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Title: Le dimanche avec Paul Cézanne
Author: Larguier, Léo
Language: French
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CÉZANNE ***



                              Le Dimanche
                           avec Paul Cézanne



                           _DU MÊME AUTEUR_


    =La Maison du Poète=                Poésies.
    =Les Isolements=                       --
    =Jacques=                     Roman en vers.
    =Orchestres=                        Poésies.
    =Les Heures déchirées=                Notes.
    =François Pain, Gendarme=              --
    =L’Abdication de Ris-Orangis=         Roman.
    =L’Heure des Tziganes=              Théâtre.
    =Les Bonaparte=                        --
    =Les Charmettes=                       --
    =La Lumière du Soir=                   --
    =Théophile Gautier=                   Étude.
    =L’Après-Midi chez l’Antiquaire= (_L’Édition_).


       _Sous presse_:

    =Un pur Amour= (Illustrations de Chas. LABORDE).


       _A paraître_:

    =Paris mort et vif...=
    =La Journée du Célibataire.=
    =La Trahison d’Eurydice=              Roman.
    =M. le Curé=                            --
    =Art Poétique=                      Poésies.
    =Le Dimanche de l’Amateur.=

[Illustration: PAUL CÉZANNE PAR LUI-MÊME]

[Illustration: ÉTUDE. (Collection particulière.)]



                             LÉO LARGUIER


                              LE DIMANCHE

                                 avec

                             Paul CÉZANNE

                              (SOUVENIRS)

                                 PARIS
                               L’ÉDITION
                       4, RUE DE FURSTENBERG, 4

                                MCMXXV



I

Une Sous-Préfecture.


Si j’avais aimé la peinture, en 1901, comme je l’aime aujourd’hui, je
crois que j’aurais pu écrire un beau livre sur Paul Cézanne, mais
j’étais soldat de deuxième classe à Aix-en-Provence et j’avais vingt
ans.

Depuis, quelques amis, qui sont au courant de mon intimité avec le vieux
maître, m’ont souvent prié de ne pas laisser perdre mes souvenirs.

--«Vous avez eu la fortune, me disaient-ils, de vivre pendant plus d’une
année avec Cézanne, racontez ce que vous savez, cela intéressera
toujours les peintres...»

L’autre jour, après un petit article publié dans un journal, à propos
d’une décision du Conseil municipal de Marseille qui donnait le nom de
Paul Cézanne à l’antique place d’Aubagne, un camarade, que je n’ai pas
revu depuis l’époque où nous apprenions ensemble à porter et présenter
l’arme en décomposant, depuis le temps où nous faisions dans la même
escouade les mêmes gestes rituels et cocasses, m’écrivit.

Il avait lu ma chronique et elle l’avait ému.

Il se souvenait du vieillard qui m’attendait devant la porte de la
caserne de la Charité, à l’heure où les pauvres, comme on dit là-bas,
arrivaient pour assister à la distribution de la soupe qu’ils allaient
manger sous de très beaux platanes, dans les ustensiles les plus
imprévus, des gamelles hors d’usage, des boîtes de conserves, et
parfois, dans des poteries paysannes, décorées de verts acides et de
rouges vifs qui se vendent peut-être cher aujourd’hui chez certains
brocanteurs.

Mon compagnon d’armes, qui est instituteur en Provence, m’a décidé. Sa
lettre devait contenir le mot simple et décisif qu’on ne m’avait jamais
dit. Je me suis assis sur mon divan comme je m’asseyais jadis au bord de
mon lit de soldat, et j’ai laissé monter les souvenirs, et il m’a semblé
que je songeais à une époque révolue depuis des siècles.

Paris, que je venais de quitter, ne connaissait encore que les omnibus à
chevaux et les fiacres aujourd’hui disparus et à peu près pareils à ceux
du Second Empire.

Le général, qui était sans doute ministre de la guerre, avait été fait
lieutenant le soir de Rezonville ou de Reischoffen, et nous étions
presque semblables aux lignards de Mac-Mahon et de Faidherbe.

Il me semble avoir été troupier à l’époque où l’on préparait
l’expédition de Crimée, au moment où M. de Bismarck prenait sur lui de
falsifier la dépêche d’Ems. Les militaires ne buvaient du vin qu’à
l’occasion de la fête nationale ou d’une revue; la soupe et le bœuf
étaient quotidiens, et, les jours de gala, un caporal et quatre hommes
qui marchaient au pas cadencé allaient chercher en ville le plat au four
confié au boulanger. On nous tenait en haleine par de perpétuelles
manœuvres en campagne, des alertes et des embarquements de nuit, et
l’adjudant qui nous faisait réciter la théorie nous apprenait que
c’était avec ses jambes que le soldat français avait gagné toutes les
batailles et gagnerait les prochaines. De cet humble gradé au général
qui commandait la division, tous nos chefs étaient de cet avis. Ces
stratèges, dont les moindres paroles nous paraissaient tirées d’un
infaillible évangile guerrier, n’avaient pas prévu les tranchées de
1914.

Quoi qu’il en soit, cette époque devient étrangement lointaine; nous en
avons été brutalement séparés par un cataclysme, et on pourrait dire,
sans exagérer, en parlant d’elle: la vieille France ou l’ancien régime.

Les photographies qu’on retrouve et qui datent de 1895 ou de 1902 ont
l’air de daguerréotypes; les femmes portaient des manches gigot, leurs
jupes balayaient le trottoir, et elles étaient presque vêtues comme les
femmes du _Balcon_ de Manet.

Je ne suis pas loin de croire que l’Exposition universelle fut la
dernière fête éblouissante d’une civilisation tranquille. Les journaux
illustrés montraient M. Cormon dans un atelier romantique comme en ont
les peintres dans les romans de Maupassant. Le dernier Salon que j’avais
vu était pareil à beaucoup d’autres: M. Chocarne-Moreau n’avait envoyé
ni marmiton, ni enfants de chœur. Il exposait deux petits Savoyards (qui
avaient peut-être servi la messe dans leur pays), en train de subtiliser
une fiole de Champagne à un fêtard endormi contre une palissade, dans
une souquenille de pierrot, au lendemain d’un bal masqué.

La maison de Toulouse était victorieuse de la maison de Montfort,
dans une toile de J. P. Laurens. M. Bonnat n’avait pas fait de
portrait, et on se permettait de discuter sa _Vue du pays basque, à
Saint-Jean-de-Luz_. Il était meilleur dans la figure!

L’illustre M. Bouguereau n’était pas en progrès. Roll avait peint,
grandeur nature, le Tzar, la Tzarine et M. Félix Faure, majestueux comme
un empereur légitime en habit noir. On trouvait que les _Espagnoles_ de
M. Zuloaga étaient du très bon Manet, et que le portrait de _Jean
Moréas_ par La Gandara était un chef-d’œuvre digne des grands
Espagnols!

[Illustration: PONTOISE]

[Illustration: PAUL CÉZANNE en 1861]

Rodin exposait une _Ève_ qu’on jugeait _déconcertante_ et un buste de
Falguière. Ce dernier, par contre, exposait un _Balzac_ qu’on lui avait
commandé après le scandale causé par celui de Rodin.

Rien ne manquait à _la liste officielle et complète_. On pouvait admirer
un grand nombre de _Baigneuses_, de _Venises au crépuscule_, de _Léda_
et de _Jehanne d’Arc_. _Carmen Sylva_ voisinait avec _Deschanel_ ou le
général _Brugère_, et il y avait des _Effets de neige_ et des _Marchés
bretons_, des _Retours de pêcheurs à Concarneau_ et des _Meules de
foin_, des _Amandiers en fleurs_ et des _Troupeaux à l’abreuvoir_, des
_Escadres françaises saluant les yachts russes_, des _Bédouins en
prière_, des _Matins de Toussaint au Père-Lachaise_, des _Inquisiteurs_,
des _Toréadors_, et toujours d’innombrables natures mortes et quelques
Roybet cramoisis.

C’est à l’époque où ce Salon, qui était jugé supérieur à tous les
autres, florissait, qu’on me présenta à Paul Cézanne.

La petite ville où je faisais mon service militaire le tenait pour un
maniaque, et il portait, sous une houppelande, un tricot de laine brune
contre lequel il avait dû appuyer sa palette, en revenant du _motif_.

       *       *       *       *       *

Il me tira un grand coup de chapeau, ce qui ne fut pas pour me mettre à
mon aise, car les militaires sans galons n’ont pas coutume d’être
salués si bas, et j’étais, de plus, éperdu de timidité.

Je vis qu’il était chauve avec une couronne de cheveux argentés et fins.

On l’a dépeint cent fois.

Les uns trouvent qu’il ressemblait à un vieux divisionnaire bourru;
d’autres ont cru voir une sorte de vagabond halluciné au nez violet et
aux yeux rouges, mal embouché et toujours irrité.

Aucun de ces portraits n’est exact, et ceux qui représentent Cézanne
hirsute et crasseux sont de mauvaises caricatures, exécutées par des
artistes qui ne connaissaient pas la province.

On n’y est guère élégant et on y pratique un laisser-aller commode.

Je me souviens d’une petite scène qui explique assez bien cela.

Passant quelques jours dans les Cévennes, je vis un matin, à la porte du
jardin, un vieil homme qui demandait mon père. Je fus le prévenir, dans
sa vigne, et je lui dis:

«C’est un pauvre qui attend...»

Mon père me regarda en pensant certainement que l’air de Paris ne me
valait rien.

«Un pauvre? Mais c’est M. Plantier, l’ancien entrepreneur. Il vient
d’acheter le domaine des Beaumes, qui vaut plus de cent cinquante mille
francs!...» ’

Ce propriétaire de marque était vêtu comme un vieux maçon sans travail,
et on l’eût arrêté sur les boulevards, où la mendicité est interdite.

Dans les petites villes, la toilette n’existe pas quand on a passé l’âge
de plaire.

Un élégant né entre la Madeleine et l’Opéra ne peut pas comprendre.

Lorsqu’un dessinateur parisien représente, dans quelque feuille
illustrée, un mail de sous-préfecture où devisent le conservateur des
hypothèques et le percepteur, la terrasse du Gambrinus ou du café du
Commerce où sont attablés, devant leurs bocks, de bons habitués, il nous
montre perpétuellement d’antiques birbes vêtus de redingotes moisies,
coiffés de tubes qui datent de la présidence de Mac-Mahon, échangeant
des idées périmées, sous des platanes séculaires.

C’est fort exagéré.

La province n’est pas ridicule, mais on n’y suit pas la mode comme à
Paris; les hommes d’un certain âge ne s’y mettent pas en frais de
coquetteries et ils semblent affectionner et user les cravates qu’on
portait quand ils avaient vingt ans.

Je ne sais pas si Aix est devenu une sous-préfecture élégante, mais,
vers 1900, Cézanne était, à mon avis, mieux et plus confortablement vêtu
que la plupart des Aixois.

Il était riche. Sa sœur, Mˡˡᵉ Marie, avait placé près de lui une
servante fort dévouée, et s’il lui arrivait, en travaillant, de tacher
son pantalon de jaune de chrome ou de vert émeraude, Mᵐᵉ Brémond savait
manier la benzine.

Peut-être, lorsqu’il était jeune, et qu’il allait peindre aux environs
d’Auvers, de Pontoise ou de Fontainebleau, le vit-on passer, les cheveux
en broussaille, et la barbe hirsute, coiffé d’une mauvaise casquette,
vêtu, à cause du froid, d’une limousine de roulier.

Je trouve cet équipement fort naturel. Pissarro, qui accompagnait alors
Cézanne, ne devait pas être habillé d’une autre façon, et les peintres
les plus élégants et les plus académiques, ceux qui ne plantent leur
chevalet que dans les salons, seraient bien obligés de mettre des gros
souliers pour aller du côté de l’Oise, après la pluie, à travers les
prés trempés et les terres mouillées.

Les légendes ont la vie dure.

Cézanne, que je vis plusieurs fois par semaine pendant près de deux
années, n’arborait pas, évidemment, les cravates sensationnelles, ni les
capes romaines de Carolus-Duran, et il ne ressemblait pas à un svelte et
fatal hidalgo, comme Antonio de La Gandara qu’on m’avait montré au
quartier latin, avant mon service militaire.

Il avait cette aisance solide que donne une vie toujours assurée et que
ne troubla jamais l’ombre d’un souci matériel.

S’il mettait en hiver un tricot de laine qu’on voyait sous sa jaquette,
cela ne détonnait pas beaucoup sur le cours Mirabeau ou la place de
Saint-Jean-de-Malte, et c’était parfait pour aller peindre aux
Pinchinats ou au Tholonet. Il s’y rendait souvent en voiture.

Le même cocher faisait arrêter, devant le nº 23 de la rue Boulegon, deux
vieux chevaux blancs et tranquilles qui traînaient doucement une antique
calèche fermée et capitonnée d’un velours au rouge passé.

On trouve encore des équipages pareils en province. Ils ont l’air
d’avoir cahoté la noblesse du pays sur les chemins de l’exil.

Cézanne s’y engouffrait avec ses toiles et ses boîtes, et la voiture
s’en allait paisiblement vers le motif et de furieuses séances. Cela ne
manquait pas d’allure.

Je l’ai accompagné quelquefois. Il me tolérait derrière lui pendant
qu’il travaillait farouchement.

Il raclait la toile de la veille, nettoyait sa palette, et, sous le
couteau, des copeaux de jaune de Naples, d’ocre rouge, de vermillon, de
laque de garance et de noir de pêche ressemblaient à des déchets de
fleurs dans l’herbe sèche et aromatique. Le vieillard levait les yeux
et, faisant allusion à toute cette dépense de couleurs qu’il gâchait
sans calculer, me disait en souriant:

«Je peins comme si j’étais Rothschild!»

       *       *       *       *       *

Depuis cette fin de septembre 1902 où je quittai la caserne avec mon
livret militaire dont la dernière page m’emplissait de joie, puisque le
chef de bataillon commandant le détachement avait signé la feuille de
route qu’on donne à «un homme renvoyé dans ses foyers», depuis cet
automne lointain je n’ai pas revu Aix-en-Provence.

Lorsque j’y songe, je revois une petite ville à demi morte d’où Balzac
eut rapporté d’extraordinaires études.

La vieille sous-préfecture n’est plus extrêmement précise pour moi, et
je la vois au fond de souvenirs vivants mais brumeux.

C’était une petite ville sans animation, ni commerce, qui s’abritait du
soleil sous de merveilleux platanes. Des fontaines murmuraient sur un
mail presque toujours désert, et rien ne semblait y fonctionner très
bien, ni la Cour d’appel, ni l’École d’arts et métiers, ni la Faculté,
ni les quelques usines où l’on fabriquait des dragées, des _calissons_
et des allumettes, ni le foiral.

Le musée, l’archevêché, les églises et les vieux hôtels aux fenêtres
fermées y étaient, par contre, à leur place. L’atmosphère d’Aix leur
convenait parfaitement.

De petits rentiers, dont l’unique souci était de tuer l’après-midi,
regardaient jouer aux boules ou recherchaient en hiver les cagnards à
l’abri du mistral.

La ville, qui était une vieille dévote de province, ne manquait tout de
même pas de grandeur. Les glaces levées d’une ancienne calèche
montraient quelque noble dame parcheminée ou haute en couleur, un nez
impérieux, des bajoues couperosées de _comtesse d’Escarbagnas_ et de
_tante Portal_, une toilette de soie qui n’appartenait à aucune mode,
sauf peut-être à celle que lançait la reine Amélie; c’était une
douairière au nom sonore qui faisait quelques visites ou qui regagnait
l’hôtel moisi et splendide dans lequel rien n’avait bougé depuis le
temps où Mgr le duc de Villars était gouverneur de Provence.

D’antiques gentilshommes, qui portaient des cols de chemise pareils à
ceux de Guizot ou de Royer-Collard, des plastrons blancs piqués d’une
épingle surmontée d’un tortil, avaient un peu les façons des vieux
roquentins qui dînaient jadis aux _Frères Provençaux_ ou dans les
restaurants du Palais-Royal.

Il me plaisait de penser qu’ils étaient des héraldistes accomplis, et
qu’ils rimaient des vers dans la langue du maître de Maillane, félibres
amateurs, latinistes distingués et séparatistes convaincus.

L’aristocratie ne se montrait guère et recevait peu. On affirmait qu’il
y avait de l’herbe entre les pavés des cours d’honneur, et des
champignons, sur les pastels du XVIIIᵉ siècle qui décoraient certains
salons.

La noblesse de robe n’était pas beaucoup plus vivante.

Des magistrats, qui semblaient descendre des solennels présidents à
mortier, n’arpentaient le cours ombragé qu’une serviette sous le bras,
en allant au Palais de Justice, saluant cérémonieusement
l’archiprêtre-doyen de la cathédrale, le vicaire général ou quelque gros
chanoine qui appartenait à une académie départementale pour ses savants
ouvrages sur le roi René, la numismatique ou la langue d’oc.

Un colonel à barbiche blanche passait à cheval, sous les beaux platanes,
méditant sans doute une phrase de son rapport et songeant qu’il y avait
au moins quinze jours qu’il n’avait prescrit de faire tondre ses
fantassins au dernier cran de la tondeuse...

C’est là que Paul Cézanne était venu vivre définitivement, à la fin de
1899!...



II

23, rue Boulegon.


J’aurais voulu voir les grands commissaires-priseurs du roman, les
experts infaillibles de la littérature au seuil de la salle à manger de
Paul Cézanne.

Ceux qui font entrer le lecteur dans un appartement où le propriétaire
n’est pas encore, et qui se livrent, en l’attendant, à des inventaires
minutieux, n’auraient pas tiré de cette pièce dix lignes de description.

Les psychologues qui se plaisent à créer une atmosphère, selon des
procédés de tapissiers, n’y auraient rien compris.

Les romanciers qui excellent à meubler des intérieurs d’artistes
n’auraient pu placer là leur bric-à-brac somptueux: les lustres de
Venise, les canapés recouverts d’étoffes persanes ou de chapes
abbatiales, les bahuts d’altesses lombardes, les fauteuils de prieur,
les saints dorés, les faïences et les dinanderies splendides, et dans un
coin, parmi des orchidées, le chevalet du maître offrant un portrait de
duchesse aux visiteurs éblouis.

Je suis même persuadé que si, après le fretin et le gratin de la
description, on eut montré la salle à manger de Cézanne à M. de Balzac
lui-même, sans lui dire qu’un grand peintre avait coutume de prendre ses
repas dans cette pièce, il se fut passablement trompé.

Sans doute, eut-il attribué ces murs nus, ces six chaises, cette table
ronde en noyer ciré et cet humble buffet que décoraient un litre et une
assiette de fruits, à quelque modeste rentier sans souvenirs, veuf ou
célibataire, car rien ne permettait de supposer qu’une femme vivait là.

Ah! le père Cézanne n’était guère bibeloteur; il n’avait jamais songé à
prendre le genre artiste, à se composer un de ces intérieurs de peintre
à la mode vers 1880, montrant dans un désordre pittoresque des poufs de
cocotte, des divans de grand vizir au-dessus desquels brillaient les
aciers bleuâtres des panoplies, entre un bahut du XIVᵉ siècle et une
loggia à l’italienne, tout cela noyé de lumières tamisées et d’ombres
savantes, parmi des plantes vertes dans des pots chinois, des draperies
et des anges dorés élevant des lampes voilées, des tables de style
offrant, sur des dentelles, un service à thé pour les belles
admiratrices et des verres taillés pour le porto.

Il possédait strictement ce qu’il faut à un homme d’âge qui vit seul,
qui mange un morceau et qui ne s’attarde pas, après son déjeuner, à
fumer des cigarettes orientales en sirotant son café.

Au mur, une croix d’honneur dans un cadre, et une pipe sur la cheminée;
on aurait pu se croire chez un vieux capitaine retraité. La capote noire
de Mᵐᵉ Brémond, sa servante, sur une chaise, et le sorcier infaillible
de la _Comédie Humaine_, lui-même, se serait cru en province, chez une
dame veuve de condition modeste...

C’est la mère Brémond, comme disait Paul Cézanne, qui m’ouvrit la porte
le dimanche où le maître m’avait prié à déjeuner.

Les cuisinières qui veillent à l’ordinaire d’un vieux monsieur seul
n’aiment pas énormément les invités, mais Mᵐᵉ Brémond me témoigna tout
de suite de la sympathie. Je le dus probablement à mon uniforme. En
France, le militaire inspire confiance.

C’était à cette époque, car j’espère qu’elle vit encore, une brave femme
robuste et ronde qui prenait soin de Cézanne avec la plus respectueuse
sollicitude.

Le peintre, qui n’avait cependant pas coutume de mâcher ses mots et qui
ne les choisissait pas toujours dans les plates-bandes académiques,
ratissées à souhait, lui parlait avec bonté et mesure. Il l’appelait
_Madame_ Brémond quand il s’adressait à elle, et cette ménagère d’Aix
eut, jusqu’à la fin, sa confiance.

Cézanne m’accueillit en levant les bras, et il me récita des vers badins
faits en 1880, sans doute, par quelque rimeur oublié dont la muse
fréquentait surtout le café-concert. Je n’arrive pas, malheureusement, à
me souvenir de ce couplet.

Il me serra la main dans un grand geste, comme un paysan qui se décide
et conclut un pacte, sur la place du Marché, puis nous nous mîmes
immédiatement à table, et Mᵐᵉ Brémond apporta des petits pâtés chauds
qui venaient de chez le pâtissier en renom, un gros homme qui
ressemblait à Balzac, malgré ses cheveux frisés. Il ressemblait aussi à
un vieux jurisprudent romain affublé d’une monumentale toque blanche de
marmiton.

Cézanne me contait les histoires les plus innocentes, et quand il avait
fini, il laissait retomber ses bras, d’un air accablé, en disant:

«C’est effrayant, la vie!...»

Tout de suite, il m’avoua qu’il était _un faible_, qu’il ne _réalisait
pas_, que je lui paraissais _très équilibré_ et que je devais venir
souvent, car je lui apporterais _un appui moral_.

A cause du diabète qui lui interdisait le pain que je mangeais, il
émiettait dans un bol de bouillon placé devant son assiette, une sorte
de gâteau de régime, qui n’était qu’une mince croûte soufflée et qui
avait l’air d’une fragile poterie vernie.

Il prenait ensuite ce pain détrempé avec une cuillère.

Mᵐᵉ Brémond servit une fricassée de poulet aux olives et aux petits
champignons.

Cézanne me versait à boire et il citait en clignant de l’œil des
passages entiers d’Horace et quelques sentences de l’école de Salerne,
que les hommes de sa génération savaient par cœur.

Sa mémoire m’étonna, et le latin lui était familier.

M. Elie Faure en a parlé dans son livre: _Les Constructeurs_, dont un
pieux chapitre est consacré à Paul Cézanne:

«...Sauf un long séjour à Paris, où il prit contact avec son siècle, il
n’a jamais quitté Aix-en-Provence que pour y rentrer presque tout de
suite. Son apathie rencontrait ailleurs trop d’obstacles inutiles et sa
timidité trop d’occasions d’étrangler sa gorge et d’indisposer contre
lui ceux auxquels il ne livra jamais une parcelle de son intelligence et
de sa faculté d’aimer. Il y était né en 1839. Il y avait fait, au
collège, de bonnes humanités. Non qu’il fût très ardent au travail.
Mais, à cette époque, les maîtres faisaient plus souvent appel à la
sensibilité qu’à la raison de leurs élèves. Ils négligeaient un peu les
études scientifiques. Ils donnaient leurs soins aux langues mortes, et
ni le grec ni le latin n’étaient tout à fait morts dans ce coin de terre
antique où le roc est à fleur de sol, où les lignes des coteaux se
détachent sur le ciel, où les villes sont pleines de ruines de temples,
d’aqueducs, de théâtres, où les éléments méditerranéens de la race n’ont
subi que peu de mélanges, où l’idiome populaire participe encore
intimement du génie et de la structure du vieux langage maternel, comme
les logements des pauvres qui avaient envahi jusqu’au début du dernier
siècle les gradins, les couloirs, les vomitoires des arènes de Nîmes et
d’Arles sans en altérer la courbe, la masse et l’accent. Cézanne garda
de ses études une amitié particulière pour les vieux artistes latins qui
lui révélèrent la poésie d’un monde dont il reconnaissait les horizons
et les profils. Il les lisait dans le texte. Au cours des promenades
qu’il faisait à travers la campagne aixoise avec ses rares visiteurs et
les amis beaucoup plus rares, qui avaient, à Aix même, bravé le préjugé
bourgeois et les railleries des sots pour venir lui demander la
protection et l’encouragement de son esprit, tout était prétexte pour
lui, les rencontres sur la route, la vue d’un attelage de labour, d’un
vieux mur, la traversée d’un ruisseau, le passage d’un vol de pigeons ou
simplement le bruit intime de son cœur, à demander à Virgile ou à
Lucrèce l’appui de leur complicité...»

       *       *       *       *       *

On se demande souvent, pendant les longues rêveries devant le feu qui
sont peut-être ce qu’il y a de meilleur sur cette terre, en compagnie de
quels artistes on aurait voulu vivre.

Le père Corot devait mettre quelque chose de virgilien dans ses
relations. Je le vois comme un bon célibataire sans égoïsme. Il aimait
la sieste, le bonnet de nuit, les pipettes qu’il culottait doucement.

Il avait de l’ordre, et notait dans ses _Carnets_ tous les menus
événements et toutes ses pensées:

--_Il est de la plus grande importance d’étudier les ciels. Tout dépend
de cette étude._

--_Il ne faut pas chercher, il faut attendre. J’ai toujours attendu sans
me tourmenter et je ne suis pas malheureux._

--_J’ai vendu_ Le Moine _au Havre: 500 francs_.

--_Frison, coiffeur à Troyes._

--_Commune de Troisgoz_:

_Habitants_                                                          633
_Fumeurs_                                                             25

--_Comptes_:

_Chemin de fer_      Fr.  0.75
_Dîner à Caen_            3.10
_Café à Caen_             0.45
_Tabac et pauvre_         0.75

Son amitié devait être sûre et solide. Ce vieux garçon était délicat
comme une jeune fille, et il avait une bonté naturelle.

Je l’ai souvent imaginé à Valmondois, faisant visite à Daumier que son
propriétaire voulait expulser parce qu’il devait plusieurs termes. Corot
avait simplement racheté la bicoque et en avait envoyé l’acte de vente à
son ami en lui écrivant: «Maintenant, je défie bien ton propriétaire de
te mettre à la porte...»

Le soir descendait sur la vallée de l’Oise et les deux amis étaient
assis sur un banc du jardin apaisé. Une dernière abeille obsédait le
cœur grenu des tournesols.

Le père Corot était vêtu comme un paysan à son aise, il avait apporté le
bonnet qu’il mettait pour peindre et il fumait une pipe qui embaumait.

Il ne songeait même pas au geste admirable et fraternel qu’il venait de
faire.

N’était-ce pas naturel, puisqu’il vendait assez bien ses _petites
branches_, comme il appelait ses paysages, et puisque le vieux compagnon
se débattait dans la misère, malgré son génie?

Le père Daumier avait un chapeau à larges bords et son rude visage était
encadré par un collier de barbe auvergnate.

Leurs yeux, qui avaient surpris tous les secrets de la couleur et tous
les jeux de la lumière, regardaient le soir tombant.

Au bord de la route, un bouleau sensible tremblait dans un argent
vaporeux, dans des ondes gris-*perle, en l’honneur de Corot, et du côté
des bois la nuit était presque venue, et au bas de ce ciel et sur ces
immenses pans d’ombre crépusculaire, Daumier eût pu poser sa signature
prestigieuse...

On pouvait s’entendre aussi avec Daumier; il était sans doute plus
difficile de vivre avec Manet, et Courbet était assurément
compromettant. Ce grand peintre, le mieux doué peut-être de son temps,
devait avoir du rapin et du maçon, avec sa barbe, sa bedaine de
Gambrinus et son accent franc-comtois qu’il se plaisait à exagérer.

J’admire énormément Courbet, mais je n’aurais pas voulu le connaître.

Pendant deux années, j’ai vu assidûment Paul Cézanne, presque chaque
jour, et il n’y a pas eu une ombre entre nous.

On l’a montré sauvage, hargneux et persécuté, il devait être seulement
très timide et il fallait avoir sa confiance...

       *       *       *       *       *

Je me suis souvent assis à sa table, le dos au poêle, et lui était assis
devant moi, près du petit buffet.

Je crois que pendant plus d’un an j’y ai déjeuné chaque dimanche.

Un matin, le maître m’annonça qu’il avait invité un peintre, et je vis
arriver un militaire du 55ᵉ de ligne qui tenait garnison à Aix.

Il avait une barbe noire et des yeux graves.

C’était Charles Camoin.

Il était gentiment ému, comme un jeune homme qui a l’honneur d’être reçu
par un vieil artiste qu’il admire, et le repas fut charmant, cordial et
gai.

Louis Aurenche, qui faisait alors un stage dans un bureau de
l’enregistrement, partageait avec nous ce déjeuner et Cézanne avait pour
lui une vive affection.

On n’en était pas encore au rôti, que le vieillard se leva et disparut.

Camoin avait apporté quelques études. Il allait les voir.

Nous entendîmes, tout de suite, les éclats de sa voix:

«Monsieur Aurenche! Monsieur Larguier!... Venez vite... mais c’est qu’il
est très fort, le bougre! Il faudra qu’il me protège quand il retournera
à Paris...»

Mᵐᵉ Brémond put enfin servir le rôti qui attendait dans sa cuisine.

Cézanne était franchement ravi, ce jour-là, d’avoir vu les études de son
jeune confrère.

--On devrait exécuter dix mille peintres par an, affirma-t-il.

--Mais qui donc serait chargé de choisir? dit Camoin.

--Et nous, parbleu! cria le vieux peintre en martelant du poing la
table.

Puis, brusquement taciturne, repris par le démon tyrannique qui se
plaisait à le troubler en lui montrant des reflets mystérieux, il toucha
de ses gros doigts qui paraissaient gourds, d’abord la panse d’une
bouteille, ensuite le bord d’un compotier placé à côté, il nous regarda,
inquiet, et murmura:

«Voilà!»

Lorsque Mᵐᵉ Brémond vint desservir et qu’elle enleva ce flacon et cette
faïence, le maître la suivit des yeux, et je crus, pendant quelques
secondes, qu’il allait lui ordonner de laisser tout cela tranquille,
parce qu’elle emportait, sans s’en douter, la fiole et le plat sur
lesquels lui étaient apparus les rapports secrets et fugitifs des choses
entre elles...



III

L’Aumône à Humilis.


Cézanne allait à la première messe, le dimanche. Il mettait ce jour-là
une jaquette, une cravate plus fraîche, une chemise blanche et un de ces
chapeaux hauts de forme, d’un feutre mat, qu’on appelait alors des
_Cronstadt_.

Il allait à l’église, comme un vieux provençal qui habite une antique
petite ville où il est d’usage d’accomplir ses devoirs religieux, mais,
au fond, et bien que croyant, il n’était inquiet que de son art et il
avait une métaphysique d’artiste.

Je le regardais à la dérobée, assis sur sa chaise de bois blanc et de
paille, semblable à un paysan endimanché, et plus de vingt ans après, il
me plaît d’imaginer la prière qu’il disait, sans remuer les lèvres:

--«Seigneur, que votre volonté soit faite et non la mienne.

--Si vous l’aviez voulu, au lieu d’être là, avec ces servantes et ces
petits bourgeois matinaux qui sont couchés le soir à neuf heures,
j’aurais sans doute un atelier du côté de Vernon ou de Marlotte et M.
Mirbeau viendrait y manger quelquefois la poule au pot, et il me
prêterait son appui.

--Il me semble que je suis un homme de bonne volonté, et, malgré ma
lassitude, je lutte chaque jour avec l’ange, comme Jacob.

--J’affectionne le chapitre de la _Genèse_ où est relaté ce combat:
«_Or, Jacob, étant demeuré seul, un homme lutta avec lui jusqu’à ce que
l’aube du jour fut levée_...

--_Et cet homme lui dit: Laisse-moi, car l’aube du jour est levée. Mais
il dit: Je ne te laisserai point que tu ne m’aies béni._..»

--L’ange que vous m’avez envoyé est plus terrible que cet agresseur
nocturne, c’est cette sacrée nom de Dieu de peinture[A] qui me tourmente
dès le petit jour. Il est difficile de comprendre et de s’exprimer, mais
je me bats dans l’ombre et l’ange finira bien par me bénir, car je crois
que je suis peintre et que j’ai le sens de la composition et des
volumes.

--Vous savez avec quelle ferveur je regarde les choses que vous avez
faites: les pommes, les branches pleines d’air bleu, une puissante roche
qui semble à genoux dans l’herbe du soir, une colline à travers les
aiguilles des pins, tout ce que j’essaye de ne pas déshonorer.

--Aucun homme n’aura regardé la nature avec tant de patience, et
j’aurais tout réalisé depuis longtemps, si s’exprimer lucidement en
peinture n’était une tâche surhumaine.

--Vous avez eu moins de mal, mon Dieu, pour créer le pommier avec ses
pommes, le serpent du Paradis et cette Ève redoutable et nue dans ses
cheveux.

--Peindre les ciels, cela doit compter pour le salut d’une âme, et vous
avez sauvé tous les bons peintres. Le père Corot avait coutume de dire:
«Il est de la plus grande importance d’étudier les ciels, tout dépend de
cette étude.»

--Cela a la force péremptoire d’un argument théologique.

--Travailler sur le motif est une occupation de saint, car c’est vous
qu’on cherche derrière les choses.

--Seigneur, pour tous mes compatriotes, je ne suis qu’un rentier
maniaque, de caractère difficile, et les mieux renseignés croient que je
poursuis un rêve fantasque.

--Vous n’avez pas voulu que je demeure dans l’impressionnisme, vous
m’avez fermé le salon de M. Bouguereau, et je ne connaîtrai jamais,
comme tel ou tel que je ne nommerai pas, des admirations
radicales-socialistes, car c’est là que sont allés mes vieux compagnons
de départ.

--Mon Dieu, bénissez mes plans et mes volumes, gardez-moi de tous ceux
que vous savez, et faites que je réalise ce pour quoi vous m’avez sans
doute mis au monde: _Vivifier Poussin d’après nature_... Ainsi
soit-il!...»


       *       *       *       *       *

Je l’ai accompagné à l’église deux ou trois fois.

En été, le réveil sonnait dès l’aube, dans les casernes, et si l’on
avait une permission de la journée, on pouvait sortir après le café du
matin.

Astiqués, fourbis, tondus, les boutons passés au tripoli et les guêtres
au blanc d’Espagne, les épaulettes ajustées et le pompon au képi, ceux
qui étaient maîtres de leur dimanche passaient devant le sergent de
garde dont le commandement exigeait, ce jour-là, des qualités de grand
couturier.

Je dois dire que nous n’étions pas nombreux. L’Ardèche et la Corse
assuraient presque en ce temps-là le recrutement du 61ᵉ de ligne, et les
braves garçons dépaysés ne sortaient pas souvent et n’auraient su que
faire de toute une longue journée.

Ce n’est pas seulement:

    «Dans le service de l’Autriche»

que:

    «Le militaire n’est pas riche.»

Il fallait bien compter vingt-cinq ou trente sous pour le déjeuner,
autant pour le dîner; six sous pour un apéritif, dix sous pour la
bouteille de bière qu’on offrait l’après-midi à quelque grande fille
brune qu’on allait voir dans un bar généralement consigné à la troupe,
et deux francs pour avoir le droit de la suivre dans une chambre
minuscule où elle était immédiatement nue sur une couverture sale.

Le troupier qui ne disposait pas d’au moins sept francs n’avait qu’à
passer son dimanche à la caserne.

C’était un bon jour immobile et désert, et, au réfectoire, s’il y avait
des permissionnaires dans l’escouade, on touchait parfois davantage de
pitance.

       *       *       *       *       *

Quinze ou seize ans après cette époque où je jouais au soldat à
Aix-en-Provence, dans un village picard ravagé par les obus de gros
calibre, il m’est arrivé de penser au matin où j’avais accompagné Paul
Cézanne à la messe.

Nous allions au repos dans cette bourgade incendiée et ruinée, à deux
kilomètres des lignes et toujours canonnée aux mêmes heures.

On y demeurait huit jours, en descendant des tranchées, et, tout de
suite, je retrouvais avec plaisir mon sommier sans paillasse ni matelas,
dans une niche, au-dessous de l’escalier d’une fabrique de bonnets et de
tricots.

J’avais tendu les murs de papier d’emballage et j’y avais accroché
quelques vieilles gravures coloriées à la mode de 1830.

Une surtout me ravissait.

Elle représentait un ancien jeune homme élégant et on lisait, près du
cadre:

«_Hippolyte ou le Lion à la mode._»

J’avais trouvé dans le grenier quelques volumes, parmi des lettres, des
faire-part, des factures et de vieilles photographies.

J’avais aussi découvert quelques exemplaires de la _Revue Bleue_, où je
collaborais avant la guerre, et cela m’avait ému.

En les feuilletant, un soir pluvieux d’été, paisible et vert malgré
l’épouvantable voisinage, je tombai sur une étude qui m’avait échappée
en 1910 ou en 1912, je ne me souviens plus de la date exacte.

Les pages que je lus, assis sur mon sommier, étaient consacrées à
Humilis.

Le poète Germain Nouveau, qui avait vécu à Paris, de la même vie que
beaucoup d’écrivains, ayant dit adieu au boulevard, aux cafés
littéraires et au siècle, était devenu une sorte de vagabond.

Mendiant en Provence, homme de peine à bord des bateaux qui se livrent
au trafic le long des côtes méditerranéennes, il avait publié sous le
nom d’_Humilis_ un volume de vers dont on citait d’admirables fragments.

En voici quelques-uns, qui sont parmi les plus beaux que je connaisse:

    «Aimez vos mains afin qu’un jour vos mains soient belles,
    Il n’est pas de parfums trop précieux pour elles.
    Soignez-les. Taillez bien les ongles douloureux,
    Il n’est pas d’instruments trop délicats pour eux.

    «C’est Dieu qui fit les mains fécondes en merveilles;
    Elles ont pris leur neige aux lys des Séraphins,
    Au jardin de la chair, ce sont deux fleurs pareilles,
    Et le sang de la rose est sous leurs ongles fins.

    «Il circule un printemps mystique dans les veines
    Où court la violette, où le bluet sourit:
    Aux lignes de la paume ont dormi les verveines:
    Les mains disent aux yeux les secrets de l’esprit.

    «Les peintres les plus grands furent amoureux d’elles,
    Et les peintres des mains sont des peintres modèles...
    «Ce sont vos mains qui font la caresse ici-bas
    Croyez qu’elles sont sœurs et des lys et des ailes;
    Ne les méprisez pas, ne les négligez pas
    Et laissez-les fleurir comme des asphodèles...

       .................................

    «Vieillard, dont les cheveux vont tout blancs vers le jour,
    Jeune homme, aux yeux divins où se lève l’amour,
    Douce femme mêlant ta rêverie aux anges,
    Le cœur gonflé parfois au fond des soirs étranges,
    Sans songer qu’en vos mains fleurit la volonté,
    Tous vous dites: «Où donc est-il, en vérité,
    Le remède, ô Seigneur, car nos maux sont extrêmes!»
    --Mais il est dans vos mains, mais il est vos mains mêmes...»
       .................................

       .................................

Ayant admiré ces touffes de vers cités au hasard, ces fragments de
poèmes mutilés, je me pris à rêver devant la pelouse redevenue vierge
que les obus déchiraient et creusaient d’entonnoirs.

En 1915, les hommes qui vivaient devant la ligne de feu, sous l’équateur
de la guerre, dans la zone ardente interdite aux malades, aux faibles et
aux personnes trop âgées, ont eu, je crois, un esprit prompt à
s’embarquer avec tous les songes. Du pays inhumain où ils étaient, ils
ont aperçu le vrai visage de la France, ils l’ont vu du haut de la cime
dangereuse où ils devaient rester.

Cézanne m’apparut brusquement ce soir-là.

Une ancienne église dans un matin de cloches, un matin d’été, bleu
d’outre-mer, sur la place de la sous-préfecture la plus endormie, calme
de toute la paix qui était sur la vieille Europe modérée et que nous ne
retrouverons sans doute plus...

Sous le porche, un homme à barbiche blanche, maladroit et inquiet, à
côté d’un soldat, d’un tourlourou de l’époque où le troupier s’appelait
Pitou dans les bouis-bouis et les alcazars où le chansonnait un comique
en képi pompon et en pantalon garance, car à présent, on n’oserait plus,
le _Train de 8 h. 47_ ayant été transformé en train sanitaire tragique
et lugubre, avec ses portières écussonnées de croix sanglantes...

C’était Paul Cézanne et c’était moi!...

Je revis nettement ce matin de dimanche comme une vieille image coloriée
qu’on retrouve dans un tiroir.

Un pauvre, devant le portail, tendait une tasse de fer-blanc, pareille à
ces quarts dans lesquels nous buvions le café à goût d’iode, et Cézanne
y glissa une pièce de cinq francs.

Il me prit le bras, et quand nous eûmes fait quelques pas, il regarda
derrière lui, et il me dit:

«C’est Germain Nouveau!»

J’ai beau chercher aujourd’hui. Je revois exactement cette scène, mais
je ne me souviens plus du visage de l’homme auquel le vieux peintre fit
l’aumône.

Je compris qu’il devait le redouter sourdement, et que c’était peut-être
une façon de se concilier le vieux vagabond qu’il estimait probablement
dangereux.

Le nom de Germain Nouveau ne me dit pas grand’chose ce matin-là. Je
savais vaguement qu’un écrivain que Verlaine avait connu s’appelait
ainsi, et je pensais que ce vieux bohème, après avoir fréquenté les
estaminets littéraires de la rive gauche, avait sombré corps et biens,
mais cela ne m’impressionna pas beaucoup.

Seulement, quinze ans plus tard, en lisant ses vers dans une revue, sous
l’escalier d’une maison à peu près ruinée par l’artillerie, une grande
émotion m’étreignit.

Je reparlerai de Germain Nouveau, mais n’était-ce pas ce matin de
dimanche où je vis Paul Cézanne lui faire l’aumône, que le vagabond
composa les vers uniques que je citais et qui semblent dictés par une
muse qui aurait écouté Platon devant la mer de Sunium, et chanté des
cantiques, dans une chartreuse d’Assise, un lys à ses doigts fuselés,
parmi les cierges catholiques?...



IV

Le baron Cochin et Nina de Villars.

[Illustration: BORDS DE LA MARNE]

[Illustration: NATURE MORTE]


On a dit que Paul Cézanne était affligé d’une de ces insurmontables
timidités qui rendent presque infirmes ceux qui en sont atteints.

Il m’a raconté, lui-même, qu’un jour, il peignait aux environs de Paris,
lorsqu’un cavalier arrêta sa bête à quelques pas de son chevalet. Il
essaya d’amorcer une conversation, et, fort intéressé par la toile qu’il
voyait, il voulut faire parler le peintre, proposa une visite à son
atelier et fut charmant de la façon la plus intelligente.

Il y perdit sa peine. Cézanne ne lui répondit que confusément. Le
cavalier repartit en laissant sa carte.

Cézanne me dit:

«C’était le baron Cochin... il s’y connaissait en peinture, et j’ai eu
tort de ne pas être aimable. J’aurais trouvé là un appui, moi qui étais
déjà un faible... C’est effrayant, la vie!...»

André Salmon parle de cette rencontre au début du volume qu’il consacre
à Cézanne.

Il me permettra de recopier ici ces pages charmantes:

«Par une belle matinée de printemps, dans les premières années de ce
siècle, deux brillants cavaliers parcouraient la plaine
d’Aix-en-Provence. Ils avançaient d’un pas égal, bien droits tous deux
sur leurs montures de race, encore que l’un eût du poil blanc et que
l’autre n’eût encore qu’un peu plus que du duvet au menton. On les
devinait, au seul coup d’œil, hommes du premier rang. Sans doute
avaient-ils franchi, à la pointe du jour, l’un de ces hôtels de la
vieille ville royale qui n’est plus guère qu’un caravansérail pompeux de
chats-fourrés et de pédants; toques rondes et bonnets carrés.

«Devant eux, la plaine. Et dans la plaine, à cet endroit précis que la
plaine se couronnait d’un «motif» puissant et le moins «pittoresque» de
pins et de mélèzes, un homme, un vieillard, avait planté son chevalet et
peignait là. Un homme, ce vieillard, qui eût, sans doute, mieux figuré
que devant son chevalet, au jardin de l’hôtel des deux cavaliers. Avec
son large yocco et la serpillière bleue à grandes poches des jardiniers,
ses vieilles mains ne devaient-elles pas se mouer mieux sur le sécateur
que sur la brosse?

«Pourtant, suspendant d’instinct le trot de sa monture, ce fut d’une
voix chargée d’autant de respect que d’émotion, que le jeune homme, à
la vue du vieillard peignant, s’écria:

«--Père, voyez! Cézanne!

«Comme ils n’avaient rien que ralenti leurs chevaux de race, les deux
cavaliers s’étaient tout de même approchés, et le père, qui avait les
cheveux et la barbe aussi blancs que les cheveux et la barbe du vieux
peintre, s’il avait le teint moins fleuri, le père, se plaisant--qui
sait?--à jouer d’une faiblesse des yeux dont l’âge était la cause,
répondit au jeune homme par une question:

«--Mais comment savez-vous, mon fils, que ce peintre est Cézanne?

«C’est alors que le fils fit à son père cette belle réponse, dénonçant à
la fois une si rare fraîcheur de sentiment et une si intelligente
passion des beaux-arts:

«--Père, vous ne voyez donc pas qu’il peint un Cézanne!

«Bien content de l’heureuse réponse de son fils, le père alors consentit
sans peine à lui laisser voir qu’il avait feint. Le vieillard était M.
Denys Cochin, député de Paris, noble champion de la cause catholique et
protecteur intelligent de l’art le plus libre. Amateur d’une classe
amoindrie de nos jours, au moins dont l’espèce est plus rare; fils d’un
temps où le dernier des marchands en boutique eût rougi de recommander
aux passants la «peinture moderne» ainsi que «le meilleur des
placements».

«M. Denys Cochin, qui, au surplus, n’avait rien d’un «passant», eût
certainement fait jeter hors de chez soi, par sa livrée, un tel
bonimenteur. L’hôtel de la rue Barbet-de-Jouy n’était pas, en effet,
ouvert à tout le monde. Mais on y accueillait les grands artistes.
Cézanne y eût été reçu et traité en hôte de choix, s’il lui avait plu.
Son œuvre, austère et radieuse à la fois, y triomphait sur les hauts
murs, dominant celles d’une jeunesse hardie. Lors des brimades
imbéciles, si basses, qui vinrent compliquer la raisonnable séparation,
l’archevêque de Paris trouva en l’hôtel Denys Cochin un somptueux asile.
Certes, il y avait alors belle lurette que la valetaille s’était
appliquée à effacer sur les murs de l’escalier d’honneur, le _Vive la
Sociale_! tracé d’une main gamine, et au crayon lithographique, par
Bonnard, à l’issue d’un goûter offert par le grand droitier aux
meilleurs Indépendants. Si cela fut épargné à Son Eminence, elle dut au
moins coucher en un appartement comme tous les autres envahi, jusqu’à
l’alcôve, de ces toiles peu faites pour contenter le quartier
Saint-Sulpice. Les Cézanne, notamment, abondaient. Pommes de guingois;
fessiers malaisément comparables à ceux des anges; baignades militaires,
que sais-je!

«Dès potron-minet, M. Denys Cochin, ne laissant à nul autre ce devoir et
cet honneur, vint chanter matines à son hôte. La nuit de Monseigneur
avait été satisfaisante. Alors, désignant les Cézanne d’un geste bénin,
M. Denys Cochin, bien content, murmura:

«--Votre Eminence admettra qu’on n’en dort pas plus mal.

«Le siècle est comme Son Eminence. Après avoir poussé les hauts cris, il
commence d’admettre que cette peinture n’empêche ni de dormir, ni,
surtout, de se réveiller bien dispos...[B]»

Le vieux peintre ne m’a conté pourtant, au sujet de cette entrevue, que
ce qu’on a lu plus haut. Peut-être n’était-il pas, ce jour-là, en veine
de confidences...

       *       *       *       *       *

Quand Cézanne était à Paris, vers 1865, et qu’il apercevait à travers
les vitres du café Guerbois, avenue de Clichy, tous ses amis fumant des
pipes autour de quelques consommations, il avait envie de ne pas tourner
le bec de cane de la porte.

Sur la banquette, Emile Zola parlait déjà avec une autorité de chef
d’école; Manet avait l’air d’un dandy; Degas faisait des mots cruels;
Léon Cladel agitait sa crinière sauvage, et Paul Cézanne devait
surmonter sa timidité pour entrer, traverser la salle enfumée de nuages
de tabac et serrer les mains qu’on lui tendait.

Dans son coin, ne sachant point pérorer, il songeait au Jas de Bouffan,
à son atelier en désordre où personne ne devait pénétrer, au dernier
étage de cette chartreuse provençale, d’où il voyait le mont de la
Victoire, crêté de roches blanches, vers lesquelles des pins tentaient
un assaut murmurant, les clairs et secs après-midi de mistral.

Que faisait-il parmi ces discussions et ces pipes? La vérité était
là-bas, dans cette lumière natale et dans cette solitude où l’on
pouvait, de l’aube au soir, s’enfermer, et faire, pour son seul plaisir,
de la peinture «bien couillarde».

Ses amis fréquentaient chez Nina de Villars. Ils n’étaient pas comme
lui. Ils faisaient des visites et ils aimaient se montrer.

Cette Nina de Villars était une bonne fille qui recevait, comme une
princesse de la bohème, des écrivains et des artistes. Son hôtel était
ouvert à tous, et on y allait sans aucune cérémonie.

Elle fut la muse du _Parnasse contemporain_.

La peinture ne semble pas avoir beaucoup préoccupé les poètes de cette
génération, et ils ne pouvaient guère comprendre celle de Cézanne.

    La grande Muse porte un peplum bien sculpté
    Et le trouble est banni des âmes qu’elle hante...

Écrivait alors Catulle Mendès.

J’ai connu les derniers poètes de cette époque, vieux et illustres.
J’arrivais à Paris, et ma bourse d’étudiant me permettait à peine
d’acheter quelques reproductions photographiques des ateliers du Louvre,
mais les toiles médiocres accrochées aux murs de leur cabinet de travail
ne me faisaient pas envie.

Il y aurait une amusante étude à faire, à propos des goûts artistiques
des écrivains.

Il est probable que, ni Lamartine, ni Musset, ni Alfred de Vigny ne
furent jamais tentés de s’offrir un bibelot ou une toile.

Ils possédaient quelques portraits, des meubles de famille, et cela leur
suffisait.

Victor Hugo se distrayait à disloquer d’antiques bahuts avec lesquels il
fabriquait des coffres somptueux et barbares, des cathèdres de prieur
gothique, et si son intérieur était celui d’un burgrave ou d’un baron
féodal du XVIᵉ siècle, il ne possédait guère que les toiles ou les
bustes que lui avaient donnés Boulanger et David d’Angers.

Les terribles et noirs dessins qu’il composait après son repas,
avec--dit un de ses pieux biographes--du café, du jus de pruneaux, de
l’encre, de la cendre de cigare, et tout ce qui tombait sous sa main,
ornaient son mur.

Balzac n’eut sans doute jamais le temps de songer à sa maison, et il
écrivit son œuvre immense dans une pièce nue qu’il ne parvint peut-être
jamais à meubler.

Léon Gozlan a laissé une description des _Jardies_ à Ville-d’Avray, où
l’auteur de la _Comédie humaine_ s’était réfugié:

«Ce qu’il projetait pour les _Jardies_ était infini. Sur le mur nu de
chaque pièce, il avait écrit lui-même, au courant du charbon, les
richesses mobilières dont il prétendait la doter. Pendant plusieurs
années, j’ai lu ces mots charbonnés sur la surface patiente du suc:

«Ici un revêtement en marbre de Paros;

«Ici stylobate en bois de cèdre;

«Ici un plafond peint par Eugène Delacroix;

«Ici une tapisserie d’Aubusson;

«Ici une cheminée en marbre cipolin;

«Ici des portes façon Trianon;

«Ici un parquet mosaïque formé de tous les bois rares des îles.

«Ces merveilles n’ont jamais été qu’à l’état d’inscriptions au
charbon...»

N’importe, Balzac aimait les œuvres d’art. Il a décrit comme seul il
pouvait le faire, avec un amour de collectionneur, l’entassement d’un
fabuleux magasin d’antiquités, dans _La Peau de chagrin_; il a parlé
peinture dans _Le Cousin Pons_ et dans _Le Chef-d’Œuvre inconnu_, en
amateur passionné.

Dans ses dernières lettres à Mᵐᵉ Hanska, il l’entretient du mobilier,
des étoffes fastueuses et des tableaux qu’il rêve pour leur maison.
A-t-il vraiment déniché et possédé ces trésors ou les a-t-il imaginés?
Comme aux _Jardies_, peut-être, les meubles et les toiles illustres qui
n’étaient, pour les autres, que des noms écrits au charbon, avaient pris
forme à ses yeux, réels et splendides, contre les murs. Il croyait bien,
le prodigieux créateur, à l’existence de _Madame Marneffe_ et de
_Rastignac_!

Gustave Flaubert n’eut que le goût des turqueries romantiques. Il aimait
le cuir des selles arabes, les momies et les peaux d’ours, et ce grand
artiste vécut dans une pièce de son pavillon de Croisset qui semblait
avoir été ornée avec ces bibelots et ces tapis violents que d’anciens
militaires rapportent d’un séjour en Afrique.

Théophile Gautier avait des bronzes de Barye et de Clésinger, et, dans
son salon, on pouvait voir _Les Trois Tragiques_ d’Ingres, la _Lady
Macbeth_ et le _Combat du Giaour_ de Delacroix, une _Diane_ de Paul
Baudry, les _Pifferari_ d’Hébert, la _Clairière_ de Théodore Rousseau,
une _Vue d’Orient_ de Diaz, _Christ et Madeleine_, de Puvis de
Chavannes, une _Tête de femme_ de Ricard, une toile de Fromentin, et
beaucoup d’autres tableaux voisinaient avec ceux-ci sans les valoir,
mais Gérôme, Bonnat, Adolphe Leleux ou Robert Fleury les lui avaient
donnés et il les avait accrochés dans sa galerie.

Sainte-Beuve possédait quelques solides meubles comme en ont les
vieilles demoiselles de province, et, en art, il n’alla jamais plus loin
que les aquarelles de la princesse Mathilde. Beaudelaire, lui, avait
cherché, amassé et aimé d’authentiques pièces.

Les Goncourt eurent le goût des estampes et des dessins, mais leur
passion du bibelot japonais fut peut-être moins heureuse. On songe tout
de même aux toiles de Delacroix, de Corot, de Courbet, de Rousseau et de
Daumier qu’ils auraient eu pour rien s’ils n’avaient exclusivement subi
l’aimable envoûtement du XVIIIᵉ siècle, de ses dessins, de ses gouaches
et de ses sanguines, et s’ils n’avaient pas acheté chez Bing tant de
crapauds aux yeux de jade et tant d’ivoires nippons.

Je n’imagine pas Leconte de l’Isle ajustant son monocle pour admirer une
étude de Degas ou la _Femme à la Puce_ de Cézanne.

Il devait en être resté à Apelle qui, quatre siècles avant Jésus-Christ,
fit le portrait d’Alexandre.

De l’appartement de José Maria de Heredia, à l’Arsenal, je n’ai vu que
le cabinet de travail, toujours embrumé par la fumée de ses petites
pipes en merisier. C’était une pièce minuscule et je ne me souviens que
d’un meuble vitré qui contenait quelques beaux livres, d’une table sur
laquelle étaient des cigares, du tabac dans une coupe, et de deux ou
trois dagues forgées par Maurice Maindron. Il y avait aussi une
réduction en bronze du _Combat des Centaures et des Lapithes_.

Catulle Mendès possédait seulement un très beau morceau: le portrait au
pastel de Banville par Renoir; chez Coppée, il y avait beaucoup de
livres, beaucoup de mauvaises peintures dont on lui avait sans doute
fait cadeau, et, sur sa cheminée, le _Croisé_, qui tient dans ses mains
écartées une banderolle sur laquelle on lit: _CREDO_!

Je suis à peu près sûr que le poète avait relégué dans le cabinet de son
secrétaire, les rares bonnes choses qu’il pouvait avoir et auxquelles il
n’entendait rien.

Un jour il me montra, en déplaçant des bouquins derrière lesquels elles
étaient cachées, deux chimères accroupies, d’un bronze unique.

Il me dit que Rodin lui avait donné cela et qu’il était certainement le
seul à posséder ces deux pièces que personne ne connaissait. La matière
en était merveilleuse et elles me hantent encore, bien que je n’ai fait
que les entrevoir, il y a plus de vingt ans, avec leurs reins étroits et
leurs terribles croupes...

       *       *       *       *       *

Nous nous sommes éloignés du salon de Nina de Villars, où venaient les
_Parnassiens_ qui n’eurent, en art, d’autres curiosités que celle des
mots rares et des rimes riches.

Cézanne reçut un jour une invitation. Il en fut naturellement fort
troublé, et il m’a conté qu’après mille hésitations, s’étant enfin
décidé à faire toilette, il était allé sonner à la porte de cette Muse.

Sans doute on n’attendait encore personne et il s’était présenté trop
tôt.

Il attendit, sonna de nouveau, et la porte s’entre-bâilla, et il vit,
éperdu, une femme de chambre qui était sûrement en train de s’habiller
et de se faire belle pour la réception, car elle n’avait pas encore noué
de splendides cheveux blonds.

«Ils descendaient jusque-là!» me disait le maître en touchant mon
pantalon rouge à la hauteur du genou.

Cette fille lui dit, en souriant, qu’il n’y avait encore personne, et il
se sauva, honteux et furieux, sans trouver un mot aimable.

Il m’a conté plusieurs fois cette petite mésaventure et j’aurais juré
qu’il n’avait jamais plus sonné à la porte de Nina, si M. A. Vollard
n’affirmait qu’il fréquenta chez elle et qu’il y rencontra un de ses
admirateurs, le fantasque Cabaner.

«...Cézanne était même un des habitués de la maison de Nina de Villars,
si accueillante aux poètes du temps. Tout s’y passait sans le moindre
faste; on faisait réchauffer les plats pour celui qui n’avait pas dîné,
on se serrait pour lui faire une place à table; enfin il y avait
toujours de quoi fumer. Ce fut là que Cézanne rencontra Cabaner, un de
ses admirateurs de la première heure.

«Cabaner était un très brave homme, un peu poète, un peu musicien, un
peu philosophe. Il n’est que trop vrai que la fortune ne l’avait pas
favorisé: mais il n’était jaloux de personne, si forte était sa croyance
en son génie de musicien. Son sentiment intime n’en était pas moins que
la destinée, dans son injustice, ferait de lui un méconnu. C’était de
bonne grâce qu’il en avait pris son parti. «Moi,--aimait-il à
répéter,--je resterai surtout comme philosophe.» Beaucoup de ses mots
sont demeurés légendaires: «Mon père, disait-il, était un type dans le
genre de Napoléon, mais moins bête...»

Pendant le siège de Paris, à la vue des obus qui pleuvaient, Cabaner
questionnait curieusement Coppée: «D’où viennent ces boulets?» Coppée,
stupéfait: «Ce sont apparemment les assiégeants qui nous les envoient.»
Cabaner, après un silence: «Est-ce toujours les Prussiens?» Coppée, hors
de lui: «Qui voulez-vous donc que ce soit?» Cabaner: «Je ne sais...
d’autres peuplades...»

J’ai appris l’existence de cet homme qui admirait Paul Cézanne vers
1877, en lisant le livre de M. Vollard, car si je l’avais connu plus
tôt, j’aurais fait parler François Coppée. Il me semble cependant qu’il
me conta l’histoire des obus sur Paris qui étonnaient si fort Cabaner.

Malheureusement, on oublie toujours de noter les conversations
intéressantes. Coppée était un _conversationniste_ charmant. Je le
voyais, aux environs de 1904, à la terrasse de ce petit café des Vosges
qui est presque au coin de la rue de Sèvres et du boulevard Montparnasse
et qui s’appelle aujourd’hui: _Café des Vosges et de François Coppée._
Il arrivait, du côté des Invalides où est à présent sa statue, en veston
gris ou bleu, son canotier de paille ou son chapeau melon incliné sur
l’oreille, avec aux doigts une éternelle cigarette qu’à peine allumée il
se hâtait de jeter.

J’ai su pourquoi il n’en tirait que trois ou quatre bouffées rapides,
mais je l’ai oublié et je le regrette. L’explication que j’en pourrais
donner serait purement fantaisiste. Peut-être, se souvenant de
l’admirable vers de Beaudelaire:

    ... Un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve...

le vieux poète voulait-il prouver que la réalisation d’un désir est
toujours fade, et que son envie de fumer se changeait en dégoût, dès
qu’il essayait de la satisfaire.

Il s’asseyait devant un _amer-citron_, qu’on lui apportait sans qu’il
l’eut demandé; il attaquait une histoire, commentait l’événement du
jour, et devenait plus jeune et plus gai que les jeunes gens qui
l’entouraient.

Je l’écoutais en regardant ses yeux.

Dans le visage exactement rasé et si étrangement patiné qu’ils
éclairaient, ils étaient vert-bleu ou bleu-vert, du vert pâle et du bleu
clair que l’on obtiendrait si l’on pouvait fondre ensemble des opales et
des émeraudes, un bleu indéfinissable, un vert unique, traversé d’un
frisson de ciel et d’eau. Je n’en vis jamais de pareils, mais je suis
sûr qu’au fond de la Hollande, quelques vieillards qui ont passé leur
vie à contempler l’infini bleu du ciel, et le double infini bleu et vert
des canaux et des prairies, doivent en avoir de semblables.

Je ne lui ai jamais parlé de Paul Cézanne à propos de Nina de Villars,
car j’étais persuadé que le peintre n’avait plus osé sonner à cette
porte qu’ouvrait une servante effrontée dont la crinière, lorsqu’elle la
peignait avant de sourire aux Parnassiens, tombait «_jusque-là_», comme
disait mon vieil ami en touchant mon pantalon rouge...

[Illustration: PAYSAGE]

[Illustration: PAUL CÉZANNE en 1872]



V

Claude Lantier et Mahoudeau.


Dans _L’Œuvre_, ce roman que les jeunes hommes de mon âge lurent avec
dévotion parce qu’on y voyait un calvaire d’artiste, Émile Zola a voulu
peindre Cézanne, et il a campé, à sa manière, la silhouette foudroyée de
_Claude Lantier_.

Zola n’a rien compris à l’art cézannien. Ce romancier robuste, dont il
serait fou de nier les dons, était un primaire colossal et il adorait
les théories. Celles dans lesquelles on a emprisonné la technique de
Paul Cézanne n’étant pas au point, à cette époque, il ne put
s’intéresser à son vieil ami de jeunesse.

Il eut peut-être guerroyé pour lui, si un de ces esthéticiens qui savent
discerner tout ce que la peinture doit à la géométrie et à la
mathématique lui eut rapporté les conversations que Cézanne avait, rue
Boulegon, avec un serrurier de ses voisins, M. Rougier.

«Cézanne souvent l’arrêtait en pleine rue, et il lui formulait alors à
terrible voix des théories picturales. Les passants interloqués
s’arrêtaient, attendant une dispute: «Tenez, monsieur Rougier, disait
Cézanne, vous voyez cet homme-là, devant nous (il montrait un passant),
eh bien! c’est un cylindre, ses bras ne comptent pas! Villars de
Honnecourt, du reste, un ancêtre, a déjà, au XIIIᵉ siècle, enfermé des
personnages dans ces armures géométriques!...» Et il continuait de
crier...[C]»

Zola croyait à la science et à la peinture de M. Debat-Ponsan, dont il
possédait une toile gigantesque et symbolique parmi le faux bric-à-brac
que les antiquaires montmartrois lui refilaient, comme on dit en argot
de brocanteur.

Il ne faut pas lui en vouloir outre mesure. Il avait sur l’œuvre de
Cézanne l’opinion de ses contemporains, et on peut être un bon romancier
et ne pas connaître la musique.

En 1905, trois ans après sa mort, et un an avant celle du peintre,
Charles Morice publia dans une revue, le _Mercure de France_, son
_Enquête sur les tendances actuelles des arts plastiques_, et voici ce
que lui répondirent quelques artistes auxquels il demandait: «_Quel état
faites-vous de Cézanne?_».

On excuse alors volontiers Zola et l’on demeure effaré. Voici ce que
trouvèrent ces messieurs:

--«_Cézanne est un grand artiste auquel l’éducation manque._» (M. DE LA
QUINTINIE.)

--«_Devant le nu, me disait un ami, il voit bossu._» (M. OUVRÉ.)

--«_Cézanne? Pourquoi Cézanne?_» (M. FERNAND PIET.)

--«_Rien à dire des tableaux de Cézanne. C’est de la peinture de
vidangeur saoul._» (M. VICTOR BINET.)

--«_Je me range à l’opinion de Puvis de Chavannes: l’artiste livré à son
instinct ne va pas au delà de l’enfant prodige._» (M. HENRI CARO
DELVAILLE.)

--«_J’estime Cézanne un agréable coloriste._» (M. MAXIME DETHOMAS).

--«_Quant à Cézanne, je n’en dis mot et n’en pense pas plus..._» (M.
TONY MINARTZ.)

--«_Je vous fous mon billet que je ne mettrai jamais six mille balles à
l’achat de trois pommes «en laine» sur une assiette sale..._» (M.
ADOLPHE WILLETTE.)

       *       *       *       *       *

Sans doute, on entendit, au cours de cette enquête, d’autres paroles. En
voici, au hasard, quelques-unes:

--«Cézanne est le plus beau peintre de son époque. Mais combien de
mouches se brûlent les ailes à cette lumière!» (KEES VAN DONGEN.)

--«Je dirai de Cézanne qu’il est un trésor incomparable d’émotion
lumineuse. La richesse et la variété de ses valeurs coloriées
parviennent à ne pas faire regretter de trop gros défauts de mise en
œuvre. C’est un peintre essentiel. Je le vois dans son art, ce que fut
Rimbaud dans la littérature, une mine inépuisable de diamants. Son
influence actuelle est énorme et bienfaisante, seulement il me semble à
craindre que tels, parmi ses influencés, ne le soient quelquefois par
ses défauts.» (PATERNE BERRICHON.)

--«J’admire Cézanne parce qu’il a pris, en face de la nature, l’attitude
d’un point d’interrogation.» (Mᵐᵉ MARVAL.)

--«Cézanne est le grand et âpre ingénu. C’est un tempérament. N’a fait
ni un tableau ni une œuvre.» (E. SCHUFFENECKER.)

--«Cézanne a su dépouiller l’art pictural de toutes les moisissures que
le temps y avait accumulées. Il a montré que l’imitation n’est qu’un
moyen, que le but unique est de disposer sur une surface donnée les
lignes et les couleurs, de façon à charmer les yeux, à parler à
l’esprit, à créer, enfin, par des moyens purement plastiques, un langage
ou plutôt encore, à retrouver le langage universel. On l’accuse de
rudesse, de sécheresse; ce sont les dehors de sa puissance, ces défauts
apparents! Sa pensée est si claire dans son esprit! Son désir d’exprimer
si impérieux! Qu’une tradition naisse à notre époque--ce que j’ose
espérer--c’est de Cézanne qu’elle naîtra. D’autres alors viendront,
habiles cuisiniers, accommoder ses restes à des sauces plus modernes; il
aura fourni la moelle. Il ne s’agit pas d’un art nouveau, mais d’une
résurrection de tous les arts _solides et purs, classiques_.» (PAUL
SÉRUSIER.)

--«Quant à Cézanne, j’en fais un état capital. Je l’évite
respectueusement.» (F. VALLOTTON.)

--«Cézanne est un génie par la nouveauté et par l’importance de son
apport. Il est de ceux qui déterminent une évolution. C’est le primitif
du plein air. Il est profondément classique, et il répète souvent qu’il
n’a cherché qu’à _vivifier Poussin sur nature_. Il ne voit pas
objectivement, et par la tâche, comme les impressionnistes; il déchiffre
la nature lentement, par l’ombre et par la lumière, qu’il exprime en des
sensations de couleurs. Cependant, il n’a pas d’autre but que celui de
«faire l’image».» (CHARLES CAMOIN.)

       *       *       *       *       *

La même année, à l’occasion du Salon d’automne, la presse... d’art
accabla Cézanne de ces gentillesses dont elle a d’inépuisables réserves.
En parcourant les comptes rendus de cette exposition, on apprend que le
maître d’Aix _ignorait tout de la peinture; qu’il maçonnait ses toiles
avec de la boue, pour ne pas dire plus. C’était un mystificateur_;
l’un, dans _la Lanterne_, prophétisait que les _œuvres de ce raté ne
feraient jamais un sou_; l’autre parlait de _venger la nature qu’il
outrageait_; tel farceur à tant la ligne criait: «_Cézanne ouvre-toi_,»
et je retiens surtout celui qui trouvait qu’il peignait «_des natures
mortes avec facilité_».

Seigneur! S’il l’avait vu au travail...

S’il l’avait vu pleurer, ce critique au cœur léger!

       *       *       *       *       *

Je ne parlerais pas d’Émile Zola, excusable de n’avoir pas compris, s’il
ne s’était mêlé de défendre l’impressionnisme, et s’il n’avait pas eu de
prétentions à la critique d’art.

La critique d’art de Zola!

Cézanne s’en moquait et il la définissait de quelques mots brefs:
«_Emile_, confiait-il à M. Vollard, disait qu’il se laisserait aller à
goûter pleinement Corot si, au lieu de nymphes, il avait peuplé ses bois
de paysannes.» Et, se levant, le poing tendu vers un Zola imaginaire:
«Bougre de crétin![D]»

Pour ce chef d’école, la peinture devait, comme la République, être
naturaliste ou ne pas être.

L’auteur des _Rougon-Macquart_ faisait seulement des commentaires à
fleur d’œuvre, comme ces critiques dramatiques ou littéraires qui
racontent une pièce de théâtre, un roman qu’ils résument par actes et
par chapitres.

Théophile Gautier, si admirable par ailleurs, inaugura ce genre
superficiel.

Il décrivit les tableaux des expositions et des salons qu’il visitait,
et ses articles de critique sont d’impeccables poèmes en prose à côté
des toiles qui les inspirèrent.

Sans se soucier énormément de la technique du peintre dont il analysait
l’œuvre, Gautier rêvait, décrivait ce qu’il voyait dans le tableau et ce
qu’il n’y voyait pas. Voici un exemple au hasard.

Le bon Théo parle de l’exposition d’un peintre hongrois:

«Zichy possède un talent souple et varié qui ne s’enferme pas dans une
spécialité étroite. A voir son _Renard_, son _Loup_ et son _Lynx_, on
pourrait le prendre pour un animalier de profession, tant sa
connaissance des bêtes est approfondie. Il est difficile de mettre plus
de finesse dans une tête de renard. Tout mort qu’il est et couché sur la
neige, le spirituel animal semble encore méditer une ruse suprême. Un
rictus plein de rage fait grimacer la tête du lynx. Quant au loup, son
museau stoïque exprime l’endurcissement des vieux scélérats, il a perdu
la partie et la paye avec sa peau. Ces trois natures mortes sont
traitées avec une science, une largeur et une liberté des plus
remarquables.»

Voilà!... Gautier, devant ces aquarelles qui étaient à coup sûr
mauvaises, songe aux dernières grimaces de ces bêtes devant la mort,
mais nous ne saurons jamais de quelle couleur étaient les pelages de ces
animaux, ni comment l’artiste avait traité ses fonds, et pourtant
n’est-ce pas lui qui a dit: «Je suis un homme pour qui le monde
extérieur existe»?

Il inaugura ce genre de critique qui doit tout à l’interprétation et à
la songerie, et Judith Gautier avoue ingénument qu’elle aussi écrivit un
_Salon_, en prenant son père pour modèle.

Le maître impeccable, dit-elle, dans son livre de souvenirs: _Le second
rang du collier_, éprouva un tel enthousiasme pour ces articles parus
dans l’_Entr’acte_, qu’il mit en vers celui qui _analysait_ une peinture
d’Ernest Hébert.

Elle le cite avec complaisance et je prie le lecteur d’écouter cette
rêverie, qui est peut-être la complainte des amours défunts, un couplet
célébrant les parcs hivernaux et les soirs désolés de décembre, tout,
sauf une étude de tableau:

«A côté de la _Perle Noire_ est un tout petit cadre admiré de tous:
c’est simplement un banc de pierre au fond d’une allée, dans un coin de
parc solitaire (personne n’est assis sur ce banc). Mais des souvenirs
doux et tristes semblent l’envelopper. Autrefois, de tendres promeneurs
s’y sont reposés, se parlant bas et longuement ou bien peut-être
silencieux et émus; alors les arbres complices ont caché, de leur
verdure impénétrable, de frais baisers rapides et tremblants. Puis le
vent d’hiver a soufflé; la ruine et la mort ont passé par là, et le parc
est resté désert; le banc s’est recouvert d’un linceul de mousse, et les
arbres, autour de lui, laissent traîner tristement à terre leurs
branches dépouillées.»

Évidemment, c’est là du travail de demoiselle, mais il y a aussi tout ce
qu’on peut reprocher à Gautier. Je ne suis pas suspect. J’ai écrit il y
a longtemps, sur l’auteur d’_Émaux et Camées_, un livre ébloui
d’admiration et je l’ai dédié à Judith Gautier.

J’étais ivre de romantisme et je me garderai bien de me moquer
aujourd’hui de ces ivresses. Même lorsqu’on a roulé ses dieux morts dans
le linceul de pourpre de M. Renan, on doit se souvenir d’eux avec
quelque émotion[E].

Gautier n’eut pas écrit trois lignes intelligentes sur deux pommes de
Cézanne dans un compotier. Taine n’eut pas fait mieux, mais je suis sûr
que Baudelaire eut compris.

Cézanne m’a rarement parlé de Zola, et j’ai toujours évité de mettre la
conversation sur lui, mais dans le livre de M. Ambroise Vollard, il y a
un chapitre cruel dont on goûtera l’ironie et l’amertume...

       *       *       *       *       *

J’ai voulu reprendre l’_Œuvre_.

A vingt ans, nous avons tous dévoré les livres de Zola, en trouvant cela
rudement fort.

Je sais bien, à présent, que je n’en relirai jamais plus aucun. Il
demeure indéniablement un très puissant romancier et l’_Assommoir_ est
sans doute un grand bouquin, mais j’ai interrogé quelques amis de mon
âge, et ils ont tous été de mon avis. Ils n’aiment plus que quelques
gouttes d’élixir dans un cristal, et ni ce breuvage, ni cette coupe ne
brillent sur l’étagère du bistrot qui sert du tord-boyau aux zingueurs
et aux croque-morts.

Enfin, j’ai voulu relire l’_Œuvre_, puisqu’on affirme qu’il y a, dans
cet ouvrage, Paul Cézanne et quelques-uns de ses compagnons.

Le livre s’est, de lui-même, ouvert sur cette phrase:

«Ah! cet effort de création dans l’œuvre d’art, cet effort de sang et de
larmes dont il agonisait pour créer de la chair, souffler de la vie!
Toujours en bataille avec le réel, et toujours vaincu, la lutte contre
l’ange! Il se brisait à cette besogne impossible de faire tenir toute la
nature sur une toile, épuisé à la longue dans les perpétuelles douleurs
qui tendaient ses muscles, sans qu’il pût jamais accoucher de son génie.

«Ce dont les autres se satisfaisaient, l’à peu près du rendu, les
tricheries nécessaires, le tracassaient de remords, l’indignaient comme
une faiblesse lâche... que lui manquait-il donc?... Un rien sans doute.
Il était un peu en deçà, un peu au delà peut-être... Oui, ce devait être
cela, le saut trop court ou trop long, le déséquilibrement des nerfs
dont il souffrait...

«Quand un désespoir le chassait de son atelier, et qu’il fuyait son
œuvre, il emportait maintenant cette idée d’une impuissance fatale, il
l’écoutait battre contre son crâne, comme le glas obstiné d’une
cloche...»

Zola parle ainsi de _Claude Lantier_, le peintre maudit qui ne _réalise_
pas, et c’est au cours d’un après-midi funèbre où tout fiche le camp,
comme il dit, que _Claude_ va en compagnie du romancier _Pierre Sandoz_
chez un de leurs amis, le sculpteur _Mahoudeau_.

Il habite à un rez-de-chaussée de la rue du Cherche-Midi, un magasin
transformé en atelier:

«...Le sculpteur Mahoudeau avait loué, à quelques pas du boulevard, la
boutique d’une fruitière tombée en faillite... L’enseigne portait
toujours les mots: _Fruits et légumes_, en grosses lettres jaunes... La
boutique, assez grande, était comme emplie par un tas d’argile, une
bacchante colossale... Les madriers qui la portaient pliaient sous le
poids de cette masse encore informe où l’on ne distinguait que des seins
de géante et des cuisses pareilles à des tours...»

L’auteur de ce phénomène fumait sa pipe au moment où ses amis entrèrent.

«...Il était petit, maigre, la figure osseuse, déjà creusée de rides à
vingt-sept ans; ses cheveux de crin noir s’embroussaillaient sur un
front très bas; et, dans ce masque jaune, d’une laideur féroce,
s’ouvraient des yeux d’enfant, clairs et vides, qui souriaient avec une
puérilité charmante...

«--Fichtre, dit Claude, quel morceau!

«Le sculpteur, ravi, tira sur sa pipe, lâcha un nuage de fumée.

«--Hein! n’est-ce pas?... Je vais leur en coller, de la chair, et de la
vraie, pas du saindoux comme ils en font!

«--C’est une baigneuse? demanda Sandoz.

«--Non, je lui mettrai des pampres.... Une bacchante, tu comprends!

«Mais du coup, violemment, Claude s’emporta.

«--Une bacchante! Est-ce que tu te fiches de nous! Est-ce que ça existe,
une bacchante!... Une vendangeuse, hein? et une vendangeuse moderne,
tonnerre de Dieu! Je sais bien, il y a le nu. Alors, une paysanne qui se
serait déshabillée. Il faut qu’on sente ça, il faut que ça vive!

«Mahoudeau, interdit, écoutait avec un tremblement. Il le redoutait, se
pliait à son idéal de force et de vérité. Et, renchérissant:

«--Oui, oui, c’est ce que je voulais dire... Une vendangeuse. Tu verras
si ça pue la femme!...»

J’ai cité cette page de Zola parce que j’ai connu le sculpteur
_Mahoudeau_, qui n’était autre que Philippe Solari, affirmait-on.

Cézanne et lui se tutoyaient, mais le peintre n’avait pas l’air de le
prendre au sérieux.

Il ne voyait pas très souvent cet ancien compagnon, à l’époque où
j’étais à Aix, et je crois que Solari ne devait pas comprendre
grand’chose à la peinture de son ami qui lui reprochait de rechercher la
société des Aixois.

Aucun tumulte intérieur, aucun génie violent n’empêchaient évidemment ce
pauvre Solari d’être un bon vivant, malgré son éternel souci du
lendemain.

Il n’avait plus la moindre foi et il pactisait avec l’ennemi!

Cézanne me disait qu’il allait jusqu’à accepter une tasse de thé chez
une dame qui professait le dessin, l’aquarelle et la peinture, dans
quelques institutions où les jeunes filles distinguées copiaient
patiemment des profils de Minerve.

Un jour, Cézanne m’accueillit en riant, et il me conta tout de suite que
Germain Nouveau, le poète mendiant dont j’ai parlé, avait été donner une
aubade nocturne à Solari. Il s’était procuré une guitare sur laquelle il
accompagnait une chanson burlesque dont le vieux peintre n’avait retenu
que ces deux vers qui le ravissaient:

    Ton aïeul, Monsieur le Singe,
    Était moins malin que toi...

       *       *       *       *       *

On me conduisit chez le sculpteur. S’il habitait, à Paris, une ancienne
boutique de fruitière, à

[Illustration: NU]

[Illustration: PAUL CÉZANNE, PAR LUI-MÊME vers 1875]

Aix-en-Provence il avait converti en atelier une grange qui devait
dépendre de l’hôtel de Lubières.

Il y avait contre les murs quelques moulages, et, sur une sellette, un
buste emmailloté de chiffons secs. Cela ne sentait guère le travail
là-dedans. Dans le morne après-midi de ce dimanche provincial, un
orphelinat en promenade passait, des cloches sonnaient sur la petite
ville endormie, tout semblait saupoudré d’une poussière mortuaire, pâle
comme les plâtres: les outils dont on ne devait pas souvent se servir,
la chaise qui perdait sa paille, quelques caisses, de vagues choses, et
les cheveux de ce vieil artiste sans génie qui avait cru conquérir
Paris, dans sa jeunesse...



VI

Souvenirs de Charles Camoin et Lettres de Paul Cézanne.


Le peintre Charles Camoin, que je rencontrai chez Cézanne alors qu’il
faisait, comme moi, son service militaire à Aix, a rassemblé dans un
article vivant et juste quelques-uns de ses souvenirs.

Il y parle de nos déjeuners du dimanche, rue Boulegon, et il y résume
parfaitement les principales idées du maître sur la peinture. Mais, je
le laisse parler lui-même:

--«En novembre 1901, j’arrive en garnison à Aix-en-Provence.

--Dès le premier jour, je me promets de faire la connaissance de
Cézanne, dont les œuvres exposées alors rue Laffitte soulevaient
l’hilarité des passants et faisaient l’objet de tant de discussions
passionnées à l’atelier Gustave Moreau.

--Je ne connaissais pas son adresse, mais je ne doutais pas que le
premier passant venu me l’indiquât.

--Après plusieurs démarches infructueuses, je commençais à désespérer.
J’eus alors l’idée d’entrer dans la cathédrale, dont le bedeau m’indiqua
aussitôt l’adresse des demoiselles Cézanne, les sœurs du peintre, qui
étaient des dévotes très connues.

--Il était à peu près huit heures du soir lorsque j’arrivai 25, rue
Boulegon, ne sachant comment j’allais me présenter au maître que je
considérais comme le plus grand de son temps.

--Je sonne plusieurs fois, enfin, j’entends une fenêtre qui s’ouvre et,
du deuxième étage, une voix demande: «Qui est là?»

--Je suis tellement intimidé que je ne réponds rien.

--J’attends encore. Un pas lourd se fait entendre derrière la porte, et
voici Cézanne, à demi vêtu, qui vient m’ouvrir lui-même.

--Il était déjà couché et s’était levé pour moi!

--Je bredouille quelques mots d’excuses.

--Je lui parle des tableaux que j’ai vus rue Laffitte, je veux m’en
aller, mais il m’invite à le suivre.

--Nous voici dans une petite salle à manger de bourgeois de province.

--Cézanne est assis en face de moi.

--Il me parle aussitôt peinture, il m’explique comment le pied de la
lampe posée sur la table se détache sur le fond de la toile cirée, mais
je suis trop ému pour recueillir tout le fruit de cette première
entrevue que je n’ose prolonger davantage; d’ailleurs, il m’autorise à
revenir le voir, et c’est pour moi l’essentiel.

--Ainsi débutèrent nos relations qui devinrent de plus en plus
fréquentes et cordiales.

--Je rencontrai un jour chez lui le poète Léo Larguier, qui faisait
comme moi son service à Aix.

--Cézanne nous invitait souvent à déjeuner chez lui, le dimanche.

--Ces repas étaient remplis d’exubérance et de gaîté, on discutait art
et littérature.

--Parfois, Cézanne s’écriait brusquement, en soulignant ses mots d’un
grand coup de poing sur la table: «_Je suis tout de même très peintre!_»

--Il lui arrivait de se lever au milieu du repas sans qu’on sût
pourquoi, et de disparaître dans la pièce voisine.

--Mᵐᵉ Brémond, sa cuisinière, apportait le plat suivant, mais Cézanne ne
revenait toujours pas.

--Il était à son chevalet et nous avait complètement oubliés.

--Souvent, j’allais à sa rencontre le dimanche, à l’église, où il était
assis au banc des marguilliers.

--«_La religion, disait-il, est pour moi une hygiène morale._»

--Mais, dès le seuil de l’église, la peinture reprenait ses droits et
faisait l’unique objet de nos entretiens.

--Lorsque j’évoque le souvenir de ces conversations au cours desquelles
Cézanne m’expliquait le but de ses recherches, affirmant qu’il parlait
plus justement que n’importe qui sur la peinture, je les retrouve toutes
résumées en quelques pensées auxquelles il revenait sans cesse.

--«_Avant tout, il n’y a_, disait-il, _que le tempérament_ id est, _la
force initiale, qui puisse porter quelqu’un au but qu’il doit
atteindre._»

--Une théorie, certes, il en avait une, il en proclamait même la
nécessité, mais il s’empressait d’ajouter: «_Théorie développée et
appliquée au contact de la nature._»

--Il voulait avoir raison _sur le motif_, et non en devisant de
«_théories purement spéculatives dans lesquelles on s’égare souvent_».

--Il oppose, pour les différencier, le travail du littérateur à celui du
peintre:

«_Le peintre concrète ses sensations au moyen du dessin et de la
couleur, tandis que le littérateur s’exprime avec des abstractions._» Et
déjà il signalait dans ses lettres à Emile Bernard le danger de l’esprit
littérateur comme s’il le pressentait:

«_Ne faites pas de littérature, faites de la peinture, voilà le salut_».

«_Les théories sont toujours faciles, il n’y a que la preuve à faire de
ce qu’on pense qui présente de sérieuses difficultés._»

--Il n’y avait pas, dans sa pensée, de théorie qui pût s’imposer à
l’exclusion de toute autre. Il fallait, disait-il, s’exprimer avec ses
sensations, avec son tempérament, se méfier de toutes les influences.

«_Les conseils, la méthode d’un autre, ne doivent pas changer votre
manière de sentir._

«_L’influence des maîtres ne doit être pour vous qu’une orientation, et
votre émotion propre finira par emmerger et conquérir sa place au
soleil._

«_Confiance, c’est une bonne méthode de construction qu’il vous faut
arriver à posséder_».

--Parmi les anciens, il évoquait souvent le Tintoret, «_le plus vaillant
des Vénitiens_»; Delacroix, dont il avait une aquarelle posée par terre
dans la ruelle de son lit, comme une œuvre de chevet, et Courbet qui
avait, disait-il, «_l’image toute faite dans son œil_».

--A propos de Corot, il disait: «_J’aime mieux une peinture mieux
assise_», et il préférait Diaz à Monticelli.

--Des petits maîtres du XVIIIᵉ, il disait: «_Ils ont leur caractère, je
suis très tolérant_», mais il n’admettait pas Ingres comme peintre.

«_Renoir a peint la femme de Paris, moi je vais à ce paysan qui passe._»

--Parmi les écrivains, ses préférences allaient à Stendhal; il
conseillait la lecture de l’_Histoire de la peinture en Italie_ et celle
de _Manette Salomon_, d’Edmond de Goncourt.

«_Voilà ce qu’un peintre doit lire._»

--De Zola, il disait: «_C’est un phraséologue._»

--Sa vie se passait dans la plus grande solitude. «_Je vis avec mes
pensées_», disait-il. «_Je suis souvent invité à aller chez M. et Mᵐᵉ
X..., mais que voulez-vous que j’aille faire dans leur salon, je dis
tout le temps: nom de Dieu!_»

--Et il se confinait dans la recherche incessante de son but:
«_réaliser_», «_faire l’image_».

--Aujourd’hui encore, je ne peux évoquer sans émotion le souvenir de
cette grande figure, de ce noble vieillard qui me disait: «_Je vous
parle comme un père_» et qui voulut bien m’accorder son amitié.

--Je lui écrivis un jour que, dans _Les Phares_ de Baudelaire, il
manquait désormais une strophe.

--A quoi il me répondit simplement:

«_Je vous remercie pour la façon toute fraternelle dont vous envisagez
les efforts que j’ai tentés pour m’exprimer lucidement en peinture._»

--Comme je m’accusais, un jour, de ne pas réfléchir assez en
travaillant, et de m’abandonner par trop à l’instinct, il me répondit
ceci:

«_Michel-Ange était un constructeur et Raphaël un artiste qui, si grand
qu’il soit, est toujours bridé par le modèle, et lorsqu’il veut devenir
réfléchisseur, il tombe au-dessous de son grand rival..._»

       *       *       *       *       *

Il ne faut pas chercher ailleurs que dans cette phrase ce que Paul
Cézanne pensait de son art, et surtout, on doit se garder de lui prêter,
comme on l’a si souvent fait, d’autres pensées. N’a-t-il pas dit
lui-même à Rouault:

«Ne crois pas que notre très haut et très noble art s’enseigne ou
s’apprenne aux écoles, aux académies: ce que tu sauras là, sera réformé
dès que tu pourras en observer avec amour les formes et les couleurs.
Crois encore moins aux pontifes qui vivent les erreurs qu’ils enseignent
jusqu’à ces erreurs: elles ne sont quelquefois qu’une ancienne vérité
déformée qui apparaîtrait magnifique si on enlevait les scories qui la
recouvrent et qui la cachent.

«Crois encore moins à ceux qui, après ma mort, parleront en mon nom ou
se disputeront sur mon malheureux cadavre jusqu’à la plus mauvaise et la
plus imparfaite de mes œuvres. Il y aura toujours après la bataille, et
à la nuit propice, des chacals et des hyènes qui rôderont.

«Si l’on organise mon triomphe, n’y crois pas; s’ils essaient en mon nom
de créer une école, dis-leur qu’ils n’ont jamais compris, jamais aimé ce
que j’ai fait.»

Voici, d’ailleurs, quelques lettres adressées, les quatre premières à
Charles Camoin, les autres à Louis Aurenche.

       *       *       *       *       *

                                            _Aix, 3 février 1902._


   CHER MONSIEUR CAMOIN,

J’ai reçu samedi seulement votre dernière lettre, j’ai adressé ma
réponse à Avignon. Aujourd’hui 3, je trouve dans ma boîte votre lettre
du 2 février, venant de Paris. Larguier fut malade la semaine dernière
et retenu à l’infirmerie, ce qui explique le retard dans la transmission
de votre lettre.--Puisque vous voilà à Paris, et que les maîtres du
Louvre vous attirent, et si cela vous dit, faites d’après les grands
maîtres décoratifs Véronèse et Rubens des études, mais comme vous feriez
d’après nature,--ce que je n’ai su faire qu’incomplètement.--Mais vous
faites bien surtout d’étudier sur nature. D’après ce que j’ai pu voir de
vous, vous marcherez rapidement. Je suis heureux d’apprendre que vous
appréciez Vollard, qui est un sincère et sérieux en même temps. Je vous
félicite sincèrement de vous trouver auprès de Madame votre mère, qui
dans les moments de tristesse et d’abattement sera pour vous le plus sûr
point d’appui moral, et la source la plus vive où vous puissiez puiser
un courage nouveau pour travailler à votre art, ce qu’il faudrait
tâcher d’arriver à faire, non pas sans ressort et mollement, mais d’une
façon calme et continue, ce qui ne peut manquer d’amener un état de
clairvoyance, très utile pour vous diriger avec fermeté dans la vie.--Je
vous remercie pour la façon toute fraternelle dont vous envisagez les
efforts que j’ai tentés pour arriver à m’exprimer lucidement en
peinture.

Dans l’espoir que j’aurai un jour le plaisir de vous revoir, je vous
serre cordialement et affectueusement la main.

                                                  Votre vieux confrère,

                                                 Paul CÉZANNE.

       *       *       *       *       *

                                           _Aix, 22 février 1903._

    CHER MONSIEUR CAMOIN,

Très fatigué, 64 _ans_ d’âge, je vous prie d’excuser le retard très
prolongé que j’ai mis à vous répondre. Ce ne sera que deux mots.

Mon fils, actuellement à Paris, est un _grand philosophe_. Je ne veux
pas dire par là que ce soit ni l’égal, ni l’émule de Diderot, Voltaire
ou Rousseau. Voulez-vous l’honorer de votre visite, 31, rue Ballu: près
de la place Clichy, où se trouve la statue du général Moncey.--En lui
écrivant, je lui dirai un mot de vous; il est assez ombrageux, _un
indifférent_, mais bon garçon. Son intermédiaire aplanira pour moi la
difficulté que j’ai de comprendre dans la vie.

Vous remercie vivement pour votre dernière lettre. Mais je dois
travailler.--Tout est, en _art surtout_, théorie développée et appliquée
au contact de la nature.

Reparlerons de tout cela quand j’aurai le plaisir de vous revoir.

Ceci est la lettre la plus juste que je vous ai écrite jusqu’ici.

Credo.

                                              Bien cordialement à vous,

                                               P. CÉZANNE.


Quand je vous verrai, je vous parlerai plus justement que n’importe qui,
sur la peinture.--Je n’ai rien à cacher _en art_.

Il n’y a que la force initiale _id est_, le _tempérament_, qui puisse
porter quelqu’un au but qu’il doit atteindre.

                                                   P. CÉZANNE.

       *       *       *       *       *

                                           _Aix, 28 janvier 1902._

    CHER MONSIEUR CAMOIN,

Voici déjà nombre de jours écoulés, où j’ai eu le plaisir de vous lire.
J’ai peu de choses à vous dire; on parle plus en effet de peinture et
peut-être mieux en étant sur le motif, qu’en devisant de théories
purement spéculatives,--et dans lesquelles on s’égare assez souvent.
J’ai plus d’une fois, dans mes longues heures de solitude, pensé à vous.
M. Aurenche a été nommé receveur à Pierrelate en Dauphiné. M. Larguier,
que je vois assez fréquemment, le dimanche surtout, m’a transmis votre
lettre. Il soupire après le moment de sa libération, elle arrivera dans
six ou sept mois. Mon fils qui est ici a fait sa connaissance et ils
sortent et passent souvent la soirée ensemble; ils parlent un peu de
littérature et d’avenir d’art. Son passage à l’armée fini, M. Larguier
retournera probablement à Paris continuer ses études (sciences morales
et politiques) rue Saint-Guillaume, où professe notamment M. Hanoteau,
sans abandonner néanmoins la poésie. Mon fils y retournera aussi, il
aura donc le plaisir de faire votre connaissance, quand vous remonterez
à la capitale. Vollard est passé par Aix, il y a une quinzaine. J’ai
reçu des nouvelles de Monet, et la carte de Louis Leydet, fils du
sénateur, circonscription d’Aix. Ce dernier est peintre, il est
actuellement à Paris et est dans les mêmes idées que vous et moi. Vous
voyez qu’une ère d’art nouveau se prépare, vous le pressentiez;
continuez d’étudier sans défaillance, Dieu fera le reste. Je termine en
vous souhaitant bon courage, de bonnes études, et le succès ne peut
manquer de couronner vos efforts.

Croyez-moi bien sincèrement avec vous, et vive la patrie notre mère
commune, et terre d’espérance, et agréez mes vifs remerciements pour
votre bon souvenir.

                                                          Votre dévoué,

                                                 Paul CÉZANNE.

       *       *       *       *       *

                                         _Aix, 13 septembre 1903._

    CHER MONSIEUR CAMOIN,

Je suis heureux de recevoir de vos nouvelles, et vous félicite d’être
libre de vous livrer entièrement à l’étude.

Je croyais vous avoir dit en causant que Monet habitait Giverny; je
souhaite que l’influence

[Illustration: LA FEMME AU CHAPELET]

[Illustration: PAUL CÉZANNE en 1905]

artistique que ce maître ne peut manquer d’exercer sur l’entourage plus
ou moins direct qui l’environne, se fasse sentir dans la mesure
strictement nécessaire qu’elle peut et doit avoir sur un artiste jeune
et bien disposé au travail. Couture disait à ses élèves «ayez de bonnes
fréquentations», soit «Allez au Louvre». Mais après avoir vu les grands
maîtres qui y reposent, il faut se hâter d’en sortir et vivifier en soi,
au contact de la nature, les instincts, les sensations d’art qui
résident en nous. Je regrette de ne pouvoir me trouver avec vous. L’âge
serait peu si d’autres considérations ne m’empêchaient de quitter Aix.
J’espère néanmoins que j’aurai un jour le plaisir de vous revoir.
Larguier est à Paris. Mon fils est à Fontainebleau avec sa mère.

Je dois vous souhaiter de bonnes études en présence de la nature, c’est
ce qu’il y a de mieux.

Si vous rencontriez le maître que tous deux admirons[F], rappelez-moi à
son bon souvenir.

Il n’aime pas beaucoup, je crois, à ce qu’on l’embête, mais en faveur de
la sincérité peut-être se défendrait-il un peu.

                                   Croyez-moi bien cordialement à vous,

                                                 Paul CÉZANNE.

       *       *       *       *       *

_Aix, 25 septembre 1903._

CHER MONSIEUR AURENCHE,

Je suis très heureux d’apprendre la naissance de votre fils, vous allez
comprendre quelle assiette il va apporter dans votre vie.

Paul, qui est à Fontainebleau, se chargera de vous porter de vive voix,
à son retour, mes compliments, je ne vous dirai pas quand; mais je
travaille opiniâtrement, et si le soleil d’Austerlitz de la peinture
brillait pour moi, nous irions en chœur vous serrer la main.

P. CÉZANNE.

       *       *       *       *       *

_Aix, 25 janvier 1904._

MON CHER MONSIEUR AURENCHE,

Je vous remercie beaucoup des vœux que vous et les vôtres m’adressez à
l’occasion du nouvel an.

Je vous prie de recevoir les miens à votre tour, et de les faire agréer
chez vous.

Vous me parlez dans votre lettre de ma réalisation en art.

Je crois y parvenir chaque jour davantage, bien qu’un peu péniblement,
car si la sensation forte de la nature--et certes je l’ai vive--est la
base nécessaire de toute conception d’art, et sur laquelle repose la
grandeur et la beauté de l’œuvre future, la connaissance des moyens
d’exprimer notre émotion n’est pas moins essentielle, et ne s’acquiert
que par une très longue expérience.

L’approbation des autres est un stimulant, dont il est bon quelquefois
de se défier. Le sentiment de sa force rend modeste.

Je suis heureux des succès de notre ami Larguier...

Recevez, cher monsieur Aurenche, l’assurance de mes meilleurs
sentiments.

                                                 PAUL CÉZANNE.

[Illustration:

                                                  Aix, 29 janvier 1904.

    Cher monsieur Aurenche,

Votre sollicitude me touche beaucoup. Je me porte en ce moment assez
bien. Si je n’ai pas répondu plus tôt à votre première lettre,
l’explication en est facile. Après toute une journée de travail à
vaincre les difficultés de la réalisation sur nature, je sens le besoin,
le soir venu, de prendre quelque]

[Illustration: repos, et je n’ai pas alors cette liberté d’esprit qu’il
faut en écrivant.

Je ne sais, quand j’aurai l’occasion de remonter à Paris. Si le fait se
présente, je n’oublierai pas que je suis attendu à Pierrelatte par des
amis.

Si vous venez à Marseille, j’aurai plus sûrement, je crois, le plaisir
de vous voir.

                                                           Agréez, cher
]

[Illustration:

monsieur Aurenche,
l’expression de mes
meilleurs sentiments,

P. Cézanne.
]

       *       *       *       *       *

                                           _Aix, 10 janvier 1905._

Je regrette de ne pas avoir le plaisir de vous voir encore cette année.
Je vous envoie donc moi aussi mes bons souhaits.

Je travaille toujours, et cela sans m’inquiéter de la critique et des
critiques, tel que doit le faire un vrai artiste. Le travail doit me
donner raison...

                                                 PAUL CÉZANNE.



VII

Au hasard des souvenirs.


Un dimanche matin, vers onze heures, j’arrivai chez Paul Cézanne, et Mᵐᵉ
Brémond m’apprit qu’il était à son atelier.

C’était un grenier qu’on avait aménagé sous les toits, une immense
pièce, avec de petites fenêtres, et il devait y travailler lorsqu’il
n’allait pas au Château-Noir et dans la campagne.

Au beau milieu, sur une petite table, il y avait un grand bouquet de
fleurs artificielles dans un vase.

Dans tous les coins, des fruits secs ou gâtés, ceux dont il se servait
pour ses natures mortes, et l’atelier sentait les chambres campagnardes
où l’on conserve, à l’automne, des poires et des champignons.

Il venait d’achever une petite toile: des pommes et un de ces pots dans
lesquels on met des olives, en Provence.

Il n’était pas mécontent, ce qui était assez rare, et, comme il ne
devait plus utiliser ce motif, il ôta la poterie de dessus la table,
puis, sortant un couteau de sa poche, il partagea une des deux pommes et
m’en offrit la moitié.

Elle était rouge et luisante, et elle n’était pas très bonne...

       *       *       *       *       *

On a dit qu’il détruisait fréquemment les toiles qui ne lui plaisaient
pas, et que Mᵐᵉ Brémond en allumait le poêle.

A tout ce que l’on couvre d’or à présent, à tout ce que se disputent les
grands magnats du commerce et de la peinture, je sais qu’il n’attachait
pas beaucoup d’importance.

Ses paysages, ses natures mortes, ses figures étaient des études qu’il
effaçait, raclait, et qu’il jetait quand _ça ne marchait pas_, mais on a
tout de même exagéré. Le poêle de la salle à manger n’était pas alimenté
par les châssis brisés et les toiles crevées.

J’ai pourtant détourné, un jour, sa colère d’une de ses œuvres.

Il travaillait, d’après les fleurs artificielles dont je parlais tantôt,
à une assez grande toile, et il était de mauvaise humeur. Aix et ses
habitants, Paris et ses anciens amis, les peintres et la peinture, rien
n’avait plus à ses yeux la moindre valeur et ces corolles de papier
étaient roides, sèches, ridicules, elles changeaient de couleurs, _les
garces_, elles le trahissaient, et ce qu’il avait essayé de faire
n’existait pas!...

Brusquement, je fus effrayé. Il s’était précipité sur le châssis qui
alla rouler par terre. Je parvins à le calmer. La toile ne fut pas
détruite. Je le trouvai, un autre dimanche, devant ces fleurs
artificielles, mais parmi toutes les reproductions de ses tableaux que
je connais, je ne me souviens pas d’avoir vu celui-là.

       *       *       *       *       *

Lorsque je tirais de ma poche ma pipe et mon tabac, il souriait et me
disait presque chaque fois:

«Qui fume, parfume....»

       *       *       *       *       *

Il me montrait souvent une petite étude de Delacroix qu’il avait dans
cet atelier de la rue Boulegon où je partageai avec lui la pomme de la
nature morte.

C’était une toile sans cadre, une étude esquissée en Orient. Il
possédait encore du même peintre une aquarelle de fleurs qu’il gardait
dans sa chambre.

       *       *       *       *       *

Au fond, Paul Cézanne n’était peut-être pas le féroce misanthrope qu’on
veut dire.

La _sacré nom de Dieu de peinture_ le préoccupait perpétuellement, et à
part les Vénitiens, Delacroix et Courbet, il n’aimait pas beaucoup de
peintres. Il trouvait que Corot «manquait un peu de tempérament», et que
les «machines» de M. Ingres «étaient bien imitées».

Dans ce domaine où il pouvait parler, il excommuniait en masse.

Il avait fui Paris où il ne s’était jamais acclimaté, et ses
compatriotes ne se sont pas appliqués à lui rendre très agréable le
séjour à Aix, mais je l’ai vu ailleurs, comme je le raconte plus loin,
et il était d’humeur égale. Avec quelques amis de mon âge, Camoin, Louis
Aurenche, Pierre Léris, et avec moi, il fut toujours aimable et souvent
gai.

Je ne l’ai pourtant connu que vieux et malade du diabète, après quarante
ans d’un labeur obstiné et bafoué, mais je suis sûr que le moindre
encouragement officiel en eut fait un autre homme, lui eut donné un peu
d’assurance.

Pourquoi Henri Roujon sursauta-t-il, indigné, dans son fauteuil de
directeur des Beaux-Arts, lorsque Octave Mirbeau alla, en 1902, lui
demander pour Cézanne, un simple ruban rouge, quand MM. Bonnat et
Chauchard devaient mettre, sur leur gilet de cérémonie, le large cordon
des grands-croix?...

       *       *       *       *       *

Lorsque j’étais à Aix, beaucoup de musées étrangers achetaient des
toiles de Cézanne.

Il y en avait à New-York et à Munich, à Helsingfors et à Christiania. Il
y en a, depuis, au Louvre, sans parler du Luxembourg, mais le musée
d’Aix-en-Provence possède-t-il des œuvres du peintre, en 1923?...

       *       *       *       *       *

Le temps qu’il devait faire, le lendemain, le préoccupait comme un
paysan qui craint pour sa récolte.

Il se couchait, éreinté d’une journée de travail, de très bonne heure,
mais il avait de courts sommeils de vieillard, et il me disait qu’il se
levait plusieurs fois, dans la nuit, pour voir le ciel, à sa croisée, et
savoir s’il pourrait _aller au motif_.

       *       *       *       *       *

On a dit qu’il exécuta ses _Baigneuses_ d’après de vieilles études
faites à l’académie Suisse, dans sa jeunesse. Ce qui paraît assez
innocent: une femme nue, dans une chambre exposée au soleil, eut été une
chose scandaleuse à Aix-en-Provence, et Paul Cézanne était trop timide
pour s’y risquer[G].

Sans doute, il ne se méfiait pas de lui. Il était trop mysogine pour
avoir peur d’être tenté, mais peut-être aussi pensait-il, le vieil
ermite de la peinture, qu’une belle fille peut offrir quelque danger.
Quoi qu’il en soit, il me disait souvent que le corps d’une femme est à
sa plénitude entre quarante-cinq et cinquante ans.

       *       *       *       *       *

Nous allions quelquefois, à la belle saison, nous asseoir à la terrasse
du _Café Clément_, qui était à cette époque le grand café d’Aix,
l’établissement fréquenté par les officiers, les étudiants riches et les
élégants de la ville qui ne craignaient pas de s’encanailler et d’être
vus à l’estaminet.

Ces derniers, peu nombreux, appartenaient à d’antiques familles
provençales et leurs parents vivaient encore dans des hôtels fermés que
j’imaginais pleins de beaux meubles anciens et de vieux portraits
illustres.

Paul Cézanne me semblait heureux d’être là, et quand il proposait
d’aller y prendre une consommation il disait toujours:

«Allons au _Caf’ Clem_...»

Nous étions trois ou quatre autour de lui: Pierre Léris, un jeune
étudiant en droit qui est à présent magistrat à Casablanca; Louis
Aurenche, qui accomplissait alors à Aix un stage dans l’enregistrement
et qui dirigeait à Lyon une courageuse petite revue: _La Terre
nouvelle_; Georges Eggenberger, qui doit être professeur quelque part,
et moi.

Il y avait un piano, sur une estrade basse devant la porte, et la
pianiste, qu’accompagnaient un violon et un violoncelle, était une jeune
femme excessivement brune qui ne regardait personne. Elle était coiffée
de bandeaux noirs à la Cléo de Mérode, et elle jouait bien sagement son
morceau, au bord de son tabouret, comme une institutrice qui
enseignerait aussi la musique.

Sous les grands platanes du cours Mirabeau, les désœuvrés défilaient, on
se saluait beaucoup et cérémonieusement. On voyait quelques étudiants au
balcon de leur cercle, de l’autre côté de l’avenue. Des gens entraient
au café ou en sortaient, mais je ne me souviens pas d’avoir vu un Aixois
saluer le peintre.

Personne ne semblait le connaître!...

       *       *       *       *       *

Il n’avait pas beaucoup de relations; pourtant il me parlait toujours
avec une grande sympathie du sénateur, M. L...

Ils étaient sans doute amis d’enfance, et il lui faisait visite quand, à
l’époque des vacances parlementaires, il venait à Aix.

Un soir, je rencontrai Paul Cézanne sur le cours, passablement irrité.

Il s’était présenté chez le sénateur qui devait être, à ce moment, en
conférence avec quelques grands électeurs et qui ne put recevoir tout de
suite, comme il l’eut certainement désiré, son vieux camarade.

Il le fit prier d’attendre et de l’excuser, mais Cézanne sortit furieux
et c’est alors que je le vis.

Il commençait à parler fort et sans aménité:

«Les hommes politiques, il y en a mille en France, et c’est de la m...!
Tandis qu’il n’y a qu’un Cézanne!...»

J’eus quelque peine à le calmer. Je parvins à lui expliquer comment,
selon moi, la chose s’était passée, et que M. L... n’avait pu sans
doute mettre à la porte les gens qu’il recevait à cet instant...

Sa colère tomba brusquement:

«Vous êtes très fort, me dit-il, et très équilibré. Vous voyez très
lucidement... C’est effrayant, la vie!...»

       *       *       *       *       *

Un _chineur_, comme on dit à l’Hôtel des Ventes de la rue Drouot, eut
fait rapidement fortune à cette époque, s’il avait eu l’idée de
rechercher à Marseille, à Arles ou à Aix, les toiles et les panneaux
abandonnés un peu partout par Vincent van Gogh, par Monticelli et par
Cézanne.

Le père d’un de mes amis possédait trois tableaux qu’il avait payés cinq
francs à Monticelli devant un café de la Cannebière, simplement pour se
débarrasser de cet homme dépenaillé avec lequel, ayant un rendez-vous
d’affaires, il ne voulait pas être vu, car il ne comprenait rien à cette
somptueuse peinture.

«C’était heureusement à l’apéritif du matin, me disait son fils, que le
peintre laissa ces trois panneaux sur le marbre de la table. Mon père
n’osa pas les... oublier, mais je crois que, le soir, il les eut jetés
dans l’eau pourrie du vieux port!...»

On pouvait trouver des œuvres de van Gogh dans les endroits les plus
imprévus.

Camoin m’a conté qu’il s’était lié, pendant qu’il achevait son service
militaire, avec un médecin-major dont il avait sans doute fait le
portrait.

Il lui avoua qu’il possédait quelques peintures assez drôles, reléguées
dans le grenier, parce que vraiment, il n’était guère possible de les
mettre ailleurs.

Camoin demanda la permission de les voir, prit une échelle, souleva la
trappe du plafond et émergea, comme il put, dans la lumière aveuglante
de ce débarras, parmi les battements d’ailes des pigeons effrayés qui
nichaient là.

Il aperçut plusieurs van Gogh perdus, et, sous les fientes crayeuses des
oiseaux, le grand portrait de l’homme à la chemise jaune!

Paul Cézanne abandonnait assez facilement ses toiles, j’en vis plusieurs
sous les arbres du Château-Noir, et on sait que Renoir trouva
l’aquarelle des _Baigneuses_ «en se promenant dans les rochers de
l’Estaque», dit M. A. Vollard qui conte, dans une de ces pages vivantes
dont son livre est plein, comment il acheta, à Aix-en-Provence, quelques
toiles de Cézanne:

«...Les Aixois n’étaient pas gens à se laisser séduire par de pareilles
«croûtes». Mais voilà qu’un individu arrive à mon hôtel avec un objet
enveloppé d’une toile: «J’en ai un, me dit-il sans préambule, et puisque
les Parisiens en veulent, et qu’on fait des coups là-dessus, je veux en
être!» Et, défaisant le paquet, il me montra un Cézanne: «Pas moins de
cent cinquante francs!» cria-t-il en s’appliquant une forte claque sur
les cuisses, pour mieux affirmer ses prétentions, et aussi pour se
donner du courage. Quand je lui eus compté l’argent: «Cézanne se croit
malin, me dit-il, mais il s’est foutu dedans quand il m’a fait cadeau de
ça!» Après avoir donné cours à sa joie, il continua: «Venez!» Je le
suivis dans une maison où, sur le palier qui, à Aix, tient lieu
généralement de dépotoir, quelques magnifiques Cézanne voisinaient avec
les objets les plus disparates...[H]»

       *       *       *       *       *

Je n’aurais jamais osé ramasser une toile crevée ou une aquarelle
déchirée par Cézanne, et, à vingt ans, après un exercice militaire ou
une manœuvre, on ne songe guère à chercher des tableaux.

J’écrivais quelques vers, en me cachant, et je ne possédais qu’un livre
dans mon paquetage, un exemplaire des _Fleurs du Mal_ qu’il m’avait
donné et dont je parlerai plus loin.

Je n’acquis, à cette époque, qu’un volume en mauvais état: _Le Pays des
Arts_ de Duranty, et je le payai à peine quelques sous, bien que ce fut
une première édition.

Un bon génie m’empêcha certainement de le montrer à Cézanne, car
j’ignorais tout de cet auteur et mon innocence était absolue.

Quelque camarade de chambrée me l’emprunta et le perdit.

Je pense aujourd’hui, en frémissant, à la colère du maître, si je lui
avais porté ce livre.

Depuis, je l’ai retrouvé sur les quais, dans la boîte d’un bouquiniste.
Il coûtait un peu plus cher qu’à Aix, mais c’était toujours la première
édition. Cet ouvrage sans valeur ne dut pas connaître la réimpression,
et j’y lus l’histoire du _Peintre Louis Morin_ qui va voir _Maillobert_
dont l’atelier est au fond de la rue de Charonne.

Pour les initiés, ce bohème ridicule ne serait autre que Paul Cézanne
lui-même.

Mais voici la charge de Duranty:

«Un de mes amis m’avait souvent parlé du peintre Maillobert comme d’un
être fort curieux. Je me décidai un matin à aller voir ce personnage.

«Il demeurait au bout de la rue de Charonne, dans le fond d’une cour
occupée par un nourrisseur, un charron et une blanchisseuse, cour pleine
de fumier, de poulets, de chiens, d’enfants, de linge étendu et de
grosses roues de voiture...

«Au moment de frapper, j’entendis la voix d’un perroquet à l’intérieur.
Je frappai. «Entrez!» cria-t-on avec un accent méridional presque
extravagant.

«A peine entré, un cri partit intérieurement en moi: «Mais je suis chez
un fou!»

«Je me trouvai tout étourdi par le lieu et le personnage... Le peintre,
chauve, avec une immense barbe et deux dents d’une longueur
extraordinaire qui lui tenaient les lèvres entr’ouvertes, l’air jeune et
vieux à la fois, était lui-même, comme la divinité symbolique de son
atelier, indescriptible et sordide...

«...Mes yeux furent assaillis par tant d’énormes toiles suspendues
partout et si terriblement colorées, que je restai pétrifié.

«--Ah! ah! dit Maillobert avec un accent nasillard, traînant et
hypermarseillais, Monsieur est amateur de peinture (peinnn-turrre).
Voilà mes petites rognures de palette, ajouta-t-il en me désignant ses
plus gigantesques toiles...

«Je me retournai, effaré, car je voyais bien qu’il ne s’agissait pas
seulement là d’une rapinade burlesque et joyeuse; je voyais qu’on avait
la sensation du génie, de l’apostolat...

«Puis comme il vit que je regardais curieusement une série de grands
pots de pharmacie étalés par terre...

«--C’est ma boîte à peindre, me dit Maillobert. Je fais voir aux
ottrres qu’avec des drogues j’arrive à la vraie peinture, tandis qu’eux,
avec leurs belles couleurs, ils ne font que des dro...guës!...
Voyez-vous, reprit Maillobert, la peinture ne se fait qu’avec du
tempérament (il prononça temmpérammennte).

«Et ce disant, il brandissait une sorte de grande cuiller à pot en bois,
à long manche, avec le bout taillé en biseau...

«Maillobert n’exposait pas, pour de bonnes raisons. Il n’avait même pas
voulu, m’apprit-il, tenter le Salon des refusés, alors ouvert...»

Ce passage suffit à donner une idée de cette caricature imbécile et
méchante.

Duranty avait été l’ami de Cézanne, tout au moins un de ses camarades au
café Guerbois.

Il aimait la peinture qu’on faisait alors, celle de Manet et de Renoir,
et il a laissé un roman qu’on ne lit plus et qui est une sorte de
chef-d’œuvre en gris majeur: _Les malheurs d’Henriette Gérard._

Cette charge stupide n’était pas digne de lui, mais j’eus du flair le
jour où je ne me vantai pas devant Cézanne d’avoir découvert une
première édition du _Pays des Arts_!...

       *       *       *       *       *

J’ai accompagné quelquefois le peintre au château-Noir, une vieille
bâtisse sur la route du Tholoret. Cartons bourrés d’aquarelles, toiles
jetées contre les murs, tubes de couleurs, tout y était à l’abandon,
dans de hautes et vastes pièces démeublées dont les fenêtres donnaient
sur un splendide paysage, et l’on songeait à un de ces anciens domaines
dont on a fermé le portail à la mort du dernier propriétaire.

Un après-midi d’été, comme j’étais alors caporal, et que je faisais
manœuvrer mon escouade sur le bord de la route, je vis arriver la
calèche de Cézanne.

Apercevant des soldats, et pensant que je pouvais être là, il mit la
tête à la portière.

J’enseignais, à ce moment, le mouvement de _présentez armes_, à mes
hommes, et je les laissai dans cette attitude pendant que je serrais
rapidement la main qu’il me tendait.

Je lui fis remarquer en souriant qu’on lui rendait les honneurs
suprêmes, et il leva les bras, effrayé et goguenard.

Je crois que c’est ce jour-là que j’aperçus sur le strapontin de sa
voiture une grande toile à laquelle il travaillait encore et que je vis
vendre l’an dernier à l’Hôtel de la rue Drouot.

On dispersait aussi des toiles de Degas et de Renoir, et le marteau
d’ivoire du commissaire-priseur, comme une baguette de chef d’orchestre,
voltigeait, menant l’_andante_ du marché, et l’_allegro_ précipité des
enchères énormes, devant les grands magnats de la peinture, assis sur
des bancs de réfectoire ou d’asile de nuit. Dans l’odeur souveraine
propre à cette morgue du bric-à-brac, une odeur de poussière et de
vieilles nippes, le public était, comme toujours, classiquement composé:
brocanteurs, marchands, amateurs, curieux, et, dans le couloir, les
inévitables Orientaux, Arméniens et Juifs, qui ne s’intéressent qu’aux
tapis qui sentent la peste et aux poteries de Rhodes ou de la Perse qui
sentent encore l’huile rance qu’elles continrent.

Ceux-là, sans se soucier des tableaux anciens ou modernes, baragouinent
un sabir rauque et guttural de pirates.

Près de moi, il y avait un de ces petits rentiers miteux qui ont attendu
pendant soixante ans, dans quelque administration, l’heure de la
retraite, le moment de la déchéance et du rancart. Je devinais qu’il
avait coutume de venir là, chaque après-midi, parce qu’il y faisait
chaud et que cela ne coûtait rien.

Il gloussait quand un amateur lançait un chiffre à propos d’un dessin de
Degas ou d’une esquisse de Renoir, mais quand le Cézanne eut été adjugé
à soixante mille francs, il ne se posséda plus.

Il tourna vers moi de pauvres yeux usés dans lesquels l’indignation
mettait presque une flamme, un triste visage résigné et barbu, et il osa
me dire:

«Ils sont fous, monsieur; soixante mille francs, ça? C’est honteux!...»

Je ne bronchai pas, je le regardai seulement sans bienveillance, et il
murmura, ne sachant pas combien il était sublime: «J’en ferais
autant!...»

S’il n’eut pas prononcé ces derniers mots, sa critique m’eut fait songer
à celle de MM. Fernand Piet, Victor Binet ou Adolphe Willette.

       *       *       *       *       *

«Fils, tu es un homme de génie... tu as le sens pratique de la vie...»
C’est ainsi que le peintre qui oubliait de me verser du vin, à table,
parlait à Paul Cézanne fils, qui remplissait mon verre en souriant.

Le bon grand homme était ravi de voir «que ça collait», que «nous
sympathisions», son fils qui arrivait de Paris, et moi.

Il ne l’avouait pas, mais je devinais, quand il me parlait de «l’enfant»
que je ne connaissais pas encore, qu’il se faisait un monde de cette
cordiale entrevue...

       *       *       *       *       *

Il s’approchait de moi et il mettait alors sa main devant sa bouche
comme s’il allait me confier à voix basse quelque chose qui ne devait
être entendue que de moi, mais il me criait le bon mot qu’il semblait
devoir murmurer, dans un tonnerre de rires.

Lorsqu’il parlait en réfléchissant, je lui voyais prendre toujours la
même attitude: son coude gauche reposait dans sa main droite, et il
caressait sa barbiche avec deux doigts de sa main demeurée libre.

       *       *       *       *       *

La peinture était son unique souci et sa préoccupation perpétuelle.

Il y avait un an qu’il n’avait pas vu Charles Comoin lorsqu’il le
rencontra à Marseille, dans une rue. Avant de lui serrer la main et de
lui demander de ses nouvelles, il lui dit, comme s’il continuait
naturellement une conversation qu’ils auraient eue la veille:

«Bonjour, monsieur Camoin. Tout n’est que théories, mais appliquées et
développées au contact de la nature!...»

       *       *       *       *       *

Emile Bernard, dans son pieux petit ouvrage, et M. Ambroise Vollard,
dans son livre, ont dit à quel point Cézanne avait horreur du moindre
contact.

«... Cézanne ne pouvait supporter d’être seulement frôlé. Même son fils,
qu’il chérissait par-dessus tout--«Paul est mon Orient», avait-il
coutume de dire--n’osait pas prendre le bras de son père sans lui dire:
«Pardon, tu permets, papa!»

Et Cézanne, malgré le regard affectueux dont il gratifiait son enfant,
ne pouvait réprimer un frémissement[I].

Voici, à présent, ce que conte Emile Bernard[J]:

«Il se trouva que, pour abréger un petit bout de chemin, il me mena dans
un endroit escarpé et très glissant. Il marchait devant moi et je le
suivais. A un moment, le pied vint à lui manquer et il alla en arrière.
Je me portai immédiatement pour le retenir. A peine eus-je mis la main
sur lui pour cet office, qu’il entra dans une grande colère, jura et me
maltraita, puis il courut devant, jetant de temps à autre des regards
craintifs de mon côté comme si j’avais attenté à sa vie...

«Je connaissais depuis trop peu de temps mon vieux maître pour savoir
toute la bizarrerie de son caractère... Il rentra dans la maison, en
laissant toutes les portes ouvertes comme pour m’inviter... Je vins
déposer, dans ma chambre de travail, ma boîte de couleurs.

«Alors que j’y étais, j’entendis s’ouvrir à grand fracas la porte de son
atelier, et son pas précipité secoua l’escalier, il surgit, les yeux
hors de la tête.

«--Je vous prie de m’excuser, je n’ai voulu que vous retenir de tomber.»

«...Il jura affreusement et me fit peur par sa mine terrible; il
balbutiait: «Personne ne me touchera... ne me mettra le grappin
dessus... Jamais! Jamais!»

«J’avais beau lui représenter que mon acte avait été cordial et
respectueux, que je voulais éviter qu’il tombât. Rien n’y fit...

«...Je rentrai chez moi si attristé que je ne pus souper. Comme j’allais
me mettre au lit, on cogna à notre porte. C’était Cézanne; il venait
voir comment j’allais de mon oreille... Il fut très aimable et sembla
ignorer ce qui avait eu lieu... J’en fus si énervé que je ne pus dormir
de la nuit, et le lendemain, en son absence de la maison d’Aix, je fus
trouver Mᵐᵉ Brémond...

«--...Il n’a cessé de faire votre éloge hier, toute la soirée, me
dit-elle; d’ailleurs, ne vous étonnez pas de cela, il ne peut souffrir
qu’on le touche. J’ai vu ici bien souvent des choses en ce genre avec M.
Gasquet, un poète qui l’a beaucoup fréquenté. Moi-même, j’ai ordre de
passer à côté de lui sans le toucher, même de ma jupe...»

Je dois dire qu’il ne m’est jamais rien arrivé de semblable. Pourtant,
il s’appuyait familièrement à mon bras, et, l’ayant souvent aidé à
mettre son manteau, j’ai dû l’effleurer plusieurs fois. Je savais du
reste qu’il avait horreur du moindre attouchement et, peut-être, ai-je
été toujours excessivement prudent.

Renan dit quelque part: «_Nolli me tangere, c’est le mot des belles
amours..._»

Ne me touchez pas! Ce cri, dans un recul, me semble aujourd’hui la
devise même de l’artiste. Ne signifie-t-il point: Je tâtonnerai, le
chemin sera difficile, et, souvent, je manquerai de tomber, mais je ne
veux d’aucun secours, je n’ai besoin de personne, et les plus grands ne
sont pas capables de me soutenir!...



VIII

Cézanne parle...


(_Je publie, dans ce chapitre, des notes recueillies par le fils même de
Cézanne, et je n’y ajoute pas une ligne de mon encre, ne voulant pas
toucher aux pensées, aux réflexions et aux affirmations du peintre..._)


I

Les appréciations de la critique en matière d’art sont formulées moins
d’après des données esthétiques que d’après des conventions littéraires.


II

L’artiste doit fuir la littérature en art.


III

L’art est la révélation d’une sensibilité exquise.


IV

La sensibilité caractérise l’individu; à son degré le plus parfait, elle
distingue l’artiste.


V

Une grande sensibilité est la disposition la plus heureuse à toute belle
conception d’art.


VI

Ce qui séduit le plus, dans l’art, c’est la personnalité de l’artiste
lui-même.


VII

L’artiste objective sa sensibilité, sa distinction native.


VIII

La noblesse de la conception nous révèle l’âme de l’artiste.


IX

L’artiste concrétise et individualise.


X

L’artiste éprouve de la joie à pouvoir communiquer aux autres âmes son
enthousiasme devant le chef-d’œuvre de la nature dont il croit posséder
le mystère.


XI

Le génie est le pouvoir de renouveler son émotion à son contact
quotidien.


XII

Pour l’artiste, voir c’est concevoir, et concevoir, c’est composer.


XIII

Car l’artiste ne note pas ses émotions comme l’oiseau module ses sons:
il compose.


XIV

L’importance de l’art ne se voit pas dans l’universalité de ses
résultats immédiats.


XV

L’art est une religion. Son but est l’élévation de la pensée.


XVI

Celui qui n’a pas le goût de l’absolu (la perfection) se contente d’une
médiocrité tranquille.


XVII

On juge de l’excellence des esprits par le développement original de
leurs conceptions.


XVIII

Une intelligence qui organise puissamment est la collaboration la plus
précieuse de la sensibilité pour la réalisation de l’œuvre d’art.


XIX

L’art est une adaptation des choses à nos besoins et à nos goûts.


XX

La technique d’un art comporte un langage et une logique.


XXI

Une formule d’art est parfaite quand elle est adéquate au caractère et à
la grandeur du sujet interprété.


XXII

Le style ne se crée pas de l’imitation servile des maîtres; il procède
de la façon propre de sentir et de s’exprimer de l’artiste.


XXIII

A la manière dont une conception d’art est rendue, nous pouvons juger de
l’élévation d’esprit et de la conscience de l’artiste.


XXIV

La recherche de la nouveauté et de l’originalité est un besoin factice
qui dissimule mal la banalité et l’absence de tempérament.


XXV

La ligne et le modelé n’existent point. Le dessin est un rapport de
contraste ou simplement le rapport de deux tons, le blanc et le noir.

XXVI

La lumière et l’ombre sont un rapport de couleurs, les deux accidents
principaux diffèrent non par leur intensité générale mais par leur
sonorité propre.


XXVII

La forme et le contour des objets nous sont donnés par les oppositions
et les contrastes qui résultent de leurs colorations particulières.


XXVIII

Le dessin pur est une abstraction. Le dessin et la couleur ne sont point
distincts, tout dans la nature étant coloré.


XXIX

Au fur et à mesure que l’on peint, l’on dessine. La justesse du ton
donne à la fois la lumière et le modelé de l’objet. Plus la couleur
s’harmonise, plus le dessin va se précisant.


XXX

Contrastes et rapports de tons, voilà tout le secret du dessin du
modelé.


XXXI

La nature est en profondeur.

Entre le peintre et son modèle s’interpose un plan, l’atmosphère.

Les corps vus dans l’espace sont tous convexes.


XXXII

L’atmosphère forme le fond immuable sur l’écran duquel viennent se
décomposer toutes les oppositions de couleurs, tous les accidents de
lumière. Elle constitue l’enveloppe du tableau en contribuant à sa
synthèse et à son harmonie générale.


XXXIII

On peut donc dire que peindre c’est _contraster_.


XXXIV

Il n’y a ni peinture claire ni peinture foncée, mais simplement des
rapports de tons. Quand ceux-ci sont mis avec justesse, l’harmonie
s’établit toute seule. Plus ils sont nombreux et variés, plus l’effet
est grand et agréable à l’œil.


XXXV

La peinture, comme tout art, comporte une technique, une manipulation
d’ouvrier, mais la justesse d’un ton et l’heureuse combinaison des
effets dépendent uniquement du choix de l’artiste.


XXXVI

L’artiste ne perçoit pas directement tous les rapports: il les sent.


XXXVII

Sentir juste et réaliser pleinement donnent le style.


XXXVIII

La peinture est l’art de combiner des effets, c’est-à-dire d’établir des
rapports entre des couleurs, des contours et des plans.


XXXIX

La méthode se dégage au contact de la nature.

Elle se développe par les circonstances. Elle consiste à chercher
l’expression de ce que l’on ressent, à organiser les sensations dans une
esthétique personnelle.


XL

A priori, les écoles n’existent pas.

La question qui prime tout est celle de l’art en lui-même. La peinture
est donc ou bonne ou mauvaise.


XLI

Voir sur nature, c’est dégager le caractère de son modèle.

Peindre, ce n’est pas copier servilement l’objectif: c’est saisir une
harmonie entre des rapports nombreux, c’est les transposer dans une
gamme à soi en les développant suivant une logique neuve et originale.


XLII

Faire un tableau, c’est composer...



IX

Dans les Cévennes.


A l’automne de 1902, après mon départ d’Aix et ma libération, Paul
Cézanne, accompagné de Mᵐᵉ Cézanne et de son fils, vint passer quelques
jours dans les Cévennes, chez mon père, qui le reçut de son mieux, sans
rien savoir de cet illustre visiteur.

On a dit souvent, avec des histoires à l’appui, que le vieux maître
aixois était peu sociable et qu’il était d’une fréquentation difficile,
mais vis-à-vis de moi, il fut toujours d’une humeur égale, et pendant
son séjour, il fut charmant.

Il était en confiance et ne se méfiait de personne.

Pourtant, mille petites choses auraient pu le mettre hors de lui.

J’avais dit à mon père: c’est un grand peintre dont on parle beaucoup à
Paris, et j’ai déjeuné ou dîné chez lui plusieurs fois par semaine
pendant mon service militaire...

Simple et droit, ainsi qu’un homme du vieux temps, mon père, qui ne se
soucie en aucune façon des peintres et de leur œuvre, accueillit, comme
on pouvait le faire à la campagne, le bon bourgeois d’Aix qui avait
traité son fils avec tant de bienveillance.

La chasse était ouverte et les cèpes bruns et les oronges carminées
tournaient leurs rondes parfumées autour des châtaigniers séculaires.

Il y avait alors à la maison une femme du pays qui savait accommoder le
gibier et faire frire à point, dans l’huile d’olive onctueuse et grasse,
les champignons.

Je revois Cézanne dans la cuisine, le dos contre le fourneau près duquel
j’allais chauffer ma joue d’enfant quand j’avais mal aux dents.

Tous les rêves du monde je les ai rêvés dans cette grande pièce carrelée
de briques au rouge usé, pleine de poêlons et de chaudrons de cuivre qui
servaient seulement en hiver, quand on tuait le cochon.

Je sais bien que ces souvenirs n’ont de valeur que pour moi, que je ne
reverrai probablement plus cette humble cuisine où je ne suis pas rentré
depuis la mort de ma mère qu’on enterra la même semaine que Cézanne,
mais tant pis, on n’écrit au fond que pour soi.

Devant ce feu, je revois l’enfant studieux et taciturne que j’ai été.

Ma grand’mère lisait attentivement le _Petit Méridional_, de l’article
de tête aux _Deux Orphelines_, le roman-feuilleton. Quand une phrase lui
plaisait, elle m’en faisait part, et quand elle avait terminé sa
lecture, elle me parlait de son enfance. Elle avait eu, comme je l’avais
alors, le goût des images et des livres, et chaque fois qu’on cite
devant moi une femme qui passe des examens difficiles, je pense à elle.

Elle avait préparé son brevet de capacité, comme elle disait, toute
seule, en gardant les moutons dans un mas perdu des Cévennes. Le pasteur
protestant lui prêtait quelques volumes et corrigeait ses devoirs, car
ni son père ni sa mère ne connaissaient leurs lettres.

Vers 1839, quand on crut qu’elle en savait assez, elle alla concourir à
Nîmes pour obtenir ce fameux brevet. Un voisin se rendait justement au
chef-lieu avec sa carriole; elle s’assit à côté de lui, le fichu de
grosse laine tricoté par sa mère sur un corsage tissé et cousu par elle,
sur une pauvre robe de filoselle taillée comme devait l’être celle d’une
serve du XIIIᵉ siècle, et, dans un panier, elle emportait une grammaire
française, du pain noir, quelque arithmétique, des œufs durs, une Bible
et des fruits.

Le voyage dura deux jours.

A Nîmes, elle but du café pour la première fois de sa vie, et, dans la
chambre de l’auberge où elle était descendue, elle passa la nuit à lire
sa grammaire et sa Bible, perdue dans cette ville qu’elle croyait
immense, si seule et si désemparée que tout se mêlait dans sa tête et
qu’elle ne savait plus si c’était C. V. Boîste, ancien avocat, auteur du
dictionnaire universel de la langue française, qui avait dicté à Moïse
la Sainte Loi, ou si c’était Dieu qui avait légiféré au sujet des
adjectifs pronominaux indéfinis.

Le lendemain elle fut reçue, et comme le charretier avait terminé lui
aussi ses affaires, ils repartirent tout de suite vers Champmorel où ils
arrivèrent le surlendemain avant l’aube.

Quand le soleil se leva, et malgré son diplôme, ma grand’mère ôta sa
belle robe et alla garder ses moutons...

Dans cette cuisine où se chauffait Cézanne, elle m’apprit à écrire et à
lire, elle me conta les histoires fantastiques de cet âpre pays
montagneux, celles du _Fantasti_ et de la _Bête du Gévaudan_.

Comme j’étais pâlot et délicat, elle m’obligeait encore à manger à
quatre heures une énorme côtelette de mouton dont j’avais horreur... Des
chanteurs ambulants installaient devant la porte de grands tableaux,
naïvement et minutieusement achevés comme des peintures du douanier
Rousseau, et qui représentaient les épisodes de quelque crime célèbre.
Le plus terrible pour moi était l’assassinat de Fualdès. Les chanteurs
montraient la scène d’un coup de gaule sur leur toile, et se mettaient à
brailler lamentablement:

    «_Ecoutez âmes sensibles
    L’épouvantable récit..._»

Plus tard, vers ma dixième année, un vieil homme qui travaillait chez
mon père et qui mangeait à table avec nous me contait, là, les campagnes
du Second Empire, car il avait fait deux fois sept ans de service.

L’histoire de France qu’il m’apprit était d’une fantaisie et d’un
cocasse prodigieux, et ces leçons se terminaient toujours de la même
manière.

Quand ma grand’mère annonçait que le dîner était prêt, le père Cabanel,
qui ne songeait qu’aux gloires militaires, tirait de sa poche une pièce
de deux sous. Il me disait invariablement:

«L’an prochain tu iras au lycée... Tu en sors avec ton brevet
d’officier. Adieu la misère!»

Il faisait alors sauter ses deux sous, les rattrapait au vol et
répétait:

«Adieu la misère!»

Je raconte cela pour montrer que je n’ai pas vu Cézanne entre deux
trains, que je ne lui ai pas fait de rapides visites comme le firent
quelques-uns de ses admirateurs, mais qu’après l’avoir beaucoup
fréquenté à Aix, il a vécu un peu dans la maison de ma famille, simple
comme un vieux parent qu’on reçoit à l’occasion d’une fête...

       *       *       *       *       *

Il m’avait dit souvent qu’il ferait mon portrait, mais les soldats ne
sortent guère qu’au moment où le jour tombe; le dimanche, je préférais
peut-être de faciles plaisirs à la pose obligatoire et je ne possède pas
le moindre souvenir de lui.

Chez mon père, un matin, il prit une feuille de papier et il y traça
plusieurs traits en me regardant.

On nous appela pour quelque promenade, la porte demeura ouverte, un coup
de vent enleva sans doute cette vague esquisse que je n’ai jamais
retrouvée et que je payerais cher à présent.

Cela d’ailleurs ne me déplaît pas, et je sais trop comment il traitait
d’anciens amis qu’il ne voyait plus beaucoup et qui avaient chez eux
«_des Cézanne_».

Je dois avouer cependant qu’il me fit un cadeau.

Il me donna son exemplaire des _Fleurs du Mal_, alors que j’étais encore
à la caserne.

Ce volume était caché dans mon paquetage, entre la capote numéro un et
les chemises matriculées. J’en prenais soin et je l’ai toujours.

C’est l’édition ordinaire de 1899, chez Calmann-Lévy. Le livre est
broché et, en tête de la dernière page, Cézanne a noté au crayon, en
chiffres romains:

       VI-XV-XIX-XXVII-
    XXX-LXVIII-LXXIV-LXXXII

D’après ces indications, les poèmes qu’il devait relire le plus
volontiers seraient donc:

V.--Les phares.
XV.--Don Juan aux enfers.
XIX.--L’Idéal.
XXVII.--Sed non satiata.
XXX.--Une charogne.
LXVIII.--Les chats.
LXXIV.--Le mort joyeux.
LXXXII.--Le goût du néant.

La couverture est éclaboussée de peinture, elle porte quelques taches
rouges et brunes, peut-être aussi l’empreinte d’un doigt qui s’était
appuyé contre la palette.

C’est tout ce que je possède: un bouquin maculé de couleurs et le
souvenir fort vague d’une ébauche disparue...

       *       *       *       *       *

Pendant ces quelques jours, Cézanne ne me parut pas tourmenté une seule
fois par _cette sacré nom de Dieu de peinture_.

Dans la campagne d’Aix où je l’avais si souvent accompagné, il se
méfiait, il me semblait marcher maladroitement dans un paysage hérissé
de difficultés. Je comprenais qu’il avait interrogé cette nature, étudié
cet air, ces plans, ces horizons et ces volumes, et qu’il allait à
travers d’innombrables _motifs_.

Il me parut avoir laissé là-bas l’angoisse qui le suppliciait, et il
n’avait pas le souci de mettre à leur place, sur une toile, les
châtaigniers des combes cévenoles. Le chœur des lois qu’il cherchait à
surprendre ne flottait peut-être qu’autour des pins provençaux, et je
serais bien en peine de dire ce qu’il pensait de cette région sobre,
triste et religieuse que les voyageurs comparent à la Galilée.

Un soir, pour mieux honorer l’hôte, on invita à dîner quelques notables.

Nous étions une quinzaine, et je revois encore Paul Cézanne au haut bout
de la table confortablement servie, car mon père est un paysan, mais il
en remontrerait à beaucoup de gastronomes qui affirment que la cuisine
est le sixième des beaux-arts et qui mettent trop de littérature autour
des plats les plus simples.

Les amis de ma famille n’avaient certainement jamais entendu parler du
vieillard avec lequel ils soupaient, comme on dit encore dans le Gard,
mais ils étaient pleins de déférence.

Pourquoi songer d’ailleurs à les excuser. S’ils avaient vu la peinture
de Cézanne, ils auraient sans doute fait la grimace, mais cette grimace
eut été moins laide que les sourires de certains confrères, des membres
de l’Institut et que la gouaille montmartroise de M. Willette.

Cézanne avait gardé son tricot de laine sous sa jaquette, et il était
d’une humeur égale.

Il aurait dû pourtant bondir à chaque mot.

Pour montrer que la peinture les intéressait, deux ou trois convives se
mirent à parler de ce qu’ils avaient vu.

Le greffier de la justice de paix possédait son portrait au fusain,
enlevé en quelques minutes par un artiste ambulant qui, à l’époque de la
foire d’Alais, s’installait avec un carton sur les genoux, devant une
terrasse de café, croquait un consommateur et lui offrait ensuite
l’image rapide et sinistre moyennant cinquante centimes.

Un autre avait admiré au musée de Nîmes une extraordinaire toile. Le
gardien priait le visiteur d’aller à travers l’immense salle, et les
yeux de ce portrait si remarquable suivaient tous ses déplacements. Sans
doute fallait-il une prodigieuse science pour en arriver là!

Paul Cézanne, résigné, écoutait ces bourdes innocentes sans la moindre
colère.

Je songeais à une histoire qu’on m’avait contée et que j’ai retrouvée
depuis dans le livre pittoresque, que M. Gustave Coquiot, qui visita
Aix, après la mort de Cézanne, lui consacre.

Il était question dans cette histoire d’un banquet et de quelques
opinions qu’il valait mieux garder pour soi, en présence du peintre,
mais je laisse parler M. Coquiot:

«--...Il fallait qu’il fît pourtant partie de la Société des Amis des
Arts, à Aix!» pensa un jour un des jeunes amis de Cézanne, M. Jouven, un
photographe artiste qui avait alors ses ateliers un peu en dehors de la
ville, au boulevard de l’Armée. Et il décide Cézanne à offrir une toile
à la Société en question et à assister au premier banquet qu’elle
organisera.

«Cézanne se laisse faire. Sa toile, on l’a mise au-dessus d’une porte;
personne ne peut la voir. Au banquet, il y assiste, d’abord tranquille.
Mais, au dessert, le président se met à prôner l’éducation dite
classique, et il encense Bouguereau, chef vénéré des Salons officiels.
Cézanne, bon Dieu! se lève d’un coup; et, tapant du poing sur la table,
renversant les bouteilles, il s’écrie: «Il n’y a que Delacroix et
Courbet! Vous êtes tous des c...!» Et la porte claque. Le lendemain, il
dit à Jouven: «Ça y est! j’ai encore fait des bêtises, je me suis
emballé! Mais tout de même, ce sont des j.-f... vos amis des arts...»

A cette table, devant les propos cocasses de ces braves gens, il
souriait. J’étais loin de lui et j’entendais seulement sa voix qui
protestait quand son voisin souhaitait le voir revenir à un plat:

«Écoutez... M. Larguier, père...»



X

Après la mort.


Je ne devais plus le retrouver[K]. Il m’écrivit quelques lettres que je
ne me console pas de ne plus avoir. Il m’eut d’ailleurs été difficile de
les publier dans ces pages de souvenirs, car il y étrillait, dru et sans
gants, comme il savait le faire, quelques contemporains.

Avant de me quitter, sachant que j’étais sur le point de venir à Paris,
il me donna une lettre d’introduction que je devais porter à Octave
Mirbeau.

Je n’ai jamais fait beaucoup de visites et je trouvai plus commode
d’envoyer par la poste le mot de Cézanne à l’illustre écrivain.

Il est probable qu’il m’attendit, et il ne me répondit point. Il n’avait
pas à le faire.

Je sais pourtant que je m’en étonnai naïvement auprès de mon protecteur.
Il m’écrivit que je n’étais guère _arriviste_, que ce n’est pas ainsi
que j’aurais dû manœuvrer, et qu’il faut être plus adroit pour
réussir...

Je ne pus retenir un sourire en lisant ces reproches du vieux solitaire,
mort depuis des années et des années, à tout ce qui n’était pas le rêve
âprement poursuivi.

Depuis, j’ai acheté tous les ouvrages qu’on a publiés. Je ne l’ai
reconnu que dans celui de M. Ambroise Vollard.

On me dit que le sculpteur Maillol travaille à un buste de Paul Cézanne
qui doit être érigé sur quelque place de sa ville natale. Les esprits
faciles à contenter peuvent penser que cette glorification est juste et
que la fête sera belle autour du monument, mais l’amende honorable ne
répare pas toujours l’outrage, et, si j’avais le goût des déplacements,
je ferais ce jour-là un voyage à Aix, où je ne suis jamais revenu,
simplement pour ajouter un chapitre curieux à ce petit livre.

Le triomphe d’un artiste méconnu et méprisé, de son vivant, ne peut être
organisé que lorsque a disparu la génération responsable de l’insulte.

Les Aixois nés aux alentours de 1835 ne doivent pas être nombreux, et la
vieille ville, indifférente à la gloire du plus illustre de ses fils,
peut se réhabiliter en lui offrant le marbre et le laurier.

Son prestige est aujourd’hui souverain.

On m’affirmait récemment qu’un collectionneur avait vendu les tableaux
du XVIIIᵉ siècle qu’il amassait depuis longtemps pour acheter des
Cézanne. Il paraît qu’il possède deux cents toiles et qu’il serait ravi
de les donner à la ville natale du peintre, si elle souhaitait, un jour,
faire un musée Paul Cézanne. J’ai parlé de cette collection, on m’a
répondu: «C’est impossible; nous connaissons toute l’œuvre du vieux
maître...»

Est-on sûr de la connaître exactement? Sans doute, on a battu le rappel,
et tous ceux qui avaient une de ces études qu’il abandonnait parfois en
plein champ, chez des paysans, dans une chambre où il ne retournait pas,
se sont hâtés de s’en défaire, dès qu’ils ont su que cette peinture à
laquelle ils ne comprenaient rien avait quelque valeur[L].

Les écrivains laissent parfois dans leurs tiroirs des œuvres posthumes;
les peintres laissent presque toujours des œuvres... apocryphes.

On a fabriqué de faux Cézanne et on doit en fabriquer encore. Il y a de
véritables usines d’où sortent des Daumier et des Corot, des Renoir et
des Monticelli, et certains truqueurs sont si adroits qu’on pourrait les
couronner de la tiare de Saïtapharnès, malgré leur modestie. Je ne veux
point parler de ces toiles destinées à l’Amérique ou à des amateurs sans
flair que leur snobisme et leur ingénuité disposent aux pires duperies,
mais je ne crois pas me tromper en disant qu’il existe des Cézanne
perdus. On voudrait assister à une rétrospective de son œuvre. Ce serait
d’un intérêt immense.

Les hommes qui ont aujourd’hui cinquante ans n’étaient pas nés quand on
trouvait pour presque rien, chez le père Tanguy, les toiles que Cézanne
exécuta vers 1870-1875, celles qui dataient de plus loin, de l’époque où
il peignait _Un après-midi à Naples_, et _La Femme à la puce_, le
_Portrait du nègre Scipion_, _Le Pain et les œufs_, _Le Festin_, _La
Léda_, _La Tentation de saint Antoine_, _Le Pacha_, etc.

On ne connaît guère les œuvres de la jeunesse--il est peut-être plus
exact de dire: les œuvres de la première manière,--du peintre, que par
des reproductions photographiques.

Je me souviens de mon étonnement, un soir où je dînais chez Mᵐᵉ Cézanne
qui conservait aux murs de la salle à manger et du salon d’anciennes
toiles.

J’en saluai quelques-unes qui m’étaient familières.

Elles dataient probablement de 1898, mais elles étaient semblables à
celles sur lesquelles j’avais vu s’acharner le maître d’Aix.

C’était le Cézanne du compotier et des trois pommes, le Cézanne du mont
de la Victoire, des natures mortes et des paysages sans empâtements ni
reliefs de tons, le Cézanne des jus puissants mais sobres et presque
lisses.

A côté de ces compositions, je vis pour la première fois des toiles qui
étaient sans doute de l’époque où il peignait _L’Homme au chapeau de
paille_ et _La Maison du pendu_.

Je sais que je revins au quartier latin, où j’habitais, enthousiasmé,
n’ayant pas dit grand’chose au cours de ce repas excellent, et ayant
écouté M. A. Vollard, qui était du dîner, et qui parlait de la façon la
plus pittoresque, avec des nonchalances et des cruautés de grand
félin...

       *       *       *       *       *

On s’est demandé quelquefois si Cézanne avait voyagé.

Malgré son admiration profonde pour Rembrandt et pour Rubens, pour
Véronèse et Michel-Ange, il ne visita ni la Hollande, ni la Belgique, ni
l’Italie.

Il n’a pas vu la _Ronde de nuit_ dans la salle du _Trippenhuis_
d’Amsterdam qui mire sa façade cuite et sanglante dans l’eau d’un
canal, quand le fin brouillard hollandais permet les reflets et les jeux
de lumières.

Qu’eut rapporté le peintre de l’Estaque de la plage de Scheveninguen et
de la mer du Nord qu’aimèrent van de Velde et Ruysdael.

Il n’a pas voulu prier non plus, lui, le vieux chrétien, devant l’autel
de l’église Saint-Jacques, à Anvers, où est inhumé Rubens, le maître des
triomphes et des apothéoses, et il n’a pas eu la curiosité, lui qui
savait le latin, d’aller lire l’épitaphe[M] que Gevaertz composa pour
son ami.

Il n’a pas fait le pieux et classique pèlerinage de presque tous les
artistes à Rome. Lui qui était fou des grands Vénitiens et de
Michel-Ange, il ne les a pas vus chez eux.

Il pensa, pendant quelque temps, accomplir un voyage en Espagne, et en
1891 il fit un séjour en Suisse.

Il passa trois mois à Neufchâtel et je ne sais s’il y travailla. Il
visita très rapidement Berne, la plus helvétique des villes confédérées;
Fribourg, avec sa cathédrale et son pont monumental; Vevey, que Musset
entrevit tout clair de pommiers à travers ses larmes; Lausanne pleine
d’étudiants, Genève internationale comme un palace au bord d’un lac.

Ses paysages sont ceux de l’Ile-de-France et de sa Provence natale.

Au temps où il suivait les cours de l’Académie Suisse[N], il s’en allait
peindre en compagnie de Guillaumin dans un ancien parc, à
Issy-les-Moulineaux; en 1870, il travailla à l’Estaque; après la guerre
il vint avec Pissarro à Auvers-sur-Oise; il peignit à Barbizon, un peu
partout, autour de Fontainebleau, puis de retour à Aix, voici les
paysages de sa vieillesse: les bords de l’Arc, le mont de la Victoire,
le Jas de Bouffan, le Tholonet, le Château-Noir, la Montée des Lauves.

Voyager, pour lui, c’était perdre du temps...

       *       *       *       *       *

On a suffisamment interprété l’œuvre de Cézanne sans que je tente
moi-même de barbouiller de mon encre le dos des châssis que je l’aidai
souvent à porter.

Il m’eût été facile de faire, à mon tour, des commentaires et de donner
à ce petit livre un poids inutile qu’il n’aura pas. Je le préfère plus
simple et plus léger. Il a été accordé à peu d’hommes de vivre dans
l’intimité du vieux peintre. Je n’ai sans doute pas tout dit, mais
est-il nécessaire de tout dire? Goncourt, qui n’aimait pas Sainte-Beuve,
contait que le critique avait, une fois, entrevu Napoléon à Boulogne,
juste au moment où l’Empereur, qui se croyait à l’abri des regards,
était en train de pisser, et l’auteur de _Manette Salomon_ ajoutait:

«C’est ainsi qu’il a vu tous les grands hommes!...»

Entre le point de vue de Sirius et celui du valet de chambre, il y a
peut-être place pour un peu de de vérité.

Si j’ai réussi à me maintenir dans ce juste milieu, je n’ai fait pour
cela aucun effort, n’ayant eu qu’à me souvenir de quelques humbles
événements autour de cette grande figure solitaire.

Une phrase que j’écrivais plus haut me hanterait pourtant comme un
remords si je n’ajoutais ce becquet, et on pourrait peut-être s’y
méprendre, croire que j’ai caché quelque chose.

J’avais à parler de Cézanne, je l’ai fait en essayant de travailler
comme lui, sans me laisser distraire, en ne pensant qu’au modèle, et
j’ai conté à peu près tout ce dont je me souviens.

Je n’ai pas le goût de la charge et j’ai probablement négligé les mots,
les attitudes, les manies que ceux qui ne l’ont jamais vu prêtent
généreusement au vieux maître.

Sa vie entièrement vouée à la peinture n’eut pas une ombre. Elle fut
unie et monotone, et je songe devant elle à l’aventure éblouissante ou
tragique que fut l’existence de quelques grands artistes...

Le soir descendait derrière les collines de Fierole et Léonard de Vinci,
à la fenêtre de son atelier, regardait le crépuscule sur les toits de
Florence.

Une atmosphère de rêve baignait les dômes, les tours, les palais
héréditaires, et un vol de ramiers disparaissait du côté de
Monte-Albano.

Dans sa robe de velours, barbu comme un saint ou un astrologue,
l’altissime peintre voyait les plaines lombardes creusées par lui de
canaux fertilisants; la cour du More, à Milan; la duchesse Beatrice;
Jean Galéas; Charles VII et Louis XII à la tête des armées françaises.
Il souriait en pensant à la construction de sa machine à voler; il
avait tout connu et il savait tout.

L’heure était prodigieuse. La trace noire laissée sur la place de la
Seigneurie par le bûcher de Savonarole était encore visible; Michel-Ange
animait la pierre; au palais Borgia, on relevait la garde romagnole à la
porte de bronze du duc César, et Monna Lisa, la femme de Messer Zanobi
del Giocondo rentrait de la promenade...

Rubens, sortant des pages d’une princesse, partait pour l’Italie.

Il en revenait avant la trentaine, maître de son art. Il habitait des
palais, et, ambassadeur, parlait au nom de son prince. L’archiduc Albert
voulut servir de parrain à un premier enfant qu’il eut d’Isabelle
Brandt; il était l’hôte des reines, menait un train de grand seigneur,
épousait à la fin de sa vie cette belle Hélène Fourment qui était une
enfant de seize ans, ambrée et grasse, et son allégresse d’artiste ne
s’effara jamais devant les secrets de l’énigme plastique...

Van Dyck fut un svelte, élégant et mélancolique prince, un beau cavalier
dont la vie fut une perpétuelle fête, et si j’avais à conter l’existence
de Rembrandt, il me semble que j’écrirais un drame que l’on devrait
représenter sans allumer le lustre, dans la pénombre d’un théâtre. Toute
joie serait bannie de cette pièce hautaine. Le décor serait celui d’une
salle enfumée aussi propice aux choses de la cabale qu’à celles de la
peinture.

Je ferais pourtant accrocher aux murs les miroirs devant lesquels le
vieux sorcier du clair-obscur aimait à peindre, d’après son propre
visage, et parmi tout un bric-à-brac fastueux et bizarre, inquiétant et
précieux, je ferais passer Saskia en robe d’odalisque ou de juive
orientale. Ce serait le drame de l’alchimiste qui a su fabriquer de l’or
et qu’on a persécuté...

Ivre de foi républicaine et de pureté antique, David se passionnait pour
les ennemis de Danton, et, calme, dans l’orage révolutionnaire, prenait
des croquis au pied de la guillotine... Le haut chapeau aux poils
rebroussés de Goya était posé sur un cabinet espagnol, et une duchesse
ôtait sa robe dans son atelier qu’elle emplissait de tous les parfums de
la _Maja desnuda_... Au retour d’un voyage en Orient, Delacroix, en frac
irréprochable, passait à son cou une cravate rouge à laquelle pendait
une étoile d’émail et d’or, et se rendait ainsi à un gala des
Tuileries... Tous ont vécu, fastueux, pauvres, puissants et tourmentés,
mais s’il n’y avait pas la peinture dans la vie de Paul Cézanne, il n’y
aurait rien.

Il était fait, selon la parole de Shakespeare, de la même étoffe que ses
songes.

On ne lui a rien offert, il n’a rien demandé, et il a vécu à l’écart,
sans se mêler à rien de ce qui intéresse les hommes, à une époque
tranquille, avec l’unique souci de son travail et de son art, et lorsque
je me retourne vers ces années de ma jeunesse où j’eus le grand honneur
de le voir souvent, j’aperçois un vieillard obstiné, un homme las de sa
journée qui revient des champs et des bois, une toile à la main, à
l’heure où l’Angélus bénit la petite ville qui l’ignore...

_Paris_, 1923.


FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                                                   Pages.

I.--Une Sous-Préfecture                                                7

II.--23, rue Boulegon                                                 21

III.--L’aumône à Humilis                                              35

IV.--Le baron Cochin et Nina de Villars                               47

V.--Claude Lantier et Mahoudeau                                       65

VI.--Souvenirs de Charles Camoin et lettres de Paul Cézanne           83

VII.--Au hasard des Souvenirs                                        105

VIII.--Cézanne parle                                                 129

IX.--Dans les Cévennes                                               139

X.--Après la mort                                                    153


NOTES:

[A] Paul Cézanne s’exprimait exactement ainsi.

[B] André Salmon. _Cézanne._

[C] _Cézanne_, par Gustave Coquiot.

[D] A. VOLLARD: _Paul Cézanne._

[E] Je veux tout de même avouer qu’une des plus grandes déceptions de
ma vie me vint au cours d’une visite que je fis, mon livre achevé,
à Judith Gautier. Elle habitait rue Washington et elle m’accueillit
d’un air lointain, parmi des chats qui déchiraient le velours usé de
sièges Louis XIII et le reps grenat de fauteuils Voltaire qui avaient
dû appartenir à son père. J’avais dû m’arrêter sur le palier, avant
de tirer le cordon de soie chinoise de sa sonnette, car l’émotion me
faisait battre le cœur, et j’avais beau savoir que j’allais voir une
vieille dame, je ne songeais qu’à la belle jeune fille qu’elle fut dans
la maison du maître, à Neuilly, savante et belle comme Hypathie.

Je vis le masque lourd du père Gautier, sans barbe, et elle ne regarda
même pas la dédicace de mon livre, occupée qu’elle était à me parler
d’un parent qu’elle n’aimait pas.

[F] Claude Monet.

[G] «_...Son rêve, dit M. A. Vollard, eut été de faire poser ses
modèles nus en plein air; mais c’était irréalisable pour beaucoup de
raisons... Aussi, quelle ne fut pas ma surprise quand il m’annonça,
un jour, qu’il voulait faire poser une femme nue! «Comment, Monsieur
Cézanne, ne puis-je m’empêcher de m’écrier, une femme nue?»--«Oh!
Monsieur Vollard, je prendrai une très vieille carne!» Il la trouva
d’ailleurs à souhait et, après s’en être servi pour une étude de nu, il
fit, d’après le même modèle, mais cette fois vêtu, deux portraits qui
font penser à ces parents pauvres que l’on rencontre dans les récits de
Balzac..._»

[H] _Ambroise Vollard_: PAUL CÉZANNE.

[I] A. VOLLARD: _Paul Cézanne._

[J] Émile BERNARD: _Souvenirs sur Paul Cézanne._

[K] _Paul Cézanne mourut à Aix, le 23 octobre 1906. Il avait eu,
quelques jours avant, une syncope dans son jardin où il travaillait à
une étude de paysan._

[L] _Charles Camoin, qui travaillait alors dans le Midi, apprit qu’un
petit propriétaire de l’endroit possédait une toile de Cézanne, dont
il voulait se défaire. Il alla chez lui sans dire qu’il était peintre,
en simple amateur, et l’homme lui présenta le tableau qui était un
truquage des plus authentiques.--«Ce n’est pas un Cézanne», dit
froidement l’artiste à ce rustique marchand qui eut brusquement l’air
d’assister à la mort d’un beau rêve et qui ne put que balbutier, en
levant les bras:--«Pourtant!...»_

[M]

                            Ici repose
                  Pierre-Paul Rubens, chevalier,
                      et seigneur de Steen,
          fils de Jean Rubens, Sénateur de cette ville.
            Doué de talents merveilleux, très docte
              et versé dans l’histoire ancienne,
            connaissant tous les arts libéraux
                et les secrets de la politesse.
            Il mérita principalement d’être déclaré
          l’Apelle de son siècle et de tous les âges.
Il se concilia les bonnes grâces des monarques et des hommes
      supérieurs. Philippe IV, roi d’Espagne et des Indes,
          le nomma Secrétaire de son conseil privé,
        et l’envoya dans la Grande-Bretagne, en 1629,
                  auprès du roi Charles Iᵉʳ.
        Il eut le bonheur et la gloire de poser les bases
      d’une paix bientôt conclue entre les deux souverains.
                Il mourut l’an du salut 1640,
                  le 30 mai, âgé de 64 ans.


[N] Cette Académie était quai des Orfèvres.





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