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Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 20
Author: Maupassant, Guy de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 20" ***

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MAUPASSANT - VOLUME 20 ***



  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
  originale. Toutefois, quelques erreurs typographiques ont été
  corrigées. On trouvera l'errata à la fin du volume.

  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.



  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUY DE MAUPASSANT



  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
  A ÉTÉ TIRÉE
  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX
  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


  IL A ÉTÉ TIRÉ À PART
  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.


  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_:
  Le Rosier de Madame Husson.
  _Paris, Quantin, 1888,
  avec addition de_:
  Souvenirs--Celles qui osent--L'Anglais d'Étretat
  (_inédits_).



  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUY DE MAUPASSANT


  LE ROSIER
  DE
  MADAME HUSSON


  SOUVENIRS--CELLES QUI OSENT
  L'ANGLAIS D'ÉTRETAT

  [Illustration]


  PARIS
  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

  MDCCCCIX
  _Tous droits réservés._



LE ROSIER
DE
MADAME HUSSON.


NOUS venions de passer Gisors, où je m'étais réveillé en entendant
le nom de la ville crié par les employés, et j'allais m'assoupir de
nouveau, quand une secousse épouvantable me jeta sur la grosse dame qui
me faisait vis-à-vis.

Une roue s'était brisée à la machine qui gisait en travers de la voie.
Le tender et le wagon de bagages, déraillés aussi, s'étaient couchés
à côté de cette mourante qui râlait, geignait, sifflait, soufflait,
crachait, ressemblait à ces chevaux tombés dans la rue, dont le flanc
bat, dont la poitrine palpite, dont les naseaux fument et dont tout
le corps frissonne, mais qui ne paraissent plus capables du moindre
effort pour se relever et se remettre à marcher.

Il n'y avait ni morts ni blessés, quelques contusionnés seulement,
car le train n'avait pas encore repris son élan, et nous regardions,
désolés, la grosse bête de fer estropiée, qui ne pourrait plus nous
traîner et qui barrait la route pour longtemps peut-être, car il
faudrait sans doute faire venir de Paris un train de secours.

Il était alors dix heures du matin, et je me décidai tout de suite à
regagner Gisors pour y déjeuner.

Tout en marchant sur la voie, je me disais: «Gisors, Gisors, mais je
connais quelqu'un ici. Qui donc? Gisors? Voyons, j'ai un ami dans cette
ville.» Un nom soudain jaillit dans mon souvenir: «Albert Marambot.»
C'était un ancien camarade de collège, que je n'avais pas vu depuis
douze ans au moins, et qui exerçait à Gisors la profession de médecin.
Souvent il m'avait écrit pour m'inviter; j'avais toujours promis, sans
tenir. Cette fois enfin je profiterais de l'occasion.

Je demandai au premier passant: «Savez-vous où demeure M. le docteur
Marambot?» Il répondit sans hésiter, avec l'accent traînard des
Normands: «Rue Dauphine.» J'aperçus en effet, sur la porte de la
maison indiquée, une grande plaque de cuivre où était gravé le nom de
mon ancien camarade. Je sonnai; mais la servante, une fille à cheveux
jaunes, aux gestes lents, répétait d'un air stupide: «I y est paas, i y
est paas.»

J'entendais un bruit de fourchettes et de verres, et je criai: «Hé!
Marambot.» Une porte s'ouvrit, et un gros homme à favoris parut, l'air
mécontent, une serviette à la main.

Certes, je ne l'aurais pas reconnu. On lui aurait donné quarante-cinq
ans au moins, et, en une seconde, toute la vie de province m'apparut,
qui alourdit, épaissit et vieillit. Dans un seul élan de ma pensée,
plus rapide que mon geste pour lui tendre la main, je connus son
existence, sa manière d'être, son genre d'esprit et ses théories sur le
monde. Je devinai les longs repas qui avaient arrondi son ventre, les
somnolences après dîner, dans la torpeur d'une lourde digestion arrosée
de cognac, et les vagues regards jetés sur les malades avec la pensée
de la poule rôtie qui tourne devant le feu. Ses conversations sur la
cuisine, sur le cidre, l'eau-de-vie et le vin, sur la manière de cuire
certains plats et de bien lier certaines sauces me furent révélées,
rien qu'en apercevant l'empâtement rouge de ses joues, la lourdeur de
ses lèvres, l'éclat morne de ses yeux.

Je lui dis: «Tu ne me reconnais pas. Je suis Raoul Aubertin.»

Il ouvrit les bras et faillit m'étouffer, et sa première phrase fut
celle-ci:

--Tu n'as pas déjeuné, au moins?

--Non.

--Quelle chance! je me mets à table et j'ai une excellente truite.

Cinq minutes plus tard je déjeunais en face de lui.

Je lui demandai:

--Tu es resté garçon?

--Parbleu!

--Et tu t'amuses ici?

--Je ne m'ennuie pas, je m'occupe. J'ai des malades, des amis. Je mange
bien, je me porte bien, j'aime à rire et chasser. Ça va.

--La vie n'est pas trop monotone dans cette petite ville?

--Non, mon cher, quand on sait s'occuper. Une petite ville, en somme,
c'est comme une grande. Les événements et les plaisirs y sont moins
variés, mais on leur prête plus d'importance; les relations y sont
moins nombreuses, mais on se rencontre plus souvent. Quand on connaît
toutes les fenêtres d'une rue, chacune d'elles vous occupe et vous
intrigue davantage qu'une rue entière à Paris.

C'est très amusant, une petite ville, tu sais, très amusant, très
amusant. Tiens, celle-ci, Gisors, je la connais sur le bout du doigt
depuis son origine jusqu'à aujourd'hui. Tu n'as pas idée comme son
histoire est drôle.

--Tu es de Gisors.

--Moi? Non. Je suis de Gournay, sa voisine et sa rivale. Gournay est à
Gisors ce que Lucullus était à Cicéron. Ici, tout est pour la gloire,
on dit: «les orgueilleux de Gisors». A Gournay, tout est pour le
ventre, on dit: «les mâqueux de Gournay». Gisors méprise Gournay, mais
Gournay rit de Gisors. C'est très comique, ce pays-ci.

Je m'aperçus que je mangeais quelque chose de vraiment exquis, des œufs
mollets enveloppés dans un fourreau de gelée de viande aromatisée aux
herbes et légèrement saisie dans la glace.

Je dis en claquant la langue pour flatter Marambot: «Bon, ceci.»

Il sourit: «Deux choses nécessaires, de la bonne gelée, difficile à
obtenir, et de bons œufs. Oh! les bons œufs, que c'est rare, avec le
jaune un peu rouge, bien savoureux! Moi, j'ai deux basses-cours, une
pour l'œuf, l'autre pour la volaille. Je nourris mes pondeuses d'une
manière spéciale. J'ai mes idées. Dans l'œuf comme dans la chair du
poulet, du bœuf ou du mouton, dans le lait, dans tout, on retrouve et
on doit goûter le suc, la quintessence des nourritures antérieures de
la bête. Comme on pourrait mieux manger si on s'occupait davantage de
cela!

Je riais.

--Tu es donc gourmand?

--Parbleu! Il n'y a que les imbéciles qui ne soient pas gourmands. On
est gourmand comme on est artiste, comme on est instruit, comme on
est poète. Le goût, mon cher, c'est un organe délicat, perfectible
et respectable comme l'œil et l'oreille. Manquer de goût, c'est être
privé d'une faculté exquise, de la faculté de discerner la qualité des
aliments, comme on peut être privé de celle de discerner les qualités
d'un livre ou d'une œuvre d'art; c'est être privé d'un sens essentiel,
d'une partie de la supériorité humaine; c'est appartenir à une des
innombrables classes d'infirmes, de disgraciés et de sots dont se
compose notre race; c'est avoir la bouche bête, en un mot, comme on a
l'esprit bête. Un homme qui ne distingue pas une langouste d'un homard,
un hareng, cet admirable poisson qui porte en lui toutes les saveurs,
tous les aromes de la mer, d'un maquereau ou d'un merlan, et une poire
crassane d'une duchesse, est comparable à celui qui confondrait Balzac
avec Eugène Sue, une symphonie de Beethoven avec une marche militaire
d'un chef de musique de régiment, et l'Apollon du Belvédère avec la
statue du général de Blanmont!

--Qu'est-ce donc que le général de Blanmont?

--Ah! c'est vrai, tu ne sais pas. On voit bien que tu n'es point
de Gisors? Mon cher, je t'ai dit tout à l'heure qu'on appelait les
habitants de cette ville les «orgueilleux de Gisors» et jamais épithète
ne fut mieux méritée. Mais déjeunons d'abord, et je te parlerai de
notre ville en te la faisant visiter.

Il cessait de parler de temps en temps pour boire lentement un
demi-verre de vin qu'il regardait avec tendresse en le reposant sur la
table.

Une serviette nouée au col, les pommettes rouges, l'œil excité, les
favoris épanouis autour de sa bouche en travail, il était amusant à
voir.

Il me fit manger jusqu'à la suffocation. Puis, comme je voulais
regagner la gare, il me saisit le bras et m'entraîna par les rues. La
ville, d'un joli caractère provincial, dominée par sa forteresse, le
plus curieux monument de l'architecture militaire du XIIe siècle qui
soit en France, domine à son tour une longue et verte vallée où les
lourdes vaches de Normandie broutent et ruminent dans les pâturages.

Le docteur me dit:--Gisors, ville de 4,000 habitants, aux confins de
l'Eure, mentionnée déjà dans les _Commentaires_ de Jules César: Cæsaris
ostium, puis Cæsartium, Cæsortium, Gisortium, Gisors. Je ne te mènerai
pas visiter le campement de l'armée romaine dont les traces sont encore
très visibles.

Je riais et je répondis:--Mon cher, il me semble que tu es atteint
d'une maladie spéciale que tu devrais étudier, toi médecin, et qu'on
appelle l'esprit de clocher.

Il s'arrêta net:--L'esprit de clocher, mon ami, n'est pas autre chose
que le patriotisme naturel. J'aime ma maison, ma ville et ma province
par extension, parce que j'y trouve encore les habitudes de mon
village; mais si j'aime la frontière, si je la défends, si je me fâche
quand le voisin y met le pied, c'est parce que je me sens déjà menacé
dans ma maison, parce que la frontière que je ne connais pas est le
chemin de ma province. Ainsi moi, je suis Normand, un vrai Normand; eh
bien, malgré ma rancune contre l'Allemand et mon désir de vengeance,
je ne le déteste pas, je ne le hais pas d'instinct comme je hais
l'Anglais, l'ennemi véritable, l'ennemi héréditaire, l'ennemi naturel
du Normand, parce que l'Anglais a passé sur ce sol habité par mes
aïeux, l'a pillé et ravagé vingt fois, et que l'aversion de ce peuple
perfide m'a été transmise avec la vie, par mon père... Tiens, voici la
statue du général.

--Quel général?

--Le général de Blanmont! Il nous fallait une statue. Nous ne sommes
pas pour rien les orgueilleux de Gisors! Alors nous avons découvert le
général de Blanmont. Regarde donc la vitrine de ce libraire.

Il m'entraîna vers la devanture d'un libraire où une quinzaine de
volumes jaunes, rouges ou bleus attiraient l'œil.

En lisant les titres, un rire fou me saisit; c'étaient: _Gisors, ses
origines, son avenir_, par M. X..., membre de plusieurs sociétés
savantes;

_Histoire de Gisors_, par l'abbé A...;

_Gisors, de César à nos jours_, par M. B..., propriétaire;

_Gisors et ses environs_, par le docteur C. D...;

_Les gloires de Gisors_, par un chercheur.

--Mon cher, reprit Marambot, il ne se passe pas une année, pas une
année, tu entends bien, sans que paraisse ici une nouvelle histoire de
Gisors; nous en avons vingt-trois.

--Et les gloires de Gisors? demandai-je.

--Oh! je ne te les dirai pas toutes, je te parlerai seulement des
principales. Nous avons eu d'abord le général de Blanmont, puis
le baron Davillier, le célèbre céramiste qui fut l'explorateur de
l'Espagne et des Baléares et révéla aux collectionneurs les admirables
faïences hispano-arabes. Dans les lettres, un journaliste de grand
mérite, mort aujourd'hui, Charles Brainne, et parmi les bien vivants le
très éminent directeur du _Nouvelliste de Rouen_, Charles Lapierre...
et encore beaucoup d'autres, beaucoup d'autres...

Nous suivions une longue rue, légèrement en pente, chauffée d'un bout
à l'autre par le soleil de juin, qui avait fait rentrer chez eux les
habitants.

Tout à coup, à l'autre bout de cette voie, un homme apparut, un ivrogne
qui titubait.

Il arrivait, la tête en avant, les bras ballants, les jambes molles,
par périodes de trois, six ou dix pas rapides, que suivait toujours
un repos. Quand son élan énergique et court l'avait porté au milieu
de la rue, il s'arrêtait net et se balançait sur ses pieds, hésitant
entre la chute et une nouvelle crise d'énergie. Puis il repartait
brusquement dans une direction quelconque. Il venait alors heurter une
maison sur laquelle il semblait se coller, comme s'il voulait entrer
dedans, à travers le mur. Puis il se retournait d'une secousse et
regardait devant lui, la bouche ouverte, les yeux clignotants sous le
soleil, puis d'un coup de reins, détachant son dos de la muraille, il
se remettait en route.

Un petit chien jaune, un roquet famélique, le suivait en aboyant,
s'arrêtant quand il s'arrêtait, repartant quand il repartait.

--Tiens, dit Marambot, voilà le rosier de Mme Husson.

Je fus très surpris et je demandai: «Le rosier de Mme Husson, qu'est-ce
que tu veux dire par là?»

Le médecin se mit à rire.

--Oh! c'est une manière d'appeler les ivrognes que nous avons ici. Cela
vient d'une vieille histoire passée maintenant à l'état de légende,
bien qu'elle soit vraie en tous points.

--Est-elle drôle, ton histoire?

--Très drôle.

--Alors, raconte-la.

--Très volontiers. Il y avait autrefois dans cette ville une vieille
dame, très vertueuse et protectrice de la vertu, qui s'appelait Mme
Husson. Tu sais, je te dis les noms véritables et pas des noms de
fantaisie. Mme Husson s'occupait particulièrement des bonnes œuvres, de
secourir les pauvres et d'encourager les méritants. Petite, trottant
court, ornée d'une perruque de soie noire, cérémonieuse, polie, en fort
bons termes avec le bon Dieu représenté par l'abbé Malou, elle avait
une horreur profonde, une horreur native du vice, et surtout du vice
que l'Église appelle luxure. Les grossesses avant mariage la mettaient
hors d'elle, l'exaspéraient jusqu'à la faire sortir de son caractère.

Or c'était l'époque où l'on couronnait des rosières aux environs de
Paris, et l'idée vint à Mme Husson d'avoir une rosière à Gisors.

Elle s'en ouvrit à l'abbé Malou, qui dressa aussitôt une liste de
candidates.

Mais Mme Husson était servie par une bonne, par une vieille bonne
nommée Françoise, aussi intraitable que sa patronne.

Dès que le prêtre fut parti, la maîtresse appela sa servante et lui dit:

--Tiens, Françoise, voici les filles que me propose M. le curé pour le
prix de vertu; tâche de savoir ce qu'on pense d'elles dans le pays.

Et Françoise se mit en campagne. Elle recueillit tous les potins,
toutes les histoires, tous les propos, tous les soupçons. Pour ne rien
oublier, elle écrivait cela avec la dépense, sur son livre de cuisine,
et le remettait chaque matin à Mme Husson, qui pouvait lire, après
avoir ajusté ses lunettes sur son nez mince:

  Pain................  quatre sous.
  Lait................  deux sous.
  Beurre..............  huit sous.

  Malvina Levesque s'a dérangé l'an dernier avec Mathurin Poilu.

  Un gigot............  vingt-cinq sous.
  Sel.................  un sou.

  Rosalie Vatinel qu'a été rencontrée dans le boi Riboudet avec Césaire
  Piénoir par Mme Onésime repasseuse, le vingt juillet à la brune.

  Radis...............  un sou.
  Vinaigre............  deux sous.
  Sel d'oseille.......  deux sous.

  Joséphine Durdent qu'on ne croit pas qu'al a fauté nonobstant qu'al
  est en correspondance avec le fil Oportun qu'est en service à Rouen
  et qui lui a envoyé un bonet en cado par la diligence.

Pas une ne sortit intacte de cette enquête scrupuleuse. Françoise
interrogeait tout le monde, les voisins, les fournisseurs,
l'instituteur, les sœurs de l'école et recueillait les moindres bruits.

Comme il n'est pas une fille dans l'univers sur qui les commères
n'aient jasé, il ne se trouva pas dans le pays une seule jeune personne
à l'abri d'une médisance.

Or Mme Husson voulait que la rosière de Gisors, comme la femme
de César, ne fût même pas soupçonnée, et elle demeurait désolée,
désespérée, devant le livre de cuisine de sa bonne.

On élargit alors le cercle des perquisitions jusqu'aux villages
environnants; on ne trouva rien.

Le maire fut consulté. Ses protégées échouèrent. Celles du Dr Barbesol
n'eurent pas plus de succès, malgré la précision de ses garanties
scientifiques.

Or, un matin, Françoise, qui rentrait d'une course, dit à sa maîtresse:

--Voyez-vous, madame, si vous voulez couronner quelqu'un, n'y a
qu'Isidore dans la contrée.

Mme Husson resta rêveuse.

Elle le connaissait bien, Isidore, le fils de Virginie la fruitière.
Sa chasteté proverbiale faisait la joie de Gisors depuis plusieurs
années déjà, servait de thème plaisant aux conversations de la ville
et d'amusement pour les filles qui s'égayaient à le taquiner. Agé de
vingt ans passés, grand, gauche, lent et craintif, il aidait sa mère
dans son commerce et passait ses jours à éplucher des fruits ou des
légumes, assis sur une chaise devant la porte.

Il avait une peur maladive des jupons qui lui faisait baisser les yeux
dès qu'une cliente le regardait en souriant, et cette timidité bien
connue le rendait le jouet de tous les espiègles du pays.

Les mots hardis, les gauloiseries, les allusions graveleuses le
faisaient rougir si vite que le Dr Barbesol l'avait surnommé le
thermomètre de la pudeur. Savait-il ou ne savait-il pas? se demandaient
les voisins, les malins. Était-ce le simple pressentiment de mystères
ignorés et honteux, ou bien l'indignation pour les vils contacts
ordonnés par l'amour qui semblait émouvoir si fort le fils de la
fruitière Virginie? Les galopins du pays, en courant devant sa
boutique, hurlaient des ordures à pleine bouche afin de le voir baisser
les yeux; les filles s'amusaient à passer et repasser devant lui en
chuchotant des polissonneries qui le faisaient rentrer dans la maison.
Les plus hardies le provoquaient ouvertement, pour rire, pour s'amuser,
lui donnaient des rendez-vous, lui proposaient un tas de choses
abominables.

Donc Mme Husson était devenue rêveuse.

Certes, Isidore était un cas de vertu exceptionnel, notoire,
inattaquable. Personne, parmi les plus sceptiques, parmi les plus
incrédules, n'aurait pu, n'aurait osé soupçonner Isidore de la plus
légère infraction à une loi quelconque de la morale. On ne l'avait
jamais vu non plus dans un café, jamais rencontré le soir dans les
rues. Il se couchait à huit heures et se levait à quatre. C'était une
perfection, une perle.

Cependant Mme Husson hésitait encore. L'idée de substituer un rosier
à une rosière la troublait, l'inquiétait un peu, et elle se résolut à
consulter l'abbé Malou.

L'abbé Malou répondit: «Qu'est-ce que vous désirez récompenser, madame?
C'est la vertu, n'est-ce pas, et rien que la vertu.

«Que vous importe, alors, qu'elle soit mâle ou femelle! La vertu est
éternelle, elle n'a pas de patrie et pas de sexe: elle est _la Vertu_.»

Encouragée ainsi, Mme Husson alla trouver le maire.

Il approuva tout à fait. «Nous ferons une belle cérémonie, dit-il. Et
une autre année, si nous trouvons une femme aussi digne qu'Isidore
nous couronnerons une femme. C'est même là un bel exemple que nous
donnerons à Nanterre. Ne soyons pas exclusifs, accueillons tous les
mérites.»

Isidore, prévenu, rougit très fort et sembla content.

Le couronnement fut donc fixé au 15 août, fête de la Vierge Marie et de
l'empereur Napoléon.

La municipalité avait décidé de donner un grand éclat à cette
solennité et on avait disposé l'estrade sur les Couronneaux, charmant
prolongement des remparts de la vieille forteresse où je te mènerai
tout à l'heure.

Par une naturelle révolution de l'esprit public, la vertu d'Isidore,
bafouée jusqu'à ce jour, était devenue soudain respectable et enviée
depuis qu'elle devait lui rapporter 500 francs, plus un livret de
caisse d'épargne, une montagne de considération et de la gloire à
revendre. Les filles maintenant regrettaient leur légèreté, leurs
rires, leurs allures libres; et Isidore, bien que toujours modeste et
timide, avait pris un petit air satisfait qui disait sa joie intérieure.

Dès la veille du 15 août, toute la rue Dauphine était pavoisée de
drapeaux. Ah! j'ai oublié de te dire à la suite de quel événement cette
voie avait été appelée rue Dauphine.

Il paraîtrait que la Dauphine, une dauphine, je ne sais plus laquelle,
visitant Gisors, avait été tenue si longtemps en représentation par
les autorités, que, au milieu d'une promenade triomphale à travers la
ville, elle arrêta le cortège devant une des maisons de cette rue, et
s'écria: «Oh! la jolie habitation, comme je voudrais la visiter! A qui
donc appartient-elle?» On lui nomma le propriétaire, qui fut cherché,
trouvé et amené, confus et glorieux, devant la princesse.

Elle descendit de voiture, entra dans la maison, prétendit la connaître
du haut en bas et resta même enfermée quelques instants seule dans une
chambre.

Quand elle ressortit, le peuple, flatté de l'honneur fait à un citoyen
de Gisors, hurla: «Vive la Dauphine!» Mais une chansonnette fut rimée
par un farceur, et la rue garda le nom de l'altesse royale, car:

  La princesse très pressée,
  Sans cloche, prêtre ou bedeau,
  L'avait, avec un peu d'eau,
        Baptisée.

Mais je reviens à Isidore.

On avait jeté des fleurs tout le long du parcours du cortège, comme
on fait aux processions de la Fête-Dieu, et la garde nationale était
sur pied, sous les ordres de son chef, le commandant Desbarres, un
vieux solide de la Grande Armée qui montrait avec orgueil, à côté du
cadre contenant la croix d'honneur donnée par l'Empereur lui-même, la
barbe d'un cosaque cueillie d'un seul coup de sabre au menton de son
propriétaire par le commandant, pendant la retraite de Russie.

Le corps qu'il commandait était d'ailleurs un corps d'élite célèbre
dans toute la province, et la compagnie des grenadiers de Gisors se
voyait appelée à toutes les fêtes mémorables dans un rayon de quinze à
vingt lieues. On raconte que le roi Louis-Philippe, passant en revue
les milices de l'Eure, s'arrêta émerveillé devant la compagnie de
Gisors, et s'écria: «Oh! quels sont ces beaux grenadiers?

--Ceux de Gisors, répondit le général.

--J'aurais dû m'en douter,» murmura le roi.

Le commandant Desbarres s'en vint donc avec ses hommes, musique en
tête, chercher Isidore dans la boutique de sa mère.

Après un petit air joué sous ses fenêtres, le Rosier lui-même apparut
sur le seuil.

Il était vêtu de coutil blanc des pieds à la tête, et coiffé d'un
chapeau de paille qui portait, comme cocarde, un petit bouquet de
fleurs d'oranger.

Cette question du costume avait beaucoup inquiété Mme Husson, qui
hésita longtemps entre la veste noire des premiers communiants et le
complet tout à fait blanc. Mais Françoise, sa conseillère, la décida
pour le complet blanc en faisant voir que le Rosier aurait l'air d'un
cygne.

Derrière lui parut sa protectrice, sa marraine, Mme Husson triomphante.
Elle prit son bras pour sortir, et le maire se plaça de l'autre côté
du Rosier. Les tambours battaient. Le commandant Desbarres commanda:
«Présentez armes!» Le cortège se remit en marche vers l'église, au
milieu d'un immense concours de peuple venu de toutes les communes
voisines.

Après une courte messe et une allocution touchante de l'abbé Malou, on
repartit vers les Couronneaux où le banquet était servi sous une tente.

Avant de se mettre à table, le maire prit la parole. Voici son
discours textuel. Je l'ai appris par cœur, car il est beau:

  «Jeune homme, une femme de bien, aimée des pauvres et respectée des
  riches, Mme Husson, que le pays tout entier remercie ici, par ma
  voix, a eu la pensée, l'heureuse et bienfaisante pensée de fonder en
  cette ville un prix de vertu qui serait un précieux encouragement
  offert aux habitants de cette belle contrée.

  «Vous êtes, jeune homme, le premier élu, le premier couronné de
  cette dynastie de la sagesse et de la chasteté. Votre nom restera
  en tête de cette liste des plus méritants; et il faudra que votre
  vie, comprenez-le bien, que votre vie tout entière réponde à cet
  heureux commencement. Aujourd'hui, en face de cette noble femme qui
  récompense votre conduite, en face de ces soldats-citoyens qui ont
  pris les armes en votre honneur, en face de cette population émue,
  réunie pour vous acclamer, ou plutôt pour acclamer en vous la vertu,
  vous contractez l'engagement solennel envers la ville, envers nous
  tous, de donner jusqu'à votre mort l'excellent exemple de votre
  jeunesse.

  «Ne l'oubliez point, jeune homme. Vous êtes la première graine
  jetée dans ce champ de l'espérance, donnez-nous les fruits que nous
  attendons de vous.»

Le maire fit trois pas, ouvrit les bras et serra contre son cœur
Isidore qui sanglotait.

Il sanglotait, le Rosier, sans savoir pourquoi, d'émotion confuse,
d'orgueil, d'attendrissement vague et joyeux.

Puis le maire lui mit dans une main une bourse de soie où sonnait de
l'or, cinq cents francs en or!... et dans l'autre un livret de caisse
d'épargne. Et il prononça d'une voix solennelle: «Hommage, gloire et
richesse à la vertu.»

Le commandant Desbarres hurlait: «Bravo!» Les grenadiers vociféraient,
le peuple applaudit.

A son tour Mme Husson s'essuya les yeux.

Puis on prit place autour de la table où le banquet était servi.

Il fut interminable et magnifique. Les plats suivaient les plats; le
cidre jaune et le vin rouge fraternisaient dans les verres voisins et
se mêlaient dans les estomacs. Les chocs d'assiettes, les voix et la
musique qui jouait en sourdine faisaient une rumeur continue, profonde,
s'éparpillant dans le ciel clair où volaient les hirondelles. Mme
Husson rajustait par moments sa perruque de soie noire chavirée sur
une oreille et causait avec l'abbé Malou. Le maire, excité, parlait
politique avec le commandant Desbarres, et Isidore mangeait, Isidore
buvait, comme il n'avait jamais bu et mangé! Il prenait et reprenait de
tout, s'apercevant pour la première fois qu'il est doux de sentir son
ventre s'emplir de bonnes choses qui font plaisir d'abord en passant
dans la bouche. Il avait desserré adroitement la boucle de son pantalon
qui le serrait sous la pression croissante de son bedon, et silencieux,
un peu inquiété cependant par une tache de vin tombée sur son veston de
coutil, il cessait de mâcher pour porter son verre à sa bouche, et l'y
garder le plus possible, car il goûtait avec lenteur.

L'heure des toasts sonna. Ils furent nombreux et très applaudis. Le
soir venait; on était à table depuis midi. Déjà flottaient dans la
vallée les vapeurs fines et laiteuses, léger vêtement de nuit des
ruisseaux et des prairies; le soleil touchait à l'horizon; les vaches
beuglaient au loin dans les brumes des pâturages. C'était fini: on
redescendait vers Gisors. Le cortège, rompu maintenant, marchait en
débandade. Mme Husson avait pris le bras d'Isidore et lui faisait des
recommandations nombreuses, pressantes, excellentes.

Ils s'arrêtèrent devant la porte de la fruitière, et le Rosier fut
laissé chez sa mère.

Elle n'était point rentrée. Invitée par sa famille à célébrer aussi
le triomphe de son fils, elle avait déjeuné chez sa sœur, après avoir
suivi le cortège jusqu'à la tente du banquet.

Donc Isidore resta seul dans la boutique où pénétrait la nuit.

Il s'assit sur une chaise, agité par le vin et par l'orgueil, et
regarda autour de lui. Les carottes, les choux, les oignons répandaient
dans la pièce fermée leur forte senteur de légumes, leurs aromes
jardiniers et rudes, auxquels se mêlaient une douce et pénétrante odeur
de fraises et le parfum léger, le parfum fuyant d'une corbeille de
pêches.

Le Rosier en prit une et la mangea à pleines dents, bien qu'il eût le
ventre rond comme une citrouille. Puis tout à coup, affolé de joie, il
se mit à danser; et quelque chose sonna dans sa veste.

Il fut surpris, enfonça ses mains en ses poches et ramena la bourse aux
cinq cents francs qu'il avait oubliée dans son ivresse! Cinq cents
francs! quelle fortune! Il versa les louis sur le comptoir et les étala
d'une lente caresse de sa main grande ouverte pour les voir tous en
même temps. Il y en avait vingt-cinq, vingt-cinq pièces rondes, en
or! toutes en or! Elles brillaient sur le bois dans l'ombre épaissie,
et il les comptait et les recomptait, posant le doigt sur chacune et
murmurant: «Une, deux, trois, quatre, cinq,--cent;--six, sept, huit,
neuf, dix,--deux cents»; puis il les remit dans la bourse qu'il cacha
de nouveau dans sa poche.

Qui saura et qui pourrait dire le combat terrible livré dans l'âme du
Rosier entre le mal et le bien, l'attaque tumultueuse de Satan, ses
ruses, les tentations qu'il jeta en ce cœur timide et vierge? Quelles
suggestions, quelles images, quelles convoitises inventa le Malin pour
émouvoir et perdre cet élu? Il saisit son chapeau, l'élu de Mme Husson,
son chapeau qui portait encore le petit bouquet de fleurs d'oranger,
et, sortant par la ruelle derrière la maison, il disparut dans la nuit.
......................................................................

La fruitière Virginie, prévenue que son fils était rentré, revint
presque aussitôt et trouva la maison vide. Elle attendit, sans
s'étonner d'abord; puis, au bout d'un quart d'heure, elle s'informa.
Les voisins de la rue Dauphine avaient vu entrer Isidore et ne
l'avaient point vu ressortir. Donc on le chercha: on ne le découvrit
point. La fruitière, inquiète, courut à la mairie: le maire ne
savait rien, sinon qu'il avait laissé le Rosier devant sa porte. Mme
Husson venait de se coucher quand on l'avertit que son protégé avait
disparu. Elle remit aussitôt sa perruque, se leva et vint elle-même
chez Virginie. Virginie, dont l'âme populaire avait l'émotion rapide,
pleurait toutes ses larmes au milieu de ses choux, de ses carottes et
de ses oignons.

On craignait un accident. Lequel? Le commandant Desbarres prévint la
gendarmerie qui fit une ronde autour de la ville; et on trouva, sur la
route de Pontoise, le petit bouquet de fleurs d'oranger. Il fut placé
sur une table autour de laquelle délibéraient les autorités. Le Rosier
avait dû être victime d'une ruse, d'une machination, d'une jalousie;
mais comment? Quel moyen avait-on employé pour enlever cet innocent, et
dans quel but?

Las de chercher sans trouver, les autorités se couchèrent. Virginie
seule veilla dans les larmes.

Or, le lendemain soir, quand passa, à son retour, la diligence de
Paris, Gisors apprit avec stupeur que son Rosier avait arrêté la
voiture à deux cents mètres du pays, était monté, avait payé sa place
en donnant un louis dont on lui remit la monnaie, et qu'il était
descendu tranquillement dans le cœur de la grande ville.

L'émotion devint considérable dans le pays. Des lettres furent
échangées entre le maire et le chef de la police parisienne, mais
n'amenèrent aucune découverte.

Les jours suivaient les jours, la semaine s'écoula.

Or, un matin, le Dr Barbesol, sorti de bonne heure, aperçut, assis sur
le seuil d'une porte, un homme vêtu de toile grise, et qui dormait
la tête contre le mur. Il s'approcha et reconnut Isidore. Voulant
le réveiller, il n'y put parvenir. L'ex-Rosier dormait d'un sommeil
profond, invincible, inquiétant, et le médecin, surpris, alla requérir
de l'aide afin de porter le jeune homme à la pharmacie Boncheval.
Lorsqu'on le souleva, une bouteille vide apparut, cachée sous lui,
et, l'ayant flairée, le docteur déclara qu'elle avait contenu de
l'eau-de-vie. C'était un indice qui servit pour les soins à donner.
Ils réussirent. Isidore était ivre, ivre et abruti par huit jours de
soûlerie, ivre et dégoûtant à n'être pas touché par un chiffonnier.
Son beau costume de coutil blanc était devenu une loque grise, jaune,
graisseuse, fangeuse, déchiquetée, ignoble; et sa personne sentait
toutes sortes d'odeurs d'égout, de ruisseau et de vice.

Il fut lavé, sermonné, enfermé, et pendant quatre jours ne sortit
point. Il semblait honteux et repentant. On n'avait retrouvé sur lui ni
la bourse aux cinq cents francs, ni le livret de caisse d'épargne, ni
même sa montre d'argent, héritage sacré laissé par son père le fruitier.

Le cinquième jour, il se risqua dans la rue Dauphine. Les regards
curieux le suivaient et il allait le long des maisons la tête basse,
les yeux fuyants. On le perdit de vue à la sortie du pays vers la
vallée; mais deux heures plus tard il reparut, ricanant et se heurtant
aux murs. Il était ivre, complètement ivre.

Rien ne le corrigea.

Chassé par sa mère, il devint charretier et conduisit les voitures de
charbon de la maison Pougrisel, qui existe encore aujourd'hui.

Sa réputation d'ivrogne devint si grande, s'étendit si loin, qu'à
Évreux même on parlait du Rosier de Mme Husson, et les pochards du pays
ont conservé ce surnom.

Un bienfait n'est jamais perdu.
......................................................................

Le Dr Marambot se frottait les mains en terminant son histoire. Je lui
demandai:

--As-tu connu le Rosier, toi?

--Oui, j'ai eu l'honneur de lui fermer les yeux.

--De quoi est-il mort?

--Dans une crise de _delirium tremens_, naturellement.

Nous étions arrivés près de la vieille forteresse, amas de murailles
ruinées que dominent l'énorme tour Saint-Thomas de Cantorbéry et la
tour dite du Prisonnier.

Marambot me conta l'histoire de ce prisonnier qui, au moyen d'un clou,
couvrit de sculptures les murs de son cachot, en suivant les mouvements
du soleil à travers la fente étroite d'une meurtrière.

Puis j'appris que Clotaire II avait donné le patrimoine de Gisors à
son cousin saint Romain, évêque de Rouen, que Gisors cessa d'être la
capitale de tout le Vexin après le traité de Saint-Clair-sur-Epte, que
la ville est le premier point stratégique de toute cette partie de la
France, et qu'elle fut, par suite de cet avantage, prise et reprise un
nombre infini de fois. Sur l'ordre de Guillaume le Roux, le célèbre
ingénieur Robert de Bellesme y construisit une puissante forteresse
attaquée plus tard par Louis le Gros, puis par les barons normands,
défendue par Robert de Candos, cédée enfin à Louis le Gros par Geoffroy
Plantagenet, reprise par les Anglais à la suite d'une trahison des
Templiers, disputée entre Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion,
brûlée par Edouard III d'Angleterre qui ne put prendre le château,
enlevée de nouveau par les Anglais en 1419, rendue plus tard à Charles
VII par Richard de Marbury, prise par le duc de Calabre, occupée par la
Ligue, habitée par Henri IV, etc., etc.

Et Marambot, convaincu, presque éloquent, répétait:

--Quels gueux, ces Anglais!!! Et quels pochards, mon cher; tous
Rosiers, ces hypocrites-là!

Puis après un silence, tendant son bras vers la mince rivière qui
brillait dans la prairie:

--Savais-tu qu'Henry Monnier fût un des pêcheurs les plus assidus des
bords de l'Epte?

--Non, je ne savais pas.

--Et Bouffé, mon cher, Bouffé a été ici peintre vitrier.

--Allons donc!

--Mais oui. Comment peux-tu ignorer ces choses-là!


  _Le Rosier de Madame Husson_ a paru dans _la Nouvelle Revue_ du
  15 juin 1887.



UN ÉCHEC.


J'ALLAIS à Turin en traversant la Corse.

JE pris à Nice le bateau pour Bastia, et, dès que nous fûmes en mer,
je remarquai, assise sur le pont, une jeune femme gentille et assez
modeste, qui regardait au loin. Je me dis: «Tiens, voilà ma traversée.»

Je m'installai en face d'elle et je la regardai en me demandant tout ce
qu'on doit se demander quand on aperçoit une femme inconnue qui vous
intéresse: sa condition, son âge, son caractère. Puis on devine, par
ce qu'on voit, ce qu'on ne voit pas. On sonde avec l'œil et la pensée
les dedans du corsage et les dessous de la robe. On note la longueur
du buste quand elle est assise; on tâche de découvrir la cheville; on
remarque la qualité de la main qui révélera la finesse de toutes les
attaches, et la qualité de l'oreille qui indique l'origine mieux qu'un
extrait de naissance toujours contestable. On s'efforce de l'entendre
parler pour pénétrer la nature de son esprit, et les tendances de
son cœur par les intonations de sa voix. Car le timbre et toutes les
nuances de la parole montrent à un observateur expérimenté toute la
contexture mystérieuse d'une âme, l'accord étant toujours parfait, bien
que difficile à saisir, entre la pensée même et l'organe qui l'exprime.

Donc j'observais attentivement ma voisine, cherchant les signes,
analysant ses gestes, attendant des révélations de toutes ses attitudes.

Elle ouvrit un petit sac et tira un journal. Je me frottai les mains:
«Dis-moi qui tu lis, je te dirai ce que tu penses.»

Elle commença par l'article de tête avec un petit air content et
friand. Le titre de la feuille me sauta aux yeux: l'_Écho de Paris_. Je
demeurai perplexe. Elle lisait une chronique de Scholl. Diable! c'était
une scholliste--une scholliste? Elle se mit à sourire: une gauloise.
Alors pas bégueule, bon enfant. Très bien. Une scholliste--oui, ça aime
l'esprit français, la finesse et le sel, même le poivre. Bonne note. Et
je pensai: voyons la contre-épreuve.

J'allai m'asseoir auprès d'elle et je me mis à lire, avec non moins
d'attention, un volume de poésies que j'avais acheté au départ: _la
Chanson d'amour_, par Félix Frank.

Je remarquai qu'elle avait cueilli le titre sur la couverture, d'un
coup d'œil rapide, comme un oiseau cueille une mouche en volant.
Plusieurs voyageurs passaient devant nous pour la regarder. Mais elle
ne semblait penser qu'à sa chronique. Quand elle l'eut finie, elle posa
le journal entre nous deux.

Je la saluai et je lui dis:

--Me permettez-vous, madame, de jeter un coup d'œil sur cette feuille?

--Certainement, monsieur.

--Puis-je vous offrir, pendant ce temps, ce volume de vers?

--Certainement, monsieur; c'est amusant?

Je fus un peu troublé par cette question. On ne demande pas si un
recueil de vers est amusant. Je répondis:

--C'est mieux que cela, c'est charmant, délicat et très artiste.

--Donnez alors.

Elle prit le livre, l'ouvrit et se mit à le parcourir avec un petit air
étonné prouvant qu'elle ne lisait pas souvent de vers.

Parfois, elle semblait attendrie, parfois elle souriait, mais d'un
autre sourire qu'en lisant son journal.

Soudain, je lui demandai:--Cela vous plaît-il?

--Oui, mais j'aime ce qui est gai, moi, ce qui est très gai, je ne suis
pas sentimentale.

Et nous commençâmes à causer. J'appris qu'elle était femme d'un
capitaine de dragons en garnison à Ajaccio et qu'elle allait rejoindre
son mari.

En quelques minutes, je devinai qu'elle ne l'aimait guère, ce mari!
Elle l'aimait pourtant, mais avec réserve, comme on aime un homme
qui n'a pas tenu grand'chose des espérances éveillées aux jours des
fiançailles. Il l'avait promenée de garnison en garnison, à travers un
tas de petites villes tristes, si tristes! Maintenant, il l'appelait
dans cette île qui devait être lugubre. Non, la vie n'était pas
amusante pour tout le monde. Elle aurait encore préféré demeurer chez
ses parents, à Lyon, car elle connaissait tout le monde à Lyon. Mais il
lui fallait aller en Corse maintenant. Le ministre, vraiment, n'était
pas aimable pour son mari, qui avait pourtant de très beaux états de
services.

Et nous parlâmes des résidences qu'elle eût préférées.

Je demandai:--Aimez-vous Paris?

Elle s'écria:--Oh! monsieur, si j'aime Paris! Est-il possible de faire
une pareille question? Et elle se mit à me parler de Paris avec une
telle ardeur, un tel enthousiasme, une telle frénésie de convoitise que
je pensai: «Voilà la corde dont il faut jouer.»

Elle adorait Paris, de loin, avec une rage de gourmandise rentrée,
avec une passion exaspérée de provinciale, avec une impatience affolée
d'oiseau en cage qui regarde un bois toute la journée, de la fenêtre où
il est accroché.

Elle se mit à m'interroger, en balbutiant d'angoisse; elle voulait
tout apprendre, tout, en cinq minutes. Elle savait les noms de tous
les gens connus, et de beaucoup d'autre encore dont je n'avais jamais
entendu parler.

--Comment est M. Gounod? Et M. Sardou? Oh! monsieur, comme j'aime
les pièces de M. Sardou! Comme c'est gai, spirituel! Chaque fois que
j'en vois une, je rêve pendant huit jours! J'ai lu aussi un livre
de M. Daudet qui m'a tant plu! _Sapho_, connaissez-vous ça? Est-il
joli garçon, M. Daudet? L'avez-vous vu? Et M. Zola, comment est-il?
Si vous saviez comme _Germinal_ m'a fait pleurer! Vous rappelez-vous
le petit enfant qui meurt sans lumière? Comme c'est terrible! J'ai
failli en faire une maladie. Ça n'est pas pour rire, par exemple!
J'ai lu aussi un livre de M. Bourget, _Cruelle énigme_! J'ai une
cousine qui a si bien perdu la tête de ce roman-là qu'elle a écrit à
M. Bourget. Moi, j'ai trouvé ça trop poétique. J'aime mieux ce qui est
drôle. Connaissez-vous M. Grévin? Et M. Coquelin? Et M. Damala? Et M.
Rochefort! On dit qu'il a tant d'esprit! Et M. de Cassagnac? Il paraît
qu'il se bat tous les jours?..
......................................................................

Au bout d'une heure environ, ses interrogations commençaient à
s'épuiser; et ayant satisfait sa curiosité de la façon la plus
fantaisiste, je pus parler à mon tour.

Je lui racontai des histoires du monde, du monde parisien, du grand
monde. Elle écoutait de toutes ses oreilles, de tout son cœur. Oh!
certes, elle a dû prendre une jolie idée des belles dames, des
illustres dames de Paris. Ce n'étaient qu'aventures galantes, que
rendez-vous, que victoires rapides et défaites passionnées. Elle me
demandait de temps en temps:

--Oh! c'est comme ça, le grand monde?

Je souriais d'un air malin:

--Parbleu. Il n'y a que les petites bourgeoises qui mènent une vie
plate et monotone par respect de la vertu, d'une vertu dont personne ne
leur sait gré...

Et je me mis à saper la vertu à grands coups d'ironie, à grands
coups de philosophie, à grands coups de blague. Je me moquai, avec
désinvolture, des pauvres bêtes qui se laissent vieillir sans avoir
rien connu de bon, de doux, de tendre ou de galant, sans avoir jamais
savouré le délicieux plaisir des baisers dérobés, profonds, ardents, et
cela parce qu'elles ont épousé une bonne cruche de mari dont la réserve
conjugale les laisse aller jusqu'à la mort dans l'ignorance de toute
sensualité raffinée et de tout sentiment élégant.

Puis, je citai encore des anecdotes, des anecdotes de cabinets
particuliers, des intrigues que j'affirmais connues de l'univers
entier. Et, comme refrain, c'était toujours l'éloge discret, secret,
de l'amour brusque et caché, de la sensation volée comme un fruit, en
passant, et oubliée aussitôt qu'éprouvée.

La nuit venait, une nuit calme et chaude. Le grand navire, tout secoué
par sa machine, glissait sur la mer, sous l'immense plafond du ciel
violet, étoilé de feu.

La petite femme ne disait plus rien. Elle respirait lentement et
soupirait parfois. Soudain elle se leva:

--Je vais me coucher, dit-elle, bonsoir, monsieur.

Et elle me serra la main.

Je savais qu'elle devait prendre le lendemain soir la diligence qui
va de Bastia à Ajaccio à travers les montagnes, et qui reste en route
toute la nuit.

Je répondis:

--Bonsoir, madame.

Et je gagnai, à mon tour, la couchette de ma cabine.

J'avais loué, dès le matin du lendemain, les trois places du coupé,
toutes les trois, pour moi tout seul.

Comme je montais dans la vieille voiture qui allait quitter Bastia, à
la nuit tombante, le conducteur me demanda si je ne consentirais point
à céder un coin à une dame.

Je demandai brusquement:

--A quelle dame?

--A la dame d'un officier qui va à Ajaccio.

--Dites à cette personne que je lui offrirai volontiers une place.

Elle arriva, ayant passé la journée à dormir, disait-elle. Elle
s'excusa, me remercia et monta.

Ce coupé était une espèce de boîte hermétiquement close et ne prenant
jour que par les deux portes. Nous voici donc en tête-à-tête, là
dedans. La voiture allait au trot, au grand trot; puis elle s'engagea
dans la montagne. Une odeur fraîche et puissante d'herbes aromatiques
entrait par les vitres baissées, cette odeur forte que la Corse répand
autour d'elle, si loin que les marins la reconnaissent au large, odeur
pénétrante comme la senteur d'un corps, comme une sueur de la terre
verte imprégnée de parfums, que le soleil ardent a dégagés d'elle, a
évaporés dans le vent qui passe.

Je me remis à parler de Paris, et elle recommença à m'écouter avec une
attention fiévreuse. Mes histoires devenaient hardies, astucieusement
décolletées, pleines de mots voilés et perfides, de ces mots qui
allument le sang.

La nuit était tombée tout à fait. Je ne voyais plus rien, pas même la
tache blanche que faisait tout à l'heure le visage de la jeune femme.
Seule la lanterne du cocher éclairait les quatre chevaux qui montaient
au pas.

Parfois le bruit d'un torrent roulant dans les rochers nous arrivait,
mêlé au son des grelots, puis se perdait bientôt dans le lointain,
derrière nous.

J'avançai doucement le pied, et je rencontrai le sien qu'elle ne
retira pas. Alors je ne remuai plus, j'attendis, et soudain, changeant
de note, je parlai tendresse, affection. J'avais avancé la main et
je rencontrai la sienne. Elle ne la retira pas non plus. Je parlais
toujours, plus près de son oreille, tout près de sa bouche. Je sentais
déjà battre son cœur contre ma poitrine. Certes, il battait vite et
fort--bon signe;--alors, lentement, je posai mes lèvres dans son cou,
sûr que je la tenais, tellement sûr que j'aurais parié ce qu'on aurait
voulu.

Mais, soudain, elle eut une secousse comme si elle se fût réveillée,
une secousse telle que j'allai heurter l'autre bout du coupé. Puis,
avant que j'eusse pu comprendre, réfléchir, penser à rien, je reçus
d'abord cinq ou six gifles épouvantables, puis une grêle de coups de
poing qui m'arrivaient, pointus et durs, tapant partout, sans que je
pusse les parer dans l'obscurité profonde qui enveloppait cette lutte.

J'étendais les mains, cherchant, mais en vain, à saisir ses bras. Puis,
ne sachant plus que faire, je me retournai brusquement, ne présentant
plus à son attaque furieuse que mon dos, et cachant ma tête dans
l'encoignure des panneaux.

Elle parut comprendre, au son des coups peut-être, cette manœuvre de
désespéré, et elle cessa brusquement de me frapper.

Au bout de quelques secondes elle regagna son coin et se mit à pleurer
par grands sanglots éperdus qui durèrent une heure au moins.

Je m'étais rassis, fort inquiet et très honteux. J'aurais voulu parler,
mais que lui dire? Je ne trouvais rien! M'excuser? C'était stupide!
Qu'est-ce que vous auriez dit, vous! Rien non plus, allez.

Elle larmoyait maintenant et poussait parfois de gros soupirs, qui
m'attendrissaient et me désolaient. J'aurais voulu la consoler,
l'embrasser comme on embrasse les enfants tristes, lui demander pardon,
me mettre à ses genoux. Mais je n'osais pas.

C'est fort bête ces situations-là!

Enfin, elle se calma, et nous restâmes, chacun dans notre coin,
immobiles et muets, tandis que la voiture allait toujours, s'arrêtant
parfois pour relayer. Nous fermions alors bien vite les yeux, tous les
deux, pour n'avoir point à nous regarder quand entrait dans le coupé
le vif rayon d'une lanterne d'écurie. Puis la diligence repartait; et
toujours l'air parfumé et savoureux des montagnes corses nous caressait
les joues et les lèvres, et me grisait comme du vin.

Cristi, quel bon voyage si... si ma compagne eût été moins sotte!

Mais le jour lentement se glissa dans la voiture, un jour pâle de
première aurore.

Je regardai ma voisine. Elle faisait semblant de dormir. Puis le
soleil, levé derrière les montagnes, couvrit bientôt de clarté un golfe
immense tout bleu, entouré de monts énormes aux sommets de granit. Au
bord du golfe une ville blanche, encore dans l'ombre, apparaissait
devant nous.

Ma voisine alors fit semblant de s'éveiller, elle ouvrit les yeux (ils
étaient rouges), elle ouvrit la bouche comme pour bâiller, comme si
elle avait dormi longtemps. Puis elle hésita, rougit, et balbutia:

--Serons-nous bientôt arrivés?

--Oui, madame, dans une heure à peine.

Elle reprit en regardant au loin:

--C'est très fatigant de passer une nuit en voiture.

--Oh! oui, cela casse les reins.

--Surtout après une traversée.

--Oh! oui.

--C'est Ajaccio devant nous?

--Oui, madame.

--Je voudrais bien être arrivée.

--Je comprends ça.

Le son de sa voix était un peu troublé; son allure un peu gênée, son
œil un peu fuyant. Pourtant elle semblait avoir tout oublié.

Je l'admirais. Comme elles sont rouées d'instinct, ces mâtines-là?
Quelles diplomates!

Au bout d'une heure nous arrivions, en effet; et un grand dragon,
taillé en hercule, debout devant le bureau, agita un mouchoir en
apercevant la voiture.

Ma voisine sauta dans ses bras avec élan et l'embrassa vingt fois au
moins, en répétant: «Tu vas bien? Comme j'avais hâte de te revoir!»

Ma malle était descendue de l'impériale et je me retirais discrètement
quand elle me cria: «Oh! monsieur, vous vous en allez sans me dire
adieu.»

Je balbutiai: «Madame, je vous laissais à votre joie.»

Alors elle dit à son mari: «Remercie monsieur, mon chéri; il a été
charmant pour moi pendant tout le voyage. Il m'a même offert une place
dans le coupé qu'il avait pris pour lui tout seul. On est heureux de
rencontrer des compagnons aussi aimables.»

Le mari me serra la main en me remerciant avec conviction.

La jeune femme souriait en nous regardant... Moi je devais avoir l'air
fort bête!


  _Un échec_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 16 juin 1885.

  La nouvelle, dans le journal, débute par une introduction qui a été
  supprimée.



ENRAGÉE?


MA chère Geneviève, tu me demandes de te raconter mon voyage de noces.
Comment veux-tu que j'ose? Ah! sournoise, qui ne m'avais rien dit, qui
ne m'avais même rien laissé deviner, mais là, rien de rien!... Comment!
tu es mariée depuis dix-huit mois, oui, depuis dix-huit mois, toi
qui te dis ma meilleure amie, toi qui ne me cachais rien, autrefois,
et tu n'as pas eu la charité de me prévenir? Si tu m'avais seulement
donné l'éveil, si tu m'avais mise en garde, si tu avais laissé entrer
un simple soupçon dans mon âme, un tout petit, tu m'aurais empêchée
de faire une grosse bêtise dont je rougis encore, dont mon mari rira
jusqu'à sa mort, et dont tu es seule coupable!

Je me suis rendue affreusement ridicule à tout jamais; j'ai commis une
de ces erreurs dont le souvenir ne s'efface pas, par ta faute, par ta
faute, méchante!... Oh! si j'avais su!

Tiens, je prends du courage en écrivant et je me décide à tout dire.
Mais promets-moi de ne pas trop rire.

Ne t'attends pas à une comédie. C'est un drame.

Tu te rappelles mon mariage. Je devais partir le soir même pour mon
voyage de noces. Certes, je ne ressemblais guère à la Paulette, dont
Gyp nous a si drôlement conté l'histoire dans un spirituel roman:
_Autour du mariage_. Et si ma mère m'avait dit, comme Mme d'Hautretan
à sa fille: «Ton mari te prendra dans ses bras... et...», je n'aurais
certes pas répondu comme Paulette en éclatant de rire: «Ne va pas plus
loin, maman... je sais tout ça aussi bien que toi, va...»

Moi je ne savais rien du tout, et maman, ma pauvre maman que tout
effraye, n'a pas osé effleurer ce sujet délicat.

Donc, à cinq heures du soir, après la collation, on nous a prévenus
que la voiture nous attendait. Les invités étaient partis, j'étais
prête. Je me rappelle encore le bruit des malles dans l'escalier et
la voix de nez de papa, qui ne voulait pas avoir l'air de pleurer. En
m'embrassant, le pauvre homme m'a dit: «Bon courage!» comme si j'allais
me faire arracher une dent. Quant à maman, c'était une fontaine. Mon
mari me pressait pour éviter ces adieux difficiles, j'étais moi-même
tout en larmes, quoique bien heureuse. Cela ne s'explique guère, et
pourtant c'est vrai. Tout à coup, je sentis quelque chose qui tirait ma
robe. C'était Bijou, tout à fait oublié depuis le matin. La pauvre bête
me disait adieu à sa manière. Cela me donna comme un petit coup dans le
cœur, et un grand désir d'embrasser mon chien. Je le saisis (tu sais
qu'il est gros comme le poing) et me mis à le dévorer de baisers. Moi,
j'adore caresser les bêtes. Cela me fait un plaisir doux, ça me donne
des sortes de frissons, c'est délicieux.

Quant à lui, il était comme fou; il remuait ses pattes, il me léchait,
il mordillait comme il fait quand il est très content. Tout à coup,
il me prit le nez dans ses crocs et je sentis qu'il me faisait mal.
Je poussai un petit cri et je reposai le chien par terre. Il m'avait
vraiment mordue en voulant jouer. Je saignais. Tout le monde fut
désolé. On apporta de l'eau, du vinaigre, des linges, et mon mari
voulut lui-même me soigner. Ce n'était rien, d'ailleurs, deux petits
trous qu'on eût dit faits avec des aiguilles. Au bout de cinq minutes,
le sang était arrêté et je partis.

Il était décidé que nous ferions un voyage en Normandie, de six
semaines environ.

Le soir, nous arrivions à Dieppe. Quand je dis «le soir», j'entends à
minuit.

Tu sais comme j'aime la mer. Je déclarai à mon mari que je ne me
coucherais pas avant de l'avoir vue. Il parut très contrarié. Je lui
demandai en riant «Est-ce que vous avez sommeil?»

Il répondit: «Non, mon amie, mais vous devriez comprendre que j'ai hâte
de me trouver seul avec vous.»

Je fus surprise: «Seul avec moi? Mais nous sommes seuls depuis Paris
dans le wagon.»

Il sourit: «Oui... mais... dans le wagon, ce n'est pas la même chose
que si nous étions dans notre chambre.»

Je ne cédai pas: «Eh bien, monsieur, nous sommes seuls sur la plage, et
voilà tout.»

Décidément, cela ne lui plaisait pas. Il dit pourtant: «Soit, puisque
vous le désirez.»

La nuit était magnifique, une de ces nuits qui vous font passer
dans l'âme des idées grandes et vagues, plutôt des sensations que
des pensées, avec des envies d'ouvrir les bras, d'ouvrir les ailes,
d'embrasser le ciel, que sais-je? On croit toujours qu'on va comprendre
des choses inconnues.

Il y a dans l'air du Rêve, de la Poésie pénétrante, du bonheur d'autre
part que de la terre, une sorte d'ivresse infinie qui vient des
étoiles, de la lune, de l'eau argentée et remuante. Ce sont là les
meilleurs instants qu'on ait dans la vie. Ils font voir l'existence
différente, embellie, délicieuse; ils sont comme la révélation de ce
qui pourrait être... ou de ce qui sera.

Cependant mon mari paraissait impatient de rentrer. Je lui disais:
«As-tu froid?--Non.--Alors regarde donc ce petit bateau là-bas, qui
semble endormi sur l'eau. Peut-on être mieux qu'ici? J'y resterais
volontiers jusqu'au jour. Dis, veux-tu que nous attendions l'aurore?»

Il crut que je me moquais de lui, et il m'entraîna presque de force
jusqu'à l'hôtel! Si j'avais su! Oh! le misérable!

Quand nous fûmes seuls, je me sentis honteuse, gênée, sans savoir
pourquoi, je te le jure. Enfin je le fis passer dans le cabinet de
toilette et je me couchai.

Oh! ma chère, comment dire ça? Enfin voici. Il prit sans doute mon
extrême innocence pour de la malice, mon extrême simplicité pour de
la rouerie, mon abandon confiant et niais pour une tactique, et il ne
garda point les délicats ménagements qu'il faut pour expliquer, faire
comprendre et accepter de pareils mystères à une âme sans défiance et
nullement préparée.

Et tout à coup, je crus qu'il avait perdu la tête. Puis, la peur
m'envahissant, je me demandai s'il me voulait tuer. Quand la terreur
vous saisit, on ne raisonne pas, on ne pense plus, on devient fou. En
une seconde, je m'imaginai des choses effroyables. Je pensai aux faits
divers des journaux, aux crimes mystérieux, à toutes les histoires
chuchotées de jeunes filles épousées par des misérables! Est-ce que
je le connaissais, cet homme? Je me débattais, le repoussant, éperdue
d'épouvante. Je lui arrachai même une poignée de cheveux et un côté de
la moustache, et, délivrée par cet effort, je me levai en hurlant «au
secours!» Je courus à la porte, je tirai les verrous et je m'élançai,
presque nue, dans l'escalier.

D'autres portes s'ouvrirent. Des hommes en chemise apparurent avec des
lumières à la main. Je tombai dans les bras de l'un d'eux en implorant
sa protection. Il se jeta sur mon mari.

Je ne sais plus le reste. On se battait, on criait; puis on a ri, mais
ri comme tu ne peux pas croire. Toute la maison riait, de la cave au
grenier. J'entendais dans les corridors de grandes fusées de gaieté,
d'autres dans les chambres au-dessus. Les marmitons riaient sous les
toits, et le garçon de garde se tordait sur son matelas, dans le
vestibule!

Songe donc: dans un hôtel!

Je me retrouvai ensuite seule avec mon mari, qui me donna quelques
explications sommaires, comme on explique une expérience de chimie
avant de la tenter. Il n'était pas du tout content. Je pleurai jusqu'au
jour, et nous sommes partis dès l'ouverture des portes.

Ce n'est pas tout.

Le lendemain, nous arrivions à Pourville, qui n'est encore qu'un
embryon de station de bains. Mon mari m'accablait de petits soins, de
tendresses. Après un premier mécontentement il paraissait enchanté.
Honteuse et désolée de mon aventure de la veille, je fus aussi aimable
qu'on peut l'être, et docile. Mais tu ne te figures pas l'horreur, le
dégoût, presque la haine qu'Henry m'inspira lorsque je sus cet infâme
secret qu'on cache si soigneusement aux jeunes filles. Je me sentais
désespérée, triste à mourir, revenue de tout et harcelée du besoin
de retourner auprès de mes pauvres parents. Le surlendemain, nous
arrivions à Étretat. Tous les baigneurs étaient en émoi: une jeune
femme, mordue par un petit chien, venait de mourir enragée. Un grand
frisson me courut dans le dos quand j'entendis raconter cela à table
d'hôte. Il me sembla tout de suite que je souffrais dans le nez et je
sentis des choses singulières tout le long des membres.

Je ne dormis pas de la nuit; j'avais complètement oublié mon mari. Si
j'allais aussi mourir enragée! Je demandai des détails le lendemain
au maître d'hôtel. Il m'en donna d'affreux. Je passai le jour à me
promener sur la falaise. Je ne parlais plus, je songeais. La rage!
quelle mort horrible! Henry me demandait: «Qu'as-tu? Tu sembles
triste.» Je répondais: «Mais rien, mais rien.» Mon regard effaré se
fixait sur la mer sans la voir, sur les fermes, sur les plaines, sans
que j'eusse pu dire ce que j'avais sous les yeux. Pour rien au monde je
n'aurais voulu avouer la pensée qui me torturait. Quelques douleurs, de
vraies douleurs, me passèrent dans le nez. Je voulus rentrer.

A peine revenue à l'hôtel, je m'enfermai pour regarder la plaie. On ne
la voyait plus. Et pourtant, je n'en pouvais douter, elle me faisait
mal.

J'écrivis tout de suite à ma mère une courte lettre qui dut lui
paraître étrange. Je demandais une réponse immédiate à des questions
insignifiantes. J'écrivis, après avoir signé: «Surtout n'oublie pas de
me donner des nouvelles de Bijou.»

Le lendemain, je ne pus manger, mais je refusai de voir un médecin.
Je demeurai assise toute la journée sur la plage à regarder les
baigneurs dans l'eau. Ils arrivaient gros ou minces, tous laids dans
leurs affreux costumes; mais je ne songeais guère à rire. Je pensais:
«Sont-ils heureux, ces gens! ils n'ont pas été mordus. Ils vivront,
eux! ils ne craignent rien. Ils peuvent s'amuser à leur gré. Sont-ils
tranquilles!»

A tout instant je portais la main à mon nez pour le tâter. N'enflait-il
pas? Et à peine rentrée à l'hôtel, je m'enfermais pour le regarder dans
la glace. Oh! s'il avait changé de couleur, je serais morte sur le coup.

Le soir, je me sentis tout à coup une sorte de tendresse pour mon mari,
une tendresse de désespérée. Il me parut bon, je m'appuyai sur son
bras. Vingt fois je faillis lui dire mon abominable secret, mais je me
tus.

Il abusa odieusement de mon abandon et de l'affaissement de mon âme. Je
n'eus pas la force de lui résister, ni même la volonté. J'aurais tout
supporté, tout souffert! Le lendemain, je reçus une lettre de ma mère.
Elle répondait à mes questions, mais ne me parlait pas de Bijou. Je
pensai sur-le-champ: «Il est mort et on me le cache.» Puis je voulus
courir au télégraphe pour envoyer une dépêche. Une réflexion m'arrêta:
«S'il est vraiment mort, on ne me le dira pas.» Je me résignai donc
encore à deux jours d'angoisses. Et j'écrivis de nouveau. Je demandais
qu'on m'envoyât le chien qui me distrairait, car je m'ennuyais un peu.

Des tremblements me prirent dans l'après-midi. Je ne pouvais lever
un verre plein sans en répandre la moitié. L'état de mon âme était
lamentable. J'échappai à mon mari vers le crépuscule et je courus à
l'église. Je priai longtemps.

En revenant, je sentis de nouvelles douleurs dans le nez et j'entrai
chez le pharmacien dont la boutique était éclairée. Je lui parlai
d'une de mes amies qui aurait été mordue et je lui demandai des
conseils. C'était un aimable homme, plein d'obligeance. Il me renseigna
abondamment. Mais j'oubliais les choses à mesure qu'il me les disait,
tant j'avais l'esprit troublé. Je ne retins que ceci: «Les purgations
étaient souvent recommandées.» J'achetai plusieurs bouteilles de je ne
sais quoi, sous prétexte de les envoyer à mon amie.

Les chiens que je rencontrais me faisaient horreur et me donnaient
envie de fuir à toutes jambes. Il me sembla plusieurs fois que j'avais
aussi envie de les mordre.

Ma nuit fut horriblement agitée. Mon mari en profita. Dès le lendemain,
je reçus la réponse de ma mère.--Bijou, disait-elle, se portait bien.
Mais on l'exposerait trop en l'expédiant ainsi tout seul par le chemin
de fer. Donc on ne voulait pas me l'envoyer. Il était mort!

Je ne pus encore dormir. Quant à Henry, il ronfla. Il se réveilla
plusieurs fois. J'étais anéantie.

Le lendemain, je pris un bain de mer. Je faillis me trouver mal en
entrant dans l'eau, tant je fus saisie par le froid. Je demeurai plus
ébranlée encore par cette sensation de glace. J'avais dans les jambes
des tressaillements affreux; mais je ne souffrais plus du tout du nez.

On me présenta, par hasard, le médecin inspecteur des bains, un
charmant homme. Je mis une habileté extrême à l'amener sur mon sujet.
Je lui dis alors que mon jeune chien m'avait mordue quelques jours
auparavant et je lui demandai ce qu'il faudrait faire s'il survenait
quelque inflammation. Il se mit à rire et répondit: «Dans votre
situation, je ne verrais qu'un moyen, madame, ce serait de vous faire
un nouveau nez.»

Et comme je ne comprenais pas, il ajouta: «Cela d'ailleurs regarde
votre mari.»

Je n'étais pas plus avancée ni mieux renseignée en le quittant.

Henry, ce soir-là, semblait très gai, très heureux. Nous vînmes le soir
au Casino, mais il n'attendit pas la fin du spectacle pour me proposer
de rentrer. Rien n'avait plus d'intérêt pour moi, je le suivis.

Mais je ne pouvais tenir au lit, tous mes nerfs étaient ébranlés et
vibrants. Lui, non plus, ne dormait pas. Il m'embrassait, me caressait,
devenu doux et tendre comme s'il eût deviné enfin combien je souffrais.
Je subissais ses caresses sans même les comprendre, sans y songer.

Mais tout à coup une crise subite, extraordinaire, foudroyante, me
saisit. Je poussai un cri effroyable, et repoussant mon mari qui
s'attachait à moi, je m'élançai dans la chambre et j'allai m'abattre
sur la face, contre la porte. C'était la rage, l'horrible rage. J'étais
perdue!

Henry me releva, effaré, voulut savoir. Mais je me tus. J'étais
résignée maintenant. J'attendais la mort. Je savais qu'après quelques
heures de répit, une autre crise me saisirait, puis une autre, puis une
autre, jusqu'à la dernière qui serait mortelle.

Je me laissai reporter dans le lit. Au point du jour, les irritantes
obsessions de mon mari déterminèrent un nouvel accès, qui fut plus
long que le premier. J'avais envie de déchirer, de mordre, de hurler;
c'était terrible, et cependant moins douloureux que je n'aurais cru.

Vers huit heures du matin, je m'endormis pour la première fois depuis
quatre nuits.

A onze heures, une voix aimée me réveilla. C'était maman que mes
lettres avaient effrayée, et qui accourait pour me voir. Elle tenait à
la main un grand panier d'où sortirent soudain des aboiements. Je le
saisis, éperdue, folle d'espoir. Je l'ouvris, et Bijou sauta sur le
lit, m'embrassant, gambadant, se roulant sur mon oreiller, pris d'une
frénésie de joie.

Eh bien, ma chérie, tu me croiras si tu veux... Je n'ai encore compris
que le lendemain!

Oh! l'imagination! comme ça travaille! Et penser que j'ai cru?... Dis,
n'est-ce pas trop bête?...

Je n'ai jamais avoué à personne, tu le comprendras, n'est-ce pas, les
tortures de ces quatre jours. Songe, si mon mari l'avait su? Il se
moque déjà assez de moi avec mon aventure de Dieppe. Du reste, je ne
me fâche pas trop de ses plaisanteries. J'y suis faite. On s'accoutume
à tout dans la vie...


  _Enragée?_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 7 août 1883, sous la
  signature: MAUFRIGNEUSE.



LE MODÈLE.


ARRONDIE en croissant de lune, la petite ville d'Étretat, avec ses
falaises blanches, son galet blanc et sa mer bleue, reposait sous le
soleil d'un grand jour de juillet. Aux deux pointes de ce croissant,
les deux portes, la petite à droite, la grande à gauche, avançaient
dans l'eau tranquille, l'une son pied de naine, l'autre sa jambe de
colosse; et l'aiguille, presque aussi haute que la falaise, large d'en
bas, fine au sommet, pointait vers le ciel sa tête aiguë.

Sur la plage, le long du flot, une foule assise regardait les
baigneurs. Sur la terrasse du Casino, une autre foule, assise ou
marchant, étalait sous le ciel plein de lumière un jardin de toilettes
où éclataient des ombrelles rouges et bleues, avec de grandes fleurs
brodées en soie dessus.

Sur la promenade, au bout de la terrasse, d'autres gens, les calmes,
les tranquilles, allaient d'un pas lent, loin de la cohue élégante.

Un jeune homme, connu, célèbre, un peintre, Jean Summer, marchait,
d'un air morne, à côté d'une petite voiture de malade où reposait une
jeune femme, sa femme. Un domestique poussait doucement cette sorte de
fauteuil roulant, et l'estropiée contemplait d'un œil triste la joie du
ciel, la joie du jour, et la joie des autres.

Ils ne parlaient point. Ils ne se regardaient pas.

--Arrêtons-nous un peu, dit la jeune femme.

Ils s'arrêtèrent, et le peintre s'assit sur un pliant, que lui présenta
le valet.

Ceux qui passaient derrière le couple immobile et muet le regardaient
d'un air attristé. Toute une légende de dévouement courait. Il l'avait
épousée malgré son infirmité, touché par son amour, disait-on.

Non loin de là, deux jeunes hommes causaient, assis sur un cabestan,
et le regard perdu vers l'horizon.

--Non, ce n'est pas vrai; je te dis que je connais beaucoup Jean Summer.

--Mais alors, pourquoi l'a-t-il épousée? Car elle était déjà infirme
lors de son mariage, n'est-ce pas?

--Parfaitement. Il l'a épousée... il l'a épousée... comme on épouse,
parbleu, par sottise!

--Mais encore?...

--Mais encore... mais encore, mon ami. Il n'y a pas d'encore. On est
bête, parce qu'on est bête. Et puis, tu sais bien que les peintres ont
la spécialité des mariages ridicules; ils épousent presque tous des
modèles, des vieilles maîtresses, enfin des femmes avariées sous tous
les rapports. Pourquoi cela? Le sait-on? Il semblerait, au contraire,
que la fréquentation constante de cette race de dindes qu'on nomme les
modèles aurait dû les dégoûter à tout jamais de ce genre de femelles.
Pas du tout. Après les avoir fait poser, ils les épousent. Lis donc
ce petit livre, si vrai, si cruel et si beau, d'Alphonse Daudet: _les
Femmes d'artistes_.

Pour le couple que tu vois là, l'accident s'est produit d'une façon
spéciale et terrible. La petite femme a joué une comédie ou plutôt un
drame effrayant. Elle a risqué le tout pour le tout, enfin. Était-elle
sincère? Aimait-elle Jean? Sait-on jamais cela? Qui donc pourra
déterminer d'une façon précise ce qu'il y a d'âpreté et ce qu'il y a de
réel dans les actes des femmes? Elles sont toujours sincères dans une
éternelle mobilité d'impressions. Elles sont emportées, criminelles,
dévouées, admirables, et ignobles, pour obéir à d'insaisissables
émotions. Elles mentent sans cesse, sans le vouloir, sans le savoir,
sans comprendre, et elles ont, avec cela, malgré cela, une franchise
absolue de sensations et de sentiments qu'elles témoignent par des
résolutions violentes, inattendues, incompréhensibles, folles, qui
déroutent nos raisonnements, nos habitudes de pondération et toutes
nos combinaisons égoïstes. L'imprévu et la brusquerie de leurs
déterminations font qu'elles demeurent pour nous d'indéchiffrables
énigmes. Nous nous demandons toujours: «Sont-elles sincères? Sont-elles
fausses?»

Mais, mon ami, elles sont en même temps sincères et fausses, parce
qu'il est dans leur nature d'être les deux à l'extrême et de n'être ni
l'un ni l'autre.

Regarde les moyens qu'emploient les plus honnêtes pour obtenir de
nous ce qu'elles veulent. Ils sont compliqués et simples, ces moyens.
Si compliqués que nous ne les devinons jamais à l'avance, si simples
qu'après en avoir été les victimes, nous ne pouvons nous empêcher de
nous en étonner et de nous dire: «Comment! elle m'a joué si bêtement
que ça?»

Et elles réussissent toujours, mon bon, surtout quand il s'agit de se
faire épouser.

Mais voici l'histoire de Summer.

La petite femme est un modèle, bien entendu. Elle posait chez lui. Elle
était jolie, élégante surtout, et possédait, paraît-il, une taille
divine. Il devint amoureux d'elle, comme on devient amoureux de toute
femme un peu séduisante qu'on voit souvent. Il s'imagina qu'il l'aimait
de toute son âme. C'est là un singulier phénomène. Aussitôt qu'on
désire une femme, on croit sincèrement qu'on ne pourra plus se passer
d'elle pendant tout le reste de sa vie. On sait fort bien que la chose
vous est déjà arrivée; que le dégoût a toujours suivi la possession;
qu'il faut, pour pouvoir user son existence à côté d'un autre être,
non pas un brutal appétit physique, bien vite éteint, mais une
accordance d'âme, de tempérament et d'humeur. Il faut savoir démêler,
dans la séduction qu'on subit, si elle vient de la forme corporelle,
d'une certaine ivresse sensuelle ou d'un charme profond de l'esprit.

Enfin, il crut qu'il l'aimait; il lui fit un tas de promesses de
fidélité et il vécut complètement avec elle.

Elle était vraiment gentille, douée de cette niaiserie élégante qu'ont
facilement les petites Parisiennes. Elle jacassait, elle babillait,
elle disait des bêtises qui semblaient spirituelles par la manière
drôle dont elles étaient débitées. Elle avait à tout moment des gestes
gracieux bien faits pour séduire un œil de peintre. Quand elle levait
les bras, quand elle se penchait, quand elle montait en voiture, quand
elle vous tendait la main, ses mouvements étaient parfaits de justesse
et d'à-propos.

Pendant trois mois, Jean ne s'aperçut point qu'au fond elle ressemblait
à tous les modèles.

Ils louèrent pour l'été une petite maison à Andrésy.

J'étais là, un soir, quand germèrent les premières inquiétudes dans
l'esprit de mon ami.

Comme il faisait une nuit radieuse, nous voulûmes faire un tour au bord
de la rivière. La lune versait dans l'eau frissonnante une pluie de
lumière, émiettait ses reflets jaunes dans les remous, dans le courant,
dans tout le large fleuve lent et fuyant.

Nous allions le long de la rive, un peu grisés par cette vague
exaltation que jettent en nous ces soirs de rêve. Nous aurions
voulu accomplir des choses surhumaines, aimer des êtres inconnus,
délicieusement poétiques. Nous sentions frémir en nous des extases,
des désirs, des aspirations étranges. Et nous nous taisions, pénétrés
par la sereine et vivante fraîcheur de la nuit charmante, par cette
fraîcheur de la lune qui semble traverser le corps, le pénétrer,
baigner l'esprit, le parfumer et le tremper de bonheur.

Tout à coup Joséphine (elle s'appelle Joséphine) poussa un cri:

--Oh! as-tu vu le gros poisson qui a sauté là-bas?

Il répondit sans regarder, sans savoir:

--Oui, ma chérie.

Elle se fâcha.

--Non, tu ne l'as pas vu, puisque tu avais le dos tourné.

Il sourit:

--Oui, c'est vrai. Il fait si bon que je ne pense à rien.

Elle se tut; mais, au bout d'une minute, un besoin de parler la saisit,
et elle demanda:

--Iras-tu demain à Paris?

Il prononça:

--Je n'en sais rien.

Elle s'irritait de nouveau:

--Si tu crois que c'est amusant, ta promenade sans rien dire! On parle,
quand on n'est pas bête.

Il ne répondit pas. Alors, sentant bien, grâce à son instinct pervers
de femme, qu'elle allait l'exaspérer, elle se mit à chanter cet air
irritant dont on nous a tant fatigué les oreilles et l'esprit depuis
deux ans:

  Je regardais en l'air.

Il murmura:

--Je t'en prie, tais-toi.

Elle prononça, furieuse:

--Pourquoi veux-tu que je me taise?

Il répondit:

--Tu nous gâtes le paysage.

Alors la scène arriva, la scène odieuse, imbécile, avec les reproches
inattendus, les récriminations intempestives, puis les larmes. Tout
y passa. Ils rentrèrent. Il l'avait laissée aller, sans répliquer,
engourdi par cette soirée divine, et atterré par cet orage de sottises.

Trois mois plus tard, il se débattait éperdument dans ces liens
invincibles et invisibles, dont une habitude pareille enlace notre vie.
Elle le tenait, l'opprimait, le martyrisait. Ils se querellaient du
matin au soir, s'injuriaient et se battaient.

A la fin, il voulut en finir, rompre à tout prix. Il vendit toutes ses
toiles, emprunta de l'argent aux amis, réalisa vingt mille francs (il
était encore peu connu) et il les laissa un matin sur la cheminée avec
une lettre d'adieu.

Il vint se réfugier chez moi.

Vers trois heures de l'après-midi, on sonna. J'allai ouvrir. Une femme
me sauta au visage, me bouscula, entra et pénétra dans mon atelier:
c'était elle.

Il s'était levé en la voyant paraître.

Elle lui jeta aux pieds l'enveloppe contenant les billets de banque,
avec un geste vraiment noble, et, d'une voix brève:

--Voici votre argent. Je n'en veux pas.

Elle était fort pâle, tremblante, prête assurément à toutes les
folies. Quant à lui, je le voyais pâlir aussi, pâlir de colère et
d'exaspération, prêt, peut-être, à toutes les violences.

Il demanda:

--Qu'est-ce que vous voulez?

Elle répondit:

--Je ne veux pas être traitée comme une fille. Vous m'avez implorée,
vous m'avez prise. Je ne vous demandais rien. Gardez-moi!

Il frappa du pied:

--Non, c'est trop fort! Si tu crois que tu vas...

Je lui avais saisi le bras.

--Tais-toi, Jean. Laisse-moi faire.

J'allai vers elle, et doucement, peu à peu, je lui parlai raison, je
vidai le sac des arguments qu'on emploie en pareille circonstance. Elle
m'écoutait, immobile, l'œil fixe, obstinée et muette.

A la fin, ne sachant plus que dire, et voyant que la scène allait mal
finir, je m'avisai d'un dernier moyen. Je prononçai:

--Il t'aime toujours, ma petite; mais sa famille veut le marier, et tu
comprends!...

Elle eut un sursaut:

--Ah!... ah!... je comprends alors...

Et, se tournant vers lui:

--Tu vas... tu vas... te marier?

Il répondit carrément:

--Oui.

Elle fit un pas:

--Si tu te maries, je me tue... tu entends.

Il prononça en haussant les épaules:

--Eh bien... tue-toi!

Elle articula deux ou trois fois, la gorge serrée par une angoisse
effroyable:

--Tu dis?... tu dis?... tu dis?... répète!

Il répéta:

--Eh bien, tue-toi, si cela te fait plaisir!

Elle reprit, toujours effrayante de pâleur:

--Il ne faudrait pas m'en défier. Je me jetterais par la fenêtre.

Il se mit à rire, s'avança vers la fenêtre, l'ouvrit, et, saluant comme
une personne qui fait des cérémonies pour ne point passer la première:

--Voici la route. Après vous!

Elle le regarda une seconde d'un œil fixe, terrible, affolé; puis,
prenant son élan comme pour sauter une haie dans les champs, elle passa
devant moi, devant lui, franchit la balustrade et disparut...

Je n'oublierai jamais l'effet que me fit cette fenêtre ouverte, après
l'avoir vu traverser par ce corps qui tombait; elle me parut en une
seconde grande comme le ciel et vide comme l'espace. Et je reculai
instinctivement, n'osant pas regarder, comme si j'allais tomber
moi-même.

Jean, éperdu, ne faisait pas un geste.

On rapporta la pauvre fille avec les deux jambes brisées. Elle ne
marchera plus jamais.

Son amant, fou de remords et peut-être aussi touché de reconnaissance,
l'a reprise et épousée.

Voilà, mon cher.

Le soir venait. La jeune femme, ayant froid, voulut partir; et le
domestique se remit à rouler vers le village la petite voiture
d'invalide. Le peintre marchait à côté de sa femme, sans qu'ils eussent
échangé un mot, depuis une heure.


  _Le Modèle_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 17 décembre 1883.



LA BARONNE.


TU pourras voir là des bibelots intéressants, me dit mon ami Boisrené,
viens avec moi.

Il m'emmena donc au premier étage d'une belle maison, dans une grande
rue de Paris. Nous fûmes reçus par un homme fort bien, de manières
parfaites, qui nous promena de pièce en pièce en nous montrant des
objets rares dont il disait le prix avec négligence. Les grosses
sommes, dix, vingt, trente, cinquante mille francs, sortaient de ses
lèvres avec tant de grâce et de facilité qu'on ne pouvait douter que
des millions ne fussent enfermés dans le coffre-fort de ce marchand
homme du monde.

Je le connaissais de renom depuis longtemps. Fort adroit, fort souple,
fort intelligent, il servait d'intermédiaire pour toutes sortes de
transactions. En relations avec tous les amateurs les plus riches de
Paris, et même de l'Europe et de l'Amérique, sachant leurs goûts, leurs
préférences du moment, il les prévenait par un mot ou par une dépêche,
s'ils habitaient une ville lointaine, dès qu'il connaissait un objet à
vendre pouvant leur convenir.

Des hommes de la meilleure société avaient eu recours à lui aux heures
d'embarras, soit pour trouver de l'argent de jeu, soit pour payer
une dette, soit pour vendre un tableau, un bijou de famille, une
tapisserie, voire même un cheval ou une propriété dans les jours de
crise aiguë.

On prétendait qu'il ne refusait jamais ses services quand il prévoyait
un espoir de gain.

Boisrené semblait intime avec ce curieux marchand. Ils avaient dû
traiter ensemble plus d'une affaire. Moi je regardais l'homme avec
beaucoup d'intérêt.

Il était grand, mince, chauve, fort élégant. Sa voix douce, insinuante,
avait un charme particulier, un charme tentateur qui donnait aux
choses une valeur spéciale. Quand il tenait un bibelot en ses doigts,
il le tournait, le retournait, le regardait avec tant d'adresse, de
souplesse, d'élégance et de sympathie que l'objet paraissait aussitôt
embelli, transformé par son toucher et par son regard. Et on l'estimait
immédiatement beaucoup plus cher qu'avant d'avoir passé de la vitrine
entre ses mains.

--Et votre Christ, dit Boisrené, ce beau Christ de la Renaissance que
vous m'avez montré l'an dernier?

L'homme sourit et répondit:

--Il est vendu, et d'une façon fort bizarre. En voici une histoire
parisienne, par exemple. Voulez-vous que je vous la dise?

--Mais oui.

--Vous connaissez la baronne Samoris?

--Oui et non. Je l'ai vue une fois, mais je sais ce que c'est!

--Vous le savez... tout à fait?

--Oui.

--Voulez-vous me le dire, afin que je voie si vous ne vous trompez
point?

--Très volontiers. Mme Samoris est une femme du monde qui a une fille
sans qu'on ait jamais connu son mari. En tout cas, si elle n'a pas eu
de mari, elle a des amants d'une façon discrète, car on la reçoit dans
une certaine société tolérante ou aveugle.

Elle fréquente l'église, reçoit les sacrements avec recueillement, de
façon à ce qu'on le sache, et ne se compromet jamais. Elle espère que
sa fille fera un beau mariage. Est-ce cela?

--Oui, mais je complète vos renseignements: c'est une femme entretenue
qui se fait respecter de ses amants plus que si elle ne couchait pas
avec eux. C'est là un rare mérite; car, de cette façon, on obtient ce
qu'on veut d'un homme. Celui qu'elle a choisi, sans qu'il s'en doute,
lui fait la cour longtemps, la désire avec crainte, la sollicite avec
pudeur, l'obtient avec étonnement et la possède avec considération. Il
ne s'aperçoit point qu'il la paye, tant elle s'y prend avec tact; et
elle maintient leurs relations sur un tel ton de réserve, de dignité,
de comme il faut, qu'en sortant de son lit il souffletterait l'homme
capable de suspecter la vertu de sa maîtresse. Et cela de la meilleure
foi du monde.

J'ai rendu à cette femme, à plusieurs reprises, quelques services. Et
elle n'a point de secrets pour moi.

Or, dans les premiers jours de janvier, elle est venue me trouver pour
m'emprunter trente mille francs. Je ne les lui ai point prêtés, bien
entendu; mais comme je désirais l'obliger, je l'ai priée de m'exposer
très complètement sa situation afin de voir ce que je pourrais faire
pour elle.

Elle me dit les choses avec de telles précautions de langage qu'elle
ne m'aurait pas conté plus délicatement la première communion de sa
fillette. Je compris enfin que les temps étaient durs et qu'elle se
trouvait sans un sou.

La crise commerciale, les inquiétudes politiques que le gouvernement
actuel semble entretenir à plaisir, les bruits de guerre, la gêne
générale avaient rendu l'argent hésitant, même entre les mains des
amoureux. Et puis elle ne pouvait, cette honnête femme, se donner au
premier venu.

Il lui fallait un homme du monde, du meilleur monde, qui consolidât
sa réputation tout en fournissant aux besoins quotidiens. Un viveur,
même très riche, l'eût compromise à tout jamais et rendu problématique
le mariage de sa fille. Elle ne pouvait non plus songer aux agences
galantes, aux intermédiaires déshonorants qui auraient pu, pour
quelque temps, la tirer d'embarras.

Or elle devait soutenir son train de maison, continuer à recevoir à
portes ouvertes pour ne point perdre l'espérance de trouver, dans le
nombre des visiteurs, l'ami discret et distingué qu'elle attendait,
qu'elle choisirait.

Moi je lui fis observer que mes trente mille francs avaient peu de
chance de me revenir; car, lorsqu'elle les aurait mangés, il faudrait
qu'elle en obtînt, d'un seul coup, au moins soixante mille pour m'en
rendre la moitié.

Elle semblait désolée en m'écoutant. Et je ne savais qu'inventer quand
une idée, une idée vraiment géniale, me traversa l'esprit.

Je venais d'acheter ce Christ de la Renaissance que je vous ai montré,
une admirable pièce, la plus belle, dans ce style, que j'aie jamais vue.

--Ma chère amie, lui dis-je, je vais faire porter chez vous cet
ivoire-là. Vous inventerez une histoire ingénieuse, touchante,
poétique, ce que vous voudrez, pour expliquer votre désir de vous en
défaire. C'est, bien entendu, un souvenir de famille hérité de votre
père.

Moi, je vous enverrai des amateurs, et je vous en amènerai moi-même.
Le reste vous regarde. Je vous ferai connaître leur situation par un
mot la veille. Ce Christ-là vaut cinquante mille francs; mais je le
laisserais à trente mille. La différence sera pour vous.

Elle réfléchit quelques instants d'un air profond et répondit: «Oui,
c'est peut-être une bonne idée. Je vous remercie beaucoup.»

Le lendemain, j'avais fait porter mon Christ chez elle, et le soir même
je lui envoyais le baron de Saint-Hospital.

Pendant trois mois je lui adressai des clients, tout ce que j'ai de
mieux, de plus posé dans mes relations d'affaires. Mais je n'entendais
plus parler d'elle.

Or, ayant reçu la visite d'un étranger qui parlait fort mal le
français, je me décidai à le présenter moi-même chez la Samoris, pour
voir.

Un valet de pied tout en noir nous reçut et nous fit entrer dans un
joli salon, sombre, meublé avec goût, où nous attendîmes quelques
minutes. Elle apparut, charmante, me tendit la main, nous fit asseoir;
et quand je lui eus expliqué le motif de ma visite, elle sonna.

Le valet de pied reparut.

--Voyez, dit-elle, si Mlle Isabelle peut laisser entrer dans sa
chapelle.

La jeune fille apporta elle-même la réponse. Elle avait quinze ans, un
air modeste et bon, toute la fraîcheur de sa jeunesse.

Elle voulait nous guider elle-même dans sa chapelle.

C'était une sorte de boudoir pieux où brûlait une lampe d'argent devant
le Christ, mon Christ, couché sur un lit de velours noir. La mise en
scène était charmante et fort habile.

L'enfant fit le signe de la croix, puis nous dit: «Regardez, messieurs,
est-il beau?»

Je pris l'objet, je l'examinai et je le déclarai remarquable.
L'étranger aussi le considéra, mais il semblait beaucoup plus occupé
par les deux femmes que par le Christ.

On sentait bon dans leur logis, on sentait l'encens, les fleurs et
les parfums. On s'y trouvait bien. C'était là vraiment une demeure
confortable qui invitait à rester.

Quand nous fûmes rentrés dans le salon, j'abordai, avec réserve et
délicatesse, la question de prix. Mme Samoris demanda, en baissant les
yeux, cinquante mille francs.

Puis elle ajouta: «Si vous désiriez le revoir, monsieur, je ne sors
guère avant trois heures; et on me trouve tous les jours.»

Dans la rue, l'étranger me demanda des détails sur la baronne qu'il
avait trouvée exquise. Mais je n'entendis plus parler de lui ni d'elle.

Trois mois encore se passèrent.

Un matin, voici quinze jours à peine, elle arriva chez moi à l'heure du
déjeuner, et posant un portefeuille entre mes mains: «Mon cher, vous
êtes un ange. Voici cinquante mille francs; c'est moi qui achète votre
Christ, et je le paye vingt mille francs de plus que le prix convenu,
à la condition que vous m'enverrez toujours... toujours des clients...
car il est encore à vendre... mon Christ...
........................................................................


  _La Baronne_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 17 mai 1887.



UNE VENTE.


LES nommés Brument (Césaire-Isidore) et Cornu (Prosper-Napoléon)
comparaissaient devant la cour d'assises de la Seine-Inférieure sous
l'inculpation de tentative d'assassinat, par immersion, sur la femme
Brument, épouse légitime du premier des prévenus.

Les deux accusés sont assis côte à côte sur le banc traditionnel. Ce
sont deux paysans. Le premier est petit, gros, avec des bras courts,
des jambes courtes et une tête ronde, rouge, bourgeonnante, plantée
directement sur le torse, rond aussi, court aussi, sans une apparence
de cou. Il est éleveur de porcs et demeure à Cacheville-la-Goupil,
canton de Criquetot.

Cornu (Prosper-Napoléon) est maigre, de taille moyenne, avec des bras
démesurés. Il a la tête de travers, la mâchoire torse et il louche. Une
blouse bleue, longue comme une chemise, lui tombe aux genoux, et ses
cheveux jaunes, rares et collés sur le crâne, donnent à sa figure un
air usé, un air sale, un air abîmé tout à fait affreux. On l'a surnommé
«le curé» parce qu'il sait imiter dans la perfection les chants
d'église et même le bruit du serpent. Ce talent attire en son café, car
il est cabaretier à Criquetot, un grand nombre de clients qui préfèrent
la «messe à Cornu» à la messe au bon Dieu.

Mme Brument, assise au banc des témoins, est une maigre paysanne qui
semble toujours endormie. Elle demeure immobile, les mains croisées sur
ses genoux, le regard fixe, l'air stupide.

Le président continue l'interrogatoire:

--Ainsi donc, femme Brument, ils sont entrés dans votre maison et ils
vous ont jetée dans un baril plein d'eau. Dites-nous les faits par le
détail. Levez-vous.

Elle se lève. Elle semble haute comme un mât avec son bonnet qui la
coiffe d'une calotte blanche. Elle s'explique d'une voix traînante:

--J'écossais d'z'haricots. V'là qu'ils entrent. Je m' dis «qué qu'ils
ont. Ils sont pas naturels, ils sont malicieux». Ils me guettaient
comme ça, de travers, surtout Cornu, vu qu'il louche. J'aime point à
les voir ensemble, car c'est deux pas grand'chose en société. J' leur
dis: «Qué qu' vous m' voulez?» Ils répondent point. J'avais quasiment
une méfiance...

Le prévenu Brument interrompt avec vivacité la déposition et déclare:

--J'étais bu.

Alors Cornu, se tournant vers son complice, prononce d'une voix
profonde comme une note d'orgue:

--Dis qu' j'étions bus tous deux et tu n' mentiras point.

LE PRÉSIDENT, avec sévérité.--Vous voulez dire que vous étiez ivres?

BRUMENT.--Ça n' se demande pas.

CORNU.--Ça peut arriver à tout l' monde.

LE PRÉSIDENT, à la victime.--Continuez votre déposition, femme Brument.

--Donc, v'là Brument qui m' dit: «Veux-tu gagner cent sous?» Oui, que
j' dis, vu qu' cent sous, ça s' trouve point dans l' pas d'un cheval.
Alors i m' dit: «Ouvre l'œil et fais comme mé», et le v'là qui s'en va
quérir l' grand baril défoncé qu'est sous la gouttière du coin; et pi
qu'il le renverse, et pis qu'il l'apporte dans ma cuisine, et pi qu'il
le plante droit au milieu, et pi qu'il me dit: «Va quérir d' l'iau
jusqu'à tant qu'il sera plein.»

Donc me v'là que j' vas à la mare avec deux siaux et qu' j'apporte de
l'iau, et pi encore de l'iau pendant ben une heure, vu que çu baril il
était grand comme une cuve, sauf vot' respect, m'sieu l' président.

Pendant çu temps-là, Brument et Cornu ils buvaient un coup, et pi
encore un coup, et pi encore un coup. Ils se complétaient de compagnie
que je leur dis: «C'est vous qu'êtes pleins, pu pleins qu' çu baril.»
Et v'là Brument qui m' répond: «Ne te tracasse point, va ton train, ton
tour viendra, chacun son comptant.» Mé je m'occupe point d' son propos,
vu qu'il était bu.

Quand l' baril fut empli rasibus, j' dis:

V'là, c'est fait.

Et v'là Cornu qui m' donne cent sous. Pas Brument, Cornu; c'est Cornu
qui m' les a donnés. Et Brument m' dit:

--Veux-tu gagner encore cent sous?

--Oui, que j' dis, vu que j' suis pas accoutumée à des étrennes comme
ça.

Alors il me dit:

--Débille té.

--Que j' me débille?

--Oui, qu'il m' dit.

--Jusqu'où qu' tu veux que j' me débille?

Il me dit:

--Si ça te dérange, garde ta chemise, ça ne nous oppose point.

Cent sous, c'est cent sous, v'là que je m' débille, mais qu' ça ne
m'allait point de m' débiller d'vant ces deux propre-à-rien. J'ôte ma
coiffe, et pi mon caraco, et pi ma jupe, et pi mes sabots. Brument m'
dit: «Garde tes bas itou; j' sommes bons enfants.»

Et Cornu qui réplique: «J' sommes bons enfants.»

Donc me v'là quasiment comme not' mère Ève. Et qu'ils se lèvent, qu'ils
ne tenaient pu debout, tant ils étaient bus, sauf vot' respect, m'sieu
l' président.

Je m' dis: «Qué qui manigancent?»

Et Brument dit: «Ça y est?»

Cornu dit: «Ça y est!»

Et v'là qu'ils me prennent, Brument par la tête et Cornu par les pieds,
comme on prendrait, comme qui dirait un drap de lessive. Mé, v'là que
j' gueule.

Et Brument m' dit: «Tais-té, misère.»

Et qu'ils me lèvent au-dessus d' leurs bras, et qu'ils me piquent dans
le baril qu'était plein d'iau, que je n'ai eu une révolution des sangs,
une glaçure jusqu'aux boyaux.

Et Brument dit:

--Rien que ça?

Cornu dit:

--Rien de pu.

Brument dit:

--La tête y est point, ça compte.

Cornu dit:

--Mets-y la tête.

Et v'là Brument qui m' pousse la tête quasiment pour me néyer, que
l'iau me faufilait dans l' nez, que j' véyais déjà l' Paradis. Et v'là
qu'il pousse. Et j' disparais.

Et pi qu'il aura eu eune peurance. Il me tire de là et il me dit: «Va
vite te sécher, carcasse.»

Mé, je m'ensauve, et j' m'en vas courant chez m'sieu l' curé qui m'
prête une jupe d' sa servante, vu qu' j'étais en naturel, et i va
quérir maît' Chicot l' garde champêtre qui s'en va ta Criquetot quérir
les gendarmes qui vont ta la maison m'accompagnant.

V'là que j' trouvons Brument et Cornu qui s' tapaient comme deux
béliers.

Brument gueulait: «Pas vrai, j' te dis qu'y en a t'au moins un mètre
cube. C'est l' moyen qu'est pas bon.»

Cornu gueulait: «Quatre siaux, ça fait pas quasiment un demi-mètre
cube. T'as pas ta répliquer, ça y est.»

Le brigadier leur y met la main sur le poil. J'ai pu rien.

Elle s'assit. Le public riait. Les jurés stupéfaits se regardaient. Le
président prononça:

--Prévenu Cornu, vous paraissez être l'instigateur de cette infâme
machination. Expliquez-vous?

Et Cornu, à son tour, se leva:

--Mon président, j'étions bus.

Le président répliqua gravement:

--Je le sais. Continuez!

--J'y vas. Donc, Brument vint à mon établissement vers les neuf
heures, et il se fit servir deux fil-en-dix, et il me dit: «Y en a pour
toi, Cornu.» Et je m'assieds vis-à-vis, et je bois, et par politesse,
j'en offre un autre. Alors, il a réitéré, et moi aussi, si bien que de
fil en fil, vers midi, nous étions toisés.

Alors Brument se met à pleurer; ça m'attendrit. Je lui demande ce qu'il
a. Il me dit: «Il me faut mille francs pour jeudi.» Là-dessus, je
deviens froid, vous comprenez. Et il me propose à brûle tout le foin:
«J' te vends ma femme.»

J'étais bu, et j' suis veuf. Vous comprenez, ça me remue. Je ne la
connaissais point, sa femme; mais une femme, c'est une femme, n'est-ce
pas? Je lui demande: «Combien ça que tu me la vends?»

Il réfléchit ou bien il fait semblant. Quand on est bu, on n'est pas
clair, et il me répond: «Je te la vends au mètre cube.»

Moi, ça n' m'étonne pas, vu que j'étais autant bu que lui, et que le
mètre cube ça me connaît dans mon métier. Ça fait mille litres, ça
m'allait.

Seulement, le prix restait à débattre. Tout dépend de la qualité. Je
lui dis: «Combien ça, le mètre cube?»

Il me répond:

--Deux mille francs.

Je fais un saut comme un lapin, et puis je réfléchis qu'une femme ça
ne doit pas mesurer plus de trois cents litres. J' dis tout de même:
«C'est trop cher.»

Il répond:

--J' peux pas à moins. J'y perdrais.

Vous comprenez: on n'est pas marchand de cochons pour rien. On connaît
son métier. Mais s'il est ficelle, le vendeux de lard, moi je suis
fil, vu que j'en vends. Ah! ah! ah! Donc je lui dis: «Si elle était
neuve, j' dis pas; mais a t'as servi, pas vrai, donc c'est du r'tour.
J' t'en donne quinze cents francs l' mètre cube, pas un sou de plus. Ça
va-t-il?»

Il répond:

--Ça va. Tope là!

J' tope et nous v'là partis, bras dessus, bras dessous. Faut bien qu'on
s'entr'aide dans la vie.

Mais eune peur me vint: «Comment qu' tu vas la litrer à moins d' la
mettre en liquide?»

Alors i m'explique son idée, pas sans peine, vu qu'il était bu. Il
me dit: «J' prends un baril, j' l'emplis d'eau _rasibus_. Je la mets
d'dans. Tout ce qui sortira d'eau, je l' mesurerons, ça fait l'
compte.»

Je lui dis:

--C'est vu, c'est compris. Mais c' t'eau qui sortira, a coulera;
comment que tu feras pour la reprendre?

Alors i me traite d'andouille, et il m'explique qu'il n'y aura qu'à
remplir le baril du déficit une fois qu' sa femme en sera partie. Tout
ce qu'on remettra d'eau, ça f'ra la mesure. Je suppose dix seaux: ça
donne un mètre cube. Il n'est pas bête tout de même quand il est bu,
c'te rosse-là!

Bref, nous v'là chez lui, et j' contemple la particulière. Pour une
belle femme, c'est pas une belle femme. Tout le monde peut le voir,
vu que la v'là. Je me dis: «J' suis r'fait, n'importe, ça compte;
belle ou laide, ça fait pas moins le même usage, pas vrai, monsieur le
président? Et pi je constate qu'elle est maigre comme une gaule. Je me
dis: «Y en a pas quatre cents litres.» Je m'y connais, étant dans les
liquides.

L'opération, elle vous l'a dite. J'y avons même laissé les bas et la
chemise à mon détriment.

Quand ça fut fait, v'là qu'elle se sauve. Je dis: «Attention! Brument,
elle s'écape.»

Il réplique: «As pas peur, j' la rattraperons toujours. Faudra bien
qu'elle revienne gîter. J'allons mesurer l' déficit.»

J' mesurons. Pas quatre seaux. Ah! ah! ah! ah!

Le prévenu se met à rire avec tant de persistance qu'un gendarme est
obligé de lui taper dans le dos. S'étant calmé, il reprend:

Bref, Brument déclare: «Rien de fait, c'est pas assez.» Moi je gueule,
il gueule, je surgueule, il tape, je cogne. Ça dure autant que le
jugement dernier, vu que j'étions bus.

V'là les gendarmes! Ils nous sacréandent, ils nous carottent. En
prison. Je demande des dommages.


Il s'assit.

Brument déclara vrais en tous points les aveux de son complice. Le
jury, consterné, se retira pour délibérer.

Il revint au bout d'une heure et acquitta les prévenus avec des
considérants sévères appuyés sur la majesté du mariage, et établissant
la délimitation précise des transactions commerciales.

Brument s'achemina en compagnie de son épouse vers le domicile conjugal.

Cornu retourna à son commerce.


  _Une Vente_ a paru dans _le Gil-Blas_ du vendredi 22 février 1884,
  sous la signature: MAUFRIGNEUSE.



L'ASSASSIN.


LE coupable était défendu par un tout jeune avocat, un débutant qui
parla ainsi:

--Les faits sont indéniables, messieurs les jurés. Mon client, un
honnête homme, un employé irréprochable, doux et timide, a assassiné
son patron dans un mouvement de colère qui paraît incompréhensible.
Voulez-vous me permettre de faire la psychologie de ce crime, si je
puis ainsi parler, sans rien atténuer, sans rien excuser? Vous jugerez
ensuite.

Jean-Nicolas Lougère est fils de gens très honorables qui ont fait de
lui un homme simple et respectueux.

Là est son crime: le respect! C'est un sentiment, messieurs, que
nous ne connaissons plus guère aujourd'hui, dont le nom seul semble
exister encore et dont toute la puissance a disparu. Il faut entrer
dans certaines familles arriérées et modestes, pour y retrouver
cette tradition sévère, cette religion de la chose ou de l'homme, du
sentiment ou de la croyance revêtus d'un caractère sacré, cette foi qui
ne supporte ni le doute ni le sourire, ni l'effleurement d'un soupçon.

On ne peut être un honnête homme, vraiment un honnête homme, dans
toute la force de ce terme, que si on est un respectueux. L'homme
qui respecte a les yeux fermés. Il croit. Nous autres, dont les yeux
sont grands ouverts sur le monde, qui vivons ici, dans ce palais de
la justice qui est l'égout de la société, où viennent échouer toutes
les infamies, nous autres qui sommes les confidents de toutes les
hontes, les défenseurs dévoués de toutes les gredineries humaines,
les soutiens, pour ne pas dire souteneurs, de tous les drôles et de
toutes les drôlesses, depuis les princes jusqu'aux rôdeurs de barrière,
nous qui accueillons avec indulgence, avec complaisance, avec une
bienveillance souriante tous les coupables pour les défendre devant
vous, nous qui, si nous aimons vraiment notre métier, mesurons notre
sympathie d'avocat à la grandeur du forfait, nous ne pouvons plus avoir
l'âme respectueuse. Nous voyons trop ce fleuve de corruption qui va
des chefs du Pouvoir aux derniers des gueux, nous savons trop comment
tout se passe, comment tout se donne, comment tout se vend. Places,
fonctions, honneurs, brutalement en échange d'un peu d'or, adroitement
en échange de titres et de parts dans les entreprises industrielles,
ou plus simplement contre un baiser de femme. Notre devoir et notre
profession nous forcent à ne rien ignorer, à soupçonner tout le monde,
car tout le monde est suspect; et nous demeurons surpris quand nous
nous trouvons en face d'un homme qui a, comme l'assassin assis devant
vous, la religion du respect assez puissante pour en devenir un martyr.

Nous autres, messieurs, nous avons de l'honneur comme on a des soins
de propreté, par dégoût de la bassesse, par un sentiment de dignité
personnelle et d'orgueil; mais nous n'en portons pas au fond du cœur la
foi aveugle, innée, brutale, comme cet homme.

Laissez-moi vous raconter sa vie.

Il fut élevé, comme on élevait autrefois les enfants, en faisant deux
parts de tous les actes humains: ce qui est bien et ce qui est mal.
On lui montra le bien avec une autorité irrésistible qui le lui fit
distinguer du mal, comme on distingue le jour de la nuit. Son père
n'appartenait pas à la race des esprits supérieurs qui, regardant
de très haut, voient les sources des croyances et reconnaissent les
nécessités sociales d'où sont nées ces distinctions.

Il grandit donc, religieux et confiant, enthousiaste et borné.

A vingt-deux ans il se maria. On lui fit épouser une cousine, élevée
comme lui, simple comme lui, pure comme lui. Il eut cette chance
inestimable d'avoir pour compagne une honnête femme au cœur droit,
c'est-à-dire ce qu'il y a de plus rare et de plus respectable au monde.
Il avait pour sa mère la vénération qui entoure les mères dans les
familles patriarcales, ce culte profond qu'on réserve aux divinités. Il
reporta sur sa femme un peu de cette religion, à peine atténuée par les
familiarités conjugales. Et il vécut dans une ignorance absolue de la
fourberie, dans un état de droiture obstinée et de bonheur tranquille
qui fit de lui un être à part. Ne trompant personne, il ne soupçonnait
pas qu'on pût le tromper, lui.

Quelque temps avant son mariage, il était entré comme caissier chez M.
Langlais, assassiné par lui dernièrement.

Nous savons, messieurs les jurés, par les témoignages de Mme Langlais,
de son frère M. Perthuis, associé de son mari, de toute la famille et
de tous les employés supérieurs de cette banque, que Lougère fut un
employé modèle, comme probité, comme soumission, comme douceur, comme
déférence envers ses chefs et comme régularité.

On le traitait d'ailleurs avec la considération méritée par sa conduite
exemplaire. Il était habitué à cet hommage et à l'espèce de vénération
témoignée à Mme Lougère, dont l'éloge était sur toutes les bouches.

Elle mourut d'une fièvre typhoïde en quelques jours.

Il ressentit assurément une douleur profonde, mais une douleur froide
et calme de cœur méthodique. On vit seulement à sa pâleur et à
l'altération de ses traits jusqu'à quel point il avait été blessé.

Alors, messieurs, il se passa une chose bien naturelle.

Cet homme était marié depuis dix ans. Depuis dix ans il avait
l'habitude de sentir une femme près de lui, toujours. Il était
accoutumé à ses soins, à cette voix familière quand on rentre, à
l'adieu du soir, au bonjour du matin, à ce doux bruit de robe si cher
aux féminins, à cette caresse tantôt amoureuse et tantôt maternelle
qui rend légère l'existence, à cette présence aimée qui fait moins
lentes les heures. Il était aussi accoutumé aux gâteries matérielles
de la table peut-être, à toutes les attentions qu'on ne sent pas et
qui nous deviennent peu à peu indispensables. Il ne pouvait plus vivre
seul. Alors, pour passer les interminables soirées, il prit l'habitude
d'aller s'asseoir une heure ou deux dans une brasserie voisine. Il
buvait un bock et restait là, immobile, suivant d'un œil distrait les
billes du billard courant l'une après l'autre sous la fumée des pipes,
écoutant sans y songer les disputes des joueurs, les discussions de ses
voisins sur la politique et les éclats de rire que soulevait parfois
une lourde plaisanterie à l'autre bout de la salle. Il finissait
souvent par s'endormir de lassitude et d'ennui. Mais il avait au fond
du cœur et au fond de la chair le besoin irrésistible d'un cœur et
d'une chair de femme; et, sans y songer, il se rapprochait un peu,
chaque soir, du comptoir où trônait la caissière, une petite blonde,
attiré vers elle invinciblement parce qu'elle était une femme.

Bientôt ils causèrent, et il prit l'habitude, très douce pour lui,
de passer toutes ses soirées à ses côtés. Elle était gracieuse et
prévenante comme il convient dans ces commerces à sourires, et elle
s'amusait à renouveler sa consommation le plus souvent possible, ce
qui faisait aller les affaires. Mais chaque jour Lougère s'attachait
davantage à cette femme qu'il ne connaissait pas, dont il ignorait
toute l'existence et qu'il aima uniquement parce qu'il n'en voyait pas
d'autre.

La petite, qui était rusée, s'aperçut bientôt qu'elle pourrait tirer
parti de ce naïf et elle chercha quelle serait la meilleure façon de
l'exploiter. La plus fine assurément était de se faire épouser.

Elle y parvint sans aucune peine.

Ai-je besoin de vous dire, messieurs les jurés, que la conduite de
cette fille était des plus irrégulières et que le mariage, loin de
mettre un frein à ses écarts, sembla au contraire les rendre plus
éhontés?

Par un jeu naturel de l'astuce féminine, elle sembla prendre plaisir
à tromper cet honnête homme avec tous les employés de son bureau. Je
dis: avec tous. Nous avons des lettres, messieurs. Ce fut bientôt un
scandale public, que le mari seul, comme toujours, ignorait.

Enfin cette gueuse, dans un intérêt facile à concevoir, séduisit le
fils même du patron, jeune homme de dix-neuf ans, sur l'esprit et sur
les sens duquel elle eut bientôt une influence déplorable. M. Langlais,
qui avait jusque-là fermé les yeux par bonté, par amitié pour son
employé, ressentit en voyant son fils entre les mains, je devrais dire
entre les bras de cette dangereuse créature, une colère bien légitime.

Il eut le tort d'appeler immédiatement Lougère et de lui parler sous le
coup de son indignation paternelle.

Il ne me reste, messieurs, qu'à vous lire le récit du crime, fait par
les lèvres mêmes du moribond, et recueilli par l'instruction.

«Je venais d'apprendre que mon fils avait donné, la veille même, dix
mille francs à cette femme, et ma colère a été plus forte que ma
raison. Certes, je n'ai jamais soupçonné l'honorabilité de Lougère,
mais certains aveuglements sont plus dangereux que des fautes.

«Je le fis donc appeler près de moi et je lui dis que je me voyais
obligé de me priver de ses services.

«Il restait debout devant moi, effaré, ne comprenant pas. Il finit par
demander des explications avec une certaine vivacité.

«Je refusai de lui en donner, en affirmant que mes raisons
étaient d'ordre tout intime. Il crut alors que je le soupçonnais
d'indélicatesse, et, très pâle, m'adjura, me somma de m'expliquer.
Parti sur cette idée, il était fort et prenait le droit de parler haut.

«Comme je me taisais toujours, il m'injuria, m'insulta, arrivé à un tel
degré d'exaspération que je craignais des voies de fait.

«Or, soudain, sur un mot blessant qui m'atteignit en plein cœur, je lui
jetai à la face la vérité.

«Il demeura debout quelques secondes, me regardant avec des yeux
hagards; puis je le vis prendre sur mon bureau les longs ciseaux dont
je me sers pour émarger certains registres, puis je le vis tomber sur
moi le bras levé, et je sentis entrer quelque chose dans ma gorge, au
sommet de la poitrine, sans éprouver aucune douleur.»

Voici, messieurs les jurés, le simple récit de ce meurtre, que dire de
plus pour sa défense? Il a respecté sa seconde femme avec aveuglement
parce qu'il avait respecté la première avec raison.

Après une courte délibération, le prévenu fut acquitté.


  _L'Assassin_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 1er novembre 1887.



LA MARTINE.


CELA lui était venu, un dimanche, après la messe. Il sortait de
l'église et suivait le chemin creux qui le reconduisait chez lui, quand
il se trouva derrière la Martine qui rentrait aussi chez elle.

Le père marchait à côté de sa fille, d'un pas important de fermier
riche. Dédaignant la blouse, il portait une sorte de veston de drap
gris et il était coiffé d'un chapeau melon à larges bords.

Elle, serrée dans un corset qu'elle ne laçait qu'une fois par semaine,
s'en allait droite, la taille étranglée, les épaules larges, les
hanches saillantes, en se dandinant un peu.

Coiffée d'un chapeau à fleurs confectionné par une modiste d'Yvetot,
elle montrait tout entière sa nuque forte, ronde, souple, où ses petits
cheveux follets voltigeaient, roussis par le grand air et le soleil.

Lui, Benoist, ne voyait que son dos; mais il connaissait bien le visage
qu'elle avait, sans qu'il l'eût cependant jamais remarqué plus que ça.

Et tout d'un coup, il se dit: «Nom d'un nom, c'est une belle fille tout
de même que la Martine.» Il la regardait aller, l'admirant brusquement,
se sentant pris d'un désir. Il n'avait point besoin de revoir la
figure, non. Il gardait les yeux plantés sur sa taille, se répétant à
lui-même, comme s'il eût parlé: «Nom d'un nom, c'est une belle fille.»

La Martine prit à droite pour entrer à «la Martinière», la ferme de son
père, Jean Martin; et elle se retourna en jetant un regard derrière
elle. Elle vit Benoist qui lui parut tout drôle. Elle cria: «Bonjour,
Benoist». Il répondit: «Bonjour, la Martine, bonjour, maît' Martin», et
il passa.

Quand il rentra chez lui, la soupe était sur la table. Il s'assit en
face de sa mère, à côté du valet et du goujat, tandis que la servante
allait tirer le cidre.

Il mangea quelques cuillerées, puis repoussa son assiette. La mère
demanda:

--C'est-i que t'es indispos?

Il répondit:

--Non, c'est comme une bouillie que j'aurais dans l' vente et qui m'ôte
la faim.

Il regardait les autres manger, tout en coupant de temps à autre une
bouchée de pain qu'il portait lentement à ses lèvres et mastiquait
longtemps. Il pensait à la Martine: «C'est tout de même une belle
fille.» Et dire qu'il ne s'en était pas aperçu jusque-là, et que ça lui
venait comme ça, tout d'un coup, et si fort qu'il n'en mangeait plus.

Il ne toucha guère au ragoût. Sa mère disait:

--Allons, Benoist, efforce té un p'tieu; c'est d' la côte de mouton, ça
te fera du bien. Quand on n'a point d'appétit, faut s'efforcer.

Il avalait quelque morceau, puis repoussait encore son assiette;--non,
ça ne se passait point, décidément.

Sur la relevée, il alla faire un tour aux terres et donna congé au
goujat, promettant de remuer les bêtes en passant.

La campagne était vide, vu le jour de repos. De place en place, dans un
champ de trèfle, des vaches écroulées lourdement, le ventre répandu,
ruminaient sous le grand soleil. Des charrues dételées attendaient au
coin d'un labouré; et les terres retournées, prêtes pour la semence,
développaient leurs larges carrés bruns au milieu de pièces jaunes où
pourrissait le pied court des blés et des avoines fauchés depuis peu.

Un vent d'automne un peu sec passait sur la plaine, annonçant une
soirée fraîche après le coucher du soleil. Benoist s'assit sur un
fossé, mit son chapeau sur ses genoux, comme s'il eût eu besoin de
garder la tête à l'air, et il prononça tout haut, dans le silence de la
campagne: «Pour une belle fille, c'est une belle fille.»

Il y pensa encore le soir, dans son lit, et le lendemain en s'éveillant.

Il n'était pas triste, il n'était pas mécontent; il n'eût pu dire
ce qu'il avait. C'était quelque chose qui le tenait, quelque chose
d'accroché dans son âme, une idée qui ne s'en allait pas et qui lui
faisait au cœur une espèce de chatouillement. Parfois une grosse mouche
se trouve enfermée dans une chambre. On l'entend voler en ronflant, et
ce bruit vous obsède, vous irrite. Soudain elle s'arrête; on l'oublie;
mais tout à coup elle repart, vous forçant à relever la tête. On ne
peut ni la prendre, ni la chasser, ni la tuer, ni la faire rester en
place. A peine posée, elle se remet à bourdonner.

Or le souvenir de la Martine s'agitait dans l'esprit de Benoist comme
une mouche emprisonnée.

Puis un désir le prit de la revoir, et il passa plusieurs fois devant
la Martinière. Il l'aperçut enfin étendant du linge sur une corde,
entre deux pommiers.

Il faisait chaud; elle n'avait gardé qu'une courte jupe, et sa seule
chemise sur sa peau dessinait bien ses reins cambrés quand elle levait
les bras pour accrocher ses serviettes.

Il resta blotti contre le fossé pendant plus d'une heure, même après
qu'elle fut partie. Il s'en revint plus hanté encore qu'auparavant.

Pendant un mois, il eut l'esprit plein d'elle, il tressaillait quand on
la nommait devant lui. Il ne mangeait plus, il avait chaque nuit des
sueurs qui l'empêchaient de dormir.

Le dimanche, à la messe, il ne la quittait pas des yeux. Elle s'en
aperçut et lui fit des sourires, flattée d'être appréciée ainsi.

Or, un soir, tout à coup, il la rencontra dans un chemin. Elle
s'arrêta en le voyant venir. Alors il marcha droit sur elle, suffoqué
par la peur et le saisissement, mais aussi résolu à lui parler. Il
commença en bredouillant:

--Voyez-vous, la Martine, ça ne peut plus durer comme ça.

Elle répondit, comme en se moquant de lui:

--Qu'est-ce qui ne peut plus durer, Benoist?

Il reprit:

--Que je pense à vous tant qu'il y a d'heures au jour.

Elle posa ses poings sur ses hanches:

--C'est pas moi qui vous force.

Il balbutia:

--Oui, c'est vous; je n'ai plus ni sommeil, ni repos, ni faim, ni rien.

Elle prononça très bas:

--Qu'est-ce qu'il faut, alors, pour vous guérir de ça?

Il resta saisi, les bras ballants, les yeux ronds, la bouche ouverte.

Elle lui tapa un grand coup de main dans l'estomac et s'enfuit en
courant.


A partir de ce jour, ils se rencontrèrent le long des fossés, dans
les chemins creux, ou bien, au jour tombant, au bord d'un champ, alors
qu'il rentrait avec ses chevaux et qu'elle ramenait ses vaches à
l'étable.

Il se sentait porté, jeté vers elle par un grand élan de son cœur et
de son corps. Il aurait voulu l'étreindre, l'étrangler, la manger,
la faire entrer en lui. Et il avait des frémissements d'impuissance,
d'impatience, de rage, de ce qu'elle n'était point à lui complètement,
comme s'ils n'eussent fait qu'un seul être.

On en jasait dans le pays. On les disait promis l'un à l'autre. Il lui
avait demandé, d'ailleurs, si elle voulait être sa femme, et elle lui
avait répondu: «Oui.»

Ils attendaient une occasion pour en parler à leurs parents.

Or, brusquement, elle ne vint plus aux heures de rencontre. Il ne
l'apercevait même point en rôdant autour de la ferme. Il ne pouvait que
l'entrevoir à la messe le dimanche. Et, justement un dimanche, après le
prône, le curé annonça du haut de la chaire qu'il y avait promesse de
mariage entre Victoire-Adélaïde Martin et Joséphin-Isidore Vallin.

Benoist sentit quelque chose dans ses mains, comme si on en avait
enlevé le sang. Ses oreilles bourdonnaient; il n'entendait plus rien,
et il s'aperçut au bout de quelque temps qu'il pleurait dans son livre
de messe.

Pendant un mois il garda la chambre. Puis il se remit au travail.

Mais il n'était point guéri et il y pensait toujours. Il évitait de
passer par les chemins qui contournaient sa demeure, pour ne point même
apercevoir les arbres de sa cour, ce qui le forçait à un grand circuit
qu'il faisait matin et soir.

Elle était mariée maintenant avec Vallin, le plus riche fermier du
canton. Benoist et lui ne se parlaient plus, bien qu'ils fussent
camarades depuis l'enfance.

Or, un soir, comme Benoist passait devant la mairie, il apprit qu'elle
était grosse. Au lieu d'en ressentir une grande douleur, il en éprouva
au contraire une espèce de soulagement. C'était fini, maintenant, bien
fini. Ils étaient plus séparés par cela que par le mariage. Vraiment,
il aimait mieux ça.

Des mois passèrent, encore des mois. Il l'apercevait quelquefois, s'en
allant au village de sa démarche alourdie. Elle devenait rouge en le
voyant, baissait la tête et hâtait le pas. Et lui se détournait de sa
route pour ne la point croiser et rencontrer ses yeux.

Mais il songeait avec terreur qu'il pouvait au premier matin se trouver
face à face avec elle et contraint de lui parler. Que lui dirait-il
maintenant, après tout ce qu'il lui avait dit autrefois en lui tenant
les mains et lui baisant les cheveux auprès des joues? Il pensait
souvent encore à leurs rendez-vous le long des fossés. C'était vilain
ce qu'elle avait fait, après tant de promesses.

Peu à peu, cependant, le chagrin s'en allait de son cœur; il n'y
restait plus que de la tristesse. Et, un jour, pour la première fois,
il reprit son ancien chemin contre la ferme qu'elle habitait. Il
regardait de loin le toit de la maison. C'était là dedans! là dedans
qu'elle vivait avec un autre! Les pommiers étaient en fleur, les coqs
chantaient sur le fumier. Toute la demeure semblait vide, les gens
étant partis aux champs pour les travaux printaniers. Il s'arrêta près
de la barrière et regarda dans la cour. Le chien dormait devant sa
niche, trois veaux s'en allaient d'un pas lent, l'un derrière l'autre,
vers la mare. Un gros dindon faisait la roue devant la porte, en
paradant devant les poules avec des manières de chanteur en scène.

Benoist s'appuya contre le pilier et il se sentit soudain repris par
une grosse envie de pleurer. Mais, tout à coup, il entendit un cri,
un grand cri d'appel qui sortait de la maison. Il demeura éperdu, les
mains crispées sur les barres de bois, écoutant toujours. Un autre
cri, prolongé, déchirant, lui entra dans les oreilles, dans l'âme
et dans la chair. C'était elle qui criait comme ça! Il s'élança,
traversa la prairie, poussa la porte et il la vit, étendue par terre,
crispée, la figure livide, les yeux hagards, saisie par les douleurs de
l'enfantement.

Alors il resta debout, plus pâle et plus tremblant qu'elle, balbutiant:

--Me v'là, me v'là, la Martine.

Elle répondit, en haletant:

--Oh! ne me quittez point, ne me quittez point, Benoist.

Il la regardait, ne sachant plus que dire, que faire. Elle se remit à
crier:

--Oh! oh! ça me déchire! Oh! Benoist?

Et elle se tordait affreusement.

Soudain, un besoin furieux envahit Benoist de la secourir, de
l'apaiser, d'ôter son mal. Il se pencha, la prit, l'enleva, la porta
sur son lit; et, pendant qu'elle geignait toujours, il la dévêtit,
enlevant son caraco, sa robe, sa jupe. Elle se mordait les poings pour
ne point crier. Alors il fit comme il avait coutume de faire aux bêtes,
aux vaches, aux brebis, aux juments: il l'aida et il reçut dans ses
mains un gros enfant qui geignait.

Il l'essuya, l'enveloppa d'un torchon qui séchait devant le feu et
le posa sur un tas de linge à repasser demeuré sur la table; puis il
revint à la mère.

Il la mit de nouveau par terre, changea le lit, la recoucha. Elle
balbutiait: «Merci, Benoist, t'es un brave cœur.» Et elle pleurait un
peu, comme si un regret l'eût envahie.

Lui, il ne l'aimait plus, plus du tout. C'était fini. Pourquoi?
Comment? Il n'eût pas su le dire. Ce qui venait de se passer l'avait
guéri mieux que n'auraient fait dix ans d'absence.

Elle demanda, épuisée et palpitante:

--Qué que c'est?

Il répondit d'une voix calme:

--C'est une fille qu'est bien avenante.

Ils se turent de nouveau. Au bout de quelques secondes, la mère, d'une
voix faible, prononça:

--Montre-la-moi, Benoist.

Il alla chercher la petite et il la présentait comme s'il eût tenu le
pain bénit, quand la porte s'ouvrit et Isidore Vallin parut.

Il ne comprit point d'abord; puis, soudain, il devina.

Benoist, consterné, balbutiait:

--J' passais, je passais comme ça, quand j'ai entendu qu'elle criait et
j' suis v'nu... v'là t' n'éfant, Vallin!

Alors le mari, les larmes aux yeux, fit un pas, prit le frêle moutard
que lui tendait l'autre, l'embrassa, demeura quelques secondes
suffoqué, reposa l'enfant sur le lit, et présentant à Benoist ses deux
mains:

--Tope là, tope là, Benoist, maintenant, entre nous, vois-tu, tout
est dit. Si tu veux, j' s'rons une paire d'amis, mais là, une paire
d'amis!...

Et Benoist répondit:

--J' veux bien, pour sûr, j' veux bien.


  _La Martine_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 11 septembre 1883,
  sous la signature: MAUFRIGNEUSE.



UNE SOIRÉE.


LE maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission
pour les passer chez sa sœur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison
à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa
famille, avait écrit à sa sœur qu'il pourrait lui consacrer une semaine
de liberté. Ce n'est point qu'il aimât beaucoup Mme Padoie, une petite
femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il avait besoin
d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents,
les Padoie étaient les seuls qu'il n'eût jamais rançonnés.

Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenant
des affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et
ne le voyait guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie,
ancien employé des finances, qui venait d'être nommé receveur des
contributions à Vannes.

Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire à la
maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train de
discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur
sa chaise, tendit la main par-dessus sa table chargée de papiers,
murmura: «Prenez un siège, je suis à vous dans un instant», se rassit
et recommença sa discussion.

Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne
comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les autres
parlaient breton, et le commis qui servait d'interprète ne semblait
comprendre personne.

Ce fut long, très long, Varajou considérait son beau-frère en songeant:
«Quel crétin!» Padoie devait avoir près de cinquante ans; il était
grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui
faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d'un bonnet de
velours orné d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il
faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était mou. Varajou
se répétait: «Quel crétin!»

Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas
de plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors de
ces deux pôles de l'existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, bruyant,
plein de dédain pour tout le monde, il méprisait l'univers entier du
haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d'un chien, quelle
fête!» il avait certes exprimé le plus haut degré d'admiration dont fût
capable son esprit.

Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda:

--Vous allez bien?

--Pas mal, comme vous voyez. Et vous?

--Assez bien, merci. C'est très aimable d'avoir pensé à nous venir voir.

--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais vous savez, dans le métier
militaire, on n'a pas grande liberté.

--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est très aimable.

--Et Joséphine va bien?

--Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l'heure.

--Où est-elle donc?

--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici;
c'est une ville très comme il faut.

--Je m'en doute.

Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frère
sans empressement, lui tendit la joue et demanda:

--Il y a longtemps que tu es ici?

--Non, à peine une demi-heure.

--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans
le salon.

Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie à ses chiffres et
à ses contribuables.

Dès qu'ils furent seuls:

--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle.

--Quoi donc?

--Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que
tu fais des dettes.

Il eut l'air très étonné.

--Moi! Jamais de la vie.

--Oh! ne nie pas, je le sais.

Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouche par une
semonce si violente qu'il dut se taire.

Puis elle reprit:

--Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu'au dîner. Je ne puis te
tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses à faire.

Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardait tour à
tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant à la rue. Il
se décida pour la rue.

Donc il sortit et se mit à rôder, d'un pas lent, le sabre sur les
mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte
au bord de sa mer intérieure, qu'on appelle «le Morbihan». Il regardait
les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et
il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée de venir ici!»

Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et
désolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour
sommeiller jusqu'au dîner.

La bonne le réveilla en frappant à sa porte.

--C'est servi, monsieur.

Il descendit.

Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol, une
soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi
trois assiettes mélancoliques.

M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou.

On s'assit, puis la femme et le mari dessinèrent un petit signe de
croix sur le creux de leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe,
de la soupe grasse. C'était jour de pot-au-feu.

Après la soupe vint le bœuf, du bœuf trop cuit, fondu, graisseux, qui
tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, avec
dégoût, avec fatigue, avec rage.

Mme Padoie disait à son mari:

--Tu vas ce soir chez M. le premier président?

--Oui, ma chère.

--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu
n'es pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé.

Alors elle parla de la société de Vannes, de l'excellente société où
les Padoie étaient reçus avec considération, grâce à leurs sentiments
religieux.

Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de
charcuterie, en l'honneur du nouveau venu.

Puis du fromage. C'était fini. Pas de café.

Quand Varajou comprit qu'il devrait passer la soirée en tête-à-tête
avec sa sœur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir
même un petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser
les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce
supplice, et il déclara qu'il devait aller à la gendarmerie pour faire
régulariser quelque chose sur sa permission.

Et il se sauva, dès sept heures.

A peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chien qui
sort de l'eau. Il murmurait: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle
corvée!»

Et il se mit à la recherche d'un café, du meilleur café de la ville. Il
le trouva sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans l'intérieur,
cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et
causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que deux
joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient les
billes en se heurtant.

On entendait leur voix compter: «Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de
chance.--Oh! joli coup! bien joué!--Onze.--Il fallait prendre par la
rouge.--Vingt.--Bille en tête, bille en tête.--Douze. Hein! j'avais
raison?»

Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la
meilleure.»

Puis il s'assit, attendant sa consommation.

Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec ses camarades,
dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme
l'exaspéraient. Il se mit à boire, du café d'abord, puis son carafon
d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire
maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un.

Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse la fête.» Et
l'idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour s'amuser.

Il appela le garçon.

--Hé, l'employé!

--Voilà, m'sieu.

--Dites, l'employé, ousqu'on rigole ici!

L'homme resta stupide à cette question.

--Je n' sais pas, m'sieu. Mais ici!

--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi!

--Mais je n' sais pas, m'sieu, boire de la bonne bière ou du bon vin.

--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais?

--Les demoiselles! ah! ah!

--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici?

--Des demoiselles?

--Mais oui, des demoiselles!

Le garçon se rapprocha, baissa la voix:

--Vous demandez ousqu'est la maison?

--Mais oui, parbleu!

--Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première à
droite.--C'est au 15.

--Merci, ma vieille. V'là pour toi.

--Merci, m'sieu.

Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième à gauche, première à droite,
15.» Mais au bout de quelques secondes, il pensa: «Deuxième à
gauche,--oui.--Mais en sortant du café, fallait-il prendre à droite ou
à gauche? Bah! tant pis, nous verrons bien.»

Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans la
première à droite, et chercha le numéro 15. C'était une maison d'assez
belle apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les fenêtres
éclairées au premier étage. La porte d'entrée demeurait entr'ouverte,
et une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa:

--C'est bien ici.

Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela:

--Ohé! ohé!

Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant un soldat.
Il lui dit: «Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut?

--Oui, monsieur.

--Au salon?

--Oui, monsieur.

--Je n'ai qu'à monter?

--Oui, monsieur.

--La porte en face.

--Oui, monsieur.

Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bien éclairée
par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, quatre dames
décolletées qui semblaient attendre quelqu'un.

Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un
peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que la quatrième,
âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase;
elle était très grosse, vêtue d'une robe de soie verte qui laissait
passer, pareille à l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras
énormes et son énorme gorge, d'un rose rouge poudrederizé.

Le sous-officier salua:

--Bonjour, mesdames.

La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina.

--Bonjour, monsieur.

Il s'assit.

Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il
songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce lieu;
et cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s'il en vient un,
nous verrons bien.» Et il demanda:

--Alors, ça va bien?

La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit:

--Très bien! merci.

Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut.

Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d'un rire
gêné:

--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin...

Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et
Padoie, en habit noir, apparut.

Alors Varajou poussa un hurlement d'allégresse, et, se dressant, il
sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit danser
tout autour du salon en hurlant: «V'là Padoie... V'là Padoie... V'là
Padoie...»

Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dans la
figure:

--Ah! ah! ah! farceur! farceur... Tu fais donc la fête, toi... Ah!
farceur... Et ma sœur!... Tu la lâches, dis!...

Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, à
l'emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au long sur le
canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en craquait.

Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauvèrent,
tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête à
défaillir.

Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit. Padoie se
précipita vers eux:

--Oh! monsieur le président... il est fou... il est fou... On nous
l'avait envoyé en convalescence... vous voyez bien qu'il est fou...

Varajou s'était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coup qu'il
avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant
vers son beau-frère:

--Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il.

Mais Padoie, saisi soudain d'une colère folle, balbutia:

--Où... où... où nous sommes... Malheureux... misérable... infâme...
Où nous sommes... Chez monsieur le premier président!... chez monsieur
le premier président de Mortemain... de Mortemain... de... de... de...
de Mortemain... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... canaille!...
canaille!...


  _Une Soirée_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 29 mars 1887.



LA CONFESSION.


QUAND le capitaine Hector-Marie de Fontenne épousa Mlle Laurine
d'Estelle, les parents et amis jugèrent que cela ferait un mauvais
ménage.

Mlle Laurine, jolie, mince, frêle, blonde et hardie, avait, à douze
ans, l'assurance d'une femme de trente. C'était une de ces petites
Parisiennes précoces qui semblent nées avec toute la science de la
vie, avec toutes les ruses de la femme, avec toutes les audaces de
pensée, avec cette profonde astuce et cette souplesse d'esprit qui
font que certains êtres paraissent fatalement destinés, quoi qu'ils
fassent, à jouer et à tromper les autres. Toutes leurs actions semblent
préméditées, toutes leurs démarches calculées, toutes leurs paroles
soigneusement pesées, leur existence n'est qu'un rôle qu'ils jouent
vis-à-vis de leurs semblables.

Elle était charmante aussi; très rieuse, rieuse à ne savoir se retenir
ni se calmer quand une chose lui semblait amusante et drôle. Elle riait
au nez des gens de la façon la plus impudente, mais avec tant de grâce
qu'on ne se fâchait jamais.

Elle était riche, fort riche. Un prêtre servit d'intermédiaire pour
lui faire épouser le capitaine de Fontenne. Élevé dans une maison
religieuse, de la façon la plus austère, cet officier avait apporté
au régiment des mœurs de cloître, des principes très raides et
une intolérance complète. C'était un de ces hommes qui deviennent
infailliblement des saints ou des nihilistes, chez qui les idées
s'installent en maîtresses absolues, dont les croyances sont
inflexibles et les résolutions inébranlables.

C'était un grand garçon brun, sérieux, sévère, naïf, d'esprit simple,
court et obstiné, un de ces hommes qui passent dans la vie sans jamais
en comprendre les dessous, les nuances et les subtilités, qui ne
devinent rien, ne soupçonnent rien, et n'admettent pas qu'on pense,
qu'on juge, qu'on croie et qu'on agisse autrement qu'eux.

Mlle Laurine le vit, le pénétra tout de suite et l'accepta pour mari.

Ils firent un excellent ménage. Elle fut souple, adroite et sage,
sachant se montrer telle qu'elle devait être, toujours prête aux
bonnes œuvres et aux fêtes, assidue à l'église et au théâtre, mondaine
et rigide, avec un petit air d'ironie, avec une lueur dans l'œil
en causant gravement avec son grave époux. Elle lui racontait ses
entreprises charitables avec tous les abbés de la paroisse et des
environs, et elle profitait de ces pieuses occupations pour demeurer
dehors du matin au soir.

Mais quelquefois, au milieu du récit de quelque acte de bienfaisance,
un fou rire la saisissait tout d'un coup, un rire nerveux impossible
à contenir. Le capitaine demeurait surpris, inquiet, un peu choqué en
face de sa femme qui suffoquait. Quand elle s'était un peu calmée, il
demandait: «Qu'est-ce que vous avez donc, Laurine?» Elle répondait: «Ce
n'est rien! Le souvenir d'une drôle de chose qui m'est arrivée.» Et
elle racontait une histoire quelconque.

Or, pendant l'été de 1883, le capitaine Hector de Fontenne prit part
aux grandes manœuvres du 32e corps d'armée.

Un soir, comme on campait aux abords d'une ville, après dix jours de
tente et de rase campagne, dix jours de fatigues et de privations, les
camarades du capitaine résolurent de faire un bon dîner.

M. de Fontenne refusa d'abord de les accompagner; puis, comme son refus
les surprenait, il consentit.

Son voisin de table, le commandant de Favré, tout en causant des
opérations militaires, seule chose qui passionnât le capitaine, lui
versait à boire coup sur coup. Il avait fait très chaud dans le jour,
une chaleur lourde, desséchante, altérante; et le capitaine buvait sans
y songer, sans s'apercevoir que, peu à peu, une gaieté nouvelle entrait
en lui, une certaine joie vive, brûlante, un bonheur d'être, plein de
désirs éveillés, d'appétits inconnus, d'attentes indécises.

Au dessert il était gris. Il parlait, riait, s'agitait, saisi par une
ivresse bruyante, une ivresse folle d'homme ordinairement sage et
tranquille.

On proposa d'aller finir la soirée au théâtre; il accompagna ses
camarades. Un d'eux reconnut une actrice qu'il avait aimée; et un
souper fut organisé où assista une partie du personnel féminin de la
troupe.

Le capitaine se réveilla le lendemain dans une chambre inconnue et dans
les bras d'une petite femme blonde qui lui dit, en le voyant ouvrir les
yeux: «Bonjour, mon gros chat!»

Il ne comprit pas d'abord; puis, peu à peu, ses souvenirs lui
revinrent, un peu troublés cependant.

Alors il se leva sans dire un mot, s'habilla et vida sa bourse sur la
cheminée.

Une honte le saisit quand il se vit debout, en tenue, sabre au côté,
dans ce logis meublé, aux rideaux fripés, dont le canapé, marbré de
taches, avait une allure suspecte, et il n'osait pas s'en aller,
descendre l'escalier où il rencontrerait des gens, passer devant le
concierge, et, surtout sortir dans la rue sous les yeux des passants et
des voisins.

La femme répétait sans cesse: «Qu'est-ce qui te prend? As-tu perdu ta
langue? Tu l'avais pourtant bien pendue hier soir! En voilà un mufle!»

Il la salua avec cérémonie, et, se décidant à la fuite, regagna son
domicile à grands pas, persuadé qu'on devinait à ses manières, à sa
tenue, à son visage, qu'il sortait de chez une fille.


Et le remords le tenailla, un remords harassant d'homme rigide et
scrupuleux.

Il se confessa, communia; mais il demeurait mal à l'aise, poursuivi par
le souvenir de sa chute et par le sentiment d'une dette, d'une dette
sacrée contractée envers sa femme.

Il ne la revit qu'au bout d'un mois, car elle avait été passer chez ses
parents le temps des grandes manœuvres.

Elle vint à lui les bras ouverts, le sourire aux lèvres. Il la reçut
avec une attitude embarrassée de coupable; et jusqu'au soir, il
s'abstint presque de lui parler.

Dès qu'ils se trouvèrent seuls, elle lui demanda:

--Qu'est-ce que vous avez donc, mon ami, je vous trouve très changé.

Il répondit d'un ton gêné:

--Mais je n'ai rien, ma chère, absolument rien.

--Pardon, je vous connais bien, et je suis sûre que vous avez quelque
chose, un souci, un chagrin, un ennui, que sais-je?

--Eh bien, oui, j'ai un souci.

--Ah! Et lequel?

--Il m'est impossible de vous le dire.

--A moi? Pourquoi ça? Vous m'inquiétez.

--Je n'ai pas de raisons à vous donner. Il m'est impossible de vous le
dire.

Elle s'était assise sur une causeuse, et il marchait, lui, de long en
large, les mains derrière le dos, en évitant le regard de sa femme.
Elle reprit:

--Voyons, il faut alors que je vous confesse, c'est mon devoir, et que
j'exige de vous la vérité; c'est mon droit. Vous ne pouvez pas plus
avoir de secret pour moi que je ne puis en avoir pour vous.

Il prononça, tout en lui tournant le dos, encadré dans la haute fenêtre:

--Ma chère, il est des choses qu'il vaut mieux ne pas dire. Celle qui
me tracasse est de ce nombre.

Elle se leva, traversa la chambre, le prit par le bras et, l'ayant
forcé à se retourner, lui posa les deux mains sur les épaules, puis
souriante, câline, les yeux levés:

--Voyons, Marie (elle l'appelait Marie aux heures de tendresse), vous
ne pouvez me rien cacher. Je croirais que vous avez fait quelque chose
de mal.

Il murmura:

--J'ai fait quelque chose de très mal.

Elle dit avec gaieté:

--Oh! si mal que cela? Ça m'étonne beaucoup de vous!

Il répondit vivement:

--Je ne vous dirai rien de plus. C'est inutile d'insister.

Mais elle l'attira jusqu'au fauteuil, le força à s'asseoir dedans,
s'assit elle-même sur sa jambe droite, et baisant d'un petit baiser
léger, d'un baiser rapide, ailé, le bout frisé de sa moustache:

--Si vous ne me dites rien, nous serons fâchés pour toujours.

Il murmura, déchiré par le remords et torturé d'angoisse:

--Si je vous disais ce que j'ai fait, vous ne me le pardonneriez jamais.

--Au contraire, mon ami, je vous pardonnerai tout de suite.

--Non, c'est impossible.

--Je vous le promets.

--Je vous dis que c'est impossible.

--Je jure de vous pardonner.

--Non, ma chère Laurine, vous ne le pourriez pas.

--Que vous êtes naïf, mon ami, pour ne pas dire niais! En refusant de
me dire ce que vous avez fait, vous me laisserez croire des choses
abominables; et j'y penserai toujours, et je vous en voudrai autant de
votre silence que de votre forfait inconnu. Tandis que si vous parlez
bien franchement, j'aurai oublié dès demain.

--C'est que...

--Quoi?

Il rougit jusqu'aux oreilles, et d'une voix sérieuse:

--Je me confesse à vous comme je me confesserais à un prêtre, Laurine.

Elle eut sur les lèvres ce rapide sourire qu'elle prenait parfois en
l'écoutant, et d'un ton un peu moqueur:

--Je suis tout oreilles.

Il reprit:

--Vous savez, ma chère, comme je suis sobre. Je ne bois que de l'eau
rougie, et jamais de liqueurs, vous le savez.

--Oui, je le sais.

--Eh bien, figurez-vous que, vers la fin des grandes manœuvres, je
me suis laissé aller à boire un peu, un soir, étant très altéré, très
fatigué, très las, et...

--Vous vous êtes grisé? Fi, que c'est laid!

--Oui, je me suis grisé.

Elle avait pris un air sévère:

--Mais là, tout à fait grisé, avouez-le, grisé à ne plus marcher, dites?

--Oh! non, pas tant que ça. J'avais perdu la raison, mais non
l'équilibre. Je parlais, je riais, j'étais fou.

Comme il se taisait, elle demanda:

--C'est tout?

--Non.

--Ah! et... après?

--Après... j'ai... j'ai commis une infamie.

Elle le regardait, inquiète, un peu troublée, émue aussi.

--Quoi donc, mon ami?

--Nous avons soupé avec... avec des actrices... et je ne sais comment
cela s'est fait, je vous ai trompée, Laurine!

Il avait prononcé cela d'un ton grave, solennel.

Elle eut une petite secousse, et son œil s'éclaira d'une gaieté
brusque, d'une gaieté profonde, irrésistible.

Elle dit:

--Vous... vous... vous m'avez...

Et un petit rire sec, nerveux, cassé, lui glissa entre les dents par
trois fois, qui lui coupait la parole.

Elle essayait de reprendre son sérieux; mais chaque fois qu'elle allait
prononcer un mot, le rire frémissait au fond de sa gorge, jaillissait,
vite arrêté, repartant toujours, repartant comme le gaz d'une bouteille
de champagne débouchée dont on ne peut retenir la mousse. Elle mettait
la main sur ses lèvres pour se calmer, pour enfoncer dans sa bouche
cette crise malheureuse de gaieté; mais le rire lui coulait entre
les doigts, lui secouait la poitrine, s'élançait malgré elle. Elle
bégayait: «Vous... vous... m'avez trompée...--Ah!... ah! ah! ah!... ah!
ah! ah!»

Et elle le regardait d'un air singulier, si railleur, malgré elle,
qu'il demeurait interdit, stupéfait.

Et tout d'un coup, n'y tenant plus, elle éclata... Alors elle se mit à
rire, d'un rire qui ressemblait à une attaque de nerfs. De petits cris
saccadés lui sortaient de la bouche, venus, semblait-il, du fond de la
poitrine; et, les deux mains appuyées sur le creux de son estomac,
elle avait de longues quintes jusqu'à étouffer, comme les quintes de
toux dans la coqueluche.

Et chaque effort qu'elle faisait pour se calmer amenait un nouvel
accès, chaque parole qu'elle voulait dire la faisait se tordre plus
fort.

«Mon... mon... mon... pauvre ami... ah! ah! ah!... ah! ah! ah!»

Il se leva, la laissant seule sur le fauteuil, et devenant soudain très
pâle, il dit:

--Laurine, vous êtes plus qu'inconvenante.

Elle balbutia, dans un délire de gaieté:

--Que... que voulez-vous... je... je... je ne peux pas... que... que
vous êtes drôle... ah! ah! ah! ah!...

Il devenait livide et la regardait maintenant d'un œil fixe où une
pensée étrange s'éveillait.

Tout d'un coup, il ouvrit la bouche comme pour crier quelque chose,
mais ne dit rien, tourna sur ses talons, et sortit en tirant la porte.

Laurine, pliée en deux, épuisée, défaillante, riait encore d'un rire
mourant, qui se ranimait par moments comme la flamme d'un incendie
presque éteint.


  _La Confession_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 12 août 1884.



DIVORCE.


MAÎTRE Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dix ans
plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal assortis,
ouvrit la porte de son cabinet et s'effaça pour laisser passer le
nouveau client.

C'était un gros homme rouge, à favoris blonds et drus, un homme ventru,
sanguin et vigoureux. Il salua:

--Prenez un siège, dit l'avocat.

Le client s'assit et, après avoir toussé:

--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une
affaire de divorce.

--Parlez, monsieur, je vous écoute.

--Monsieur, je suis un ancien notaire.

--Déjà!

--Oui, déjà. J'ai trente-sept ans.

--Continuez.

--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, très malheureux.

--Vous n'êtes pas le seul.

--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à fait
spécial et mes griefs contre ma femme d'une nature très particulière.
Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d'une façon très
bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses?

--Qu'entendez-vous par là?

--Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pour
certains esprits que le poison pour le corps?

--Mais, oui, peut-être.

--Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous rongent,
nous tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister.
C'est une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur
de laisser une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne
nous apercevons pas dès le début qu'elle est une envahisseuse, une
maîtresse, un tyran, qu'elle s'étend heure par heure, jour par
jour, qu'elle revient sans cesse, s'installe, chasse toutes nos
préoccupations ordinaires, absorbe toute notre attention et change
l'optique de notre jugement, nous sommes perdus.

Voici donc ce qui m'est arrivé, monsieur. Comme je vous l'ai dit,
j'étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, mais pauvret,
mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants, obligé de
limiter tous mes goûts, oui, tous! et c'est dur à mon âge.

Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des
quatrièmes pages des journaux, les offres et demandes, les petites
correspondances, etc., etc.; et il m'était arrivé plusieurs fois, par
ce moyen, de faire faire à quelques clients des mariages avantageux.

Un jour, je tombe sur ceci:

«Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, épouserait homme
honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien
nets. Rien des agences.»

Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué et un
filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les
mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux
millions cinq cent mille francs.

Le filateur dit: «Qu'est-ce que c'est que ces femmes-là?»

L'avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans
ces conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se tournant
vers moi:

--Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même? Cristi, ça t'en
enlèverait des soucis, deux millions cinq cent mille francs.

Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d'autre chose.

Une heure plus tard je rentre chez moi.

Il faisait froid cette nuit-là. J'habitais d'ailleurs une vieille
maison, une de ces vieilles maisons de province qui ressemblent à des
champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier,
un frisson glacé m'entra dans le bras, et comme j'étendais l'autre
pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson
m'envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma
poitrine, m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'énervement. Et je
murmurai, saisi par un brusque souvenir:

--Sacristi, si je les avais, les deux millions cinq cent mille!

Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faite par
une bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette
chambre! un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une
toilette, pas de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par
terre. Je me mis à chantonner, sur un air de café-concert, car je
fréquente quelquefois ces endroits-là:

    Deux millions,
    Deux millions
      Sont bons
  Avec cinq cent mille
  Et femme gentille.

Au fait, je n'avais pas encore pensé à la femme et j'y songeai tout à
coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai même si bien que je fus
longtemps à m'endormir.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je
devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaire importante.
Il fallait donc me lever à six heures--et il gelait.

--Cristi de cristi, les deux millions cinq cent mille!

Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans une odeur
de poêle rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procédure
avancés--rien ne pue comme ça--et une odeur de clercs, bottes,
redingotes, chemises, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavée, le tout
chauffé à dix-huit degrés.

Je déjeunai, comme tous les jours, d'une côtelette brûlée et d'un
morceau de fromage. Puis je me remis au travail.

C'est alors que je pensai très sérieusement pour la première fois à la
demoiselle aux deux millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne
pas écrire? Pourquoi ne pas savoir?

Enfin, monsieur, j'abrège. Pendant quinze jours cette idée me hanta,
m'obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites misères
dont je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans
m'en apercevoir, me piquaient à présent comme des coups d'aiguille,
et chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt à la
demoiselle aux deux millions cinq cent mille.

Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une chose,
monsieur, on se la figure telle qu'on l'espère.

Certes, il n'était pas très naturel qu'une jeune fille de bonne
famille, dotée d'une façon aussi convenable, cherchât un mari par la
voie des journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût
honorable et malheureuse.

D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne
m'avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes habitués, nous
autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des propositions
de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze millions. Le
chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. Je sais
bien que nous ne croyons guère à la réalité de ces promesses. Elles
nous font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques,
rendent vraisemblables, jusqu'à un certain point, pour notre crédulité
inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils représentent et nous
disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent mille francs
comme très possible, très morale.

Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de
chambre, ayant hérité brusquement de son père, avait appris du même
coup la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la dévoiler à
quelque homme qui l'aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un
moyen fort usité qui comportait en lui-même une sorte d'aveu de tare
originelle.

Ma supposition était stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres,
notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu,
monsieur.

Donc j'écrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis.

Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, j'étais en
train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc m'annonça:

--Mlle Chantefrise.

--Faites entrer.

Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune,
l'air embarrassé.

--Asseyez-vous, mademoiselle.

Elle s'assit et murmura:

--C'est moi, monsieur.

--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.

--La personne à qui vous avez écrit.

--Pour un mariage?

--Oui, monsieur.

--Ah! très bien!

--Je suis venue moi-même, parce qu'on fait mieux les choses en
personne.

--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous marier?

--Oui, monsieur.

--Vous avez de la famille?

Elle hésita, baissa les yeux et balbutia:

--Non, monsieur... Ma mère... et mon père... sont morts.

Je tressaillis.--Donc j'avais deviné juste,--et une vive sympathie
s'éveilla brusquement dans mon cœur pour cette pauvre créature. Je
n'insistai pas pour ménager sa sensibilité, et je repris:

--Votre fortune est bien nette?

Elle répondit, cette fois, sans hésiter:

--Oh! oui, monsieur.

Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me
déplaisait pas, bien qu'un peu mûre, plus mûre que je n'avais pensé.
C'était une belle personne, une forte personne, une maîtresse femme. Et
l'idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de sentiment, de
devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je
me serais assuré que la dot n'était pas illusoire. Je lui parlai de ce
client que je dépeignis comme un homme triste, très honorable, un peu
malade.

Elle dit vivement:

--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants.

--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou
quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre.

--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle.

--Mon Dieu! oui et non. Êtes-vous pressée de retourner chez vous?

--Pas du tout.

--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps.

--Vous êtes trop aimable, monsieur.

--Vous êtes descendue à l'hôtel?

Elle nomma le premier hôtel de Rouen.

--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur... notaire
de vous offrir à dîner, ce soir.

Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis elle se décida:

--Oui, monsieur.

--Je vous prendrai chez vous à sept heures.

--Oui, monsieur.

--Alors, à ce soir, mademoiselle?

--Oui, monsieur.

Et je la reconduisis jusqu'à ma porte.

A sept heures, j'étais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette
pour moi et me reçut d'une façon très coquette.

Je l'emmenai dîner dans un restaurant où j'étais connu, et je commandai
un menu troublant.

Une heure plus tard, nous étions très amis, et elle me contait son
histoire. Fille d'une grande dame séduite par un gentilhomme, elle
avait été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent, ayant
hérité de grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne
dirait jamais les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander,
inutile de la supplier, elle ne les dirait pas. Comme je tenais peu à
les savoir, je l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt
en femme pratique, sûre d'elle, sûre des chiffres, des titres, des
revenus, des intérêts et des placements. Sa compétence en cette matière
me donna aussitôt une grande confiance en elle, et je devins galant,
avec réserve cependant; mais je lui montrai clairement que j'avais du
goût pour elle.

Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et j'en
bus, ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que
j'allais devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle,
peur qu'elle ne fût aussi un peu émue et qu'elle ne succombât. Pour me
calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu'il faudrait établir
d'une façon précise, car mon client était homme d'affaires.

Elle répondit avec gaieté:

--Oh! je sais. J'ai apporté toutes les preuves.

--Ici, à Rouen?

--Oui, à Rouen.

--Vous les avez à l'hôtel?

--Mais oui.

--Pouvez-vous me le montrer?

--Mais oui.

--Ce soir?

--Mais oui.

Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l'addition, et nous
voici rentrant chez elle.

Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je
les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie
au cœur que je fus pris aussitôt d'un violent désir de l'embrasser.
Je m'entends, d'un désir chaste, d'un désir d'homme content. Et je
l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois... si bien que... le
champagne aidant... je succombai... ou plutôt... non... elle succomba.

Ah, monsieur, j'en fis une tête, après cela... et elle donc! Elle
pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne
pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans
un état d'esprit épouvantable.

Que faire? J'avais abusé de ma cliente. Cela n'eût été rien si j'avais
eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'était moi, le
client, le client naïf, le client trompé, trompé par lui-même. Quelle
situation! Je pouvais la lâcher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot,
la bonne dot, palpable, sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher,
la pauvre fille, après l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquiétudes
plus tard!

Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait ainsi!

Je passai une nuit terrible d'indécision, torturé de remords, ravagé de
craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison
s'éclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me présentai, comme
onze heures sonnaient, à l'hôtel qu'elle habitait.

En me voyant elle rougit jusqu'aux yeux.

Je lui dis:

--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose à faire pour réparer mes
torts. Je vous demande votre main.

Elle balbutia:

--Je vous la donne.

Je l'épousai.


Tout alla bien pendant six mois.

J'avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais
pas un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme.

Cependant je remarquai peu à peu que, de temps en temps, elle faisait
de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le mardi,
l'autre semaine le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis.

C'était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descendit la
rue de la République, tourna à droite, par la rue qui suit le palais
archiépiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'à la Seine, longea le quai
jusqu'au pont de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle
parut inquiète, se retournant souvent, épiant tous les passants.

Comme je m'étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnut pas.

Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus,
son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq.

Je me cachai derrière un camion et j'attendis. Un coup de sifflet...
un flot de voyageurs... Elle s'avance, s'élance, saisit dans ses bras
une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et
l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit un autre
enfant, plus jeune, fille ou garçon, porté par une autre campagnarde,
se jette dessus, l'étreint avec violence, et s'en va, escortée des
deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre et déserte
promenade du Cours-la-Reine.

Je rentrai effaré, l'esprit en détresse, comprenant et ne comprenant
pas, n'osant point deviner.

Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, en hurlant:

--Quels sont ces enfants?

--Quels enfants?

--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever?

Elle poussa un grand cri et s'évanouit. Quand elle revint à elle, elle
me confessa, dans un déluge de larmes, qu'elle en avait quatre. Oui,
monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi,
deux garçons.

Et c'était là--quelle honte!--c'était là l'origine de sa fortune.--Les
quatre pères!... Elle avait amassé sa dot.

Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire?

L'avocat répondit avec gravité:

--Reconnaître vos enfants, monsieur.


  _Divorce_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 21 février 1888.



LA REVANCHE.


SCÈNE PREMIÈRE.

  M. de Garelle, seul, au fond d'un fauteuil.

Me voici à Cannes, en garçon, drôle de chose. Je suis garçon! A Paris,
je ne m'en apercevais guère. En voyage, c'est autre chose. Ma foi, je
ne m'en plains pas.

Et ma femme est remariée!

Est-il heureux, lui, mon successeur, plus heureux que moi? Quel
imbécile ça doit être pour l'avoir épousée après moi? Au fait, je
n'étais pas moins sot pour l'avoir épousée le premier. Elle avait des
qualités, pourtant, des qualités... physiques... considérables, mais
aussi des tares morales importantes.

Quelle rouée, et quelle menteuse, et quelle coquette, et quelle
charmeuse, pour ceux qui ne l'avaient point épousée! Étais-je cocu?
Cristi! quelle torture de se demander cela du matin au soir sans
obtenir de certitude!

En ai-je fait des marches et des démarches pour l'épier, sans rien
savoir. Dans tous les cas, si j'étais cocu, je ne le suis plus, grâce
à Naquet. Comme c'est facile tout de même, le divorce! Ça m'a coûté
une cravache de dix francs et une courbature dans le bras droit, sans
compter le plaisir de taper à cœur que veux-tu, sur une femme que je
soupçonnais fortement de me tromper!

Quelle pile, quelle pile!...

  Il se lève en riant et fait quelques pas, puis se rassied.

Il est vrai que le jugement a été prononcé à son bénéfice et à mon
préjudice--mais quelle pile!

Maintenant, je vais passer l'hiver dans le Midi, en garçon! Quelle
chance! N'est-ce pas charmant de voyager avec l'éternel espoir de
l'amour qui rôde? Que vais-je rencontrer, dans cet hôtel, tout à
l'heure, ou sur la croisette, ou dans la rue peut-être? Où est-elle,
celle qui m'aimera demain et que j'aimerai? Comment seront ses yeux,
ses lèvres, ses cheveux, son sourire? Comment sera-t-elle, la première
femme qui me tendra sa bouche et que j'envelopperai dans mes bras?
Brune ou blonde? grande ou petite? rieuse ou sévère? grasse ou...? Elle
sera grasse!

Oh! comme je plains ceux qui ne connaissent pas, qui ne connaissent
plus le charme exquis de l'attente? La vraie femme que j'aime, moi,
c'est l'Inconnue, l'Espérée, la Désirée, celle qui hante mon cœur sans
que mes yeux aient vu sa forme, et dont la séduction s'accroît de
toutes les perfections rêvées. Où est-elle? Dans cet hôtel, derrière
cette porte? Dans une des chambres de cette maison, tout près, ou loin
encore? Qu'importe, pourvu que je la désire, pourvu que je sois certain
de la rencontrer! Et je la rencontrerai assurément aujourd'hui ou
demain, cette semaine ou la suivante, tôt ou tard; mais il faudra bien
que je la trouve!

Et j'aurai, tout entière, la joie délicieuse du premier baiser, des
premières caresses, toute la griserie des découvertes amoureuses, tout
le mystère de l'inexploré aussi charmants, le premier jour, qu'une
virginité conquise! Oh! les imbéciles qui ne comprennent pas l'adorable
sensation des voiles levés pour la première fois. Oh! les imbéciles qui
se marient... car... ces voiles-là... il ne faut pas les lever trop
souvent... sur le même spectacle...

Tiens, une femme!...

  Une femme traverse le fond du promenoir, élégante, fine, la taille
  cambrée.

Bigre! elle a de la taille, et de l'allure. Tâchons de voir... la tête.

  Elle passe près de lui sans l'apercevoir, enfoncé dans son fauteuil.
  Il murmure:

Sacré nom d'un chien, c'est ma femme! ma femme, ou plutôt non, la femme
de Chantever. Elle est jolie tout de même, la gueuse...

Est-ce que je vais avoir envie de la répouser maintenant?... Bon, elle
s'est assise et elle prend _Gil Blas_. Faisons le mort.

Ma femme! Quel drôle d'effet ça m'a produit. Ma femme! Au fait, voici
un an, plus d'un an qu'elle n'a été ma femme... Oui, elle avait des
qualités physiques... considérables; quelle jambe! J'en ai des frissons
rien que d'y penser. Et une poitrine, d'un fini. Ouf! Dans les premiers
temps nous jouions à l'exercice--gauche--droite--gauche--droite--quelle
poitrine! Gauche ou droite, ça se valait.

Mais quelle teigne... au moral.

A-t-elle eu des amants? En ai-je souffert de ce doute-là? Maintenant,
zut! ça ne me regarde plus.

Je n'ai jamais vu une créature plus séduisante quand elle entrait au
lit. Elle avait une manière de sauter dessus et de se glisser dans les
draps...

Bon, je vais redevenir amoureux d'elle...

Si je lui parlais?... Mais que lui dirais-je?

Et puis elle va crier _au secours_, au sujet de la pile! Quelle pile!
J'ai peut-être été un peu brutal tout de même.

Si je lui parlais? Ça serait drôle, et crâne, après tout. Sacrebleu,
oui, je lui parlerai, et même si je suis vraiment fort... Nous verrons
bien...


SCÈNE II.

  Il s'approche de la jeune femme qui lit avec attention _Gil Blas_, et
  d'une voix douce:

--Me permettez-vous, madame, de me rappeler à votre souvenir?

  Mme de Chantever lève brusquement la tête, pousse un cri, et veut
  s'enfuir. Il lui barre le chemin, et, humblement:

--Vous n'avez rien à craindre, madame, je ne suis plus votre mari.

Mme DE CHANTEVER.--Oh! vous osez? Après... après ce qui s'est passé!

M. DE GARELLE.--J'ose... et je n'ose pas... Enfin... Expliquez ça comme
vous voudrez. Quand je vous ai aperçue, il m'a été impossible de ne pas
venir vous parler.

Mme DE CHANTEVER.--J'espère que cette plaisanterie est terminée,
n'est-ce pas?

M. DE GARELLE.--Ce n'est point une plaisanterie, madame.

Mme DE CHANTEVER.--Une gageure, alors, à moins que ce ne soit une
simple insolence. D'ailleurs, un homme qui frappe une femme est
capable de tout.

M. DE GARELLE.--Vous êtes dure, madame. Vous ne devriez pas cependant,
me semble-t-il, me reprocher aujourd'hui un emportement que je regrette
d'ailleurs. J'attendais plutôt, je l'avoue, des remerciements de votre
part.

Mme DE CHANTEVER, stupéfaite.--Ah ça, vous êtes fou? ou bien
vous vous moquez de moi comme un rustre.

M. DE GARELLE.--Nullement, madame, et pour ne pas me comprendre, il
faut que vous soyez fort malheureuse.

Mme DE CHANTEVER.--Que voulez-vous dire?

M. DE GARELLE.--Que si vous étiez heureuse avec celui qui a pris ma
place, vous me seriez reconnaissante de ma violence qui vous a permis
cette nouvelle union.

Mme DE CHANTEVER.--C'est pousser trop loin la plaisanterie, monsieur.
Veuillez me laisser seule.

M. DE GARELLE.--Pourtant, madame, songez-y, si je n'avais point commis
l'infamie de vous frapper, nous traînerions encore aujourd'hui notre
boulet...

Mme DE CHANTEVER, blessée.--Le fait est que vous m'avez rendu là
un rude service!

M. DE GARELLE.--N'est-ce pas? Un service qui mérite mieux que votre
accueil de tout à l'heure.

Mme DE CHANTEVER.--C'est possible. Mais votre figure m'est si
désagréable...

M. DE GARELLE.--Je n'en dirai pas autant de la vôtre.

Mme DE CHANTEVER.--Vos galanteries me déplaisent autant que vos
brutalités.

M. DE GARELLE.--Que voulez-vous, madame, je n'ai plus le droit de vous
battre: il faut bien que je me montre aimable.

Mme DE CHANTEVER.--Ça, c'est franc, du moins. Mais si vous voulez être
vraiment aimable, vous vous en irez.

M. DE GARELLE.--Je ne pousse pas encore si loin que ça le désir de vous
plaire.

Mme DE CHANTEVER.--Alors, quelle est votre prétention?

M. DE GARELLE.--Réparer mes torts, en admettant que j'en aie eu.

Mme DE CHANTEVER, indignée.--Comment? en admettant que vous en
ayez eu? Mais vous perdez la tête. Vous m'avez rouée de coups et vous
trouvez peut-être que vous vous êtes conduit envers moi le mieux du
monde.

M. DE GARELLE.--Peut-être!

Mme DE CHANTEVER.--Comment? Peut-être?

M. DE GARELLE.--Oui, madame. Vous connaissez la comédie qui s'appelle
le _Mari cocu, battu et content_. Eh bien, ai-je été ou n'ai-je pas été
cocu, tout est là! Dans tous les cas, c'est vous qui avez été battue,
et pas contente...

Mme DE CHANTEVER, se levant.--Monsieur, vous m'insultez.

M. DE GARELLE, vivement.--Je vous en prie, écoutez-moi une
minute. J'étais jaloux, très jaloux, ce qui prouve que je vous aimais.
Je vous ai battue, ce qui le prouve davantage encore, et battue très
fort, ce qui le démontre victorieusement. Or, si vous avez été fidèle,
et battue, vous êtes vraiment à plaindre, tout à fait à plaindre, je le
confesse, et...

Mme DE CHANTEVER.--Ne me plaignez pas.

M. DE GARELLE.--Comment l'entendez-vous? On peut le comprendre de
deux façons. Cela veut dire, soit que vous méprisez ma pitié, soit
qu'elle est imméritée. Or, si la pitié dont je vous reconnais digne
est imméritée, c'est que les coups... les coups violents que vous avez
reçus de moi étaient plus que mérités.

Mme DE CHANTEVER.--Prenez-le comme vous voudrez.

M. DE GARELLE.--Bon. Je comprends. Donc j'étais avec vous, madame, un
mari cocu.

Mme DE CHANTEVER.--Je ne dis pas cela.

M. DE GARELLE.--Vous le laissez entendre.

Mme DE CHANTEVER.--Je laisse entendre que je ne veux pas de votre pitié.

M. DE GARELLE.--Ne jouons pas sur les mots et avouez-moi franchement
que j'étais...

Mme DE CHANTEVER.--Ne prononcez pas ce mot infâme, qui me révolte et me
dégoûte.

M. DE GARELLE.--Je vous passe le mot, mais avouez la chose.

Mme DE CHANTEVER.--Jamais. Ça n'est pas vrai.

M. DE GARELLE.--Alors, je vous plains de tout mon cœur, et la
proposition que j'allais vous faire n'a plus de raison d'être.

Mme DE CHANTEVER.--Quelle proposition?

M. DE GARELLE.--Il est inutile de vous la dire, puisqu'elle ne peut
exister que si vous m'aviez trompé.

Mme DE CHANTEVER.--Eh bien, admettez un moment que je vous ai trompé.

M. DE GARELLE.--Cela ne suffit pas. Il me faut un aveu.

Mme DE CHANTEVER.--Je l'avoue.

M. DE GARELLE.--Cela ne suffit pas. Il me faut des preuves.

Mme DE CHANTEVER, souriant.--Vous en demandez trop, à la fin.

M. DE GARELLE.--Non, madame. J'allais vous faire, vous disais-je, une
proposition grave, très grave, sans quoi je ne serais point venu vous
trouver ainsi après ce qui s'est passé entre nous, de vous à moi,
d'abord, et de moi à vous ensuite. Cette proposition, qui peut avoir
pour nous deux les conséquences les plus sérieuses, demeurerait sans
valeur si je n'avais pas été trompé par vous.

Mme DE CHANTEVER.--Vous êtes surprenant. Mais que voulez-vous de plus?
Je vous ai trompé, na.

M. DE GARELLE.--Il me faut des preuves.

Mme DE CHANTEVER.--Mais quelles preuves voulez-vous que je vous donne?
Je n'en ai pas sur moi, ou plutôt je n'en ai plus.

M. DE GARELLE.--Peu importe où elles soient. Il me les faut.

Mme DE CHANTEVER.--Mais on n'en peut pas garder, des preuves, de
ces choses-là... et..., à moins d'un flagrant délit... (Après un
silence.) Il me semble que ma parole devrait vous suffire.

M. DE GARELLE, s'inclinant.--Alors, vous êtes prête à le jurer.

Mme DE CHANTEVER, levant la main.--Je le jure.

M. DE GARELLE, sérieux.--Je vous crois, madame. Et avec qui
m'avez-vous trompé?

Mme DE CHANTEVER.--Oh! mais, vous en demandez trop, à la fin.

M. DE GARELLE.--Il est indispensable que je sache son nom.

Mme DE CHANTEVER.--Il m'est impossible de vous le dire.

M. DE GARELLE.--Pourquoi ça?

Mme DE CHANTEVER.--Parce que je suis une femme mariée.

M. DE GARELLE.--Eh bien?

Mme DE CHANTEVER.--Et le secret professionnel?

M. DE GARELLE.--C'est juste.

Mme DE CHANTEVER.--D'ailleurs, c'est avec M. de Chantever que je vous
ai trompé.

M. DE GARELLE.--Ça n'est pas vrai.

Mme DE CHANTEVER.--Pourquoi ça?...

M. DE GARELLE.--Parce qu'il ne vous aurait pas épousée.

Mme DE CHANTEVER.--Insolent! Et cette proposition?...

M. DE GARELLE.--La voici. Vous venez d'avouer que j'ai été, grâce à
vous, un de ces êtres ridicules, toujours bafoués, quoi qu'ils fassent,
comiques s'ils se taisent, et plus grotesques encore s'ils se fâchent,
qu'on nomme des maris trompés. Eh bien, madame, il est indubitable que
les quelques coups de cravache reçus par vous sont loin de compenser
l'outrage et le dommage conjugal que j'ai éprouvés de votre fait, et
il est non moins indubitable que vous me devez une compensation plus
sérieuse et d'une autre nature, maintenant que je ne suis plus votre
mari.

Mme DE CHANTEVER.--Vous perdez la tête. Que voulez-vous dire?

M. DE GARELLE.--Je veux dire, madame, que vous devez me rendre
aujourd'hui les heures charmantes que vous m'avez volées quand j'étais
votre époux, pour les offrir à je ne sais qui.

Mme DE CHANTEVER.--Vous êtes fou.

M. DE GARELLE.--Nullement. Votre amour m'appartenait, n'est-ce pas? Vos
baisers m'étaient dus, tous vos baisers, sans exception. Est-ce vrai?
Vous en avez distrait une partie au bénéfice d'un autre! Eh bien, il
importe, il m'importe que la restitution ait lieu, restitution sans
scandale, restitution secrète, comme on fait pour les vols honteux.

Mme DE CHANTEVER.--Mais pour qui me prenez-vous?

M. DE GARELLE.--Pour la femme de M. de Chantever.

Mme DE CHANTEVER.--Ça, par exemple, c'est trop fort.

M. DE GARELLE.--Pardon, celui qui m'a trompé vous a bien prise pour la
femme de M. de Garelle. Il est juste que mon tour arrive. Ce qui est
trop fort, c'est de refuser de rendre ce qui est légitimement dû.

Mme DE CHANTEVER.--Et si je disais oui... vous pourriez...

M. DE GARELLE.--Mais certainement.

Mme DE CHANTEVER.--Alors, à quoi aurait servi le divorce?

M. DE GARELLE.--A raviver notre amour.

Mme DE CHANTEVER.--Vous ne m'avez jamais aimée.

M. DE GARELLE.--Je vous en donne pourtant une rude preuve.

Mme DE CHANTEVER.--Laquelle?

M. DE GARELLE.--Comment? Laquelle? Quand un homme est assez fou pour
proposer à une femme de l'épouser d'abord et de devenir son amant
ensuite, cela prouve qu'il aime ou je ne m'y connais pas en amour.

Mme DE CHANTEVER.--Oh! ne confondons pas. Épouser une femme prouve
l'amour ou le désir, mais la prendre comme maîtresse ne prouve rien...
que le mépris. Dans le premier cas, on accepte toutes les charges, tous
les ennuis, et toutes les responsabilités de l'amour; dans le second
cas, on laisse ces fardeaux au légitime propriétaire et on ne garde que
le plaisir, avec la faculté de disparaître le jour où la personne aura
cessé de plaire. Cela ne se ressemble guère.

M. DE GARELLE.--Ma chère amie, vous raisonnez fort mal. Quand on aime
une femme, on ne devrait pas l'épouser, parce qu'en l'épousant on
est sûr qu'elle vous trompera, comme vous avez fait à mon égard. La
preuve est là. Tandis qu'il est indiscutable qu'une maîtresse reste
fidèle à son amant avec tout l'acharnement qu'elle met à tromper son
mari. Est-ce pas vrai? Si vous voulez qu'un lien indissoluble se lie
entre une femme et vous, faites-la épouser par un autre, le mariage
n'est qu'une ficelle qu'on coupe à volonté, et devenez l'amant de cette
femme: l'amour libre est une chaîne qu'on ne brise pas.--Nous avons
coupé la ficelle, je vous offre la chaîne.

Mme DE CHANTEVER.--Vous êtes drôle. Mais je refuse.

M. DE GARELLE.--Alors, je préviendrai M. de Chantever.

Mme DE CHANTEVER.--Vous le préviendrez de quoi?

M. DE GARELLE.--Je lui dirai que vous m'avez trompé!

Mme DE CHANTEVER.--Que je vous ai trompé... Vous...

M. DE GARELLE.--Oui, quand vous étiez ma femme.

Mme DE CHANTEVER.--Eh bien?

M. DE GARELLE.--Eh bien, il ne vous le pardonnera pas.

Mme DE CHANTEVER.--Lui?

M. DE GARELLE.--Parbleu! Ça n'est pas fait pour le rassurer.

Mme DE CHANTEVER, riant.--Ne faites pas ça, Henry.

  Une voix dans l'escalier appelant Mathilde.

Mme DE CHANTEVER, bas.--Mon mari! Adieu.

M. DE GARELLE, se levant.--Je vais vous conduire près de lui et
me présenter.

Mme DE CHANTEVER.--Ne faites pas ça.

M. DE GARELLE.--Vous allez voir.

Mme DE CHANTEVER.--Je vous en prie.

M. DE GARELLE.--Alors acceptez la chaîne.

LA VOIX.--Mathilde!

Mme DE CHANTEVER.--Laissez-moi.

M. DE GARELLE.--Où vous reverrai-je?

Mme DE CHANTEVER.--Ici,--ce soir,--après dîner.

M. DE GARELLE, lui baisant la main.--Je vous aime...

  Elle se sauve.


  M. de Garelle retourne doucement à son fauteuil et se laisse tomber
  dedans.

Eh bien! vrai. J'aime mieux ce rôle-là que le précédent. C'est qu'elle
est charmante, tout à fait charmante, et bien plus charmante encore
depuis que j'ai entendu la voix de M. de Chantever l'appeler comme ça
«Mathilde», avec ce ton de propriétaire qu'ont les maris.


  _La Revanche_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 18 novembre 1884.



L'ODYSSÉE D'UNE FILLE.


OUI, le souvenir de ce soir-là ne s'effacera jamais. J'ai eu, pendant
une demi-heure, la sinistre sensation de la fatalité invincible; j'ai
éprouvé ce frisson qu'on a en descendant aux puits des mines. J'ai
touché ce fond noir de la misère humaine; j'ai compris l'impossibilité
de la vie honnête pour quelques-uns.

Il était minuit passé. J'allais du Vaudeville à la rue Drouot, suivant
d'un pas pressé le boulevard où couraient des parapluies. Une poussière
d'eau voltigeait plutôt qu'elle ne tombait, voilant les becs de gaz,
attristant la rue. Le trottoir luisait, gluant plus que mouillé. Les
gens pressés ne regardaient rien.

Les filles, la jupe relevée, montrant leurs jambes, laissant entrevoir
un bas blanc à la lueur terne de la lumière nocturne, attendaient dans
l'ombre des portes, appelaient, ou bien passaient pressées, hardies,
vous jetant à l'oreille deux mots obscurs et stupides. Elles suivaient
l'homme quelques secondes, se serrant contre lui, lui soufflant au
visage leur haleine putride; puis, voyant inutiles leurs exhortations,
elles le quittaient d'un mouvement brusque et mécontent, et se
remettaient à marcher en frétillant des hanches.

J'allais, appelé par toutes, pris par la manche, harcelé et soulevé
de dégoût. Tout à coup, j'en vis trois qui couraient comme affolées,
jetant aux autres quelques paroles rapides. Et les autres aussi
se mettaient à courir, à fuir, tenant à pleines mains leurs robes
pour aller plus vite. On donnait ce jour-là un coup de filet à la
prostitution.

Et soudain je sentis un bras sous le mien, tandis qu'une voix éperdue
me murmurait dans l'oreille: «Sauvez-moi, monsieur, sauvez-moi, ne me
quittez pas.»

Je regardai la fille. Elle n'avait pas vingt ans, bien que fanée déjà.
Je lui dis: «Reste avec moi.» Elle murmura: «Oh! merci.»

Nous arrivions dans la ligne des agents. Elle s'ouvrit pour me laisser
passer.

Et je m'engageai dans la rue Drouot.

Ma compagne me demanda:

--Viens-tu chez moi?

--Non.

--Pourquoi pas? Tu m'as rendu un rude service que je n'oublierai pas.

Je répondis, pour me débarrasser d'elle:

--Parce que je suis marié.

--Qu'est-ce que ça fait?

--Voyons, mon enfant, ça suffit. Je t'ai tirée d'affaire. Laisse-moi
tranquille maintenant.

La rue était déserte et noire, vraiment sinistre. Et cette femme qui
me serrait le bras rendait plus affreuse encore cette sensation de
tristesse qui m'avait envahi. Elle voulut m'embrasser. Je me reculai
avec horreur, et d'une voix dure:

--Allons, f...-moi la paix, n'est-ce pas?

Elle eut une sorte de mouvement de rage, puis, brusquement, se mit à
sangloter. Je demeurai éperdu, attendri, sans comprendre.

--Voyons, qu'est-ce que tu as?

Elle murmura dans ses larmes:

--Si tu savais, ça n'est pas gai, va.

--Quoi donc?

--C'te vie-là.

--Pourquoi l'as-tu choisie?

--Est-ce que c'est ma faute?

--A qui la faute, alors?

--J' sais-ti, moi!

Une sorte d'intérêt me prit pour cette abandonnée.

Je lui demandai:

--Dis-moi ton histoire?

Elle me la conta.


--J'avais seize ans, j'étais en service à Yvetot, chez M. Lerable, un
grainetier. Mes parents étaient morts. Je n'avais personne; je voyais
bien que mon maître me regardait d'une drôle de façon et qu'il me
chatouillait les joues; mais je ne m'en demandais pas plus long. Je
savais les choses, certainement. A la campagne, on est dégourdi; mais
M. Lerable était un vieux dévot qu'allait à la messe chaque dimanche.
Je l'en aurais jamais cru capable, enfin!

V'là qu'un jour il veut me prendre dans ma cuisine. Je lui résiste. Il
s'en va.

Y avait en face de nous un épicier, M. Dutan, qui avait un garçon de
magasin bien plaisant; si tant est que je me laissai enjôler par lui.
Ça arrive à tout le monde, n'est-ce pas? Donc je laissais la porte
ouverte, les soirs, et il venait me retrouver.

Mais v'là qu'une nuit M. Lerable entend du bruit. Il monte et il trouve
Antoine qu'il veut tuer. Ça fait une bataille à coups de chaise, de pot
à eau, de tout. Moi j'avais saisi mes hardes et je me sauvai dans la
rue. Me v'là partie.

J'avais une peur, une peur de loup. Je m'habillai sous une porte. Puis
je me mis à marcher tout droit. Je croyais pour sûr qu'il y avait
quelqu'un de tué et que les gendarmes me cherchaient déjà. Je gagnai
la grand'route de Rouen. Je me disais qu'à Rouen je pourrais me cacher
très bien.

Il faisait noir à ne pas voir les fossés, et j'entendais des chiens
qui aboyaient dans les fermes. Sait-on tout ce qu'on entend la nuit?
Des oiseaux qui crient comme des hommes qu'on égorge, des bêtes qui
jappent, des bêtes qui sifflent, et puis tant de choses que l'on ne
comprend pas. J'en avais la chair de poule. A chaque bruit, je faisais
le signe de croix. On ne s'imagine point ce que ça vous émouve le cœur.
Quand le jour parut, v'là que l'idée des gendarmes me reprit, et que
je me mis à courir. Puis je me calmai.

Je me sentis faim tout de même, malgré ma confusion; mais je ne
possédais rien, pas un sou, j'avais oublié mon argent, tout ce qui
m'appartenait sur terre, dix-huit francs.

Me v'là donc à marcher avec un ventre qui chante. Il faisait chaud. Le
soleil piquait. Midi passe. J'allais toujours.

Tout à coup j'entends des chevaux derrière moi. Je me retourne. Les
gendarmes! Mon sang ne fait qu'un tour; j'ai cru que j'allais tomber;
mais je me contiens. Ils me rattrapent. Ils me regardent. Il y en a un,
le plus vieux, qui dit:

--Bonjour, mamzelle.

--Bonjour, monsieur.

--Ousque vous allez comme ça?

--Je vas t'à Rouen, en service dans une place qu'on m'a t'offerte.

--Comme ça, pédestrement?

--Oui, comme ça.

Mon cœur battait, monsieur, à ce que je ne pouvais plus parler. Je
me disais: «Ils me tiennent.» Et j'avais une envie de courir qui me
frétillait dans les jambes. Mais ils m'auraient rattrapée tout de
suite, vous comprenez.

Le vieux recommença:

--Nous allons faire route ensemble jusqu'à Barantin, mamzelle, vu que
nous suivons le même itinéraire.

--Avec satisfaction, monsieur.

Et nous v'là causant. Je me faisais plaisante autant que je pouvais,
n'est-ce pas; si bien qu'ils ont cru des choses qui n'étaient point.
Or, comme je passais dans un bois, le vieux dit:

--Voulez-vous, mamzelle, que j'allions faire un repos sur la mousse?

Moi, je répondis sans y penser:

--A votre désir, monsieur.

Puis il descend et il donne son cheval à l'autre, et nous v'là partis
dans le bois tous deux.

Il n'y avait plus à dire non. Qu'est-ce que vous auriez fait à ma
place? Il en prit ce qu'il a voulu; puis il me dit: «Faut pas oublier
le camarade.» Et il retourna tenir les chevaux, pendant que l'autre m'a
rejointe. J'en étais honteuse que j'en aurais pleuré, monsieur. Mais je
n'osais point résister, vous comprenez.

Donc nous v'là repartis. Je ne parlions plus. J'avais trop de deuil
au cœur. Et puis je ne pouvais plus marcher tant j'avais faim. Tout
de même, dans un village, ils m'ont offert un verre de vin, qui m'a
r'donné des forces pour quelque temps. Et puis ils ont pris le trot
pour pas traverser Barantin de compagnie. Alors je m'assis dans le
fossé et je pleurai tout ce que j'avais de larmes.

Je marchai encore plus de trois heures durant avant Rouen. Il était
sept heures du soir quand j'arrivai. D'abord toutes ces lumières
m'éblouirent. Et puis je ne savais point où m'asseoir. Sur les routes,
y a les fossés et l'herbe ousqu'on peut même se coucher pour dormir.
Mais dans les villes, rien.

Les jambes me rentraient dans le corps, et j'avais des éblouissements à
croire que j'allais tomber. Et puis, il se mit à pleuvoir, une petite
pluie fine, comme ce soir, qui vous traverse sans que ça ait l'air de
rien. J'ai pas de chance les jours qu'il pleut. Je commençai donc à
marcher dans les rues. Je regardais toutes ces maisons en me disant:
«Y a tant de lits et tant de pain dans tout ça et je ne pourrai point
seulement trouver une croûte et une paillasse.» Je pris par des rues où
il y avait des femmes qui appelaient les hommes de passage. Dans ces
cas-là, monsieur, on fait ce qu'on peut. Je me mis, comme elles, à
inviter le monde. Mais on ne me répondait point. J'aurais voulu être
morte. Ça dura bien jusqu'à minuit. Je ne savais même plus ce que je
faisais. A la fin, v'là un homme qui m'écoute. Il me demande: «Ousque
tu demeures?» On devient vite rusée dans la nécessité. Je répondis: «Je
ne peux pas vous mener chez moi, vu que j'habite avec maman. Mais n'y
a-t-il point de maisons où l'on peut aller?»

Il répondit: «Plus souvent que je vas dépenser vingt sous de chambre.»

Puis il réfléchit et ajouta: «Viens-t'en. Je connais un endroit
tranquille ousque nous ne serons point interrompus.»

Il me fit passer un pont et puis il m'emmena au bout de la ville, dans
un pré qu'était près de la rivière. Je ne pouvais pus le suivre.

Il me fit asseoir et puis il se mit à causer pourquoi nous étions
venus. Mais comme il était long dans son affaire, je me trouvai tant
percluse de fatigue que je m'endormis.

Il s'en alla sans rien me donner. Je ne m'en aperçus seulement pas. Il
pleuvait, comme je vous l' disais. C'est d'puis ce jour-là que j'ai des
douleurs que je n'ai pas pu m'en guérir, vu que j'ai dormi toute la
nuit dans la crotte.

Je fus réveillée par deux sergots qui me mirent au poste, et puis, de
là, en prison, où je restai huit jours, pendant qu'on cherchait ce que
je pouvais bien être et d'où je venais. Je ne voulus point le dire par
peur des conséquences.

On le sut pourtant et on me lâcha, après un jugement d'innocence.

Il fallait recommencer à trouver du pain. Je tâchai d'avoir une place,
mais je ne pus pas, à cause de la prison d'où je venais.

Alors je me rappelai d'un vieux juge qui m'avait tourné de l'œil,
pendant qu'il me jugeait, à la façon du père Lerable, d'Yvetot. Et
j'allai le trouver. Je ne m'étais point trompée. Il me donna cent sous
quand je le quittai, en me disant: «T'en auras autant toutes les fois;
mais viens pas plus souvent que deux fois par semaine.»

Je compris bien ça, vu son âge. Mais ça me donna une réflexion.
Je me dis: «Les jeunes gens, ça rigole, ça s'amuse; mais il n'y a
jamais gras, tandis que les vieux, c'est autre chose.» Et puis je les
connaissais maintenant, les vieux singes, avec leurs yeux en coulisse
et leur petit simulacre de tête.

Savez-vous ce que je fis, monsieur? Je m'habillai en bobonne qui vient
du marché, et je courais les rues en cherchant mes nourriciers. Oh! je
les pinçais du premier coup. Je me disais: «En v'là un qui mord.»

Il s'approchait. Il commençait:

--Bonjour, mamzelle.

--Bonjour, monsieur.

--Ousque vous allez comme ça?

--Je rentre chez mes maîtres.

--Ils demeurent loin, vos maîtres?

--Comme ci, comme ça.

Alors il ne savait plus quoi dire. Moi je ralentissais le pas pour le
laisser s'expliquer.

Alors il prononçait, tout bas, quelques compliments, et puis il me
demandait de passer chez lui. Je me faisais prier, vous comprenez, puis
je cédais. J'en avais de la sorte deux ou trois pour chaque matin, et
toutes mes après-midi libres. Ç'a été le bon temps de ma vie. Je ne me
faisais pas de bile.

Mais voilà. On n'est jamais tranquille longtemps. Le malheur a voulu
que je fisse la connaissance d'un grand richard du grand monde. Un
ancien président qui avait bien soixante-quinze ans.

Un soir, il m'emmena dîner dans un restaurant des environs. Et puis,
vous comprenez, il n'a pas su se modérer. Il est mort au dessert.

J'ai eu trois mois de prison, vu que je n'étais point sous la
surveillance.

C'est alors que je vins à Paris.

Oh! ici, monsieur, c'est dur de vivre. On ne mange pas tous les jours,
allez. Y en a trop. Enfin, tant pis, chacun sa peine, n'est-ce pas?


Elle se tut. Je marchais à son côté, le cœur serré. Tout à coup, elle
se remit à me tutoyer.

--Alors tu ne montes pas chez moi, mon chéri?

--Non, je te l'ai déjà dit.

--Eh bien! au revoir, merci tout de même, sans rancune. Mais je
t'assure que tu as tort.

Et elle partit, s'enfonçant dans la pluie fine comme un voile. Je la
vis passer sous un bec de gaz, puis disparaître dans l'ombre. Pauvre
fille!


  _L'Odyssée d'une fille_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 25
  septembre 1883, sous la signature: MAUFRIGNEUSE.



LA FENÊTRE.


JE fis la connaissance de Mme de Jadelle à Paris, cet hiver. Elle me
plut infiniment tout de suite. Vous la connaissez d'ailleurs autant que
moi..., non... pardon... presque autant que moi... Vous savez comme
elle est fantasque et poétique en même temps. Libre d'allures et de
cœur impressionnable, volontaire, émancipée, hardie, entreprenante,
audacieuse, enfin au-dessus de tout préjugé, et, malgré cela,
sentimentale, délicate, vite froissée, tendre et pudique.

Elle était veuve, j'adore les veuves, par paresse. Je cherchais alors
à me marier, je lui fis la cour. Plus je la connaissais, plus elle me
plaisait; et je crus le moment venu de risquer ma demande. J'étais
amoureux d'elle et j'allais le devenir trop. Quand on se marie, il ne
faut pas trop aimer sa femme, parce qu'alors on fait des bêtises; on se
trouble, on devient en même temps niais et brutal. Il faut se dominer
encore. Si on perd la tête le premier soir, on risque fort de l'avoir
boisée un an plus tard.

Donc, un jour, je me présentai chez elle avec des gants clairs et je
lui dis:

--Madame, j'ai le bonheur de vous aimer et je viens vous demander si je
puis avoir quelque espoir de vous plaire, en y mettant tous mes soins,
et de vous donner mon nom.

Elle me répondit tranquillement:

--Comme vous y allez, monsieur! J'ignore absolument si vous me plairez
tôt ou tard; mais je ne demande pas mieux que d'en faire l'épreuve.
Comme homme, je ne vous trouve pas mal. Reste à savoir ce que vous êtes
comme cœur, comme caractère et comme habitudes. La plupart des mariages
deviennent orageux ou criminels, parce qu'on ne se connaît pas assez en
s'accouplant. Il suffit d'un rien, d'une manie enracinée, d'une opinion
tenace sur un point quelconque de morale, de religion ou de n'importe
quoi, d'un geste qui déplaît, d'un tic, d'un tout petit défaut ou même
d'une qualité désagréable pour faire deux ennemis irréconciliables,
acharnés et enchaînés l'un à l'autre jusqu'à la mort, des deux fiancés
les plus tendres et les plus passionnés.

Je ne me marierai pas, monsieur, sans connaître à fond, dans les coins
et replis de l'âme, l'homme dont je partagerai l'existence. Je le veux
étudier à loisir, de tout près, pendant des mois.

Voici donc ce que je vous propose. Vous allez venir passer l'été chez
moi, dans ma propriété de Lauville, et nous verrons là, tranquillement,
si nous sommes faits pour vivre côte à côte...

Je vous vois rire! Vous avez une mauvaise pensée. Oh! monsieur, si je
n'étais pas sûre de moi, je ne vous ferais point cette proposition.
J'ai pour l'amour, tel que vous le comprenez, vous autres hommes, un
tel mépris et un tel dégoût qu'une chute est impossible pour moi.
Acceptez-vous?

Je lui baisai la main.

--Quand partons-nous, madame?

--Le 10 mai. C'est entendu?

--C'est entendu.

Un mois plus tard, je m'installais chez elle. C'était vraiment une
singulière femme. Du matin au soir elle m'étudiait. Comme elle adore
les chevaux, nous passions chaque jour des heures à nous promener par
les bois, en parlant de tout, car elle cherchait à pénétrer mes plus
intimes pensées autant qu'elle s'efforçait d'observer jusqu'à mes
moindres mouvements.

Quant à moi, je devenais follement amoureux et je ne m'inquiétais
nullement de l'accord de nos caractères. Je m'aperçus bientôt que mon
sommeil lui-même était soumis à une surveillance. Quelqu'un couchait
dans une petite chambre à côté de la mienne, où l'on n'entrait que
fort tard et avec des précautions infinies. Cet espionnage de tous les
instants finit par m'impatienter. Je voulus hâter le dénouement, et
je devins, un soir, entreprenant. Elle me reçut de telle façon que je
m'abstins de toute tentative nouvelle; mais un violent désir m'envahit
de lui faire payer, d'une façon quelconque, le régime policier auquel
j'étais soumis, et je m'avisai d'un moyen.

Vous connaissez Césarine, sa femme de chambre, une jolie fille de
Granville, où toutes les femmes sont belles, mais aussi blonde que sa
maîtresse est brune.

Donc un après-midi j'attirai la soubrette dans ma chambre, je lui mis
cent francs dans la main et je lui dis:

--Ma chère enfant, je ne veux te demander rien de vilain, mais je
désire faire envers ta maîtresse ce qu'elle fait envers moi.

La petite bonne souriait d'un air sournois. Je repris:

--On me surveille jour et nuit, je le sais. On me regarde manger,
boire, m'habiller, me raser et mettre mes chaussettes, je le sais.

La fillette articula:

--Dame, monsieur..., puis se tut. Je continuai:

--Tu couches dans la chambre à côté pour écouter si je souffle ou si je
rêve tout haut, ne le nie pas!...

Elle se mit à rire tout à fait et prononça:

--Dame, monsieur..., puis se tut encore.

Je m'animai:

--Eh bien, tu comprends, ma fille, qu'il n'est pas juste qu'on sache
tout sur mon compte et que je ne sache rien sur celui de la personne
qui sera ma femme. Je l'aime de toute mon âme. Elle a le visage, le
cœur, l'esprit que je rêvais, je suis le plus heureux des hommes sous
ce rapport; cependant il y a des choses que je voudrais bien savoir...

Césarine se décida à enfoncer dans sa poche mon billet de banque. Je
compris que le marché était conclu.

--Écoute, ma fille, nous autres hommes, nous tenons beaucoup à
certains... à certains... détails... physiques, qui n'empêchent pas
une femme d'être charmante, mais qui peuvent changer son prix à nos
yeux. Je ne te demande pas de me dire du mal de ta maîtresse, ni même
de m'avouer ses défauts secrets si elle en a. Réponds seulement avec
franchise aux quatre ou cinq questions que je vais te poser. Tu connais
Mme de Jadelle comme toi-même, puisque tu l'habilles et que tu la
déshabilles tous les jours. Eh bien, voyons, dis-moi cela. Est-elle
aussi grasse qu'elle en a l'air?

La petite bonne ne répondit pas.

Je repris:

--Voyons, mon enfant, tu n'ignores pas qu'il y a des femmes qui se
mettent du coton, tu sais, du coton là où, là où... enfin du coton là
où on nourrit les petits enfants, et aussi là où on s'asseoit. Dis-moi,
met-elle du coton?

Césarine avait baissé les yeux. Elle prononça timidement:

--Demandez toujours, monsieur, je répondrai tout à la fois.

--Eh bien, ma fille, il y a aussi des femmes qui ont les genoux
rentrés, si bien qu'ils s'entre-frottent à chaque pas qu'elles font.
Il y en a d'autres qui les ont écartés, ce qui leur fait des jambes
pareilles aux arches d'un pont. On voit le paysage au milieu. C'est
très joli des deux façons: Dis-moi comment sont les jambes de ta
maîtresse?

La petite bonne ne répondit pas.

Je continuai:

--Il y en a qui ont la poitrine si belle qu'elle forme un gros pli
dessous. Il y en a qui ont des gros bras avec une taille mince. Il y en
a qui sont très fortes par devant et pas du tout par derrière; d'autres
qui sont très fortes par derrière et pas du tout par devant. Tout cela
est très joli, très joli; mais je voudrais bien savoir comment est
faite ta maîtresse. Dis-le-moi franchement et je te donnerai encore
beaucoup d'argent...

Césarine me regarda au fond des yeux et répondit en riant de tout son
cœur:

--Monsieur, à part qu'elle est noire, madame est faite tout comme moi.
Puis elle s'enfuit.

J'étais joué.

Cette fois, je me trouvai ridicule et je résolus de me venger au moins
de cette bonne impertinente.

Une heure plus tard, j'entrai avec précaution dans la petite chambre,
d'où elle m'écoutait dormir, et je dévissai les verrous.

Elle arriva vers minuit à son poste d'observation. Je la suivis
aussitôt. En m'apercevant, elle voulut crier; mais je lui fermai la
bouche avec ma main et je me convainquis, sans trop d'efforts, que, si
elle n'avait pas menti, Mme de Jadelle devait être très bien faite.

Je pris même grand goût à cette constatation qui, d'ailleurs, poussée
un peu loin, ne semblait plus déplaire à Césarine.

C'était, ma foi, un ravissant échantillon de la race _bas-normande_,
forte et fine en même temps. Il lui manquait peut-être certaines
délicatesses de soins qu'aurait méprisées Henri IV. Je les lui révélai
bien vite, et comme j'adore les parfums, je lui fis cadeau, le soir
même, d'un flacon de lavande ambrée.

Nous fûmes bientôt plus liés même que je n'aurais cru, presque amis.
Elle devint une maîtresse exquise, naturellement spirituelle, et rouée
à plaisir. C'eût été, à Paris, une courtisane de grand mérite.

Les douceurs qu'elle me procura me permirent d'attendre sans impatience
la fin de l'épreuve de Mme de Jadelle. Je devins d'un caractère
incomparable, souple, docile, complaisant.

Quant à ma fiancée, elle me trouvait sans doute délicieux, et je
compris, à certains signes, que j'allais bientôt être agréé. J'étais
certes le plus heureux des hommes du monde, attendant tranquillement
le baiser légal d'une femme que j'aimais dans les bras d'une jeune et
belle fille pour qui j'avais de la tendresse.

C'est ici, madame, qu'il faut vous tourner un peu; j'arrive à l'endroit
délicat.

Mme de Jadelle, un soir, comme nous revenions de notre promenade à
cheval, se plaignit vivement que ses palefreniers n'eussent point pour
la bête qu'elle montait certaines précautions exigées par elle. Elle
répéta même plusieurs fois: «Qu'ils prennent garde, qu'ils prennent
garde, j'ai un moyen de les surprendre.»

Je passai une nuit calme, dans mon lit. Je m'éveillai tôt, plein
d'ardeur et d'entrain. Et je m'habillai.

J'avais l'habitude d'aller chaque matin fumer une cigarette sur une
tourelle du château où montait un escalier en limaçon, éclairé par une
grande fenêtre à la hauteur du premier étage.

Je m'avançais sans bruit, les pieds en mes pantoufles de maroquin aux
semelles ouatées, pour gravir les premières marches, quand j'aperçus
Césarine, penchée à la fenêtre, regardant au dehors.

Je n'aperçus pas Césarine tout entière, mais seulement une moitié de
Césarine, la seconde moitié d'elle; j'aimais autant cette moitié-là.
De Mme de Jadelle j'eusse préféré peut-être la première. Elle était
charmante ainsi, si ronde, vêtue à peine d'un petit jupon blanc, cette
moitié qui s'offrait à moi.

Je m'approchai si doucement que la jeune fille n'entendit rien. Je me
mis à genoux; je pris avec mille précautions les deux bords du fin
jupon, et, brusquement, je relevai. Je la reconnus aussitôt, pleine,
fraîche, grasse et douce, la face secrète de ma maîtresse, et j'y
jetai, pardon, madame, j'y jetai un tendre baiser, un baiser d'amant
qui peut tout oser.

Je fus surpris. Cela sentait la verveine! Mais je n'eus pas le temps
d'y réfléchir. Je reçus un grand coup, ou plutôt une poussée dans la
figure qui faillit me briser le nez. J'entendis un cri qui me fit
dresser les cheveux. La personne s'était retournée--c'était Mme de
Jadelle!

Elle battit l'air de ses mains comme une femme qui perd connaissance;
elle haleta quelques secondes, fit le geste de me cravacher, puis
s'enfuit.

Dix minutes plus tard, Césarine, stupéfaite, m'apportait une lettre;
je lus: «Mme de Jadelle espère que M. de Brives la débarrassera
immédiatement de sa présence.»

Je partis.

Eh bien, je ne suis point encore consolé. J'ai tenté de tous les moyens
et de toutes les explications pour me faire pardonner cette méprise.
Toutes mes démarches ont échoué.

Depuis ce moment, voyez-vous, j'ai dans... dans le cœur un goût de
verveine qui me donne un désir immodéré de sentir encore ce bouquet-là.


  _La Fenêtre_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 10 juillet 1883.



SOUVENIRS.


JE traversais Rouen, l'autre jour. Nous sommes au moment de la foire
Saint-Romain.

Figurez-vous la fête de Neuilly, plus importante, plus solennelle, avec
une gravité provinciale, un mouvement plus lourd de la foule qui est
aussi plus compacte et plus silencieuse.

Plusieurs kilomètres de baraques et de vendeurs, car les boutiques sont
plus nombreuses qu'à Neuilly, les gens de campagne achetant beaucoup.
Marchands de verrerie, de porcelaines, de coutellerie, de rubans, de
boutons, de livres pour les paysans, d'objets singuliers et comiques
en usage dans les villages, puis des montreurs de curiosités, que le
Normand des champs appelle des «faiseux vé de quoi», et une profusion
de femmes colosses dont semblent fort amateurs les Rouennais. Une
d'elles vient d'envoyer à la presse locale une lettre aimable pour
inviter MM. les journalistes à venir la visiter en s'excusant de ne
pouvoir se présenter elle-même chez eux, ses dimensions lui interdisant
toute sortie.

  ... Se plaint de la grosseur qui l'attache au rivage.

Enfoncé Louis XIV!

Puis voici des lutteurs: l'aimable M. Bazin qui parle comme à la
Comédie-Française, en saluant le public de l'index.

Voici encore un cirque de singes, un cirque de puces, un cirque
de chevaux, cent autres curiosités de toute espèce. Et un public
particulier: gens de la ville endimanchés, aux mouvements sérieux et
modérés, mais bien accordés, l'homme et la femme manœuvrant d'ensemble,
avec une sage gravité, comme si la nature eût mis en eux une même
manivelle; gens de la campagne aux mouvements plus lents encore, mais
différents, l'homme et la femme ayant chacun le sien, couple détraqué
par des besognes diverses: le mâle courbé, traînant ses jambes; la
femelle se balançant comme si elle portait des seaux de lait.

Ce qu'il y a de plus remarquable dans la foire Saint-Romain, c'est
l'odeur, odeur que j'aime, parce que je l'ai sentie tout enfant, mais
qui vous dégoûterait sans doute. On sent le hareng grillé, les gaufres
et les pommes cuites.

Entre chaque baraque, en effet, dans tous les coins, on grille des
harengs en plein air, car nous sommes au plus fort de la saison de
pêche, et on cuit des gaufres, et on rissole des pommes, des belles
pommes normandes, sur de grands plats d'étain.

J'entends une cloche. Et tout à coup une émotion singulière me serre le
cœur. Deux souvenirs m'ont assailli, l'un de mes premiers ans, l'autre
de l'adolescence.

Je demande à l'ami qui m'accompagne:

--C'est toujours lui?

Il a compris et il répond:

--C'est toujours lui, ou plutôt toujours eux. Le violon de Bouilhet y
est encore.

Et j'aperçois bientôt la tente, la petite tente où l'on joue, comme
on jouait dans mon enfance, cette _Tentation de Saint Antoine_, qui
ravissait Gustave Flaubert et Louis Bouilhet.

Sur l'estrade, un vieux homme à cheveux blancs, si vieux, si courbé
qu'il semble un centenaire, cause avec un polichinelle classique.
Songez donc, madame, que mes parents aussi l'ont vue, cette _Tentation
de Saint Antoine_, quand ils avaient dix ou douze ans! Et c'est
toujours le même homme qui la montre.

Sur sa tête est pendue une pancarte où on lit: «A céder pour cause de
santé.» Et s'il ne trouve pas d'amateur, le pauvre vieux, le spectacle
naïf et drôle dont s'amusent, depuis plus de soixante ans, toutes les
générations de petits Normands, disparaîtra.

Je monte les marches de bois, qui tremblent, car je veux voir encore
une fois, une dernière fois peut-être, le saint Antoine de mon enfance.

Les bancs, de misérables bancs étagés, portent un peuple de petits
êtres, assis ou debout, babillant, faisant un bruit de foule, le bruit
d'une foule de dix ans. Les parents se taisent, accoutumés à la corvée
de chaque année. Quelques lampions éclairent l'intérieur sombre de la
baraque.

La toile se lève.

Une grosse marionnette apparaît, faisant, au bout de ses fils, des
gestes bizarres et maladroits.

Et voilà que toutes les petites têtes se mettent à rire, les mains
s'agitent, les pieds trépignent sur les bancs, et des cris de joie, des
cris aigus, s'échappent des bouches.

Et il me semble que je suis un de ces enfants, que je suis aussi entré
pour voir, pour m'amuser, pour croire, comme eux. Je retrouve en
moi, réveillées brusquement, toutes les sensations de jadis; et dans
l'hallucination du souvenir, je me sens redevenu le petit être que j'ai
été autrefois, devant ce même spectacle.

Mais un violon se met à jouer. Je me lève pour le regarder. C'est aussi
le même: un vieux encore, très maigre, et triste, triste, à longs
cheveux blancs rejetés derrière une tête creuse, intelligente et fière.

Et je me rappelle ma seconde visite à saint Antoine. J'avais seize ans.

Un jour (j'étais élève au collège de Rouen en ce temps-là), un jour
donc, un jeudi, je crois, je montai la rue Bihorel pour aller montrer
des vers à mon illustre et sévère ami Louis Bouilhet.

Quand j'entrai dans le cabinet du poète, j'aperçus, à travers un nuage
de fumée, deux grands et gros hommes, enfoncés en des fauteuils et qui
fumaient en causant.

En face de Louis Bouilhet était Gustave Flaubert.

Je laissai mes vers dans ma poche et je demeurai assis dans mon coin
bien sage sur ma chaise, écoutant.

Vers quatre heures, Flaubert se leva.

--Allons, dit-il, conduis-moi jusqu'au bout de ta rue; j'irai à pied au
bateau.

Arrivés au boulevard, où se tient la foire Saint-Romain, Bouilhet
demanda tout à coup:

--Si nous faisions un tour dans les baraques?

Et ils commencèrent une promenade lente, côte à côte, plus hauts que
tous, s'amusant comme des enfants, et échangeant des observations
profondes sur les visages rencontrés.

Ils imaginaient les caractères rien qu'à l'aspect des faces, faisaient
les conversations des maris avec leurs épouses. Bouilhet parlait comme
l'homme et Flaubert comme la femme, avec des expressions normandes,
l'accent traînard et l'air toujours étonné des gens de ce pays.

Quand ils arrivèrent devant saint Antoine:

--Allons voir le violon, dit Bouilhet.

Et nous entrâmes.

Quelques années plus tard, le poète étant mort, Gustave Flaubert
publia ses vers posthumes, les _Dernières chansons_.

Une pièce est intitulée: _Une Baraque de la foire_.

En voici quelques fragments:

  Oh! qu'il était triste au coin de la salle,
  Comme il grelottait, l'homme au violon.
  La baraque en planche était peu d'aplomb
  Et le vent soufflait dans la toile sale.
  ............................................

  Dans son entourage, Antoine, en prière,
  Se couvrait les yeux sous son capuchon.
  Les diables dansaient. Le petit cochon
  Passait, effaré, la torche au derrière.
  ............................................

  Oh! qu'il était triste! Oh! qu'il était pâle!
  Oh! l'archet damné, raclant sans espoir;
  Oh! le paletot plus sinistre à voir
  Sous les transparents aux lueurs d'opale!

  Comme un chœur antique au sujet mêlé,
  Il fallait répondre aux péripéties
  Et quitter soudain pour des facéties,
  Le libre juron tout bas grommelé!...

  Il fallait chanter, il fallait poursuivre,
  Pour le pain du jour, la pipe du soir;
  Pour le dur grabat dans le grenier noir;
  Pour l'ambition d'être homme et vivre!

  Mais parfois dans l'ombre, et c'était son droit,
  Il lançait, lui pauvre et transi dans l'âme,
  Un regard farouche aux pantins du drame,
  Qui reluisaient d'or et n'avaient pas froid.

  Puis--comme un rêveur dégagé des choses,
  Sachant que tout passe et que tout est vain,
  Sans respect du monde, il chauffait sa main
  Au rayonnement des apothéoses!

Et quand je sortis de la baraque, je croyais entendre encore la voix
sonore de Flaubert:

--Pauvre... diable.

Et Bouilhet répondit:

--Oui, ça n'est pas gai pour tout le monde!


  _Souvenirs_ a paru dans _le Gaulois_ du 4 décembre 1884, précédé de
  quelques lignes sur la nouvelle de Tourguéneff: _Trois Rencontres_.



CELLES QUI OSENT.

  _A René Maizeroy._


........................................................................
... Tu as développé souvent au sujet de l'amour sentimental, qui n'est,
en réalité, que l'hypocrisie de l'accouplement, des théories qui me
choquent par leur raffinement même.

Je trouve dans ton dernier volume beaucoup de choses qui me plaisent
par leur sincérité. Ce qui n'empêche que jamais nous ne nous entendrons
sur l'amour.

Que cette occupation agréable tienne une grande place dans la vie des
femmes, je le comprends, elles n'ont rien à faire. Je m'étonne que,
dans la vie d'un homme, elle puisse être autre chose qu'un passe-temps
facile à varier, comme une bonne table ou ce qu'on appelle les sports.
Quant à la fidélité, à la constance, quelle folie. Jamais on ne me fera
comprendre que deux femmes ne valent pas mieux qu'une; trois que deux,
et dix mieux que trois. Qu'on revienne à l'une plus souvent qu'aux
autres, c'est naturel, comme il est naturel de manger souvent un plat
qu'on aime. Mais n'en garder qu'une, toujours, me semblerait aussi
surprenant et illogique que si un amateur d'huîtres ne mangeait plus
que des huîtres à tous les repas, toute l'année.

La fidélité et la constance me paraissent enlever à l'amour un charme
qui est dans la fantaisie et l'imprévu.

Le cœur féminin, par exemple, diffère beaucoup du nôtre, et je
comprends les raisons qu'ont les femmes d'être plus persévérantes que
nous dans leurs tendresses.

Nous autres, nous adorons la femme, et quand nous en choisissons une
passagèrement, c'est un hommage rendu à leur race entière. On peut
idolâtrer les brunes parce qu'elles sont brunes, et aussi les blondes
parce qu'elles sont blondes; l'une pour ses yeux aigus qui vont au
cœur, l'autre pour sa voix qui fait vibrer vos nerfs; celle-ci pour sa
lèvre rouge, celle-là pour la cambrure de sa taille; mais comme nous
ne pouvons cueillir, hélas! toutes ces fleurs en même temps, la nature
a mis en nous l'amour, la toquade, le caprice fou, qui nous les fait
désirer à tour de rôle, augmentant ainsi la valeur de chacune à l'heure
de l'affolement.

Or, l'affolement chez nous devrait, me semble-t-il, être limité à la
période d'attente. Le désir satisfait ayant supprimé l'inconnu, enlève
à l'amour sa plus grande valeur.

Chaque femme conquise nous prouve, une fois de plus, que toutes sont à
peu près pareilles entre nos bras. Les idéalistes surtout qui courent
sans cesse après l'illusion rêvée, ne devraient-ils pas être atterrés
au lendemain de chaque possession. Nous autres qui demandons moins à
l'amour, nous aurions le droit de lui être plus reconnaissants du peu
qu'il donne aux hommes intelligents et difficiles.

La constance conduit au mariage ou à la chaîne.

Rien dans la vie ne me semble plus attristant et plus pénible que ces
liaisons de longue durée.

Le mariage supprime d'un coup, quand on le prend sérieusement, la
possibilité des désirs nouveaux, toutes les tendresses à venir, la
fantaisie du lendemain et tout le charme des rencontres. Il a, en
outre, l'inconvénient odieux de condamner les époux à un déplorable
ordinaire. Car quel est le mari qui oserait prendre avec sa femme les
libertés délicieuses que pratiquent aussitôt les amants?

Et c'est là, conviens-en, le plus grand prix de l'amour: l'audace des
baisers. En amour, il faut oser, oser sans cesse. Nous aurions bien peu
de maîtresses agréables si nous n'étions pas plus audacieux que les
maris dans nos caresses, si nous nous contentions de la plate, monotone
et vulgaire habitude des nuits conjugales.

La femme rêve toujours, elle rêve de ce qu'elle ignore, de ce qu'elle
soupçonne, de ce qu'elle devine. Après le premier étonnement de la
première étreinte, elle se reprend à rêver. Elle a lu, elle lit. A
tout instant des phrases au sens obscur, des plaisanteries chuchotées,
des mots inconnus entendus par hasard lui révèlent l'existence de
choses qu'elle ne connaît point. Si d'aventure elle pose en tremblant
une question à son mari, il prend aussitôt un air sévère et répond:
«Ces choses-là ne te regardent pas.» Or elle trouve que ces choses
la regardent tout autant que les autres femmes. Quelles choses,
d'ailleurs? Il en existe donc? Des choses mystérieuses, honteuses et
bonnes, sans doute, puisqu'on en parle tout bas avec un air excité. Les
filles, paraît-il, tiennent leurs amants au moyen de pratiques obscènes
et puissantes.

Quant au mari qui les connaît bien, ces choses, il n'ose pas les
révéler à sa femme dans le mystère du tête-à-tête nocturne, parce
qu'une femme épousée c'est différent d'une maîtresse, sacrebleu! et
parce qu'un homme doit respecter sa femme qui est ou qui sera la mère
de ses enfants. Alors, comme il ne veut pas renoncer aux choses qu'il
n'ose point faire légitimement, il va chez quelque impure et s'en donne.

Mais la femme commence à se tenir des raisonnements d'un bon sens
simple et net.--On ne vit pas deux fois.--La vie est courte.--Une
femme, mariée à vingt ans, est mûre à trente et avancée à quarante.--Or
si on ne fait rien, si on ne connaît rien, si on ne jouit de rien
avant cette limite, ce sera fini pour toujours. Les joies conjugales
sont épuisées. Elle en est lasse, écœurée.--Alors--alors--un
amant?...--Pourquoi pas?--Ces choses, celles qu'on ose dans l'adultère
ont peut-être un charme si grand!

Une fois la pensée, le désir entrés en sa tête, la chute est proche,
très proche.

Elle ose enfin, mais doucement, peu à peu. Elle a des réserves,
des limites. Ceci, oui; cela, non. Ces distinctions, une fois le
premier pas franchi, sont surprenantes et grotesques, mais générales.
Il semblerait qu'à partir du moment où une femme s'est décidée à
expérimenter l'amour, l'amour défendu, raffiné, inventif, elle devrait
toujours demander davantage, toujours vouloir du nouveau, toujours
chercher, toujours attendre des baisers différents, plus aigus. Eh
bien! non. La morale, morale étrange et mal placée, reprend ses droits.

Te figures-tu un assassin qui jugerait plus coupable de tuer un homme
avec un couteau qu'avec un pistolet?

Elles ne les osent pas toutes, les choses charmantes qui rendent la vie
moins morne.

Moi, je voudrais qu'un poète, un vrai poète les chantât audacieusement,
un jour, en des vers hardis et passionnés, ces choses honteuses
qui font rougir les imbéciles. Il ne faudrait là ni gros mots, ni
polissonneries, ni sous-entendus; mais une suite de petits poèmes
simples et francs, bien sincères.

Te rappelles-tu certains vers, que nous savourions parfois, des vers
réputés abominables, mais qui sont doux comme des caresses?

Tu viens de faire en prose quelque chose en ce genre. Laisse crier les
sots et continue.


  Cette nouvelle servit de préface au livre de René Maizeroy: _Celles
  qui osent_ (Flammarion, éditeur). Elle était précédée de quelques
  lignes la reliant au livre.



L'ANGLAIS D'ÉTRETAT.

  Un grand poète anglais vient de traverser la France pour saluer
  Victor Hugo. Tous les journaux sont pleins de son nom, et des
  légendes courent sur son compte à travers les salons. J'ai eu,
  voici quinze ans déjà, l'occasion de rencontrer plusieurs fois
  Algernon-Charles Swinburne. Je veux essayer de le montrer tel que je
  l'ai vu, et de fixer l'étrange impression qu'il m'a faite, restée
  toujours vive en moi malgré le temps.


C'était en 1867 ou 1868, je crois; un jeune Anglais inconnu venait
d'acheter à Étretat une petite chaumière cachée sous de grands arbres.
Il vivait là, toujours seul, d'une manière bizarre, disait-on, et il
soulevait l'étonnement hostile des indigènes, le peuple étant sournois
et niaisement malveillant comme tout peuple de petite ville.

On racontait que cet Anglais fantaisiste ne mangeait que du singe
bouilli, rôti, sauté, confit; qu'il ne voulait voir personne, qu'il
parlait haut, tout seul, pendant des heures; enfin mille choses
surprenantes qui faisaient conclure aux raisonneurs du lieu qu'il
n'était pas fait comme tout le monde.

On s'étonnait surtout qu'il vécût familièrement avec un singe, un grand
singe libre dans sa demeure. C'eût été un chien, un chat, on n'eût rien
dit. Mais un singe? N'était-ce pas affreux? Fallait-il avoir des goûts
de sauvage!

Je ne connaissais ce jeune homme que pour le rencontrer dans la rue.
Il était petit, gras sans être gros, d'allure douce, et portait une
moustache blonde, presque invisible.

Un hasard nous fit causer ensemble. Ce sauvage avait des manières
aimables et aisées; mais il était bien un de ces Anglais étranges qu'on
rencontre çà et là par le monde.

Doué d'une intelligence remarquable, il semblait vivre dans un
rêve fantastique comme dut le faire Edgard Poë. Il avait traduit
en anglais un volume de surprenantes légendes islandaises que je
désirerais ardemment voir maintenant traduites en français. Il
aimait le surnaturel, le macabre, le torturé, le compliqué, tous
les détraquements cérébraux; mais il parlait des choses les plus
stupéfiantes avec un flegme tout anglais qui leur donnait, sous sa voix
douce et tranquille, des allures de bon sens à rendre fou.

Plein d'un mépris hautain pour le monde, ses conventions, ses préjugés,
sa morale, il avait cloué à sa maison un nom audacieusement impudent.
Le patron d'une auberge déserte écrivant sur sa porte: «Ici on tue les
voyageurs!» ne ferait pas une plus sinistre facétie.

Je n'avais point pénétré chez lui quand je reçus une invitation à
déjeuner à la suite d'un accident arrivé à un de ses amis, qui avait
failli se noyer et que j'avais voulu secourir.

Bien qu'accouru après le sauvetage, je reçus les remerciements
empressés des deux Anglais, et je me rendis chez eux le lendemain.

L'ami était un garçon d'une trentaine d'années qui portait sur un corps
d'enfant,--un corps sans poitrine et sans épaules,--une tête énorme.
Un front démesuré, qui semblait avoir dévoré tout le reste de l'homme,
se développait comme un dôme au-dessus d'une mince figure, terminée en
fuseau par la barbiche d'un menton pointu. Les yeux aigus et la bouche
fuyante donnaient l'impression d'une tête de reptile, tandis que le
crâne magnifique éveillait l'idée du génie.

Une trépidation nerveuse agitait cet être singulier qui marchait,
remuait, agissait par saccades, comme aux secousses d'un ressort
détraqué.

C'était Algernon-Charles Swinburne, fils d'un amiral anglais et
petit-fils, par sa mère, du comte d'Ashburnham.

Sa physionomie, troublante, inquiétante même, se transfigurait quand
il parlait. J'ai rarement vu un homme plus saisissant, plus éloquent,
plus incisif, plus charmant dans l'action de la parole. Son imagination
rapide, claire, suraiguë et fantasque semblait glisser dans sa voix,
faire vivants et nerveux les mots. Son geste à sursauts scandait sa
phrase sautillante qui vous pénétrait dans l'esprit comme une pointe,
et il avait soudain des éclats de pensée, comme les phares ont des
éclats de feu, de grandes lumières géniales qui semblent éclairer tout
un monde d'idées.

La maison des deux amis était jolie et peu ordinaire. Partout des
tableaux, parfois superbes, parfois étranges, fixant des conceptions
d'aliénés. Une aquarelle, si je me souviens bien, représentait une
tête de mort naviguant dans une coquille rose, sur un océan sans
limites, sous une lune à figure humaine.

De place en place, on rencontrait des ossements. Je remarquai surtout
une affreuse main d'écorché qui gardait sa peau séchée, ses muscles
noirs mis à nu, et sur l'os, blanc comme de la neige, des traces de
sang ancien.

La nourriture me parut une énigme que je ne devinais pas. Était-ce bon?
Était-ce mauvais? Je ne le pourrais établir. Un rôti de singe m'ôta
l'envie de manger ordinairement de cet animal; et le grand singe en
liberté qui rôdait autour de nous et me poussait, par farce, la tête
dans mon verre quand j'allais boire, m'enleva tout désir d'avoir un de
ses frères pour compagnon de tous les jours.

Quant aux deux hommes, ils m'ont laissé l'impression de deux esprits
singulièrement originaux et remarquables, totalement bizarres,
appartenant à cette race particulière d'hallucinés de talent dont sont
sortis Poë, Hoffmann et d'autres encore.


Si le génie est, comme on le croit communément, une sorte de délire des
grandes intelligences, Algernon-Charles Swinburne est assurément un
homme de génie.

Les vastes esprits raisonnables ne sont jamais considérés comme
géniaux, tandis qu'on prodigue cette sublime qualification à des
cerveaux souvent de second ordre, mais qu'agite un peu de folie.

Dans tous les cas, ce poète reste un des premiers de son temps par
l'originalité de son invention et la prodigieuse habileté de sa forme.
C'est un lyrique exalté, un lyrique forcené qui ne se préoccupe
guère de cette humble et bonne vérité que recherchent aujourd'hui si
obstinément et si patiemment les artistes français, mais qui s'évertue
à fixer des songes, des pensées subtiles, tantôt ingénieusement
grandioses, tantôt simplement enflées, parfois aussi magnifiques.


Deux ans plus tard, je trouvai la maison fermée, les hôtes partis. On
vendait les meubles. J'achetai, en souvenir d'eux, la hideuse main
d'écorché. Sur le gazon un énorme bloc carré de granit portait gravé ce
simple mot: «Nip». Au-dessus, une pierre creuse, pleine d'eau, offrait
à boire aux oiseaux. C'était la sépulture du singe, pendu par un jeune
domestique nègre et vindicatif. Ce serviteur violent s'était ensuite
enfui, disait-on, devant le revolver du maître exaspéré. Mais, après
avoir erré sans toit, ni pain, pendant plusieurs jours, il reparut et
se mit à vendre des sucres d'orge par les rues.

Il fut définitivement expulsé du pays après avoir étranglé aux trois
quarts un consommateur mécontent.

La terre serait plus gaie si on rencontrait souvent des intérieurs
comme celui-là.

  Cette nouvelle parut dans _le Gaulois_ du mercredi 29 novembre 1882;
  elle est l'idée première de l'étude sur Swinburne, que Maupassant
  écrivit pour la traduction de Gabriel Mourey des _Poèmes et
  Ballades_.



TABLE DES MATIÈRES.


                                        Pages.

  Le Rosier de Madame Husson.                 1

  Un Échec.                                  35

  Enragée?                                   53

  Le Modèle.                                 71

  La Baronne.                                85

  Une Vente.                                 97

  L'Assassin.                               111

  La Martine.                               123

  Une Soirée.                               137

  La Confession.                            153

  Divorce.                                  169

  La Revanche.                              187

  L'Odyssée d'une Fille.                    207

  La Fenêtre.                               221

  Souvenirs (_inédit_).                     235

  Celles qui osent (_inédit_).              245

  L'Anglais d'Étretat (_inédit_).           255


                   *       *       *       *       *


  Errata:

  Page  11: «par» remplacé par «pas» (Nous ne sommes pas pour rien)
  Page  83: «un» par «une» (comme pour sauter une haie)



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 20" ***

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