que c'était.
Après avoir ajusté le foyer de ma longue-vue, je regardai de nouveau,
et je m'assurai enfin que c'était un crâne humain.

Après cette découverte qui me combla de confiance, je considérai
l'énigme comme résolue; car la phrase: _principale tige, septième
branche, côté est_, ne pouvait avoir trait qu'à la position du crâne
sur l'arbre, et celle-ci: _lâchez de l'œil gauche de la tête de
mort_, n'admettait aussi qu'une interprétation, puisqu'il s'agissait de
la recherche d'un trésor enfoui. Je compris qu'il fallait laisser
tomber une balle de l'œil gauche du crâne, et qu'une ligne d'abeille,
ou, en d'autres termes, une ligne droite, partant du point le plus
rapproché du tronc, et s'étendant, _à travers la balle_,
c'est-à-dire à travers le point où tomberait la balle, indiquerait
l'endroit précis,--et sous cet endroit je jugeai qu'il était pour le
moins possible qu'un dépôt précieux fût encore enfoui.

--Tout cela, dis-je, est excessivement clair, et tout à la fois
ingénieux, simple et explicite. Et, quand vous eûtes quitté l'_Hôtel
de l'Évêque_, que fîtes-vous?

--Mais, ayant soigneusement noté mon arbre, sa forme et sa position, je
retournai chez moi. À peine eus-je quitté _la chaise du Diable_, que
le trou circulaire disparut, et, de quelque côté que je me tournasse,
il me fut désormais impossible de l'apercevoir. Ce qui me paraît le
chef-d'œuvre de l'ingéniosité dans toute cette affaire, c'est ce fait
(car j'ai répété l'expérience et me suis convaincu que c'est un
fait), que l'ouverture circulaire en question n'est visible que d'un
seul point, et cet unique point de vue, c'est l'étroite corniche sur le
flanc du rocher.

Dans cette expédition à l'_Hôtel de l'Évêque_, j'avais été suivi
par Jupiter, qui observait sans doute depuis quelques semaines mon air
préoccupé, et mettait un soin particulier à ne pas me laisser seul.
Mais, le jour suivant, je me levai de très grand matin, je réussis à
lui échapper, et je courus dans les montagnes à la recherche de mon
arbre. J'eus beaucoup de peine à le trouver. Quand je revins chez moi
à la nuit, mon domestique se disposait à me donner la bastonnade.
Quant au reste de l'aventure, vous êtes, je présume, aussi bien
renseigné que moi.

--Je suppose, dis-je, que, lors de nos premières fouilles, vous aviez
manqué l'endroit par suite de la bêtise de Jupiter, qui laissa tomber
le scarabée par l'œil droit du crâne au lieu de le laisser filer par
l'œil gauche.

--Précisément. Cette méprise faisait une différence de deux pouces
et demi environ relativement _à la balle_, c'est-à-dire à la position
de la cheville près de l'arbre; si le trésor avait été sous
l'endroit marqué par _la balle_, cette erreur eût été sans
importance, mais _la balle_ et le point le plus rapproché de l'arbre
étaient deux points ne servant qu'à établir une ligne de direction;
naturellement, l'erreur, fort minime au commencement, augmentait en
proportion de la longueur de la ligne, et, quand nous fûmes arrivés à
une distance de cinquante pieds, elle nous avait totalement dévoyés.
Sans l'idée fixe dont j'étais possédé, qu'il y avait positivement
là, quelque part, un trésor enfoui, nous aurions peut-être bien perdu
toutes nos peines.

--Mais votre emphase, vos attitudes solennelles, en balançant le
scarabée!--quelles bizarreries! Je vous croyais positivement fou. Et
pourquoi avez-vous absolument voulu laisser tomber du crâne votre
insecte, au lieu d'une balle?

--Ma foi! pour être franc, je vous avouerai que je me sentais quelque
peu vexé par vos soupçons relativement à l'état de mon esprit, et je
résolus de vous punir tranquillement, à ma manière, par un petit brin
de mystification froide. Voilà pourquoi je balançais le scarabée, et
voilà pourquoi je voulus le faire tomber du haut de l'arbre. Une
observation que vous fîtes sur son poids singulier me suggéra cette
dernière idée.

--Oui, je comprends; et maintenant il n'y a plus qu'un point qui
m'embarrasse. Que dirons-nous des squelettes trouvés dans le trou?

--Ah! c'est une question à laquelle je ne saurais pas mieux répondre
que vous. Je ne vois qu'une manière plausible de l'expliquer,--et mon
hypothèse implique une atrocité telle, que cela est horrible à
croire. Il est clair que Kidd,--si c'est bien Kidd qui a enfoui le
trésor, ce dont je ne doute pas, pour mon compte,--il est clair que
Kidd a dû se faire aider dans son travail. Mais, la besogne finie, il a
pu juger convenable de faire disparaître tous ceux qui possédaient son
secret. Deux bons coups de pioche ont peut-être suffi, pendant que ses
aides étaient encore occupés dans la fosse; il en a peut-être fallu
une douzaine.--Qui nous le dira?


[Note 1: La prononciation du mot _antennœ_ fait commettre une méprise
au nègre, qui croit qu'il est question d'étain: _Dey aint no tin in
him_. Calembour intraduisible. Le nègre parlera toujours dans une
espèce de patois anglais, que le patois nègre français n'imiterait
pas mieux que le bas normand ou le breton ne traduirait l'irlandais. En
se rappelant les orthographes figuratives de Balzac, on se fera une
idée de ce que ce moyen un peu physique peut ajouter de pittoresque et
de comique, mais j'ai dû renoncer à m'en servir, faute d'équivalent.

C. B.]

[Note 2: Calembour. _I nose_ pour _I know_.--_Je le sens_ pour _Je le
sais_.--C. B.]


[Figure 13]



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le scarabée d'or" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home