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Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 19
Author: Maupassant, Guy de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 19" ***

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MAUPASSANT - VOLUME 19 ***



  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
  originale. Toutefois, une erreur typographique a été corrigée.
  On trouvera l'errata à la fin du volume.

  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.



  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUY DE MAUPASSANT



  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
  A ÉTÉ TIRÉE
  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX
  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION
  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.


  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_: Pierre et Jean
  _Paris, Paul Ollendorff, éditeur, 1888._



  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUY DE MAUPASSANT


  PIERRE ET JEAN

  [Illustration]


  PARIS
  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

  MDCCCCIX

  _Tous droits réservés._



«LE ROMAN.»


Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit.
Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre
entraîneraient plutôt la critique du genre d'étude psychologique que
j'ai entrepris dans _Pierre et Jean_.

Je veux m'occuper du Roman en général.

Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé par les
mêmes critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau.

Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement celle-ci, sous
les mêmes plumes:

--Le plus grand défaut de cette œuvre, c'est qu'elle n'est pas un roman
à proprement parler.

On pourrait répondre par le même argument.

--Le plus grand défaut de l'écrivain qui me fait l'honneur de me juger,
c'est qu'il n'est pas un critique.

Quels sont en effet les caractères essentiels du critique?

Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées
d'école, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne,
distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les
tempéraments les plus contraires, et admette les recherches d'art les
plus diverses.

Or, le critique qui, après _Manon Lescaut_, _Paul et Virginie_, _Don
Quichotte_, _les Liaisons dangereuses_, _Werther_, _les Affinités
électives_, _Clarisse Harlowe_, _Émile_, _Candide_, _Cinq-Mars_,
_René_, _les Trois Mousquetaires_, _Mauprat_, _le Père Goriot_, _la
Cousine Bette_, _Colomba_, _le Rouge et le Noir_, _Mademoiselle de
Maupin_, _Notre-Dame de Paris_, _Salammbô_, _Madame Bovary_, _Adolphe_,
_M. de Camors_, _l'Assommoir_, _Sapho_, etc., ose encore écrire:
«Ceci est un roman et cela n'en est pas un», me paraît doué d'une
perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.

Généralement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins
vraisemblable, arrangée à la façon d'une pièce de théâtre en trois
actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le
troisième le dénouement.

Cette manière de composer est absolument admissible à la condition
qu'on acceptera également toutes les autres.

Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquelles une
histoire écrite devrait porter un autre nom?

Si _Don Quichotte_ est un roman, _le Rouge et le Noir_ en est-il un
autre? Si _Monte-Cristo_ est un roman, _l'Assommoir_ en est-il un?
Peut-on établir une comparaison entre les _Affinités électives_ de
Gœthe, les _Trois Mousquetaires_ de Dumas, _Madame Bovary_ de Flaubert,
_M. de Camors_ de M. O. Feuillet et _Germinal_ de M. Zola? Laquelle
de ces œuvres est un roman? Quelles sont ces fameuses règles? D'où
viennent-elles? Qui les a établies? En vertu de quel principe, de
quelle autorité et de quels raisonnements?

Il semble cependant que ces critiques savent d'une façon certaine,
indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un
autre qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans
être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu'ils
rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les œuvres
conçues et exécutées en dehors de leur esthétique.

Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce
qui ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que
possible les jeunes gens à tenter des voies nouvelles.

Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec
persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer,
c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception
personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité, qui est
une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger.
Or, le critique qui prétend définir le Roman suivant l'idée qu'il
s'en fait d'après les romans qu'il aime, et établir certaines règles
invariables de composition, luttera toujours contre un tempérament
d'artiste apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait
absolument ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances,
sans préférences, sans passions, et, comme un expert en tableaux,
n'apprécier que la valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet.
Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa
personnalité pour qu'il puisse découvrir et vanter les livres même
qu'il n'aime pas comme homme et qu'il doit comprendre comme juge.

Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'où
il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu'ils
nous complimentent sans réserve et sans mesure.

Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la
tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à
son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou
de _bien écrit_ l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination
idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.

En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient:

--Consolez-moi.

--Amusez-moi.

--Attristez-moi.

--Attendrissez-moi.

--Faites-moi rêver.

--Faites-moi rire.

--Faites-moi frémir.

--Faites-moi pleurer.

--Faites-moi penser.

Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste:

--Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra
le mieux, suivant votre tempérament.

L'artiste essaie, réussit ou échoue.

Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de
l'effort; et il n'a pas le droit de se préoccuper des tendances.

Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter.

Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision
déformée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou superbe de
la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous
montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d'art si différentes
et juger les œuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de
leur valeur artistique en acceptant _a priori_ les idées générales d'où
elles sont nées.

Contester le droit d'un écrivain de faire une œuvre poétique ou une
œuvre réaliste, c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament,
récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l'œil et
de l'intelligence que la nature lui a donnés.

Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques,
gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé de telle
ou telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre.

Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il
lui plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement
exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve est
médiocre, banal, pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un
naturaliste, montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffère de la
vérité dans son livre.

Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des
procédés de composition absolument opposés.

Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et
déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante,
doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements
à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur,
l'émouvoir ou l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de
combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les
incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l'effet
de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes
les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l'intérêt,
et terminant si complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus
savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus
attachants.

Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte
de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements qui
paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une
histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer
à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. A
force d'avoir vu et médité il regarde l'univers, les choses, les
faits et les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui
résulte de l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette
vision personnelle du monde qu'il cherche à nous communiquer en la
reproduisant dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été
lui-même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire devant
nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer
son œuvre d'une manière si adroite, si dissimulée, et d'apparence si
simple, qu'il soit impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan,
de découvrir ses intentions.

Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre
intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages
à une certaine période de leur existence et les conduira, par des
transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de
cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence
des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les
sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait,
comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les
intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les
intérêts politiques.

L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans
le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante,
mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'où se
dégagera le sens définitif de l'œuvre. S'il fait tenir dans trois cents
pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous
les êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière et bien
caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements
innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre
en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés
inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au
livre sa portée, sa valeur d'ensemble.

On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente
de l'ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent les
critiques, et qu'ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si
secrets, presque invisibles, employés par certains artistes modernes à
la place de la ficelle unique qui avait nom: l'Intrigue.

En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de
la vie, les états aigus de l'âme et du cœur, le Romancier d'aujourd'hui
écrit l'histoire du cœur, de l'âme et de l'intelligence à l'état
normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire l'émotion
de la simple réalité et pour dégager l'enseignement artistique qu'il
en veut tirer, c'est-à-dire la révélation de ce qu'est véritablement
l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits
d'une vérité irrécusable et constante.

Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on
doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée
par ces mots: «Rien que la vérité et toute la vérité.»

Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits
constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au
profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car

  Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la
photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus
complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.

Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume
au moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents
insignifiants qui emplissent notre existence.

Un choix s'impose donc,--ce qui est une première atteinte à la théorie
de toute la vérité.

La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les
plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates; elle est
brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables,
illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre
_faits divers_.

Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans
cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails
caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste,
tout l'à-côté.

Un exemple entre mille:

Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est
considérable sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur
la tête d'un personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une
voiture, au milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut faire la part
de l'accident?

La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou
les traîne indéfiniment. L'art, au contraire, consiste à user de
précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et
dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la
composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres
le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour
produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer.

Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant
la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement
dans le pêle-mêle de leur succession.

J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des
Illusionnistes.

Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalité puisque nous
portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos
yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant
de vérités qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui
reçoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnés,
comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à
une autre race.

Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion
poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant
sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire
fidèlement cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a appris
et dont il peut disposer.

Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui
est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion
de l'ignoble qui attire tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux qui
imposent à l'humanité leur illusion particulière.

Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune d'elles est
simplement l'expression généralisée d'un tempérament qui s'analyse.

Il en est deux surtout qu'on a souvent discutées en les opposant l'une
à l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre: celle du roman
d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse
demandent que l'écrivain s'attache à indiquer les moindres évolutions
d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui déterminent
nos actions, en n'accordant au fait lui-même qu'une importance très
secondaire. Il est le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte
du roman. Il faudrait donc, d'après eux, écrire ces œuvres précises
et rêvées où l'imagination se confond avec l'observation, à la manière
d'un philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes
en les prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi
de tous les vouloirs et discerner toutes les réactions de l'âme
agissant sous l'impulsion des intérêts, des passions ou des instincts.

Les partisans de l'objectivité (quel vilain mot!) prétendant, au
contraire, nous donner la représentation exacte de ce qui a lieu
dans la vie, évitent avec soin toute explication compliquée, toute
dissertation sur les motifs, et se bornent à faire passer sous nos yeux
les personnages et les événements.

Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est
cachée en réalité sous les faits dans l'existence.

Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt, du mouvement dans
le récit, de la couleur, de la vie remuante.

Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage,
les écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet état
d'âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation
déterminée. Et ils le font se conduire de telle manière, d'un bout à
l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient
le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses
volontés ou de toutes ses hésitations. Ils cachent donc la psychologie
au lieu de l'étaler, ils en font la carcasse de l'œuvre, comme
l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui
fait notre portrait ne montre pas notre squelette.

Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en
sincérité. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous
voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels
ils obéissent.

Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer les
hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour
prévoir leur manière d'être dans presque toutes les circonstances,
si nous pouvons dire avec précision: «Tel homme de tel tempérament,
dans tel cas, fera ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions
déterminer, une à une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée
qui n'est pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses
instincts qui ne sont pas pareils aux nôtres, toutes les incitations
confuses de sa nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair,
sont différents des nôtres.

Quel que soit le génie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant
uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter
assez complètement dans l'âme et dans le corps d'un gaillard
exubérant, sensuel, violent, soulevé par tous les désirs et même par
tous les vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les
sensations les plus intimes de cet être si différent, alors même qu'il
peut fort bien prévoir et raconter tous les actes de sa vie.

En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se
substituer à tous ses personnages dans les différentes situations où
il les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui
sont les seuls intermédiaires entre la vie extérieure et nous, qui
nous imposent leurs perceptions, déterminent notre sensibilité, créent
en nous une âme essentiellement différente de toutes celles qui nous
entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le
secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les
transporter en partie dans tous les personnages dont nous prétendons
dévoiler l'être intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous
montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un
honnête homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille
ou d'une marchande aux halles, car nous sommes obligés de nous poser
ainsi le problème: «Si _j_'étais roi, assassin, voleur, courtisane,
religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que _je_
ferais, qu'est-ce que _je_ penserais, comment est-ce que _j_'agirais?»
Nous ne diversifions donc nos personnages qu'en changeant l'âge,
le sexe, la situation sociale et toutes les circonstances de la vie
de notre _moi_ que la nature a entouré d'une barrière d'organes
infranchissable.

L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce _moi_ par le lecteur
sous tous les masques divers qui nous servent à le cacher.

Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la pure
analyse psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner
des œuvres d'art aussi belles que toutes les autres méthodes de travail.

Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur rêve d'artistes
est respectable; et ils ont cela de particulièrement intéressant qu'ils
savent et qu'ils proclament l'extrême difficulté de l'art.

Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant
ou bien sot, pour écrire encore aujourd'hui! Après tant de maîtres
aux natures si variées, au génie si multiple, que reste-t-il à faire
qui n'ait été fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit? Qui peut
se vanter, parmi nous, d'avoir écrit une page, une phrase qui ne se
trouve déjà, à peu près pareille, quelque part? Quand nous lisons,
nous, si saturés d'écriture française que notre corps entier nous donne
l'impression d'être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous jamais
une ligne, une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons
eu, au moins, le confus pressentiment?

L'homme qui cherche seulement à amuser son public par des moyens déjà
connus, écrit avec confiance, dans la candeur de sa médiocrité, des
œuvres destinées à la foule ignorante et désœuvrée. Mais ceux sur qui
pèsent tous les siècles de la littérature passée, ceux que rien ne
satisfait, que tout dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui tout
semble défloré déjà, à qui leur œuvre donne toujours l'impression d'un
travail inutile et commun, en arrivent à juger l'art littéraire une
chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques
pages des plus grands maîtres.

Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup nous font tressaillir
jusqu'au cœur comme une révélation surprenante; mais les vers suivants
ressemblent à tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble à
toutes les proses.

Les hommes de génie n'ont point, sans doute, ces angoisses et
ces tourments, parce qu'ils portent en eux une force créatrice
irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres, nous autres
qui sommes simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne
pouvons lutter contre l'invincible découragement que par la continuité
de l'effort.

Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donné
cette force de toujours tenter: Louis Bouilhet et Gustave Flaubert.

Si je parle ici d'eux et de moi, c'est que leurs conseils, résumés en
peu de lignes, seront peut-être utiles à quelques jeunes gens moins
confiants en eux-mêmes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on débute dans
les lettres.

Bouilhet, que je connus le premier d'une façon un peu intime, deux ans
environ avant de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me répéter que
cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d'un artiste,
s'ils sont irréprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et
de l'originalité d'un homme même de second ordre, me fit comprendre que
le travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent,
un jour de lucidité, de puissance et d'entraînement, par la rencontre
heureuse d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre
esprit, amener cette éclosion de l'œuvre courte, unique et aussi
parfaite que nous la pouvons produire.

Je compris ensuite que les écrivains les plus connus n'ont presque
jamais laissé plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette
chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des
matières qui se présentent à notre choix, celle qui absorbera toutes
nos facultés, toute notre valeur, toute notre puissance artiste.

Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection
pour moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonté
et me répondit: «Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous
m'avez apporté prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point
ceci, jeune homme, que le talent--suivant le mot de Buffon--n'est
qu'une longue patience. Travaillez.»

Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui
plaisais, car il s'était mis à m'appeler, en riant, son disciple.

Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des
nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n'en est rien resté. Le
maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant, développait
ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes
qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. «Si on a une
originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager; si on n'en a
pas, il faut en acquérir une.»

--Le talent est une longue patience.--Il s'agit de regarder tout ce
qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en
découvrir un aspect qui n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans
tout, de l'inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir
de nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé avant nous sur
ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu.
Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une
plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce qu'ils
ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre
feu.

C'est de cette façon qu'on devient original.

Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y a pas, de par le monde
entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez
absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelques phrases,
un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le
distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de
même race ou de même espèce.

«Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa
porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de
fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur
apparence physique contenant aussi, indiquée par l'adresse de l'image,
toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec
aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir,
par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux
cinquante autres qui le suivent et le précèdent.»

J'ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont de grands
rapports avec la théorie de l'observation que je viens d'exposer.

Quelle que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour
l'exprimer, qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la
qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts,
ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'à peu
près, ne jamais avoir recours à des supercheries, même heureuses, à des
clowneries de langage pour éviter la difficulté.

On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant
ce vers de Boileau:

  D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.

Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et
chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'écriture artiste,
pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il faut discerner
avec une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d'un
mot suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et
d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases
différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines
de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d'être des stylistes
excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.

Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de
lui faire tout dire, même ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de
sous-entendus, d'intentions secrètes et non formulées, que d'inventer
des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux
livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la
signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.

La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains
maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle
a jeté dans ce courant limpide ses modes, ses archaïsmes prétentieux et
ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de
ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'être claire,
logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou
corrompre.

Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux termes
abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la _propreté_
des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs
confrères! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps,
mais n'atteindront jamais la simplicité qui n'en a pas.

  GUY DE MAUPASSANT.

  La Guillette, Étretat, septembre 1887.



PIERRE ET JEAN.

I


ZUT! s'écria tout à coup le père Roland qui depuis un quart d'heure
demeurait immobile, les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par moments,
d'un mouvement très léger, sa ligne descendue au fond de la mer.

Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau, à côté de Mme Rosémilly
invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers
son mari:

--Eh bien!... eh bien!... Gérôme!

Le bonhomme, furieux, répondit:

--Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait
jamais pêcher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours
trop tard.

Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un à bâbord, l'autre à
tribord, chacun une ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en même
temps et Jean répondit:

--Tu n'es pas galant pour notre invitée, papa.

M. Roland fut confus et s'excusa:

--Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça. J'invite
des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, dès que je
sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson.

Mme Roland s'était tout à fait réveillée et regardait d'un air attendri
le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura:

--Vous avez cependant fait une belle pêche.

Mais son mari remuait la tête pour dire non, tout en jetant un coup
d'œil bienveillant sur le panier où le poisson capturé par les trois
hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'écailles
gluantes et de nageoires soulevées, d'efforts impuissants et mous, et
de bâillements dans l'air mortel.

Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler
jusqu'au bord le flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond, et
leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps,
une saine puanteur de marée, monta du ventre plein de la corbeille.

Le vieux pêcheur la huma vivement, comme on sent des roses, et déclara:

--Cristi! ils sont frais, ceux-là!

Puis il continua:

--Combien en as-tu pris, toi, docteur?

Son fils aîné, Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés
comme ceux des magistrats, moustaches et menton rasés, répondit:

--Oh! pas grand'chose, trois ou quatre.

Le père se tourna vers le cadet:

--Et toi, Jean?

Jean, un grand garçon blond, très barbu, beaucoup plus jeune que son
frère, sourit et murmura:

--A peu près comme Pierre, quatre ou cinq.

Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père
Roland.

Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron, et croisant ses bras il
annonça:

--Je n'essayerai plus jamais de pêcher l'après-midi. Une fois dix
heures passées, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la
sieste au soleil.

Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de
propriétaire.

C'était un ancien bijoutier parisien qu'un amour immodéré de la
navigation et de la pêche avait arraché au comptoir dès qu'il eut assez
d'aisance pour vivre modestement de ses rentes.

Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot
amateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, restèrent à Paris pour
continuer leurs études et vinrent en congé de temps en temps partager
les plaisirs de leur père.

A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de cinq ans plus âgé que Jean,
s'étant senti successivement de la vocation pour des professions
variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine,
et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de nouvelles
espérances.

En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et il s'était mis au travail
avec tant d'ardeur qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez
courtes études et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il
était exalté, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies et
d'idées philosophiques.

Jean, aussi blond que son frère était noir, aussi calme que son frère
était emporté, aussi doux que son frère était rancunier, avait fait
tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplôme de licencié en
même temps que Pierre obtenait celui de docteur.

Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous
les deux formaient le projet de s'établir au Havre s'ils parvenaient à
le faire dans des conditions satisfaisantes.

Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent
presque invisibles entre frères ou entre sœurs jusqu'à la maturité et
qui éclatent à l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur
l'un, les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive inimitié.
Certes ils s'aimaient, mais ils s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à
la naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête
gâtée cette autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son
père et de sa mère, et tant aimée, tant caressée par eux.

Jean, dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bonté et
de caractère égal; et Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre
vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur lui semblait être
de la mollesse, la bonté de la niaiserie et la bienveillance de
l'aveuglement. Ses parents, gens placides, qui rêvaient pour leurs
fils des situations honorables et médiocres, lui reprochaient ses
indécisions, ses enthousiasmes, ses tentatives avortées, tous ses
élans impuissants vers des idées généreuses et vers des professions
décoratives.

Depuis qu'il était homme, on ne lui disait plus: «Regarde Jean et
imite-le!» mais chaque fois qu'il entendait répéter: «Jean a fait ceci,
Jean a fait cela,» il comprenait bien le sens et l'allusion cachés sous
ces paroles.

Leur mère, une femme d'ordre, une économe bourgeoise un peu
sentimentale, douée d'une âme tendre de caissière, apaisait sans cesse
les petites rivalités nées chaque jour entre ses deux grands fils, de
tous les menus faits de la vie commune. Un léger événement, d'ailleurs,
troublait en ce moment sa quiétude, et elle craignait une complication,
car elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, pendant que
ses enfants achevaient l'un et l'autre leurs études spéciales, d'une
voisine, Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au long cours, mort à la
mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois ans,
une maîtresse femme qui connaissait l'existence d'instinct, comme un
animal libre, comme si elle eût vu, subi, compris et pesé tous les
événements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, étroit
et bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de
tapisserie et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui
offraient une tasse de thé.

Le père Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse,
interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle
parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sans embarras,
en femme raisonnable et résignée qui aime la vie et respecte la mort.

Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuve installée dans
la maison, avaient aussitôt commencé à la courtiser, moins par désir de
lui plaire que par envie de se supplanter.

Leur mère, prudente et pratique, espérait vivement qu'un des deux
triompherait, car la jeune femme était riche, mais elle aurait aussi
bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin.

Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux
follets envolés à la moindre brise et un petit air crâne, hardi,
batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage méthode de son
esprit.

Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers lui par une similitude de
nature. Cette préférence d'ailleurs ne se montrait que par une presque
insensible différence dans la voix et le regard, et en ceci encore
qu'elle prenait quelquefois son avis.

Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne
propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement lui être
différente. Quand elle parlait des idées du docteur, de ses idées
politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par
moments: «Vos billevesées.» Alors, il la regardait d'un regard froid de
magistrat qui instruit le procès des femmes, de toutes les femmes, ces
pauvres êtres!

Jamais, avant le retour de ses fils, le père Roland ne l'avait invitée
à ses parties de pêche où il n'emmenait jamais non plus sa femme, car
il aimait à s'embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un
long-courrier retraité, rencontré aux heures de marée sur le port et
devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnommé Jean-Bart,
chargé de la garde du bateau.

Or, un soir de la semaine précédente, comme Mme Rosémilly qui
avait dîné chez lui disait: «Ça doit être très amusant, la pêche?»
l'ancien bijoutier, flatté dans sa passion, et saisi de l'envie de la
communiquer, de faire des croyants à la façon des prêtres, s'écria:

--Voulez-vous y venir?

--Mais oui.

--Mardi prochain?

--Oui, mardi prochain.

--Êtes-vous femme à partir à cinq heures du matin?

Elle poussa un cri de stupeur:

--Ah! mais non, par exemple.

Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout à coup de cette vocation.

Il demanda cependant:

--A quelle heure pourriez-vous partir?

--Mais... à neuf heures!

--Pas avant?

--Non, pas avant, c'est déjà très tôt!

Le bonhomme hésitait. Assurément on ne prendrait rien, car si le
soleil chauffe, le poisson ne mord plus, mais les deux frères s'étaient
empressés d'arranger la partie, de tout organiser et de tout régler
séance tenante.

Donc, le mardi suivant, la _Perle_ avait été jeter l'ancre sous les
rochers blancs du cap de la Hève; et on avait pêché jusqu'à midi,
puis sommeillé, puis repêché, sans rien prendre, et le père Roland,
comprenant un peu tard que Mme Rosémilly n'aimait et n'appréciait
en vérité que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne
tressaillaient plus, avait jeté, dans un mouvement d'impatience
irraisonnée, un _zut_ énergique qui s'adressait autant à la veuve
indifférente qu'aux bêtes insaisissables.

Maintenant il regardait le poisson capturé, son poisson, avec une joie
vibrante d'avare; puis il leva les yeux vers le ciel, remarqua que le
soleil baissait:

--Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu?

Tous deux tirèrent leurs fils, les roulèrent, accrochèrent dans les
bouchons de liège les hameçons nettoyés et attendirent.

Roland s'était levé pour interroger l'horizon à la façon d'un
capitaine:

--Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!

Et soudain, le bras allongé vers le nord, il ajouta:

--Tiens, tiens, le bateau de Southampton.

Sur la mer plate, tendue comme une étoffe bleue, immense, luisante, aux
reflets d'or et de feu, s'élevait là-bas, dans la direction indiquée,
un nuage noirâtre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le
navire qui semblait tout petit de si loin.

Vers le sud on voyait encore d'autres fumées, nombreuses, venant toutes
vers la jetée du Havre dont on distinguait à peine la ligne blanche et
le phare, droit comme une corne sur le bout.

Roland demanda:

--N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la _Normandie_?

Jean répondit:

--Oui, papa.

--Donne-moi ma longue-vue, je crois que c'est elle, là-bas.

Le père déploya le tube de cuivre, l'ajusta contre son œil, chercha le
point, et soudain, ravi d'avoir vu:

--Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux cheminées. Voulez-vous
regarder, madame Rosémilly.

Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain,
sans parvenir sans doute à le mettre en face de lui, car elle ne
distinguait rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un
arc-en-ciel tout rond, et puis des choses bizarres, des espèces
d'éclipses, qui lui faisaient tourner le cœur.

Elle dit en rendant la longue-vue:

--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-là. Ça
mettait même en colère mon mari qui restait des heures à la fenêtre à
regarder passer les navires.

Le père Roland, vexé, reprit:

--Ça doit tenir à un défaut de votre œil, car ma lunette est excellente.

Puis il l'offrit à sa femme:

--Veux-tu voir?

--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas.

Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas,
semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette
fin de jour.

Ses cheveux châtains commençaient seulement à blanchir. Elle avait un
air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait à voir.
Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce
qui ne l'empêchait point de goûter le charme du rêve. Elle aimait les
lectures, les romans et les poésies, non pour leur valeur d'art, mais
pour la songerie mélancolique et tendre qu'ils éveillaient en elle. Un
vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde,
comme elle disait, lui donnait la sensation d'un désir mystérieux
presque réalisé. Et elle se complaisait à ces émotions légères qui
troublaient un peu son âme bien tenue comme un livre de comptes.

Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un embonpoint assez visible
qui alourdissait sa taille autrefois très souple et très mince.

Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans être méchant, la
rudoyait comme rudoient sans colère et sans haine les despotes en
boutique pour qui commander équivaut à jurer. Devant tout étranger il
se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs
terribles, bien qu'il eût peur de tout le monde. Elle, par horreur du
bruit, des scènes, des explications inutiles, cédait toujours et ne
demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps,
prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie
cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau.

Depuis le départ elle s'abandonnait tout entière, tout son esprit et
toute sa chair, à ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point,
elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les espérances, il
lui semblait que son cœur flottait comme son corps sur quelque chose de
moelleux, de fluide, de délicieux, qui la berçait et l'engourdissait.

Quand le père commanda le retour: «Allons, en place pour la nage!» elle
sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs jaquettes
et relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.

Pierre, le plus rapproché des deux femmes, prit l'aviron de tribord,
Jean l'aviron de bâbord, et ils attendirent que le patron criât: «Avant
partout!» car il tenait à ce que les manœuvres fussent exécutées
régulièrement.

Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent tomber les rames puis se
couchèrent en arrière en tirant de toutes leurs forces; et une lutte
commença pour montrer leur vigueur. Ils étaient venus à la voile tout
doucement, mais la brise était tombée et l'orgueil de mâles des deux
frères s'éveilla tout à coup à la perspective de se mesurer l'un contre
l'autre.

Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, ils ramaient ainsi
sans que personne gouvernât, car Roland préparait les lignes tout en
surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou
d'un mot: «Jean, mollis.»--«A toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait:
«Allons le _un_, allons le _deux_, un peu d'huile de bras.» Celui
qui rêvassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait moins
ardent, et le bateau se redressait.

Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre
étaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et
blancs, un peu roses, avec une bosse de muscles qui roulait sous la
peau.

Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrées, le front plissé, les
jambes tendues, les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier
dans toute sa longueur à chacun de ses efforts; et la _Perle_ s'en
venait vers la côte. Le père Roland, assis à l'avant afin de laisser
tout le banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait à commander:
«Doucement, le _un_--souque le _deux_.» Le _un_ redoublait de rage et
le _deux_ ne pouvait répondre à cette nage désordonnée.

Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les deux rames se levèrent ensemble,
et Jean, sur l'ordre de son père, tira seul quelques instants. Mais à
partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'échauffait,
tandis que Pierre, essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur,
faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le père Roland fit
stopper pour permettre à l'aîné de reprendre haleine et de redresser la
barque dérivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pâles,
humilié et rageur, balbutiait:

--Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au cœur. J'étais très
bien parti et cela m'a coupé les bras.

Jean demandait:

--Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple?

--Non, merci, cela passera.

La mère, ennuyée, disait:

--Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de se mettre dans un état
pareil, tu n'es pourtant pas un enfant.

Il haussait les épaules et recommençait à ramer.

Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre.
Sa petite tête blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait en arrière
un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins
cheveux.

Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le _Prince-Albert_, qui nous
rattrape.» Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminées
inclinées en arrière et ses deux tambours jaunes, ronds comme des
joues, le bateau de Southampton arrivait à toute vapeur, chargé de
passagers et d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes,
battant l'eau qui retombait en écume, lui donnaient un air de hâte,
un air de courrier pressé; et l'avant tout droit coupait la mer en
soulevant deux lames minces et transparentes qui glissaient le long des
bords.

Quand il fut tout près de la _Perle_, le père Roland leva son chapeau,
les deux femmes agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine
d'ombrelles répondirent à ces saluts en se balançant vivement sur le
paquebot qui s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface paisible
et luisante de la mer, quelques lentes ondulations.

Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi de fumée, accourant de
tous les points de l'horizon vers la jetée courte et blanche qui les
avalait comme une bouche, l'un après l'autre. Et les barques de pêche
et les grands voiliers aux mâtures légères glissant sur le ciel,
traînés par d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou
lentement, vers cet ogre dévorant, qui, de temps en temps, semblait
repu, et rejetait vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de
bricks, de goélettes, de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. Les
steamers hâtifs s'enfuyaient à droite, à gauche, sur le ventre plat de
l'Océan tandis que les bâtiments à voile, abandonnés par les mouches
qui les avaient halés, demeuraient immobiles, tout en s'habillant, de
la grande hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune
qui semblait rouge au soleil couchant.

Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:

--Dieu! que c'est beau, cette mer!

Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé, qui n'avait cependant
rien de triste:

--Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.

Roland s'écria:

--Tenez, voici la _Normandie_ qui se présente à l'entrée. Est-elle
grande, hein?

Puis il expliqua la côte en face, là-bas, là-bas, de l'autre
côté de l'embouchure de la Seine--vingt kilomètres, cette
embouchure--disait-il. Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc,
Arromanches, la rivière de Caen, et les roches du Calvados qui rendent
la navigation dangereuse jusqu'à Cherbourg. Puis il traita la question
des bancs de sable de la Seine, qui se déplacent à chaque marée et
mettent en défaut les pilotes de Quillebœuf eux-mêmes, s'ils ne font
pas tous les jours le parcours du chenal. Il fit remarquer comment le
Havre séparait la basse de la haute Normandie. En basse Normandie, la
côte plate descendait en pâturages, en prairies et en champs jusqu'à la
mer. Le rivage de la haute Normandie, au contraire, était droit, une
grande falaise, découpée, dentelée, superbe, faisant jusqu'à Dunkerque
une immense muraille blanche dont toutes les échancrures cachaient un
village ou un port: Étretat, Fécamp, Saint-Valéry, le Tréport, Dieppe,
etc.

Les deux femmes ne l'écoutaient point, engourdies par le bien-être,
émues par la vue de cet Océan couvert de navires qui couraient comme
des bêtes autour de leur tanière; et elles se taisaient, un peu
écrasées par ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par
ce coucher de soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans
fin; il était de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses,
sentent parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix
inutile est irritant comme une grossièreté.

Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur; et la _Perle_ s'en
allait vers le port, toute petite à côté des gros navires.

Quand elle toucha le quai, le matelot Papagris, qui l'attendait, prit
la main des dames pour les faire descendre; et on pénétra dans la
ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux
jetées à l'heure de la pleine mer, rentrait aussi.

Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, suivies des trois hommes.
En montant la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant un magasin
de modes ou d'orfèvrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou;
puis elles repartaient après avoir échangé leurs idées.

Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il faisait chaque
jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolongé par d'autres
bassins, où les grosses coques, ventre à ventre, se touchaient sur
quatre ou cinq rangs. Tous les mâts innombrables, sur une étendue de
plusieurs kilomètres de quais, tous les mâts avec les vergues, les
flèches, les cordages, donnaient à cette ouverture au milieu de la
ville l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus de cette forêt sans
feuilles, les goélands tournoyaient, épiant pour s'abattre, comme une
pierre qui tombe, tous les débris jetés à l'eau; et un mousse, qui
rattachait une poulie à l'extrémité d'un cacatois, semblait monté là
pour chercher des nids.

--Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie aucune, afin de finir
ensemble la journée? demanda Mme Roland à Mme Rosémilly.

--Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi sans cérémonie. Ce serait
triste de rentrer toute seule ce soir.

Pierre, qui avait entendu et que l'indifférence de la jeune femme
commençait à froisser, murmura: «Bon, voici la veuve qui s'incruste,
maintenant.» Depuis quelques jours il l'appelait «la veuve». Ce mot,
sans rien exprimer, agaçait Jean rien que par l'intonation, qui lui
paraissait méchante et blessante.

Et les trois hommes ne prononcèrent plus un mot jusqu'au seuil de
leur logis. C'était une maison étroite, composée d'un rez-de-chaussée
et de deux petits étages, rue Belle-Normande. La bonne, Joséphine,
une fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde à bon marché, qui
possédait à l'excès l'air étonné et bestial des paysans, vint ouvrir,
referma la porte, monta derrière ses maîtres jusqu'au salon qui était
au premier, puis elle dit:

--Il est v'nu un m'sieu trois fois.

Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria:

--Qui ça est venu, nom d'un chien?

Elle ne se troublait jamais des éclats de voix de son maître, et elle
reprit:

--Un m'sieu d' chez l' notaire.

--Quel notaire?

--D' chez m'sieu Canu, donc.

--Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur?

--Qu' m'sieu Canu y viendrait en personne dans la soirée.

Me Lecanu était le notaire et un peu l'ami du père Roland, dont il
faisait les affaires. Pour qu'il eût annoncé sa visite dans la soirée,
il fallait qu'il s'agît d'une chose urgente et importante; et les
quatre Roland se regardèrent, troublés par cette nouvelle comme le
sont les gens de fortune modeste à toute intervention d'un notaire,
qui éveille une foule d'idées de contrats, d'héritages, de procès, de
choses désirables ou redoutables. Le père, après quelques secondes de
silence, murmura:

--Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?

Mme Rosémilly se mit à rire:

--Allez, c'est un héritage. J'en suis sûre. Je porte bonheur.

Mais ils n'espéraient la mort de personne qui pût leur laisser quelque
chose.

Mme Roland, douée d'une excellente mémoire pour les parentés, se mit
aussitôt à rechercher toutes les alliances du côté de son mari et du
sien, à remonter les filiations, à suivre les branches des cousinages.

Elle demandait, sans avoir même ôté son chapeau:

--Dis donc, père (elle appelait son mari «père» dans la maison, et
quelquefois «monsieur Roland» devant les étrangers), dis donc, père, te
rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru, en secondes noces?

--Oui, une petite Duménil, la fille d'un papetier.

--En a-t-il eu des enfants?

--Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.

--Non. Alors il n'y a rien par là.

Déjà elle s'animait à cette recherche, elle s'attachait à cette
espérance d'un peu d'aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui
aimait beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse, et qui craignait
une désillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la
nouvelle, au lieu d'être bonne, était mauvaise, l'arrêta.

--Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus d'oncle d'Amérique! Moi, je
croirais bien plutôt qu'il s'agit d'un mariage pour Jean.

Tout le monde fut surpris à cette idée, et Jean demeura un peu froissé
que son frère eût parlé de cela devant Mme Rosémilly.

--Pourquoi pour moi plutôt que pour toi? La supposition est très
contestable. Tu es l'aîné; c'est donc à toi qu'on aurait songé d'abord.
Et puis, moi, je ne veux pas me marier.

Pierre ricana:

--Tu es donc amoureux?

L'autre, mécontent, répondit:

--Est-il nécessaire d'être amoureux pour dire qu'on ne veut pas encore
se marier?

--Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu attends.

--Admets que j'attends, si tu veux.

Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi, trouva tout à coup
la solution la plus vraisemblable.

--Parbleu! nous sommes bien bêtes de nous creuser la tête. Me Lecanu
est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin, et
Jean un cabinet d'avocat, il a trouvé à caser l'un de vous deux.

C'était tellement simple et probable que tout le monde en fut d'accord.

--C'est servi, dit la bonne.

Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se
mettre à table.

Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la petite salle à manger, au
rez-de-chaussée.

On ne parla guère tout d'abord; mais, au bout de quelques instants,
Roland s'étonna de nouveau de cette visite du notaire.

--En somme, pourquoi n'a-t-il pas écrit, pourquoi a-t-il envoyé trois
fois son clerc, pourquoi vient-il lui-même?

Pierre trouvait cela naturel.

--Il faut sans doute une réponse immédiate; et il a peut-être à nous
communiquer des clauses confidentielles qu'on n'aime pas beaucoup
écrire.

Mais ils demeuraient préoccupés et un peu ennuyés tous les quatre
d'avoir invité cette étrangère qui gênerait leur discussion et les
résolutions à prendre.

Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annoncé.

Roland s'élança.

--Bonjour, cher maître.

Il donnait comme titre à M. Lecanu le «maître» qui précède le nom de
tous les notaires.

Mme Rosémilly se leva:

--Je m'en vais, je suis très fatiguée.

On tenta faiblement de la retenir; mais elle n'y consentit point et
elle s'en alla sans qu'un des trois hommes la reconduisît, comme on le
faisait toujours.

Mme Roland s'empressa près du nouveau venu:

--Une tasse de café, Monsieur?

--Non, merci, je sors de table.

--Une tasse de thé, alors?

--Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d'abord parler
affaires.

Dans le profond silence qui suivit ces mots on n'entendit plus que le
mouvement rythmé de la pendule et, à l'étage au-dessous, le bruit des
casseroles lavées par la bonne trop bête même pour écouter aux portes.

Le notaire reprit:

--Avez-vous connu à Paris un certain M. Maréchal, Léon Maréchal?

M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation: «Je crois bien!»

--C'était un de vos amis?

Roland déclara:

--Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enragé; il ne quitte pas le
boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus revu
depuis mon départ de la capitale. Et puis nous avons cessé de nous
écrire. Vous savez, quand on vit loin l'un de l'autre...

Le notaire reprit gravement:

--M. Maréchal est décédé!

L'homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise
triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces
nouvelles.

M. Lecanu continua:

--Mon confrère de Paris vient de me communiquer la principale
disposition de son testament par laquelle il institue votre fils Jean,
M. Jean Roland, son légataire universel.

L'étonnement fut si grand qu'on ne trouvait pas un mot à dire.

Mme Roland, la première, dominant son émotion, balbutia:

--Mon Dieu, ce pauvre Léon... notre pauvre ami... mon Dieu... mon
Dieu... mort!...

Des larmes apparurent dans ses yeux, ces larmes silencieuses des
femmes, gouttes de chagrin venues de l'âme qui coulent sur les joues et
semblent si douloureuses, étant si claires.

Mais Roland songeait moins à la tristesse de cette perte qu'à
l'espérance annoncée. Il n'osait cependant interroger tout de suite sur
les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il
demanda, pour arriver à la question intéressante:

--De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal?

M. Lecanu l'ignorait parfaitement.

--Je sais seulement, disait-il, que, décédé sans héritiers directs, il
laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en
obligations trois pour cent, à votre second fils, qu'il a vu naître,
grandir, et qu'il juge digne de ce legs. A défaut d'acceptation de la
part de M. Jean, l'héritage irait aux enfants abandonnés.

Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler sa joie et il s'écria:

--Sacristi! voilà une bonne pensée du cœur. Moi, si je n'avais pas eu
de descendant, je ne l'aurais certainement point oublié non plus, ce
brave ami!

Le notaire souriait:

--J'ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-même la chose. Ça
fait toujours plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle.

Il n'avait point du tout songé que cette bonne nouvelle était la mort
d'un ami, du meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même d'oublier
subitement cette intimité annoncée tout à l'heure avec conviction.

Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle
pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir qu'elle
appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs.

Le docteur murmura:

--C'était un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent à
dîner, mon frère et moi.

Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d'un geste familier
sa belle barbe blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser,
jusqu'aux derniers poils, comme pour l'allonger et l'amincir.

Il remua deux fois les lèvres pour prononcer aussi une phrase
convenable, et, après avoir longtemps cherché, il ne trouva que ceci:

--Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait toujours quand j'allais
le voir.

Mais la pensée du père galopait; elle galopait autour de cet héritage
annoncé, acquis déjà, de cet argent caché derrière la porte et qui
allait entrer tout à l'heure, demain, sur un mot d'acceptation.

Il demanda:

--Il n'y a pas de difficultés possibles?... pas de procès?... pas de
contestations?...

Me Lecanu semblait tranquille:

--Non, mon confrère de Paris me signale la situation comme très nette.
Il ne nous faut que l'acceptation de M. Jean.

--Parfait, alors... et la fortune est bien claire?

--Très claire.

--Toutes les formalités ont été remplies?

--Toutes.

Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague,
instinctive et passagère de sa hâte à se renseigner, et il reprit:

--Vous comprenez bien que si je vous demande immédiatement toutes ces
choses, c'est pour éviter à mon fils des désagréments qu'il pourrait ne
pas prévoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrassée,
est-ce que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier inextricable.
En somme, ce n'est pas moi qui hérite, mais je pense au petit avant
tout.

Dans la famille on appelait toujours Jean «le petit», bien qu'il fût
beaucoup plus grand que Pierre.

Mme Roland, tout à coup, parut sortir d'un rêve, se rappeler une chose
lointaine, presque oubliée, qu'elle avait entendue autrefois, dont elle
n'était pas sûre d'ailleurs, et elle balbutia:

--Ne disiez-vous point que notre pauvre Maréchal avait laissé sa
fortune à mon petit Jean?

--Oui, madame.

Elle reprit alors simplement:

--Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu'il nous aimait.

Roland s'était levé:

--Voulez-vous, cher maître, que mon fils signe tout de suite
l'acceptation?

--Non... non... monsieur Roland. Demain, demain, à mon étude, à deux
heures, si cela vous convient.

--Mais oui, mais oui, je crois bien!

Alors, Mme Roland qui s'était levée aussi, et qui souriait après les
larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son
fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri de mère reconnaissante,
elle demanda:

--Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu?

--Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir.

La bonne appelée apporta d'abord des gâteaux secs en de profondes
boîtes de fer-blanc, ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui
semblent cuites pour des becs de perroquet et soudées en des caisses
de métal pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite
des serviettes grises, pliées en petits carrés, ces serviettes à thé
qu'on ne lave jamais dans les familles besoigneuses. Elle revint une
troisième fois avec le sucrier et les tasses; puis elle ressortit pour
faire chauffer l'eau. Alors on attendit.

Personne ne pouvait parler; on avait trop à penser, et rien à dire.
Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie
de pêche, fit l'éloge de la _Perle_ et de Mme Rosémilly.

--Charmante, charmante, répétait le notaire.

Roland, les reins appuyés au marbre de la cheminée, comme en hiver,
quand le feu brûle, les mains dans ses poches et les lèvres remuantes
comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torturé du désir
impérieux de laisser sortir toute sa joie.

Les deux frères, en deux fauteuils pareils, les jambes croisées de
la même façon, à droite et à gauche du guéridon central, regardaient
fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines d'expressions
différentes.

Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, après avoir
émietté dedans une petite galette trop dure pour être croquée; puis il
se leva, serra les mains et sortit.

--C'est entendu, répétait Roland, demain, chez vous, à deux heures.

--C'est entendu, demain, deux heures.

Jean n'avait pas dit un mot.

Après ce départ il y eut encore un silence, puis le père Roland vint
taper de ses deux mains ouvertes sur les deux épaules de son jeune fils
en criant:

--Eh bien! sacré veinard, tu ne m'embrasses pas?

Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son père en disant:

--Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable.

Mais le bonhomme ne se possédait plus d'allégresse. Il marchait, jouait
du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses
talons, et répétait:

--Quelle chance! quelle chance! En voilà une, de chance!

Pierre demanda:

--Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Maréchal?

Le père répondit:

--Parbleu, il passait toutes ses soirées à la maison; mais tu te
rappelles bien qu'il allait te prendre au collège, les jours de
sortie, et qu'il t'y reconduisait souvent après dîner. Tiens,
justement, le matin de la naissance de Jean, c'est lui qui est allé
chercher le médecin! Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s'est
trouvée souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il
s'agissait, et il est parti en courant. Dans sa hâte il a pris mon
chapeau au lieu du sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons
beaucoup ri, plus tard. Il est même probable qu'il s'est souvenu de
ce détail au moment de mourir; et comme il n'avait aucun héritier, il
s'est dit: «Tiens, j'ai contribué à la naissance de ce petit-là, je
vais lui laisser ma fortune.»

Mme Roland, enfoncée dans une bergère, semblait partie en ses
souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut:

--Ah! c'était un brave ami, bien dévoué, bien fidèle, un homme rare,
par le temps qui court.

Jean s'était levé:

--Je vais faire un bout de promenade, dit-il.

Son père s'étonna, voulut le retenir, car ils avaient à causer, à faire
des projets, à arrêter des résolutions. Mais le jeune homme s'obstina,
prétextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs tout le temps de
s'entendre bien avant d'être en possession de l'héritage.

Et il s'en alla, car il désirait être seul, pour réfléchir. Pierre, à
son tour, déclara qu'il sortait, et suivit son frère, après quelques
minutes.

Dès qu'il fut en tête à tête avec sa femme, le père Roland la saisit
dans ses bras, l'embrassa dix fois sur chaque joue, et, pour répondre à
un reproche qu'elle lui avait souvent adressé:

--Tu vois, ma chérie, que cela ne m'aurait servi à rien de rester à
Paris plus longtemps, de m'esquinter pour les enfants, au lieu de venir
ici refaire ma santé, puisque la fortune nous tombe du ciel.

Elle était devenue toute sérieuse.

--Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre?

--Pierre! mais il est docteur, il en gagnera... de l'argent... et puis
son frère fera bien quelque chose pour lui.

--Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet héritage est à Jean, rien qu'à
Jean. Pierre se trouve ainsi très désavantagé.

Le bonhomme semblait perplexe:

--Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament, nous.

--Non. Ce n'est pas très juste non plus.

Il s'écria:

--Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi? Tu vas
toujours chercher un tas d'idées désagréables. Il faut que tu gâtes
tous mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. C'est égal, en
voilà une veine, une rude veine!

Et il s'en alla, enchanté, malgré tout, et sans un mot de regret pour
l'ami mort si généreusement.

Mme Roland se remit à songer devant la lampe qui charbonnait.



II


DÈS qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la
principale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L'air un peu frais
des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la
canne sous le bras, les mains derrière le dos.

Il se sentait mal à l'aise, alourdi, mécontent comme lorsqu'on a reçu
quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise ne l'affligeait et il
n'aurait su dire tout d'abord d'où lui venait cette pesanteur de l'âme
et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part sans savoir
où; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque
insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui
gênent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et
légère, quelque chose comme une graine de chagrin.

Lorsqu'il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par les
lumières du café Tortoni, et il s'en vint lentement vers la façade
illuminée; mais au moment d'entrer, il songea qu'il allait trouver là
des amis, des connaissances, des gens avec qui il faudrait causer; et
une répugnance brusque l'envahit pour cette banale camaraderie des
demi-tasses et des petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il
revint prendre la rue principale qui le conduisait vers le port.

Il se demandait: «Où irais-je bien?» cherchant un endroit qui lui plût,
qui fût agréable à son état d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il
s'irritait d'être seul, et il n'aurait voulu rencontrer personne.

En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puis tourna
vers la jetée; il avait choisi la solitude.

Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s'assit, déjà las de
marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l'avoir faite.

Il se demanda: «Qu'ai-je donc ce soir?» Et il se mit à chercher dans
son souvenir quelle contrariété avait pu l'atteindre, comme on
interroge un malade pour trouver la cause de sa fièvre.

Il avait l'esprit excitable et réfléchi en même temps, il s'emballait,
puis raisonnait, approuvait ou blâmait ses élans; mais chez lui la
nature première demeurait en dernier lieu la plus forte, et l'homme
sensitif dominait toujours l'homme intelligent.

Donc il cherchait d'où lui venait cet énervement, ce besoin de
mouvement sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu'un
pour n'être pas du même avis, et aussi ce dégoût pour les gens qu'il
pourrait voir et pour les choses qu'ils pourraient lui dire.

Et il se posa cette question: «Serait-ce l'héritage de Jean?»

Oui, c'était possible, après tout. Quand le notaire avait annoncé cette
nouvelle, il avait senti son cœur battre un peu plus fort. Certes, on
n'est pas toujours maître de soi, et on subit des émotions spontanées
et persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.

Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologique de
l'impression produite par un fait sur l'être instinctif et créant en
lui un courant d'idées et de sensations douloureuses ou joyeuses,
contraires à celles que désire, qu'appelle, que juge bonnes et saines
l'être pensant, devenu supérieur à lui-même par la culture de son
intelligence.

Il cherchait à concevoir l'état d'âme du fils qui hérite d'une grosse
fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis
longtemps et interdites par l'avarice d'un père, aimé pourtant, et
regretté.

Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il se
sentait mieux, content d'avoir compris, de s'être surpris lui-même,
d'avoir dévoilé l'autre qui est en nous.

--Donc j'ai été jaloux de Jean, pensait-il. C'est vraiment assez bas,
cela! J'en suis sûr maintenant, car la première idée qui m'est venue
est celle de son mariage avec Mme Rosémilly. Je n'aime pourtant pas
cette petite dinde raisonnable, bien faite pour dégoûter du bon sens et
de la sagesse. C'est donc de la jalousie gratuite, l'essence même de la
jalousie, celle qui est parce qu'elle est! Faut soigner cela!

Il arrivait devant le mât des signaux qui indique la hauteur de l'eau
dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires
signalés au large et devant entrer à la prochaine marée. On attendait
des steamers du Brésil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux bricks
danois, une goélette norvégienne et un vapeur turc, ce qui surprit
Pierre autant que s'il avait lu «un vapeur suisse»; et il aperçut
dans une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d'hommes en
turban, qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons.

--Que c'est bête, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple
marin.

Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta pour contempler la rade.
Sur sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares électriques
du cap de la Hève, semblables à deux cyclopes monstrueux et jumeaux,
jetaient sur la mer leurs longs et puissant regards. Partis des
deux foyers voisins, les deux rayons parallèles, pareils aux queues
géantes de deux comètes, descendaient, suivant une pente droite et
démesurée, du sommet de la côte au fond de l'horizon. Puis sur les
deux jetées, deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient
l'entrée du Havre; et là-bas, de l'autre côté de la Seine, on en voyait
d'autres encore, beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, à éclats
et à éclipses, s'ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des
ports, jaunes, rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de
navires, les yeux vivants de la terre hospitalière disant rien que
par le mouvement mécanique invariable et régulier de leurs paupières:
«C'est moi. Je suis Trouville, je suis Honfleur, je suis la rivière de
Pont-Audemer.» Et dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on
le prenait pour une planète, le phare aérien d'Étouville montrait la
route de Rouen, à travers les bancs de sable de l'embouchure du grand
fleuve.

Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le
ciel, on croyait voir, çà et là, des étoiles. Elles tremblotaient dans
la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes
ou rouges aussi. Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes,
cependant, semblaient courir; c'étaient les feux des bâtiments à
l'ancre attendant la marée prochaine, ou des bâtiments en marche venant
chercher un mouillage.

Juste à ce moment la lune se leva derrière la ville; et elle avait
l'air du phare énorme et divin, allumé dans le firmament pour guider la
flotte infinie des vraies étoiles.

Pierre murmura, presque à haute voix:

«Voilà, et nous nous faisons de la bile pour quatre sous!»

Tout près de lui soudain, dans la tranchée large et noire ouverte
entre les jetées, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa.
S'étant penché sur le parapet de granit, il vit une barque de pêche qui
rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit
d'aviron, doucement poussée par sa haute voile brune tendue à la brise
du large.

Il pensa: «Si on pouvait vivre là-dessus, comme on serait tranquille,
peut-être!» Puis, ayant fait encore quelques pas, il aperçut un homme
assis à l'extrémité du môle.

Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste? Qui était-ce?
Il s'approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il
reconnut son frère.

--Tiens, c'est toi, Jean?

--Tiens... Pierre... Qu'est-ce que tu viens faire ici?

--Mais je prends l'air. Et toi?

Jean se mit à rire:

--Je prends l'air également.

Et Pierre s'assit à côté de son frère.

--Hein, c'est rudement beau?

--Mais oui.

Au son de la voix il comprit que Jean n'avait rien regardé; il reprit:

--Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs fous de partir, de m'en
aller avec tous ces bateaux, vers le Nord ou vers le Sud. Songe que ces
petits feux, là-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux
grandes fleurs et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays aux
oiseaux-mouches, aux éléphants, aux lions libres, aux rois nègres, de
tous les pays qui sont nos contes de fées à nous qui ne croyons plus
à la Chatte blanche ni à la Belle au bois dormant. Ce serait rudement
chic de pouvoir s'offrir une promenade par là-bas; mais voilà, il
faudrait de l'argent, beaucoup...

Il se tut brusquement, songeant que son frère l'avait maintenant, cet
argent, et que délivré de tout souci, délivré du travail quotidien,
libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller où bon lui
semblerait, vers les blondes Suédoises ou les brunes Havanaises.

Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes chez lui, si
brusques, si rapides, qu'il ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter,
ni les modifier, venues, semblait-il, d'une seconde âme indépendante et
violente, le traversa: «Bah! il est trop niais, il épousera la petite
Rosémilly.»

Il s'était levé.

--Je te laisse rêver d'avenir; moi, j'ai besoin de marcher.

Il serra la main de son frère, et reprit avec un accent très cordial:

--Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je suis bien content de
t'avoir rencontré tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait
plaisir, combien je te félicite et combien je t'aime.

Jean, d'une nature douce et tendre, très ému, balbutiait:

--Merci... merci... mon bon Pierre, merci.

Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les
mains derrière le dos.

Lorsqu'il fut rentré dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu'il
ferait, mécontent de cette promenade écourtée; d'avoir été privé de la
mer par la présence de son frère.

Il eut une inspiration: «Je vais boire un verre de liqueur chez le père
Marowsko»; et il remonta vers le quartier d'Ingouville.

Il avait connu le père Marowsko dans les hôpitaux, à Paris. C'était
un vieux Polonais, réfugié politique, disait-on, qui avait eu des
histoires terribles là-bas, et qui était venu exercer en France, après
nouveaux examens, son métier de pharmacien. On ne savait rien de sa
vie passée; aussi des légendes avaient-elles couru parmi les internes,
les externes, et plus tard parmi les voisins. Cette réputation de
conspirateur redoutable, de nihiliste, de régicide, de patriote prêt
à tout, échappé à la mort par miracle, avait séduit l'imagination
aventureuse et vive de Pierre Roland; et il était devenu l'ami du
vieux Polonais, sans avoir jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun
aveu sur son existence ancienne. C'était encore grâce au jeune médecin
que le bonhomme était venu s'établir au Havre, comptant sur une belle
clientèle que le nouveau docteur lui fournirait.

En attendant, il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en
vendant des remèdes aux petits bourgeois et aux ouvriers de son
quartier.

Pierre allait souvent le voir après dîner et causer une heure avec lui,
car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont
il jugeait profonds les longs silences.

Un seul bec de gaz brûlait au-dessus du comptoir chargé de fioles. Ceux
de la devanture n'avaient point été allumés, par économie. Derrière
ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongées l'une sur
l'autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau qui,
continuant son front dégarni, lui donnait un air triste de perroquet,
dormait profondément, le menton sur la poitrine.

Au bruit du timbre, il s'éveilla, se leva, et reconnaissant le docteur,
vint au-devant de lui, les mains tendues.

Sa redingote noire, tigrée de taches d'acides et de sirops, beaucoup
trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique
soutane; et l'homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait
à sa voix fluette quelque chose d'enfantin, un zézaiement et des
intonations de jeune être qui commence à prononcer.

Pierre s'assit et Marowsko demanda:

--Quoi de neuf, mon cher docteur?

--Rien. Toujours la même chose partout.

--Vous n'avez pas l'air gai, ce soir.

--Je ne le suis pas souvent.

--Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur?

--Oui, je veux bien.

--Alors je vais vous faire goûter une préparation nouvelle. Voilà deux
mois que je cherche à tirer quelque chose de la groseille, dont on n'a
fait jusqu'ici que du sirop... eh bien! j'ai trouvé... j'ai trouvé...
une bonne liqueur, très bonne, très bonne.

Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et choisit une fiole qu'il
apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets,
jamais il n'allongeait le bras tout à fait, n'ouvrait toutes grandes
les jambes, ne faisait un mouvement entier et définitif. Ses idées
semblaient pareilles à ses actes; il les indiquait, les promettait, les
esquissait, les suggérait, mais ne les énonçait pas.

Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait être d'ailleurs la
préparation des sirops et des liqueurs. «Avec un bon sirop ou une bonne
liqueur, on fait fortune», disait-il souvent.

Il avait inventé des centaines de préparations sucrées sans parvenir à
en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser à
Marat.

Deux petits verres furent pris dans l'arrière-boutique et apportés
sur la planche aux préparations; puis les deux hommes examinèrent en
l'élevant vers le gaz la coloration du liquide.

--Joli rubis! déclara Pierre.

--N'est-ce pas?

La vieille tête de perroquet du Polonais semblait ravie.

Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta de nouveau, réfléchit
encore et se prononça:

--Très bon, très bon, et très neuf comme saveur; une trouvaille, mon
cher!

--Ah! vraiment, je suis bien content.

Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il
voulait l'appeler «essence de groseille», ou bien «fine groseille», ou
bien «grosélia», ou bien «groséline».

Pierre n'approuvait aucun de ces noms.

Le vieux eut une idée:

--Ce que vous avez dit tout à l'heure est très bon, très bon: «Joli
rubis».

Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu'il l'eût
trouvé, et il conseilla simplement «groseillette», que Marowsko déclara
admirable.

Puis ils se turent et demeurèrent assis quelques minutes, sans
prononcer un mot, sous l'unique bec de gaz.

Pierre, enfin, presque malgré lui:

--Tiens, il nous est arrivé une chose assez bizarre, ce soir. Un des
amis de mon père, en mourant, a laissé sa fortune à mon frère.

Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, après avoir
songé, il espéra que le docteur héritait par moitié. Quand la chose eut
été bien expliquée, il parut surpris et fâché; et pour exprimer son
mécontentement de voir son jeune ami sacrifié, il répéta plusieurs fois:

--Ça ne fera pas un bon effet.

Pierre, que son énervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko
entendait par cette phrase.--Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon
effet? Quel mauvais effet pouvait résulter de ce que son frère héritait
la fortune d'un ami de la famille?

Mais le bonhomme, circonspect, ne s'expliqua pas davantage.

--Dans ce cas-là on laisse aux deux frères également, je vous dis que
ça ne fera pas un bon effet.

Et le docteur, impatienté, s'en alla, rentra dans la maison paternelle
et se coucha.

Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la
chambre voisine, puis il s'endormit après avoir bu deux verres d'eau.



III


LE docteur se réveilla le lendemain avec la résolution bien arrêtée de
faire fortune.

Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination sans en
poursuivre la réalité. Au début de toutes ses tentatives de carrière
nouvelle, l'espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et
sa confiance jusqu'au premier obstacle, jusqu'au premier échec qui le
jetait dans une voie nouvelle.

Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, il méditait. Combien de
médecins étaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait
d'un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses études, il avait
pu apprécier les plus célèbres professeurs, et il les jugeait des
ânes. Certes il valait autant qu'eux, sinon mieux. S'il parvenait
par un moyen quelconque à capter la clientèle élégante et riche du
Havre, il pouvait gagner cent mille francs par an avec facilité. Et
il calculait, d'une façon précise, les gains assurés. Le matin, il
sortirait, il irait chez ses malades. En prenant la moyenne, bien
faible, de dix par jour, à vingt francs l'un, cela lui ferait, au
minimum, soixante-douze mille francs par an, même soixante-quinze
mille, car le chiffre de dix malades était inférieur à la réalisation
certaine. Après midi, il recevrait dans son cabinet une autre moyenne
de dix visiteurs à dix francs, soit trente-six mille francs. Voilà
donc cent vingt mille francs, chiffre rond. Les clients anciens et les
amis qu'il irait voir à dix francs et qu'il recevrait à cinq francs
feraient peut-être sur ce total une légère diminution compensée par les
consultations avec d'autres médecins et par tous les petits bénéfices
courants de la profession.

Rien de plus facile que d'arriver là avec de la réclame habile, des
échos dans le _Figaro_ indiquant que le corps scientifique parisien
avait les yeux sur lui, s'intéressait à des cures surprenantes
entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus
riche que son frère, plus riche et célèbre, et content de lui-même, car
il ne devrait sa fortune qu'à lui; et il se montrerait généreux pour
ses vieux parents, justement fiers de sa renommée. Il ne se marierait
pas, ne voulant point encombrer son existence d'une femme unique et
gênante, mais il aurait des maîtresses parmi ses clientes les plus
jolies.

Il se sentait si sûr du succès, qu'il sauta hors du lit comme pour le
saisir tout de suite, et il s'habilla afin d'aller chercher par la
ville l'appartement qui lui convenait.

Alors, en rôdant à travers les rues, il songea combien sont légères les
causes déterminantes de nos actions. Depuis trois semaines, il aurait
pu, il aurait dû prendre cette résolution née brusquement en lui, sans
aucun doute, à la suite de l'héritage de son frère.

Il s'arrêtait devant les portes où pendait un écriteau annonçant soit
un bel appartement, soit un riche appartement à louer, les indications
sans adjectif le laissant toujours plein de dédain. Alors il visitait
avec des façons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait
sur son calepin le plan du logis, les communications, la disposition
des issues, annonçait qu'il était médecin et qu'il recevait beaucoup.
Il fallait que l'escalier fût large et bien tenu; il ne pouvait monter
d'ailleurs au-dessus du premier étage.

Après avoir noté sept ou huit adresses et griffonné deux cents
renseignements, il rentra pour déjeuner avec un quart d'heure de retard.

Dès le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. On mangeait donc
sans lui. Pourquoi? Jamais on n'était aussi exact dans la maison. Il
fut froissé, mécontent, car il était un peu susceptible. Dès qu'il
entra, Roland lui dit:

--Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons à
deux heures chez le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder.

Le docteur s'assit, sans répondre, après avoir embrassé sa mère et
serré la main de son père et de son frère; et il prit dans le plat
creux, au milieu de la table, la côtelette réservée pour lui. Elle
était froide et sèche. Ce devait être la plus mauvaise. Il pensa qu'on
aurait pu la laisser dans le fourneau jusqu'à son arrivée, et ne pas
perdre la tête au point d'oublier complètement l'autre fils, le fils
aîné. La conversation, interrompue par son entrée, reprit au point où
il l'avait coupée.

--Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de suite.
Je m'installerais richement, de façon à frapper l'œil, je me montrerais
dans le monde, je monterais à cheval, et je choisirais une ou deux
causes intéressantes pour les plaider et me bien poser au Palais. Je
voudrais être une sorte d'avocat amateur très recherché. Grâce à Dieu,
te voici à l'abri du besoin, et si tu prends une profession, en somme,
c'est pour ne pas perdre le fruit de tes études et parce qu'un homme ne
doit jamais rester à rien faire.

Le père Roland, qui pelait une poire, déclara:

--Cristi! à ta place, c'est moi qui achèterais un joli bateau, un cotre
sur le modèle de nos pilotes. J'irais jusqu'au Sénégal, avec ça.

Pierre, à son tour, donna son avis. En somme, ce n'était pas la fortune
qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d'un homme.
Pour les médiocres elle n'était qu'une cause d'abaissement, tandis
qu'elle mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts.
Ils étaient rares d'ailleurs, ceux-là. Si Jean était vraiment un homme
supérieur, il le pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait à l'abri
du besoin. Mais il lui faudrait travailler cent fois plus qu'il ne
l'aurait fait en d'autres circonstances. Il ne s'agissait pas de
plaider pour ou contre la veuve et l'orphelin et d'empocher tant d'écus
pour tout procès gagné ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte
éminent, une lumière du droit.

Et il ajouta comme conclusion:

--Si j'avais de l'argent, moi, j'en découperais, des cadavres!

Le père Roland haussa les épaules:

--Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est de se la couler douce.
Nous ne sommes pas des bêtes de peine, mais des hommes. Quand on naît
pauvre, il faut travailler; eh bien! tant pis, on travaille; mais quand
on a des rentes, sacristi! il faudrait être jobard pour s'esquinter le
tempérament.

Pierre répondit avec hauteur:

--Nos tendances ne sont pas les mêmes! Moi, je ne respecte au monde que
le savoir et l'intelligence, tout le reste est méprisable.

Mme Roland s'efforçait toujours d'amortir les heurts incessants entre
le père et le fils; elle détourna donc la conversation, et parla d'un
meurtre qui avait été commis, la semaine précédente, à Bolbec-Nointot.
Les esprits aussitôt furent occupés par les circonstances environnant
le forfait, et attirés par l'horreur intéressante, par le mystère
attrayant des crimes, qui, même vulgaires, honteux et répugnants,
exercent sur la curiosité humaine une étrange et générale fascination.

De temps en temps, cependant, le père Roland tirait sa montre:

--Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route.

Pierre ricana:

--Il n'est pas encore une heure. Vrai, ça n'était point la peine de me
faire manger une côtelette froide.

--Viens-tu chez le notaire? demanda sa mère.

Il répondit sèchement:

--Moi, non, pourquoi faire? Ma présence est fort inutile.

Jean demeurait silencieux comme s'il ne s'agissait point de lui.
Quand on avait parlé du meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste,
quelques idées et développé quelques considérations sur les crimes et
sur les criminels. Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la clarté
de son œil, la rougeur animée de ses joues, jusqu'au luisant de sa
barbe, semblaient proclamer son bonheur.

Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant seul de nouveau,
recommença ses investigations du matin à travers les appartements à
louer. Après deux ou trois heures d'escaliers montés et descendus, il
découvrit enfin, sur le boulevard François-Ier, quelque chose de joli:
un grand entre-sol avec deux portes sur des rues différentes, deux
salons, une galerie vitrée où les malades, en attendant leur tour, se
promèneraient au milieu des fleurs, et une délicieuse salle à manger en
rotonde ayant vue sur la mer.

Au moment de louer, le prix de trois mille francs l'arrêta, car il
fallait payer d'avance le premier terme, et il n'avait rien, pas un sou
devant lui.

La petite fortune amassée par son père s'élevait à peine à huit mille
francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis souvent
ses parents dans l'embarras par ses longues hésitations dans le choix
d'une carrière, ses tentatives toujours abandonnées et ses continuels
recommencements d'études. Il partit donc en promettant une réponse
avant deux jours; et l'idée lui vint de demander à son frère ce premier
trimestre, ou même le semestre, soit quinze cents francs, dès que Jean
serait en possession de son héritage.

«Ce sera un prêt de quelques mois à peine, pensait-il. Je le
rembourserai peut-être même avant la fin de l'année. C'est tout simple,
d'ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi.»

Comme il n'était pas encore quatre heures, et qu'il n'avait rien à
faire, absolument rien, il alla s'asseoir dans le Jardin public; et il
demeura longtemps sur son banc, sans idées, les yeux à terre, accablé
par une lassitude qui devenait de la détresse.

Tous les jours précédents, depuis son retour dans la maison paternelle,
il avait vécu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide
de l'existence et de son inaction. Comment avait-il donc passé son
temps du lever jusqu'au coucher?

Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, flâné par les rues,
flâné dans les cafés, flâné chez Marowsko, flâné partout. Et voilà que,
tout à coup, cette vie, supportée jusqu'ici, lui devenait odieuse,
intolérable. S'il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture
pour faire une longue promenade dans la campagne le long des fossés de
ferme ombragés de hêtres et d'ormes; mais il devait compter le prix
d'un bock ou d'un timbre-poste, et ces fantaisies-là ne lui étaient
point permises. Il songea soudain combien il est dur, à trente ans
passés, d'être réduit à demander, en rougissant, un louis à sa mère, de
temps en temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne:

--Cristi! si j'avais de l'argent!

Et la pensée de l'héritage de son frère entra en lui de nouveau, à la
façon d'une piqûre de guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne
voulant point s'abandonner sur cette pente de jalousie.

Autour de lui des enfants jouaient dans la poussière des chemins. Ils
étaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d'un air très
sérieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour
les écraser ensuite d'un coup de pied.

Pierre était dans un de ces jours mornes où on regarde dans tous les
coins de son âme, où on en secoue tous les plis.

«Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches,» pensait-il.
Puis il se demanda si le plus sage dans la vie n'était pas encore
d'engendrer deux ou trois de ces petits êtres inutiles et de les
regarder grandir avec complaisance et curiosité. Et le désir du
mariage l'effleura. On n'est pas si perdu, n'étant plus seul. On
entend au moins remuer quelqu'un près de soi aux heures de trouble et
d'incertitude, c'est déjà quelque chose de dire «tu» à une femme, quand
on souffre.

Il se mit à songer aux femmes.

Il les connaissait très peu, n'ayant eu au quartier Latin que des
liaisons de quinzaine, rompues quand était mangé l'argent du mois, et
renouées ou remplacées le mois suivant. Il devait exister, cependant,
des créatures très bonnes, très douces et très consolantes. Sa mère
n'avait-elle pas été la raison et le charme du foyer paternel? Comme il
aurait voulu connaître une femme, une vraie femme!

Il se releva tout à coup avec la résolution d'aller faire une petite
visite à Mme Rosémilly.

Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait, celle-là! Pourquoi?
Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle
pas lui préférer Jean? Sans se l'avouer à lui-même d'une façon
nette, cette préférence entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour
l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son frère, il ne pouvait
s'abstenir de le juger un peu médiocre et de se croire supérieur.

Il n'allait pourtant point rester là jusqu'à la nuit, et, comme la
veille au soir, il se demanda anxieusement: «Que vais-je faire?»

Il se sentait maintenant à l'âme un besoin de s'attendrir, d'être
embrassé et consolé. Consolé de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais
il était dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude où
la présence d'une femme, la caresse d'une femme, le toucher d'une
main, le frôlement d'une robe, un doux regard noir ou bleu semblent
indispensables, et tout de suite, à notre cœur.

Et le souvenir lui vint d'une petite bonne de brasserie ramenée un soir
chez elle et revue de temps en temps.

Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille.
Que lui dirait-il? Que lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe?
il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle semblait avoir du goût
pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent?

Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie
presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudés aux tables
de chêne, la caissière lisait un roman, tandis que le patron, en
manches de chemise, dormait tout à fait sur la banquette.

Dès qu'elle l'aperçut, la fille se leva vivement et, venant à lui:

--Bonjour, comment allez-vous?

--Pas mal, et toi?

--Moi, très bien. Comme vous êtes rare?

--Oui, j'ai très peu de temps à moi. Tu sais que je suis médecin.

--Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai été souffrante
la semaine dernière, je vous aurais consulté. Qu'est-ce que vous prenez?

--Un bock, et toi?

--Moi, un bock aussi, puisque tu me le payes.

Et elle continua à le tutoyer comme si l'offre de cette consommation
en avait été la permission tacite. Alors, assis face à face, ils
causèrent. De temps en temps elle lui prenait la main avec cette
familiarité facile des filles dont la caresse est à vendre, et le
regardant avec des yeux engageants elle lui disait:

--Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon
chéri.

Mais déjà il se dégoûtait d'elle, la voyait bête, commune, sentant le
peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaître dans un rêve
ou dans une auréole de luxe qui poétise leur vulgarité.

Elle lui demandait:

--Tu es passé l'autre matin avec un beau blond à grande barbe, est-ce
ton frère?

--Oui, c'est mon frère.

--Il est rudement joli garçon.

--Tu trouves?

--Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant.

Quel étrange besoin le poussa tout à coup à raconter à cette servante
de brasserie l'héritage de Jean? Pourquoi cette idée, qu'il rejetait
de lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du
trouble apporté dans son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant,
et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eût eu besoin de vider de
nouveau devant quelqu'un son cœur gonflé d'amertume?

Il dit en croisant ses jambes:

--Il a joliment de la chance, mon frère, il vient d'hériter de vingt
mille francs de rentes.

Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides:

--Oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa grand'mère ou bien sa
tante?

--Non, un vieil ami de mes parents.

--Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laissé, à toi?

--Non. Moi je le connaissais très peu.

Elle réfléchit quelques instants, puis, avec un sourire drôle sur les
lèvres:

--Eh bien! il a de la chance ton frère d'avoir des amis de cette
espèce-là! Vrai, ça n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu!

Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda,
la bouche crispée:

--Qu'est-ce que tu entends par là?

Elle avait pris un air bête et naïf:

--Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi.

Il jeta vingt sous sur la table et sortit.

Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça n'est pas étonnant qu'il te
ressemble si peu.»

Qu'avait-elle pensé, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes
il y avait là une malice, une méchanceté, une infamie. Oui, cette
fille avait dû croire que Jean était le fils de Maréchal.

L'émotion qu'il ressentit à l'idée de ce soupçon jeté sur sa mère fut
si violente qu'il s'arrêta et qu'il chercha de l'œil un endroit pour
s'asseoir.

Un autre café se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise,
et comme le garçon se présentait: «Un bock», dit-il.

Il sentait battre son cœur; des frissons lui couraient sur la peau. Et
tout à coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille:
«Ça ne fera pas un bon effet.» Avait-il eu la même pensée, le même
soupçon que cette drôlesse?

La tête penchée sur son bock il regardait la mousse blanche pétiller
et fondre, et il se demandait: «Est-ce possible qu'on croie une chose
pareille?»

Les raisons qui feraient naître ce doute odieux dans les esprits lui
apparaissaient maintenant, l'une après l'autre, claires, évidentes,
exaspérantes. Qu'un vieux garçon sans héritiers laisse sa fortune aux
deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais
qu'il la donne tout entière à un seul de ces enfants, certes le monde
s'étonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas
prévu cela, comment son père ne l'avait-il pas senti, comment sa mère
ne l'avait-elle pas deviné? Non, ils s'étaient trouvés trop heureux de
cet argent inespéré pour que cette idée les effleurât. Et puis comment
ces honnêtes gens auraient-ils soupçonné une pareille ignominie?

Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous
ceux qui les connaissaient n'allaient-ils pas répéter cette chose
abominable, s'en amuser, s'en réjouir, rire de son père et mépriser sa
mère?

Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean était blond et
lui brun, qu'ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de démarche, ni
de tournure, ni d'intelligence, frapperait maintenant tous les yeux
et tous les esprits. Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait:
«Lequel, le vrai ou le faux?»

Il se leva avec la résolution de prévenir son frère, de le mettre
en garde contre cet affreux danger menaçant l'honneur de leur mère.
Mais que ferait Jean? Le plus simple, assurément, serait de refuser
l'héritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis
et connaissances informés de ce legs que le testament contenait des
clauses et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas
un héritier, mais un dépositaire.

Tout en rentrant à la maison paternelle, il songeait qu'il devait voir
son frère seul, afin de ne point parler devant ses parents d'un pareil
sujet.

Dès la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le
salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine
Beausire, ramenés par son père et gardés à dîner afin de fêter la bonne
nouvelle.

On avait fait apporter du vermout et de l'absinthe pour se mettre
en appétit, et on s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine
Beausire, un petit homme tout rond à force d'avoir roulé sur la mer,
et dont toutes les idées semblaient rondes aussi, comme les galets des
rivages, et qui riait avec des r plein la gorge, jugeait la vie une
chose excellente dont tout était bon à prendre.

Il trinquait avec le père Roland, tandis que Jean présentait aux dames
deux nouveaux verres pleins.

Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu
feu son époux, s'écria:

--Allons, allons, madame, _bis repetita placent_, comme nous disons
en patois, ce qui signifie: «Deux vermouts ne font jamais mal.» Moi,
voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ça, chaque
jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis artificiel! J'y ajoute
un coup de tangage après le café, ce qui me fait grosse mer pour la
soirée. Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par exemple, jamais,
jamais, car je crains les avaries.

Roland, dont le vieux long-courrier flattait la manie nautique, riait
de tout son cœur, la face déjà rouge et l'œil troublé par l'absinthe.
Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre où semblait
réfugié le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours
assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond
de leur chaise ayant tassé toute leur matière au même endroit.

Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un
œuf et dur comme une balle.

Mme Roland n'avait point vidé son premier verre, et, rose de bonheur,
le regard brillant, elle contemplait son fils Jean.

Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. C'était une affaire
finie, une affaire signée, il avait vingt mille francs de rentes. Dans
la façon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont
il regardait les gens, à ses manières plus nettes, à son assurance plus
grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.

Le dîner fut annoncé, et comme le vieux Roland allait offrir son bras
à Mme Rosémilly: «Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui tout est
pour Jean.»

Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé: devant l'assiette de Jean,
assis à la place de son père, un énorme bouquet rempli de faveurs de
soie, un vrai bouquet de grande cérémonie, s'élevait comme un dôme
pavoisé, flanqué de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide
de pêches magnifiques, le second un gâteau monumental gorgé de crème
fouettée et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathédrale en
biscuit, le troisième des tranches d'ananas noyées dans un sirop clair,
et le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu des pays chauds.

--Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons l'avènement de Jean
le Riche.

Après le potage on offrit du madère; et tout le monde déjà parlait
en même temps. Beausire racontait un dîner qu'il avait fait à
Saint-Domingue à la table d'un général nègre. Le père Roland
l'écoutait, tout en cherchant à glisser entre les phrases le récit
d'un autre repas donné par un de ses amis, à Meudon, et dont chaque
convive avait été quinze jours malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère
faisaient un projet d'excursion et de déjeuner à Saint-Jouin, dont ils
se promettaient déjà un plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas
avoir dîné seul, dans une gargote au bord de la mer, pour éviter tout
ce bruit, ces rires et cette joie qui l'énervaient.

Il cherchait comment il allait s'y prendre, maintenant, pour dire à son
frère ses craintes et pour le faire renoncer à cette fortune acceptée
déjà, dont il jouissait, dont il se grisait d'avance. Ce serait dur
pour lui, certes, mais il le fallait; il ne pouvait hésiter, la
réputation de leur mère était menacée.

L'apparition d'un bar énorme rejeta Roland dans les récits de pêche.
Beausire en narra de surprenantes au Gabon, à Sainte-Marie de
Madagascar et surtout sur les côtes de la Chine et du Japon, où les
poissons ont des figures drôles comme les habitants. Et il racontait
les mines de ces poissons, leurs gros yeux d'or, leurs ventres bleus ou
rouges, leurs nageoires bizarres, pareilles à des éventails, leur queue
coupée en croissant de lune, en mimant d'une façon si plaisante que
tout le monde riait aux larmes en l'écoutant.

Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait: «On a bien raison de
dire que les Normands sont les Gascons du Nord.»

Après le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet rôti, une salade,
des haricots verts et un pâté d'alouettes de Pithiviers. La bonne de
Mme Rosémilly aidait au service; et la gaieté allait croissant avec
le nombre des verres de vin. Quand sauta le bouchon de la première
bouteille de Champagne, le père Roland, très excité, imita avec sa
bouche le bruit de cette détonation, puis déclara:

--J'aime mieux ça qu'un coup de pistolet.

Pierre, de plus en plus agacé, répondit en ricanant:

--Cela est peut-être, cependant, plus dangereux pour toi.

Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table et
demanda:

--Pourquoi donc?

Depuis longtemps il se plaignait de sa santé, de lourdeurs, de
vertiges, de malaises constants et inexplicables. Le docteur reprit:

--Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer à côté de toi,
tandis que le verre de vin te passe forcément dans le ventre.

--Et puis?

--Et puis il te brûle l'estomac, désorganise le système nerveux,
alourdit la circulation et prépare l'apoplexie dont sont menacés tous
les hommes de ton tempérament.

L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait dissipée comme
une fumée par le vent; et il regardait son fils avec des yeux inquiets
et fixes, cherchant à comprendre s'il ne se moquait pas.

Mais Beausire s'écria:

--Ah! ces sacrés médecins, toujours les mêmes: ne mangez pas, ne buvez
pas, n'aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout ça fait du bobo à
petite santé. Eh bien! j'ai pratiqué tout ça, moi, monsieur, dans
toutes les parties du monde, partout où j'ai pu, et le plus que j'ai
pu, et je ne m'en porte pas plus mal.

Pierre répondit avec aigreur:

--D'abord, vous, capitaine, vous êtes plus fort que mon père; et
puis tous les viveurs parlent comme vous jusqu'au jour où... et ils
ne reviennent pas le lendemain dire au médecin prudent: «Vous aviez
raison, docteur.» Quand je vois mon père faire ce qu'il y a de plus
mauvais et de plus dangereux pour lui, il est bien naturel que je le
prévienne. Je serais un mauvais fils si j'agissais autrement.

Mme Roland, désolée, intervint à son tour:

--Voyons, Pierre, qu'est-ce que tu as? Pour une fois, ça ne lui fera
pas de mal. Songe quelle fête pour lui, pour nous. Tu vas gâter tout
son plaisir et nous chagriner tous. C'est vilain, ce que tu fais là!

Il murmura en haussant les épaules:

--Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prévenu.

Mais le père Roland ne buvait pas. Il regardait son verre, son verre
plein de vin lumineux et clair, dont l'âme légère, l'âme enivrante
s'envolait par petites bulles venues du fond et montant, pressées et
rapides, s'évaporer à la surface; il le regardait avec une méfiance de
renard qui trouve une poule morte et flaire un piège.

Il demanda, en hésitant:

--Tu crois que ça me ferait beaucoup de mal?

Pierre eut un remords et se reprocha de faire souffrir les autres de sa
mauvaise humeur.

--Non, va, pour une fois, tu peux le boire; mais n'en abuse point et
n'en prends pas l'habitude.

Alors le père Roland leva son verre sans se décider encore à le porter
à sa bouche. Il le contemplait douloureusement, avec envie et avec
crainte; puis il le flaira, le goûta, le but par petits coups, en les
savourant, le cœur plein d'angoisse, de faiblesse et de gourmandise,
puis de regrets, dès qu'il eut absorbé la dernière goutte.

Pierre, soudain, rencontra l'œil de Mme Rosémilly; il était fixé sur
lui limpide et bleu, clairvoyant et dur. Et il sentit, il pénétra, il
devina la pensée nette qui animait ce regard, la pensée irritée de
cette petite femme à l'esprit simple et droit, car ce regard disait:
«Tu es jaloux, toi. C'est honteux, cela.»

Il baissa la tête en se remettant à manger.

Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie de partir le
harcelait, une envie de n'être plus au milieu de ces gens, de ne plus
les entendre causer, plaisanter et rire.

Cependant le père Roland, que les fumées du vin recommençaient à
troubler, oubliait déjà les conseils de son fils et regardait d'un
œil oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleine
encore à côté de son assiette. Il n'osait la toucher, par crainte
d'admonestation nouvelle, et il cherchait par quelle malice, par
quelle adresse, il pourrait s'en emparer sans éveiller les remarques
de Pierre. Une ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit la
bouteille avec nonchalance et, la tenant par le fond, tendit le bras
à travers la table pour emplir d'abord le verre du docteur qui était
vide; puis il fit le tour des autres verres, et quand il en vint au
sien il se mit à parler très haut, et s'il versa quelque chose dedans
on eût juré certainement que c'était par inadvertance. Personne
d'ailleurs n'y fit attention.

Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agacé, il prenait à
tout instant, et portait à ses lèvres d'un geste inconscient la longue
flûte de cristal où l'on voyait courir les bulles dans le liquide
vivant et transparent. Il le faisait alors couler très lentement dans
sa bouche pour sentir la petite piqûre sucrée du gaz évaporé sur sa
langue.

Peu à peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui
semblait en être le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les
membres, se répandait dans toute la chair, comme une onde tiède et
bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins
impatient, moins mécontent; et sa résolution de parler à son frère
ce soir-là même s'affaiblissait, non pas que la pensée d'y renoncer
l'eût effleuré, mais pour ne point troubler si vite le bien-être qu'il
sentait en lui.

Beausire se leva afin de porter un toast.

Ayant salué à la ronde il prononça:

--Très gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes réunis pour
célébrer un événement heureux qui vient de frapper un de nos amis. On
disait autrefois que la fortune était aveugle, je crois qu'elle était
simplement myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire emplette d'une
excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le
port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la
_Perle_.

Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de
mains; et Roland père se leva pour répondre.

Après avoir toussé, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu
lourde, il bégaya:

--Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n'oublierai jamais
votre conduite en cette circonstance. Je bois à vos désirs.

Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne
trouvant plus rien.

Jean, qui riait, prit la parole à son tour:

--C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis dévoués, les amis
excellents (il regardait Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd'hui
cette preuve touchante de leur affection. Mais ce n'est point par
des paroles que je peux leur témoigner ma reconnaissance. Je la leur
prouverai demain, à tous les instants de ma vie, toujours, car notre
amitié n'est point de celles qui passent.

Sa mère, fort émue, murmura:

--Très bien, mon enfant.

Mais Beausire s'écriait:

--Allons, Madame Rosémilly, parlez au nom du beau sexe.

Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, un peu nuancée de
tristesse:

--Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie de M. Maréchal.

Il y eut quelques secondes d'accalmie, de recueillement décent, comme
après une prière, et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit
cette remarque:

--Il n'y a que les femmes pour trouver de ces délicatesses.

Puis se tournant vers Roland père:

--Au fond, qu'est-ce que c'était que ce Maréchal? Vous étiez donc bien
intimes avec lui?

Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit à pleurer, et d'une voix
bredouillante:

--Un frère... vous savez... un de ceux qu'on ne retrouve plus... nous
ne nous quittions pas... il dînait à la maison tous les soirs... et il
nous payait de petites fêtes au théâtre... je ne vous dis que ça... que
ça... que ça... Un ami, un vrai... un vrai... n'est-ce pas, Louise?

Sa femme répondit simplement:

--Oui, c'était un fidèle ami.

Pierre regardait son père et sa mère, mais comme on parla d'autre
chose, il se remit à boire.

De la fin de cette soirée il n'eut guère de souvenir. On avait pris le
café, absorbé des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se
coucha, vers minuit, l'esprit confus et la tête lourde. Et il dormit
comme une brute jusqu'à neuf heures le lendemain.



IV


CE sommeil baigné de champagne et de chartreuse l'avait sans doute
adouci et calmé, car il s'éveilla en des dispositions d'âme très
bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait, en s'habillant, ses
émotions de la veille, cherchant à en dégager bien nettement et bien
complètement les causes réelles, secrètes, les causes personnelles en
même temps que les causes extérieures.

Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eût eu une mauvaise
pensée, une vraie pensée de prostituée, en apprenant qu'un seul des
fils Roland héritait d'un inconnu; mais ces créatures-là n'ont-elles
pas toujours des soupçons pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes
les honnêtes femmes? Ne les entend-on pas, chaque fois qu'elles
parlent, injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent
irréprochables? Chaque fois qu'on cite devant elles une personne
inattaquable, elles se fâchent, comme si on les outrageait, et
s'écrient: «Ah! tu sais, je les connais tes femmes mariées, c'est du
propre! Elles ont plus d'amants que nous, seulement elles les cachent
parce qu'elles sont hypocrites. Ah! oui, c'est du propre!»

En toute autre occasion il n'aurait certes pas compris, pas même
supposé possibles des insinuations de cette nature sur sa pauvre mère,
si bonne, si simple, si digne. Mais il avait l'âme troublée par ce
levain de jalousie qui fermentait en lui. Son esprit surexcité, à
l'affût pour ainsi dire, et malgré lui, de tout ce qui pouvait nuire
à son frère, avait même peut-être prêté à cette vendeuse de bocks
des intentions odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se pouvait que
son imagination seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point,
qui échappait sans cesse à sa volonté, s'en allait libre, hardie,
aventureuse et sournoise dans l'univers infini des idées, et en
rapportait parfois d'inavouables, de honteuses, qu'elle cachait en lui,
au fond de son âme, dans les replis insondables, comme des choses
volées; il se pouvait que cette imagination seule eût créé, inventé
cet affreux doute. Son cœur, assurément, son propre cœur avait des
secrets pour lui; et ce cœur blessé n'avait-il pas trouvé dans ce
doute abominable un moyen de priver son frère de cet héritage qu'il
jalousait. Il se suspectait lui-même, à présent, interrogeant, comme
les dévots leur conscience, tous les mystères de sa pensée.

Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence fût limitée, avait
le tact, le flair et le sens subtil des femmes. Or cette idée ne lui
était pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une simplicité parfaite, à
la mémoire bénie de feu Maréchal. Elle n'aurait point fait cela, elle,
si le moindre soupçon l'eût effleurée. Maintenant il ne doutait plus,
son mécontentement involontaire de la fortune tombée sur son frère et
aussi, assurément, son amour religieux pour sa mère avaient exalté ses
scrupules, scrupules pieux et respectables, mais exagérés.

En formulant cette conclusion, il fut content, comme on l'est d'une
bonne action accomplie, et il se résolut à se montrer gentil pour tout
le monde, en commençant par son père dont les manies, les affirmations
niaises, les opinions vulgaires et la médiocrité trop visible
l'irritaient sans cesse.

Il ne rentra pas en retard à l'heure du déjeuner et il amusa toute sa
famille par son esprit et sa bonne humeur.

Sa mère lui disait, ravie:

--Mon Pierrot, tu ne te doutes pas comme tu es drôle et spirituel,
quand tu veux bien.

Et il parlait, trouvait des mots, faisait rire par des portraits
ingénieux de leurs amis. Beausire lui servit de cible, et un peu Mme
Rosémilly, mais d'une façon discrète, pas trop méchante. Et il pensait,
en regardant son frère: «Mais défends-la donc, jobard; tu as beau être
riche, je t'éclipserai toujours quand il me plaira.»

Au café, il dit à son père:

--Est-ce que tu te sers de la _Perle_ aujourd'hui?

--Non, mon garçon.

--Je peux la prendre avec Jean-Bart?

--Mais oui, tant que tu voudras.

Il acheta un bon cigare, au premier débit de tabac rencontré, et il
descendit, d'un pied joyeux, vers le port.

Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un bleu léger, rafraîchi, lavé
par la brise de la mer.

Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de la barque
qu'il devait tenir prête à sortir tous les jours à midi, quand on
n'allait pas à la pêche le matin.

--A nous deux, patron! cria Pierre.

Il descendit l'échelle de fer du quai et sauta dans l'embarcation.

--Quel vent? dit-il.

--Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. J'avons bonne brise au large.

--Eh bien! mon père, en route.

Ils hissèrent la misaine, levèrent l'ancre, et le bateau, libre, se mit
à glisser lentement vers la jetée sur l'eau calme du port. Le faible
souffle d'air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si
doucement qu'on ne sentait rien, et la _Perle_ semblait animée d'une
vie propre, de la vie des barques, poussée par une force mystérieuse
cachée en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare aux dents,
les jambes allongées sur le banc, les yeux mi-fermés sous les rayons
aveuglants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses pièces
de bois goudronné du brise-lames.

Quand ils débouchèrent en pleine mer, en atteignant la pointe de la
jetée nord qui les abritait, la brise, plus fraîche, glissa sur le
visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide,
entra dans sa poitrine qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la boire,
et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit s'incliner la _Perle_ et
la rendit plus alerte.

Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent,
semblait une aile, puis gagnant l'arrière en deux enjambées il dénoua
le tapecul amarré contre son mât.

Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement, et courant
maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui
bouillonne et qui fuit.

L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une charrue folle, et l'onde
soulevée, souple et blanche d'écume, s'arrondissait et retombait, comme
retombe, brune et lourde, la terre labourée des champs.

A chaque vague rencontrée--elles étaient courtes et rapprochées,--une
secousse secouait la _Perle_ du bout du foc au gouvernail qui
frémissait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques
secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme
s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur charbonnier de Liverpool
était à l'ancre attendant la marée; ils allèrent tourner par derrière,
puis ils visitèrent, l'un après l'autre, les navires en rade, puis ils
s'éloignèrent un peu plus pour voir se dérouler la côte.

Pendant trois heures, Pierre, tranquille, calme et content, vagabonda
sur l'eau frémissante, gouvernant, comme une bête ailée, rapide et
docile, cette chose de bois et de toile qui allait et venait à son
caprice, sous une pression de ses doigts.

Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos d'un cheval ou sur le pont
d'un bateau, pensant à son avenir, qui serait beau, et à la douceur de
vivre avec intelligence. Dès le lendemain il demanderait à son frère de
lui prêter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s'installer
tout de suite dans le joli appartement du boulevard François-Ier.

Le matelot dit tout à coup:

--V'la d' la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer.

Il leva les yeux et aperçut vers le nord une ombre grise, profonde et
légère, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un
nuage tombé d'en haut.

Il vira de bord, et vent arrière fit route vers la jetée, suivi par
la brume rapide qui le gagnait. Lorsqu'elle atteignit la _Perle_,
l'enveloppant dans son imperceptible épaisseur, un frisson de
froid courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumée et de
moisissure, l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer
la bouche pour ne point goûter cette nuée humide et glacée. Quand la
barque reprit dans le port sa place accoutumée, la ville entière était
ensevelie déjà sous cette vapeur menue, qui, sans tomber, mouillait
comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues à la façon d'un
fleuve qui coule.

Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra vite, et se jeta sur son
lit pour sommeiller jusqu'au dîner.

Lorsqu'il parut dans la salle à manger, sa mère disait à Jean:

--La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras.
Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu
donneras des fêtes, ça aura un coup d'œil féerique.

--De quoi parlez-vous donc? demanda le docteur.

--D'un appartement délicieux que je viens de louer pour ton frère. Une
trouvaille, un entresol donnant sur deux rues. Il a deux salons, une
galerie vitrée et une petite salle à manger en rotonde, tout à fait
coquette pour un garçon.

Pierre pâlit. Une colère lui serrait le cœur.

--Où est-ce situé, cela? dit-il.

--Boulevard François-Ier.

Il n'eut plus de doute et s'assit, tellement exaspéré qu'il avait envie
de crier: «C'est trop fort à la fin! Il n'y en a donc plus que pour
lui!»

Sa mère, radieuse, parlait toujours:

--Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux mille huit cents francs.
On en voulait trois mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de
diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frère sera
parfaitement là dedans. Il suffit d'un intérieur élégant pour faire la
fortune d'un avocat. Cela attire le client, le séduit, le retient, lui
donne du respect et lui fait comprendre qu'un homme ainsi logé fait
payer cher ses paroles.

Elle se tut quelques secondes, et reprit:

--Il faudrait trouver quelque chose d'approchant pour toi, bien plus
modeste puisque tu n'as rien, mais assez gentil tout de même. Je
t'assure que cela te servirait beaucoup.

Pierre répondit d'un ton dédaigneux:

--Oh! moi, c'est par le travail et la science que j'arriverai.

Sa mère insista:

--Oui, mais je t'assure qu'un joli logement te servirait beaucoup tout
de même.

Vers le milieu du repas il demanda tout à coup:

--Comment l'aviez-vous connu, ce Maréchal?

Le père Roland leva la tête et chercha dans ses souvenirs:

--Attends, je ne me rappelle plus trop. C'est si vieux. Ah! oui, j'y
suis. C'est ta mère qui a fait sa connaissance dans la boutique,
n'est-ce pas, Louise? Il était venu commander quelque chose, et puis
il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le
connaître comme ami.

Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un à un avec une
pointe de sa fourchette, comme s'il les eût embrochés, reprit:

--A quelle époque ça s'est-il fait, cette connaissance-là?

Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit
appel à la mémoire de sa femme:

--En quelle année, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublié, toi qui
as un si bon souvenir? Voyons, c'était en... en... en cinquante-cinq ou
cinquante-six?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi?

Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix sûre et tranquille:

--C'était en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je
suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'année où l'enfant
eut la fièvre scarlatine, et Maréchal, que nous connaissions encore
très peu, nous a été d'un grand secours.

Roland s'écria:

--C'est vrai, c'est vrai, il a été admirable même! Comme ta mère n'en
pouvait plus de fatigue et que moi j'étais occupé à la boutique, il
allait chez le pharmacien chercher tes médicaments. Vraiment, c'était
un brave cœur. Et quand tu as été guéri, tu ne te figures pas comme il
fut content et comme il t'embrassait. C'est à partir de ce moment-là
que nous sommes devenus de grands amis.

Et cette pensée brusque, violente, entra dans l'âme de Pierre comme une
balle qui troue et déchire: «Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut
si dévoué pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque
je suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il
laissé toute sa fortune à mon frère et rien à moi?»

Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbé plutôt que
songeur, gardant en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise, le
germe secret d'un nouveau mal.

Il sortit de bonne heure et se remit à rôder par les rues. Elles
étaient ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et
nauséabonde la nuit. On eût dit une fumée pestilentielle abattue sur
la terre. On la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait
éteindre par moments. Les pavés des rues devenaient glissants comme par
les soirs de verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir
du ventre des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des égouts, des
cuisines pauvres, pour se mêler à l'affreuse senteur de cette brume
errante.

Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point
rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko.

Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait
toujours. En reconnaissant Pierre, qu'il aimait d'un amour de chien
fidèle, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la
groseillette.

--Eh bien! demanda le docteur, où en êtes-vous avec votre liqueur?

Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafés de la ville
consentaient à la lancer dans la circulation, et comment _le Phare
de la Côte_ et _le Sémaphore havrais_ lui feraient de la réclame en
échange de quelques produits pharmaceutiques mis à la disposition des
rédacteurs.

Après un long silence, Marowsko demanda si Jean, décidément, était en
possession de sa fortune; puis il fit encore deux ou trois questions
vagues sur le même sujet. Son dévouement ombrageux pour Pierre se
révoltait de cette préférence. Et Pierre croyait l'entendre penser,
devinait, comprenait, lisait dans ses yeux détournés, dans le ton
hésitant de sa voix, les phrases qui lui venaient aux lèvres et qu'il
ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si
cauteleux.

Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: «Vous n'auriez pas dû
lui laisser accepter cet héritage qui fera mal parler de votre mère.»
Peut-être même croyait-il que Jean était le fils de Maréchal. Certes
il le croyait! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait
paraître vraisemblable, probable, évidente? Mais lui-même, lui Pierre,
le fils, depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force,
avec toutes les subtilités de son cœur, pour tromper sa raison, ne
luttait-il pas contre ce soupçon terrible?

Et de nouveau, tout à coup, le besoin d'être seul pour songer, pour
discuter cela avec lui-même, pour envisager hardiment, sans scrupules,
sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si
dominateur qu'il se leva sans même boire son verre de groseillette,
serra la main du pharmacien stupéfait et se replongea dans le
brouillard de la rue.

Il se disait: «Pourquoi ce Maréchal a-t-il laissé toute sa fortune à
Jean?»

Ce n'était plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela,
ce n'était plus cette envie un peu basse et naturelle qu'il savait
cachée en lui et qu'il combattait depuis trois jours, mais la terreur
d'une chose épouvantable, la terreur de croire lui-même que Jean, que
son frère était le fils de cet homme!

Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même se poser cette
question criminelle! Cependant il fallait que ce soupçon si léger, si
invraisemblable, fût rejeté de lui, complètement, pour toujours. Il lui
fallait la lumière, la certitude, il fallait dans son cœur la sécurité
complète, car il n'aimait que sa mère au monde.

Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses
souvenirs, dans sa raison, l'enquête minutieuse d'où résulterait
l'éclatante vérité. Après cela ce serait fini, il n'y penserait plus,
plus jamais. Il irait dormir.

Il songeait: «Voyons, examinons d'abord les faits; puis je me
rappellerai tout ce que je sais de lui, de son allure avec mon frère
et avec moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu motiver cette
préférence... Il a vu naître Jean?--oui, mais il me connaissait
auparavant.--S'il avait aimé ma mère d'un amour muet et réservé,
c'est moi qu'il aurait préféré puisque c'est grâce à moi, grâce à ma
fièvre scarlatine, qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. Donc,
logiquement, il devait me choisir, avoir pour moi une tendresse plus
vive, à moins qu'il n'eût éprouvé pour mon frère, en le voyant grandir,
une attraction, une prédilection instinctives.»

Alors il chercha dans sa mémoire, avec une tension désespérée de toute
sa pensée, de toute sa puissance intellectuelle, à reconstituer, à
revoir, à reconnaître, à pénétrer l'homme, cet homme qui avait passé
devant lui, indifférent à son cœur, pendant toutes ses années de Paris.

Mais il sentit que la marche, le léger mouvement de ses pas, troublait
un peu ses idées, dérangeait leur fixité, affaiblissait leur portée,
voilait sa mémoire.

Pour jeter sur le passé et les événements inconnus ce regard aigu, à
qui rien ne devait échapper, il fallait qu'il fût immobile, dans un
lieu vaste et vide. Et il se décida à aller s'asseoir sur la jetée,
comme l'autre nuit.

En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plainte
lamentable et sinistre, pareille au meuglement d'un taureau, mais plus
longue et plus puissante. C'était le cri d'une sirène, le cri des
navires perdus dans la brume.

Un frisson remua sa chair, crispa son cœur, tant il avait retenti dans
son âme et dans ses nerfs, ce cri de détresse, qu'il croyait avoir jeté
lui-même. Une autre voix semblable gémit à son tour, un peu plus loin;
puis, tout près, la sirène du port, leur répondant, poussa une clameur
déchirante.

Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant plus à rien, satisfait
d'entrer dans ces ténèbres lugubres et mugissantes.

Lorsqu'il se fut assis à l'extrémité du môle, il ferma les yeux pour ne
point voir les foyers électriques, voilés de brouillard, qui rendent
le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jetée sud,
qu'on distinguait à peine cependant. Puis se tournant à moitié, il posa
ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains.

Sa pensée, sans qu'il prononçât ce mot avec ses lèvres, répétait comme
pour l'appeler, pour évoquer et provoquer son ombre: «Maréchal!...
Maréchal.» Et dans le noir de ses paupières baissées, il le vit tout à
coup tel qu'il l'avait connu. C'était un homme de soixante ans, portant
en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils épais, tout blancs aussi.
Il n'était ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et
doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave être, simple et tendre.
Il appelait Pierre et Jean «mes chers enfants», n'avait jamais paru
préférer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble à dîner.

Et Pierre, avec une ténacité de chien qui suit une piste évaporée, se
mit à rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards
de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu à peu, tout
entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait à
sa table, son frère et lui.

Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris,
depuis bien longtemps sans doute, l'habitude de dire «monsieur Pierre»
et «monsieur Jean».

Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite à l'un, la
gauche à l'autre, au hasard de leur entrée.

--Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos
parents? Quant à moi, ils ne m'écrivent jamais.

On causait, doucement et familièrement, de choses ordinaires. Rien de
hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'aménité, de
charme et de grâce. C'était certainement pour eux un bon ami, un de ces
bons amis auxquels on ne songe guère parce qu'on les sent très sûrs.

Maintenant les souvenirs affluaient dans l'esprit de Pierre. Le
voyant soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvreté d'étudiant,
Maréchal lui avait offert et prêté, spontanément, de l'argent, quelques
centaines de francs peut-être, oubliées par l'un et par l'autre et
jamais rendues. Donc cet homme l'aimait toujours, s'intéressait
toujours à lui, puisqu'il s'inquiétait de ses besoins. Alors... alors
pourquoi laisser toute sa fortune à Jean? Non, il n'avait jamais
été visiblement plus affectueux pour le cadet que pour l'aîné, plus
préoccupé de l'un que de l'autre, moins tendre en apparence avec
celui-ci qu'avec celui-là. Alors... alors... il avait donc eu une
raison puissante et secrète de tout donner à Jean--tout--et rien à
Pierre.

Plus il y songeait, plus il revivait le passé des dernières années,
plus le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette différence
établie entre eux.

Et une souffrance aiguë, une inexprimable angoisse entrée dans sa
poitrine, faisait aller son cœur comme une loque agitée. Les ressorts
en paraissaient brisés, et le sang y passait à flots, librement, en le
secouant d'un ballottement tumultueux.

Alors, à mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: «Il
faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir.»

Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens où ses
parents habitaient Paris. Mais les visages lui échappaient, ce qui
brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout à retrouver Maréchal
avec des cheveux blonds, châtains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la
dernière figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant effacé les
autres. Il se rappelait pourtant qu'il était plus mince, qu'il avait la
voix douce et qu'il apportait souvent des fleurs, très souvent, car son
père répétait sans cesse: «Encore des bouquets! mais c'est de la folie,
mon cher, vous vous ruinerez en roses.»

Maréchal répondait: «Laissez donc, cela me fait plaisir.»

Et soudain l'intonation de sa mère, de sa mère qui souriait et
disait: «Merci, mon ami,» lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut
l'entendre. Elle les avait donc prononcés bien souvent, ces trois mots,
pour qu'ils se fussent gravés ainsi dans la mémoire de son fils!

Donc Maréchal apportait des fleurs, lui, l'homme riche, le monsieur, le
client, à cette petite boutiquière, à la femme de ce bijoutier modeste.
L'avait-il aimée? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands
s'il n'avait pas aimé la femme? C'était un homme instruit, d'esprit
assez fin. Que de fois il avait parlé poètes et poésie avec Pierre!
Il n'appréciait point les écrivains en artiste, mais en bourgeois
qui vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements,
qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme
sentimental n'avait jamais pu, jamais, être l'ami de son père, de son
père si positif, si terre à terre, si lourd, pour qui le mot «poésie»
signifiait sottise.

Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt à toutes les tendresses,
était entré, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarqué
peut-être la jolie marchande. Il avait acheté, était revenu, avait
causé, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions
fréquentes le droit de s'asseoir dans cette maison, de sourire à la
jeune femme et de serrer la main du mari.

Et puis après... après... oh! mon Dieu... après?...

Il avait aimé et caressé le premier enfant, l'enfant du bijoutier,
jusqu'à la naissance de l'autre, puis il était demeuré impénétrable
jusqu'à la mort, puis, son tombeau fermé, sa chair décomposée, son
nom effacé des noms vivants, tout son être disparu pour toujours,
n'ayant plus rien à ménager, à redouter et à cacher, il avait donné
toute sa fortune au deuxième enfant!... Pourquoi?... Cet homme était
intelligent... il avait dû comprendre et prévoir qu'il pouvait, qu'il
allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant était
à lui.--Donc il déshonorait une femme? Comment aurait-il fait cela si
Jean n'était point son fils?

Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa l'âme de Pierre.
Maréchal avait été blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant
un petit portrait miniature vu autrefois, à Paris, sur la cheminée
de leur salon, et disparu à présent. Où était-il? Perdu, ou caché?
Oh! s'il pouvait le tenir rien qu'une seconde! Sa mère l'avait gardé
peut-être dans le tiroir inconnu où l'on serre les reliques d'amour.

Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante qu'il poussa un
gémissement, une de ces courtes plaintes arrachées à la gorge par les
douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle l'eût entendu, comme si
elle l'eût compris et lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla tout
près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que
le tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les
voix du vent et des vagues, se répandit dans les ténèbres sur la mer
invisible ensevelie sous les brouillards.

Alors, à travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils
s'élevèrent de nouveau dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels
poussés par les grands paquebots aveugles.

Puis tout se tut encore.

Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d'être là, réveillé
de son cauchemar.

«Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère.» Et un flot d'amour et
d'attendrissement, de repentir, de prière et de désolation noya son
cœur. Sa mère! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il
pu la suspecter? Est-ce que l'âme, est-ce que la vie de cette femme
simple, chaste et loyale, n'étaient pas plus claires que l'eau? Quand
on l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupçonnable? Et
c'était lui, le fils, qui avait douté d'elle! Oh! s'il avait pu la
prendre en ses bras à ce moment, comme il l'eût embrassée, caressée,
comme il se fût agenouillé pour demander grâce!

Elle aurait trompé son père, elle?... Son père! Certes, c'était un
brave homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit
n'avait jamais franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme,
fort jolie autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée d'une
âme délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé
et comme mari un homme si différent d'elle?

Pourquoi chercher? Elle avait épousé comme les fillettes épousent
le garçon doté que présentent les parents. Ils s'étaient installés
aussitôt dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme,
régnant au comptoir, animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce
sens subtil et sacré de l'intérêt commun qui remplace l'amour et
même l'affection dans la plupart des ménages commerçants de Paris,
s'était mise à travailler avec toute son intelligence active et fine
à la fortune espérée de leur maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi,
uniforme, tranquille, honnête, sans tendresse!...

Sans tendresse?... Était-il possible qu'une femme n'aimât point? Une
femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant
des actrices mourant de passion sur la scène, pouvait-elle aller de
l'adolescence à la vieillesse sans qu'une fois seulement, son cœur fût
touché? D'une autre il ne le croirait pas, pourquoi le croirait-il de
sa mère?

Certes, elle avait pu aimer, comme une autre! car pourquoi serait-elle
différente d'une autre, bien qu'elle fût sa mère?

Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques qui
troublent le cœur des jeunes êtres! Enfermée, emprisonnée dans la
boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle
avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisers donnés dans
l'ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, était entré comme entrent
les amoureux dans les livres, et il avait parlé comme eux.

Elle l'avait aimé. Pourquoi pas? C'était sa mère! Eh bien! Fallait-il
être aveugle et stupide au point de rejeter l'évidence parce qu'il
s'agissait de sa mère?

S'était-elle donnée?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu
d'autre amie;--mais oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme
éloignée et vieillie;--mais oui, puisqu'il avait laissé toute sa
fortune à son fils, à leur fils!...

Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur qu'il eût voulu tuer
quelqu'un! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de
frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler! Qui? tout le monde, son
père, son frère, le mort, sa mère!

Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire?

Comme il passait devant une tourelle auprès du mât des signaux, le cri
strident de la sirène lui partit dans la figure. Sa surprise fut si
violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il
s'y assit, n'ayant plus de force, brisé par cette commotion.

Le vapeur qui répondit le premier semblait tout proche et se présentait
à l'entrée, la marée étant haute.

Pierre se retourna et aperçut son œil rouge, terni de brume. Puis, sous
la clarté diffuse des feux électriques du port, une grande ombre noire
se dessina entre les deux jetées. Derrière lui, la voix du veilleur,
voix enrouée de vieux capitaine en retraite, criait:

--Le nom du navire?

Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouée
aussi, répondit:

--_Santa-Lucia._

--Le pays?

--Italie.

--Le port?

--Naples.

Et Pierre devant ses yeux troublés crut apercevoir le panache de feu
du Vésuve tandis qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans
les bosquets d'orangers de Sorrente ou de Castellamare! Que de fois
il avait rêvé de ces noms familiers, comme s'il en connaissait les
paysages. Oh! s'il avait pu partir, tout de suite, n'importe où, et ne
jamais revenir, ne jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il
était devenu! Mais non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison
paternelle et se coucher dans son lit.

Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des
sirènes lui plaisait. Il se releva et se mit à marcher comme un
officier qui fait le quart sur un pont.

Un autre navire s'approchait derrière le premier, énorme et mystérieux.
C'était un anglais qui revenait des Indes.

Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un après l'autre de
l'ombre impénétrable. Puis, comme l'humidité du brouillard devenait
intolérable, Pierre se remit en route vers la ville. Il avait si froid
qu'il entra dans un café de matelots pour boire un grog; et quand
l'eau-de-vie poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et la gorge, il
sentit en lui renaître un espoir.

Il s'était trompé, peut-être? Il la connaissait si bien sa déraison
vagabonde! Il s'était trompé sans doute? Il avait accumulé les preuves
ainsi qu'on dresse un réquisitoire contre un innocent toujours facile à
condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il aurait dormi, il
penserait tout autrement. Alors il rentra pour se coucher, et, à force
de volonté, il finit par s'assoupir.



V


MAIS le corps du docteur s'engourdit à peine une heure ou deux
dans l'agitation d'un sommeil troublé. Quand il se réveilla, dans
l'obscurité de sa chambre chaude et fermée, il ressentit, avant même
que la pensée se fût rallumée en lui, cette oppression douloureuse, ce
malaise de l'âme que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi.
Il semble que le malheur, dont le choc nous a seulement heurté la
veille, se soit glissé, durant notre repos, dans notre chair elle-même,
qu'il meurtrit et fatigue comme une fièvre. Brusquement le souvenir lui
revint, et il s'assit dans son lit.

Alors il recommença lentement, un à un, tous les raisonnements qui
avaient torturé son cœur sur la jetée pendant que criaient les
sirènes. Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traîné
par sa logique, comme par une main qui attire et étrangle, vers
l'intolérable certitude.

Il avait soif, il avait chaud, son cœur battait. Il se leva pour ouvrir
sa fenêtre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit léger lui
parvint à travers le mur.

Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui! Il
n'avait rien pressenti, rien deviné! Un homme qui avait connu leur mère
lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste
et naturel.

Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frère haletait de
souffrance et de détresse. Et une colère se levait en lui contre ce
ronfleur insouciant et content.

La veille il eût frappé contre sa porte, serait entré, et, assis près
du lit, lui aurait dit dans l'effarement de son réveil subit: «Jean, tu
ne dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre
mère et la déshonorer.»

Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne pouvait pas dire
à Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur père. Il fallait à
présent garder, enterrer en lui cette honte découverte par lui, cacher
à tous la tache aperçue, et que personne ne devait découvrir, pas même
son frère, surtout son frère.

Il ne songeait plus guère maintenant au vain respect de l'opinion
publique. Il aurait voulu que tout le monde accusât sa mère pourvu
qu'il la sût innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il supporter
de vivre près d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant,
qu'elle avait enfanté son frère de la caresse d'un étranger?

Comme elle était calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sûre
d'elle! Était-il possible qu'une femme comme elle, d'une âme pure et
d'un cœur droit, pût tomber, entraînée par la passion, sans que, plus
tard, rien n'apparût de ses remords, des souvenirs de sa conscience
troublée?

Ah! les remords! les remords! ils avaient dû, jadis, dans les premiers
temps, la torturer, puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface.
Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à peu, l'avait presque
oubliée. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté
d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à peine, après quelques
années passées, l'homme à qui elles ont donné leur bouche et tout
leur corps à baiser? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe
comme un orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et
recommence ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage?

Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre! Cette maison, la
maison de son père l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et
les murs l'étouffer. Et comme il avait très soif, il alluma sa bougie
afin d'aller boire un verre d'eau fraîche au filtre de la cuisine.

Il descendit les deux étages, puis, comme il remontait avec la carafe
pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier où circulait
un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgées, comme un
coureur essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le silence de cette
demeure l'émut; puis, un à un, il en distingua les moindres bruits.
Ce fut d'abord l'horloge de la salle à manger dont le battement lui
paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau
un ronflement, un ronflement de vieux, court, pénible et dur, celui
de son père sans aucun doute; et il fut crispé par cette idée, comme
si elle venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui
ronflaient dans ce même logis, le père et le fils, n'étaient rien l'un
à l'autre! Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, et ils ne
le savaient pas! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient,
se réjouissaient et s'attendrissaient ensemble des mêmes choses, comme
si le même sang eût coulé dans leurs veines. Et deux personnes nées aux
deux extrémités du monde ne pouvaient pas être plus étrangères l'une à
l'autre que ce père et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un
mensonge avait grandi entre eux. C'était un mensonge qui faisait cet
amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible à dévoiler
et que personne ne connaîtrait jamais que lui, le vrai fils.

Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment le savoir? Ah! si
une ressemblance, même légère, pouvait exister entre son père et
Jean, une de ces ressemblances mystérieuses qui vont de l'aïeul aux
arrière-petits-fils, montrant que toute une race descend directement
du même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à lui médecin,
pour reconnaître cela, la forme de la mâchoire, la courbure du nez,
l'écartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore,
un geste, une habitude, une manière d'être, un goût transmis, un signe
quelconque bien caractéristique pour un œil exercé.

Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal
regardé, mal observé, n'ayant aucune raison pour découvrir ces
imperceptibles indications.

Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit à monter l'escalier,
à pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son
frère, il s'arrêta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un désir
impérieux venait de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le
regarder longuement, de le surprendre pendant le sommeil, pendant que
la figure apaisée, que les traits détendus se reposent, que toute la
grimace de la vie a disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa
physionomie; et si quelque ressemblance existait, appréciable, elle ne
lui échapperait pas.

Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il? Comment expliquer cette visite?

Il demeurait debout, les doigts crispés sur la serrure et cherchant une
raison, un prétexte.

Il se rappela tout à coup que, huit jours plus tôt, il avait prêté à
son frère une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il
pouvait lui-même souffrir, cette nuit-là, et venir réclamer sa drogue.
Donc il entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur.

Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un sommeil animal et profond.
Sa barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge
blanc. Il ne s'éveilla point, mais il cessa de ronfler.

Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un œil avide. Non, ce jeune
homme-là ne ressemblait pas à Roland; et, pour la seconde fois,
s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de
Maréchal. Il fallait qu'il le trouvât! En le voyant, peut-être, il ne
douterait plus.

Son frère remua, gêné sans doute par sa présence, ou par la lueur de sa
bougie pénétrant ses paupières. Alors le docteur recula, sur la pointe
des pieds, vers la porte, qu'il referma sans bruit; puis il retourna
dans sa chambre, mais il ne se coucha pas.

Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient, l'une après l'autre, à
la pendule de la salle à manger, dont le timbre avait un son profond et
grave, comme si ce petit instrument d'horlogerie eût avalé une cloche
de cathédrale. Elles montaient, dans l'escalier vide, traversaient les
murs et les portes, allaient mourir au fond des chambres dans l'oreille
inerte des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher de long en large, de
son lit à sa fenêtre. Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleversé
pour passer ce jour-là dans sa famille. Il voulait encore rester seul,
au moins jusqu'au lendemain, pour réfléchir, se calmer, se fortifier
pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.

Eh bien! il irait à Trouville, voir grouiller la foule sur la plage.
Cela le distrairait, changerait l'air de sa pensée, lui donnerait le
temps de se préparer à l'horrible chose qu'il avait découverte.

Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le brouillard
s'était dissipé, il faisait beau, très beau. Comme le bateau de
Trouville ne quittait le port qu'à neuf heures, le docteur songea qu'il
lui faudrait embrasser sa mère avant de partir.

Il attendit le moment où elle se levait tous les jours, puis il
descendit. Son cœur battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arrêta
pour respirer. Sa main, posée sur la serrure, était molle et vibrante,
presque incapable du léger effort de tourner le bouton pour entrer. Il
frappa. La voix de sa mère demanda:

--Qui est-ce?

--Moi, Pierre.

--Qu'est-ce que tu veux?

--Te dire bonjour parce que je vais passer la journée à Trouville avec
des amis.

--C'est que je suis encore au lit.

--Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai en rentrant, ce soir.

Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir, sans poser sur ses joues
le baiser faux qui lui soulevait le cœur d'avance.

Mais elle répondit:

--Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouchée.

Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis le bruit du verrou
glissant. Elle cria:

--Entre.

Il entra. Elle était assise dans son lit tandis qu'à son côté, Roland,
un foulard sur la tête et tourné vers le mur, s'obstinait à dormir.
Rien ne l'éveillait tant qu'on ne l'avait pas secoué à lui arracher le
bras. Les jours de pêche, c'était la bonne, sonnée à l'heure convenue
par le matelot Papagris, qui venait tirer son maître de cet invincible
repos.

Pierre, en allant vers elle, regardait sa mère; et il lui sembla tout à
coup qu'il ne l'avait jamais vue.

Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur une
chaise basse.

--C'est hier soir que tu as décidé cette partie? dit-elle.

--Oui, hier soir.

--Tu reviens pour dîner?

--Je ne sais pas encore. En tout cas, ne m'attendez point.

Il l'examinait avec une curiosité stupéfaite. C'était sa mère, cette
femme! Toute cette figure, vue dès l'enfance, dès que son œil avait
pu distinguer, ce sourire, cette voix si connue, si familière, lui
paraissaient brusquement nouveaux et autres de ce qu'ils avaient été
jusque-là pour lui. Il comprenait à présent que, l'aimant, il ne
l'avait jamais regardée. C'était bien elle pourtant, et il n'ignorait
rien des plus petits détails de son visage; mais ces petits détails il
les apercevait nettement pour la première fois. Son attention anxieuse,
fouillant cette tête chérie, la lui révélait différente, avec une
physionomie qu'il n'avait jamais découverte.

Il se leva pour partir, puis, cédant soudain à l'invincible envie de
savoir qui lui mordait le cœur depuis la veille:

--Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, à Paris, un
petit portrait de Maréchal dans notre salon.

Elle hésita une seconde ou deux; ou du moins il se figura qu'elle
hésitait; puis elle dit:

--Mais oui.

--Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait?

Elle aurait pu répondre encore plus vite:

--Ce portrait... attends... je ne sais pas trop... Peut-être que je
l'ai dans mon secrétaire.

--Tu serais bien aimable de le retrouver.

--Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu?

--Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songé qu'il serait tout naturel de le
donner à Jean, et que cela ferait plaisir à mon frère.

--Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée. Je vais le chercher dès
que je serai levée.

Et il sortit.

C'était un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans la rue
semblaient gais, les commerçants allant à leurs affaires, les employés
allant à leur bureau, les jeunes filles allant à leur magasin.
Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarté.

Sur le bateau de Trouville, les passagers montaient déjà. Pierre
s'assit, tout à l'arrière, sur un banc de bois.

Il se demandait:

--A-t-elle été inquiétée par ma question sur le portrait, ou seulement
surprise? L'a-t-elle égaré ou caché? Sait-elle où il est, ou bien ne
sait-elle pas? Si elle l'a caché, pourquoi?

Et son esprit, suivant toujours la même marche, de déduction en
déduction, conclut ceci:

Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, était resté dans
le salon bien en vue, jusqu'au jour où la femme, où la mère
s'était aperçue, la première, avant tout le monde, que ce portrait
ressemblait à son fils. Sans doute, depuis longtemps, elle épiait
cette ressemblance; puis, l'ayant découverte, l'ayant vue naître et
comprenant que chacun pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi,
elle avait enlevé, un soir, la petite peinture redoutable et l'avait
cachée, n'osant pas la détruire.

Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait
disparu longtemps, longtemps avant leur départ de Paris! Elle avait
disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant à pousser,
l'avait rendu tout à coup pareil au jeune homme blond qui souriait dans
le cadre.

Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensée et la dispersa.
Alors, s'étant levé, il regarda la mer.

Le petit paquebot sortit des jetées, tourna à gauche et soufflant,
haletant, frémissant, s'en alla vers la côte lointaine qu'on apercevait
dans la brume matinale. De place en place la voile rouge d'un lourd
bateau de pêche immobile sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher
sortant de l'eau. Et la Seine descendant de Rouen semblait un large
bras de mer séparant deux terres voisines.

En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'était
le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage.

De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs éclatantes.
Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux
Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de
toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes
devant les cabines, par lignes le long du flot ou dispersés çà et
là, ressemblaient vraiment à des bouquets énormes dans une prairie
démesurée. Et le bruit confus, proche et lointain des voix égrenées
dans l'air léger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les
rires clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, mêlée à
la brise insensible et qu'on aspirait avec elle.

Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus séparé d'eux,
plus isolé, plus noyé dans sa pensée torturante, que si on l'avait jeté
à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au large. Il les frôlait,
entendait, sans écouter, quelques phrases; et il voyait, sans regarder,
les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes.

Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il les aperçut distinctement;
et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et
contents.

Il allait maintenant, frôlant les groupes, tournant autour, saisi par
des pensées nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient
le sable comme un bouquet, ces étoffes jolies, ces ombrelles voyantes,
la grâce factice des tailles emprisonnées, toutes ces inventions
ingénieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau
extravagant, la séduction du geste, de la voix et du sourire, la
coquetterie enfin étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain
comme une immense floraison de la perversité féminine. Toutes ces
femmes parées voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un. Elles
s'étaient faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepté
pour l'époux qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir. Elles
s'étaient faites belles pour l'amant d'aujourd'hui et l'amant de
demain, pour l'inconnu rencontré, remarqué, attendu peut-être.

Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux dans les yeux, parlant
la bouche près de la bouche, les appelaient et les désiraient, les
chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu'il semblât si
proche et si facile. Cette vaste plage n'était donc qu'une halle
d'amour où les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci
marchandaient leurs caresses et celles-là se promettaient seulement.
Toutes ces femmes ne pensaient qu'à la même chose, offrir et faire
désirer leur chair déjà donnée, déjà vendue, déjà promise à d'autres
hommes. Et il songea que sur la terre entière c'était toujours la même
chose.

Sa mère avait fait comme les autres, voilà tout! Comme les
autres?--non! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles
qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses
d'amour, appartenaient en somme à la galanterie élégante et mondaine ou
même à la galanterie tarifée, car on ne rencontrait pas sur les plages
piétinées par la légion des désœuvrées, le peuple des honnêtes femmes
enfermées dans la maison close.

La mer montait, chassant peu à peu vers la ville les premières lignes
des baigneurs. On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en
emportant leurs sièges, devant le flot jaune qui s'en venait frangé
d'une petite dentelle d'écume. Les cabines roulantes, attelées d'un
cheval, remontaient aussi; et sur les planches de la promenade, qui
borde la plage d'un bout à l'autre, c'était maintenant une coulée
continue, épaisse et lente, de foule élégante, formant deux courants
contraires qui se coudoyaient et se mêlaient. Pierre, nerveux, exaspéré
par ce frôlement, s'enfuit, s'enfonça dans la ville et s'arrêta pour
déjeuner chez un simple marchand de vins, à l'entrée des champs.

Quand il eut pris son café, il s'étendit sur deux chaises devant la
porte, et comme il n'avait guère dormi cette nuit-là, il s'assoupit à
l'ombre d'un tilleul.

Après quelques heures de repos, s'étant secoué, il s'aperçut qu'il
était temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se mit en
route, accablé par une courbature subite tombée sur lui pendant son
assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulait savoir si
sa mère avait retrouvé le portrait de Maréchal. En parlerait-elle la
première, ou faudrait-il qu'il le demandât de nouveau? Certes si elle
attendait qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison secrète de
ne point montrer ce portrait.

Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il hésita à descendre pour
le dîner. Il souffrait trop. Son cœur soulevé n'avait pas encore eu le
temps de s'apaiser. Il se décida pourtant, et il parut dans la salle à
manger comme on se mettait à table.

Un air de joie animait les visages.

--Eh bien! dit Roland, ça avance-t-il, vos achats? Moi, je ne veux
rien voir avant que tout soit installé.

Sa femme répondit:

--Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps réfléchir pour ne pas
commettre d'impair. La question du mobilier nous préoccupe beaucoup.

Elle avait passé la journée à visiter avec Jean des boutiques de
tapissiers et des magasins d'ameublement. Elle voulait des étoffes
riches, un peu pompeuses, pour frapper l'œil. Son fils, au contraire,
désirait quelque chose de simple et de distingué. Alors, devant tous
les échantillons proposés ils avaient répété, l'un et l'autre, leurs
arguments. Elle prétendait que le client, le plaideur a besoin d'être
impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon d'attente,
l'émotion de la richesse.

Jean, au contraire, désirant n'attirer que la clientèle élégante et
opulente, voulait conquérir l'esprit des gens fins par son goût modeste
et sûr.

Et la discussion, qui avait duré toute la journée, reprit dès le potage.

Roland n'avait pas d'opinion. Il répétait:

--Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce sera
fini.

Mme Roland fit appel au jugement de son fils aîné:

--Voyons, toi, Pierre, qu'en penses-tu?

Il avait les nerfs tellement surexcités qu'il eut envie de répondre par
un juron. Il dit cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation:

--Oh! moi, je suis tout à fait de l'avis de Jean. Je n'aime que la
simplicité, qui est, quand il s'agit de goût, comparable à la droiture
quand il s'agit de caractère.

Sa mère reprit:

--Songe que nous habitons une ville de commerçants, où le bon goût ne
court pas les rues.

Pierre répondit:

--Et qu'importe? Est-ce une raison pour imiter les sots? Si mes
compatriotes sont bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin de suivre leur
exemple? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses
voisines ont des amants.

Jean se mit à rire:

--Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les
maximes d'un moraliste.

Pierre ne répliqua point. Sa mère et son frère recommencèrent à parler
d'étoffes et de fauteuils.

Il les regardait comme il avait regardé sa mère, le matin, avant de
partir pour Trouville; il les regardait en étranger qui observe, et il
se croyait en effet entré tout à coup dans une famille inconnue.

Son père, surtout, étonnait son œil et sa pensée. Ce gros homme
flasque, content et niais, c'était son père, à lui! Non, non, Jean ne
lui ressemblait en rien.

Sa famille! Depuis deux jours, une main inconnue et malfaisante, la
main d'un mort, avait arraché et cassé, un à un, tous les liens qui
tenaient l'un à l'autre ces quatre êtres. C'était fini, c'était brisé.
Plus de mère, car il ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer
avec ce respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le cœur des
fils; plus de frère, puisque ce frère était l'enfant d'un étranger; il
ne lui restait qu'un père, ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgré
lui.

Et tout à coup:

--Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait?

Elle ouvrit des yeux surpris:

--Quel portrait?

--Le portrait de Maréchal.

--Non... c'est-à-dire oui... je ne l'ai pas retrouvé, mais je crois
savoir où il est.

--Quoi donc? demanda Roland.

Pierre lui dit:

--Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois dans notre salon à
Paris. J'ai pensé que Jean serait content de le posséder.

Roland s'écria:

--Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; je l'ai même
vu encore à la fin de l'autre semaine. Ta mère l'avait tiré de son
secrétaire en rangeant ses papiers. C'était jeudi ou vendredi. Tu te
rappelles bien, Louise? J'étais en train de me raser quand tu l'as
pris dans un tiroir et posé sur une chaise à côté de toi, avec un tas
de lettres dont tu as brûlé la moitié. Hein? est-ce drôle que tu aies
touché à ce portrait deux ou trois jours à peine avant l'héritage de
Jean? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c'en est un!

Mme Roland répondit avec tranquillité:

--Oui, oui, je sais où il est; j'irai le chercher tout à l'heure.

Donc elle avait menti! Elle avait menti en répondant, ce matin-là même,
à son fils qui lui demandait ce qu'était devenue cette miniature: «Je
ne sais pas trop... peut-être que je l'ai dans mon secrétaire.»

Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée quelques jours
auparavant, puis elle l'avait recachée dans le tiroir secret, avec des
lettres, ses lettres à lui.

Pierre regardait sa mère, qui avait menti. Il la regardait avec une
colère exaspérée de fils trompé, volé dans son affection sacrée, et
avec une jalousie d'homme longtemps aveugle qui découvre enfin une
trahison honteuse. S'il avait été le mari de cette femme, lui, son
enfant, il l'aurait saisie par les poignets, par les épaules ou par les
cheveux, et jetée à terre, frappée, meurtrie, écrasée! Et il ne pouvait
rien dire, rien faire, rien montrer, rien révéler. Il était son fils,
il n'avait rien à venger, lui, on ne l'avait pas trompé.

Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse, trompé dans son pieux
respect. Elle se devait à lui irréprochable, comme se doivent toutes
les mères à leurs enfants. Si la fureur dont il était soulevé arrivait
presque à de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers
lui qu'envers son père lui-même.

L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire où celui qui
faiblit n'est coupable que de perfidie; mais quand la femme est devenue
mère, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si
elle succombe alors, elle est lâche, indigne et infâme.

--C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant ses jambes sous la
table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis,
ça n'est pas mauvais de vivre à rien faire quand on a une petite
aisance. J'espère que Jean nous offrira des dîners extra, maintenant.
Ma foi, tant pis si j'attrape quelquefois mal à l'estomac.

Puis se tournant vers sa femme:

--Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de
manger. Ça me fera plaisir aussi de le revoir.

Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, après une absence qui
parut longue à Pierre, bien qu'elle n'eût pas duré trois minutes, Mme
Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau un cadre doré de forme
ancienne.

--Voilà, dit-elle, je l'ai retrouvé presque tout de suite.

Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il reçut le portrait,
et, d'un peu loin, à bout de bras, l'examina. Puis, sentant bien que
sa mère le regardait, il leva lentement les yeux sur son frère, pour
comparer. Il faillit dire, emporté par sa violence: «Tiens, cela
ressemble à Jean.» S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il
manifesta sa pensée par la façon dont il comparait la figure vivante à
la figure peinte.

Elles avaient, certes, des signes communs: la même barbe et le même
front, mais rien d'assez précis pour permettre de déclarer: «Voilà le
père, et voilà le fils.» C'était plutôt un air de famille, une parenté
de physionomies qu'anime le même sang. Or, ce qui fut pour Pierre
plus décisif encore que cette allure des visages, c'est que sa mère
s'était levée, avait tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop de
lenteur, le sucre et le cassis dans un placard.

Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupçonnait!

--Passe-moi donc ça, disait Roland.

Pierre tendit la miniature et son père attira la bougie pour bien voir;
puis il murmura d'une voix attendrie:

--Pauvre garçon! dire qu'il était comme ça quand nous l'avons connu.
Cristi! comme ça va vite! Il était joli homme, tout de même, à cette
époque, et si plaisant de manière, n'est-ce pas, Louise?

Comme sa femme ne répondait pas, il reprit:

--Et quel caractère égal! Je ne lui ai jamais vu de mauvaise humeur.
Voilà, c'est fini, il n'en reste plus rien... que ce qu'il a laissé
à Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s'est montré bon ami et
fidèle jusqu'au bout. Même en mourant il ne nous a pas oubliés.

Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre le portrait. Il le
contempla quelques instants, puis, avec regret:

--Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec ses
cheveux blancs.

Et il rendit la miniature à sa mère. Elle y jeta un regard rapide, vite
détourné, qui semblait craintif; puis de sa voix naturelle:

--Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son
héritier. Nous le porterons dans ton nouvel appartement.

Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminée,
près de la pendule, où elle était autrefois.

Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent des cigarettes.
Ils les fumaient ordinairement, l'un en marchant à travers la pièce,
l'autre assis, enfoncé dans un fauteuil, et les jambes croisées. Le
père se mettait toujours à cheval sur une chaise et crachait de loin
dans la cheminée.

Mme Roland, sur un siège bas, près d'une petite table qui portait la
lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge.

Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie destinée à la chambre
de Jean. C'était un travail difficile et compliqué dont le début
exigeait toute son attention. De temps en temps cependant son œil
qui comptait les points se levait et allait, prompt et furtif, vers
le petit portrait du mort appuyé contre la pendule. Et le docteur,
qui traversait l'étroit salon en quatre ou cinq enjambées, les mains
derrière le dos et la cigarette aux lèvres, rencontrait chaque fois le
regard de sa mère.

On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte venait de se déclarer entre
eux; et un malaise douloureux, un malaise insoutenable crispait le cœur
de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait pourtant: «Doit-elle
souffrir en ce moment, si elle sait que je l'ai devinée!» Et à chaque
retour vers le foyer, il s'arrêtait quelques secondes à contempler
le visage blond de Maréchal, pour bien montrer qu'une idée fixe
le hantait. Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte,
semblait une personne vivante, méchante, redoutable, entrée soudain
dans cette maison et dans cette famille.

Tout à coup la sonnette de la rue tinta. Mme Roland, toujours si calme,
eut un sursaut qui révéla le trouble de ses nerfs au docteur.

Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.» Et son œil anxieux encore
une fois se leva vers la cheminée.

Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le
regard des femmes est perçant, leur esprit agile, et leur pensée
soupçonneuse. Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature
inconnue, du premier coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance
entre cette figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait
tout! Il eut peur, une peur brusque et horrible que cette honte fût
dévoilée, et se retournant, comme la porte s'ouvrait, il prit la petite
peinture et la glissa sous la pendule sans que son père et son frère
l'eussent vu.

Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère, ils lui parurent changés,
troubles et hagards.

--Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens boire avec vous une tasse de
thé.

Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle pour s'informer de sa santé,
Pierre disparut par la porte restée ouverte.

Quand on s'aperçut de son départ, on s'étonna. Jean, mécontent à cause
de la jeune veuve qu'il craignait blessée, murmurait:

--Quel ours!

Mme Roland répondit:

--Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui et
fatigué d'ailleurs de sa promenade à Trouville.

--N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller
comme un sauvage.

Mme Rosémilly voulut arranger les choses en affirmant:

--Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise; on se sauve toujours
ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure.

--Oh! répondit Jean, dans le monde, c'est possible, mais on ne traite
pas sa famille à l'anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis
quelque temps.



VI


RIEN ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Le père
pêchait, Jean s'installait aidé de sa mère, Pierre, très sombre, ne
paraissait plus qu'aux heures des repas.

Son père lui ayant demandé un soir:

--Pourquoi diable nous fais-tu une figure d'enterrement? Ça n'est pas
d'aujourd'hui que je le remarque!

Le docteur répondit:

--C'est que je sens terriblement le poids de la vie.

Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air désolé:

--Vraiment c'est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheur de cet
héritage, tout le monde semble malheureux. C'est comme s'il nous était
arrivé un accident, comme si nous pleurions quelqu'un!

--Je pleure quelqu'un, en effet, dit Pierre.

--Toi? Qui donc?

--Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et que j'aimais trop.

Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une amourette, d'une personne
légère courtisée par son fils, et il demanda:

--Une femme, sans doute?

--Oui, une femme.

--Morte?

--Non, c'est pis, perdue.

--Ah!

Bien qu'il s'étonnât de cette confidence imprévue, faite devant sa
femme, et du ton bizarre de son fils, le vieux n'insista point, car il
estimait que ces choses-là ne regardent pas les tiers.

Mme Roland semblait n'avoir point entendu; elle paraissait malade,
étant très pâle. Plusieurs fois déjà son mari, surpris de la voir
s'asseoir comme si elle tombait sur son siège, de l'entendre souffler
comme si elle ne pouvait plus respirer, lui avait dit:

--Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues trop sans doute
à installer Jean! Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas pressé, le
gaillard, puisqu'il est riche.

Elle remuait la tête sans répondre.

Sa pâleur, ce jour-là, devint si grande que Roland, de nouveau, la
remarqua.

--Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma pauvre vieille, il faut te
soigner.

Puis se tournant vers son fils:

--Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, ta mère. L'as-tu
examinée, au moins?

Pierre répondit:

--Non, je ne m'étais pas aperçu qu'elle eût quelque chose.

Alors Roland se fâcha:

--Mais ça crève les yeux, nom d'un chien! A quoi ça te sert-il d'être
docteur alors, si tu ne t'aperçois même pas que ta mère est indisposée?
Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, vrai, on pourrait crever, ce
médecin-là ne s'en douterait pas!

Mme Roland s'était mise à haleter, si blême que son mari s'écria:

--Mais elle va se trouver mal.

--Non... non... ce n'est rien... ça va passer... ce n'est rien.

Pierre s'était approché, et la regardant fixement:

--Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il.

Elle répétait, d'une voix basse, précipitée:

--Mais rien... rien... je t'assure... rien.

Roland était parti chercher du vinaigre; il rentra, et tendant la
bouteille à son fils:

--Tiens... mais soulage-la donc, toi. As-tu tâté son cœur, au moins?

Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls, elle retira sa main
d'un mouvement si brusque qu'elle heurta une chaise voisine.

--Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi soigner puisque tu es
malade.

Alors elle souleva et lui tendit son bras. Elle avait la peau brûlante,
les battements du sang tumultueux et saccadés. Il murmura:

--En effet, c'est assez sérieux. Il faudra prendre des calmants. Je
vais te faire une ordonnance.

Et comme il écrivait, courbé sur son papier, un bruit léger de soupirs
pressés, de suffocation, de souffles courts et retenus, le fit se
retourner soudain.

Elle pleurait, les deux mains sur la face.

Roland, éperdu, demandait:

--Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais qu'est-ce que tu as donc?

Elle ne répondait pas et semblait déchirée par un chagrin horrible et
profond.

Son mari voulut prendre ses mains et les ôter de son visage. Elle
résista, répétant:

--Non, non, non.

Il se tourna vers son fils.

--Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais vue ainsi.

--Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs.

Et il lui semblait que son cœur à lui se soulageait à la voir ainsi
torturée, que cette douleur allégeait son ressentiment, diminuait la
dette d'opprobre de sa mère. Il la contemplait comme un juge satisfait
de sa besogne.

Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d'un élan si brusque
qu'on ne put ni le prévoir ni l'arrêter; et elle courut s'enfermer dans
sa chambre.

Roland et le docteur demeurèrent face à face.

--Est-ce que tu y comprends quelque chose? dit l'un.

--Oui, répondit l'autre, cela vient d'un simple petit malaise nerveux
qui se déclare souvent à l'âge de maman. Il est probable qu'elle aura
encore beaucoup de crises comme celle-là.

Elle en eut d'autres en effet, presque chaque jour, et que Pierre
semblait provoquer d'une parole, comme s'il avait eu le secret de son
mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa figure les intermittences de
repos, et, avec des ruses de tortionnaire, réveillait par un seul mot
la douleur un instant calmée.

Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait affreusement de ne
plus l'aimer, de ne plus la respecter et de la torturer. Quand il avait
bien avivé la plaie saignante, ouverte par lui dans ce cœur de femme et
de mère, quand il sentait combien elle était misérable et désespérée,
il s'en allait seul, par la ville, si tenaillé par les remords, si
meurtri par la pitié, si désolé de l'avoir ainsi broyée sous son mépris
de fils, qu'il avait envie de se jeter à la mer, de se noyer pour en
finir.

Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! mais il ne le pouvait
point, étant incapable d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas la
faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non plus, souffrant toujours
lui-même. Il rentrait aux heures des repas, plein de résolutions
attendries, puis dès qu'il l'apercevait, dès qu'il voyait son œil,
autrefois si droit et si franc, et fuyant à présent, craintif, éperdu,
il frappait malgré lui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui
montait aux lèvres.

L'infâme secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait contre elle.
C'était un venin qu'il portait à présent dans les veines et qui lui
donnait des envies de mordre à la façon d'un chien enragé.

Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans cesse, car Jean habitait
maintenant presque tout à fait son nouvel appartement, et il revenait
seulement pour dîner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille.

Il s'apercevait souvent des amertumes et des violences de son frère,
qu'il attribuait à la jalousie. Il se promettait bien de le remettre à
sa place, et de lui donner une leçon un jour ou l'autre, car la vie de
famille devenait fort pénible à la suite de ces scènes continuelles.
Mais comme il vivait à part maintenant, il souffrait moins de ces
brutalités; et son amour de la tranquillité le poussait à la patience.
La fortune, d'ailleurs, l'avait grisé, et sa pensée ne s'arrêtait plus
guère qu'aux choses ayant pour lui un intérêt direct. Il arrivait,
l'esprit plein de petits soucis nouveaux, préoccupé de la coupe d'une
jaquette, de la forme d'un chapeau de feutre, de la grandeur convenable
pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les
détails de sa maison, de planches posées dans le placard de sa chambre
pour serrer le linge, de portemanteaux installés dans le vestibule,
de sonneries électriques disposées pour prévenir toute pénétration
clandestine dans le logis.

Il avait été décidé qu'à l'occasion de son installation, on ferait une
partie de campagne à Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le thé,
chez lui, après-dîner. Roland voulait aller par mer, mais la distance
et l'incertitude où l'on était d'arriver par cette voie, si le vent
contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loué
pour cette excursion.

On partit vers dix heures afin d'arriver pour le déjeuner. La
grand'route poudreuse se déployait à travers la campagne normande que
les ondulations des plaines et les fermes entourées d'arbres font
ressembler à un parc sans fin. Dans la voiture emportée au trot lent
de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rosémilly et le capitaine
Beausire se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient
les yeux dans un nuage de poussière.

C'était l'époque des récoltes mûres. A côté des trèfles d'un vert
sombre, et des betteraves d'un vert cru, les blés jaunes éclairaient
la campagne d'une lueur dorée et blonde. Ils semblaient avoir bu la
lumière du soleil tombée sur eux. On commençait à moissonner par
places, et, dans les champs attaqués par les faux, on voyait les hommes
se balancer en promenant au ras du sol leur grande lame en forme d'aile.

Après deux heures de marche, le break prit un chemin à gauche, passa
près d'un moulin à vent qui tournait, mélancolique épave grise, à
moitié pourrie et condamnée, dernier survivant des vieux moulins, puis
il entra dans une jolie cour et s'arrêta devant une maison coquette,
auberge célèbre dans le pays.

La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, s'en vint, souriante,
sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hésitaient devant le
marchepied trop haut.

Sous une tente, au bord de l'herbage ombragé de pommiers, des étrangers
déjeunaient déjà, des Parisiens venus d'Étretat; et on entendait
dans l'intérieur de la maison des voix, des rires et des bruits de
vaisselle.

On dut manger dans une chambre, toutes les salles étant pleines.
Soudain Roland aperçut contre la muraille des filets à salicoques.

--Ah! ah! cria-t-il, on pêche du bouquet ici?

--Oui, répondit Beausire, c'est même l'endroit où on en prend le plus
de toute la côte.

--Bigre! si nous y allions après déjeuner?

Il se trouvait justement que la marée était basse à trois heures; et
on décida que tout le monde passerait l'après-midi dans les rochers, à
chercher des salicoques.

On mangea peu, pour éviter l'afflux de sang à la tête quand on aurait
les pieds dans l'eau. On voulait d'ailleurs se réserver pour le dîner,
qui fut commandé magnifique et qui devait être prêt dès six heures,
quand on rentrerait.

Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait acheter les engins
spéciaux employés pour cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à ceux
dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies.

On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachées sur
un cercle de bois, au bout d'un long bâton. Alphonsine, souriant
toujours, les lui prêta. Puis elle aida les deux femmes à faire une
toilette improvisée pour ne point mouiller leurs robes. Elle offrit
des jupes, de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes ôtèrent
leurs chaussettes et achetèrent chez le cordonnier du lieu des savates
et des sabots.

Puis on se mit en route, le lanet sur l'épaule et la hotte sur le dos.
Mme Rosémilly, dans ce costume, était tout à fait gentille, d'une
gentillesse imprévue, paysanne et hardie.

La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement relevée et fermée par un
point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les
roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de
petite femme souple et forte. La taille était libre pour laisser aux
mouvements leur aisance; et elle avait trouvé, pour se couvrir la tête,
un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés,
à qui une branche de tamaris, tenant un côté retroussé, donnait un air
mousquetaire et crâne.

Jean, depuis son héritage, se demandait tous les jours s'il
l'épouserait ou non. Chaque fois qu'il la revoyait, il se sentait
décidé à en faire sa femme, puis, dès qu'il se trouvait seul, il
songeait qu'en attendant on a le temps de réfléchir. Elle était moins
riche que lui maintenant, car elle ne possédait qu'une douzaine de
mille francs de revenu, mais en biens-fonds, en fermes et en terrains
dans le Havre, sur les bassins; et cela, plus tard, pouvait valoir une
grosse somme. La fortune était donc à peu près équivalente, et la jeune
veuve assurément lui plaisait beaucoup.

En la regardant marcher devant lui ce jour-là, il pensait: «Allons, il
faut que je me décide. Certes, je ne trouverai pas mieux.»

Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers
la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de
quatre-vingts mètres. Dans l'encadrement des côtes vertes, s'abaissant
à droite et à gauche, un grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent
sous le soleil, apparaissait au loin, et une voile, à peine visible,
avait l'air d'un insecte là-bas. Le ciel plein de lumière se mêlait
tellement à l'eau qu'on ne distinguait point du tout où finissait l'un
et où commençait l'autre; et les deux femmes, qui précédaient les trois
hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrées dans
leurs corsages.

Jean, l'œil allumé, regardait fuir devant lui la cheville mince,
la jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de
Mme Rosémilly. Et cette fuite activait son désir, le poussait aux
résolutions décisives que prennent brusquement les hésitants et les
timides. L'air tiède, où se mêlait à l'odeur des côtes, des ajoncs,
des trèfles et des herbes, la senteur marine des roches découvertes,
l'animait encore en le grisant doucement, et il se décidait un peu plus
à chaque pas, à chaque seconde, à chaque regard jeté sur la silhouette
alerte de la jeune femme; il se décidait à ne plus hésiter, à lui dire
qu'il l'aimait et qu'il désirait l'épouser. La pêche lui servirait,
facilitant leur tête-à-tête; et ce serait, en outre, un joli cadre,
un joli endroit pour parler d'amour, les pieds dans un bassin d'eau
limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des
crevettes.

Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au bord de l'abîme, ils
aperçurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et
sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte à peu
près, un surprenant chaos de rochers énormes, écroulés, renversés,
entassés les uns sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse
et mouvementée qui courait à perte de vue vers le sud, formée par
les éboulements anciens. Sur cette longue bande de broussailles et
de gazon secouée, eût-on dit, par des sursauts de volcan, les rocs
tombés semblaient les ruines d'une grande cité disparue qui regardait
autrefois l'Océan, dominée elle-même par la muraille blanche et sans
fin de la falaise.

--Ça, c'est beau, dit en s'arrêtant Mme Rosémilly.

Jean l'avait rejointe, et, le cœur ému, lui offrait la main pour
descendre l'étroit escalier taillé dans la roche.

Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses
courtes jambes, tendait son bras replié à Mme Roland étourdie par le
vide.

Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut traîner son
père, tellement troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser, de
marche en marche, sur son derrière.

Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, allaient vite, et soudain
ils aperçurent à côté d'un banc de bois qui marquait un repos vers le
milieu de la valeuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou
de la falaise. Il se répandait d'abord en un bassin grand comme une
cuvette qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant en cascade haute de
deux pieds à peine, il s'enfuyait à travers le sentier, où avait poussé
un tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes,
à travers la plaine soulevée où s'entassaient les éboulements.

--Oh! que j'ai soif, s'écria Mme Rosémilly.

Mais comment boire? Elle essayait de recueillir dans le fond de sa main
l'eau qui lui fuyait à travers les doigts. Jean eut une idée, mit une
pierre dans le chemin, et elle s'agenouilla dessus afin de puiser à la
source même avec ses lèvres qui se trouvaient ainsi à la même hauteur.

Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes brillantes semées
par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le
corsage, Jean penché vers elle murmura:

--Comme vous êtes jolie!

Elle répondit, sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant:

--Voulez-vous bien vous taire?

C'étaient les premières paroles un peu galantes qu'ils échangeaient.

--Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous avant qu'on nous
rejoigne.

Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant, le dos du
capitaine Beausire qui descendait à reculons afin de soutenir par les
deux mains Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait
toujours glisser, calé sur son fond de culotte en se traînant sur les
pieds et sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le
précédait en surveillant ses mouvements.

Le sentier moins escarpé devenait une sorte de chemin en pente
contournant les blocs énormes tombés autrefois de la montagne. Mme
Rosémilly et Jean se mirent à courir et furent bientôt sur le galet.
Ils le traversèrent pour gagner les roches. Elles s'étendaient en une
longue et plate surface couverte d'herbes marines et où brillaient
d'innombrables flaques d'eau. La mer basse était là-bas, très loin,
derrière cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir.

Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches
jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit: «En
avant!» et sauta avec résolution dans la première mare rencontrée.

Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer dans l'eau tout à
l'heure, la jeune femme tournait autour de l'étroit bassin, à pas
craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses.

--Voyez-vous quelque chose? disait-elle.

--Oui, je vois votre visage qui se reflète dans l'eau.

--Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez pas une fameuse pêche.

Il murmura d'une voix tendre:

--Oh! de toutes les pêches c'est encore celle que je préférerais faire.

Elle riait:

--Essayez donc, vous allez voir comme il passera à travers votre filet.

--Pourtant... si vous vouliez?

--Je veux vous voir prendre des salicoques... et rien de plus... pour
le moment.

--Vous êtes méchante. Allons plus loin, il n'y a rien ici.

Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras. Elle
s'appuyait un peu craintive, et lui, tout à coup, se sentait envahi par
l'amour, soulevé de désirs, affamé d'elle, comme si le mal qui germait
en lui avait attendu ce jour-là pour éclore.

Ils arrivèrent bientôt auprès d'une crevasse plus profonde, où
flottaient sous l'eau frémissante et coulant vers la mer lointaine par
une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement colorées,
des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager.

Mme Rosémilly s'écria:

--Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, une très grosse là-bas.

Il l'aperçut à son tour, et descendit dans le trou résolument, bien
qu'il se mouillât jusqu'à la ceinture.

Mais la bête remuant ses longues moustaches reculait doucement devant
le filet. Jean la poussait vers les varechs, sûr de l'y prendre. Quand
elle se sentit bloquée, elle glissa d'un brusque élan par-dessus le
lanet, traversa la mare et disparut.

La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, ne put
retenir ce cri:

--Oh! maladroit.

Il fut vexé, et d'un mouvement irréfléchi traîna son filet dans un fond
plein d'herbes. En le ramenant à la surface de l'eau, il vit dedans
trois grosses salicoques transparentes, cueillies à l'aveuglette dans
leur cachette invisible.

Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly qui n'osait point les
prendre, par peur de la pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine
est armée.

Elle s'y décida pourtant, et pinçant entre deux doigts le bout effilé
de leur barbe, elle les mit, l'une après l'autre, dans sa hotte, avec
un peu de varech qui les conserverait vivantes. Puis ayant trouvé
une flaque d'eau moins creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu
suffoquée par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit à
pêcher elle-même. Elle était adroite et rusée, ayant la main souple
et le flair de chasseur qu'il fallait. Presque à chaque coup, elle
ramenait des bêtes trompées et surprises par la lenteur ingénieuse de
sa poursuite.

Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas à pas, la
frôlait, se penchait sur elle, simulait un grand désespoir de sa
maladresse, voulait apprendre.

--Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi!

Puis, comme leurs deux visages se reflétaient, l'un contre l'autre,
dans l'eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une
glace limpide, Jean souriait à cette tête voisine qui le regardait d'en
bas, et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait
tomber dessus.

--Ah! que vous êtes ennuyeux, disait la jeune femme; mon cher, il ne
faut jamais faire deux choses à la fois.

Il répondit:

--Je n'en fais qu'une. Je vous aime.

Elle se redressa, et d'un ton sérieux:

--Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu
la tête?

--Non, je n'ai pas perdu la tête. Je vous aime, et j'ose, enfin, vous
le dire.

Ils étaient debout maintenant dans la mare salée qui les mouillait
jusqu'aux mollets, et les mains ruisselantes appuyées sur leurs filets,
ils se regardaient au fond des yeux.

Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarié:

--Que vous êtes malavisé de me parler de ça en ce moment. Ne
pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gâter ma pêche?

Il murmura:

--Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis
longtemps. Aujourd'hui vous m'avez grisé à me faire perdre la raison.

Alors, tout à coup, elle sembla en prendre son parti, se résigner à
parler d'affaires et à renoncer aux plaisirs.

--Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer
tranquillement.

Ils grimpèrent sur le roc un peu haut, et lorsqu'ils y furent installés
côte à côte, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit:

--Mon cher ami, vous n'êtes plus un enfant et je ne suis pas une jeune
fille. Nous savons fort bien l'un et l'autre de quoi il s'agit, et
nous pouvons peser toutes les conséquences de nos actes. Si vous vous
décidez aujourd'hui à me déclarer votre amour, je suppose naturellement
que vous désirez m'épouser.

Il ne s'attendait guère à cet exposé net de la situation, et il
répondit niaisement:

--Mais oui.

--En avez-vous parlé à votre père et à votre mère?

--Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez.

Elle lui tendit sa main encore mouillée, et comme il y mettait la
sienne avec élan:

--Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais
n'oubliez point que je ne voudrais pas déplaire à vos parents.

--Oh! pensez-vous que ma mère n'a rien prévu et qu'elle vous aimerait
comme elle vous aime si elle ne désirait pas un mariage entre nous?

--C'est vrai, je suis un peu troublée.

Ils se turent. Et il s'étonnait, lui, au contraire, qu'elle fût si peu
troublée, si raisonnable. Il s'attendait à des gentillesses galantes,
à des refus qui disent oui, à toute une coquette comédie d'amour
mêlée à la pêche, dans le clapotement de l'eau! Et c'était fini, il
se sentait lié, marié, en vingt paroles. Ils n'avaient plus rien à se
dire puisqu'ils étaient d'accord et ils demeuraient maintenant un peu
embarrassés tous deux de ce qui s'était passé, si vite, entre eux, un
peu confus même, n'osant plus parler, n'osant plus pêcher, ne sachant
que faire.

La voix de Roland les sauva:

--Par ici, par ici, les enfants. Venez voir Beausire. Il vide la mer,
ce gaillard-là.

Le capitaine, en effet, faisait une pêche merveilleuse. Mouillé
jusqu'aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d'un seul
coup d'œil les meilleures places, et fouillant, d'un mouvement lent et
sûr de son lanet, toutes les cavités cachées sous les varechs.

Et les belles salicoques transparentes, d'un blond gris, frétillaient
au fond de sa main quand il les prenait d'un geste sec pour les jeter
dans sa hotte.

Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l'imitant de son
mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour
se donner tout entière à cette joie enfantine de ramasser des bêtes
sous les herbes flottantes.

Roland s'écria tout à coup:

--Tiens, Mme Roland qui nous rejoint.

Elle était restée d'abord seule avec Pierre sur la plage, car ils
n'avaient envie ni l'un ni l'autre de s'amuser à courir dans les roches
et à barboter dans les flaques; et pourtant ils hésitaient à demeurer
ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de
lui-même, peur de sa cruauté qu'il ne maîtrisait point.

Ils s'assirent donc, l'un près de l'autre, sur le galet.

Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmée par l'air marin, devant
le vaste et doux horizon d'eau bleue moirée d'argent, pensaient en même
temps: «Comme il aurait fait bon ici, autrefois.»

Elle n'osait point parler à Pierre, sachant bien qu'il répondrait une
dureté; et il n'osait pas parler à sa mère sachant aussi que, malgré
lui, il le ferait avec violence.

Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les
battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou
quatre petits cailloux qu'elle faisait passer d'une main dans l'autre,
d'un geste lent et machinal. Puis son regard indécis, qui errait
devant elle, aperçut, au milieu des varechs, son fils Jean qui pêchait
avec Mme Rosémilly. Alors elle les suivit, épiant leurs mouvements,
comprenant confusément, avec son instinct de mère, qu'ils ne causaient
point comme tous les jours. Elle les vit se pencher côte à côte quand
ils se regardaient dans l'eau, demeurer debout face à face quand ils
interrogeaient leurs cœurs, puis grimper et s'asseoir sur le rocher
pour s'engager l'un envers l'autre.

Leurs silhouettes se détachaient bien nettes, semblaient seules au
milieu de l'horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de
falaises, quelque chose de grand et de symbolique.

Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses
lèvres.

Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:

--Qu'est-ce que tu as donc?

Il ricanait toujours:

--Je m'instruis. J'apprends comment on se prépare à être cocu.

Elle eut un sursaut de colère, de révolte, choquée du mot, exaspérée de
ce qu'elle croyait comprendre.

--Pour qui dis-tu ça?

--Pour Jean, parbleu! C'est très comique de les voir ainsi!

Elle murmura, d'une voix basse, tremblante d'émotion:

--Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme est la droiture même. Ton
frère ne pourrait trouver mieux.

Il se mit à rire tout à fait, d'un rire voulu et saccadé:

--Ah! ah! ah! La droiture même! Toutes les femmes sont la droiture
même... et tous leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah!

Sans répondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et,
au risque de glisser, de tomber dans les trous cachés sous les herbes,
de se casser la jambe ou le bras, elle s'en alla, courant presque,
marchant à travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers
son autre fils.

En la voyant approcher, Jean lui cria:

--Eh bien? maman, tu te décides?

Sans répondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire: «Sauve-moi,
défends-moi.»

Il vit son trouble et, très surpris:

--Comme tu es pâle! Qu'est-ce que tu as?

Elle balbutia:

--J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces roches.

Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la pêche pour qu'elle
y prît intérêt. Mais comme elle ne l'écoutait guère, et comme il
éprouvait un besoin violent de se confier à quelqu'un, il l'entraîna
plus loin et, à voix basse:

--Devine ce que j'ai fait?

--Mais... mais... je ne sais pas.

--Devine.

--Je ne... je ne sais pas.

--Eh bien, j'ai dit à Mme Rosémilly que je désirais l'épouser.

Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante, l'esprit en détresse
au point de ne plus comprendre qu'à peine. Elle répéta:

--L'épouser?

--Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, n'est-ce pas?

--Oui... charmante... tu as bien fait.

--Alors tu m'approuves?

--Oui... je t'approuve.

--Comme tu dis ça drôlement. On croirait que... que... tu n'es pas
contente.

--Mais oui... je suis... contente.

--Bien vrai?

--Bien vrai.

Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins bras et l'embrassa à
plein visage, par grands baisers de mère.

Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où des larmes étaient venues,
elle aperçut là-bas sur la plage un corps étendu sur le ventre, comme
un cadavre, la figure dans le galet: c'était l'autre, Pierre, qui
songeait, désespéré.

Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout près du flot,
et ils parlèrent longtemps de ce mariage où se rattachait son cœur.

La mer montant les chassa vers les pêcheurs qu'ils rejoignirent, puis
tout le monde regagna la côte. On réveilla Pierre qui feignait de
dormir; et le dîner fut très long, arrosé de beaucoup de vins.



VII


DANS le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean,
sommeillèrent. Beausire et Roland s'abattaient, toutes les cinq
minutes, sur une épaule voisine qui les repoussait d'une secousse.
Ils se redressaient alors, cessaient de ronfler, ouvraient les yeux,
murmuraient: «Bien beau temps,» et retombaient, presque aussitôt, de
l'autre côté.

Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement était si profond
qu'ils eurent beaucoup de peine à le secouer, et Beausire refusa même
de monter chez Jean où le thé les attendait. On dut le déposer devant
sa porte.

Le jeune avocat, pour la première fois, allait coucher dans son logis
nouveau; et une grande joie, un peu puérile, l'avait saisi tout à coup
de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée l'appartement qu'elle
habiterait bientôt.

La bonne était partie, Mme Roland ayant déclaré qu'elle ferait chauffer
l'eau et servirait elle-même, car elle n'aimait pas laisser veiller les
domestiques, par crainte du feu.

Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, n'était encore
entré, afin que la surprise fût complète quand on verrait combien
c'était joli.

Dans le vestibule, Jean pria qu'on attendît. Il voulait allumer les
bougies et les lampes, et il laissa dans l'obscurité Mme Rosémilly, son
père et son frère, puis il cria: «Arrivez!» en ouvrant toute grande la
porte à deux battants.

La galerie vitrée, éclairée par un lustre et des verres de couleur
cachés dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait
d'abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut une seconde
d'étonnement. Roland, émerveillé de ce luxe, murmura: «Nom d'un chien,»
saisi par l'envie de battre des mains comme devant les apothéoses.

Puis on pénétra dans le premier salon, petit, tendu avec une étoffe
vieil or, pareille à celle des sièges. Le grand salon de consultation
très simple, d'un rouge saumon pâle, avait grand air.

Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau chargé de livres, et
d'une voix grave, un peu forcée:

--Oui, Madame, les textes de loi sont formels et me donnent, avec
l'assentiment que je vous avais annoncé, l'absolue certitude qu'avant
trois mois l'affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une
heureuse solution.

Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire en regardant Mme
Roland; et Mme Roland, lui prenant la main, la serra.

Jean, radieux, fit une gambade de collégien et s'écria:

--Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce
salon.

Il se mit à déclamer:

--Si l'humanité seule, si ce sentiment de bienveillance naturelle
que nous éprouvons pour toute souffrance devait être le mobile de
l'acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel à votre
pitié, messieurs les jurés, à votre cœur de père et d'homme; mais nous
avons pour nous le droit, et c'est la seule question du droit que nous
allons soulever devant vous...

Pierre regardait ce logis qui aurait pu être le sien, et il s'irritait
des gamineries de son frère, le jugeant, décidément, trop niais et
pauvre d'esprit.

Mme Roland ouvrit une porte à droite.

--Voici la chambre à coucher, dit-elle.

Elle avait mis à la parer tout son amour de mère. La tenture était en
cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande. Un dessin
Louis XV--une bergère dans un médaillon que fermaient les becs unis de
deux colombes--donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un
air galant et champêtre tout à fait gentil.

--Oh! c'est charmant, dit Mme Rosémilly, devenue un peu sérieuse, en
entrant dans cette pièce.

--Cela vous plaît? demanda Jean.

--Énormément.

--Si vous saviez comme ça me fait plaisir!

Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au
fond des yeux.

Elle était gênée un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre
à coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué, en
entrant, que la couche était très large, une vraie couche de ménage,
choisie par Mme Roland qui avait prévu sans doute et désiré le prochain
mariage de son fils; et cette précaution de mère lui faisait plaisir
cependant, semblait lui dire qu'on l'attendait dans la famille.

Puis quand on fut rentré dans le salon, Jean ouvrit brusquement la
porte de gauche et on aperçut la salle à manger ronde, percée de trois
fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. La mère et le fils avaient
mis là toute la fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce à
meubles de bambou, à magots, à potiches, à soieries pailletées d'or,
à stores transparents où des perles de verre semblaient des gouttes
d'eau, à éventails cloués aux murs pour maintenir les étoffes, avec ses
écrans, ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes véritables,
tous ses menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d'ivoire, de
nacre et de bronze, avait l'aspect prétentieux et maniéré que donnent
les mains inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le
plus de tact, de goût et d'éducation artiste. Ce fut celle cependant
qu'on admira le plus. Pierre seul fit des réserves avec une ironie un
peu amère dont son frère se sentit blessé.

Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et les gâteaux
s'élevaient en monuments.

On n'avait guère faim; on suça les fruits et on grignota les
pâtisseries plutôt qu'on ne les mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme
Rosémilly demanda la permission de se retirer.

Il fut décidé que le père Roland l'accompagnerait à sa porte et
partirait immédiatement avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence
de la bonne, jetterait son coup d'œil de mère sur le logis afin que son
fils ne manquât de rien.

--Faut-il revenir te chercher? demanda Roland.

Elle hésita, puis répondit:

--Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramènera.

Dès qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, serra les gâteaux,
le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fut remise à Jean;
puis elle passa dans la chambre à coucher, entr'ouvrit le lit, regarda
si la carafe était remplie d'eau fraîche et la fenêtre bien fermée.

Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit salon, celui-ci encore
froissé de la critique faite sur son goût, et celui-là de plus en plus
agacé de voir son frère dans ce logis.

Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout à coup se
leva:

--Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien vanné ce soir, les
excursions ne lui réussissent pas.

Jean se sentit soulevé soudain par une de ces promptes et furieuses
colères de débonnaires blessés au cœur.

Le souffle lui manquait tant son émotion était vive, et il balbutia:

--Je te défends désormais de dire «la veuve» quand tu parleras de Mme
Rosémilly.

Pierre se tourna vers lui, hautain:

--Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard?

Jean aussitôt s'était dressé:

--Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez de tes manières envers moi.

Pierre ricana:

--Envers toi? Est-ce que tu fais partie de Mme Rosémilly?

--Sache que Mme Rosémilly va devenir ma femme.

L'autre rit plus fort:

--Ah! ah! très bien. Je comprends maintenant pourquoi je ne devrai
plus l'appeler «la veuve». Mais tu as pris une drôle de manière pour
m'annoncer ton mariage.

--Je te défends de plaisanter... tu entends... je te le défends.

Jean s'était approché, pâle, la voix tremblante, exaspéré de cette
ironie poursuivant la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie.

Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s'amassait en lui
de colères impuissantes, de rancunes écrasées, de révoltes domptées
depuis quelque temps et de désespoir silencieux, lui montant à la tête,
l'étourdit comme un coup de sang.

--Tu oses?... Tu oses?... Et moi je t'ordonne de te taire, tu entends,
je te l'ordonne.

Jean, surpris de cette violence, se tut quelques secondes, cherchant,
dans ce trouble d'esprit où nous jette la fureur, la chose, la phrase,
le mot, qui pourrait blesser son frère jusqu'au cœur.

Il reprit, en s'efforçant de se maîtriser pour bien frapper, de
ralentir sa parole pour la rendre plus aiguë:

--Voilà longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour où
tu as commencé à dire «la veuve» parce que tu as compris que cela me
faisait mal.

Pierre poussa un de ces rires stridents et méprisants qui lui étaient
familiers:

--Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi!... moi?... moi?... moi?... et de
quoi?... de quoi, mon Dieu?... de ta figure ou de ton esprit?...

Mais Jean sentit bien qu'il avait touché la plaie de cette âme.

--Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l'enfance; et tu es devenu
furieux quand tu as vu que cette femme me préférait et qu'elle ne
voulait pas de toi.

Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition:

--Moi... moi... jaloux de toi? à cause de cette cruche, de cette dinde,
de cette oie grasse?...

Jean qui voyait porter ses coups reprit:

--Et le jour où tu as essayé de ramer plus fort que moi, dans la
_Perle_? Et tout ce que tu dis devant elle pour te faire valoir? Mais
tu crèves de jalousie! Et quand cette fortune m'est arrivée, tu es
devenu enragé, et tu m'as détesté, et tu l'as montré de toutes les
manières, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n'es pas une
heure sans cracher la bile qui t'étouffe.

Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irrésistible de sauter
sur son frère et de le prendre à la gorge:

--Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune.

Jean s'écria:

--Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot à mon
père, à ma mère ou à moi, où elle n'éclate. Tu feins de me mépriser
parce que tu es jaloux! tu cherches querelle à tout le monde parce
que tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens
plus, tu es devenu venimeux, tu tortures notre mère comme si c'était sa
faute!...

Pierre avait reculé jusqu'à la cheminée, la bouche entr'ouverte, l'œil
dilaté, en proie à une de ces folies de rage qui font commettre des
crimes.

Il répéta d'une voix plus basse, mais haletante:

--Tais-toi, tais-toi donc!

--Non. Voilà longtemps que je voulais te dire ma pensée entière; tu
m'en donnes l'occasion, tant pis pour toi. J'aime une femme! Tu le
sais et tu la railles devant moi, tu me pousses à bout; tant pis pour
toi. Mais je casserai tes dents de vipère, moi! Je te forcerai à me
respecter.

--Te respecter, toi?

--Oui, moi!

--Te respecter... toi... qui nous as tous déshonorés, par ta cupidité!

--Tu dis? Répète... répète?...

--Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un homme quand on passe pour
le fils d'un autre.

Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effaré devant l'insinuation
qu'il pressentait:

--Comment? Tu dis... répète encore?

--Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte,
que tu es le fils de l'homme qui t'a laissé sa fortune. Eh bien! un
garçon propre n'accepte pas l'argent qui déshonore sa mère.

--Pierre... Pierre... Pierre... y songes-tu?... Toi... c'est toi...
toi... qui prononces cette infamie?

--Oui... moi... c'est moi. Tu ne vois donc point que j'en crève de
chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes
jours à me cacher comme une bête, que je ne sais plus ce que je dis
ni ce que je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je
suis affolé de honte et de douleur, car j'ai deviné d'abord et je sais
maintenant.

--Pierre... Tais-toi... Maman est dans la chambre à côté! Songe qu'elle
peut nous entendre... qu'elle nous entend...

Mais il fallait qu'il vidât son cœur! et il dit tout, ses soupçons,
ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait
encore une fois disparu.

Il parlait par phrases courtes, hachées, presque sans suite, des
phrases d'halluciné.

Il semblait maintenant avoir oublié Jean et sa mère dans la pièce
voisine. Il parlait comme si personne ne l'écoutait, parce qu'il devait
parler, parce qu'il avait trop souffert, trop comprimé et refermé sa
plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de
crever, éclaboussant tout le monde. Il s'était mis à marcher comme il
faisait presque toujours; et les yeux fixes devant lui, gesticulant,
dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots dans la gorge, des
retours de haine contre lui-même, il parlait comme s'il eût confessé
sa misère et la misère des siens, comme s'il eût jeté sa peine à l'air
invisible et sourd où s'envolaient ses paroles.

Jean éperdu, et presque convaincu soudain par l'énergie aveugle de son
frère, s'était adossé contre la porte derrière laquelle il devinait que
leur mère les avait entendus.

Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer par le salon. Elle
n'était point revenue; donc elle n'avait pas osé.

Pierre tout à coup, frappant du pied, cria:

--Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ça!

Et il s'enfuit, nu-tête, dans l'escalier.

Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas, réveilla
Jean de la torpeur profonde où il était tombé. Quelques secondes
s'étaient écoulées, plus longues que des heures, et son âme s'était
engourdie dans un hébétement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui
faudrait penser tout à l'heure, et agir, mais il attendait, ne voulant
même plus comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse,
par lâcheté. Il était de la race des temporiseurs qui remettent
toujours au lendemain; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre
une résolution, il cherchait encore, par instinct, à gagner quelques
moments.

Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, après les
vociférations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles, avec
cette lumière vive des six bougies et des deux lampes, l'effraya si
fort tout à coup qu'il eut envie de se sauver aussi.

Alors il secoua sa pensée, il secoua son cœur, et il essaya de
réfléchir.

Jamais il n'avait rencontré une difficulté dans sa vie. Il est des
hommes qui se laissent aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses
classes avec soin, pour n'être pas puni, et terminé ses études de
droit avec régularité parce que son existence était calme. Toutes les
choses du monde lui paraissaient naturelles sans éveiller autrement son
attention. Il aimait l'ordre, la sagesse, le repos par tempérament,
n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, devant cette
catastrophe, comme un homme qui tombe à l'eau sans avoir jamais nagé.

Il essaya de douter d'abord. Son frère avait menti par haine et par
jalousie?

Et, pourtant, comment aurait-il été assez misérable pour dire de leur
mère une chose pareille s'il n'avait pas été lui-même égaré par
le désespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, dans le regard,
dans les nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles,
certains cris de souffrance, des intonations et des gestes de Pierre,
si douloureux qu'ils étaient irrésistibles, aussi irrécusables que la
certitude.

Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement ou pour avoir une
volonté. Sa détresse devenait intolérable; et il sentait que, derrière
la porte, sa mère était là qui avait tout entendu et qui attendait.

Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas
un soupir ne révélait la présence d'un être derrière cette planche. Se
serait-elle sauvée? Mais par où? Si elle s'était sauvée... elle avait
donc sauté de la fenêtre dans la rue!

Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu'il
enfonça plutôt qu'il n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.

Elle semblait vide. Une seule bougie l'éclairait, posée sur la commode.

Jean s'élança vers la fenêtre, elle était fermée, avec les volets clos.
Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et
il s'aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés. Il y courut et
les ouvrit. Sa mère était étendue sur sa couche, la figure enfouie dans
l'oreiller qu'elle avait ramené de ses deux mains crispées sur sa tête,
pour ne plus entendre.

Il la crut d'abord étouffée. Puis l'ayant saisie par les épaules, il la
retourna sans qu'elle lâchât l'oreiller qui lui cachait le visage et
qu'elle mordait pour ne pas crier.

Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispés, lui communiqua
la secousse de son indicible torture. L'énergie et la force dont elle
retenait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonflée de plumes
sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vît
point et ne lui parlât pas, lui fit deviner, par la commotion qu'il
reçut, jusqu'à quel point on peut souffrir. Et son cœur, son simple
cœur, fut déchiré de pitié. Il n'était pas un juge, lui, même un juge
miséricordieux, il était un homme plein de faiblesse et un fils plein
de tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre lui avait dit, il
ne raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux
mains le corps inerte de sa mère, et ne pouvant arracher l'oreiller de
sa figure, il cria en baisant sa robe:

--Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi!

Elle aurait semblé morte si tous ses membres n'eussent été parcourus
d'un frémissement presque insensible, d'une vibration de corde tendue.
Il répétait:

--Maman, maman, écoute-moi. Ça n'est pas vrai. Je sais bien que ça
n'est pas vrai.

Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout à coup elle sanglota
dans l'oreiller. Alors tous ses nerfs se détendirent, ses muscles
raidis s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant lâchèrent la toile; et
il lui découvrit la face.

Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses paupières fermées
on voyait couler des gouttes d'eau. L'ayant enlacée par le cou, il
lui baisa les yeux, lentement, par grands baisers désolés qui se
mouillaient à ses larmes, et il disait toujours:

--Maman, ma chère maman, je sais bien que ça n'est pas vrai. Ne pleure
pas, je le sais! Ça n'est pas vrai!

Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec un de ces efforts de
courage qu'il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit:

--Non, c'est vrai, mon enfant.

Et ils restèrent sans paroles, l'un devant l'autre. Pendant quelques
instants encore elle suffoqua, tendant la gorge, en renversant la tête
pour respirer, puis elle se vainquit de nouveau et reprit:

--C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? C'est vrai. Tu ne me
croirais pas, si je mentais.

Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, il tomba à genoux près
du lit en murmurant:

--Tais-toi, maman, tais-toi.

Elle s'était levée, avec une résolution et une énergie effrayantes:

--Mais je n'ai plus rien à te dire, mon enfant, adieu.

Et elle marcha vers la porte.

Il la saisit à pleins bras, criant:

--Qu'est-ce que tu fais, maman, où vas-tu?

--Je ne sais pas... est-ce que je sais... je n'ai plus rien à faire...
puisque je suis toute seule.

Elle se débattait pour s'échapper. La retenant, il ne trouvait qu'un
mot à lui répéter:

--Maman... maman... maman...

Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette étreinte:

--Mais non, mais non, je ne suis plus ta mère maintenant, je ne suis
plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as plus
ni père ni mère, mon pauvre enfant... adieu.

Il comprit brusquement que s'il la laissait partir il ne la reverrait
jamais, et, l'enlevant, il la porta sur un fauteuil, l'assit de force,
puis s'agenouillant et formant une chaîne de ses bras:

--Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi je t'aime, et je te garde. Je
te garde toujours, tu es à moi.

Elle murmura d'une voix accablée:

--Non, mon pauvre garçon, ça n'est plus possible. Ce soir tu pleures,
et demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus.

Il répondit avec un si grand élan de si sincère amour:--Oh! moi? moi?
Comme tu me connais peu!--qu'elle poussa un cri, lui prit la tête
par les cheveux, à pleines mains, l'attira avec violence et le baisa
éperdument à travers la figure.

Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils,
sentant, à travers sa barbe, la chaleur de sa chair; et elle lui dit,
tout bas, dans l'oreille:

--Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain. Tu le crois et
tu te trompes. Tu m'as pardonné ce soir, et ce pardon-là m'a sauvé la
vie; mais il ne faut plus que tu me voies.

Il répéta, en l'étreignant:

--Maman, ne dis pas ça!

--Si, mon petit, il faut que je m'en aille. Je ne sais pas où, ni
comment je m'y prendrai, ni ce que je dirai, mais il le faut. Je
n'oserais plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu?

Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans l'oreille:

--Ma petite mère, tu resteras, parce que je le veux, parce que j'ai
besoin de toi. Et tu vas me jurer de m'obéir, tout de suite.

--Non, mon enfant.

--Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le faut.

--Non, mon enfant, c'est impossible. Ce serait nous condamner tous
à l'enfer. Je sais ce que c'est, moi, que ce supplice-là, depuis un
mois. Tu es attendri, mais quand ce sera passé, quand tu me regarderas
comme me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t'ai dit!...
Oh!... mon petit Jean, songe... songe que je suis ta mère!...

--Je ne veux pas que tu me quittes, maman. Je n'ai que toi.

--Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir
tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes
yeux fassent baisser les miens.

--Ça n'est pas vrai, maman.

--Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, va, toutes les luttes de
ton pauvre frère, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque
je devine son pas dans la maison, mon cœur saute à briser ma poitrine,
lorsque j'entends sa voix, je sens que je vais m'évanouir. Je t'avais
encore, toi! Maintenant, je ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu
que je pourrais vivre entre vous deux?

--Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y penseras plus.

--Oh! oh! comme si c'était possible!

--Oui, c'est possible.

--Comment veux-tu que je n'y pense plus entre ton frère et toi? Est-ce
que vous n'y penserez plus, vous?

--Moi. Je te le jure!

--Mais tu y penseras à toutes les heures du jour.

--Non, je te le jure. Et puis, écoute: si tu pars, je m'engage et je me
fais tuer.

Elle fut bouleversée par cette menace puérile et étreignit Jean en le
caressant avec une tendresse passionnée. Il reprit:

--Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus. Voyons,
sois raisonnable. Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu me
promettre huit jours? Tu ne peux pas me refuser ça?

Elle posa ses deux mains sur les épaules de Jean, et le tenant à la
longueur de ses bras:

--Mon enfant... tâchons d'être calmes et de ne pas nous attendrir.
Laisse-moi te parler d'abord. Si je devais une seule fois entendre sur
tes lèvres ce que j'entends depuis un mois dans la bouche de ton frère,
si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les
siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je
te suis odieuse comme à lui... une heure après, tu entends, une heure
après... je serais partie pour toujours.

--Maman, je te jure...

--Laisse-moi parler... Depuis un mois j'ai souffert tout ce qu'une
créature peut souffrir. A partir du moment où j'ai compris que ton
frère, que mon autre fils me soupçonnait, et qu'il devinait, minute par
minute, la vérité, tous les instants de ma vie ont été un martyre qu'il
est impossible de t'exprimer.

Elle avait une voix si douloureuse que la contagion de sa torture
emplit de larmes les yeux de Jean.

Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.

--Laisse-moi... écoute... j'ai encore tant de choses à te dire pour
que tu comprennes... mais tu ne comprendras pas... c'est que... si je
devais rester... il faudrait... Non, je ne peux pas!...

--Dis, maman, dis.

--Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas trompé... Tu veux que je
reste avec toi, n'est-ce pas? Pour cela, pour que nous puissions
nous voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journée
dans la maison, car je n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de
trouver ton frère derrière elle, pour cela il faut, non pas que tu me
pardonnes,--rien ne fait plus de mal qu'un pardon,--mais que tu ne m'en
veuilles pas de ce que j'ai fait... Il faut que tu te sentes assez
fort, assez différent de tout le monde pour te dire que tu n'es pas le
fils de Roland, sans rougir de cela et sans me mépriser!... Moi j'ai
assez souffert... j'ai trop souffert, je ne peux plus, non, je ne peux
plus! Et ce n'est pas d'hier, va, c'est de longtemps... Mais tu ne
pourras jamais comprendre ça, toi! Pour que nous puissions encore vivre
ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j'ai
été la maîtresse de ton père, j'ai été encore plus sa femme, sa vraie
femme, que je n'en ai pas honte au fond du cœur, que je ne regrette
rien, que je l'aime encore tout mort qu'il est, que je l'aimerai
toujours, que je n'ai aimé que lui, qu'il a été toute ma vie, toute ma
joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi,
pendant si longtemps! Écoute, mon petit, devant Dieu qui m'entend, je
n'aurais jamais rien eu de bon dans l'existence, si je ne l'avais pas
rencontré, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une
de ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien! Je lui
dois tout! Je n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frère et
toi. Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n'aurais
jamais aimé rien, rien connu, rien désiré, je n'aurais pas seulement
pleuré, car j'ai pleuré, mon petit Jean. Oh! oui, j'ai pleuré, depuis
que nous sommes venus ici. Je m'étais donnée à lui tout entière, corps
et âme, pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai
été sa femme comme il a été mon mari devant Dieu qui nous avait faits
l'un pour l'autre. Et puis, j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il était
toujours bon et prévenant, mais je n'étais plus pour lui ce que j'avais
été. C'était fini! Oh! que j'ai pleuré!... Comme c'est misérable
et trompeur, la vie!... Il n'y a rien qui dure... Et nous sommes
arrivés ici; et jamais je ne l'ai plus revu, jamais il n'est venu...
Il promettait toujours dans toutes ses lettres!... Je l'attendais
toujours!... et je ne l'ai plus revu!... et voilà qu'il est mort! Mais
il nous aimait encore puisqu'il a pensé à toi. Moi je l'aimerai jusqu'à
mon dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t'aime parce que
tu es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi!
Comprends-tu? je ne pourrais pas! Si tu veux que je reste, il faut que
tu acceptes d'être son fils et que nous parlions de lui quelquefois,
et que tu l'aimes un peu, et que nous pensions à lui quand nous nous
regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il
est impossible que nous restions ensemble maintenant! je ferai ce que
tu décideras.

Jean répondit d'une voix douce:

--Reste, maman.

Elle le serra dans ses bras et se remit à pleurer; puis elle reprit, la
joue contre sa joue:

--Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir avec lui!

Jean murmura:

--Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre auprès de lui.

Au souvenir de l'aîné elle fut crispée d'angoisse.

--Non, je ne puis plus, non! non!

Et se jetant sur le cœur de Jean, elle s'écria, l'âme en détresse:

--Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je
ne sais pas... trouve... sauve-moi!

--Oui, maman, je chercherai.

--Tout de suite... il faut... Tout de suite... ne me quitte pas! J'ai
si peur de lui... si peur!

--Oui, je trouverai. Je te promets.

--Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand
je le vois.

Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille:

--Garde-moi ici, chez toi.

Il hésita, réfléchit et comprit, avec son bon sens positif, le danger
de cette combinaison.

Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments
précis son affolement et sa terreur.

--Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire
demain à Roland que je me suis trouvée malade.

--Ce n'est pas possible, puisque Pierre est rentré. Voyons, aie du
courage. J'arrangerai tout, je te le promets, dès demain. Je serai
à neuf heures à la maison. Voyons, mets ton chapeau. Je vais te
reconduire.

--Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec un abandon enfantin,
craintif et reconnaissant.

Elle essaya de se lever; mais la secousse avait été trop forte; elle ne
pouvait encore se tenir sur ses jambes.

Alors il lui fit boire de l'eau sucrée, respirer de l'alcali, et il lui
lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et
soulagée comme après un accouchement.

Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand
ils passèrent à l'hôtel de ville.

Devant la porte de leur logis il l'embrassa et lui dit: «Adieu, maman,
bon courage.»

Elle monta, à pas furtifs, l'escalier silencieux, entra dans sa
chambre, se dévêtit bien vite, et se glissa, avec l'émotion retrouvée
des adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait.

Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l'avait entendue revenir.



VIII


QUAND il fut rentré dans son appartement, Jean s'affaissa sur un divan,
car les chagrins et les soucis qui donnaient à son frère des envies de
courir et de fuir comme une bête chassée, agissant diversement sur sa
nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait
mou à ne plus pouvoir faire un mouvement, à ne pouvoir gagner son lit,
mou de corps et d'esprit, écrasé et désolé. Il n'était point frappé,
comme l'avait été Pierre, dans la pureté de son amour filial, dans
cette dignité secrète qui est l'enveloppe des cœurs fiers, mais accablé
par un coup du destin qui menaçait en même temps ses intérêts les plus
chers.

Quand son âme enfin se fut calmée, quand sa pensée se fut éclaircie
ainsi qu'une eau battue et remuée, il envisagea la situation qu'on
venait de lui révéler. S'il eût appris de toute autre manière le secret
de sa naissance, il se serait assurément indigné et aurait ressenti un
profond chagrin; mais après sa querelle avec son frère, après cette
délation violente et brutale ébranlant ses nerfs, l'émotion poignante
de la confession de sa mère le laissa sans énergie pour se révolter.
Le choc reçu par sa sensibilité avait été assez fort pour emporter,
dans un irrésistible attendrissement, tous les préjugés et toutes les
saintes susceptibilités de la morale naturelle. D'ailleurs, il n'était
pas un homme de résistance. Il n'aimait lutter contre personne et
encore moins contre lui-même; il se résigna donc, et par un penchant
instinctif, par un amour inné du repos, de la vie douce et tranquille,
il s'inquiéta aussitôt des perturbations qui allaient surgir autour
de lui et l'atteindre du même coup. Il les pressentait inévitables,
et, pour les écarter, il se décida à des efforts surhumains d'énergie
et d'activité. Il fallait que tout de suite, dès le lendemain, la
difficulté fût tranchée, car il avait aussi par instants ce besoin
impérieux des solutions immédiates qui constitue toute la force
des faibles, incapables de vouloir longtemps. Son esprit d'avocat,
habitué d'ailleurs à démêler et à étudier les situations compliquées,
les questions d'ordre intime, dans les familles troublées, découvrit
immédiatement toutes les conséquences prochaines de l'état d'âme
de son frère. Malgré lui il en envisageait les suites à un point
de vue presque professionnel, comme s'il eût réglé les relations
futures de clients après une catastrophe d'ordre moral. Certes un
contact continuel avec Pierre lui devenait impossible. Il l'éviterait
facilement en restant chez lui, mais il était encore inadmissible que
leur mère continuât à demeurer sous le même toit que son fils aîné.

Et longtemps il médita, immobile sur les coussins, imaginant et
rejetant des combinaisons sans trouver rien qui pût le satisfaire.

Mais une idée soudaine l'assaillit:--Cette fortune qu'il avait reçue,
un honnête homme la garderait-il?

Il se répondit: «Non,» d'abord, et se décida à la donner aux pauvres.
C'était dur, tant pis. Il vendrait son mobilier et travaillerait comme
un autre, comme travaillent tous ceux qui débutent. Cette résolution
virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser
son front contre les vitres. Il avait été pauvre, il redeviendrait
pauvre. Il n'en mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient le bec
de gaz qui brûlait en face de lui de l'autre côté de la rue. Or, comme
une femme attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement à Mme
Rosémilly, et il reçut au cœur la secousse des émotions profondes nées
en nous d'une pensée cruelle. Toutes les conséquences désespérantes
de sa décision lui apparurent en même temps. Il devrait renoncer à
épouser cette femme, renoncer au bonheur, renoncer à tout. Pouvait-il
agir ainsi, maintenant qu'il s'était engagé vis-à-vis d'elle? Elle
l'avait accepté le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore;
mais avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? Ne
valait-il pas mieux garder cet argent comme un dépôt qu'il restituerait
plus tard aux indigents?

Et dans son âme où l'égoïsme prenait des masques honnêtes, tous les
intérêts déguisés luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers
cédaient la place aux raisonnements ingénieux, puis reparaissaient,
puis s'effaçaient de nouveau.

Il revint s'asseoir, cherchant un motif décisif, un prétexte
tout-puissant pour fixer ses hésitations et convaincre sa droiture
native. Vingt fois déjà il s'était posé cette question: «Puisque je
suis le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il
pas naturel que j'accepte aussi son héritage?» Mais cet argument ne
pouvait empêcher le «non» murmuré par la conscience intime.

Soudain il songea: «Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais
cru être mon père, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son
vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne ni équitable. Ce serait
voler mon frère.»

Cette nouvelle manière de voir l'ayant soulagé, ayant apaisé sa
conscience, il retourna vers la fenêtre.

«Oui, se disait-il, il faut que je renonce à l'héritage de ma famille,
que je le laisse à Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant
de son père. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je
garde l'argent de mon père à moi?»

Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland,
s'étant décidé à l'abandonner intégralement, il consentit donc et se
résigna à garder celle de Maréchal, car en repoussant l'une et l'autre
il se trouverait réduit à la pure mendicité.

Cette affaire délicate une fois réglée, il revint à la question de la
présence de Pierre dans la famille. Comment l'écarter? Il désespérait
de découvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur
entrant au port sembla lui jeter une réponse en lui suggérant une idée.

Alors il s'étendit tout habillé sur son lit et rêvassa jusqu'au jour.

Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'exécution de son projet
était possible. Puis, après quelques démarches et quelques visites, il
se rendit à la maison de ses parents. Sa mère l'attendait enfermée dans
sa chambre.

--Si tu n'étais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais osé descendre.

On entendit aussitôt Roland qui criait dans l'escalier:

--On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien!

On ne répondit pas, et il hurla:

--Joséphine, nom de Dieu! qu'est-ce que vous faites?

La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol:

--V'là, M'sieu, qué qui faut?

--Où est Madame?

--Madame est en haut avec m'sieu Jean!

Alors il vociféra en levant la tête vers l'étage supérieur:

--Louise?

Mme Roland entr'ouvrit la porte et répondit:

--Quoi? mon ami.

--On ne mange donc pas, nom d'un chien!

--Voilà, mon ami, nous venons.

Et elle descendit, suivie de Jean.

Roland s'écria en apercevant le jeune homme:

--Tiens, te voilà, toi! Tu t'embêtes déjà dans ton logis.

--Non, père, mais j'avais à causer avec maman ce matin.

Jean s'avança, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur
ses doigts l'étreinte paternelle du vieillard, une émotion bizarre et
imprévue le crispa, l'émotion des séparations et des adieux sans espoir
de retour.

Mme Roland demanda:

--Pierre n'est pas arrivé?

Son mari haussa les épaules:

--Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commençons sans lui.

Elle se tourna vers Jean:

--Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ça le blesse quand on ne
l'attend pas.

--Oui, maman, j'y vais.

Et le jeune homme sortit.

Il monta l'escalier, avec la résolution fiévreuse d'un craintif qui va
se battre.

Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit:

--Entrez.

Il entra.

L'autre écrivait, penché sur sa table.

--Bonjour, dit Jean.

Pierre se leva.

--Bonjour.

Et ils se tendirent la main comme si rien ne s'était passé.

--Tu ne descends pas déjeuner?

--Mais... c'est que... j'ai beaucoup à travailler.

La voix de l'aîné tremblait, et son œil anxieux demandait au cadet ce
qu'il allait faire.

--On t'attend.

--Ah! est-ce que... est-ce que notre mère est en bas?...

--Oui, c'est même elle qui m'a envoyé te chercher.

--Ah! alors... je descends.

Devant la porte de la salle il hésita à se montrer le premier; puis il
l'ouvrit d'un geste saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis à
table, face à face.

Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les yeux, sans prononcer un
mot, et s'étant penché il lui tendit son front à baiser comme il
faisait depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser sur les joues
comme jadis. Il devina qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit
point les lèvres sur sa peau, et il se redressa, le cœur battant, après
ce simulacre de caresse.

Il se demandait: «Que se sont-ils dit, après mon départ?»

Jean répétait avec tendresse «mère» et «chère maman», prenait soin
d'elle, la servait et lui versait à boire. Pierre alors comprit qu'ils
avaient pleuré ensemble, mais il ne put pénétrer leur pensée! Jean
croyait-il sa mère coupable ou son frère un misérable?

Et tous les reproches qu'il s'était faits d'avoir dit l'horrible chose
l'assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la
bouche, l'empêchant de manger et de parler.

Il était envahi maintenant par un besoin de fuir intolérable, de
quitter cette maison qui n'était plus sienne, ces gens qui ne tenaient
plus à lui que par d'imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir
sur l'heure, n'importe où, sentant que c'était fini, qu'il ne pouvait
plus rester près d'eux, qu'il les torturerait toujours malgré lui, rien
que par sa présence, et qu'ils lui feraient souffrir sans cesse un
insoutenable supplice.

Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n'écoutant pas, n'entendait
point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frère
et prit garde au sens des paroles.

Jean disait:

--Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment de leur flotte. On parle
de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois
prochain.

Roland s'étonnait:

--Déjà! Je croyais qu'il ne serait pas en état de prendre la mer cet
été.

--Pardon; on a poussé les travaux avec ardeur pour que la première
traversée ait lieu avant l'automne. J'ai passé ce matin aux bureaux de
la Compagnie et j'ai causé avec un des administrateurs.

--Ah! ah! lequel?

--M. Marchand, l'ami particulier du président du conseil
d'administration.

--Tiens, tu le connais?

--Oui. Et puis j'avais un petit service à lui demander.

--Ah! alors tu me feras visiter en grand détail la _Lorraine_ dès
qu'elle entrera dans le port, n'est-ce pas?

--Certainement, c'est très facile!

Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, poursuivre une
introuvable transition. Il reprit:

--En somme, c'est une vie très acceptable qu'on mène sur ces grands
transatlantiques. On passe plus de la moitié des mois à terre dans deux
villes superbes, New-York et le Havre, et le reste en mer avec des
gens charmants. On peut même faire là des connaissances très agréables
et très utiles pour plus tard, oui, très utiles, parmi les passagers.
Songe que le capitaine, avec les économies sur le charbon, peut arriver
à vingt-cinq mille francs par an, sinon plus...

Roland fit un «bigre!» suivi d'un sifflement, qui témoignait d'un
profond respect pour la somme et pour le capitaine.

Jean reprit:

--Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le médecin a
cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, éclairage,
chauffage, service, etc., etc. Ce qui équivaut à dix mille au moins,
c'est très beau.

Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra ceux de son frère, et le
comprit.

Alors, après une hésitation, il demanda:

--Est-ce très difficile à obtenir, les places de médecin sur un
transatlantique?

--Oui et non. Tout dépend des circonstances et des protections.

Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:

--C'est le mois prochain que part la _Lorraine_?

--Oui, le sept.

Et ils se turent.

Pierre songeait. Certes ce serait une solution s'il pouvait s'embarquer
comme médecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait
peut-être. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien à sa
famille. Il avait dû, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant
il ne tendait plus la main devant sa mère! Il n'avait donc aucune
ressource, hors celle-là, aucun moyen de manger d'autre pain que le
pain de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un
autre toit. Il dit alors, en hésitant un peu:

--Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus, moi.

Jean demanda:

--Pourquoi ne pourrais-tu pas?

--Parce que je ne connais personne à la Compagnie transatlantique.

Roland demeurait stupéfait:

--Et tous tes beaux projets de réussite, que deviennent-ils?

Pierre murmura:

--Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux
meilleurs espoirs. D'ailleurs, ce n'est qu'un début, un moyen d'amasser
quelques milliers de francs pour m'établir ensuite.

Son père, aussitôt, fut convaincu:

--Ça, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre de côté six ou sept mille
francs, qui bien employés te mèneront loin. Qu'en penses-tu, Louise?

Elle répondit d'une voix basse, presque inintelligible:

--Je pense que Pierre a raison.

Roland s'écria:

--Mais je vais en parler à M. Poulin, que je connais beaucoup! Il
est juge au tribunal de commerce et il s'occupe des affaires de la
Compagnie. J'ai aussi M. Lenient, l'armateur qui est intime avec un des
vice-présidents.

Jean demanda à son frère:

--Veux-tu que je tâte aujourd'hui même M. Marchand?

--Oui, je veux bien.

Pierre reprit, après avoir songé quelques instants:

--Le meilleur moyen serait peut-être encore d'écrire à mes maîtres de
l'École de médecine qui m'avaient en grande estime. On embarque souvent
sur ces bateaux-là des sujets médiocres. Des lettres très chaudes des
professeurs Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel enlèveraient la
chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il
suffirait de faire présenter ces lettres par ton ami M. Marchand au
conseil d'administration.

Jean approuvait tout à fait:

--Ton idée est excellente, excellente!

Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du succès, étant
incapable de s'affliger longtemps.

--Tu vas leur écrire aujourd'hui même, dit-il.

--Tout à l'heure, tout de suite. J'y vais. Je ne prendrai pas de café
ce matin, je suis trop nerveux.

Il se leva et sortit.

Alors Jean se tourna vers sa mère:

--Toi, maman, qu'est-ce que tu fais?

--Rien... je ne sais pas.

--Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosémilly?

--Mais... oui... oui...

--Tu sais... il est indispensable que j'y aille aujourd'hui.

--Oui... oui... C'est vrai.

--Pourquoi ça, indispensable? demanda Roland, habitué d'ailleurs à ne
jamais comprendre ce qu'on disait devant lui.

--Parce que je lui ai promis d'y aller.

--Ah! très bien. C'est différent, alors.

Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la mère et le fils montaient
l'escalier pour prendre leurs chapeaux.

Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda:

--Veux-tu mon bras, maman?

Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude de marcher côte
à côte. Elle accepta et s'appuya sur lui.

Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, puis il lui dit:

--Tu vois que Pierre consent parfaitement à s'en aller.

Elle murmura:

--Le pauvre garçon!

--Pourquoi ça, le pauvre garçon? Il ne sera pas malheureux du tout sur
la _Lorraine_.

--Non... je sais bien, mais je pense à tant de choses.

Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant du même pas que
son fils, puis avec cette voix bizarre qu'on prend par moments pour
conclure une longue et secrète pensée:

--C'est vilain, la vie! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on
est coupable de s'y abandonner et on le paye bien cher plus tard.

Il dit, très bas:

--Ne parle plus de ça, maman.

--Est-ce possible? j'y pense tout le temps.

--Tu oublieras.

Elle se tut encore, puis, avec un regret profond:

--Ah! comme j'aurais pu être heureuse en épousant un autre homme!

A présent, elle s'exaspérait contre Roland, rejetant sur sa laideur,
sur sa bêtise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et
l'aspect commun de sa personne toute la responsabilité de sa faute et
de son malheur. C'était à cela, à la vulgarité de cet homme, qu'elle
devait de l'avoir trompé, d'avoir désespéré un de ses fils et fait à
l'autre la plus douloureuse confession dont pût saigner le cœur d'une
mère.

Elle murmura: «C'est si affreux pour une jeune fille d'épouser un
mari comme le mien.» Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont
il avait cru jusqu'ici être le fils, et peut-être la notion confuse
qu'il portait depuis longtemps de la médiocrité paternelle, l'ironie
constante de son frère, l'indifférence dédaigneuse des autres et
jusqu'au mépris de la bonne pour Roland avaient-ils préparé son âme à
l'aveu terrible de sa mère. Il lui en coûtait moins d'être le fils
d'un autre; et après la grande secousse d'émotion de la veille, s'il
n'avait pas eu le contre-coup de révolte, d'indignation et de colère
redouté par Mme Roland, c'est que depuis bien longtemps il souffrait
inconsciemment de se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse.

Ils étaient arrivés devant la maison de Mme Rosémilly.

Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxième étage d'une
grande construction qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait
toute la rade du Havre.

En apercevant Mme Roland qui entrait la première, au lieu de lui tendre
les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car elle
devinait l'intention de sa démarche.

Le mobilier du salon, en velours frappé, était toujours recouvert
de housses. Les murs, tapissés de papier à fleurs, portaient
quatre gravures achetées par le premier mari, le capitaine. Elles
représentaient des scènes maritimes et sentimentales. On voyait, sur
la première, la femme d'un pêcheur agitant un mouchoir sur une côte,
tandis que disparaît à l'horizon la voile qui emporte son homme. Sur
la seconde, la même femme, à genoux sur la même côte, se tord les bras
en regardant au loin, sous un ciel plein d'éclairs, sur une mer de
vagues invraisemblables, la barque de l'époux qui va sombrer.

Les deux autres gravures représentaient des scènes analogues dans une
classe supérieure de la société.

Une jeune femme blonde rêve, accoudée sur le bordage d'un grand
paquebot qui s'en va. Elle regarde la côte déjà lointaine d'un œil
mouillé de larmes et de regrets.

Qui a-t-elle laissé derrière elle?

Puis, la même jeune femme assise près d'une fenêtre ouverte sur l'Océan
est évanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux
sur le tapis.

Il est donc mort, quel désespoir!

Les visiteurs, généralement, étaient émus et séduits par la tristesse
banale de ces sujets transparents et poétiques. On comprenait tout de
suite, sans explication et sans recherche, et on plaignait les pauvres
femmes, bien qu'on ne sût pas au juste la nature du chagrin de la plus
distinguée. Mais ce doute même aidait à la rêverie. Elle avait dû
perdre son fiancé! L'œil, dès l'entrée, était attiré invinciblement
vers ces quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s'en
écartait que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre
expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux sœurs. Il
se dégageait surtout du dessin net, bien fini, soigné, distingué à
la façon d'une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une
sensation de propreté et de rectitude qu'accentuait encore le reste de
l'ameublement.

Les sièges demeuraient rangés suivant un ordre invariable, les uns
contre la muraille, les autres autour du guéridon. Les rideaux blancs,
immaculés, avaient des plis si droits et si réguliers qu'on avait envie
de les friper un peu; et jamais un grain de poussière ne ternissait le
globe où la pendule dorée, de style Empire, une mappemonde portée par
Atlas agenouillé, semblait mûrir comme un melon d'appartement.

Les deux femmes en s'asseyant modifièrent un peu la place normale de
leurs chaises.

--Vous n'êtes pas sortie aujourd'hui? demandait Mme Roland.

--Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguée.

Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mère, tout le
plaisir qu'elle avait pris à cette excursion et à cette pêche.

--Vous savez, disait-elle, que j'ai mangé ce matin mes salicoques.
Elles étaient délicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour
ou l'autre cette partie-là...

Le jeune homme l'interrompit:

--Avant d'en commencer une seconde, si nous terminions la première?

--Comment ça? Mais il me semble qu'elle est finie.

--Oh! Madame, j'ai fait, de mon côté, dans ce rocher de Saint-Jouin,
une pêche que je veux aussi rapporter chez moi.

Elle prit un air naïf et malin:

--Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous avez trouvé?

--Une femme! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n'a
pas changé d'avis ce matin.

Elle se mit à sourire:

--Non, Monsieur, je ne change jamais d'avis, moi.

Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, où elle fit
tomber la sienne d'un geste vif et résolu. Et il demanda:

--Le plus tôt possible, n'est-ce pas?

--Quand vous voudrez.

--Six semaines?

--Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma future belle-mère?

Mme Roland répondit avec un sourire un peu mélancolique:

--Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d'avoir bien
voulu Jean, car vous le rendrez très heureux.

--On fera ce qu'on pourra, maman.

Un peu attendrie, pour la première fois, Mme Rosémilly se leva et,
prenant à pleins bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme un enfant;
et sous cette caresse nouvelle, une émotion puissante gonfla le cœur
malade de la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle éprouvait.
C'était triste et doux en même temps. Elle avait perdu un fils, un
grand fils, et on lui rendait à la place une fille, une grande fille.

Quand elles se retrouvèrent face à face, sur leurs sièges, elles se
prirent les mains et restèrent ainsi, se regardant et se souriant,
tandis que Jean semblait presque oublié d'elles.

Puis elles parlèrent d'un tas de choses auxquelles il fallait songer
pour ce prochain mariage, et quand tout fut décidé, réglé, Mme
Rosémilly parut soudain se souvenir d'un détail et demanda:

--Vous avez consulté M. Roland, n'est-ce pas?

La même rougeur couvrit soudain les joues de la mère et du fils. Ce fut
la mère qui répondit:

--Oh! non, c'est inutile!

Puis elle hésita, sentant qu'une explication était nécessaire, et elle
reprit:

--Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce
que nous avons décidé.

Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel,
car le bonhomme comptait si peu.

Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils:

--Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer.

Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l'épouvante de sa maison.

Ils entrèrent chez Jean.

Dès qu'elle sentit la porte fermée derrière elle, elle poussa un
gros soupir comme si cette serrure l'avait mise en sûreté; puis, au
lieu de se reposer, comme elle l'avait dit, elle commença à ouvrir
les armoires, à vérifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs
et des chaussettes. Elle changeait l'ordre établi pour chercher des
arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage à son œil de
ménagère; et quand elle eut disposé les choses à son gré, aligné les
serviettes, les caleçons et les chemises sur leurs tablettes spéciales,
divisé tout le linge en trois classes principales, linge de corps,
linge de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son
œuvre, et elle dit:

--Jean, viens donc voir comme c'est joli.

Il se leva et admira pour lui faire plaisir.

Soudain, comme il s'était rassis, elle s'approcha de son fauteuil à pas
légers, par derrière, et, lui enlaçant le cou de son bras droit, elle
l'embrassa en posant sur la cheminée un petit objet enveloppé dans un
papier blanc, qu'elle tenait de l'autre main.

Il demanda:

--Qu'est-ce que c'est?

Comme elle ne répondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du
cadre:

--Donne! dit-il.

Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires.
Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant
l'appartement, alla l'enfermer à double tour, dans le tiroir de son
bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de
ses yeux, puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante:

--Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine.
Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me
rendre compte.



IX


LES lettres de recommandation des professeurs Mas-Roussel, Rémusot,
Flache et Borriquel, écrites dans les termes les plus flatteurs pour le
Dr Pierre Roland, leur élève, avaient été soumises par M. Marchand au
conseil de la Compagnie transatlantique, appuyées par MM. Poulin, juge
au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au
maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire.

Il se trouvait que le médecin de la _Lorraine_ n'était pas encore
désigné, et Pierre eut la chance d'être nommé en quelques jours.

Le pli qui l'en prévenait lui fut remis par la bonne Joséphine, un
matin, comme il finissait sa toilette.

Sa première émotion fut celle du condamné à mort à qui on annonce sa
peine commuée; et il sentit immédiatement sa souffrance adoucie un peu
par la pensée de ce départ et de cette vie calme, toujours bercée par
l'eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante.

Il vivait maintenant dans la maison paternelle en étranger muet et
réservé. Depuis le soir où il avait laissé s'échapper devant son frère
l'infâme secret découvert par lui, il sentait qu'il avait brisé les
dernières attaches avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir
dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, méchant, et
cependant il était soulagé d'avoir parlé.

Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mère ou le regard de son
frère. Leurs yeux pour s'éviter avaient pris une mobilité surprenante
et des ruses d'ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se
demandait: «Qu'a-t-elle pu dire à Jean? A-t-elle avoué ou a-t-elle nié?
Que croit mon frère? Que pense-t-il d'elle, que pense-t-il de moi?» Il
ne devinait pas et s'en exaspérait. Il ne leur parlait presque plus
d'ailleurs, sauf devant Roland, afin d'éviter ses questions.

Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa nomination, il la
présenta, le jour même, à sa famille. Son père, qui avait une grande
tendance à se réjouir de tout, battit des mains. Jean répondit d'un ton
sérieux, mais l'âme pleine de joie:

--Je te félicite de tout mon cœur, car je sais qu'il y avait beaucoup
de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes
professeurs.

Et sa mère baissa la tête en murmurant:

--Je suis bien heureuse que tu aies réussi.

Il alla, après le déjeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se
renseigner sur mille choses; et il demanda le nom du médecin de la
_Picardie_ qui devait partir le lendemain, pour s'informer près de lui
de tous les détails de sa vie nouvelle et des particularités qu'il y
devait rencontrer.

Le Dr Pirette étant à bord, il s'y rendit, et il fut reçu dans une
petite chambre de paquebot par un jeune homme à barbe blonde qui
ressemblait à son frère. Ils causèrent longtemps.

On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense bâtiment une
grande agitation confuse et continue, où la chute des marchandises
entassées dans les cales se mêlait aux pas, aux voix, au mouvement des
machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres et à la
rumeur des chaînes traînées ou enroulées sur les treuils par l'haleine
rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros
navire.

Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue et se retrouva dans la
rue, une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme
ces brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui
portent dans leur épaisseur insaisissable quelque chose de mystérieux
et d'impur comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et
lointaines.

En ses heures de plus grande souffrance, il ne s'était jamais senti
plongé ainsi dans un cloaque de misère. C'est que la dernière déchirure
était faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de son cœur les
racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas éprouvé encore cette
détresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir.

Ce n'était plus une douleur morale et torturante, mais l'affolement
d'une bête sans abri, une angoisse matérielle d'être errant qui n'a
plus de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces
brutales du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot,
en entrant dans cette chambrette balancée sur les vagues, la chair de
l'homme qui a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s'était
révoltée contre l'insécurité de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors
elle s'était sentie protégée, cette chair, par le mur solide enfoncé
dans la terre qui le tient, et par la certitude du repos à la même
place, sous le toit qui résiste au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime
braver dans la chaleur du logis fermé deviendrait un danger et une
constante souffrance.

Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et
engloutit. Plus d'espace autour de soi, pour se promener, courir, se
perdre par les chemins, mais quelques mètres de planches pour marcher
comme un condamné au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de
jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et
sans cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours
d'orage il faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher aux portes,
se cramponner aux bords de la couchette étroite pour ne point rouler
par terre. Les jours de calme il entendrait la trépidation ronflante
de l'hélice et sentirait fuir ce bateau qui le porte, d'une fuite
continue, régulière, exaspérante.

Et il se trouvait condamné à cette vie de forçat vagabond, uniquement
parce que sa mère s'était livrée aux caresses d'un homme.

Il allait devant lui, défaillant à présent sous la mélancolie désolée
des gens qui vont s'expatrier.

Il ne se sentait plus au cœur ce mépris hautain, cette haine
dédaigneuse pour les inconnus qui passent, mais une triste envie de
leur parler, de leur dire qu'il allait quitter la France, d'être écouté
et consolé. C'était, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va
tendre la main, un besoin timide et fort de sentir quelqu'un souffrir
de son départ.

Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais l'aimait assez pour
ressentir une vraie et poignante émotion; et le docteur se décida tout
de suite à l'aller voir.

Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait des poudres
au fond d'un mortier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta
sa besogne:

--On ne vous aperçoit plus jamais! dit-il.

Le jeune homme expliqua qu'il avait eu à entreprendre des démarches
nombreuses, sans en dévoiler le motif, et il s'assit en demandant:

--Eh bien! les affaires vont-elles?

Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence était terrible,
le malade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n'y
pouvait vendre que des médicaments à bon marché; et les médecins n'y
ordonnaient point ces remèdes rares et compliqués sur lesquels on gagne
cinq cents pour cent. Le bonhomme conclut:

--Si ça dure encore trois mois comme ça, il faudra fermer boutique. Si
je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais déjà mis à
cirer des bottes.

Pierre sentit son cœur se serrer, et il se décida brusquement à porter
le coup, puisqu'il le fallait:

--Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous être d'aucun secours. Je
quitte le Havre au commencement du mois prochain.

Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion fut vive.

--Vous... vous... qu'est-ce que vous dites là?

--Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami.

Le vieux demeurait atterré, sentant crouler son dernier espoir, et il
se révolta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en
qui il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi.

Il bredouilla:

--Mais vous n'allez pas me trahir à votre tour, vous?

Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser:

--Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouvé à me caser ici et je
pars comme médecin sur un paquebot transatlantique.

--Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si bien promis de m'aider à vivre!

--Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-même. Je n'ai pas un sou de
fortune.

Marowsko répétait:

--C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'à mourir de
faim, moi. A mon âge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre
vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal.

Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver
qu'il n'avait pu faire autrement; le Polonais n'écoutait point, révolté
de cette désertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute
à des événements politiques:

--Vous autres Français, vous ne tenez pas vos promesses.

Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et le prenant d'un peu haut:

--Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour se décider à ce que j'ai fait,
il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir.
J'espère que je vous retrouverai plus raisonnable.

Et il sortit.

--Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret sincère.

Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il
avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages défilant
dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait
soupçonner sa mère.

Il hésita, gardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain,
se décidant, il pensa: «Elle avait raison, après tout.» Et il s'orienta
pour retrouver sa rue.

La brasserie était, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de
fumée. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c'était un jour
de fête, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-même servait,
courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant
pleins de mousse.

Quand Pierre eut trouvé une place, non loin du comptoir, il attendit,
espérant que la bonne le verrait et le reconnaîtrait.

Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'œil, trottant
menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil.

Il finit par frapper la table d'une pièce d'argent. Elle accourut.

--Que désirez-vous, Monsieur?

Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans le calcul des
consommations servies.

--Eh bien! fit-il, c'est comme ça qu'on dit bonjour à ses amis?

Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix pressée:

--Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je n'ai pas le temps
aujourd'hui. C'est un bock que vous voulez?

--Oui, un bock.

Quand elle l'apporta, il reprit:

--Je viens te faire mes adieux. Je pars.

Elle répondit avec indifférence:

--Ah bah! Où allez-vous?

--En Amérique.

--On dit que c'est un beau pays.

Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien malavisé pour lui parler
ce jour-là. Il y avait trop de monde au café!

Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant sur la jetée, il vit
la _Perle_ qui rentrait portant son père et le capitaine Beausire.
Le matelot Papagris ramait; et les deux hommes, assis à l'arrière,
fumaient leur pipe avec un air de parfait bonheur. Le docteur songea en
les voyant passer: «Bienheureux les simples d'esprit.»

Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames pour tâcher de
s'engourdir dans une somnolence de brute.

Quand il rentra, le soir, à la maison, sa mère lui dit, sans oser lever
les yeux sur lui:

--Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, et je suis un peu
embarrassée. Je t'ai commandé tantôt ton linge de corps et j'ai passé
chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu besoin de rien autre, de
choses que je ne connais pas, peut-être?

Il ouvrit la bouche pour dire: «Non, de rien.» Mais il songea qu'il lui
fallait au moins accepter de quoi se vêtir décemment, et ce fut d'un
ton très calme qu'il répondit:

--Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai à la Compagnie.

Il s'informa, et on lui remit la liste des objets indispensables. Sa
mère, en la recevant de ses mains, le regarda pour la première fois
depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l'expression si
humble, si douce, si triste, si suppliante des pauvres chiens battus
qui demandent grâce.

Le 1er octobre, la _Lorraine_, venant de Saint-Nazaire, entra au port
du Havre, pour en repartir le 7 du même mois à destination de New-York;
et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine flottante
où serait désormais emprisonnée sa vie.

Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mère
qui l'attendait et qui murmura d'une voix à peine intelligible:

--Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer sur ce bateau?

--Non, merci, tout est fini.

Elle murmura:

--Je désire tant voir ta chambrette.

--Ce n'est pas la peine. C'est très laid et très petit.

Il passa, la laissant atterrée, appuyée au mur, et la face blême.

Or Roland, qui visita la _Lorraine_ ce jour-là même, ne parla pendant
le dîner que de ce magnifique navire et s'étonna beaucoup que sa femme
n'eût aucune envie de le connaître puisque leur fils allait s'embarquer
dessus.

Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant les jours qui suivirent.
Il était nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait
fouetter tout le monde. Mais la veille de son départ il parut soudain
très changé, très adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents
avant d'aller coucher à bord pour la première fois:

--Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau?

Roland s'écria:

--Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise?

--Mais certainement, dit-elle tout bas.

Pierre reprit:

--Nous partons à onze heures juste. Il faut être là-bas à neuf heures
et demie au plus tard.

--Tiens! s'écria son père, une idée. En te quittant nous courrons bien
vite nous embarquer sur la _Perle_ afin de t'attendre hors des jetées
et de te voir encore une fois. N'est-ce pas, Louise?

--Oui, certainement.

Roland reprit:

--De cette façon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre
le môle quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais
reconnaître les siens dans le tas. Ça te va?

--Mais oui, ça me va. C'est entendu.

Une heure plus tard il était étendu dans son petit lit marin, étroit
et long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts,
songeant à tout ce qui s'était passé depuis deux mois dans sa vie, et
surtout dans son âme. A force d'avoir souffert et fait souffrir les
autres, sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée, comme
une lame émoussée. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir à
quelqu'un et de quoi que ce fût, et il laissait aller sa révolte à
vau-l'eau à la façon de son existence. Il se sentait tellement las
de lutter, las de frapper, las de détester, las de tout, qu'il n'en
pouvait plus et tâchait d'engourdir son cœur dans l'oubli, comme on
tombe dans le sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les
bruits nouveaux du navire, bruits légers, à peine perceptibles en
cette nuit calme du port; et de sa blessure jusque-là si cruelle il ne
sentait plus aussi que les tiraillements douloureux des plaies qui se
cicatrisent.

Il avait dormi profondément quand le mouvement des matelots le tira de
son repos. Il faisait jour, le train de marée arrivait au quai amenant
les voyageurs de Paris.

Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affairés, inquiets,
cherchant leurs cabines, s'appelant, se questionnant et se répondant
au hasard, dans l'effarement du voyage commencé. Après qu'il eut salué
le capitaine et serré la main de son compagnon le commissaire du bord,
il entra dans le salon où quelques Anglais sommeillaient déjà dans les
coins. La grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés de filets d'or
prolongeait indéfiniment dans les glaces la perspective de ses longues
tables flanquées de deux lignes illimitées de sièges tournants, en
velours grenat. C'était bien là le vaste hall flottant et cosmopolite
où devaient manger en commun les gens riches de tous les continents.
Son luxe opulent était celui des grands hôtels, des théâtres, des
lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l'œil des
millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire
réservée à la seconde classe, quand il se souvint qu'on avait embarqué
la veille au soir un grand troupeau d'émigrants, et il descendit dans
l'entrepont. En y pénétrant, il fut saisi par une odeur nauséabonde
d'humanité pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus écœurante
que celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors, dans une sorte de
souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut
des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants étendus sur des planches
superposées ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point
les visages, mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons,
cette foule de misérables vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant
avec une femme maigre et des enfants exténués pour une terre inconnue,
où ils espéraient ne point mourir de faim, peut-être.

Et songeant au travail passé, au travail perdu, aux efforts stériles,
à la lutte acharnée, reprise chaque jour en vain, à l'énergie dépensée
par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir où, cette
existence d'abominable misère, le docteur eut envie de leur crier:
«Mais foutez-vous donc à l'eau avec vos femelles et vos petits!» Et son
cœur fut tellement étreint par la pitié qu'il s'en alla, ne pouvant
supporter leur vue.

Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly l'attendaient déjà dans
sa cabine.

--Si tôt, dit-il.

--Oui, répondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir
le temps de te voir un peu.

Il la regarda. Elle était en noir, comme si elle eût porté un deuil, et
il s'aperçut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier,
devenaient tout blancs à présent.

Il eut grand'peine à faire asseoir les quatre personnes dans sa petite
demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restée ouverte on voyait
passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fête, car
tous les amis des embarqués et une armée de simples curieux avaient
envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans
les salons, partout, et des têtes s'avançaient jusque dans la chambre
tandis que des voix murmuraient au dehors: «C'est l'appartement du
docteur.»

Alors Pierre poussa la porte; mais dès qu'il se sentit enfermé avec les
siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait
leur gêne et leur silence.

Mme Rosémilly voulut enfin parler:

--Il vient bien peu d'air par ces petites fenêtres, dit-elle.

--C'est un hublot, répondit Pierre.

Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre capable de résister aux
chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le système de
fermeture. Roland à son tour demanda:

--Tu as ici même la pharmacie?

Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliothèque de fioles
qui portaient des noms latins sur des carrés de papier blanc.

Il en prit une pour énumérer les propriétés de la matière qu'elle
contenait, puis une seconde, puis une troisième, et il fit un vrai
cours de thérapeutique qu'on semblait écouter avec grande attention.

Roland répétait en remuant la tête:

--Est-ce intéressant cela!

On frappa doucement contre la porte.

--Entrez! cria Pierre.

Et le capitaine Beausire parut.

Il dit, en tendant la main:

--Je viens tard parce que je n'ai pas voulu gêner vos épanchements.

Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommença.

Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille. Des commandements lui
parvenaient à travers la cloison, et il annonça:

--Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la
_Perle_ pour vous voir encore à la sortie, et vous dire adieu en pleine
mer.

Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner les voyageurs de la
_Lorraine_ sans doute, et il se leva avec empressement:

--Allons, adieu, mon garçon.

Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte.

Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baissés, très pâle.

Son mari lui toucha le bras:

--Allons, dépêchons-nous, nous n'avons pas une minute à perdre.

Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une après
l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot.
Puis il serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son frère en lui
demandant:

--A quand ton mariage?

--Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coïncider avec un de
tes voyages.

Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont
encombré de public, de porteurs de paquets et de marins.

La vapeur ronflait dans le ventre énorme du navire qui semblait frémir
d'impatience.

--Adieu, dit Roland toujours pressé.

--Adieu, répondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois
qui faisaient communiquer la _Lorraine_ avec le quai.

Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'éloigna.

--Vite, vite, en voiture! criait le père.

Un fiacre les attendait qui les conduisit à l'avant-port où Papagris
tenait la _Perle_ toute prête à prendre le large.

Il n'y avait aucun souffle d'air; c'était un de ces jours secs et
calmes d'automne, où la mer polie semble froide et dure comme de
l'acier.

Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent à
ramer. Sur le brise-lames, sur les jetées, jusque sur les parapets
de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la
_Lorraine_.

La _Perle_ passa entre ces deux vagues humaines et fut bientôt hors du
môle.

Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et
il disait:

--Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais là,
juste.

Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus
loin possible. Tout à coup Roland s'écria:

--La voilà. J'aperçois sa mâture et ses deux cheminées. Elle sort du
bassin.

--Hardi! les enfants, répétait Beausire.

Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux.

Roland était debout, cramponné au mât; il annonçait:

--En ce moment elle évolue dans l'avant-port... Elle ne bouge plus...
Elle se remet en mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur... Elle
marche... bravo!... Elle s'engage dans les jetées!... Entendez-vous
la foule qui crie... bravo!... C'est le _Neptune_ qui la tire... je
vois son avant maintenant.... la voilà, la voilà... Nom de Dieu, quel
bateau! Nom de Dieu! regardez donc!...

Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent; les deux hommes cessèrent
de ramer; seule Mme Roland ne remua point.

L'immense paquebot, traîné par un puissant remorqueur qui avait l'air,
devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port.
Et le peuple havrais massé sur les môles, sur la plage, aux fenêtres,
emporté soudain par un élan patriotique se mit à crier: «Vive la
_Lorraine_!» acclamant et applaudissant ce départ magnifique, cet
enfantement d'une grande ville maritime qui donnait à la mer sa plus
belle fille.

Mais Elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit passage enfermé entre deux
murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et
elle partit toute seule comme un énorme monstre courant sur l'eau.

--La voilà... la voilà!... criait toujours Roland. Elle vient droit sur
nous.

Et Beausire, radieux, répétait:

--Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? Est-ce que je connais leur
route?

Jean, tout bas, dit à sa mère:

--Regarde, maman, elle approche.

Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés par les larmes.

La _Lorraine_ arrivait, lancée à toute vitesse dès sa sortie du port,
par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquée, annonça:

--Attention! M. Pierre est à l'arrière, tout seul, bien en vue.
Attention!

Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire,
maintenant, passait presque à toucher la _Perle_.

Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les bras vers lui, et elle vit
son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, qui lui
jetait à deux mains des baisers d'adieu.

Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu déjà tout petit,
effacé comme une tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. Elle
s'efforçait de le reconnaître encore et ne le distinguait plus.

Jean lui avait pris la main:

--Tu as vu? dit-il.

--Oui, j'ai vu. Comme il est bon!

Et on retourna vers la ville.

--Cristi! ça va vite, déclarait Roland avec une conviction enthousiaste.

Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s'il eût
fondu dans l'Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer
à l'horizon vers une terre inconnue, à l'autre bout du monde. Sur ce
bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait
plus tout à l'heure, était son fils, son pauvre fils. Et il lui
semblait que la moitié de son cœur s'en allait avec lui, il lui
semblait aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore qu'elle
ne reverrait jamais plus son enfant.

--Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant
un mois?

Elle balbutia:

--Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal.

Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire les quitta tout de suite
pour aller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme
Rosémilly, et Roland dit à sa femme:

--Il a une belle tournure, tout de même, notre Jean.

--Oui, répondit la mère.

Et comme elle avait l'âme trop troublée pour songer à ce qu'elle
disait, elle ajouta:

--Je suis bien heureuse qu'il épouse Mme Rosémilly.

Le bonhomme fut stupéfait.

--Ah bah! Comment? Il va épouser Mme Rosémilly?

--Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui même.

--Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette
affaire-là?

--Oh! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait être sûr
d'être agréé par elle avant de te consulter.

Roland se frottait les mains:

--Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument.

Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard
François-Ier, sa femme se retourna encore une fois pour jeter un
dernier regard sur la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une
petite fumée grise, si lointaine, si légère qu'elle avait l'air d'un
peu de brume.


FIN.



NOTE.


Le manuscrit de _Pierre et Jean_ se compose de 188 feuillets grand
in-8º écrits au recto, paginés de 1 à 188. Ce dernier feuillet porte
le mot _fin_. L'écriture est rapide et assurée. Les corrections y sont
peu nombreuses. Vers la fin cependant, à partir du chapitre VIII,
les surcharges sont plus rapprochées, des membres de phrases sont
abandonnés. Les variantes que nous donnons indiquent les hésitations de
l'auteur pour rendre définitives les scènes qui se déroulent dans la
partie capitale de son livre.


_Pierre et Jean_ a paru dans _la Nouvelle Revue_, en décembre 1887 et
janvier 1888. Il fut mis en vente par Ollendorff au commencement de
1888 et par Boussod-Valadon avec les illustrations de Duez et de Lynch
à la fin de la même année.

Maupassant écrit à sa mère au commencement de novembre 1887:

  «Ollendorff veut mettre en vente _Pierre et Jean_ le 3 janvier et
  non le 20... _Pierre et Jean_ aura un succès littéraire, mais non
  pas un succès de vente. Je suis sûr que ce livre est bon. Je te l'ai
  toujours écrit, mais il est cruel, ce qui l'empêchera de se vendre.»

Quant à la préface, elle parut en feuilleton dans _le Supplément
littéraire_ du _Figaro_ (samedi 7 janvier 1888). Elle faillit même
donner lieu à un procès entre Maupassant et la direction du journal,
celle-ci ayant jugé bon de supprimer plusieurs passages importants
de l'article, sans l'assentiment de l'auteur. L'affaire s'arrangea
cependant sans débats judiciaires.

La préface de _Pierre et Jean_ fut très discutée.


Nous extrayons du livre de Mme Lecomte du Nouy, _En regardant passer la
vie_ (Ollendorff, édit.), le passage suivant:

  «J'ai écrit durant une partie de ma vie une sorte de journal, j'y
  retrouve ceci à la date du 22 juin 1887:

  «Maupassant me lit les premières pages de son nouveau roman _Pierre
  et Jean_. L'exposition s'annonce très bien; c'est un fait réel qui
  lui a donné l'idée d'écrire ce livre. Un de ses amis vient de faire
  un héritage de huit millions. Cet héritage lui a été laissé par un
  commensal de sa famille. Il paraît que le père du jeune homme était
  vieux, la mère, jeune et jolie. Guy a cherché comment le don d'une
  pareille fortune pouvait s'expliquer; il a fait une supposition
  qui s'est imposée à lui; il va la développer et nous devons aller
  ensemble samedi au Havre pour qu'il se pénètre du paysage, des
  bassins et du mouvement du port, d'une façon absolument juste.»

  «C'est bien ainsi qu'il procédait. Le moindre point de départ lui
  suffisait: il voyait le monde à travers une goutte d'eau et il était
  surpris que chacun n'eût pas ses yeux.»



VARIANTES

D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL.


Page 2, ligne 27, Roland _prit_ la manne...

Page 3, ligne 10, il _demanda_:...

Page 3, ligne 26, enroulé _le_ fil...

Page 5, ligne 11, deux _nourrissaient_ le...

Page 5, ligne 24, autre bête _plus_ petite...

Page 7, ligne 4, cours, d'_origine anglaise_, mort à la mer l'_année
d'avant_.

Page 9, ligne 10, de _l'inoculer_, de faire des croyants _comme un
prêtre_, s'écria...

Page 10, ligne 1, rien, _quand_ le...

Page 10, ligne 9, puis _déjeuné_, puis...

Page 10, ligne 13, que _le poisson ne mordait_ plus...

Page 10, ligne 23, leurs _lignes_, les...

Page 11, ligne 1, _Pas_ de vent,...

Page 11, ligne 3, bras _tendu_ vers...

Page 13, ligne 12, peu, _si peu_, son...

Page 15, ligne 18, Jean _gros_ et...

Page 17, ligne 5, chaque _élan_ du...

Page 18, ligne 18, avaient _sortis du port_, demeuraient...

Page 21, ligne 3, navires _suivi_ par...

Page 21, ligne 21, serait _très_ triste.

Page 22, ligne 6, Normande, _dans le quartier d'Ingouville_.

Page 24, ligne 11, peu _rêvassière_, et...

Page 26, ligne 15, précède tous les noms de notaires...

Page 31, ligne 23, pas _très_ sûre...

Page 32, ligne 9, à _trois_ heures...

Page 32, ligne 14, posa _la_ main...

Page 34, ligne 2, à _trois_ heures...

Page 34, ligne 3, demain, _trois_ heures...

Page 35, ligne 19, rare, _très rare_ par...

Page 36, ligne 8, fut _seul_ avec...

Page 37, ligne 14, _Et_ madame...

Page 47, ligne 21, bourgeois de son...

Page 48, ligne 5, allongées _sur une_ autre...

Page 49, ligne 8, une _ponne_ liqueur, très _ponne_, très _ponne_...

Page 49, ligne 21, un _pon_ sirop ou une _ponne_ liqueur...

Page 50, ligne 23, très _pon_, très _pon_: «joli _rupis_»...

Page 51, ligne 20, effet? _Sur qui cela ne ferait-il pas un bon effet?_
Quel...

Page 54, ligne 3, pouvait _se faire_ cent...

Page 56, ligne 16, _Il_ s'assit...

Page 56, ligne 22, laisser _au moins_ dans...

Page 58, ligne 16, être _bien_ jobard...

Page 60, ligne 7, de _fort_ joli: un grand _rez-de-chaussée_ avec...

Page 61, ligne 1, de _sa fortune_.

Page 61, ligne 18, lever _jusqu'au déjeuner, du déjeuner jusqu'au
dîner, et du dîner_ jusqu'au...

Page 63, ligne 22, sens, _de bon sens_ vulgaire...

Page 65, ligne 3, sur _une_ banquette...

Page 66, ligne 25, a _rudement_ de...

Page 67, ligne 9, instants _comme avait fait Marowsko la veille au
soir_, puis...

Page 67, ligne 13, étonnant _s'il_ te...

Page 70, ligne 10, il _vit_ Madame...

Page 72, ligne 15, bouquet _plein_ de...

Page 73, ligne 10, déjeuner _sur l'herbe_ dont...

Page 74, ligne 5, lune, _avec une mimique_ si plaisante...

Page 74, ligne 21, plus _morne_, répondit...

Page 79, ligne 2, membres. _Elle_ se...

Page 79, ligne 10, leva _pour_ porter...

Page 79, ligne 27, moi _et pour_ mon...

Page 80, ligne 4, rien _à dire_.

Page 81, ligne 11, maison _presque_ tous...

Page 81, ligne 23, il s'_était couché_, vers minuit, l'esprit confus et
la tête lourde. Et il _avait dormi_ comme...

Page 89, ligne 15, Lorsqu'il _entra_ dans...

Page 92, ligne 27, premier, _puisqu'il_ fut...

Page 97, ligne 19, _à un_ meuglement _de_ taureau...

Page 97, ligne 26, _poussé_ lui-même...

Page 100, ligne 11, tendre avec...

Page 103, ligne 2, avait _laissé_ toute sa fortune à l'_autre_ enfant.

Page 103, ligne 16, le _voir_ rien...

Page 107, ligne 5, le _hurlement_ de...

Page 107, ligne 7, recula _à pas rapides_ jusqu'au...

Page 108, ligne 6, les _lieux_. Oh!...

Page 109, ligne 9, par _s'endormir_.

Page 110, ligne 1, _Pierre dormit peu d'un sommeil troublé._ Quand...

Page 114, ligne 6, et _s'attristaient_ ensemble...

Page 114, ligne 20, ressemblances _qui révèlent deux corps faits de la
même chair_, une de ces...

Page 122, ligne 21, c'était _l'heure_ du...

Page 128, ligne 11, s'agit _du_ caractère...

Page 129, ligne 11, lui _ressemblait pas_, ne lui...

Page 130, ligne 12, l'avait _sorti_ de...

Page 130, ligne 16, l'as _tiré d'un_ tiroir...

Page 132, ligne 22, un _petit_ cadre...

Page 135, ligne 2, mettait _presque_ toujours...

Page 136, ligne 21, fut _découverte_, et...

Page 138, ligne 1, survint _dans la famille_ Roland...

Page 138, ligne 8, d'enterrement _depuis quelque temps_? Le docteur
répondit...

Page 140, ligne 25, trouver mal. _Elle balbutiait en faisant un effort
énergique pour respirer et reprendre ses sens._ Non, non...

Page 145, ligne 24, voiture _qui roulait_ au...

Page 146, ligne 19, appelle _encore_ la belle Alphonsine, _en souvenir
des jours anciens_, s'en vint...

Page 147, ligne 12, monde _même les dames_ passerait...

Page 156, ligne 1, prendre, _à cause_ de la...

Page 156, ligne 4, et _saisissant_ entre...

Page 166, ligne 10, afin _de jouir de la surprise_ quand...

Page 166, ligne 13, _Quand on fut_ dans le...

Page 171, ligne 17, se _retourna_ vers...

Page 171, ligne 20, Jean _aussi_ s'était...

Page 173, ligne 10, qu'il _tenait l'arme empoisonnée_...

Page 173, ligne 21, qui _sentait_ porter...

Page 174, ligne 13, jaloux! _tu rends la maison inhabitable parce que
tu es jaloux_, tu cherches...

Page 176, ligne 5, douleur _par ce que_ j'ai deviné d'abord et _ce que_
je sais...

Page 179, ligne 27, et, _comme il ne voyait rien_, il...

Page 180, ligne 22, plein de _larmes_ et un fils...

Page 183, ligne 4, rien, _plus rien_ pour...

Page 184, ligne 21, Non, mon enfant.

_--Si maman.

Puis s'écartant un peu, mais toujours à genoux devant elle:

--«Écoute, je te jure, moi, que, pas une fois je ne penserai à ce que
tu m'as dit tout à l'heure.

--Tu ne pourrais pas?

--Je pourrai. Et puis... et puis... et puis je t'aime plus que tu ne
crois. Jure.

--Non.

--Écoute, maman, permets-moi..._

Page 187, ligne 7, impossible de te _faire comprendre_.

Page 187, ligne 8, _parlait d'une_ voix...

Page 187, ligne 12,--Laisse-moi _parler.--Eh bien, mon enfant, malgré
cela, malgré tout ce que je viens d'endurer depuis le jour où tu as
hérité de cet argent jusqu'à ce soir, et ce soir surtout... ce soir,...
tu comprends... malgré cela je ne regrette rien de ce que j'ai fait...
Tu veux que je reste. Je resterai si tu me le dis encore quand tu
m'auras écouté jusqu'au bout...

Je ne regrette rien. Si tu m'aimes assez pour me garder, il faut
que tu gardes avec moi le souvenir et l'amour de ton père, de ton
vrai père... et que tu acceptes d'être son fils comme j'accepte, moi,
d'avoir été sa maîtresse... Laisse-moi parler... Si je t'aime tant,...
toi... toi... toi... plus que ton frère... c'est que tu es son fils,
à lui... Écoute... j'ai épousé un homme dont je ne voulais pas, parce
que mon père et ma mère m'y ont forcée... j'ai dormi dans son lit et
pleuré de dégoût dans ses bras... Et je serais morte sans avoir goûté
un instant de bonheur, et je ne t'aurais pas, toi, si je n'avais point
rencontré ton père. Tout ce que j'ai eu de bon, de doux, de cher, de
chaud, mes pauvres rêves, les quelques jours clairs de mon existence,
c'est à lui que je les dois. Je lui dois. Je lui dois tout, d'avoir
pensé, d'avoir aimé, même d'avoir pleuré et d'avoir souffert. Et je
l'aime encore, tout mort qu'il est, je l'aime presque autant que toi,
mon petit Jean. Comprends-tu, dis, comprends-tu? On m'avait donnée à
quelqu'un... Est-ce que je savais? Je me suis reprise et donnée à un
autre, et je ne veux pas le renier, même aujourd'hui. Toi, maintenant,
tu es tout ce qui me reste de lui, et si je t'aime tant, c'est pour ça.

Faut-il rester, ou faut-il partir? Je ferai ce que tu voudras.

Il dit, d'une voix douce:

--Reste, maman.

--Alors, tu veux bien être son fils?

Il ne répondit pas et l'embrassa.

Elle l'étreignit longtemps. Puis, redevenue soudain la femme d'ordre
et de chiffres qu'elle avait été toute sa vie:

--Écoute, puisque tu veux bien--je pense à tout--puisque tu veux bien,
tu garderas ton héritage, n'est-ce pas?

Il fit un mouvement de révolte, n'ayant point prévu cette conséquence.

Elle reprit avec angoisse: «Oui, tu le garderas, puisque tu es son
fils, ça n'est pas possible autrement. Et qu'est-ce qu'on dirait
maintenant, si tu le refusais? Et puis, comment le refuserais-tu,
puisque tu es son fils, et que tu le sais, et que tu veux bien?

Il répondit pour la calmer:

--Nous parlerons de ça plus tard.

Elle ne voulait pas.

--Non... non... aujourd'hui, tout de suite.

Et, avec un entêtement tout féminin, acharnée à cette idée nouvelle,
réglant comme une question d'intérêt commercial, par une combinaison
ingénieuse, cette délicate affaire d'intérêt sentimental, elle raisonna
tendrement.

--Voici, mon petit Jean. Comprends-moi bien. Maintenant que tu connais
ton père, tu ne voudrais rien accepter de M. Roland, n'est-ce pas, ni
aujourd'hui, ni plus tard? Donc tu n'aurais rien, jamais, puisqu'on ne
m'a pas donné de dot, à moi. Alors je dirai à mon mari de laisser toute
notre fortune à Pierre en faisant valoir que tu n'en as pas besoin,
toi, puisque tu es riche de ton côté. Et ce sera très juste ainsi. Ton
frère aura l'argent de son père et toi l'argent du tien.

Elle trouvait cela très juste: et c'était très juste en effet, et Jean
fut sans réponse, sans arguments et sans résistance.

Il reprit après un court silence:

--Comme tu vas souffrir en te retrouvant en face de Pierre?

Elle répondit en l'embrassant:

--Oh, maintenant, puisque tu m'aimes!

Mais il comprit avec un sentiment plus précis de la réalité qu'elle ne
pouvait, tous les jours, affronter le regard et les allusions terribles
du fils aîné.

--Non, non, dit-il, il faut trouver quelque chose. Mets ton chapeau,
je vais te reconduire, et nous parlerons de cela, demain.

Une volonté énergique, née soudain en lui, du besoin de secourir sa
mère, et une résolution d'agir sans tarder et sans hésiter.

--Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec un abandon enfantin,
tendre et reconnaissant, et elle essaya de se lever._

Mais la secousse...

Page 192, ligne 14, entendue _rentrer_.

Page 193, ligne 1, VIII. _Roland entra à l'heure ordinaire, le
lendemain, dans la salle à manger pour déjeuner. Le couvert était mis,
mais personne ne paraissait.

Il s'assit et attendit, puis, au bout de cinq minutes, furieux de ce
retard, il ouvrit la porte et cria:_

--On ne mange donc...

Page 199, ligne 3, est au _salon_ avec...

Page 199, ligne 6, Louise? _Au bout d'une demi-minute, Mme Roland
répondit_:--Quoi? mon ami...

Page 199, ligne 12, ami, nous _descendons_. Et elle _parut presque
aussitôt_, suivie de Jean. Roland s'écria: «Tiens...

Page 199, ligne 20, _Jean_ s'avança...

Page 200, ligne 8, Et le jeune homme sortit.

_Il ne s'était point couché, et n'avait pas dormi. Après avoir quitté
sa mère, quand son âme se fut calmée, quand sa pensée se fut éclaircie
ainsi qu'une eau battue et remuée, il accepta la situation nouvelle
qu'on venait de lui révéler. Le choc reçu par sa sensibilité avait été
si fort qu'il emportait, dans un irrésistible attendrissement, tous les
préjugés établis et toutes les revendications de la morale naturelle.
D'ailleurs, il n'était pas un homme de longue résistance; il n'aimait
lutter contre personne, et encore moins contre lui-même, il se résigna
donc et, par un penchant instinctif, par un amour inné du repos, de
la vie douce et tranquille, il s'inquiéta aussitôt des perturbations
qui allaient surgir autour de lui et l'atteindre du même coup. Il les
pressentait inévitables et terribles, et pour les écarter il se décida
à des efforts surhumains d'énergie et d'activité. Il fallait que tout
de suite, dès le lendemain, la difficulté fût tranchée, car il avait
aussi, par instants, ce besoin impérieux des solutions immédiates qui
constitue toute la force des faibles, incapables de vouloir longtemps.
Son esprit d'avocat, habitué d'ailleurs à démêler et à étudier les
situations compliquées, les questions d'ordre intime dans les familles
troublées, découvrit immédiatement toutes les conséquences prochaines
de l'état d'âme de son frère.

Malgré lui, il envisageait les suites d'un point de vue presque
professionnel, comme s'il eût réglé les relations possibles de clients
après une catastrophe d'ordre moral. Certes, un contact continuel
avec Pierre lui devenait impossible. Il l'éviterait facilement en
restant chez lui, mais il était encore plus inadmissible que leur
mère continuât à demeurer sous le même toit que son fils aîné.
(Transposition.)

Et longtemps il marcha de long en large dans son salon, imaginant et
rejetant des combinaisons, ne trouvant rien qui pût le satisfaire, car
au fond de son cœur, une autre préoccupation secrète était cachée qu'il
ne s'avouait pas à lui-même, celle de ne pas compromettre son mariage.

Il faisait grand jour quand il trouva ce moyen si longtemps cherché.
Il se leva, s'habilla, sortit pour s'assurer que l'exécution en était
possible; et maintenant il allait sonder adroitement les intentions de
son frère, en déjeunant._

Il montait l'escalier, avec la résolution...

Page 203, ligne 4, Ah! ah! _Qui ça?_

Page 203, ligne 24, tard, _très, très utiles_ parmi...

Page 204, ligne 6, _six_ mille, et le médecin _reçoit_ cinq mille de
fixe.

Page 206, ligne 23, recommandations _médiocres_.

Page 209, ligne 1, _Comment veux-tu_, j'y...

Page 209, ligne 4, _Oh! maintenant c'est impossible, j'ai fait trop de
mal à mon pauvre Pierre._ Elle se tut...

Page 210, ligne 2, d'émotion _reçue_ la...

Page 210, ligne 19, mobilier _de son_ salon...

Page 210, ligne 22, achetés, _sur sa demande_, par...

Page 215, ligne 23, ayant _peur_ de sa maison _maintenant_.

Page 216, ligne 20, droit, _elle murmura_:--_Mon enfant, je te l'ai
apporté, tu le cacheras bien et tu le regarderas de temps en temps._

Et _de l'autre main elle lui offrait_ un petit objet.

Page 216, ligne 25, Qu'est-ce que c'est?

_Elle répondit tout bas: «Tu le verras quand je ne serai plus ici._

_Alors il_ comprit en reconnaissant la forme du cadre.

Page 217, ligne 1, _Mais avant de lui remettre le portrait de son père,
dont elle se séparait pour toujours, elle posa sur l'enveloppe un long
baiser d'adieu, car elle avait dramatisé cette rupture en se jurant,
comme on fait pour briser un lien d'amour, de ne plus revoir jamais la
figure peinte de son ami.

Lorsque son fils eut enfermé cette image à double tour dans le tiroir
de son bureau_, elle essuya...

Page 218, ligne 14, _La lettre_ qui l'en...

Page 220, ligne 12, Il _se rendit_ après...

Page 221, ligne 3, la _puissante_ rumeur des...

Page 227, ligne 21, temps _de causer_ aujourd'hui.

Page 228, ligne 6, vers _le port_. En...

Page 229, ligne 19, qui _lui dit_ d'une voix...

Page 230, ligne 18, Roland _répéta_:--Mais oui, mais oui
_certainement_. N'est-ce...

Page 231, ligne 12, était _couché_ dans...

Page 233, ligne 15, planches ou grouillant...

Page 236, ligne 7, et il _déclara_:

Page 236, ligne 20, lui _prit_ le bras...

Page 238, ligne 14, Mme Roland _tira_ son mouchoir _de_ sa...

Page 239, ligne 24, elle _va passer_.

Page 240, ligne 11, des baisers.

Page 241, ligne 21, trop troublée _pour prendre des précautions de
langage_, elle ajouta: «_Tu sais qu'il va épouser_ Mme Rosémilly».
Le bonhomme fut stupéfait.--_Ah bah! mais vous ne m'en avez rien
dit.--Non, Jean voulait être sûr d'être accepté.--Ah! très
bien, c'est une bonne idée qu'il a eue là; moi, je l'approuve tout
à fait._ Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard
François-Ier, _elle_ se retourna...

Page 242, ligne 16, légère qu'_elle semblait un nuage_.



OPINION DE LA PRESSE

SUR

_PIERRE ET JEAN_.


_Le Temps_, 15 janvier 1888 (Anatole France), _La Vie littéraire_, II,
C. Lévy, éditeur.

«La théorie de M. de Maupassant, si je l'ai bien comprise, revient à
ceci: Il y a toutes sortes de manières de faire de bons romans; mais il
n'y a qu'une seule manière de les estimer. Celui qui crée est un homme
libre, celui qui juge est un ilote...

«Laissez-la donc libre [la critique], puisqu'elle est innocente. Elle
a quelque droit, ce semble, aux franchises que vous lui refusez si
fièrement quand vous les accordez avec une si juste libéralité aux
œuvres dites _originales_. N'est-elle point fille de l'imagination
comme elles? N'est-elle pas, à sa manière, une œuvre d'art?...

«Eh bien, sans me faire la moindre illusion sur la vérité absolue des
opinions qu'elle exprime, je tiens la critique pour la marque la plus
certaine par laquelle se distinguent les âges vraiment intellectuels...
Je la tiens pour un des plus nobles rameaux dont soit décoré, dans
l'arrière-saison, l'arbre chenu des lettres.

«Maintenant, M. Guy de Maupassant me permettra-t-il de dire, sans
suivre les règles qu'il a posées, que son nouveau roman, _Pierre et
Jean_, est fort remarquable et décèle un bien vigoureux talent?... La
vérité est que M. de Maupassant a traité ce sujet ingrat avec la sûreté
d'un talent qui se possède pleinement. Force, souplesse, mesure, rien
ne manque plus à ce conteur robuste et magistral. Il est vigoureux sans
effort. Il est consommé dans son art... Quant à la langue de M. de
Maupassant, je me contenterai de dire que c'est du vrai français, ne
sachant donner une plus belle louange.»


_Revue Bleue_, 14 janvier 1888 (Maxime Gaucher).

«Pourquoi ce roman _très bien fait_--que l'auteur ne proteste pas, lui
qui s'indigne contre les romans _bien faits_!--est-il précédé d'une
préface absolument inutile?... La seule chose que je veux retenir
de cette préface, c'est qu'il n'y aurait aucun signe auquel pût se
reconnaître un roman bien fait; c'est que ça n'existe pas un roman bien
fait.--Eh bien, si, et le roman bien fait, c'est _Pierre et Jean_.


_L'Écho de Paris_, 16 janvier 1888 (Edmond Lepelletier).

......................................................................
«Tout ce que nous pouvons constater, c'est que tenants de la nouvelle
ou partisans du roman seront obligés de tomber d'accord sur ce
point, que _Pierre et Jean_ est un livre excellent, d'un style pur,
aux mailles solides, forgé sur la bonne enclume et fait de main
d'ouvrier...

«Lisez et relisez _Pierre et Jean_, lecteurs. Contentez-vous de lire la
préface.»


_L'Illustration_, 21 janvier 1888 (L. P.).

«... C'est une étude d'âme, mais où l'auteur ne songe pas à se montrer
psychologue. Les personnages en sont tous bien vivants, d'une vie bien
intense où le corps aussi tient sa place.

«Avec M. Guy de Maupassant, on ne risque guère de tomber dans
l'abstraction. Il a le don de la vie, et ce don il le possède aussi
bien dans son style que dans ses personnages... Mais n'allons-nous pas
mériter les sévérités de M. de Maupassant à l'égard des critiques,
lesquels, le plus souvent, nous dit-il, gourmandent à faux les
artistes, ou les complimentent sans réserve et sans mesure? Cela est à
craindre...»


_Revue des Deux-Mondes_, Bulletin bibliographique, 15 janvier 1888.

......................................................................
«Il faut lire ce petit roman, car l'auteur nous fait assister avec
beaucoup de talent à tous les combats qui se livrent dans l'esprit de
Pierre...

«On peut regretter que M. de Maupassant mette dans la bouche de
ses personnages quelques expressions que l'on penserait ne pas y
rencontrer, et il nous semble que le récit aurait gagné quelque chose à
cette épuration; mais il paraît que l'école à laquelle appartient M.
Guy de Maupassant tient absolument à cette manière de dire.»


_Journal des Débats_, 11 février 1909 (André Heurteau).

«... Pour nous, et peut-être aussi pour beaucoup de lecteurs, l'effet
produit par la lecture de _Pierre et Jean_, ce n'est pas seulement un
malaise et une tristesse, c'est aussi une sorte de dépression morale...

«Toute une portion de l'humanité, qui ne se compose pas uniquement
d'artistes et d'esthéticiens, trouve ce langage un peu rude. Elle
souhaiterait qu'on lui parlât de ses souffrances, de ses infirmités
et même de ses vices, sur un autre ton, avec un autre accent. Un très
grand talent, une plume très habile, un style puisé aux meilleures
sources de la langue, vigoureux et ferme, d'une souplesse admirable--M.
de Maupassant possède tous ces dons--suffisent peut-être aux
jouissances d'un dilettantisme raffiné. Certaines grossièretés voulues
flattent sans doute le goût moins délicat d'un public moins restreint.
D'autres lecteurs, en assez grand nombre, demandent encore autre chose
qu'ils ne trouvent point dans la dernière œuvre, si remarquable,
d'ailleurs, de M. de Maupassant.»


_L'Événement_, 19 janvier 1888 (Charles Viguier).

«Parmi les écrivains de quarante ans, ceux qu'on appelle les jeunes à
succès, M. de Maupassant vaut d'être placé premier avec quelques pas
d'avance. Des académiciens me l'ont dit, avec eux maints esthètes un
peu râblés, et je le pense aussi. Les cent pages qui commencent _Une
Vie_, trois ou quatre de ses nouvelles frisent le chef-d'œuvre.

«Cette qualité essentielle au romancier digne de ce nom, cette qualité
majeure qui permet de créer en dehors de soi, c'est-à-dire non à la
semblance de soi, des personnages _doués de vie_, M. de Maupassant la
possède. Il excelle, sinon à restituer dans son intégrité la vie de
ses personnages, du moins à offrir l'apparence de la vie. Je veux dire
que l'auteur de l'histoire émouvante et simple de _Pierre et Jean_ se
préoccupe surtout de définir ses personnages par une série d'actes
congrus et qu'il néglige--volontairement, je crois--d'expliquer le
mobile de ces actes...»


                   *       *       *       *       *


  Errata:

  Page  57: «ses» remplacé par «ces» (--Ah! ces sacrés médecins)



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 19" ***

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