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Title: Comment on devient écrivain
Author: Albalat, Antoine
Language: French
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ÉCRIVAIN ***



  ANTOINE ALBALAT

  COMMENT
  ON DEVIENT
  ÉCRIVAIN

  LA VOCATION ET LE SUCCÈS--COMMENT ON ÉCRIT UN ROMAN--LA TECHNIQUE ET
  LES PROCÉDÉS DU ROMAN--COMMENT ON ÉCRIT DES LIVRES D’HISTOIRE ET DES
  LIVRES D’ÉRUDITION--CE QUE DOIT ÊTRE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE--COMMENT
  ON FAIT UN SERMON--LA TRADUCTION COMME MOYEN DE FORMER SON STYLE--LE
  JOURNALISME ET LES CONFÉRENCES--GUIDES ET CONSEILLERS LITTÉRAIRES.


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  8, RUE GARANCIÈRE--6e

  Tous droits réservés



DU MÊME AUTEUR:


L’Art d’écrire enseigné en vingt leçons. Un vol. in-18, broché. 50e
mille. (COLIN, édit.).

La Formation du style par l’assimilation des auteurs. Un vol. in-18. 19e
mille, broché. (COLIN, édit.).

Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands
écrivains. Un vol. in-18. 17e mille. Ouvrage couronné par l’_Académie
française_. (COLIN, édit.).

Comment il faut lire les auteurs classiques français. Un vol. in-18. 10e
mille. Ouvrage couronné par l’_Académie française_.

Comment il ne faut pas écrire. Un vol. in-18. 10e mille. (PLON, édit.).

Souvenirs de la vie littéraire. Un vol. in-18. 3e mille. (CRÈS, édit.).

Les Ennemis de l’art d’écrire. Un vol. in-18. (LIBRAIRIE UNIVERSELLE).
(_Épuisé_).

Ouvriers et procédés (critique littéraire). Un vol. in-18. (HAVARD,
édit.). (_Épuisé_).

Le Mal d’écrire et le roman contemporain. Un vol. in-18. (FLAMMARION,
édit.). (_Épuisé_).

Marie, roman. Un vol. (COLIN, édit.). (_Épuisé_).

L’Amour chez Alphonse Daudet. Un vol. (_Épuisé_). (OLLENDORFF, édit.).

Une Fleur des tombes, roman. (HAVARD, édit). (_Épuisé_).

L’Impossible pardon, roman. Un vol. (_Épuisé_).

Lacordaire. Un vol. (VITTE, édit.).

Joseph de Maistre. Un vol. (VITTE, édit.).

Pages choisies de Louis Veuillot. Avec une introduction critique. Un
vol. in-18. (VITTE, édit.).

Frédéric Mistral. Son génie et son œuvre. (SANSOT, édit.).


Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1925.



Copyright 1925 by Plon-Nourrit et Cie.

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.



A

MONSIEUR ET MADAME LOUIS PETERS

Hommage de fidèle et respectueuse amitié.



PRÉFACE


La vocation littéraire est une disposition générale pour l’art d’écrire,
qui se développe par la lecture et qui peut s’appliquer à tous les
genres de productions, romans, histoire, érudition, critique... On se
trompe très souvent sur sa propre tournure d’esprit; tel débute par des
essais philosophiques qui excelle plus tard dans la peinture des
réalités vivantes. Il est difficile de bien connaître les premières
raisons de nos goûts, et de démêler les influences qui déterminent le
choix d’un sujet ou d’un livre. La plupart du temps, au lieu de se
recueillir et de mûrir son talent, on est pressé d’écrire, on publie à
la hâte, au hasard, sans réflexion et sans but.

Pour éviter les fâcheuses conséquences qu’entraîne cette précipitation,
il m’a paru utile de donner quelques conseils de conduite et de travail
à ceux qu’un goût invincible pousse vers la carrière littéraire.

On nous dira: «Vous voulez nous enseigner à faire du roman et de
l’histoire? Quelle est votre compétence? Quels sont vos titres? Voyons
vos œuvres.»

L’objection est nulle. Si je dénonce dans ces pages la médiocrité du
roman contemporain, je ne conserve personnellement aucune illusion sur
la valeur des quelques romans que j’aie pu écrire. Je crois voir
nettement ce qui m’a manqué, et non moins clairement ce qui manque aux
autres; et voilà pourquoi je suis persuadé que mes conseils peuvent être
profitables, n’eussent-ils pour résultat que de mettre mes lecteurs en
garde contre les défauts que je n’ai pas su ou pas eu le temps d’éviter.
Trente ans de labeur et de lectures me semblent une expérience
suffisante pour guider et conseiller ceux qui sont aux prises avec la
difficulté d’écrire. La plupart des Cours et des Manuels ont été rédigés
par des professeurs qui ne passent pas pour des prosateurs de génie, et
je ne sache pas qu’on leur en ait fait un reproche. Qu’on ait publié des
livres passables, qu’on en ait publié d’excellents, qu’on n’en ait point
publié du tout, chacun peut enseigner la littérature et le style, s’il a
du jugement, du sens critique, de la lecture,--et surtout s’il croit
avoir quelque chose à dire.

A. A.



CHAPITRE PREMIER

La vocation et le succès

L’ambition d’écrire.--La carrière littéraire.--Les dispositions
littéraires.--La question du talent.--La vraie vocation.--Le public et
le succès.--Comment se fait le succès.--Le rôle de la critique.--Le
lancement d’un livre.--Les prix littéraires.--La réclame et la vente.


Écrire est une noble ambition, mais pour écrire il faut avoir du talent.
Êtes-vous sûr d’avoir du talent? La nature donne souvent la vocation
sans donner le talent. Un poète médiocre a autant de prétention qu’un
grand poète. Les fausses vocations ressemblent aux vocations véritables:
elles ont les mêmes exigences, elles procurent les mêmes joies, elles
inspirent le même orgueil. Je connais un auteur qui n’a aucune espèce de
talent, qui a déjà publié bien des volumes et qui s’indigne à l’idée
qu’on veuille enseigner à écrire. «Non, dit-il, mille fois non, ça ne
s’enseigne pas. On est écrivain ou on ne l’est pas.» Le malheureux est
lui-même, sans le savoir, le pire des écrivains. On refait ses phrases à
mesure qu’on les lit. Il écrit naturellement mal, comme d’autres
écrivent naturellement bien. Sa vanité et son mauvais goût lui ont fait
une sorte de réputation à rebours. Il a le verbe haut, il dit: «Mes
livres, mes œuvres, mon métier...» Il est fier d’être homme de lettres.

La nature n’accorde pas à tout le monde les mêmes dons. Vous êtes
peut-être né pour être un écrivain de troisième ordre, comme tel autre
est peut-être né pour être un écrivain de premier ordre. Il existe un
exemple célèbre de la fausse vocation: c’est Chapelain. Sa famille,
chose rare, le destinait à la poésie; il passa pour un grand poète
pendant les vingt années qu’il mit à composer _la Pucelle_. Dès que
l’ouvrage parut, Chapelain eut la réputation du plus mauvais poète de
son temps.

La poésie est la première des tentations; très peu y échappent. Quel
littérateur ne s’est pas cru poète? Sainte-Beuve même, esprit critique
s’il en fut, débuta par la poésie. Chateaubriand ne consentit jamais à
avouer qu’il faisait de mauvais vers; il en appelait timidement à M. de
Fontanes: «M. de Fontanes, disait-il, prétendait que j’avais les deux
instruments.» Méry, débutant en littérature, fit ses offres de services
à un directeur de journal, qui lui demanda: «Que savez-vous
faire?--Tout! dit Méry, jusqu’à un poème épique» et c’était vrai. Les
hommes les plus prosaïques ont d’abord commencé par faire des vers, s’il
faut en croire le vieux dicton: «Grattez le financier, vous trouvez le
poète.» «Il n’y a rien de plus intéressant, disait Chateaubriand, dans
son style sérieux, qu’un jeune homme qui cultive les Muses.» Nous avons
tous connu des camarades de collège qui écrivaient leurs dissertations
philosophiques aussi facilement en vers qu’en prose; et des esprits
distingués ont mis en alexandrins le Code et la géométrie, tout comme
Benserade mettait l’histoire romaine en rondeaux.

L’ambition d’écrire fait partie de ce fond de vanité qui est le propre
de tous les mortels. On veut écrire, non pas parce qu’on croit avoir
quelque chose à dire, mais pour le plaisir de faire parler de soi. Rien
n’est plus commun que la vocation littéraire; rien n’est plus rare que
le talent. Parmi nos centaines d’auteurs contemporains, à peine quelques
noms originaux méritent-ils de survivre. Le reste constitue
l’innombrable armée des assimilateurs qui vivent du talent d’autrui.

Le choix d’une carrière a dans la vie une importance que les natures
positives comprennent de bonne heure et que les rêveurs de la plume
entrevoient toujours trop tard. L’effort très moyen de discipline et de
recherche qu’exigent la plupart des positions libérales est presque
toujours assez rapidement récompensé par le gain d’une situation
pratique. On peut devenir un bon avocat ou un bon médecin sans avoir une
très forte vocation. La vocation littéraire est bien différente. Elle
est irrésistible, rien n’en garantit le succès. Un bon avocat eût pu
être un bon médecin; un mauvais littérateur ne fera jamais un bon avoué.

Si la littérature est difficilement une carrière pour un homme, c’est
encore pire pour une femme. Les femmes s’imaginent avoir la vocation
parce qu’elles écrivent plus naturellement que les hommes, quand elles
écrivent _pour elles_. Mais autre chose est de rédiger son journal ou
des lettres d’amies, autre chose est d’écrire pour le public. Même si
l’on s’obstine, même si la vocation est véritable, à quoi arrive-t-on?
«Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, dit Néera, on perd un peu plus de
temps, un peu plus de force, un peu plus d’argent, un peu plus
d’illusions. La proportion de la réussite étant de un sur cent (je la
mets à ce taux pour ne pas décourager les néophytes, mais en réalité
elle est bien moindre), il est fatal que les quatre-vingt-dix-neuf
autres ont espéré, lutté, travaillé en vain.»

Ce sera toujours une grosse question que de savoir si l’on a vraiment
les qualités nécessaires pour être un bon écrivain. Lorsqu’on voit
Flaubert, à la lecture des essais de Maupassant, se contenter de dire:
«Je ne sais pas si vous aurez du talent; pour le moment, vous avez des
dispositions», il est permis d’excuser les parents qui ne croient pas
aveuglément à l’avenir littéraire de leur fils. D’incontestables
écrivains n’ont pas montré dans leur jeunesse des aptitudes bien
décisives. On sait après quels tâtonnements Balzac a fini par trouver sa
voie. Pierre Loti ne fit pas preuve dans ses classes d’un bien précoce
talent[1]...

  [1] Le succès dépend souvent de très peu de chose. Sait-on comment
    débuta Charles Monselet? La _Renaissance_ nous l’apprend: par une
    lettre d’Émile de Girardin adressée à M. Rouy, gérant de la
    _Presse_:

      «Monsieur Rouy,

      «Je donne cette lettre à _M. Charles Monselet_ qui est un jeune
      homme plein de mérite, qui a une _charmante écriture_, et que je
      vous engage à prendre avec vous pour _mettre vos livres à jour_,
      faire _la correspondance_ et vous servir d’_intermédiaire_. Il se
      contente de 1 200 francs par an. Je pourrai lui faire gagner un
      _supplément dans le feuilleton_. Il a vraiment du talent (il est
      tout à fait hors ligne). Il a été dans _le commerce_ à Bordeaux.

      «E. de Girardin.»

    Le spirituel Monselet recommandé par Girardin, pour mettre «les
    livres à jour»!...

On ne réfléchit pas; on se dit: «Pourquoi ne tenterais-je pas la fortune
littéraire? Ce n’est pas par le talent qu’on arrive, mais par la
camaraderie et les relations. L’homme de génie reste à la porte d’un
journal où trône une rédaction médiocre. Un quart d’heure de
recommandation vaut dix années de travail. Librairies, théâtre ou
journaux, la littérature est une organisation commerciale dont les
débouchés industriels se multiplient tous les jours. Pourquoi n’y
aurait-il pas une place pour moi, quand il y en a pour tant d’autres?»

Et on se lance.

L’avenir seul dira si l’on a eu tort ou raison...

En attendant, puisque le choix est fait et que le sort en est jeté,
prenez la plume et écrivez, à condition toutefois d’assurer d’abord
votre vie matérielle. Soyez fonctionnaire, ayez une situation ou des
rentes, et vous pourrez vous permettre de «faire de la littérature».
Flaubert prétendait que les Lettres sont un luxe et Buffon déclarait
qu’il faut mettre des manchettes pour écrire. On dit que la misère est
un stimulant. Je n’en crois rien. La misère tue l’inspiration; elle a
fait un révolté de Vallès.

Béranger disait aux jeunes gens: «Ne comptez pas sur les Lettres pour
vivre. La littérature doit être une _canne_ à la main, jamais une
_béquille_. Si vous n’avez aucune autre ressource pour vivre, la
profession des lettres vous tiendra incessamment dans de telles
incertitudes sur les moyens d’exister, que vous ne pourrez sans
imprudence ni fonder une famille, ni être assuré d’échapper à la
pauvreté dans votre vieillesse.»

Qu’on ait du talent ou non, l’enjeu est terrible: on est un _raté_, si
on échoue. Daudet a été dur pour les ratés. La vie est si injuste; le
succès si incertain; tant de méchants auteurs réussissent, que le mot
raté ne devrait plus être un terme de mépris. Où commence le raté et où
finit-il? Un écrivain connu, et qui meurt pauvre, est-il plus raté qu’un
écrivain riche mais ignoré? On peut avoir de la réputation et ne pas
avoir de succès. Barbey d’Aurevilly, Gilbert, Hégésippe Moreau,
Verlaine, Glatigny, Villiers de l’Isle-Adam, Gérard de Nerval furent des
bohèmes; peut-on dire qu’ils ont été des ratés?

En somme, on joue sa vie pour savoir si on aura du talent. Évidemment la
confiance en soi est nécessaire; mais qui peut se croire capable
d’écrire pendant des années des ouvrages intéressants? Je connais des
malheureux qui ont eu ce courage et auxquels un beau jour le souffle a
manqué. Libraires et revues ont fini par refuser leurs œuvres, et ils se
sont trouvés au seuil de la vieillesse à peu près sans notoriété et sans
fortune. Ils ont eu du talent; ils n’avaient pas prévu qu’ils n’en
auraient plus.

Il y a deux sortes de vocations: les vocations précoces et les vocations
tardives. La plupart des débutants ont le tort de débuter trop tôt. La
démangeaison d’écrire les pousse à barbouiller du papier à un âge où
l’on ne peut faire que de l’imitation et du pastiche. Les enfants
sublimes sont rares, Victor Hugo célèbre à dix-huit ans, Flaubert bon
prosateur au sortir du collège, Bossuet prêchant à quinze ans à l’hôtel
de Rambouillet...

Il y a aussi les vocations tardives, celles qui hésitent, qui se
cherchent, les tâtonnements de Balzac, Rousseau écrivain à quarante ans,
Lamartine imitant Parny. Par contre, des jeunes gens qui n’annonçaient
que de faibles dispositions se mettent tout à coup à avoir du talent.

D’autres ont non seulement la production facile, mais possèdent surtout
l’art de la faire valoir. Perpétuels geignards, quémandeurs
infatigables, on les rencontre dans tous les cabinets de rédaction.
Aucune humiliation ne les rebute. A force de démarches et d’intrigues,
ils réussissent à placer dans les journaux leur inlassable manuscrit,
article, nouvelle ou roman, en attendant l’occasion de se présenter à
l’Académie. Leur méthode n’est pas à la portée de tout le monde.

La lecture est la grande créatrice des vocations littéraires. On lit et,
à force de lire, l’envie vous prend aussi d’écrire.

«La plupart des enfances littéraires, dit Marcel Prévost, sont
caractérisées par cette boulimie qui fait absorber pêle-mêle les
classiques, les vieux feuilletons, les bouquins religieux, les préfaces
des dictionnaires, la collection du _Conservateur_ et Jean-Nicolas
Bouilly... L’enfant qui a envie de lire n’importe quoi a l’étoffe d’un
intellectuel, voire d’un écrivain et d’un savant[2].»

  [2] _Revue de France_, 15 novembre 1922.

                   *       *       *       *       *

La vocation littéraire consiste essentiellement dans ce don d’imitation
et d’assimilation qui vous pousse à écrire à votre tour un livre, un
roman, des pensées ou des impressions personnelles.

Il ne faudrait pas s’imaginer que les écrivains les plus précoces sont
ceux qui se débrouillent le mieux et arrivent le plus vite. Ce sont
quelquefois les moins doués qui montrent le plus d’ambition.

Il y a une autre catégorie d’auteurs, mais beaucoup plus rares. Ce sont
les «modestes». Ceux-là ne demandent rien à personne, passent leur vie à
l’écart et, n’ayant, comme dit George Sand, «d’autres richesses que leur
encrier», se considèrent comme arrivés, dès qu’ils ont conquis un peu
d’indépendance et trouvé quelque débouché.

On trouve cependant des gens qui sont rebelles à leur propre vocation.
Nous avons tous connu l’amateur qui n’écrit pas et qui pourrait écrire.
On a beau le solliciter: «Pourquoi ne publiez-vous rien?» Il sourit: «A
quoi bon augmenter la quantité des mauvais ouvrages?» Ce dilettante, bon
juge des autres et de lui-même, est extrêmement rare.

Mais à quoi bon les exemples? Il faut se décider. Si la vocation est
indomptable, si l’inspiration est irrésistible, alors, encore une fois,
n’hésitez pas, entrez dans la mêlée, acharnez-vous à vaincre
l’indifférence du public et combattez sans illusion. La lutte sera dure,
l’encombrement est inouï.

On est épouvanté, quand on suit d’un peu près le mouvement littéraire de
notre époque. Jamais on n’a vu se déchaîner une telle frénésie de
production, de publicité, d’argent, de réclame. Certes, de tout temps
les écrivains ont cherché le succès, mais jamais avec cette soif de
réalisation cynique et immédiate.

Qu’est-ce donc que le succès?

Dans un livre très intéressant, M. Gaston Rageot définit le succès: «Le
fait que l’œuvre d’une personnalité a été _adoptée_ par une
collectivité.» La définition est un peu vague. Tout dépend du sens qu’on
donne au mot _adopté_. En disant «adopté par le public», M. Rageot a
certainement voulu dire: qui plaît au public. Même avec ce sens-là,
l’affirmation garde encore quelque chose de trop absolu. Un livre comme
_Nana_ ou _la Terre_ de Zola peut avoir un succès de scandale, sans
qu’on puisse dire qu’il ait plu ou qu’il ait été _adopté_ par le public.
On dit quelquefois d’une pièce de théâtre: «C’est un succès» et la pièce
ne va pas loin. Il y a des succès passagers et il y a des succès
durables. Au fond qu’est-ce qui prouve le succès? Le tirage même d’un
volume n’est pas une présomption. Il y a de faux tirages, des affiches
menteuses, des ouvrages dont on parle peu et qui se vendent, et des
ouvrages dont on parle beaucoup et qui ne se vendent pas.

«La richesse et la réussite, dit M. Alfred Mortier, ont un pouvoir si
enivrant que j’ai vu de grands écrivains ne faire état que de cela, et
raisonner sur ce point comme le dernier des librettistes de music-hall.
Je me rappelle à ces propos une phrase d’Émile Zola. Un jour qu’on
vantait devant lui le talent d’un de ses rivaux: «Peuh! fit-il
dédaigneusement, il ne tire qu’à 50 000!» Ne croirait-on pas entendre
quelque Félix Potin raillant le petit chiffre d’affaires d’un épicier
concurrent?

«Mais que prouve le succès?

«Raisonnons. Est-ce le suffrage de mille, de dix mille, de cent mille,
de cinq cent mille personnes? Est-il fonction du nombre, les
romans-cinéma ont bien plus de lecteurs qu’Anatole France; s’il est
fonction de la partie cultivée de la nation, il y a encore une élite
dans cette élite; les avocats, professeurs, médecins, bref «les
humanistes» ne sont-ils pas mieux qualifiés pour juger que les
négociants, les financiers, les gens de cercle, les sportsmen?

Il y aurait donc plusieurs espèces de publics! Il semblerait. Un auteur
applaudi cinquante fois à la Comédie-Française estimera bien plus son
succès que celui d’un de ses confrères joué trois cents fois à l’ancien
Ambigu.

En vérité, je vous le dis, le succès est une énigme singulière.
Peut-être, pour la résoudre, faudrait-il tenir compte de l’épreuve du
temps[3].»

  [3] _Comedia_, 31 mars 1922.

Voyez, en effet, la destinée des œuvres célèbres. La publication des
_Odes et ballades_ de Victor Hugo n’eut pas grand retentissement. Vigny
vendit peu ses premiers poèmes. On préférait Frédéric Soulié à Balzac.
D’Arlincourt fut aussi illustre que Chateaubriand. Stendhal n’a été
compris que quarante ans après sa mort[4]...

  [4] Cf. H. D’ALMÉRAS, _Ce qu’on lisait il y a un siècle_. _Grande
    Revue_, décembre 1923.

«Il suffit, dit Rosny aîné, de fréquenter divers milieux littéraires
pour se rendre compte de l’instabilité et de la cocasserie de la gloire.
Il fut un temps où Alfred de Musset était tombé dans le troisième
dessous parmi la génération _alors_ nouvelle (hélas!). On entend de nos
jours couramment dire dans les milieux jeunes: «Hugo? _Ça_ n’existe pas.
Loti n’offre aucun intérêt. Flaubert, il faut le déboulonner.» Mais
c’est dans le grand public, loin de Paris et des villes importantes, que
la gloire révèle toute sa misère. On peut à peine se figurer le nombre
de gens qui ignorent totalement Rabelais, Molière, Racine, Lamartine,
Baudelaire--ou Ampère, Berthelot, Lavoisier, Lamarck...

«Depuis plus de vingt ans, je m’amuse à interroger, sur ce sujet, au
cours de mes voyages ou de mes villégiatures, des gens très simples.
J’obtiens les réponses les plus ahurissantes.

«Dans les milieux simples, la gloire apparaît comme une balançoire. Les
plus grands des humains n’y laissent qu’un sillage très indistinct, et
le plus souvent rien du tout...

«Même dans les milieux moins simples, la renommée est fréquemment une
chose ridicule et désordonnée. Personne à peu près ne connaît les _plus
grands savants_, ceux qui ont contribué à nous faire pénétrer dans le
mystère du monde. La gloire des écrivains et des artistes va au petit
bonheur.

«Une jeune dame, grande lectrice, me disait, il y a trois ans, sur une
plage:

«--Le livre de vous que j’aime le plus, c’est _Fromont jeune et Risler
aîné_.

«Pauvre Daudet!»

                   *       *       *       *       *

Comment expliquer le succès? Le fabrique-t-on? Peut-on lancer un livre
comme on lance un produit commercial? On a prétendu que le succès
dépendait d’un bon éditeur. «L’argent est là pour activer les choses,
dit Albert Cim... Et soyez tranquille, si inepte, si piètre et pitoyable
que soit ce fruit de votre veine, il se vendra, atteindra même un
mirobolant chiffre de tirage, pourvu seulement que vous ne lésiniez pas,
que la réclame soit copieuse et variée, incessante, étourdissante et
infatigable[5].»

  [5] _le Dîner des gens de Lettres_, p. 46.

La prédiction est exagérée. La réclame seule n’a jamais fait réussir un
livre; on n’impose pas au public un ouvrage insignifiant... Qu’un bon
lancement pousse les lecteurs, c’est possible, mais ce n’est pas tout.
Quand le succès de _Kœnisgmark_, le premier livre de Pierre Benoit,
s’est déclaré en librairie, on avait déjà lu le roman en revue, on en
parlait, la rumeur montait. L’éditeur n’eut qu’à activer le mouvement.
De même pour _Maria Chapdelaine_ d’Hémon. Le public donna le signal; la
réclame ne vint qu’après. On a vu des éditeurs dépenser beaucoup
d’argent sans pouvoir lancer un livre. Si l’ouvrage ne plaît pas, les
plus belles annonces du monde, «chef-d’œuvre du jour... cent mille
exemplaires vendus»... rien ne soulève l’indifférence du public. Qui
pouvait prévoir la vogue de Georges Ohnet? Son premier volume, _Serge
Panine_, ne se vendait pas; tout à coup sans bruit, sans réclame, le
roman s’enlève, on en charge des wagons...

Les trois quarts du temps, le succès se fait de vive voix, de bouche à
bouche, par les femmes, les conversations et les salons. Comme pour la
calomnie, la rumeur se propage, désigne l’œuvre. On redoutait, au
dix-huitième siècle, les arrêts de Mme Geoffrin. C’est Mme de Tencin qui
fit lire _l’Esprit des lois_. Toutes les dames voulurent avoir cet
ouvrage, qui n’est pourtant pas folâtre. L’influence même des salons
n’est pas toujours infaillible. On sait comment _Paul et Virginie_ fut
accueilli chez Mme Necker. M. de Buffon regarda sa montre et demanda ses
chevaux.

En réalité, le succès ne vient pas du dehors, mais du _dedans_ d’un
livre. Pour que le bruit éclate, il faut que le livre plaise, qu’il
réponde à ce qu’attend le public.

Tout livre est susceptible de donner une sensation; cette sensation
diffère suivant les lecteurs. C’est nous qui faisons la signification
d’un ouvrage. Un volume ne contient jamais que ce que nous y mettons, et
ne nous plaît que si nous y trouvons l’écho de nos sentiments et de nos
idées. C’est en partant de ce principe que le docteur Roubakine a écrit
son _Introduction à la psychologie bibliographique_[6], où il examine la
possibilité d’une enquête à faire sur l’influence intellectuelle et
morale des livres. Le docteur Roubakine voudrait établir cette enquête
en demandant directement aux lecteurs comment ils lisent, ce qui les
frappe, ce qu’ils cherchent, ce qu’ils aiment, ce qui les froisse... Le
résultat de ce referendum pourrait être curieux.

  [6] Deux vol. Povolovsky.

Le succès d’un volume se fait surtout sous forme de conversations, de
relations sociales. L’admiration est contagieuse. «La gloire d’un
écrivain, dit Flaubert, ne relève pas du suffrage universel, mais d’un
petit nombre d’intelligences qui, à la longue, impose son jugement.» Il
suffit même parfois d’une seule personne pieusement obstinée. Mlle Read
a plus fait pour Barbey d’Aurevilly que cent réclames d’éditeurs. En
continuant à publier ses œuvres posthumes, elle a donné à la mémoire de
Barbey une survivance de gloire que le grandiloquent romantique n’eût
peut-être pas obtenue après sa mort.

La critique littéraire crée quelquefois la renommée et le succès. Gœthe
fit connaître Manzoni; Balzac signala Stendhal; La Boétie fut mis en
lumière par Montaigne; Lamartine lança Mistral; Mirbeau découvrit
Maeterlinck; Scherer inventa Amiel. _Dominique_ de Fromentin n’a
commencé à être lu que depuis l’article de Paul Bourget en 1882, et
c’est l’étude de Taine qui a définitivement établi la réputation de
Stendhal. Le nom est lancé, l’œuvre s’impose, le public suit. C’est en
ce sens qu’on peut dire très justement que les critiques sont des
créateurs de valeur.

Les auteurs les plus célèbres n’ont pas toujours conquis la gloire du
premier coup. Balzac avait contre lui la critique et le journalisme.
«Personne ne prononçait le nom de la _Chartreuse de Parme_ dans le Paris
lettré de 1838.» Le livre de _l’Amour_ eut une vente dérisoire. Les
Goncourt ne connurent jamais les grands tirages. Les livres de Jules
Vallès, ces monographies si vivantes d’un homme «qui avait de l’inouï
plein ses poches», n’ont eu que très peu d’éditions. M. d’Alméras a
publié deux volumes d’interviews où nos contemporains les plus notoires
ont raconté les difficultés de leurs débuts. Un premier ouvrage n’est
pas toujours une réussite, mais une amorce, un commencement de capital,
les premiers cent sous d’un livret de caisse d’épargne.

Aujourd’hui, pour lancer un ouvrage, ce n’est plus à la critique qu’on
s’adresse. On exploite des moyens plus violents, exorbitantes réclames,
fausses éditions, surenchères de publicité, insertions à prix d’or. Le
moindre volume est présenté comme un événement: «Œuvre magistrale...
Chef-d’œuvre attendu... Immense retentissement...» Cette débauche de
réclame a pris des proportions qui dépassent tout ce qu’ont pu faire nos
aïeux dans l’art d’exploiter la vente et d’attirer les lecteurs. «En
Afrique, disait Henri Heine, cité par Stapfer, quand le roi du Darfour
sort en public, un panégyriste va criant devant lui de sa voix la plus
éclatante: «Voici le buffle, le vrai buffle, le seul buffle!» Ainsi
Sainte-Beuve, chaque fois que Victor Hugo se présentait au public avec
un nouvel ouvrage, courait jadis devant lui, embouchait la trompette et
célébrait le buffle de la poésie. Le doux Lamartine lui-même répondait
aux amis qui lui reprochaient d’utiliser la réclame: «Dieu lui-même a
besoin qu’on le sonne.» Quant à Victor Hugo, il s’entendait comme pas un
à se mettre en valeur. La veille de la publication du _Roi s’amuse_, il
fit annoncer que mille exemplaires étaient retenus d’avance. La huitième
édition de _Notre-Dame de Paris_ n’était, en réalité, que la seconde, et
Victor Hugo accuse quinze éditions des _Orientales_ en trois mois, ce
qui est un colossal mensonge.»

Très souvent, c’est le scandale qui pousse un livre. 55 000 exemplaires
de _Nana_ se vendirent en un jour, après _l’Assommoir_, il est vrai.
Sans le procès intenté à l’auteur, _Madame Bovary_ eût-elle si bien
réussi? Le manuscrit avait été vendu 400 francs à l’éditeur.

Il y a des succès spontanés, que rien ne fait prévoir. Personne n’a
lancé Pierre Loti. Célèbre le lendemain de la publication de _Rarahu_,
Loti ne fréquentait ni les journaux ni les salons et n’habitait même pas
Paris. Il a conservé sa réputation jusqu’au bout; on n’a jamais cessé de
la lire.

Par contre, certains auteurs n’arrivent pas à prolonger leur vogue.
Georges Ohnet a toujours gardé son dialogue dramatique, sa séduction
romanesque, le même art de camper ses personnages, la même artificielle
supériorité d’exécution; et pourtant le succès est toujours allé
décroissant. Essayez de relire _le Maître de forges_ ou _la Comtesse
Sarah_, vous vous demanderez ce qui a bien pu causer un tel engouement.

Les auteurs peu lus s’indignent de voir le succès de certains confrères
qui ne leur sont pas sensiblement supérieurs. Ils ont raison de
s’étonner. On n’arrivera jamais à comprendre pourquoi tel auteur se vend
et pourquoi tel autre auteur ne se vend pas. Je m’explique très bien la
réputation des romans d’Henry Bordeaux; je m’explique beaucoup moins que
les romans de Barracand soient si peu connus. Parmi les auteurs qui ne
se vendent pas, beaucoup méritent leur sort; parmi ceux qui se vendent,
en trouverez-vous beaucoup qui méritent leur vogue?

On croit quelquefois tenir le succès, et c’est la déroute qui arrive,
comme pour la publication du _Député d’Arcis_ de Balzac. Imitant
l’exemple du _Journal des Débats_ et du _Constitutionnel_, qui s’étaient
très bien trouvés d’avoir publié l’un _les Mystères de Paris_, l’autre
le _Juif errant_, un grand journal royaliste de l’époque voulut, pour
refaire sa prospérité, donner en feuilleton la nouvelle œuvre de Balzac,
_le Député d’Arcis_. La chose fut annoncée bruyamment et on comptait sur
un triomphe. Le roman souleva de telles protestations chez les abonnés,
qu’on dut en suspendre la publication. Balzac consentit à ne recevoir
que 5 000 francs, au lieu des 15 000 qu’on lui devait, ce qui prouve
qu’il n’était pas toujours un homme d’argent[7].

  [7] _Anecdotes et souvenirs_, par Th. MURET, p. 64.

Si la Critique n’est plus capable aujourd’hui de créer le succès, elle
peut encore l’arrêter, comme on l’a vu pour Georges Ohnet, après
l’article de Jules Lemaître.

Les romanciers tiennent à l’estime de la Critique, mais ils tiennent
encore plus à vendre leurs livres. Ceux qui écrivent bien et ne se
vendent pas, méprisent ceux qui se vendent bien et écrivent mal. Le
succès et le talent seront toujours deux choses distinctes et qui
quelquefois se nuisent. Certains romans ne réussissent pas, uniquement
parce qu’ils sont trop bien écrits. «Le style gêne le public», disait
Girardin à Théophile Gautier, chargé de continuer dans _la Presse_ un
roman d’Alexandre Dumas.

Un bon procès est souvent le meilleur des lancements. Il éclate parfois
sans qu’on le cherche, comme pour les _Fleurs du mal_ et _Madame
Bovary_, et c’est alors une chance que de mériter par son talent la
notoriété que donne le scandale.

«Cependant aucun de nos écrivains, dit Paul Acker[8], n’a encore tenté
ce que tenta dernièrement un journaliste américain. Il avait publié un
roman dont personne ne parlait. Afin d’attirer l’attention sur lui, il
tua un Chinois. Le jour du jugement, il avoua avec une grande aisance
qu’il avait tué ce Chinois afin qu’on connût le meurtrier et qu’on
achetât son roman. Je ne sais si on acheta le livre, mais lui fut
condamné à mort. Je voudrais qu’on l’eût condamné à mort, moins encore
pour avoir voulu tuer un Chinois, que pour s’être formé de la réussite
littéraire une idée si méprisable.»

  [8] _Correspondant_, 10 juillet 1906.

De nos jours, les grands dispensateurs de gloire, ce sont les prix
littéraires (prix Goncourt, prix Balzac, _Vie heureuse_). Le public n’a
plus confiance dans la critique, mais il éprouve toujours le besoin
d’être guidé dans ses lectures. Malheureusement il y a trop de prix. Un
prix ne prouve qu’une chose: c’est qu’un livre, comme dit Musset, a plu
à une dizaine de personnes, ce qui peut arriver à bien des livres. La
conséquence des prix officiels, c’est de frapper d’une présomption
d’infériorité tous les ouvrages qui ne portent pas l’estampille d’une
récompense. Il ne serait pourtant pas difficile de trouver chaque année
vingt volumes qui méritent le prix qu’on accorde à un seul.

«Il nous fallait, dit Maurice Prax, cinq ou six prix littéraires pour
couronner les cinq ou six beaux livres qui peuvent paraître chaque
année. Nous les avons. C’est très bien... Il faut couronner les beaux
livres...

«Mais s’il y a cent, deux cents, trois cents prix littéraires, ces prix,
fatalement, ne peuvent aller à de bons livres--car il n’y a pas trois
cents bons livres dans une année... Ces prix vont forcément à des œuvres
sans mérite, à des œuvres nulles... Or, dans un pays où il y a des
malheureux, des familles nombreuses écrasées de charges, des malades,
des infirmes, c’est un gros péché d’aller pécuniairement encourager la
nullité, le non-talent, le temps perdu...»

Le public n’est qu’à moitié dupe de cette comédie: il achète le volume
couronné, mais il ne se croit pas tenu de suivre l’auteur. L’année
d’après, c’est le nouveau prix qu’il achètera. Encore ne lit-on pas ces
ouvrages pour le plaisir de les lire, mais pour pouvoir dire qu’on les a
lus. Un auteur couronné est oublié le lendemain; les plus beaux débuts
restent les trois quarts du temps stériles.

«Si je réprouve l’institution de ces innombrables jurys où mes maîtres
et mes cadets s’unissent pour juger mes confrères, dit Binet-Valmer,
c’est que le retentissement de leur verdict entraîne une confusion
regrettable entre le talent d’un auteur et la valeur commerciale de son
livre. Je sais des romans vendus à 300 000 exemplaires l’an dernier, qui
ne se vendront plus l’an prochain. Je sais des romans vendus à 2 ou
3 000 exemplaires, il y a moins d’un siècle, et que des millions de
Français ont lus aujourd’hui. Les prix littéraires procurent la vente
immédiate, mais nuisent au développement du jeune homme qu’ils mettent
en vedette. En effet, le public n’achète plus que les livres primés, et
comme le lauréat ne peut espérer que chacun de ses volumes recevra
chaque année une récompense quasi officielle, il se trouvera bientôt
victime de ces mœurs qui lui parurent si belles.»

Les prix sont une obsession pour les débutants. On ne travaille plus
pour faire une œuvre, mais pour toucher l’argent qui en assure la vente.
Les éditeurs s’en mêlent; des auteurs riches se les font attribuer; et,
comme il n’y a de prix que pour le roman, tout le monde fait du roman.

                   *       *       *       *       *

On cherche à atteindre le succès par tous les moyens possibles, et ce
succès, on le veut complet, gloire et argent. «Nous ne nous vendrons
jamais», disait Alphonse Daudet à Zola; et cependant tous les deux
connurent les grands tirages. Peu d’auteurs se résignent à n’être
appréciés que d’une élite, quoi qu’en dise Flaubert: «Que ferai-je
maintenant que mon pauvre Bouilhet est mort? Je n’écrivais que pour
lui.» On se vante de n’écrire que pour un seul, mais on ne se console
pas de n’être pas lu des autres, et la chute de _l’Education
sentimentale_ fut pour Flaubert une grosse déception. «Expliquez-moi,
répétait-il, pourquoi ce bouquin ne s’est pas vendu.» Flaubert lui-même,
dit Stappfer, «entendait aussi l’art de soigner sa gloire, puisqu’il
donnait à Louis Bouilhet des conseils très pratiques sur ce point
capital. Il avait aisément consenti à servir _Madame Bovary_ par
tranches, dans une feuille périodique, et c’est une voie de publicité
autrement rapide et large que le livre».

Qu’est-ce, en effet, qu’un chef-d’œuvre qui n’est pas lu, ou une pièce
de théâtre qu’on ne joue pas? et de quoi Flaubert se plaignait-il? S’il
est vrai, comme il le disait, que ce qu’il y a de meilleur dans l’art ne
sera jamais compris du public, pourquoi s’étonnait-il que son livre
n’eût pas réussi? Mais Flaubert avait trop d’esprit pour ne pas se
consoler. Il savait mieux que personne, par l’exemple de ses confrères,
que le succès ne signifie rien et n’est que la constatation d’un fait.
On peut être à la fois illustre et inconnu. Mistral se vantait de ne
chanter que pour les bergers et les paysans, et on ne trouverait pas un
cultivateur dans tout le département du Var qui ait lu _Mireille_ ou
sache à peu près ce que c’était que Mistral.

Devant les incertitudes et les mécomptes du succès, le mieux est de s’en
tenir aux grands principes, et de mettre le plus de chances de son côté,
en écrivant des œuvres de bonne exécution littéraire et où il y ait le
plus de talent possible.



CHAPITRE II

Le style et le roman

L’envahissement du roman.--L’argent et le roman.--La loi du travail:
George Sand, Villiers de l’Isle-Adam, Paul Arène, Baudelaire.--Le
mauvais style.


M. Gaston Rageot se demandait, il y a une vingtaine d’années, «si le
public français avait jamais eu le goût du roman. Le bourgeois français,
dit-il, l’ancien voltairien, a l’esprit plus positif que romanesque[9]».

  [9] _Le Succès_, p. 16.

Voltairien ou non, je crois, au contraire, que le public français a
toujours lu beaucoup de romans.

Claveau raconte à ce sujet une anecdote caractéristique. «Lorsque
Bonaparte s’embarqua sur l’_Orient_ pour son expédition d’Égypte, il eut
soin d’emporter à bord toute une bibliothèque, d’ailleurs composée à
l’impromptu et au hasard, et il comptait sérieusement sur cette
littérature pour tromper les ennuis de la traversée. Il s’aperçut
bientôt qu’il n’y avait pas compté en vain, car il trouva un jour tous
les personnages, déjà illustres, qu’il emmenait avec lui, plongés dans
leurs lectures au point de ne pas même remarquer sa présence. Et alors,
avec ce curieux besoin d’inquisition qui était en lui: «Que lisez-vous
là, Muiron?--Un roman, général!--Et vous, Berthollet?--Un roman!--Et
vous, Desaix?--Un roman!--Et vous, Monge?--Un roman! Tous, et même
Monge, des romans!» Bonaparte les plaisanta un peu sur ce goût; mais que
lisait-il donc lui-même? Homère et Ossian, c’est-à-dire les deux plus
grands romanciers connus, qui ont sur tous les rivaux cet avantage
inappréciable, cette supériorité extraordinaire et essentiellement
romanesque de n’avoir peut-être jamais existé ni l’un ni l’autre![10].»

  [10] A. CLAVEAU, _Contre le flot_, p. 159.

La vérité, c’est qu’à toutes les époques on a dû lire des romans en
France; je crois cependant qu’on n’en a jamais autant lu ni autant
publié qu’aujourd’hui.

Cette surproduction a fini par tromper quelques esprits optimistes, qui
entrevoient déjà l’éclosion d’une prochaine renaissance littéraire.
Examinant notre école de romans contemporains, Rosny, Benoit, Hamp,
Colette, Bourget, Hermant, Duvernois, etc., M. Strowski est d’avis que
«la littérature contemporaine s’est épanouie comme un jardin au soleil
de mai; que des talents nouveaux se sont révélés, et que nous allons
voir des Chateaubriand, des Hugo et des Lamartine, ou plutôt que nous
les avons déjà sans savoir encore les reconnaître[11]».

  [11] _La Renaissance littéraire_, préface.

Je n’aperçois pas encore très bien, pour ma part, ces nouveaux
Chateaubriand et ces futurs Lamartine qui vont régénérer les lettres
françaises. Je suis seulement frappé par le monstrueux débordement de
tant d’œuvres d’imagination insignifiantes et médiocres.

«Il est actuellement impossible, dit un programme de la _Chronique des
lettres_, de suivre le mouvement littéraire. Le nombre des livres
nouveaux augmente sans cesse. C’est ainsi que le bulletin d’un éditeur
annonçait dernièrement la publication imminente de plusieurs milliers de
volumes, à raison de dix à vingt par jour! Même en tenant compte d’une
exagération évidente, il n’est pas moins certain que ceux des lecteurs
qui cherchent dans les livres autre chose que la distraction d’une
heure, ne peuvent plus s’y reconnaître.»

Le roman, il faut bien le dire, forme le fond de cette effroyable
production, que la bourgeoisie française ne suffit pas à dévorer et qui
va alimenter le public européen. Pannes de librairies, psychologies
pédantes, livres licencieux ou ennuyeux, c’est sur ces milliers de
spécimens au rebut que l’étranger nous connaît, nous juge,--et nous
méprise.

Le roman a tout envahi. On fait des romans avec n’importe quoi, sur
n’importe quoi. «Le roman, dit Lucien Delpech (_Revue de Paris_, 15
juillet 1923), n’est plus un genre, c’est un dépotoir. Il n’a pas plus
d’existence littéraire que le journal, puisqu’on y trouve tout... Non
seulement on est en train de tuer le roman, mais on le déshonore.»

Sur dix volumes qui paraissent, on compte bien neuf romans, de tout
format et de tout prix, populaires ou illustrés, célèbres ou inconnus,
fignolés ou bâclés, passionnés ou douceâtres. Le roman pullule, comme
l’herbe pousse, comme le blé mûrit. On réédite les ancêtres, les
Gaboriau, Frédéric Soulié, Paul Féval, Eugène Sue, Ponson du Terrail,
Richebourg, Paul de Kock, Alexis Bouvier, Ulbach, Champfleury... Les
auteurs tombés dans le domaine public sont ramassés et remis à neuf. Et
on ne s’arrêtera pas là: on rééditera la comtesse Dash, Émile Souvestre,
Clémence Robert, Louis Énault, Alexandre Lavergne, Charles Deslys,
Alfred de Bréhat, Roger de Beauvoir, Octave Féré, Amédée Achard...

Devant ces torrentielles résurrections, le public s’affole et finit par
tout accepter. «J’ai entendu un petit bourgeois me dire; Monsieur, nous
prenons ce qu’on nous donne; nous aimerions mieux des choses plus
belles. Mais, quand on a l’habitude d’aller au théâtre, il faut bien
écouter ce qu’on a mis sur l’affiche[12].»

  [12] Alfred MORTIER, _Dramaturgie de Paris_, p. 240.

D’après la _Bibliographie de la France_, notre confrère M. André Billy a
établi la statistique comparative des ouvrages littéraires publiés au
cours des deux dernières années:

En 1923 ont paru 1 579 volumes ressortissant à la littérature
d’imagination; 1009 romans, 284 pièces de théâtre, 286 volumes de vers.

En 1922, on avait publié 976 volumes, 366 pièces de théâtre, 395 volumes
de vers.

«Il est curieux de noter qu’en 1913 il avait paru 860 romans et 457
volumes de vers, et qu’en 1875 on éditait 707 romans et 680 volumes de
vers. En somme, on éditerait de moins en moins de vers et de plus en
plus de romans.»

Le roman est devenu un commerce comme celui de la betterave ou de la
pomme de terre. Les Revues payent le manuscrit, l’éditeur lance le
volume, il se vend, et on recommence. L’écrivain ne travaille que pour
gagner de l’argent.

Le mal n’est pas nouveau, dira-t-on. De tous temps, les romanciers ont
recherché l’argent. Qui fut plus intéressé que Balzac? A en croire
Veuillot, qui raconte le trait dans _Çà et là_, quelqu’un ayant demandé
à l’auteur du _Père Goriot_ quel but il se proposait en écrivant tant de
volumes, le grand romancier répondit: «Mon but est tout simplement de me
faire 50 000 francs de rente.» Le mot est-il exact? Balzac n’a-t-il pas
voulu mystifier son auditeur? Traqué par ses créanciers, renonçant au
luxe de ses débuts, qui blâmerait Balzac d’avoir voulu gagner de
l’argent pour payer ses dettes? L’auteur d’_Eugénie Grandet_ rêva toute
sa vie la fortune; mais ses besoins d’argent n’influencèrent jamais sa
conscience d’artiste. Fidèle historien des mœurs de son temps, il
poursuivit son œuvre sans sacrifier son idéal, et il n’eût pas retranché
une description de ses livres pour plaire à des lecteurs qu’il se
proposait non pas d’exploiter, mais de conquérir. Il fut harcelé, non
dominé par ses dettes, et il sauva du naufrage l’honneur du talent.
Balzac écrivait vite et expiait sa hâte sur les épreuves; mais il ne
bâclait ni son sujet, ni ses personnages, ni l’observation, ni la vérité
humaine. Stendhal aussi produisait fiévreusement, et celui-là non plus
n’a pas travaillé pour le succès. Il acheva sans faiblesse une œuvre
qu’on ne devait lire qu’après sa mort, à une date qu’il fixait lui-même.

Ce type d’écrivain est aujourd’hui introuvable. Seul Marcel Proust a
donné cet exemple de désintéressement et de patience. On n’écrit plus
des livres; on en fabrique. Je connais des auteurs qui refont chaque
année l’ouvrage à la mode. Ils écriraient un poème épique, si on en
publiait encore.

La question d’argent ravage la littérature. On ne parle plus que
traités, droits d’auteurs, tirages. Les commerçants ne sont pas plus
âprement hypnotisés par le problème des débouchés et des ventes. Les
prix littéraires n’ont fait qu’exaspérer cette soif de rémunération
immédiate. C’est ce qui explique la mauvaise qualité du roman à notre
époque. Sauf quelques exceptions, trois ou quatre noms peut-être, il n’y
a plus ni écrivains, ni créateurs, ni artistes. Il n’y a que des
improvisateurs. On n’est écrivain, artiste et créateur que par la
persévérance et le travail. Victor Hugo travaillait avec la régularité
d’un fonctionnaire, utilisant tout ce qui lui tombait sous la main,
dictionnaires, vieilles rimes de Delille, anciennes épopées, articles de
magazines. Musset aimait mieux attendre la seconde inspiration, et
refaire, au lieu de corriger; et on voit bien, en effet, tout ce qui
traîne de négligences et de lambeaux de prose dans ses meilleurs poèmes.
Les romantiques se donnèrent d’abord comme des inspirés et commencèrent
par monter sur un trépied. Lamartine croyait à l’inspiration spontanée.
«Créer est beau, disait-il, mais corriger, changer, gâter est pauvre et
plat. C’est l’œuvre des maçons et non pas des artistes.» Les manuscrits
de Lamartine portent pourtant de nombreuses traces de tâtonnements,
variantes, essais plus ou moins heureux, et même pas mal de surcharges.
«Tout doit se faire à froid», disait Flaubert, qui ne cachait pas son
admiration pour Buffon et le _Discours sur le style_. On connaît la
facilité de Théophile Gautier. L’auteur du _Roman de la momie_ soutenait
les deux théories, celle de l’inspiration et celle du labeur[13]. S’il
faut en croire Goncourt, Gautier était de ceux qui prenaient la plume
sans songer à ce qu’il allait écrire. En réalité Gautier a toujours été
partisan du travail. Les romantiques avaient, au fond, les mêmes
doctrines que les classiques, parce qu’il n’y en a pas d’autres.
Champfleury lui-même mettait deux ou trois ans à faire un livre, à lire,
étudier, compulser. «J’ai écrit longuement, goutte à goutte, le livre
qui paraîtra en deux mois à _la Presse_ et qui, en volume, demandera à
peine huit heures de lecture[14].»

  [13] _Théorie de l’art pour l’art_, par A. CASSAGNE, p. 413.

  [14] Firmin MAILLARD, _Cité des intellectuels_, p. 148.

Parlant «du labeur qu’exige la poésie», Baudelaire, qui fut un
admirateur de Buffon, ne se gênait pas pour déclarer que «l’inspiration
consistait à travailler tous les jours». «L’orgie, disait-il, n’est plus
la sœur de l’inspiration... Une nourriture substantielle, mais
régulière, est la seule chose nécessaire aux écrivains féconds.
L’inspiration est décidément la sœur du travail journalier. Ces deux
contraires ne s’excluent pas plus que tous les contraires qui
constituent la nature. L’inspiration obéit, comme la faim, comme la
digestion, comme le sommeil[15].»

  [15] BAUDELAIRE, _Pages de critique_.

Certains écrivains comme Stendhal et George Sand, furent radicalement
incapables de refaire et de corriger. Le cas de George Sand est
déconcertant. Elle était de la grande race des prosateurs classiques.
Très liée avec Flaubert, George Sand s’ébahissait de voir le malheureux
auteur de _Madame Bovary_ suer sang et eau, crier jour et nuit son
martyre, «tourner et retourner deux jours entiers un paragraphe sans en
venir à bout», et presser sa malheureuse cervelle pour trouver un mot.
Devant de pareilles souffrances, George Sand en arrivait à douter
d’elle-même et à se demander si sa propre facilité n’était pas un signe
d’infériorité. «Quand je vois, disait-elle, le mal qu’il se donne pour
faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais
de la littérature de savetier[16].»

  [16] Cité par Firmin MAILLARD, _Cité des intellectuels_, p. 150.

Il est intéressant de constater cette inquiétude chez un auteur qui a
publié près de cent volumes et dont la fécondité troublait même Buloz.
L’incomparable diction de George Sand ne compense pas toujours, en
effet, son absence de relief et sa timidité descriptive, bien que son
sens de la nature lui ait souvent inspiré des descriptions très
vivantes, notamment dans ses _Lettres d’un voyageur_. On peut dire de
ses meilleurs romans champêtres ce que Gœthe disait de Claude Lorrain:
«Il a atteint la vérité, mais non la réalité.» En tous cas, le style et
le dialogue de George Sand ont quelque chose de divinement contagieux.
Ouvrez ses livres: c’est la vie même. Fermez le volume, réfléchissez,
vous avez l’impression qu’il manque à cette prose je ne sais quelle
résistance, l’épaisseur, la solidité de couches seules capables de
braver le temps. George Sand n’avait pas besoin de cultiver son champ,
tandis que d’autres terrains demandent à être travaillés pour donner
toute leur récolte.

On est surpris quand on lit sa correspondance avec Flaubert. On aperçoit
bien ce qui devait les séparer; on ne voit pas très bien ce qui pouvait
les rapprocher. Ils représentent deux méthodes inconciliables. L’un
incarnait la rature laborieuse; l’autre la facilité intarissable. Tous
deux, par des procédés différents, font figure de grands écrivains. Avec
trois ou quatre volumes, Flaubert a atteint la réputation des cent
volumes de George Sand.

Villiers de l’Isle-Adam est un autre exemple des inconvénients qui
résultent du manque de travail. Avec du travail il eût fait une œuvre de
premier ordre; faute d’effort et de labeur, son _Axel_, par exemple,
quoique plus dramatique, n’a pas dépassé l’_Ahasvérus_ de Quinet. Le
dialogue entre Axel et maître Janua, qui ouvre la troisième partie, le
début de la scène I de la première partie, les deux longues tirades de
l’archidiacre, à la prise de voile (scène VI, 1re partie), les
adjurations amoureuses et tentatrices de Sara dans la salle des
tombeaux, sa logique invitation aux voyages exotiques, tout cela est du
pur _Ahasvérus_... Même prose sans plasticité, même déclamation sans
relief, même rhétorique inexpressive. _Ahasvérus_, c’est _Axel_, avec
beaucoup de la première _Tentation de saint Antoine_ de Flaubert. Quinet
fait parler le Sphinx, la reine de Saba, les mages, les fées, Attila,
les cathédrales, Charlemagne, Babylone, Béatrix, Héloïse, Rome, l’Océan,
Athènes, le Vatican, le Christ[17].

  [17] On peut comparer ce style poétique avec celui du vrai Flaubert
    (dernier texte) en relisant ce que dit Quinet de la Pythie (p. 359
    et 303) et la tirade du désert (p. 129).

On ne peut pas dire pourtant que Villiers ne travaillait pas. «Il
éprouvait, dit M. Bersaucourt, une peur presque maladive du mot impropre
ou de la locution vicieuse.» «Il n’y a pas en cette matière de petites
choses, confiait-il à Adrien Remacle, le directeur de la _Revue
contemporaine_. On écrit: _l’Heure s’avance_. Soit. L’heure féminine,
personnification du temps, peut _s’avancer_; mais croyez-vous qu’il
m’était arrivé dans un conte, de laisser écrit: _l’Heure était avancée_,
comme le coupé de la marquise ou un fromage[18]?»

  [18] _Au temps des Parnassiens_, p. 47.

Delacroix s’était très bien rendu compte des difficultés que présente
l’art d’écrire, supérieures, selon lui, aux difficultés de l’art de
peindre. Il semble parfois avoir pressenti le terrible labeur de
Flaubert:

«Pour le peu que j’aie fait de littérature, dit-il, j’ai toujours
éprouvé que, contrairement à l’opinion reçue et accréditée, il entrait
véritablement plus de mécanique dans la composition et l’exécution
littéraire que dans la composition et l’exécution en peinture. Il est
bien entendu qu’ici mécanisme ne veut pas dire _ouvrage de la main_,
mais affaire de métier, dans laquelle n’entre pour rien l’inspiration.
J’ajouterai même, mais pour ce qui me concerne et eu égard au peu
d’essais que j’ai faits en littérature, que, dans les difficultés
matérielles que présente la peinture, je ne connais rien qui réponde au
labeur ingrat de tourner et retourner des phrases et des mots, pour
éviter soit une consonance, soit une répétition. J’ai entendu dire à
tous les gens de lettres que leur métier était diabolique, et qu’il y
avait une partie ingrate dont aucune facilité ne pouvait dispenser[19].»

  [19] DELACROIX, _Œuvres littéraires_, t. I, p. 92.

Tous les écrivains n’ont pas également compris la nécessité du labeur
littéraire. Sainte-Beuve avait de la peine à se persuader que La
Fontaine «fabriquait du naturel avec du travail». L’effort est pourtant
sensible chez le fabuliste. Sa naïveté est réelle; on sent seulement
qu’elle vient de loin, qu’elle est d’une qualité réfléchie. Même
trompe-l’œil pour les contes de Paul Arène, merveilles de simplicité
familière. On jurerait que celui-là non plus ne travaillait pas. On se
tromperait:

«A cette écriture qui nous semble si facile, nous dit son ami Léopold
Dauphin, Arène ne parvenait qu’à force de soins, récrivant des feuillets
entiers, raturant sans cesse des mots, des passages, jusqu’à ce qu’il
fût complètement satisfait. Personne ne soupçonnait la peine infinie
dont il souffrait. Ainsi un jour nous nous trouvions ensemble chez
Ferdinand Fabre. L’auteur des _Courbezon_ avait une crise de goutte qui
le clouait dans son fauteuil, la jambe allongée sur une chaise basse.
Fabre se plaignait des difficultés qu’il éprouvait à mettre d’aplomb une
bonne page et enviait Paul Arène d’arriver si aisément à la perfection
du style: «Vous êtes bien heureux, dit-il, d’écrire sans effort. Arène
ne répondit que par un haussement d’épaules, que Fabre n’aperçut
pas[20].»

  [20] Georges BAUME, _Parmi les vivants et les morts_, p. 40.

Il y a dans le travail, refontes et ratures, une vertu intérieure, une
ressource de résistance qui n’ont pas échappé à des écrivains comme
Malherbe, Boileau, Buffon et Flaubert. L’auteur de _Salammbô_ se méfiait
de tout ce qui était trop facilement écrit.

Une femme d’esprit, Mme de Charrière, disait avec beaucoup d’à-propos:
«Quand la plume ne va pas comme d’elle-même, il n’en faut pas moins
qu’elle aille. On s’imagine qu’elle ira mal, mais point du tout: les
plumes qu’on gouverne sont à la longue les seules qui aillent bien. On
attend qu’on soit en train, tandis qu’il ne tient qu’à nous de nous y
mettre... Je ne recommence que pour faire plus mal, disent beaucoup de
gens. Qu’en savent-ils? Ont-ils jamais bien obstinément recommencé?
L’esprit est comme la main, comme le pied, la jambe, et l’on devient
capable de penser, de parler, d’écrire, comme de danser et de jouer du
clavecin, à force d’exercice... Vouloir fortement, décidément et
obstinément vouloir, fait venir à bout de tout; mais vouloir ainsi est
déjà un don du ciel, un talent très rare.»

Ces questions de travail et de métier sont très importantes. Quand
Alphonse Daudet publia l’_Histoire de mes livres_ et raconta comment il
composait ses romans, Jules Lemaître signala l’intérêt que présentait ce
genre de confidences; et, à ce propos, dans la _Revue bleue_ du 25
février 1888, M. Henri Berr recommandait aux auteurs «de nous faire
connaître par le menu le tempérament, l’origine de leur vocation, la
formation intérieure de leurs œuvres, les influences qu’ils ont subies»,
et il ajoutait judicieusement que cela pouvait rendre possible «la
création d’une esthétique expérimentale et historique[21]».

  [21] _L’Algérie d’Alphonse Daudet d’après «Tartarin de Tarascon»_, par
    Léon DEGOUMOIS, p. 158.

Baudelaire a insisté sur l’utilité pratique de ces confidences de
travail et de métier:

«Bien souvent, dit-il, j’ai pensé combien serait intéressant un article
écrit par un auteur qui voudrait, c’est-à-dire qui pourrait raconter pas
à pas la marche progressive qu’a suivie une quelconque de ses
compositions, pour arriver au terme définitif de son accomplissement.
Pourquoi un pareil travail n’a-t-il jamais été livré au public, il me
serait difficile de l’expliquer; mais peut-être la vanité des auteurs
a-t-elle été, pour cette lacune littéraire, plus puissante qu’aucune
autre cause. Beaucoup d’écrivains, particulièrement les poètes, aiment
mieux laisser entendre qu’ils composent grâce à une espèce de frénésie
subtile ou d’intuition extatique, et ils auraient positivement le
frisson, s’il leur fallait autoriser le public à jeter un coup d’œil
derrière la scène et à contempler _les laborieux et indécis embryons de
pensées, la vraie décision prise au dernier moment_, l’idée si souvent
entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps de se laisser
voir en pleine lumière, la pensée pleinement mûrie et rejetée de
désespoir comme étant d’une nature intraitable, le choix prudent et les
_rebuts_, les _douloureuses ratures et les interpolations_,--en un mot,
les _rouages et les chaînes_, les _trucs_ pour les changements de décor,
les échelles et les trappes,--les plumes de coq, le rouge, les mouches
et tout le maquillage qui, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent,
constituent l’apanage et le naturel de l’_histrion_ littéraire[22].»

  [22] _Œuvres critiques. La Genèse d’un poème._

Les débutants s’imaginent qu’il suffit, pour être écrivain, d’avoir de
la facilité et du naturel. Ils ne se doutent pas qu’il y a une fausse
facilité et un faux naturel, et ils croient avoir un style à eux, quand
leur style est tout simplement celui de tout le monde. On est dupe de sa
verve, la phrase coule, le dialogue pétille; on ne prend pas garde que
le fond et la forme sont du _déjà lu_, et que tout cela ne peut faire
qu’une œuvre insignifiante.

Balzac signalait ce genre de style, dans sa _Revue parisienne_, à propos
d’Eugène Sue:

«M. Sue écrit comme il mange et boit, par l’effet d’un mécanisme
naturel; il n’y a là ni travail ni effort. La phrase est d’une
désespérante uniformité. Pas une idée, pas une réflexion, pas un seul de
ces traits incisifs, concis, qui doivent distinguer l’écrivain français
entre les écrivains, ne relève cette prose molle et lâche. La forme que
M. Sue a trouvée une fois est comme le moule qui sert à une cuisinière
pour toutes ses crèmes[23].»

  [23] Cité par M. BERSAUCOURT, _Études et Recherches_, p. 40.

Encore s’agit-il ici d’une prose banale, très reconnaissable, dont on
peut se méfier. Il est une autre prose plus dangereuse, que
j’appellerais l’_émail_ du bon style, les jolis clichés de ceux qui
écrivent bien. Je connais des jeunes gens qui ont attrapé ce ton et
s’imaginent avoir un style, alors qu’ils écrivent, non pas cette fois
avec le style de tout le monde, mais avec le style d’un autre. Ils
diront par exemple: «Exquises, ces figues cueillies dans la rosée
matinale, aux premiers feux du soleil montant», sans voir qu’ils refont
la phrase d’Alphonse Daudet: «Délicieuse, cette soirée passée dans le
jardin du presbytère, au parfum des roses finissantes, etc.» Les naïfs
adoptent un gaufrier qui leur permet d’avoir du talent; seulement ce
talent n’est pas à eux, et ceux qui _savent_ ne sont pas dupes.

Parmi les défauts à éviter, en voici un très répandu, que je trouve
indiqué dans le précieux _Jacques Amyot_ de M. Sturel (p. 235). Il
s’agit du redoublement inutile de la même idée ou des mêmes expressions
synonymes, comme dans ce passage d’un traducteur de Plutarque, Jehan
Lodé: «Après la _couple et lien_ nuptial par lequel le prestre et le
ministre de la noble déesse Cérès vous a _accouplés et conjoincts_ par
mariage, selon la _teneur et autorité_ de la loi du païs, mon _jugement
et réputation_ est que le _doux parler_ et _amoureux langage_, entre
vous deux _commun et mutuel_, vous est moult _profitable et nécessaire_
aussi, pareillement à vostre loy très _convenable et correspondant_.»

Remarquons qu’aucun de ces termes n’est répété dans le texte grec. Ce
redoublement symétrique a été exploité en grand par Massillon[24].

  [24] Il ne faut pas confondre ce genre de répétition avec le
    parallélisme biblique (le deuxième verset paraphrasant le premier)
    qui est un rythme poétique tout différent.

Du temps d’Arlincourt, on s’imaginait bien écrire en écrivant «comme M.
de Chateaubriand», c’est-à-dire en imitant ses défauts, comme dans cette
phrase, où M. de Marcellus multipliait les épithètes banales:

«Lorsqu’on admire à loisir la fierté de ces _roches sauvages_ et la
grâce de ces _vallons ombragés_; qu’on a tour à tour promené ses regards
sur le _mont escarpé_ et sur la _prairie émaillée_, sur l’_humble
violette_ et sur l’_orgueilleux sapin_, il reste dans l’âme, etc. Nous
contemplâmes avec effroi un _profond et vaste gouffre_, dont les bords
revêtus d’un gazon glissant étaient parsemés d’_œillets embaumés_ et de
_fraises vermeilles_; mais nous résistâmes _avec courage_ à ces _appas
trompeurs_, _emblème funeste_ des _plaisirs perfides_ d’un _monde trop
séduisant_[25]»

  [25] Cité par RAYNAUD dans son _Manuel de style_, p. 358.

Alexis de Tocqueville, qui fut un grand travailleur, avait signalé cette
manie d’amplification, «cette tendance à renfermer toutes sortes de
nuances d’idées dans la même phrase, de façon que, tout en complétant et
en étendant la pensée, on énerve et on affaiblit l’expression».

Il avait raison. Il ne faut mettre dans une phrase ni trop de choses
semblables ni trop de choses différentes. Les phrases de Pascal,
Rousseau, Montesquieu, Buffon, Voltaire ne contiennent pas énormément de
choses à la fois. Bossuet lui-même, dans ses belles périodes, ne verse
ses idées ni à droite ni à gauche: il va droit son chemin.

Tocqueville savait mieux que personne ce que le labeur peut ajouter à
une première rédaction: «Le premier jet, dit-il, est souvent, comme
forme, très préférable à tout ce que la réflexion ajoute après. Mais la
pensée elle-même gagne à être longuement creusée, remaniée et reprise,
tournée et retournée par mon esprit dans tous les sens. L’expérience m’a
appris qu’elle obtenait souvent ainsi sa valeur véritable. Le difficile
est de combler une rédaction primesautière avec une pensée très mûrie.
Je ne sais si j’y parviendrai jamais. Ce serait déjà beaucoup que de
voir clairement ce qu’il faut faire pour cela[26].»

  [26] Cité par Firmin MAILLARD.

Certains écrivains _voient_ très bien ce qui leur manque et éprouvent
cependant une difficulté invincible à se _corriger_.

«Je suis le premier, dit Ovide, à voir le côté faible de mes ouvrages,
quoique un poète s’aveugle souvent sur le mérite de ses vers. Pourquoi
donc faire des fautes, puisque aucune ne m’échappe, pourquoi en souffrir
dans mes écrits? C’est que sentir sa maladie et la guérir sont deux
choses bien différentes. Souvent je voudrais changer un mot, et pourtant
je le laisse, la puissance d’exécution ne répondant pas à mon goût.
Souvent (car pourquoi n’avouerai-je pas la vérité?) j’ai peine à
corriger et à supporter le poids d’un long travail: l’enthousiasme
soutient, le poète qui écrit y prend goût, l’écrivain oublie la fatigue,
et son cœur s’échauffe à mesure que son poème grandit. Mais la
difficulté de corriger est à l’invention ce qu’était l’esprit
d’Aristarque au génie d’Homère. Par les soins pénibles qu’elle exige, la
correction déprime les facultés de l’esprit. C’est comme le cavalier qui
serre la bride à son ardent coursier[27].»

  [27] OVIDE, _Pontiques_, III, 9.



CHAPITRE III

Comment on fait un roman

La prose actuelle.--Doit-on bien écrire le roman?--L’effort et
l’originalité.--La sincérité littéraire.--Le cas de
Lamennais.--L’éternel roman d’amour.--Le roman drôle.--Le roman
psychologique.


La nécessité du travail doit donc être considérée comme un principe
au-dessus de toute contestation. Une prose n’est parfaite que si elle a
été travaillée. Le travail contient toutes les possibilités de
perfection.

Il y a des centaines de manières de mal écrire; toutes sont le résultat
du manque de travail.

«On pourrait, dit Philarète Chasles, composer un bon livre et très utile
sur les diverses maladies du style en France. Je serais heureux d’y
essayer mes forces, si je n’avais entrepris une œuvre que je continue
modestement et assidûment, œuvre que les plus superbes de mes
contemporains daignent alimenter avec constance. Cette _cacographie
illustre_, ou ces exemples de mauvais style tirés des œuvres de nos
grands hommes, me donne fort à faire, et le choix m’embarrasse. Les
grands hommes qui _basent_ leurs opinions et qui ne tarderont pas sans
doute à les _chapitonner_ ou à les _archivolter_, sont devenus nombreux.
Quand on parle d’une maison, l’on dit en général que son toit est
_pointu_; en parlant d’une femme, au contraire, on n’est plus amoureux
d’elle, on _en_ est amoureux (_en_, d’une chose). Nos meilleurs
écrivains aujourd’hui ne s’expriment guère autrement. _Près de mourir_
devient _prêt à mourir_, chose très différente. Quand on a l’intention
de rendre un service, on est _près_ (voisin) de le rendre, ce qui n’est
pas du tout le même sens. Pourquoi y regarder de _si près_, ou de _si
prêt_? Un t, un s, la précision est inutile. Un peu de vague fait grand
bien... Quant à la particule _y_, ses droits se sont étendus comme ceux
de la particule _en_; des autorités très considérables prouvent que l’on
peut très bien écrire: _Dans cette maison où l’on y danse._ Je lisais
récemment avec satisfaction cette phrase de M. Cousin, qui eût épouvanté
Vaugelas: _Dans ce portrait gravé on y sent des yeux très attendris._
_Sentir_ des yeux! Et _sentir_ des yeux attendris! O Voltaire! O
Bossuet! O Molière...[28]»

  [28] _Mémoires_, t. II, p. 224.

»Que dirait aujourd’hui Philarète Chasles? Le style français est en
pleine décadence. Il n’y a plus de style; il n’y a que des styles. Le
barreau, la finance, la politique, la philosophie, le sport sont en
train de faire de notre langue un prétentieux charabia qui n’est presque
plus du français. M. Jacques Boulenger a relevé au _Journal officiel_
les locutions favorites de nos députés et de nos ministres. Le mot
propre est presque toujours rejeté par les orateurs comme indigne de la
majesté de la tribune.

»Le _Journal des Débats_ (3 avril 1924) cite quelques-unes de ces
formules toutes faites: «Une _idée_, en style parlementaire, se nomme
une _conception_, une _vue_, une _vision_ qui ne manque presque jamais
d’être une _claire vision_. La Chambre ne _résout_ pas, elle
_solutionne_; ses désirs ou ceux des électeurs ne sont point des
_désirs_, ils prennent le nom auguste de _desiderata_; les
_propositions_ qu’on lui fait s’appellent des _suggestions_. Elle ne
_finit_ pas, elle _met fin_ (sauf au vote du budget). Ses _actes_--et
ceci est sans doute un aveu--se nomment des _attitudes_ ou encore des
_gestes_; ils n’ont pas de _conséquences_ ni _d’effets_, mais des
_répercussions_. Au lieu de l’inviter à _choisir_ ou à fixer la date de
sa prochaine séance, on la prie de «statuer en ce qui concerne la
fixation de la date». Veut-on lui proposer un classement des incorporés
selon leur santé ou leur force, on proposera «pour les incorporés un
classement par catégories d’après le coefficient de leur robusticité
réelle», sans se demander si, par hasard, le mot «robustesse» ne serait
pas suffisant. Voulant obtenir la construction d’usines frigorifiques,
on sollicitera d’elle «un effort à faire sous forme de construction
d’usines frigorifiques», ce qui est une forme bien étrange d’effort. On
ne dit point à la Chambre: «Nous tiendrons compte de vos propositions
quand nous réglerons l’administration de ceci ou de cela», mais: «Nous
aurons égard à vos suggestions dans l’élaboration du règlement
d’administration de...». Une secrète malchance oblige les orateurs à
prendre toujours par le plus long, à moins toutefois qu’ils ne
considèrent quelque chose comme étant de leur devoir, auquel cas ils
diront: «Je considère de mon devoir», ce qui n’est pas français.»

                   *       *       *       *       *

Appliquée au roman, la question du style soulève une objection qui
mérite d’être examinée. Balzac, Soulié, Eugène Sue, Dumas père, Charles
de Bernard et même Stendhal n’ont pas eu besoin, dit-on, d’être de
grands écrivains pour être de grands romanciers. De nos jours, un
puissant créateur de spectacles psychologiques, Marcel Proust, emploie
un style à faire frémir. Entre la prose de Flaubert et celle de Balzac
il y a un abîme. En d’autres termes, il existe une langue que l’on parle
et une langue que l’on écrit, une prose ordinaire et une prose d’art.
Laquelle faut-il choisir? demande M. Henri Massis, dans un excellent
article[29].

  [29] _Revue Universelle_, 1er octobre 1922.

Au point de vue perfection, l’hésitation n’est pas permise: faites deux
ou trois volumes comme Flaubert, votre réputation est assurée. Si, au
contraire, vous vous sentez de taille à publier de vastes œuvres, à
embrasser tout un ensemble d’observations humaines, n’hésitez pas non
plus, écrivez, créez, amassez. Ce qui arrivera, nul ne le sait, par la
bonne raison que personne ne peut savoir s’il peut avoir assez de génie
pour se passer de talent.

Le principe indiscutable, c’est que le style domine tout, consacre tout.
Ce qui sauve une œuvre et l’immortalise, Chateaubriand a raison de le
proclamer, c’est le style. C’est parce qu’Homère est un grand écrivain
que ses poèmes sont arrivés jusqu’à nous. Ils eussent péri, s’ils
n’eussent été écrits en beaux vers. Certaines œuvres ne survivent que
par le style, comme le _Second Faust_ de Gœthe et la _Tentation_ de
Flaubert. D’autres, au contraire, mais plus rarement, comme Balzac et
Stendhal, arrivent à s’imposer par leur seul fond de vérité et l’analyse
des passions.

«Malheur à qui méprise la forme, dit Anatole France. On ne dure que par
elle. Une idée ne vaut que par la forme, et donner une forme nouvelle à
une vieille idée, c’est tout l’art et la seule création possible à
l’humanité[30].»

  [30] Cité par MICHAUT, _Anatole France_, p. 235.

Le docteur Toulouse me fit un jour cette objection: «Pourquoi, me
dit-il, attachez-vous tant d’importance à la forme et au style, puisque
la forme et le style changent comme la langue? La durée d’une œuvre doit
être indépendante de ces conditions périssables.»

Oui, sans doute, les styles changent, mais la nécessité du style
subsiste. Les façons d’écrire se modifient, mais l’art d’écrire demeure.
La peinture aussi change; on ne peint plus comme Raphaël ou Rembrandt;
mais chaque peintre continue à chercher la forme et la perfection.

Pour le moment, retenons bien ceci: c’est que le style, quel qu’il soit,
doit être vivant. Le travail est nécessaire, mais trop de travail
stérilise. La perfection sent souvent le pastiche. La spirituelle prose
qu’Anatole France doit à Renan semble elle-même avoir déjà pris quelque
chose d’artificiel, un air de pastiche délicieusement suranné, parce
qu’Anatole France n’a écrit que pour le jeu des idées, au lieu de
chercher la vie et l’observation humaines.

Bien écrire, en somme, c’est avoir un style à soi, un style original.
Tout le monde n’atteint pas l’originalité. Il n’y a point de recette
pour devenir grand écrivain. A peine peut-on proposer des méthodes et
des conseils pour développer les qualités que nous octroie la nature. On
n’apprend à écrire que si on a la vocation d’écrire, de même qu’on
n’enseigne la peinture qu’à ceux qui ont le goût de peindre, la musique
à ceux qui aiment la musique, les mathématiques aux esprits portés vers
les mathématiques. Le difficile, c’est l’originalité.

En réponse à une enquête sur la crise de l’intelligence, M. Pierre
Lasserre a raison de dire: «Je refuse ma sympathie intellectuelle et mon
admiration aux écrivains dont la forme n’est pas originale; mais je voue
mon exécration à ceux qui sont préoccupés de leur originalité. Ceux-là
surtout la ratent, et nous n’avons à en espérer que des grimaces
laborieuses.» C’est fort bien dit. Nous avons toujours signalé
nous-mêmes (notamment dans notre dernier livre) les ravages qu’exerce la
recherche de l’originalité à tout prix.

Quand on dit: «Ayez un style original», cela signifie: «Ayez un style
vivant, un style en relief, qui frappe, qui attache. Ce besoin
d’originalité a rendu les romantiques injustes envers nos classiques. On
reprochait aux classiques leur imitation des Anciens. «Dans la vieille
école, disait Raynaud en 1839, on se faisait un titre de gloire de
l’absence d’originalité, on se disait nourri de la lecture des Anciens,
quand on les avait imités: de là toutes ces copies de batailles, de
tempêtes, cette imitation des épisodes des épopées grecques et latines
dans les essais qui ont été tentés chez nous. Boileau copiait Horace et
Juvénal; Fénelon puisait dans l’_Iliade_ et l’_Odyssée_; ces facilités
que se procurait l’écrivain tournaient à sa gloire; et, nourri comme on
le disait alors, de la lecture des Anciens, sa mémoire pouvait en toute
sûreté venir au secours de son génie. Aujourd’hui il faut de
l’originalité; aujourd’hui que toutes les idées et toutes les images ont
été importées dans nos livres, si l’on se bornait à ressasser ce qui a
été imprimé, autant vaudrait-il ne pas prendre la plume[31].»

  [31] RAYNAUD, _Manuel du style_, p. 119.

Il n’y a peut-être pas plus de trois ou quatre écrivains par siècle qui
ont vraiment ce qu’on peut appeler un talent original: les autres en
vivent et l’exploitent. Dieu sait la quantité de romans épistolaires qui
suivirent l’_Héloïse_ de Rousseau, et ce qu’on a publié après
Montesquieu de lettres persanes, turques ou péruviennes! Un poète
anglais a dit: «Nous naissons tous originaux et nous mourons tous
copistes.»--«Ce poète, ajoute Villemain, est dépité de ce que tous et
lui-même nous ne pouvons échapper à l’action des hommes de génie qui
nous ont précédés, et secouer le joug de leur idée[32].»

  [32] _Tableau de la Littérature au dix-huitième siècle_, t. III,
    p. 229.

Ce serait une grosse erreur de croire que le travail et l’étude des
procédés suffisent à créer l’originalité. L’originalité consiste surtout
dans la façon personnelle de sentir. C’est la force de la sensation qui
crée la force de l’expression.

La soif d’originalité engendre la bizarrerie; et cependant la nouveauté
sera toujours la première condition de l’art. «Lorsqu’une technique a
produit son chef-d’œuvre, dit très justement M. Cocteau, elle est
épuisée et il faut chercher autre chose.» C’est ainsi que l’art se
transforme: classiques, romantiques, réalisme, symbolisme, cénacles et
petites chapelles, tout passe, tout se renouvelle.

Ce serait une autre erreur de s’imaginer que, pour rester personnel et
éviter les réminiscences, il faut s’abstenir de lire. On doit, au
contraire, se tenir très au courant. Tout connaître est le meilleur
moyen, non seulement de tout éviter, mais de tout apprendre. On ne
diminue pas l’originalité de Montaigne, quand on constate qu’il s’est
formé par l’étude d’Amyot et de Sénèque, comme Bossuet par Tertullien et
la Bible. Le _Socrate chrétien_ de Balzac a précédé les _Pensées_ de
Pascal, et Chateaubriand sort de Bernardin de Saint-Pierre.

«Certes, dit un bon critique d’art, si un peintre doit à un autre
peintre, on peut dire que Van Dyck doit à Rubens. Ajoutez à cela que les
Italiens marquèrent sur lui d’une façon formidable, et que Samuel Cooper
lui donnera peut-être la clef de sa dernière manière, dite manière
anglaise. Van Dyck est-il pour cela un plagiaire, ou l’un des maîtres du
portrait, au génie le plus pur, à la plus aristocratique personnalité?
Titien a-t-il moins de grandeur parce que Giorgione, en quelques œuvres,
a exprimé une forme d’art par lui reprise durant une longue vie? Pater
et Lancret n’ont-ils pas une personnalité, bien qu’ils ne soient sortis
ni du genre ni de la technique de Watteau? Fragonard aussi a emprunté à
Watteau, comme Delacroix à Rubens et Prudhon à Corrège, et ils ont une
grande personnalité[33].»

  [33] J.-G. GOULINAT, _La Technique des peintres_, p. 158.

Rien de plus vrai.

Il n’en reste pas moins certain qu’un artiste doit toujours avoir le
souci de dégager sa personnalité et de ne pas ressembler aux autres.
C’est par la nouveauté des procédés que l’art évolue et qu’on arrive à
Cézanne. Il y a en art et en littérature une part d’inspiration et une
part de volonté.

«La principale cause des changements esthétiques est un simple jeu
d’action et de réaction. Il s’agit de faire autre chose que ses
prédécesseurs immédiats, et une école artistique et littéraire se
définit surtout par opposition à une autre école, celle qui régnait
jusqu’alors, celle qui triomphait et dont on juge qu’elle a trop
duré[34].»

  [34] Maurice BRILLANT, _Le Procès de l’intelligence_, p. 51.

«Edgard Poë, dit Baudelaire, répétait volontiers, lui, un original
achevé, que l’originalité était chose d’apprentissage[35].» Dans sa
_Philosophie de la composition_, Poë ajoute textuellement ces paroles:
«Le fait est que l’originalité... n’est nullement, comme quelques-uns le
supposent, une affaire d’instinct ou d’intuition. Généralement, pour la
trouver, il faut la chercher laborieusement, et, bien qu’elle soit un
mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins l’esprit d’invention
que l’esprit de négation qui nous fournit les moyens de l’atteindre.»

  [35] BAUDELAIRE. Traduction des _Histoires grotesques et sérieuses_.

Nous avions, dans nos premiers livres, essayé de démontrer qu’à force
d’assimilation et de volonté, Taine était parvenu à modifier son style.
Remy de Gourmont contesta le fait, en disant qu’on ne change pas son
style, et que si Taine était devenu un descriptif, c’est qu’il avait
sans le savoir la vocation descriptive. A l’époque où Gourmont écrivait
ceci, le tome II de la _Correspondance_ de Taine n’avait pas encore
paru. Or, c’est Taine lui-même, cette fois, qui s’est chargé de nous
donner raison, en racontant dans ce volume par quel travail il a réussi
à changer toutes les allures de sa pensée et à apprendre le style
descriptif. Taine était persuadé qu’on peut apprendre à écrire[36].

  [36] _Correspondance_, t. II, p. 261, 81, 76, 77, 240 et 250.

Répétons-le donc en finissant: Rien n’est plus nécessaire que
l’originalité, et rien n’est plus périlleux que la recherche de
l’originalité. On dépasse le but, le bizarre vous séduit, et l’on tombe
dans le Cubisme, l’Orphéisme, Naturisme, Simultanéisme, Futurisme et
jusqu’au récent Dadaïsme, c’est-à-dire, d’après Nicolas Bauduin, à «une
phonétique personnelle proche des tressaillements de la subconscience».
Les symbolistes s’efforçaient de traduire les infinies nuances de
l’émotion ou de la sensation. Les dadaïstes veulent exprimer
l’inexprimable, traduire jusqu’au bégaiement et au silence. On prend le
cerveau pour une lanterne magique; on y rassemble des sensations et des
images. On obtient ainsi de singulières descriptions. Un homme se
promène sur le boulevard, on note le bruit des pieds que font les
passants, les affiches qu’il voit, les bouts de conversations entendues,
le ronflement des voitures, les feuilles qui tombent, les cris des
camelots, les mots échangés devant les kiosques, la poussière sur les
cils, le claquement d’un fouet, une mouche qui passe... On peut
évidemment avec cela faire quelque chose de très neuf; mais est-on bien
sûr que ce sera encore de la littérature? Outrer l’originalité n’est pas
une esthétique. Il faut _sentir_ les choses, les attirer à soi, et non
pas aller artificiellement à elles.

«Ce n’est point nécessairement, dit Jules Lemaître, une marque de génie
ni même de grand talent que d’inventer une forme d’art. Je dirai presque
que c’est à la portée de tout le monde, et que les inventions de cette
sorte ont été souvent le fait d’esprits médiocres, car les formes
anciennes suffisent presque toujours aux grands écrivains, ou, s’ils les
modifient, c’est sans trop s’en apercevoir. Boursault a inventé un
genre; Beauchamps dans les _Amants réunis_ a inventé un genre. Inventer
une forme, ce n’est donc rien. Il faut voir ce que vaut
l’invention[37].»

  [37] _Impressions de théâtre_, 11e série, p. 116.

C’est souvent pour forcer l’attention et faire du nouveau que l’on fonde
une école. L’éclosion du roman réaliste au commencement du dix-septième
siècle en France est certainement due à un mouvement de réaction contre
le roman chevaleresque. «Il faut compter avec cette perpétuelle
démangeaison du changement qui agite les hommes en des âges trop
civilisés, avec le besoin enfin de frapper violemment l’attention. Il
n’y a d’abord que l’ordinaire bouleversement d’une technique. Puis le
rationalisme doctrinal et le culte de l’intelligence sont venus à point
pour donner de la cohésion au mouvement et lui fournir une belle
théorie, chose essentielle, comme on sait[38].»

  [38] Maurice BRILLANT, _le Procès de l’intelligence_, p. 56.

On croit quelquefois qu’il suffit d’être sincère pour atteindre
l’originalité; on peut être pourtant parfaitement sincère et écrire
quelque chose de très banal. C’est très sincèrement qu’on croit avoir du
talent, même quand on n’en a pas. La sincérité d’auteur n’a rien à voir
avec la sincérité d’homme. L’athéisme du Pérugin ne l’empêchait pas de
peindre de beaux sujets religieux. Léonard de Vinci, qui a donné le même
sourire équivoque à saint Jean-Baptiste, à Bacchus, à Léda et à la
Joconde, n’en a pas moins réalisé dans la _Cène_ la plus idéale figure
de Christ qui existe peut-être en peinture. En littérature et en art,
être sincère, c’est arriver _à sentir ce qu’on veut se faire sentir_.
Une page est _sincère_, quand elle est _sentie_, et c’est la qualité de
l’expression qui révèle si elle est sentie.

Ne confondons pas surtout la sincérité avec la naïveté. «Ce qui est
insupportable, dit Sayous, c’est la naïveté contrefaite, la naïveté
singée, celle par exemple qu’à une certaine époque on s’évertuait à
produire en imitant les vieux auteurs français, en supprimant les
articles et en usant puérilement d’inversions réputées naïves. Il
semblait à Rivarol voir un poltron dans la cuirasse de Bayard.»

Cette naïveté _singée_ exerce encore aujourd’hui ses ravages sous le
masque du _style archaïque_, que nous avons dénoncé dans notre dernier
livre: _Comment il ne faut pas écrire_.

On arrive quelquefois par l’imitation à se faire une fausse réputation
d’originalité; c’est le cas de Lamennais. Le style de l’_Essai sur
l’indifférence_, qui fit tant de bruit, n’est qu’un naïf pastiche de
l’_Émile_. Lamennais venait de lire l’_Émile_ et les _Lettres de la
montagne_, quand il écrivit son fameux ouvrage. «On voit, dit Villemain,
que Lamennais s’est formé d’abord à cette école bien plus qu’à celle des
Pères. L’imitation du style est parfois si marquée, qu’elle rappelle ces
ouvrages de la Renaissance où un moderne s’appropriait sous un cadre
chrétien soit Florus, soit Térence[39].»

  [39] _Tableau de la Littérature du dix-huitième siècle_, t. II,
    p. 308.

On n’imagine pas à quel point Lamennais a poussé le pastiche de
Rousseau. On retrouve dans l’_Essai sur l’indifférence_ les tours de
phrases de Rousseau, ses antithèses, sa dialectique, ses interjections,
son éloquence insolente, la même emphase et jusqu’à ce ton romanesque
que le philosophe de Genève conservait dans ses discussions les plus
abstraites. C’est du Rousseau, moins le charme et l’harmonie. Lamennais
ne fut jamais qu’un imitateur. Après Rousseau, c’est la Bible qu’il a
imitée dans les _Paroles d’un croyant_.

On a raison, certes, de chercher l’originalité; mais l’originalité qu’il
faut éviter à tout prix, c’est celle qui résulte de l’imitation étroite
et servile[40].

  [40] Sur les _Paroles d’un croyant_, pastiche du style biblique, voir
    le _Bossuet et la Bible_, du père DE LA BROISE, p. 73.

Malgré leur soif du nouveau et leurs efforts d’originalité, nos
romanciers contemporains ne sont pas parvenus à renouveler le roman. Les
surenchérisseurs ont beau se démener, tous nos romans se ressemblent;
quand on en a lu un, on les a tous lus; ils n’ont qu’un thème: l’amour;
qu’un héros: l’amant; qu’un type de femme: la maîtresse. On n’écrit des
romans que pour exalter l’amour, pour déshonorer l’amour, pour peindre
l’amour dans tous ses gestes, sous toutes ses formes. Quelques auteurs
gardent bien encore le culte du mariage et des bonnes mœurs (_Maria
Chapdelaine_, etc); la majorité ne voit dans un roman qu’une histoire
sexuelle. On dédaigne les sentiments et les caractères; le but, l’idéal,
c’est l’alcôve.

«Voilà pourquoi, dit Claveau, le roman paraît souvent faux et fade aux
hommes mûrs, qui ont généralement sous les yeux des réalités toutes
différentes de ces chimères. Voilà pourquoi le rôle que l’amour y joue,
et, je le répète, la place qu’il y tient se présentent à leurs yeux
désabusés comme un rôle et une place de convention, une sorte
d’usurpation sentimentale et littéraire où la vérité n’a rien à voir, un
mensonge pour les dames. Entre nous, est-ce que l’amour, tel qu’on le
rencontre dans les romans, gouverne notre existence aussi complètement
que les romanciers veulent bien le dire? Est-ce que vraiment il
l’accapare et l’absorbe, d’un bout à l’autre, au point où ils le
prétendent? Et surtout est-ce qu’il y fait autant de bruit qu’il en fait
chez eux? Les vrais héros de roman, les agités, les emballés, les
romantiques d’autrefois, les Antonys qui poussent des cris et commettent
des crimes, sont des exceptions. Nous ne voyons rien de pareil autour de
nous.»

On s’explique très bien, au fond, que les trois quarts des écrivains
écrivent des romans d’amour. Tout le monde n’est pas capable de créer
des personnages vrais, mais chacun se croit compétent en amour, parce
que l’amour est la passion la plus générale, la plus littéraire, bien
qu’elle soit absente de pièces de théâtre comme _Athalie_ et _Mérope_.
Un auteur de talent, Gaston Chérau, consacre deux volumes à décrire les
vertiges de la corruption la plus basse chez une malheureuse créature,
qui parcourt toute la carrière du vice, jusqu’au couronnement conjugal,
offert par un idéaliste et peu scrupuleux militaire. On n’a pas besoin
d’expérience pour écrire des romans d’amour; l’imagination suffit. Voilà
pourquoi les jeunes gens font des œuvres fausses. Ces brûlants Eliacins
sont peut-être de parfaits amants; en littérature ce sont presque
toujours de mauvais auteurs.

Les femmes et les jeunes filles, quand elles se mêlent d’écrire, tombent
dans le même travers. On n’imagine pas la quantité de romans
ultra-passionnés que ces sentimentales bas-bleus viennent proposer aux
grands journaux.

J’en connais une, la plus honnête créature du monde, qui, non seulement
n’écrit que du roman passionnel, mais à qui l’amour ordinaire ne suffit
pas; elle complique les crises les plus raffinées par des efforts
d’analyse qui n’arrivent pas à leur donner la vie, parce qu’il n’y a
rien de plus difficile que de donner la vie à ce qui est faux ou
exceptionnel. Son talent (car elle en a) cherche de préférence les
terrains stériles où ne pousse aucune fleur respirable; si bien qu’après
avoir fermé ses livres, on ne sait plus trop ce qu’on a lu et qu’il n’en
reste absolument rien. Et cette aimable personne s’étonne de n’avoir pas
de succès!

Et non seulement tous les romans se ressemblent, mais chaque auteur
recommence le même livre. Très peu éprouvent le besoin de se renouveler
comme Flaubert. L’auteur de _Madame Bovary_, qui semblait destiné à
publier toute une suite de romans modernes, donne un roman antique,
_Salammbô_; puis, revenant au genre contemporain, il écrit _l’Education
sentimentale_, récit haché menu, train-train du détail quotidien, qui
devait servir de modèle à toute l’école réaliste. Continuant son
évolution, Flaubert produit la _Tentation de saint Antoine_, un dialogue
d’érudition historique, _Trois contes_, dont un antique, et _Bouvard et
Pécuchet_, œuvre d’une originalité déconcertante. Ce besoin de
renouvellement ne tourmente pas nos romanciers contemporains.

Mais la vraie et la grande cause de la décadence du roman français, ce
qui l’empêche de se renouveler, on ne le redira jamais assez, c’est son
rabâchage autour du même et éternel sujet: l’amour.

Les écrivains anglais ont, sous ce rapport, une compréhension bien plus
large des réalités qui peuvent entrer dans le roman.

La supériorité du roman anglais, c’est que l’adultère, la passion,
l’amour, y sont choses secondaires, qui n’accaparent ni toutes les
situations du récit, ni toutes les préoccupations de l’auteur. En
France, un roman a toujours pour sujet l’idée d’une faute. Le roman
anglais, au contraire, vit d’honnêteté et tire des gens honnêtes
l’intérêt que les auteurs français tirent d’un coquin ou d’une femme
équivoque.

En dehors des sujets à thèse, nos romanciers ne prennent au sérieux ni
le mariage, ni la famille, ni les enfants, ni la vie domestique, ni les
caractères, ni les manies, ni les types. C’est avec cela, au contraire,
que les Anglais composent leurs livres. Ils savent regarder autour
d’eux, sans quitter leur salle à manger, sans sortir de leur maison. La
valeur qu’ils accordent à l’honnêteté et à la famille non seulement leur
crée une originalité, mais leur donne un ton que nous ne connaissons
pas, un ton de naïveté et de profondeur qui rend parfois leur dialogue
d’une drôlerie inimitable. En France, nous nous imaginons être profonds
quand nous sommes ennuyeux, et nous jugeons toujours le vice plus
intéressant que l’honnêteté. Sauf de rares publications, dont l’audace
dépasse alors notre réalisme, la passion est presque toujours au second
plan dans la production anglaise, et elle est rarement cynique.

Sous peine de stérilité ou de rabâchage, il faut donc absolument réagir
contre cette tournure d’esprit qui consiste à ne concevoir le roman
français que sous sa forme passionnelle, et à croire que le roman
honnête ne relève pas des procédés d’observation. On a le plus grand
tort de considérer comme des données invraisemblables les sentiments
nobles et supérieurs qui sont l’honneur de la nature humaine. Le
sacrifice, l’héroïsme, le devoir, le désintéressement, l’idéal sont des
choses qui existent et qui peuvent devenir des réalités vivantes, comme
le prouve le succès du _Rosaire_ de Mme Barclay, de _Maria Chapdelaine_
et des œuvres d’Henry Bordeaux.

Au surplus, quel qu’il soit, il faudra vous décider et savoir bien
choisir, le genre de romans que vous voulez écrire. Tout dépendra de
votre tournure d’esprit. Si vous êtes un homme sérieux, vous ferez du
roman sérieux; si vous avez de la verve et de l’esprit, vous ferez du
roman gai. Le roman gai est un genre spécial. Il n’est pas facile
d’émouvoir le lecteur; il est encore plus difficile de le faire rire,
bien que le rire «soit le propre de l’homme». Le roman d’observation est
généralement peu compatible avec le rire, «La plaisanterie, dit Pierre
Lasserre, ne va pas sans une certaine charge, qui est très vite de la
fiction et du mensonge. L’observation vraie n’est, au fond, ni
spirituelle ni bouffonne: elle est volontairement sérieuse[41].»

  [41] _Cinquante ans de pensée française_, p. 41.

Pour un Courteline, qui s’est fait un nom dans le genre comique, cent
auteurs grimacent et végètent. Rien ne vieillit comme l’esprit. Le
persiflage ne survit pas à l’actualité. On me dispensera de citer les
noms des malheureux auteurs qui s’évertuent à être amusants sans
parvenir à dérider le public. L’inconvénient du comique est de forcer la
note. La plaisanterie est toujours déformatrice de vérité, et, quand
elle n’est pas ennuyeuse, elle est menteuse. Même à dose discrète,
l’esprit fatigue. Voyez comme Sterne et Xavier de Maistre paraissent
aujourd’hui insignifiants. On se demande comment on a pu admirer des
livres comme le _Voyage autour de ma chambre_.

Évitez avant tout ce genre d’esprit facile, qui fait dire à un jeune
auteur, à propos de son chien et à la manière de Sterne: «Je résolus de
lui faire observer que la vie qu’il menait autour de nous ne convenait
guère à un chien de bonne maison. Asseyez-vous, lui dis-je. Il s’assit.
Écoutez-moi bien. Il retourna la tête et affecta de ne pas m’entendre.
Je lui expliquai les raisons qui devaient le forcer à réfléchir et à se
mieux conduire. Il n’eut pas l’air de me comprendre et je commençai à
suspecter sa bonne foi... etc.»

Ce ton est démodé.

Mais prenons garde de ne pas tomber dans l’outrance pour vouloir éviter
la fadeur. La drôlerie est à la mode; on cultive le baroque et le
pince-sans-rire. Laissons ces clowneries à l’esprit anglais. Une
caricature géniale comme _Ubu roi_ finit par n’être plus qu’une farce de
collégien. On ne se maintient pas longtemps dans la drôlerie. Le roman
vit de vérité, non de déformation.

Signalons également le goût de la complication psychologique, qui séduit
si souvent les jeunes gens et les femmes. Nous avons dit dans notre
dernier volume ce qu’il fallait penser de la psychologie; nous avons
essayé de montrer par quelques exemples en quoi consiste la mauvaise
psychologie. Nous ne reviendrons pas là-dessus.

La vraie psychologie est une décomposition des mouvements de l’âme par
petits faits réels et précis. Elle consiste à montrer les sentiments _en
marche et en action_. C’est la psychologie de Marivaux dans _Marianne_,
de Stendhal et de Tolstoï. Elle ne vieillira pas.

La mauvaise psychologie n’est qu’un énoncé de motifs, le commentaire des
dispositions intérieures d’un personnage, un train-train narratif, un
examen sur place d’hypothèses monotones. Un personnage est-il en face
d’une situation donnée, aussitôt le bavardage commence; on rôde autour,
on pèse le pour et le contre, on déduit les possibilités et les
conséquences. Qu’allait-il faire? Où irait-il? Qu’adviendrait-il? Et
ainsi pendant trois cents pages. N’en eût-il que cent, un tel roman
serait encore trop long. Avec _Fumées_ de Tourguénieff et _Notre cœur_
de Maupassant, qui n’en font qu’un, le mauvais psychologue trouvera le
moyen de faire un livre de radotages qui n’aura plus l’apparence de la
vie.

Il faut donc très sérieusement se méfier de ce qu’on appelle
pompeusement la psychologie, le _point de vue psychologique_. L’abbé
Prévost se préoccupait très peu du point de vue psychologique quand il
écrivait _Manon Lescaut_, ni Richardson non plus, ni Cervantès, ni même
Balzac dans _Eugénie Grandet_ et les _Parents pauvres_. Ils ont
simplement créé des personnages vivants.

Il est des auteurs qui surenchérissent, à qui la psychologie ne suffit
pas et qui ont la prétention de mettre dans le roman de la philosophie
et même de la sociologie. C’est le comble. Un roman évidemment a
toujours une portée philosophique ou sociale. Quelle œuvre eut plus
d’influence sociale que _Werther_ et _René_? Ni Gœthe ni Chateaubriand
n’ont pourtant voulu faire de la philosophie. Quant à écrire des romans
pour moraliser le peuple, c’est une chimère qui ne pouvait tenter que
des esprits généreux, comme Lamartine et George Sand[42].

  [42] Voir la préface de _Geneviève_.

La philosophie n’est ni un but ni un programme. Balzac appelait _Études
philosophiques_ des romans d’observation comme les autres. Celui qui
porte le titre le plus abstrait, _la Recherche de l’absolu_, est
justement un de ses récits les plus profondément humains, celui où il a
dessiné quelques-unes de ses créations les plus humaines, Balthazar
Claës, Mlle et Mme Claës. Les romans proprement philosophiques, comme
_Louis Lambert_ et _Séraphita_, condamnent le genre par l’ennui qu’ils
dégagent. Presque tous les romans philosophiques de George Sand ont
vieilli, tandis que _Valentine_, le _Marquis de Villemer_, _François le
Champi_, la _Petite Fadette_, la _Mare au diable_, conservent toute leur
fraîcheur.

«George Sand, dit très justement Mazade, fait des ouvriers déclamateurs,
des paysans presque philosophes. Dans ses personnages on cherche des
hommes; on trouve des sophismes qui marchent[43].»

  [43] Cité par Mme PAILLERON, _Les Derniers Romantiques_, p. 19.

Laissons donc de côté la philosophie. Elle n’a rien de commun avec la
littérature et ne peut que lui nuire. Mieux vaudrait plutôt transporter
dans le roman les mœurs électorales de notre temps. Nous avons sur ce
sujet quelques livres excellents, et le champ est loin d’être épuisé. Le
monde de la politique est un bon terrain pour la peinture des ambitions
et des caractères.



CHAPITRE IV

Comment on fait un roman

(_Suite_)

Balzac et le vrai réalisme.--Flaubert et le roman.--La signification de
_Madame Bovary_.--Faut-il copier la vie?--Le procédé de
Tourguénieff.--Les caractères et les personnages.--Balzac
copiait-il?--La «documentation».--Les noms des personnages.


Le roman est la grande tentation des débutants. Aucun genre de
production n’offre une plus riche perspective de développements faciles.
Et pourtant le roman ne s’est pas beaucoup modifié depuis Balzac. Ce
qu’on cherche encore, ce qu’on doit toujours chercher à peindre, c’est
la vérité, la vie, le réalisme, le vrai réalisme, celui qui admet ce que
la nature a de bon et non pas seulement ce qu’elle a de mauvais. Il faut
bien se rendre compte qu’il existe une autre réalité que celle de la
_Garçonne_ et du _Journal d’une femme de chambre_. Il faut arriver à
comprendre le réalisme comme le comprenait Balzac. L’auteur du _Père
Goriot_ a peint des êtres bons et des êtres méchants, des gens dévoués
et des coquins, les vertus et les vices, les dévouements et les
bassesses, d’abominables créatures comme Mme Marneffe, et d’idéales
jeunes filles comme Mlle Claës, Modeste Mignon, Ursule Mirouet, Eugénie
Grandet. Balzac a vu l’humanité complète, l’humanité de tous les temps.
Il a incarné dans ses personnages les éternelles passions humaines.

«Comme Eschyle, dit Théodore de Banville, comme Aristophane, comme
Shakespeare, comme Molière, comme tous les maîtres, Balzac a pris pour
ses héros l’Avidité, la Luxure, la Haine, l’Amour de l’or, l’Ambition,
et il prête à ces démons toujours jeunes les oripeaux, les modes et le
langage de l’époque où il a vécu; tout en les montrant terribles comme
ils sont, il a su les rendre comiques et amusants, Balzac seul a montré
comment on peut appliquer à la vie contemporaine les procédés éternels
de la poésie, et créer des types modernes, généraux et absolus, en ne
tenant pas compte des petites circonstances par trop frivoles et
transitoires[44].»

  [44] BANVILLE, _Critiques_, p. 451 et 454.

George Sand a indiqué avec finesse en quoi consiste le vrai réalisme.

«L’art, dit-elle, doit être la recherche de la vérité, et la vérité
n’est pas la peinture du mal. Elle doit être la peinture du mal et du
bien. Un peintre qui ne voit que l’un est aussi faux que celui qui no
voit que l’autre. La vie n’est pas bourrée que de monstres. La société
n’est pas formée que de scélérats et de misérables[45].»

  [45] _Correspondance avec Flaubert_, p. 450.

Si le fond et la forme du roman sont à peu près restés les mêmes depuis
Balzac, on peut dire cependant que Flaubert a renouvelé le roman, en y
ajoutant l’effort d’écrire, le souci plastique, le parti pris d’en faire
un objet d’art et de n’y mettre que de l’observation pessimiste et des
personnages médiocres. Malgré l’exemple de certains écrivains
scandaleusement dédaigneux du style, comme Marcel Proust, il est bien
difficile aujourd’hui de concevoir le roman sous une autre forme que
_Madame Bovary_, qui date de 1857, et de ne pas adopter l’esthétique de
Flaubert, ses procédés d’exécution, sa sensation descriptive, la vérité
de ses personnages. Il existe certainement d’autres héros qu’Emma
Bovary; on peut rêver un abbé Bournisien moins bête, un Rodolphe moins
grossier, un Léon moins nigaud, des caractères plus nobles, moins
d’automatisme psychologique; en d’autres termes, je crois qu’il serait
parfaitement possible d’écrire, avec les procédés de Flaubert, un roman
qui serait plus moral et tout aussi vrai que _Madame Bovary_.

Mais Flaubert n’a pas suffi; il a été dépassé; on a outré sa manière, et
nous avons vu Zola, au nom d’un faux naturalisme, que Flaubert lui-même
répudiait, ne plus peindre que la bassesse et l’ignominie. C’est Zola et
les Goncourt, dans _Germinie Lacerteux_ (1865), qui ont inauguré ce que
Weiss appelait la littérature brutale, ces interminables épopées de vice
et d’ennui, qui ont fini par engendrer les œuvres à gros numéros de
notre temps.

Après «avoir cru découvrir le premier l’observation et la vérité
humaine», Zola a fini par remplir artificiellement des cadres épiques et
industriels, comme les grands magasins, la Terre, les chemins de fer,
les mines. Avec un spiritualisme plus lyrique et des préoccupations plus
sociales, Paul Adam a continué la tradition de ces grandes fresques,
tandis que l’ancien fond de Zola inspirait Mirbeau et toute une école de
nouveaux romanciers, Chérau, Hirsch, Lapaire, Maran, Margueritte, etc.
Si bien qu’aujourd’hui, si l’on veut éviter l’excès réaliste, c’est
encore à Flaubert qu’il faut revenir.

L’écrivain qui veut faire du roman ne doit donc perdre de vue ni les
romans de Balzac ni les romans de Flaubert.

On a dit beaucoup de bien et beaucoup de mal de _Madame Bovary_. Évitons
le dénigrement et l’idolâtrie. Ce qu’on reproche surtout à Flaubert,
c’est sa conception pessimiste des passions et des personnages. Comment
expliquer ce goût de médiocrité morale chez un homme qui n’a connu que
des êtres d’une parfaite honnêteté? C’est qu’au fond, comme Baudelaire
et Leconte de Lisle, Flaubert était un romantique, et un romantique qui
détestait le bourgeois. Sa haine le portait à prendre le contre-pied des
opinions reçues et, par conséquent, à faire des romans qui étaient la
négation de l’idéal bourgeois. Ceci est curieux à constater chez un
artiste qui ne fut jamais lui-même qu’un bourgeois ayant horreur de la
vie de bohème. «La glorification de la libre et joyeuse bohème, dit
Albert Cassagne, n’est qu’un thème littéraire, un souvenir de 1830,
époque où la bohème et l’art pour l’art se confondirent quelque temps.
Mais, pour la vraie bohème, celle du présent, que l’on rencontre et que
l’on coudoie dans la vie réelle, il en va autrement. C’est justement au
nom de l’art pur qu’on la rejette. Joignez-y, si vous voulez, un
sentiment que Flaubert ou les Goncourt ne se seraient pas avoué
volontiers: le sentiment de la distance qui sépare l’homme dont la vie
matérielle est assurée, dont les affaires sont en ordre, de l’irrégulier
qui vit on ne sait trop comment, de besognes hâtives et de revenus
incertains. N’étaient-ils pas, eux, quant à la condition matérielle
s’entend, des bourgeois, de vrais bourgeois, vivant bourgeoisement?»

C’est la vérité. Flaubert tremblait à l’idée de perdre la fortune qui
lui assurait la possibilité du travail régulier qu’il appréciait chez
les autres, chez George Sand notamment. A l’époque où ils se lièrent
d’amitié, l’auteur d’_Indiana_ avait depuis longtemps dit adieu à la
bohème des Musset et des Pagello, pour devenir la bonne dame de Nohan,
pacifiquement installée, comme Flaubert, dans ses chères habitudes de
travail. Cette vie laborieuse formait leur idéal commun. Quant à la
littérature, ils étaient tous deux aux antipodes, non seulement pour la
_forme_, comme nous le disions plus haut, mais pour le fond. _Madame
Bovary_ n’est qu’une effroyable satire de tous les romans de George
Sand, _Indiana_, _Valentine_, _Jacques_ ou _Lelia_. J.-J. Weiss a
signalé cette contradiction dans une étude injuste, mais
originale[46]... Flaubert, direz-vous, était bien pourtant un
romantique? Oui, mais un romantique désabusé. Il y a en lui une Emma
Bovary, mais une Emma Bovary qui n’est plus dupe, qui sait le néant de
l’amour, et dont la vie et la mort proclament la faillite de la passion.
A chaque page du roman, à travers les regrets d’un ancien croyant, on
sent une foi qui blasphème et une désillusion qui se venge. Les ravages
de ce mensonge s’étendent à tous les personnages. Amour, rêves,
sentiments, conversations, tout s’exprime dans ce livre en clichés
ironiques, en moquerie sourde et féroce. Les femmes ne s’y trompent
point; elles n’aiment pas _Madame Bovary_[47].

  [46] _Essais sur l’histoire et la littérature françaises_.

  [47] Le tempérament de Flaubert n’avait rien de féministe. Il parle
    des toilettes de Mme Bovary, mais il n’est jamais question de sa
    couturière. Où Emma s’habille-t-elle? On ne le dit pas. Pour
    justifier ses voyages à Rouen, elle invente des visites, non pas
    chez sa couturière, mais chez sa maîtresse de piano. Elle porte un
    costume d’amazone. D’où lui vient ce costume? Elle monte à cheval et
    galope. Quand a-t-elle appris à monter à cheval? Ces contingences ne
    préoccupent pas Flaubert. Il voit humain, cela lui suffit.

Qu’il ait eu tort ou non de railler la passion et de scandaliser le
bourgeois, Flaubert n’en a pas moins fait une œuvre vivante, et créé un
type de femme qui existe en province à des milliers d’exemplaires. On
peut répondre à J.-J. Weiss: «Y a-t-il en province des femmes qui rêvent
la passion? Oui. L’adultère et la passion finissent-ils, les trois
quarts du temps, dans l’oubli et dans la boue? Oui. Alors que
reprocherez-vous à Flaubert? Son pessimisme n’est-il pas justifié? En
quoi a-t-il déshonoré l’amour?»

Si _Madame Bovary_ n’était qu’une œuvre de scandale, il y a longtemps
qu’elle serait oubliée. Deux autres romans eurent à cette époque
l’honneur de partager son succès, la _Fanny_ de Feydau et l’_Antoine
Quérard_ de Charles Bataille. Histoire à la fois sentimentale et brutale
d’une épouse qui veut garder le mari et l’amant, l’affection et la
sensualité, _Fanny_ n’est qu’une production d’amateur, dont tout
l’intérêt se réduit à une scène équivoque qu’on retrouve dans _Sous les
tilleuls_ d’Alphonse Karr. Quant à _Antoine Quérard_, c’est tout
simplement _Madame Bovary_ à rebours; un médecin de campagne
intelligent, romanesque, marié à une calme créature, a pour maîtresse sa
jeune belle-sœur, une vraie Madame Bovary qui, non seulement aime le
médecin, mais adore aussi un jeune homme à peine sorti du collège.
Henriette Quérard meurt empoisonnée par une drogue suspecte que le
docteur lui donne pour la deuxième fois. Tous les éléments de _Madame
Bovary_ semblent réunis dans ce long roman, description, paysages,
lyrisme d’amour, la passion sombrant dans la platitude; il y a même une
sorte d’Homais plus provincial encore, une distribution de prix et un
grand enterrement! Plus réalistes que le roman de Flaubert, ces deux
livres sont aujourd’hui aussi oubliés que _Sous les tilleuls_ d’Alphonse
Karr.

Ce qui fait, au fond, de _Madame Bovary_ un chef-d’œuvre, c’est qu’elle
est non seulement un modèle d’exécution, mais un modèle d’observation
humaine. M. Thibaudet a mis la question au point dans un excellent
livre[48]. Le chapitre sur le style de Flaubert, ses constructions, sa
langue et ses phrases, est d’une démonstration définitive. M. Thibaudet
appelle Flaubert «un des plus grands créateurs de formes qu’il y ait
dans les Lettres françaises», et il se moque agréablement de ceux qui
prétendent que Flaubert écrit mal. «_Madame Bovary_, dit-il, reste une
merveille de style français.» Le livre de M. Thibaudet est un monument
élevé à la gloire de Flaubert, un monument qui écrase les ironies et les
attaques, y compris les vaines négations de Pierre Gilbert, où M.
Thibaudet ne voit qu’un «jeu habile, mais un jeu».

  [48] _Gustave Flaubert_, 1 vol.

Jules Lemaître avait magistralement résumé ce qu’il faut penser sur ce
sujet:

«Je crois, dit-il, que Gustave Flaubert a réalisé pleinement et dans
toute sa pureté une espèce de roman qui est tout simplement la peinture
de la vie humaine telle qu’elle est (qu’on appelle cela si l’on veut le
roman réaliste). On dira que, si la réalité est laide, il ne faut pas la
peindre telle qu’elle est, parce que cette peinture ne saurait être
belle. En quoi l’on se trompe. D’abord, l’homme étant un être imitatif
par nature, une imitation exacte, même d’un vilain objet, lui fait
plaisir, je ne sais comment, par la surprise qu’elle lui cause, par la
clairvoyance et l’habileté qu’elle suppose chez l’imitateur; et ce
plaisir, ceux mêmes qui ne l’avouent pas le sentent toujours, à moins
que leur sincérité n’ait été altérée par l’affectation de dégoûts bien
portés... La peinture de la réalité non arrangée, mais complète, donne
l’idée de la beauté, parce qu’elle nous présente quelque chose de
compliqué, un jeu de causes et d’effets, de forces subordonnées les unes
aux autres. La beauté naît encore de ce que les traits, tous copiés sur
la réalité, sont cependant choisis, sinon modifiés... La beauté est
encore dans les forces naturelles et fatales que le roman réaliste est
toujours amené à peindre. Elle est aussi dans le style, dès qu’il
possède certaines qualités, force, concision, harmonie, couleur, qui
sont belles indépendamment des sujets où elles s’emploient. La beauté
peut être enfin dans l’attitude dédaigneuse, bienveillante ou impassible
de l’écrivain, attitude que l’on pressent aisément à travers son œuvre.
Voilà à peu près pour quelles raisons la peinture de la vie toute crue
peut n’être pas si répugnante[49].»

  [49] _Les Contemporains_, 8e série, p. 92.

Répétons-le donc pour en finir: il faut étudier et adopter _Madame
Bovary_ comme un modèle, non pas pour l’imiter servilement, mais pour
faire des romans différents, des romans honnêtes au besoin, où l’on
peindra dans toute leur réalité les êtres, les choses et les paysages.
Il s’agit d’appliquer en littérature ce que le grand pastelliste La Tour
disait à Diderot. Il lui disait que «la fureur d’embellir et d’exagérer
la nature s’affaiblissait à mesure qu’on acquérait plus d’expérience et
d’habileté, et qu’il venait un temps où on la trouvait si belle, qu’on
penchait à la rendre telle qu’on la voyait».

Suivez le conseil de La Tour: copiez la nature telle qu’elle est, telle
que vous la voyez, d’aussi près que vous le pourrez... Mais, direz-vous,
ce sera de la photographie!... Non, ce ne sera pas de la photographie,
parce que la photographie est une reproduction mécanique et sans
interprétation, tandis que c’est avec vos yeux et votre cerveau que vous
copiez, c’est-à-dire avec une lentille qui _interprète_ et _transpose_.
Vous croirez copier, vous interpréterez malgré vous. Mettez dix peintres
devant le même paysage. Ils feront tous un paysage différent. «Au musée
de Montpellier, dit Alfred Mortier, j’ai vu une dizaine de portraits
d’un Mécène, que peignirent successivement Delacroix, Ricard, Courbet et
d’autres artistes éminents. Pas une de ces figures ne ressemble à
l’autre. On dirait parfois que ce n’est pas le même individu qui a posé.
Et cependant, tous ces artistes s’efforçaient de copier, de faire
ressemblant[50].» Ingres lui-même et ses disciples s’illusionnaient, en
croyant être «les très humbles serviteurs du modèle». Ils copiaient tout
simplement dans le modèle la beauté qu’ils y voyaient ou croyaient y
voir[51]. Un peintre ne peint jamais la réalité, mais sa propre
interprétation. De là, tant de façons de peindre. La couleur même ne
signifie plus rien; on peut peindre en bleu ou en noir.

  [50] A. MORTIER, _Dramaturgie de Paris_.

  [51] _Essai sur le principe et les lois de la critique d’art_, par
    André FONTAINE.

Il ne saurait donc y avoir, pour le peintre et l’écrivain, aucune espèce
d’inconvénient à copier la nature. Des fantaisistes, comme Théodore de
Banville, peuvent seuls déconseiller l’étude de la réalité. L’auteur des
_Odes funambulesques_ dit, à propos d’une comédie: «On assure (ô triste
infirmité de la réclame!) que le type de Mme Calendel a été copié ou
plutôt photographié sur nature. C’est donc pour cela qu’il est si faux
et si chimérique[52].» Déplorable malentendu!... D’abord, il n’est pas
vrai du tout qu’un personnage soit faux parce qu’il est copié sur
nature. Même servile, la copie n’est qu’une adaptation involontaire.
Théophile Gautier prétend qu’un acteur, qui parviendrait à imiter
parfaitement le langage et les gestes d’un savetier, ne l’amuserait pas
plus qu’un savetier. Ce n’est pas sûr. Une imitation est toujours
amusante.

  [52] _Critiques_, p. 251.

Il faut donc copier la vie, pour rendre la vie; et copier vos
personnages dans la vie, si vous voulez que vos personnages vivent. On
n’invente ni un personnage ni un caractère. On doit ou les prendre tels
qu’ils sont, ou les imaginer d’après ceux que l’on connaît. Et ne dites
pas qu’un portrait particulier n’est pas un type général. Un individu
peut parfaitement représenter un type général, puisque cet individu
existe certainement à des milliers d’exemplaires.

Des personnages inventés ne seront jamais que des fantoches. Faites, au
contraire, une liste de vos héros, donnez-leur le caractère, le langage,
les manies de telle ou telle personne que vous connaissez. Celui-ci sera
Mlle X..., celui-là M. Z... Vous verrez alors le relief que prendra
votre récit et comme il vous sera facile de savoir ce que vos
personnages devront dire et penser dans telle ou telle circonstance.
Nous rencontrons tous les jours des types; chacun de nous est un type;
pourquoi en met-on si peu dans les livres? C’est qu’en art, le
difficile, c’est de voir. Un romancier doit, comme un peintre, prendre
des notes et écrire d’après l’esquisse. Don Juan, Faust, Hamlet,
Tartuffe, Othello ont certainement existé[53].

  [53] cf. A. MORTIER, _Faust_, p. 10.

«Je tiens de M. Paul Bourget, dit Edmond Jaloux, ce détail, que
Tourguénieff écrivait la biographie complète de ses personnages, même
des moindres. C’est là, justement, ce qui fait leur extraordinaire
vérité; ils ne prononcent jamais ces paroles vaines, ni ne font ces
gestes hasardeux que nous voyons accomplir dans la majorité des
romans... Tourguénieff poussa si loin ce scrupule, que, lorsqu’il
écrivit _Pères et Enfants_, il fit plus encore: il tint un journal de
Bazaroff (son principal personnage). Quand il lisait un livre nouveau,
quand il rencontrait un homme intéressant, ou bien s’il arrivait un
événement politique ou social important, il l’inscrivait aussitôt, en le
jugeant du point de vue de Bazaroff. Il en résulta un cahier volumineux,
qu’il finit, bien entendu, par perdre; mais on se rend mieux compte
maintenant des raisons profondes qui donnent une telle vie aux créations
de Tourguénieff... Quel que soit le don, seul un travail de cette
conscience et de cette subtilité donne aux œuvres cette solidité que
rien ne remplace[54].»

  [54] _Dimitri Roudine_, préface.

La première condition d’un caractère ou d’un personnage (on l’oublie
toujours et on ne saurait trop le redire), c’est sa permanence, sa
fidélité à lui-même. Harpagon et Othello restent jusqu’au bout des
avares et des jaloux. Alceste et le baron Hulot ne se démentent jamais,
ou, s’ils se démentent, c’est par certaines contradictions conformes à
leur nature. Ulysse est, sous ce rapport, une création étonnante, «le
plus fort caractère de l’antiquité», dit Flaubert. La dissimulation, qui
résume les qualités de sa race, ne l’abandonne pas un instant. «Ce que
les Grecs estimaient surtout en lui, c’est la souplesse et les
ressources inépuisables de son génie. L’Avisé, le Sage, l’Ingénieux,
l’Artisan de ruses, le Patient, l’Éprouvé, l’Esprit aux mille nuances,
l’Homme qui sait se retourner, tels sont les surnoms que leur admiration
lui prodigue, comme si, en le louant, ils sentaient qu’ils font leur
propre éloge. Tous les peuples apprécient la ruse presque à l’égal du
courage. Mais, pour un peuple fin et délié comme les Grecs, la ruse est
un don divin, qui se confond avec la sagesse[55].»

  [55] ORDINAIRE, _Rhétorique nouvelle_, p. 63. Voyez dans _Philoctète_
    jusqu’à quel point Ulysse pousse la fourberie.

Homère avait du génie. Le génie n’est pas donné à tout le monde. A
défaut de génie, on peut toujours, avec du talent, animer des fictions,
inventer des êtres humains. Voyez par quel effort Flaubert arrive à
mettre en scène et à faire agir et parler deux insignifiants personnages
comme Bouvard et Pécuchet, destinés à supporter seuls le poids d’une
érudition ennuyeuse. Zola avait raison de répéter qu’un ouvrage n’est
vivant qu’à la condition d’être vrai, d’être vécu par un auteur
original... «On gagne, dit-il, l’immortalité en mettant debout des
créatures vivantes, en créant un monde à son image.» Oui, sans doute;
mais Zola avait tort d’ajouter que le style ne faisait rien à l’affaire,
sous prétexte «que nous ne pouvons pas aujourd’hui juger du style
d’Homère et de Virgile». C’est une erreur de croire qu’on peut créer des
œuvres durables sans le secours du style; et, précisément, répétons-le,
Homère et Virgile ne sont parvenus jusqu’à nous que grâce à la
réputation de leur forme. Sans le style, ce qu’ils ont mis de vivant
dans leurs œuvres n’eût pas suffi à les immortaliser.

On dira: «Vous enfoncez une porte ouverte. On sait très bien qu’il faut
écrire en bon style et faire vivre ses personnages.» Oui, le conseil est
vieux, mais on s’obstine à ne pas le suivre, et la preuve qu’on
l’oublie, ce sont les trois quarts des romans actuels. Y a-t-il là, sauf
exceptions, quelque souci des «types»? Se préoccupe-t-on des caractères?
Peint-on les choses d’après la vie?

Il y a peu de personnages, même dans les œuvres célèbres, qui soient des
figures vraiment vivantes.

La comédie et la musique ont immortalisé le Figaro de Beaumarchais.
Figaro n’est pourtant pas un _type_, mais un _rôle_. Il ne reste pas
dans la mémoire, et, hors de la scène, il n’existe plus. Figaro, c’est
Beaumarchais lui-même. Relisez sa fameuse tirade: elle résume la vie de
Beaumarchais. Intrigant, pamphlétaire, frondeur, il a fait tous les
métiers, se moque de tout, critique chacun, se rit du mépris et, malgré
ses vantardises et son persiflage, le moins qu’on puisse dire de lui,
c’est que c’est à peine un honnête homme.

Gil Blas aussi est moins un type qu’un porte-voix. On retient son nom;
on oublie le personnage. Ce n’est pas lui, ce sont les autres qui nous
intéressent, l’archevêque de Grenade, les comédiens, le chanoine,
Sangrado, etc...

Joseph Prudhomme, au contraire, est un type définitif. Henri Monnier
l’avait trouvé en se copiant lui-même. Faites de Prudhomme un
anticlérical, vous avez M. Homais, l’inoubliable Homais, un des
personnages les plus réussis que le roman ait créés, et qui pourtant ne
sera jamais populaire, parce que le peuple et la politique ont
aujourd’hui les idées de M. Homais. Poussez-le: vous avez le Tribulat
Bonhommet de Villiers de l’Isle-Adam, Bonhommet, le Joseph Prudhomme
macabre et bouffon, qui sourit de pitié en voyant des gens croire encore
à Dieu et à l’immortalité de l’âme.

Pour qu’un roman soit intéressant, il n’est pas absolument nécessaire
que les personnages soient nombreux. Un seul suffit pour l’intérêt,
comme l’inoubliable beau-père de _Fumées dans la campagne_ d’Edmond
Jaloux. Il n’a fallu que deux héros à Cervantès pour faire un
chef-d’œuvre. Avec une simple femme, directement prise sur la vie, un
certain Pecméja a écrit un livre admirable: l’aventure d’une pauvre
fille du peuple qui va rejoindre à pied son amant journaliste à Paris.
Flaubert dit dans sa lettre-préface que c’est «une chose exquise, à la
fois simple et forte, une histoire émouvante comme celle de Manon
Lescaut, moins l’odieux Tiberge, bien entendu».

On n’a plus réédité ce petit livre. Il devrait être entre toutes les
mains[56].

  [56] _Rosalie_, par Ange PECMÉJA. Lettre-préface de Gustave FLAUBERT.

Balzac, dit-on, ne copiait pas ses modèles. Je n’en sais rien. C’est une
question à débattre. Balzac était évidemment avant tout un créateur et
un intuitif; mais le fond de son intuition consistait surtout à incarner
dans un type les traits observés chez d’autres. On peut parfaitement
peindre Eugénie Grandet, Modeste Mignon, Ursule Mirouet et Mlle Claës
d’après certaines jeunes filles de province. «Imaginer une composition,
dit Delacroix, c’est combiner les éléments d’objets qu’on connaît avec
d’autres qui tiennent à l’intérieur même, à l’âme de l’artiste.»

Est-il bien exact, d’ailleurs, que Balzac ait toujours inventé? On
ferait une belle étude, si l’on voulait relever tout ce qu’il a vraiment
pris dans la vie. Son mot sur _Eugénie Grandet_: «Puisque l’histoire est
vraie, comment veux-tu que je fasse mieux que la vérité?» pourrait
s’appliquer à beaucoup de ses romans. Le père Grandet a existé à Saumur.
Il s’appelait Niveleau. Balzac a profondément modifié son modèle. En
tous cas, il est allé écrire son roman sur les lieux et il «s’est
inspiré de plusieurs autres types que lui offrait la vie provinciale
d’alors»[57].

  [57] Autour d’_Eugénie Grandet_, par Maurice SERVAL.

Ce qui fait la valeur de certaines œuvres populaires, comme _Manon
Lescaut_ ou _la Dame aux camélias_, c’est que ces livres sont vrais, ont
été vécus. «Si l’on savait, disait Dumas fils à Jules Claretie, ce que
j’ai mis de moi dans mon œuvre, ce que j’ai utilisé de ma vie dans mon
théâtre, ce qu’il y a de dessous dans mes pièces!... Je raconterai,
autant que je le pourrai, ce passé; je montrerai ces sources d’émotion
et d’études... Mais que voulez-vous? On ne peut tout dire, même à voix
basse, et ce qu’on ne peut imprimer, c’est le plus curieux de la vie
d’un homme[58].»

  [58] _Alexandre Dumas et Marie Duplessis_, par Johannès GROS, p. 200.

On a bien vu, pendant la guerre, les résultats saisissants qu’a donnés
la peinture des choses vécues. Il reste sur la guerre de 1914 une
dizaine d’excellents livres, dont une bonne moitié écrite par des
personnes qui n’avaient encore rien publié. L’intensité du vécu a
inspiré à ces débutants des pages dignes de nos meilleurs écrivains.

La documentation sur nature, le roman-reportage, peindre la vie,
regarder autour de soi, transposer la réalité, copier des caractères,
voilà la vraie méthode, la seule méthode à suivre. Max Jacob a écrit
deux curieux volumes, rien qu’avec les dialogues, manies et mœurs
locales d’une petite ville. A l’exemple d’Alphonse Daudet, M. Abel
Hermant s’est fait une réputation en nous donnant, sous forme de roman,
des revues de fin d’année où défilaient les derniers événements
contemporains. Ces sortes d’évocations sont évidemment délicates et
demandent du tact. On tombe malheureusement très vite dans l’artificiel,
un volume sur les Inventaires, un volume sur les Congrégations, la
politique, les procès célèbres. C’est le défaut du genre. Une copie sur
nature ne doit être ni longue ni exagérée et donner la sensation exacte
de la vie.

Cette illusion du vrai est indispensable, même pour le nom des
personnages. Balzac les copiait quelquefois sur les enseignes des
magasins. Les noms heureux abondent dans _la Comédie humaine_: Modeste
Mignon, Eugénie Grandet, Ursule Mirouet, Vautrin, Rubempré, Rastignac,
César Birotteau, Mme Marneffe... Flaubert suppliait un jour Zola de lui
céder le nom de Bouvard pour le mettre dans _Bouvard et Pécuchet_.
George Sand a toujours de jolis noms: _les Beaux Messieurs de
Bois-Doré_, _la Dernière Aldini_, _Consuelo_, _Mauprat_, le _Marquis de
Villemer_, _Flamarande_. Le nom du héros de Paul Féval, Lagardère, sonne
comme une fanfare, et Dumas père en a inventé d’harmonieux, comme le
comte de _Monte-Christo_, _Cavalcanti_, le _Vicomte de Bragelonne_. Il
est vrai qu’Athos, Portos et Aramis n’ont rien de bien retentissant pour
des noms de mousquetaires.

Les noms propres ont leur physionomie et leur beauté. Il en est qui ne
vieillissent pas. D’autres marquent une époque. En 1840, tous les
personnages s’appelaient Borval, Clairval, Dorival, Blainville,
Sainville, Meurville. D’Arlincourt avait popularisé les Ipsiboë,
Eulodie, Ismalie, Izèle, Dalguiza... Il est des noms éclatants, comme
ceux du début de _Ratbert_, dans la _Légende des siècles_, et il y en a
de ridicules, comme Pascal Geffosses, Éparvier, Mitre, que je trouve
chez Paul Margueritte et qui rappellent ceux que je cueillais
dernièrement dans un roman mondain: M. Mélissier, M. Métardier, Mme
Gilletard, M. Dégustai, M. Deprivière, etc.

«Quelques noms, dit Israëli, ont été regardés comme présentant des
auspices plus favorables que d’autres. Cicéron nous apprend que lorsque
les Romains levaient des troupes, ils montraient le plus grand désir que
le nom du premier soldat porté sur la liste fût d’un bon augure. Lorsque
les censeurs faisaient le dénombrement des citoyens, ils commençaient
toujours par un nom fortuné, tels que celui de Salvius, Valérius.

«Un homme appelé Régillanus fut choisi pour être empereur, par la seule
raison que son nom avait une consonance royale; et Jovien fut promu à la
souveraineté, parce que son nom approchait le plus de celui de
Julien[59].»

  [59] _Curiosités de la littérature_, t. I, p. 221.

Les _Annales du dix-septième siècle_ racontent que Molière, cherchant un
nom pour un des personnages du _Malade imaginaire_, celui qui est chargé
de donner des clystères, rencontra par hasard un garçon apothicaire,
auquel il demanda: «Comment vous nommez-vous?--Fleurant.--Mon cher, dit
Molière, que je vous embrasse. Je cherchais un nom pour un personnage
tel que vous; vous me tirez d’embarras en m’apprenant le vôtre.» Comme
on sut l’histoire, tous les petits maîtres allèrent à l’envi voir
l’original du Fleurant de la comédie. La célébrité que Molière lui
donna, lui attira la plus grande vogue, dès qu’il devint maître
apothicaire. En le ridiculisant, Molière lui ouvrit la voie de la
fortune.»



CHAPITRE V

Comment on fait un roman

(Suite)

Faut-il écrire ses souvenirs?--L’emploi du _je_.--Le choix du
sujet.--Faut-il écrire pour le public?--Le public et Théophile
Gautier.--Le plan et la composition.--Flaubert et l’impassibilité.--La
couleur locale.--La description exotique.


Le meilleur moyen de faire un bon roman d’observation, ce serait
peut-être de raconter tout simplement sa propre vie. Quelqu’un a réalisé
ce programme et a été célèbre. C’est Marcel Proust.

L’originalité de Marcel Proust n’est pas d’avoir beaucoup parlé de lui,
mais de nous présenter dans un vaste tableau d’ensemble les caractères
et les personnages qu’il a connus. Sa psychologie ne nous fait grâce de
rien; tout est haché, éparpillé, examiné, classé. Si l’on surmonte
l’ennui que dégagent ces compilations héroïques, on est largement
récompensé par la vision des êtres et des choses et l’humanité des
milieux et des sentiments. En tous cas, personne, sauf M. Pierre Hamp,
n’avait encore affiché un pareil mépris du style. On a comparé Proust à
Saint-Simon. C’est une plaisanterie. Saint-Simon était un prodigieux
écrivain.

Ces réserves faites, on ne peut que louer Marcel Proust d’avoir songé à
écrire sa vie. Malheureusement son exemple a été funeste. Tout le monde
s’est mis à publier des souvenirs. Maurice Prax a raison de s’indigner
contre tous «ces jeunes littérateurs qui ne savent plus rien nous
raconter, hormis leurs petites histoires. C’est tout juste s’ils ont
quelques poils au menton, et déjà ils veulent rédiger leurs mémoires. Il
faut à tout prix qu’ils nous disent les impressions qu’ils ont
ressenties quand ils ont reçu leur première fessée et quand, pour la
première fois, ils ont mangé de la crème au chocolat. Souvenirs de
tartines... Souvenirs de bahut... Souvenirs de bachot... Souvenirs de
cousines... Ces jeunes gens, on le sent, n’ont pas d’autre souci que de
s’admirer.»

Il y a abus, évidemment. Il est intéressant de raconter sa vie; mais
trop de gens la racontent et la racontent mal. Ce n’est pas notre faute,
si on ne sait pas se servir d’un bon instrument. Même autrefois, quand
nous signalions les ravages du mal d’écrire, nous faisions une
distinction capitale. «Gardons-nous, disions-nous en propres termes,
gardons-nous de confondre le vrai don d’écrire, qui a en lui quelque
chose de divin, avec le funeste mal d’écrire qui nous dévore.
L’inspiration n’est ni une fièvre ni un surmenage. C’est le résultat
d’une application constante.» Les souvenirs personnels sont à la portée
de tout le monde; ce n’est pas une raison pour que tout le monde y
excelle.

Il y a peut-être un moyen d’éviter l’inconvénient des souvenirs
personnels: c’est de supprimer le _je_ et d’employer le _il_, comme s’il
s’agissait d’un héros fictif. L’emploi du _je_ facilite la rédaction;
mais le _moi_ est toujours haïssable, et on doit s’en passer quand on le
peut. Tâchez, du moins, d’y mettre du tact, ne l’étalez pas,
disparaissez le plus possible. Le _je_ n’est supportable que chez
quelqu’un d’illustre qui mérite qu’on l’écoute.

L’emploi du: _il_, au lieu du: _je_, a son importance dans le style. Le
mauvais usage du _il_ peut produire bien des équivoques. M. Moufflet
signale, à ce propos, un curieux spécimen de prose administrative:

«M. le chef du personnel fait savoir à M. le directeur des Constructions
navales, en réponse de sa note du... transmettant son rapport relatif
à... qu’_il_ sera prochainement statué sur la question dont _il_ l’a
entretenu, et qu’_il_ ne manquera pas de le tenir au courant de la suite
qui sera donnée aux propositions qu’_il_ lui a soumises dans la mesure
où _il_ aura été possible de le faire; _il_ lui appartient du reste de,
etc.» Le chef du personnel n’avait qu’à écrire directement: «Je vous
fais savoir, en réponse à votre demande, etc...» et il n’y avait plus
d’équivoque, d’autant plus qu’on écrit directement au ministre: «M. le
ministre, vous..., etc...» (_Revue maritime_, octobre 1922.)

Au surplus, qu’on emploie _je_ ou _il_, le ton direct ou le ton
indirect, il sera toujours plus facile, comme nous le disions, de
raconter ses souvenirs que de faire du roman objectif et de traiter la
grande comédie de la vie, des types et des sujets comme _César
Birotteau_, _Eugénie Grandet_, le _Nabab_, les _Rois en exil_.»

                   *       *       *       *       *

Quand on dit: «Il faut peindre la vie», cela ne signifie pas qu’on peut
traiter n’importe quoi, comme le pensaient Tchékhov et Goncourt. Il y a
dans la vie des choses ennuyeuses, des gens insupportables, et rien
n’est fatigant comme un dialogue d’Henri Monnier.

L’important, pour faire un bon roman, c’est de choisir des sujets
intéressants. Il y en a de ridicules; il y en a d’odieux. Si vous
choisissez mal, ne vous étonnez pas de ne pas avoir de succès.

Avez-vous quelquefois remarqué l’incroyable quantité d’aquarelles qui
sont en vente dans les grands magasins de gravures? Tous ces peintres
ont du talent; aucun n’a de personnalité. Pourquoi? Parce qu’ils font
tous le même tableau et traitent tous le même sujet: chromos, chemins,
rivières, sous-bois, moulins, clochers, vieilles rues, sempiternels
quais de la Seine, berges de la Cité, marché aux fleurs, place de la
Concorde, etc. Pourquoi ces peintres ne choisissent-ils pas un motif
plus rare, un site plus original? Ils sont incapables de peindre autre
chose, je le veux bien; mais pourquoi ne pas essayer au moins une fois?

Les romanciers sont comme les peintres: ils traitent tous le même sujet,
sous prétexte que le sujet ne signifie rien et que tout dépend de la
façon de le traiter. Mais qui donc est sûr d’avoir assez do talent pour
pouvoir rajeunir les vieux thèmes?

N’allez pas, pour éviter un défaut, tomber dans un autre, et ne vous
croyez pas obligé de compliquer vos sujets. On peut écrire de beaux
récits sur une donnée très simple, comme _Adolphe_, _Werther_, _René_,
_Paul et Virginie_. Faire quelque chose avec peu de chose fut toujours
le rêve des grands artistes. «Toute l’invention, dit Racine (préface de
_Bérénice_), consiste à faire quelque chose avec rien.» «Ce que je
voudrais, disait Flaubert, c’est un livre sur rien, un livre sans
attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force intense de
son style, comme la terre, sans être soutenue, se tient en l’air.»
Goncourt, dans la préface de _Chérie_, déclarait «qu’il voulait du roman
sans péripéties, sans intrigues, sans bas amusement»... Le conseil n’est
pas bon pour les débutants. Écrire des monographies documentaires ou des
descriptions psychologiques, c’est aller au-devant d’un insuccès, et il
faut être bien sûr de soi pour en courir le risque. Il est très vrai
qu’il n’y a presque rien dans des livres comme _René_, _Werther_ et
_Adolphe_; ce sont cependant des œuvres substantielles, lourdes de drame
intérieur et qui contiennent, comme un fort parfum dans un coffret,
d’énormes portions de sensibilité humaine, tandis qu’il n’y a guère que
de l’ennui dans des livres comme _Chérie_, où l’auteur se vantait de ne
vouloir mettre à peu près rien.

Quel que soit votre sujet, d’ailleurs, l’essentiel est de le prendre
dans la vie. Faguet conseillait d’aller les chercher dans l’Histoire de
France et de les habiller ensuite à la moderne. On peut très bien, en
effet, emprunter au passé une intrigue, des aventures, et même des
personnages qui représentent le vrai cœur humain et sont de tous les
temps, précisément parce qu’ils ont existé.

Un roman n’est pas toujours nécessairement composé de situations
dramatiques. On peut parfaitement traiter un cas de conscience, une
crise d’âme, l’étude d’un caractère comme _René_ ou _Adolphe_. Le
désenchantement de _René_ était quelque chose de très nouveau pour
l’époque. L’histoire de la satiété en amour, qui fait le fond
d’_Adolphe_, était également un thème très original. Werther lui-même
n’est qu’un fait-divers transfiguré par la passion. L’émotion de _Julia
de Trécœur_ vient de sa seule simplicité, et de ce qu’on ne nous dit
pas, bien plus que de ce qu’on nous dit. Quelques pages suffisent à
Duclos pour fixer dans ses _Amours de Madame de Selves_ (_Mémoires du
comte de..._), un cas de fine psychologie féminine. Depuis nos
classiques jusqu’au _Lion amoureux_ de Soulié et à la _Sylvie_ de Gérard
de Nerval, bien des œuvres ont été écrites sur une donnée très simple.

L’exemple d’Edgard Poë et de Villiers de l’Isle-Adam pousse trop souvent
les jeunes écrivains à choisir des cas bizarres, à peindre le rebours
des sentiments ordinaires. Ils ne soupçonnent pas tout ce qu’il faut de
talent pour donner quelque apparence de vérité à des choses qui n’ont
pas le sens commun. Voyez les _Diaboliques_ de Barbey d’Aurevilly.
L’éblouissement du style arrive à peine à faire supporter
l’invraisemblance de ces extravagantes histoires.

Il faut se demander avant tout si ce qu’on se propose d’écrire plaira au
public. Ceci est capital, et c’est malheureusement la dernière chose
dont on se préoccupe. Voyez Balzac. Ses prétentions philosophiques ne
lui font jamais perdre de vue l’intérêt et le récit. Ses descriptions
sont ennuyeuses, sa psychologie vous rebute; mais avec quel art il
développe ses sujets les plus simples, comme _Eugénie Grandet_, où il
n’y a pourtant ni situation ni intrigue.

On ne vous dit pas de chercher le succès par tous les moyens possibles,
y compris le roman-feuilleton. On vous conseille d’écrire des choses qui
plaisent: «Souvenez-nous, dit Hector Malot, que vous écrivez pour le
public. Si vous voulez vous l’attacher, racontez-lui des histoires comme
à un enfant, charpentez solidement votre drame, corsez vos intrigues. Le
public n’a pas le temps de s’intéresser à vos rêves[60].» Le conseil
était bon, à condition toutefois d’ajouter que le public n’aime pas
seulement le drame et les histoires, mais l’étude de mœurs et le roman
d’observation. Hector Malot le savait bien, lui qui n’avait pas
seulement écrit _Sans famille_ et le _Docteur Claude_, mais les
_Victimes d’amour_, peinture implacable de la passion rassasiée et
déçue.

  [60] _Parmi les vivants et les morts_, par Georges BEAUME, p. 215.

Voltaire dit dans sa préface de _Marianne_: «C’est contre mon goût que
j’ai mis la mort de Marianne en récit, au lieu de la mettre en action.
Mais je n’ai pas voulu combattre en rien le goût du public. C’est pour
lui et non pour moi que j’écris.»

Mais, dira-t-on, pourquoi chercher la faveur du public? Si l’on veut
vraiment écrire quelque chose de bon, c’est pour soi-même qu’il faut
écrire et non pour le public. L’art et le public n’ont rien de commun.
«L’art ne sera jamais que l’apanage d’une élite.» «Ce n’est que par une
rencontre tout à fait singulière et rare, dit Jules Lemaître, que de
belles œuvres ont pu de notre temps contenter à la fois le peuple et les
habiles (tels les drames de Dumas fils, les romans de Daudet et de
Zola). Et il n’en est pas moins vrai que les œuvres qui jusqu’ici et
sans comparaison possible ont eu le plus de lecteurs et de spectateurs,
c’est encore tel roman du _Petit Journal_, tel mélodrame et telle
opérette, et que, d’autre part, les choses les plus fortes, les plus
originales et les plus belles qui aient été écrites en ce siècle, n’ont
été et ne devaient être connues et aimées que d’un public excessivement
restreint. Il serait puéril de s’en étonner ou de s’en fâcher. Plus
l’art se vulgarise en bas, plus il s’affine en haut, par dédain de la
foule[61].»

  [61] J. LEMAÎTRE, _Impressions de théâtre_, p. 151, 2e série.

C’était l’avis de Flaubert, qui pensait lui aussi que ce qu’il y a «de
meilleur dans l’art échappera toujours au grand public». Le grand
public, c’est entendu, est incapable de comprendre intégralement un
chef-d’œuvre. Est-ce une raison pour ne pas écrire des œuvres qui lui
plaisent? _Don Quichotte_ s’adresse à tout le monde et passionne même
les enfants.

Théophile Gautier lui-même, sur les supplications de son éditeur
Charpentier, consentit à changer la fin de son _Capitaine Fracasse_ et à
donner au public un dénouement heureux, au lieu d’un dénouement
malheureux. On sait comment se termine son célèbre roman:

Sigognac s’est battu avec Vallombreuse, et il l’a grièvement blessé;
mais Vallombreuse guérit de sa blessure, Sigognac épouse Isabelle et
rentre triomphalement dans son château restauré, qui a été le _château
de la misère_ et qui est devenu le _château du bonheur_.

«Cette fin satisfaisante, dit Arnold Mortier, à qui j’emprunte ces
lignes, n’est point celle qu’avait primitivement conçue Théophile
Gautier. Dans la pensée première de l’illustre écrivain, Vallombreuse ne
guérissait pas, Sigognac ne pouvait épouser la sœur de celui qu’il avait
tué, et le triste capitaine Fracasse rentrait seul dans le château de la
misère, où il retrouvait plus mornes, plus maigres le vieux chien
Miraut, le vieux chat Belzébuth, le vieux maître d’armes Pierre. Sûr de
son admirable palette, le poète-peintre reprenait la description déjà si
désolée du château de la misère. Il mettait plus de toiles d’araignée
dans les angles, plus de poussière sur les meubles rompus, plus de
tristesse dans les yeux des ancêtres peints. Les jours passaient. Le
chien mourait, le chat mourait; un matin, le vieux serviteur ne se
relevait plus de son grabat dans la salle basse, et Sigognac pauvre,
délaissé, oublié par Isabelle elle-même, se mourait d’inanition dans le
_Château de la misère_, devenu le _Château de la famine_.»

«Pourquoi Gautier a-t-il changé son dénouement primitif? A-t-il été
vaincu par le préjugé des dénouements heureux? A-t-il cédé à quelques
conseils? Je l’ignore.»

Judith Gautier nous a donné l’explication de ce changement, il a voulu
plaire au public:

Au surplus, vous avez parfaitement le droit de dédaigner le public et le
succès immédiats et, comme Stendhal, de n’écrire que pour la postérité.
Se consoler d’être inconnu pendant sa vie, en se disant qu’on sera
célèbre après sa mort, c’est un noble idéal, à condition de ne pas se
tromper sur la valeur de son propre talent.

En attendant, le mieux est de donner aux lecteurs les romans qui leur
plaisent[62].

  [62] _Soirées parisiennes_, 1878, p. 223.

Une des premières conditions d’un bon roman, c’est un bon plan. Un bon
plan est nécessaire, aussi bien pour un roman d’action que pour un roman
psychologique. Les crises passionnelles sont des choses qui s’enchaînent
comme des événements matériels. Tout cela doit être rigoureusement
déduit.

Faites d’abord un plan complet, un plan détaillé de chaque scène, de
chaque chapitre. Il vous restera toujours assez de jeu pour les
fantaisies de l’exécution.

Nous n’insisterons pas là-dessus. Chacun a sa méthode, et les meilleurs
conseils n’ont rien d’absolu. George Sand ne faisait jamais de plan.
Quand elle avait fini un livre, elle prenait du papier et en commençait
un autre. Stendhal non plus ne se préoccupait pas beaucoup de la
composition. Il se contentait souvent de dicter et ne se rappelait plus
le lendemain ce qu’il avait écrit la veille.

Les auteurs qui ont le travail facile n’ont pas le temps de soigner leur
plan. Comment un producteur comme Lope de Vega se fût-il imposé cette
discipline? A cinq ans, il lisait le latin et, avant de savoir tenir une
plume, il dictait des vers. A treize ans, il composait des comédies en
quatre actes. Il a publié cent vingt volumes, soit mille deux cents
pièces de théâtre. Il en écrivait en moyenne trente par an!

Cervantès l’appelle le «prodige de la nature». «Le nombre de ses pièces,
dit-il, serait incroyable, si je ne pouvais attester que je les ai vu
représenter toutes, ou que je parle de leur existence d’après des
témoins oculaires. Tous ses concurrents ensemble n’ont pas donné autant
d’ouvrages que lui seul.» Il lui arriva de composer une comédie de trois
mille vers en vingt-quatre heures; et un témoin affirme qu’il écrivit
quinze actes en quinze jours! Lope de Vega travaillait même à bord d’un
navire pendant la tempête.

Une telle fécondité tient du miracle. Il est vrai que la poésie
espagnole est la chose la plus facile du monde. En Espagne, tout le
monde est poète, et l’on fait des vers comme on fait de la prose. Lope
de Vega avait une mémoire exceptionnelle. Il composait souvent ses
pièces de tête, les apprenait par cœur et les écrivait ensuite.
Crébillon père possédait aussi ce don merveilleux. Point de plan; il
n’écrivait pas un mot. Il savait sa pièce par cœur, et c’est ainsi qu’il
récita un jour aux comédiens sa tragédie de _Catilina_, qu’il
transcrivit ensuite. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, lorsqu’on
lui proposait une critique, il faisait les ratures dans sa tête et
oubliait ensuite totalement ce qu’il avait voulu effacer.

                   *       *       *       *       *

Le peu de succès des trois quarts des romans contemporains s’explique
non seulement par une fécondité déplorable, mais par le manque de plan,
le défaut de composition, la disproportion des développements, la
longueur de la mise en train.

«Un des axiomes favoris d’Edgard Poë, dit Baudelaire, était celui-ci:
«Tout, dans un poème comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une
nouvelle, doit concourir au dénouement. Un bon auteur a déjà sa dernière
ligne en vue quand il écrit la première.» Grâce à cette admirable
méthode, le compositeur peut commencer son œuvre par la fin et
travailler, quand il lui plaît, à n’importe quelle partie. Les amateurs
du délire seront peut-être révoltés par ces cyniques maximes, mais
chacun peut en prendre ce qu’il voudra. Il sera toujours utile de leur
montrer quels bénéfices l’art peut tirer de la délibération, et de faire
voir aux gens du monde quel labeur exige cet objet de luxe, qu’on nomme
Poésie.»

C’est toujours faute d’un bon plan qu’on fait des romans trop longs.
«Trop de papier», écrivait Flaubert à Alphonse Daudet, après avoir lu
les deux volumes de _Jack_, un beau livre tout frémissant de pitié et de
souffrance, mais un peu encombré d’épisodes. Un autre roman remarquable,
_l’Epithalame_, aurait certainement gagné à n’avoir qu’un volume. Ce
qu’on raconte en deux volumes peut très bien se dire en un seul. _La
Chaussée des géants_, de Pierre Benoit, eût également demandé une mise
au point plus rapide. Les œuvres de longue haleine sont devenues à la
mode: les _Thibaut_, trois volumes; les _Rabevel_, trois volumes, etc...

Il faut avoir un genre de talent très spécial pour pouvoir se passer de
composition. Edmond Jaloux, par exemple, ne s’est jamais soucié de
suivre un plan. Il écrit à bâtons rompus; les histoires qu’il raconte
commencent au milieu du livre, comme dans _Fumées dans la campagne_; et
avec cela, il vous prend et vous mène jusqu’au bout. Son _Escalier
d’or_, qui n’a rien encore d’un roman, relate les aventures de quelques
personnes, de quelques amis, types d’hommes et de jeunes filles, scènes
et choses vécues, beaucoup de dialogues, de la vie qui passe à travers
un fond de mélancolie maladive.

Marcel Proust méprise également la composition. C’est le maquis
psychologique, l’analyse insatiable, qui ne dégage la vie qu’à force de
répétitions et d’ennui.

S’il est malaisé de faire, à soi tout seul, un bon plan, il est encore
plus difficile de le faire en collaboration avec deux ou trois
personnes. On l’a tenté. _La Croix de Berny_ fut écrite par Gautier,
Méry, Sandeau et Mme de Girardin, et le livre n’en fut pas meilleur. La
même tentative a été renouvelée de nos jours. _Le Roman des quatre_, on
le sait, a pour auteurs Paul Bourget, Gérard d’Houville, Duvernois et
Pierre Benoit. Ces écrivains établirent un plan d’ensemble, puis,
convenant qu’ils représenteraient chacun l’un des personnages du drame,
ils s’écrivirent des lettres, et Gérard d’Houville raconte dans une
interview que les lettres de ses collaborateurs étaient toujours par
elle impatiemment attendues.

Cette collaboration piquante n’a pas produit un chef-d’œuvre. Le plan
avait été pourtant minutieusement fixé et scrupuleusement suivi par le
noble quatuor. Quatre, c’était trop. «On ne voit pas bien, me disait
Jean Giraudoux, un roman écrit par les _quatre frères Tharaud_.»

Gœthe, qui s’y connaissait, disait que tout dépendait du plan, et
Flaubert répétait le mot avec enthousiasme. Gœthe n’a pas toujours suivi
le conseil qu’il donnait aux autres. _Wilhem Meister_ et _les Affinités
électives_ restent des œuvres à peu près fermées à des tournures
d’esprit françaises; mais Gœthe a fait _Werther_. Les rêveries qui
encombrent certaines lettres de ce court récit sont là pour montrer le
caractère du héros et justifier sa fin tragique. Cette part faite à la
psychologie, l’histoire est un chef-d’œuvre d’émotion et d’intérêt.

Et maintenant une question se pose, une question très discutée et qui a
son importance. Quel ton faut-il prendre quand on écrit un roman?
L’auteur doit-il intervenir, juger ses personnages, commenter leurs
actes, ou garder la froideur d’un procès-verbal, l’indifférence d’un
historien qui enregistre des faits? Flaubert voulait que l’auteur fût
absent de son œuvre, comme Dieu est absent de l’univers, qu’on sente
partout sa main, sans qu’on la voie nulle part. «Les grandes œuvres,
disait-il, sont impassibles. L’art est la peinture des choses
éternelles.» Flaubert voulait donner aux lecteurs une impression de
stupeur, et qu’on se demandât en fermant le livre comment cela s’était
fait.

Cette doctrine de l’impassibilité, Flaubert ne l’a pas inventée. Barbey
d’Aurevilly croyait qu’il la tenait de Gœthe: «Théophile Gautier,
dit-il, Sainte-Beuve, Leconte de Lisle, Flaubert, tous ces petits
soldats de plomb de la littérature réaliste d’hier et naturaliste
d’aujourd’hui, les impassibles, relèvent tous plus ou moins de Gœthe,
qui est naturellement le dieu des secs et des pédants[63].»

  [63] BARBEY D’AUREVILLY, _Gœthe et Diderot_. Cité par Alfred MORTIER.

Non, ce n’est pas chez Gœthe que Flaubert a pris sa théorie de
l’impassibilité; c’est dans l’_Odyssée_ et l’_Iliade_. Il n’avait même
pas besoin d’aller si loin. La vie de Jésus-Christ, ses souffrances, la
passion, le Calvaire, tout cela est raconté dans les _Évangiles_ sans
intervention d’auteur, sans un mot de pitié pour la victime, sans un mot
d’indignation contre les bourreaux. L’impassibilité des _Évangiles_ est
plus frappante encore que celle d’Homère, qui a, du moins, de temps à
autre, une approbation, un compliment pour le prudent Ulysse.

_Madame Bovary_ a inauguré le premier modèle de ce genre de roman
automatique, dont _l’Assommoir_ et _Germinie Lacerteux_ sont le plus
brutal exemple. L’inconvénient de cette impassibilité, qui s’est
continuée avec Maupassant jusqu’à Charles-Louis Philippe et Marguerite
Audoux, c’est que le public, n’étant plus en communication avec
l’auteur, reste froid comme lui et résiste à l’émotion qu’on veut lui
donner sans être ému.

Je crois qu’il y a tout profit pour un romancier à ne pas se
désintéresser de ses personnages, à juger et à partager leurs
souffrances. Alphonse Daudet et Dickens ont toujours été en étroite
communion avec leurs lecteurs.

Il ne faut pas, bien entendu, pousser cette intervention jusqu’à
l’analyse des moindres actes de son héros; mais que l’auteur soit juge,
qu’il condamne, qu’il s’apitoie, qu’il prenne parti, je ne vois à cela
que des avantages pour le récit.

On exagérait autrefois ces familiarités. Un auteur se croyait obligé
d’accompagner son héros pour ainsi dire par la main. On excitait la
curiosité par le titre des chapitres: «Chapitre III: _Où notre héros va
subir une grande épreuve..._ Chapitre IV: _Où l’on fait une mauvaise
rencontre..._ Chapitre V: _Où le lecteur fait la connaissance d’un
personnage inattendu..._, etc.»

Balzac a toujours éprouvé le besoin d’être en tiers avec ses héros. Il
s’improvise leur témoin et leur biographe; il fait de l’histoire et de
la politique, ce qui ne l’empêche pas de savoir se taire quand il le
faut, et de tirer grand effet de son silence, comme dans son admirable
_Curé de village_, tout imprégné de mystère et d’émotion.

Barbey d’Aurevilly blâme cette rage d’intervention dans _les
Misérables_, ouvrage plein de vaticinations et de hors-d’œuvre. «Hugo,
dit-il, qui ne veut plus de l’art pour l’art, n’en a aucun dans sa
manière de conter. Il y intervient incessamment de sa personne. Or,
l’intervention personnelle d’un conteur dans ses récits donne à ces
récits éternellement l’air de préfaces. Il faut qu’ils soient
impersonnels dans le roman, ou faits par un personnage du roman même. Le
reste est inférieur, parce que le reste est commode. Hugo interrompt son
récit, l’arrête, le coupe de réflexions, de contemplations, qui durent
parfois tout un chapitre, puis il le reprend...»

                   *       *       *       *       *

Parmi les éléments indispensables à la composition d’un bon roman, il ne
faut pas oublier non plus la couleur locale. On ne conçoit plus
aujourd’hui un roman sans couleur locale, c’est-à-dire sans une peinture
fidèle du milieu, des circonstances et de l’époque où se passe le récit.

Jules Lemaître a spirituellement raillé la couleur locale des
romantiques, telle que la comprenaient Victor Hugo et le grand
«teinturier» Théophile Gautier. Dans _Notre-Dame de Paris_, Victor Hugo
a surtout décrit l’architecture et les cloches de la vieille cathédrale.
Vous ne trouverez pas un mot sur les chants, les offices et les orgues,
qui sont pourtant l’âme d’une église. Sa cathédrale n’est habitée que
par _Quasimodo_.

Les _Idylles_ de Théocrite peuvent passer pour le modèle de cette
couleur de mœurs et de langage que nous demandons à l’antique. Lisez ses
idylles dans la traduction Leconte de Lisle et comparez-les avec celles
de Virgile. Le poète latin a beau imiter servilement Théocrite, il n’a
fait que des bergers philosophes, tandis que ceux de Théocrite sont des
êtres réels, qui ont des âmes de bergers, la préoccupation de leurs
travaux, le dialogue de leur profession.

N’abusez pas cependant de la couleur locale; prenez bien garde surtout
qu’elle ne sente le plaqué, et tâchez de la mêler constamment à la trame
du récit.

Au fond, la couleur locale n’est pas autre chose que la description qui,
appliquée aux contrées lointaines, a pris le nom d’exotisme. Faire
l’histoire de la couleur locale, ce serait faire l’histoire de
l’exotisme, depuis les _Incas_ jusqu’à Chateaubriand et Loti. C’est le
contraste et l’éloignement qui créent l’exotisme. Une dame, qui a
longtemps habité Beyrouth, me disait un jour: «Ah! votre couleur
d’Orient! Si vous la voyiez de près! Si vous saviez à quel point c’est
sale et répugnant!»

«L’exotisme, dit Joseph Aynard, est aussi vieux que le monde. Toujours,
l’étrange et le lointain aura eu un attrait; on se sera raconté avec
émerveillement des récits fabuleux sur les joyaux, les royaumes, les
capitales de rêve des pays inconnus. Vers la fin de la civilisation
antique comme à son commencement, les récits des navigateurs, les
importations de cultes mystérieux venaient flatter l’espoir d’un
merveilleux nouveau, comme dans Baudelaire. L’ignorance augmente le
charme et la puissance de cette illusion; les traités de géographie
s’intitulent _Abrégé des merveilles_; les récits de Marco Polo, de
Mandeville, enchantent le moyen âge, qui distingue mal entre les
réalités et les fables.»

L’attrait de l’exotisme remonte à _Robinson Crusoé_ et aux _Mille et une
nuits_. Au dix-huitième siècle, on en mettait déjà partout, et je ne
suis pas sûr que les _Lettres persanes_, si artificiellement persanes,
n’aient pas exercé un certain mirage exotique. Le public parisien devait
garder longtemps ce goût du mystère «persan». Un siècle plus tard, en
1845, Gustave Claudin nous dit dans ses _Mémoires_ qu’il y avait au
passage de l’Opéra un Persan légendaire, qui intriguait aussi
étrangement son quartier «et que tout Paris connaissait». Il vivait
riche, seul, sans parler à personne, sans fréquenter personne. Il mourut
sous le second Empire. Après les Persans, ce sont les Turcs qui furent à
la mode. On écrivit des _Lettres turques_. Après les _Incas_ et les
_Lettres péruviennes_, vint le tour de l’Ile de France avec Bernardin de
Saint-Pierre, et les sauvages d’Amérique avec Chateaubriand. L’Égypte
fut à la mode après le _Roman de la momie_, et le _Sahara_ après
Fromentin; et il n’y a pas si longtemps que Loti nous a bouleversés avec
l’Océanie et l’Islam. Aujourd’hui, c’est le Maroc qui triomphe dans les
livres des Farrère, Tharaud, Bertrand, Adès, Elissa Rhaïs, Naudeau,
Daguerches, etc...

L’exotisme offre d’inépuisables ressources. Chacun ayant sa façon de
sentir, il est toujours possible d’écrire quelque chose de nouveau sur
l’Orient.

La première condition pour faire de la bonne description exotique, c’est
de voyager, de prendre des notes, d’utiliser ses souvenirs. _Paul et
Virginie_ a été fait avec le _Voyage à l’Ile de France_, de Bernardin de
Saint-Pierre. La forte sensation de Pierre Loti provient des notes de
voyages dont il composait parfois tout un livre, comme _Mon frère Yves_
et _le Désert_. _Atala_ fut extrait d’un manuscrit de notes. Si l’on ne
décrit pas _sur place_ et _d’après la chose vue_, on fait du mauvais
exotisme, l’exotisme livresque de _Séthos_, _Aménophis_, _les Incas_, la
_Guerre du Nizam_...

On a poussé si loin la manie de l’exotisme à notre époque, qu’un certain
mouvement de réaction s’est produit contre la description de Bernardin
et de Chateaubriand. MM. Cario et Régismanset ont pris la peine de
publier un livre pour la discréditer. Chateaubriand ayant fait beaucoup
de descriptions emphatiques, ou simplement banales et féneloniennes, ces
messieurs ne veulent plus distinguer entre lui et Marchangy, et se
moquent de Sainte-Beuve qui, avec toute la critique française, admire le
talent des deux plus grands peintres de notre littérature. MM. Cario et
Régismanset citent une des belles descriptions d’_Atala_, la nuit dans
les solitudes d’Amérique, et trouvent que c’est du «fatras», et qu’elle
est aussi «insipide que celle de Bernardin». Cela prouve qu’il y a
encore des gens qui ne savent pas reconnaître les bonnes et les
mauvaises descriptions. Le phénomène n’est pas nouveau. Morellet et
Ginguené se sont rendus célèbres par leur critique d’_Atala_. Les vieux
classiques voltairiens critiquèrent Chateaubriand, non pas tant à cause
de ses descriptions (puisqu’ils admettaient Rousseau, Delille et
Saint-Lambert) qu’en haine du christianisme présenté comme une thèse.
Plus tard, on continua à attaquer Chateaubriand, mais ses ennemis
littéraires furent presque toujours des adversaires politiques.

Persuadés que le romantisme a défiguré le style français et que la prose
n’est pas faite pour la couleur, mais pour l’exactitude, MM. Cario et
Régismanset ont voulu rajeunir ces attaques surannées. Toute l’école qui
nous vient de Bernardin et de Chateaubriand serait du «faux exotisme»,
Mais alors où est le «vrai exotisme»? Il en existerait très peu, ou même
pas du tout, puisque toute notre littérature descriptive procède de
Chateaubriand. Comment donc faut-il écrire, et qui faut-il admirer?
C’est bien simple. Les modèles sont Stendhal, Mérimée, les écrivains
secs et précis, les voyageurs comme Charlevoix. Dix lignes de
Charlevoix, paraît-il, sont supérieures au «style gonflé et prétentieux
de Chateaubriand». Stendhal allait plus loin. Il ne se contentait pas de
railler le style de Chateaubriand, qu’il confondait avec Marchangy et
d’Arlincourt; il déclarait qu’il préférait les mémoires du maréchal
Gouvion de Saint-Cyr à Homère!

Voilà où on en arrive, quand on n’aime ni la description, ni la couleur
locale, et qu’on ne veut voir partout que de la rhétorique.



CHAPITRE VI

Quels romans faut-il lire?

_Paul et Virginie_.--_Don Quichotte_.--_La Nouvelle Héloïse_.--_Clarisse
Harlowe_.--Tourguénieff.--Balzac.--_Manon Lescaut_ et Barbey
d’Aurevilly.--Le roman d’aventures.--Le roman rustique.--Ferdinand
Fabre.--Le roman mondain.--Le roman et la couleur historiques.--Le roman
et la «nouvelle».


Résumons-nous. Voulez-vous faire du roman? Prenez des notes, copiez la
vie et les personnages, choisissez bien votre sujet, soignez le plan, la
composition, la couleur et le style.

C’est quelque chose; mais ce n’est pas tout.

Pendant votre travail de rédaction, pendant l’élaboration de votre
œuvre, il est profitable, il est nécessaire d’entretenir vos facultés
d’écrivain, de tenir en éveil votre inspiration; et, par conséquent,
vous ferez bien de lire, de temps à autre, quelques romans, quelques
bons romans.

Quels sont les meilleurs romans à lire?

Pour la description vivante, je conseillerai d’abord _Paul et Virginie_.

Il y a quelques années, un grand journal parisien demandait à ses
lecteurs de vouloir bien indiquer quel était, à leur avis, le faux
chef-d’œuvre de la littérature française. La majorité dénonça _Paul et
Virginie_!

Je ne sais si ce petit livre est réellement un chef-d’œuvre; mais c’est
certainement une œuvre extraordinaire de réalité et de vérité. Vous ne
retrouverez ce ton nulle part.

Paul et Virginie s’égarent dans la forêt. Paul, désespéré, monte au
sommet d’un arbre et crie au milieu de la solitude: «Venez, venez au
secours de Virginie!» comme si tout le monde connaissait Virginie. «Mais
les seuls échos de la forêt répondirent à sa voix et répétèrent à
plusieurs reprises: «Virginie! Virginie!» La négresse marronne, le corps
tout rouge des coups de fouet qu’elle a reçus, vient implorer Virginie,
qui lui dit: «Pauvre misérable, j’ai envie d’aller demander votre grâce
à votre maître. En vous voyant, il sera touché de pitié,» comme si ce
n’était pas son maître qui l’avait mise dans cet état... Après les
imprécations romanesques de Paul apprenant le prochain départ de
Virginie, avec quel art l’auteur reprend le ton des détails domestiques:
«Je n’y puis tenir, dit Mme de La Tour. Mon âme est déchirée. Ce
malheureux voyage n’aura pas lieu. Mon voisin, tâchez d’amener mon fils.
Il y a huit jours que personne ici n’a dormi.» Relisez la lettre de
Virginie à ses parents. Il faut faire effort pour se persuader que c’est
une lettre inventée. C’est l’illusion même, cette petite sauvage
inconsolable, qui envoie des semences et des noyaux dans son pays natal,
et à qui on apprend à monter à cheval à Paris: «J’ai de si faibles
dispositions pour toutes ces sciences, et je crois que je ne profiterai
pas beaucoup avec ces messieurs...» On comprend que le vieux Flaubert,
qui s’y connaissait, n’ait jamais pu lire cette lettre sans «fondre en
larmes». Quant au célèbre naufrage, il est traité comme un fait-divers,
avec les particularités d’un procès-verbal...

Parmi les anciens romans dont on peut encore recommander la lecture, le
plus intéressant est peut-être celui qui n’a qu’un seul personnage:
_Robinson Crusoé_. Voilà une histoire où il ne se passe rien, où on voit
seulement un homme vivre dans une île déserte, avec sa chèvre, son chien
et son perroquet; et la force du détail est telle, la précision si
vivante, que ce simple récit est aussi émouvant que n’importe quel roman
d’aventures.

Les imitations de _Robinson_ n’ont pas manqué. On a doublé les
personnages, on a mis des enfants, une famille, le _Robinson suisse_, le
_Robinson de douze ans_, etc. Rien ne vaut le monologue de Daniel de
Foë.

Il y a un autre ouvrage qui devrait être le livre de chevet de tous les
futurs écrivains: c’est _Don Quichotte_, l’histoire la plus
impersonnelle et la plus illusionnante que nous ayons depuis
l’_Odyssée_, Jamais auteur n’a si étonnamment disparu de son œuvre. Don
Quichotte et Sancho ont une sorte «d’existence historique, comme César»,
dit Flaubert. «Quel gigantesque bouquin! ajoute-t-il. Y en a-t-il un
plus beau?» Le peintre Delacroix l’appelle «le chef-d’œuvre des
chefs-d’œuvre»[64]. Une pareille création dépasse les possibilités du
talent humain. Nous ne connaîtrions pas mieux les deux héros de cette
aventure, eussent-ils été nos contemporains et les eût-on fréquentés
pendant des années. Scènes, dialogues, ton, milieu, tout est génial.
Voilà le grand modèle qu’il faut étudier pour apprendre à créer de la
vie.

  [64] _Œuvres littéraires_, t. I, p. 97.

Un livre d’un autre genre et qui passe pour ennuyeux, _la Nouvelle
Héloïse_, mérite pourtant d’être lu, pour la sincérité, la passion et le
style. Émile Faguet a hautement rendu justice à cette œuvre trop oubliée
et dont Nisard s’est complu à relever les défauts. J.-J. Weiss reproche
à Nisard d’avoir le goût triste. «Avoir le goût triste, dit-il, c’est,
quand on arrive à une œuvre aussi mêlée que _la Nouvelle Héloïse_,
s’arrêter à ce qui n’est que sentiment faux, style impropre, expression
déplacée, absence de tact et de délicatesse; ne lire que les lettres,
fort nombreuses, il est vrai, «où les mots sont brûlants et les choses
sont froides»; s’étendre à l’aise sur les déclamations consciencieuses
et à la Prudhomme en l’honneur de la «vertu et du sexe»; et c’est, alors
qu’on a subi tout ce dégoût, ne pas se donner la peine de tourner le
feuillet pour arriver enfin à ce qui est de l’inventeur de génie. Oh!
que j’aurais bien envie de venger Claire d’Orbe et Julie d’Étanges des
mépris de M. Nisard! Ce sont des chefs-d’œuvre que la plupart des
lettres de Claire, et presque rien après cent ans n’en paraît fané.
C’est tout un roman, d’une simplicité et d’une passion admirable que la
première lettre écrite par Julie à Saint-Preux, après son mariage avec
M. de Wolmar. Viendra-t-il jamais un temps où elle cessera d’être
trempée des larmes de ceux qui aiment! A peine _Werther_ est-il
au-dessus. Dans cette lettre, comme dans les riants tableaux de vie
intime que retrace Claire, comme dans les pages les plus pénétrantes des
_Confessions_, on sent naître et se développer un monde qui n’existait
pas encore[65].»

  [65] _Essais sur l’histoire de la littérature française_, p. 57.

Le grand tort de _la Nouvelle Héloïse_, c’est d’être un interminable
roman épistolaire. En dehors du roman-feuilleton, qui est un genre
spécial, le public, en général, n’aime pas les romans trop longs. La
plupart des grands romans qui ont enchanté nos pères, comme _Clarisse
Harlowe_ et _Gil Blas_, ont mis longtemps à paraître. Les quatre volumes
de _Gil Blas_ furent publiés de 1715 à 1735, et les dix volumes de
_Clarisse Harlowe_ de 1734 à 1741. On attendait la suite. Richardson
recevait des lettres où on le suppliait de ne pas faire succomber son
héroïne. _Gil Blas_ et _Clarisse_ n’eussent peut-être pas eu le même
succès, si on avait dû les lire d’un trait, comme nous les lisons
aujourd’hui. Les redites et les longueurs encombrent les dix volumes de
Richardson. Jules Janin a eu l’heureuse idée de réduire l’ouvrage en
deux volumes parfaitement lisibles.

Avec un peu de persévérance, on s’aperçoit vite que _Clarisse Harlowe_
est une œuvre de premier ordre, et qu’il fallait avoir du génie pour
faire vivre jusqu’à l’obsession un sujet aussi invraisemblablement
romanesque et qui se résume à une situation unique, toujours la même, la
poursuite, le péril de la chute, situation que Clarisse peut dénouer
d’un moment à l’autre, en allant trouver un pasteur, un prêtre, ou tout
simplement son amie miss Howe.

Il ne s’agit pas de lire beaucoup de romans, il s’agit d’en lire
d’excellents et qui soient de bons excitateurs d’idées. Pour tout le
monde, la lecture est une agréable distraction. Pour un écrivain, elle
doit être un moyen de fécondation perpétuel. Ce que vous devez
rechercher dans un livre, c’est le talent et l’exécution.

Il est bien entendu qu’un romancier doit avoir lu Tolstoï, Stendhal et
leur source commune, la fameuse _Marianne_, de Marivaux. Nous n’en
reparlerons pas. Mais il y a un auteur russe qu’il faut particulièrement
recommander: c’est Tourguénieff.

Vous ne saurez vraiment ce que c’est que la vie et l’observation, que le
jour où vous aurez lu les _Eaux printanières_, _Fumées_, une _Nichée de
gentilshommes_, _Mémoires d’un chasseur_, etc... Si vous n’admirez pas
ces récits, si vous ne trouvez pas avec Flaubert que _l’Abandonnée_ est
un chef-d’œuvre; si vous ne vous écriez pas avec lui: «Ce Scythe est un
immense bonhomme!», la question est jugée: vous n’êtes pas né pour le
roman. Faites de l’histoire ou de la critique, et laissez là le roman.

Mais le grand modèle, la lecture formatrice par excellence, c’est encore
et toujours Balzac. Quand vous serez las des surenchérisseurs et des
raffinés, des Mirbeau et des Goncourt, des pince-sans-rire et des
fumistes, vous reviendrez à Balzac. Celui-là vous délivrera des formules
et vous enseignera vraiment l’art de faire un livre. Il faut lire
_Eugénie Grandet_, _Pierrette_, _la Vieille Fille_, _les Parents
pauvres_, _le Curé de Tours_, etc... Une création comme le père Grandet
suffit à immortaliser un homme.

On a critiqué le style de Balzac. Son intempérance descriptive, son
mauvais goût même prouvent pourtant qu’il savait écrire. S’il ne
travaillait pas sa prose sur le papier, il se rattrapait sur les
épreuves et faisait toujours son profit des critiques qu’on lui
adressait. Sainte-Beuve se donna le malin plaisir de citer la phrase
suivante, extraite de la première page d’_Eugénie Grandet_: «S’il y a de
la poésie dans l’atmosphère de Paris, où tourbillonne un simoun qui
enlève les cœurs, n’y en a-t-il pas aussi dans la lente action du siroco
de l’atmosphère provinciale, qui détend les plus fiers courages, relâche
les fibres et désarme les passions de leur acutesse.»

Balzac supprima docilement cette phrase dans toutes les éditions
postérieures[66].

  [66] André HALLAYS, _Eugénie Grandet_. Préface.

Un roman qui n’a pas vieilli non plus et qu’il faut relire, c’est _Manon
Lescaut_.

Excepté Lamartine, tout le monde est d’accord sur _Manon Lescaut_. Des
Grieux et Manon sont deux petits escrocs si naïvement sincères, qu’on
n’a pas la force de les mépriser et que leur inconscience fait oublier
leur indélicatesse. Tout le livre n’est qu’un cri d’adoration éperdue.
Des Grieux a des mots inoubliables. Il sait que sans argent on ne peut
pas compter sur Manon. Quand on lui vole sa fortune, il n’a qu’une
pensée: «Je vais perdre Manon.» Il parle d’elle comme d’une divinité.
Manon lui est si nécessaire, qu’il trouve lui-même naturel de vivre avec
l’argent de ses adorateurs. Le livre est écrit sur un ton d’exaltation
qui oscille entre ces deux cris: «Cruelle, perfide Manon!» «Adorable,
divine Manon!» Le plus étonnant, c’est que Manon aussi est sincère, et
on avouera qu’il fallait quelque talent pour nous faire admettre la
sincérité d’une créature si ignominieusement infidèle. Manon n’a pas
l’ombre de sens moral jusqu’à sa mort. C’est seulement au moment de
mourir que lui revient la conscience de son indignité. Alors le
sentiment de ses fautes, le pardon qu’elle demande, sa vie misérable, sa
suprême expiation arrachent la pitié et la sympathie du lecteur.

Ce roman est unique. On le relira toujours; et le comble de l’art, c’est
qu’avec un tel sujet l’auteur ait fait une œuvre si chaste.

_Manon Lescaut_ n’est pourtant pas compris de tout le monde. Qu’il ait
déplu à des poètes comme Lamartine, cela peut s’admettre; mais que ce
roman ait été méconnu par un homme comme Barbey d’Aurevilly, voilà qui
passe la vraisemblance. Transporté d’indignation vertueuse, Barbey
d’Aurevilly ne pardonne pas à Sainte-Beuve, Gustave Planche, Arsène
Houssaye, Jules Janin, Dumas fils, etc., d’avoir fait l’éloge d’un
pareil ouvrage.

«Eh bien, moi dit-il, je demanderai la permission de rester assis, au
beau milieu de cette farandole universelle, et de ne pas me lever devant
cette Hélène, cette ignoble Hélène de Manon Lescaut... Alfred de Musset,
qui a osé traiter de Sphinx cette fille, au cœur ouvert comme la rue et
dans lequel il est aussi facile de descendre, a dit là une sottise de
poète. Ne mettons pas une sottise de critique par-dessus... Ce n’est pas
Manon qui est un sphinx, c’est son succès! Et c’est incroyable, car, ce
succès, on le tuerait peut-être en l’expliquant; et certes, avec les
mœurs et les idées de ce temps, il n’est pas difficile de l’expliquer.»

Barbey d’Aurevilly accuse Manon Lescaut d’avoir produit les _Dame aux
camélias_, les _Madame Bovary_, les _Fanny_; il traite Dumas fils de
«sauvage», Sainte-Beuve de «tricoteur», Gustave Planche «d’ivrogne
infiltré de madère». «Il a fallu, dit-il, le dévergondage romantique
pour voir dans ce livre, que je ne crains point d’appeler une pauvreté
littéraire, des beautés qui n’y étaient pas... Les benêts corrompus
s’attendrissent sur l’histoire naturelle de Manon... Il faut flétrir
cette sale histoire qui révoltait le génial bon sens de Napoléon et où,
dit-il, le grotesque, l’incroyable et le ridicule s’ajoutent
agréablement au crapuleux.»

Quand on a lu les romans de Barbey d’Aurevilly, _Une histoire sans nom_,
_Ce qui ne meurt pas_, _le Prêtre marié_ et _la Vieille Maîtresse_, on
se demande qui ce prétendu moraliste a voulu mystifier. Je crois qu’on
trouverait peu d’exemples d’une pareille inconscience.

                   *       *       *       *       *

Lire les romans anciens, remonter aux traditions classiques ne signifie
pas qu’on doive négliger la lecture des romanciers contemporains. Il
faut suivre, au contraire, avec attention le mouvement de notre époque,
sa production, son effort d’originalité, tout en gardant la conviction
qu’aucun de nos conteurs n’est supérieur aux grands créateurs du
dix-neuvième siècle.

Quelques auteurs de notre temps nous ont apporté du nouveau et méritent
leur réputation. Lisez Estaunié, Jaloux, Vaudoyer, Boylesve, Duvernois,
Henriot et bien d’autres encore; et, pour des qualités d’originalité
plus aiguë, lisez aussi Giraudoux et la nouvelle école humoristique et
pince-sans-rire, Morand, Cocteau, Ramuz, Max Jacob, Soupault, etc... Il
y a là des écrivains sérieux, d’autres qui caricaturent la vie, font de
l’observation comme on fait du cubisme et continuent la tradition du
roman rosse de Toulet, en supprimant toute sentimentalité, toute poésie,
tout paysage.

Ces nouveautés de procédés et de visions sont dignes de curiosité,
d’étude et d’estime. Mais ce sont des chemins de traverse, des sentiers
dangereux, souvent des impasses. Ne quittez jamais le grand chemin de
l’observation humaine, la grande route des chefs-d’œuvre, celle qu’ont
suivie Marivaux, Prévost, Bernardin, Constant, Balzac et Flaubert.

Quant aux auteurs réalistes actuels, Hirsch, Chérau et leur école, il
n’est pas permis non plus de les ignorer. Ils n’ont pas dépassé,
d’ailleurs, la facture et l’esthétique de Zola, qui sort lui-même de
_Germinie Lacerteux_ et de _Madame Bovary_, et nous voilà de nouveau
ramenés à Flaubert...

Deux livres, _l’Assommoir_ et _Germinal_, peuvent suffire à connaître
Zola: ce sont ses deux grandes créations.

Il est des auteurs, comme Guy de Maupassant, qui résument à la fois le
réalisme brutal (_Bel-Ami_, _la Maison Tellier_) et la psychologie
pénétrante (_Fort comme la mort_, _Pierre et Jean_). On sent un talent
bien plus qu’une âme dans l’œuvre de Maupassant, qui ne travaillait
pourtant pas beaucoup sa prose. Il avait commencé par écrire des vers,
et Louis Bouilhet eût fait de lui un poète, si Flaubert ne lui eût donné
le goût du roman.

Mais ce n’est pas tout de lire les auteurs, les vieux et les jeunes,
ceux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui; il faut se décider et bien
savoir quel genre de roman vous voulez écrire, celui qui répond le mieux
à votre tournure d’esprit.

Le roman d’aventures semble avoir reconquis la faveur publique. A vrai
dire, le goût ne s’en est jamais perdu; il s’est même produit une sorte
de surenchère, due à l’influence de Wells et de Kipling et à
l’introduction de nouveaux éléments modernes, torpillages, aviation,
découvertes scientifiques, etc. Les timides audaces des Robida et des
Jules Verne font aujourd’hui sourire les lecteurs des Wells, Farrère,
Bizet, Mac Orlan, Arnoux et autres amusants inventeurs de voyages dans
la lune. D’autre part, Rosny, dans le genre préhistorique, a montré que
le roman d’aventures pouvait être aussi une œuvre littéraire; et qui
sait si le roman feuilleton lui-même n’entrera pas dans la littérature,
le jour où un bon prosateur se donnera la peine de l’écrire?

Le roman d’aventures, c’est le règne de la fantaisie et de l’invention.
On peut tout imaginer, explorations fantastiques, dernier jour de la
terre, les espaces astronomiques, cataclysmes, destruction du globe...
Il faut du nouveau, «n’en fût-il plus au monde». La difficulté est de
donner à l’extravagance l’apparence du vrai.

Le défaut du roman d’aventures, c’est la digression. On bavarde, on
éparpille l’intérêt, on oublie que la valeur d’un récit est dans la
sobriété des épisodes. Toute description inutile doit être
impitoyablement bannie. La rapidité du dialogue est également une chose
importante dans le roman d’aventures. On abuse du dialogue. Tout se
passe en conversations; on impatiente le lecteur.

Pierre Benoit a donné au roman d’aventures un ton de distinction auquel
nous n’étions pas habitués et qui relève singulièrement l’intérêt des
situations dramatiques. Le succès de Pierre Benoit est une spirituelle
réaction contre les lourds romans psychologiques dont on a tant abusé et
dont le public a si stoïquement supporté l’ennui.

Un autre genre de roman tente encore les débutants de province. C’est le
roman rustique.

Le roman rustique n’a jamais obtenu que des succès d’estime, et peu
d’auteurs y excellent, parce qu’il est très difficile de peindre les
mœurs rurales. Le paysan garde le mutisme de la terre. Il ne se livre
pas; il faut le deviner. Faites-le parler comme dans la vie, vous
choquez les lecteurs; ennoblissez son langage, vous tombez dans les
délicieux mensonges de George Sand, _François le Champi_, _la Petite
Fadette_, _la Mare au Diable_, où des paysannes disent élégamment:
«Germain, vous n’avez donc pas deviné que je vous aime?» Il faut une
façon de parler qui ne soit ni artificielle ni triviale. Les dialogues
de Maupassant représentent assez bien la note juste.

Le vrai roman «paysan» est rare. Balzac lui-même raconte dans ses
_Paysans_ l’histoire d’une rivalité entre le château et une poignée de
gredins et de braconniers, mais il n’a pas fait la peinture des mœurs
rurales. La vie des champs est absente de son récit.

Quand Zola a voulu peindre les paysans, il a écrit un livre immonde: _la
Terre_; et, par contre, l’idéalisme d’Henri Conscience n’a produit
qu’une insignifiante grisaille.

Quelques romanciers contemporains ont le tort de considérer les paysans
comme des monstres de dépravation. Le paysan n’est pas un être raffiné,
mais il est foncièrement honnête. Ne cherchez ni à l’idéaliser, ni à le
rabaisser. Ne lui prêtez surtout ni raisonnement, ni psychologie; il ne
discute pas, il va droit son chemin.

«On sait, dit Jacques Boulenger, que, depuis _la Terre_, depuis les
nouvelles de Maupassant, il s’est créé un type artificiel et littéraire
de paysan avare, âpre, d’une dureté inhumaine à l’égard des pauvres et
des vieux qui ne peuvent plus travailler et gagner leur vie, fussent-ils
même le père et la mère. C’est là un poncif de l’école et qui n’est pas
moins conventionnel, dans son genre, que les bergers de _l’Astrée_ et
les pâtres de Gessner, les bons villageois du dix-huitième siècle et les
laboureurs de George Sand[67].»

  [67] _... Mais l’art est difficile_, 3e série, p. 165.

Je voudrais mettre en garde les débutants contre ce faux réalisme qui va
jusqu’à peindre l’inceste comme un vice particulier aux paysans. Non,
quoi qu’on dise, il n’est pas encore prouvé qu’on soit un être
abominable parce qu’on habite la campagne, au lieu d’habiter la ville.

Évitez cette brutalité mensongère. Tâchez de peindre chez le paysan les
luttes de conscience, les réactions passionnelles, les souffrances que
dégagent les grands sentiments naturels: l’amour, la maternité, le
travail, l’esprit de famille. Ne quittez pas les bons terrains où
poussent les belles plantes humaines. Ferdinand Fabre se contentait
d’une donnée très simple et, sans rien déformer, il a fait des romans
qui méritent de franchir le cercle des lettrés et d’aller jusqu’au grand
public. Malheureusement Fabre a abusé de la description et, pour garder
le ton paysan, tout en évitant la grossièreté, il employait un dialogue
hybride, faussement naïf, sorte de bégaiement à phrases courtes, qui
consiste surtout à supprimer les articles:

«Il me faudra travailler pour gagner pain...

«Point ne m’était arrivé de l’embrasser et désormais possible ne serait
de la rencontrer...»

«Poules picoraient sur la table, pintades sautelaient sur les chaises,
lapins grignotaient sous le bahut, dindonneaux becquetaient au long des
murailles...

«Vrai est que Félice possédait mon âme...

«Après telles réflexions avec moi-même, me fut avis que je devais
secouer mon chagrin...

«Possible ne m’avait été de me débarrasser de ma charge...

«Oui, monsieur, le pays est triste, la culture misérable; raison
pourquoi Cévenols dès le berceau s’endurcissent le corps...»

Ce dialogue rend la lecture du _Chevrier_ insupportable. Par contre, le
dialogue ecclésiastique est admirable chez Fabre.

La plupart des paysans s’exprimant en patois, le plus simple serait de
traduire leur langue en français, en conservant le plus fidèlement
possible les expressions originales.

En tous cas, il y a une chose aussi dont on abuse: c’est la description
rustique. Les trois quarts des romanciers ne résistent pas à la
tentation de décrire le milieu champêtre, les travaux de la campagne,
fêtes, saisons, récoltes, larges fresques, tableaux plaqués qui
paralysent le récit. L’art consiste, au contraire, à distribuer
habilement la description à travers les faits, l’épisode ou l’état d’âme
que vous peignez. Tâchez que le lecteur soit dupe et qu’il ne remarque
pas le procédé. Rien n’est ennuyeux comme une longue description
rustique.

Évitez encore, dans les peintures villageoises, de prendre vous-même le
ton de vos personnages; ne vous croyez pas obligé de parler en paysan,
sous prétexte que vous faites parler des paysans, et de dire à chaque
instant, par exemple: «Ah! elle était fière, la Rosalie... Il ne fallait
pas s’attaquer à elle... Ah! mais non!... Ah! pour un beau gars, c’était
un beau gars, etc...» Cette affectation est choquante. Gardez toujours
le ton d’un simple narrateur.

Voulez-vous faire de bons romans rustiques? Allez au village;
écrivez-les sur place. On ne sait pas toutes les ressources que peut
offrir l’observation de la vie villageoise. Il existe dans beaucoup de
communes des amateurs archéologues, qui consacrent leurs loisirs à
écrire l’histoire de leur pays. C’est en groupant ces louables travaux
qu’on arrivera peut-être un jour à avoir un tableau complet de
l’ancienne France. Mais pourquoi s’en tenir au passé? Le récit des mœurs
d’aujourd’hui serait tout aussi intéressant que l’histoire des mœurs
d’autrefois. J’ai connu une jeune femme très intelligente, qui, habitant
un village avec sa famille, a écrit au jour le jour tout ce qui se
passait dans ce bourg perdu où il ne se passait rien. A la fin de
l’année, cela faisait le journal le plus curieux que j’aie jamais lu.
Quel cadre pour un roman paysan!...

Quant à avoir la prétention d’être lu par les gens de la campagne, il
faut y renoncer. Mistral déclarait qu’il ne chantait que «pour les
pâtres et les gens des bastides». J’ignore ce qui se passe dans le
Comtat et à Arles; mais dans tout le département du Var, et sur tout le
littoral, que je connais bien, on ne trouverait pas un paysan qui ait lu
_Mireille_ ou qui sache à peu près ce que c’était que Mistral.

                   *       *       *       *       *

Si le roman rustique tente l’observateur de province, le roman mondain
exerce encore plus d’attraction sur les débutants qui viennent vivre à
Paris.

Pour faire du roman mondain, il est absolument nécessaire d’aller dans
le monde. Vous aurez beau, si vous n’y allez pas, traiter les sujets les
plus aristocratiques, il vous manquera toujours ce ton d’autorité,
d’élégance et de distinction qui doit caractériser le roman mondain.
Paul Hervieu avait vécu dans le monde et l’avait étudié de près, avant
d’en devenir le peintre impitoyable.

Balzac lui-même, malgré tout son génie, n’a pu réussir à écrire de vrais
romans mondains. Ses artificielles duchesses de Langeais et de
Maufrigneuse ne donnent ni la sensation de la haute élégance, ni le ton
des conversations aristocratiques. Balzac excelle, au contraire, dans la
peinture de la vie bourgeoise, qui est à peu près le milieu naturel de
la moyenne des écrivains.

On a nié ces diverses nécessités de compétence, comme on a nié qu’il
existe une vocation spéciale d’auteur dramatique. Flaubert avait tort de
les contester. On n’a qu’à relire _l’Education sentimentale_ pour voir
ce qui manque au salon de Mme Dambreuse. Le ton humain y est; le ton
mondain n’y est pas.

Je ne défends pas ici les gens du monde. Je connais leur aimable néant,
et je suis tout à fait persuadé qu’ils n’ont jamais eu que l’esprit
qu’on leur prête. Je dois reconnaître cependant qu’il y a un ton de
conversation et des manières qu’il faut absolument _attraper_, si l’on
veut peindre les personnes du monde.

Les romans d’Octave Feuillet sont restés, dans ce genre, des modèles de
romans distingués.

On reproche à Octave Feuillet d’être romanesque. «C’est un étrange
reproche, dit justement Franc-Nohain. On a pu se mettre à écrire des
livres, en racontant n’importe comment n’importe quelles histoires
arrivées à n’importe qui. Pourquoi ne représenterait-on pas des
personnages à qui il arrive quelque chose, des personnages solidement
établis, des aventures solidement construites[68]?»

  [68] _Le Cabinet de lecture_, p. 38.

On aurait tort de s’imaginer que tout est mensonge dans le roman
romanesque. Il contient certainement lui aussi une part de vérité
humaine qui mérite d’être prise au sérieux et qui l’a été, depuis la
_Princesse de Clèves_ jusqu’à _Dominique_ et _Julia de Trécœur_. Peindre
des sentiments héroïques, c’est encore faire de l’art, et même du grand
art. Corneille l’a prouvé, et Racine n’a pas supprimé Corneille. Le
roman romanesque et mondain a eu ses heures de légitime succès. Le beau
existe. Il s’agit de le rendre vraisemblable par les mêmes procédés
d’observation qu’on emploie à peindre le vrai. En d’autres termes, il
faut ajuster le romanesque à la vie. C’est une question de talent.

Ce qui est vraiment trop facile, c’est le mauvais roman mondain, le
roman-snob, celui qui continue à exploiter l’éternel vieux jeu, la femme
fatale, la contessina, l’aventurière, jalousies gantées, passions
tragiques, adultères de balcon, lacs italiens, Florence, Venise, voyages
en sleeping, étrangères énigmatiques, la criarde Riviera, le Brésilien
exalté, byronisme de palace et de wagons-lits, défroque usée et rapiécée
dont s’habille encore de nos jours la néo-banalité romantique.

Il faut voir le ton idolâtrement prétentieux que prennent nos faiseuses
de romans-snobs, pour dire: «My dear... Dearest... Darling... chère
petite chose.» Ou: «Smoking? en tendant une cigarette. Les amies
s’appellent _Daisy_... On affecte l’esprit, le laconisme: «Étrange,
cette impression qu’elle m’a donnée... Inouïe, la figure qu’elle a
prise... Très curieux, ce paysage... Oh! très. Pas très... Oh!
combien!...» C’est à grand renfort de five o’clocks, footings, tennis et
dancings qu’on excite l’admiration des petits jeunes gens qui
s’imaginent que c’est distingué de retrousser ses gants, et des petites
femmes qui affectent de porter une canne dont elles ne savent pas se
servir.

Cela ne veut pas dire que ce genre de roman est faux en soi. Il est
simplement ridicule par sa prétention, et aussi parce qu’on n’y trouve
jamais la moindre parcelle de vérité humaine. Autrement le roman mondain
pourrait très bien être une œuvre de talent, comme le roman rustique ou
le roman bourgeois.

En somme, le roman mondain demande des dispositions particulières et
l’expérience personnelle d’un genre de vie qui n’est pas à la portée de
chacun.

                   *       *       *       *       *

Le roman historique non plus n’a rien perdu de sa vogue et peut
rivaliser d’intérêt avec le roman mondain. J’entends par roman
historique un récit de faits accompagné d’une reconstitution du passé.

Le roman historique peut fournir des thèmes d’inspiration très variée.
Alexandre Dumas voulait mettre en romans toute l’histoire de France, et
il était parfaitement capable de réaliser ce beau dessein, du moment
qu’il ne cherchait que l’action et les aventures. L’exemple de
_Salammbô_ nous a malheureusement donné d’autres exigences. L’exécution
d’un roman historique est devenu un travail auquel tout le monde n’est
pas disposé à consacrer, comme Flaubert, quatre années de sa vie.
D’autre part, il n’est plus possible de se soustraire aux nécessités de
couleur et de vraisemblance qu’on demande aujourd’hui à l’évocation
d’une époque. Vous n’avez plus le droit de faire du roman historique
sans documentation archéologique.

«Tout, dit M. Marcel Prévost, prépare les générations actuelles au roman
historique documenté, respectueux de l’histoire: aussi bien le
renouvellement des méthodes de nos modernes historiens que les habitudes
quasi scientifiques introduites dans le roman par les naturalistes et
les psychologues du dix-neuvième siècle. Il fallait donc s’attendre à
voir se dessiner une formule neuve du roman historique. Les
caractéristiques en sont les suivantes: une documentation aussi exacte
et, s’il est possible, aussi nouvelle que pour un ouvrage d’histoire
proprement dite;--toutes les facultés imaginables de l’auteur concourant
à ressusciter le milieu, les faits, les mœurs, les personnages qu’il
raconte; exclusion de tout procédé théâtral. En somme, raconter ce que
raconterait un témoin qui aurait su voir. L’imagination, cette fois,
s’interdit d’inventer: elle a assez affaire d’évoquer, de reconstituer,
de donner au passé la vie du présent.

«Il y a très peu d’exemples de tels romans historiques dans la
littérature du siècle dernier. Il y a Balzac, naturellement, qui, par
fragments, dans sa _Comédie humaine_, a tracé des scènes de la
Restauration et du temps de Louis-Philippe que nul historien ne fera
oublier. (Relisez aussi: _Sur Catherine de Médicis_.)»

Il est de mode aujourd’hui, dans une certaine école, de mépriser la
documentation historique. A propos d’une conversation de M. Paul Morand
avec un banquier qu’il avait consulté pour _Lewis et Irène_, un écrivain
original, M. t’Sterstevens, déclare que la documentation lui apparaît
comme l’erreur la plus manifeste de cette littérature indigente qui a
rempli la seconde moitié du dix-neuvième siècle». Ce que M.
t’Sterstevens appelle la littérature _indigente_, c’est tout simplement
Flaubert, Daudet, Zola, Goncourt, Leconte de Lisle, Renan, Taine,
Michelet... «C’est Flaubert» dit-il, qui a commencé. Il s’imaginait que,
pour écrire un livre, il fallait, au préalable, avaler trois cents
bouquins sur la matière... Il y avait en Flaubert bien plus de Bouvard
qu’il ne le croyait lui-même, et j’ai quelquefois l’idée qu’on pourrait
intituler son dernier livre: _Flaubert et Pécuchet_, par Bouvard.»
«Cette honnête conscience le paralyse, il n’ose plus rien écrire sans
être appuyé sur un texte.» Il en résulte (pour _Salammbô_) «une
antiquité conventionnelle, livresque, évidemment, puisqu’elle est tout
entière sortie des livres.»

M. t’Sterstevens aurait pu se contenter de blâmer l’abus du document, et
surtout du document insignifiant ou encombrant. Pense-t-il sérieusement
qu’un roman historique, purement fantaisiste et sans documentation, sera
moins livresque et plus vrai qu’un roman documenté?

A côté des nouvelles nécessités du roman historique, renseignements,
exactitude et couleur, la formule de Walter Scott, romancier pourtant
très supérieur à Dumas, nous paraît bien insuffisante. L’idéal serait le
mélange des deux méthodes. On peut très bien concevoir un roman genre
Walter Scott, où l’on atténuerait le romantisme des personnages et où
l’on accorderait plus de place à la description plastique, tout en
maintenant l’intérêt, l’action et le dialogue, choses indispensables au
succès d’un livre. Depuis Maurice Maindron, qui a fait si
voluptueusement revivre la sensualité violente du seizième siècle, on a
publié de nombreux romans historiques sur des époques diverses remontant
jusqu’aux plus vieux âges; aucun ne fera oublier l’éclatante couleur de
Maindron.

Il ne faut pas surtout, dans un roman historique, que le document et les
tableaux de mœurs étouffent la narration. Trop de description éloigne le
public, qui demande avant tout le drame et la vie.

Voyez l’exemple de Léon Cahun. Visionnaire du passé, sorte de Zola
épique, Cahun a évoqué avec une extraordinaire intensité la ruée des
Barbares, les invasions mongoles, batailles furieuses, migrations des
peuples, incendies des villes et des châteaux... Ses livres sont
cependant restés ignorés du public. Le récit se perd dans des matériaux
en fusion. La virtuosité seule n’a pu faire vivre de pareilles œuvres,
parce qu’elles ont été écrites, non pour plaire au public, mais pour la
satisfaction personnelle de brosser de truculents tableaux de batailles.
C’est un peu ce qui est arrivé à Judith Gautier. Les ruissellements
d’images, la splendeur féerique n’ont pas suffi à populariser ces
fresques éblouissantes, qui enthousiasmaient Heredia.

Rappelez-vous, au contraire, le succès de _Quo Vadis_. Loin de moi la
pensée de conseiller la froide imitation d’un roman qui compte déjà deux
modèles: _Fabiola_, de Wisemau et _Acté_, d’Alexandre Dumas. Je ne dis
pas non plus que tout le roman historique consiste dans l’affabulation,
l’intrigue et le dialogue. Je dis seulement que la description
archéologique, devenue désormais une condition du roman historique, ne
doit ni submerger l’action ni être plaquée ou distribuée par morceaux.

Je connais un auteur qui s’est spécialisé dans l’évocation antique et
qui n’a écrit que des œuvres ennuyeuses. Il recommence les _Quo Vadis_,
les _Acté_ et les _Fabiola_, et il s’étonne de n’avoir pas de succès.
Avec un bon Dezobry, Flaubert nous eût donné une admirable
reconstitution du monde romain. Il a préféré choisir le monde
carthaginois, qui était à peu près inconnu.

Faut-il classer dans le genre historique des livres comme _le Capitaine
Fracasse_, de Théophile Gautier, et certaines œuvres d’Henri de Régnier?
Pastiche du _Roman comique_, _le Capitaine Fracasse_ n’a évidemment rien
de commun avec les romans de Walter Scott, et ne rentre dans l’histoire
que par la peinture des mœurs et le ton du style. Le pastiche avoué, à
la façon d’Henri de Régnier, est intéressant. Ce sont les imitateurs des
imitateurs qui sont haïssables. Pas un élève de Pierre Loüys n’est
parvenu à se faire un nom.

La couleur historique a ses adversaires. «Vos visions sont fausses!
disent-ils. La Carthage de Flaubert n’est pas la vraie Carthage; la
Grèce de Pierre Loüys n’est pas la vraie Grèce.» C’est possible, et on
peut gloser là-dessus. Laissons dire; tenons-nous-en aux principes. La
méthode est bonne, et on n’a pas le droit de supprimer l’effort, sous
prétexte que la réalisation est difficile.

Mais, encore une fois, l’exactitude seule ne donne pas la vie, et la
couleur seule n’est que la moitié de la vérité. Il faut réunir les deux
choses, établir sa documentation d’après des sources de première main,
et se familiariser avec les mœurs d’une époque, de façon à en être
saturé. Alors seulement vous aurez quelque chance de rendre la vérité du
langage et des mœurs, telle qu’on la trouve, par exemple, dans les
dialogues de Walter Scott.

Ces questions sont très complexes; tous les excès ont leurs
inconvénients. A force d’archéologie, Jean Lombard a sombré dans le
peinturlurage criard. Évitez le bric-à-brac; n’oubliez jamais que le
roman historique, comme les autres romans, n’a de valeur que par la
clarté, le plan, la composition, l’intérêt, et qu’il ne faut jamais
écrire en style byzantin, même pour raconter l’histoire de Byzance.

Le bibliophile Jacob avait raison de dire «qu’un auteur de romans
historiques doit être à la fois archéologue, alchimiste, philologue,
linguiste, peintre, architecte, financier, géographe, théologien, et
qu’il doit avoir «une teinture de toutes sciences, suffisante pour une
appréciation vraie des choses»[69].

  [69] _Romans relatifs à l’histoire de France_. Préface.

                   *       *       *       *       *

Je crois utile de terminer ce chapitre par quelques réflexions sur le
conte et la nouvelle, qui sont, au fond, des romans en réduction.

La «nouvelle» exige de grandes qualités d’exécution. Certains auteurs de
nouvelles, comme Paul Arène, sont incapables de réussir un roman, témoin
_Domnine_. Par contre, quand Flaubert a fait des nouvelles, il nous a
donné trois chefs-d’œuvre: _Saint Julien l’Hospitalier_, _Hérodias_ et
_Un Cœur simple_; et quand un conteur de nouvelles comme Maupassant a
abordé le roman, il a réalisé des œuvres supérieures, comme _Pierre et
Jean_ et _Fort comme la mort_. Je crois donc qu’on aurait tort de dire:
«Je puis écrire une nouvelle; je ne pourrais pas écrire un roman.» Si on
a assez de talent pour faire court, on doit avoir assez de talent pour
faire long. Un conte n’est qu’un chapitre de roman, qui a, comme lui,
son plan, son début et son dénouement.

L’habitude de publier des contes dans les journaux remonte à la
fondation du _Gil Blas_, il y a une quarantaine d’années. Ce qui fit
leur succès, c’est qu’ils furent d’abord licencieux. Peu à peu cependant
le scandale s’apaisa et la nouvelle continua à sévir. Le nombre des
lecteurs qu’elle intéresse encore diminue de jour en jour. Je suis
convaincu qu’on pourrait la supprimer sans aucun inconvénient; mais la
routine l’emporte et les journaux persistent à encombrer leurs colonnes
de ces puérils et monotones récits. La nouvelle est certainement en ce
moment le genre de production littéraire le plus médiocre. Comment en
serait-il autrement? Qui peut être sûr de découvrir chaque semaine un
sujet original? Si encore ces fabricateurs à la grosse étaient de
pauvres débutants obligés de gagner leur vie! Mais la plupart n’ont pas
besoin de ce superflu. Comment de vrais écrivains peuvent-ils accepter
une pareille besogne?

Il est pitoyable de voir tant de contes insignifiants jetés en pâture à
un public rassasié qui ne les lit plus que par routine. Les trois quarts
méritent à peine le nom de littérature. «La littérature, dit très
justement Pierre Veber, est en train de _mourir écrasée sous le poids de
la nouvelle_, ou plutôt _des nouvelles_. On range sous ce nom tous les
petits essais que chaque journal publie en troisième page: la longueur
varie d’une demi-colonne à deux colonnes. C’est, dans le quotidien, la
part sacrifiée à la littérature. Et rien n’est moins littéraire! Et rien
n’est moins séant au journalisme!... L’effort quotidien du journaliste
est fécond, parce qu’il se renouvelle sans cesse à même la vie; l’effort
quotidien du conteur se stérilise peu à peu, parce qu’il s’exerce sur
des souvenirs, sur des impressions. Les Maupassants à la petite semaine
travaillent à la grosse; ils fabriquent leurs nouvelles en quelque sorte
au pochoir. Petites anecdotes, petits récits vagues, petits étalages de
sensibilité mesquins, petits fragments d’autobiographie, petites
imitations, petits plagiats, petites poussières d’énergies
paresseuses... Littérature au compte-gouttes, littérature de commerce,
littérature agonisante[70].»

  [70] _Figaro_, 15 mars 1923.

M. Pierre Veber a essayé d’établir une statistique de cette effroyable
production. Il y aurait à peu près quinze grands journaux parisiens et
cinq grands journaux régionaux qui insèrent régulièrement un conte par
jour. Cela représente 7 200 nouvelles par an; or, comme cela dure depuis
quarante ans, cela fait au total 288 000 nouvelles. «J’ai horreur des
personnalités, dit Pierre Veber; je pourrais citer tel écrivain qui,
depuis trente ans, écrit au moins quatre nouvelles par semaine; il
donne, en conséquence, 208 nouvelles par an; il a donc à son compte
6 240 nouvelles, plus de 300 volumes. Et il continue, le malheureux! Il
a une dizaine de concurrents de son âge; voit-on ce que cela
représente?»

C’est qu’au fond, rien n’est plus facile que de bâcler une _nouvelle_.
Le difficile est de réaliser quelque chose qui ait de l’unité, de
l’intérêt, de l’émotion et de la facture. Alphonse Daudet et Paul Arène
nous ont laissé dans ce genre des modèles de grâce et de naturel. Le
grand point est d’éviter l’imitation. Je connais des écrivains qui, avec
le ton d’Arène et de Daudet, se sont fait une sorte de notoriété, comme
d’autres pour avoir attrapé le style d’Anatole France ou de Barrès. Il
en est qui affectent, au contraire, l’absence de procédés et continuent
ainsi à leur façon l’école impassible de Maupassant. C’est le cas de
Charles-Louis Philippe, Marguerite Audoux, Jules Renard, Tristan
Bernard, etc. On dit que Daudet et Arène travaillaient ensemble et
pouvaient échanger leurs signatures sans que le public s’en aperçût.
Leur facture est cependant très différente. L’auteur des _Lettres de mon
moulin_ est bien plus parisien; Paul Arène est bien plus provençal.
Daudet a la légèreté, la câlinerie, l’esprit français le plus fin. Arène
a la bonhomie tranquille de la langue provençale transposée dans la
prose française. Le style de Paul Arène est calqué sur le provençal.

Pour apprendre à écrire des nouvelles, il faut en lire beaucoup. On
relira toujours avec plaisir celles de Maupassant, Arène et Daudet, et
même celles de Mérimée. Très artiste malgré sa sécheresse, l’auteur de
_Carmen_ emploie peut-être un peu trop souvent, comme le lui reprochait
Flaubert, le style cliché et l’expression banale, surtout quand il fait
du récit mondain; mais c’est un beau conteur tout de même, et qui
cherchait avant tout la vie, le relief, la netteté. _Carmen_ et
_Colomba_ sont des œuvres, et la _Prise de la redoute_ un modèle à ne
pas perdre de vue. Larroumet a bien défini Mérimée quand il a dit: «Il
était romantique par les sujets, classique par la forme serrée, et
réaliste par la vie et la crudité.» Philarète Charles appelle Mérimée:
«Un grand maître de la réticence et d’une justesse admirable.»
(_Mémoires_, II, p. 97.) On pourrait extraire de _Carmen_ des
descriptions d’une concision homérique, comme ce duel au couteau, que
j’ai déjà cité quelque part:

«Il se lança sur moi comme un trait; je tournai le pied gauche et il ne
trouva plus rien devant lui; mais je l’atteignis à la gorge, et le
couteau entra si avant, que ma main était sous son menton. Je retournai
la lame si fort, qu’elle cassa. C’était fini. La lame sortit de la
plaie, lancée par un bouillon de sang gros comme le bras. Il tomba sur
le nez raide comme un pieu[71].»

  [71] _Carmen_, p. 82.

Ces lignes pourraient être signées Maupassant ou Flaubert...

Nous avons aujourd’hui quelques conteurs, comme Henri Duvernois, qui
maintiennent la réputation du genre et se sont fait une place distinguée
dans la nouvelle. Un sonnet sans défaut vaut un long poème. Une nouvelle
parfaite vaut un long roman.



CHAPITRE VII

L’érudition et le livre d’histoire

Qu’est-ce que l’érudition?--M. Marcel Prévost et les fiches.--La fausse
érudition.--La vie et les idées générales.--La vie et l’érudition.--Le
style et l’Histoire.--Tacite, Carlyle, Michelet, Tillemont.


On a pu croire un moment, après la Grande Guerre, que la hausse du prix
des livres nuirait à la vente, sinon des romans, du moins des ouvrages
d’histoire. Il n’en a rien été. Les livres d’histoire ont gardé leur
public et sont toujours très lus.

C’est qu’on s’aperçoit de jour en jour que l’histoire est mille fois
plus passionnante que le roman. «Si j’avais le talent d’écrire
l’histoire, disait Mérimée, je ne ferais pas de contes.» L’histoire
abonde en situations dramatiques; ses héros ont existé; ils ont leur
psychologie; on peut discuter leurs crimes, réviser les légendes,
reprendre les thèses et les problèmes. Les plus insignifiantes
personnalités sont aujourd’hui l’objet d’énormes études qui rappellent
les agrandissements de Victor Cousin et de Louis Vitet, contre lesquels
protestait déjà Philarète Chasles. «Vitet, dit-il, a été de ceux qui ont
mis à la mode les immenses monographies; un volume pour un atome;
Boisrobert trois volumes; Mlle de Soudéry cinq volumes. On emprunte à la
science ce défaut de proportion. Des moindres réputations du passé on
fabrique des volumes sérieux; les plus inconnus ou les moins méritants
du temps passé, d’Assoucy ou Trublet ou même La Calprenède deviennent
prétextes à documents, à dissertations infinies et à prix d’académie. Le
mémoire à consulter nous déborde. Dans un siècle on refera tous nos
livres[72].»

  [72] Ph. CHASLES, _Mémoires_, t. I, p. 186.

Philarète Chasles voyait juste. On n’a pas attendu un siècle pour
refaire les anciens livres. On publie aujourd’hui des volumes sur
n’importe quelle personne ayant joué un bout de rôle dans la tragédie du
passé. On immortalise même les parents des grands hommes; nous avons un
gros ouvrage sur le père de Richelieu!

L’exécution d’un livre d’histoire demande des qualités très spéciales de
jugement, de patience et de travail. Malgré l’abus qu’on a fait du
renseignement et des papiers d’archives, le public attache de plus en
plus d’importance à la documentation de l’œuvre historique. Il n’admet
plus qu’on puisse écrire un travail un peu sérieux en dehors des
éléments d’informations paléographique, archéologique et épigraphique.
L’histoire présentée comme une simple suite de vulgarisations aimables
n’a presque plus de partisans et trouverait peu, de lecteurs. C’est la
documentation seule qui maintient encore l’autorité de certaines œuvres,
comme celle de M. Thiers, par exemple, qui peut certainement passer pour
un des premiers modèles de l’histoire officiellement renseignée. Le
style prudhommesque de M. Thiers n’est pas parvenu à discréditer
l’intérêt que présente, par exemple, le grand tableau d’ensemble des
campagnes militaires de Napoléon Ier, établies sur les rapports du
ministère de la guerre. Des volumes comme ceux de Fustel de Coulanges
supposent des années de labeur et de lectures. Renan a inauguré dans ses
_Origines du christianisme_ une méthode d’exposition dont il n’est plus
possible de s’écarter et qu’ont suivie Camille Jullian et Gsell et, sur
un plan plus modeste, les orthodoxes Fouard et Le Camus.

Quoi qu’il en soit, qu’on le veuille ou non, faire de l’histoire,
aujourd’hui, c’est faire de l’érudition. Et alors la question se pose:
Quel est le rôle de l’érudition dans l’histoire? Quel genre d’érudition
faut-il avoir, et comment l’employer?

Une érudition générale n’est évidemment pas nécessaire pour traiter un
point d’histoire particulier; mais, sur un sujet donné, il est de toute
nécessité d’être renseigné à fond, de connaître les sources et les
travaux qui se rapportent à ce sujet.

On croit généralement que l’érudition est une affaire de mémoire. La
mémoire est une faculté précieuse, plus précieuse peut-être que
l’intelligence, puisqu’elle arrive quelquefois à la suppléer. Nous
connaissons tous des personnes dont la mémoire est une sorte de
bibliothèque qu’on peut toujours consulter. Mais tout le monde n’a pas
le bonheur d’avoir une excellente mémoire. On se dit à chaque instant:
«Où donc ai-je lu cela?» La mémoire peut être considérée comme une
faculté qui oublie ou, si l’on veut, qui ne retient que pour oublier.
Elle ne consiste pas à se rappeler, mais à retrouver ce qu’on a oublié.
Or, pour _retrouver_ ce qu’on a oublié, il n’y a qu’une ressource, qu’un
moyen: prendre des notes, faire des fiches.

Il existe des préjugés contre les fiches d’érudition. On a raison
évidemment de railler les maniaques, et M. Marcel Prévost n’a pas tort
de penser que les fichards ont une mentalité de clercs d’huissiers:
«Vous savez, dit-il, ce que c’est que de faire des fiches: c’est
découper de petits cartons identiques, les numéroter, les classer dans
une boîte ad hoc et les couvrir de notes, extraits de livres qu’on a
lus[73].» Et il ajoute: «L’erreur du fichard, c’est de s’imaginer qu’on
est un savant dès qu’on a constitué un répertoire... La science puisée
aux livres, ce n’est pas dans une boîte à fiches qu’il importe de la
transférer, mais dans sa tête. Je sais un jeune docteur de lettres qui a
noté ainsi tous les couchers de soleil dans l’œuvre de J.-J. Rousseau;
il en a constitué de belles et copieuses fiches; après quoi il a de ses
fiches élaboré sa thèse. On l’a reçu docteur pour cela. Moi, la seule
idée qu’on puisse lire Jean-Jacques dans cet esprit, me consterne.»

  [73] _L’Art d’apprendre_, p. 131.

Oui, il y aura toujours des Bouvard et des Pécuchet, des collectionneurs
de bilboquets et de manches à parapluies. Il n’en reste pas moins vrai
qu’il n’existe pas d’autre moyen de faire des travaux historiques
sérieux, et qu’on ne devient un savant qu’avec des fiches. C’est grâce à
des milliers de fiches que Boislisle a préparé sa monumentale édition de
Saint-Simon, Regnier son Molière et Camille Jullian son _Histoire de la
Gaule_. J’ai vu, chez M. Camille Jullian, dans un grand tiroir, les
fiches de son dernier volume. «Vous voyez, me disait-il, le livre est
fait. Je n’ai plus qu’à l’écrire.»

Une fiche peut être très bête. Tout dépend de ce qu’on y inscrit. Elle
est faite pour retenir ce qu’on lit, pour fixer des documents et des
citations. La première fois que j’ai lu Balzac dans ma jeunesse, j’ai
pris la peine de résumer le sujet de chaque roman, et je m’en suis
félicité. Il y a longtemps sans cela que j’aurais tout oublié.

J’ai sous les yeux les deux volumes des _Mémoires_ de Gibbon. C’est un
bel exemple de fiches bien faites. Gibbon notait au jour le jour les
impressions de lectures qu’il se proposait d’utiliser pour son grand
ouvrage sur la décadence de l’empire romain.

M. Marcel Prévost admet cependant qu’on lise «la plume à la main»; qu’on
prenne «des notes»; qu’on résume ce qu’un livre contient, et qu’on
réduise ce contenu à «quelques pages, à une page» qui remplacera tout le
livre. Eh bien, mais c’est cela, les fiches, des notes, des résumés,
citations justificatives, appréciations, renseignements,
éclaircissements, détails. Prendre ce genre de notes, c’est faire des
fiches. M. Prévost ajoute que, pour retenir, il faut écrire. «La chose
qu’on a écrite remplace d’abord la chose qu’on devrait se rappeler; il
suffit de se rappeler qu’on l’a écrite et de savoir la retrouver[74].»
Et voilà les fiches justifiées... Alors pourquoi se moquer des fichards?

  [74] _L’Art d’apprendre_, p. 157.

Évidemment, tant vaut l’homme, tant vaut la fiche; mais, en soi, le
procédé est bon et, encore une fois, il n’y en a pas d’autres; et si on
enseignait aux élèves à faire des fiches, ils retiendraient infiniment
plus de choses, et beaucoup plus facilement, parce que l’obligation
seule de les écrire les leur graverait dans l’esprit, parce que relire
c’est continuer à apprendre, et parce qu’enfin il y a toujours quelque
chance de mieux retenir ce qu’on a pris la peine de ne pas perdre de
vue.

Le travail des fiches est donc absolument nécessaire pour l’exécution
d’un livre d’histoire dont on doit préparer à l’avance les matériaux,
les documents et les reports. Ce labeur de documentation, dût-il n’être
pas utilisé, est déjà en soi une occupation attrayante, qui suffirait à
vous passionner.

«Apprendre n’est pas une duperie, dit M. Marcel Prévost, même quand
l’objet n’est pas de gagner son pain ou de la gloire avec ce qu’on
apprend. Apprendre, c’est s’accroître; apprendre, c’est agrandir sa vie.
A chacun de nous de choisir le bonheur de Gœthe ou le bonheur du
lazzarone; mais sachons qu’apprendre est bien un outil de bonheur.»

On a raison de railler les mauvais faiseurs de fiches. Tous les
documents, en effet, ne sont pas intéressants. Il ne s’agit pas de
compiler. On n’est ni un critique ni un savant parce qu’on a secoué la
poussière des vieux livres, commenté des choses insignifiantes,
ressuscité des auteurs de cinquième ordre. Philarète Chasles signale
avec indignation ces maniaques de l’érudition, «pesant les syllabes,
comptant les virgules, se claquemurant dans le technique, amoureux d’une
variante, pleins de scrupules sur la manière dont s’écrit Pocquelin ou
Poquelin, préférant Suétone à Tacite, Dangeau à Suétone et ne pardonnant
pas à Saint-Simon de s’être trompé sur la date de l’exil d’un courtisan.
Mme de Sévigné s’écrivait-elle Sévigny? La cour de Blois avait-elle deux
cent cinquante-six ou deux cent cinquante et un pieds de large? La belle
affaire! et les beaux problèmes à résoudre! Et comme cela importe à la
littérature, à l’humanité, à l’histoire!»

Philarète Chasles a mille fois raison de dénoncer ces grignoteurs
d’écorces, qui s’intéressent «à la chasse et non à la prise», qui font
des travaux sur Racine et Molière, sans s’occuper de leur talent, et qui
ne recherchent que le document, la bibliographie, l’édition, le
commentaire...

Il faut aussi blâmer ceux qui, pour trop se documenter, s’encombrent;
ceux qui font leur feu avec trop de broussailles, battent tous les
sentiers, rabâchent ce qui a été dit, répètent ce que chacun sait, et
noient l’intérêt de leur livre en racontant l’histoire d’une époque bien
plus que celle d’un personnage.

D’autres font des inventaires, comme les Goncourt, cataloguent les
meubles et les chaussettes, comme Frédéric Masson.

D’autres pèchent par sécheresse, et, pour ne pas sortir de leur sujet,
négligent des détails intéressants. Il n’est pas admissible, par
exemple, que, dans une grande histoire du duc d’Épernon, on n’accorde
que quelques lignes à la journée des barricades ou à l’assassinat
d’Henri III.

L’emploi de l’érudition exige du tact et de la modestie. On perd tout
crédit à vouloir éblouir le lecteur. Le public n’aime pas qu’on lui en
impose. Il sait très bien que rien n’est plus facile que de paraître
érudit. Il suffit de quelques bons répertoires.

L’érudition aura toujours pour ennemis les faiseurs d’hypothèses, les
pontifes et les philosophes, ceux qui méprisent les faits et voudraient
surtout enseigner l’histoire par les idées générales. Certes l’historien
a le devoir d’expliquer les causes et de dégager les conséquences des
événements; mais on ne doit pas uniquement considérer l’histoire comme
un champ d’abstraction et de généralisation. Faire la synthèse de
l’Europe, bâtir des systèmes, suivre le développement des doctrines, ce
sont de beaux programmes, mais d’une application délicate, si l’on veut
éviter le pédantisme et le paradoxe. Tout peut se soutenir; on peut tout
justifier, la théorie des milieux, l’évolution des genres, les
dragonnades, le despotisme, l’inquisition. On ne prouve rien quand on
prouve trop. Jules Lemaître a bien vu le côté artificiel de ces
explications paradoxales. «Vous savez, dit-il, ce que c’est que la
philosophie de l’histoire. Cela consiste à démontrer les effets et les
causes et toute la liaison des événements humains, à expliquer comme
quoi tout ce qui arrive ne pouvait arriver autrement. On y réussit
toujours, car la matière de l’histoire est infinie et d’ailleurs très
malléable. On prend dans cette multitude de faits ce qui se suit, ce qui
s’enchaîne, ce qui peut être expliqué; on néglige tout ce qui ne peut
pas l’être[75].» Ce qui veut dire, au fond, que ceux qui font de la
philosophie de l’histoire ont toujours tort,--parce qu’ils ont toujours
raison.

  [75] _Impressions de théâtre_, 2e série, p. 107.

Cet abus des idées générales rend certains sujets ridicules, parce
qu’ils sont trop faciles à traiter. Comment prendre au sérieux des
ouvrages ayant pour titres: «Du sentiment de l’honneur ou du sentiment
du devoir dans la littérature française. La famille dans le théâtre
français... Le rôle de la jeune fille dans notre littérature... Histoire
du sentiment rationaliste à travers les lettres françaises... L’adultère
au théâtre ou dans le roman, etc...»

Documentaire, anecdotique ou philosophique, de quelque façon qu’on
envisage l’histoire, ce qu’il faut chercher, la première condition à
réaliser, c’est la vie. Faire vivant, voilà le grand point. Faire
vivant, c’est-à-dire animer la documentation, imposer l’illusion du
vrai. Les historiens français ne perdent jamais tout à fait de vue cette
nécessité. Autant l’érudition allemande est inorganique, autant
l’érudition française possède le sens de la réalité et le souci de la
couleur. Taine est sous ce rapport un excellent modèle. Quoi de plus
vivant que la Jeanne d’Arc et les guerres d’Italie de Michelet? De nos
jours, M. Lenôtre a su, lui aussi, rendre l’histoire séduisante comme un
roman. Peut-être même arrange-t-il un peu trop les choses et donne-t-il
quelquefois à la vérité l’air d’une aimable fiction? Ces défauts seront
toujours préférables à l’ennui que dégagent certaines compilations, et
mieux vaut écrire des récits pittoresques, comme le réveil du château
après la fuite de Louis XVI à Varennes, que d’empiler de mornes herbiers
diplomatiques, destinés à la poussière des bibliothèques
administratives.

Voyez avec quel art Voltaire met en valeur ses sources d’information
dans l’étonnante _Histoire de Charles XII_. L’abondante documentation
n’empêche pas les Sorel et les Vandal d’avoir peint d’admirables
tableaux, comme le passage du Niémen, notamment... _Napoléon et
Alexandre_ et _l’Avènement de Bonaparte_ sont, sous ce rapport, de purs
chefs-d’œuvre.

Le _Port-Royal_ de Sainte-Beuve (cinq gros volumes) peut encore passer
pour un modèle de mise en œuvre. «C’est, dit Brunetière, un tableau
complet au-dessus duquel on ne peut mettre aucun roman de Balzac, aucune
histoire de Michelet, aucun drame d’Hugo[76].» C’est très juste. Avec
des doctrines et des idées, avec des dévots et des érudits, Sainte-Beuve
a fait un roman passionnant. Il est intéressant de le constater, quand
on songe au violent article que publia Balzac dans sa _Revue parisienne_
contre le célèbre ouvrage de Sainte-Beuve. Celui-ci répondit en
signalant les incompétences et les sottises de Balzac, à qui il refusait
surtout la qualité de génie. Sainte-Beuve n’abuse jamais de sa
documentation; il n’a pas l’air de s’y complaire; on ne sent jamais chez
lui, comme chez Brunetière, le lettré et le pédant.

  [76] _Évolution des genres_, t. I, p. 234.

Mais le document n’est pas tout. On ne peut pas avoir la prétention de
découvrir toujours du nouveau. L’élévation des jugements, la noblesse
des tableaux suffisent quelquefois à établir la réputation d’un ouvrage.
Nous avons dans ce genre de beaux livres, comme le _Siècle de Louis XIV_
de Voltaire, le _Discours_ de Bossuet, les _Études_ de Chateaubriand et
_Grandeur et décadence des Romains_. Par sa seule compréhension
politique et sans le secours de l’archéologie, Montesquieu a renouvelé
l’histoire et fondé la sociologie en France. La magnificence du style a
fait de Chateaubriand un vulgarisateur de génie. Ferrero nous a montré
dans _Rome_ la crise économique et sociale, trop négligée chez Mommsen;
et Saint-Évremond, par sa seule observation piquante, a mérité le titre
de prédécesseur de Montesquieu. Ces auteurs n’ont pas eu besoin de
documents nouveaux pour être de bons historiens, tandis que les Rollin
et les Vertot, qui n’ont ni style ni document, ne seront jamais que de
funèbres compilateurs. Gibbon lui-même, si épris de renseignements et
d’érudition, avait énormément corrigé son style et faisait tous ses
efforts pour s’assimiler la prose de Pascal et de Montesquieu.

C’est que l’Histoire, encore une fois, n’est pas seulement un travail de
recherches et de découvertes, mais surtout une œuvre de littérature. Les
grands historiens sont presque toujours de grands écrivains, malgré
l’exemple de M. Thiers et sa mauvaise réputation littéraire. Bossuet et
Montesquieu furent des prosateurs admirables. C’est par la vie du style
que Saint-Simon a conquis l’immortalité; et Tacite, le plus grand des
historiens, est avant tout un artiste de mots et d’images.

Racine a appelé Tacite le plus grand peintre de l’antiquité. Les
meilleurs écrivains ont pris Tacite pour modèle. C’est par l’étude de
Tacite que Mirabeau s’est formé, et c’est chez lui qu’il a pris son
irrésistible violence oratoire. On connaît la façon d’écrire de Tacite.
Quelques phrases peuvent la caractériser:

«La servitude, dit-il, était si grande, que nous eussions même perdu le
souvenir avec la parole, si l’homme pouvait oublier comme il peut se
taire.

«Othon n’avait plus assez d’autorité pour empêcher les crimes, bien
qu’il en eût assez pour les commander.»

Et ceci sur un jour d’émeute:

«La journée se passa au milieu des pillages et des crimes, et le pire
des malheurs fut l’allégresse du soir...»

On retrouvé chez Louis Blanc ce procédé d’antithèses. Le style de Louis
Blanc, dans son _Histoire de la Révolution_, rappelle de très près le
style de Tacite.

«Autrefois, dit Louis Blanc, on avait le pain sans la liberté;
aujourd’hui, on a la liberté sans le pain.

«Le cardinal Dubois mourut entouré de quelques amis, _car il eut des
amis_.»

Sur le régent soupçonné d’inceste: «L’histoire ne peut l’affirmer; mais
_c’est son arrêt qu’on en doute_...»

Sur Marat: «Et maintenant, qu’on l’admire, si on l’ose; et, si on l’ose,
qu’on le méprise...»

Le succès des _Girondins_ de Lamartine n’est dû également qu’au style,
qui surpasse en énergie tout ce que ce grand poète a pu écrire en prose.

Un homme comme Michelet n’a dû sa gloire qu’à la magie de la forme. Ses
débordements d’inspiration, son anticléricalisme, sa sensibilité
maladive, ont parfois fâcheusement influencé ses jugements. A partir du
règne de Louis XIV, il n’est peut-être pas toujours un guide très sûr,
mais quelle évocation! Quelle vision du passé! Quelles merveilleuses
fresques d’âmes, de faits et de couleurs!

Quelqu’un le dépasse pourtant: c’est Carlyle. Michelet est un volcan
éteint, à côté de Carlyle. Carlyle a donné le premier la sensation
tumultueuse de la Révolution. C’est quelqu’un de l’époque. Il prend
parti, il interpelle, il accuse, il éclate en clameurs et en blasphèmes.
Tour à tour terroriste, royaliste, peuple, il se mêle au drame, on
entend ses cris, on voit ses gestes. C’est un convulsionnaire. Il a des
pages d’hallucination tragique, comme le procès de Louis XVI à la
Convention et la journée du 9 Thermidor.

En résumé, la vie, le mouvement, la création et le style seront toujours
les premières qualités d’un bon historien. Quand elles s’ajoutent à la
valeur documentaire, ces qualités donnent de parfaits ouvrages, comme
_l’Ancien Régime_ de Tocqueville, ou des œuvres de fiévreuse
résurrection, comme les _Origines de la France contemporaine_ de Taine.

Dans son _Traité sur la manière d’écrire l’histoire_, Lucien a tort de
recommander aux historiens l’impassibilité absolue; mais il a raison
d’insister sur l’importance de la forme, et de faire du style la
condition essentielle de l’œuvre historique. Un historien qui n’est pas
écrivain n’aura jamais que la réputation d’un chercheur de documents
ignoré du public, comme l’incomparable et célèbre Tillemont.

Gibbon s’est beaucoup servi de Tillemont pour son grand ouvrage sur la
décadence de l’empire romain. Il dit qu’il le préfère aux originaux et
que «son exactitude inimitable prend le caractère du génie.» De Maistre
le méprisait. Sainte-Beuve ne l’a pas oublié dans son _Port-Royal_ (III,
liv. 4, V). Tillemont a publié une _Vie de saint Athanase, saint Basile,
saint Louis_ (6 vol.), seize volumes d’_Histoire ecclésiastique_, une
_Histoire des empereurs_ (6 vol.), etc. C’est le type du grand érudit.
On pourrait aussi mentionner Mabillon, le P. Pétau, Richard Simon et
bien d’autres. Mais cela nous entraînerait loin.



CHAPITRE VIII

Ce que doit être la critique littéraire

La vraie critique.--La lecture et la critique.--Les divergences
d’opinions.--Lamartine critique.--Dante et Tolstoï.--La morale et la
critique.--Les parti-pris de la critique.--L’influence de la
littérature.--Les lois littéraires.--La mauvaise critique.--La
critique-cliché.


Rien n’est plus facile que de faire de la critique littéraire. Quand on
dit: «Ce livre est stupide. L’auteur n’a aucun talent», on fait de la
critique littéraire. La critique littéraire consiste à dire son opinion.
Tout le monde a le droit d’exprimer une opinion. Les personnes les plus
incompétentes sont même quelquefois les plus affirmatives. Les ignorants
ne doutent jamais d’eux-mêmes... Je causais un jour avec un honorable
commerçant, grand liseur de romans et qui, comme Charles Bovary, «aimait
à se rendre compte». A force de nous entendre parler d’Homère, il se
décida à le lire. Le malheureux, malgré toute sa bonne volonté, ne put
achever l’_Iliade_; et, sachant désormais à quoi s’en tenir, il nous
disait en riant, avec une condescendance amicale: «Allons, allons, vous
êtes des farceurs... Vous répétez ce qu’on vous a dit.» Évidemment,
personne ne pourra jamais démontrer à cet homme que l’_Iliade_ est un
chef-d’œuvre, et l’_Odyssée_ une histoire plus amusante que _Simbad le
marin_. Que de prétendus critiques pensent comme ce commerçant!

Pour faire de la bonne critique littéraire, il faut d’abord aimer la
littérature, et ce n’est pas un mince mérite. Aimer la littérature, cela
ne consiste pas à être au courant de l’actualité et à lire des romans;
aimer la littérature, c’est se passionner pour les classiques, pour
Montesquieu, Rousseau, Bossuet, Montaigne et tous les grands écrivains,
en dehors de toute préoccupation d’écoles. Or, il faut bien l’avouer,
les trois quarts de nos jeunes critiques ignorent les classiques, n’ont
ni le temps ni le courage de les lire, et ne connaissent de la
littérature française que les jugements des Manuels et quelques vagues
extraits d’auteurs. «L’ignorance des gens de lettres est monstrueuse,
disait Flaubert. Il n’y a pas huit hommes de lettres qui aient lu
Voltaire.»

C’est une chose monstrueuse, en effet, qu’un pareil mépris des
classiques. Se figure-t-on un critique musical qui n’aurait entendu ni
Bach, ni Beethoven, ni Gluck, ni Haendel? La différence d’opinions entre
critiques littéraires scandalise le public. Le manque d’instruction et
de lectures explique très bien ce désaccord. La formation d’esprit étant
une chose personnelle qui varie pour chaque individu, il y a des chances
pour qu’un homme nourri des classiques n’ait ni les mêmes goûts ni les
mêmes jugements que le journaliste qui n’a lu que des romans
contemporains; de même qu’un jeune homme de province, qui vient à Paris
avec des traditions de vie familiale, n’aura pas la même mentalité qu’un
enfant de Paris ayant mené la vie de bohème au sortir du collège. Nous
parlons, vous et moi, de Montesquieu; je sens très bien que vous n’avez
lu ni les _Considération sur les Romains_ ni _l’Esprit des lois_.
Comment voulez-vous que nous discutions? Nos opinions ne peuvent
s’accorder, et c’est la vôtre qui est nulle.

Nous causions un jour avec des amis du sentiment de la nature dans la
description française. Selon eux, tout venait de Rousseau, tout
remontait à Rousseau. Sans doute, disais-je, mais si Rousseau a été
personnellement très sensible à la nature, sa description garde encore
très souvent l’ancien vocabulaire inexpressif, «riants coteaux, chastes
plaisirs, frais ombrages», etc... (On a publié des livres là-dessus.)
C’est Bernardin de Saint-Pierre qui a inauguré le premier la description
vivante, réelle, particularisée et pittoresque. On me contestait ce
point de vue. Je finis par demander: «Avez-vous lu le _Voyage à l’Ile de
France_?--Non.--Alors, arrêtons la conversation. La discussion n’est
plus possible.»

L’éducation littéraire par la lecture est une chose si importante,
qu’elle a presque pu remplacer toutes les autres qualités critiques chez
un homme comme Brunetière, qui ne fut qu’un lettré et un liseur et n’eut
jamais à sa disposition, comme disait Gourmont, que les idées qu’on
trouve dans les livres. A force de documentation et de travail,
Brunetière a créé la critique d’érudition, pressentie par Sainte-Beuve,
ce qui est bien déjà quelque chose. C’est grâce à la _lecture_ que
Brunetière est arrivé à se faire une personnalité et à exercer une
influence sur le public universitaire et féminin. A peine s’en
cachait-il, d’ailleurs. On sait avec quelle complaisance il accumulait
les citations et les renvois de notes! A chaque page de son _Évolution
de la poésie lyrique_, il veut qu’on sache bien qu’il a lu les plus
vieux livres, qu’il connaît les plus vieilles éditions, Scaliger,
d’Aubignac, Chapelain, etc...

Malgré l’abus qu’en font les pédants, la lecture restera donc toujours
la première condition de toute bonne critique, et c’est la différence ou
l’insuffisance de lectures qui produit entre juges littéraires cette
divergence de goûts et d’opinions dont le public n’a pas tort de se
scandaliser.

Parmi les raisons qui aggravent encore ce conflit, il faut compter les
antagonismes d’écoles, le besoin qu’éprouve la jeunesse de réagir contre
les opinions anciennes. C’est intentionnellement que certains manuels se
contentent d’accorder quelques lignes rapides à Dumas fils et Émile
Augier et consacrent de longues pages à des écrivains dont les noms
n’ont aucune chance de survivre. On prend au sérieux des poètes
dadaïstes, et d’une chiquenaude on efface Sully Prudhomme. Ces
déplacements de valeurs font le plus grand tort à la Critique. Il est
toujours imprudent de vouloir faire entrer dans l’histoire des noms
qu’il n’appartient qu’à la postérité de choisir...

Ne nous étonnons pas que MM. les critiques ne soient pas toujours
d’accord entre eux. Comment s’entendrait-on avec autrui, quand on change
si souvent d’opinion soi-même? Nous n’avons pas toujours les mêmes
goûts; nous n’aimons pas toujours les mêmes choses. Des livres qui nous
plaisaient autrefois nous deviennent insupportables. Alphonse Daudet me
disait qu’il avait adoré Montaigne et qu’il ne pouvait plus le souffrir.
Passionné d’abord pour Flaubert, M. Bourget pense aujourd’hui qu’il faut
traverser ses romans sans s’y attacher. Après une période d’oubli, qui
s’étend jusqu’en 1882, l’œuvre de Chateaubriand, que Zola croyait
définitivement morte, a brillé d’une splendeur nouvelle. La religion
wagnérienne elle-même a perdu ses premiers adorateurs mystiques. Il est
rare qu’un ouvrage s’impose du premier coup; on n’entre pas de
plain-pied dans l’art, et il faudra toujours une certaine culture pour
sentir la beauté littéraire, artistique ou musicale. «La première fois,
dit Saint-Saëns, que j’entendis le célèbre quintette de Schumann, j’en
méconnus la haute valeur à un point qui m’étonne encore quand j’y pense.
Plus tard, j’y pris goût et ce fut pendant plusieurs années un
enthousiasme débordant, furieux. Depuis, cette belle fureur s’est
calmée. A cette œuvre hors ligne, je trouve de graves défauts, qui m’en
rendent l’audition presque pénible. On devient amoureux des œuvres
d’art. Tant qu’on les aime, les défauts sont comme s’ils n’existaient
pas, ou passent même pour des qualités; puis l’amour s’en va et les
défauts restent[77].»

  [77] BOSCHOT, _Chez les musiciens_, p. 137.

On peut faire la même remarque en littérature. L’âge et l’expérience
modifient nos jugements. Rappelez-vous vos premières lectures de
jeunesse, et essayez de relire un de ces livres qui vous ont tant émus
autrefois. L’intérêt s’est évanoui; vous n’y retrouvez plus votre âme
d’enfant. C’est qu’au fond, comme nous le disions, un livre ne contient
que ce que nous y mettons et ne nous plaît que s’il répond à notre
changeante sensibilité. Les vrais chefs-d’œuvre eux-mêmes ont de la
peine à se maintenir à la hauteur d’admiration où les place la
postérité. Il y a encore des gens qui n’aiment pas notre grand Molière.
Son naïf métier dramatique, le ton suranné de ses dialogues, empêchent
bien des personnes de voir sa profondeur d’humanité éternelle. Lamartine
n’a jamais pu supporter La Fontaine. L’auteur des _Méditations_ n’avait
pas tort, à la rigueur, de désapprouver sa morale et d’en signaler les
inconvénients pour les enfants, qui cependant n’y regardent pas de si
près. Mais que La Fontaine soit un grand poète, c’est une vérité qui
domine même la qualité inférieure de sa morale. On s’explique que
Vacquerie ait nié Racine, que Théophile Gautier n’ait pas eu le sens de
Molière. Mais comment un poète comme Lamartine n’a-t-il pas compris un
poète comme La Fontaine? Il s’agit bien de fable et de morale! Il s’agit
de littérature et de poésie.

Lamartine avait une autre lacune: il n’admettait pas Rabelais. Ceci se
conçoit mieux. Il est très naturel que l’auteur du _Lac_ et du
_Crucifix_ n’ait aimé ni l’énormité truculente ni l’ordure lyrique.
«Dernièrement, disait Victor Hugo, un cygne a traité Rabelais de porc.»
On pardonne donc à Lamartine de n’avoir vu dans Rabelais que le côté
qui, d’après La Bruyère, fait le «charme de la canaille», et de n’avoir
pas senti «ce qui plaît aux plus délicats». Tout le choquait dans le
grand créateur du rire gaulois, ses plaisanteries, sa scatologie, son
impudeur bouffonne, sa raillerie colossale, sa verve qui bafoue tout ce
que respectait l’auteur des _Méditations_. Ces deux esprits n’avaient
aucun point de contact.

Mais, si Lamartine a nié Rabelais, de grands écrivains n’ont pas aimé
non plus Lamartine. Flaubert ne lui reconnaissait aucun talent, et cette
injustice est plus grave, parce qu’elle est moins motivée. Ce que le
romancier réaliste lui reprochait surtout, c’était le mensonge de son
idéal et la médiocrité de sa langue. Insensible à l’émotion intérieure
de ce style, Flaubert n’en voyait que la simplicité sans effort, qu’il
jugeait incurablement banale. Il signalait avec indignation les
expressions clichées de _Jocelyn_, la faible prose de _Graziella_, et il
soutenait que Théophile Gautier avait cent fois plus de talent.
Cependant Flaubert était lettré, artiste, et d’un rare éclectisme
d’intelligence. Il aimait même Boileau et adorait les classiques. Il y a
peu d’auteurs qu’il n’ait pas compris.

Parmi ces derniers, celui qu’il détestait le plus, c’est Alfred de
Musset. Il l’appelait ironiquement: «M. de Musset.» Il lui reprochait de
ne jamais avoir aimé l’art, et de ne chanter dans ses vers que ses
passions et ses souffrances d’amour.

Flaubert n’admirait pas non plus la _Divine Comédie_ de Dante, et en
cela il était d’accord avec Tolstoï, qui ne comprenait ni Shakespeare ni
Dante. M. Ugo Arlotta voulut un jour connaître les raisons de cette
opinion. «Je vais, lui dit l’écrivain russe, me faire des ennemis de
tous les Italiens; mais je dois vous dire exactement ce que je sens et
ce que je pense. Eh bien, je n’ai jamais _rien compris_ dans l’œuvre de
Dante. Je n’ai jamais pu vaincre, en le lisant, un ennui terrible. Mais
vous, dites-le-moi franchement, y comprenez-vous quelque chose? Qu’y
trouvez-vous de beau?» Tolstoï du moins se contentait de déclarer qu’il
ne comprenait pas. Il faut lui savoir gré de ne pas avoir pris la plume
pour démontrer que Dante est un poète inférieur.

Je me figure l’étonnement de M. Ugo Arlotta en écoutant cette
déclaration, et son embarras pour expliquer ce qu’il pouvait bien
trouver de beau dans la _Divine Comédie_. Après un instant de réflexion,
M. Arlotta renonça à cette entreprise. Il se contenta de faire remarquer
que c’était peut-être par ignorance de la langue italienne que M. le
comte Tolstoï n’était pas arrivé à saisir les beautés de Dante. Tolstoï
admit cette hypothèse optimiste, qui sauvait l’amour-propre de sa
critique. Il est tout de même étonnant qu’un Russe, qui a fait du latin,
ignore l’italien au point de ne pouvoir lire Dante en s’aidant d’une
traduction. Mais, même au courant de la langue, il n’est peut-être pas
certain que Tolstoï eût aimé le grand évocateur italien, qui serait le
Tacite de la poésie, s’il ne dépassait pas Tacite de toute la hauteur du
vers sur la prose. On peut ne pas goûter le _Paradis_; le _Purgatoire_
est plus accessible; mais, dans une traduction un peu concise, l’_Enfer_
est une chose admirable.

Chez les très grands écrivains, de pareilles incompréhensions sont dues,
la plupart du temps, à des différences radicales de tournures d’esprit.
Chez les critiques ordinaires, elles s’expliquent par le manque de
lectures et, par conséquent, de comparaisons et de points de vue. On ne
lit plus, et on ne lit plus parce qu’on écrit trop. La multiplicité des
journaux et des revues a produit une maladie terrible, qui étend tous
les jours ses ravages: la polygraphie. L’ignorance juge tout et règne
partout. Le monde intellectuel est devenu la proie de l’incompétence. Au
lieu des bons et sérieux articles d’autrefois, qu’on savourait à loisir
au coin du feu, le public se contente de comptes rendus bâclés, ou même
de simples annonces de librairie; si bien que le lecteur, faute de
guide, ne prend plus la peine de choisir et n’achète plus que les «prix
littéraires».

«La critique n’existe pas, disait déjà George Sand en 1854, dans une
lettre à Champfleury. Il y a quelques critiques qui ont beaucoup de
talent; mais une école de critique, il n’y en a pas. Ils ne s’entendent
sur le pour et sur le contre d’aucune chose. Ils vont sabrant ou
édifiant sans raison, ils vont comme va le monde... Ils sont ingénieux,
ils ont du style. Mais de tout cela il ne sort pas l’ombre d’un
enseignement. Rien ne se tient dans leur dire, et ce n’est pas trop leur
faute. Rien ne se tient plus dans l’humanité.»

L’examen du rôle et des responsabilités de la critique soulève une
question toujours d’actualité qui, vers les derniers temps de sa vie, a
beaucoup préoccupé Brunetière. Il s’agit de savoir si la Critique a le
droit de juger les œuvres littéraires sans se soucier de leur valeur
morale, ni du bien ou du mal qu’elles peuvent causer. En principe,
évidemment, la Critique a le devoir de prendre très au sérieux les
conséquences morales d’une œuvre. La première condition de l’art, c’est
d’être moral. Tout le monde est d’accord là-dessus.

Il n’est cependant pas toujours facile de concilier le véritable esprit
critique avec des principes de moralité trop rigoureuses. Barbey
d’Aurevilly, l’intraitable catholique, ne croyait pas devoir
s’interdire, comme romancier, la peinture des vices les plus
audacieusement équivoques, comme dans la _Vieille Maîtresse_,
l’_Histoire sans nom_ et l’abominable _Ce qui ne meurt pas_, dont le
héros a _en même temps_ pour maîtresse une mère et sa fille. Barbey
d’Aurevilly n’hésitait pas non plus à se ranger parmi les défenseurs de
Baudelaire, lors du fameux procès intenté à l’auteur des _Fleurs du
mal_, sœurs bien authentiques des fleurs pestilentielles du Cotentin.

A propos des obligations morales de la Critique, M. Alfred Mortier, dans
sa remarquable _Dramaturgie de Paris_, note cette observation faite par
Corneille: «Que les anciens se sont souvent contentés de la naïve
peinture des vices et des vertus, sans se mettre en peine de faire
récompenser les bonnes actions et punir les mauvaises.» Une moralité
trop intransigeante engendre souvent le parti-pris. La foi religieuse
empêche certains catholiques de rendre justice à Renan, que Veuillot
jugeait plus sommairement encore, quand il disait: «Cet homme vous donne
envie de lui courir sus.» Bossuet et Veuillot n’aimaient ni Molière, ni
Rabelais, ni Montaigne. Il y eut un moment où la Critique catholique
parut combattre le Réalisme comme un scandale religieux. Par contre, des
esprits réactionnaires semblent croire aujourd’hui qu’on ne peut aimer
sincèrement les classiques que si l’on est royaliste, et que la bonne
poésie est inséparable de la bonne politique.

Si la critique religieuse a des préjugés, la critique anticléricale est
encore plus insupportable, parce qu’on admet, à la rigueur,
l’intolérance chez quelqu’un qui croit à quelque chose, tandis que
l’intolérance de celui qui ne croit à rien est toujours choquante. Le
croyant peut s’alarmer; le sceptique a le devoir de comprendre. Le
critique anticlérical est un personnage ridicule. Il ne pardonne pas à
Molière d’avoir été l’ami de dévots tels que Boileau et Racine; il
voudrait faire expier à Bossuet son titre d’évêque; il aperçoit la main
des jésuites même en littérature, et se sent offensé dès qu’on touche à
Rousseau ou à Voltaire.

Évitez ce parti pris. Rien n’est plus vain que de s’irriter contre les
opinions qui ne sont pas les vôtres. Auguste Vacquerie n’aimait pas
Racine et le disait crûment. Tâchez de comprendre cette aberration, au
lieu de vous fâcher. Victor Hugo n’a pas vu la puérilité de ses sujets
dramatiques. Votre rôle est d’expliquer ce manque de goût chez un homme
de génie, et de montrer comment l’ambition d’être chef d’école et
l’aveugle imitation de Shakespeare ont achevé de déformer une
imagination séduite de très bonne heure par l’exceptionnel et l’énorme
(_Habibrah_, _Han d’Islande_, le _Géant_)[78].

  [78] Ébloui par l’enthousiasme de ses admirateurs, Victor Hugo croyait
    faire du Shakespeare, parce qu’il mettait comme lui, dans ses
    pièces, des empoisonnements, des cercueils, des meurtres, des duels,
    des énormités et des rires. Le génie de Shakespeare, sa profondeur,
    son éternelle humanité, tout cela est absent du théâtre d’Hugo, qui
    n’avait pour lui que le don de poésie. Dumas père était un bien plus
    puissant constructeur dramatique. Il le savait et il disait souvent:
    «Si j’avais su faire les vers comme Hugo, j’aurais été le premier.»

Pour en finir avec cette question de moralité, constatons que tout le
monde est d’accord et sera toujours d’accord sur la nécessité de ne pas
séparer l’art de la Morale. Mais qu’il soit bien entendu, en principe,
qu’en aucun cas, l’art ne peut avoir pour mission d’enseigner la Morale;
chaque fois que l’art se donne une mission doctrinale, il produit des
œuvres inférieures (les romans philosophiques de George Sand) ou des
théories ridicules (les malédictions de Tolstoï et les pages
prétentieuses de Proudhon sur l’art social). On ne fait ni de l’art ni
de la critique au nom de la Religion et de la Morale. On fait de la
critique au nom de la littérature.

«Sans doute, dit le peintre Delacroix, tout ce qui est beau doit faire
naître des sentiments généreux, et ces sentiments excitent à la vertu;
mais, dès qu’on a pour objet de mettre en évidence un précepte de
morale, la libre impression que produisent les chefs-d’œuvre de l’art
est nécessairement détruite; car le but, quel qu’il soit, quand il est
connu, borne et gêne l’imagination[79].»

  [79] _Œuvres littéraires_, t. I, p. 65.

Mais, dira-t-on, la littérature, précisément, s’est toujours proposé
d’enseigner quelque chose. Bossuet, Massillon, Bourdaloue, ont mis leur
talent au service de la religion. Rousseau propageait des idées
philosophiques. Le _Génie du christianisme_ était une démonstration
apologétique. Buffon lui-même, Montesquieu, Diderot, Voltaire...

Oui, évidemment, on n’écrit que pour prouver quelque chose, et personne
ne peut vous empêcher de mettre l’art au service d’une doctrine;
seulement, c’est à vos risques et périls, et pour le résultat et pour la
qualité de l’œuvre. En tous cas, si l’on veut mettre de l’art dans ce
qu’on écrit, il faut que ce soit vraiment de l’art, de l’art pour
lui-même, qui ait sa valeur propre et indépendante, car voyez ce qui
arrive quand on veut prouver: ce qui a passé le plus vite dans les
_Sermons_ de Bossuet, c’est la chose à laquelle il attachait le plus de
prix, la démonstration religieuse, qui est de lui et qui pourrait être
d’un autre, et ce qui est resté, c’est l’art et la forme, qu’il
méprisait. Ce qui a péri chez Rousseau, c’est la doctrine, et ce qui a
survécu, c’est encore l’art et la forme. Des romans comme _Sibylle_ et
_Mademoiselle de la Quintinie_ sont justement oubliés parce que ce sont
des thèses.

Bonne ou mauvaise, il est incontestable que la littérature doit exercer
et exerce une influence dont, encore une fois, il faut sérieusement
tenir compte. «Cette influence peut être éducatrice ou corruptrice, dit
M. Georges Renard, mais dans quelle mesure? Le problème ne pourrait être
résolu qu’après une multitude d’enquêtes méthodiques, qui aurait établi
le bilan d’influence pour chacun des livres ayant remué une
génération[80].»

  [80] _La méthode scientifique de l’histoire littéraire_, 1 vol.

Il y a certainement des ouvrages qui ont bouleversé l’imagination des
lecteurs, comme _la Femme de trente ans_, _Indiana_, _Werther_, _Lélia_,
_Volupté_, _Obermann_, _le Lys dans la vallée_. Antonin Bunand en fait
la remarque, en signalant les dangers de l’analyse à propos de Chambige
et de Paul Bourget; mais on peut se demander avec lui si la faute est
imputable au livre ou au lecteur qui a bu prématurément un breuvage trop
capiteux. «Non, dit-il, ces chefs-d’œuvre sont innocents du mal que les
réquisitoires leur attribuent trop gratuitement. L’écrivain nous donne
dans une œuvre sa conception personnelle de la vie, sa façon de la voir
et de la sentir. Il n’a pas à se préoccuper des sillons et des trous que
ses théories peuvent creuser dans une âme dont le terreau n’est pas
encore d’une essence préparée à recevoir une telle semence. Malgré
l’épidémie de suicide que Werther a fait éclater, au lendemain de sa
publication, il serait bien regrettable que Gœthe n’eût pas écrit ces
pages de verve délirante, _Werther_, noir flacon précieux, où le grand
poète a scellé le plus pur de ses larmes et de son sang[81]».

  [81] _Petits Lundis_, p. 9.

Quelles que soient vos opinions et votre esthétique, votre devoir de bon
critique est donc de juger sans colère les productions qui vous
déplaisent. Si vous êtes classique, il faut arriver à aimer le
romantisme; si vous êtes romantique, il faut vous efforcer d’aimer les
classiques. La littérature française doit vous apparaître comme un vaste
enchaînement logique d’œuvres et de procédés, se développant suivant les
lois d’une filiation qui reste à étudier, mais qui ne mérite ni
indignation, ni colère. Filiation et descendance, ces deux mots doivent
résumer le programme de la Critique.

Jules Lemaître comprenait très bien l’importance que peut avoir en
littérature l’étude des lois et des causes; il suspectait seulement les
conclusions trop hâtives, et il ne pensait pas que ce genre de
diagnostic fût facile à établir.

«Nous ne pouvons, en ces matières, disait-il, tenir le vrai, mais
seulement imaginer le probable. Celui qui connaîtrait parfaitement
l’état actuel de la littérature et des esprits n’en serait pas moins
incapable de prévoir ce que sera la littérature dans cinquante ans, et
même cette impossibilité où nous sommes de deviner l’avenir est, quand
on y songe, pleine d’angoisse. Or, si nous ne pouvons, bien qu’ayant
dans le présent un point de départ solide, enchaîner avec quelque
certitude les effets aux causes dans l’avenir, comment le pourrions-nous
dans le passé, où tout est si confus et où nous manque même l’appui de
ce point de départ[82]?»

  [82] J. LEMAÎTRE, _Impressions de théâtre_, 2e série, p. 121.

Jules Lemaître exagère. S’il est difficile, en effet, de préciser les
causes et les conséquences d’une évolution littéraire pour l’avenir,
nous avons tout de même plus de chance d’y parvenir pour le passé, parce
que, pour le passé, nous connaissons les points de _départ_ et les
points d’_arrivée_, et nous avons pour nous aider tout ce qui peut
éclaircir l’œuvre d’un écrivain, sa vie, ses lectures, sa
correspondance, ses amis...

Il est un principe, en tous cas, qui domine toutes les théories, un
principe sur lequel nous devons tous être d’accord, c’est l’effort
d’écrire, c’est le souci du style. On bâcle aujourd’hui la critique
comme on bâcle le roman. La critique n’est plus qu’une rubrique de
journal. On peut à la rigueur bâcler des articles de journaux; mais la
critique n’a d’autorité que si elle est honnêtement écrite, c’est-à-dire
écrite avec netteté, en toute conscience, avec l’amour de la forme, le
goût du travail, la volonté de dire quelque chose de nouveau.

Évitez surtout la virtuosité facile. Le développement fantaisiste, si
étincelant qu’il soit chez un Barbey d’Aurevilly, fatigue à la longue.
Voyez, au contraire, comme Jules Lemaître vous étreint par sa sobriété
et sa bonhomie.

Il y a en critique un mauvais style, le style _contourné_, qu’il faut
fuir à tout prix, tel qu’on le trouve, par exemple, dans les phrases
suivantes:

«Il ne fallait pas voir dans cette méthode une raison de mépriser une
culture qui avait fait ses preuves intellectuelles et qu’avaient
adoptée, à travers la vicissitude des luttes et des partis, les hommes
les plus éminents par leurs œuvres et leur position sociale, auxquelles
tout le monde, à quelque opinion qu’il appartînt, rendait hautement
justice.»

Ou cette autre encore: «Cette théorie séduisit un certain nombre
d’écrivains, qui eussent cru manquer au respect des idées de progrès et
de démocratie, en défendant les doctrines d’un passé auquel ils devaient
une renommée, qu’ils ont le dépit de voir aujourd’hui mépriser par une
élite ayant adopté des idées de plus en plus en faveur par la jeunesse
toujours avide de nouveautés.»

Rien n’est pire que ce genre de phrases, qui manquent de point fixe et
pivotent sur elles-mêmes.

Un autre mauvais style est celui qui consiste à arrondir de beaux
clichés prétentieux comme ceux-ci:

«Aucune déclaration d’indépendance ne saurait _davantage nous émouvoir_.
Qu’il nous suffise, pour le moment, de _dégager quelques aspects_ de
cette _fructueuse démonstration_, qui est pour nous d’un _heureux
augure_ et qui nous apporte, en quelque sorte, les _prémices d’un
esprit_ à l’état naturel et _éminemment prime-sautier_. L’ouvrage, _tel
qu’il est_, atteste un _vaste dessein_, une œuvre totale où tout
_concourt à l’ensemble_ et qui, par sa propre vertu d’exécution, révèle
une _expérience consommée_, une imagination _débordante_. _Rompu avec la
familiarité_ des bons auteurs, il faut bien reconnaître l’_incomparable
maîtrise_ avec laquelle M. X... est _sorti victorieux de cette tâche
malaisée et délicate_. Quand nous aurons loué, _comme il sied_,
_l’éminente dignité_ de cette _conception magistrale_, nous pourrons
dire de ce livre qu’il est une _manière de chef-d’œuvre_.»

Et encore:

«Dans le _vaste dessein_ qu’il avait entrepris, ses idées
_s’alimentaient à la même source_. C’est dans ce creuset que se
retrempait sa sensibilité intérieure et _où s’affirmait_ le plus
fortement _sa maîtrise_. Ce dernier livre _mit le sceau à sa réputation_
et, s’il faut énumérer, en toute indépendance de jugement, le _bilan de
ses travaux_, nous dirons qu’il n’a pas démenti les _espoirs qu’on avait
fondés_ sur un talent qui _se meut avec aisance_ dans les plus hautes
spéculations et qui _s’apparente_ directement aux œuvres les _plus
authentiques_ de notre _patrimoine littéraire_... Il _sied_ donc de
louer _comme il convient_ cet observateur sagace, _rompu_ aux subtilités
d’analyse et à la _complexité des problèmes_. Esprit fougueux et
enthousiaste, d’une indépendance irréductible, il a exercé sa méthode
d’investigation sur les sujets les plus vastes et les moins connus du
domaine intellectuel. Son exemple _devait susciter_ de nombreux travaux,
etc... etc...»

Mais, direz-vous, prendre le contre-pied, écrire tout bêtement, tout
simplement, n’est-ce pas tomber dans un autre genre de clichés
prosaïques et plus terre à terre? Certainement non. Je prends au hasard
quelques phrases d’un simple critique courriériste: «Dans ce roman de
mœurs parisiennes et sentimentales, l’auteur évoque de jolis croquis du
Paris qui s’amuse, et de délicates silhouettes de femmes un peu folles,
aimées et même adorées avec un élégant et conciliant scepticisme.» Ou
encore: «Cet ouvrage, grand travail d’érudition, ironiquement et
spirituellement écrit, aura certainement beaucoup de lecteurs.» Ou
encore: «Livre étrange, d’allure mystérieuse, où une créature
énigmatique traîne sa passion et ses rêves dans les lassitudes de la vie
parisienne...» Ou encore: «M. X... nous transporte en plein désert, dans
un poste avancé, dont le pauvre commandant, affolé par la coquetterie
d’une infernale Parisienne, perd la tête et se suicide. M. de Maigret
peint ardemment la vie passionnante du Sahara, dans la flamme de l’amour
et du soleil.» Ou ceci: «M. Géniaux se délasse cette fois dans le roman
d’aventures. Il nous raconte une pittoresque histoire de contrebandiers
pyrénéens, haines et rivalités de familles, l’amour triomphant au milieu
des mœurs brutales d’une ancienne population qui compte des ascendants
arabes, récit plein de péripéties mystérieuses et romanesques,
brillamment écrites et dialoguées.»

Écrire ainsi, ce n’est pas faire du cliché. Dire, par exemple: «Il
pleut. Je vais prendre mon parapluie. Le temps sera mauvais. Je suis
pressé», ce n’est pas du tout parler par clichés, c’est employer, au
contraire, le mot propre, le style simple. Le cliché, c’est l’expression
qui a servi, mais pompeuse et prétentieuse, et qu’on emploie au lieu du
mot propre[83].

  [83] Au surplus, répétons ici ce que nous avons dit cent fois: On ne
    peut pas écrire sans clichés. C’est la continuité et l’_abus_ qui
    sont insupportables.

Le style-cliché prend parfois des apparences dogmatiques qui le rendent
encore plus ridicule. Je lis dans un volume sur l’art d’écrire les
pensées suivantes:

«Corneille, c’est la vigueur et la sublimité;

«Racine, c’est la pureté, la grâce, la profondeur et l’harmonie;

«Molière, c’est la facilité, la souplesse, la vivacité et la profondeur;

«Boileau, c’est la sobriété et la propriété;

«La Fontaine, c’est l’esprit de détail et la naïveté;

«Lamartine, c’est l’élévation, la facilité et l’harmonie;

«Victor Hugo, c’est la recherche et l’invention du nouveau et de
l’étonnant, l’ampleur, l’énergie, le trait, la verve, le relief et le
coloris;

«Alfred de Musset, c’est la jeunesse désillusionnée, la facilité, la
grâce et l’envolée;

«Béranger, c’est la finesse, l’esprit de détail et le calcul de l’effet;

«Bossuet, c’est l’amplitude de l’envergure, la vigueur et la majesté;

«Fénelon, c’est l’abondance, l’élégance et le calme;

«Pascal, c’est l’exactitude, la concision et la clarté;

«Montaigne, c’est la pénétration et le naturel.»

Ces jugements sont insignifiants, parce qu’ils font double emploi et
s’appliquent aussi bien à un auteur qu’à un autre. On peut tout aussi
bien dire de Bossuet, comme de Lamartine, qu’il a la _facilité_,
l’_élévation_ et l’_harmonie_; Pascal a, comme Montaigne, de la
_pénétration_ et du _naturel_, et Fénelon autant de _pureté_, de _grâce_
et d’_harmonie_ que Racine, etc. Tout cela ne signifie rien. Il
faudrait, au contraire, tout différencier et ne dire que ce qui
caractérise chaque auteur.

Mme de Staël faisait également de la mauvaise critique quand elle
écrivait: «Fénelon accorde ensemble les sentiments doux et purs avec les
images qui doivent leur appartenir; Bossuet les pensées philosophiques
avec les tableaux imposants qui leur conviennent; Rousseau les passions
du cœur avec les effets de la nature qui les rappellent; Montesquieu est
bien près, surtout dans le dialogue d’Eucrate et de Sylla, de réunir
toutes les qualités du style, l’_enchaînement des idées_, la _profondeur
des sentiments_ et la _force des images_. On trouve dans ce dialogue ce
que les grandes pensées ont d’autorité et d’élévation, avec l’expression
figurée nécessaire au développement complet de l’aperçu philosophique;
et l’on éprouve, en lisant les belles pages de Montesquieu, non
l’attendrissement ou l’ivresse que l’éloquence passionnée doit faire
naître, mais l’émotion que cause ce qui est admirable en tout genre,
l’émotion que les étrangers ressentent quand ils entrent pour la
première fois dans Saint-Pierre de Rome et qu’ils découvrent à chaque
instant une nouvelle beauté, qu’absorbaient pour ainsi dire la
perfection et l’effet imposant de l’ensemble[84].»

  [84] Cité par RAYNAUD, _Manuel du style_, p. 362.

On voit l’insignifiance de pareils jugements. Pourquoi louerait-on chez
Montesquieu plutôt que chez Buffon, Bossuet ou Rousseau,
«l’_enchaînement des idées_, la _profondeur des sentiments_, la _force
des images_, l’_autorité_, l’_élévation_, l’éloquence _passionnée_»?
etc.



CHAPITRE IX

Ce que doit être la critique littéraire

(Suite)

Les difficultés de la critique.--L’envahissement des livres.--Comment
juger un livre.--Un devoir d’élèves.--La critique irascible.--Les
critiques à lire: Sainte-Beuve, Jules Lemaître, Émile Faguet, Philarète
Chasles, Gustave Planche, Vacquerie.--George Sand et la critique.--Les
enseignements de la critique.


La vérité, c’est que la Critique est un art très difficile, qui exige
non seulement une tournure d’esprit spéciale, mais beaucoup de culture
et de goût. On s’étonne que le premier venu puisse se croire capable
d’apprécier un roman ou une pièce de théâtre, sans avoir jamais fait du
roman ni du théâtre. Pour être réellement bon juge, ne faudrait-il pas
avoir mis soi-même la main à la pâte, comme le voulait Flaubert?

Tout bien réfléchi, je ne le crois pas. La compétence technique a aussi
ses inconvénients. Les gens du métier sont injustes pour leurs rivaux.
On se heurte aux antagonismes d’écoles et de procédés. «Si on est
soi-même producteur et artiste, dit Sainte-Beuve, on a un goût décidé
qui atteint vite la restriction; on a son œuvre propre derrière soi; on
ne perd jamais de vue ce clocher-là.» Et Sainte-Beuve conclut en disant:
«Pour être un grand critique, le plus sûr serait de n’avoir jamais
concouru, en aucune branche, sur aucune partie de l’art.» Les deux
théories peuvent se défendre. Sainte-Beuve n’a pas été plus mauvais
critique pour avoir écrit _Volupté_ et _Joseph Delorme_, et Gœthe fut à
la fois bon auteur et bon critique.

Je crois qu’on peut être en même temps mauvais producteur et bon juge,
et qu’un écrivain ordinaire est parfaitement capable de comprendre le
style et les procédés des grands écrivains. Le don critique est très
différent du don de production. L’idéal serait d’avoir les deux
vocations, comme Fromentin, qui fut également bon peintre et bon
critique d’art.

On nous trouvera peut-être un peu sévère pour la Critique et messieurs
les critiques. J’admire pourtant sincèrement ceux qui ont le courage de
donner publiquement leur opinion. C’est une mission délicate, qui
n’aboutit trop souvent qu’à mécontenter tout le monde. Le public
reproche aux critiques de faire très mal leur métier, de louer des
œuvres insignifiantes, de ne pas mentionner les œuvres de valeur. On ne
soupçonne pas les angoisses du malheureux bibliographe chargé de mettre
les lecteurs au courant de la production contemporaine.

«Personnellement, dit M. de Pawlowski, je rends compte de dix volumes
par mois, alors que j’en reçois dix par jour. Le critique littéraire
doit donc faire une formidable sélection. Il choisit les œuvres
intéressantes, il ne parle que de celles-là. Imaginez un instant qu’il
lui faille rendre compte indistinctement de tous les livres nouveaux qui
paraissent, qu’il soit contraint de parler un jour du nouvel indicateur
d’été des chemins de fer, le lendemain du guide des plaisirs nocturnes
de Paris et le surlendemain d’un recueil de calembours pour le jour de
l’an, on aurait vite fait de parler de l’abaissement inouï de la
critique littéraire.

«C’est exactement ce qui se passe pour la critique dramatique. Nos
journaux quotidiens ont presque supprimé la critique littéraire,
l’ouvrage le plus considérable passe inaperçu; quant à la critique
d’art, c’est à peine si l’on consacre, dans le compte-rendu des Salons,
trois lignes à un tableau ou à une sculpture qui réclama de son auteur
dix ans de travail désintéressé. On se croit obligé, au contraire, par
habitude, de rendre compte du plus insignifiant vaudeville joué par un
théâtre d’amateur, qui prend pour la circonstance un nom ronflant
d’avant-garde[85].»

  [85] _Candide_, 8 mai 1924.

Il faut bien le dire aussi: Beaucoup de lecteurs de journaux ne lisent
pas la critique littéraire. «C’est pourquoi, à notre époque, où le
journal est devenu un agent d’information universelle, faisant voisiner
dans ses colonnes les radio-télégrammes de Tombouctou avec les questions
d’hygiène scolaire et les derniers «tuyaux» de Chantilly, la place de la
critique littéraire s’y trouve calculée d’une façon tout empirique et
arbitraire, d’après l’importance relative qu’elle est censée avoir pour
la moyenne des lecteurs. Une colonne et demie ou deux colonnes par
semaine, c’est la mesure adoptée un peu partout.

«Au surplus, si les critiques dramatiques sont tous peu ou prou auteurs
dramatiques, les critiques littéraires font tous des livres, pour
lesquels leurs confrères en critique ont des égards, ce qui entraîne à
des politesses réciproques, à toute une politique, à toute une
comptabilité. Il ne s’agit pas ici d’intérêts littéraires, mais
d’intérêts sociaux, d’intérêts mondains, car un livre peut très bien
réussir sans la critique et même contre elle, et la critique ne
contribue guère à la formation des réputations. Elle ne peut que les
contrôler, ce qui est déjà beaucoup. La critique ne «lance» plus les
livres[86].»

  [86] André BILLY et Jean PIOT, _le Monde des Journaux_, p. 96.

Ne pouvant faire un choix dans l’avalanche des volumes qui se publient,
le critique littéraire est obligé de signaler d’abord les ouvrages qu’on
lui recommande, ceux qui portent un nom connu, ceux qui ont obtenu des
prix littéraires. Il tâche ensuite de parcourir les autres volumes, et
il s’aperçoit, au bout de l’année, qu’il n’a pas lu le quart des livres
parus, et qu’il est, par conséquent, dans l’impossibilité matérielle de
découvrir le fameux chef-d’œuvre toujours si impatiemment attendu. Et
les rancunes qui poursuivent le malheureux rédacteur bibliographique!
Qu’un exemplaire dédicacé tombe entre les mains d’un confrère qui le
prête ou le vende, l’auteur le retrouve sur les quais, et le lendemain
un écho de l’_Intransigeant_ vous reproche votre indélicatesse. Si l’on
faisait un ouvrage sur les critiques critiqués, on verrait qu’ils
reçoivent peut-être plus de coups qu’ils n’en donnent, et que les plus
tolérants ne sont pas toujours les plus épargnés...

Enfin, pour l’instant, le livre est là, entre vos mains. Vous l’avez lu
et bien lu. Qu’allez-vous faire? Comment en parler? Que faut-il dire?...
Il y en a qui font de l’esprit et causent de toute autre chose. D’autres
découragent les lecteurs par leur cuistrerie fatigante.

Le mieux est de résumer d’abord le sujet. Résumez l’ouvrage, jugez-le en
toute simplicité; dites en quoi et pourquoi il vous paraît bon ou
mauvais. Le lecteur se méfie. C’est à vous de gagner sa confiance.

Tous les auteurs n’aiment pas qu’on raconte à l’avance leur sujet. Le
vicomte d’Arlincourt écrivait au journaliste Charles Maurice, en lui
envoyant son livre _Les Écorcheurs_: «Veuillez constater le succès des
_Écorcheurs_ dans une annonce pour demain, en attendant les grands
articles. Vous seriez bien aimable d’en faire plusieurs. Mais, je vous
le demande en grâce, point d’analyse. Cela déflore mon roman et ôte
l’envie de le lire. Quand les secrets du livre sont sus d’avance, le
charme est détruit. Traitez-moi en ami[87].»

  [87] _Histoire anecdotique du théâtre et de la littérature_, t. II,
    p. 54.

D’Arlincourt avait tort. Beaucoup de lecteurs, les femmes surtout, sont
impatients de connaître le sujet, et vont d’abord à la dernière page,
pour savoir «comment ça finit», sans que cela leur ôte l’envie de lire
le volume.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les conseils qu’on peut donner, pour l’enseignement d’une bonne méthode
critique, peuvent se ramener à deux ou trois principes très simples.

Pour bien juger un livre, il faut se demander d’où il vient, à quelle
école il se rattache, en quoi consiste son originalité, ce qu’il apporte
de nouveau, sa genèse, son histoire, son but, ses idées et son art. Vous
examinerez ensuite la valeur du sujet, la vie des personnages, la vérité
humaine, la qualité de la facture et du dialogue, les rapprochements que
dégage l’œuvre... Ces éléments d’examen suffisent pour un compte rendu
ordinaire; mais on peut élargir les points de vue. Prenons un devoir qui
a été donné dernièrement à des élèves de seconde. On demandait
d’indiquer le but que Bernardin s’était proposé en écrivant _Paul et
Virginie_. La réponse générale fut que l’auteur aurait voulu démontrer
que la vie champêtre était préférable à l’existence des grandes villes.
Que nous montre-t-on, en effet? Une famille vivant heureuse dans un
lointain pays, tant qu’elle demeure hors des atteintes de la
civilisation. Le bonheur de cette famille est détruit le jour où on cède
à la tentation d’envoyer Virginie faire fortune en France. Cette
résolution jette le trouble dans l’âme des parents et désespère deux
enfants, qu’un amour naissant rendait déjà inséparables. Virginie
s’embarque pour l’Europe. Douleurs de l’absence, attente du retour;
puis, le voyage, le naufrage et la mort. L’auteur a atteint son but...
Ce développement obtint de très bonnes notes. La thèse n’était pas
mauvaise.

Il y avait cependant quelque chose de plus à demander, même à des
élèves. On pouvait mettre en lumière des considérations aussi
intéressantes qu’une étude sur les intentions de l’écrivain. On eût pu,
par exemple, essayer d’indiquer les origines de Bernardin de
Saint-Pierre, qui sort directement de Rousseau, étudier son style
descriptif, fait de sensations si vivantes; signaler l’entrée en scène
de la description exotique, le sentiment de la nature, l’émotion si
profondément humaine de cette idylle, admirée par des réalistes comme
Maupassant et Flaubert. Enfin, chaque élève pouvait noter les qualités
d’exécution qui l’avaient frappé. Ces questions valaient la peine d’être
traitées, même par de jeunes esprits critiques.

                   *       *       *       *       *

Il y aurait encore bien des conseils à proposer. Il faut nous borner.

En tous cas, retenez bien une chose, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir
raison, de penser justement, d’être dans la vérité littéraire. Vos
opinions n’auront d’autorité que si vous les exprimez noblement,
impartialement, avec sévérité s’il le faut, mais sans méchanceté et sans
colère et, par conséquent, sans vous fâcher.

MM. les critiques sont, en général, des gens irritables. Il y en a qui
s’énervent et ne peuvent supporter la contradiction. Racine était très
sensible à la critique et avouait qu’elle lui donnait plus de chagrin
que les louanges ne lui causaient de plaisir. Montesquieu en souffrait
aussi. Pellisson raconte qu’un jeune auteur fut si malheureux de la
façon dont on jugea sa pièce, qu’il s’en retourna de dépit dans sa
province. Les jeunes gens d’aujourd’hui se découragent moins vite.

On a dit que Le Batteux avait tenté de se suicider en voyant le peu de
vogue de ses ouvrages. Newton ne voulait pas publier son _Traité sur
l’optique_, à cause des objections qu’on lui faisait. «Je me
reprocherais mon imprudence, disait-il, si j’allais perdre une chose
aussi réelle que mon repos pour courir après une ombre.» On dit que
Pythagore, ayant fait quelques remarques un peu rudes à un de ses
disciples, celui-ci alla se pendre, et depuis ce temps le grand
philosophe ne reprit plus personne en public. D’Israëli cite, dans son
Recueil, un homme qui «était tombé dans une si profonde tristesse, à
cause de quelques vers qu’on avait faits contre lui, qu’il en mourut».
Il ajoute que «George de Trébizonde mourut de chagrin après avoir vu les
fautes de sa traduction de Ptolémée censurées par Regiomontanus.»
«L’histoire littéraire, dit-il, fait connaître la destinée de beaucoup
de personnes qui, à proprement parler, sont mortes de la critique.»

Il faut avoir l’âme plus forte, ne tuer personne et ne pas se laisser
mourir soi-même.

                   *       *       *       *       *

Je crois qu’il serait peut-être utile, en terminant ce chapitre,
d’indiquer les noms de quelques auteurs dont la lecture nous paraît
indispensable pour la bonne formation de l’esprit critique. Rien n’est
plus profitable que de connaître les jugements de ceux qui furent par
excellence des excitateurs littéraires. Il est important de savoir, par
exemple, ce que pensaient Faguet ou Jules Lemaître sur tel ou tel
écrivain, d’abord pour ne pas répéter ce qu’ils ont dit, ensuite pour
l’éveil d’idées que vous donneront leur tournure d’esprit et
l’originalité de leurs appréciations. Les critiques se peignent en
critiquant; on les lit pour leur talent; ils nous intéressent autant que
les auteurs qu’ils expliquent. Nous ne sommes pas fâchés, par exemple,
de savoir par quelles raisons Veuillot et Barbey d’Aurevilly peuvent
justifier leur violent éreintement des _Contemplations_ et de la
_Légende des siècles_.

Dire qu’il faut lire les critiques, c’est dire qu’il faut lire d’abord
Sainte-Beuve. Admirable pour l’étude des classiques, Sainte-Beuve ne fut
pas un homme d’avant-garde; il n’a pas pressenti l’avenir; il n’a
compris ni Stendhal, ni Baudelaire, ni Balzac, et il n’a pas soupçonné
le mouvement littéraire qui s’annonçait, à tort ou à raison, avec
Flaubert et Goncourt. On ne peut pas dire non plus que Sainte-Beuve ait
été un critique de métier spécialement attiré par l’étude du style, bien
qu’il ait quelquefois analysé de très près les procédés d’écrire, et
notamment, dans ses deux volumes sur Chateaubriand, le mécanisme
descriptif de la prose d’_Atala_ et des _Martyrs_.

Malgré ces hésitations et ces flottements, Sainte-Beuve reste le seul
juge qui fasse encore autorité de nos jours. La lecture de ce vaste
répertoire des lettres françaises, comparable aux _Mémoires_ de
Saint-Simon, à la _Comédie humaine_ de Balzac ou au théâtre de
Shakespeare, renouvellera votre inspiration et entretiendra votre verve,
car cette œuvre prend ses racines dans un champ de culture très étendu,
qui va des grandes idées classiques jusqu’au dernier renseignement
bibliographique. En général, Sainte-Beuve voit juste, en profondeur et
en nuances. Quelques-unes de ses sévérités, qui paraissaient choquantes,
il y a cinquante ans, sont aujourd’hui à peu près admises. Ainsi le
Chateaubriand qu’il nous a légué a bien des chances d’être
définitivement celui de la postérité.

Je ne recommanderai pas longuement la lecture de Jules Lemaître, Émile
Faguet et Brunetière, encore trop proches de nous pour qu’on les ait
oubliés.

Jules Lemaître est à lire, pour le ton extraordinaire de son style et sa
forte simplicité de diction. Personne n’a jamais écrit avec une étreinte
si familière, tant de bonhomie émue, tant de sensibilité contagieuse.

Pour Émile Faguet, ses _Politiques et Moralistes_ et ses _Études sur le
dix-huitième et le dix-neuvième siècles_ sont des œuvres de tout premier
ordre. Nous n’avons pas eu, depuis Sainte-Beuve, un critique qui ait
possédé à ce suprême degré l’esprit d’assimilation et de filtration. On
peut seulement regretter que Faguet, vers la fin de sa vie, ait trop
écrit d’articles sur un ton de conversation à la portée de tous les
mauvais imitateurs. On a effroyablement pastiché Faguet. J’en connais
qui croient s’être fait une originalité, en écrivant des phrases de ce
genre:

«Il est intéressant, très intéressant, de lire ces petits auteurs du
dix-huitième siècle. Ils sont souvent prétentieux, quelquefois même
ridicules; mais enfin ils ont des qualités, de très grandes qualités...
Leur sommes-nous vraiment supérieurs? C’est une autre question. Je n’en
suis pas très sûr. Je n’en suis pas très sûr, parce qu’au fond, avec
plus d’orgueil (c’est un fait), nous avons plus de vanité.»

Ou encore:

«Il y a beaucoup de poètes, il y a trop de poètes, il n’y a pas assez de
poètes. Ceci peut sembler un paradoxe; mais regardez les choses d’un peu
près, et vous tomberez d’accord avec moi que nous avons certainement
trop de poésies, et certainement aussi que nous avons très peu de bons
poètes.»

Ou encore ceci:

«Je disais dernièrement que les femmes ont l’esprit faux ou, si vous
aimez mieux, une sorte de faux esprit pratique. Je le disais, mais je
n’en étais pas très sûr, et, n’en étant pas très sûr, je suis heureux
d’avoir lu le livre de M. X..., livre original, touffu, ouvertement
écrit en faveur des femmes. L’auteur expose des arguments qui confirment
ma thèse, et d’autres arguments aussi qui la détruisent, je le
reconnais. Il est possible, il est très possible que j’aie tort, et que
j’aie tort même en ayant raison, etc...»

Voilà le pastiche-Faguet. Il est devenu une profession.

Quelqu’un qu’on ne songe pas à pasticher, c’est Brunetière. Celui-là
n’eut d’autre mérite que d’être un érudit qui a passé sa vie à étudier,
non pas la littérature, mais l’histoire de la littérature. En dehors de
son attirail livresque, Brunetière représente assez bien l’absence de
toute espèce d’originalité. Il prenait pour des idées personnelles la
manie du classement, l’abus de la logique et certaines inventions
stériles, comme sa théorie de l’évolution des genres, qui n’avait pas
l’ombre du sens commun et à laquelle il fut promptement obligé de
renoncer. Ses conférences à l’Odéon et son _Manuel de l’histoire de la
littérature française_ restent néanmoins d’excellents guides de travail.

Il y a un critique injustement oublié et qu’on a le tort de lire
toujours trop tard. C’est Philarète Chasles, un passionné d’histoire et
d’érudition, qui a débroussaillé bien des sentiers où l’on se promène
aujourd’hui à l’aise, et qui fut un des premiers à propager le goût des
littératures étrangères et l’amour de nos vieux classiques. Philarète
Chasles avait un style fruste, pédant, mais sanguin et dont la forte
allure éclate surtout dans ses _Mémoires_ trop peu lus.

Philarète Chasles n’est pas le seul critique oublié. On ne fréquente
plus beaucoup Villemain, qui a pourtant laissé une réputation
respectable. Villemain a rôdé toute sa vie autour de la littérature, et,
s’il est vrai qu’il n’en a compris que les idées et les doctrines, son
goût, sa noblesse d’esprit, son éducation classique lui donnèrent
pendant très longtemps l’autorité d’un patriarche intellectuel. Son
mérite (Philarète Chasles le signale)[88], c’est d’avoir fondé en France
l’_Histoire littéraire_, et «d’avoir ouvert la route des littératures
comparées», que Chasles lui-même devait encore exploiter et agrandir.
Villemain a fait rentrer la Critique dans l’Histoire, comme Buffon et
Montesquieu ont fait rentrer la Science et le Droit dans la Littérature.

  [88] _Mémoires_, t. II, p. 173.

Les vieux articles de Gustave Planche ne sont pas non plus à dédaigner
et, bien que froidement écrits, contiennent des enseignements du plus
vif intérêt. Le recul du temps permet aujourd’hui de ne plus trouver si
injustes les sévérités avec lesquelles ce négateur impitoyable a jugé
l’œuvre de Victor Hugo, et particulièrement son théâtre.

Nisard est lui aussi un homme à connaître. Auteur d’une _Histoire de la
littérature française_ qui, malgré ses parti-pris et ses lacunes,
demeure un spécimen très séduisant de jansénisme littéraire, Nisard
n’était pas du tout le cuistre que nous dénoncent les boutades
romantiques de Victor Hugo et de Vacquerie. C’était un homme aimable et
de beaucoup d’esprit, qui garda toujours quelque chose de sa première
jeunesse élégante. Même à l’époque où il dirigeait l’École normale, on
le voyait au café Voltaire, en «habit noir, lorgnon, pantalon
gris-perle, bottes fines et luisantes», en homme qui «a lu le _Brummel_
de son ami secret, le romantique Barbey d’Aurevilly».

Il faudrait peut-être lire aussi un ouvrage qui eut du succès autrefois,
les _Profils et Grimaces_ d’Auguste Vacquerie, si l’on veut voir à quel
excès de violence l’École romantique a poussé le mépris de nos grands
classiques. De pareilles négations dépassent les bornes de la cécité et
font aujourd’hui sourire; il faut cependant savoir les comprendre;
l’ouvrage de Vacquerie est à cet égard un document très curieux.

                   *       *       *       *       *

Résumons-nous:

Ce n’est pas tout que de lire et de chercher du profit dans la lecture
des autres. Il faut soi-même apporter sa pierre à la construction
commune. Le grand reproche qu’on fait à la Critique, c’est d’être
stérile. La critique explique, commente, mais n’enseigne rien; et, quand
elle se pique d’enseigner, elle se noie dans l’idéologie ou le
didactisme, comme le prouvent _l’Art d’écrire_ de Rondelet et _l’Art
d’écrire_ de M. Payot.

Un vrai critique doit proposer une doctrine, dégager une démonstration.
Taine eut des théories; Villemain faisait de l’histoire. Chasles
comparait les valeurs. Jusqu’ici on n’a rien bâti de solide, faute de
tuf et de fondations.

«La Critique n’existe pas encore, dit George Sand, et fait généralement
plus de bruit que de besogne. Si vous pouviez mettre la main sur la
vraie, vous feriez une fière trouvaille et une révolution en
littérature. Mais où la pêcher? Je ne saurais vous dire. Avec la
réflexion pourtant, vous verriez pourquoi, avec tant de talent et de
savoir, les critiques ne font que donner des coups d’épée dans
l’eau[89].»

  [89] Cité par Mme PAILLERON, _les Derniers Romantiques_.

«La Critique est encore à créer, dit Flaubert; on n’arrivera à rien tant
qu’on n’aura pas fait l’anatomie du style. J’ai frappé sur la poitrine
de tous ces cocos-là, les Villemain, les Cuvillier-Fleury, les
Saint-Marc Girardin; il n’y a rien là dedans.»

Dans sa correspondance avec Gœthe, Schiller parle d’une «critique
nouvelle» qu’il voulait «fonder sur une méthode génésiaque, si toutefois
cette méthode est possible, ce que je ne sais pas encore».

Je crois, pour ma part, qu’elle est possible, et que c’est même la seule
bonne, la seule vraie, celle qui permettra d’en finir avec les idées
générales et les explications abstraites. Étudions les ouvrages de
style, non en dehors du style, mais par le style, non par les idées,
mais par la forme. La matière est sous nos yeux: interrogeons-la,
décomposons-la. Si l’on publiait une _Histoire de la littérature
française_ d’après ces principes, on se convaincrait aisément qu’il n’y
a jamais eu chez nous qu’une seule école, et que depuis trois siècles
tous nos auteurs se sont engendrés les uns les autres par une unité de
procédés qui s’est perpétuée jusqu’à Flaubert. Il s’agirait, en somme,
de fonder une sorte d’embryogénie des talents, qui enseignerait comment
ils se forment, quel est leur noyau constitutif, les éléments qu’y
ajoutent l’assimilation et les lectures, et peut-être alors
arriverait-on à reconstituer les procédés d’exécution d’une œuvre et
l’originalité productrice d’un écrivain.

J’ai moi-même essayé, avec mes faibles moyens, de mettre en pratique
cette méthode, en expliquant dans mes ouvrages comment on peut se former
soi-même et comment se sont formés les grands écrivains. Malgré les
railleries de certains confrères, qui persistent à ne vouloir connaître
que les titres de mes livres, je reste plus que jamais convaincu avec
Flaubert que l’anatomie du style doit être le grand principe des études
littéraires, comme l’anatomie humaine et la dissection sont le fondement
des bonnes études médicales.



CHAPITRE X

Comment on fait un sermon

Les mauvais sermons.--Le style de la chaire.--Les sermons
ridicules.--L’improvisation et le travail.--Les procédés de
Bossuet.--Les Sermonnaires.--Le sermon au théâtre--Nécessité du
style.--Le réalisme de Bossuet.--Bossuet le grand modèle.


Les grands genres de production littéraire, comme le Roman, la Poésie et
le Théâtre, se sont développés en France selon une loi constante de
transformation et de progrès. Seule l’éloquence de la chaire, depuis le
dix-septième siècle, est restée à peu près stationnaire et médiocre.
Aucun genre ne fut plus universellement exploité; et cependant, parmi
les milliers de prêtres qui prêchent, vous n’en trouverez peut-être pas
dix qui sortent de l’ordinaire. Rien n’est plus déconcertant que cette
immuable banalité de l’éloquence religieuse, non seulement en France,
mais dans presque tous les pays d’Europe. Pourquoi n’y a-t-il pas de
bons prédicateurs, comme il y a de bons critiques et de bons romanciers?
Une pareille décadence est inexplicable. En dehors de Bossuet,
Bourdaloue et Massillon, quels noms peut-on citer au dix-huitième et
même au dix-neuvième siècle, quand on aura nommé le grisâtre Frayssinous
et le romantique Lacordaire, qui fut célèbre à juste titre par son
audace et son magnifique romantisme?

Née avec Du Perron au seizième siècle, l’éloquence de la chaire mit
longtemps à dépouiller la vulgarité qui déshonora les premières
improvisations bouffonnes des prédicateurs mendiants.

On cite un sermon de cette époque, qui est le comble de l’extravagance.
L’orateur prend pour texte l’exclamation du prophète Gérémie: «Ah! Ah!
Ah!...» et ensuite il s’écrie: «Telles sont les paroles, chrétiens, mes
frères, que Marie entendit aujourd’hui dans le ciel, lorsqu’elle y
parut, habillée depuis la tête jusqu’aux pieds de toutes les vertus et
de toutes les grâces dont la puissance divine peut enrichir une âme d’un
ordre tout singulier: _Ah! Ah! Ah!_ Le père Éternel lui dit: _Ah!_
bonjour ma fille! Jésus-Christ lui dit: _Ah!_ bonjour ma mère. Le
Saint-Esprit lui dit: _Ah!_ bonjour mon épouse... _Ah! Ah! Ah!_ seront
les trois parties de ce discours.»

Les grands orateurs n’ont pas toujours évité ces puérilités. S’il faut
en croire l’abbé Ledieu, Bossuet lui-même aurait prêché à Jouarre, pour
la Toussaint, un discours ayant pour sujet: _Amen_ et _Alléluia_.

L’éloquence de la chaire n’eut un peu d’éclat qu’au dix-septième siècle,
avec Bossuet, Bourdaloue, Massillon, Fléchier. Avant Bossuet, on
bourrait les sermons de citations profanes et latines; la trivialité
sévissait partout, malgré les efforts de Mgr Camus, du père Coton, du
père Senault et de Claude de Lingendes.

Dans son discours de réception à l’Académie française, Massillon eut le
courage de l’avouer: «La chaire, dit-il, semblait disputer ou de
bouffonnerie avec le théâtre ou de sécheresse avec l’école; et le
prédicateur croyait avoir rempli le ministère le plus sérieux de la
religion, quand il avait déshonoré la majesté de la parole sainte, en y
mêlant ou des termes barbares qu’on n’entendait pas, ou des
plaisanteries qu’on n’aurait pas dû entendre.»

Au dix-huitième siècle, d’Alembert signalait le mauvais style
académique, «ce langage poétique chargé de métaphores et d’antithèses et
qu’on pourrait appeler avec bien plus de raisons le _style de la
chaire_. C’est, en effet, celui de la plupart de nos prédicateurs
modernes. Il fait ressembler leurs sermons, non à l’épanchement d’un
cœur pénétré des vérités qu’il doit persuader aux autres, mais à une
espèce de représentation ennuyeuse et monotone, où l’acteur s’applaudit
sans être écouté... Voilà l’image de la foule des prédicateurs. Leurs
fades déclamations doivent paraître encore en dessous des pieuses
comédies de nos missionnaires, où les gens du monde vont rire et d’où le
peuple sort en pleurant. Ces missionnaires semblent du moins pénétrés de
ce qu’ils annoncent; et leur élocution brusque et grossière produit son
effet sur l’espèce d’hommes à laquelle elle est destinée. Faut-il
s’étonner, après cela, que l’éloquence de la chaire soit regardée comme
un mauvais genre par un grand nombre de gens d’esprit, qui confondent le
genre avec l’abus[90].»

  [90] D’ALEMBERT, _Mélanges de littérature et d’histoire_, t. II,
    p. 354.

Ce n’est pas seulement chez nous que l’éloquence religieuse est en
décadence, mais en Angleterre, en Italie, et surtout en Espagne, où
l’exagération méridionale se donne libre carrière et où la grossièreté
corrompt davantage un clergé moins instruit que le nôtre.

Il faut lire dom Gerondio, dans le _Journal étranger_ (t. VII, 1757).
«Cet ouvrage, dit l’auteur des _Aménités littéraires_, met sous les yeux
des lecteurs toutes les inepties et toutes les idées gigantesques de
certains prédicateurs espagnols... On y trouve un sermon sur
l’Annonciation qu’on peut appeler le comble du burlesque. Le
prédicateur, après avoir débuté par l’exode le plus extravagant, peint
l’archange Gabriel comme une poupée que toutes les planètes et toutes
les étoiles ont habillée d’une manière ravissante. Il lui fait parcourir
toutes les grandes villes du monde, sans pouvoir y trouver une personne
digne d’être la mère du Messie, jusqu’à ce qu’enfin il arrive à
Nazareth, où, loin de s’arrêter aux portes du palais, il va tout droit à
une petite chaumière où il se présente en faisant tic tac. A ce bruit,
la très sainte Vierge qui se trouvait en compagnie avec Mme Prudence,
Mme Chasteté, Mme Oraison et Mme Humilité, délibère si elle ouvrira sa
porte ou si elle ne l’ouvrira pas. Les vertus confèrent et enfin il est
résolu qu’on verra de quoi il s’agit. Mais quelle surprise, lorsqu’on
aperçoit une figure radieuse comme le soleil! Alors on tremble, on
repousse la porte avec précipitation et l’on s’approche de la cheminée.
Cependant Gabriel est le député du ciel même; il l’annonce, il se fait
entendre, de sorte que, pour s’en assurer, on le prie de montrer ses
ailes afin qu’on examine quel en est le tissu et la qualité. Ce
n’étaient ni des plumes de phénix, ni des plumes de faisan, mais un
plumage qui n’avait pas son pareil... Cela ne contente point encore, et
il faut que l’archange montre ses lettres-patentes qu’il tenait du père
Éternel. Eh! quelles lettres! Elles étaient écrites en caractères de
lumière, scellées de quatre étoiles et paraphées de la Sainte Trinité. A
cet aspect, Marie ne peut plus douter de la vérité du grand événement
dont Gabriel est le porteur et le messager. Elle s’excuse, elle
s’incline et s’humilie, et prononce enfin le bon mot qui nous a tous
sauvés.»

Il n’est pas bien sûr que ce conte du dix-huitième siècle n’obtiendrait
pas aujourd’hui le même succès dans une église de village espagnol.

                   *       *       *       *       *

Tel qu’il est, le sermon est un genre faux. Il faudrait avoir le courage
de le remplacer par une simple allocution familière, prise dans les
choses de la religion ou l’expérience de la vie.

«Je constate, dit le père Longhaye, qu’à la suite des
pseudo-Lacordairiens, très factices et très convenus, le factice et le
convenu ont pénétré et règnent souvent dans la chaire contemporaine...
Je ne rejette de la chaire aucun ton, aucune nuance d’éloquence; je veux
seulement y entendre un homme qui parle, une âme qui parle à mon âme,
selon les très vraies et très profondes lois de la légitime nature, et
non d’après une pure forme traditionnelle[91].»

  [91] Cité par Pierre LHANDE, _le Père Longhaye_, p. 117.

Ce qu’il faudrait peut-être supprimer, c’est la chaire, ce tremplin en
bois qui n’est bon qu’à dénaturer la voix humaine et à déformer le
débit. Quittez le spectacle de la rue, où tout est naturel, les rumeurs
et les gestes, et entrez dans une église où l’on prêche. Vous voilà
immédiatement transporté dans l’artificiel. Ces déclamations menaçantes,
ce ton chromatique, cette emphase pédante, ce retentissement de mots
vides, vous les retrouvez dans toutes les églises, dans toutes les
chaires de France.

Rien n’est plus facile à faire qu’un sermon. Bossuet prêchait à l’âge de
douze ans dans le salon de Mme Rambouillet. Diderot écrivait des sermons
pour des prêtres qu’il connaissait. Un missionnaire les lui payait
cinquante écus pièce. «A ce prix, disait-il, j’en ferais tant qu’on
voudra.»

Avec un peu d’imagination et de style, on arrive aisément à rédiger un
sermon à peu près passable. Cette facilité explique qu’il y ait tant de
mauvais sermons, mais n’explique pas qu’il y en ait si peu de bons, et
qu’un esprit mieux doué ne s’y montre pas tout à coup supérieur. Il y a
là des raisons de facture et de procédés qu’il serait intéressant
d’éclaircir.

Et d’abord, comment fait-on un sermon? Rien de plus simple. On prend un
texte; de ce texte on tire des développements, on fait sortir des idées,
un plan, des divisions, des subdivisions, premier point, deuxième point,
troisième point; on établit ses preuves, on affirme, on démontre, on
accumule les paraphrases, les interprétations, les allégories et les
clichés... Et cela s’appelle un sermon.

Il y a deux sortes de sermons: le sermon improvisé et le sermon écrit.
Les partisans de l’improvisation prétendent qu’elle est la pierre de
touche de l’éloquence. «On n’est orateur, disent-ils, que si l’on parle
d’abondance. La véritable éloquence consiste dans le don immédiat de la
parole, et non pas dans une rédaction de phrases savamment et longuement
préparées. Un Lamartine soulevant l’enthousiasme, un avocat réfutant un
adversaire, voilà la vraie éloquence... L’éloquence est une inspiration
spontanée et non un ajustage laborieux qui calcule ses effets, ses
arguments, ses exclamations. Sans cela, avec du travail et de la
patience, tout le monde pourrait être orateur.»

Certaines personnes croient, en effet, qu’avec de l’aplomb et en
possédant bien son sujet, tout le monde est capable de parler. C’était
l’avis de Socrate.

«Socrate, dit un critique de bon sens, tenait ce langage après que
l’étude, la méditation, l’exercice, la connaissance de l’homme et des
hommes, et tout ce que la culture peut ajouter à un beau naturel,
avaient fait de lui, non seulement le plus subtil des dialecticiens,
mais le plus éloquent des sages. Bon Socrate, aurait-on pu lui dire,
vous qui méprisez l’art dans l’éloquence, croyez-vous ne devoir qu’à la
simple nature les agréments, la variété, l’abondance, qu’on admire dans
vos discours? Vous êtes riche; laissez-nous travailler à le
devenir[92].»

  [92] _Rhétorique nouvelle_, par M. ORDINAIRE, p. 200.

Me Henri-Robert n’a pas grande confiance dans la facilité oratoire que
de fortes études n’ont point précédée et que le travail ne soutient pas.
«Elle pourra, dit-il, donner des premiers succès éclatants, gros de
promesses en apparence. Mais, grisé par ses débuts, l’avocat qui se
fiera uniquement à sa facilité pour réussir n’ira pas loin[93].»

  [93] _L’Avocat_, par HENRI-ROBERT, p. 29.

Quelques auteurs conseillent la demi-improvisation, c’est-à-dire la
méthode qui consiste à faire d’abord un plan, à noter les points de
repère et les idées principales, en laissant la porte ouverte aux
développements possibles. Le conseil n’est pas non plus sans danger; on
peut toujours se demander s’il ne vaut pas mieux se fier à sa mémoire
plutôt qu’à sa verve.

Ces questions seront encore longtemps discutées. Ce qui est sûr, c’est
que les maîtres de l’art oratoire, Démosthène, Cicéron, Bossuet,
Bourdaloue, écrivaient d’avance leurs discours et les apprenaient par
cœur, et la plupart de ces discours restent encore très séduisants,
tandis que les plus célèbres improvisations de Vergniaud, Mirabeau ou
Gambetta ne supportent plus la lecture.

Bossuet écrivait toujours ses sermons. «Les manuscrits de Bossuet, dit
l’abbé Vaillant, démontrent un travail pénible, tandis que le texte
imprimé ferait croire à une improvisation où l’orateur, oubliant les
règles de l’art, ne repousse aucun des termes, aucune des images qu’il
croit propres à rendre sa pensée. Il reproduisait des morceaux, les
mêmes dans plusieurs sermons; il les répétait mot à mot ou quelquefois
corrigés, tant pour l’idée que pour la forme[94].»

  [94] _Études sur les sermons de Bossuet_, p. 32, 38. Voir aussi nos
    deux ouvrages: _Le Travail du style_ et _Comment il faut lire les
    classiques_.

Le plus sûr est donc de ne pas se fier à l’inspiration, et, comme
Démosthène et Bossuet, d’écrire ses discours. Un jour qu’on lui
demandait: «Quel est votre meilleur sermon?» Massillon répondit: «C’est
celui que je sais le mieux.» J’ignore s’il disait vrai; mais, si le
meilleur sermon n’est pas celui qu’on sait le mieux, c’est certainement
celui qui est le mieux écrit. L’art de bien parler n’est pas autre chose
que l’art de bien écrire, et c’est pour cela que nous avons voulu
consacrer un chapitre aux sermons. L’idéal serait le sermon _bien écrit_
et _bien appris par cœur_.

C’est par l’exercice de la mémoire qu’un orateur acquiert l’autorité de
la parole. Les prédicateurs dominicains savent par cœur une série de
sermons qu’ils adaptent à leurs différents auditoires. Ce sont des
spécialistes de l’éloquence religieuse.

Le _débit_ d’un sermon est une chose très importante, aussi importante
que le fond et la forme. Le meilleur discours du monde, s’il est mal
dit, ne produit aucun effet.

Un jeune abbé, neveu d’un prédicateur célèbre, étant venu saluer
l’archevêque de..., ce prélat lui demanda des nouvelles de son oncle et
ce qu’il faisait. «Monseigneur, dit l’abbé, il fait imprimer ses
sermons.--Dites-lui de ma part, répliqua le prélat, qu’il fasse aussi
imprimer le prédicateur, car les meilleurs sermons sans le prédicateur
ne sauraient plaire à personne[95].»

  [95] VIGNEUL-MARVILLE, t. II, p. 58.

En général, messieurs les ecclésiastiques ne travaillent pas beaucoup
leurs sermons. Ils s’en débarrassent comme d’une corvée et ne sont pas
difficiles sur les procédés d’exécution. Au dix-septième siècle, un
professeur de style nommé Richesource se fit une réputation en
enseignant l’art de transposer la prose des grands orateurs et de
démarquer leurs expressions et leurs tours de phrases. On dit que
Fléchier prenait des leçons chez ce charlatan d’éloquence. Fléchier
n’était pas très regardant. D’Alembert dit qu’il n’hésitait pas à
prendre dans les vieux sermonnaires toutes les pensées heureuses qu’il y
trouvait et dont il ornait ses discours.

Il existe des manuels qui enseignent la manière de faire un sermon, qui
donnent des recettes pour bâtir un plan, organiser des divisions et des
subdivisions, avec des modèles sur les principaux sujets de morale et de
dogme. Le _patron_ n’a pas varié depuis le dix-septième siècle. Un
sermon se fait toujours de la même façon dans tous les diocèses de
France.

Ce qui n’a pas changé, non plus, c’est le mauvais style de ces discours,
ce style d’amplification facile, qui consiste à répéter, les mêmes
idées, comme dans ce morceau:

«Ce jour de ta justice, ce beau jour de lumière, qui éclairera, qui
illuminera, qui éblouira le monde, je l’attends, Seigneur, je l’espère,
je le désire avec toute l’ardeur, avec toute la fièvre de ma foi
invincible et inébranlable. Oui, je le sais, j’en suis sûr, nous en
avons l’assurance, ce jour viendra confondre la folie humaine, assoupie
dans son indifférence, endormie dans sa volupté, engourdie dans l’oubli
de Dieu. Réveil terrible, inouï, imprévu... Que ferons-nous? Que
dirons-nous? Que répondrons-nous à ce justicier apparu sur les nuées
avec la rapidité, la soudaineté, la violence de l’éclair? Quelles
paroles aurons-nous sur les lèvres? Quelle justification sortira de
notre bouche?»

Ou encore cet autre exemple pris dans un _Sermonnaire_:

«Mes très chers frères, je voudrais, en traitant ce magnifique sujet,
chanter un hymne à la gloire du Créateur, vous faire bien comprendre
comme est belle et grande cette royauté qu’il nous a _donnée_ sur tout
ce qui nous entoure... Ne parlons plus du corps humain, de ce port noble
et majestueux _donné_ à l’homme, de cette tête élevée, de ces yeux
appelés à contempler le ciel... Non, je ne veux plus revenir sur ces
bras, sur ces mains, instruments de tout progrès, _donnant_ au corps de
l’homme une supériorité incomparable sur celui des autres animaux.
Jusques ici, ô mon Dieu, nous admirons les belles formes que vos mains
divines ont _données_ à ce limon dont vous avez voulu former nos
membres. Mais vous vous inclinez de nouveau sur votre œuvre; quelles
paroles allez-vous donc prononcer, ô Créateur à jamais adorable?
Qu’ai-je entendu? Frères bien-aimés, écoutons et méditons chacune de ces
paroles; faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance.
_Faciamus hominum ad imaginent et similitudinem nostram_, etc.»

Le discours continue sur ce ton. Un pareil style suffirait à ridiculiser
les sermons les plus sérieux. Un prédicateur raillait certainement cet
abus des énumérations et des divisions, quand il disait: «Il y a,
messieurs, trois têtes coupées dans les Écritures: la première, tête en
pique ou tête de Goliath, signifie l’orgueil; la seconde, tête en sac ou
tête d’Holopherne, est le symbole de l’impureté; la troisième, tête en
plat ou tête de saint Jean, est la figure de la sainteté. Je dis donc:
plat, sac et pique; pique, sac et plat; sac, pique et plat, et c’est ce
qui va faire le partage de ce discours.»

La parodie du sermon est aussi une chose très facile. Ce genre de charge
avait même un moment gagné le théâtre. Boursault considérait comme un
vrai sermon, dans _l’École des femmes_, le discours d’Arnolphe à Agnès,
où il est question de l’enfer et de chaudières bouillantes.

«Je ne me porterais pas garant, dit Jules Lemaître, de l’entière
orthodoxie de la pensée et des intentions de Molière. Si l’on met à part
les chefs-d’œuvre de nos grands orateurs chrétiens, il est certain que
le «discours moral» d’Arnolphe ne ressemble pas mal à la moyenne des
sermons religieux, en reproduit avec un peu d’exagération scénique le
tour et le style, surtout le ton affirmatif et la grossièreté des
arguments. Arnolphe prenant tout à coup pour exécuter son abominable
plan le langage de la chaire chrétienne, et ce langage s’adaptant le
mieux du monde à la pensée de l’ingénieux tyran et paraissant lui être
naturel, voilà qui donnait à songer. Nous comprenons que les «faux
dévots» et peut-être aussi quelques dévots sincères se soient
scandalisés, et que les ennemis de Molière aient exploité et traduit
cette indignation[96].»

  [96] Jules LEMAÎTRE, _Impressions de théâtre_, 2e série, p. 67.

C’est ce moule-cliché, ce sont ces procédés artificiels du sermon, avec
ses divisions et subdivisions arbitraires, qui continuent à maintenir
l’éloquence de la chaire dans un état d’incroyable décadence. Il
faudrait avoir le courage de supprimer ces vieux gaufriers. Tout le
monde en demeure d’accord, et chacun reconnaît qu’une pareille réforme
est une chose impossible. L’habitude est prise. Hors de ces conditions
de facture, un sermon ne serait plus un sermon. Il faut donc en prendre
son parti; et, puisqu’on ne peut briser le cadre, tâcher du moins de
sauver le sermon par le style.

C’est ce qu’a fait Bossuet. Le grand orateur a beau conserver les
anciennes formules, rhétorique podagre, amplifications surannées,
allégories, subtilités et commentaires, il a vaincu l’artifice, et, à
force de génie, il a eu la gloire d’être, dans le plus faux de tous les
genres, le plus grand créateur de style qui ait jamais paru. Sa phrase
foudroyante, la magnificence de sa diction, sa perpétuelle explosion
d’images gardent une modernité qui fait dire, par exemple, à des
spécialistes de la langue comme M. Brunot, que Bossuet a plus abusé du
substantif que les romanciers réalistes de notre époque. La splendeur de
cette prose fait oublier la routine des démonstrations.

C’est donc Bossuet qui doit être le modèle des orateurs chrétiens, et ce
n’est que par l’éclat de la forme qu’ils arriveront comme lui à rajeunir
le sermon. Pour cela, il faut renoncer à tout prix au style banal, au
style poétique, qui est le style obligatoire des prédicateurs.

Entrez de plain-pied dans votre sujet, contentez-vous d’un plan très
simple, et laissez jaillir les pensées qui se presseront certainement
sous votre plume, si votre sensibilité et votre imagination ont été
préparées et fécondées par les lectures avec lesquelles Bossuet lui-même
entretenait son propre génie. Suivez sa méthode. Bossuet était un grand
théologien qui affectait de ne voir dans la littérature qu’un moyen
d’enseignement doctrinal. Ce dédain de la beauté littéraire ne l’a pas
empêché de travailler sans cesse à perfectionner son style par la
lecture assidue des Pères de l’Église, comme nous le verrons plus loin,
au chapitre de la Traduction.

On peut suivre pas à pas l’évolution des procédés oratoires de Bossuet,
depuis les débuts de sa carrière. Avant d’atteindre la pompeuse
sécheresse des _Oraisons funèbres_, Bossuet avait déjà parcouru toutes
les étapes du réalisme. La trivialité de ses premiers discours, celui
sur saint Gorgon, par exemple, annonce l’audace et la verve des futurs
sermons sur la Passion, où l’orateur n’a pas peur des mots, les «coups
de bâton», la «casaque», son «corps écorché», les «crachats de la
canaille», etc...

Même plus tard, c’est-à-dire à partir de 1660, devenu plus sévère et
plus délicat, Bossuet ne renonce pas au réalisme. Il s’en excuse, mais
il l’emploie. «L’éloquence, dit l’abbé Maury, partage avec la poésie le
privilège de revêtir d’expressions nobles des objets et des images qui,
sans cet artifice, ne sauraient appartenir au genre oratoire. Bossuet
excelle dans ce talent ou dans cette magie d’assortir les récits les
plus populaires à la majesté de ses discours. Le songe de la princesse
palatine eût embarrassé, sans doute, un autre orateur; et il faut avouer
que l’histoire d’un poussin enlevé par un chien sous les ailes de sa
mère n’était pas aisée à ennoblir dans une oraison funèbre, où la
narration d’un pareil songe ne semblait guère pouvoir être admise.
Bossuet lutte avec gloire contre la difficulté de son sujet; et d’abord
il se hâte d’imprimer un respect religieux à son auditoire. «Écoutez,
s’écrie-t-il, et prenez garde surtout de n’écouter point avec mépris
l’ordre des avertissements divins et la conduite de la grâce. Dieu, qui
fait entendre ses vérités sous telles figures qu’il lui plaît, continue
à instruire la princesse comme autrefois Joseph et Salomon; et durant
l’assoupissement que l’accablement lui causa, il lui mit dans l’esprit
cette parabole, si semblable à celle de l’Évangile: elle voit paraître
ce que Jésus-Christ n’a pas dédaigné de nous donner comme une image de
sa tendresse, une poule devenue mère, empressée autour de ses petits,
qu’elle conduisait.»

«Voyez avec quel art admirable l’orateur rapproche toutes ces allégories
d’une imagination riche et brillante, l’intervention de la Divinité, la
préparation oratoire d’un sommeil mystérieux, _le songe de Joseph, celui
de Salomon, la parabole de l’Évangile_. Il vous familiarise d’avance
avec le merveilleux, en vous environnant d’un horizon qui vous présente
de tous les côtés de pareils prodiges; et, par ses ornements
accessoires, il vous prépare, il vous amène à entendre sans surprise les
détails d’un rêve où il n’est question que d’une poule, dont il semblait
impossible, ou, pour mieux dire, presque ridicule de parler[97].»

  [97] MAURY, _Éloquence de la chaire_, p. 23.

Une autre fois, dans le même discours, Bossuet n’hésite pas à employer
les mots les plus familiers. «On ne peut retenir ses larmes, dit-il,
quand on voit cette princesse épancher son cœur sur de vieilles femmes
qu’elle nourrissait. _Otons vitement_, disait-elle, _cette bonne femme
de l’étable où elle est, et mettons-la dans un de ces petits lits_. Je
me plais à répéter ces paroles, malgré les oreilles délicates; elles
effacent les discours les plus magnifiques, et je voudrais ne plus
parler que ce langage. Malheur à moi, si dans cette chaire j’aime mieux
me chercher moi-même que votre salut, et si je ne préfère à mes
invitations, quand elles pourraient vous plaire, les expériences de
cette princesse qui peuvent vous convertir! Je n’ai regret qu’à ce que
je laisse.»

                   *       *       *       *       *

En résumé, il n’existe qu’un modèle et qu’un _Sermonnaire_: c’est
Bossuet. En dehors de lui, toute imitation est inutile, tout
enseignement est vain, Bossuet représente à lui seul la langue oratoire,
la forme souveraine, la leçon totale, le plus beau spectacle de création
parlée que nous offrent les Lettres françaises.

Quant aux autres orateurs classiques, je ne crois pas qu’on trouve
beaucoup de profit à lire des sermons comme ceux de Massillon, qui sont
des modèles de banalité supérieure, ou ceux de Bourdaloue, dont la belle
éloquence laïque est essentiellement inféconde.

C’est à Bossuet qu’il faut toujours en revenir.

Quand on dit qu’il faut étudier Bossuet, il s’agit, bien entendu, de
s’assimiler sa tournure d’esprit, son effort d’écrire, son besoin
d’originalité, la séduction de sa forme, et non pas de copier des
passages de ses sermons. Il existe des _Répertoires_ qui contiennent des
passages entiers de Bourdaloue ou de Bossuet, destinés à être appris par
cœur par MM. les ecclésiastiques. Le fait s’est produit, il y a quelques
années à Toulon; un prédicateur étranger se fit pendant le Carême une
réputation de grand orateur dont tout le mérite revenait à Bossuet.

On peut étudier Bossuet sans tomber dans de pareils plagiats. Les
sermons de Bossuet devraient être le bréviaire de tous les prédicateurs.
Ses sujets n’ont pas vieilli et ne peuvent pas vieillir, parce que ce
sont les thèmes éternels de l’éloquence chrétienne, grandes fêtes,
dogmes catholiques, la Pénitence, la Purification, la Rédemption, la
Passion, la Providence, l’Épiphanie, Noël, Pâques, nos péchés, nos
repentirs, l’orgueil et la misère de l’éternel cœur humain. L’Église n’a
pas varié son enseignement. Ses sources d’inspiration s’épanchent
intarissablement par la voix immortelle de Bossuet. C’est là qu’il faut
aller se former, se retremper, se renouveler et se rajeunir.



CHAPITRE XI

La traduction comme moyen de former son style

La traduction et l’art d’écrire.--Les contre-sens.--La traduction et les
savants.--Les traductions littérales.--La vraie traduction.--Tacite et
Rousseau.--Péguy et la traduction.--Chateaubriand et la
littéralité.--Henri Heine et la littéralité.--Les idées de Gœthe.


Nous croyons répondre au désir de bien des lecteurs en consacrant ici
quelques pages à l’art de traduire et à la lecture des traductions,
considérés comme moyens directs de formation littéraire. Le souci du
resserrement, l’obligation de choisir ses mots, de varier ses tournures,
de pétrir sa forme sur la forme d’autrui, font de la traduction un
vivant enseignement de l’art d’écrire. Ce perpétuel effort contre la
difficulté d’expressions est non seulement un travail utile aux
traducteurs, mais la simple lecture d’une traduction peut être encore
pour tout le monde un précieux exercice de style.

C’était l’avis de Rivarol. «La langue française, dit-il, ne recevra
toute sa perfection qu’en allant chez ses voisins pour commercer et pour
reconnaître ses vraies richesses, en fouillant dans l’antiquité, à qui
elle doit son premier levain, et en cherchant les limites qui la
séparent des autres langues. La traduction seule lui rendra de tels
services. Un idiome étranger, proposant toujours des tours de force à un
habile traducteur, le tâte pour ainsi dire dans tous les sens; bientôt
il sait tout ce que peut ou ne peut pas sa langue; il épuise ses
ressources, mais il augmente ses forces, surtout lorsqu’il traduit les
ouvrages d’imagination, qui secouent les entraves de la construction
grammaticale et donnent des ailes au langage[98].»

  [98] RIVAROL, préface de _l’Enfer_.

Tous les grands écrivains, depuis Ronsard jusqu’à Chateaubriand,
recommandent la traduction comme un des meilleurs moyens de former son
style.

«Ce fut surtout par la traduction des auteurs anciens, dit Victor
Vaillant, que Malherbe prétendit donner à notre langue de la correction
et de l’élégance. Il estimait que les efforts et les luttes pénibles de
l’esprit, pour reproduire toutes les beautés d’un ancien auteur, étaient
merveilleusement propres à assouplir et à embellir le style[99].»
Malherbe renvoyait à sa traduction du vingt-troisième livre de Tite-Live
«ceux qui lui demandaient des règles pour bien écrire». Du Vair dans son
_Traité de l’éloquence française_ conseille les traductions d’anciens
auteurs.

  [99] _Études sur les sermons de Bossuet_, p. 180.

Deux choses sont à envisager dans une traduction: le style et le
document. S’agit-il d’un poème, c’est le style qui importe. S’agit-il
d’histoire, le document a autant d’intérêt que le style. Un texte peut
être bien traduit et contenir cependant des contre-sens. Le contre-sens
regarde l’historien et l’archéologue; nous ne nous en occuperons pas.
Pour le lecteur vraiment artiste, une traduction qui s’efforce de rendre
la saveur originale, sera toujours supérieure, malgré ses contre-sens, à
une traduction incolore, mais fidèle. Il nous est parfaitement
indifférent que Plutarque nous dise que l’armée prit la droite, au lieu
de prendre la gauche, et qu’un général ait mis trois jours à chercher la
bataille, alors qu’il faisait tout son possible pour l’éviter, ou que
l’armée cheminait par une nuit sombre, alors qu’elle marchait par une
nuit claire. Ces infidélités n’ôtent rien à la valeur d’une traduction.
Ce que nous demandons à une traduction, c’est d’être avant tout une
œuvre de style. Les meilleurs traducteurs ne sont ni les grammairiens ni
les savants, mais les écrivains et les artistes. Grammairiens et
professeurs sont compétents pour le sens des phrases, mais très rarement
pour le style. Les traductions les plus célèbres sont des traductions
d’écrivains: le _Plutarque_ d’Amyot, le _Diodore_ de Seyssel,
l’_Hérodote_ de Saliat, le _Tacite_ de Lavigenère, l’_Homère_ de Leconte
de Lisle, le _Faust_ de Gérard de Nerval, le _Corbeau_ de Baudelaire,
les citations bibliques de Bossuet, le _Journal de Bernal Diaz_
d’Heredia, le _Shakespeare_ de François Victor Hugo, certains passages
de Saavedra où la phrase de Tacite est comme coulée vivante, l’_Aminta_
de Juan Jauregui, qui vaut presque son modèle, etc...

Je vais plus loin. Si un bon helléniste vous dit: «Cette traduction est
mauvaise,» ce n’est pas une raison pour le croire, parce que cet
helléniste est parfaitement capable de préférer une traduction banale,
mais exacte, à une traduction originale, mais fautive. Les savants sont
peu sensibles aux qualités littéraires. Leur compétence est souvent
dangereuse.

C’étaient des savants et de bons hellénistes, ceux qui propagèrent chez
nous les erreurs de Wolf, la pluralité des Homère, la formation de
l’_Iliade_ par superpositions de textes et collaborations de rapsodes.
C’est contre les savants, qui pendant plus d’un siècle enseignèrent ces
absurdités, que des littérateurs sans diplôme défendaient les droits du
bon sens et répétaient avec Chateaubriand: «Qu’il y ait eu plusieurs
Homère, je laisse aux érudits cette hérésie littéraire.» C’était au nom
de la science linguistique que ces messieurs déclaraient
péremptoirement: «Ceci est d’Homère. Ceci n’est pas d’Homère.»
Aujourd’hui encore, si les théories de Wolf sont à peu près abandonnées,
c’est grâce à l’effort de simples écrivains, préoccupés avant tout de
juger une œuvre par les procédés d’exécution, le métier et la
facture[100].

  [100] M. Joseph Bédier a dû faire le même effort contre la science
    philologique, qui avait embarrassé de tant de rédactions et de
    traditions la formation de la _Chanson de Roland_.

La traduction est un gros travail. Filbert Bretin disait dans son vieux
langage: «Je publierai hardiment que le travail de traduire est beaucoup
plus grand que d’inventer chose nouvelle, ayant déjà essayé et effectué
l’un et l’autre, autant que mes trente ans me l’ont permis; et si a tel
acte beaucoup plus d’audace que de récompense, et y a mille fois plus à
faire à suivre le frayer d’un autre que de passer librement son chemin.»

Qu’est-ce, en effet, que bien traduire? Ce n’est pas seulement donner le
sens des phrases; c’est rendre autant que possible les surprises de
style, l’audace des mots, le relief d’expressions d’un texte étranger.
Bien traduire, c’est faire appel à toutes les ressources de l’art
d’écrire; c’est enrichir sa propre langue de transpositions et
d’assimilations infiniment précieuses.

Ce résultat, il faut le dire nettement, ne peut être obtenu que par les
traductions qui se rapprochent le plus possible de la littéralité. Le
principe de la littéralité rencontre encore des oppositions dans le
monde universitaire, où l’on préfère, en général, la traduction bon
français, la traduction libre. Sayous a naïvement résumé les objections
de ces messieurs: «Je n’ai pas à mettre en présence, dit-il, pour les
juger, les deux systèmes de la traduction littérale et de la traduction
libre: il y a beaucoup à dire en faveur de l’un comme de l’autre. Chacun
a ses avantages. Pour ma part, j’incline à penser qu’à traduire
littéralement, le traducteur s’expose à être deux fois traître (vous
savez le proverbe italien: _traduttore traditore_), d’abord envers la
langue de son auteur, puis envers la sienne, et qu’il y a plus de
fidélité réelle à s’attacher au sens des choses qu’à la couleur des
mots[101].»

  [101] _Conseils à une mère_, etc., p. 191.

J’avoue ne pas très bien comprendre pourquoi traduire littéralement,
c’est s’exposer à être «deux fois traître», et je ne vois pas qu’il y
ait contradiction entre s’attacher au sens des choses et s’attacher à la
couleur des mots. En tous cas, Sayous demande qu’on «fasse passer dans
sa traduction autant que possible les qualités essentielles du maître,
celles qui font la physionomie de son style», et il avoue que, pour
obtenir ce résultat, il faut être soi-même écrivain. Nous voilà
d’accord. Mais ce que nous disons, nous, c’est que ce résultat ne peut
être atteint que par la méthode de littéralité, qui, seule, peut rendre
quelque chose des beautés de votre modèle. Nous ne demandons pas qu’un
traducteur soit grand écrivain; nous exigeons seulement qu’il soit
écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui ait le sens du style, qui sente
l’originalité, qui cherche à la rendre. On peut parfaitement avoir le
sens du style sans être précisément ce qu’on appelle un grand écrivain.
Le pire est de n’être pas écrivain du tout, comme la plupart des
grammairiens et des savants.

«Mais, dira-t-on, traduire littéralement, ce n’est pas bien écrire,
c’est même quelquefois très mal écrire.» Ce n’est peut-être pas, en
effet, très bien écrire, au sens où l’entendent les partisans de la
traduction bon français; mais ce sera toujours une façon de bien écrire
que de vouloir rendre la vie, le relief, la force expressive d’un texte
étranger.

Ne nous laissons pas troubler par les protestations surannées des
apologistes de la docte Mme Dacier. Sans nous attarder à des discussions
qui durent depuis le seizième siècle (Dolet, d’Ablancourt, Estienne
Pasquier, du Vair, etc.), je m’adresse ici aux personnes sans
parti-pris, qui aiment avant tout le style, et je leur dis: «Tenez pour
certain que la littéralité est la meilleure méthode pour bien traduire.»
Quand nous disons qu’il faut suivre la littéralité, nous voulons dire,
évidemment: _autant qu’on le peut_, car, prise à la lettre, la
littéralité conduit à la barbarie. Rivarol cite une traduction de Dante,
faite par un abbé Grangier, tellement calquée sur le texte, qu’elle est
plus difficile à entendre que le texte même.

Quelques exemples montreront bien ce que nous voulons dire.

S’il y a dans Virgile: _Majores cadunt altis de montibus umbræ_, je
traduirai: les ombres tombent plus grandes des montagnes[102]. S’il y a:
_Per amica silentia lunæ_, je ne dirai pas: «Un clair de lune ami et
silencieux,» mais «les silences amis de la lune.» Le mot _silence_ au
pluriel peut sembler hardi. Il a pourtant été magnifiquement employé par
Chateaubriand: «Lorsque les premiers silences de la nuit et les derniers
murmures du jour luttent sur les coteaux...» (_Génie du christianisme_)
et par Victor Hugo: «Parmi les noirs déserts et les mornes silences»
(_Légende des Siècles_, _la Défiance d’Onfroy_) et par Tailhade: «La
brande verte et rose dort immobile dans les silences de midi» (_Le
Paillasson_, p. 104). Si Tacite dit: _Luna visa est languescere_, je
dirai: On vit la lune languir. Si je lis dans une comédie grecque: Mets
un bœuf sur ta langue, pour signifier: Tais-toi, je dirai: «Mets un bœuf
sur ta langue,» quitte à expliquer l’expression en note. Si je trouve
dans Lucrèce: _Rota solis_, je n’écrirai pas: le char du soleil, mais:
la roue du soleil, et je dirai: «Les astres tombants» pour le _cadentia
sidera_ de Virgile. Dante a dit: _Per me si va nella citta dolente...
Per me si va nel eterno dolore_, je n’aurais pas traduit comme l’a fait
Canudo: «On va par moi dans l’éternelle douleur... On va par moi,
etc...» J’aurais conservé le tour si expressif qui existe en français:
«Par moi l’on va dans la cité dolente... Par moi l’on va dans
l’éternelle douleur...» Rivarol l’avait bien vu: «Il faut admirer,
dit-il, ces formes de style: «C’est moi qui vis tomber... C’est moi qui
vois passer... C’est par moi qu’on arrive...» Je n’aurais cependant pas
traduit comme lui l’_aer senza stelle_ par la _nuit_ sans étoiles, sous
prétexte «qu’il n’y a pas association dans notre esprit entre air et
étoiles»; j’aurais fidèlement écrit: _l’air sans étoiles_. Je ne ferai
pas dire non plus, comme Vertot à Cicéron, s’adressant aux sénateurs
romains: «Messieurs», mais: «Citoyens».

  [102] La Fontaine a admirablement rendu ce vers:

              Et déjà les vallons
        Voyaient l’ombre en croissant tomber du haut des monts.

    «Jamais je ne sentis davantage les _grandes ombres qui descendent
    des monts_, le froid des dernières feuilles». MICHELET, _Lettres
    inédites_, p. 41.

Prenons comme exemple le passage de Françoise de Rimini dans _l’Enfer_
de Dante:

    Noi leggevamo un giorno per diletto
    Di Lancillotto, come amor lo strinse;
    Soli eravamo o senza alcun sospetto.
    Per piu fiate gli occhi ci sospinse
    Questa lettura et scolorocci il viso:
    Ma un sol punto fu quel che ci vinsa.
    Quando leggemmo il disiato riso
    Esser bacciato da cotanto amante,
    Questi che mai da me non fia diviso,
    La bocca mi bacciò tutto tremante.
    Galeotti fu il libro et chi lo scrisse.
    Quel giorno piu non vi leggemmo avante.
    Mentre che l’uno spirto questo disse,
    L’altro piangeva si, che di pietade
    Io venni men, cosi com’io morisse;
    E caddi come corpo morto cade

Voici la traduction de Rivarol. Je souligne tout ce qu’il ajoute au
texte:

«Nous lisions un jour dans un _doux loisir_ comment l’amour vainquit
Lancelot. J’étais seul _avec mon amant_ et nous étions sans défiance.
Plus d’une fois nos visages pâlirent et nos yeux troublés _se
rencontrèrent_; mais un seul instant nous _perdit tous deux_.
Lorsqu’enfin l’_heureux Lancelot cueille_ le baiser désiré, alors celui
qui ne me sera plus _ravi colla_ sur ma bouche _ses lèvres tremblantes_,
et _nous laissâmes échapper ce livre par qui nous fut révélé le mystère
d’amour_.»

Voici maintenant la traduction que je proposerais comme la plus
littérale possible:

«Nous lisions un jour par plaisir l’histoire de Lancelot et comment
l’amour l’étreignit. Nous étions seuls et sans aucun soupçon. Plusieurs
fois cette lecture nous troubla les yeux et nous décolora le visage;
mais un seul passage nous vainquit. Quand nous lûmes que ce sourire
désiré était baisé par un tel amant, celui-ci, qui ne sera jamais séparé
de moi, me baisa la bouche tout tremblant. Galeotti fut l’auteur et le
livre. Ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant. Pendant que l’un des
esprits disait cela, l’autre pleurait tellement, que, de pitié, je
perdis connaissance, comme si je mourais, et je tombai comme tombe un
corps mort.»

Le principe de la littéralité a des ennemis. Renan était du nombre.
Voici ce qu’il dit à propos de Tacite:

«Quand vous traduirez Tacite, écrivez du français dans l’esprit de
Tacite, car tous les styles ont leur caractère dans toutes les langues.
_Seulement ce n’est pas en traduisant mot par mot que vous aurez ce
style._ En un mot, que ce soit le style qui corresponde en français à
celui de Tacite, appliqué aux pensées de Tacite, présentées sous le jour
et dans l’ordre général de Tacite, voilà tout[103].»

  [103] _Nouveaux Cahiers de jeunesse_.

Oui, voilà tout. Seulement, je crois que c’est une erreur de s’imaginer
qu’en s’éloignant du mot à mot on aura plus de chance de reproduire le
style de Tacite; c’est, au contraire, en se rapprochant le plus possible
du mot à mot qu’on arrivera à rendre non seulement la force de chaque
expression de Tacite, mais même son tour de style, puisque le style de
tout écrivain, en fin de compte, se compose de mots.

Le style de Tacite est, d’ailleurs, si condensé et d’une telle énergie,
qu’il faudrait évidemment être déjà soi-même grand écrivain pour le bien
traduire. «Sainte-Beuve, dit Welschinger, fait observer que, pour
obtenir une résurrection de cet auteur original, il faudrait, entre le
traducteur et lui, une égalité, une identité de talent; et quand même on
l’obtiendrait par une sorte de métempsycose, le peu de ressemblance des
idiomes empêcherait le succès.»

Rousseau, qui n’était pourtant pas très bon latiniste, essaya ce tour de
force. Il osa, dit-il, traduire le premier livre des _Histoires_ de
Tacite, «pour apprendre à écrire», suivant le conseil de Boileau, qui
demandait que les traductions fournissent des modèles pour bien écrire.
«Entendant médiocrement le latin, j’ai dû faire, dit-il, bien des
contresens particuliers sur ses pensées; mais, si je n’en ai point fait
en général sur son esprit, j’ai rempli mon but; car je ne cherchais pas
à rendre les phrases de Tacite, mais son style, ni de dire ce qu’il a
dit en latin, mais ce qu’il eût dit en français.»

C’était très bien pour le but spécial que se proposait Rousseau. Il
savait trop peu de latin pour aborder la littéralité.

On dit: La traduction littérale est une illusion. On ne traduit rien
adéquatement; on ne peut donner que des équivalents approximatifs.
«_Turannos_, disait Péguy, ne signifie pas _roi_; _iereus_ n’est pas
_prêtre_; _polis_ n’est pas _la ville_ d’aujourd’hui; ni _techna_ les
enfants de nos jours; _trophé_ non plus n’est pas _nourriture_.»
Évidemment, les mots d’une langue ancienne ne correspondent plus aux
mots des langues modernes. Foyer, maison, cirque, parents, clients,
citoyens, n’ont plus en français le même sens qu’en latin. Rien de plus
vrai et, sans remonter jusqu’au latin, que de mots ont changé de sens
dans notre propre langue! _Gendarmes_ et _sergents_ ne signifient plus
ce qu’ils signifiaient il y a trois cents ans... Et Péguy concluait:
«C’est pour cela que toute opération de traduction est essentiellement,
irrévocablement, irrémissiblement, une opération misérable et vaine, une
opération condamnée.»

Il faudrait donc renoncer à toute espèce de traduction, et ce serait
tomber dans une autre absurdité. Efforçons-nous, au contraire, de rendre
autant que possible les choses identiquement, et n’employons les
équivalents que lorsqu’on ne peut faire autrement. On a beaucoup
reproché à Amyot l’emploi des équivalents. M. Sturel l’en félicite. Il
cite en exemple le mot grec _ipparkos_. Traduisez-le par l’_hipparque_,
vous ne serez pas compris du public, qui ignore le grec. Amyot le
traduit par _capitaine de gendarmerie_, et il a raison, parce qu’au
seizième siècle, les troupes à cheval s’appelaient la _gendarmerie_;
seulement aujourd’hui _gendarmerie_ n’a plus tout à fait le même sens
que du temps d’Amyot.

On ne peut, même dans une traduction littérale, avoir la prétention de
rendre les tours de phrases et l’ordre des mots de son modèle. Tout ce
qu’on demande est de s’en rapprocher le plus possible. On ne doit
employer deux mots pour un, ou recourir à la périphrase, que si l’on y
est matériellement obligé, et surtout ne rien déblayer, ne rien
raccourcir, ne pas imiter d’Ablancourt, qui supprimait tranquillement ce
qu’il jugeait inutile.

Nous ne prétendons pas qu’un mot à mot de Platon ou d’Euripide soit
l’idéal de la traduction. Non. Il y faut encore autre chose: il faut
tâcher de donner une idée d’ensemble de la phrase écrite. Cela va de
soi.

Nous recommandons l’effort vers la littéralité, parce que c’est la seule
méthode qui permette de faire passer dans une langue quelque chose de
l’originalité d’une autre langue, et de réaliser ce qui doit être pour
vous le but de toute traduction: la formation et l’enrichissement du
style.

Quand Chateaubriand, dans son _Paradis_ de Milton, écrit: «Le parfum de
la terre, après les _molles_ pluies d’été», je ne sais si le mot est
dans le texte; s’il y est, je dis que c’est une bonne acquisition de
style, de même que ces expressions de Dante: «Le soleil qui se tait...
Un endroit muet de lumière... Une clarté enrouée... L’air noir... Le
marais livide;» et de Milton: «Les ténèbres visibles... Le silence
ravi... Les ruisseaux fumants...» Comment ne pas savourer la traduction
de Job par Chateaubriand: «La pourriture est dans mes os et les vers du
sépulcre sont entrés dans ma chair. Le poil de mon corps s’est hérissé
et j’ai senti passer sur ma face comme un petit souffle.»

«J’ai donné le plus souvent possible, dit M. Dauzat, des traductions
personnelles dans lesquelles je me suis efforcé de serrer les originaux
de très près, pour conserver le relief et la couleur, fût-ce au prix de
quelque rudesse d’expression et d’alliances de mots inhabituelles en
français. Jamais je n’avais autant remarqué combien les traducteurs
sabotent et banalisent les textes[104].»

  [104] _Le Sentiment de la nature_, préface, p. 6.

Chateaubriand déclare dans la préface du _Paradis perdu_
(avertissement):

«La traduction littérale me paraît toujours la meilleure: une traduction
interlinéaire serait la perfection du genre, si on lui pouvait ôter ce
qu’elle a de sauvage.» Dans une lettre qu’il écrivait à Hippolyte Lucas
(29 août 1836), Chateaubriand déclare qu’il à voulu faire «une
traduction mot à mot, un ouvrage stéréotype»[105]. Il n’a peut-être pas
tout à fait réalisé son rêve. Mais ceci est une autre affaire.

  [105] _Portraits et souvenirs_, par H. LUCAS, p. 10.

Henri Heine poussait très loin le principe de la littéralité: «Il
cherchait, dit Gohin, à faire passer dans notre langue des audaces de
mots, des «accouplements étranges que l’allemand peut se permettre, mais
que le français ne peut accepter à aucun prix.» C’était là, prétendait
l’auteur des _Reisebilder_, «un moyen de rajeunir notre langue et
d’étendre nos idées»[106]. Et M. Gohin cite à l’appui ce que dit Édouard
Grenier dans ses _Souvenirs littéraires_: «J’eus des luttes à supporter,
dit E. Grenier, avec l’auteur pour cette traduction comme pour les
autres. Il s’obstinait à vouloir faire passer dans le français des
audaces de mots... Je ne pouvais lui faire entendre raison sur ce
chapitre-là. Il s’en était fait un système, qu’il a exposé dans la
préface de ses _Reisebilder_[107].»

  [106] _La langue française_, p. 26.

  [107] GRENIER, _Souvenirs littéraires_, p. 58.

Voici ce que dit Heine dans cette préface[108]:

  [108] _Reisebilder_, 1re édition, 1834. Préface.

«Il sera toujours difficile de déterminer comment on doit traduire un
auteur allemand en français. Doit-on modifier les images et les pensées,
lorsqu’elles ne répondent pas au goût civilisé des Français, ou qu’elles
leur semblent exagérées, désagréables et même ridicules? Ou bien doit-on
introduire dans le beau monde de Paris l’Allemagne mal léchée, avec
toute son originalité d’outre-Rhin, avec tous ses germanismes
fantastiquement coloriés, chargés de parures ultra-romantiques? Pour ma
part, je ne pense pas qu’on doive traduire l’allemand mal léché dans un
français bien apprivoisé, et je me présente moi-même dans ma barbarie
native. Le style, l’enchaînement des idées, les transitions, les
saillies burlesques, les expressions inaccoutumées, tout le caractère de
l’originalité allemande a été rendu mot à mot dans cette traduction
française des _Reisebilder_, avec une fidélité qu’il était impossible de
pousser plus loin. L’esthétique, l’élégance, le charme et la grâce ont
été sacrifiés partout impitoyablement à la fidélité littérale. C’est
maintenant un livre allemand en langue française, et ce livre n’a pas la
prétention de plaire au public français, mais bien de faire connaître à
ce public une originalité étrangère. Bref, je veux instruire et non pas
seulement amuser. C’est de telle manière que nous autres, Allemands,
avons traduit les auteurs étrangers, et nous avons eu l’avantage
d’acquérir ainsi de nouveaux points de vue, de nouvelles formes de mots
et des tournures nouvelles. Une acquisition semblable ne saurait vous
nuire.»

Henri Heine a raison: c’est par la traduction littérale qu’on obtient
l’enrichissement de la langue et du style.

Ce qui est certain, en tous cas, c’est que la traduction est un travail
très difficile, et la traduction des poètes plus encore que celle des
prosateurs. Le talent poétique consistant surtout dans l’expression,
plus un poète est original, plus il semble difficile à traduire. Je ne
m’explique pas très bien, à ce propos, le mot de Gœthe, que cite M.
Maurevert[109].

  [109] _Le Livre du plagiat_, p. 73.

«Honneur sans doute au rythme et à la rime, caractères primitifs et
essentiels de la poésie. Mais ce qu’il y a de plus important, de
fondamental, ce qui produit l’impression la plus profonde, ce qui agit
avec le plus d’efficacité sur notre moral, dans une œuvre poétique,
c’est ce qui reste du poète dans une traduction en prose; car cela seul
est la valeur réelle de l’étoffe dans sa pureté, dans sa perfection.»

Je me demande ce qui resterait des _Orientales_ et des _Contemplations_
traduites en prose anglaise ou allemande, et si ce qui pourrait en
rester agirait avec «efficacité» sur le «moral» du lecteur et pourrait
légitimement représenter la «valeur réelle» de ces poèmes. Je crois que
c’est tout le contraire; et Gœthe aurait dû dire: «Ce qui reste
ordinairement d’un bon poète dans une traduction, ce n’est rien ou
presque rien, car le talent d’un grand poète réside surtout dans la
magie des mots et l’originalité de la forme.»



Chapitre XII

La traduction comme moyen de former son style

(Suite)

Les bonnes traductions.--La valeur d’Amyot.--Homère et Leconte de
Lisle.--Leconte de Lisle et la littéralité.--Les traductions de
Bossuet.--Bossuet et la Bible.


La France est un frappant exemple de l’influence que la traduction peut
exercer sur la littérature et sur l’art d’écrire. C’est dans nos
traductions grecques et latines qu’il faut chercher les origines et la
formation de notre première grande renaissance littéraire au seizième
siècle.

Ce sont les traducteurs, les Amyot, les Saliat, Vigenère, Seyssel,
Pressac, etc., qui, en faisant passer dans leur style l’audace et
l’originalité des textes, comme le conseillaient Ronsard et la Pléiade,
ont été, plus encore que Rabelais et Calvin, les véritables fondateurs
de la prose française. Notre prose française a débuté par être
traductrice, et ce mouvement s’est continué longtemps encore au
dix-septième siècle, avec la vogue de Machiavel, des Italiens et des
Espagnols. Montaigne lui-même ne vient qu’après Amyot; c’est un Amyot de
génie, un Amyot supérieur, un Amyot rhétoricien et classique. Dieu sait
tout ce qu’il devait à l’auteur français des _Œuvres morales_ de
Plutarque et plus étroitement encore à la langue latine, que Montaigne
parlait depuis sa jeunesse. Un volume ne suffirait pas à montrer
l’influence des grands traducteurs sur notre langue. Un spécialiste de
Montaigne, M. Willey, a effleuré ce beau sujet d’étude dans un petit
livre qui contient de précieux extraits d’auteurs.

La traduction est certainement le meilleur des exercices de style.
Malheureusement tout le monde n’est pas capable de traduire. En ce cas,
on peut parfaitement se contenter de lire de bonnes traductions. La
lecture d’une bonne traduction est également un excellent moyen
d’apprendre les secrets de l’art d’écrire.

Il y a peu de très bonnes traductions. On cite le _Faust_ de Gérard de
Nerval, qui, disait Gœthe à son secrétaire Eckermann, est un véritable
prodige. Son auteur deviendra l’un des plus purs écrivains de la
France». Gœthe devinait juste. Tous ceux qui ont aimé et qui aiment
encore le délicieux Virgile, liront avec plaisir la traduction des
_Bucoliques_ de M. Gaston Armelin. Après avoir fait dans sa préface une
juste critique des mauvaises traductions de Virgile, bon français
élégant, embellissements ou travestissements du texte, M. Armelin nous
présente une traduction qui a ceci d’original qu’elle rend vers par vers
le texte latin. M. Armelin a réussi ce tour de force. Il a fait passer
chaque vers latin dans un vers français.

Citons encore la traduction de Shakespeare par François Victor Hugo, la
meilleure et la plus fidèle. «J’ai simplement tâché, dit-il, d’être
littéral et littéraire» et le _Corbeau_ d’Edgard Poë par Baudelaire:
«Ceux des Américains qui connaissent bien notre langue, disent qu’ils
préfèrent lire les contes d’Edgard Poë dans la traduction de Baudelaire,
et que c’est depuis cette lecture que leur compatriote leur est apparu
comme un grand styliste.»

Le plus célèbre de nos traducteurs français est notre vieil Amyot qui
nous a donné la _Vie des grands hommes_ et les _Œuvres morales_ de
Plutarque. Il existe encore des préjugés contre Amyot. On dit: «C’est un
autre Plutarque; il ne savait pas le grec; il a fait deux mille
contre-sens.» Reproches injustes. Le fameux philologue Lambin disait
qu’Amyot connaissait le grec mieux que tous les savants de son époque.
Huet, dont on sait la haute compétence, louait la fidélité de cette
traduction. Auteur d’un des meilleurs livres que nous ayons sur cette
question, M. René Sturel affirme qu’Amyot est bien réellement le
meilleur traducteur de Plutarque. C’est aussi l’opinion de Blignières
dans son remarquable ouvrage resté classique[110]. Sans doute Amyot ne
savait pas aussi bien le grec qu’Henri Estienne; mais, quoique ne
faisant pas profession d’érudition, il avait une chaire de grec et il
étudia Plutarque pendant des années sur les manuscrits, avant de publier
sa traduction de 1559.

  [110] _Essai sur Amyot_, p. 193.

Dire que cette traduction n’est pas bonne, parce qu’il y a des
contre-sens, c’est comme si on disait que Saint-Simon est un mauvais
écrivain parce qu’il est incorrect. Sait-on à quoi se réduit cette
légende des contresens d’Amyot, qui fait sourire avec raison M. Sturel?
Elle remonte à l’académicien Mériziac, écrivain obscur et lui-même
auteur d’une traduction qui ne vit jamais le jour. Ce Mériziac, pour
préparer son propre succès, ne trouva rien de mieux que de dénigrer
Amyot; et en 1635, dans un célèbre discours dont _Ménagiana_ nous a
conservé le texte, il refusa tout crédit à Amyot et se fit une gloire de
signaler pompeusement ses prétendues faussetés, erreurs, additions et
ignorances. Mériziac affirmait avoir découvert chez Amyot plus de deux
mille contre-sens. Ce chiffre augmenta; on le porta à huit mille, puis à
dix mille. «Aucune critique, dit Blignières, n’avait établi ce chiffre.
C’était un compte qui grossissait, comme il arrive, sous la plume des
écrivains qui le rapportent (p. 202). «Et savez-vous, dit Blignières, à
quoi se réduisent ces contre-sens, ces «méprises», ces «injustices»? A
quelques erreurs de mythologie ou d’histoire, traductions inexactes d’un
mot sans valeur, altérations d’un obscur nom propre, quelque
inadvertance qui bien rarement intéresse gravement le sens: voilà à quoi
se réduisent ces fautes.» Blignières cite tout au long les erreurs et
les bévues de Mériziac, qui a «tout grossi et dénaturé»; et, en bon
helléniste qui a vu les textes, il dit qu’il faut s’étonner, au
contraire, qu’Amyot ait fait si peu de fautes.

Non seulement Amyot savait le grec; mais, s’il faut en croire des juges
compétents, son style prolixe et diffus est celui qui se rapprocherait
le plus du style de Plutarque.

«La langue dont Amyot faisait usage, dit Philarète Chasles, s’accordait
avec le caractère de l’écrivain original. La tournure d’esprit du
traducteur se prêtait si bien à l’expression des pensées, à la
reproduction du style de Plutarque, que souvent l’aumônier de Bellosane
et l’écrivain de Cheronée semblent se confondre: vous êtes tenté de
croire qu’Amyot, devenu Plutarque, vous parle en son propre nom. Cette
harmonie du style et des idées, malgré l’inexactitude assez fréquente de
la version et la prodigieuse abondance du style d’Amyot, a fait et
conservé sa renommée. Jamais traducteur ne s’est plus intimement associé
à son modèle: dans cette métamorphose, le génie national ne l’abandonne
jamais... Amyot invente avec goût et ce qu’il tire du grec est encore
français; ses tournures, ses périodes ont toujours le caractère de notre
idiome. Il fond si heureusement avec son français les expressions
helléniques, qu’il semble nous rendre ce qu’il nous donne et retrouver
ce qu’il emprunte[111].»

  [111] Ph. CHASLES, _Études sur le seizième siècle en France_, p. 136.

C’est ce que dit Blignières: «Amyot imite et semble inventer; il
emprunte, et vous diriez que c’est son bien qu’il retrouve; lisez ce
passage, voici le tour grec, voilà la locution latine, et pourtant la
phrase est toute française. C’est que ces nouvelles formes de langage
sont si bien naturalisées dans notre idiome, qu’elles paraissent y avoir
pris naissance[112]...»

  [112] _Essai sur Amyot_, p. 193.

Universelle au seizième siècle, la réputation d’Amyot s’est continuée
jusqu’à nos jours. Sa traduction, dit Vigneul-Marville, fera toujours
«les délices des personnes qui préfèrent la naïveté d’un style qui n’est
plus en usage à l’exactitude d’un auteur plus moderne». Les vrais
écrivains préféreront toujours Amyot à la traduction froide et correcte
de Ricard[113].

  [113] A Rome, à la table de l’ambassadeur de France, Montaigne
    défendit les mérites d’Amyot.

Cette naïveté dont parle Vigneul-Marville, on ne la trouve pas seulement
chez Amyot, mais dans Montaigne, Rabelais et les auteurs du seizième
siècle. Sainte-Beuve fait observer (M. Sturel le rappelle) que toutes
les langues vieillies paraissent naïves. Rabelais, Montaigne, Amyot ne
songeaient pas le moins du monde à être naïfs. Ils étaient naïfs sans le
savoir, comme les peintres primitifs qui, dans la campagne florentine,
copiaient en réalistes les paysages et les figures qu’ils voyaient.

Ce que nous disons de la traduction d’Amyot, nous pouvons le dire de la
traduction de Saliat. L’_Histoire d’Hérodote_ de Saliat est écrite dans
une prose merveilleusement souple, moins touffue peut-être, mais plus
dense que la prose d’Amyot. Saliat aussi a commis des contre-sens et il
est peu fidèle, dit M. Villey; mais son style, comme celui d’Amyot, a
gardé la naïveté du texte grec.

Il y a une autre traduction qu’il faut absolument connaître, si l’on
veut apprendre à écrire, ou même tout simplement si on veut se rendre
compte de ce que c’est qu’une vraie description: c’est la traduction
d’Homère par Leconte de Lisle. Le manque d’une bonne traduction a créé
autour d’Homère une réputation d’ennui qui suffit à expliquer la
querelle des Anciens et des Modernes et les blasphèmes académiques de
Perrault. C’est ce qu’avait très bien compris Boileau, quand il
précisait avec tant de compétence en quoi consistait le génie d’Homère,
et quand il affirmait que, si on en donnait une belle traduction, il
ferait certainement «l’effet qu’il doit faire et qu’il a toujours fait».
(Lettre à Brossette, 10 novembre 1699.)

Il n’existe qu’une traduction d’Homère qui soit réellement vivante:
c’est celle de Leconte de Lisle. Les autres traducteurs (de Mme Dacier à
Bitaubé) ne se sont jamais préoccupés de rendre ce qu’il y a de
personnel et de réaliste dans Homère, ce qui constitue vraiment Homère,
la vie, le relief, car il ne faut pas oublier qu’Homère est un réaliste
à la façon de Gautier et de Flaubert. Homère détaille le fait, décompose
le mouvement humain, isole la sensation, s’y complaît en peintre
impassible. On a même signalé la vérité anatomique des blessures
décrites dans l’_Iliade_. Ne reprochons donc pas à Leconte de Lisle une
brutalité qui se trouve dans Homère. Qu’il manque à cette traduction la
fluide douceur de la plus belle des langues, c’est incontestable; mais
il manque bien autre chose aux traductions classiques dont on vante la
platitude blafarde et la niaiserie élégante.

On blâme chez Leconte de Lisle l’emploi excessif de la préposition _et_.
Or, ces _et_ sont presque tous dans le texte. On raille sa dureté,
l’archaïsme de ses noms propres, Zeus pour Jupiter, Akhilleus pour
Achille, Poséidon (Neptune), Athéné (Minerve), Andromakè (Andromaque),
Akhaïen (grec), Arès (Mercure), Aïneias (Énée), Aidès (Enfer), Heré
(Junon), Ouranos (le Ciel), Okeanos (Océan), Aias (Ajax), Peleus
(Pelée), Menelaos (Ménélas), etc. Ces vieux noms sont évidemment
inutiles et le traducteur eût très bien pu dire: _Vénus_, au lieu
d’_Aphrodite_, _Vulcain_ pour _Hephaïstos_, _Saturne_ pour _Kronos_. Il
ne faut voir dans ce parti-pris, auquel on s’habitue très vite, qu’un
excès de réaction un peu puéril contre les fades appellations des
mythologistes à la Desmoustiers.

On reproche encore à Leconte de Lisle ses infidélités et ses
contre-sens. Il est possible, en effet, qu’il n’ait pas très bien su le
grec, et cela n’a pas beaucoup d’importance[114]. Valait-il mieux ne
point faire de contre-sens et être illisible? Ce qui est sûr, c’est que,
malgré tous ses défauts, sa traduction est certainement celle qui donne
avec le plus d’intensité la sensation d’Homère. Grâce à Leconte de
Lisle, nous avons enfin une traduction faite par un écrivain et un
artiste, comme le demandait Taine, qui regrettait qu’on n’ait eu
jusqu’alors que des traductions signées par des érudits et des hommes de
cabinet.

  [114] Traduire une langue ne prouve pas qu’on sache cette langue. Tout
    homme qui a fait ses classes peut traduire de l’italien sans savoir
    l’italien.

Le grand mérite de Leconte de Lisle, c’est son effort de littéralité. Il
a osé faire ce que ses devanciers n’avaient pas fait. Il l’explique dans
son avertissement. «Le temps des traductions infidèles est passé,
dit-il. Il se fait un retour manifeste vers l’exactitude du sens et la
littéralité. Ce qui n’était, il y a quelques années, qu’une tentative
périlleuse, est devenu un besoin réfléchi de toutes les intelligences
élevées. La traduction de l’_Iliade_ que nous publions aujourd’hui
offrira, ce nous semble, une idée plus nette et plus vraie de l’œuvre
homérique, que celle qu’en ont donnée les versions élégantes de tant
d’écrivains, remarquables et savants, sans doute, mais qui n’ont pas cru
devoir reproduire dans son caractère héroïque et rude la poésie des
vieux rapsodes connue sous le nom collectif d’Homère.»

Leconte de Lisle a été fidèle à son programme. Sa traduction est celle
qui se rapproche le plus du mot à mot original. On peut s’en convaincre
en la comparant aux traductions interlinéaires d’Hachette à l’usage des
lycées. Prenons au hasard dans l’_Odyssée_ (ch. XXII) le passage de la
mort des prétendants:

  Traduction littérale et
  juxta-linéaire                        Traduction Leconte de Lisle

  Il dit, et dirigea contre Antinoüs    Il parla ainsi et il dirigea la
  une flèche amère. Or celui-ci         flèche amère contre Antinoüs. Et
  allait enlever une belle coupe        celui-ci allait soulever à deux
  d’or à deux anses; et déjà il la      mains une belle coupe d’or à
  maniait entre ses mains, afin         deux anses, afin de boire du
  qu’il bût du vin; et le meurtre       vin, et la mort n’était point
  n’était pas à souci à lui dans son    présente à son esprit; et, en
  cœur. Qui aurait pensé qu’un          effet, qui eût pensé qu’un
  (homme), seul au milieu de            homme, seul au milieu de
  plusieurs parmi des hommes            convives nombreux, eût osé,
  convives, même s’il était tout à      quelle que fût sa force, lui
  fait fort, devoir apprêter à lui      envoyer la mort et la Ker noire?
  et la mort mauvaise et la Parque
  Noire?

  Et Ulysse ayant atteint frappa lui    Mais Odysseus le frappa de sa
  d’une flèche au gosier, et la         flèche à la gorge, et la pointe
  pointe alla d’outre en outre à        traversa le cou délicat. Il
  travers le cou tendre. Et il fut      tomba à la renverse et la coupe
  penché de l’autre côté, et la         s’échappa de sa main inerte, et
  coupe tomba à lui de la main,         un jet de sang sortit de sa
  (lui) ayant été frappé; et            narine et il repoussa des pieds
  aussitôt un jet épais de sang         la table, et les mets roulèrent
  humain vint à travers les narines,    épars sur la terre, et le pain
  et promptement (l’) ayant frappée     et la chair rôtie furent
  du pied, il écarta de lui la table    souillés. Les prétendants
  et renversa les mets à terre; et      frémirent dans la demeure quand
  le pain et les viandes grillées       ils virent l’homme tomber. Et,
  furent souillées. Et les              se levant en tumulte de leurs
  prétendants firent du tumulte dans    sièges, ils regardaient de tous
  le palais, quand ils eurent vu        les côtés sur les murs sculptés,
  l’homme tombé; et ils se levèrent     cherchant à saisir des boucliers
  des sièges, s’étant élancés dans      et des lances...
  la salle, cherchant des yeux de
  tous côtés vers les murailles bien
  construites; et ni bouclier
  n’était quelque part ni lance
  solide pour prendre...

  Eurymachos tira (son) glaive acéré    Eurymakos tira son épée aiguë à
  d’airain, aiguisé des deux côtés;     deux tranchants, et se rua sur
  et il s’élança sur lui en criant      Odysseus, en criant
  d’une façon terrible; mais en même    horriblement, mais le divin
  temps le divin Ulysse, envoyant       Odysseus, le prévenant, lança
  une flèche, (lui) frappa la           une flèche et le perça dans la
  poitrine auprès de la mamelle et      poitrine, auprès de la mamelle,
  enfonça dans le foie à lui le         et le trait rapide s’enfonça
  trait rapide, et donc il laissa       dans le foie. Et l’épée tomba de
  tomber (son) glaive de (sa) main à    sa main contre terre et il
  terre et, se renversant en            tournoya près d’une table,
  arrière, il tomba sur la table en     dispersant les mets et les
  tournant; et il répandit à terre      coupes pleines; et lui-même se
  les mets et la coupe double, et       renversa en se tordant et en
  celui-ci frappa la terre de (son)     gémissant, et il frappa du front
  front étant affligé en (son) cœur     la terre, repoussant un thrône
  et ruant de (ses) deux pieds, il      de ses deux pieds et l’obscurité
  ébranla (son) siège et l’obscurité    se répandit sur ses yeux.
  se répandit sur ses yeux.

  Et Amphinome fondit sur le            Alors Amphinomos se rua sur le
  glorieux Ulysse, s’étant élancé en    magnanime Odysseus, après avoir
  face; et il tira (son) glaive         tiré son épée aiguë, afin de
  acéré, (pour voir) si de quelque      l’écarter des portes; mais
  façon (Ulysse) se retirerait à lui    Telemakos le prévint en le
  de la porte. Mais donc Télémaque      frappant dans le dos entre les
  prévint lui et, frappant par          épaules, et la lance d’airain
  derrière, avec une lance garnie       traversa la poitrine, et le
  d’airain, entre les épaules, et       Prétendant tomba avec bruit et
  fit passer (la lance) à travers la    frappa la terre du front. Et
  poitrine et, étant tombé, il          Telemakos revint à la hâte,
  retentit et frappa la terre de        ayant laissé sa longue lance
  tout son front. Mais Télémaque        dans le corps d’Amphinomos, car
  s’élança loin (de lui) ayant          il craignait qu’un des Achaïens
  laissé là même des Amphinome la       l’atteignît, tandis qu’il
  lance à la longue ombre, car il       l’approcherait et le frappât de
  craignait grandement que              l’épée sur sa tête penchée.
  quelqu’un des Achéens ou, s’étant
  élancé, ne frappât de (son)
  glaive ou ne blessât (du glaive)
  penché en avant (lui) retirant la
  longue lance.

  (Traduction littérale
  juxtalinéaire par S. Sommer.
  Hachette.)

Citons encore le passage qui suit la mort des prétendants:

  Traduction juxta-linéaire par
  E. Sommer                             Traduction Leconte de Lisle

  _Ulysse dit ces paroles ailées_:      _Ulysse dit ces paroles ailées_:

  «Commencez maintenant à emporter      «Commencez à emporter les
  les cadavres et ordonnez aux          cadavres et donnez des ordres
  femmes _de les emporter_; puis        aux femmes. Puis avec de l’eau
  ensuite _songez à_ purifier les       et des éponges poreuses purifiez
  sièges très-beaux et les tables       les beaux thrônes et les tables.
  avec de l’eau et des éponges          Après que vous aurez tout rangé
  aux-trous-nombreux. Mais après que    dans la salle, conduisez les
  déjà vous aurez mis-en-ordre toute    femmes hors de la demeure, entre
  la maison, ayant emmené les           le dôme et le mur de la cour, et
  servantes du palais                   frappez-les de vos longues épées
  solidement-établi, entre et le        aiguës, jusqu’à ce qu’elles
  pavillon et l’enceinte                aient toutes rendu l’âme, et
  irréprochable de la cour _songez à    oublié Aphrodite, qu’elles
  les_ frapper avec des épées à         goûtaient en se livrant en
  longues pointes, jusqu’à ce que       secret aux prétendants.»
  vous ayez enlevé la vie à toutes
  et qu’elles aient oublié Vénus
  (les plaisirs) que donc elles
  offraient aux prétendants et
  s’unissaient _avec eux_ en
  cachette.»

  Il dit ainsi; et les femmes           Il parla ainsi et toutes les
  vinrent toutes serrées, se            femmes arrivèrent en gémissant
  lamentant terriblement, versant       lamentablement et en versant des
  des larmes abondantes. D’abord        larmes. D’abord, s’aidant les
  donc elles emportaient les corps      unes les autres, elles
  morts, et _les_ déposaient donc       emportèrent les cadavres,
  sous le portique de la cour           qu’elles déposèrent sous le
  à-la-belle-enceinte, s’appuyant       portique de la cour. Et Odysseus
  les unes sur les autres; et           leur commandait et les pressait
  Ulysse _leur_ commandait, _les_       et les forçait d’obéir.
  pressant lui-même; et celles-ci
  _les_ emportaient aussi par
  nécessité.

  Puis ensuite elles purifiaient        Puis elles purifièrent les beaux
  les sièges très-beaux et les          thrônes et les tables avec de
  tables avec de l’eau et des           l’eau et des éponges poreuses.
  éponges aux-trous-nombreux.           Et Telemakhos, le bouvier et le
  Cependant Télémaque et le             porcher nettoyaient avec des
  bouvier et le porcher raclaient       balais le pavé de la salle, et
  avec des pelles le sol de la          les servantes emportaient les
  demeure construite solidement; et     souillures et les déposaient
  les servantes enlevaient (_les        hors des portes. Puis, ayant
  ordures_) et _les_ déposaient         tout rangé dans la salle, ils
  dehors. Mais après que ils eurent     conduisirent les servantes hors
  mis-en-ordre tout le palais, ayant    de la demeure, entre le dôme et
  fait-sortir alors les servantes du    le mur de la cour, les
  palais solidement établi entre et     renfermant dans ce lieu étroit
  le pavillon et l’enceinte             d’où on ne pouvait s’enfuir. Et
  irréprochable de la cour, ils         alors le prudent Telemakhos
  _les_ rassemblaient à l’étroit,       parla ainsi le premier:
  (_dans un endroit_) d’où il
  n’était pas _possible_ de
  s’échapper. Et le sage Télémaque
  commença à eux à parler:

  «Que donc je n’enlève pas la vie      «Je n’arracherai point par une
  par une mort pure à celles qui        mort non honteuse l’âme de ces
  donc ont versé les opprobres sur      femmes qui répandaient
  ma tête et sur notre mère et _qui_    l’opprobre sur ma tête et sur
  dormaient auprès des prétendants.»    celle de ma mère et couchaient
                                        avec les prétendants.»

  Il dit donc ainsi; et ayant           Il parla ainsi et il suspendit
  attaché à la grande colonne du        le câble d’une nef noire, et il
  pavillon le câble d’un vaisseau       le tendit autour du dôme, de
  à-la-proue-azurée il _le_ jeta        façon à ce qu’aucune d’entre
  autour _d’elles_, _l’_ayant           elles ne touchât du pied la
  tendu en haut, de peur que            terre.»
  quelqu’une n’arrivât jusqu’au sol
  avec _ses_ pieds.

  Et comme lorsque ou des grives        De même que les grives aux ailes
  aux-larges-ailes ou des colombes      déployées et les colombes se
  ont donné dans un filet, qui se       prennent dans un filet au milieu
  trouvait sur un buisson, entrant      des buissons de l’enclos où
  (voulant entrer) dans _leur_ nid,     elles sont entrées et y trouvent
  et une couche odieuse _les_ a         un lit funeste; de même ces
  reçues; ainsi celles-ci avaient       femmes avaient le cou serré dans
  _leurs_ têtes à-la-file, et des       les lacets afin de mourir
  nœuds étaient autour de tous les      misérablement; et leurs pieds ne
  cous afin qu’elles mourussent         s’agitèrent point longtemps.
  de-la-façon-la-plus-déplorable; et
  elles se débattirent avec les
  pieds un moment, non fort
  longtemps.

On peut continuer ces citations. Partout la comparaison du texte
montrera que le seul reproche ou plutôt le plus bel éloge qu’on puisse
faire de la traduction Leconte de Lisle, c’est d’être la plus littérale,
celle qui se rapproche le plus du mot à mot d’Homère.

Bossuet est encore un bel exemple du profit qu’on peut retirer du
travail des traductions. C’est par la lecture ou la traduction des
textes étrangers que Bossuet a trouvé ses hardiesses d’expressions, ses
surprises d’images, ses audaces si personnelles, ses transpositions de
mots, ses intarissables ressources de style. L’originalité de Bossuet
s’est formée par l’étude familière des Pères de l’Église, Cyprien,
Tertullien, Chrysostome et surtout saint Augustin, comme il le dit
lui-même dans sa _Lettre au cardinal de Bouillon_. C’est à cette source
qu’il a, pendant la première moitié de sa carrière, incessamment
retrempé son imagination créatrice. Ce sont les Pères de l’Église qui
lui ont donné ces singularités de style dont s’étonnaient ses
contemporains, quand ils l’entendaient appeler Dieu, d’après Tertullien,
le _souverain grand_, Jésus _l’Illuminateur des antiquités_, le corps de
la Vierge _une chair angélisée_. «Il s’appuie sur la doctrine des Pères,
dit Gandar; il se sert même de leurs expressions; il les imite, il les
traduit ou les paraphrase. Et il nous faut les indications de l’orateur
lui-même pour distinguer, dans la trame unie de son discours, ce qu’il
emprunte de ce qu’il a tiré de son propre fonds... tant Bossuet est dans
son naturel, lorsqu’il reprend la pensée des Pères.»

Mais ce que Bossuet doit aux Pères de l’Église n’est rien, à côté du
travail de _transfusion_ auquel il s’est livré en lisant la Bible,
pendant la seconde partie de sa carrière d’orateur. Aucune littérature
n’offre un tel exemple d’assimilation.

Et, notons-le tout de suite, Bossuet n’a pas hésité un instant entre les
deux méthodes de traduction. Comme Chateaubriand, Leconte de Lisle et
Henri Heine, et malgré les partisans du bon français, le père Bouhours,
la Bible de Mons et les fades élégances de Sacy, Bossuet a adopté le
principe de la littéralité pour ses traductions de l’Apocalypse, du
_Cantique des cantiques_, des versets bibliques et celles des
_Évangiles_ faites au cours de ses Sermons.

Dans son remarquable ouvrage, _la Bible et Bossuet_, le père de La
Broise montre par une série d’exemples jusqu’à quel point le grand
orateur a poussé cet effort de littéralité: «Bossuet, dit-il, cherche à
rendre fidèlement la phrase de l’auteur sacré, lors même qu’elle est
obscure et hardie. Loin d’ajouter quoi que ce soit, comme Bouhours et
Sacy, le grand orateur préfère rester obscur et bizarre, quitte à
s’expliquer ensuite en marge ou en notes.»

Ainsi il est dit dans l’_Apocalypse_ (XIII, 10): _Hic est patientia et
fides sanctorum._ La version de Mons traduit: «C’est ici que doit
paraître la patience et la foi des saints.» Le père Bouhours: «Voici le
temps de la constance et de la fidélité des saints.» Bossuet dit
littéralement: «C’est ici la patience et la foi des saints.»

Les traductions de Bossuet, dit La Broise, l’emportent presque toujours
sur celles de ses contemporains, parce qu’elles serrent davantage le
texte, et qu’elles sont plus brèves et plus fortes.

L’_Apocalypse_ dit: _Et stellæ de cœlo ceciderunt super terram, sicut
ficus emittit grossos suos, cum a venti magno movetur_ (VI, 13). Le P.
Amelotte traduit: «Les étoiles du ciel tombèrent en terre, comme les
figues tombent d’un figuier, lorsqu’il est agité par un grand vent.» Le
P. Bouhours: «Les étoiles tombèrent du ciel sur la terre, de même que
les figues _qui ne mûrissent point tombent_ d’un figuier agité par un
grand vent.» Richard Simon: «Les _étoiles du ciel_ tombèrent sur la
terre, comme les figues encore vertes tombent d’un figuier lorsqu’il est
agité par un grand vent.» Godeau: «Et les étoiles tombèrent du ciel
_comme on voit tomber_ les figues-fleurs du figuier, lorsqu’elles sont
secouées par un grand vent.» Bossuet dit: «Les étoiles tombèrent du ciel
en terre, comme lorsque le figuier, agité par un grand vent, laisse
tomber ses figues vertes.» Évidemment, c’est Bossuet qui est le plus
près du texte. Pour ma part, j’aurais même dit, pour serrer de plus près
les mots: «Et les étoiles tombèrent du ciel sur la terre, comme le
figuier laisse tomber ses figues vertes, _quand il est_ agité par un
grand vent.»

Sacy atténuait les comparaisons trop imagées en ajoutant un: _comme_.
«Votre nom est _comme_ une huile qu’on a répandue... Mon bien-aimé est
pour moi _comme_ un bouquet de myrrhe... Vos yeux sont _comme_ les yeux
des colombes...» Bossuet traduit exactement: «Votre nom est un parfum
répandu... Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe... Vous avez
des yeux de colombe...»

Le grand orateur ne recule jamais devant l’expression forte. On lit dans
_Jérémie_ (XXXI, 7): _Exsultate in lætitia Jacob, et hinnite contra
caput gentium._ Sacy traduit: «Jacob tressaillez de joie, faites
retentir des cris d’allégresse à la tête des nations.» Bossuet ose
écrire: Réjouissez-vous, ô Jacob, _hennissez_ contre les gentils», comme
il a dit ailleurs: «Les _hennissements_ de la passion.»

Bossuet dit le P. de la Broise, «semble prêt à faire violence à toute
construction française. Il va aussi loin qu’il peut et ne s’arrête que
devant l’impossible.» En signalant ses «hardiesses de mots ou de
constructions», le P. de la Broise ne cesse de louer le grand orateur
«d’avoir été littéral, d’avoir enrichi par une heureuse audace notre
vocabulaire et notre syntaxe, d’avoir brisé les moules convenus».

«Les traductions de Bossuet, dit-il, où les expressions de l’original
sont si scrupuleusement respectées, ont par là même une certaine couleur
locale. Cette qualité manquait souvent aux traducteurs du dix-septième
siècle; elle a été portée par ceux du nôtre jusqu’à l’exagération. Au
temps de Louis XIV, on habillait les auteurs anciens à la française...
De nos jours, on s’applique à conserver à Homère la barbarie de son
époque, à Eschyle l’énergie sauvage de son style, aux historiens la
valeur exacte de leurs termes militaires et administratifs; et parfois,
à force de traduire le latin par le latin et le grec par le grec, on
fait une version inintelligible à quiconque ignore la langue originale.
Bossuet est entre les deux, se ressentant parfois des défauts de son
temps, ne tombant jamais dans les excès du nôtre[115]...»

  [115] P. 29.

Bossuet, en effet, a souvent employé, lui aussi, pour son royal élève et
devant son auditoire de Versailles, des traductions banales en «style
poli de la Cour»; mais ce n’est pas son habitude et il revient vite à
ses règles ordinaires, qui sont, dit La Broise: «Recherche de la
précision, plus que de la correction, langue légèrement archaïque,
respect des traductions anciennes et traditionnelles.»

Bossuet va jusqu’à conserver le plus qu’il peut les hébraïsmes de son
modèle. Vous retrouvez chez lui: «Le sang de Jésus a inondé nos têtes,
(_Innundaverunt aquæ super caput meum_) «Versez des larmes avec des
prières (_Effundo orationem meam_) et surtout l’incessant emploi des
substantifs bibliques, que nous avons souvent signalés: «Nos ignorances
(_ignorantias meas_), les _profondeurs_ de Satan» (_altitudines
Satanæ_).

L’exemple de Bossuet suffirait seul à prouver que traduire, c’est
apprendre à écrire, et que les meilleurs traductions seront toujours les
traductions littérales.



Chapitre XIII

Le journalisme et les conférences

Le métier de journaliste.--Les grands journalistes.--Le journalisme et
le style.--La manie des conférences.--Alexandre Dumas conférencier.--Le
style et les conférences.


Un ensemble de conseils sur le métier de journaliste demanderait un
volume. Jamais sujet ne fut plus d’actualité. Le journalisme a tout
envahi. C’est plus qu’une carrière: c’est une immense réserve d’hommes,
une salle d’attente où s’abritent, se préparent et s’_épuisent_ les
trois quarts des jeunes écrivains contemporains. Non seulement les
débutants cherchent à gagner leur vie dans le journalisme; mais des gens
très arrivés, poètes, romanciers, auteurs dramatiques ou simples
fonctionnaires, sont enchantés de remplir une rubrique dans un journal
et d’aborder une carrière qui n’exige aucune compétence et où «il y a de
la place pour tout le monde». Un journal comprend une infinité de
besognes, articles politiques, articles littéraires, grand et petit
reportage, interviews, chroniques, échos, informations, dépêches,
tribunaux, correspondances, théâtres. Celui qui a la vocation d’écrire
ne demande qu’à entrer dans un journal pour assurer son indépendance et
attendre l’avenir.

Le talent d’un homme faisait autrefois la réputation d’un journal. Du
temps de Timothée Trimm, on achetait le journal pour lire un article. Il
y avait de grands journalistes, comme Louis Veuillot, Carrel, Girardin,
Hervé, John Lemoinne, qui furent la gloire de leur profession et
quelquefois les maîtres de la politique. Un volume entier n’aurait pas
eu plus de retentissement que le fameux article de Chateaubriand dans le
_Mercure_: «En vain Néron prospère, Tacite est né...» L’avènement des
feuilles d’information, la partie matérielle, publicité, dépêches,
nouvelles, ont rejeté au second plan l’importance de l’élément
littéraire, et peu à peu supprimé le rôle du talent personnel dans la
presse. Le public a perdu l’habitude de penser et se contente d’être mis
au courant de ce qui se passe. Les dispositions intellectuelles les plus
géniales ne résistent pas aux déplorables conséquences de
l’improvisation quotidienne. Les meilleurs dons d’un écrivain sont à peu
près inutilisés dans un journal. On fait simplement partie d’un rouage
qui fonctionne. Comme personne, pas même Émile de Girardin, n’est
capable d’avoir une idée par jour, on use inutilement ses forces à
remonter l’éternel rocher de Sisyphe, qui vous retombe sur les épaules.

Flaubert, dans sa _Correspondance_, parle des dures besognes auxquelles
le journalisme condamne aujourd’hui un poète qui ne veut pas mourir de
faim. «Qu’est-ce qu’ils vont encore nous faire faire?» disait Gautier en
arrivant à son journal.

Georges Duval conte, à propos des besognes journalistiques, une amusante
anecdote:

«De retour à Paris, je trouvai un mot d’Émile de Girardin me priant de
passer à la _Liberté_, rue Montmartre. Il me demande s’il me
conviendrait d’entrer dans sa rédaction. J’accepte avec enthousiasme; il
me fait asseoir et me dit:

«--Écrivez de suite un article sur la marine du Brésil. Deux colonnes.
Vite. Nous sommes en retard.

«Je n’oublierai jamais ma confusion. Je ne possédais sur la marine du
Brésil aucun renseignement. Girardin m’aurait proposé d’improviser un
discours sur les dépôts pélagiques de la Méditerranée, mon embarras
n’eût pas été plus grand. Je lui avoue mon ignorance en la matière; il
rajuste son binocle, fronce les sourcils, resserre son nœud de cravate
et, de sa petite voix grêle que j’entends encore:

«--Si vous voulez réussir dans le métier, il faut vous habituer à
traiter tous les sujets, même ceux que vous ne connaissez pas. Le
lecteur les connaissant encore moins, le journaliste a toujours sur lui
la supériorité d’un professeur, fût-il mauvais, sur des élèves qui sont
des cancres.

«J’avais, tout jeune, passé mes examens pour l’École navale, avant de
préparer Polytechnique; je réunis mes souvenirs et entrai bravement dans
le vif de mon sujet, agrémenté d’expressions techniques qui me valurent
les compliments de Girardin. L’article ne souleva pas une protestation;
pas une rectification n’en détruisit l’heureux effet et, pour que la
honte fût complète, trois mois après, je recevais l’ordre du Christ du
Brésil! Girardin m’en félicita[116].»

  [116] G. DUVAL, _Mémoires d’un Parisien_, p. 130.

Quelquefois, c’est le contraire qui arrive: on oblige un homme
intelligent à écrire des articles stupides.

«Si beaucoup de jeunes gens se croient destinés à briller dans la
carrière, c’est qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’est le journalisme. Un
jeune licencié ès lettres, candidat à l’agrégation, fut admis un jour
dans un journal. Il assista au premier «rapport». Il lui échut une
enquête à faire sur un cambriolage dans une bijouterie. Le lendemain, il
eut à suivre un drame passionnel. Le surlendemain...

«Le surlendemain, il vint trouver son rédacteur en chef et lui expliqua
naïvement:

--C’est que... je vais vous dire: mon affaire, à moi, c’est plutôt la
politique.

«Il s’était figuré, de bonne foi, qu’on l’avait engagé pour écrire «des
articles» et donner son opinion sur la situation européenne. Notez qu’il
y serait peut-être parvenu: il suffisait d’une interview ou d’un
reportage politique réussi pour le mettre tout de suite sur un autre
plan. Mais il n’avait pas la patience d’attendre. Il se sentait humilié
de travailler dans le «fait-divers». Il ne comprenait pas le métier. Il
n’avait donc, et c’était justice, aucune chance d’y réussir[117].»

  [117] André BILLY et Jean PIOT, _le Monde des journaux_.

Émile Zola considérait le journalisme comme un excellent exercice
d’assouplissement. Il est possible que le journalisme enseigne à écrire
vite; je crois qu’il enseigne surtout à écrire mal.

L’article de journal est, par sa nature, voué à l’oubli. Henri Fouquier
gagna une fortune à publier plusieurs articles par jour, pendant des
années. Qui le lit aujourd’hui? Et qui se souvient de Timothée Trimm?

Voyez Rivarol. Celui-là fut un maître et méritait de survivre. Esprit
léger et profond, espèce de Joseph de Maistre du journalisme, comme dit
à peu près Sainte-Beuve, causeur étincelant, auteur d’une sérieuse étude
sur la langue française, Rivarol n’a brillé que par la conversation et
l’esprit journalistique. Presque rien de ce qu’il a écrit n’intéresse
aujourd’hui le public. Son _Almanach des grands hommes_ n’est plus
qu’une lecture d’érudition.

On est effrayé quand on songe à l’énorme production que peut fournir une
carrière de journaliste. Louis Veuillot a laissé plus de vingt volumes
de _Mélanges_. M. de Sacy a écrit aux _Débats_, pendant trente ans, à
peu près la valeur de trente volumes in-folio, à deux colonnes. «Dans
cette vie laborieuse et dévorante qui use les plus forts, dit Labiche,
M. de Sacy a trouvé le temps de dépenser, en mille sujets divers, et
comme un prodigue, des trésors de talent qui, concentrés en une œuvre
unique, eussent été peut-être un monument parmi les chefs-d’œuvre de
notre littérature... Au nom des Lettres, regrettons, ce n’est pas assez,
gémissons de voir tant de grands et beaux esprits ne pas faire le livre
qu’ils nous doivent, éparpiller, émietter leur talent, leur verve, leur
bon sens, leurs passions même, dans des œuvres que le soleil d’un jour
doit seul éclairer, et qui vont aussitôt s’ensevelir dans ce que M. de
Sacy appelait tristement «les catacombes du journalisme»[118].

  [118] LABICHE, _Discours de réception à l’Académie_.

Voilà les inconvénients du journalisme; voilà les dangers contre
lesquels il faudra vous défendre.

Mais si vous avez réellement la vocation; si vous aimez le journalisme
pour lui-même; si vous voulez à tout prix suivre cette carrière, alors
la question change. Il s’agit de tirer parti d’une inclination
impérieuse et de vous créer une notoriété dans un monde composé de
personnes profondément indifférentes aux questions d’art et de
perfection. Or, cette notoriété, vous ne l’obtiendrez que par le style,
l’expression, la forme, l’originalité, l’esprit, autant de choses, comme
nous le disions, qui n’ont pas, en général, une grande valeur d’utilité
dans un journal d’informations.

Il est difficile de bien écrire, quand on est forcé d’écrire tous les
jours, à la hâte, presque sans retouches. A première vue, la plupart des
articles de journaux semblent parfaitement bien écrits. Le lendemain,
ils ont perdu leur saveur; un an après, ils sont illisibles. Aucun
article d’actualité ne survit à l’actualité. L’intérêt cesse avec
l’intérêt du moment. Je ne connais que Veuillot qui supporte l’épreuve
d’une seconde lecture.

Il faut donc, de toute nécessité, si vous choisissez la carrière
journalistique, soigner votre improvisation, écrire lentement, ne rien
laisser au hasard, se maîtriser, se condenser, ne pas craindre de
refaire ses phrases et surtout (ceci est essentiel pour bien se juger)
ne jamais livrer un article avec des ratures et des corrections, mais le
recopier soigneusement, afin de pouvoir le relire sur page propre; sans
cela vous serez étonné, ayant cru bien écrire, de n’avoir produit qu’un
style plein de négligences, un style à escaliers et à régimes indirects,
contourné, bistourné, qui choquera ceux qui ont encore quelque souci de
la diction et de la grammaire.

Le grand vice de l’article de journal est sa rapidité. On le fait
toujours trop long, parce qu’on n’a pas le temps de le faire plus court.
Que de choses pourraient être dites en moins de mots! Un article ne
_porte_ que s’il _fait balle_, s’il va droit au but, si c’est un tout
bien construit. M. Gauvain publie dans les _Débats_ des modèles de ce
genre.

Parmi les conditions essentielles à la rédaction d’un bon style de
journal, le respect de la langue s’impose par-dessus tout. L’influence
des journaux est désastreuse pour la langue française. Au nom des pures
traditions classiques, par patriotisme autant que par goût, on doit
réagir contre ce mouvement de décadence et de corruption qui déshonore
l’art d’écrire. L’américanisme, les sports, l’automobile, l’aviation, la
politique ont fait de la prose de journal une espèce de jargon, argot de
courses et d’industries, anglicismes ridicules, néologismes barbares,
imbécillités verbales, dont un collectionneur d’aberrations formerait un
recueil scandaleusement drolatique. Jamais la langue française ne subit
de tels ravages.

Ces habitudes de style nous ont fait oublier les spirituels articles des
bons journalistes d’autrefois, car il y en a eu d’excellents et qui ont
enchanté nos pères. Se rappelle-t-on le succès de Jules Lecomte dans _le
Monde illustré_? Qui relit Émile de Girardin ou Albert Wolff? On s’est
moqué des causeries anecdotiques que Jules Claretie alimentait par un
intelligent système de fiches. Aurélien Scholl est mort tout entier. Qui
lit Henri Fouquier et Armand Silvestre? Rochefort lui-même est déjà bien
loin de nous. Le journalisme ne laisse après lui que quelques rares
noms, qui surnagent, comme les naufragés de Virgile, dans un océan
d’oubli.

Encore une fois (ce sera la conclusion de ces courtes lignes), les
écrivains de journaux doivent bien se persuader qu’on ne peut se faire
un nom que par le talent, le souci du style, la facture, la forme. C’est
toujours par la littérature qu’on arrive, même dans le journalisme,
qu’on écrive ou qu’on parle, qu’on fasse des articles, des sermons ou
des conférences.

Rarement improvisées, presque toujours écrites, les conférences sont un
genre de littérature comme un autre et qui relève, par conséquent, lui
aussi, de l’enseignement du style et de l’art d’écrire.

La manie des conférences nous vient d’Angleterre. Le sermon et le speech
laïque furent toujours à la mode dans ce pays de discussion en plein
air. La conversation publique y fut d’abord religieuse, et prit très
vite une tournure politique qui élargit son champ d’action et son
auditoire. Firmin Maillard nous a laissé là-dessus d’intéressants
renseignements[119]. Dickens parcourut l’Amérique en lisant ses œuvres,
comme plus tard Jean Aicard récitant chez nous sa _Chanson de l’enfant_
et ses _Poèmes de Provence_. La mode des conférences commença sous le
second Empire, avec Weiss, Philarète Chasles, Louis Ulbach, Élisée
Reclus, Pelletan, Deschanel, Hébrard, Prévost-Paradol, Vallès, Méry,
Weill, Baudelaire... Legouvé et Sarcey furent de célèbres conférenciers.
Sarcey s’était fait une popularité avec sa brusquerie bon enfant, qui
allait jusqu’à s’interrompre pour se plaindre d’un courant d’air. Mais
le type du conférencier pour dames, celui que nul ne surpassera, c’est
Caro. Qui n’a pas vu les pâmoisons qui accueillaient le cours de M.
Caro, ignorera toujours la gloire que peut donner un public féminin. M.
Caro enseignait la morale, la philosophie, la métaphysique. C’était du
délire. M. Bergson lui-même n’a pas connu de pareils transports.

  [119] _Cité des intellectuels_, p. 137.

Tout le monde n’est pas destiné à devenir l’idole des dames. Il y a des
conférenciers sérieux qui cherchent le succès sans l’atteindre et il y a
des conférenciers folâtres qui sont cependant très écoutés. On sait
l’histoire de ce plaisantin, qui, commençant une conférence sur la
littérature lapone, arrive sur l’estrade, une gorgée d’eau et prononce
cette phrase: «Mesdames et Messieurs, il n’y a pas de littérature
lapone.»

Un jour, un de nos amis essaya de démontrer devant un public mondain que
_Cyrano de Bergerac_ n’était pas un chef-d’œuvre. Il choisit et lut les
vers les plus ridicules. Tous furent applaudis, et le succès de la
conférence fut pour Rostand.

Depuis 1890, avec Faguet, Brunetière et Jules Lemaître, le fléau des
conférences s’est scandaleusement propagé. La conférence est devenue
aujourd’hui une profession internationale. Le conférencier boucle sa
valise, touche des cachets, fait partie d’une troupe et, tout rayonnant
de projections cinématographiques, parcourt la France et l’étranger,
Hollande, Belgique, République Argentine ou Côte d’azur. Il existe des
sociétés de conférences musicales, philosophiques, historiques,
archéologiques, littéraires, pour dames, pour jeunes filles, pour
enfants, pour rien du tout, pour le plaisir de débiter des anecdotes qui
traînent dans tous les livres. Modes, chapeaux, toilettes, cuisine,
érudition, grammaire, tous les sujets sont bons. Le temps d’ouvrir un
volume et de prendre des notes, et on court se faire applaudir.

La conférence a un avantage: elle supprime l’effort. C’est à peine si
l’on s’aperçoit qu’on vous enseigne quelque chose. Ce n’est pas
apprendre, ce n’est pas s’instruire: c’est aller au théâtre ou dans le
monde. On y retrouve l’atmosphère d’un salon où l’on cause. On ne
prendrait pas la peine de lire une conférence dans une revue; on va
l’écouter parce que c’est la mode, parce qu’on y rencontre Mme X... ou
Mme Z... et qu’on peut en parler chez ses amies: «Ah! ma chère, vous y
étiez? C’était exquis!»

La conférence est à la portée de tout le monde. On n’a même pas besoin
d’être orateur. Il suffit de savoir lire. Jules Lemaître lisait
admirablement et avait toujours l’air d’improviser. Il faut que la
lecture donne cette illusion; sans cela les auditeurs restent froids. On
l’a bien vu pour Alexandre Dumas père. Ce fut une joie dans Paris, quand
on apprit que le célèbre écrivain, l’intarissable causeur, allait
probablement raconter de vive voix les pittoresques souvenirs de sa vie!
Au lieu de cela, qu’on se figure la déception de l’auditoire, lorsqu’on
entendit l’auteur de _Monte-Cristo_ parler tranquillement de Jules
César, Virgile, Cicéron, Delacroix, etc. Ces amplifications furent
froidement accueillies. «Dumas file sur la province, dit Firmin
Maillard, le froid le suit à Valenciennes, à Lille où les ouvriers
typographes l’ont prié de faire une conférence à leur bénéfice et
auxquels il répond: «Mes enfants, vous êtes les mains avec lesquelles je
mange depuis quarante ans; il est bien naturel que la tête vienne au
secours des mains.» Malgré cela, le froid persiste, Dumas gagne
l’étranger; Venise et Vienne ont pour lui le même climat, il ne retrouve
un peu de chaleur qu’en Hongrie, où il a l’heureuse idée d’apparaître
costumé en Hongrois. Cette attention lui concilie tous les cœurs.
Pourquoi cet insuccès, lorsque tant d’autres... Tout simplement parce
qu’au contraire de ce qu’on attendait de lui, il ne parle point, il lit,
à la papa, sans lever les yeux, le nez dans ses papiers, trébuchant à
travers les lignes et ne sortant des endroits difficiles qu’après un
silence mortel pour celui qui lit et pour celui qui l’écoute...[120].»

  [120] Firmin MAILLARD, _La Cité des intellectuels_, p. 141.

«Les conférences, disait Mme Ancelot en 1860, c’est le monologue
installé sur les ruines de la conversation.» Les radoteurs ont remplacé
la conversation, en racontant ce que tout le monde sait. «Je ne connais
pas ce sujet. Je vais écrire un livre là-dessus», disait un plaisant
auteur.

On est stupéfait de songer qu’il y a des jeunes filles qui entendent
quelquefois deux conférences par jour! Dans quelle confusion doivent se
débattre ces pauvres cervelles féminines qui croient pouvoir retenir
quelque chose! Si encore on prenait des notes! Mais qui a le courage de
prendre des notes? Et puis, noter quoi? L’histoire de France, l’histoire
de la littérature? A quoi bon? On trouve tout cela dans les livres.

«Il ne faut pas s’imaginer, dit Marcel Prévost, que les conférences vont
remplacer l’étude chez les auditeurs. Il ne faut pas même s’imaginer
qu’elles peuvent remplacer des cours. Elles sont, sans plus, un studieux
plaisir: ce qui est bien quelque chose. Même les parcelles de savoir
qu’elles sèment dans telles têtes de linottes empanachées ne sont pas
entièrement perdues; snobisme pour snobisme, j’aime mieux celui
d’Armande que le snobisme du bridge ou du tango. Vive la mode du savoir,
de l’intelligence, de la culture, ne fût-ce qu’une mode pour
quelques-uns et quelques-unes! Le côté dangereux de la mode
conférencière, c’est que, sous ce nom de conférences, on puisse abriter
des denrées si diverses--quelques-unes nuisibles. Le choix des sujets
n’exclut pas les pires niaiseries: on a conférencié sur la _matchiche_.
Le choix des conférenciers est souvent quelconque, guidé surtout par le
désir d’allécher le public en l’étonnant. Beaucoup de conférences sont
préparées à la hâte, débitées au petit bonheur par des façons de
bègues[121].»

  [121] _l’Art d’apprendre_, p. 117.

Tout cela n’est que trop vrai; et que de choses il y aurait encore à
dire!

Mais à quoi bon récriminer? Prenons la conférence pour ce qu’elle est.
Bonne ou mauvaise, c’est une œuvre littéraire. Tâchons donc de la bien
écrire. Étudiez votre sujet; efforcez-vous d’être original; soignez le
fond et la forme, et ne vous contentez pas de répéter ce que vos
auditeurs peuvent lire dans n’importe quel ouvrage. Il est scandaleux de
voir des conférenciers résumer tranquillement l’histoire grecque ou
romaine, ou de simples manuels de littérature française.

Les conférences sont ordinairement fort mal écrites. Elles font illusion
sur le moment; en réalité, elles ne supportent pas la lecture.

On doit écrire une conférence comme on écrit un livre, et appliquer à ce
genre de discours ce que nous disions des _Sermons_: «Ce sont les bons
écrivains qui font les bons orateurs[122].»

  [122] En blâmant les conférences, je fais une exception, bien entendu,
    pour les leçons d’enseignement professionnel, conférences agricoles
    ou autres, qui peuvent être si utiles aux cultivateurs ou aux
    ouvriers.



Chapitre XIV

Le guide et les conseils

Nécessité d’un guide.--Les conseillers de Flaubert.--Maupassant et
Flaubert.--Racine et Boileau.--La docilité de Chateaubriand.--Les
enquêtes de Mme de Staël.--La vanité littéraire.--Les avantages d’un bon
conseiller.


Je voudrais, en terminant ce livre, présenter quelques réflexions sur
l’utilité qu’il y aurait pour les débutants de lettres à s’assurer un
guide dévoué et clairvoyant.

En général, on s’imagine avoir du talent, parce qu’on prend pour du
talent le don d’assimilation et la facilité d’écrire.

Comment peut-on arriver à savoir si l’on a vraiment du talent et si ce
qu’on écrit vaut quelque chose? Il n’y a qu’un moyen: c’est de le
demander aux autres.

Peu de gens sont capables de juger leurs propres ouvrages. Qu’on se loue
ou qu’on se critique, on se trompe presque toujours: ou on est indulgent
ou on est injuste. Lord Lytton, par exemple, se trompait, quand il
écrivait à lady Blessington, à propos des _Derniers jours de Pompéi_:
«Je crains que cet ouvrage ne plaise pas aux femmes. Elles n’aiment que
les intrigues bien conduites; elles demandent du sentiment et de
l’esprit, et _Pompéi_ n’a ni l’un ni l’autre.» Les auteurs, il faut bien
l’avouer, n’ont pas l’habitude d’avoir si mauvaise opinion d’eux-mêmes.

Littérairement, personne ne se connaît, personne ne se voit. Pour se
connaître et pour se voir, il faut faire appel aux lumières d’autrui.
«Les Romains, dit Vigneul-Marville, avaient une coutume fort louable et
très utile, tant qu’on sut bien en user: c’était de réciter les ouvrages
de leur composition en la présence de leurs amis, avant que de le donner
au public. Ils avaient en cela deux fins: la première de recevoir les
avis et les corrections, dont les plus habiles gens ont toujours besoin;
et la seconde, qui était une suite de la première, de ne publier rien
qui ne fût fort accompli... On envoyait des billets pour inviter les
gens à ces sortes de récits. Les empereurs honoraient quelquefois de
leur présence ces assemblées[123].»

  [123] _Mélanges d’histoire et de littérature_, t. I, p. 310.

Les plus grands maîtres ont éprouvé le besoin de soumettre leurs œuvres
à des personnes éclairées. Il n’y a que les esprits médiocres qui sont
toujours sûrs d’eux-mêmes. Avant de les offrir au public, Fontenelle
voulut lire ses comédies dans le salon de Mme de Tencin; on les jugea
indignes de sa réputation, et c’est Mme de Tencin qui fut chargée de lui
dire la vérité. Fontenelle s’inclina.

Quand Montesquieu eut terminé _Arsace et Isménie_, il se demanda si
cette publication aurait du succès. «Tout bien pesé, écrit-il, à l’abbé
de Guasco, je ne puis encore me déterminer à lire mon roman d’_Arsace_ à
l’imprimeur. Le triomphe de l’amour conjugal de l’Orient est peut-être
trop éloigné de nos mœurs pour croire qu’il serait bien reçu en France.
Je vous apporterai le manuscrit; nous le lirons ensemble, et je le
donnerai à lire à quelques amis.»

Roman, dialogue, poésie, nouvelles, on ne peut juger son œuvre qu’après
l’avoir laissé refroidir pendant quelque temps. Il faudrait la relire
six mois au moins après qu’on l’a écrite. Comme on ne peut attendre
indéfiniment, le mieux est de soumettre sa production à des personnes de
confiance.

On sait l’histoire de Flaubert. Le futur auteur de _Madame Bovary_
réunit un soir ses amis, Bouilhet et Ducamp, pour leur lire la première
version de _la Tentation de saint Antoine_. Le résultat de cette lecture
fut désastreux. On jugea que c’était de la pure rhétorique et qu’il
fallait tout recommencer. Le bon Flaubert n’accepta pas ce verdict sans
résistance. Il se soumit cependant, et c’est alors qu’il se décida à
écrire _Madame Bovary_, sujet réaliste qui devait refréner son
tempérament lyrique.

La vie de Flaubert est le plus bel exemple de modestie et de travail que
nous offre l’histoire des Lettres françaises. Il avait une confiance
absolue dans les conseils de Bouilhet et lui soumettait tout ce qu’il
écrivait.

Flaubert et Bouilhet se complétaient l’un l’autre, «Il est avéré, dit
Cassagne, que le bon sens de Bouilhet a souvent tempéré les outrances
d’imagination de Flaubert. _Madame Bovary_ et _Salammbô_ furent écrits
sous les yeux et sous le contrôle de Bouilhet; et, quand son ami mourut,
Flaubert put dire avec raison qu’il «avait perdu sa conscience
littéraire[124]». En revanche, Bouilhet, de _Mælenis_ aux _Dernières
Chansons_, ne composa rien sans consulter Flaubert; et, aux heures de
découragement et de lassitude, c’est Flaubert qui lui rendait confiance
et le réconfortait.

  [124] A. CASSAGNE, _la Théorie de l’art pour l’art_, p. 132.

«Pendant trente ans, dit Étienne Frère, Flaubert n’a rien écrit sans le
soumettre à Bouilhet, se conformant toujours à son avis. C’est Bouilhet
qui lui trouva le sujet de _Madame Bovary_. Son influence a été énorme
sur le talent de Flaubert: il l’a discipliné, il l’a émondé, châtié; il
en a fait ce qu’il est. Quand il mourut, Flaubert disait: «J’ai enterré
ma conscience littéraire, mon cerveau et ma boussole[125].»

  [125] _Louis Bouilhet_, p. 230.

L’auteur de _Mælenis_ n’a peut-être pas laissé la réputation d’un poète
de tout premier ordre; mais on peut n’être pas un parfait exécutant et
être cependant un excellent conseiller.

Maupassant, à ses débuts, soumettait à Flaubert tout ce qu’il écrivait.
L’auteur de _Madame Bovary_ lui faisait un véritable cours de style,
supprimait les épithètes, enlevait les banalités, retranchait les
verbes, et surtout l’empêchait de rien publier avant qu’il ne fût tout à
fait mûr. C’est en écoutant docilement ces conseils que l’auteur de
_Boule-de-Suif_ se forma ce style d’une si admirable netteté, ce style
vigoureux et sain, que les jeunes gens d’aujourd’hui ne connaissent
plus.

Maupassant a raconté, avec sa modestie ordinaire, tout ce qu’il devait à
Flaubert:

«Je travaillais, dit-il, et je revins souvent chez lui, comprenant que
je lui plaisais, car il s’était mis à m’appeler en riant son disciple.
Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des
nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n’en est rien resté. Le
maître lisait tout, puis, le dimanche suivant, en déjeunant, développait
ses critiques et enfonçait en moi peu à peu deux ou trois principes qui
sont le résumé de ses longs et patients enseignements. Si l’on a une
originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager; si l’on n’en a
pas, il faut en acquérir une. Ayant posé cette vérité qu’il n’y a pas,
de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains
ou deux nez absolument pareils, il me forçait à exprimer en quelques
phrases un être ou un objet, de manière à le particulariser nettement, à
le distinguer de tous les autres objets de même race ou de même espèce.
«Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte,
devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres,
montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence
physique, contenant aussi, indiquée par l’adresse de l’image, toute leur
nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre
épicier, ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir par un seul
mot en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres
qui le suivent et le précèdent.»

Imitez l’exemple de Flaubert, Bouilhet et Maupassant: imposez-vous
l’obligation de lire à quelqu’un ce que vous écrivez, dussiez-vous,
comme Molière, recourir à votre servante. Molière ne lui lisait pas les
vers d’_Alceste_; Musset a raison de dire qu’à sa place il les lui
aurait lus.

La Fontaine, Racine et Molière entretenaient leur amitié par un
perpétuel échange de conseils et de lectures. C’est Boileau qui apprit à
Racine à faire de beaux vers et à rompre la banalité de Quinault.
L’auteur d’_Andromaque_ ne publiait rien sans l’approbation de Boileau,
qui applaudissait à ses triomphes et le consolait dans ses défaites,
dont la dernière fut _Athalie_. La gloire de Racine ne fut pas du tout
ce qu’on croit. Les contemporains lui préférèrent toujours _Pradon_.

Ces échanges de bons conseils étaient réciproques[126]. Racine, «qui a
poussé le goût jusqu’au génie», dit Heredia, obligea Boileau à supprimer
de sa _Satire des femmes_ tout un passage réaliste qui ne figure pas
dans la première édition. Le voici:

    Mais qui pourrait compter le nombre de haillons,
    De pièces, de lambeaux, de sales guenillons,
    De chiffons ramassés dans la plus noire ordure,
    Dont la femme, aux bons jours, composait sa parure?
    Décrirai-je ses bas, à trente endroits percés,
    Ses souliers grimaçants, vingt fois rapetassés,
    Ses coiffes d’où pendait au bout d’une ficelle
    Un vieux masque pelé, presque aussi hideux qu’elle?
    Prendrai-je son jupon, bigarré de latin,
    Qu’ensemble composaient trois thèses de satin,
    Présent qu’en un procès sur certain privilège
    Firent à son mari les régents d’un collège,
    Et qui, sur cette jupe, à maint rieur encor
    Derrière elle faisait dire _Argumentabor_

  [126] «Racine et Boileau doivent tout à un travail obstiné.» RIVAROL,
    _Œuvres choisies_, p. 33. Édition Mercure.

La Rochefoucauld montrait ses brouillons à tous ses amis et rédigeait
avec eux ses _Maximes_. Chateaubriand suivait aveuglément les conseils
de Fontanes et de Joubert. Fontanes lui fit refaire des chapitres
entiers, notamment l’épisode de Velléda et le discours du père Aubry.

«Je n’arrive à quelque chose, dit Chateaubriand, qu’après de longs
efforts; je refais vingt fois la même page et j’en suis toujours
mécontent. Je n’ai pas la moindre confiance en moi; peut-être même ai-je
trop de facilité à recevoir les avis qu’on veut bien me donner; il
dépend presque du premier venu de me faire changer ou supprimer tout un
passage: je crois toujours que l’on juge ou que l’on voit mieux que
moi.»

Et il ajoute, à propos de sa traduction de Milton:

«J’ai quelques amis, que depuis trente ans je suis accoutumé à
consulter: je leur ai encore proposé mes doutes sur ce dernier travail;
j’ai reçu leurs notes et leurs observations; j’ai discuté avec eux les
points difficiles; souvent je me suis rendu à leur opinion, quelquefois
ils sont revenus à la mienne.»

Mme de Staël, toujours si sûre d’elle-même, non seulement consultait ses
amis, mais elle les interviewait pour utiliser ensuite leur avis en
écrivant ses chapitres. On eût rendu un immense service à Victor Hugo en
lui montrant l’absurdité de ses conceptions dramatiques, les longueurs
descriptives de _l’Homme qui rit_ et des _Travailleurs de la mer_. Il
eût fallu à ce torrentiel poète un conseiller toujours prêt à lui crier
la vérité, comme ces esclaves antiques chargés d’insulter l’orgueil des
triomphateurs romains. Il a manqué à beaucoup d’écrivains un gardien
vigilant de leur production et de leur gloire.

L’incommensurable vanité des auteurs empêche, la plupart du temps, cet
échange de directions et de bons conseils. Et pourtant les meilleurs
écrivains ne font pas tous les jours des chefs-d’œuvre. Vous lisez un
roman; les cent premières pages sont parfaites, le ton excellent; tout à
coup, sans raison, c’est brutal, c’est faux; on est consterné, on se
dit: «Ah! si l’auteur avait consulté quelqu’un qui l’eût remis dans le
bon chemin!»

On connaît la légendaire vanité de Victor Hugo, Dumas père, Lamartine et
Chateaubriand. Ceux-là, du moins, eurent du talent et même du génie;
mais, en général, ce sont les auteurs les plus médiocres qui sont les
plus orgueilleux. J’en sais qui parlent d’eux-mêmes comme ils
parleraient de Byron ou de Shakespeare. Personne n’est dupe des
compliments qu’ils recherchent; seuls à prendre au sérieux la fausse
monnaie qu’on leur donne, ils passent leur vie superbement ridicules,
sans le savoir, sans qu’on le leur dise, et «ils mourront sans que les
honnêtes gens soient vengés».

L’orgueil d’écrire et l’amour de la gloire développent singulièrement ce
mépris des conseils, ces sentiments de vanité et de suffisance si
naturelles au cœur de l’homme et qui donnent aux âmes les plus hautes
des faiblesses parfois étranges. Édouard Grenier raconte «qu’en se
promenant avec Lamartine dans le petit jardin du Chalet, il le voyait
s’approcher de la grille, sous prétexte d’admirer le mont Valérien ou
les cimes du bois de Boulogne, et c’était, visiblement, pour s’exposer à
la curiosité et à l’admiration des promeneurs qui passaient».

Aucun compliment, dit-on, ne fit plus de plaisir à Bourdaloue que ce
qu’il entendit dire à une poissarde qui le vit sortir de Notre-Dame, au
milieu d’une foule de monde qui venait l’entendre: «Ce b... là,
dit-elle, remue tout Paris quand il prêche.»

Je connais des écrivains qui se font gloire de leur orgueil. Il n’y a
vraiment pas de quoi. Rien n’est plus ridicule que l’orgueil. C’est un
sentiment qui ne va jamais sans envie et qui n’est que l’hypertrophie
puérile de la vanité.

Les concours littéraires, les réclames, la concurrence exaspèrent
l’amour-propre des écrivains--grands ou petits. On ne rencontre plus des
modestes comme Berryer, «uniquement préoccupé de faire briller ses
amis... et qui possédait au plus haut degré cette vertu si rare: le
détachement de soi. Plus qu’à aucun des autres hommes de son temps, on
peut lui appliquer ce mot de Bossuet: «L’Univers n’a rien de plus grand
que les grands hommes modestes[127]».

  [127] Edmond BIRÉ, _Mémoires_, p. 203, 204.

Le fameux d’Arlincourt, l’auteur du _Solitaire_, a passé sa vie dans
l’admiration de lui-même. «Ce qu’il disait et faisait imprimer sur ses
œuvres, traduites dans toutes les langues, sur l’incalculable débit
qu’elles obtenaient, il l’avait répété tant de fois, qu’il avait
probablement fini par le croire. Les compliments, si renforcée que fût
la dose d’encens, ne lui étaient jamais suspects de malicieuse
hyperbole; mais il était toujours prêt à vous en rendre; il vous louait
presque aussi volontiers qu’il se louait lui-même[128].»

  [128] Th. MURET, _Souvenirs et propos divers_, p. 35.

C’est encore une forme de vanité très commune, celle qui consiste à
louer les autres pour mieux se louer soi-même.

Les écrivains, depuis Horace, ont toujours été des personnes très
susceptibles qui ne demandent jamais de conseils et sont même humiliés
d’en recevoir. On regimbe à l’idée de retrancher un chapitre, de
corriger une phrase. On cite le mot de Boileau: «Aimez qu’on vous
conseille et non pas qu’on vous loue», mais on ne le met guère en
pratique. Rien ne coûte plus à un homme de lettres que de demander
l’avis d’un confrère. Chacun croit avoir plus de talent que le voisin.

Un auteur vint un jour me soumettre un manuscrit. Je me permis, après
l’avoir lu, de lui faire remarquer que cela avait peut-être été un peu
trop rapidement écrit et qu’une seconde rédaction me paraissait
nécessaire. L’auteur indigné sortit en faisant claquer la porte: «C’est
la première fois, cria-t-il, que quelqu’un se permet de me dire que
j’écris mal.»

J’entends l’objection: «Les conseillers ne sont pas infaillibles, ils
peuvent se tromper, eux aussi, comme tout le monde.» Oui, sans doute,
les conseillers peuvent se tromper, mais moins souvent que vous, qui
êtes ébloui par votre œuvre. On ne saura jamais tous les défauts qu’on
peut éviter en écoutant des juges qui n’ont aucune raison de
s’illusionner, qui représentent la majorité des lecteurs et dont il vous
reste, en somme, le droit de contrôler vous-même l’arrêt. Il est de
votre intérêt que le public ne soit pas trompé, et, pour ne pas tromper
les autres, il faut d’abord ne pas se tromper soi-même.

Donc choisissez un juge. C’est de toute nécessité, Mais qui choisir? Un
professionnel ou un simple amateur? L’un ou l’autre, tous les deux même,
si c’est possible. L’essentiel est de choisir quelqu’un d’intelligent,
qui ait sincèrement le souci de votre réputation et de votre avenir. Je
ne crois pas qu’il soit absolument nécessaire d’être du métier pour bien
juger une œuvre littéraire, la qualité d’un récit, la vie des
personnages. Un simple dilettante aura peut-être quelque difficulté à
s’expliquer; mais, en l’aidant de vos questions, vous arriverez
facilement à lui faire dire ce que vous voulez savoir. Par certains
côtés, cependant, l’avis d’un professionnel pourrait être plus
profitable, parce qu’un professionnel mêle à ses conseils
d’intéressantes raisons techniques d’exécution et de facture.

C’est un grand bonheur, pour un homme de lettres de rencontrer un pareil
guide. Il faut tout faire pour le trouver.

Paris, février 1925


FIN



TABLE DES MATIÈRES


  PRÉFACE                                                              I

  CHAPITRE PREMIER
  La vocation et le succès

  L’ambition d’écrire.--La carrière littéraire.--Les dispositions
    littéraires.--La question du talent.--La vraie vocation.--Le
    public et le succès.--Comment se fait le succès.--Le rôle de la
    critique.--Le lancement d’un livre.--Les prix littéraires.--La
    réclame et la vente                                                1

  CHAPITRE II
  Le style et le roman

  L’envahissement du roman.--L’argent et le roman.--La loi du
    travail: George Sand, Villiers de l’Isle-Adam, Paul Arène,
    Baudelaire.--Le mauvais style                                     24

  CHAPITRE III
  Comment on fait un roman

  La prose actuelle.--Doit-on bien écrire le roman?--L’effort et
    l’originalité.--La sincérité littéraire.--Le cas de
    Lamennais.--L’éternel roman d’amour.--Le roman drôle.--Le
    roman psychologique                                               43

  CHAPITRE IV
  Comment on fait un roman
  (Suite)

  Balzac et le vrai réalisme.--Flaubert et le roman.--La
    signification de _Madame Bovary_.--Faut-il copier la
    vie?--Le procédé de Tourguénieff.--Les caractères et les
    personnages.--Balzac copiait-il?--La «documentation».--Les
    noms des personnages                                              66

  CHAPITRE V
  Comment on fait un roman
  (Suite)

  Faut-il écrire ses souvenirs?--L’emploi du _je_.--Le choix du
    sujet.--Faut-il écrire pour le public?--Le public et
    Théophile Gautier.--Le plan et la composition.--Flaubert et
    l’impassibilité.--La couleur locale.--La description exotique     87

  CHAPITRE VI
  Quels romans faut-il lire?

  _Paul et Virginie_.--_Don Quichotte_.--_La Nouvelle
    Héloïse_.--_Clarisse Harlowe_.--Tourguénieff.--Balzac.--_Manon
    Lescaut_ et Barbey d’Aurevilly.--Le roman d’aventures.--Le
    roman rustique.--Ferdinand Fabre.--Le roman mondain.--Le
    roman et la couleur historiques.--Le roman et la «nouvelle»      109

  CHAPITRE VII
  L’érudition et le livre d’histoire

  Qu’est-ce que l’érudition?--M. Marcel Prévost et les fiches.--La
    fausse érudition.--La vie et les idées générales.--La vie et
    l’érudition.--Le style et l’Histoire.--Tacite, Carlyle,
    Michelet, Tillemont                                              140

  CHAPITRE VIII
  Ce que doit être la critique littéraire

  La vraie critique.--La lecture et la critique.--Les divergences
    d’opinions.--Lamartine critique.--Dante et Tolstoï.--La
    morale et la critique.--Les parti-pris de la
    critique.--L’influence de la littérature.--Les lois
    littéraires.--La mauvaise critique.--La critique-cliché          155

  CHAPITRE IX
  Ce que doit être la critique littéraire
  (Suite)

  Les difficultés de la critique.--L’envahissement des
    livres.--Comment juger un livre.--Un devoir d’élèves.--La
    critique irascible.--Les critiques à lire: Sainte-Beuve,
    Jules Lemaître, Émile Faguet, Philarète Chasles, Gustave
    Planche, Vacquerie.--George Sand et la critique.--Les
    enseignements de la critique                                     178

  CHAPITRE X
  Comment on fait un sermon

  Les mauvais sermons.--Le style de la chaire.--Les sermons
    ridicules.--L’improvisation et le travail.--Les procédés
    de Bossuet.--Les _Sermonnaires_.--Le sermon au
    théâtre.--Nécessité du style.--Le réalisme de
    Bossuet.--Bossuet le grand modèle                                194

  CHAPITRE XI
  La traduction comme moyen de former son style

  La traduction et l’art d’écrire.--Les contre-sens.--La
    traduction et les savants.--Les traductions littérales.--La
    vraie traduction.--Tacite et Rousseau.--Péguy et la
    traduction.--Chateaubriand et la littéralité.--Henri Heine et
    la littéralité.--Les idées de Gœthe                              218

  Chapitre XII
  La traduction comme moyen de former son style
  (Suite)

  Les bonnes traductions.--La valeur d’Amyot.--Homère et Leconte
    de Lisle.--Leconte de Lisle et la littéralité.--Les
    traductions de Bossuet.--Bossuet et la Bible                     220

  Chapitre XIII
  Le journalisme et les conférences

  Le métier de journaliste.--Les grands journalistes.--Le
    journalisme et le style.--La manie des conférences.--Alexandre
    Dumas conférencier.--Le style et les conférences                 250

  Chapitre XIV
  Le guide et les conseils

  Nécessité d’un guide.--Les conseillers de Flaubert.--Maupassant
    et Flaubert.--Racine et Boileau.--La docilité de
    Chateaubriand.--Les enquêtes de Mme de Staël.--La vanité
    littéraire.--Les avantages d’un bon conseiller                   264


PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--31686.





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