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Title: La biche écrasée
Author: Mille, Pierre
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La biche écrasée" ***


                           LA BICHE ÉCRASÉE



                        CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

                            DU MÊME AUTEUR

                             Format in-18

                  SUR LA VASTE TERRE              1 vol.
                  BARNAVAUX ET QUELQUES FEMMES    1 vol.

  Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
                         y compris la Hollande



                             PIERRE MILLE

                                  LA

                             BICHE ÉCRASÉE

                       [Illustration: colophon]

                                 PARIS
                        CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
                            3, RUE AUBER, 3



LA BICHE ÉCRASÉE


Après avoir dîné à Brantes, _aux Deux Couronnes_, les trois hommes
s’apprêtaient à remonter dans leur automobile. Une petite bonne apparut
tout à coup: Béville avait oublié son appareil photographique dans la
salle à manger; elle le lui tendit sans un mot, et disparut.

--Pas causeuse, celle-là! fit-il.

--Ah! dit le valet du garage, c’est la Bretonne. Il n’y a que deux jours
qu’elle est arrivée de son pays, et elle ne sait pas encore un mot de
français.

--La Bretonne? demanda Béville.

--Comment, monsieur ne sait pas, dit le goujat avec un gros rire: dans
les hôtels comme ici, les hôtels de petite ville, on fait toujours venir
une Bretonne. C’est pour les voyageurs, en cas...

Les trois hommes avaient ri. L’automobile s’ébranla. Quelques secondes
plus tard, elle était lancée dans la pleine campagne.

--Tu sens l’odeur qui vient, maintenant, la bonne odeur, dit Béville à
son compagnon.

--Oui, répondit Bottiaux. C’est parce qu’il vient de pleuvoir, et la
terre est encore chaude, et l’auto va très vite. Alors les parfums...

Béville s’allongea, presque pâmé, ivre un peu des quelques verres de
champagne qu’il avait bus à son dîner, ivre surtout de la vitesse et de
cet air vivant, tiède, nocturne, qui le baignait, le fouettait, le
violait, le rendait câlin, languide et voluptueux. Il n’était plus sur
terre, il planait, il étendait parfois les bras, comme pour enlacer un
plaisir.

--... Dommage qu’il n’y ait pas de femmes, fit-il. Hé, Jalin?

Mais Jalin, le propriétaire de l’auto, qui conduisait, ne tourna pas la
tête. Sur la route dévorée, blondie par la lumière des grands phares, la
route où les arbres alignés faisaient comme deux murs opaques, tant on
allait vite, il avait bien assez de guider la formidable machine.

Il grogna seulement.

--Des femmes? Ah, non!

Toute sa virilité, toute sa vigueur, toute sa force de mâle et d’athlète
intelligent n’étaient plus que dans sa tête et dans ses mains. Mais
comme les autres il ouvrait les narines pour boire les odeurs de la nuit
d’été, celle des tilleuls, celle des sorbes, celle des milliers de
petites herbes dont on ne sait pas les noms, qui se sont fait féconder
aux heures de soleil, et durant la nuit savourent, dans leurs corolles
refermées, les délices de cette fécondation. Ça lui suffisait. Il
murmura seulement:

--Hein, c’est beau, n’est-ce pas?

Des lapins, réveillés par le bruit, aveuglés par le feu des phares, fous
d’épouvante, sortaient des fossés, passaient comme des boulets noirs sur
le cailloutis lumineux. Mais tout à coup la route s’assombrit; les
branchages, au-dessus de leurs têtes, se tachetèrent de pans de ciel
entrevus. Une seconde auparavant, c’était la machine, le bolide, la
chose furieuse et précipitée, qui semblait être la seule source de
lumière au monde; et maintenant, elle n’était plus que le centre d’une
noirceur, tandis que les choses ressuscitaient dans une clarté diffuse.
Ce fut brusque, prodigieux, poignant. Jalin cria:

--Nom de Dieu! Les phares se sont éteints!

--Rallume-les, fit Bottiaux.

Jalin hausse les épaules.

--Ils sont encrassés. J’avais prévu ça. Rien à faire.

--Alors continue. Il reste les deux autres lampes.

--Des quinquets! dit Jalin.

--C’est assez pour les gendarmes. Continue! Nous allons à Paris. Je veux
coucher à Paris, moi.

Jalin hocha la tête. Une quatre-vingts chevaux «ne sait pas» ralentir,
pas plus qu’un cheval de course ou un torpilleur de haute mer. On a beau
vouloir la retenir, elle bondit, elle échappe à la volonté, elle la
force. Et courir, à près de cent kilomètres à l’heure, quand on a perdu
ses yeux, qu’en deux secondes on est sur l’obstacle aperçu à soixante
pas? Il savait la folie de l’acte, et pourtant consentit. Il était comme
les deux autres: trop heureux, trop fougueux, trop sorti de lui-même,
tout emporté par ce mouvement dont il se croyait le maître. C’est la
même chose dans une charge de cavalerie: on va vers la mort, et on ne
veut pas s’empêcher d’y aller.

Les ombrages, au-dessus d’eux, et de chaque côté de la route, se firent
plus denses. On traversait un bois, une immensité obscure et confuse
d’arbres pressés, qui mêlaient leurs branches et leurs troncs. Il
faisait si sombre qu’on avait mal aux yeux, qu’on avait envie de se les
couvrir avec la main, pour les protéger d’un choc. Et, à ce moment-là,
juste au plus épais de cette horreur, Jalin crut pourtant distinguer
quelque chose devant les roues, une ombre plus noire que cette noirceur,
et vivante, et terrifiée. Il donna un tour de volant, stoppa... Ce coup
sec de l’arrêt, cette déviation brusque d’un projectile fait pour une
trajectoire directe, tous ceux qui connaissent les réactions du coursier
moderne en ont éprouvé les conséquences physiques; les viscères changent
de place jusque dans les profondeurs du corps, on a l’âcre avant-goût
de ce qu’est l’agonie! Mais l’auto était large et basse sur pattes. Elle
ne se retourna pas, obéit comme elle pût, monta sur le tas de cailloux,
et se tint tranquille, malgré son frissonnement.

--Qu’est-ce que c’est? fit Béville, tout pâle.

Bottiaux avait sauté à terre et rejoint Jalin, qui s’épongeait le front,
agenouillé devant une misérable masse qui s’agitait encore, étendue par
terre, et qu’une des lanternes de la voiture éclairait vaguement.

--C’est de la chance, dit Béville, descendu à son tour. Ce n’est qu’une
biche!

Tous trois respirèrent longuement, et leur voix, rassurée, retentit sous
les arbres. Dépouillés de leurs lourds manteaux, de leurs capes et de
leurs lunettes, ils se ressemblaient singulièrement: de beaux hommes,
barbus tous trois, l’air riche, vigoureux et fort.

--C’est de la chance! répéta Jalin.

Mais sa voix, qui riait avec celle des autres, s’arrêta tout à coup. Il
venait de voir les yeux de la biche: si tendres, malheureux et
terrifiés, si pleins de l’horreur de ne pas comprendre pourquoi elle
était là, et ce qui l’avait écrasée dans la nuit! Pauvre petite chose
jolie! Pauvre petite bête des bois, farouche et pure! Ils en avaient tué
bien d’autres à la chasse: devant les chiens et les chevaux, à l’affût,
poussées par les rabatteurs. Mais comme ça! Elle était broyée,
déchiquetée, agonisante, avec des frissons si douloureux, et toujours le
regard désespéré de ses yeux souffrants.

--Il faut retourner à Brantes, dit Jalin. Je n’avance plus sans mes
phares. Nous coucherons à l’hôtel où nous avons dîné.

La machine fit volte-face et ils remontèrent vers Brantes, aussi
lentement qu’ils purent. Insensiblement le souvenir de cette bête
massacrée s’effaçait de leur esprit. Ils auraient pu écraser un homme,
ils auraient pu se tuer, ils avaient eu peur de mourir! Et ils vivaient,
le même sang intact courait dans leurs veines, des années, des années
encore le monde serait à eux! Ils apercevaient l’avenir comme une
colonnade qu’on peut suivre sans en distinguer jamais la fin, dans une
fraîcheur délicieuse.

La porte de l’hôtel des _Deux Couronnes_ était fermée. Tout le monde
dormait. Ils frappèrent longtemps, puis, il y eut de la lumière. Mais
ils durent attendre encore, parce que, dans les petites villes, on est
prudent: on veut savoir à qui l’on a affaire.

--Tiens, dit Bottiaux, quand la porte s’entr’ouvrit enfin, c’est la
Bretonne!

Elle tenait à la main une de ces lampes minuscules, à la mèche protégée
par un léger globe de verre, qui depuis vingt ans ont remplacé les
veilleuses. Cette faible lumière éclairait de rose un côté de sa figure
très jeune, très douce, peu jolie, et tout le reste, la camisole jetée
à la hâte sur sa chemise rude, le jupon de toile rouge, les pieds nus
dans des savates, était perdu dans l’ombre. On ne voyait que cette
petite face frêle, suspendue en l’air comme une âme sans poids.

--... Chambre? dit-elle d’une voix un peu rauque, inhabituée au
français.

--Oui, coucher; des lits, hein! De bons lits! fit Bottiaux.

Elle leur alluma des bougies en souriant, leur montra leurs chambres, et
se retira.

Mais Béville, quand il fut couché, s’aperçut qu’il ne pouvait pas
dormir. Il se sentait bien trop fier, bien trop exalté par les parfums
de la nuit, par la rapidité de la course, par ce sentiment si fort de
reconnaissance envers la vie qui pénètre tous ceux qui viennent
d’échapper à un danger. Alors il se rappela les paroles du valet de
garage, quelques heures auparavant: «La Bretonne? elle est là pour ça!»
Il sortit de sa chambre, pieds nus, silencieusement.

Béville avait vu où dormait la Bretonne: dans une espèce de soupente, un
cabinet ménagé sur l’escalier, entre le rez-de-chaussée et le premier
étage. Il y alla tout droit, sa bougie à la main. Oui, c’était bien là:
elle dormait, sur un pauvre lit de fer, les cheveux défaits, une main
sous sa tête pour la relever un peu parce qu’elle n’avait pas
d’oreiller. On ne voyait de sa chair qu’une gorge bien remplie à partir
du cou, et la rondeur délicate d’un sein très jeune. Béville lui mit une
main sur l’épaule et l’embrassa. Il avait soufflé la bougie. La fille
s’éveilla en sursaut, étendant les mains en avant, d’un geste
instinctif:

--Ma doué! fit-elle.

Mais Béville, déjà, la tenait dans ses bras, et elle sentit de nouveau
sa bouche sur la sienne. Ah! oui, c’est vrai, elle était la Bretonne, on
l’avait prise pour ça, payée pour ça: trente francs par mois, et les
cadeaux des voyageurs en sus. Et enfin, celui-là c’était un monsieur!
Des siècles de domination, presque d’esclavage, avaient enseigné à sa
race qu’il faut toujours, obéir aux «messieurs», aux chefs, aux maîtres:
les hommes les suivent à la guerre, les femmes au lit. C’était donc
qu’il fallait se soumettre. Sa pauvre petite âme asservie n’osait pas
protester. Seul, son corps, parce qu’il était encore pur, se refusait et
avait horreur. Toute vierge se défend, toute vierge a peur. C’est un
instinct sans doute que la nature a mis en elle afin qu’il lui faille du
courage pour se donner, et qu’ainsi elle ne se donne que par choix, et
comme en sacrifice à celui qu’elle aime. L’humble barbare, vendue comme
aux temps antiques, mais plus bassement encore, éprouvait cette horreur.
Elle supplia, en mots confus et précipités, dans son langage obscur,
celui qu’on parle là-bas, sur les bords de la mer de l’ouest, le seul
qu’elle connût; et Béville ne comprit pas.

Il ne sut jamais pourquoi celle qui était là ne lui rendit aucun des
baisers qu’il lui donna, avant de l’avoir possédée. Jamais non plus
lorsque, mâle satisfait et pourtant tristement déçu, car tel est le
châtiment des mâles insoucieux et brutaux, il ne pensait qu’à laisser
une offrande et fuir;--jamais il ne sut pourquoi une bouche effleura,
non pas ses lèvres, on n’eût pas osé, mais sa joue et son front: caresse
d’enfant timide qui aurait tant voulu, tout de même, ah! oui, tant voulu
s’inventer le souvenir d’une ombre de tendresse véritable, après
l’horreur du stupre. Il n’y eut rien! Il s’en alla. C’est tout.

Le lendemain, dès l’aube, Jalin vint réveiller ses deux amis. Béville,
quand il descendit, avait presque oublié. Les hommes heureux n’ont pour
ainsi dire pas de souvenirs. Il vivent en avant, ils escomptent chaque
jour une volupté future. S’il avait songé à l’événement de cette nuit,
il se fût seulement trouvé un peu vil, et, comme il le savait, il
s’arrangea pour divertir sa pensée sur d’autres objets. Jalin avait
d’ailleurs tout disposé déjà pour le départ. La note était payée, le
moteur embrayé. Il lança au vol à ses deux compagnons leurs manteaux et
leurs casquettes.

--On part! Ouste!

Il prit du recul, dans la cour du garage, pour franchir le seuil et
tourner dans la rue. A ce moment apparut, au seuil de la même porte,
l’esclave broyée qui l’avait ouverte, tout à l’heure, dans la nuit. Elle
venait de sortir de sa chambre, sans doute après avoir longtemps veillé,
solitaire et salie. Elle portait le même costume humble jusqu’à
l’abjection, la chemise rude, la casaque sans grâce. Elle ne s’était pas
coiffée, elle n’était pas belle, sa jeunesse même avait quelque chose de
terni, et, de ses yeux infortunés elle regardait, regardait inutilement.
Car la chose affreuse qui avait peut-être laissé en elle de vivantes
conséquences, elle s’était passée dans l’ombre impénétrable, et de ces
trois hommes, elle n’arrivait pas à savoir _lequel c’était_. Elle ne le
saurait jamais.

       *       *       *       *       *

L’automobile vira, bien en main, et prit son élan. Bottiaux dit en
rêvant:

--Les yeux de cette Bretonne... A quoi me font-ils penser? Ah! oui,
juste ceux de cette bête, la nuit. Vous avez vu?

--Non, dit Béville, je n’ai pas remarqué.



LE MIRACLE DE TOLLENAËRE


Tollenaëre est, dans les Flandres, un tout petit village avec un grand
couvent. Les religieuses bernardines y vivent presque seules entre la
mer et une grande plaine plate, si basse qu’on la dirait plus basse que
les vagues mêmes. Presque toute l’année le vent souffle du même côté,
venant du nord-ouest, et les rares arbres qu’on voit dans la campagne
semblent, sous l’effort de ce souffle perpétuel, courber la tête tous
ensemble, leurs feuilles pendant comme des chevelures, leurs bras de
branches tordus comme pour prier que cela finisse, parce qu’ils sont
trop malheureux.

Mais la terre les console, au printemps, avec des fleurs. Ce ne sont pas
des fleurs extraordinaires; les jardiniers des villes ne les
traiteraient qu’avec mépris. Excepté les roses, dont les pêcheurs et les
paysans ont presque toujours quelques pieds dans leurs jardins, il n’y a
guère que des tournesols avec leur cœur d’un jaune noirci et leurs
pétales d’or vif, des joncs dont les hampes de velours font penser à la
lance qui porta aux lèvres de Notre Seigneur le fiel et le vinaigre, des
oreilles d’ours et des saxifrages. Elles poussent toutes ensemble, avec
une espèce d’orgueil sauvage, ingénu, tendre, brûlant; par des milliers
de canaux, l’eau qui les baigne exalte leur éclat; puis cette eau va
remplir les fossés de vieilles fermes rouges, où vivent de lourds hommes
pensifs.

C’est là que naquit d’une servante, sans qu’on sut qui était son père,
Angéline Verdonck qui fut en religion sœur Catherine; et elle prit ce
nom d’abord parce que le sien propre lui paraissait avoir un parfum de
vertu et de pureté qui pouvait faire croire à de l’orgueil, mais aussi
parce que, comme Catherine de Sienne, elle avait déclaré, dès son plus
jeune âge, vouloir être la fiancée du Christ.

Toutefois dès son entrée au couvent, où sa mère fut heureuse qu’on la
fit entrer toute petite, parce qu’elle avait trop grande peine à
l’élever, il vint à Catherine une autre vocation qui sembla
merveilleuse, tant elle fut, du premier coup, instinctive et parfaite.
Dans le jardin même du couvent, et quand on la faisait promener quelques
heures, avec ses compagnes, sur les routes de sable, elle s’arrêtait
parfois, comme en extase. Et les mères de la communauté crurent d’abord
qu’elle était favorisée par des visitations de la divine mère, ou de sa
patronne Catherine: mais elle avoua avec simplicité qu’elle ne voyait
rien, sinon ce que tout le monde voyait, et qui est si beau.

Cela étonna. Les sœurs et les mères avaient coutume au contraire de dire
aux enfants qu’elles élevaient--et c’était vraiment la croyance intime
de leur âme--que vivre dans un pays si triste est un ennui qu’il faut
accepter dans un esprit de mortification. Catherine répondit, étonnée à
son tour, que tous les objets qui frappaient ses yeux, ces pauvres
arbres et ces fleurs, ou seulement la lumière et les nuées, les vaches
et les taures, parfois un charroi de foin sec qui passait au loin sur la
route, ou une barque plate rampant sur les canaux, et faisant lever des
oiseaux sauvages, lui semblaient entourés d’un éclat magnifique, et tels
des apparitions.

Pour expliquer sa pensée, car elle était faible et courte en paroles,
elle prit les pinceaux et les couleurs qui servaient dans la communauté
à enluminer les images des missels, et l’on vit alors qu’elle avait
reçu le don de peindre.

A partir de ce moment sa vie devint une joie, en même temps que sa piété
grandissait. Elle était reconnaissante à Dieu d’avoir créé tant de
choses qui devenaient pour elle des objets de travail et d’amour. Et que
ces choses pussent être si diversement belles selon les heures du jour,
sous le soleil et la pluie, la caresse ou la morsure des saisons, lui
paraissait une bénédiction pour laquelle on ne pouvait assez remercier
la volonté qui préside aux conduites du monde. Un jour d’automne, un
rustaud qui portait au couvent le bois nécessaire au chauffage ôta sa
souquenille pour décharger ses souches plus à l’aise. Il avait la
poitrine nue et retroussa les manches de sa chemise jusqu’aux aisselles.
Sœur Catherine devint toute pâle.

--N’est-ce pas, dit une mère, que cela est choquant!

--Non, répondit Catherine.

Elle était seulement charmée, comme le jour épiphanique où les fleurs et
les arbres s’étaient manifestés à elle, dans leur grâce si sauvage et
leur force solitaire. Du coude à la main, chez l’homme, un muscle
tournait, sombre ou éclairé selon sa place, et les doigts vivaient comme
des personnes qui se mettent d’accord pour chanter.

Ce fut alors qu’elle regarda d’une autre manière les tableaux pendus aux
murailles de la chapelle et jusque dans le réfectoire: car elle ne les
avait, auparavant, considérés que d’une façon pour ainsi dire abstraite,
afin de se pénétrer des mystères d’adoration et de douleur qu’ils
voulaient rappeler. Elle fut stupéfaite de les trouver laids.

Et elle en conçut un immense chagrin, elle eut pour la première fois
l’impression d’être environnée de mensonges et de simulacres. Sa foi
n’en était point touchée; seulement elle souffrait que la foi n’eût pas
atteint la beauté, elle souhaitait de voir la réalité des formes.

Parfois, hors du couvent, lorsque les eaux, après une grande marée,
s’étaient étendues au loin sur la plage, elle apercevait des femmes qui
marchaient sur le sable, les jupes troussées jusqu’en haut des cuisses,
et les bras nus. Elles avaient la tête ovale, les yeux gris ou bleus,
pareils au ciel, aux nuées, à l’eau des étangs ou de la mer, les cheveux
blonds tordus en casque, et l’on voyait sous leur vêtement que leur
gorge et leur ventre étaient sains, jeunes et durs, ou bien amollis,
mais encore attendrissants, à cause du rude ouvrage ou de la maternité.
Parfois leurs corps étaient aussi comme illuminés d’une espèce
d’enthousiasme dont Catherine ne comprenait pas la cause amoureuse: mais
elle en saisissait la somptuosité vivante, et c’était ces femmes-là
qu’elle admirait davantage. Rien de ses impressions ne lui semblait
péché, parce qu’elle ne pensait qu’à son art. Et elle ne savait pas même
que ce fût un art: elle n’agissait que par instinct.

L’inquiétude ne lui vint que le jour où elle eut la tentation de son
corps, et il était inévitable qu’elle s’intéressât à le regarder, pour
l’ensemble tout nu de cette harmonie qu’elle poursuivait jusque sous les
haillons.

Elle s’admira en songeant: «Tout cela est beau! Cela est plus beau que
ce que j’ai fait jusqu’ici. Et si je le peignais, j’en ferais quelque
chose de plus beau encore: je ne montrerais que ce qu’il faut
comprendre.»

Elle sentit pour la première fois à cet instant la tentation du diable:
il y avait donc des points sur lesquels on pouvait corriger la création?
La beauté c’était donc la vérité, _moins quelque chose_, moins les
accidents, les excès, les injures, qui sont pourtant l’œuvre de Dieu!

Elle alla s’en confesser. Mais c’était une âme nette, pure, vigoureuse,
qui ne se confessait que de ses décisions.

--Mon père, dit-elle, je ne peindrai plus.

Et quand elle eut exprimé sa résolution, elle en donna les motifs. Le
confesseur ne les saisit point, et il crut que la chair parlait en elle.
C’est pour cette cause qu’il répondit:

--Je vous comprends, ma sœur!

A compter de ce jour, sœur Catherine mena une vie de suppliciée. Tout ce
qui lui avait été plaisir était devenu tentation. Elle agonisait sous
son vœu et bientôt ne fut plus qu’une ombre; elle ne mangeait ni ne
dormait. Son honnêteté lui disait en même temps que le regret est encore
une des formes de la faute et que les vrais sacrifices sont ceux qu’on
accomplit allègrement. C’est ainsi qu’elle en vint à se considérer comme
une grande pécheresse; elle s’imposa diverses pénitences, entre autres
celle de l’humiliation. Se croyant indigne de ses sœurs, elle obtint de
n’assister aux offices qu’en dehors de la nef, comme les pauvres veuves
de pêcheurs ou les catéchumènes de la primitive église. Agenouillée près
du pilier qui supportait la vasque d’eau bénite et la planche où l’on
mettait, le dimanche, le pain qu’on distribuait à ces femmes misérables,
Catherine s’efforçait d’attacher un sens à chacune des paroles latines
qu’elle savait par cœur, et son effroi grandissait à sentir qu’elle ne
les prononçait plus que machinalement. Elle crut avoir perdu la grâce;
elle était comme traquée.

A la messe de minuit, le jour de Noël, sœur Catherine commença par
éprouver une grande faiblesse. Au lieu de l’autel et du prêtre, de toute
la communauté en prières elle ne distinguait plus qu’une sorte de grand
entonnoir tourbillonnant, ou plutôt un dôme de cathédrale, vu par
l’intérieur et fait d’une multitude de petits carrés alternativement
sombres et brillants. Ceux-là scintillaient comme des étoiles; et elle
s’endormit, les yeux ouverts.

Personne ne put s’apercevoir qu’elle dormait. Ses sœurs, qui chantaient
dans la nef, avaient le dos tourné, et les pauvres femmes autour d’elle,
s’aperçurent seulement qu’elle avait le regard un peu fixe. Mais voilà
que tout à coup celles-ci la virent qui prenait dans la vasque d’eau
bénite l’humble pinceau qu’on y avait laissé: et, sur la planche
destinée à l’aumône du pain, elle commença de tracer des lignes; car sa
main, guidée par une puissance mystérieuse, reproduisait ce que sa
vision lui révélait. Sœur Catherine, en extase, croyait peindre.

Les pauvresses se dirent: «C’est de l’eau! C’est de l’eau avec quoi sœur
Catherine se figure qu’elle travaille!» Toutefois un sentiment si saint
qu’il leur semblait terrible les empêchait de regarder. Mais au moment
de la communion, pendant que le chœur chantait: _Exsulta, filia Sion;
lauda, filia Jerusalem, ecce rex tuus venit!_ sœur Catherine laissa
tomber son dérisoire pinceau.

Alors les femmes virent que la planche était couverte de couleurs
resplendissantes.

--Notre Jésus! crièrent-elles. Notre petit Jésus!

L’Enfant-Dieu était apparu sur la planchette inerte. Semblable au plus
beau des nouveau-nés des hommes, il était couché sur la paille; et
derrière lui, près d’une vieille ferme rouge, fleurissaient des
tournesols, des fleurs de jonc, des oreilles d’ours et des saxifrages.

       *       *       *       *       *

Tel fut le miracle de Tollenaëre. Et c’est pourquoi on y voit
aujourd’hui, dans la chapelle des bernardines, l’image d’un enfant Jésus
que les fidèles entourent de vénération. Mais les artistes aussi
l’admirent; on croirait qu’elle a été peinte avec de la lumière et des
fleurs. Les guides, qui rapportent la légende sans y croire, ajoutent
que ce tableau est d’un auteur inconnu.



LA FORCE DU MAL


«O grand Lucifer, redoutable archange! De par les dix noms puissants
inscrits dans ce cercle, par les prières de tous les saints, par la
beauté d’Adam, par le sacrifice d’Abel, par l’offrande d’Isaac, par
l’humilité de Job et les larmes de Jérémie; par les infernaux abîmes que
Christ a traversés, par la hauteur du ciel où il règne, je t’adjure, je
te conjure, je te somme de m’obéir sur-le-champ.»

--Bah! dis-je légèrement en me penchant vers mon voisin, ce n’est que la
conjuration d’Agrippa.

--Oui, murmura-t-il, d’une voix brûlante et basse, c’est la conjuration
d’Agrippa; le triple cercle, les deux cierges, les dix noms divins, El,
On, Tetragrammaton, Adonaï...

De l’évocateur on ne voyait que le dos, drapé dans une robe rouge, et
comme il était assis fort bas entre deux chandelles, son grimoire dans
une main, une épée nue dans l’autre, il avait l’air empêtré d’un
président de cour d’assises qu’on a transporté brusquement de son
fauteuil à la sellette en lui interdisant sous peine de mort de lâcher
son code et son couteau à papier. Mais cette affectation d’ironie
facile, cuirasse de l’homme un peu faible qui veut rester libre, je la
sentais malgré moi se glacer et s’évanouir devant l’étrangeté du lieu,
sous les coups d’anxiété farouche qui passaient, en les faisant craquer
à travers le crâne des fidèles. Depuis des mois que je suivais, en
curieux désœuvré, les cérémonies de ces bizarres petites églises
démoniaques, semées maintenant dans Paris comme des taches indicatrices
d’une nouvelle maladie, la monotone absurdité des rites était parvenue à
m’ennuyer jusqu’à l’écœurement: mais il y avait ces figures
bouleversées, mâchurées, torturées, laides au delà de l’ignominie et
suprême misère, ridicules! Pourtant, seul un innocent enfant eût pu rire
à leur face: chez un esprit déjà vieux, troublé par la réflexion et la
curiosité, elles devaient fatalement exciter la sympathie d’abord, puis
la volonté violente de la possession de leur mystère, enfin une sorte
d’inavouable amour, tant elles semblaient ravagées, ravinées, érodées
d’inscriptions, peut-être déchiffrables, pareilles à celles qu’on lit
sur ces murs de prisons où sont venues s’abattre, en vagues mêlées, des
générations de criminels et de malheureux.

Certes, je pouvais, je devais me tromper. Dans ce public, je distinguais
des têtes connues d’écrivains en quête de sujets, assez méprisables
marchands de curiosités littéraires inédites; le gros du troupeau se
composait clairement de pauvres demi-fous, vulgaires victimes d’une
névrose religieuse que le hasard seul de leurs lectures, ou
l’irrégularité de leur vie, de leurs amitiés et de leurs amours avait
jetés là au lieu de le conduire au dieu officiel; et pour les autres
même, ceux qui ne rentraient point dans ces catégories de négociants
malins, de naïfs malades, et de fils de mères pieuses destinés à rentrer
dans les voies maternelles, la raison obligeait d’admettre que la banale
débauche des grandes villes, la morphine, l’opium, et tous nos autres
innombrables poisons modernes, sont d’assez vigoureux sculpteurs pour
repétrir ainsi la matière humaine et creuser les plis tragiques de ces
masques humains. Oui, tout cela était vrai, mais combien incomplet et
peu satisfaisant! Quel événement, quel jeu des choses extérieures, avait
mené jusque-là ces dévoyés, au lieu de les laisser doucement rouler sur
les grandes routes de la corruption du siècle ou de la foi chrétienne!
C’est le fait particulier qui seul intéresse, et d’ailleurs rien ne
prouve d’avance qu’il ne se trouve pas des âmes intelligentes, mais
folles de vices, ou croyantes et rongées par la douloureuse maladie du
scrupule, pour qui ce serait une joie ivre et sincère, logique et
délirante, de savoir, savoir à ne pas douter, qu’il existe un être
supérieur, adversaire de Dieu, qui se nourrit du mal fait par elles ou
dont elles souffrent, qui en rit, qui en jouit, qui en garde de
l’obligation et de la reconnaissance: enfin il entrerait du repos dans
la certitude de la damnation.

Ces figures, ce soir-là dans cette cave de la rue du
Cloître-Saint-Merri,--car les caves étant consacrées à Saturne sont
particulièrement favorables aux évocations,--je les pressentais près de
moi dans une obscurité rayée d’éclairs fumeux, à l’une des extrémités de
la crypte voûtée. A l’autre siégeait le Mage qui tournait le dos aux
fidèles, faisant face au triangle où l’apparition devait entrer. Outre
les deux cierges, la lumière ne venait que d’un trépied sur lequel
brûlaient dans un confus mariage des plantes parfumées et des plantes
infectes; l’air humide sentait la moisissure, la verveine, l’encens,
l’assa-fœtida, et ces odeurs étouffées faisaient haleter les poitrines
et battre les cœurs plus vite. On ne voyait que des lambeaux de choses,
les fourrures de femmes frissonnaient sous les soupirs, des mâchoires
claquaient; c’était tout, et le triangle, à force d’être seul éclairé,
seul regardé, paraissait immense, et restait vide.

--Rien, dit mon voisin, il n’y a rien.

--Ça vous étonne, mon cher monsieur? lui demandai-je.

Je le reconnaissais: il était l’un de ceux dont la physionomie
m’attirait dans ces étranges lieux, qui servait d’excuse à ma faiblesse,
d’appât à ma curiosité: un petit homme maigre, sans âge, aux mains
tremblotantes. Il avait de beaux yeux, clairs, larges, profonds, mais
hagards et desséchés d’inquiétude, et toute sa face, indiciblement
douloureuse, était comme figée dans l’expression d’une épouvante une
fois sentie et dont rien désormais ne pourrait plus en lui affaiblir la
mémoire.

A ce moment la voix du Mage répéta plus haut:

«Archange! Archange du mal, je t’adjure, je t’ordonne de paraître sous
une forme visible, sans bruit, sans mauvaise odeur, sans scandale, et de
répondre à mes questions. Sinon je te flagellerai des plus cruels
exorcismes, et je te torturerai avec le Verbe divin de Notre-Seigneur
Jésus-Christ!»

--Nous pouvons nous en aller, le spectacle est fini, dis-je à demi-voix
à celui qui m’avait parlé. Si votre ami Satan ne vient pas d’abord, il
me paraît difficile de le flageller. Votre opérateur commet une pétition
de principe.

En effet, Satan persista à ne point se déranger. L’évocateur alors, se
tournant vers nous, demanda si les personnes présentes n’avaient pas
éprouvé comme un frôlement d’invisibles ailes, ou des attouchements
mystérieux, enfin un phénomène quelconque pouvant passer pour un
commencement de présence.

--Rien du tout, dis-je, résolument.

Personne ne protesta. Si je n’avais ouvert la bouche, il est bien
probable qu’il se serait trouvé quelqu’un pour avoir senti n’importe
quoi. Il y a des cas où il faut s’empresser de parler le premier.

L’évocateur, après m’avoir regardé de travers, déclara que la cave ayant
été sans doute souillée depuis neuf jours par une présence impure, il
était inutile et même dangereux de continuer les conjurations. Après
quoi il déclara solennellement l’assemblée rompue.

Mon voisin poussa un soupir, et gravit avec moi les marches usées qui
conduisaient au dehors. Il était plus de minuit. Là-haut, dans le ciel,
les tranquilles petites étoiles avaient l’air de se moquer de nous;
l’air vif de la nuit, entrant dans les poitrines brûlées, rendait
heureux, gai, grisait presque. Des ombres sorties de la cave,
s’évadaient par couples.

       *       *       *       *       *

Je me mis à rire, en les montrant à mon compagnon inconnu.

--Regardez, lui dis-je, il y avait là quelques vieilles dames, et de
bons petits jeunes gens. Gagez qu’ils ont fait connaissance. Le diable
n’a pas daigné venir, il n’y a rien perdu.

Il me répondit, sans sourire:

--Vous vous amusez de nous, monsieur, et vous nous méprisez. Je ne nie
pas que vous ayez raison. La première fois que j’ai assisté à une telle
séance, je rougissais de moi-même, de ma stupidité, de celle des fidèles
qui me coudoyaient. Je n’osais pas me montrer. Aujourd’hui, je n’ai
même plus cette pudeur. L’espoir absurde et toujours mal satisfait qui
me hante, me tient, me traîne et m’a pris tout entier, il est ma raison
d’être dans la vie. Ah! monsieur, vous ne croyez pas, vous, qu’il peut
exister un esprit du mal, un être qui n’est peut-être pas personnel, qui
n’a pas de formes, une force éparse qui flotte et rôde dans l’air, dans
la terre, dans les eaux, qui accomplit les actes pensés, simplement
pensés par nous, et dont l’horrible perfidie, malgré nous, est à notre
service?

--C’est de la pure folie, à classer dans les manies religieuses.

Je lui dis cela hardiment, malgré mon âpre désir d’entendre sa
confession, car je sentais que rien au monde maintenant ne pourrait plus
l’empêcher de parler, et qu’il allait livrer son mystère, parce que la
nuit était pure, l’obscurité silencieuse et son cœur trop plein.

       *       *       *       *       *

--Écoutez, dit-il d’une façon précipitée, je m’appelle Hippolyte
Liénard. Pourquoi vous cacherais-je mon nom puisque je suis résolu à
vous dire le reste, en n’attendant de vous que des railleries.
L’aventure dont la mémoire me fait si cruellement souffrir et qui a
bouleversé une vie déjà misérable, vous la trouverez banale; d’autres,
plus cyniques, diraient heureuse. Ai-je donc un cerveau malade, suis-je
né fou? Je ne le crois pas; j’ai rencontré dans le monde une infinité
d’hommes dans l’âme desquels je me mirais. Vous peut-être! vous qui me
regardez, qui m’analysez, qui m’avez, je le soupçonne, malignement
deviné, que ferez-vous de votre science? Rien n’est-ce pas et ma
question même vous étonne? Vous ne savez pas agir, et cette impuissance
est de nos jours commune. Je puis dire que j’en ai profondément
souffert, si profondément que ma honte de moi-même allait jusqu’à
l’anxiété, me rendait en même temps timide envers tous et cependant
plein de haine pour ceux qui ne me ressemblaient pas.

»L’homme qui m’inspirait le plus cette haine humiliée était
naturellement celui que je rencontrais le plus souvent, qui m’était le
plus proche, mon beau-frère. Je crois qu’il la sentait, qu’il en
comprenait vaguement les motifs et y trouvait plaisir. Je bredouillais
en sa présence, il me faisait baisser les yeux, quand il avait disparu
j’étais aveuglé de rage, une rage qui m’épuisait, m’abattait, comme si
dans ma débilité elle n’eût trouvé à se nourrir qu’à la condition de me
dévorer. J’étais cependant intelligent et orgueilleux de mon
intelligence, je comprenais tout, il me semblait voir les choses
extérieures naître dans mon esprit et s’y arranger en dociles matériaux,
les plans que je construisais avaient la grandeur et la beauté des
chimères; mais écrire le premier mot de la première lettre utile à leur
exécution, me semblait une tâche de géant ou de forçat, ignoble ou trop
difficile. Et je savais pourtant que j’étais lâche, je me violentais;
j’avais tort de me violenter, car alors je me heurtais à une autre
malédiction, l’impossibilité de me défendre contre mes semblables. Oh!
je les comprenais bien, je devinais les plus petits mouvements de ces
grossières machines: seulement je ne pouvais pas bouger un doigt pour
les empêcher de me broyer. Ils me regardaient, je m’effondrais.

»J’avais fait un mariage honorable, j’avais une belle fortune, une belle
situation à la tête d’une maison de commission, et je perdis tout, ma
fortune, la dot de ma femme, ma position, sottement, fatalement, en
voyant très bien ce que j’aurais dû faire pour les conserver. Ce que je
bâtis depuis ce moment de drames de vengeance, de romans cruels et
réalistes mathématiquement agencés, ce que je vis en imagination mes
ennemis souffrir dans leurs biens et dans leur cœur, atteint les
extrêmes limites du mal possible. Mais quand je les rencontrais, ces
ennemis, je leur tendais la main et me livrais à eux.

»--Tu professes les théories les plus classiques, me dit mon beau-frère,
à la suite de ma ruine. Laissez faire, laissez passer, hein?

»Ma femme se jeta à ses pieds pour qu’il me tirât d’affaire.

»--Pas un sou et pas une démarche, répondit-il. Dans six mois tout
serait à recommencer. Ton mari est assez idiot, assez paresseux et assez
honnête pour échouer en correctionnelle. Tu es plus bête que lui: il
fallait demander la séparation de biens. Tant que je vivrai tu ne
manqueras de rien, ni tes enfants, ni lui: on ne peut pas le laisser
mourir, malheureusement, mais il n’aura jamais cinquante centimes.

»Je devins ainsi le parasite de sa magnifique insolence. Il me
nourrissait au même titre et sur le même pied que ses maîtresses, ses
chiens et ses chevaux. Plein de vigueur et de volonté animales, jeté
dans les affaires pareilles aux miennes, spéculant joyeusement, domptant
ses rivaux par sa force physique et sa belle humeur, ne raisonnant
jamais, marchant d’instinct, grand chasseur, fort buveur, jouisseur
superbe, cet être en roulant sur la société lui arrachait la substance
nécessaire à sa vie et à ses vices, pour ainsi dire par la puissance de
son poids. Il m’écrasait de son imbécile assurance, de sa vanité de
commis voyageur. L’argent lui coulait des mains, il en trouvait d’autre
et le jetait de même. Le luxe dont il s’entourait et dont il nous
laissait ramasser les miettes salies, était le fruit de fugaces
conquêtes, et lui mort, tout disparaissait; mais chose singulière,
j’avais autant que lui la conviction qu’un tel homme, sa vie durant
pouvait tomber, mais rebondirait comme un de ces grands tigres des Indes
dont il avait l’élasticité, les yeux verts, le poil roux, et que tandis
que le monde m’avait laissé couvert de honte et de dérision, on lui
tendrait la main, on panserait ses blessures, on le mettrait à la tête
de troupes nouvelles avec des munitions nouvelles, parce qu’il était une
des forces actives de la société, un chef doué par la nature du don de
découvrir les sources de la richesse qui perpétuellement tarissent à une
place pour reparaître, avec une abondance plus grande encore, dans un
autre endroit qu’il faut deviner.

»Sa générosité était aussi égoïste que sa rapacité était inconsciente.
Comprendrez-vous ma fureur à la sentir froidement couler sur moi, sans
que j’eusse le courage de m’écarter, et de gagner moi-même le pain de ma
famille? Quelquefois, par caprice, ou lui-même dans l’embarras, il nous
abandonnait, et nous étions plongés dans des difficultés d’autant plus
atroces qu’elles étaient mesquines. Je m’abaissais jusqu’à le prier, et
il répondait en me désignant plus clairement au mépris des miens. Puis
la source se rouvrait, lâchement j’y revenais boire, et ma haine
s’accroissait d’autant. Cette situation dura longtemps et je n’ai
insisté sur elle que pour faire comprendre le caractère des personnages.
Je me hâte d’arriver maintenant au drame qui la ferma.

»--J’ai quatre-vingt mille livres de rentes, disait en riant mon
persécuteur, et je te laisserai une belle fortune! un million de dettes!
Tu pourras renoncer à ma succession.

»--Au fond il n’était pas dans sa nature de prévoir qu’il pût mourir;
mais un beau jour une attaque de goutte le cloua sur un fauteuil, et le
fit hurler. Rien n’était plus inconnu, plus extraordinaire pour lui que
la douleur et j’eus le plaisir de le voir quelque temps triste,
affaibli, déprimé, enfin pareil à moi. Ce changement passager lui fit
prendre une disposition qui l’étonna lui-même dès qu’il fut revenu à la
santé: il contracta une grosse assurance dont, s’il mourait, le capital
devrait être payé à ma femme.

»Une fois guéri, cette mesure devint pour lui le sujet de perpétuelles
récriminations, comme s’il eût eu des regrets de ne pas avoir eu
confiance dans son étoile et cru plus fortement à son immortalité. Il
criait devant moi et devant tous:

»--Vous verrez que maintenant Hippolyte m’empoisonnera! Hein, Hippolyte,
tu me ferais bien claquer, si tu étais capable de quelque chose?

»Chose horrible il disait vrai. Maintenant j’entrevoyais la mort de ce
malheureux comme une délivrance et comme un triomphe. Je la voyais,
cette mort, ou plutôt je me repaissais de cette idée de mort sous mille
formes différentes, je n’avais nul scrupule à méditer comment je
pourrais être l’auteur d’un meurtre, d’un meurtre bien fait, bien malin,
dont personne ne saurait le secret. Et comment l’aurais-je éprouvé, ce
scrupule, puisque jamais, jamais je ne serais capable, comme lui-même
l’avait dit, d’accomplir mon projet, de donner même le plus petit
commencement à ces plans compliqués? Je ressentais, à me plonger ainsi
au fond du mal, sans le faire, d’indicibles jouissances; je voyais se
dérouler dans un monde imaginaire toutes les phases de l’acte rêvé, si
nettement, si véritablement que je m’éveillais de ma veille hallucinée,
agité de ces frissons d’épuisement qui suivent, chez ceux qui agissent,
les grands déploiements de force, et de plus en plus incapable d’agir.
Alors un jour, un jour... ah! je vais avoir fini de parler;
soutenez-moi, regardez-moi, souhaitez ardemment que je parle, afin que
je puisse parler jusqu’au bout!

       *       *       *       *       *

»C’était au mois d’octobre, en Bourgogne, dans un pays plat, boisé,
humide, où l’Ennemi avait des terres de chasse. Il m’avait traîné là
comme il me traînait partout, dans son ironique facilité à faire
partager à ceux qu’il avait l’habitude de trouver sur sa route les
plaisirs dont il faisait cas. D’ailleurs il avait besoin de bruit,
d’activité, d’agitation violente, de tout ce qui m’inspirait du dédain
et de l’ennui: surtout il lui fallait du monde, n’importe qui, mais du
monde, autour de sa personne. Ce matin-là nous étions partis pour
chasser le faisan dans les tirés les plus proches de la propriété. Je ne
les avais pas encore vus, il me semble maintenant qu’ils n’existaient
pas avant ce jour funeste; ou bien, si je les avais vus, ils n’étaient
pas les mêmes. Nous marchions dans une prairie large, moussue, mouillée
comme une éponge, coupée de longues lignes de peupliers, verts encore
par le bas sous l’effort de la sève agonisante, jaunis déjà vers la
cime, et comme dorés d’un immuable coup de soleil. Ils tremblaient
doucement, incessamment, et ce bruit léger faisait taire tout autre
bruit au monde, sauf les coups de feu qui éclataient par crise, et
coupaient mon rêve d’un sursaut. Des arbustes plus bas cachaient les
vieux troncs élancés, faisaient une haie de chacune des lignes; ainsi ce
paysage d’automne, sous le grand ciel gris, m’enfermait en moi-même.

»Nous marchions de front le long de ces haies, balayant les étroits
bouts de pré, et les chiens fouillaient les broussailles intermédiaires
que le vol lourd des faisans remuait par instants. Alors je pensais: «Il
faut tirer» et quand j’épaulais, l’oiseau était déjà loin. L’idée vague
que je devais faire feu s’associait ainsi mécaniquement aux pensées de
mon esprit bouleversé et haineux. L’ennemi suivait le côté opposé de la
haie le long de laquelle je me trouvais, et j’entendais ses rires, ses
encouragements, les élans sonores de la vie qui roulait à flots dans ses
veines. Ah! si je le tuais, si je le tuais! me disais-je. Et aussitôt
l’image me vint, hanta mes yeux et mes oreilles. Je me figurais voir un
faisan se lever, battant des ailes, filant comme une flèche oblique:
l’Ennemi criait: «Faisan, faisan! Hippolyte, espèce d’endormi, encore un
de raté!»

»Alors je tirais, non pas sur l’oiseau, mais sur cette tête détestée que
je voyais à travers les feuilles grelottantes. Elle tombait comme un
chardon sous une baguette, j’entendais le bruit du corps énergique qui
se roulait, qui ne voulait pas mourir; je fendais les buissons, je
courais. Du sang et de la cervelle sortaient d’un gros trou derrière
l’oreille de l’homme; un, deux, trois soubresauts, des râles, des yeux
retournés, ternes, terribles, qui ne voyaient plus et qui me cherchaient
pour m’accuser; et c’était tout. Alors moi, je m’accusais moi-même, je
parlais de mon crime involontaire, des misérables intérêts matériels qui
s’y emmêlaient, je sanglotais, je me tordais les mains. On ne pouvait
pas déposséder ma femme, n’est-ce pas, on ne pouvait pas me convaincre
de l’avoir fait exprès: c’était un accident affreux, déplorable, mais
fréquent, mais banal, et naturel. Oh! comme je jouissais de toute la
scène, comme je l’apercevais avec des sons, des couleurs, des gestes
vivants!

»Tout à coup j’entendis:

»--Faisan, faisan! Hippolyte, espèce d’endormi, encore un de raté!

»Le cri avait été poussé dans la réalité des choses de la vie, dans
l’extérieur du monde. «Mon Dieu!» dis-je, et je crois que je levai mon
fusil, je n’en suis même pas sûr, une détonation éclata, qui me parût
lointaine encore comme en rêve, je vis la tête tomber comme un chardon
coupé, j’entendis le bruit du corps qui se roulait, ne voulant pas
mourir. Comment je sautai la haie, comment je m’arrachai aux ronces, je
ne sais. Il était là, l’objet de ma rancune silencieuse et illusoire, à
terre, foudroyé, et son sang, près de l’oreille, coulait mêlé à quelque
chose de gris. Des chasseurs l’entouraient déjà. Je me mis à crier:

»--C’est moi, c’est moi, moi!

»Et je lus dans les yeux de l’agonisant qu’il croyait que c’était moi.
L’horreur de l’acte avait chassé toutes mes égoïstes et féroces
méditations de tout à l’heure, ces calculs faits en songeant: cela
n’arrivera pas. J’ouvris la bouche pour dire: «Je l’ai fait exprès!»

»Oui, j’allais proclamer mon crime! A ce moment un homme se précipita,
un fusil à la main, aussi pâle que le cadavre, aussi pâle que moi, qui
tremblait comme moi, pleurait, criait, disait la même chose que moi. «Je
l’ai tué! ô mon Dieu, comment ai-je pu faire!»

»Et l’un des chasseurs lui dit:

»--C’est un grand malheur, mon pauvre Linières, et un bien plus grand
malheur encore pour vous que pour celui que vous avez atteint.

»Linières demanda:

»--Est-ce que c’est fini, tout à fait fini?...

»--Oui, mon pauvre vieux, répondit l’ami.

»Alors Linières, qui était un grand garçon solide, tanné, barbu, se mit
à sangloter tout haut comme un gigantesque enfant, et quelqu’un lui prit
son fusil.

»Je crus que je devenais fou, Monsieur, et depuis un instant tout le
monde croyait que je l’étais. Peut-être m’avait-on toujours trouvé la
tête un peu faible, à cause des histoires racontées par mon beau-frère.
Je répétai de toute ma force:

»--Qu’est-ce que cela veut dire? Ce n’est pas Linières, c’est moi!

»--Mon pauvre Hippolyte, dit l’ami, vous vous égarez. Nous avons tous
entendu et vu le coup de fusil de Linières, sa direction. Je vous assure
qu’il n’y a aucun doute, aucun doute.

»Et il ajouta tout à coup:

»--Regardez donc votre fusil.

»Je n’y avais pas pensé, je le regardai: je n’avais pas tiré une
cartouche depuis le début de la chasse, les _deux coups étaient restés
chargés_! Je me penchai vers le cadavre; j’avais été placé à sa droite
et la blessure était à gauche. Innocent, j’étais innocent! D’abord il me
sembla que je sortais d’un abîme d’horreur, qu’on me lâchait d’un bagne.
Je versai des larmes de soulagement, de joie peut-être, d’infinie
compassion pour ce pauvre Linières. Il était coupable, seul coupable!
Cet homme qui n’avait jamais eu pour l’objet de ma muette et furieuse
haine que la plus franche amitié, ce tireur réputé excellent, qui au
moment du fatal coup de fusil n’avait que des pensées vagues
d’universelle sympathie, c’était un meurtrier; et moi, qui pendant des
années avait construit des plans de mort et de vengeance, qui remâchais
un de ces plans au moment de accident, qui avait vu _d’avance_ tous les
détails de son exécution, j’étais innocent, on me tendait la main, on
me plaignait. Mes larmes se séchèrent, je faillis rire, ma tête se
déchirait. Non, c’était impossible. Longtemps je contemplai sans y
croire ce monstrueux spectacle: ce mort, sur la tombe duquel allait
s’élever mon indépendance mondaine, moi, pur aux yeux des hommes, et ce
malheureux, inconscient agent de la fatalité.

»De la fatalité? Je vous le demande maintenant, oserez-vous prononcer ce
mot sans arrière-pensée? Je le répète, j’avais tout fait, tout vu, tout
prémédité, et tout était arrivé, parce qu’une machine humaine avait
accompli le petit acte insignifiant de presser une gâchette «sans s’en
apercevoir», comme Linières le dit plus tard lui-même. Non, rien
n’explique cela, rien. Il existe une classe bâtarde de médiocres
savantasses qui ergotent sur les phénomènes de projection de la volonté,
qui rappellent le cas d’Esdaile, ce médecin anglais qui endormait à
distance des centaines d’Hindous et les poussait à des œuvres qu’ils
exécutaient aveuglément et sans le savoir. Mais Esdaile avait déjà
magnétisé ces gens, il n’avait pris que lentement sur eux cet empire
absolu, et il voulait l’exercer. Moi, je ne connaissais pas Linières, je
composais un roman malicieux dans une infirmité de volonté complète, je
tuais un mandarin. L’Église catholique dit très simplement qu’il y a des
péchés en pensée. C’est bien, j’ai donc péché. Mais mon péché s’est fait
acte, vie et mort, et c’est là le mystère qui me ronge l’âme.

»Aujourd’hui j’en suis arrivé à croire qu’il existe, épandue dans
l’espace et toujours présente, une Force du Mal qui dort peut-être, qui
est neutre, comme l’électricité reste neutre à moins d’un état spécial
des corps, puis qui tout à coup s’allume à un choc jaillissant de notre
cerveau perverti, emprunte à la matière ambiante une matérialité, se
précipite, trouve sa route, son moyen, nuit, détruit, et nous laisse
pantelants devant un résultat que nous avons souhaité, mais pour lequel
nous jurerions, et tous les jurys et les juges du monde jureraient que
nous n’avons rien fait. J’ai parfois, comme vous, assisté à la chute
d’un homme public à mine sombre et froide, ou hautement cynique, et dont
les amis avouent qu’il a le mauvais œil. Il s’écroule sous le déshonneur
ou les moqueries, puis reste à plat, immobile comme une pierre. Un peu
de temps s’écoule, et l’un de ses ennemis tombe, un autre est déshonoré,
un autre se suicide, un autre est tué par un inconnu qui ne se comprend
pas lui-même, et c’est une suite de catastrophes dont nul n’aperçoit le
lien mystérieux; mais moi, je frissonne en songeant que le mal s’est
éveillé et a rebondi sur les objets de l’amère et toujours brûlante
rancune de cet homme. Eh bien, si cette force existe, pourquoi n’y
aurait-il pas des expériences qui le prouveraient? Je ne crois pas plus
que vous à l’anthropomorphisme idiot de conjurations pareilles à celle
que nous venons de voir, mais quelque chose peut en sortir, comme après
des siècles, la chimie est née de l’alchimie. Parfois pourtant je doute,
puis ma hantise me reprend, et ce sera ainsi jusqu’à ma mort.

--Monsieur, lui dis-je, vous m’avez trop vivement intéressé pour que je
veuille vous contredire, mais vous savez qu’on est arrivé à tout
calculer, même les probabilités de ce qui paraît improbable. Il y avait
peut-être une chance contre cinquante mille pour que votre pensée
coïncidât avec l’événement: vous êtes tombé sur cette chance.

--Et la proportion des probabilités de... mon hypothèse, l’avez-vous
calculée?

--Ce n’est pas la même chose. On n’additionne pas des oranges avec des
pavés, ni des contingences naturelles avec des inventions métaphysiques.
La sagesse des nations, l’arithmétique et le troupeau bêlant des
professeurs de philosophie sont par hasard d’accord sur ce point. Mais,
mon cher monsieur, puisque vous tenez absolument à des rêves qui ne sont
pas de cette terre, ne pourriez-vous en découvrir de moins capables de
troubler votre repos? Si vous n’êtes méchant qu’en pensée, vous n’êtes
pas, après tout, plus méchant que la meilleure partie des hommes, votre
ennemi n’était qu’un égoïste vulgaire, et, sans doute, il avait bien
aussi sur la conscience quelques péchés cachés qui appelaient la
vengeance du ciel: et c’est pourquoi, de vous soustraire à une tentation
toujours renaissante est peut-être entré dans le propos de la personne
inconnue qui a fait le monde par des procédés inconnus.

--Je ne vous comprends pas, murmura mon compagnon.

--Vous cherchez à expliquer votre cas par la possibilité d’action d’une
puissance du mal. Des âmes plus naïves que la vôtre, ou d’épiderme
moral autrement tissé, diraient qu’elles y voient la marque... mon Dieu,
de la main de Dieu: on lui attribue beaucoup de choses.

Mon interlocuteur me regarda fixement, les yeux lui sortirent de la
tête, et il s’enfuit en riant d’une façon frénétique.

       *       *       *       *       *

Alors je rentrai chez moi, très triste, la conscience chargée, avec le
sentiment hargneux d’avoir été ce soir-là l’instrument de celui qui
séduisit Faust, trompa l’étudiant, et, dans le cours de l’éternité, dira
toujours: Non.



L’ACCIDENT


Le docteur Roger conduisait lui-même son automobile sur la route
d’Andilly. Et il allait bien doucement: un petit trente à l’heure, un
train de père de famille, qui est aussi médecin de campagne.

Avant d’arriver au carrefour de la Croix-Verte, où est le «bouchon» de
M. Capdebosc, aubergiste et braconnier (bosquets et salons de société;
on peut apporter son manger), on traverse un petit bois. Le docteur
Roger ralentit encore, par pur plaisir, à cause de l’odeur des feuilles
mourantes et des branches juteuses que vient de trancher le fer des
bûcherons. Car elle est toute chargée d’indéfinissables délices, amère
et voluptueuse, et il n’en est pas au monde qui éveille plus de
souvenirs: les promenades qu’on a faites dans les cimetières, quand on
était tout enfant, la main dans celle d’une femme en deuil, qui vous
appelait «mon petit»; le volet qu’on a poussé, un matin, à la campagne,
en écrasant des roses que les premières gelées blanches faisaient
pleurer, tandis que dans un grand lit, derrière, quelqu’un de très aimé
ouvrait les yeux vaguement, et les clignait au soleil pâle; enfin tout
ce qu’il y a de douloureux et de passionné dans ce que nous avons connu
de beau, épouvanté de vieillir... Or, les odeurs sont précieuses surtout
par les souvenirs qu’elles évoquent, et quand il y a longtemps,
longtemps déjà, que notre pauvre corps humain s’en est imprégné pour la
première fois.

Le docteur essayait de marcher juste assez vite pour que cet air plein
d’effluves lui fouettât encore la face, juste assez lentement pour en
jouir quelques instants de plus. Il se sentait exalté, léger, puissant.
Ce sont des minutes où il est impossible de penser à rien de
particulier. Si l’on voulait préciser, on dirait seulement: «Comme je
vis, comme je vis! Est-ce qu’il y a d’autres vies au monde que la
mienne?» L’univers n’a plus d’existence bien réelle: il apparaît comme
une espèce de joie qu’on crée.

Voilà pourquoi, je suppose, l’univers jugea utile de protester. Il
n’aime pas qu’on le mette en dépendance. Et il fit sortir du bois, à
trois pas de la grosse voiture soufflante, une vieille femme avec un
fagot. Vivement, le docteur Roger pressa sur la poire de sa trompe. De
longs siècles d’humanité ont mis dans nos cœurs un sentiment très
étrange, qui s’éveille quand on est sur le point d’être la cause
involontaire d’un accident. C’est comme si on se dédoublait. On se voit
soi-même à la place de l’être qu’on va tuer, on a le frisson de la
mort, ce hérissement affreux qui fait, de chaque cellule de notre peau
où croît un poil, le sommet d’une espèce de petit cratère souffrant. La
femme ne lâcha pas son fagot, parce qu’elle se crispait. Elle courut
follement sur la droite de l’auto. Le docteur pivota sur la gauche, d’un
coup brusque: la femme courut sur la gauche. Elle était comme aimantée
sur les terribles roues. Le docteur serra ses freins, évita d’un cheveu
ce corps terrifié qui tomba contre le grès du trottoir, et resta là,
étendu. Il en sortait un grand cri, qui n’arrêtait pas.

Le docteur demeura une minute sans pouvoir bouger. Il se disait: «Tout à
l’heure je me sentais léger, léger. J’aurais sauté par-dessus ma voiture
en marche. Et maintenant qu’il faut absolument que je descende, je ne
peux pas! Je sais ce que c’est: un trouble de la circulation, le sang
qui reflue au cœur. Ça va passer, il faut que j’agisse.» Mais il
n’agissait pas. Il avait le cerveau vide, les artères séchées.

Enfin il se laissa tomber de son siège à terre. Il s’efforçait de penser
que c’était une malade qu’il voyait là, une malade comme toutes les
autres, et qu’on l’avait appelé. Il se pencha.

--Ecchymose superficielle au-dessous du mollet... fracture simple
au-dessus de la cheville. Ouf!

Il souffla longuement. M. Capdebosc, aubergiste et braconnier, était
sorti de chez lui. Il regarda la femme, et d’une voix tranquille:

--Tiens, fit-il, c’est Emmeline.

--Qui, Emmeline? demanda le docteur.

--Ma servante. Pas une millionnaire, bien sûr.

On porta la femme chez Capdebosc. Le docteur Roger lui fit le premier
pansement, sans mettre le pied dans un appareil, à cause de la blessure.
La femme ne criait plus. Avant de partir, le docteur lui mit dans la
main quelques billets bleus, en présence de Capdebosc, parce qu’il faut
toujours prendre ses précautions.

--Je les enverrai à mon fils, dit-elle, pour la petite.

Ce fils était une espèce d’ivrogne, garçon marchand de vin à Paris.
Voilà ce que fit savoir Capdebosc.

La fracture se souda sans complications. Emmeline trouvait doux de
rester dans son lit, bien qu’elle ne touchât plus ses gages, n’étant
bonne à rien. Mais comme le docteur, deux fois par semaine, lui laissait
une grosse pièce blanche, elle était contente de son sort. Cependant,
après quelque temps, la peau devint toute noire autour de l’ecchymose.
C’était un sphacèle, une espèce de gangrène locale. Le docteur alors
vint tous les jours, et triompha du mal. Mais la plaie s’était creusée;
elle apparaissait comme un grand trou rose, sans bourgeonnements.

--Il faudrait essayer de la greffe humaine, dit le docteur.

Capdebosc se renseigna.

--On enlève un fragment de peau à une personne bien portante, expliqua
le docteur Roger, et on le dépose sur la chair vive. Il arrive que cette
peau prenne racine, et la cicatrisation s’étend. Si vous voulez...

--Ah! non, dit Capdebosc, merci bien.

--Et puis, réfléchit le docteur, vous êtes alcoolique.

Il regardait Emmeline. C’était plus qu’une malade, c’était _sa_ victime.
Alors il enleva sa redingote, retroussa ses manches, plia le bras gauche
pour faire saillir son biceps; et avec une pince terminée par une espèce
de petite cuiller aux bords tranchants, s’arracha un morceau de peau
bien vivante. Le sang jaillit. Il grinça des dents.

--Voilà, dit-il tout de même, d’un air simple.

La greffe prit. Le docteur Roger contemplait avec un grand orgueil
l’élargissement de cette chair neuve, qui était la sienne. Emmeline
suivait des yeux chacun de ses gestes avec attendrissement. C’était une
pauvre vieille femme, soumise et bonne. Elle ne lui en voulait plus de
l’accident, et les soins qu’elle avait reçus l’avaient pénétrée de
reconnaissance. Au bout de quelques semaines, elle marcha et reprit son
service. Le docteur Roger ne revint plus.

Un jour qu’elle allait porter des relavures à la porcherie, elle
entendit derrière elle une voix qui disait:

--Hé! m’man.

Emmeline se retourna, ferme sur ses deux pieds, avec la conscience et la
fierté d’être encore bien alerte et ingambe. Posant son chaudron à terre
elle dit:

--Mon fieu!

Et courut l’embrasser. Il avait la mauvaise graisse, les joues blêmes,
le nez pincé des hommes qui boivent. Il dit:

--Pauvre m’man! j’suis venu de Paris exprès. J’voulais pas qu’on t’fasse
l’opération sans que j’sois là.

--Quelle opération? demanda Emmeline.

Elle ne comprenait pas encore, mais elle avait déjà peur.

--Ton pied, fit-il. Mais j’ai vu un médecin, à Paris, un homme qui fait
ces choses-là, pour les procès. C’est rien, va. On vous endort. On te
l’coupera sans que tu t’en aperçoives.

Emmeline cria:

--Me couper l’pied! Mais je vas, je viens, je cours! Me couper l’pied!
Mais quand j’les croise dans mon lit, je n’sais plus lequel c’est, qui
s’est cassé. Ah! ben, ah ben!

Elle ajouta:

--Le docteur Roger l’a trop bien raccommodé. Vas-y lui demander, s’il
faut l’couper.

--M’man, dit le fils, ne m’parle pas de ct’homme-là. Une espèce
d’assassin, voilà c’qu’il est! Ça écrase les pauv’ gens avec des
voitures de millionnaire, et puis ça vous jette un billet bleu, plus
quarante sous de monnaie. Et on lui dit: «Merci, monsieur.» Ah! la
canaille! Non, faut qu’il lâche une somme et qu’il paye une pension à
vie, voilà c’qu’il faut.

--Une pension? dit Emmeline saisie.

--Si on te coupe le pied, faut bien qu’il t’paye une pension, c’est la
loi.

--Dame, fit Capdebosc, qui était présent, c’est pourtant vrai.

--De combien qu’elle serait, la pension? demanda Emmeline.

--Six cents francs, et on aurait deux mille francs tout de suite.

Mais elle se mit à pleurer.

--Je n’veux point, dit-elle, qu’on fasse des nuisances à monsieur Roger.

Son fils s’installa dans l’auberge. Il payait avec l’argent du docteur
et ne parlait plus de rien. Mais il avait mis Capdebosc dans ses
intérêts, et maintenant Emmeline était toujours rudoyée.

--Vous avez beau dire, répétait l’aubergiste, vous ne marchez plus comme
avant; votre mal vous reprendra. Est-ce que ça peut être sain, pour une
femme, d’avoir de la peau d’un homme sur le corps? Attendez deux ou
trois ans. Et vous ne croyez pas que j’vas garder une infirme; c’est pas
ici un hôpital.

Alors elle sanglotait, très malheureuse.

Un jour, son fils reçut une lettre de Paris. Il l’ouvrit d’un air déjà
tragique.

--Bon Dieu de bon Dieu! fit-il.

Et il lut:

«Mon Émile, c’est pour te dire que la petiote est bien malade. C’est une
entérite. Elle vomit tout ce qu’elle mange, et elle a perdu cinq livres
en une semaine. Le médecin dit qu’il ne faut lui donner que des jaunes
d’œufs, du lait stérilisé coupé avec du Vichy, et de l’émulsion Scott.
Je ne sais pas comment arriver: quatre jaunes d’œufs frais à trois
sous, ça fait douze sous; un demi-litre de Vichy et le lait stérilisé,
c’est plus d’un franc; et l’émulsion Scott, c’est quatre francs la
petite bouteille. Le médecin dit que l’entérite c’est très long, et
qu’il faut continuer le traitement des mois et des mois. J’ai engagé la
pendule...»

       *       *       *       *       *

Emmeline releva la tête.

--Est-ce que c’est bien sûr, au moins, dit-elle, qu’on m’endormira?...



LE BON PÈRE


La femme du Jean Perdu étendit sur un drap le linge qu’elle allait
porter à la rivière, mit un morceau de savon de Marseille par dessus,
après avoir compté les pièces, et lia le drap par ses coins, solidement.
Puis, d’un tour de reins, elle enleva le paquet. Le Jean Perdu fumait sa
pipe devant la maison, assis sur un banc. Petit Pierrot, sur la route,
essayait de courir après les poules du voisin. Il n’avait que vingt-six
mois, et tremblait encore sur ses jambes, espèce de château branlant. Un
caillou heurta son pied nu, rouge de froid, et il tomba. Alors, on vit
son derrière, parce qu’il n’avait ni langes ni culotte, malgré la
saison, mais seulement un mauvais sarrau de flanelle à carreaux rouges
et noirs. Mais il ne cria que très peu, connaissant déjà son père. Sa
mère le releva et dit au Perdu:

--Tu le garderas, ce p’tiot?

L’homme ôta sa pipe de sa bouche, et répondit d’un air sournois:

--Même que j’vas l’emmener à la promenade.

Sa femme le regarda d’un air craintif, remonta le ballot sur son épaule,
prit le battoir sur le rebord de la fenêtre et partit. Petit Pierrot
devint vaguement inquiet. Il alla s’asseoir sur le seuil de la porte, et
commença de sucer son pouce, en regardant son père, qui le regardait.

Le Jean Perdu fouilla dans sa poche. Il en retira deux ou trois pièces
blanches, des sous et sembla faire un calcul: il avait de quoi prendre
le train-tramway jusqu’à Givet.

Quand le lourd convoi s’arrêta sur la grand’route, à la halte marquée,
prenant Petit Pierrot dans ses bras, il monta dans un compartiment de
troisième classe. Petit Pierrot avait eu assez peur d’abord, à cause de
l’énormité de la machine qui remorquait le train. Il n’avait jamais vu
de si près cette bête monstrueuse, avec un gros ventre tout rond, des
roues à la place de pattes, un cou ridiculement long, qui vomissait des
fumées, et pas de tête. Mais quand on fut en pleine marche, il commença
de s’égayer, le nez contre la vitre. Parfois, c’étaient les champs
labourés, les maisons, les arbres sans feuilles qui fuyaient à l’envers:
elles couraient, ces choses qu’il avait toujours vues immobiles!
Parfois, on pénétrait dans une tranchée, et chaque aspérité des pierres,
sur la paroi, élongée par une illusion dont il ne se rendait pas compte,
devenait une grande raie droite tracée sur la vitre; il en était tout
étourdi. A Givet, son père, entrant dans la boutique d’un épicier, lui
acheta pour deux sous de pelotes. Ce sont de petits carrés de sucre
gris, qui s’effritent sous la dent comme du sable, et ce sucre délicieux
a un arrière-goût poivré. Petit Pierrot s’étonna confusément de cette
générosité. Autre trait de sollicitude inaccoutumée: le Jean Perdu
l’avait pris dans ses bras. Mais, c’est qu’il marchait très vite. Au
détour d’une rue, il demanda à un passant:

--Le bureau des Enfants-Trouvés, où c’est?

On le lui dit, et il marcha encore plus vite.

Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent devant la porte d’une grande maison
triste. Le Jean Perdu entra, et dit au portier, tout d’un trait:

--C’est un enfant que j’viens verser à l’administration.

On le fit entrer dans une chambre où il y avait un monsieur et un
registre. On lui fit donner son nom, montrer ses papiers, son livret, un
acte de naissance.

--Ce n’est pas un enfant naturel, remarqua le monsieur.

--J’l’ai reconnu au mariage, dit l’homme.

--Alors, vous avez le consentement de la mère?

Il sourit, satisfait de lui-même. Sa femme «signait son nom» sans savoir
lire. Il lui avait fait signer n’importe quoi, sous prétexte d’un papier
pour le percepteur.

--Vous n’avez pas de ressources? continua l’employé.

Le Jean Perdu ne répondit pas directement.

--J’suis un enfant trouvé, dit-il d’un ton brusque. Alors pourquoi
qu’lui aussi, il s’rait pas un enfant trouvé?

Petit Pierrot croquait toujours ses pelotes. Le sucre fondu lui
dégouttait par les coins de la bouche, avec de la salive. Une femme
vint, qui l’emmena.

--Vous ne l’embrassez pas? fit le monsieur.

Le Jean Perdu lui jeta un regard surpris, et tourna le dos. Mais une
grande barre coupait son front, entre les deux yeux. Il songeait que
maintenant, à la maison, il lui faudrait dire ce qu’il avait fait, et
dompter, par la force de ses poings, les éclats d’une douleur qui
l’importunerait.

Il battit sa femme très longtemps. Elle ne sentait pas les coups, et
hurlait comme une bête fauve. Les femmes ont besoin d’être plaintes:
suprême tristesse, les voisins n’eurent pas de pitié. Pourquoi
s’était-elle laissé faire un enfant par le Perdu? Pourquoi l’avait-elle
épousé, cet homme sans famille, et méprisé? Il était fraudeur et
braconnier; mais à ces métiers, qui n’entraînent aucune déconsidération
dans nos campagnes, on le soupçonnait de joindre celui de voleur de
bestiaux, ce qui ne saurait être pardonné. Elle prit à la fin les yeux
durs de ces malheureux auxquels personne jamais ne parle, et vécut comme
auparavant. Elle travaillait dans les fermes, car le Perdu n’avait guère
coutume de rien lui donner. Et il lui était encore réservé une autre
douleur et une autre humiliation.

Un jour qu’elle revenait de Blanzy, à deux lieues de son village, elle
aperçut de loin un tout petit enfant qui jouait sur la route avec un
grand chien. Depuis plus de six mois, elle n’aimait pas regarder les
enfants des autres. Mais, cette fois, la scène lui rappela trop le
dernier souvenir qu’elle avait gardé du jour où elle était partie, son
ballot de linge à l’épaule: le chien fit un bond et renversa l’enfant,
qui cria... On dit que dans un troupeau de cinq cents brebis, les mères
reconnaissent leurs agneaux à la voix, et les vont chercher, par la nuit
la plus noire, sans se tromper jamais. La Perdue reconnut, elle aussi,
cette voix de faiblesse et d’appel, frissonna, et ne fit qu’un bond.

--Mon p’tiot, cria-t-elle, mon p’tiot!

Mais une autre femme avait déjà relevé Petit Pierrot, et lui essuyait la
figure avec un mouchoir sale. La Perdue cria encore:

--Mon p’tiot! C’est mon p’tiot!

--De quoi? dit l’autre femme, assez rudement. C’est un gosse de
l’Assistance publique.

Mais la mère l’embrassait toujours éperdument, avec de grosses larmes
qui coulaient sur les joues et les cheveux de l’enfant. Petit Pierrot,
qui ne la reconnaissait pas, eut peur, et s’alla cacher derrière les
jupes de l’autre femme:

--Laissez-moi l’emmener, la Louise, il est à moi! dit la Perdue.

L’autre répondit:

--Ça serait trop commode. C’est un gosse de l’Assistance, j’vous dis.
C’est pus l’fils de quelqu’un, c’est un pensionnaire. Vingt-cinq francs
par mois qu’elle donne, l’Assistance, pour ses pensionnaires.

La femme prit Petit Pierrot par la main, le fit entrer dans sa maison,
et ferma la porte.

Quand le Jean Perdu fut informé que son fils était revenu dans le pays,
et que la Louise touchait pour le garder vingt-cinq francs par mois,
trois cents francs par an, il entra dans une grande stupeur. Sa femme
essayait tous les jours de voir Petit Pierrot, mais les autres femmes de
Blanzy lui disaient des injures, et lui jetaient des choses à la tête.

Le Jean Perdu alla voir le maire.

--C’est-il juste, lui dit-il, c’est-il juste qu’une étrangère ait pris
mon enfant?

Il ajouta même:

--Mon pauvre enfant!

--Ça ne me regarde pas, répondit le maire. Vous l’avez donné à
l’Assistance publique. Allez le réclamer. Vous avez toujours le droit.

Le Jean Perdu se décida. Un matin, il se rendit à Givet, au bureau des
Enfants-Trouvés, pour demander qu’on lui rendît son fils. Il reconnut la
grande maison triste, l’employé et le registre.

--J’ai réfléchi, dit-il. J’viens vous reprendre mon fils. V’là ses
papiers.

--C’est en règle, dit l’employé. Vos sentiments paternels vous font
honneur. L’enfant est en pension à Blanzy, chez Louise Massiot. Vous
pourrez aller le chercher demain. Signez votre déclaration.

Comme le Jean Perdu allait prendre la plume, l’employé ajouta:

--C’est deux cents francs.

L’œil du Perdu s’illumina.

--J’vas les toucher tout de suite? fit-il.

--Les toucher? dit l’employé, tout étonné. Vous avez à payer deux cents
francs.

--J’ai deux cents francs à payer! cria le Jean Perdu. Bon Dieu de bon
Dieu! est-ce que vous vous foutez de moi? On donne vingt-cinq francs
tous les trente jours à une femme de rien du tout, une vieille fille,
quoi! qui n’a jamais fait un enfant, pour garder un gosse qui est de
moi; et à moi, qui suis son père, on me réclame deux cents francs! Et
mes vingt-cinq francs, alors?

--Vous le reprenez, dit l’employé, parce que vous êtes son père. Et vous
avez à payer les mois de pension, plus le trousseau.

--Mais on m’donnera vingt-cinq francs? fit le Jean Perdu, abruti.

--On ne vous donnera rien du tout. Je vous dis, au contraire, que vous
avez à payer.

Le Jean Perdu cracha par terre, et cria:

--J’réclame pus rien, j’demande pus rien! C’est pas la peine d’être en
République!



LA BONBONNIÈRE


Si j’avais imaginé le récit qu’on va lire, j’y aurais pu mettre plus
d’art, et surtout plus de clarté. Mais justement, comme je ne veux en
rien altérer la vérité, je suis obligé d’exposer les faits tels qu’ils
sont. Ils gardent pour moi-même une physionomie quelque peu troublante
et mystérieuse. J’ai vu. Je jure que j’ai vu! Mais il m’est impossible
de m’expliquer complètement et d’expliquer aux autres comment j’ai pu
voir.

Il y a quatorze ans--c’était par conséquent en 1893--j’arrivai de France
à Londres et pris logement au Midland Hôtel. C’est un grand
caravansérail dont l’architecture affecte ce style néo-gothique pour
lequel les Anglais montrent un goût excessif et regrettable. Il est
rarement fréquenté par les voyageurs venant du continent, mais le
_manager_, dont j’avais fait la connaissance à Nice, m’avait promis, si
je voulais bien honorer son établissement de ma clientèle, un traitement
de choix. Malgré les nervures ogivales des plafonds, qui font ressembler
ses longs couloirs aux bas-côtés d’une cathédrale, le Midland ne se
distingue guère du Continental, du Charing-Cross ou du Métropole. Il
flotte dans ces immenses auberges modernes une sorte d’énorme ennui.
Tout y est neutre, correct, dépourvu d’originalité, depuis la livrée des
valets jusqu’à la cuisine, jusqu’aux nuances des tentures et des tapis.
Un grand hôtel contemporain est certes l’endroit du monde le moins
propice à faire naître une hallucination.

Une hallucination pure et simple, évidemment, du genre le plus vulgaire!
J’étais rentré assez tard, ayant passé la soirée dans un théâtre qui
était, si ma mémoire me sert bien, le _Criterion_. Je pris ma clef des
mains du _hall porter_, montai trois étages, l’ascenseur ne fonctionnant
plus à cette heure tardive, et parcourus le corridor sur lequel ouvrait
ma porte, d’un pas assez lent, car je ne connaissais pas encore
suffisamment la topographie des lieux. Je dis tout cela pour bien
prouver que j’avais encore à ce moment les nerfs parfaitement calmes.
D’ailleurs, rien d’anormal dans cette pièce, meublée d’un lit de cuivre,
d’une armoire à glace modern-style, de quelques sièges confortables et
d’une table-bureau recouverte d’une épaisse plaque de verre. Je me
déshabillai rapidement et me mis au lit, après avoir éteint
l’électricité.

J’avais tourné la tête du côté de la muraille et cherchai le sommeil. Il
ne vint pas. J’éprouvais d’insupportables battements de cœur. La cause
de cette angoisse se précisa d’abord dans mon esprit, dans mon esprit
seulement: «il y a quelque chose d’insolite ici, tout près de moi». Puis
ce sentiment prit la forme d’une conviction: «Ce n’est pas quelque
chose, _c’est quelqu’un_. Et si je me retourne, je le verrai!» Enfin:
«je le verrai, mais il vaut mieux en finir!»

Je me retournai donc et je vis: une silhouette longue et maigre, à demi
assise sur la table-bureau, un pied portant sur le tapis, l’autre
suspendu en l’air. On se demandera comment je la pouvais distinguer dans
l’obscurité profonde: c’est qu’elle était elle-même la source d’une très
pâle lueur violette, qui en montrait les principaux linéaments: deux
yeux creux sous des sourcils noirs, une bouche aux lèvres minces et où
manquait l’une des incisives supérieures, l’ensemble de la figure d’un
ovale allongé. Le torse était couvert d’un veston d’intérieur en étoffe
souple; les boutons d’os y faisaient de petites taches sombres.

J’ai lu, depuis ce temps-là, beaucoup de récits d’apparitions: la
plupart attribuent aux fantômes une physionomie particulièrement
inquiète et désolée. Les traits de l’image faiblement lumineuse que
j’avais devant moi me semblèrent, au contraire, avoir quelque chose de
froid et d’impersonnel comme une photographie. Je n’éprouvai pas non
plus cette impossibilité de me servir de mes membres, décrite par
certains observateurs qui pourtant sans doute étaient sincères. Et
j’avais moins peur qu’au moment où je n’avais pas encore regardé. Les
battements de mon cœur se calmaient. Je pensai:

«Il faut que je me lève et que je marche droit vers cette chose. Si elle
se dissipe quand j’irai vers elle, ce n’est qu’une hallucination de la
vue, du genre le plus ordinaire, venant de la fatigue causée par mon
voyage. Je le sais, parce que tous les ouvrages sur les maladies
nerveuses le disent. Si elle ne se dissipe pas... alors, c’est plus
grave: c’est que je deviens fou.»

Je me levai, je fis un pas, et le fantôme disparut! Je me souviendrai
toujours de cette minute victorieuse.

«Voilà ce que c’est, pensai-je, que de savoir et d’être prêt. C’était
une hallucination. Rien qu’une hallucination. Eh bien, je ne suis pas
fâché d’avoir passé par là.»

Je me recouchai, la tête contre le mur. Au bout de quelques minutes, une
voix intérieure me dit: «Tu sais, la chose est revenue!» et elle était
revenue, en effet. Je tournai le bouton de l’ampoule électrique et
tâchai de lire. Mais, malgré mes efforts pour m’absorber dans ma
lecture, j’eus l’impression si vive que le fantôme n’était invisible que
parce qu’il était pour ainsi dire noyé dans la lumière, et cette
conviction avait quelque chose de si horrible et harassant, que
j’éteignis de nouveau: il était bien là, dans la même pose, avec son
air de portrait. Je remarquai alors qu’il m’apparaissait à de certains
instants avec plus de netteté, tandis qu’à d’autres sa silhouette
s’affaiblissait. Vers deux heures et demie du matin, elle s’évanouit
complètement et je pus m’endormir.

J’avais passé la nuit précédente en chemin de fer et en paquebot et ne
me réveillai que très tard le lendemain. J’allai à des rendez-vous
d’affaires, je partageai le repas de vieux amis, heureux de me revoir.
Ils m’emmenèrent encore au théâtre. Je tendais toutes le forces de ma
volonté, non pas pour oublier les événements de la nuit, mais pour fixer
mon attention sur les objets qui se présentaient à moi: j’y réussis avec
une facilité qui m’étonna. A la fin même, plein de confiance, j’essayai
de me rappeler la vision que j’avais eue. Je n’y parvins qu’avec peine,
exactement comme si j’avais essayé de me souvenir d’un rêve. Mais vers
onze heures du soir, comme j’écoutais le troisième acte de la _Gaiety
Girl_, je ressentis la même angoisse et les mêmes palpitations, j’eus la
même conviction que la veille: «Il y a quelqu’un dans ma chambre!» Et en
même temps, j’étais dévoré par la curiosité affreuse de savoir si
l’ombre y était vraiment, si je la reverrais. Je prétextai une grande
fatigue, sautai dans un _hansom_, rentrai au Midland Hôtel. Il était
moins tard que la veille et l’ascenseur fonctionnait encore. Tandis
qu’il glissait sur sa tige d’acier, je sentais ma certitude grandir: «Il
y est!» Et l’ombre, l’hallucination, l’apparition, qu’on lui donne le
nom qu’on voudra, était là, en effet. Je ne m’étais pas trompé. Cette
fois, le fantôme était assis dans un fauteuil et en costume de nuit. Il
s’évanouit quand je marchai vers lui, se reforma aussitôt que je fus au
lit, et disparut, comme la veille, au bout de quelques heures.

J’étais bien décidé à changer d’hôtel et je descendis le matin dans la
salle à manger avec l’intention de demander ma note. Mais, comme je
finissais une tasse de thé, je dirigeai instinctivement mes yeux vers
une personne qui poussait à ce moment une chaise vers une table voisine
de la mienne. Je faillis crier. L’ombre, l’ombre qui m’avait hanté deux
nuits durant, était devant moi, mais sous la forme évidente d’un vivant!
Je reconnus son costume, sa haute taille, ses yeux creux, ses sourcils
noirs, ses lèvres minces, le petit trou sombre que laissait à sa
mâchoire supérieure une incisive manquante. J’en fus d’abord rassuré
jusqu’à la joie.

«C’est la première fois, songeai-je, qu’on aura vu un fantôme déjeuner!»

Le fantôme, en effet, se fit servir deux œufs à la coque et du café au
lait. Je demandai son nom: Karl Ebstein, de Vienne, le célèbre marchand
de tableaux et d’objets d’art. Il occupait une chambre au même étage
que la mienne. Je ne vis plus que la bizarrerie de l’aventure et je
n’eus pas trop de peine à ridiculiser mes terreurs: «Seules les ombres
des morts, me disais-je, ont le droit d’embêter les vivants; et ce
marchand de bric-à-brac n’a pas son acte de décès. Si je le priais de se
mettre en règle?»

Tout à coup, une autre idée, formidable, écrasante, tomba sur mon
esprit, qui plia comme un homme croule sous le bond inattendu d’un
tigre: «Ne ris pas! Cet homme t’est apparu parce qu’il va mourir!»

Toute la journée, je fus poursuivi par l’idée qu’il allait mourir et
que, puisque je le savais, c’était mon devoir de le mettre en garde
contre son destin. Mais il m’eût pris pour un fou. Les heures
s’écoulèrent avec une lenteur désespérante. Maintenant je désirais
presque revoir ce «double» étrange qui, deux fois déjà, était venu me
faire visite. Il vint. Et même, jamais, semble-t-il, je n’avais si
nettement distingué ses traits. La lueur violette qui l’éclairait me
parut plus forte. Il était assis à ma propre table, mais sur cette table
qui était mienne, un objet, aussi fantomatique que lui et dont je savais
très bien qu’il n’avait aucune réalité palpable, brillait pourtant d’un
éclat extraordinaire: une petite boîte oblongue, en or pâle et ciselé,
probablement une bonbonnière ancienne. Toute une scène était peinte sur
le couvercle: plus de cinquante personnages minuscules écoutaient le
boniment d’un vendeur d’orviétan perché sur un chariot. Les couleurs
étaient si vives et chatoyantes, que je me mis à penser, avec une
liberté d’esprit singulière, au talent de l’artiste qui, dans un travail
de miniature avait employé les procédés de division de tons de nos
impressionnistes. Et, je comprenais bien, cependant, que j’étais
toujours le jouet d’une hallucination, puisque, si j’avais vu la
bonbonnière réellement, j’eusse été obligé d’en rapprocher mes yeux, et
probablement de me servir d’une loupe, pour reconnaître ces détails que
je voyais ici impossiblement, à distance.

... Subitement il se passa une chose qui me dressa tout droit sur mon
lit, avec une sensation d’épouvante plus âcre, plus directe mille fois
que toutes celles qui m’avaient bouleversé depuis trois jours. J’ai dit
que les traits de l’ombre avaient eu jusque-là l’immobilité d’un
portrait. Je les vis subitement ravagés par une expression de souffrance
et de peur indicibles. La bouche s’ouvrit, les bras, les jambes
battirent l’air, il tomba.

«C’est fait, me dis-je, je le savais bien. Il meurt. Il meurt en ce
moment... On le tue.»

J’ouvris ma porte. Je courus en chemise dans le couloir. Rien. Toutes
les autres portes fermées. Des rangées de bottines sur les seuils. Un
silence lourd. La lueur calme des ampoules électriques, de distance en
distance. Un rayon de lune à la fenêtre ogivale qui s’ouvrait sur ce
couloir. Et toujours rien, rien! Pas un cri. Mais je savais bien qu’on
aurait eu beau crier, dans cet hôtel confortable, avec ce système de
portières pesantes, de petites antichambres et de doubles cloisons, nul
ne pouvait entendre. Je ne pouvais pas aller réveiller le valet de garde
pour lui dire: «Il se passe quelque chose chez M. Ebstein!» Il m’aurait
demandé ce que j’en savais, il m’aurait pris pour un fou. Un fou,
toujours.

D’ailleurs, à partir de ce moment, l’hallucination quitta ma chambre.
Mais j’avais le soupçon poignant d’avoir compris pourquoi! Je ne sortis
pas de l’hôtel le lendemain matin: j’étais sûr, avec le désir brûlant de
me tromper, cependant, qu’on allait découvrir le drame qui s’était passé
durant la nuit chez cet Ebstein. Je ne me trompais pas. Vers midi, après
avoir vainement frappé, une femme de chambre pénétra dans sa chambre. La
serrure avait été adroitement crochetée et Karl Ebstein était étendu sur
le tapis, le crâne broyé. Qui était l’auteur du meurtre? On ne le sut
jamais. Pourquoi l’avait-on assassiné? On en fut réduit aux doutes, car
il demeura impossible de savoir si, parmi les objets précieux qu’il
gardait dans ses bagages, quelques-uns avaient été dérobés. On parla de
ce crime quelques jours. Et puis tout le monde oublia.

       *       *       *       *       *

Tout le monde oublia excepté moi. Et voilà ce qu’il faut que je dise
maintenant! Il y a quelques jours un ami m’emmena chez... mais pourquoi
nommer ce collectionneur, et quelle force aurait mon témoignage, basé
sur de si étranges visions! Seulement, je le jure, au milieu de bronzes
de Caffieri, de délicats portraits de Boilly, de quelques petits
chefs-d’œuvre d’Isabey, j’aperçus une bonbonnière, et je la reconnus! Je
reconnus son or pâle, verdi sur les ciselures, et le vendeur d’orviétan,
et les personnages si éclatants et fins dans leur petitesse
miraculeuse.

--Ah! oui, dit mon ami, c’est la bonbonnière peinte par Van
Blarenberghe, le joyau de la collection de M...

--Ah! fis-je, presque malgré moi, je la reconnais. Je l’ai vue à
Londres.

Le collectionneur blêmit affreusement. Je suis sûr que je l’ai vu
blêmir, je suis sûr que c’est lui qui a tué cet Ebstein, il y a quatorze
ans. Mais l’accuser solennellement, devant un tribunal! Allons donc!
Vous ne le feriez pas, je ne le ferai pas.

Et pourtant... Si nos deux cerveaux, à cet homme et à moi, avaient été
pareils, il y a quatorze ans, à ces cohéreurs des télégraphes sans fil,
qui vibrent identiquement au passage des mêmes ondes? J’ai été hanté,
durant les épouvantables nuits que je passai à Londres, non point par
l’âme, ou le double, ou le fantôme comme il vous plaira de dire, de la
victime qui, à ce moment était parfaitement vivante et ne songeait à
rien. Non, mais j’ai été possédé, j’en suis sûr, par la volonté rapace,
exaspérée, criminellement grandissante de l’assassin. A mesure qu’il
s’abandonnait au désir furieux de se procurer le trésor qu’il souhaitait
avec une ardeur maniaque, à mesure qu’il s’affermissait dans le dessein
de se le procurer par un meurtre, j’ai vu comme lui la figure de celui
qu’il voulait tuer, la forme et la couleur de l’objet qu’il voulait
ravir, enfin j’ai aperçu aussi fort et réel que la réalité, le spectacle
horrible qu’il a gardé lui-même dans sa mémoire: les traits de
l’agonisant, ces traits convulsés par l’épouvante et la douleur! C’est
certain, je vous dis, c’est certain. Je n’ai été que le cohéreur d’un
télégraphe sans fil dont l’autre cohéreur était dans le cerveau de
l’assassin: mais allez donc expliquer ça aux juges!



REPOS HEBDOMADAIRE


... M. Barbier-Dacquin, qui travaillait, entendit la voix de sa femme.
Elle criait: «Marie!» sur deux notes extrêmement hautes.

Avez-vous quelquefois entendu appeler «Marie» par une dame qui a une
bonne voix, bien pointue? M. Barbier-Dacquin eut un petit sursaut. Il
n’avait jamais pu s’habituer à la voix de sa femme, à cause d’un
souvenir d’enfance, qui lui était pénible: le sifflet des locomotives
qui passaient, la nuit, à cent mètres de sa petite chambre, près de
Tulle. Il soupira.

--Marie, continua madame Barbier-Dacquin, la blanchisseuse de fin n’est
pas encore arrivée?

Il résulta de la conversation qui suivit, et dont il eut le regret de ne
pas perdre un mot, à cause de l’exiguïté de l’appartement, que la
blanchisseuse de fin n’était pas arrivée, que c’était lundi, que c’était
le jour par conséquent où cette petite bête de Céline devait rapporter
le linge de madame et de ces demoiselles, qu’elle ne le rapportait pas,
qu’elle s’était sûrement amusée en route, et que c’était odieux, odieux,
odieux!

M. Barbier-Dacquin eut un petit sourire de satisfaction humanitaire, et
aussi de rancune satisfaite:

--La petite Céline ne viendra pas, songea-t-il. Elles ne l’auront pas,
leur linge. Hier, c’était dimanche, et les blanchisseries ne travaillent
plus le dimanche: nous n’avons pas voté la loi pour rien, la loi sur le
repos hebdomadaire!

M. Barbier-Dacquin, c’est un député, et aussi le meilleur des hommes. Il
n’y a pas là de quoi s’étonner. Ils sont plusieurs centaines, dans ce
grand palais du bord de l’eau, et de toutes les sortes: des grands et
des petits, des gras et des maigres, des riches et des pauvres, des
méchants et des bienveillants, des ambitieux et des modestes, des
paresseux et des agités, d’autres qui ont l’esprit faux, quelques-uns
qui ont de l’esprit, beaucoup plus que vous ne pensez qui ont de
l’honneur, de ce bon honneur un peu étroit, mais si beau, qu’on a encore
en province où tout le monde vous connaît, où on est solidaire de toute
sa famille, et de ses vieux amis, autant que de son comité électoral. M.
Barbier-Dacquin croit très sincèrement à son programme, à la démocratie,
au progrès. Il est modeste, un peu court d’esprit, un peu long
d’éloquence, et rigoureusement honnête. Ce n’est pas un homme riche; et
pourtant il ne souhaite pas s’enrichir, bien que ses rentes soient
minces et que sur les quinze mille francs de son traitement il lui
faille économiser, afin de payer sa campagne électorale, dans quatre
ans. Comptez aussi qu’il a des frais, que les sociétés de gymnastique et
les fanfares de sa circonscription exigent son obole. Madame
Barbier-Dacquin et ses filles disent qu’elles sont raisonnables, et il
le croit; mais pour aller aux soirées officielles, et dans les théâtres
subventionnés, qui se font un devoir d’accueillir gratuitement
quelquefois les familles parlementaires, il faut bien quelque toilette.
Elles n’ont pas grandes réserves dans leurs armoires: on achète ce qui
se montre, plus que ce qu’on cache. Alors la blanchisseuse de fin passe
souvent.

Elle passe sous la forme de Céline, apprentie, qui a quinze ans.
J’espère que vous l’avez rencontrée. Elle est jolie. Nul ne sait
comment, car elle n’a pas le nez bien fin, ni la bouche bien petite,
mais ce nez est d’une gaieté jeune, et la bouche s’ouvre comme pour
sourire au nez. Elle a aussi beaucoup, beaucoup de cheveux, couleur de
soleil couchant, nettement tordus sur sa nuque, casqués sur ses deux
oreilles, qui sont faites comme de petits coquillages; et ses sourcils
presque droits, audacieusement, sur ses deux yeux gris passent comme un
beau pont sur une eau claire. M. Barbier-Dacquin aime quand elle vient.

Il aime quand elle vient: n’allez pas chercher autre chose. C’est un
assez vieux bonhomme, très pur de mœurs et d’une vertu presque timide.
S’il désirait--comment dirais-je?--s’il désirait autre chose que le
plaisir qu’il a de la regarder, pour demander cette autre chose il ne
saurait comment s’y prendre. Et comme il faut que toujours il
systématise un peu, dans sa pensée très innocente Céline représente le
peuple, et ainsi lui en donne l’amour. Lorsqu’il discuta en commission
la loi sur le repos hebdomadaire, cette grande loi à laquelle il
s’attend que son nom reste attaché, c’est à Céline qu’il a pensé, c’est
elle qu’il a gardée en vue. Et quand il s’est dit, dans son langage, qui
est assez lourd: «La démocratie travailleuse goûtera un peu plus de
bonheur», cela signifiait: «Cette petite Céline, que je vois deux ou
trois fois par semaine, elle aura tout son dimanche!» Il comptait
peut-être lui demander, un jour de courage, avec qui elle le passerait.
Mais pardonnez-lui; les hommes sont des hommes, et s’ils ne le sont que
gentiment, c’est tout ce qu’on peut exiger de leur faiblesse.

Il l’interrogeait sur son métier. Céline répondait presque du bout des
lèvres, étonnée que des affaires que tout le monde connaît pussent
intéresser un monsieur comme il faut; un peu méfiante, et même presque
sûre qu’il voulait se moquer d’elle. Il fallait lui arracher les
paroles.

--... Y a la mécanique, oui: un poêle de fonte pour chauffer les fers,
qu’on met sur des plaques. Et c’est moi qui le bourre avec du coke.
Alors on repasse, les linges fument; ça fait de la chaleur humide, comme
si ça serait une baignoire. Les plaques de fer, bien sûr, elles
rougissent. Il fait chaud en juillet, ah! oui... Il y a aussi un autre
feu, pour les petites lessives qu’on fait chez soi... La boutique, si
c’est grand? Non ça n’est pas grand. C’était une crèmerie avant. Mais on
laisse ouvert sur la rue de Bagneux. Les passants regardent, on regarde
les passants.

--Mais le dimanche? interrogeait M. Barbier-Dacquin, le dimanche?

--Le dimanche? On travaille comme les autres jours. Plus. Même la nuit.
Y a beaucoup de pratiques qui veulent leur linge pour le lundi.

M. Barbier-Dacquin était attendri. Il racontait aussi ces choses à ses
collègues, afin de montrer qu’il connaissait les maux du peuple.

Voilà pourquoi il souriait, avec une joie de brave homme et de
législateur content de son œuvre, en songeant que sa femme attendrait
vainement son linge, ce lundi, puisque la loi était votée, et qu’on
n’avait pas travaillé la veille. Il se consolait même de ne pas voir la
petite Céline: elle viendrait le lendemain... Dans le vestibule la
sonnette retentit. C’était Céline. Il entendit qu’elle posait son lourd
panier sur le parquet. Il entendit encore qu’on la traitait sans
politesse. Elle était en retard. Est-ce qu’elle croyait qu’on n’avait
rien à faire qu’à l’attendre?

La voix de madame Barbier-Dacquin vibrait plus encore que d’ordinaire,
la supériorité s’y mêlant au blâme, et il semblait que celle de Céline
fût au contraire plus faible que d’habitude: une pauvre petite voix,
bredouillante et comme épuisée. On emmena la petite dans la salle à
manger, pour compter le linge.

--Trois pantalons, disait la voix claire de madame Barbier-Dacquin.

--Trois pantalons, répétait Céline, en écho très faible.

--Deux chemises jour, une nuit.

--Deux chemises jour, une nuit.

--Deux cache-corsets, une modestie.

--Deux cache-corsets, une modestie.

--Une brassière... c’est pour Amélie. Elle ne veut plus porter de
corsets, ça ne se porte plus... Eh bien? J’ai dit une brassière;
qu’est-ce qui vous prend?

--Rien, madame... une brassière.

La voix de Céline devenait horriblement hésitante et malheureuse.

--On dirait que ça vous fait mal au cœur... Trois blousons.

--Trois blousons.

--Une jupe piqué blanc Empire... Jésus-Marie, qu’est-ce que vous avez?
Elle se trouve mal! Marie! Marie! du vinaigre. Amélie, délace-la!

Mais ce fut le bon M. Barbier-Dacquin qui accourut le premier.

On avait étendu Céline sur le plancher. D’abord elle en profita pour
s’évanouir tout à fait. Et elle eut un grand sourire; il y a, quand on
s’évanouit tout à fait, un moment délicieux, l’impression d’une infinie
volupté. C’est une chose qui me console, quand je pense à mourir: on
traverse peut-être un moment comme ça quand on meurt. Puis elle revint à
elle, et eut mal au cœur. Cela parut de mauvais goût à madame
Barbier-Dacquin, tandis que son mari avait peur, peur de toute sa bonne
âme, pour la vie de la petite Céline. Mais enfin elle n’eut pas _trop_
mal au cœur. Dressée sur son séant, elle ouvrit deux yeux très vagues.
Ses cheveux légers collaient à ses tempes. Puis elle demanda pardon.
Pardon de quoi? Mais on demande toujours pardon, dans ces cas-là;
personne n’a jamais su pourquoi. Et on lui fit respirer du vinaigre.
Alors elle recommença:

--Je vous demande pardon... c’est rapport à la loi.

--Rapport à la loi! dit M. Barbier-Dacquin, froissé. Qu’est-ce qu’elle
vient faire là-dedans, la loi?

--Oui, dit-elle. Depuis qu’il y a la loi, qu’il ne faut pas travailler
le dimanche, on travaille tout de même. Seulement, on travaille tout
fermé.

--Tout fermé? dit le député, sans comprendre.

--Oui. On ne laisse plus ouvert sur la rue, quoi, à cause des
inspecteurs. On ferme tout, tout! Et avec les repassages, le poêle, la
mécanique, la lessive, c’est l’enfer... Ah! je ne peux plus, je ne peux
plus! J’ai tombé malade...

       *       *       *       *       *

Le député pâlit un peu. Ce fut dans son crâne comme si les monuments
idéaux qu’il y avait construits s’effondraient d’un seul coup: il venait
de comprendre combien il est difficile de faire du bien au peuple.



LE RAT


Il y a des gens qui disent que les alcooliques n’ont jamais faim. C’est
vrai quand ils sont vieux. Mais quand on est jeune, qu’on n’a pas encore
ses vingt ans, comme Patsy O’Neill, qui, à cette heure, traînait ses
jambes au delà de Whitechapel, dans Commercial Road, ce n’est pas la
même chose. A cet âge, ne manger durant des semaines que des tartines au
beurre rance, accompagnées de mauvais thé, tout noir à force d’avoir
décanté son tannin; y ajouter, quand on peut, une saucisse faite de mie
de pain, mouillée de sang d’âne ou de cheval, ça remplit suffisamment
l’estomac: on se croit nourri, on à l’habitude. Et alors, si des fois la
veine vous tombe d’être embauché aux docks pour charger du charbon sur
un navire, et qu’on touche des cinq ou six shillings par jour, on ne
change pas son régime. Seulement on y ajoute de la bière et du whisky.
Ça donne la force qu’il faut, on tient le coup, et, par-dessus le
marché, on est gai, on rigole, tant que ça dure! A ce métier-là, on n’a
pas encore toute sa barbe qu’on a déjà l’air d’un petit vieux, ou plutôt
d’un Chinois, si vous voulez, avec les yeux drôlement rapetissés, tirés
vers les tempes, et les os des joues qui vous sortent de la peau. On
devient susceptible, on a des nerfs comme des cordes à violon;
cependant, les muscles poussent sur les bras et dans le dos. Bonne
machine humaine! On la fait travailler en y mettant n’importe quoi!

Mais quand le travail vient à manquer, qu’on n’a même plus le shilling
nécessaire pour dormir en chambrée, boire le thé à un demi-penny la
tasse, manger les tartines au beurre rance ou la saucisse à la mie de
pain trempée de sang d’âne ou de cheval, et qu’on trouve encore tout de
même, en roulant les docks, un _pal_ (je veux dire en français, un
copain, un poteau), qui vous paye un verre par-ci par-là,--avez-vous
remarqué qu’on vous offre parfois à boire, jamais à manger? S’offrir à
manger, ça n’est pas poli entre pauvres bougres,--alors on sent sa faim
mécaniquement parce que l’estomac est vide, et on devient furieux. Il y
avait trente-six heures que Patsy, qui avait passé la nuit sur un banc,
les pieds entortillés dans de vieux journaux pour avoir moins froid,
n’avait rien mangé, et il avait bu quelques verres. Il avait envie de
mordre et de griffer, il se sentait comme un chat dans un tonneau,
enragé, quoi!

La nuit tombée, il redescendit Commercial Road. Tout le long de la
chaussée, les petites charrettes, pleines de victuailles, s’annonçaient
par un éclairage de becs au naphte, sans globe ni verre d’aucune sorte,
semblables à des torches ou des lampes à souder devenues folles,
illumination sauvage et magique. Il y avait des bananes, il y avait des
gâteaux à la graisse, et surtout l’odeur des _plaices_
frites--quatre sous une plie tout entière, roulée dans la farine et
bouillante--poursuivait ses narines. C’est une chose étrange, mais
l’idée de voler, soit de la nourriture, soit n’importe quelle chose qui
se pût échanger contre de la nourriture, ne monta pas un instant au
cerveau de Patsy O’Neill. Non qu’il y eût de sa part moralité raisonnée,
mais il était comme les chiens de Constantinople, qui crèvent de faim
devant l’étal d’un boucher sans rien y prendre: crever de faim, c’est
lent, et ils gardent l’espoir de trouver un os par terre; tandis que
s’ils essayaient de happer un morceau, cent hommes les assommeraient,
ce serait la mort immédiate. Tel est le point de départ de leur vertu;
les vieux dressent les petits par leur exemple, et aujourd’hui la race
ne raisonne plus, elle ne sait rien, sinon que ça ne se fait pas. Le
point de départ de la vertu de Patsy était le même. Et songez que
pourtant il était enragé! C’est bien à ça qu’on peut juger la force
sainte des prohibitions sociales, surtout en Angleterre, où les humains,
qui sont durs, ont fait les lois à leur image.

Et plus Patsy, rongé de faim, accumulativement ivre, se sentait faible
sur ses jambes, plus il agitait dans sa tête une inutile férocité,
quelque chose comme de la voracité cérébrale. Vers Larch-Lane, une
petite rue presque noire, car, en contraste avec les arcs électriques
tout flamboyants de Commercial Road, son unique bec de gaz n’a l’air que
d’un vers luisant, il aperçut des gens qui se pressaient. Dans
Larch-Lane s’ouvre le bar du _Red Lion_, où parfois, avec la complicité
de la police, sans doute, il y a des matches de boxe. Ça serait toujours
une distraction de voir assommer quelqu’un: Patsy entra au _Red Lion_.

Il fut très surpris de n’y pas trouver ce qu’il y comptait voir. Nulle
aire de lutte délimitée par des cordes, pas de seconds avec l’éponge et
la bouteille d’eau, pas d’arbitre en redingote et chapeau haut de forme.
Dans le salon d’arrière on s’entassait autour d’une très ordinaire table
de café, qu’une boîte en bois, dont le couvercle était fait d’un
grillage, occupait tout entière. Cette boîte rectangulaire, longue de
cinquante centimètres environ, sur moins de la moitié en hauteur,
portait sur l’un de ses petits côtés un trou rond, large comme une tête
d’homme, en ce moment fermée par une porte en fil de fer. La paroi qui
faisait face à ce trou était entièrement grillé. A l’intérieur un rat,
un de ces gros rats bruns de Norvège, si abondants sur les navires,
tournait sans arrêter.

Le patron dit:

--Voilà le jeu: faut tuer l’rat avec les dents en passant la tête par le
trou d’homme. On a le droit d’avancer la tête tant qu’on peut, on ne
doit pas la ressortir plus loin que les oreilles. Le rat peut faire
comme il veut. Mais s’il se r’tire à l’aut’ bout, et ne veut plus rien
savoir, ceux qui ont parié pour lui ont l’ droit de l’ pousser avec ces
lardoires, à condition de n’ pas attraper la figure de l’homme. Si on l’
pique, l’homme, le rat est disqualifié, il a perdu. A part ça, faut
qu’l’homme bouffe le rat ou qu’il s’avoue vaincu. Qui c’est qui marche?

--_Well_, demanda Patsy brusquement, quels sont les _stakes_? Quel est
l’enjeu?

--Y a une demi-couronne si tu bouffes le rat. Rien du tout, si tu
lâches. Les amateurs peuvent parier. C’est-y qu’ tu marches?

Une demi-couronne, ça fait deux shillings et demi. De quoi manger deux
jours.

--J’y vas! dit Patsy.

Il ôta sa vieille jaquette, achetée chez un fripier du marché juif, et
la plia comme un objet de luxe. Cependant il eut honte, parce qu’il vit,
comme s’il ne l’avait jamais regardée auparavant, qu’elle était toute
verdie dans le dos. Mais quand on ouvrit le trou il passa bravement la
tête.

Le rat, surpris, fit un bond en arrière et se rejeta au fond de la
boîte. Cependant il sifflait furieux, de ce sifflement singulier qui
tient de celui des serpents et du crissement des singes en colère; et
puis sans doute il avait faim, comme Patsy! Sentant, sans y rien
comprendre, le patron lui piquer les reins par derrière, il bondit sur
la figure humaine qu’il avait devant lui. Patsy voulut l’avoir, et tout
de suite. On entendit, sur la peau du cou de cette bête, claquer ses
dents. Le rat se retourna, comme s’il eût été en caoutchouc. Il était
dégagé!

Patsy comprit que l’animal, maintenant, était à côté de lui, tout contre
sa joue. Mais il ne le voyait pas. Et il avait peur, peur, peur! Et
pourtant il ne fallait pas qu’il retirât la tête plus loin que les
oreilles! Il la tourna, prudemment, vers la gauche; et comme il
commençait à distinguer deux tout petits yeux noirs, brillants de rage,
il sentit subitement comme de grosses aiguilles qui lui transperçaient
la lèvre. Le rat l’avait mordu à la bouche même, et ne le lâchait plus.
Patsy hurla.

Deux cents regards ardents se penchaient vers la boîte. Quelqu’un dit:

--Une demi-guinée à un contre trois pour le rat.

--Tenu! dit une voix. L’homme est bon.

Et ça lui rendit du courage, à Patsy, cette approbation. S’il avait pu
voir la figure de celui qui venait de parler, ça lui aurait fait encore
plus de bien. Mais il ne pouvait pas, et il gardait toujours dans sa
chair ces dents fixées comme des hameçons. Cependant, il fallait
respecter la règle du jeu: il se posa les mains sur la nuque, pour bien
savoir où étaient ses oreilles.

--Une guinée contre quatre pour le rat! dit un parieur.

Et personne n’accepta l’enjeu, cette fois. Patsy jura: Il ne sentait
plus son mal, tant cet abandon l’indignait. Doucement, il baissa le cou
et, de tout le poids de son crâne, pesa sur le rat. C’est lourd une tête
d’homme! Les os de la bête craquèrent et, tout à coup l’étreinte des
dents se détacha. Hourra!

Le rat, encore une fois, s’était réfugié dans le fond de la boîte. Celui
qui avait parié pour lui vint lui piquer le derrière. Le rat fit un bond
sur place, mais ne bougea pas.

Les paris tombèrent à égalité. Patsy crachant du sang, avança aussi loin
qu’il put. Le rat se ramassa sur lui-même et alors Patsy, par une
feinte, retira le cou. Le rat bondit. Mais l’homme, instruit par ce qui
venait de se passer, avait levé la tête, et quand le rat fut dessous,
lui dévorant le nez, il le comprima de toutes ses forces contre le fond
de la boîte avec sa joue droite, et tint bon. On ne vit plus que les
pattes de la bête qui gigotait. Patsy l’écrasait lentement.

--C’est pas juste! dit l’homme qui avait parié pour le rat. Il doit
l’tuer avec les dents!

Mais d’autres étaient d’un avis contraire. Patsy entendit qu’on
s’injuriait au-dessus de la boîte. Alors quoi? s’il étouffait le rat, on
lui refuserait sa demi-couronne! Ah non! Il lâcha le rat, qui fit un
mouvement pour fuir... Un bruit de mâchoire qui se referme, d’os, de
peau, de chairs mâchées, broyées, triturées. Ça y était, cette fois!
Patsy bouffait son rat par le milieu du corps, et il serrait, serrait,
serrait! Il étouffait dans cette boîte, où il ne respirait plus que par
le nez, mais il serrait toujours, presque évanoui de chaleur, d’angoisse
et de dégoût.

Il sentit pourtant qu’on lui frappait doucement l’épaule.

--_You’re the winner, man, the brute’s dead!_

(Vous avez gagné, lui disait-on, la bête est morte!)

Il lâcha prise et sortit la tête du trou. Son sang coulait par six
blessures, deux au nez, deux dans la bouche, deux à la lèvre supérieure.
On l’assit sur une chaise pour le laver sommairement avec une éponge. Il
souriait, les yeux très vagues, dans une impression de gloire. L’homme
qui avait parié sur sa chance lui offrit un verre de whisky, et il le
but. Le patron lui avait remis la pièce d’une demi-couronne, qu’il serra
dans sa poche, sous son mouchoir.

Et tout à coup, son orgueil d’Irlandais se réveilla: l’idée de ce qu’on
se doit. Quelqu’un lui avait payé un verre, et il n’avait pas rendu la
politesse! Il commanda deux autres whiskies et paya six pence pour les
deux. Mais l’homme fit renouveler les consommations.

A minuit, un policeman passa d’une façon ostensible devant le bar: il
fallait fermer. Le patron poussa tous ses clients dehors. Patsy sortit
avec le monde. Il titubait très fort. Dans le coin le plus sombre de
Larch-Lane, il s’arrêta, eut un hoquet et vomit trois fois. Puis il
fouilla dans sa poche, et la trouva vide; tout ce qu’il avait gagné,
dans cette bataille, il l’avait bu, pour l’honneur. C’est alors
seulement qu’il se rappela qu’il n’avait pas mangé.



LE MERLE


    _Allons enfants de la patrie_
    _Le jour de gloi_...

Après avoir sifflé ces quatorze notes, le merle s’arrêta net, comme si
on lui eût coupé la gorge avec des ciseaux. M. Fauche, dont la fenêtre
était ouverte sur la cour, au cinquième, juste au-dessus de la cage, eut
un plissement douloureux du front, entre les deux yeux. Ses rides, car
il était déjà, d’apparence, un vieil homme, en augmentèrent. Les vieux
ne devraient jamais avoir de chagrin, et on ne devrait jamais les
ennuyer, parce que, dès qu’ils ont du chagrin ou qu’ils s’ennuient,
tout de suite ils ont l’air plus vieux: et c’est très triste.

Il y avait longtemps, ah! bien trop longtemps, que le concierge avait
mis ce vieux merle en prison, pour lui apprendre à chanter; et le
malheureux oiseau n’avait jamais pu aller plus loin que ces quatorze
premières notes de _la Marseillaise_. En hiver, on le gardait dans la
loge, et d’ailleurs il ne chantait guère. Mais, aussitôt que le
printemps bourgeonnait aux branches, aussitôt que l’air se faisait
tiède, aussitôt que M. Fauche, qui aimait le ciel bleu, ouvrait sa
fenêtre pour voir au moins un pan de ciel bleu, le concierge suspendait
la cage à la muraille, dans la cour, et le merle commençait:

    Allons enfants de la patrie
    Le jour de gloi...

Quatorze notes, toujours quatorze notes! M. Fauche en devenait fou. Si
le merle avait chanté toute _la Marseillaise_, et toute la journée, M.
Fauche l’eût beaucoup mieux supporté. Il aurait accepté ce bruit comme
celui du roulement des voitures, ou le grondement régulier des machines
de l’imprimerie Godard, adossée à sa maison. Mais le merle ne chantait
que quatorze notes, toujours quatorze notes, et, toutes les fois qu’il
recommençait, un espoir, un espoir douloureux et perpétuellement déçu,
saisissait M. Fauche. «Cette fois, il va en siffler quinze!» Et il
écoutait! Mais le merle était buté.

M. Fauche, professeur de seconde au lycée Leverrier, avait pris l’oiseau
en horreur. Durant des années, il demeura convaincu que s’il n’avait pu
encore terminer sa thèse, sa belle thèse de doctorat sur _l’Architecture
alexandrine et syrienne dans ses rapports avec l’art roman_, c’est que
cette bête lui rompait la cervelle. Mais après avoir travaillé trois
mois loin de Paris, à Montreuil-sur-Mer, il dut s’avouer la vérité: il
n’y avait pas de merle à Montreuil-sur-Mer, et la thèse n’avait pas
avancé de deux pages. C’est que son auteur ne possédait ni l’esprit de
construction, ni l’ingéniosité nécessaires pour la terminer. Tout ce
qu’il y avait dans les textes, tout ce que contenaient sur le sujet les
monographies allemandes, M. Fauche le connaissait bien. Mais quand il
fallait pousser plus loin, M. Fauche perdait pied. Il était sûr qu’il
devait y avoir une route: mais il ne la voyait pas.

Ce fut après son retour à Paris, aux derniers jours d’automne, que le
professeur fit en lui-même cette découverte désolante. Non, il ne
finirait jamais sa thèse: il n’en était pas capable. Le merle à ce
moment, sifflait comme d’habitude, et M. Fauche songea tout à coup:
«Pauvre oiseau, je suis comme lui!»

En même temps, le hasard fit qu’il se regarda dans une glace. Il y vit
le reflet de sa pauvre figure disgracieuse, de ses joues blêmes, de son
front rouge, de ses quarante-sept ans mal conservés; et il comprit quels
irrésistibles motifs avaient décidé, six ans auparavant, madame Fauche
à l’abandonner pour suivre un joli musicien. «Pauvre merle, répéta-t-il;
vilain merle!»

Louise, sa vieille bonne, qui pénétrait à cet instant dans son cabinet
de travail, crut qu’il s’agissait de l’oiseau. Elle répondit:

--Ah! oui, pour sûr!

Et sur cet assentiment, M. Fauche pencha la tête avec mélancolie: il
avait parlé de lui.

Pour ne pas entendre le merle, M. Fauche, en soupirant, referma la
fenêtre. A ce moment Louise fit une seconde entrée, sans frapper. Elle
n’avait pas sa figure de tous les jours. Non seulement parce que, dans
le fond de son cœur, elle était troublée, inquiète, toute retournée,
mais parce qu’elle voulait que ce fût visible, parfaitement visible,
dans toute sa personne, et que nul ne pût s’y tromper. C’est la façon
des gens du peuple de rendre hommage à leurs sentiments. Elle dit:

--Monsieur, monsieur!... Cette pauvre madame!

--Quelle madame? demanda le professeur, qui en vérité était fort loin de
penser à madame Fauche.

La vieille Louise ouvrit ses deux bras bien grands, et les fit retomber
sur ses cuisses molles.

--Madame est morte! fit-elle, d’un cri.

Le souvenir classique évoqué par cette phrase, et sa signification
contemporaine et précise, traversèrent simultanément le cerveau de M.
Fauche, et il eut honte de cette déformation professionnelle. «Je ne
suis plus qu’un vieux pion», songea-t-il. Comme il était mécontent de
lui, il prononça rudement:

--Qu’est-ce que ça peut me faire, Louise?

--Monsieur, dit Louise, et la petite? Qu’est-ce qu’elle va devenir, la
petite?

--Marie-Blanche? fit le professeur, presque malgré lui.

Il fut étonné d’avoir retrouvé ce nom aussi vite. Quand madame Fauche
avait abandonné le domicile conjugal, Marie-Blanche n’avait que
quelques mois. C’était une petite chose qui criait la nuit, et M. Fauche
en avait gardé seulement le souvenir d’un animal aussi désagréable que
le merle. Il dit, d’un air vindicatif:

--J’introduirai une action en désaveu de paternité.

--Monsieur fera comme il veut, répondit Louise.

M. Fauche avait peut-être de très bonnes raisons personnelles de ne pas
croire à sa paternité. Mais ce n’étaient pas des raisons légales. Il le
savait très bien. Louise répéta:

--Monsieur fera comme il veut.

Puis, elle ajouta tranquillement:

--Moi, j’vas sortir pour aller la chercher. Si on sonne, monsieur
ouvrira.

Au bout de deux heures durant lesquelles les réflexions de M. Fauche
furent confuses et irritées, on sonna, et M. Fauche alla ouvrir. C’était
Mayonobe, le charbonnier d’en face, avec une malle sur les épaules.
Mayonobe vend les bois et charbons au détail, tient une buvette, et
monte les malles. Telles sont ses trois professions. M. Fauche regarda
la malle d’un air indécis.

--C’est la malle de mademoiselle, dit Mayonobe tout naturellement.
Mademoiselle et la bonne sont en bas. Elles paient la voiture.

Il tendait la main.

--Parfaitement, dit M. Fauche, parfaitement... C’est la malle de
mademoiselle. Je sais mon ami, je sais.

Et il lui donna vingt sous. Mayonobe contemplait encore la pièce, d’un
air satisfait, quand Louise arriva sur le palier. Elle donnait la main à
une petite fille de six ans et demi, vêtue d’un sarrau-tablier noir,
d’un grand col en guipure et d’un béret en toile cirée. Et l’on voyait
que ce col blanc était la seule chose ajoutée à sa toilette, pour la
faire belle, mais que, pour le reste, on l’avait amenée «comme elle
était».

--Ah! bien, dit Louise, vingt sous pour une petite malle! C’est dix
sous, monsieur Mayonobe!

Cette observation eut pour résultat d’amener la fuite immédiate du
charbonnier. Le professeur en fut heureux. Il referma lui-même la porte.
Louise et Marie-Blanche étaient déjà entrées dans le cabinet de travail,
comme chez elles. M. Fauche voulut les rejoindre, et accrocha du pied
droit l’angle de la malle, restée dans le vestibule obscur.

--Sapristi! jura-t-il.

Il aurait même juré autre chose, s’il n’y avait pas eu une enfant si
près de lui. Mais cela ne le mit pas de bonne humeur, de penser qu’il ne
pouvait plus faire comme il voulait.

La petite s’était assise sur un vieux fauteuil-crapaud, en cuir, devant
la table de M. Fauche. Elle avait les yeux encore rouges, ayant pleuré
parce qu’on avait pleuré autour d’elle, tout à l’heure. M. Fauche la
considéra d’abord sous les espèces d’un objet encombrant, non pas d’un
être. Il demanda:

--Où est-ce qu’on la mettra?

--Y a une chambre où n’y a que des livres, répliqua Louise avec
décision. Y a d’la place, au débarras du sixième, pour les livres.

C’étaient les livres amassés par M. Fauche pour sa thèse: les éditions
de textes grecs, les revues spéciales allemandes, les grands cartons
contenant des photographies de ruines, de détails architecturaux, de
vieilles pierres.

--Ah! oui, dit le professeur... Il continua, plus anxieux, en regardant
du côté de Marie-Blanche:

--Qu’est-ce qu’elle mange?

Il posa cette question parce qu’il avait dans l’idée, vaguement, à cause
des réclames qu’il lisait dans les journaux, que les enfants ne mangent
que des choses extraordinaires, vendues chez les pharmaciens. Louise
dédaigna de répondre et M. Fauche continua de regarder Marie-Blanche.
Elle avait un front bombé sous des cheveux châtains, de beaux yeux
noirs, un nez trop petit et la peau mate. Et il prononça tout à coup,
d’un air scandalisé:

--Il lui manque deux dents de devant. En bas!

Quand on apporte un objet chez une personne, c’est bien le moins qu’il
soit entier. Mais Marie-Blanche, saisissant le blâme qu’on lui adressait
se mit à pleurer.

--C’est de son âge, dit Louise, puisqu’elle a six ans: ça repoussera.

M. Fauche se blâma. Il savait bien, il avait toujours su que les dents
des enfants tombent et repoussent. Mais c’était une connaissance
théorique. Dans la réalité, cette petite fille brèche-dents lui
paraissait un phénomène insolite, hors de toute catégorie, et plutôt
pénible à regarder.

--C’est l’heure de votre promenade, dit Louise. Allez donc au
Luxembourg. Tout sera arrangé pour l’heure du dîner.

Perdu dans des pensées sans nombre, M. Fauche descendit l’escalier. Les
fenêtres en donnaient aussi sur la cour, comme son cabinet de travail,
et il fut tout étonné de ne pas entendre le merle. Il y avait du soleil,
pourtant. Le merle chantait toujours, quand il y avait du soleil.

Contre la loge du concierge, il aperçut la cage. L’oiseau était bien là,
mais silencieux. Tout rencogné entre sa mangeoire et les barreaux de fil
de fer, l’œil extraordinairement élargi, la poitrine agitée d’une
palpitation qui ne cessait pas, il regardait fixement un horrible nid en
molleton vert, solidement fixé par des nœuds de laine rouge entre deux
perchoirs. Une espèce de morceau de viande grisâtre, avec un long bec
tout jaune et grand ouvert, s’y agitait.

--C’est un petit merle tombé d’un arbre qu’on vient de m’apporter,
expliqua le concierge. Alors, je l’ai mis dans la cage de l’autre. Mais
depuis qu’on le lui a donné, ce petit, il a l’air tout drôle, le vieux!

--Ah! vraiment, il a l’air tout drôle? répéta M. Fauche.

Et il franchit précipitamment le pas de la porte.

       *       *       *       *       *

Le lendemain du jour où Marie-Blanche était entrée si brusquement dans
sa vie, M. Fauche l’interrogea sur l’étendue de ses connaissances. Il
fut stupéfait d’apprendre qu’elle ne savait pas lire.

--Mais, compléta Marie-Blanche fièrement, je sais le piano. Où est le
piano, ici?

--C’était une phrase toute naturelle. Pourtant, elle fit au cœur de M.
Fauche une petite morsure aiguë et affreusement douloureuse. Il n’osa
pas demander à cette petite fille pourquoi, alors qu’on lui avait
appris ses notes, on avait oublié de lui enseigner ses lettres. Il le
savait bien: l’homme pour lequel sa femme l’avait abandonné était
musicien. Et c’était lui sûrement qui avait pris le premier ces mains,
ces frêles mains grasses, ces mains où se voyaient encore les adorables
fossettes de l’enfance, et qui les avait posées sur les touches. M.
Fauche crut le voir penché au-dessus de la tête de Marie-Blanche, les
doigts dans les anneaux de ses cheveux couleur de marron mûr, et il fut
jaloux, jaloux d’une façon horrible, bien plus qu’il ne l’avait été
après le départ de sa femme. Il y a des hommes qui sont pères avec
beaucoup plus d’exclusive âpreté qu’amants ou maris. M. Fauche en était
un.

Le lendemain, il conduisit Marie-Blanche au cours préparatoire du lycée
de filles Desbordes-Valmore.

--Belle enfant! dit mademoiselle Béchart, la directrice. Petite, comment
t’appelles-tu?

La petite fille, à qui elle avait donné un bonbon, répondit sans
hésiter:

--Marie-Blanche.

--Marie-Blanche qui?

--Mais, dit-elle étonnée, Marie-Blanche Estrella!

C’était le nom de l’amant. Naturellement. On disait autour d’elle
monsieur et madame Estrella et, par conséquent, la petite Estrella.
Mademoiselle Béchart comprit, et pinça des lèvres. Le pauvre M. Fauche
se détourna, regardant quelque chose, sur la muraille. Il éprouvait
cette sorte de rancune amère qui sèche subitement la bouche, et empêche
de parler.

Deux heures plus tard, ayant lui-même fait son cours au lycée Leverrier,
il revint chercher la petite, qui avait pris sa première leçon, et joué,
surtout joué. A travers le Luxembourg, elle eut de ces bonds qui font
penser aux moineaux quand ils sautent dans les allées. Et lorsqu’elle
marchait tranquillement, lorsqu’elle consentait une minute à marcher
tranquillement, elle portait en arrière tout le haut de son corps, qui
reposait sur ses reins étroits, ravalés, bien nerveux. M. Fauche, qui
n’avait de sa vie auparavant regardé comment c’est fait, une petite
fille, en était tout émerveillé, comme un sauvage qui voit pour la
première fois une comète, une étoile à queue, un astre insolite,
inquiétant et très beau, éclaté on ne sait comment, au milieu du ciel,
et qui sûrement va s’en aller, comme il est venu, d’une manière
incompréhensible.

En traversant la cour de sa maison il aperçut la cage du merle, toujours
accrochée au mur. Les deux pattes agrippées à un barreau, au-dessus du
nid en molleton vert, l’oiseau faisait remonter, de son gésier jusqu’à
son bec, la pâtée qu’il avait broyée pour le compagnon qui venait de lui
tomber des nues. Des ondulations régulières faisaient frissonner les
plumes de son cou; il fermait les yeux, comme ravi; et le petit merle,
perpétuellement affamé, sortait du fond de son gosier grand ouvert une
langue rose, pointue, cornée, toute tremblante de gourmandise.

Le concierge, d’un air impatient, sifflait au vieux _la Marseillaise_.
Mais lui, ce merle jadis artificiel artiste, tout hagard maintenant,
tout hébété et enthousiaste aussi de son rôle nouveau, n’arrivait plus à
se rappeler l’ancienne chanson. Il s’y efforçait tout de même, on le
voyait bien. Il baissait la tête, clignait ses yeux noirs, polis,
ardents, peut-être même parfois retrouvait-il une ombre de souvenir.
Mais à l’heure même il ne pouvait pas siffler, puisque sa gorge était
occupée à préparer, à broyer, à faire descendre cette pâtée pour le
petit. Non, décidément, il avait autre chose à faire! Une puissante
injonction, celle qu’entendent tous les oiseaux nicheurs, mâles et
femelles, quand la saison est venue, lui commandait d’oublier tout ce
que, dans une oisive captivité, il avait appris; et sa pauvre cervelle
était tout étourdie des conseils encore brouillés de l’instinct revenu.

M. Fauche fut assez troublé de cette correspondance singulière entre
l’aventure de cet oiseau et la sienne. En même temps, il pensa au _père
Goriot_, puis au _Canard sauvage_ d’Ibsen, et s’en blâma, comme il
faisait toujours quand une réminiscence littéraire venait en lui
s’incorporer à un sentiment vrai, pour en gâter peut-être la force et la
sincérité. C’est un des plus tristes soucis des lettrés et surtout des
professeurs: ils retrouvent dans tous les coins de leur mémoire des
images de leurs impressions, même les plus ingénues, et s’exagèrent
alors la stérilité de leur âme, de leur sensibilité, de leur
imagination. M. Fauche haussa les épaules, tout mélancolique.

--Je savais déjà, songea-t-il, que je n’étais pas assez bon pour faire
un archéologue. Je comprends aujourd’hui que je ne suis qu’un vieux
pédant. Mais, allons, allons, je suis comme ce merle: je peux toujours
donner la pâtée!

Toutefois, il sentait bien que cette façon de rendre hommage aux lois de
la nature n’était encore qu’une illusion, une duperie où lui et l’oiseau
voulaient se plaire. Etait-il seulement le père de Marie-Blanche? Il
l’ignorait.

C’est ainsi que le vieil homme et le vieux merle s’évertuèrent, chacun
de son côté. Le merlot poussa vite. Son bec s’effila, jaune comme une
fleur; il eut de belles plumes noires, si lisses et fines que son père
adoptif, maintenant, prenait plaisir à se frotter contre elles; et il
sifflait des phrases étonnantes, très courtes, mais toutes neuves, que
personne jamais ne lui avait enseignées, et que lui dictait son
instinct. L’autre, le vieux, écoutait d’un air attentif, ébouriffé
depuis les ailes jusqu’à la queue, et il essayait de répéter. Mais il
avait trop sifflé les airs des hommes, il n’était plus sûr de lui, il
hésitait, s’arrêtait, et recommençait d’écouter, plein de tristesse et
tout béant. Du reste, il avait bien d’autres soins. Il nettoyait le nid
de son élève, il lui montrait à se baigner, à manger les graines sans
les éparpiller, à s’épouiller le corps depuis les pattes jusqu’à la
gorge. Le merlot se laissait faire, et de temps en temps, tout
innocemment, sans doute pour s’amuser, il donnait un coup de bec sur la
nuque du vieux, à un endroit où les plumes, se faisant rares,
s’élimaient comme un tapis sur lequel on a trop marché. C’était un jeu
qui intéressait beaucoup Marie-Blanche quand elle y assistait. Et quand
le vieux criait un peu, parce que ça lui faisait mal, elle riait de tout
son cœur. Le merlot avait l’air de rire aussi.

Elle se laissait aimer, Marie-Blanche, et voilà tout. Elle était à la
fois caressante, presque voluptueusement, et très sèche, avec
insouciance. Mais elle devenait belle, elle peuplait la volière, et
c’était tout ce que le pauvre M. Fauche demandait. Parfois, il songeait,
avec un doute horrible: «Comment est-ce que je l’aimerai plus tard? de
quelle manière?» Il avait peur, étant plein d’honnête respect des lois
et de la morale, que quelque chose d’ambigu et de pervers se mêlât
jamais à son affection. Parfois il croyait distinguer, dans les traits,
dans les gestes, la voix de l’enfant, un souvenir des traits, des gestes
de la voix d’Estrella, et il se disait: «Cela vaut mieux ainsi.» Puis il
était repris d’une jalousie furieuse, à quoi il voyait bien qu’il était
père, vraiment père et rien que cela. D’ailleurs Marie-Blanche
ressemblait surtout à madame Fauche. Elle en avait l’intelligence un peu
fausse mais lucide, le manque d’imagination, la coquetterie, le désir
passionné du plaisir. Un jour le professeur l’entendit qui demandait à
la vieille Louise:

--Je ne resterai pas toujours ici, n’est-ce pas? On s’ennuie. Comment
c’est fait, ailleurs?

Oui, bien sûr, elle s’en irait un jour. Elle s’en irait avec le même
dédain, la même impatience que sa mère, et sans qu’il y eût rien à dire.
Elle s’en irait parce que c’était la loi fatale. M. Fauche pensait
perpétuellement au jour où elle s’en irait.

       *       *       *       *       *

Or, un beau matin, il aperçut, en descendant son escalier, un groupe
nombreux qui s’agitait autour de la cage des deux merles. Quelqu’un
disait:

--Je le savais bien. J’avais prévenu! C’est mauvais de laisser un trop
vieil oiseau avec un si jeune.

M. Fauche s’approcha. Alors il vit, au fond de la cage, le vieux merle
roidi, les pattes renversées, les deux ailes déchiquetées. Il avait un
grand trou sanglant à la nuque et ne remuait plus. Il était mort, et
tout froid déjà, tout froid!

Quelqu’un dit encore:

--Oui, c’est à force de lui frapper dans le cou avec son bec, comme pour
rire, qu’il a fait ça, le jeune. Une fois que le sang est venu, il s’est
acharné. C’est leur habitude, à ces petits, quand le printemps vient, et
qu’ils se sentent furieux d’être en cage.

       *       *       *       *       *

Et M. Fauche s’enfuit. Il avait le cœur serré comme s’il venait
d’entendre une prophétie.



LES CHIENS


Jeanteaume, le berger communal de Gicey, après avoir mangé son quartier
de miche et son fromage, but un coup de vin et se coucha près de la
rigole de Champromain, au frais, pour dormir pendant la grosse chaleur.
Au-dessous de lui, c’était un grand breuil bourguignon, une vaste
prairie verte où croissaient cinq ou six beaux chênes trapus, presque
noirs dans l’air éclatant et sec, ceinte, vers le penchant du coteau,
par un murger de pierres sèches, et partout ailleurs de fossés d’eau
vive. Le soleil de midi plombait. Du silence, de la lumière, une
chaleur pesante. Les bêtes, ruminant à peine, restaient droites sur
leurs pieds, sous les arbres à l’ombre courte: huit vaches, quelques
bœufs, un jeune taureau maigre, nerveux, ses petits yeux sanglants
clignés sous la frisure des poils du front; et tout ce troupeau éclatait
d’un blanc clair, fin, sans tache, signe de la pureté du sang charolais.

Derrière le murger, la route de Gicey courait, étroite, bordée de gros
blocs calcaires, toute grillée de soleil, et si chaude que l’atmosphère,
au-dessus d’elle, devenue visible, faisait de petits tourbillons
vaporeux. Du confin de l’horizon, une automobile darda, espèce de comète
folle, avec une queue de poussière, et on l’entendit avant de la voir:
grondement régulier du moteur bien en règle, froissement de l’air
qu’elle fendait comme un projectile, et qui sifflait, puis un grand cri,
le hurlement subit de la sirène parce que la route tournait:

«Allez-vous-en! Allez-vous-en! Je suis la mort! Hou!»

Le taureau pointa contre la chose rouge, mystérieuse, et la rage lui
vint parce qu’elle avait disparu, du champ de ses yeux myopes, avant
qu’il eut compris ce que c’était; les vaches frémirent si fort qu’il en
tomba quelques-unes, des plaques de bouse collées à leurs tétines! Les
bœufs furent plus lents, mais ils se rappelèrent vaguement le courage de
leur sexe aboli: il firent le cercle, les cornes en avant, la bave aux
lèvres. Réveillés de leur sieste, ils attendirent l’ennemi: rien! Rien,
après une si grande secousse, une menace qui devait provenir d’une bête
si formidable, ce n’était pas possible! Le troupeau devint fou. Sur ses
jambes tremblantes, il se mit à danser.

Jeanteaume, le vieux berger, restait toujours allongé sous son buisson,
les yeux fermés. Hubert Petite-Main, le facteur aux quatre phalanges
amputées, coupait au plus court, sa tournée faite, par la digue de
Champromain. Il cria:

--Oh! Jeanteaume, oh! Tu ne f’sôs mie garde. Tes bêtes qui vont zaguer!

Jeanteaume croisa ses mains, pour se lever, sur ses genoux perclus. Ses
deux chiens, deux grands briards au poil rude, avaient déjà compris. Ils
étaient debout, les pattes en ordre pour la course, et l’échine en arc.
Mais ils attendaient l’ordre.

--Qu’est aqui? fit Jeanteaume.

--Moi, Petite-Main, le facteur. Tes bêtes qui vont zaguer, que j’disôs!

Le taureau reniflait, jetait derrière lui la terre par grosses mottes
herbeuses qu’arrachaient ses quatre sabots, trépignait. Les vaches,
autour de lui, pivotaient, valsaient, entraînaient la folie des bœufs
massifs et stupides. Puis tous ensemble ils s’ébranlèrent, franchirent
le murger d’un bond pesant qui fit jaillir de la boue, coururent vers le
grand canal, à une lieue de là. C’est ce qui s’appelle zaguer: le coup
de démence collective qui s’empare de tout un troupeau, le disperse,
fait que des bêtes parfois tombent fourbues et mortes, après avoir
tourné en cercle durant des heures.

Jeanteaume soufflait dans sa corne de fer: Pôôte! Pôôte! Bah! les
animaux n’entendaient plus ce langage séculaire. Heureusement, les deux
chiens étaient là. Un geste les jeta au galop vers le grand canal, où il
fallait arriver avant que le troupeau y tombât. Jeanteaume, lui aussi,
essaya de courir. La sueur de son dos séchait tout de suite, bue par la
chaleur, et une calotte de plomb lui pesait sur le crâne. Ah! comme il
avait mal autour de la tête, au-dessus des deux yeux! Mais les briards
savaient leur métier. Autour des ruminants précipités, ils
retentissaient d’abois, les crocs sortis des gencives. Arrêtant sa
fuite, le troupeau se groupa en demi-cercle, retrouvant la tactique
héréditaire, faisant enfin ses gestes de défense habituelle, affermi
devant une menace qu’il connaissait. Jeanteaume n’eut plus qu’à le
reconduire au breuil.

Contre les flancs des bêtes matées, les deux chiens marchaient d’un pas
souple, insoucieux de la soif qui faisait ruisseler de salive leur
langue molle et pendante. Dans leur pupille orange, il y avait un éclair
intelligent, le sentiment fier de la victoire remportée. Mais Jeanteaume
se sentait tout drôle. C’était comme si on lui avait serré un ruban
d’acier autour de la cervelle, à l’endroit où ça peut faire le plus de
mal. Il y avait aussi son cœur. Qu’est-ce qu’elle avait, cette vieille
mécanique, à taper contre sa poitrine douloureuse, puis à s’arrêter net?
Et alors sa vue se troublait, il avait envie de vomir. Il sentait passer
aussi, devant ses prunelles, des mouches qui n’existaient pas; et il les
écartait de la main, d’un geste incessant.

--Faut que j’rentre, songea-t-il, faut que j’rentre. Ça n’va point.

Il héla le petit Guillaume, le fils au Perdu, lui donna la garde du
troupeau et se dirigea vers Gicey.

--Hé! berger, lui dit-on sur la route, où c’est qu’t’as bu? T’étios tout
bleu, à c’t’heure, tout bleu du nez aux ouilles.

Mais il ne répondit point, parce qu’il n’avait plus la force.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, on fut étonné, dans le village, de ne pas entendre sa
trompe, car il cornait d’habitude au petit jour, pour avertir que
c’était l’heure d’ouvrir les étables. On les ouvrit tout de même et les
bêtes, d’instinct, se dirigèrent vers les pâtures. Ce fut seulement sur
le midi que la Louise, la servante du châtelain de Clomot, entra chez
lui pour lui porter une miche de sa fournée. Elle vit Jeanteaume étendu
sur son lit, la face bouffie et le nez pincé, tout habillé, avec ses
souliers aux pieds, sa corne en bandoulière; et ses deux chiens étaient
couchés en travers de la couverture, l’œil mauvais.

Elle referma la porte en criant:

--Le Jeanteaume est mort! Jésus mon Dieu!

Et tous ceux qui n’étaient pas encore partis pour les champs, les
vieilles femmes, les gosses, l’instituteur, le maire, le châtelain de
Clomot, s’assemblèrent autour d’elle.

--Il est mort! que j’vous dis: j’ai vu sa goule toute noire!

Le maire rouvrit la porte et voulut s’approcher du lit. Mais les deux
chiens s’étaient dressés tout debout sur la couette rouge. L’un gardait
la tête, l’autre les pieds du pâtre, ramassés pour bondir, grondant, les
lèvres basses, la fureur hérissant le poil de leur échine. Le maire
s’arrêta net.

--Ça d’vôt échoir, dit-il. Il se f’sôt vieux, le berger, ben trop vieux
pour le métier.

Il ajouta l’air savant:

--C’est une insolation. Faut dresser l’acte de décès et prévenir
Tronchin, l’charron, qu’il fasse la bière.

L’instituteur, qui était secrétaire de la mairie, s’en alla pour dresser
l’acte de décès, et le Tronchin arriva pour prendre la mesure du mort et
lui donner son habit de planches. C’était un géant, le Tronchin, un
homme de force. Les grands troncs de sapin que traînent les fardiers, il
les soulevait à lui tout seul par un bout, tandis que ses aides
détachaient la chaîne qui les serre. Eh bien, il recula devant les
chiens:

--C’est qu’ils m’mangerôent! dit-il.

Quelqu’un dit derrière lui:

--C’est-y qu’t’as peur, le Tronchin?

--Vas-y, toi! répondit le géant.

C’était Petite-Main, le facteur, qui avait parlé. Il franchit la porte
basse en chantonnant d’un air doux, pour flatter les chiens:

--Bellement, Fidèle! Bellement, Poloche!

Les deux briards ne firent qu’un bond, et Petite-Main cria:

--Vingt dieux! ils m’ont mordu!

Il avait été happé au jarret, comme une vache mauvaise. On vit du sang
sous son pantalon déchiré, et il s’enfuit en boitant.

Le Tronchin haussa les épaules. Il connaissait bien ces bêtes-là: rien à
faire. Et puis cet homme de force aimait la force et le courage. Ces
chiens lui touchaient le cœur.

Pierre Bel, le garde-chasse, envoya sa femme chercher du pain trempé,
des os, des râclures de fromage.

--Il n’ont point mangé depuis hier soir, dit-il. Il voudront manger,
p’t’êtr’ ben.

On disposa la nourriture sur le seuil de la porte. Les deux chiens ne
bougèrent pas. Ils n’avaient pas l’air de voir.

Alors, tous les hommes qui étaient là se ruèrent sur eux avec des
bâtons. On était bien obligé d’en finir, on ne pouvait pas rester là
toute la journée, il fallait bien les assommer. Les morts c’est fait
pour être enterré: ces brutes de chiens ne comprenaient pas ça.

Ils ne comprenaient pas çà, mais ils savaient la manœuvre! Ils étaient
d’attaque, ils étaient de combat. A chaque assaut, ils reculaient un
peu, se tassaient sous le lit, puis lançaient leur gueule puissante: un
seul jappement, un seul coup de crocs, et le compte y était! S’ils
étaient atteints à leur tour, ça ne se voyait pas, sous le rude matelas
de leur poil gris; et l’étroitesse même de la porte basse les empêchait
d’être tournés.

Alors, le châtelain se tourna vers Pierre Bel:

--Avec deux cartouches de chevrotines!... fit-il.

Le garde-chasse leva les bras.

--Moi, dit-il, moi! Un chasseur, un garde!

Il ne savait pas dire, il n’avait pas d’éloquence, mais il sentait
bien, dans le fond de son âme, qu’il ne devait pas tuer des bêtes d’une
race alliée à l’homme depuis des milliers de siècles, des bêtes qui le
servent contre les autres bêtes. Ça ne se peut pas, c’est un crime.

--Eh bien! dit le châtelain à contre-cœur, qu’on aille me chercher mon
fusil.

On lui apporta le fusil, et des cartouches de double zéro. Il chargea
lentement. Quand ils entendirent le bruit du levier qui basculait,
Fidèle et Poloche levèrent la tête. Leurs yeux prirent un air d’étrange
douceur et de terreur résignée. Ils étaient de la campagne, ils savaient
à quoi ça sert, un fusil. Mais ils n’abandonnèrent pas leur poste.

Le châtelain visa très attentivement Poloche à la tête, et fit feu. Le
beau chien s’affaissa comme si on lui eût fauché les pattes; il avait le
crâne broyé. Mais Fidèle se précipita. Il avait l’instinct des animaux
braves, il voulait mordre avant de mourir. Le châtelain tira
nerveusement et ne lui cassa qu’une patte. Fidèle lécha son moignon
brisé et fit entendre une plainte horrible, déchirante, qui remplit la
chambre, envahit la rue, monta jusqu’au ciel parce que les femmes du
village, à leur tour, eurent des hurlements de chiennes. Et beaucoup
d’hommes aussi pleuraient.

Le châtelain rechargea son arme et tua Fidèle d’un coup de fusil dans
l’oreille.

       *       *       *       *       *

Ce furent la Couterotte et la Pierre Bel qui veillèrent Jeanteaume, la
nuit, quand il fut dans le cercueil. On n’avait rien allumé, qu’une
petite lampe à pétrole et le feu de l’âtre, pour mettre la bouilloire et
faire le café. Vers minuit, la Couterotte crut entendre comme une espèce
de sifflement léger. Elle crut d’abord que c’était la bouilloire qui
chantait. Mais ce n’était pas la bouilloire: c’était de la bière que
venait ce bruit! La Couterotte saisit le bras de la Pierre Bel, sans
rien dire: le sifflement continua. Les deux femmes tombèrent à genoux,
non pas pour une prière, mais parce que la peur leur coupait les jambes.
Il s’écoula une minute encore. Il y avait dans la chambre une vieille
horloge, un coucou. La Couterotte eut l’idée d’en décrocher les poids
pour arrêter le mouvement, et mieux entendre. Elles entendirent: le
corps venait de se retourner dans le cercueil! La Pierre Bel cria:

--Au secours! au secours! au secours!

Des lumières parurent aux vitres; il y eut des bruits de pas.

--Au secours! répétaient les deux femmes; le berger n’est pas mort!

Quand on eut fait sauter le couvercle de la bière, on aperçut Jeanteaume
qui reprenait son souffle, la figure encore violette, les veines du cou
gonflées. Il ouvrit les yeux d’un air hébété, sans voir où il était. On
le jeta sur son lit, on porta la bière dans la rue, on la brisa en
morceaux, qu’on cacha dans le fournil. Des femmes sanglotaient; et le
vieux Jeanteaume, parce qu’il était ressuscité, leur paraissait une
espèce de dieu.

Le lendemain, on voulut lui donner à manger. Le berger secoua la tête.
Non, il ne pouvait pas manger! Mais il dit:

--Faut seulement donner la soupe aux chiens.

Les autres blêmirent. Le berger continua, la langue embrouillée:

--Mes chiens... où c’est qu’ils sont?

On n’avait pas eu le temps d’enlever leurs cadavres. On les avait jetés
seulement dans le petit jardin, derrière la maison. Jeanteaume se leva,
prenant son bâton parce qu’il chancelait. Tout nu sous sa chemise, il
ouvrit la porte en trébuchant et aperçut les deux corps jetés l’un sur
l’autre, les pattes raides. Il cria:

--Mes chiots, mes deux pauvres chiots! Qui c’est qui les a tués? Comment
que j’vas faire berger, maintenant?

Ses genoux étaient encore bien faibles. Il s’abattit près des deux bêtes
dont le sens mystérieux avait compris ce que les hommes ne voulaient pas
voir. Personne n’osait rien dire. Pendant longtemps, on n’entendit que
la voix du berger qui pleurait:

--Mes chiots... mes deux bons chiots!



LE SECRET


Madame Hermot ouvrit la porte du cabinet de travail de son mari.

--Armand, dit-elle, tout est prêt pour le bain de bébé. Tu viens? Tu as
encore le temps, avant de partir pour le bureau.

Ils n’avaient qu’une servante, et pour que le tub de bébé fût préparé
avant le départ de son mari, il fallait à madame Hermot quitter son lit
de bonne heure, accorder moins de temps à sa toilette, sacrifier un peu
des soins qu’elle donnait à sa beauté. Mais sa maternité prêtait à son
corps jeune et à ses traits charmants une souplesse et un éclat qui
triomphaient des négligences. Toute sa chair était comme pénétrée de ce
bonheur délicieux et calme qui n’était plus seulement, comme aux
premiers jours de son mariage, celui de la volupté révélée et
satisfaite. Pour connaître toute la joie que peut donner l’amour, il
faut aimer encore son mari, et avoir eu, depuis peu de temps, son
premier enfant. On est si reconnaissant à l’un de vous avoir donné
l’autre, on éprouve dans tout son être une telle impression de
renouvellement, de jeunesse et d’ardeur! Le plaisir même prend un sens
magnifique et fort qui le prolonge et l’ennoblit. On se dit: «C’est donc
à ça, que ça sert, à ça!...» Alors, il y a des instants où l’on met dans
l’étreinte une espèce de reconnaissance fougueuse et sublime.

Hermot se leva, plein de l’impression d’un bonheur paisible et radieux.
Il y avait un peu de gris sur ses tempes, la quarantaine avait déjà
sonné pour lui. A cet âge, certains hommes éprouvent plus fortement
encore l’orgueil de la paternité que la passion de l’amour. C’est la
nature qui le veut ainsi: ils sont fiers de se perpétuer, de prolonger
dans l’avenir une puissance de vivre qui bientôt chez eux va décroître.
Ils disent: «mon fils» ou «ma fille» presque avec le même sentiment de
douceur étonnée qu’ont les femmes. Voilà pourquoi le mari marchait d’un
pas si vif et pressé. Mais il était amoureux aussi. En suivant, dans le
corridor étroit, la forme mince et légère qui le précédait, il sentait
son cœur bondir.

La bonne tenait le petit, déjà tout nu, au-dessus de la vasque en métal
clair, qu’un rayon de soleil, entrant par la fenêtre, illumina gaiement;
et l’enfant que ces reflets faisaient un peu loucher, fermait les yeux
par instants. Il avait sept mois; des plis de graisse formaient des
bourrelets sur ses cuisses et ses bras, et son ventre un peu gros
mettait une ombre vers son sexe innocent.

La bonne le posa sur le tub, bien assis sur son derrière, les jambes
croisées; l’eau était tiède, exactement à la température de son corps
délicat. Pourtant ce contact le surprit, il cria quelques secondes.
Puis, il se calma. L’éponge, passant sur son dos très gras comme une
caresse, détendit ses nerfs dans un plaisir très doux; il essaya de la
saisir; ses gestes encore mal adaptés dépassaient le but, ses gencives,
où une petite dent laiteuse perçait, riaient voluptueusement. Ses
cheveux, courts comme un pelage, s’emplirent de savon, et on lui faisait
renverser la tête pour que la mordante écume n’atteignit pas ses
paupières.

A ce moment on sonna.

--Madame, c’est le boucher, dit la bonne.

Madame Hermot eut un moment d’hésitation. Elle avait l’habitude de
commander elle-même les provisions du jour. Hermot sourit.

--Laisse-moi seul avec bébé, dit-il, je ne lui ferai pas de mal.

Et madame Hermot sourit à son tour en s’en allant.

Hermot essuya lui-même le corps poli et gracieux. Il embrassait
prudemment cette chair tendre qui sentait les caresses et s’étirait sous
elles. Quand les baisers couvrirent le front, l’enfant leva la tête,
d’un air intelligent et ravi. Alors le père le posa sur le tapis, du
côté du ventre, et cette petite chose vivante, qui ne pouvait encore
marcher, essaya de se dresser sur les pieds et sur les mains. Hermot
claqua des doigts derrière lui, mais il ne se retourna pas.

--Marcel, mon petit Marcel! fit Hermot presque involontairement.

Les enfants, dès les premiers mois arrivent à répondre à l’appel de leur
nom. Pourtant, Marcel continua de jouer sur le tapis sans entendre.
Hermot frappa dans ses deux paumes, assez fort, sans parvenir à attirer
son attention.

--C’est étrange, murmura Hermot. C’est très étrange!

Cependant comme sa femme venait de rentrer dans la pièce, il ne dit
rien.

Il y a peut-être quelque chose de contagieux dans les inquiétudes les
plus silencieuses. Quand son mari eut quitté l’appartement, madame
Hermot, en rhabillant Marcel, fit entendre ce léger bruit des lèvres où
les enfants, même quelques semaines seulement après leur naissance,
savent reconnaître un baiser. Celui-ci ne bougea pas plus que lorsque
venaient du dehors ces mille rumeurs que les jeunes êtres ne remarquent
jamais, parce que l’expérience leur apprend vite qu’elles ne sont pour
eux les causes ni d’une peine ni d’un plaisir. Alors, elle aussi, d’une
voix troublée, presque douloureuse déjà, appela, comme l’avait fait
Hermot:

--Marcel, mon petit Marcel!

Et l’enfant continua de sourire aux choses, inconscient du cri, n’ayant
rien perçu. Madame Hermot le saisit passionnément dans ses bras,
l’emporta comme pour le sauver d’un danger.

--Mon Dieu, mon Dieu! Mon petit, mon cher petit!

Elle pleurait silencieusement. Tout à coup, elle se dit:

--Ce n’est pas sûr. Et tant que ce ne sera pas sûr, il ne faut pas
_qu’il sache_!

Elle venait de penser à son mari.

Ils vécurent ainsi des mois et des mois, et chacun cachait à l’autre une
crainte qui grandissait. Hermot n’avait pas voulu consulter le médecin
du ménage. «Il dirait tout à ma femme, songeait-il; ou bien il ferait
des expériences qui lui révéleraient cette angoisse.» Mais il alla
interroger un spécialiste. «Il faudrait que je voie votre fils», lui
dit celui-ci. Cela était impossible. «Alors, continua le spécialiste, il
faut attendre. C’est peut-être un retard de développement. Ou le
contraire: il y a des enfants qui ne prononcent leur premier mot qu’à
quinze ou seize mois justement parce qu’ils sont très intelligents. Ils
sont distraits parce qu’ils emmagasinent des sensations. Espérez.»

Mais à mesure que le temps coulait, Hermot sentit qu’il n’avait plus
rien à espérer. Sourd-muet! C’était un sourd-muet qu’il avait engendré.
Il se l’imaginait vivant toute une vie affreuse dans un silence mortel,
séparé des humains; et les sons, la musique, les paroles devinrent à ce
père une douleur. «Il ne connaîtra pas ça, pensait-il; il n’entendra
jamais ce que j’entends, il ne m’entendra jamais. Et j’avais tant de
choses à lui dire, tant de choses!»

Puis il réfléchissait que sa femme ne savait pas encore leur malheur, et
il ne lui parlait, avec gaîté, que de choses indifférentes. Madame
Hermot l’imitait. Elle mettait, à dissimuler sa douleur, un acharnement
plus farouche encore. Elle avait consulté leur médecin habituel; elle
avait été voir, elle aussi, un spécialiste. Non, il n’y avait plus
d’espoir, on le lui avait dit, il n’y avait rien à faire. Son enfant
était muré dans le silence, pour jamais. Ah! si elle avait pu parler,
soulager sa peine! Mais pourquoi enlever à son mari les quelques mois de
tranquillité, de bonheur qui lui restaient? Hermot ne voyait l’enfant
que de rares minutes chaque jour, il ne pouvait avoir deviné, toutes ses
paroles montraient assez qu’il ne se doutait de rien. Parfois, regardant
Marcel, il disait:

--Quels yeux, quels admirables yeux!

Ils étaient pareils, en effet, à des fleurs extraordinaires et sombres,
croissant dans un abîme où nul n’oserait aller les cueillir. C’est que
déjà les autres sens se développaient pour se substituer à celui qui
ferait toujours défaut. L’enfant était aussi très adroit de ses mains,
d’une singulière intelligence tactile...

L’existence du mari et de la femme devint atroce. Dans le dévouement
sublime qu’ils mettaient l’un et l’autre à garder ce secret, ils ne
retrouvaient plus leur amour, ils se sentaient tristes et lointains.
C’était leur affection même qui sombrait dans leur effort, et aucun
pourtant ne se décidait à parler.

       *       *       *       *       *

Ce fut vers cette époque qu’on acheva, sur le boulevard presque
suburbain qu’ils habitaient, les travaux du Métropolitain. La chaussée
était devenue sonore et vibrante comme une caisse à violon; un jour les
trains électriques commencèrent à courir sous terre. Les objets se
mirent alors à danser étrangement, les meubles tremblaient. Parfois,
sans qu’on sût comment et qu’on y touchât, un verre se brisait. Un jour
qu’ils étaient dans la salle à manger, à la fin d’un repas mélancolique
et muet, Hermot distingua au plafond un bruit qui lui fit lever les
yeux. C’était le tenon de la suspension qui descendait, descendait d’un
mouvement de plus en plus rapide, au milieu d’une fine poussière de
plâtre. Il eut à peine le temps de crier à sa femme:

--Prends garde, la suspension! La suspension qui va tomber!

Tous deux, repoussant leur chaise, s’étaient reculés vers le mur. Marcel
était assis sur une chaise très haute, près de la fenêtre, hors de
danger. Le lourd lampadaire de cuivre s’abîma sur la table, écrasant les
faïences, broyant jusqu’au bois, le perçant pour tomber sur le plancher;
et une explosion n’eût pas retenti davantage dans cette pièce étroite.
Mais Marcel n’avait même pas fait un geste. Ses regards étaient demeurés
tournés vers la fenêtre, d’où l’on apercevait un pan de ciel et des
oiseaux.

--Il n’a pas eu peur! dit madame Hermot.

--Non, dit son mari, il ne pouvait pas avoir peur.

Et à ces simples mots, une même révélation éclata dans leurs âmes.

--Tu savais! dit madame Hermot. Oh! mon ami, tu savais donc!

--Et toi aussi! cria Hermot. Ah! que tu es brave! Ma pauvre, ma pauvre
femme!

       *       *       *       *       *

Ils venaient de comprendre qu’ils avaient maintenant le droit de pleurer
ensemble, et qu’ils allaient s’aimer, pour leur long sacrifice commun,
comme jamais encore ils ne s’étaient aimés.



LA PEUR


--C’est très drôle, dit le peintre Bervil en posant sur la table brune
de la brasserie le journal qu’il venait de lire. C’est vraiment très
drôle.

Il riait silencieusement. Son amie Suzanne Demeure demanda:

--Qu’est-ce qui est drôle?

--Ça ne vous amusera pas: vous ne connaissez pas la personne. Mais le
maître, dit-il en se tournant avec une nuance de respect vers le
sculpteur Darthez, le maître l’a connue, lui!... Ce n’est qu’une
annonce de quatrième page: «Mademoiselle Élise Dorpat, somnambule
extra-lucide. Tout le passé! Tout l’avenir!»

--Eh bien, dit Suzanne, ce n’est pas neuf. Il y en a vingt par jour, des
annonces de somnambule. Et les somnambules, on a beau dire, il y a des
jours, des jours...

--Oui, dit Bervil, j’entends. Toutes les femmes ont besoin du miracle.
Elles vont de la grotte de Lourdes à l’antre des pythonisses qui
vaticinent pour cent sous. Mais s’il fut jamais une de ces pythonisses
pour démontrer que, de nos jours, la prophétie est un métier comme celui
de mercière ou de marchande à la toilette, c’est bien Élise Dorpat.
Darthez l’a connue, et c’est pour ça que la nouvelle doit l’amuser
autant que moi. Elle était modèle, il y a quinze ans, cette Élise, elle
posait l’ensemble, à dix francs la séance, dans les ateliers: une fausse
maigre, fine, mince, blême, avec un air de rêverie mystique. Je ne sais
quel étudiant en médecine, sans doute, s’avisa de découvrir en elle un
«sujet» et en fit un médium. Je dois avouer qu’elle avait le physique de
l’emploi. C’est quelque chose, et je présume que sa nouvelle industrie
lui donna des bénéfices, car lorsque au bout de quelques années elle
épousa un brave employé de l’octroi parisien, on prétendit qu’il ne
l’avait pas prise tout à fait pour ses beaux yeux.

»Jusqu’ici, rien que de banal. Mais voilà que, l’autre jour, je la
rencontre sur le boulevard Raspail, son ancien quartier, en grand deuil,
vieillie, fripée, déformée, un filet de ménagère au bras. Je la salue,
elle me rend mon salut, vient à moi, me prend la main mélancoliquement.

»--Hélas! dit-elle, j’ai perdu mon pauvre mari. Que faire? Et je
m’ennuie tant! Je crois que je vais _reprendre le sommeil_.

»Entendez-vous? Elle parlait du don de seconde vue, du mystère, des
voiles de l’avenir, comme un épicier retiré qui dirait: «Je vais
reprendre le commerce.» Vous ne trouvez pas qu’il y a quelque chose de
changé depuis le chêne de Dodone, les prêtresses de Delphes et la
sybille de Cumes?

--Je ne sais pas, dit Darthez d’une voix lente. C’est plus compliqué que
vous ne croyez, Bervil, c’est plus compliqué!

Ses doigts palpaient l’air comme pour modeler des formes. Habitué à
traduire sa pensée par des lignes et non par des mots, ses mains étaient
devenues plus adroites que son langage.

--Vous croyez à la veuve de M. Dorpat, commis principal d’octroi,
somnambule extra-lucide! s’écria Bervil.

--Ce n’est pas, comme vous l’avez dit, un carabin qui a lancé la petite
Élise dans sa nouvelle carrière, continua le vieux sculpteur, c’est moi.
Et je puis vous assurer que je n’oublierai jamais dans quelles
circonstances.

»Vous n’avez pas connu Élise il y a vingt ans. Une figure délicieuse et
supra-terrestre qui semblait descendre des nues. Elle avait des yeux
inoubliables, un peu effrayants, extraordinairement clairs; clairs et
vides, tant qu’on n’y versait pas une pensée. Mais voilà justement
pourquoi c’était un modèle incomparable. On n’avait qu’à lui dire:
«Élise voilà ce que c’était qu’Ophélie, Penthésilée, Imogène.» Et
c’était Penthésilée, Imogène, Ophélie, que vous aviez devant vous; non
pas telles qu’elles furent pour le premier qui les créa, mais telles
qu’on les imaginait soi-même. Elle lisait votre pensée, elle devenait
votre pensée vivante, incarnée. Et si l’on cessait de songer à la chose
qu’on voulait faire, elle perdait la pose, ce n’était plus rien, tout de
suite, que l’effigie toute pâle d’une jolie petite fille morte. C’était
étrange, je vous dis, très étrange.

»En ce temps-là, je rêvais d’un groupe qui devait s’appeler
_Immortalité_: une femme soulevant la tête d’une enfant, et la
regardant avec un air tout à la fois de doute déchirant et d’espoir
passionné... parce qu’on ne sait pas, qu’on ne saura jamais ce qui se
passe après l’arrêt définitif des mouvements chez les êtres; mais on
voudrait tant qu’il y ait quelque chose qui survive d’eux, quand on les
a aimés! La maquette achevée, il se trouva que mon atelier n’était pas
assez haut pour la masse de glaise que je voulais élever et que la terre
y séchait trop vite. J’en louai un autre, dans une partie de l’impasse
Boissonnade, qui a été détruite depuis. Je n’étais pas riche, alors, et
cette pièce assez vaste, froide et grise, n’avait rien de somptueux.
C’était une ancienne écurie que le propriétaire,--jugeant sans doute
qu’un artiste, même pauvre, paierait malgré tout plus qu’un
cheval,--avait transformée en ouvrant une baie vitrée au-dessus de la
porte. En face, une espèce de galerie, ou plutôt une soupente, servait
de chambre à coucher. Le sculpteur qui l’avait habitée avant moi, un
Américain, paraît-il, n’y avait rien laissé qu’un énorme bloc de plâtre,
carré, adhérent au sol par son poids et les qualités mêmes de cette
matière. Sans doute, il avait dû en faire un socle pour un de ses
essais, et je lui donnai dans mon esprit la même destination. En
attendant, je le recouvris d’un lambeau d’étoffe et m’en servis comme de
support pour une lampe à réflecteur, assez puissante, dont je me servais
quand la fantaisie me prenait de dessiner le soir. Mon mobilier, à cette
époque, tenait dans une voiture à bras. Le lit même, une espèce de divan
assez large, fut bientôt hissé dans la galerie, qu’il remplissait tout
entière. Puis je fis venir de la glaise et me mis au travail avec ces
alternatives de joie sans borne et de découragement que connaissent tous
ceux qui ne sont pas de purs instinctifs.

»Je ne pensais qu’à mon œuvre. J’entendais la question, pleine de cris
et de larmes, que se posait la mère devant ce corps frêle, à jamais
froid, déjà diminué; je portais en moi la forme rigide et désolante de
la petite morte. J’avais décidé tout de suite qu’Élise me poserait ce
cadavre puéril et douloureux. Qui donc plus qu’elle portait sur son
visage cette expression de vide hagard et inquiétant? Mais, avant même
que je me fusse mis à plaquer les blocs de terre grise sur le bâti de
bois qui les attendait, je fus envahi par un sentiment qui m’avait été
inconnu jusque-là. Jusque-là? Non. Je l’avais éprouvé dans mon enfance,
comme vous, sans doute, comme tous les fils et toutes les filles des
hommes: la peur sans cause qui vous prend dans une chambre noire, la
peur qui vous fait appeler maman, la bonne, n’importe qui, pour qu’on
apporte une lumière, parce qu’on deviendrait fou, à force de trembler et
de pleurer, s’il n’y avait pas de lumière! Et quand on vous dit: «Tu
n’es qu’un poltron, il n’y a personne, il n’y avait rien!» c’est
seulement par fausse honte qu’on n’ose pas répondre: «Il y avait quelque
chose! J’en suis sûr, je l’ai senti.» Si l’enfant avait déjà la
connaissance des mots abstraits, il dirait: «C’était une _Présence_, un
être invisible, mais qui flotte, qui plane, qui existe.» Eh bien, et
surtout précisément aux heures obscures, dans cet atelier, dès les
premiers jours, je sentis une Présence! J’avais peur comme les enfants,
sans savoir pourquoi, peur atrocement. Une angoisse me prenait à la
gorge dès que j’entrais dans cette pièce nue, banale, froide, où il n’y
avait rien que des moulages apportés par moi-même, des linges humides et
l’ébauche de mon groupe, ce que, dans notre argot d’atelier, nous
appelons un «boulot». Et puis si, au crépuscule, je n’allumais pas ma
lampe tout de suite, c’était une sensation affreuse que je vais essayer
de vous faire comprendre. J’ai visité, sur les confins du Siam, le
temple sublime d’Angkor, miracle de beauté qu’une forêt vierge tient
enseveli depuis mille ans. Dans la plupart des immenses galeries, aux
ouvertures obstruées par les éboulis et les lianes, la nuit est presque
absolue et perpétuelle; et si on entre brusquement, voilà que, sans
bruit, sans aucun bruit, on se sent enveloppé, baigné, noyé dans un
grouillement larvaire, un tourbillon silencieux qui vous étreint depuis
les pieds jusqu’aux cheveux. Mais la cause d’une si grande épouvante est
risible: des milliers de chauves-souris que l’invasion a troublées et
qui, en s’envolant, effleurent vos mains, vos joues, tous vos membres.
C’est ça que je ressentais dans mon atelier! Seulement, il n’y avait pas
de chauves-souris. Il n’y avait... il n’y avait que la Présence, la
Présence avec ses invisibles ailes, sa viscosité, son horreur indicible.
Comment moi, qui ne suis qu’un sculpteur, pourrais-je mieux m’expliquer?
Le plus grand poète ne trouverait pas de mots; il n’y en a pas.

»Je pris l’habitude, aussitôt que je voyais baisser le jour, de fuir mon
atelier, d’errer par les rues. Je ne rentrais que tard, le plus tard
possible. Parfois, je ne rentrais pas du tout. Allez, les hommes, je
vous le répète, restent toujours des enfants: quand ils sont malheureux,
souffrants ou terrifiés, ils ont encore bien plus besoin des bras d’une
femme qu’aux jours où ils se sentent forts et sans crainte. Mais quand
par hasard il me fallait rester chez moi, toujours cette impression
d’ailes invisibles, cette angoisse à la gorge, et la lampe! Je ne vous
ai pas encore dit: la lumière de la lampe dansait comme si vraiment des
ailes avaient passé dessus; et toutes les nuits, vers une heure, un
souffle froid, venu je ne sais d’où, l’éteignait net, net, net! Vous
vous rappelez les paroles de la Bible: «Les poils de ma chair se sont
hérissés.» J’avais, à ce moment, la peau comme une râpe et un goût dans
la bouche... la peur donne un goût amer, dans la bouche. Il y a
beaucoup de gens qui l’ignorent: moi, je le sais, je vous assure.

»Sans ce dernier phénomène, évident et brutal, je me serais persuadé, je
crois, que seul le caractère funèbre de l’œuvre que j’avais commencée
avait mis mon cerveau et mes nerfs en désordre; je fus quelques jours
sans y travailler. Mais l’oisiveté m’était encore plus pénible que
l’effort; elle me laissait livré tout entier à cette abominable hantise.
Un matin, ayant résolu de reprendre ma besogne, j’envoyai un mot à Élise
pour qu’elle vînt poser dans l’après-midi. Au moins, il y aurait un être
humain près de moi, je ne serais pas seul.

»Je la vois encore, enveloppée dans une grande mante en laine des
Pyrénées,--nous étions en plein hiver,--modeste vêtement de fille pauvre
qui ne laissait voir de toute sa personne que son beau visage infiniment
pâle et ses yeux de lac gelé. Je parlais avec volubilité pour
m’étourdir:

»--Voilà, dis-je, la pose n’est pas fatigante. Tu n’as qu’à t’étendre
là, aussi raide, aussi droite que tu pourras. Tu es une petite fille
morte, comprends-tu? Ce n’est pas difficile n’est-ce pas?

»Elle eut un léger frisson après lequel son visage et ses yeux se
glacèrent encore davantage.

»--Mais il y a déjà une morte, ici, dit-elle, il y a une morte!

»Je criai:

»--Comment le sais-tu?

»Ce qu’elle venait de dire répondait tellement à mon angoisse et à ma
terreur que si j’eusse été moi-même l’assassin, je n’aurais pas eu
d’autres paroles. Élise répondit à voix basse et lentement:

»--Je ne sais pas, je ne sais pas plus que vous. J’ai peur avec vous.
Voilà.

»Elle était tombée assise sur un escabeau de bois, et bientôt parut
m’oublier. Ce n’était plus en moi qu’elle puisait sa pensée, mais
ailleurs, semblait-il, dans cette atmosphère affreuse qui m’avait
étouffé durant des jours et des nuits. Elle se releva, parcourut
l’atelier comme si elle eût cherché des traces.

»--Ils étaient deux ici, avant vous, dit-elle, un homme et une femme...
une femme plus âgée que moi. Oh! que l’homme la détestait! Il y a encore
de sa haine dans le plancher, dans les coins, et là-haut!

»Elle gravit le petit escalier qui menait à la galerie, et s’assit sur
mon lit, la tête dans ses mains.

»--Elle a couché là où je suis, des années. C’était son dernier amour.
Mais l’homme avait assez d’elle. Peut-être aussi qu’elle savait des
choses... Le marteau est dans le coin de droite, en face de la porte...
La femme dort, l’homme ne dort pas. Il écoute les heures. Il gâche du
plâtre, des sacs, des sacs, des sacs. Onze heures, minuit, une heure...
l’homme souffle la lampe.

»Je frissonnai. C’était l’heure où ma lampe s’éteignait.

»--Il monte l’escalier tout doucement. Il a pris le marteau. Le voilà
près du lit... Ah! La femme s’est réveillée. La voilà qui court, pieds
nus... Et maintenant, elle est toute nue: les mains de l’homme ont
déchiré sa chemise. Elle s’échappe, elle est sur la première marche de
l’escalier, mais le marteau l’a rattrapée, le marteau l’a rattrapée!

»Après? demandai-je, après, Élise?

»--L’homme gâche encore du plâtre. Il met la femme dans le plâtre. Elle
est comme assise, on dirait une momie... Maintenant elle est cachée, on
ne voit plus rien... Elle est là! Elle est dans le socle, là, sous la
lampe!

»Elle s’arrêta, glacée de nouveau, toute raide.

»J’avais pris un marteau, comme l’autre, celui dont elle venait de
parler! A grands coups, je tapai sur le bloc de plâtre. Par morceaux,
tout blancs d’abord, puis noircis, puis pourris, puis... mais il y a des
choses qu’il ne faut pas dire: c’est trop hideux! par morceaux, le bloc
s’en allait. Puis ces morceaux montrèrent des formes en creux: un moule,
un effroyable moule! La morte était là, accroupie, ramassée sur
elle-même comme un enfant qui n’est pas encore né.»

«C’est comme ça qu’Élise Dorpat s’est découvert le don de seconde vue,
ajouta Darthez après un silence.

--Mais alors, dit Suzanne Demeure, elle... l’a encore aujourd’hui, comme
ce jour-là?

--Ça, je n’en sais rien, fit Darthez.

Et, repris par le doute poignant qui le torturera jusqu’à la fin de ses
jours, il cria:

--Est-ce qu’on peut jamais savoir? Est-ce qu’un homme est sûr d’avoir du
génie toute sa vie, hein! toute sa vie? Eh bien! alors?...



POUSSIÈRES


--Les jolies fleurs! dit le professeur Laroque de ce ton plein, grave,
amoureux, qu’il avait à certains moments de sa vie, «sans cause»,
disaient ceux qui ne comprenaient pas. Car il y avait une cause: la joie
qu’il éprouvait de sentir la vigueur de sa pensée, sans user encore de
cette vigueur. Il y a une volupté à se savoir intellectuellement riche,
et à ne pas encore dépenser.

Avant d’aller à son laboratoire, il déjeunait tous les matins à
l’anglaise, dès neuf heures, d’un œuf et d’une côtelette qu’il arrosait
de quelques tasses de thé très noir. Il s’avouait que ce moment, où il
ne travaillait pas, était le meilleur de sa journée. Son cerveau lui
paraissait si fort et si vif! Il ne voyait pas les obstacles: d’un bond,
il franchissait d’immenses espaces intellectuels, touchait le but,
considérait comme réalisés les objets de ses travaux, découvrait
d’autres espaces à explorer, et se disait: «Quel bonheur! Il n’y a
d’éternel que la possibilité de toujours découvrir.»

--Les jolies fleurs! répéta-t-il.

Ce n’était pourtant que des mimosées, des œillets rouges, une branche de
lilas blanc, noyés dans des feuilles de houx épineux, pourpres et vertes
comme certaines carapaces de bêtes marines. Mais il pénétrait plus loin
que la forme et l’apparence des choses, il songeait aux milliers
d’actions chimiques et lumineuses qui les avaient produites--et ces
actions avaient fait aussi de la beauté, et c’était plus mystérieux que
tout le reste!

Immobile, les coudes sur la table et les deux mains sous le menton,
Madame Laroque le regardait. Il contempla son beau visage, et dit avec
reconnaissance:

--C’est pour moi que tu les as choisies... Ma petite femme, ma chère
petite femme!

Madame Laroque eut un frisson intérieur. Non, elle n’avait pas pensé à
son mari en disposant cette gerbe! Et depuis bien des mois ce n’était
plus à lui qu’elle pensait: il était devenu si absorbé, si personnel! Et
c’était aujourd’hui, précisément, aujourd’hui qu’il redevenait expansif,
qu’il se montrait joyeux, aimant, confiant! Par contenance, elle tourna
la clef d’un petit poêle à pétrole, qui fumait.

--Tu vas au laboratoire? dit-elle évasivement.

--Oui, je vais au laboratoire, chanta Laroque. Où irais-je, où irais-je
au monde! Il n’y a que Jousseaume qui n’y sera pas. Il est malade,
Jousseaume.

Madame Laroque rougit. Elle savait pourquoi Jousseaume n’irait pas au
laboratoire.

--Eh bien! poursuivit-elle, pense donc à t’arrêter chez Antoine,
l’encadreur de la rue Coëtlogon, pour réclamer le tableau que nous lui
avons donné... Tu n’oublieras pas?

--Non, répondit-il, je n’oublierai pas. Je n’ai pas de chance, personne
ne me prendra jamais pour un savant: je ne suis pas distrait!

C’était vrai. Il y avait toujours de la place dans son cerveau toujours
rangé, il portait à toutes choses la même exactitude qu’à ses
expériences. Quelques minutes plus tard, il s’arrêtait devant la
boutique d’Antoine.

Le vieil artisan essuya sur sa blouse blanche ses mains poissées de
mastic.

--Vous venez pour votre cadre? fit-il. Je le ferai porter chez vous,
monsieur Laroque, il est fini... Mais entrez donc, il faut que je vous
montre quelque chose qui vous intéressera, vous qui vous occupez de
photographie.

Traversant la boutique, les deux hommes entrèrent dans une pièce
absolument obscure, sorte de galetas dont Antoine avait fait à la fois
une remise pour les vieux cadres qu’il achetait dans les ventes et un
atelier de photographie; car il avait été séduit, comme tant d’autres,
par les plaisirs de la chambre noire, et Laroque, parfois, en souriant,
l’appelait son cher confrère.

--Restez là, monsieur Laroque, dit-il, et ne bougez pas. Vous écraseriez
quelque chose. Je vais dehors allumer la lanterne rouge. Il faut agir
délicatement, délicatement!

Il revint bientôt avec la lanterne, dont la lueur sombre s’arrêtait à
quelques centimètres du verre, comme repoussée par une obscurité si
lourde qu’elle paraissait palpable et qu’on avait envie de l’écarter du
geste.

--Tenez, voici l’affaire, dit Antoine.

Il élevait un cadre ovale comme on en fit, non seulement au dix-huitième
siècle, mais jusque sous la Restauration. Ce cadre, qui n’encerclait
aucun tableau, avait gardé le verre qui le couvrait.

--Eh bien? demanda le professeur, qui n’apercevait que cette vitre pâle
et ternie.

--Regardez par transparence.

Laroque prit le cadre dans ses deux mains, l’appuyant sur son gilet, car
il était assez lourd. Antoine, devant lui, dardait la lanterne.

--Voyez-vous?...

--Oui, dit Laroque, il me semble.

... C’était comme si le corps d’une noyée, remontant par miracle du fond
de la mer, s’arrêtait à quelque distance de la surface. Une tête de
jeune fille apparaissait sur cette glace vide, mais prête à s’évanouir,
couleur de fumée, ombre d’une ombre; et cependant, on distinguait encore
tout ce que la lumière, jadis, avait aimé: des cheveux fins et légers,
lissés sur les tempes, les fleurs claires des yeux qui, comme sur un
cliché, faisaient deux points sombres, et une autre tache pour le
menton, très jeune, un peu pointu.

--J’ai entendu parler de ça, dit Laroque avec un haussement d’épaules
indifférent. C’est un phénomène fréquent sur les verres qui protègent
les vieux pastels: une poussière de couleurs se détache du papier
desséché, se fixe sur la vitre, y laisse un calque vague. Ce n’est pas
neuf, monsieur Antoine, ce que vous me montrez là, ce n’est pas neuf.

--Mais ce n’était pas un pastel, cria Antoine, c’était une peinture à
l’huile. Je ne l’ai retirée du cadre que dans ce cabinet noir, hier
matin. Et quant à la poussière... il y en a, de la poussière, et une
bonne couche! Mais ce n’est pas du côté de la peinture, c’est à
l’extérieur, du côté exposé à l’air; et c’est de la poussière comme
celle qu’on voit sur toutes les glaces.

--Vous avez raison, dit Laroque, devenu très attentif.

--Alors, la cause de ça, la cause?

--C’est très curieux, oui... Mais la cause, si je vous disais toute
suite que je la sais, je serais un malhonnête homme. Il faut réfléchir,
il faut faire des expériences, enfin pouvoir reproduire le phénomène à
volonté: alors, on peut dire qu’on sait. Jamais avant... Allons, au
revoir, monsieur Antoine.

--Au revoir, monsieur Laroque.

Le professeur, jusqu’à son laboratoire de la rue Lhomond, marcha très
vite. C’était ainsi toutes les fois qu’un nouvel aspect des choses se
présentait à lui: une extraordinaire allégresse s’emparait de son
cerveau et précipitait ses pas.

--Oui, se disait-il, oui, une infinité de matières arrêtent les
vibrations lumineuses et les fixent. Toutefois la lumière détruit
elle-même son œuvre. Elle décolore ce qu’elle a un instant coloré, elle
refait une page blanche de la page qu’elle a noircie. Mais cette glace,
pourtant, cette glace du portrait? Elle a dû conserver l’impression
parce qu’elle a été plongée, l’ayant reçue, dans l’obscurité complète.
Ces grains de poussière ont agi comme autant de plaques sensibles, comme
autant de rétines. Et si on pouvait fixer l’impression, si on trouvait
le moyen de la fixer, on aurait un cliché, une image. Il faudrait voir,
il faudrait étudier ça.

Il rangea la question avec d’autres, dans un coin de sa tête ordonnée,
et au laboratoire ne s’occupa que des expériences en train, avec ses
préparateurs, sans effort, scrupuleusement, comme d’habitude. Ses aides
le quittèrent pour déjeuner. Il demeura seul, travaillant toujours,
prenant des notes, relevant des chiffres, infatigable. Vers deux heures,
il prit une tasse de thé, sobrement, suivant son usage, et se rendit à
l’amphithéâtre Daguerre, pour faire son cours. Puis il reçut des élèves,
indiqua des plans de travaux. La nuit était complète, en ce jour de
janvier, quand il rentra chez lui. Il avait faim.

--Je vais prendre un biscuit avant le dîner, songea-t-il gaîment.

Il ouvrit la porte de l’appartement avec sa clef, et d’un pas fut dans
la salle à manger.

C’était une salle à manger d’appartement moderne, ouvrant sur le salon
par une glace sans tain. Et il vit qu’une ampoule électrique était
allumée dans le salon. Cela ne le surprit pas: sa femme recevait
quelqu’un, sans doute. Mais il eut un choc physique, parce que cette
lumière s’éteignit brusquement.

--Jeannie! cria-t-il à voix haute, Jeannie!

Il lui semblait avoir distingué une ombre, très près de sa femme, très
près. Il ouvrit la porte du salon, les bras tendus.

--Jeannie!

Il entendit des pas étouffés qui fuyaient vers l’autre porte, gagnaient
le vestibule puis l’escalier. Il comprit, avec la puissance de
déduction, la roideur dans la recherche de la certitude d’un homme
exercé à enchaîner des phénomènes. Dans un éclair, cent petits faits
qu’il avait vus, qu’il avait enregistrés comme il enregistrait tout, par
habitude, sans qu’il y prêtât attention, cent petits faits subitement
réunis lui firent soupçonner la vérité: l’homme qui avait fui, c’était
Jousseaume.

--Jeannie!

Il toucha un corps tremblant, prostré, sentit des joues brûlantes, une
chair nue sous des voiles ouverts.

--Jeannie, dit-il d’une voix affreuse, dont le timbre le bouleversa
lui-même, qui était-ce?

Elle ne répondit pas. Non, non, elle ne voulait rien dire. Elle avait
trahi son mari, elle ne trahirait pas l’autre, elle ne trahirait pas
deux fois.

--Avoue, avoue! C’était Jousseaume?

Elle secoua la tête.

--Tu as éteint pour que je ne sois pas sûr, pour que je ne sache pas?

--Oui! fit-elle, orgueilleusement.

Laroque entendit le bruit de sa robe frôlant les meubles, dans l’ombre,
et demeura seul.

Il fit un pas vers le commutateur d’électricité, puis s’arrêta.

--On peut essayer, murmura-t-il.

Et il alla chercher, dans le réduit qu’il avait aménagé pour ses études,
une petite lampe à feu rouge. Avec un linge très blanc, il frotta la
glace, du côté du salon.

--Pas de poussière ici, dit-il. Mais le poêle à pétrole a fumé ce matin,
dans la salle à manger.

Il recommença le même geste de l’autre côté de la glace: une trace resta
sur le linge.

--Oui, on peut essayer, répéta-t-il.

Tout son sang-froid lui était revenu. Il ne s’agissait plus que de
préparer une expérience. La première chose qu’il fit fut de coller de
longues bandes de papier blanc tout autour de la glace, qu’il découpa
nettement, avec un diamant de vitrier, et porta ensuite dans son
laboratoire.

Le lendemain, il arriva avec sa physionomie ordinaire rue Lhomond.
Jousseaume, cette fois, l’y attendait.

--Tiens, dit Laroque simplement, vous êtes guéri?

Jousseaume balbutia. Ses lèvres tremblaient.

--Tant mieux, continua Laroque, tant mieux, nous avons à travailler!
Voici une boîte dans laquelle j’ai mis quelques petits morceaux de
verre. Il est très important de n’ouvrir qu’à la lumière rouge. Les
fragments sont couchés sur de l’ouate, et il faut faire attention à ne
pas enlever la poussière, la petite couche de poussière qui est
par-dessus... Je voudrais savoir si ces fragments ont gardé une
impression.

--On ne voit rien, dit Jousseaume.

--Rien comme ça. Mais en trouvant le révélateur... Paris ne s’est pas
bâti en un jour. Je sais bien que ce ne sera pas commode: les bains
dilueraient la poussière. Enfin, laissez ces tessons. Je m’en occuperai
tout seul, décidément.

Il travailla des jours, des jours avec un acharnement régulier. Madame
Laroque l’avait quitté. Elle lui écrivit de Nice, le suppliant de
pardonner. Il ne répondit pas. Il travaillait, voilà tout.

Enfin il dit à Jousseaume.

--J’ai trouvé. C’était très simple. Il n’y a qu’à doubler ces morceaux
de verre d’une autre plaque sensibilisée, et ensuite... Mais vous verrez
ça en opérant avec moi. Regardez, voici les clichés témoins.

On apercevait maintenant, sur les fragments qu’il avait apportés,
l’image d’objets divers: un dos de fauteuil, la rosace d’un tapis, le
coin d’une cheminée.

--Et bien? demanda Jousseaume.

--Oh! ça, c’était pour me rendre compte. Mais nous allons pouvoir
travailler en grand. Vous viendrez chez moi, demain. J’ai un cliché
qu’on ne déplace pas facilement.

--Mais... fit Jousseaume.

Depuis longtemps il avait deviné l’objet des recherches de son maître;
et de le voir avancer chaque jour dans sa tâche, et de l’y aider,
c’était comme si on l’eût traîné par la nuque avec un collier de force.

--Voyons, insista Laroque, vous viendrez, n’est-ce pas?

Le lendemain, ils étaient tous deux penchés sur la glace, maintenue par
une armature de bois qui faisait cuveau.

--Le développement est-il terminé? demanda Laroque, d’une voix
tranquille.

Jousseaume se retourna. Il prit un de ces gros blocs qui servent à
presser les papiers photographiques, et le jeta sur la glace. Elle
s’étoila seulement, maintenue par l’armature. Alors il s’acharna, la
réduisit en miettes.

--C’était moi! cria-t-il. Vous le savez bien, que c’était moi! Et vous
m’avez fait faire ce métier! Vous m’avez imposé cette torture; vous
avez inventé ce supplice! C’était moi, moi, je vous le dis! Et que
voulez-vous maintenant?

--Moi? dit Laroque, ironiquement. Rien. Vous venez de supprimer la
preuve d’une belle découverte. Mais le cliché était un peu intime, et je
peux en faire d’autres, maintenant, je suis sûr du procédé... A propos,
madame Laroque est à Nice. Je n’ai plus besoin de vous. Ni d’elle. Vous
pouvez allez la rejoindre, si ça vous fait plaisir. Vous l’informerez
que je suis décidé à ne la revoir jamais!

Jousseaume s’éloignait, quand Laroque le rappela:

--Rendez-moi donc le carnet des manipulations, dit-il. Vous alliez le
garder dans votre poche. A quoi pensez-vous?



DEVANT LA MACHINE


Ils étaient assez ivres tous deux, Bogaërt et Delebecque: ce
dimanche-là, ç’avait été ducasse à Bareul. Aussi loin que les yeux
pouvaient voir, devant eux s’étendait la plaine de Flandre, riche,
humide, grasse, herbeuse, toute tachetée pourtant des cubes lourds des
usines, hérissée de cheminées droites, d’ateliers aux toits en dents de
scie, coupée partout de routes noires de charbon. Mais la terre est si
fertile que le laboureur ne l’abandonne pas; et le flot des cultures,
les blés encore verts, les betteraves sombres, les houblonnières
échevelées, battaient ces îlots de briques rouges, sous le ciel d’un
bleu lourd, pommelé de nues.

Une fanfare passa, sonnant de tous ses cuivres, avec un drapeau
tricolore. Bogaërt régla son pas et fit le salut militaire, par
habitude, comme s’il avait encore porté l’uniforme; et puis il se mit à
rire, par réaction.

--Pourquoi qu’tu ris? demanda Delebecque. Il était tout hébété par les
chopes qu’il avait bues, et marchait droit, mais trop raide. Bogaërt
répondit:

--C’est qu’c’est moi, c’est moi, que j’suis Belge, qu’ai fait mon
service pour la France, à la Légion. Et toi, mon vieux, toi qu’es
Français, t’as pas tiré d’congé, t’as déserté; sans l’amnistie, tu
serais encore en Belgique, au lieu d’faire rattacheur comme moi à la
filature Wauters. C’est drôle, la vie, hein? C’est pas... c’est pas
naturel!

--Si, c’est naturel, fit Delebecque, lentement. T’as fait comme tu
voulais. J’ai fait comme je voulais. On se reproche rien.

--Bien sûr, répliqua Bogaërt, bien sûr. Mais pourquoi t’as déserté, dis,
tout de même.

--J’m’avais marié, réfléchit Delebecque, rassemblant ses idées.
J’pouvais pas laisser ma femme et ma p’tite. Et puis, pour qui je
m’battrais? A quoi ça me servirait-il, la guerre? C’est des histoires de
bourgeois. Ça ne sert qu’aux bourgeois. Si j’étais mort, si j’avais
attrapé un mauvais coup, qui c’est qui les aurait nourris, dans
m’maison? J’suis pas pour les choses que j’comprends pas. Voilà.

--T’avais peur de mourir, alors, interrogea Bogaërt, gravement, t’es pas
brave?

Il posait ces questions sans méchanceté, dans l’idée que chacun a le
droit d’arranger sa vie comme il l’entend. Delebecque, la cervelle
obscurcie, médita encore; il répondit, sans songer lui-même à
s’offenser:

--J’suis pas brave? J’suppose ben qu’t’as raison, on m’la déjà dit. Mais
à quoi ça sert-il, j’répète, d’aller s’faire attraper du mal pour les
autres?

L’ivresse développe la sensibilité des simples. Il frémit à ce moment,
comme s’il avait senti une blessure dans sa chair.

--Tiens, dit-il, parlons plus de ça. Nous v’là rendus à c’maison. Viens
prendre une chope, avant l’souper.

Ses grandes courses à travers le monde avaient rendu Bogaërt ivrogne.
Mais il gardait toujours la tête froide, orgueilleux de bien porter la
boisson.

--C’est du genièvre qu’il faut prendre, à c’t’heure, dit-il, pas d’la
bière.

--J’en ai aussi, du genièvre, affirma le camarade, fièrement.

Ils entrèrent. Les quatre enfants de Céline, celle à Delebecque,
jouaient sur le trottoir de briques, assez loin de la porte. A force
d’attraper des coups toutes les fois qu’ils approchaient des deux
marches du seuil, parce que leur mère, qui les passait au grès le
samedi, voulait les conserver sans tache le plus longtemps possible, ils
avaient pris une idée religieuse de la propreté et de l’obéissance.
D’ailleurs, malgré leur ivresse, Bogaërt et Delebecque firent eux-mêmes
attention: ils enjambèrent les degrés pour ne rien salir.

La maternité donne à beaucoup de Flamandes pauvres une beauté qui ne
tient pas à leurs traits. Les yeux bleus de Céline étaient presque
délirants dans sa figure maigre; son teint, fait pour être éclatant,
s’était plombé, elle avait un nez, trop mince et trop long à la fois, et
l’épuisement de ses forces tirait les deux coins de sa bouche. Mais
quand elle avança vers les deux hommes, elle eut un geste d’une fierté
singulière. C’était comme si la petite maison et la postérité sortie de
ses flancs, non pas elle-même seulement, recevaient son mari et son
hôte. Telle est la façon, à la fois ingénue et magnifique, des femmes de
cette race d’être ménagères. Quand Bogaërt eut fait ses politesses,
Céline emplit trois chopes d’une bière pâle, qui moussait très peu.

--C’est du genièvre qu’il veut, l’copain! dit Delebecque.

Et comme elle hésitait, voyant qu’ils étaient déjà très pris, une espèce
de rage lui vint, un de ces désirs d’ivresse et de fatigue qui veulent
être satisfaits tout de suite.

--Non de Dieu! cria-t-il, j’vas y aller, dans c’cave!

--Prends garde! dit Céline. C’est r’lavé seulement de c’t’heure. Des
œufs qui s’avaient cassé.

Delebecque n’écouta pas. Il ouvrit la trappe de la cave, on entendit ses
pieds chercher pesamment les marches, puis deux talons ferrés qui
grinçaient sous le poids d’un corps déjà renversé, un juron, le bruit
d’un corps qui glissait, enfin le tintement plat d’une cuve de zinc qui
roulait sur le sol.

--La lessiveuse! dit Céline.

Elle aimait son homme, mais elle avait pensé d’abord aux choses de son
administration, par instinct. Ses enfants avaient compris, au silence
mortel qui se fit après ce grand éclat, qu’il venait de se passer une
chose qu’il fallait savoir. Lucile, l’aînée, ôta ses souliers, prit son
petit frère dans ses bras. Les autres entrèrent derrière elle, plus
hardis, sans précautions. Ils virent Céline et Bogaërt qui remontaient,
en criant, le corps de leur père.

--Il a rien, dit Bogaërt, essayant d’asseoir sur une chaise cette chose
inanimée. Pourquoi qu’il bouge pas?

Le corps glissa et retomba sur le carrelage. Céline crut que son mari
était mort; elle poussa un grand cri. Mais d’être ainsi allongé sur le
sol ramena la circulation au cerveau du blessé, qui ouvrit les yeux.

--Il a rien, répéta Bogaërt. C’est la peur. Il a toujours peur... Hé,
capon!

Delebecque aussitôt revenu à lui porta la main à son ventre. Sans
hésiter, sa femme le dénuda et la chemise de grosse toile apparut toute
pleine de sang. Les enfants s’étaient rapprochés. Céline les chassa,
pour la décence.

Quand Delebecque qu’on avait porté sur son lit, dans sa chambre, revint
complètement à lui quelques heures plus tard, le médecin ne s’en aperçut
pas assez vite. Voilà pourquoi il ne put arrêter Bogaërt, qui disait:

--C’est vrai? C’est vrai qu’on n’y peut plus rien?

--Rien, répondit le médecin. L’urètre est brisé. Il va s’empoisonner
très vite, et puis...

Il y eut un grand silence et Delebecque comprit qu’il était perdu. Alors
il se fit dans son esprit un calme extraordinaire parce que, sur le
moment, rien ne l’intéressa plus. C’est une bénédiction qui arrive
souvent à ceux qui vont mourir. Il dit seulement:

--Si ça s’rait arrivé à l’usine, au moins, et pas ici Ah! y en a qui
n’ont pas de chance!

Et Céline poussa le plus fort gémissement qui fût sorti de sa poitrine
depuis l’accident, parce qu’elle avait compris ce qu’il voulait dire.

--Il n’aura rien! cria-t-elle. L’assurance ne lui donnera rien, pa’ce
que c’est dans c’maison qui s’a tué!

Bogaërt la regarda un instant et comprit à son tour. Il cria:

--Bon sang d’bon Dieu, c’est tout d’même vrai qu’y en a qui n’ont pas
d’chance! Mon pauv’ Delebecque, va, mon pauv’ Delebecque!

Depuis le malheur, il avait fait ce qu’il avait pu pour le camarade,
mais tranquillement, gardant les yeux secs. Il en avait tant vu mourir,
là-bas, en Afrique et en Chine! Mais ce guignon-là, ne pas même toucher
l’assurance, parce qu’on fait la bêtise de tomber dans sa cave au lieu
d’empoigner son avarie une demi-lieue plus loin, chez le patron; crever
pour la peau, comme un bourgeois ou comme un soldat! C’était trop bête,
trop injuste et trop triste. Il se mit à gueuler de rage:

--Lui qui avait si peur des mauvais coups! dit-il. Il n’a même pas la
consolation d’attraper quéqu’ chose pour sa famille!

Céline gémissait tout doucement. Elle sentait avec confusion qu’elle
aurait voulu regretter son homme pour l’amour qu’elle avait de lui, pour
les nuits où elle avait senti la volupté passer sur son corps en ondes
si fortes qu’elle en oubliait la fatigue du jour, pour la fierté qu’elle
avait eue, après avoir été prise vierge, un soir de ducasse, pareil à
celui-ci, d’être devenue par lui une femme mariée, vivant dans sa
maison. Oui, elle aurait voulu le regretter pour tout ça, et elle ne
pouvait plus! Elle ne pouvait plus songer qu’à une chose: que cette mort
aurait dû lui rapporter, faire d’elle une veuve presque riche, donner
des sous à ses enfants, jusqu’à leur majorité, et que le destin, au
contraire, lui enlevait en même temps son plaisir amoureux, son orgueil
domestique et son pain quotidien. Ah! misère de misère! il ne peut
jamais rien arriver de bon aux pauvres gens, leurs malheurs sont
toujours de plus grands malheurs que pour les autres. Elle se jeta sur
le médecin:

--Y a quéqu’ chose à faire, tout de même, cria-t-elle, il doit y
avoir?...

--Pour le guérir? dit-il à voix basse.

--Non, dit-elle, pour l’assurance?

Le médecin haussa les épaules. Ça ne le regardait pas.

Alors Bogaërt, à son tour, cria:

--Le monde, le bon Dieu, la société, le gouvernement, c’est des
cochons!

--Laissez-moi dormir, supplia simplement Delebecque.

Il s’était retourné vers la muraille. Dehors, les enfants s’étaient
remis à jouer.

       *       *       *       *       *

Céline avait aimé son homme, elle l’aimait encore. Elle lui avait dévoué
son corps comme épouse, ses mains comme ménagère; elle avait été, comme
il convient, sa servante et sa femme. Pourtant elle dit, à haute voix,
devant lui:

--Vaut mieux qu’il meure tout d’bon, à c’t’heure, vaut mieux qu’il
meure! Quoi nous f’rons, s’il reste infirme!

--Et dire que s’il avait pris l’mal à l’usine, bon Dieu d’bon Dieu!...
répéta Bogaërt.

Ils pensaient toujours à l’assurance et leur cœur s’emplissait
d’amertume contre l’injustice du sort. Delebecque les entendait, mais
il n’avait plus la force de parler. Il s’assoupit.

Vers neuf heures, il commença de trembler. Ses dents claquaient, il eut
l’impression d’un grand froid, et cette sensation même le réveilla. Le
médecin avait prévenu: «Il aura de la fièvre à cause de sa blessure, et
puis, douze ou vingt-quatre heures après, son corps fabriquera des
poisons, et alors...» Céline et Bogaërt se regardèrent: ça commençait
comme on leur avait dit.

Mais Delebecque, bien qu’il ne dormît plus et souffrît beaucoup, demeura
longtemps les yeux fermés. Il méditait de toute la force ingénue,
douloureuse et maladroite de son pauvre cerveau. A la fin, il crut avoir
trouvé. Il demanda, pour s’éclaircir d’un doute suprême:

--Dis donc, Bogaërt, le docteur Roger, c’est pas l’médecin
d’l’assurance?

--Non, répondit Bogaërt.

--Et c’est-il vrai qu’ les médecins doivent rien dire sur les malades,
rien du tout?

C’est ainsi qu’il définissait le secret professionnel. Céline et Bogaërt
ignoraient le terme comme lui, mais ils avaient entendu parler de la
chose; ils confirmèrent.

--Alors, dit Delebecque au camarade, tu vas aller l’trouver, l’docteur
Roger, et tu diras qu’il a pas à parler, qu’il a rien vu. Tu entends: il
a rien vu, il sait rien!

--Quoi c’est qu’tu veux? fit Bogaërt sans comprendre.

--T’as pas b’soin de d’mander. Faut faire... Et puis d’main, dis, tu
passeras par c’maison ici, une demi-heure avant l’premier coup d’sirène
à l’filature.

--Quoi c’est qu’tu veux? répéta encore Bogaërt. Pourquoi c’est qu’il
faut que j’passe?

--Pour aider m’femme à m’habiller et qu’j’y aille, à c’filature.

Céline et Bogaërt crurent que la fièvre le faisait divaguer. Puisqu’il
allait mourir, à quoi ça lui servirait d’aller encore une fois à sa
machine? Autant finir dans son lit, ça fait une consolation, des
vacances.

Mais Delebecque répéta:

--J’suis pas fou, j’sais c’que j’veux. Jure que tu viendras m’chercher?

--Je l’jure, dit Bogaërt.

       *       *       *       *       *

Il revint le lendemain parce qu’il l’avait promis et qu’il aimait le
camarade.

--Il a encore eu l’hémorragie à c’nuit, dit Céline, mais ça l’a soulagé.
Est-ce qu’il vient pas de s’lever, à c’t’heure! L’idée l’tient.
Possiblement qu’il va mieux et que c’médecin s’a trompé.

--Possiblement qu’il s’a trompé, confirma Bogaërt, ça s’est vu, des
fois.

Il changea d’opinion quand il vit Delebecque. Ah! le pauvre bougre!
Comment ça peut-il se faire qu’une seule nuit suffise à changer un homme
et en faire un autre, qui lui ressemble à peine, qui est à la fois
comme un enfant et comme un vieux? Jusqu’aux mains qui n’étaient plus
les mêmes: plus blanches déjà, avec des doigts amincis, qui
tremblotaient et griffaient dans le vide comme pour y crocher la vie!
Toute la lumière, toute la tiédeur du jeune été entraient par la fenêtre
ouverte; la journée serait brûlante, car, malgré l’heure matinale, pour
avoir seulement marché un peu vite, Bogaërt se sentait tout en nage; et
pourtant Delebecque grelottait. Il avait tenu bon, malgré tout; il
faisait comme il avait dit: Céline lui passa un caleçon de grosse toile,
un pantalon de velours, un tricot, parce qu’il avait froid, et lui-même
entra ses pieds sans chaussettes dans les souliers lourds.

Sa femme apporta le café fumant. Il trempa ses lèvres dans le bol en
secouant la tête.

--J’peux pas, dit-il, ça passe pas. C’est du vin qu’il faut, un verre de
vin.

Dans les ménages des Flandres, aussitôt qu’il entre un peu d’argent dans
la maison, au genièvre et à la bière on ajoute un peu de vin, breuvage
de luxe considéré comme un élixir magnifique et spirituel. Céline alla
en chercher une bouteille, et Delebecque, se forçant, coup sur coup,
sans plaisir, but deux verres.

--De quoi qu’j’ai l’air? demanda-t-il.

Les deux qui le regardaient, n’osèrent pas répondre.

Il alla se placer devant le petit miroir de quatre sous qui lui avait
servi la veille à se faire la barbe. Il s’étudiait à marcher droit, il
grinçait des dents, à force de serrer les mâchoires. Et ce fut lui qui
fit la réponse:

--De quoi qu’j’ai l’air? D’un qui va s’habiller d’planches. Voilà. Ça
peut pas aller comme ça, faut trouver un truc.

Alors, par une inspiration subite, voyant cette couleur du vin, chaude
et rouge, de ses doigts rugueux il s’en barbouilla le visage. Et
c’était pour qu’on pensât en le voyant: «Ce n’est pas le mourant qui
était là tout à l’heure, c’est un autre homme», et qu’on n’eût pas pitié
de lui... La sirène de la filature retentit tout à coup: un long
meuglement farouche, qui dura cinq minutes, passa sur les arbres,
l’herbe des prés, les blés encore verts en les faisant frémir, imprima
aux poitrines humaines une vibration intérieure. Et Delebecque prononça
d’une voix presque naturelle, malgré la tremblote du bout de la langue
qui le faisait bredouiller un peu:

--Hein, on part?

--Mais j’t’ai pas pansé, mon homme! cria Céline.

--M’panser, dit-il avec une sorte de rire, tout d’même, c’est pas ça qui
s’rait à faire!

Et Bogaërt, sans savoir pourquoi, sentit les sanglots lui monter à la
gorge. Il ne savait pas ce que Delebecque voulait faire avec cette
mascarade, mais il trouvait ça beau, il trouvait ça fou, il trouvait ça
brave.

--Mon vieux, dit-il, mon vieux!

Il lui avait passé un bras autour du cou, légèrement. Mais l’autre était
si faible qu’il plia tout de suite.

--Pas comme ça, dit-il, non... Donne-moi l’bras, soutiens-moi.

Ils descendirent l’escalier ensemble. Delebecque s’appuyait d’une main à
la petite rampe de frêne.

--Ça va mieux, pas? demanda Bogaërt. Ça s’en va, ton mal?

--Non, répondit-il tranquillement comme s’il s’agissait d’un autre, ça
s’en va pas. J’vais mourir, vois-tu, j’suis foutu. Mais t’as-t-il vu
l’médecin?

--Oui, dit Bogaërt, de la tête.

--Et il dira rien, c’est sûr?

--C’est sûr, fit-il encore.

--Eh ben, jure-moi qu’toi aussi tu diras rien, jamais rien, à personne,
malgré c’qui arrivera. Tu jures?

--Oui, dit encore Bogaërt.

Ce fut tout, ils ne se parlèrent plus. Delebecque s’engagea sur la route
qu’il avait faite tant de fois. Ça lui faisait un peu de bien, de la
reconnaître, ça le poussait, d’être dans le torrent des autres ouvriers
qui s’en allaient pesamment, comme lui, vers le même but. Le bruit de
leurs pas traînants se mêlait, dans ses oreilles, au bourdonnement du
sang, et il marchait, ne songeant qu’à avoir l’air de tout le monde,
malgré ses entrailles déchirées, son ventre qui lui paraissait s’ouvrir
par l’intérieur, et la source rouge qui, encore une fois, s’était
rouverte. Il la sentait couler sur ses cuisses, elle s’y caillait en
grumeaux dont les poils de sa chair étaient agacés. Heureusement, on ne
le regardait guère ou on le regardait sans s’étonner. C’était un
lendemain de ducasse, d’autres que lui avaient les yeux malades, la
lèvre basse, le teint mâché, la démarche un peu vacillante. L’ivresse
aussi est une maladie, seulement on en revient, c’est la différence.
Cette idée banale occupa quelque temps son cerveau avec une force
excessive, puis il devint sensible aux odeurs comme il ne l’avait jamais
été. Des exhalaisons de vase mêlées à celles des drèches d’une sucrerie,
lui soulevèrent le cœur, accrurent la crainte qu’il avait de s’évanouir.
Les vapeurs de chlore qui sortaient des grandes pièces de toile qu’une
blanchisserie avait étalées sur un pré lui piquèrent, au contraire,
agréablement les narines. Il fut comme une femme à qui ont fait respirer
un flacon de sel.

Comme il se plaignait à voix basse que le choc de ses souliers, sur les
pavés inégaux, lui retentissait dans le corps, Bogaërt, qui le soutenait
toujours, lui fit suivre les trottoirs de brique, le long des maisons.
Chaque fois que Delebecque apercevait une porte ouverte, surtout celle
d’un estaminet, il était obligé de détourner les yeux. Ce n’était pas
qu’il eût envie de boire, mais il connaissait trop ces demeures, il y
voyait trop bien la place où il aurait pu s’asseoir, et il était si
fatigué! Seulement il songeait aussi: «Il ne faut pas que je m’arrête:
je ne pourrais pas repartir!» C’est ainsi qu’il marchait mourant, et
qu’il atteignit la porte de la filature.

Il fallait, d’après le règlement, se faire «piquer» entrant à l’heure.
C’est à ce moment-là, surtout, qu’il devait songer à bien se tenir: un
comptable n’est pas un camarade, c’est l’homme qui est déjà de l’autre
côté, avec les patrons. Il défila _bien_, il défila comme un vivant
ordinaire, et son œil chercha l’approbation de Bogaërt, qui dit:

--Tu as étalé!

C’était le terme militaire, celui dont l’ancien engagé à la légion avait
honoré là-bas, sous d’autres cieux, les efforts héroïques des hommes,
la lutte victorieuse de la volonté contre le désespoir, la faim,
l’épuisement des longues routes, l’épouvante et le fer. Alors Delebecque
le déserteur, celui qui n’était pas brave, eût presque un sourire.

Maintenant, ils n’avaient plus qu’à prendre leur poste à la machine.
C’était une vieille compound horizontale, qui actionnait les organes de
la filature. De temps en temps, les frères Wauters pensaient à la
remplacer, puis ils attendaient une année meilleure. Et pour Bogaërt et
Delebecque, ils ne s’en plaignaient point, parce qu’il eût fallu, pour
comprendre et manœuvrer une machine neuve, une souplesse cérébrale
qu’ils n’avaient plus. Les deux chauffeurs qui avaient entretenu les
grilles, durant la nuit, venaient de disparaître, remplacés par une
équipe fraîche. Delebecque remplit les graisseurs, et Bogaërt, après
avoir examiné le serrage des éclisses et des raccords d’écrou, fit
sonner le métal des pièces comme on ausculte une personne, et débraya.
A travers la glissière, silencieusement, la crosse du piston s’ébranla,
le gigantesque volant se mit à tourner, l’air ronfla dans la salle; et
il y eût aussi, venant de partout, ces mille petits bruits qui disent
que les machines sont usées, qu’il y a du jeu dans leurs membres,
qu’elles fatiguent plus qu’elles ne devraient.

Delebecque était chez lui, maintenant, à son poste, Bogaërt lui dit:

--Repose-toi si tu veux, va! On suffit!

--Non, fit Delebecque. Tout à l’heure j’aurais plus la force.

La force de quoi! Bogaërt, depuis ce matin, avait peur d’avoir deviné.
Mais ce n’était pas son affaire et peut-être que le camarade avait
raison. Les deux chauffeurs à côté leur jetaient parfois un mot, et
Delebecque avait le courage de faire celui qui entend. Avec un chiffon
gras il essuyait les pièces comme d’habitude, presque avec le même soin,
avec le même fini qu’en ses jours de santé. Quand il eut terminé en
bas, Bogaërt lui vit gravir les coussinets, au-dessus de la fosse, pour
continuer son travail dans les parties supérieures. La bielle d’acier,
claire, bien huilée, tournait autour de sa manivelle comme un genou qui
galope. Delebecque se baissa.

--Prends garde, vieux! gueula Bogaërt. Nom de Dieu, t’es fou!

A son cri, les chauffeurs avaient levé la tête. Ils virent Delebecque,
atteint au ventre par la tête de bielle, retomber comme un sac le long
des coussinets. En une seconde Bogaërt fut auprès de lui agenouillé.

--Ça y est, maintenant! dit Delebecque à voix basse. C’est plus dans m’
maison que j’l’ai eu, l’accident, c’est ici, à l’usine. T’es témoin,
pas? les chauffeurs, ils sont témoins!

Sa pauvre face douloureuse avait une expression de sérénité, presque de
triomphe. Il l’avait enfin, le droit à l’assurance, il l’avait, non pour
lui, mais pour Céline, pour les gosses; il pouvait mourir tranquille,
oui! Ça y était.

L’un des frères Wauters, prévenu, vint en courant. Bogaërt ne le laissa
point parler.

--Il n’y avait pas d’balustrade du côté de la bielle, dit-il seulement.

Le patron comprit. Ce manque de précaution, de la part de l’employeur,
couvrait l’imprudence de l’ouvrier. Il faudrait payer.

Delebecque avait entendu. On venait de lui arranger une civière. Il
serra les mains de Bogaërt.

       *       *       *       *       *

--Tu vois que j’ l’ai décrochée tout d’même, l’assurance, dit-il.

Et il mourut deux jours après...



LE BINOCLE


D’un gros vol plat et confus, à la fois rapide et pesant, avant que nous
eussions pu tirer un seul coup de fusil, la compagnie de perdreaux
s’était envolée vers la lisière du bois de Champromain. Les chiens
interrompirent leur quête, levant le nez d’un air indécis: car les
chiens sont des animaux qui se dirigent par l’odorat, mais en chasse,
ils ne savent pas voir; ils n’en n’ont même pas l’idée. Alors, les
sifflant, Jacques Bertus et moi, nous marchâmes vers les arbres.

D’abord, il fallut traverser des labours fraîchement charrués. Nos
souliers ramassaient sous eux la glèbe molle, que nous jetions parfois
au loin d’un grand coup de pied, comme une fronde lance un caillou. Puis
une clôture en pierres sèches nous arrêta.

Des ronces y avaient poussé, formant une muraille verte, épineuse et
drue, qui paraissait infranchissable. Mais nous la battîmes avec nos
fusils à l’endroit où cette barrière était plus mince. Autour de nous,
les gouttelettes de rosée retombaient en pluie; plus loin, retenues aux
poils rudes des ronciers, elles tremblotaient doucement, toutes
pénétrées de lumière, chacune reflétant à elle seule le soleil entier;
une toile d’araignée était aussi toute transfigurée par ces perles
vivantes, un arc-en-ciel minuscule y jetait sa courbe irisée, et
l’araignée elle-même, immobile au centre, était comme une étoile
noircie.

Je passai le premier par la brèche que nous venions de faire et tendis
la main à Bertus. Il la dédaigna, malgré ses cinquante ans sonnés,
escalada les pierres roulantes et sauta de l’autre côté. Une des
branches de l’arbuste revint sur son visage et lui fit tomber son
binocle.

Sa figure changea d’expression. Elle est d’habitude calme, assez froide,
avec quelque chose de volontairement fermé. Nous avons connu un Bertus
qui fiait souvent, mais c’est il y a des années, et nous savons tous,
nous ses amis, quelle douleur intime et toujours présente, dont il ne
faut pas lui parler, a changé son caractère. Mais ce tout petit et banal
accident venait de le transformer encore, comme il eût fait de tout
homme dont la vue est courte. C’était maintenant un malheureux presque
aveugle, et ridicule pourtant, parce qu’on avait conscience qu’il
n’était pas aveugle: des traits contractés, des yeux clignotants, où une
larme apparaissait par un réflexe purement physique.

--Tâche de le trouver, dit-il, d’une voix suppliante. Moi, je ne peux
pas chercher; tu sais bien que je n’y vois plus!

Je ramassai le binocle qui était tombé dans la boue, et l’essuyai avec
mon mouchoir.

--Il n’est pas cassé, lui dis-je.

Bertus le remit sur son nez en poussant un soupir de soulagement.

--C’est une infirmité que d’être myope, fit-il, une véritable infirmité
que d’être obligé de porter des verres... Et puis, mon vieux, c’est à ça
que je dois le malheur de ma vie, tu sais ce que je veux dire.

Oui, je savais: Bertus, qui est peintre, avait fini par épouser un vieux
modèle, une femme avec laquelle il avait longtemps vécu, et qui l’avait
toujours fait souffrir. Un instant, il l’avait quittée; nous l’avions
cru libéré, nous l’avions vu rapproché d’une femme charmante, jolie et
simple, parfaitement intelligente et bonne, dont il paraissait
profondément épris. Et, six mois après, la nouvelle nous surprenait:
Bertus retournait à son ancienne liaison, faisait la sottise suprême,
incompréhensible, stupide, impardonnable: il épousait.

--Il faut que je te conte ça, dit-il, en s’asseyant sur un gros bloc
tombé de la clôture, son fusil à côté de lui. Tu verras comment les plus
petits événements, et les plus risibles, peuvent causer de
l’irréparable. Tu te rappelles le moment où j’avais enfin rompu avec
Jeanne. Je n’avais été retenu jusque-là que par un sentiment beaucoup
plus fréquent, je crois, dans les liaisons, chez les hommes que chez les
femmes: la crainte pitoyable de faire souffrir. C’est un souci dont les
femmes sont presque toujours préservées par leur nature même, à moins
qu’elles n’aient un tempérament de filles perdues. Aussitôt qu’elles
n’aiment plus, elles éprouvent une répugnance physique insurmontable;
parfois elles vous font comprendre leur résolution avant même de s’en
rendre compte; et quand elles ont dit: «Vous m’ennuyez!» c’est le glas
qui sonne; on peut conduire son amour au cimetière. Nous autres mâles,
qui sommes moins exclusifs, des aventures passagères, quand nous
n’aimons plus une femme qui nous aime, suffisent à endormir nos
révoltes. Nos sens calmés, il ne reste en nous qu’un attendrissement
résigné pour celle qui nous est devenue indifférente et qui, pourtant,
nous fait sentir que nous sommes encore tout pour elle. On craint sa
douleur et ses larmes, on la garde, en se demandant, suivant les jours,
si c’est lâche veulerie ou bien bonté; et cela peut durer toute la vie
si l’on ne devient vraiment amoureux. Je ne rompis que lorsque je
rencontrai Cécile Dangeot.

»Alors, il me sembla que j’étais comme un peuple qui secoue des siècles
de tyrannie, d’oppression et de servitude. Tu sais ce qu’était cette
malheureuse Jeanne et ce qu’elle est encore. Elle m’a brouillé avec tous
mes amis, jalouse non seulement des femmes, mais des hommes, par crainte
qu’ils ne me voulussent mener à leurs propres femmes où à leurs
maîtresses; par crainte aussi de leurs conseils, ou de l’étonnement
qu’elle lit dans leurs yeux de voir associés deux êtres si
dissemblables. J’ai connu toute l’horreur d’aimer sans être aimé, d’être
entouré de soins qui me rappelaient perpétuellement que j’étais aimé,
que je n’aimais pas, et que, pourtant, je laissais s’accumuler des
dettes de reconnaissance dont le total m’effrayait. Et, cependant, il me
semblait que je ne devais rien, que, s’il existait un tribunal devant
lequel on pût plaider ces causes-là, il aurait jugé que vraiment je ne
devais rien! D’abord, parce que ma seule présence, si longtemps, aux
côtés de cette femme, m’avait acquitté; ensuite, parce qu’elle n’avait
jamais fait la seule chose qui m’eût rendu la chaîne supportable, et
qui eût été de la dissimuler à mes propres yeux. Mais Jeanne ressemble à
ces gardes-malades qui entourent de fleurs, de potions, de questions,
celui qu’elles soignent, mais oublient de lui enlever, à l’heure qu’il
faut, le vésicatoire qu’elles ont elles-mêmes posé, et qui le brûle.

»Voilà pourquoi l’amour que j’éprouvai pour Cécile Dangeot me pénétra
d’une joie si vaste qu’il me semblait n’avoir pas assez de mon enveloppe
humaine pour la contenir. C’était une effusion perpétuelle de toute ma
sensibilité, une exaltation triomphale et presque douloureuse dont
craquaient mon corps et mon cerveau, et j’en étais ébloui comme un
mineur dont la lampe s’est éteinte et qui retrouve brusquement la
lumière. Je me rends compte aujourd’hui que c’est précisément tout ce
qu’il y avait de démesuré dans cette vague sentimentale et sensuelle qui
amena notre désaccord, et qui m’a repoussé dans le trou profond et sale
où je croupis. Je ne compris pas la tranquillité sincère, la douceur
inaltérable et toujours uniforme de Cécile, sa manière délicieuse et
silencieusement reconnaissante de recevoir en apparence plus de preuves
d’amour qu’elle n’en donnait, ce qu’il y avait d’immense, de magnifique
et d’insondable dans la profondeur d’un amour presque muet et toujours
cependant dévoué. Ce que je voulais, je m’en rends compte aujourd’hui,
était parfaitement fou. Je voulais qu’elle fût elle-même, et, en même
temps, l’autre, que je n’avais jamais aimée et que je voulais retrouver
en elle: pour avoir tout, pour jouir de tout, pour ne rien perdre de
tout ce qui avait été ma misérable et détestée fortune.

»Et c’est ainsi, mon pauvre vieux, que la catastrophe est arrivée. Olive
Schreiner, la romancière sud-africaine, a écrit un jour que toute chose
a un côté extérieur qui est ridicule, et un côté intérieur qui est
solennel. Les amants ne voient jamais que le côté solennel, et je te
prie de ne pas rire de l’incident dont je souffre encore. J’allais
chaque soir retrouver Cécile dans son appartement de l’avenue du
Trocadéro. Le balcon donnait sur cet espace où la déclivité du sol a
empêché de construire des maisons, et j’apercevais, chaque soir d’été,
le même paysage sublime: la Seine, toujours vivante au milieu de la
ville comme morte; la tour Eiffel, que les enchantements de la nuit
changeaient en un magnifique enfantillage; la Grande Roue, qui semblait
un énorme soleil de feu d’artifice en train de s’éteindre, et la masse
sombre et sans bornes des maisons où dormaient les hommes. Voilà dix ans
de tout cela, aujourd’hui, et je ne puis encore regarder cet aspect de
Paris sans un serrement de cœur: il est comme un visage que j’ai aimé et
qui n’est plus à moi.

»Cette nuit-là, je ne sais encore quels farouches reproches je faisais à
Cécile parce que je ne trouvais pas en elle tout ce que j’attendais.
J’ai toujours eu, je crois, une imagination très forte. La passion en
avait décuplé la puissance et l’avait déviée. J’étais arrivé avec le
rêve d’une conversation délirante dont j’avais construit d’avance les
demandes et les réponses, et ces réponses ne vinrent pas. Cécile
répliquait par des phrases tendres et sensées qui me paraissaient autant
d’insultes ou d’ironies. Je finis par me pencher vers elle, dans un
mouvement où il y avait autant de colère que de désir; elle fit un geste
un peu effrayé.

»Et dans ce geste, mon ami, mon binocle, pris dans ses cheveux, tomba et
vint se briser sur le trottoir. Ma fureur était tombée en même temps que
lui. Je n’étais plus que le pauvre aveugle tâtonnant que tu as vu tout à
l’heure, je n’éprouvais plus que le besoin d’être conduit par la main
dans une chambre, vers un lit, d’être guidé, caressé, aimé, comme un
infirme autant que comme un amant. Cécile dit, de sa voix toujours
égale:

»--Il est cassé. Vous n’en avez pas d’autre?

»Puis elle reprit son raisonnement au point où elle l’avait laissé.

»Et alors un souvenir se précipita sur moi comme la foudre sur un arbre.
Cette scène, exactement la même, j’y avais assisté quelques mois
auparavant, chez l’autre! C’était elle, Jeanne, qui m’accablait de
reproches violents auxquels j’opposais une raison tranquille, des
phrases fatiguées; et un geste identique avait fait de moi un aveugle,
comme aujourd’hui. Et je me souvins du grand désespoir excessif,
absurde, mais pitoyable, de Jeanne: «Mon Dieu! c’est moi qui ai fait ça!
Ce n’est pas ma faute, mais c’est moi. Tu n’y vois plus, tu n’y vois
plus! Où veux-tu que je te conduise? Qu’est ce que tu veux que je fasse
pour toi?»

»Je ne sais quelle rage affreuse bouleversa mon cerveau. Là-bas, là-bas,
on me connaissait, on avait su, après tout, quelquefois, les mots qu’il
fallait à mes besoins et à mes peines. Et je partis, sans un mot de
plus; j’allai dans la nuit frapper à cette porte dont j’avais horreur,
dont j’ai toujours horreur, à la porte de l’autre!

»Ce n’est que plus tard, et quand mon sort était définitivement et
tristement réglé, que j’ai réfléchi que Jeanne avait la vue faible comme
moi, et pouvait compatir à mon désarroi, tandis que celle que j’avais
vraiment aimée, et que j’aime encore, ne pouvait physiquement en avoir
aucune notion. J’ai peur que ce ne soit trop souvent comme ça, dans la
vie et qu’on se brouille avec un être humain pour des choses qu’il ne
peut pas comprendre, qu’il a le droit de ne pas comprendre!»

       *       *       *       *       *

Bertus s’était arrêté, tout pensif, et j’étais épouvanté moi-même de la
cruauté perfide des infiniment petits. Oui, dans la vie passionnelle,
leur rôle est aussi funeste que dans la vie physiologique. Leur travail
est également invisible et mortel! Quelques secondes encore nous
demeurâmes silencieux. Puis Bertus souffla longuement:

--Si on allait rejoindre les perdreaux? dit-il.



CASTOR ET ZULMA


Castor, c’était le chien des Masseau, et Zulma, c’était leur bonne. Ils
étaient arrivés ensemble, envoyés par l’oncle Guittard, après la
première visite qu’il fit au jeune ménage. Vieux campagnard, grand
chasseur, les yeux accoutumés aux vastes espaces, aux éteules, aux
buissons, aux rochers des vals de l’Indre, l’exiguïté des choses dans ce
coin de banlieue parisienne où les Masseau étaient venus s’établir,
l’avait étonné.

--Alors, vous vous trouvez bien, ici, mieux qu’à La Châtre?
demanda-t-il.

Il venait d’ôter sa pipe de ses dents, arrondissant le bras comme s’il
avait peur de se cogner au mur. Un tremblement du sol annonça l’arrivée
d’un nouveau train à la station de Clamart. Les lourdes roues de fer,
bloquées par leurs freins, patinaient sur les rails, et, sans siffler,
la locomotive jeta une bouffée de vapeur dont les lambeaux attardés
tombèrent dans les arbustes du jardin. Tout le long de la rue, ce
n’était que de petites maisons presque toutes pareilles, faites de
meulières roses ou de briques rouges, avec un seul étage, des volets
généralement verts, un perron de poupée devant la porte et un terrain
minuscule fermé jalousement d’un mur, comme s’il eût contenu des trésors
et non pas seulement trois pieds de lilas, une plate-bande de myosotis
et quatre mètres carrés de gazon.

--Mais oui, mon oncle, nous sommes très bien, dit madame Masseau.

Son mari expliqua qu’on avait l’avantage d’être à la campagne, et
pourtant à sept minutes de Paris par le chemin de fer. C’était pour lui
un grand avantage. Une fois à la gare Montparnasse, il n’avait plus que
quelques pas à faire dans la rue de Rennes pour entrer dans la
succursale du Crédit Mobilier, où il était commis aux titres.

--C’est égal, dit l’oncle, ce n’est pas moi qui louerai la chasse de
Clamart! Ça doit manquer de perdreaux!

Masseau secoua les épaules. Il n’était pas chasseur, détestait, au fond,
la campagne, mais l’énormité de Paris l’intimidait; et resté petit
bourgeois de la petite ville berrichonne où il était né, il se sentait
plus à l’aise dans cette banlieue parisienne où tout semble rapetissé.
Cependant le ménage avoua deux soucis. Masseau redoutait les apaches, et
sa femme déplorait de ne pouvoir garder une bonne. Elle ne les payait
que trente francs par mois: c’était des jeunesses, et les garçons
bouchers, le laitier, jusqu’aux ouvriers de l’usine Wallerand, les
débauchaient au bout d’une quinzaine.

--C’est de leur âge, à ces petites; laisse-les faire, dit l’oncle
Guittard, gaillardement.

--Quand elles le font, et elles le font toutes, répondit Masseau, je les
fiche à la porte. Ça n’est pas leur vertu qui m’intéresse: la vertu
d’une bonne! Mais je ne veux pas qu’elles couchent avec des gens qui ne
m’ont pas été présentés. Qui me dit que l’amant d’une jeune personne,
que je connais elle-même pour avoir été la chercher dans un bureau de
placement, n’est pas un cambrioleur? Donc, c’est par prudence que je
renvoie toutes celles de mes bonnes qui ne se conduisent pas comme des
vestales. Mais il en résulte que nous n’en gardons aucune. L’expérience
a fini par me démontrer que la classe des servantes se divise en deux
catégories seulement: celles qui reçoivent leur bon ami dans la maison,
et alors je puis être égorgé dans mon lit; et celles qui sortent pour
aller rejoindre ce bon ami, et alors, en leur absence, la maison reste
ouverte, ce qui n’est pas moins dangereux! Il nous faudrait un chien. Tu
ne pourrais pas, de ton Berry, nous envoyer un chien?

L’oncle Guittard se mit à rire:

--Tu auras de ma main, dit-il, la bête et la bonne. La bête est de
garde. Et pour la bonne, si celle-là court le guilledou, c’est que vos
mâles de Paris ont du courage!

C’est ainsi que Castor et Zulma étaient entrés le même jour chez les
Masseau. Castor était un chien courant un peu usé, grand dormeur le
jour, grand aboyeur la nuit, bas sur pattes, long-coiffé d’oreilles, et
l’œil malin, quoiqu’il fût devenu un peu trop gras, faute d’exercice. On
pouvait voir l’âge du chien à ses dents, mais la femme ne marquait pas
plus qu’un vieux cheval, dont elle avait la mâchoire longue, la carcasse
maigre, les os secs et lourds. Madame Masseau, feuilletant dans la
cuisine, un jour de désœuvrement, son livret de caisse d’épargne,
s’écria stupéfaite:

--Vous n’avez que vingt-quatre ans, vous n’avez que vingt-quatre ans?

Zulma ne répondit pas un mot, parce que la question était telle qu’il
lui était impossible de deviner la réponse que sa maîtresse désirait
qu’elle fît. Si madame Masseau lui avait dit: «N’est-ce pas, Zulma, que
vous avez bien quarante ans?» elle aurait acquiescé: «Bien sûr, comme
dit Madame.» On l’avait beaucoup battue, toute sa vie. Plus souvent que
le chien. Voilà pourquoi ses yeux étaient plus douloureux, plus
malheureux, plus tendres et peut-être moins humains que ceux du chien.
Elle était soumise, elle était domestique, elle était serve, éperdument,
passionnément. Un soir que le dîner avait été à peine suffisant pour le
ménage, madame Masseau dit à Zulma, avant d’aller se coucher:

--Au fait, vous avez acheté quelque chose pour vous?

--Madame, répondit Zulma, j’ai mangé les restes.

Il n’y avait pas de restes, et l’on découvrit que ce qu’elle appelait
ainsi, c’était les morceaux que sa maîtresse, petite mangeuse et
facilement dégoûtée, laissait dans son assiette. Avec sa face mongole,
ses yeux bridés, son nez aplati, ses membres forts, mais mal attachés,
elle paraissait la descendante d’une race très primitive, dominée,
martyrisée, exploitée durant des siècles et des siècles par les autres
races conquérantes, plus belles et plus volontaires, qui ont conquis et
peuplé la France. Zulma n’était pas comme nous! Telle était peut-être la
cause obscure et puissante de l’éloignement qu’elle inspirait. Elle
était dévouée, patiente, fidèle, honnête, et pourtant les Masseau
éprouvaient en sa présence un sentiment d’angoisse et de mécontentement
contre lequel ils essayaient de lutter en vain.

--En tous cas, dit une fois madame Masseau, ce n’est pas elle qui fera
monter des hommes.

--Pourquoi pas, répondit son mari. Elle est la fille de quelqu’un. Et si
on n’a pas eu peur de sa mère, on pourrait bien maintenant...

--Il faudrait qu’un homme y trouvât son intérêt, observa sagement madame
Masseau, et la pauvre fille n’a pas le sou.

--Mais alors... dit soudain son mari.

Ils se regardèrent, repris de la terreur maladive que leur inspiraient
les rôdeurs. Si l’un de ces bandits faisait la cour à Zulma? Quelle
chose inespérée que l’amour, pour une telle femme, et comme elle
succomberait vite à la tentation! Ils avaient peut-être tort de se fier
à elle.

--Pauvre fille, dit cependant madame Masseau, je n’ai jamais rien
remarqué. Et puis... et puis non, décidément. Ce n’est pas possible! Tu
ne l’as pas assez regardée.

Mais le premier soupçon venait d’entrer dans leur cœur.

Cette année-là, le printemps fut tardif. De grosses pluies lourdes et
froides étaient tombées sans arrêt durant des jours, et les graminées,
les tiges plates du froment, les feuilles mêmes des arbres, entraînées
par l’incessante poussée de l’eau et du vent d’ouest, s’éploraient vers
le soleil levant, toutes ruisselantes, pareilles aux herbes qui
croissent au fond des rivières. Mais quelques jours d’ardent soleil
survinrent soudainement; les fleurs, nées toutes ensemble, firent comme
une explosion lumineuse dans cette campagne tachée de mesquines demeures
et souillée de plâtras: tels sont les sublimes miracles de la saison
divine! Au matin, ça sentait la verdure; sur le midi, la giroflée, le
lilas, la sève tiède, les abeilles. Et la nuit, c’était la lune, pleine
et claire, dont la lumière pâle, en nappes obliques, semblait chargée de
parfums ténus.

Une fois, comme on n’avait pas pris encore l’habitude de fermer les
volets, Masseau fut réveillé, dès cinq heures, par les premières clartés
de l’aube. Il se leva, ouvrit la fenêtre, et, à son grand étonnement,
distingua Castor, qui aurait dû être endormi paisiblement dans sa niche,
assis sur le trottoir de la route. Il alla lui ouvrir, et constata que
la porte était fermée à clef. Comment le chien était-il sorti? A la
campagne, et pour des gens dont la vie coutumière est tout unie, le
moindre incident prend une importance sans mesure. Masseau réveilla sa
femme.

--Il n’y a qu’une explication, lui dit-il, tandis qu’elle réfléchissait,
les yeux encore vagues: Zulma est sortie cette nuit et le chien l’a
suivie. Elle ne s’en est pas aperçue, et l’a laissé dehors en rentrant.

--Ah! dit madame Masseau, quel dommage. Elle aussi se mettre à courir!
Et quel monstre a voulu d’elle?

Alors, dans leur imagination pusillanime et détraquée, ils se figurèrent
ce monstre, le mâle farouche et prêt à tout de cette femelle primitive,
et ils eurent peur. Il firent venir Zulma.

--Vous êtes sortie cette nuit, ma fille, dit Masseau, brusquement.

--Moi? fit-elle étonnée.

--Ne niez pas. Le chien vous accompagnait et vous avez oublié de le
faire rentrer. Vous n’allez pas me raconter que Castor a ouvert la porte
tout seul et qu’il l’a lui-même refermée à clef. Il n’y a qu’un mot qui
serve: je ne veux pas que cela se renouvelle.

Quinze jours plus tard, Castor fut retrouvé dans la rue, devant la
porte. Il remuait la queue, mais d’un air un peu confus, et comme
stupéfait de se trouver là. On fit venir Zulma pour lui signifier sa
sentence. Dans sa cervelle obscure d’esclave soumise, il ne lui vint pas
à l’idée de discuter sa condamnation. Elle disait seulement:

--Où qu’j’irai, où qu’j’irai?

Ses maîtres au moins venaient comme elle du Berry, ils connaissaient des
gens qu’elle connaissait, et il lui semblait qu’en dehors d’eux il n’y
avait plus dans ce nouveau pays qu’un peuple étrange, dont les mœurs
inconnues l’épouvantaient.

--Vous irez retrouver votre bon ami, dit Masseau.

Alors sa douleur devint plus forte, horriblement amère, et pour la
première fois, mêlée de colère et de révolte. Un amoureux, un amoureux,
elle! Hélas! à son âge, avec l’ardeur du sang qui courait dans les
veines de son corps disgracié, elle savait bien ce que c’était que
«l’aiguillon de la chair», comme on dit au confessionnal, qu’elle
continuait à fréquenter avant les quatre fêtes; elle avait trop vécu
dans les rudesses campagnardes pour ne pas connaître ce que c’est que
l’acte d’amour, et le bonheur de servir l’homme à qui l’on s’est donnée,
elle qui n’avait jamais servi que des indifférents! Mais personne
jamais n’avait voulu d’elle, personne n’en voudrait jamais. Et c’était
pour ça qu’on la chassait, pour ça!... Avec sa petite malle, son mauvais
petit coffre de bois noir, elle prit le premier train pour Paris. Elle
mordait de désespoir ses mains déformées par les travaux serviles, et il
n’y avait rien dans sa tête, rien que la fureur affreuse d’être punie
pour une chose que son corps désirait et ne connaissait pas.

       *       *       *       *       *

L’oncle Guittard revint pour les fêtes de la Pentecôte. Castor lui fit
fête.

--Je vois bien le chien, fit-il gaiement, mais Zulma?

--Elle a mal tourné, dit Masseau.

--Mon garçon, dit l’oncle, c’est comme si tu me disais que tu as emporté
la tour de La Châtre dans une gibecière.

--Je vous assure! confirma madame Masseau.

Et elle lui conta comment, à deux reprises, on avait trouvé Castor sur
la route, et ce qu’il en fallait évidemment induire. L’oncle Guittard
jura du haut de sa voix.

--Imbécile! dit-il à son neveu. Est-ce que tu ne sais pas que Castor est
un chien courant? Et est-ce qu’il y a dans ton jardin quelque chose, un
kiosque, une plate-forme, où il puisse monter la nuit pour voir de loin?

--Non, dit Masseau.

--Eh bien, il montait sur le mur, voilà tout, en se servant de sa niche
comme de marchepied. Et comme le mur est étroit, il retombait de l’autre
côté. Tous les chiens courants font ça, c’est leur instinct. Et vous
avez fichu la fille à la porte? Pauvre Zulma, pauvre Zulma!

Il n’en dit pas plus long: étant un homme d’action, il n’aimait pas
s’appesantir sur l’irréparable. La bonne était loin, maintenant. Où la
retrouver, dans ce grand Paris? Les Masseau respectèrent son silence,
soucieux de la rancune qu’il pouvait leur garder, car l’oncle Guittard
n’avait pas d’enfants.

       *       *       *       *       *

L’oncle, d’ailleurs, hâta son départ. Masseau le conduisit à la station.
A son retour, il aperçut Castor, qui, attaché dans sa niche, tirait sur
sa chaîne. Ses yeux quêtaient une caresse. Masseau lui allongea un grand
coup de pied...

Ce fut ainsi que Castor, à son tour, connut l’amertume de l’injustice.



LE NUMÉRO 13


De temps en temps Élise Herminier se réveillait, parce que ses reins lui
faisaient mal, par grandes ondes brusques: c’étaient les muscles qui se
remettaient en place, après l’accouchement; le médecin l’avait prévenue.
Les angoisses qui l’empêchaient de respirer, faisant palpiter
douloureusement son cœur, lui mettaient la sueur au front et la
troublaient davantage, sans trop l’inquiéter: le plus fort était fait,
puisque le gosse était là, bien vivant. Il ne lui fallait qu’allonger la
main pour l’atteindre, puis-qu’on l’avait couché à côté d’elle tout
simplement.

Sur les journées qu’elle gagnait à faire des ménages, Élise avait pu
économiser de quoi préparer la layette indispensable, non pas ce qu’eût
coûté un berceau; et le petit dormait, collé à sa chair, dans l’étroite
couchette dont une voisine bienfaisante venait de changer les draps à la
hâte. Si elle avait eu plus de force, ça lui aurait fait plaisir de le
démailloter pour voir ses bras, ses jambes, son petit corps infime,
enfin, admirer ce mystère, devant lequel s’étonnait confusément son âme:
qu’elle qui était une femme, elle eût fait un petit homme.

La pièce était si étroite que, pour lui donner de l’air, et parce qu’il
faisait très chaud, on avait laissé grande ouverte la porte, sur
laquelle le chiffre 13 se distinguait, plaqué en noir sur la peinture;
et sans bouger la tête, Élise apercevait un couloir carrelé, taché à
intervalles réguliers par les rectangles bruns que faisaient d’autres
portes également numérotées: spectacle monotone et morne qu’offre à
Paris le sixième étage des maisons bourgeoises. Élise connaissait tous
ceux qui, chaque soir, se réfugiaient dans ces chambres pour y dormir
quelques heures; un gardien de la paix du quartier, tous les domestiques
de la maison, une couturière, une vieille femme chenue et recroquevillée
qui logeait au 16, quatre numéros plus loin, et que tout le monde
enviait, à l’étage, parce qu’elle terminait sa vie bien tranquillement,
avec six cents francs de rente laissés par un ancien maître.

--C’est même bien étonnant qu’elle ne soit pas venue voir par ici,
songea Élise, elle qui n’a rien à faire.

Et comme le médecin rentrait accompagné de la couturière, elle demanda:

--Dites donc, mademoiselle Emmeline, qu’est-ce donc qu’elle fait, madame
Granchet? Elle qui est si obligeante.

La couturière se sentit tout à coup froid dans le dos. Elle détourna la
tête: Madame Granchet avait justement passé dans une attaque, la nuit
précédente, sans un cri, sans que personne s’en aperçût avant le matin.
Ce n’était pas une chose à dire à une accouchée! Et puis, dans le
peuple, on a peur de la mort, une peur naïve et sacrée. Mademoiselle
Emmeline se félicitait d’avoir une bonne raison, en donnant des soins à
Élise, pour ne pas veiller la morte; d’autres qu’elle s’en chargeraient.

Elle regarda le médecin.

--Madame Granchet est malade, dit-il.

--Dans son lit? fit encore Élise.

--Oui, dans son lit.

Il avait prononcé cette phrase brève d’une voix volontairement
indifférente, et tout de suite, examina l’accouchée: il valait mieux
détourner la conversation. Élise venait d’être saisie d’une de ses
crises. Toute pâle subitement, elle ouvrait la bouche comme font les
petits oiseaux qui agonisent. Mais cela ne dura qu’un moment; les
couleurs lui revinrent, elle sourit. Le médecin l’ausculta, l’oreille
penchée sur son cœur, et demeura grave. Élise ne pensait guère à elle: à
ses côtés le petit, réveillé maintenant, vagissait comme un chat qui
miaule.

--C’est un bel enfant, n’est-ce pas, dit-elle.

--Oui, dit le médecin, c’est un bel enfant.

Et il lui donna de l’eau sucrée. Les vagissements se calmèrent. On
n’entendit plus que le bruit presque imperceptible de cette langue
encore indécise qui tétait instinctivement la cuiller de métal. Élise
écoutait, alanguie et bien heureuse. Le médecin sortit dans le couloir
et la couturière le suivit.

--Elle va bien? demanda-t-elle.

--C’est une cardiaque, répondit-il, et elle a fait de l’hémorragie. Sans
ça... c’est un accouchement comme tous les accouchements. Elle s’en
tirera tout de même, s’il n’arrive rien. Il ne lui faut pas d’émotion,
voilà tout. Ça vaut mieux qu’elle n’ait pas su la mort de la voisine...

Il s’en alla en consultant son carnet de visites. Les médecins de
quartier n’ont pas beaucoup de temps à perdre, surtout auprès des
accouchées de l’Assistance publique.

--Donnez-lui de l’air, laissez la porte ouverte, dit-il seulement en
partant.

Mademoiselle Emmeline revint s’asseoir au chevet du lit de l’accouchée
avec son ouvrage, et commença de coudre, assise près de la fenêtre, pour
profiter du jour qui baissait déjà; et la vieille fille pensait en
elle-même qu’il y avait de l’avantage à n’avoir pas connu les hommes.
Qu’est-ce qu’elle allait devenir, cette Élise Herminier, qui faisait des
ménages, avec un enfant sur les bras, qu’elle ne voulait pas abandonner?
Le père était loin sans doute, à cette heure: un valet de chambre de la
maison, qui s’en était allé, cherchant une autre place. Éternelle et
banale aventure.

Élise, fermant les yeux essayait de dormir. Elle avait maintenant de
grands frissons, à cause de la fièvre qui venait. On peut en préserver
les accouchées riches et celles qui vont se faire soigner dans les
hôpitaux; mais les femmes pauvres, qui ont conservé des traditions, des
préjugés, des superstitions, et qui s’obstinent à mettre au monde leur
enfant chez elles... ce n’est pas possible. D’invisibles et perfides
nuées, laissées par d’anciens malades et d’anciens malheureux, traînent
toujours dans les logis impurs. Elles se glissent dans les poitrines
épuisées de misère, dans la tasse de lait du matin, dans la blessure
intime de l’enfantement. On ne peut pas empêcher ça, et puisqu’elles
n’en meurent pas toujours il n’y a qu’à laisser faire!

Insensiblement, un peu de délire monta au cerveau d’Élise: un délire
triste qui, à sa joie de jeune mère, fit succéder les terreurs
monstrueuses qui viennent du cœur palpitant et harassé, gagnent la
conscience, l’affolent, la supplicient, et retournent à ce cœur d’où
elles viennent, pour augmenter l’affre de ses battements. Pourquoi
n’avait-elle pas tué ce germe qui maintenant était un homme, et voulait
vivre? Comment le ferait-elle vivre, et comment vivrait-elle avec lui?
Elle faisait et refaisait des comptes que son intelligence affaiblie
n’arrivait pas à finir: deux heures à sept sous de l’heure, tous les
matins, chez madame Dodu; une journée tout entière, le jeudi, chez
madame Renou. Le dimanche, personne ne la demandait, malheureusement.
Tout le monde sort à Paris, maintenant, le dimanche, même les plus
petits ménages; non, il n’y avait pas moyen, pas moyen... Et si elle
tombait malade?... Alors, quoi, c’était la faim tout de suite: pas
d’économies, rien que des dettes. Et si elle mourait? Ah! elle
mourrait, elle en était certaine, elle mourrait! Elle eut au cœur, à ce
moment, des pincements, des torsions, avec un grand bruit intérieur,
comme d’un tambour tapé sans mesure contre sa poitrine. Elle mourrait!
Elle se vit roulée, toute blanche, dans un drap blanc au fond d’un
cercueil, tandis que le petit devenait bleu, criant de faim, au fond du
lit.

       *       *       *       *       *

A ce moment, deux employés des pompes funèbres passaient devant la loge
du concierge portant une chose longue, enveloppée d’un drap noir.

--C’est pour chez madame Granchet, dirent-ils.

--L’escalier de service, au sixième, couloir à droite, numéro 16, dit la
concierge, qui comprit.

Les hommes montèrent. Il était tard. Ils étaient un peu avinés. Au
sommet de l’escalier, ayant soufflé, ils tournèrent à droite. Et l’un
d’eux demanda:

--Quel numéro qu’on nous a dit, en bas?

--Au 13, répondit l’autre.

--Au 13 ou au 16?

Le premier porteur hésita:

--J’sais plus, maintenant, fit-il. Le 13, le 16, ça rime, ça se
confond... Mais on verra bien, si c’est ouvert. On doit la veiller, la
défunte.

Il jeta un regard dans le couloir et continua:

--C’est bien au 13. La porte est ouverte, y a du monde, et la défunte y
est aussi, tu peux voir.

Sous la fenêtre, la couturière s’était assoupie, l’aiguille à la main,
et, dans l’ombre portée par le mur, Élise Herminier, couchée dans son
lit, toute droite, suivait d’un regard intérieur les ombres farouches
qui remplissaient sa tête.

Les deux croque-morts entrèrent délibérément et posèrent leur fardeau
sur le carrelage.

--V’là la bière! dirent-ils en se redressant.

L’un avait tiré le drap noir et l’autre tenait des vis dans ses mains.

Élise ouvrit les yeux, vit ces deux hommes, le drap noir, le cercueil et
les vis. Le cercueil? Quoi, quoi, c’était donc vraiment pour elle? Quoi!
Elle voulut crier: pas un son dans sa bouche. Elle voulut bouger: pas un
geste, elle était paralysée. Il n’y eut de vivant, une seconde, que son
cœur atrocement douloureux. Et puis plus rien.

La couturière, réveillée, courut vers elle:

--Madame Élise! madame Élise!

Le petit seul cria.

       *       *       *       *       *

Ce fut ainsi que mourut Élise Herminier, fille-mère.



LA COLLISION DE BRÉBIÈRES-SUD


Si jamais quelqu’un nous eût dit, au bureau de l’inspection commerciale
du chemin de fer du Nord, à Arras, où j’étais alors stagiaire, que le
petit Doffoy, notre camarade, était marqué pour accomplir des choses
impossibles au reste des hommes, et mystérieuses, nous aurions haussé
les épaules. A vingt-six ans, il avait l’air d’en avoir dix-sept. Il
marchait à genoux rapprochés, comme une femme, le dos arrondi, la
poitrine étroite. J’ai vu quelquefois, chez le caissier de la gare de
fausses pièces de cent sous faites d’un alliage de cuivre avec un peu
d’argent qui blanchissait le métal, mais en lui laissant un reflet
jaune: c’était la couleur de ses cheveux. On aurait cru qu’il l’avait
grattée en les lavant au vinaigre et à la potasse, et que cette couleur
était retombée sur son visage en petites taches de rousseur. Enfin ses
yeux ennuyaient: des yeux d’un bleu terne et vide qui ne regardaient
rien et n’avaient pas de reflets, pareils à certaines mares de ce pays
crayeux: de loin elles ont une belle nuance bleu vert; mais, quand on
s’approche, on n’y voit plus rien, ni le fond ni le ciel. On dirait
qu’il n’y a jamais assez de lumière pour les réveiller, elles sont dans
le jour comme au plus profond des nuits.

Doffoy, très bon employé, n’était jamais remarqué des chefs qu’au moment
de l’année où ils doivent rédiger les notes signalétiques. Alors, lisant
son nom sur une feuille partagée en colonnes, le sous-inspecteur rêvait
un instant: il fallait qu’il pensât quelque chose de Doffoy, et
justement il n’en pensait rien. Doffoy était pour lui une mécanique qui
servait à faire des calculs de taxes d’après des barèmes réguliers:
est-ce qu’on donne des notes aux machines à écrire? En vérité,
matériellement, on ne voyait pas Doffoy, bien qu’il eût un corps, comme
tout le monde, tant ce corps était insignifiant.

Il semblait que l’esprit le fût aussi. Ce n’était point que Doffoy n’eût
des opinions, et ne les exprimât, mais elles étaient presque toujours
dictées par ses convictions religieuses, restées très vives. Le dimanche
il allait à la grand’messe, souvent aux vêpres, et ne manquait ni un
pèlerinage ni une procession. Une telle ferveur disciplinée est assez
fréquente dans ce pays, qui fut espagnol. Toutefois c’est une des
tendances de l’Église actuelle d’affecter de n’avoir plus peur de la
science. Doffoy lisait donc des ouvrages de vulgarisation dont l’objet
est de démontrer l’accord de cette science avec la foi. Il en existe
maintenant toute une bibliothèque, et qui parlent de tout, depuis
l’astronomie jusqu’à l’hypnotisme. La tendance de ces ouvrages est de
montrer, sous les faits et les lois, la manifestation d’une volonté
providentielle. Ainsi l’âme naïve de ce petit expéditionnaire avait fini
par concevoir l’univers comme un perpétuel miracle, une ombre projetée
sur l’infini par des mains qui font des signes. Mais personne ne s’en
doutait.

Aux approches de la trentaine, il était resté très timide avec les
femmes, et parfaitement chaste. Ce fut donc pour nous un grand
étonnement de le voir revenir d’un voyage à Lille, avec une photographie
qu’il n’arriva point à nous cacher plus d’une demi-journée. Il aimait.
Il aimait de toute la force de son cœur puéril et de son corps vierge,
et il devait épouser «la personne» le jour où il passerait commis. Le
bureau de l’inspection commerciale d’un chemin de fer, dans une ville
de province, n’est pas un lieu où l’on se pique de délicatesse; mais il
ne s’aperçut jamais qu’on le raillait, et parfois avec grossièreté. Il
n’y a rien de plus vrai et de plus fort qu’une expression populaire: il
n’était plus de ce monde. Tout ce qui, sur la terre, était jeune et
beau, lui paraissait comme une dépendance naturelle de son amour: la
couleur des feuilles, celle des fleurs et leur parfum, le tintement
clair d’une cloche, le bruit retentissant des quatre pieds d’un cheval
lancé au galop sur le pavé; et il regardait maintenant les filles avec
un air hardi et ingénu, comme s’il n’eût pas douté qu’elles eussent pu
toutes être à lui, puisqu’il était préféré de celle qui lui paraissait
la meilleure et la plus belle. Cependant, comme il était pauvre, et la
Compagnie chiche de congés, malgré le quart de place dont disposent les
employés il n’allait que rarement la voir.

Mais il arriva un jour au bureau avec une idée qui s’empara si
violemment de son cerveau qu’il ne put s’empêcher de dire tout à coup,
en ouvrant un magazine,--je crois que c’était _l’Écho du merveilleux_:

--Pourtant, il paraît qu’on peut se transporter par la pensée auprès des
êtres qu’on aime beaucoup, qu’on aime pleinement, et les voir, et se
faire sentir à eux. Je vais lui écrire, lui faire savoir qu’elle me
verra, demain soir, à cinq heures. Il suffit de tendre sa volonté.

Tout le reste de l’après-midi, et toute la journée du lendemain, il ne
parla que de son grand projet, et, lorsqu’il l’oubliait un instant, l’un
de nous le lui rappelait par plaisanterie, ou par cette habitude de
bavardage oisif qui est le propre des employés de bureau. A cinq heures,
il s’absorba complètement, les coudes sur la table.

--Eh bien? dîmes-nous, au bout d’un quart d’heure.

Il était demeuré complètement immobile et silencieux. Quelqu’un le tira
violemment par le bras, et il s’abattit, à demi renversé, sur son
pupitre.

--Je n’ai rien vu, dit-il d’une voix plaintive, rien du tout. Et
pourtant j’avais bien concentré, concentré...

Il y avait des larmes dans ses yeux vides.

Delsarte, le commis principal, prononça:

--Parbleu! c’est des blagues. Vous feriez mieux de vous remettre à vos
tarifs. Les dix wagons de charbon envoyés de Lens à Fismes... C’est sur
l’Est, Fismes. Comment est-ce qu’on départage, entre les deux
Compagnies?

Doffoy renouvelait tous les jours son expérience, et elle ne réussissait
jamais.

--Je lui ai écrit, disait-il, je lui ai dit que je serais près d’elle.
Mais elle m’a répondu qu’elle ne sent rien. Vous avez raison, ce sont
des histoires, des histoires... Et pourtant j’aurais eu tant de
plaisir!

Mais un lundi, quand il arriva au bureau, un nouveau projet avait
réveillé son espoir.

--J’ai compris, dit-il. Je sais ce qui manquait. Je ne parvenais pas à
fixer suffisamment mon attention, parce que je ne suivais pas assez la
réalité. Je ne voyais pas la route jusqu’à Lille. Il faut que je voie la
route, et que je la fasse.

--Comment ça? demanda Delsarte.

--C’est si facile! J’aurais dû y penser, fit-il. Je prends le train de
quatre heures cinq.

--Vous avez la permission? fit Delsarte, étonné.

--Oh! non, répondit Doffoy, non. Je n’en ai pas besoin. Je vais voyager
en idée. Il me manquait de voyager en idée pour fixer ma volonté.

Il déjeuna au bureau, comme il avait coutume, du contenu du panier qu’il
avait apporté, et travailla ensuite très patiemment, l’esprit libre et
dégagé. Mais, vers quatre heures moins le quart, il mit son pardessus
et son chapeau.

--Tu pars donc, Doffoy?... demandai-je.

--Oui, fit-il avec un petit rire, je pars.

Et, à notre grande stupeur, il se rassit, et commença de parler, les
yeux fermés:

--Voilà. Je vais à la gare. Je montre ma carte à Roullot, qui est au
guichet. Une seconde, quart de place, pour Lille, s’il vous plaît?...
Deux francs trente? Voilà... Le train n’a pas de retard?... Oui, je vais
à Lille... Pour quoi faire?... Si on vous le demande vous direz que vous
n’en savez rien, monsieur Roullot!

»On met en queue un fourgon pour Douai... On part... Voilà Blanzy,
Feuchy, Rœux, et le grand marais du kilomètre 203 avec ses mottes de
tourbe qui sèchent, et le passage à niveau de Corbehem...

Il ne prononçait pas ces paroles aussi vite que vous les lisez. Habitué
à voyager, sur la ligne, il savait, à une minute près, le temps que le
rapide mettait entre chaque station, et ne la nommait qu’au moment
précis où la locomotive devait franchir les signaux... Vraiment, c’était
comme s’il avait lu cet album qu’on place maintenant dans le filet,
accroché par une bretelle, et qui donne aux voyageurs une description
des pays qu’ils traversent.

--... Nous sommes à Douai; on décroche le fourgon... L’embranchement de
Lens, celui de Carvin, Ostricourt... Elle est presque finie de bâtir, la
nouvelle distillerie Maës... Quatre heures quarante... Voilà les forges
de Seclin, avec les tas de laitier qui fument, quels gros tas!... ils
augmentent tous les jours!... Maintenant, c’est Ronchin; dans cinq
minutes, nous serons à Lille...

Ses muscles se tendirent, comme s’il sautait sur le quai d’une gare.

--Je vais à pied. La rue de la Gare, le théâtre, la Grand’Place, la rue
Esquermoise, la rue Royale, et puis la seconde à droite, après l’église
Saint-André. Voici la porte, deux marches, un marteau de cuivre, un
petit miroir-espion à la fenêtre de gauche... Comme c’est propre, dans
l’escalier... Louise, Louise!

--Vous la voyez? demanda Delsarte, dont la voix, involontairement,
s’était faite très basse et comme confidentielle.

--Non... Mais je vois la lumière de sa lampe. Aussi vrai que vous êtes
là, je vois la lumière de sa lampe... Maintenant, je vois la table, sous
la lampe, et près de la table, le tambour à dentelles. Et puis...

Il s’arrêta et ne dit plus rien, parce qu’il la voyait, sa Louise! Tous
ses traits se raidirent. On lui parla, il ne répondit plus.

Delsarte murmura:

--Il est caché-perdu.

C’est un mot du pays. Il voulait dire que Doffoy était ailleurs, perdu
en effet dans une transe où il ne pouvait plus distinguer que les
choses qui se passaient à quinze lieues, et que des yeux humains
n’auraient pas dû voir. A la fermeture du bureau, on l’appela pour le
réveiller:

--Doffoy! Doffoy!

Il n’entendit pas. Mais quelqu’un ayant, par hasard, agité un mouchoir
devant ses cils, il frissonna comme si on lui eût jeté de l’eau à la
figure et nous contempla d’un air stupide.

Or, il est sûr, si étrange que cela paraisse, qu’il reçut le lendemain
une lettre qui lui faisait savoir que sa Louise était bien réellement,
au moment de sa vision, assise sous sa lampe, devant son tambour à
dentelles, et, à compter de ce jour, quand on s’ennuyait au bureau, il
suffisait que l’un de nous demandât:

--Allons, Doffoy, si tu prenais le train?

Tout de suite, il nous décrivait le trajet d’Arras à Lille, et des
choses qui véritablement se passaient durant ce trajet. Je me souviens
encore de la fois où il nous prévint qu’un soldat, au moment des fêtes
de Noël, était tombé d’une portière mal fermée sur la voie, au kilomètre
224, près d’Ostricourt, mais qu’il n’avait rien. Delsarte fit téléphoner
par curiosité: on ne savait pas encore la nouvelle à Ostricourt, mais
plus tard le téléphone interrogea: «Qui vous a appris?...» Cependant
Doffoy n’était pas encore content. Il disait que sa fiancée, quand il
lui écrivait ses visions, demandait par quelle personne il la faisait
suivre, car elle se refusait de croire qu’il venait tous les jours en
esprit auprès d’elle.

--Et pourtant je la touche, disait-il, mais elle ne le sent pas. C’est
que je ne suis pas encore assez fort de volonté, assez détaché d’ici,
assez transporté là-bas. Je veux qu’elle me sente près d’elle,
physiquement.

Quelques semaines plus tard il reçut une dépêche qu’il lut d’un air
radieux.

--Elle viendra me voir aujourd’hui à Arras, dit-il. Elle prend le train
de 4 h. 27.

Delsarte était un brave homme. Il dit tout de suite:

--Celui qui passe ici à cinq heures vingt-cinq? Eh bien! Doffoy, vous
pourrez quitter le bureau à cinq heures. On fermera les yeux.»

Mais il ajouta, par plaisanterie:

--Seulement, vous pouvez faire mieux encore, mon ami, c’est de
l’accompagner... Mais oui, puisque vous allez si facilement en esprit
d’Arras à Lille, pourquoi ne referiez-vous pas la route en sens inverse,
et avec elle?

Doffoy répondit sérieusement:

--C’est une idée.

Il tomba aussitôt, comme il faisait maintenant presque tous les jours,
dans une torpeur qui le rendait insensible à ce qui l’entourait, sauf
quand on l’interrogeait sur ses rêveries. A la fin, Delsarte demanda:

--Eh bien! est-ce qu’on part?

--Oui. Sa mère ne l’accompagne pas, j’aime mieux ça... Elle a pris le
tramway; elle entre dans un compartiment de dames seules, en secondes.

Il s’interrompit pour dire en riant:

--C’est la première fois que je voyage dans un compartiment de dames
seules, moi! Je suis à côté de Louise, mais elle ne me voit pas.

Et il continua, selon sa nouvelle habitude, de parler tout seul,
décrivant tous les petits incidents du voyage, donnant le titre du
journal que lisait Louise, disant qu’il y avait trois autres dames dans
le compartiment et que l’une d’elles emmenait son chien dans un panier,
tandis que les deux autres étaient des amies qui causaient ensemble.
Nous étions trop accoutumés à son bavardage pour l’écouter
attentivement. Mais tout à coup sa figure prit une telle expression
d’épouvante qu’il n’y eut pas une exception parmi nous, pas une! Tout le
monde avait sauté sur ses pieds, des chaises tombèrent.

--Doffoy, qu’est-ce qu’il y a?

Lui-même avait fait un bond, exactement comme il eut fait dans un
compartiment, les genoux limités dans leur élan par l’intervalle des
deux banquettes, et il fit le geste d’enlacer quelqu’un et de le jeter
de côté; un geste de mâle, qui a une femme à sauver, un geste
instinctif, héroïque, vigoureux, démesuré pour sa force de vieil enfant
souffreteux.

--Quoi, quoi? Voyons, Doffoy, qu’est-ce qui arrive?

--L’accident, dit-il,--et sa voix avait l’air de passer à travers une
bouteille qui se vide,--l’accident. Oh! le bruit, le bruit; et ils
crient, et tout se brise, les wagons, notre wagon, les planches qui
éclatent... Louise!

Il fit encore le même geste protecteur et il tomba comme une masse, en
portant les mains à son cou.

--La planche! dit-il une seconde fois. Oh! mon Dieu, mon Dieu!...
Ah!...

Je n’oublierai jamais ce cri, ce cri horrible dans ce bureau paisible,
où pas une plume n’avait bougé. Et les mains de Doffoy qui se mirent à
griffer l’air, des mains d’agonisant!

--Doffoy! lui cria Delsarte en se penchant vers lui.

Mais il ne répondit pas, et ses yeux vides étaient devenus si
affreusement plus vides!

--Doffoy! répéta Delsarte.

--Je... je crois qu’il est mort! murmurai-je.

La moitié des camarades s’étaient enfuis. Ils avaient peur, horriblement
peur! Il y en a qui sont restés fous, des jours et des jours. Delsarte
regarda tous ceux qui restaient, et demanda gravement:

--Où l’accident a-t-il eu lieu?

L’accident avait eu lieu au kilomètre 198, près de Brébières-Sud. Ce
jour-là, on avait dédoublé le train de Lille, et entre les deux rames,
par une incompréhensible aberration, un aiguilleur avait laissé passer
le convoi léger qui dessert les charbonnages, et qui avait du retard.
Mais je n’ai pas besoin de parler de la catastrophe de Brébières.
Personne ne l’a encore oubliée, sur le Nord!

Le médecin de la Compagnie arriva. Delsarte et moi, nous avions étendu
le corps de Doffoy sur le vieux canapé en moleskine qui servait aux
veilles. Le médecin lui enleva sa jaquette et son gilet, et fendit sa
chemise avec des ciseaux.

--Il a porté les mains derrière son cou, lui dis-je.

Le médecin regarda attentivement.

--C’est singulier, fit-il, il n’y a aucune trace de choc extérieur, et
pourtant la moelle a fusé entre la cinquième et la sixième vertèbre
cervicale, comme si on y avait enfoncé un clou. La mort a dû être
instantanée...

Nous demeurâmes dans le bureau, pour veiller le pauvre Doffoy. Vers
minuit on frappa à la porte.

--Ouvrez vous-même, me dit Delsarte. Moi, je n’ai pas le courage. Je
sens que c’est elle, cette pauvre fille; je l’ai fait prévenir.

Nous vîmes entrer une jeune femme, dont le corsage et la jupe étaient en
lambeaux, la figure et les mains écorchées. On l’avait arrachée des
débris du wagon comme on avait pu, brutalement, pour la sauver de
l’incendie qui commençait. D’un geste Delsarte lui montra cette forme
raide, sur le canapé, et elle s’abattit à genoux, sans pleurer.

Quand on put l’interroger, elle dit seulement:

--Je ne sais pas comment c’est arrivé: j’étais dans un compartiment avec
trois autres dames, quand le choc a eu lieu. Les parois du wagons ont
éclaté, les planches sont sorties en échardes, comme des épées. Il
paraît qu’il y en a une qui pointait vers moi. Je ne la voyais pas, mais
je me suis sentie tirée de côté, violemment, par je ne sais quoi... Et
c’est lui qui est mort, lui... Comment cela se fait-il?

Alors, je me rappelai le mot de Doffoy:

--Quand je serai assez fort de volonté, elle me sentira près d’elle,
physiquement...



LA RÉVÉRENDE


--Waterloo Gardens, 27; c’est ici, cria André Dejoie en sautant du
_hansom_ dont les roues caoutchoutées tournaient silencieusement depuis
un quart d’heure sur la digue de Brighton.

Le numéro 27 de Waterloo Gardens était une petite maison qui ressemblait
à toutes les petites maisons anglaises: étroite avec une baie très large
à chacun de ses deux étages, et, au rez-de-chaussée, un perron surmonté
d’un portique à colonnes doriques. Les marches du perron avaient été
grattées poncées, lavées, blanchies. Elles resplendissaient; et
l’ensemble évoquait vaguement l’idée d’une cage de perroquets au bas de
laquelle on aurait oublié un marchepied fraîchement peint.

Deux sonnettes. A droite: _visitors_. A gauche: _servants_.

André tira la sonnette de droite. Ce geste eut pour résultat d’extraire
des profondeurs du sous-sol une petite bonne dont les mâchoires étaient
si proéminentes, et qui reniflait si fort, qu’il paraissait contraire à
toutes les lois physiques que ses dents, attirées par cette pompe
aspirante, n’eussent pas à la longue pris racine dans son nez.

--Vous voulez parler à la maîtresse? dit-elle, en jetant ce que le bon
Dickens eût appelé un regard d’intelligence commerciale sur la malle
d’André.

Et, se tournant à demi, elle cria:

--Miss Gray, c’est le gentleman qui a écrit pour une chambre. Est-ce
que _vous veux_ venir?

Il est indispensable de noter ici pour les philologues que l’emploi de
la seconde personne du pluriel du pronom personnel avec la seconde
personne du singulier d’un verbe, est universel chez toutes les femmes
de chambre du Royaume-Uni. Tout porte à croire qu’il en a été ainsi
décidé en séance solennelle de leur syndicat.

Miss Gray était brune, ineffablement longue, cruellement maigre, et
louchait très fort d’un œil, non pas à droite ni à gauche, mais vers le
ciel, ce qui donnait à l’un de ses profils un air inspiré: l’autre
profil était d’une bonne personne.

--Vous êtes le gentleman français qui a annoncé son arrivée, missieu
Dijoille? dit-elle.

André Dejoie eut besoin d’un effort d’intelligence assez violent pour
reconnaître son propre nom, ingénieusement déformé par la prononciation
anglaise. On lui montra sa chambre; il l’eût souhaitée plus vaste.

--C’est bien assez grand pour un célibataire! dit miss Gray scandalisée.
Il n’y en a qu’une autre, c’est pour un ménage. C’est le révérend
Pearson, _curate_ de Padston, un pasteur de l’église anglicane, qui
l’habite avec sa femme.

--Ça m’apprendra à me loger dans un _boarding-house_, songea
mélancoliquement André. Une patronne louche, un pasteur, sa femme: je
suis bien tombé! Ont-ils emmené le bedeau?

Il déballa en soupirant son bagage, sortit, se jeta dans la première
cabine roulante qu’il trouva sur la plage. La fraîcheur de l’eau le
pacifia. Il revint de meilleure humeur.

Il n’y avait qu’une seule personne dans la salle à manger, une femme qui
lisait un roman, le visage tourné vers la fenêtre, aux derniers rayons
du soleil mourant. D’abord André ne vit que ses cheveux, des cheveux
clairs, retroussés en casque, et dont la couleur était profonde. La
première couche, qui seule était blonde, en laissant transparaître une
autre, d’un roux d’or rouge, et d’autres nuances encore, enfouies plus
loin, semblaient lutter ensemble pour monter vers la lumière.

--Pardon, dit-il. Je croyais que le dîner était à sept heures.

--Sept heures et quart, répondit la blonde liseuse, qui tourna la tête.

Quel âge avait-elle? Dix-huit ou vingt ans? On n’en eut rien pu dire,
sinon qu’elle était la jeunesse même. Mon Dieu! Est-ce que de tels
vivants bijoux peuvent aller, venir, remuer comme des personnes
naturelles, sans se casser? Avez-vous vu, le matin, le cœur tendrement
rose des roses blanches de la Malmaison? Semblable était son teint. Et
les pervenches, dont le bleu devient tout pâle quand un rayon de lumière
les mordille à travers les feuilles? Tels étaient ses yeux. Des fleurs,
du lait, des enfantillages, c’est à cela qu’on pensait en la voyant, et
c’était délicieux de ne penser qu’à ces choses fraîches. André s’aperçut
tout à coup que sa figure était pleine de sel et de sable, que ses
cheveux étaient emmêlés, ses souliers pleins de poussière; il s’évada
pour faire toilette.

Quand il redescendit, on était à table, et la maternelle miss Gray
distribuait avec gravité un horrible potage julienne, fabriqué à raison
de plusieurs tonnes par jour, et vendu en boîtes, par la maison Cross
and Blackwell, de Londres. C’est ce qu’on appelle, en ce pays, faire la
cuisine à la française. Cette opération terminée, les présentations
eurent lieu, avec quelque solennité. André faillit crier: cette adorable
et frêle petite chose, qu’il avait entrevue, tout à l’heure, c’était
madame Pearson, la femme du clergyman. Était-il possible qu’elle fût
mariée, mère de famille peut-être, révérende, quasi-prêtresse, femme
d’un prêtre, ne faisant avec lui qu’une chair et qu’un sang, participant
avec lui aux mystères sacrés qui, dans l’anglicanisme, sont presque
exactement les mêmes que dans la religion romaine? L’éducation première
du jeune homme, ses préjugés catholiques, devenus préjugés de race,
éveillaient en lui un monde d’idées incongrues. Il songeait que les
mains de cet homme en lévite, au col-carcan, au teint bien nourri, aux
lèvres assouplies par la gymnastique des prières et des déclamations
religieuses, que ces mains qui levaient le ciboire et rompaient le pain
sacré, cette bouche qui les approchait la première, caressaient,
baisaient ce tendre corps féminin, jouissaient de toute sa grâce!

--Mais, c’est très bien, songea-t-il, en faisant un effort sur lui-même.
Ces gens-là sont en équilibre!

Ce fut d’abord au pasteur qu’il adressa la parole, et il n’y eut là de
sa part aucune politique, mais une sympathie voulue envers le prêtre et
une timidité involontaire envers madame Pearson. Ces yeux clairs,
ignorants, innocents, et qui semblaient des yeux de muette, tant ils
demandaient, lui inspiraient un sentiment auquel il ne pouvait donner de
nom. Il croyait voir un animal, une femelle d’animal adorablement fine
et jolie, s’approchant et disant du regard: «Je t’en prie, donne-moi
quelque chose!» Et qu’est-ce que l’homme peut leur donner, à ces douces
femelles: un bonbon, une caresse qui les fait frémir, mais pas de
l’amour! Ainsi le révérend de Padston, voyant André si attentif envers
lui, si froid envers sa femme, retomba vite dans l’habituelle apathie
conjugale. La promiscuité du lieu fit le reste, amena une sorte
d’intimité. Le soir, ils prenaient le café ensemble sur la terrasse: au
loin, la mer s’élargissait, sourdement bruyante, rayée de la lueur des
phares, mêlée vers l’orient à l’obscurité qui tombait. Allongée sur ses
digues longues de deux lieues, l’immense ville de plaisir s’étendait en
croissant, jetant sur l’eau assombrie ses estacades où chantaient des
orchestres, dressant vers le ciel, où germaient les astres, ses hôtels à
quatorze étages, ses music-halls, ses maisons innombrables, enfin son
gigantesque aquarium, d’une barbarie romaine, peuplé de fauves
terrestres, de lions et de fleurs de mer, de clowns, de danseuses,
d’athlètes et de courtisanes.

Puis, quand la nuit était enfin tombée, ils sortaient tous trois pour
errer une heure sur la digue. Une foule bigarrée s’y renouvelait à
chaque instant. Les femmes longues et minces, souvent vêtues de blanc,
avec des ceintures vertes, roses, noires, éclairaient vaguement l’ombre;
les voitures, sur une autre chaussée, se succédaient sans fin; et les
chevaux, parfois, faisaient un brusque écart en croisant une étrange
caravane d’éléphants, de chameaux, d’onagres, portant des lanternes
chinoises, des étincelles électriques, réclame vivante d’un cirque
américain. Mais le plus amusant, c’était les chanteurs: non pas les
_minstrels_ hurleurs, barbouillés de suie, ivres et stupides; mais des
trios, des quatuors d’hommes et de femmes, masqués de velours ou de
crêpe, chantant, aux sons d’un piano hissé sur une voiture que traînait
un maigre cheval, des chœurs italiens nés sous un ciel plus chaud, des
airs passés, quelquefois inconnus et qui semblaient pourtant des
souvenirs d’enfance...

Or, un soir, ils entendirent, au lieu du piano habituel, les plaintes
d’un harmonium, et, s’approchant, ils aperçurent, entre deux flambeaux
qui brûlaient dans des vases de verre, l’instrument touché par une
vieille fille dont la figure était laide et charmée. Alentour, une
vingtaine de jeunes gens, des «clercs» de banque, des employés de
commerce, des boutiquiers, répétaient d’une voix rauque et juste, sans
timbre et brûlante de foi, la vieille hymne biblique traduite aux temps
héroïques de la Religion:

«Le Seigneur règne, le Seigneur a régné, le Seigneur régnera partout et
à jamais!»

Ils chantaient cela gravement, au milieu des minstrels hurleurs, des
romances italiennes, des oisifs et des prostituées. André seul s’étonna.

--L’association chrétienne des jeunes gens, dit le révérend Pearson.

Et il s’arrêta, pour écouter le chef de chœur qui commençait à
développer son texte, l’orgueil de sa mission dans les yeux.

Tout près, un escalier conduisait à la grève. Par un instinctif besoin
d’isolement et de fraîcheur, André et madame Pearson le descendirent.
Quelque chose de doux et d’âcre, une vibration amoureuse, comme un
voluptueux volètement d’ailes invisibles, leur donna le frisson, et
leurs yeux cherchèrent: la grève était aussi peuplée que la digue.
Adossés au mur, couchés par terre, cachés dans l’ombre des cabines, des
centaines de couples étaient là, qui s’enlaçaient. Le bruit des pas,
l’enquête des regards, ne les troublaient nullement. Ils laissaient
passer les survenants sans s’émouvoir, car «ils ne commettaient pas le
mal», leur vue n’était pas obscène. Étroitement serrés, se touchant de
tout leur corps, ils échangeaient seulement un baiser sur la bouche qui
n’en finissait pas, semblait projeter leurs sens dans leurs têtes:
caresse à la fois continente et peu chaste, si forte que, dans la petite
bourgeoisie, des fiancés s’en contentent durant des années.

--... Le Seigneur règne, le Seigneur a régné, le Seigneur régnera!»
clamait le jeune prêcheur, là-haut.

Ah! ce maître éternel, n’était-ce pas celui qui jetait ces gens l’un à
l’autre, et auquel ils sacrifiaient, dans ce culte à la fois stérile et
raffiné? Comme le bras de madame Pearson tremblait sous le sien, André
l’étreignit tout à coup; elle eut un petit soupir, et leurs bouches se
rapprochèrent.

Ils restèrent ainsi, de longues minutes. Devant eux, dans la nuit,
croulaient les vagues.

       *       *       *       *       *

Ce fut ainsi qu’André Dejoie fut initié à la première, et la plus
nationale, des voluptés britanniques. Une fois que madame Pearson eut
commencé de donner ses lèvres, elle ne fit plus aucune objection pour
les offrir perpétuellement, mais lorsque André, enhardi, voulait obtenir
davantage, elle lui disait si gentiment: «_Behave yourself, you bad
man!_» (soyez sage, vilain!) qu’il se sentait redevenir enfant; et
alors, il restait tranquille pendant cinq minutes. D’ailleurs, la maison
était si petite, si banale, que, dans les courts instants où ils se
trouvaient seuls, l’enfantillage même du baiser était dangereux. Ils ne
se quittaient plus, se regardaient, puis baissaient les yeux, disaient
deux paroles et se regardaient encore; et André comprit bientôt que le
charme simple et puissant de son amie venait de ce qu’elle n’avait ni
vertus ni vices, pas plus que d’idées, qu’elle ne réfléchissait jamais,
ne pensait à rien qu’à ce qu’elle avait sous les yeux.

--Elle n’a pas d’esprit, voilà qui est sûr, songeait André: mais
a-t-elle une âme?

Elle avait laissé deux enfants à Padston. Mais comme ils n’étaient pas à
ses côtés, elle les avait oubliés. André n’apprit leur existence que par
une lettre qui donnait de leurs nouvelles. «Mes petits chevreaux, si
vous saviez comme je les aime!» Puis une autre chose la divertit, elle
n’en parla jamais plus. Si elle était restée fidèle à son mari, c’est
que la vie bourgeoise anglaise, surtout dans ces ménages d’église où
tout est réglé, casé, codifié, ne lui accordait qu’un mâle et lui
enlevait toutes possibilités d’en posséder plusieurs. Elle savait lire,
écrire, on lui avait appris à faire des gestes, mais rien n’avait
pénétré dans le fond de sa petite tête, où régnaient seulement des
appétits, des instincts, un besoin d’imitation et de soumission tels
qu’elle prenait en parlant l’accent français, enfin une naïve, et
profonde et maternelle bonté. Quand il la suppliait d’être à lui, elle
répondait:

--Je veux bien, darling, je veux bien. Mais ici, il n’y a pas moyen!

Cependant, un dimanche, M. Pearson, en sortant de l’office du matin,
annonça qu’il était invité à déjeuner par un confrère. Ils eurent ainsi
toute la première moitié de la journée devant eux. Ils prirent le parti
de fuir, de rôder n’importe où, et marchant au hasard, parvinrent aux
premières maisons du village de Shoreham, sur la côte.

--Il y a peut-être des auberges, dit André Dejoie. Et personne ici ne
nous connaît. Vous n’êtes plus que ma chérie, vous êtes mon amour, mon
grand amour..., et madame Dejoie, si vous voulez.

--Oh! oui, j’aimerais tant. Mais vous n’y pensez pas: un dimanche, dans
l’après-midi, sans bagages... Vous ne connaissez pas l’Angleterre: les
hôteliers de ce pays ne nous laisseront pas une minute ensemble.

--Hélas! dit-il, nous faut-il trouver une île déserte; mais enfin, si
vous tombiez sur la grand’route, si vous étiez malade?

--Malade? Oh! la bonne idée! C’est vrai, je vais me trouver mal, vous
allez voir!

Mais il suggéra:

--Déjeunons d’abord. On n’aurait qu’à vous imposer la diète pour vous
guérir.

Ils entrèrent au _Red Lion_. Dans une salle à manger étroite comme une
cabine de navire, on leur servit un repas de viande froide. Madame
Pearson avait la mine joyeuse et concentrée d’un enfant qui prépare un
tour. Tout à coup, elle se leva, porta la main à sa gorge, se mit au
balcon, se rejeta sur une chaise, allongea les jambes, étira les bras,
offrit à André et à la maid qui les servait, le spectacle d’une attaque
de nerfs à son maximum de violence. La déformation, par pur jeu, de ces
traits puérils et charmants; l’embarras répugné qu’on éprouve devant
tout être humain quand on sait qu’il ment; le sentiment de supériorité
sur la malade que donnait, à tous les biens portants qui l’entouraient,
la conviction de leur propre santé; tout cela inspirait à André une
espèce de gaieté furieuse, une impression de ridicule vis-à-vis de
lui-même, de rancune contre cette femme qui semblait si candide, et
jouait sans faiblir cette grosse comédie.

Autour de madame Pearson, qui ne répondait que par des mots entrecoupés,
l’hôtesse, ses deux filles, les bonnes s’empressèrent; et toutes
présentaient un remède. L’hôtesse offrait des sels, une des femmes de
chambre un citron, une autre du vinaigre, et la cuisinière qui n’avait
rien, criait:

--Chassez le chat, chassez-donc le chat! C’est très mauvais la vue des
chats, dans ces maladies-là!

On la coucha, de force. Elle disait: «Mon mari, je veux mon mari!» Et la
bonne hôtesse interpellant André: «Allez-donc! ces hommes, en voilà un
qui serait capable de rester à table.» Il obéit, et trouva madame
Pearson au lit déjà. Elle mourait de rire:

--Avez-vous vu comme elle était bien imitée, l’attaque! Oh que c’est
amusant! Darling, embrassez-moi.

Il l’embrassa. Qu’elle était jolie, avec ce corps si frêle et si plein,
si lumineux et si ferme, que ses éclats de rire mêmes le faisait à peine
trembler. André la prit dans ses bras. Ils s’étreignirent.

Et tout à coup, ils entendirent, dans la rue calme et muette, vidée de
tout être humain par le repos dominical, un effroyable bruit, l’éclat
discordant d’ophicléides, de grosses caisses, de cymbales, la passée
ignoble dans le doux silence, d’une fanfare mal réglée.

--Ce n’est rien, dit André au bout d’une seconde: «la bande» de l’armée
du Salut, tout simplement.

Mais mistress Pearson l’avait pris des deux mains aux épaules, et
l’éloignait d’elle, un peu tremblante, le regard chargé du premier
remords qu’il eût vu dans ses yeux.

--André, dit-elle, c’est peut-être plus mal, aujourd’hui, quand tout le
monde... tout le monde est aux églises?

Un instant très court André demeura interdit, puis il crut à une
insupportable et hypocrite affectation. Mais non, il savait qu’elle ne
pouvait mentir. Et il lui sembla enfin qu’il _voyait_ quelque chose,
qu’il découvrait un peu de l’inconnu qui gît dans les êtres. Et se
penchant vers madame Pearson, il la baisa au front, avec un véritable
amour viril. Il venait de comprendre que tout ce qu’on avait pu
enseigner à cette innocente petite âme, c’était des formes extérieures
et des conventions, et que, quoi qu’elle fit jamais au monde, elle
resterait toujours, absolument, irresponsable et irréprochable. Si
c’était vrai, que l’adultère fût un crime ou un péché, la faute en
retombait sur lui, sur lui seul. Il prenait tout sur lui, donc il était
maître. Etait-ce l’influence du ciel, de l’Océan, de l’âme de ce peuple
qui flottait épandue dans l’air? Pour la première fois, il venait de
penser comme un mâle anglais aurait pensé.



LA VICTOIRE EN CHANTANT...

25 juillet 1907.

JOURNAL D’UN PARISIEN EN 1920


... Ce sera demain le 17 juillet. Ce jour, anniversaire de la mort de
Bonaventure Espérandieu, est devenu celui de la nouvelle fête nationale.
Il y aura des fleurs, des chants, des femmes qui s’en iront par les
chemins, vêtues de clair, heureuses, disant: «On ne tuera plus nos
fils!» Et tous les discoureurs--parce qu’il en faut--dans les moindres
villages, en phrases plates, ou gonflées, ou naïves, célébreront la
mémoire de Bonaventure, tandis que dans les académies, les amphithéâtres
de Sorbonne, tous les palais scientifiques de France, on lira des
essais sur le grand savant qui n’est plus, on glorifiera la patrie qui
lui a donné naissance, on dira qu’au moment où tout semblait s’y
dissoudre, les lois, les mœurs, la foi en l’avenir même de la race, un
culte était resté, celui de la science, et que c’est par la science
qu’elle fut enfin sauvée. Mais personne n’osera dire toute la vérité,
personne n’osera parler sincèrement du _vrai_ Bonaventure Espérandieu,
tel que je l’ai connu: dévoré de génie et brûlé d’alcool, éblouissant,
crapuleux, sublime, haillonneux, enthousiaste, plein de vertus qu’on
était en train de perdre autour de lui, de vices pour lesquels les
hypocrites le méprisaient, simple comme un enfant, tout étourdi de
rires, de délire et d’ivresse.

C’est dans un café que je le rencontrai pour la première fois,
naturellement, un petit café près de la Porte-Maillot, un dimanche
matin, le 12 novembre, vers dix heures, au moment où passait le cortège
qui chaque année allait encore, à cette époque, déposer une branche de
chêne sur le monument qu’ont élevé nos pères à ceux qui sont tombés en
défendant Paris. Et ces gens défilèrent devant nous.

C’étaient pour la plupart de très vieux hommes, tout blancs de cheveux,
et mis comme des petits employés. Mais l’un d’eux, fier d’être officier
de réserve, avait revêtu son uniforme. Ils allaient, encadrés par des
musiques militaires, ils allaient, portant devant eux un drapeau
tricolore sur lequel on lisait: «Oublier, jamais!» Et quelle que fût la
banalité des fanfares, elles retentissaient dans les cœurs. Ce sont des
instincts antiques et sauvages que ceux qu’éveillent en nous ces
trompettes de cuivre. Elles existaient déjà voici longtemps, longtemps,
à l’aurore de l’âge du bronze, dans la grande barbarie des temps
héroïques. Les airs qu’elles sonnent sont restés les plus près de cette
barbarie. Avant même les temps lointains ou disparaît la ruine de Troie,
ils annonçaient les villes prises d’assaut, les rouges incendies, les
femmes violées, les cadavres spoliés, nus sur les champs de carnage, les
hommes en cuirasse hurlant près des galères. Voilà pour quoi ça
secoue... Parfois, sous nos yeux, un vieux cheval de fiacre, se
souvenant qu’il avait été dans la cavalerie, levait la tête et
reniflait. Parfois un cavalier et une amazone arrivaient au petit trot.
Leurs chevaux aussi pointaient les oreilles et dansaient. Alors le
cavalier se tournait à demi sur sa selle, rappelant de loin, avec sa
petite moustache, sa cravate haute et sa redingote, un de ces
romantiques qui revécurent par l’imagination les grandes batailles que
leurs pères avaient livrées. Et la petite amazone avait elle-même le
cœur tout secoué par ces cuivres. Elle pilait du poivre en même temps,
et on ne saura jamais pourquoi elle serrait les lèvres: à cause de son
âme émue, ou qu’elle avait l’assiette indécise et un peu froissée.

C’est ainsi que ce cortège montait vers Courbevoie, à la fois semblable
à un astre et à un refrain de café-concert.

Ces impressions que je ressentais d’une façon confuse, Bonaventure
Espérandieu, que je ne connaissais pas encore, les traduisait à côté de
moi dans une espèce de soliloque lyrique. On eût dit qu’il rêvait tout
éveillé, et, quand il s’arrêtait, un seul mot prononcé par moi presque
involontairement le faisait repartir. Je le suivis tout naturellement
quand il se leva. Je le suivis exactement comme les gamins suivaient la
fanfare--et il me mena vers l’Arc de Triomphe. C’est à ce moment que je
remarquai ses yeux: des yeux extraordinairement brillants, profonds,
plus qu’humains, dont l’iris était à la fois agrandi et brouillé par une
ivresse habituelle--des yeux d’archange enchaîné en enfer.

Il murmura d’une voix basse.

--Hein? Vous ne l’avez jamais regardé, vous ne l’avez jamais regardé?
Personne ici ne sait plus ce qu’il veut dire.

L’Arc énorme et harmonieux dominait Paris. Son porche immense semblait
fait pour encadrer le soleil. Il abritait des pigeons sauvages et des
noms héroïques. Il s’élevait sur ses quatre pieds comme si, jailli du
sol d’un seul coup, il fût demeuré figé dans le redressement d’un
orgueil éternel.

Bonaventure murmura encore:

--Il ouvre sur le ciel et sur la gloire.

Puis il ajouta:

--Il faut le regarder du côté des groupes de Rude. Etex était un cochon!

Il montrait du doigt l’_Invasion_ brandissant sa torche, faisant fouler,
aux pieds de ses cavales, les vieilles femmes et les vierges; mais en
face, des adolescents et des vieillards, la bouche pleine de cris, les
yeux forts de courage, épaule contre épaule montaient vers le triomphe
ou la mort.

--On ne sait plus maintenant, répéta-t-il, ce que ça signifie. Ah!
passer là-dessous, un lendemain de victoire!

Il récita: «Nous irons à Sparte, maudire le sol où fut cette maîtresse
d’erreurs sombres, et l’insulter, parce qu’elle n’est plus!»... O mon
pays, toi seul as la lumière, l’ingénuité malgré tout, la gaieté: et tu
mourrais!

Je ne suis qu’un bourgeois de Paris, assez riche, peu lettré. Je ne
comprenais pas que cette Sparte dont il parlait était une autre Sparte,
plus proche de nous, et dont nous avions souffert l’insulte; mais sa
passion m’entraînait, je lui demandai naïvement:

--Vous êtes poète?

--Moi? dit-il. Si vous voulez: j’ai inventé une lyre, une lyre... Mais
non, je ne suis qu’un pauvre expérimentateur de physique, vivant au fond
d’un grenier, à Montmartre. Et pourtant, pourtant... Ah! si la guerre
éclatait!

Elle éclata! Tous s’en souviennent, de ce jour noir. Elle éclata malgré
toutes les prières, les reculades, les agenouillements. Elle éclata,
parce qu’on avait trop parlé de paix, trop adoré la paix, trop prêché en
même temps la guerre entre classes à la place de la guerre entre
peuples; comme si ces gens, là-bas, n’étaient pas, eux aussi, d’une
autre classe, puisqu’ils avaient un autre idéal! Les imbéciles qui
avaient chanté ces romances, les aliénés qui avaient suscité ces haines,
se réveillèrent un matin devant la menace d’une défaite et l’évidence
que cette défaite signifierait la ruine matérielle de quarante millions
d’hommes, à qui le vainqueur imposerait des conditions telles qu’il leur
serait désormais impossible de gagner leur pain. Car ce n’est plus pour
se voler des terres qu’on se bat, aujourd’hui, c’est pour s’emparer du
travail, pour être seul à pouvoir travailler, et faire de l’or. Ah! tout
ce désarroi, tous ces politiciens lâches qui récriminaient les uns
contre les autres, et qui tous avaient raison, hélas! de récriminer; et
ceux--les fous inutiles--qui demandaient «la vie des coupables». Je
rougis encore de honte, quand j’y pense. On se reprit assez vite,
pourtant. On savait que ce n’était pas seulement une question d’honneur
ou de territoires, qu’on allait combattre pour n’être pas condamné à
mourir de faim; et les hommes partirent graves et résolus, à travers les
rues muettes.

Seule la figure de Bonaventure éclatait de joie, quand il vint me
trouver.

--Vous n’êtes jamais venu dans mon grenier, me dit-il. C’est le moment!
Et puis, vous m’aiderez. J’ai besoin d’argent. Vous me donnerez de
l’argent, n’est-ce pas?

Je m’aperçus que depuis quelques mois il avait dû boire plus encore que
de coutume. Ses traits étaient gonflés dans sa face blême, et ses mains
tremblaient. Je l’accompagnai sans confiance, presque sans curiosité,
heureux cependant d’une démarche où je trouvais la distraction d’une
horrible angoisse: quelques jours seulement nous séparaient de la grande
bataille, et après... je frémissais en y pensant.

Bonaventure, en passant devant la boutique d’un armurier, me pria
d’acheter quelques cartouches pour fusil de chasse. Nous montâmes
ensuite jusqu’à son logis. C’était pis qu’un grenier: un bouge. Dans un
coin, les draps sales et défaits d’un mauvais lit. Au milieu de la
pièce, une table à tréteaux portant des instruments de physique
dépareillés. Rien que du désordre, et en moi l’impression douloureuse
que j’avais affaire à un fou, qui vivait dans un rêve grossier,
entretenu par la débauche. Il se mit à rire comme un enfant.

--Ça ne vous paraît pas engageant, dit-il. Bah! Le Bon faisait ses
expériences sur un coin de table, avec des boîtes de carton. Mais tenez,
voici la lyre!

C’était une lyre, en effet, ou plutôt une sorte de cythare qui se
distinguait des instruments ordinaires par quelques cordes d’aspect
singulier, les unes d’une longueur démesurée, les autres extrêmement
courtes.

--Mais vous n’êtes pas fort, dit Bonaventure. Il faut commencer avec
vous par la démonstration pour débutants.

Il tendit sur un chevalet une corde en boyau qu’il pinça d’un coup
d’ongle. Elle rendit un son clair, qui s’éteignit lentement.

--Elle donne le _la_, continua Bonaventure, le _la_ de la troisième
octave.

Tout en parlant, il saupoudrait la corde d’une poudre jaunâtre.

--Maintenant, dit-il, je prends un violon, le violon du tzigane fou,
n’est-ce pas... et je lui fais donner ce même _la_ de la troisième
octave.

Il avait saisi l’archet d’une main curieusement exercée, malgré son
tremblement. La note chanta dans l’air calme, et, au même instant, de
la corde tendue sur le chevalet, une légère explosion répondit.

--Vous avez compris?

--Non, dis-je.

--C’est l’expérience classique pratiquée devant les collégiens, fit
Bonaventure. Les vibrations _la_ du violon se communiquent à la corde
tendue sur le chevalet. Elle vibre par sympathie. Elle vibre seulement
aux vibrations de la note qu’elle rendrait si elle était touchée,
comprenez-bien. Et à ce moment, le fulminate de mercure dont elle est
saupoudrée, explosif très sensible, détone.

--Et alors, demandai-je, une cartouche, un obus?

--Une cartouche, un obus n’éclaterait que si leur détonateur était en
contact avec une corde tendue, en sympathie elle-même avec un instrument
de musique puissant... Je pourrais jouer tous les airs du monde sans
ébranler les cartouches que vous avez dans la poche.

J’avais oublié les cartouches. Je les jetai sur la table avec une
certaine anxiété. Bonaventure rit de nouveau.

--Seulement, dit-il, c’est ici que j’interviens. J’ai trouvé! Je suis
sûr que j’ai trouvé. Je ne vous donnerai pas mes formules exactes, et
ceci pour deux raisons: ou bien vous êtes scientifiquement nul, et alors
vous ne comprendriez pas. Ou bien vous pouvez vous assimiler ces
formules, et alors mes droits d’auteur courraient un risque. Mais je
vais employer une comparaison: aimez-vous qu’on taille un bouchon, un
bouchon de liège, à portée de vos oreilles?

Je frissonnai.

--Bonaventure, criai-je, vous savez bien que je ne puis le supporter!
Rien que l’allusion que vous venez de faire me détraque. J’en ai les
nerfs agacés et la chair de poule!

--Bien! fit Bonaventure. Et c’est un petit bruit, pourtant, un bien
petit bruit que celui d’un canif sur un bouchon. Mais c’est justement
parce que c’est un petit bruit. Sachez qu’au delà des sons que vous
entendez il existe des notes trop aiguës ou trop basses pour être
perçues par l’oreille. Leurs vibrations sont des multiples ou des
sous-multiples de celles qui vous parviennent, et elles ont des
propriétés particulières. Celles que produit le couteau mordant le liège
sont déjà presque de ce genre: elles attaquent vos cellules nerveuses.
Prolongées ou mieux choisies, elles les décomposeraient. Eh bien, j’ai
découvert le nombre de vibrations sonores qu’il faut pour décomposer et
faire éclater tous les explosifs connus, et je puis produire ces
vibrations.

--Alors? demandai-je, n’osant pas comprendre encore.

--Alors, je puis faire sauter ces cartouches devant vous, sur cette
table... N’ayez pas peur: tous les chasseurs savent qu’une cartouche qui
explose à l’air libre ne fait qu’éparpiller à quelques centimètres
autour d’elle le plomb qu’elle contient. Du reste, nous n’allons garder
que deux de celles que vous avez apportées et mouiller la poudre des
autres... Voilà qui est fait. Maintenant, regardez!

Il s’approcha de la lyre avec une espèce d’archet bizarre.

--Ce sont des vibrations très aiguës qu’il nous faut. Tenez-vous bien,
intéressant nerveux!

L’archet passa sur les cordes, toutes les cordes. Elles résonnèrent,
pleines, fortes, harmonieuses, en octaves qui s’élevaient toujours. Puis
ce fut le silence. Comment dirai-je? Un silence empli d’un bruit qu’on
n’entendait pas. Un silence qui dévasta tous mes nerfs, qui me fit mal à
crier. Et lui-même, ce Bonaventure, se mit à trembler de tous ses
membres, plus pâle, plus décomposé que moi, car ses nerfs étaient en
plus mauvais état, à cause de l’alcool.

--... Flouc!

Une légère lueur, un bruit mou, la pièce qui s’emplit de fumée: les
cartouches gisaient éventrées sur la table, et leur carton brûlait
lentement, comme de l’amadou.

--Voilà! dit Bonaventure, simplement.

Ce fut quelques heures à peine après cette expérience que nous partîmes
vers l’Orient terrible, enflammé, ensanglanté déjà. Bonaventure
emportait un autre instrument incomparablement plus puissant que le
modèle de son atelier, capable de communiquer très loin les vibrations
mystérieuses. Cet instrument était achevé, mais Bonaventure avait besoin
d’argent uniquement pour payer l’industriel qui l’avait construit sur
ses plans, et c’est pourquoi il avait réclamé mon aide, le malheureux!
Je payai, et une automobile nous emporta.

Ah! la France envahie, les gens en fuite sur les routes, les pauvres
carrioles pleines de femmes misérables et d’enfants affamés, les fermes
pillées par ces fuyards mêmes, toutes les horreurs de la panique! J’ai
vu ces choses, je les ai vues. Mais on ne les reverra plus jamais: le
monde est libéré de ces terreurs, aujourd’hui.

Je conduisais l’automobile. Bonaventure, à chaque instant, portait à ses
lèvres un flacon plein d’un alcool qui l’exaltait sans le griser: il ne
connaissait plus, depuis longtemps, la possibilité de l’ivresse, mais il
devenait fou. Et je me disais: «Il m’a rendu fou moi-même. Rien de tout
cela n’est vrai, rien! Nous marchons vers le ridicule, en même temps que
vers la captivité ou la mort.» Mais lui, il répétait perpétuellement,
avec un rire affreux:

--Et dire qu’Amphion bâtissait les villes aux sons de la lyre! Nous
autres...

Alors, il touchait du pied la grande lyre de fer étendue devant nous.
Elle rendait une lamentation formidable, un cri terrible, immense et
sombre. Et Bonaventure dressé, les bras en croix ricanait encore.

Comment nous arrivâmes, la nuit tombée, aux environs de Neucharmes, où
se trouvait concentrée, par son grand mouvement en avant, l’armée
ennemie; comment nous parvînmes à nous installer au sommet de la Nauve,
cette hauteur ardennaise d’où nous dominions des lieues et des lieues de
pays, je ne le sais plus. Nous étions affolés par l’imminence de l’acte,
nous marchions comme des somnambules, pénétrés cependant par cette
angoisse harassante que connaissent tous ceux qui ont tenté une grande
chose: «Nous sommes sûrs, mathématiquement sûrs du succès. Et pourtant!»

Bonaventure planta la lyre sur une dalle de grès rouge.

--C’est là, dit-il. Nos troupes sont loin derrière, hors de l’atteinte
des vibrations. C’est là!

A perte de vue, des feux de campements brillaient dans l’ombre. Parfois
d’un village plus fortement éclairé, les chants de soldats ivres
montaient vers nous. A nos pieds un cavalier passa, porteur sans doute
d’un ordre, et le retentissement des quatre fers de son cheval, lancé au
galop, nous fit blémir.

--Hâtons-nous, dit Bonaventure. Si on venait!

Mais quand il eut pris son grand archet, il cria, malgré nos craintes:

--Il faudrait pourtant quelque chose, quelque chose d’abord... Hourra!
J’ai trouvé:

    _La victoire en chantant nous ouvre la barrière_...

La haute lyre sonna les premières notes de l’hymne héroïque. Elles s’en
allaient lentes, graves, puissantes. Un corbeau noir et triste s’envola
en gémissant. Au-dessus de nos têtes, les sapins s’agitèrent. Il
s’épandit de la terreur. Les soldats qui chantaient au loin se turent
étonnés, vaguement troublés déjà, ployés sous la menace et le mystère.

--Et maintenant, dit Bonaventure, maintenant!...

Ce fut encore, comme dans son grenier, un silence effrayant, un silence
strident, plein d’ombres mordantes, mais mille fois plus fortes, la ruée
perfide dans l’air nocturne des vibrations inouïes multipliées par
milliards, farouches et toutes puissantes, l’élan muet de la mort qui se
précipitait à son but.

--Ah! assez! criai-je. Tu ne vois donc pas, malheureux, que nous aussi
nous allons mourir!

C’était en nous la décomposition des cellules nerveuses, la secousse
mortelle, la dissolution de l’être. Nous n’y avions pas pensé. Oui nous
allions mourir. Je vis tomber Bonaventure, le premier. J’eus à peine le
temps ensuite de percevoir une conflagration géante, l’éruption d’un
volcan, le bruit de dix mille caissons éclatant à la fois, le
crépitement sec et successif de milliards de cartouches, pareil à celui
d’une machine à écrire manœuvrée par une main gigantesque. Un clocher à
la toiture en forme de bulle, tel qu’il y en a beaucoup dans l’Est,
s’ouvrit comme le couvercle d’une grosse marmite avant de tomber sur le
sol. Le cri de trois cent mille douleurs et de cent mille agonies
répondit à la lyre. Je perdis connaissance.

       *       *       *       *       *

Quand je revins à moi, un homme me mettait une compresse d’eau glacée
sur le crâne.

--Et Bonaventure, demandai-je, mon ami?

On ne me répondit pas. Mais je vis une pauvre forme misérable, étendue à
mes pieds. Ses nerfs, à lui, n’avaient pas résisté. La farouche musique
de la lyre avait été trop forte pour ses cellules trépidantes et brûlées
d’alcool. Mais l’ennemi? Il n’y avait plus d’ennemi. Il n’y avait plus
que des débris sanglants, des blessés par centaines de mille, une
déroute sans nom, sans exemple, et comme il n’y en aura plus jamais,
parce qu’il n’y aura plus de guerre: on n’oserait plus.

_La Victoire en chantant_... Ah! cette nuit terrible!

                                  FIN

                                                      15 novembre 1909.



TABLE


LA BICHE ÉCRASÉE                                                       1

LE MIRACLE DE TOLLENAËRE                                              17

LA FORCE DU MAL                                                       29

L’ACCIDENT                                                            61

LE BON PÈRE                                                           73

LA BONBONNIÈRE                                                        85

REPOS HEBDOMADAIRE                                                   101

LE RAT                                                               113

LE MERLE                                                             127

LES CHIENS                                                           151

LE SECRET                                                            167

LA PEUR                                                              179

POUSSIÈRES                                                           195

DEVANT LA MACHINE                                                    211

LE BINOCLE                                                           237

CASTOR ET ZULMA                                                      251

LE NUMÉRO 13                                                         267

LA COLLISION DE BRÉBIÈRES-SUD                                        279

LA RÉVÉRENDE                                                         299

LA VICTOIRE EN CHANTANT                                              319


         IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--9802-5-10.

                   *       *       *       *       *

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ADOLPHE ADERER

Les Heures de la Guerre.                                               1


RENÉ BAZIN

La Closerie de Champdolent.                                            1


MARCEL BERGER

Jean Darboise, auxiliaire.                                             1


ADRIEN BERTRAND

L’Orage sur le Jardin de Candide.                                      1


V. BLASCO IBANEZ

Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.                                  1


RENÉ BOYLESVE

Le Bonheur à Cinq Sous.                                                1


GUY CHANTEPLEURE

La Ville assiégée.                                                     1


PAUL-LOUIS COUCHOUD

Sages et Poètes d’Asie.                                                1


PIERRE DE COULEVAIN

Le Roman Merveilleux.                                                  1


MAX DEAUVILLE

Jusqu’à l’Yser.                                                        1


J. D’OR SINCLAIR

Les Noces de Jade.                                                     1


MARC ELDER

Le Peuple de la Mer.                                                   1


MARY FLORAN

L’Ennemi.                                                              1


ANATOLE FRANCE

Le Génie latin.                                                        1


A. GÉRARD

La Triple Entente et la Guerre.                                        1


PIERRE GOURDON

La Réfugiée.                                                           1


GYP

La Dame de St-Leu.                                                     1


LOUIS LEFEBVRE

Le Grand Jour.                                                         1


JULES LEMAITRE

La Vieillesse d’Hélène.                                                1


PIERRE LOTI

La Hyène enragée.                                                      1


CAMILLE MALLARMÉ

La Casa seca.                                                          1


PIERRE MILLE

Sous leur dictée.                                                      1


ÉMILE NOLLY

Le Conquérant.                                                         1


JACQUES NORMAND

Le Laurier sanglant.                                                   1


RENÉ STAR

L’Éclaireuse.                                                          1


CHARLES TARDIEU

Sous la Pluie de Fer.                                                  1


MARCELLE TINAYRE

La Veillée des Armes.                                                  1


LÉON DE TINSEAU

Le Secret de Lady Marie.                                               1


COLETTE YVER

Mirabelle de Pampelune.                                                1



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