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Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 21
Author: Maupassant, Guy de
Language: French
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MAUPASSANT - VOLUME 21 ***



  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
  originale.

  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.



  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUY DE MAUPASSANT



  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
  A ÉTÉ TIRÉE
  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX
  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION

  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.

  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_: Sur l'Eau.
  _Paris, 1888. Marpon et Flammarion, éditeurs,
  avec addition de_:
  Blanc et Bleu.--Livre de bord (_inédits_).



  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUY DE MAUPASSANT

  SUR L'EAU


  BLANC ET BLEU

  LIVRE DE BORD

  [Illustration]

  PARIS
  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

  MDCCCCVIII
  _Tous droits réservés._



SUR L'EAU.


  _Ce journal ne contient aucune histoire et aucune aventure
  intéressantes. Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière
  sur les côtes de la Méditerranée, je me suis amusé à écrire, chaque
  jour, ce que j'ai vu et ce que j'ai pensé._

  _En somme, j'ai vu de l'eau, du soleil, des nuages et des roches--je
  ne puis raconter autre chose--et j'ai pensé simplement, comme on
  pense quand le flot vous berce, vous engourdit et vous promène._


  6 avril.

JE dormais profondément quand mon patron Bernard jeta du sable dans ma
fenêtre. Je l'ouvris et je reçus sur le visage, dans la poitrine et
jusque dans l'âme, le souffle froid et délicieux de la nuit. Le ciel
était limpide et bleuâtre, rendu vivant par le frémissement de feu des
étoiles.

Le matelot, debout au pied du mur, disait:

--Beau temps, monsieur.

--Quel vent?

--Vent de terre.

--C'est bien, j'arrive.

Une demi-heure plus tard, je descendais la côte à grands pas. L'horizon
commençait à pâlir et je regardais au loin, derrière la baie des
Anges, les lumières de Nice, puis plus loin encore, le phare tournant
de Villefranche.

Devant moi Antibes apparaissait vaguement, dans l'ombre éclaircie, avec
ses deux tours debout sur la ville bâtie en cône et qu'enferment encore
les vieux murs de Vauban.

Dans les rues, quelques chiens et quelques hommes, des ouvriers qui se
lèvent. Dans le port, rien que le très léger bercement des tartanes le
long du quai et l'insensible clapot de l'eau qui remue à peine. Parfois
un bruit d'amarre qui se raidit ou le frôlement d'une barque le long
d'une coque. Les bateaux, les pierres, la mer elle-même semblent dormir
sous le firmament poudré d'or et sous l'œil du petit phare qui, debout
sur la jetée, veille sur son petit port.

Là-bas, en face du chantier du constructeur Ardouin, j'aperçus une
lueur, je sentis un mouvement, j'entendis des voix. On m'attendait. Le
_Bel-Ami_ était prêt à partir.

Je descendis dans le salon qu'éclairaient les deux bougies suspendues
et balancées comme des boussoles, au pied des canapés qui servent de
lits, la nuit venue; j'endossai le veston de mer en peau de bête, je me
coiffai d'une chaude casquette, puis je remontai sur le pont. Déjà les
amarres de poste avaient été larguées, et les deux hommes, halant sur
la chaîne, amenaient le yacht à pic sur son ancre. Puis ils hissèrent
la grande voile, qui s'éleva lentement avec une plainte monotone des
poulies et de la mâture. Elle montait large et pâle dans la nuit,
cachant le ciel et les astres, agitée déjà par les souffles du vent.

Il nous arrivait sec et froid de la montagne invisible encore qu'on
sentait chargée de neige. Il était très faible, à peine éveillé,
indécis et intermittent.

Maintenant, les hommes embarquaient l'ancre; je pris la barre; et le
bateau, pareil à un grand fantôme, glissa sur l'eau tranquille. Pour
sortir du port, il nous fallait louvoyer entre les tartanes et les
goélettes ensommeillées. Nous allions d'un quai à l'autre, doucement,
traînant notre canot court et rond qui nous suivait comme un petit, à
peine sorti de l'œuf, suit un cygne.

Dès que nous fûmes dans la passe, entre la jetée et le fort carré,
le yacht, plus ardent, accéléra sa marche et sembla s'animer comme
si une gaieté fut entrée en lui. Il dansait sur les vagues légères,
innombrables et basses, sillons mouvants d'une plaine illimitée. Il
sentait la vie de la mer en sortant de l'eau morte du port.

Il n'y avait pas de houle, et je m'engageai entre les murs de la ville
et la bouée le _Cinq-cents francs_ qui indique le grand passage, puis
laissant arriver vent arrière, je fis route pour doubler le cap.

Le jour naissait, les étoiles s'éteignaient, le phare de Villefranche
ferma pour la dernière fois son œil tournant, et j'aperçus dans le ciel
lointain, au-dessus de Nice, encore invisible, des lueurs bizarres et
roses: c'étaient les glaciers des Alpes dont l'aurore allumait les
cimes.

Je remis la barre à Bernard pour regarder se lever le soleil. La brise,
plus fraîche, nous faisait courir sur l'ombre frémissante et violette.
Une cloche se mit à sonner, jetant au vent les trois coups rapides de
l'_Angelus_. Pourquoi le son des cloches semble-t-il plus alerte au
jour levant et plus lourd à la nuit tombante? J'aime cette heure froide
et légère du matin, lorsque l'homme dort encore et que s'éveille la
terre. L'air est plein de frissons mystérieux que ne connaissent point
les attardés du lit. On aspire, on boit, on voit la vie qui renaît,
la vie matérielle du monde, la vie qui parcourt les astres et dont le
secret est notre immense tourment.

Raymond disait:

--Nous aurons vent d'est tantôt.

Bernard répondit:

--Je croirais plutôt à un vent d'ouest.

Bernard, le patron, est maigre, souple, remarquablement propre,
soigneux et prudent. Barbu jusqu'aux yeux, il a le regard bon et la
voix bonne. C'est un dévoué et un franc. Mais tout l'inquiète en mer,
la houle rencontrée soudain et qui annonce de la brise au large, le
nuage allongé sur l'Estérel, qui révèle du mistral dans l'ouest, et
même le baromètre qui monte, car il peut indiquer une bourrasque de
l'est. Excellent marin d'ailleurs, il surveille tout sans cesse et
pousse la propreté jusqu'à frotter les cuivres dès qu'une goutte d'eau
les atteint.

Raymond, son beau-frère, est un fort gars, brun et moustachu,
infatigable et hardi, aussi franc et dévoué que l'autre, mais moins
mobile et nerveux, plus calme, plus résigné aux surprises et aux
traîtrises de la mer.

Bernard, Raymond et le baromètre sont parfois en contradiction et me
jouent une amusante comédie à trois personnages, dont un muet, le mieux
renseigné.

--Sacristi, monsieur, nous marchons bien, disait Bernard.

Nous avons passé, en effet, le golfe de la Salis, franchi la Garoupe,
et nous approchons du cap Gros, roche plate et basse allongée au ras
des flots.

Maintenant, toute la chaîne des Alpes apparaît, vague monstrueuse qui
menace la mer, vague de granit couronnée de neige dont tous les sommets
pointus semblent des jaillissements d'écume immobile et figée. Et le
soleil se lève derrière ces glaces, sur qui sa lumière tombe en coulée
d'argent.

Mais voilà que, doublant le cap d'Antibes, nous découvrons les îles
de Lérins, et loin par derrière, la chaîne tourmentée de l'Estérel.
L'Estérel est le décor de Cannes, charmante montagne de keepsake,
bleuâtre et découpée élégamment, avec une fantaisie coquette et
pourtant artiste, peinte à l'aquarelle sur un ciel théâtral par un
créateur complaisant pour servir de modèle aux Anglaises paysagistes
et de sujet d'admiration aux altesses phtisiques ou désœuvrées.

A chaque heure du jour, l'Estérel change d'effet et charme les yeux du
_high life_.

La chaîne des monts correctement et nettement dessinée se découpe au
matin sur le ciel bleu, d'un bleu tendre et pur, d'un bleu propre et
joli, d'un bleu idéal de plage méridionale. Mais le soir, les flancs
boisés des côtes s'assombrissent et plaquent une tache noire sur un
ciel de feu, sur un ciel invraisemblablement dramatique et rouge.
Je n'ai jamais vu nulle part ces couchers de soleil de féerie, ces
incendies de l'horizon tout entier, ces explosions de nuages, cette
mise en scène habile et superbe, ce renouvellement quotidien d'effets
excessifs et magnifiques qui forcent l'admiration et feraient un peu
sourire s'ils étaient peints par des hommes.

Les îles de Lérins, qui ferment à l'est le golfe de Cannes et le
séparent du golfe Juan, semblent elles-mêmes deux îles d'opérette
placées là pour le plus grand plaisir des hivernants et des malades.

De la pleine mer, où nous sommes à présent, elles ressemblent à deux
jardins d'un vert sombre, poussés dans l'eau. Au large, à l'extrémité
de Saint-Honorat, s'élève, le pied dans les flots, une ruine toute
romantique, vrai château de Walter Scott, toujours battue par les
vagues, et où les moines autrefois se défendirent contre les Sarrazins,
car Saint-Honorat appartint toujours à des moines, sauf pendant la
Révolution. L'île fut achetée alors par une actrice des Français.

Château fort, religieux batailleurs, aujourd'hui trappistes gras,
souriants et quêteurs, jolie cabotine venant sans doute cacher ses
amours dans cet îlot couvert de pins et de fourrés et entouré d'un
collier de rochers charmants, tout jusqu'à ces noms à la Florian
«Lérins, Saint-Honorat, Sainte-Marguerite», tout est aimable, coquet,
romanesque, poétique et un peu fade sur ce délicieux rivage de Cannes.

Pour faire pendant à l'antique manoir crénelé, svelte et dressé à
l'extrémité de Saint-Honorat, vers la pleine mer, Sainte-Marguerite est
terminée vers la terre par la forteresse célèbre où furent enfermés
le Masque de fer et Bazaine. Une passe d'un mille environ s'étend
entre la pointe de la Croisette et ce château, qui a l'aspect d'une
vieille maison écrasée, sans rien d'altier et de majestueux. Il semble
accroupi, lourd et sournois, vraie souricière à prisonniers.

J'aperçois maintenant les trois golfes. Devant moi, au delà des îles,
celui de Cannes, plus près, le golfe Juan, et derrière moi la baie
des Anges, dominée par les Alpes et les sommets neigeux. Plus loin,
les côtes se déroulent bien au delà de la frontière italienne, et je
découvre avec ma lunette la blanche Bordighera au bout d'un cap.

Et partout, le long de ce rivage démesuré, les villes au bord de l'eau,
les villages accrochés plus haut au flanc des monts, les innombrables
villas semées dans la verdure ont l'air d'œufs blancs pondus sur les
sables, pondus sur les rocs, pondus dans les forêts de pins par des
oiseaux monstrueux venus pendant la nuit du pays des neiges qu'on
aperçoit là-haut.

Sur le cap d'Antibes, longue excroissance de terre, jardin prodigieux
jeté entre deux mers, où poussent les plus belles fleurs de l'Europe,
nous voyons encore des villas, et tout à la pointe Eilen-Roc,
ravissante et fantaisiste habitation qu'on vient visiter de Nice et de
Cannes.

La brise tombe, le yacht ne marche plus qu'à peine.

Après le courant d'air de terre qui règne pendant la nuit, nous
attendons et nous espérons le courant d'air de la mer, qui sera le bien
reçu, d'où qu'il vienne.

Bernard tient toujours pour l'ouest, Raymond pour l'est, le baromètre
est immobile un peu au-dessous de 76.

Maintenant le soleil rayonne, inonde la terre, rend étincelants les
murs des maisons, qui, de loin, ont l'air aussi de neige éparpillée, et
jette sur la mer un clair vernis lumineux et bleuté.

Peu à peu, profitant des moindres souffles, de ces caresses de l'air
qu'on sent à peine sur la peau et qui cependant font glisser sur l'eau
plate les yachts sensibles et bien voilés, nous dépassons la dernière
pointe du cap et nous découvrons tout entier le golfe Juan, avec
l'escadre au milieu. De loin, les cuirassés ont l'air de rocs, d'îlots,
d'écueils couverts d'arbres morts. La fumée d'un train court sur la
rive allant de Cannes à Juan-les-Pins qui sera peut-être, plus tard, la
plus jolie station de toute la côte. Trois tartanes avec leurs voiles
latines, dont une est rouge et les deux autres blanches, sont arrêtées
dans le passage entre Sainte-Marguerite et la terre.

C'est le calme, le calme doux et chaud d'un matin de printemps dans
le Midi; et déjà, il me semble que j'ai quitté depuis des semaines,
depuis des mois, depuis des années les gens qui parlent et s'agitent;
je sens entrer en moi l'ivresse d'être seul, l'ivresse douce du repos
que rien ne troublera, ni la lettre blanche, ni la dépêche bleue, ni le
timbre de ma porte, ni l'aboiement de mon chien. On ne peut m'appeler,
m'inviter, m'emmener, m'opprimer avec des sourires, me harceler de
politesses. Je suis seul, vraiment seul, vraiment libre. Elle court,
la fumée du train sur le rivage! Moi je flotte dans un logis ailé qui
se balance, joli comme un oiseau, petit comme un nid, plus doux qu'un
hamac, et qui erre sur l'eau, au gré du vent, sans tenir à rien. J'ai,
pour me servir et me promener, deux matelots qui m'obéissent, quelques
livres à lire et des vivres pour quinze jours. Quinze jours sans
parler, quelle joie!

Je fermais les yeux sous la chaleur du soleil, savourant le repos
profond de la mer, quand Bernard dit à mi-voix:

--Le brick a de l'air, là-bas.

Là-bas, en effet, très loin en face d'Agay, un brick vient vers nous.
Je vois très bien avec la jumelle, ses voiles rondes pleines de vent.

--Bah, c'est le courant d'air d'Agay, répond Raymond, il fait calme sur
le cap Roux.

--Cause toujours, nous aurons du vent d'ouest, répond Bernard.

Je me penche pour regarder le baromètre dans le salon. Il a baissé
depuis une demi-heure. Je le dis à Bernard qui sourit et murmure:

--Il sent le vent d'ouest, monsieur.

C'est fait, ma curiosité s'éveille, cette curiosité particulière aux
voyageurs de la mer, qui fait qu'on voit tout, qu'on observe tout,
qu'on se passionne pour la moindre chose. Ma lunette ne quitte plus mes
yeux, je regarde à l'horizon la couleur de l'eau. Elle demeure toujours
claire, vernie, luisante. S'il y a du vent, il est loin encore.

Quel personnage, le vent, pour les marins! On en parle comme d'un
homme, d'un souverain tout-puissant, tantôt terrible et tantôt
bienveillant. C'est de lui qu'on s'entretient le plus, le long des
jours, c'est à lui qu'on pense sans cesse, le long des jours et des
nuits. Vous ne le connaissez point, gens de la terre! Nous autres nous
le connaissons plus que notre père ou que notre mère, cet invisible,
ce terrible, ce capricieux, ce sournois, ce traître, ce féroce. Nous
l'aimons et nous le redoutons, nous savons ses malices et ses colères
que les signes du ciel et de la mer nous apprennent lentement à
prévoir. Il nous force à songer à lui à toute minute, à toute seconde,
car la lutte entre nous et lui ne s'interrompt jamais. Tout notre
être est en éveil pour cette bataille: l'œil qui cherche à surprendre
d'insaisissables apparences, la peau qui reçoit sa caresse ou son choc,
l'esprit qui reconnaît son humeur, prévoit ses surprises, juge s'il est
calme ou fantasque. Aucun ennemi, aucune femme ne nous donne autant
que lui la sensation du combat, ne nous force à tant de prévoyance,
car il est le maître de la mer, celui qu'on peut éviter, utiliser ou
fuir, mais qu'on ne dompte jamais. Et dans l'âme du marin règne, comme
chez les croyants l'idée d'un Dieu irascible et formidable, la crainte
mystérieuse, religieuse, infinie du vent, et le respect de sa puissance.

--Le voilà, monsieur, me dit Bernard.

Là-bas, tout là-bas, au bout de l'horizon une ligne d'un bleu
noir s'allonge sur l'eau. Ce n'est rien, une nuance, une ombre
imperceptible, c'est lui. Maintenant nous l'attendons, immobiles, sous
la chaleur du soleil.

Je regarde l'heure, huit heures, et je dis:

--Bigre, il est tôt, pour le vent d'ouest.

--Il soufflera dur, après midi, répond Bernard.

Je lève les yeux sur la voile plate, molle, morte. Son triangle
éclatant semble monter jusqu'au ciel, car nous avons hissé sur la
misaine la grande flèche de beau temps dont la vergue dépasse de deux
mètres le sommet du mât. Plus un mouvement: on se croirait sur la
terre. Le baromètre baisse toujours. Cependant la ligne sombre aperçue
au loin s'approche. L'éclat métallique de l'eau terni soudain se
transforme en une teinte ardoisée. Le ciel est pur, sans nuage.

Tout à coup, autour de nous, sur la mer aussi nette qu'une plaque
d'acier, glissent, de place en place, rapides, effacés aussitôt
qu'apparus, des frissons presque imperceptibles, comme si on eût jeté
dedans mille pincées de sable menu. La voile frémit, mais à peine, puis
le gui, lentement, se déplace vers tribord. Un souffle maintenant me
caresse la figure, et les frémissements de l'eau se multiplient autour
de nous comme s'il y tombait une pluie continue de sable. Le cotre
déjà recommence à marcher. Il glisse, tout droit, et un très léger
clapot s'éveille le long des flancs. La barre se raidit dans ma main,
la longue barre de cuivre qui semble sous le soleil une tige de feu, et
la brise, de seconde en seconde, augmente. Il va falloir louvoyer; mais
qu'importe, le bateau monte bien au vent et le vent nous mènera, s'il
ne faiblit pas, de bordée en bordée, à Saint-Raphaël à la nuit tombante.

Nous approchons de l'escadre dont les six cuirassés et les deux avisos
tournent lentement sur leurs ancres, présentant leur proue à l'ouest.
Puis nous virons de bord vers le large, pour passer les Formigues que
signale une tour, au milieu du golfe. Le vent fraîchit de plus en plus
avec une surprenante rapidité, et la vague se lève courte et pressée.
Le yacht s'incline portant toute sa toile et court suivi toujours du
youyou dont l'amarre est tendue et qui va, le nez en l'air, le cul dans
l'eau, entre deux bourrelets d'écume.

En approchant de l'île Saint-Honorat, nous passons auprès d'un rocher
nu, rouge, hérissé comme un porc-épic, tellement rugueux, armé de
dents, de pointes et de griffes qu'on peut à peine marcher dessus; il
faut poser le pied dans les creux, entre ses défenses, et avancer avec
précaution; on le nomme Saint-Ferréol.

Un peu de terre venue on ne sait d'où s'est accumulée dans les trous et
les fissures de la roche, et là dedans ont poussé des sortes de lis et
de charmants iris bleus dont la graine semble tombée du ciel.

C'est sur cet écueil bizarre, en pleine mer, que fut enseveli et caché
pendant cinq ans le corps de Paganini. L'aventure est digne de la vie
de cet artiste génial et macabre, qu'on disait possédé du diable,
si étrange d'allures, de corps, de visage, dont le talent surhumain
et la maigreur prodigieuse firent un être de légende, une espèce de
personnage d'Hoffmann.

Comme il retournait à Gênes, sa patrie, accompagné de son fils, qui,
seul maintenant, pouvait l'entendre tant sa voix était devenue faible,
il mourut à Nice, du choléra, le 27 mai 1840.

Donc, son fils embarqua sur un navire le cadavre de son père et se
dirigea vers l'Italie. Mais le clergé génois refusa de donner la
sépulture à ce démoniaque. La cour de Rome, consultée, n'osa point
accorder son autorisation. On allait cependant débarquer le corps
lorsque la municipalité s'y opposa sous prétexte que l'artiste était
mort du choléra. Gênes était alors ravagé par une épidémie de ce mal;
mais on argua que la présence de ce nouveau cadavre pouvait aggraver le
fléau.

Le fils de Paganini revint alors à Marseille, où l'entrée du port lui
fut interdite pour les mêmes raisons. Puis il se dirigea vers Cannes,
où il ne put pénétrer non plus.

Il restait donc en mer, berçant sur la vague le cadavre du grand
artiste bizarre que les hommes repoussaient de partout. Il ne savait
plus que faire, où aller, où porter ce mort sacré pour lui, quand il
vit cette roche nue de Saint-Ferréol au milieu des flots. Il y fit
débarquer le cercueil qui fut enfoui au milieu de l'îlot.

C'est seulement en 1845 qu'il revint avec deux amis chercher les restes
de son père pour les transporter à Gênes, dans la villa Gajona.

N'aimerait-on pas mieux que l'extraordinaire violoniste fût demeuré sur
l'écueil hérissé où chante la vague dans les étranges découpures du
roc?

Plus loin se dresse en pleine mer le château de Saint-Honorat que nous
avons aperçu en doublant le cap d'Antibes, et plus loin encore une
ligne d'écueils terminée par une tour: Les Moines.

Ils sont à présent tout blancs, écumeux et bruyants.

C'est là un des points les plus dangereux de la côte pendant la nuit,
car aucun feu ne le signale et les naufrages y sont assez fréquents.

Une rafale brusque nous penche à faire monter l'eau sur le pont, et
je commande d'amener la flèche que le cotre ne peut plus porter sans
s'exposer à casser le mât.

La lame se creuse, s'espace et moutonne, et le vent siffle, rageur, par
bourrasque, un vent de menace qui crie: «Prenez garde.»

--Nous serons obligés d'aller coucher à Cannes, dit Bernard.

Au bout d'une demi-heure, en effet, il fallut amener le grand foc et le
remplacer par le second en prenant un ris dans la voile; puis, un quart
d'heure plus tard, nous prenions un second ris. Alors je me décidai
à gagner le port de Cannes, port dangereux que rien n'abrite, rade
ouverte à la mer du sud-ouest qui y met tous les navires en danger.
Quand on songe aux sommes considérables qu'amèneraient dans cette
ville les grands yachts étrangers, s'ils y trouvaient un abri sûr, on
comprend combien est puissante l'indolence des gens du Midi qui n'ont
pu encore obtenir de l'État ce travail indispensable.

A dix heures, nous jetons l'ancre en face du vapeur le _Cannois_, et
je descends à terre, désolé de ce voyage interrompu. Toute la rade est
blanche d'écume.


  Cannes, 7 avril, 9 heures du soir.

Des princes, des princes, partout des, princes! Ceux qui aiment les
princes sont heureux.

A peine eus-je mis le pied, hier matin, sur la promenade de la
Croisette, que j'en rencontrai trois, l'un derrière l'autre. Dans notre
pays démocratique, Cannes est devenue la ville des titres.

Si on pouvait ouvrir les esprits comme on lève le couvercle d'une
casserole, on trouverait des chiffres dans la tête d'un mathématicien,
des silhouettes d'acteurs gesticulant et déclamant dans la tête d'un
dramaturge, la figure d'une femme dans la tête d'un amoureux, des
images paillardes dans celle d'un débauché, des vers dans la cervelle
d'un poète, mais dans le crâne des gens qui viennent à Cannes on
trouverait des couronnes de tous les modèles, nageant comme les pâtes
dans un potage.

Des hommes se réunissent dans les tripots parce qu'ils aiment les
cartes, d'autres dans les champs de courses parce qu'ils aiment les
chevaux. On se réunit à Cannes parce qu'on aime les Altesses Impériales
et Royales.

Elles y sont chez elles, y règnent paisiblement dans les salons fidèles
à défaut des royaumes dont on les a privées.

On en rencontre de grandes et de petites, de pauvres et de riches,
de tristes et de gaies, pour tous les goûts. En général elles sont
modestes, cherchent à plaire et apportent dans leurs relations avec les
humbles mortels une délicatesse et une affabilité qu'on ne retrouve
presque jamais chez nos députés, ces princes du pot aux votes.

Mais si les princes, les pauvres princes errants, sans budgets ni
sujets, qui viennent vivre en bourgeois dans cette ville élégante et
fleurie, s'y montrent simples et ne donnent point à rire, même aux
irrespectueux, il n'en est pas de même des amateurs d'Altesses.

Ceux-là tournent autour de leurs idoles avec un empressement religieux
et comique, et, dès qu'ils sont privés d'une, se mettent à la
recherche d'une autre, comme si leur bouche ne pouvait s'ouvrir que
pour prononcer «Monseigneur» ou «Madame» à la troisième personne.

On ne peut les voir cinq minutes sans qu'ils racontent ce que leur a
répondu la princesse, ce que leur a dit le grand-duc, la promenade
projetée avec l'un et le mot spirituel de l'autre. On sent, on voit,
on devine qu'ils ne fréquentent point d'autre monde que les personnes
de sang royal, que s'ils consentent à vous parler, c'est pour vous
renseigner exactement sur ce qu'on fait dans ces hauteurs.

Et des luttes acharnées, des luttes où sont employées toutes les ruses
imaginables, s'engagent pour avoir à sa table, une fois au moins par
saison, un prince, un vrai prince, un de ceux qui font prime. Quel
respect on inspire quand on est du lawn-tennis d'un grand-duc ou quand
on a été seulement présenté à Galles,--c'est ainsi que s'expriment les
superchics.

Se faire inscrire à la porte de ces «exilés», comme dit Daudet, de
ces culbutés, dirait un autre, constitue une occupation constante,
délicate, absorbante, considérable. Le registre est déposé dans le
vestibule, entre deux valets dont l'un vous offre une plume. On écrit
son nom à la suite de deux mille autres noms de toute farine où les
titres foisonnent, où les «de» fourmillent! Puis on s'en va, fier
comme si l'on venait d'être anobli, heureux comme si on eût accompli
un devoir sacré, et on dit avec orgueil, à la première connaissance
rencontrée: «Je viens de me faire inscrire chez le grand-duc de
Gérolstein.» Puis le soir, au dîner, on raconte avec importance: «J'ai
remarqué tantôt, sur la liste du grand-duc de Gérolstein, les noms de
X... Y... et Z...» Et tout le monde écoute avec intérêt comme s'il
s'agissait d'un événement de la dernière importance.

Mais pourquoi rire et s'étonner de l'innocente et douce manie des
élégants amateurs de princes quand nous rencontrons à Paris cinquante
races différentes d'amateurs de grands hommes, qui ne sont pas moins
amusantes.

Pour quiconque tient un salon, il importe de pouvoir montrer des
célébrités; et une chasse est organisée afin de les conquérir. Il n'est
guère de femme du monde, et du meilleur, qui ne tienne à avoir son
artiste, ou ses artistes; et elle donne des dîners pour eux, afin de
faire savoir à la ville et à la province qu'on est intelligent chez
elle.

Poser pour l'esprit qu'on n'a pas, mais qu'on fait venir à grand bruit,
ou pour les relations princières... où donc est la différence?

Les plus recherchés parmi les grands hommes par les femmes jeunes ou
vieilles sont assurément les musiciens. Certaines maisons en possèdent
des collections complètes. Ces artistes ont d'ailleurs cet avantage
inestimable d'être utiles dans les soirées. Mais les personnes qui
tiennent à l'objet tout à fait rare ne peuvent guère espérer en réunir
deux sur le même canapé. Ajoutons qu'il n'est pas de bassesse dont ne
soit capable une femme connue, une femme en vue pour orner son salon
d'un compositeur illustre. Les petits soins qu'on emploie d'ordinaire
pour attacher un peintre ou un simple homme de lettres deviennent
tout à fait insuffisants quand il s'agit d'un marchand de sons. On
emploie vis-à-vis de lui des moyens de séduction et des procédés de
louange complètement inusités. On lui baise les mains comme à un roi,
on s'agenouille devant lui comme devant un Dieu, quand il a daigné
exécuter lui-même son _Regina Cœli_. On porte dans une bague un poil de
sa barbe; on se fait une médaille, une médaille sacrée gardée entre les
seins au bout d'une chaînette d'or, avec un bouton tombé un soir de sa
culotte, après un vif mouvement du bras qu'il avait fait en achevant
son _Doux Repos_.

Les peintres sont un peu moins prisés, bien que fort recherchés encore.
Ils ont en eux moins de divin et plus de bohème. Leurs allures n'ont
pas assez de moelleux et surtout pas assez de sublime. Ils remplacent
souvent l'inspiration par la gaudriole et par le coq-à-l'âne. Ils
sentent un peu trop l'atelier, enfin, et ceux qui, à force de soins,
ont perdu cette odeur-là se mettent à sentir la pose. Et puis ils sont
changeants, volages, blagueurs. On n'est jamais sûr de les garder,
tandis que le musicien fait son nid dans la famille.

Depuis quelques années, on recherche assez l'homme de lettres. Il a
d'ailleurs de grands avantages: il parle, il parle longtemps, il parle
beaucoup, il parle pour tout le monde, et comme il fait profession
d'intelligence, on peut l'écouter et l'admirer avec confiance.

La femme qui se sent sollicitée par ce goût bizarre d'avoir chez
elle un homme de lettres comme on peut avoir un perroquet dont le
bavardage attire les concierges voisines, a le choix entre les poètes
et les romanciers. Les poètes ont plus d'idéal, et les romanciers
plus d'imprévu. Les poètes sont plus sentimentaux, les romanciers
plus positifs. Affaire de goût et de tempérament. Le poète a plus de
charme intime, le romancier plus d'esprit souvent. Mais le romancier
présente des dangers qu'on ne rencontre pas chez le poète, il ronge,
pille et exploite tout ce qu'il a sous les yeux. Avec lui on ne peut
jamais être tranquille, jamais sûr qu'il ne vous couchera point, un
jour, toute nue, entre les pages d'un livre. Son œil est comme une
pompe qui absorbe tout, comme la main d'un voleur toujours en travail.
Rien ne lui échappe; il cueille et ramasse sans cesse; il cueille les
mouvements, les gestes, les intentions, tout ce qui passe et se passe
devant lui; il ramasse les moindres paroles, les moindres actes, les
moindres choses. Il emmagasine du matin au soir des observations de
toute nature dont il fait des histoires à vendre, des histoires qui
courent au bout du monde, qui seront lues, discutées, commentées par
des milliers et des millions de personnes. Et ce qu'il y a de terrible,
c'est qu'il fera ressemblant, le gredin, malgré lui, inconsciemment,
parce qu'il voit juste et qu'il raconte ce qu'il a vu. Malgré ses
efforts et ses ruses pour déguiser les personnages, on dira: «Avez-vous
reconnu M. X... et Mme Y... Ils sont frappants?»

Certes, il est aussi dangereux pour les gens du monde de choyer et
d'attirer les romanciers, qu'il le serait pour un marchand de farine
d'élever des rats dans son magasin.

Et pourtant ils sont en faveur.

Donc quand une femme a jeté son dévolu sur l'écrivain qu'elle veut
adopter, elle en fait le siège au moyen de compliments, d'attentions
et de gâteries. Comme l'eau qui, goutte à goutte, perce le plus dur
rocher, la louange tombe, à chaque mot, sur le cœur sensible de l'homme
de lettres. Alors, dès qu'elle le voit attendri, ému, gagné par cette
constante flatterie, elle l'isole, elle coupe, peu à peu, les attaches
qu'il pouvait avoir ailleurs, et l'habitue insensiblement à venir chez
elle, à s'y plaire, à y installer sa pensée. Pour le bien acclimater
dans la maison, elle lui ménage et lui prépare des succès, le met en
lumière, en vedette, lui témoigne devant tous les anciens habitués du
lieu une considération marquée, une admiration sans égale.

Alors, se sentant idole, il reste dans ce temple. Il y trouve
d'ailleurs tout avantage, car les autres femmes essayent sur lui
leurs plus délicates faveurs pour l'arracher à celle qui l'a conquis.
Mais s'il est habile, il ne cédera point aux sollicitations et aux
coquetteries dont on l'accable. Et plus il se montrera fidèle, plus
il sera poursuivi, prié, aimé. Oh! qu'il prenne garde de se laisser
entraîner par toutes ces sirènes de salons; il perdrait aussitôt les
trois quarts de sa valeur s'il tombait dans la circulation.

Il forme bientôt un centre littéraire, une église dont il est le Dieu,
le seul Dieu; car les véritables religions n'ont jamais plusieurs
divinités. On ira dans la maison pour le voir, l'entendre, l'admirer,
comme on vient, de très loin, en certains sanctuaires. On l'enviera,
lui, on l'enviera, elle! Ils parleront des lettres comme les prêtres
parlent des dogmes, avec science et gravité; on les écoutera, l'un et
l'autre, et on aura, en sortant de ce salon lettré, la sensation de
sortir d'une cathédrale.

D'autres encore sont recherchés, mais à des degrés inférieurs: ainsi,
les généraux, dédaignés du vrai monde où ils sont classés à peine
au-dessus des députés, font encore prime dans la petite bourgeoisie.
Le député n'est demandé que dans les moments de crise. On le ménage,
par un dîner de temps en temps, pendant les accalmies parlementaires.
Le savant a ses partisans, car tous les goûts sont dans la nature, et
le chef de bureau lui-même est fort prisé par les gens qui habitent au
sixième étage. Mais ces gens-là ne viennent pas à Cannes. A peine la
bourgeoisie y a-t-elle quelques timides représentants.

C'est seulement avant midi qu'on rencontre sur la Croisette tous les
nobles étrangers.

La Croisette est une longue promenade en demi-cercle qui suit la mer
depuis la pointe, en face Sainte-Marguerite, jusqu'au port que domine
la vieille ville.

Les femmes jeunes et sveltes,--il est de bon goût d'être
maigre,--vêtues à l'anglaise, vont d'un pas rapide, escortées par de
jeunes hommes alertes en tenue de lawn-tennis. Mais de temps en temps,
on rencontre un pauvre être décharné qui se traîne d'un pas accablé,
appuyé au bras d'une mère, d'un frère ou d'une sœur. Ils toussent et
halètent, ces misérables, enveloppés de châles malgré la chaleur, et
nous regardent passer avec des yeux profonds, désespérés et méchants.

Ils souffrent, ils meurent, car ce pays ravissant et tiède, c'est aussi
l'hôpital du monde et le cimetière fleuri de l'Europe aristocrate.

L'affreux mal qui ne pardonne guère et qu'on nomme aujourd'hui la
tuberculose, le mal qui ronge, brûle et détruit par milliers les
hommes, semble avoir choisi cette côte pour y achever ses victimes.

Comme de tous les coins du monde on doit la maudire cette terre
charmante et redoutable, antichambre de la Mort, parfumée et douce,
où tant de familles humbles et royales, princières et bourgeoises ont
laissé quelqu'un, presque toutes un enfant en qui germaient leurs
espérances et s'épanouissaient leurs tendresses.

Je me rappelle Menton, la plus chaude, la plus saine de ces villes
d'hiver. De même que dans les cités guerrières on voit les forteresses
debout sur les hauteurs environnantes, ainsi de cette plage
d'agonisants on aperçoit le cimetière au sommet d'un monticule.

Quel lieu ce serait pour vivre, ce jardin où dorment les morts! Des
roses, des roses, partout des roses. Elles sont sanglantes, ou pâles,
ou blanches, ou veinées de filets écarlates. Les tombes, les allées,
les places vides encore et remplies demain, tout en est couvert. Leur
parfum violent étourdit, fait vaciller les têtes et les jambes.

Et tous ceux qui sont couchés là avaient seize ans, dix-huit ans, vingt
ans.

De tombe en tombe, on va, lisant les noms de ces êtres tués si jeunes,
par l'inguérissable mal. C'est un cimetière d'enfants, un cimetière
pareil à ces bals blancs où ne sont point admis les gens mariés.

De ce cimetière la vue s'étend, à gauche, sur l'Italie, jusqu'à la
pointe où Bordighera allonge dans la mer ses maisons blanches; à
droite, jusqu'au cap Martin, qui trempe dans l'eau ses flancs feuillus.

Partout, d'ailleurs, le long de cet adorable rivage, nous sommes chez
la Mort. Mais elle est discrète, voilée, pleine de savoir-vivre et de
pudeurs, bien élevée enfin. Jamais on ne la voit face à face, bien
qu'elle vous frôle à tout moment.

On dirait même qu'on ne meurt point en ce pays, car tout est complice
de la fraude où se complaît cette souveraine. Mais comme on la sent,
comme on la flaire, comme on entrevoit parfois le bout de sa robe
noire! Certes, il faut bien des roses et bien des fleurs de citronniers
pour qu'on ne saisisse jamais, dans la brise, l'affreuse odeur qui
s'exhale des chambres de trépassés.

Jamais un cercueil dans les rues, jamais une draperie de deuil, jamais
un glas funèbre. Le maigre promeneur d'hier ne passe plus sous votre
fenêtre et voilà tout.

Si vous vous étonnez de ne le plus voir et vous inquiétez de lui, le
maître d'hôtel et tous les domestiques vous répondent avec un sourire
qu'il allait mieux et que sur l'avis du docteur il est parti pour
l'Italie. Dans chaque hôtel, en effet, la Mort a son escalier secret,
ses confidents et ses compères.

Un moraliste d'autrefois aurait dit de bien belles choses sur le
contraste et le coudoiement de cette élégance et de cette misère.

Il est midi, la promenade maintenant est déserte et je retourne à bord
du _Bel-Ami_, où m'attend un déjeuner modeste préparé par les mains de
Raymond, que je retrouve en tablier blanc et faisant frire des pommes
de terre.

Pendant le reste du jour j'ai lu.

Le vent soufflait toujours avec violence et le yacht dansait sur
ses ancres, car nous avions dû mouiller aussi celle de tribord. Le
mouvement finit par m'engourdir et je sommeillai pendant quelque temps.
Quand Bernard entra dans le salon pour allumer des bougies, je vis
qu'il était sept heures, et comme la houle, le long du quai, rendait le
débarquement difficile, je dînai dans mon bateau.

Puis je montai m'asseoir au grand air. Autour de moi, Cannes étendait
ses lumières. Rien de plus joli qu'une ville éclairée, vue de la mer.
A gauche, le vieux quartier dont les maisons semblent grimper les unes
sur les autres, allait mêler ses feux aux étoiles; à droite, les becs
de gaz de la Croisette se déroulaient comme un immense serpent sur deux
kilomètres d'étendue.

Et je pensais que dans toutes ces villas, dans tous ces hôtels, des
gens, ce soir, se sont réunis, comme ils ont fait hier, comme ils
feront demain, et qu'ils causent. Ils causent! de quoi? des princes! du
temps!... Et puis?... du temps!... des princes!... et puis?... de rien!

Est-il rien de plus sinistre qu'une conversation de table d'hôte? J'ai
vécu dans les hôtels, j'ai subi l'âme humaine qui se montre là dans
toute sa platitude. Il faut vraiment être bien résolu à la suprême
indifférence pour ne pas pleurer de chagrin, de dégoût et de honte
quand on entend l'homme parler. L'homme, l'homme ordinaire, riche,
connu, estimé, respecté, considéré, content de lui, il ne sait rien, ne
comprend rien et parle de l'intelligence avec un orgueil désolant.

Faut-il être aveugle et saoul de fierté stupide pour se croire autre
chose qu'une bête à peine supérieure aux autres. Écoutez-les, assis
autour de la table, ces misérables! Ils causent! Ils causent avec
ingénuité, avec confiance, avec douceur, et ils appellent cela échanger
des idées. Quelles idées? Ils disent où ils se sont promenés: «la
route était bien jolie, mais il faisait un peu froid en revenant»;
«la cuisine n'est pas mauvaise dans l'hôtel, bien que les nourritures
de restaurant soient toujours un peu excitantes». Et ils racontent ce
qu'ils ont fait, ce qu'ils aiment, ce qu'ils croient!

Il me semble que je vois en eux l'horreur de leur âme comme on voit un
fœtus monstrueux dans l'esprit-de-vin d'un bocal. J'assiste à la lente
éclosion des lieux communs qu'ils redisent toujours, je sens les mots
tomber de ce grenier à sottises dans leurs bouches d'imbéciles et de
leurs bouches dans l'air inerte qui les porte à mes oreilles.

Mais leurs idées, leurs idées les plus hautes, les plus solennelles,
les plus respectées, ne sont-elles pas l'irrécusable preuve de
l'éternelle, universelle, indestructible et omnipotente bêtise?

Toutes leurs conceptions de Dieu, du dieu maladroit qui rate et
recommence les premiers êtres, qui écoute nos confidences et les note,
du dieu gendarme, jésuite, avocat, jardinier, en cuirasse, en robe ou
en sabots, puis, les négations de Dieu basées sur la logique terrestre,
les arguments pour et contre, l'histoire des croyances sacrées, des
schismes, des hérésies, des philosophies, les affirmations comme
les doutes, toute la puérilité des principes, la violence féroce et
sanglante des faiseurs d'hypothèses, le chaos des contestations, tout
le misérable effort de ce malheureux être impuissant à concevoir, à
deviner, à savoir et si prompt à croire, prouve qu'il a été jeté sur ce
monde si petit, uniquement pour boire, manger, faire des enfants et
des chansonnettes et s'entre-tuer par passe-temps.

Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s'amusent, ceux qui sont
contents.

Il est des gens qui aiment tout, que tout enchante. Ils aiment le
soleil et la pluie, la neige et le brouillard, les fêtes et le calme de
leur logis, tout ce qu'ils voient, tout ce qu'ils font, tout ce qu'ils
disent, tout ce qu'ils entendent.

Ceux-ci mènent une existence douce, tranquille et satisfaite au milieu
de leurs rejetons. Ceux-là ont une existence agitée de plaisirs et de
distractions.

Ils ne s'ennuient ni les uns ni les autres.

La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont
eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les
étonner, les ravit.

Mais d'autres hommes, parcourant d'un éclair de pensée le cercle étroit
des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du
bonheur, la monotonie et la pauvreté des joies terrestres.

Dès qu'ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux.
Qu'attendraient-ils? Rien ne les distrait plus; ils ont fait le tour
de nos maigres plaisirs.

Heureux ceux qui ne connaissent pas l'écœurement abominable des mêmes
actions toujours répétées; heureux ceux qui ont la force de recommencer
chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, autour des mêmes
meubles, devant le même horizon, sous le même ciel, de sortir par les
mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures et les mêmes animaux.
Heureux ceux qui ne s'aperçoivent pas avec un immense dégoût que rien
ne change, que rien ne passe et que tout lasse.

Faut-il que nous ayons l'esprit lent, fermé et peu exigeant, pour nous
contenter de ce qui est. Comment se fait-il que le public du monde
n'ait pas encore crié: «Au rideau!» n'ait pas demandé l'acte suivant
avec d'autres êtres que l'homme, d'autres formes, d'autres fêtes,
d'autres plantes, d'autres astres, d'autres inventions, d'autres
aventures?

Vraiment, personne n'a donc encore éprouvé la haine du visage humain
toujours pareil, la haine des animaux qui semblent des mécaniques
vivantes avec leurs instincts invariables transmis dans leur
semence du premier de leur race au dernier, la haine des paysages
éternellement semblables et la haine des plaisirs jamais renouvelés?

Consolez-vous, dit-on, dans l'amour de la science et des arts.

Mais on ne voit donc pas que nous sommes toujours emprisonnés en
nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés à traîner le
boulet de notre rêve sans essor!

Tout le progrès de notre effort cérébral consiste à constater des faits
matériels au moyen d'instruments ridiculement imparfaits, qui suppléent
cependant un peu à l'incapacité de nos organes. Tous les vingt ans, un
pauvre chercheur qui meurt à la peine découvre que l'air contient un
gaz encore inconnu, qu'on dégage une force impondérable, inexplicable
et inqualifiable en frottant de la cire sur du drap, que parmi les
innombrables étoiles ignorées, il s'en trouve une qu'on n'avait pas
encore signalée dans le voisinage d'une autre, vue et baptisée depuis
longtemps. Qu'importe?

Nos maladies viennent des microbes? Fort bien. Mais d'où viennent ces
microbes? et les maladies de ces invisibles eux-mêmes? Et les soleils,
d'où viennent-ils?

Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne
devinons rien, nous n'imaginons rien, nous sommes enfermés, emprisonnés
en nous. Et des gens s'émerveillent du génie humain!

Les arts? La peinture consiste à reproduire avec des couleurs les
monotones paysages sans qu'ils ressemblent jamais à la nature, à
dessiner les hommes, en s'efforçant, sans y jamais parvenir, de leur
donner l'aspect des vivants. On s'acharne ainsi, inutilement, pendant
des années, à imiter ce qui est; et on arrive à peine, par cette copie
immobile et muette des actes de la vie, à faire comprendre aux yeux
exercés ce qu'on a voulu tenter.

Pourquoi ces efforts? Pourquoi cette imitation vaine? Pourquoi cette
reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes? Misère!

Les poètes font avec des mots ce que les peintres essayent avec des
nuances. Pourquoi encore?

Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il
est inutile d'en ouvrir un autre. Et on ne sait rien de plus. Ils ne
peuvent, eux aussi, ces hommes, qu'imiter l'homme. Ils s'épuisent en
un labeur stérile. Car l'homme ne changeant pas, leur art inutile est
immuable. Depuis que s'agite notre courte pensée, l'homme est le même;
ses sentiments, ses croyances, ses sensations sont les mêmes; il n'a
point avancé, il n'a point reculé, il n'a point remué. A quoi me sert
d'apprendre ce que je suis, de lire ce que je pense, de me regarder
moi-même dans les banales aventures d'un roman?

Ah! si les poètes pouvaient traverser l'espace, explorer les astres,
découvrir d'autres univers, d'autres êtres, varier sans cesse pour mon
esprit la nature et la forme des choses, me promener sans cesse dans un
inconnu changeant et surprenant, ouvrir des portes mystérieuses sur des
horizons inattendus et merveilleux, je les lirais jour et nuit. Mais
ils ne peuvent, ces impuissants, que changer la place d'un mot, et me
montrer mon image, comme les peintres. A quoi bon?

Car la pensée de l'homme est immobile.

Les limites précises, proches, infranchissables, une fois atteintes,
elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans une
bouteille fermée, voletant jusqu'aux parois où elle se heurte toujours.

Et pourtant, à défaut de mieux, il est doux de penser, quand on vit
seul.

Sur ce petit bateau que ballotte la mer, qu'une vague peut emplir et
retourner, je sais et je sens combien rien n'existe de ce que nous
connaissons, car la terre qui flotte dans le vide est encore plus
isolée, plus perdue que cette barque sur les flots. Leur importance est
la même, leur destinée s'accomplira. Et je me réjouis de comprendre
le néant des croyances et la vanité des espérances qu'engendra notre
orgueil d'insectes!

Je me suis couché, bercé par le tangage, et j'ai dormi d'un profond
sommeil comme on dort sur l'eau jusqu'à l'heure où Bernard me réveilla
pour me dire:

--Mauvais temps, monsieur, nous ne pouvons pas partir ce matin.

Le vent est tombé, mais la mer, très grosse au large, ne permet pas de
faire route vers Saint-Raphaël.

Encore un jour à passer à Cannes.

Vers midi, le vent d'ouest se leva de nouveau, moins fort que la
veille, et je résolus d'en profiter pour aller visiter l'escadre au
golfe Juan.

Le _Bel-Ami_, en traversant la rade, dansait comme une chèvre et je
dus gouverner avec grande attention pour ne pas recevoir à chaque
vague, qui nous arrivait presque par le travers, des paquets d'eau par
la figure. Mais bientôt je gagnai l'abri des îles et je m'engageai dans
le passage sous le château fort de Sainte-Marguerite.

Sa muraille droite tombe sur les rocs battus du flot, et son sommet ne
dépasse guère la côte peu élevée de l'île. On dirait une tête enfoncée
entre deux grosses épaules!

On voit très bien la place où descendit Bazaine. Il n'était pas besoin
d'être un gymnaste habile pour se laisser glisser sur ces rochers
complaisants.

Cette évasion me fut racontée en grand détail par un homme qui se
prétendait et qui pouvait être bien renseigné.

Bazaine vivait assez libre, recevant chaque jour sa femme et ses
enfants. Or, Mme Bazaine, nature énergique, déclara à son mari qu'elle
s'éloignerait pour toujours avec les enfants s'il ne s'évadait pas, et
elle lui exposa son plan. Il hésitait devant les dangers de la fuite
et les doutes sur le succès; mais, quand il vit sa femme décidée à
accomplir sa menace, il consentit.

Alors, chaque jour, on introduisit dans la forteresse des jouets pour
les petits, toute une minuscule gymnastique de chambre. C'est avec
ces joujoux que fut fabriquée la corde à nœuds qui devait servir au
maréchal. Elle fut confectionnée lentement, pour ne point éveiller de
soupçons, puis cachée avec soin dans un coin du préau par une main amie.

La date de l'évasion fut alors fixée. On choisit un dimanche, la
surveillance ayant paru moins sévère ce jour-là.

Et Mme Bazaine s'absenta pour quelque temps.

Le maréchal se promenait généralement jusqu'à huit heures du soir dans
le préau de la prison, en compagnie du directeur, homme aimable dont
le commerce lui plaisait. Puis il rentrait en ses appartements, que le
geôlier chef verrouillait et cadenassait en présence de son supérieur.

Le soir de la fuite, Bazaine feignit d'être souffrant et voulut rentrer
une heure plus tôt. Il pénétra, en effet, en son logement; mais,
dès que le directeur se fut éloigné pour chercher son geôlier et le
prévenir d'enfermer immédiatement le captif, le maréchal ressortit bien
vite et se cacha dans la cour.

On verrouilla la prison vide. Et chacun rentra chez soi.

Vers onze heures, Bazaine sortit de sa cachette, muni de l'échelle. Il
l'attacha et descendit sur les rochers.

Au jour levant, un complice détacha la corde et la jeta au pied des
murs.

Vers huit heures et demie, le directeur de Sainte-Marguerite s'informa
du prisonnier, surpris de ne pas le voir encore, car il sortait tôt
chaque matin. Le valet de chambre de Bazaine refusa d'entrer chez son
maître.

A neuf heures enfin, le directeur força la porte et trouva la cage
abandonnée.

Mme Bazaine, de son côté, pour exécuter ses projets, avait été trouver
un homme à qui son mari avait rendu jadis un service capital. Elle
s'adressait à un cœur reconnaissant, et elle se fit un allié aussi
dévoué qu'énergique. Ils réglèrent ensemble tous les détails; puis
elle se rendit à Gênes sous un faux nom et loua, sous prétexte d'une
excursion à Naples, un petit vapeur italien, au prix de mille francs
par jour, en stipulant que le voyage durerait au moins une semaine et
qu'on pourrait le prolonger d'un temps égal aux mêmes conditions.

Le bâtiment se mit en route; mais à peine eut-il pris la mer que la
voyageuse parut changer de résolution, et elle demanda au capitaine
s'il lui déplaisait d'aller jusqu'à Cannes chercher sa belle-sœur. Le
marin y consentit volontiers et jeta l'ancre, le dimanche soir, au
golfe Juan.

Mme Bazaine se fit mettre à terre en recommandant que le canot ne
s'éloignât point. Son complice dévoué l'attendait avec une autre barque
sur la promenade de la Croisette, et ils traversèrent la passe qui
sépare du continent la petite île Sainte-Marguerite. Son mari était là
sur les roches, les vêtements déchirés, le visage meurtri, les mains en
sang. La mer étant un peu forte, il fut contraint d'entrer dans l'eau
pour gagner la barque, qui se serait brisée contre la côte.

Lorsqu'ils furent revenus à terre, le canot fut abandonné.

Ils regagnèrent alors la première embarcation, puis le bâtiment resté
sous vapeur. Mme Bazaine déclara alors au capitaine que sa belle-sœur
se trouvait trop souffrante pour venir, et, montrant le maréchal, elle
ajouta:

--N'ayant pas de domestique, j'ai pris un valet de chambre. Cet
imbécile vient de tomber sur les rochers et de se mettre dans l'état
où vous le voyez. Envoyez-le, s'il vous plaît, avec les matelots, et
faites-lui donner ce qu'il lui faut pour se panser et recoudre ses
hardes.

Bazaine alla coucher dans l'entrepont.

Or, le lendemain, au point du jour, on avait gagné la haute mer.
Mme Bazaine changea encore de projet, et, se disant malade, se fit
reconduire à Gênes.

Mais la nouvelle de l'évasion était déjà connue et le populaire,
averti, s'ameuta en vociférant sous les fenêtres de l'hôtel. Le tumulte
devint bientôt si violent que le propriétaire, épouvanté, fit s'enfuir
les voyageurs par une porte cachée.

Je donne ce récit comme il me fut fait, et je n'affirme rien.

Nous approchons de l'escadre, dont les lourds cuirassés, sur une
seule ligne, semblent des tours de guerre bâties en pleine mer. Voici
le _Colbert_, la _Dévastation_, l'_Amiral-Duperré_, le _Courbet_,
l'_Indomptable_ et le _Richelieu_, plus deux croiseurs, l'_Hirondelle_
et le _Milan_, et quatre torpilleurs en train d'évoluer dans le golfe.

Je veux visiter le _Courbet_, qui passe pour le type le plus parfait de
notre marine.

Rien ne donne l'idée du labeur humain, du labeur minutieux et
formidable de cette petite bête aux mains ingénieuses comme ces
énormes citadelles de fer qui flottent et marchent, portent une armée
de soldats, un arsenal d'armes monstrueuses, et qui sont faites, ces
masses, de petits morceaux ajustés, soudés, forgés, boulonnés, travail
de fourmis et de géants, qui montre en même temps tout le génie et
toute l'impuissance et toute l'irrémédiable barbarie de cette race si
active et si faible qui use ses efforts à créer des engins pour se
détruire elle-même.

Ceux d'autrefois, qui construisaient avec des pierres des cathédrales
en dentelle, palais féeriques pour abriter des rêves enfantins et
pieux, ne valaient-ils pas ceux d'aujourd'hui, lançant sur la mer des
maisons d'acier qui sont les temples de la mort?

Au moment où je quitte le navire pour remonter dans ma coquille,
j'entends sur le rivage éclater une fusillade. C'est le régiment
d'Antibes qui fait l'exercice de tirailleurs dans les sables et dans
les sapins. La fumée monte en flocons blancs, pareils à des nuées de
coton qui s'évaporent, et on voit courir le long de la mer les culottes
rouges des soldats.

Alors, les officiers de marine, intéressés soudain, braquent leurs
lunettes vers la terre et leur cœur s'anime devant ce simulacre de
guerre.

Quand je songe seulement à ce mot, la guerre, il me vient un effarement
comme si l'on me parlait de sorcellerie, d'inquisition, d'une chose
lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature.

Quand on parle d'anthropophages, nous sourions avec orgueil en
proclamant notre supériorité sur ces sauvages. Quels sont les sauvages,
les vrais sauvages? Ceux qui se battent pour manger les vaincus ou ceux
qui se battent pour tuer, rien que pour tuer?

Les petits lignards qui courent là-bas sont destinés à la mort comme
les troupeaux de moutons que pousse un boucher sur les routes. Ils
iront tomber dans une plaine, la tête fendue d'un coup de sabre ou
la poitrine trouée d'une balle; et ce sont de jeunes hommes qui
pourraient travailler, produire, être utiles. Leurs pères sont vieux
et pauvres; leurs mères qui, pendant vingt ans, les ont aimés, adorés
comme adorent les mères, apprendront dans six mois ou un an peut-être
que le fils, l'enfant, le grand enfant élevé avec tant de peine, avec
tant d'argent, avec tant d'amour, fut jeté dans un trou comme un chien
crevé, après avoir été éventré par un boulet et piétiné, écrasé, mis en
bouillie par les charges de cavalerie. Pourquoi a-t-on tué son garçon,
son beau garçon, son seul espoir, son orgueil, sa vie? Elle ne sait
pas. Oui, pourquoi?

La guerre!... se battre!... égorger!... massacrer des hommes!... Et
nous avons aujourd'hui, à notre époque, avec notre civilisation, avec
l'étendue de science et le degré de philosophie où l'on croit parvenu
le génie humain, des écoles où l'on apprend à tuer, à tuer de très
loin, avec perfection, beaucoup de monde en même temps, à tuer de
pauvres diables d'hommes innocents, chargés de famille et sans casier
judiciaire.

Et le plus stupéfiant, c'est que le peuple ne se lève pas contre les
gouvernements. Quelle différence y a-t-il donc entre les monarchies et
les républiques? Le plus stupéfiant, c'est que la société tout entière
ne se révolte pas à ce seul mot de guerre.

Ah! nous vivrons toujours sous le poids des vieilles et odieuses
coutumes, des criminels préjugés, des idées féroces de nos barbares
aïeux, car nous sommes des bêtes, nous resterons des bêtes que
l'instinct domine et que rien ne change.

N'aurait-on pas honni tout autre que Victor Hugo qui eût jeté ce grand
cri de délivrance et de vérité?

  «Aujourd'hui, la force s'appelle la violence et commence à être
  jugée; la guerre est mise en accusation. La civilisation, sur la
  plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand
  dossier criminel des conquérants et des capitaines. Les peuples en
  viennent à comprendre que l'agrandissement d'un forfait n'en saurait
  être la diminution; que si tuer est un crime, tuer beaucoup n'en peut
  pas être la circonstance atténuante; que si voler est une honte,
  envahir ne saurait être une gloire.

  «Ah! proclamons ces vérités absolues, déshonorons la guerre.»

Vaines colères, indignation de poète. La guerre est plus vénérée que
jamais.

Un artiste habile en cette partie, un massacreur de génie, M. de
Moltke, a répondu, un jour, aux délégués de la paix, les étranges
paroles que voici:

  «La guerre est sainte, d'institution divine; c'est une des lois
  sacrées du monde; elle entretient chez les hommes tous les grands,
  les nobles sentiments: l'honneur, le désintéressement, la vertu, le
  courage, et les empêche, en un mot, de tomber dans le plus hideux
  matérialisme.»

Ainsi, se réunir en troupeaux de quatre cent mille hommes, marcher
jour et nuit sans repos, ne penser à rien ni rien étudier, ne rien
apprendre, ne rien lire, n'être utile à personne, pourrir de saleté,
coucher dans la fange, vivre comme les brutes dans un hébétement
continu, piller les villes, brûler les villages, ruiner les peuples,
puis rencontrer une autre agglomération de viande humaine, se ruer
dessus, faire des lacs de sang, des plaines de chair pilée mêlée à
la terre boueuse et rougie, des monceaux de cadavres, avoir les bras
ou les jambes emportés, la cervelle écrabouillée sans profit pour
personne, et crever au coin d'un champ tandis que vos vieux parents,
votre femme et vos enfants meurent de faim; voilà ce qu'on appelle ne
pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

Les hommes de guerre sont les fléaux du monde. Nous luttons contre
la nature, l'ignorance, contre les obstacles de toute sorte, pour
rendre moins dure notre misérable vie. Des hommes, des bienfaiteurs,
des savants usent leur existence à travailler, à chercher ce qui
peut aider, ce qui peut secourir, ce qui peut soulager leurs frères.
Ils vont, acharnés à leur besogne utile, entassant les découvertes,
agrandissant l'esprit humain, élargissant la science, donnant chaque
jour à l'intelligence une somme de savoir nouveau, donnant chaque jour
à leur patrie du bien-être, de l'aisance, de la force.

La guerre arrive. En six mois, les généraux ont détruit vingt ans
d'efforts, de patience et de génie.

Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

Nous l'avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes redevenus
des brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade,
par ostentation. Alors que le droit n'existe plus, que la loi est
morte, que toute notion du juste disparaît, nous avons vu fusiller
des innocents trouvés sur une route et devenus suspects parce qu'ils
avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens enchaînés à la porte
de leurs maîtres pour essayer des revolvers neufs, nous avons vu
mitrailler par plaisir des vaches couchées dans un champ, sans aucune
raison, pour tirer des coups de fusil, histoire de rire.

Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

Entrer dans un pays, égorger l'homme qui défend sa maison parce qu'il
est vêtu d'une blouse et n'a pas de képi sur la tête, brûler les
habitations de misérables qui n'ont plus de pain, casser des meubles,
en voler d'autres, boire le vin trouvé dans les caves, violer les
femmes trouvées dans les rues, brûler des millions de francs en poudre,
et laisser derrière soi la misère et le choléra.

Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

Qu'ont-ils donc fait pour prouver même un peu d'intelligence, les
hommes de guerre? Rien. Qu'ont-ils inventé? Des canons et des fusils.
Voilà tout.

L'inventeur de la brouette n'a-t-il pas plus fait pour l'homme, par
cette simple et pratique idée d'ajuster une roue à deux bâtons, que
l'inventeur des fortifications modernes?

Que nous reste-t-il de la Grèce? Des livres, des marbres. Est-elle
grande parce qu'elle a vaincu ou par ce qu'elle a produit?

Est-ce l'invasion des Perses qui l'a empêchée de tomber dans le plus
hideux matérialisme?

Sont-ce les invasions des barbares qui ont sauvé Rome et l'ont
régénérée?

Est-ce que Napoléon Ier a continué le grand mouvement intellectuel
commencé par les philosophes à la fin du dernier siècle?

Eh bien, oui, puisque les gouvernements prennent ainsi le droit de mort
sur les peuples, il n'y a rien d'étonnant à ce que les peuples prennent
parfois le droit de mort sur les gouvernements.

Ils se défendent. Ils ont raison. Personne n'a le droit absolu de
gouverner les autres. On ne le peut faire que pour le bien de ceux
qu'on dirige. Quiconque gouverne a autant le devoir d'éviter la guerre
qu'un capitaine de navire a celui d'éviter le naufrage.

Quand un capitaine a perdu son bâtiment, on le juge et on le condamne,
s'il est reconnu coupable de négligence ou même d'incapacité.

Pourquoi ne jugerait-on pas les gouvernements après chaque guerre
déclarée? Si les peuples comprenaient cela, s'ils faisaient justice
eux-mêmes des pouvoirs meurtriers, s'ils refusaient de se laisser tuer
sans raison, s'ils se servaient de leurs armes contre ceux qui les leur
ont données pour massacrer, ce jour-là la guerre serait morte... Mais
ce jour ne viendra pas!


  Agay, 8 avril.

--Beau temps, monsieur.

Je me lève et monte sur le pont. Il est trois heures du matin; la
mer est plate, le ciel infini ressemble à une immense voûte d'ombre
ensemencée de graines de feu. Une brise très légère souffle de terre.

Le café est chaud, nous le buvons, et, sans perdre une minute pour
profiter de ce vent favorable, nous partons.

Nous voilà glissant sur l'onde, vers la pleine mer. La côte disparaît;
on ne voit plus rien autour de nous que du noir. C'est là une
sensation, une émotion troublante et délicieuse: s'enfoncer dans cette
nuit vide, dans ce silence, sur cette eau, loin de tout. Il semble
qu'on quitte le monde, qu'on ne doit plus jamais arriver nulle part,
qu'il n'y aura plus de rivage, qu'il n'y aura pas de jour. A mes pieds
une petite lanterne éclaire le compas qui m'indique la route. Il faut
courir au moins trois milles au large pour doubler sûrement le cap Roux
et le Drammont, quel que soit le vent qui donnera, lorsque le soleil
sera levé. J'ai fait allumer les fanaux de position, rouge bâbord et
vert tribord, pour éviter tout accident, et je jouis avec ivresse de
cette fuite muette, continue et tranquille.

Tout à coup un cri s'élève devant nous. Je tressaille, car la voix
est proche; et je n'aperçois rien, rien que cette obscure muraille de
ténèbres où je m'enfonce et qui se referme derrière moi. Raymond qui
veille à l'avant me dit: «C'est une tartane qui va dans l'est; arrivez
un peu, monsieur, nous passons derrière.»

Et soudain, tout près, se dresse un fantôme effrayant et vague, la
grande ombre flottante d'une haute voile aperçue quelques secondes et
disparue presque aussitôt. Rien n'est plus étrange, plus fantastique
et plus émouvant que ces apparitions rapides, sur la mer, la nuit. Les
pêcheurs et les sabliers ne portent jamais de feux; on ne les voit
donc qu'en les frôlant, et cela vous laisse le serrement de cœur d'une
rencontre surnaturelle.

J'entends au loin un sifflement d'oiseau. Il approche, passe et
s'éloigne. Que ne puis-je errer comme lui?

L'aube enfin paraît, lente et douce, sans un nuage, et le jour la suit,
un vrai jour d'été.

Raymond affirme que nous aurons vent d'est, Bernard tient toujours pour
l'ouest et me conseille de changer d'allure et de marcher, tribord
armures sur le Drammont qui se dresse au loin. Je suis aussitôt son
avis et, sous la lente poussée d'une brise agonisante, nous nous
rapprochons de l'Estérel. La longue côte rouge tombe dans l'eau bleue
qu'elle fait paraître violette. Elle est bizarre, hérissée, jolie,
avec des pointes, des golfes innombrables, des rochers capricieux et
coquets, mille fantaisies de montagne admirée. Sur ses flancs, les
forêts de sapins montent jusqu'aux cimes de granit qui ressemblent
à des châteaux, à des villes, à des armées de pierres courant l'une
après l'autre. Et la mer est si limpide à son pied, qu'on distingue par
places les fonds de sable et les fonds d'herbes.

Certes, en certains jours, j'éprouve l'horreur de ce qui est jusqu'à
désirer la mort. Je sens jusqu'à la souffrance suraiguë la monotonie
invariable des paysages, des figures et des pensées. La médiocrité
de l'univers m'étonne et me révolte, la petitesse de toutes choses
m'emplit de dégoût, la pauvreté des êtres humains m'anéantit.

En certains autres, au contraire, je jouis de tout à la façon d'un
animal. Si mon esprit inquiet, tourmenté, hypertrophié par le travail,
s'élance à des espérances qui ne sont point de notre race, et puis
retombe dans le mépris de tout, après en avoir constaté le néant, mon
corps de bête se grise de toutes les ivresses de la vie. J'aime le ciel
comme un oiseau, les forêts comme un loup rôdeur, les rochers comme
un chamois, l'herbe profonde pour m'y rouler, pour y courir comme un
cheval, et l'eau limpide pour y nager comme un poisson. Je sens frémir
en moi quelque chose de toutes les espèces d'animaux, de tous les
instincts, de tous les désirs confus des créatures inférieures. J'aime
la terre comme elles et non comme vous, les hommes, je l'aime sans
l'admirer, sans la poétiser, sans m'exalter. J'aime d'un amour bestial
et profond, méprisable et sacré, tout ce qui vit, tout ce qui pousse,
tout ce qu'on voit, car tout cela, laissant calme mon esprit, trouble
mes yeux et mon cœur, tout: les jours, les nuits, les fleuves, les
mers, les tempêtes, les bois, les aurores, le regard et la chair des
femmes.

La caresse de l'eau sur le sable des rives ou sur le granit des roches
m'émeut et m'attendrit, et la joie qui m'envahit, quand je me sens
poussé par le vent et porté par la vague, naît de ce que je me livre
aux forces brutales et naturelles du monde, de ce que je retourne à la
vie primitive.

Quand il fait beau comme aujourd'hui, j'ai dans les veines le sang des
vieux faunes lascifs et vagabonds, je ne suis plus le frère des hommes,
mais le frère de tous les êtres et de toutes les choses!


Le soleil monte sur l'horizon. La brise tombe comme avant-hier, mais le
vent d'ouest prévu par Bernard ne se lève pas plus que le vent d'est
annoncé par Raymond.

Jusqu'à dix heures, nous flottons immobiles, comme une épave, puis un
petit souffle du large nous remet en route, tombe, renaît, semble se
moquer de nous, agacer la voile, nous promettre sans cesse la brise qui
ne vient pas. Ce n'est rien, l'haleine d'une bouche ou un battement
d'éventail; cela pourtant suffit à ne pas nous laisser en place. Les
marsouins, ces clowns de la mer, jouent autour de nous, jaillissent
hors de l'eau d'un élan rapide comme s'ils s'envolaient, passent dans
l'air plus vifs qu'un éclair, puis plongent et ressortent plus loin.

Vers une heure, comme nous nous trouvions par le travers d'Agay, la
brise tomba tout à fait, et je compris que je coucherais au large si
je n'armais pas l'embarcation pour remorquer le yacht et me mettre à
l'abri dans cette baie.

Je fis donc descendre deux hommes dans le canot, et à trente mètres
devant moi ils commencèrent à me traîner. Un soleil enragé tombait sur
l'eau, brûlait le pont du bateau.

Les deux matelots ramaient d'une façon très lente et régulière, comme
deux manivelles usées qui ne vont plus qu'à peine, mais qui continuent
sans arrêt leur effort mécanique de machines.

La rade d'Agay forme un joli bassin bien abrité, fermé d'un côté, par
les rochers rouges et droits, que domine le sémaphore au sommet de la
montagne, et que continue, vers la pleine mer, l'île d'Or, nommée ainsi
à cause de sa couleur; de l'autre, par une ligne de roches basses, et
une petite pointe à fleur d'eau portant un phare pour signaler l'entrée.

Dans le fond, une auberge qui reçoit les capitaines des navires
réfugiés là par les gros temps et les pêcheurs en été, une gare où
ne s'arrêtent que deux trains par jour et où ne descend personne,
et une jolie rivière s'enfonçant dans l'Estérel jusqu'au vallon
nommé Malinfermet, et qui est plein de lauriers-roses comme un ravin
d'Afrique.

Aucune route n'aboutit, de l'intérieur, à cette baie délicieuse. Seul
un sentier conduit à Saint-Raphaël, en passant par les carrières de
porphyre du Drammont; mais aucune voiture ne le pourrait suivre. Nous
sommes donc en pleine montagne.

Je résolus de me promener à pied, jusqu'à la nuit, par les chemins
bordés de cistes et de lentisques. Leur odeur de plantes sauvages,
violente et parfumée, emplit l'air, se mêle au grand souffle de résine
de la forêt immense, qui semble haleter sous la chaleur.

Après une heure de marche, j'étais en plein bois de sapins, un bois
clair, sur une pente douce de montagne. Les granits pourpres, ces os
de la terre, semblaient rougis par le soleil, et j'allais lentement,
heureux comme doivent l'être les lézards sur les pierres brûlantes,
quand j'aperçus, au sommet de la montée, venant vers moi sans me voir,
deux amoureux ivres de leur rêve.

C'était joli, c'était charmant, ces deux êtres aux bras liés,
descendant, à pas distraits, dans les alternatives de soleil et d'ombre
qui bariolaient la côte inclinée.

Elle me parut très élégante et très simple avec une robe grise de
voyage et un chapeau de feutre hardi et coquet. Lui, je ne le vis
guère. Je remarquai seulement qu'il avait l'air comme il faut. Je
m'étais assis derrière le tronc d'un pin pour les regarder passer. Ils
ne m'aperçurent pas et continuèrent à descendre, en se tenant par la
taille, sans dire un mot, tant ils s'aimaient.

Quand je ne les vis plus, je sentis qu'une tristesse m'était tombée sur
le cœur. Un bonheur m'avait frôlé, que je ne connaissais point et que
je pressentais le meilleur de tous. Et je revins vers la baie d'Agay,
trop las, maintenant, pour continuer ma promenade.

Jusqu'au soir, je m'étendis sur l'herbe, au bord de la rivière, et,
vers sept heures, j'entrai dans l'auberge pour dîner.

Mes matelots avaient prévenu le patron, qui m'attendait. Mon couvert
était mis dans une salle basse peinte à la chaux, à côté d'une autre
table où dînaient déjà, face à face et se regardant au fond des yeux,
mes deux amoureux de tantôt.

J'eus honte de les déranger, comme si je commettais là une chose
inconvenante et vilaine.

Ils m'examinèrent quelques secondes, puis se mirent à causer tout bas.

L'aubergiste, qui me connaissait depuis longtemps, prit une chaise près
de la mienne. Il me parla des sangliers et du lapin, du beau temps, du
mistral, d'un capitaine italien qui avait couché là l'autre nuit, puis,
pour me flatter, vanta mon yacht, dont j'apercevais par la fenêtre la
coque noire et le grand mât portant au sommet mon guidon rouge et blanc.

Mes voisins, qui avaient mangé très vite, sortirent aussitôt. Moi, je
m'attardai à regarder le mince croissant de la lune poudrant de lumière
la petite rade. Je vis enfin mon canot qui venait à terre, rayant de
son passage, l'immobile et pâle clarté tombée sur l'eau.

Descendu pour m'embarquer, j'aperçus, debout sur la plage, les deux
amants qui contemplaient la mer.

Et comme je m'éloignais au bruit pressé des avirons, je distinguais
toujours leurs silhouettes sur le rivage, leurs ombres dressées côte
à côte. Elles emplissaient la baie, la nuit, le ciel, tant l'amour
s'exhalait d'elles, s'épandait par l'horizon, les faisait grandes et
symboliques.

Et quand je fus remonté sur mon bateau, je demeurai longtemps assis
sur le pont, plein de tristesse sans savoir pourquoi, plein de regrets
sans savoir de quoi, ne pouvant me décider à descendre enfin dans ma
chambre, comme si j'eusse voulu respirer plus longtemps un peu de cette
tendresse répandue dans l'air, autour d'eux.

Tout à coup une des fenêtres de l'auberge s'éclairant, je vis dans la
lumière leurs deux profils. Alors ma solitude m'accabla, et dans la
tiédeur de cette nuit printanière, au bruit léger des vagues sur le
sable, sous le fin croissant qui tombait dans la pleine mer, je sentis
en mon cœur un tel désir d'aimer, que je faillis crier de détresse.

Puis, brusquement, j'eus honte de cette faiblesse, et ne voulant pas
m'avouer que j'étais un homme comme les autres, j'accusai le clair de
lune de m'avoir troublé la raison.

J'ai toujours cru d'ailleurs que la lune exerce sur les cervelles
humaines une influence mystérieuse. Elle fait divaguer les poètes, les
rend délicieux ou ridicules et produit, sur la tendresse des amoureux,
l'effet de la bobine de Rhumkorff sur les courants électriques. L'homme
qui aime normalement sous le soleil, adore frénétiquement sous la lune.

Une femme jeune et charmante me soutint un jour, je ne sais plus à quel
propos, que les coups de lune sont mille fois plus dangereux que les
coups de soleil. On les attrape, disait-elle, sans s'en douter, en se
promenant par les belles nuits, et on n'en guérit jamais; on reste fou,
non pas fou furieux, fou à enfermer, mais fou d'une folie spéciale,
douce et continue; on ne pense plus, en rien, comme les autres hommes.

Certes, j'ai dû, ce soir, recevoir un coup de lune, car je me sens
déraisonnable et délirant, et le petit croissant qui descend vers la
mer m'émeut, m'attendrit et me navre.

Qu'a-t-elle donc de si séduisant cette lune, vieil astre défunt, qui
promène dans le ciel sa face jaune et sa triste lumière de trépassée
pour nous troubler ainsi, nous autres que la pensée vagabonde agite.

L'aimons-nous parce qu'elle est morte? comme dit le poète Haraucourt.

  Puis ce fut l'âge blond des tiédeurs et des vents.
  La lune se peupla de murmures vivants.
  Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombre,
  Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux,
  Elle eut l'amour; elle eut ses arts, ses lois, ses dieux,
            Et lentement rentra dans l'ombre.

L'aimons-nous parce que les poètes, à qui nous devons l'éternelle
illusion dont nous sommes enveloppés en cette vie, ont troublé nos
yeux par toutes les images aperçues dans ses rayons, nous ont appris à
comprendre de mille façons, avec notre sensibilité exaltée, le monotone
et doux effet qu'elle promène autour du monde?

Quand elle se lève derrière les arbres, quand elle verse sa lumière
frissonnante sur un fleuve qui coule, quand elle tombe à travers les
branches sur le sable des allées, quand elle monte solitaire dans le
ciel noir et vide, quand elle s'abaisse vers la mer, allongeant sur
la surface onduleuse et liquide une immense traînée de clarté, ne
sommes-nous pas assaillis par tous les vers charmants qu'elle inspira
aux grands rêveurs?

Si nous allons, l'âme gaie, par la nuit, et si nous la voyons, toute
ronde, ronde comme un œil jaune qui nous regarderait, perchée juste
au-dessus d'un toit, l'immortelle ballade de Musset se met à chanter
dans notre mémoire.

Et n'est-ce pas lui, le poète railleur, qui nous la montre aussitôt
avec ses yeux?

  C'était dans la nuit brune,
  Sur le clocher jauni
      La lune
  Comme un point sur un i.
  Lune, quel esprit sombre
  Promène au bout d'un fil,
      Dans l'ombre,
  Ta face ou ton profil?

Si nous nous promenons, un soir de tristesse, sur une plage, au bord
de l'Océan, qu'elle illumine, ne nous mettons-nous pas, presque malgré
nous, à réciter ces deux vers si grands et si mélancoliques:

  Seule au-dessus des mers, la lune, voyageant,
  Laisse dans les flots noirs tomber ses pleurs d'argent.

Si nous nous réveillons, dans notre lit, qu'éclaire un long rayon
entrant par la fenêtre, ne nous semble-t-il pas aussitôt voir
descendre vers nous la figure blanche qu'évoque Catulle Mendès:

  Elle venait, avec un lis dans chaque main,
  La pente d'un rayon lui servant de chemin.

Si, marchant le soir, par la campagne, nous entendons tout à coup
quelque chien de ferme pousser sa plainte longue et sinistre, ne
sommes-nous pas frappés brusquement par le souvenir de l'admirable
pièce de Leconte de Lisle, les _Hurleurs_?

  Seule, la lune pâle, en écartant la nue,
  Comme une morne lampe, oscillait tristement.
  Monde muet, marqué d'un signe de colère,
  Débris d'un globe mort au hasard dispersé,
  Elle laissait tomber de son orbe glacé
  Un reflet sépulcral sur l'océan polaire.

Par un soir de rendez-vous, l'on va tout doucement dans le chemin,
serrant la taille de la bien-aimée, lui pressant la main et lui baisant
la tempe. Elle est un peu lasse, un peu émue et marche d'un pas fatigué.

Un banc apparaît, sous les feuilles que mouille comme une onde calme la
douce lumière.

Est-ce qu'ils n'éclatent pas dans notre esprit, dans notre cœur, ainsi
qu'une chanson d'amour exquise, les deux vers charmants:

  Et réveiller, pour s'asseoir à sa place,
  Le clair de lune endormi sur le banc!

Peut-on voir le croissant dessiner, comme ce soir, dans un grand
ciel ensemencé d'astres, son fin profil, sans songer à la fin de ce
chef-d'œuvre de Victor Hugo qui s'appelle: _Booz endormi_:

  ....................... Et Ruth se demandait,
  Immobile, ouvrant l'œil à demi sous ses voiles,
  Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été
  Avait, en s'en allant, négligemment jeté
  Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.

Et qui donc a jamais mieux dit que Hugo, la lune galante et tendre aux
amoureux?

  La nuit vint, tout se tut; les flambeaux s'éteignirent;
  Dans les bois assombris, les sources se plaignirent.
  Le rossignol, caché dans son nid ténébreux,
  Chanta comme un poète et comme un amoureux.
  Chacun se dispersa sous les profonds feuillages,
  Les folles, en riant, entraînèrent les sages;
  L'amante s'en alla dans l'ombre avec l'amant;
  Et troublés comme on l'est en songe, vaguement,
  Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme,
  A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme,
  A leurs cœurs, à leurs sens, à leur molle raison,
  Le clair de lune bleu qui baignait l'horizon.

Et je me rappelle aussi cette admirable prière à la lune qui ouvre le
onzième livre de _l'Ane d'Or_ d'Apulée.

Mais ce n'est point assez pourtant que toutes ces chansons des hommes
pour mettre en notre cœur la tristesse sentimentale que ce pauvre astre
nous inspire.

Nous plaignons la lune, malgré nous, sans savoir pourquoi, sans savoir
de quoi, et, pour cela, nous l'aimons.

La tendresse que nous lui donnons est mêlée aussi de pitié; nous la
plaignons comme une vieille fille, car nous devinons vaguement, malgré
les poètes, que ce n'est point une morte, mais une vierge.

Les planètes, comme les femmes, ont besoin d'un époux, et la pauvre
lune dédaignée du soleil n'a-t-elle pas simplement coiffé sainte
Catherine, comme nous le disons ici-bas?

Et c'est pour cela qu'elle nous emplit, avec sa clarté timide,
d'espoirs irréalisables et de désirs inaccessibles. Tout ce que nous
attendons obscurément et vainement sur cette terre agite notre cœur
comme une sève impuissante et mystérieuse sous les pâles rayons de la
lune. Nous devenons, les yeux levés sur elle, frémissants de rêves
impossibles et assoiffés d'inexprimables tendresses.

L'étroit croissant, un fil d'or, trempait maintenant dans l'eau sa
pointe aiguë, et il plongea doucement, lentement, jusqu'à l'autre
pointe, si fine que je ne la vis pas disparaître.

Alors je levai mon regard vers l'auberge. La fenêtre éclairée venait
de se fermer. Une lourde détresse m'écrasa, et je descendis dans ma
chambre.


  10 avril.

A peine couché, je sentis que je ne dormirais pas, et je demeurai sur
le dos, les yeux fermés, la pensée en éveil, les nerfs vibrants. Aucun
mouvement, aucun son proche ou lointain, seule la respiration des deux
marins traversait la mince cloison de bois.

Soudain quelque chose grinça. Quoi? je ne sais, une poulie dans la
mâture, sans doute; mais le ton si doux, si douloureux, si plaintif
de ce bruit fit tressaillir toute ma chair; puis rien, un silence
infini allant de la terre aux étoiles; rien, pas un souffle, pas un
frisson de l'eau ni une vibration du yacht; rien, puis tout à coup
l'inconnaissable et si grêle gémissement recommença. Il me sembla,
en l'entendant, qu'une lame ébréchée sciait mon cœur. Comme certains
bruits, certaines notes, certaines voix nous déchirent, nous jettent
en une seconde dans l'âme tout ce qu'elle peut contenir de douleur,
d'affolement et d'angoisse. J'écoutais, attendant, et je l'entendis
encore, ce bruit qui semblait sorti de moi-même, arraché à mes nerfs,
ou plutôt qui résonnait en moi comme un appel intime, profond et
désolé! Oui, c'était une voix cruelle, une voie connue, attendue, et
qui me désespérait. Il passait sur moi ce son faible et bizarre, comme
un semeur d'épouvante et de délire, car il eut aussitôt la puissance
d'éveiller l'affreuse détresse sommeillant toujours au fond du cœur
de tous les vivants. Qu'était-ce? C'était la voix qui crie sans fin
dans notre âme et qui nous reproche d'une façon continue, obscurément
et douloureusement, torturante, harcelante, inconnue, inapaisable,
inoubliable, féroce, qui nous reproche tout ce que nous avons fait
et en même temps tout ce que nous n'avons pas fait, la voix des
vagues remords, des regrets sans retours, des jours finis, des femmes
rencontrées qui nous auraient aimé peut-être, des choses disparues, des
joies vaines, des espérances mortes; la voix de ce qui passe, de ce qui
fuit, de ce qui trompe, de ce qui disparaît, de ce que nous n'avons
pas atteint, de ce que nous n'atteindrons jamais, la maigre petite voix
qui crie l'avortement de la vie, l'inutilité de l'effort, l'impuissance
de l'esprit et la faiblesse de la chair.

Elle me disait dans ce court murmure, toujours recommençant après
les mornes silences de la nuit profonde, elle me disait tout ce que
j'aurais aimé, tout ce que j'avais confusément désiré, attendu, rêvé,
tout ce que j'aurais voulu voir, comprendre, savoir, goûter, tout ce
que mon insatiable et pauvre et faible esprit avait effleuré d'un
espoir inutile, tout ce vers quoi il avait tenté de s'envoler, sans
pouvoir briser la chaîne d'ignorance qui le tenait.

Ah! j'ai tout convoité sans jouir de rien. Il m'aurait fallu la
vitalité d'une race entière, l'intelligence diverse éparpillée sur tous
les êtres, toutes les facultés, toutes les forces, et mille existences
en réserve, car je porte en moi tous les appétits et toutes les
curiosités, et je suis réduit à tout regarder sans rien saisir.

Pourquoi donc cette souffrance de vivre alors que la plupart des hommes
n'en éprouvent que la satisfaction? Pourquoi cette torture inconnue
qui me ronge? Pourquoi ne pas connaître la réalité des plaisirs, des
attentes et des jouissances?

C'est que je porte en moi cette seconde vue qui est en même temps la
force et toute la misère des écrivains. J'écris parce que je comprends
et je souffre de tout ce qui est, parce que je le connais trop et
surtout parce que, sans le pouvoir goûter, je le regarde en moi-même,
dans le miroir de ma pensée.

Qu'on ne nous envie pas, mais qu'on nous plaigne, car voici en quoi
l'homme de lettres diffère de ses semblables.

En lui aucun sentiment simple n'existe plus. Tout ce qu'il voit, ses
joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs, deviennent
instantanément des sujets d'observation. Il analyse malgré tout, malgré
lui, sans fin, les cœurs, les visages, les gestes, les intonations.
Sitôt qu'il a vu, quoi qu'il ait vu, il lui faut le pourquoi! Il n'a
pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui soient francs, pas une de
ces actions instantanées qu'on fait parce qu'on doit les faire, sans
savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte ensuite.

S'il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans sa
mémoire; il se dit, en revenant du cimetière, où il a laissé celui
ou celle qu'il aimait le plus au monde: «C'est singulier ce que j'ai
ressenti; c'était comme une ivresse douloureuse, etc...» Et alors il
se rappelle tous les détails, les attitudes des voisins, les gestes
faux, les fausses douleurs, les faux visages, et mille petites choses
insignifiantes, des observations artistiques, le signe de croix d'une
vieille qui tenait un enfant par la main, un rayon de lumière dans
une fenêtre, un chien qui traversa le convoi, l'effet de la voiture
funèbre sous les grands ifs du cimetière, la tête du croquemort et la
contraction des traits, l'effort des quatre hommes qui descendaient la
bière dans la fosse, mille choses enfin qu'un brave homme souffrant de
toute son âme, de tout son cœur, de toute sa force, n'aurait jamais
remarquées.

Il a tout vu, tout retenu, tout noté, malgré lui, parce qu'il est avant
tout un homme de lettres et qu'il a l'esprit construit de telle sorte
que la répercussion, chez lui, est bien plus vive, plus naturelle, pour
ainsi dire, que la première secousse, l'écho plus sonore que le son
primitif.

Il semble avoir deux âmes, l'une qui note, explique, commente chaque
sensation de sa voisine, de l'âme naturelle, commune à tous les
hommes; et il vit condamné à être toujours, en toute occasion, un
reflet de lui-même et un reflet des autres, condamné à se regarder
sentir, agir, aimer, penser, souffrir, et à ne jamais souffrir, penser,
aimer, sentir comme tout le monde, bonnement, franchement, simplement,
sans s'analyser soi-même après chaque joie et après chaque sanglot.

S'il cause, sa parole semble souvent médisante, uniquement parce que sa
pensée est clairvoyante et qu'il désarticule tous les ressorts cachés
des sentiments et des actions des autres.

S'il écrit, il ne peut s'abstenir de jeter en ses livres tout ce
qu'il a vu, tout ce qu'il a compris, tout ce qu'il sait; et cela
sans exception pour les parents, les amis, mettant à nu, avec une
impartialité cruelle, les cœurs de ceux qu'il aime ou qu'il a aimés,
exagérant même, pour grossir l'effet, uniquement préoccupé de son œuvre
et nullement de ses affections.

Et s'il aime, s'il aime une femme, il la dissèque comme un cadavre dans
un hôpital. Tout ce qu'elle dit, ce qu'elle fait est instantanément
pesé dans cette délicate balance de l'observation qu'il porte en lui,
et classé à sa valeur documentaire. Qu'elle se jette à son cou dans un
élan irréfléchi, il jugera le mouvement en raison de son opportunité,
de sa justesse, de sa puissance dramatique, et le condamnera tacitement
s'il le sent faux ou mal fait.

Acteur et spectateur de lui-même et des autres, il n'est jamais
acteur seulement comme les bonnes gens qui vivent sans malice. Tout,
autour de lui, devient de verre, les cœurs, les actes, les intentions
secrètes, et il souffre d'un mal étrange, d'une sorte de dédoublement
de l'esprit, qui fait de lui un être effroyablement vibrant, machiné,
compliqué et fatigant pour lui-même.

Sa sensibilité particulière et maladive le change en outre en écorché
vif pour qui presque toutes les sensations sont devenues des douleurs.

Je me rappelle les jours noirs où mon cœur fut tellement déchiré par
des choses aperçues une seconde, que les souvenirs de ces visions
demeurent en moi comme des plaies.

Un matin, avenue de l'Opéra, au milieu du public remuant et joyeux, que
le soleil de mai grisait, j'ai vu passer soudain un être innommable,
une vieille courbée en deux, vêtue de loques qui furent des robes,
coiffée d'un chapeau de paille noir, tout dépouillé de ses ornements
anciens, rubans et fleurs disparus depuis des temps indéfinis. Et
elle allait, traînant ses pieds si péniblement que je ressentais au
cœur, autant qu'elle-même, plus qu'elle-même, la douleur de tous ses
pas. Deux cannes la soutenaient. Elle passait sans voir personne,
indifférente à tout, au bruit, aux gens, aux voitures, au soleil! Où
allait-elle? Vers quel taudis? Elle portait dans un papier qui pendait
au bout d'une ficelle quelque chose. Quoi? du pain? Oui, sans doute.
Personne, aucun voisin n'ayant pu ou voulu faire pour elle cette
course, elle avait entrepris, elle, ce voyage horrible, de sa mansarde
au boulanger. Deux heures de route au moins pour aller et venir. Et
quelle route douloureuse! Quel chemin de la croix plus effroyable que
celui du Christ!

Je levai les yeux vers les toits des maisons immenses. Elle allait
là-haut! Quand y serait-elle? Combien de repos haletants sur les
marches, dans le petit escalier noir et tortueux?

Tout le monde se retournait pour la regarder! On murmurait: «Pauvre
femme!» puis on passait. Sa jupe, son haillon de jupe, traînait sur le
trottoir, à peine attachée sur son débris de corps. Et il y avait une
pensée là dedans! Une pensée? Non, mais une souffrance épouvantable,
incessante, harcelante! Oh! la misère des vieux sans pain, des vieux
sans espoir, sans enfants, sans argent, sans rien autre chose que la
mort devant eux, y pensons-nous? Y pensons-nous, aux vieux affamés
des mansardes? Pensons-nous aux larmes de ces yeux ternes, qui furent
brillants, émus et joyeux, jadis?

Une autre fois, il pleuvait, j'allais seul, chassant par la plaine
normande, par les grands labourés de boue grasse qui fondaient et
glissaient sous mon pied. De temps en temps une perdrix surprise,
blottie contre une motte de terre, s'envolait lourdement sous l'averse.
Mon coup de fusil, éteint par la nappe d'eau qui tombait du ciel,
claquait à peine comme un coup de fouet, et la bête grise s'abattait
avec du sang sur ses plumes.

Je me sentais triste à pleurer, à pleurer comme les nuages qui
pleuraient sur le monde et sur moi, trempé de tristesse jusqu'au cœur,
accablé de lassitude à ne plus lever mes jambes, engluées d'argile; et
j'allais rentrer quand j'aperçus au milieu des champs le cabriolet du
médecin qui suivait un chemin de traverse.

Elle passait, la voiture noire et basse, couverte de sa capote ronde et
traînée par son cheval brun, comme un présage de mort errant dans la
campagne par ce jour sinistre. Tout à coup elle s'arrêta; la tête du
médecin apparut et il cria:

--Eh!

J'allai vers lui. Il me dit:

--Voulez-vous m'aider à soigner une diphtérique? Je suis seul et il
faudrait la tenir pendant que j'enlèverai les fausses membranes de sa
gorge.

--Je viens avec vous, répondis-je. Et je montai dans sa voiture.

Il me raconta ceci:

--L'angine, l'affreuse angine, qui étrangle les misérables hommes,
avait pénétré dans la ferme des Martinet, de pauvres gens!

Le père et le fils étaient morts au commencement de la semaine. La mère
et la fille s'en allaient aussi maintenant.

Une voisine qui les soignait, se sentant soudain indisposée, avait pris
la fuite la veille même, laissant ouverte la porte et les deux malades
abandonnées sur leurs grabats de paille, sans rien à boire, seules,
seules, râlant, suffoquant, agonisant, seules depuis vingt-quatre
heures!

Le médecin venait de nettoyer la gorge de la mère et l'avait fait
boire; mais l'enfant, affolée par la douleur et par l'angoisse des
suffocations, avait enfoncé et caché sa tête dans la paillasse sans
consentir à se laisser toucher.

Le médecin, accoutumé à ces misères, répétait d'une voix triste et
résignée:

--Je ne peux pourtant point passer mes journées chez mes malades.
Cristi! celles-là serrent le cœur. Quand on pense qu'elles sont restées
vingt-quatre heures sans boire. Le vent chassait la pluie jusqu'à leurs
couches. Toutes les poules s'étaient mises à l'abri dans la cheminée.

Nous arrivions à la ferme. Il attacha son cheval à la branche d'un
pommier devant la porte; et nous entrâmes.

Une odeur forte de maladie et d'humidité, de fièvre et de moisissure,
d'hôpital et de cave, nous saisit à la gorge. Il faisait froid, un
froid de marécage, dans cette maison sans feu, sans vie, grise et
sinistre. L'horloge était arrêtée; la pluie tombait par la grande
cheminée dont les poules avaient éparpillé la cendre, et on entendait
dans un coin sombre un bruit de soufflet rauque et rapide. C'était
l'enfant qui respirait.

La mère, étendue dans une sorte de grande caisse de bois, le lit des
paysans, et cachée par de vieilles couvertures et de vieilles hardes,
semblait tranquille.

Elle tourna un peu la tête vers nous.

Le médecin lui demanda:

--Avez-vous une chandelle?

Elle répondit d'une voix basse, accablée:

--Dans le buffet.

Il prit la lumière et m'emmena au fond de l'appartement, vers la
couchette de la petite fille.

Elle haletait, les joues décharnées, les yeux luisants, les cheveux
mêlés, effrayante. Dans son cou maigre et tendu, des creux profonds se
formaient à chaque aspiration. Allongée sur le dos, elle serrait de ses
deux mains les loques qui la couvraient; et, dès qu'elle nous vit, elle
se tourna sur la face pour se cacher dans la paillasse.

Je la pris par les épaules, et le docteur, la forçant à montrer sa
gorge, en arracha une grande peau blanchâtre, qui me parut sèche comme
un cuir.

Elle respira mieux tout de suite et but un peu. La mère, soulevée sur
un coude, nous regardait. Elle balbutia:

--C'est-il fait?

--Oui, c'est fait.

--J'allons-t-y rester toutes seules?

Une peur, une peur affreuse, faisait frémir sa voix, peur de cet
isolement, de cet abandon, des ténèbres et de la mort qu'elle sentait
si proche.

Je répondis:

--Non, ma brave femme; j'attendrai que le docteur vous ait envoyé la
garde.

Et me tournant vers le médecin:

--Envoyez-lui la mère Mauduit. Je la payerai.

--Parfait. Je vous l'envoie tout de suite.

Il me serra la main, sortit; et j'entendis son cabriolet qui s'en
allait sur la route humide.

Je restai seul avec les deux mourantes.

Mon chien Paf s'était couché devant la cheminée noire, et il me fit
songer qu'un peu de feu serait utile à nous tous. Je ressortis donc
pour chercher du bois et de la paille, et bientôt une grande flambée
éclaira jusqu'au fond de la pièce le lit de la petite, qui recommençait
à haleter.

Et je m'assis, tendant mes jambes vers le foyer.

La pluie battait les vitres; le vent secouait le toit; j'entendais
l'haleine courte, dure, sifflante des deux femmes, et le souffle de mon
chien qui soupirait de plaisir, roulé devant l'âtre clair.

La vie! la vie! qu'est-ce que cela? Ces deux misérables qui avaient
toujours dormi sur la paille, mangé du pain noir, travaillé comme
des bêtes, souffert toutes les misères de la terre, allaient mourir!
Qu'avaient-elles fait? Le père était mort, le fils était mort. Ces
gueux passaient pourtant pour de bonnes gens qu'on aimait et qu'on
estimait, de simples et honnêtes gens!

Je regardais fumer mes bottes et dormir mon chien, et en moi entra
soudain une joie sensuelle et honteuse en comparant mon sort à celui de
ces forçats!

La petite fille se mit à râler, et tout à coup ce souffle rauque me
devint intolérable; il me déchirait comme une pointe dont chaque coup
m'entrait au cœur.

J'allai vers elle:

--Veux-tu boire? lui dis-je.

Elle remua la tête pour dire oui, et je lui versai dans la bouche un
peu d'eau qui ne passa point.

La mère, restée plus calme, s'était retournée pour regarder son enfant;
et voilà que soudain une peur me frôla, une peur sinistre qui me glissa
sur la peau comme le contact d'un monstre invisible. Où étais-je? Je ne
le savais plus! Est-ce que je rêvais? quel cauchemar m'avait saisi?

Était-ce vrai que des choses pareilles arrivaient? qu'on mourait
ainsi? Et je regardais dans les coins sombres de la chaumière comme
si je m'étais attendu à voir, blottie dans un angle obscur, une forme
hideuse, innommable, effrayante, celle qui guette la vie des hommes et
les tue, les ronge, les écrase, les étrangle; qui aime le sang rouge,
les yeux allumés par la fièvre, les rides et les flétrissures, les
cheveux blancs et les décompositions.

Le feu s'éteignait. J'y jetai du bois et je m'y chauffai le dos, tant
j'avais froid dans les reins.

Au moins j'espérais mourir dans une bonne chambre, moi, avec des
médecins autour de mon lit, et des remèdes sur les tables!

Et ces femmes étaient restées seules vingt-quatre heures dans cette
cabane sans feu! râlant sur de la paille!...

J'entendis soudain le trot d'un cheval et le roulement d'une voiture;
et la garde entra, tranquille, contente d'avoir trouvé de la besogne,
sans étonnement devant cette misère.

Je lui laissai quelque argent et je me sauvai avec mon chien; je me
sauvai comme un malfaiteur, courant sous la pluie, croyant entendre
toujours le sifflement des deux gorges, courant vers ma maison chaude
où m'attendaient mes domestiques en préparant un bon dîner.

Mais je n'oublierai jamais cela et tant d'autres choses encore qui me
font haïr la terre.

Comme je voudrais, parfois, ne plus penser, ne plus sentir, je voudrais
vivre comme une brute, dans un pays clair et chaud, dans un pays
jaune, sans verdure brutale et crue, dans un de ces pays d'Orient où
l'on s'endort sans tristesse, où l'on s'éveille sans chagrins, où l'on
s'agite sans soucis, où l'on sait aimer sans angoisses, où l'on se sent
à peine exister.

J'y habiterais une demeure vaste et carrée, comme une immense caisse
éclatante au soleil.

De la terrasse on voit la mer, où passent ces voiles blanches en forme
d'ailes pointues des bateaux grecs ou musulmans. Les murs du dehors
sont presque sans ouvertures. Un grand jardin, où l'air est lourd
sous le parasol des palmiers, forme le milieu de ce logis oriental.
Un jet d'eau monte sous les arbres et s'émiette en retombant dans un
large bassin de marbre dont le fond est sablé de poudre d'or. Je m'y
baignerais à tout moment, entre deux pipes, deux rêves ou deux baisers.

J'aurais des esclaves noirs et beaux, drapés en des étoffes légères et
courant vite, nu-pieds sur les tapis sourds.

Mes murs seraient moelleux et rebondissants comme des poitrines de
femmes et, sur mes divans en cercle autour de chaque appartement,
toutes les formes des coussins me permettraient de me coucher dans
toutes les postures qu'on peut prendre.

Puis, quand je serais las du repos délicieux, las de jouir de
l'immobilité et de mon rêve éternel, las du calme plaisir d'être bien,
je ferais amener devant ma porte un cheval blanc ou noir aussi souple
qu'une gazelle.

Et je partirais sur son dos, en buvant l'air qui fouette et grise,
l'air sifflant des galops furieux.

Et j'irais comme une flèche sur cette terre colorée qui enivre le
regard, dont la vue est savoureuse comme un vin.

A l'heure calme du soir, j'irais, d'une course affolée, vers le large
horizon que le soleil couchant teinte en rose. Tout devient rose,
là-bas, au crépuscule: les montagnes brûlées, le sable, les vêtements
des Arabes, les dromadaires, les chevaux et les tentes.

Les flamants roses s'envolent des marais sur le ciel rose; et je
pousserais des cris de délire, noyé dans la roseur illimitée du monde.

Je ne verrais plus, le long des trottoirs, assourdi par le bruit dur
des fiacres sur les pavés, des hommes vêtus de noir, assis sur des
chaises incommodes, boire l'absinthe en parlant d'affaires.

J'ignorerais le cours de la Bourse, les événements politiques,
les changements de ministère, toutes les inutiles bêtises où nous
gaspillons notre courte et trompeuse existence. Pourquoi ces peines,
ces souffrances, ces luttes? Je me reposerais à l'abri du vent dans ma
somptueuse et claire demeure.

J'aurais quatre ou cinq épouses en des appartements discrets et sourds,
cinq épouses venues des cinq parties du monde, et qui m'apporteraient
la saveur de la beauté féminine épanouie dans toutes les races.

Le rêve ailé flottait devant mes yeux fermés, dans mon esprit qui
s'apaisait, quand j'entendis que mes hommes s'éveillaient, qu'ils
allumaient leur fanal et se mettaient à travailler à une besogne longue
et silencieuse.

Je leur criai:

--Que faites-vous donc?

Raymond répondit d'une voix hésitante:

--Nous préparons des palangres parce que nous avons pensé que monsieur
serait bien aise de pêcher s'il faisait beau au jour levant.

Agay est en effet, pendant l'été, le rendez-vous de tous les pêcheurs
de la côte. On vient là en famille, on couche à l'auberge ou dans les
barques, et on mange la bouillabaisse au bord de la mer, à l'ombre des
pins dont la résine chaude crépite au soleil.

Je demandai:

--Quelle heure est-il?

--Trois heures, monsieur.

Alors, sans me lever, allongeant le bras, j'ouvris la porte qui sépare
ma chambre du poste d'équipage.

Les deux hommes étaient accroupis dans cette sorte de niche basse que
le mât traverse pour venir s'emmancher dans la carlingue, dans cette
niche si pleine d'objets divers et bizarres qu'on dirait un repaire de
maraudeurs où l'on voit suspendus en ordre, le long des cloisons, des
instruments de toute sorte, scies, haches, épissoires, des agrès et
des casseroles, puis, sur le sol entre les deux couchettes, un seau,
un fourneau, un baril dont les cercles de cuivre luisent sous le rayon
direct du fanal suspendu entre les bittes des ancres, à côté des puits
de chaîne; et mes matelots travaillaient à amorcer les innombrables
hameçons suspendus le long de la corde des palangres.

--A quelle heure faudra-t-il me lever? leur dis-je.

--Mais, tout de suite, monsieur.

Une demi-heure plus tard, nous embarquions tous les trois dans le
youyou et nous abandonnions le _Bel-Ami_ pour aller tendre notre filet
au pied du Drammont, près de l'île d'Or.

Puis quand notre palangre, longue de deux à trois cents mètres, fut
descendue au fond de la mer, on amorça trois petites lignes de fond, et
le canot ayant mouillé une pierre au bout d'une corde, nous commençâmes
à pêcher.

Il faisait jour déjà, et j'apercevais très bien la côte de
Saint-Raphaël, auprès des bouches de l'Argens, et les sombres montagnes
des Maures, courant jusqu'au cap Camarat, là-bas, en pleine mer, au
delà du golfe de Saint-Tropez.

De toute la côte du Midi, c'est ce coin que j'aime le plus. Je l'aime
comme si j'y étais né, comme si j'y avais grandi, parce qu'il est
sauvage et coloré, que le Parisien, l'Anglais, l'Américain, l'homme du
monde et le rastaquouère ne l'ont pas encore empoisonné.

Soudain le fil que je tenais à la main vibra, je tressaillis, puis
rien, puis une secousse légère serra la corde enroulée à mon doigt,
puis une autre plus forte remua ma main, et, le cœur battant, je me mis
à tirer la ligne, doucement, ardemment, plongeant mon regard dans l'eau
transparente et bleue, et bientôt j'aperçus, sous l'ombre du bateau, un
éclair blanc qui décrivait des courbes rapides.

Il me parut énorme ainsi ce poisson, gros comme une sardine quand il
fut à bord.

Puis j'en eus d'autres, des bleus, des rouges, des jaunes et des
verts, luisants, argentés, tigrés, dorés, mouchetés, tachetés, ces
jolis poissons de roche de la Méditerranée si variés, si colorés, qui
semblent peints pour plaire aux yeux, puis des rascasses hérissées de
dards, et des murènes, ces monstres hideux.

Rien n'est plus amusant que de lever une palangre. Que va-t-il sortir
de cette mer? Quelle surprise, quelle joie ou quelle désillusion à
chaque hameçon retiré de l'eau! Quelle émotion quand on aperçoit de
loin une grosse bête qui se débat en montant lentement vers nous!

A dix heures nous étions revenus à bord du yacht, et les deux hommes
radieux m'annoncèrent que notre pêche pesait onze kilos.

Mais j'allais payer ma nuit sans sommeil! La migraine, l'horrible mal,
la migraine qui torture comme aucun supplice ne l'a pu faire, qui broie
la tête, rend fou, égare les idées et disperse la mémoire ainsi qu'une
poussière au vent, la migraine m'avait saisi, et je dus m'étendre dans
ma couchette, un flacon d'éther sous les narines.

Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui
devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que tout
l'intérieur de mon corps devenait léger, léger comme de l'air, qu'il se
vaporisait.

Puis ce fut une sorte de torpeur de l'âme, de bien-être somnolent,
malgré les douleurs qui persistaient, mais qui cessaient cependant
d'être pénibles. C'était une de ces souffrances qu'on consent à
supporter, et non plus ces déchirements affreux contre lesquels tout
notre corps torturé proteste.

Bientôt l'étrange et charmante sensation de vide que j'avais dans la
poitrine s'étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers,
légers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau
seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur
de vivre, d'être couché dans ce bien-être. Je m'aperçus alors que je ne
souffrais plus. La douleur s'en était allée, fondue aussi, évaporée. Et
j'entendis des voix, quatre voix, deux dialogues, sans rien comprendre
des paroles. Tantôt ce n'étaient que des sons indistincts, tantôt
un mot me parvenait. Mais je reconnus que c'étaient là simplement
les bourdonnements accentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je
veillais, je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté,
une profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d'esprit,
une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultés mentales.

Ce n'était pas du rêve comme avec du haschich, ce n'étaient pas les
visions un peu maladives de l'opium; c'étaient une acuité prodigieuse
de raisonnement, une manière nouvelle de voir, de juger, d'apprécier
les choses et la vie, avec la certitude, la conscience absolue que
cette manière était la vraie.

Et la vieille image de l'Écriture m'est revenue soudain à la pensée.
Il me semblait que j'avais goûté à l'arbre de science, que tous
les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l'empire
d'une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments,
des raisonnements, des preuves me venaient en foule, renversés
immédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plus forts.
Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J'étais un être
supérieur, armé d'une intelligence invincible, et je goûtais une
jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance...

Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujours l'orifice de mon
flacon d'éther. Soudain, je m'aperçus qu'il était vide. Et la douleur
recommença.

Pendant dix heures, je dus endurer ce supplice contre lequel il n'est
point de remèdes, puis je dormis, et le lendemain, alerte comme après
une convalescence, ayant écrit ces quelques pages, je partis pour
Saint-Raphaël.


  Saint-Raphaël, 11 avril.

Nous avons eu, pour venir ici, un temps délicieux, une petite brise
d'ouest qui nous a amenés en six bordées. Après avoir doublé le
Drammont, j'aperçus les villas de Saint-Raphaël cachées dans les
sapins, dans les petits sapins maigres que fatigue tout le long de
l'année l'éternel coup de vent de Fréjus. Puis je passai entre les
Lions, jolis rochers rouges qui semblent garder la ville, et j'entrai
dans le port ensablé vers le fond, ce qui force à se tenir à cinquante
mètres du quai, puis je descendis à terre.

Un grand rassemblement se tenait devant l'église. On mariait là dedans.
Un prêtre autorisait en latin, avec une gravité pontificale, l'acte
animal, solennel et comique qui agite si fort les hommes, les fait
tant rire, tant souffrir, tant pleurer. Les familles, selon l'usage,
avaient invité tous leurs parents et tous leurs amis à ce service
funèbre de l'innocence d'une jeune fille, à ce spectacle inconvenant et
pieux des conseils ecclésiastiques précédant ceux de la mère et de la
bénédiction publique, donnée à ce qu'on voile d'ordinaire avec tant de
pudeur et de souci.

Et le pays entier, plein d'idées grivoises, mû par cette curiosité
friande et polissonne qui pousse les foules à ce spectacle, était venu
là pour voir la tête que feraient les deux mariés. J'entrai dans cette
foule et je la regardai.

Dieu, que les hommes sont laids! Pour la centième fois au moins,
je remarquais au milieu de cette fête que, de toutes les races, la
race humaine est la plus affreuse. Et là dedans une odeur de peuple
flottait, une odeur fade et nauséabonde de chair malpropre, de
chevelures grasses et d'ail, cette senteur d'ail que les gens du Midi
répandent autour d'eux, par la bouche, par le nez et par la peau, comme
les roses jettent leur parfum.

Certes les hommes sont tous les jours aussi laids et sentent tous les
jours aussi mauvais, mais nos yeux habitués à les regarder, notre nez
accoutumé à les sentir, ne distinguent leur hideur et leurs émanations
que lorsque nous avons été privés quelque temps de leur vue et de leur
puanteur.

L'homme est affreux! Il suffirait, pour composer une galerie de
grotesques à faire rire un mort, de prendre les dix premiers passants
venus, de les aligner et de les photographier avec leurs tailles
inégales, leurs jambes trop longues ou trop courtes, leurs corps trop
gros ou trop maigres, leurs faces rouges ou pâles, barbues ou glabres,
leur air souriant ou sérieux.

Jadis, aux premiers temps du monde, l'homme sauvage, l'homme fort
et nu, était certes aussi beau que le cheval, le cerf ou le lion.
L'exercice de ses muscles, la libre vie, l'usage constant de sa vigueur
et de son agilité entretenaient chez lui la grâce du mouvement qui est
la première condition de la beauté, et l'élégance de la forme que donne
seule l'agitation physique. Plus tard, les peuples artistes, épris de
plastique, surent conserver à l'homme intelligent cette grâce et cette
élégance, par les artifices de la gymnastique. Les soins du corps, les
jeux de force et de souplesse, l'eau glacée et les étuves firent des
Grecs de vrais modèles de beauté humaine; et ils nous laissèrent leurs
statues, comme enseignement, pour nous montrer ce qu'étaient les corps
de ces grands artistes.

Mais aujourd'hui, ô Apollon, regardons la race humaine s'agiter dans
les fêtes! Les enfants, ventrus dès le berceau, déformés par l'étude
précoce, abrutis par le collège qui leur use le corps à quinze ans
en courbaturant leur esprit avant qu'il soit nubile, arrivent à
l'adolescence, avec des membres mal poussés, mal attachés, dont les
proportions normales ne sont jamais conservées.

Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements
sales! Quant au paysan! Seigneur Dieu! Allons voir le paysan dans les
champs, l'homme souche, noué, long comme une perche, toujours tors,
courbé, plus affreux que les types barbares qu'on voit aux musées
d'anthropologie.

Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon de
face, ces hommes de bronze, grands et souples, combien les Arabes sont
élégants de tournure et de figure!

D'ailleurs, j'ai, pour une autre raison encore, l'horreur des foules.

Je ne puis entrer dans un théâtre ni assister à une fête publique.
J'y éprouve aussitôt un malaise bizarre, insoutenable, un énervement
affreux, comme si je luttais de toute ma force contre une influence
irrésistible et mystérieuse. Et je lutte en effet contre l'âme de la
foule qui essaye de pénétrer en moi.

Que de fois j'ai constaté que l'intelligence s'agrandit et s'élève, dès
qu'on vit seul, qu'elle s'amoindrit et s'abaisse dès qu'on se mêle de
nouveau aux autres hommes. Les contacts, les idées répandues, tout ce
qu'on dit, tout ce qu'on est forcé d'écouter, d'entendre et de répondre
agissent sur la pensée. Un flux et reflux d'idées va de tête en tête,
de maison en maison, de rue en rue, de ville en ville, de peuple à
peuple, et un niveau s'établit, une moyenne d'intelligence pour toute
agglomération nombreuse d'individus.

Les qualités d'initiative intellectuelle, de libre arbitre,
de réflexion sage et même de pénétration de tout homme isolé,
disparaissent en général dès que cet homme est mêlé à un grand nombre
d'autres hommes.

Voici un passage d'une lettre de lord Chesterfield à son fils (1751),
qui constate avec une rare humilité cette subite élimination des
qualités actives de l'esprit dans toute nombreuse réunion:

  «Lord Macclesfield, qui a eu la plus grande part dans la préparation
  du bill, et qui est l'un des plus grands mathématiciens et astronomes
  de l'Angleterre, parle ensuite, avec une connaissance approfondie
  de la question, et avec toute la clarté qu'une matière aussi
  embrouillée pouvait comporter. Mais comme ses mots, ses périodes et
  son élocution étaient loin de valoir les miens, la préférence me fut
  donnée à l'unanimité, bien injustement, je l'avoue. Ce sera toujours
  ainsi. Toute assemblée nombreuse est _foule_; quelles que soient les
  individualités qui la composent, il ne faut jamais tenir à une foule
  le langage de la raison pure. C'est seulement à ses passions, à ses
  sentiments et à ses intérêts apparents qu'il faut s'adresser.

  «Une collectivité d'individus n'a plus de faculté de compréhension,
  etc...»

Cette profonde observation de lord Chesterfield, observation faite
souvent d'ailleurs et notée avec intérêt par les philosophes de l'école
scientifique, constitue un des arguments les plus sérieux contre les
gouvernements représentatifs.

Le même phénomène, phénomène surprenant, se produit chaque fois
qu'un grand nombre d'hommes est réuni. Toutes ces personnes, côte à
côte, distinctes, différentes d'esprit, d'intelligence, de passions,
d'éducation, de croyances, de préjugés, tout à coup, par le seul fait
de leur réunion, forment un être spécial, doué d'une âme propre,
d'une manière de penser nouvelle, commune, qui est une résultante
inanalysable de la moyenne des opinions individuelles.

C'est une foule, et cette foule est quelqu'un, un vaste individu
collectif, aussi distinct d'une autre foule qu'un homme est distinct
d'un autre homme.

Une diction populaire affirme que «la foule ne raisonne pas». Or
pourquoi la foule ne raisonne-t-elle pas, du moment que chaque
particulier dans la foule raisonne? Pourquoi une foule fera-t-elle
spontanément ce qu'aucune des unités de cette foule n'aurait fait?
Pourquoi une foule a-t-elle des impulsions irrésistibles, des volontés
féroces, des entraînements stupides que rien n'arrête, et, emportée par
ces entraînements irréfléchis, accomplit-elle des actes qu'aucun des
individus qui la composent n'accomplirait?

Un inconnu jette un cri, et voilà qu'une sorte de frénésie s'empare de
tous, et tous, d'un même élan auquel personne n'essaye de résister,
emportés par une même pensée qui instantanément leur devient commune,
malgré les castes, les opinions, les croyances, les mœurs différentes,
se précipiteront sur un homme, le massacreront, le noieront sans
raison, presque sans prétexte, alors que chacun, s'il eût été seul, se
serait précipité au risque de sa vie, pour sauver celui qu'il tue.

Et le soir, chacun rentré chez soi, se demandera quelle rage ou quelle
folie l'a saisi, l'a jeté brusquement hors de sa nature et de son
caractère, comment il a pu céder à cette impulsion féroce?

C'est qu'il avait cessé d'être un homme pour faire partie d'une foule.
Sa volonté individuelle s'était mêlée à la volonté commune comme une
goutte d'eau se mêle à un fleuve.

Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d'une vaste
et étrange personnalité, celle de la foule. Les paniques qui saisissent
une armée et ces ouragans d'opinions qui entraînent un peuple entier,
et la folie des danses macabres, ne sont-ils pas encore des exemples
saisissants de ce même phénomène.

En somme, il n'est pas plus étonnant de voir les individus réunis
former un tout que de voir des molécules rapprochées former un corps.

C'est à ce mystère qu'on doit attribuer la morale si spéciale des
salles de spectacle et les variations de jugement si bizarres du public
des répétitions générales au public des premières et du public des
premières à celui des représentations suivantes, et les déplacements
d'effets d'un soir à l'autre, et les erreurs de l'opinion qui condamne
des œuvres comme _Carmen_, destinées plus tard à un immense succès.

Ce que j'ai dit des foules doit s'appliquer d'ailleurs à la société
tout entière, et celui qui voudrait garder l'intégrité absolue de sa
pensée, l'indépendance fière de son jugement, voir la vie, l'humanité
et l'univers en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de
toute croyance préconçue et de toute religion, c'est-à-dire de toute
crainte, devrait s'écarter absolument de ce qu'on appelle les relations
mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse qu'il ne
pourra fréquenter ses semblables, les voir et les écouter sans être,
malgré lui, entamé de tous les côtés par leurs convictions, leurs
idées, leurs superstitions, leurs traditions, leurs préjugés qui font
ricocher sur lui leurs usages, leurs lois et leur morale surprenante
d'hypocrisie et de lâcheté.

Ceux qui tentent de résister à ces influences amoindrissantes
et incessantes se débattent en vain au milieu de liens menus,
irrésistibles, innombrables et presque imperceptibles. Puis on cesse
bientôt de lutter, par fatigue.

Mais un remous eut lieu dans le public, les mariés allaient sortir.
Et soudain, je fis comme tout le monde, je me dressai sur la pointe
des pieds pour voir, et j'avais envie de voir, une envie bête, basse,
répugnante, une envie de peuple. La curiosité de mes voisins m'avait
gagné comme une ivresse; je faisais partie de cette foule.

Pour occuper le reste de ma journée, je me décidai à faire une
promenade en canot sur l'Argens. Ce fleuve, presque inconnu et
ravissant, sépare la plaine de Fréjus des sauvages montagnes des Maures.

Je pris Raymond, qui me conduisit à l'aviron en longeant une grande
plage basse jusqu'à l'embouchure, que nous trouvâmes impraticable et
ensablée en partie. Un seul canal communiquait avec la mer, mais si
rapide, si plein d'écume, de remous et de tourbillons, que nous ne
pûmes le franchir.

Nous dûmes alors tirer le canot à terre et le porter à bras par-dessus
les dunes jusqu'à cette espèce de lac admirable que forme l'Argens en
cet endroit.

Au milieu d'une campagne marécageuse et verte, de ce vert puissant
des arbres poussés dans l'eau, le fleuve s'enfonce entre deux rives
tellement couvertes de verdure, de feuillages impénétrables et hauts,
qu'on aperçoit à peine les montagnes voisines; il s'enfonce tournant
toujours, gardant toujours un air de lac paisible, sans jamais laisser
voir ou deviner qu'il continue sa route à travers ce calme pays désert
et superbe.

Autant que dans ces plaines basses du Nord, où les sources suintent
sous les pieds, coulent et vivifient la terre comme du sang, le sang
clair et glacé du sol, on retrouve ici la sensation bizarre de vie
abondante qui flotte sur les pays humides.

Des oiseaux aux grands pieds pendants s'élancent des roseaux,
allongeant sur le ciel leur bec pointu; d'autres, larges et lourds,
passent d'une berge à l'autre d'un vol pesant; d'autres encore, plus
petits et rapides, fuient au ras du fleuve, lancés comme une pierre qui
fait des ricochets. Les tourterelles, innombrables, roucoulent dans
les cimes ou tournoient, vont d'un arbre à l'autre, semblent échanger
des visites d'amour. On sent que partout autour de cette eau profonde,
dans toute cette plaine jusqu'au pied des montagnes, il y a encore de
l'eau, l'eau trompeuse endormie et vivante des marais, les grandes
nappes claires où se mire le ciel, où glissent les nuages et d'où
sortent des foules éparses de joncs bizarres, l'eau limpide et féconde
où pourrit la vie, où fermente la mort, l'eau qui nourrit les fièvres
et les miasmes, qui est en même temps une sève et un poison, qui
s'étale, attirante et jolie, sur les putréfactions mystérieuses. L'air
qu'on respire est délicieux, amollissant et redoutable. Sur tous ces
talus qui séparent ces vastes mares tranquilles, dans toutes ces herbes
épaisses grouille, se traîne, sautille et rampe le peuple visqueux et
répugnant des animaux dont le sang est glacé. J'aime ces bêtes froides
et fuyantes qu'on évite et qu'on redoute; elles ont pour moi quelque
chose de sacré.

A l'heure où le soleil se couche, le marais m'enivre et m'affole.
Après avoir été tout le jour le grand étang silencieux, assoupi sous
la chaleur, il devient, au moment du crépuscule, un pays féerique et
surnaturel. Dans son miroir calme et démesuré tombent les nuées, les
nuées d'or, les nuées de sang, les nuées de feu; elles y tombent, s'y
mouillent, s'y noient, s'y traînent. Elles sont là-haut, dans l'air
immense, et elles sont en bas, sous nous, si près et insaisissables
dans cette mince flaque d'eau que percent, comme des poils, les herbes
pointues.

Toute la couleur donnée au monde, charmante, diverse et grisante, nous
apparaît délicieusement finie, admirablement éclatante, infiniment
nuancée, autour d'une feuille de nénuphar. Tous les rouges, tous les
roses, tous les jaunes, tous les bleus, tous les verts, tous les
violets, sont là, dans un peu d'eau, qui nous montre tout le ciel,
tout l'espace, tout le rêve, et où passent des vols d'oiseaux. Et
puis il y a autre chose encore, je ne sais quoi, dans les marais, au
soleil couchant. J'y sens comme la révélation confuse d'un mystère
inconnaissable, le souffle originel de la vie primitive qui était
peut-être une bulle de gaz sortie d'un marécage à la tombée du jour.


  Saint-Tropez, 12 avril.

Nous sommes partis ce matin, vers huit heures, de Saint-Raphaël, par
une forte brise de nord-ouest.

La mer sans vagues dans le golfe était blanche d'écume, blanche comme
une nappe de savon, car le vent, ce terrible vent de Fréjus qui souffle
presque chaque matin, semblait se jeter dessus pour lui arracher la
peau, qu'il soulevait et roulait en petites lames de mousse éparpillées
ensuite, puis reformées tout aussitôt.

Les gens du port nous ayant affirmé que cette rafale tomberait vers
onze heures, nous nous décidâmes à nous mettre en route avec trois ris
et le petit foc.

Le youyou fut embarqué sur le pont, au pied du mât, et le _Bel-Ami_
sembla s'envoler dès sa sortie de la jetée. Bien qu'il ne portât
presque point de toile, je ne l'avais jamais senti courir ainsi. On
eût dit qu'il ne touchait point l'eau, et on ne se fût guère douté
qu'il portait au bas de sa large quille, profonde de deux mètres, une
barre de plomb de dix-huit cents kilogrammes, sans compter deux mille
kilogrammes de lest dans sa cale et tout ce que nous avons à bord en
gréement, ancres, chaînes, amarres et mobilier.

J'eus bien vite traversé le golfe au fond duquel se jette l'Argens, et,
dès que je fus à l'abri des côtes, la brise cessa presque complètement.
C'est là que commence cette région sauvage, sombre et superbe qu'on
appelle encore le pays des Maures. C'est une longue presqu'île de
montagnes dont les rivages seuls ont un développement de plus de cent
kilomètres.

Saint-Tropez, à l'entrée de l'admirable golfe nommé jadis golfe de
Grimaud, est la capitale de ce petit royaume sarrazin dont presque tous
les villages, bâtis au sommet de pics qui les mettaient à l'abri des
attaques, sont encore pleins de maisons mauresques avec leurs arcades,
leurs étroites fenêtres et leurs cours intérieures où ont poussé de
hauts palmiers qui dépassent à présent les toits.

Si on pénètre à pied dans les vallons inconnus de cet étrange massif de
montagnes, on découvre une contrée invraisemblablement sauvage, sans
routes, sans chemins, même sans sentiers, sans hameaux, sans maisons.

De temps en temps, après sept ou huit heures de marche, on aperçoit
une masure, souvent abandonnée, et parfois habitée par une misérable
famille de charbonniers.

Les monts des Maures ont, paraît-il, tout un système géologique
particulier, une flore incomparable, la plus variée de l'Europe,
dit-on, et d'immenses forêts de pins, de chênes-lièges et de
châtaigniers.

J'ai fait, voici trois ans maintenant, au cœur de ce pays, une
excursion aux ruines de la Chartreuse de la Verne, dont j'ai gardé un
inoubliable souvenir. S'il fait beau demain, j'y retournerai.

Une route nouvelle suit la mer, allant de Saint-Raphaël à Saint-Tropez.
Tout le long de cette avenue magnifique, ouverte à travers les forêts
sur un incomparable rivage, on essaye de créer des stations hivernales.
La première en projet est Saint-Aigulf.

Celle-ci offre un caractère particulier. Au milieu du bois de sapins
qui descend jusqu'à la mer s'ouvrent, dans tous les sens, de larges
chemins. Pas une maison, rien que le tracé des rues traversant des
arbres. Voici les places, les carrefours, les boulevards. Leurs noms
sont même inscrits sur des plaques de métal: boulevard Ruysdaël,
boulevard Rubens, boulevard Van Dyck, boulevard Claude-Lorrain. On
se demande pourquoi tous ces peintres? Ah! pourquoi? C'est que la
_Société_ s'est dit, comme Dieu lui-même avant d'allumer le soleil:
«Ceci sera une station d'artistes!»

La _Société!_ On ne sait pas dans le reste du monde tout ce que ce
mot signifie d'espérances, de dangers, d'argent gagné et perdu sur
les bords de la Méditerranée! La _Société!_ terme mystérieux, fatal,
profond, trompeur.

En ce lieu pourtant, la _Société_ semble réaliser ses espérances, car
elle a déjà des acheteurs, et des meilleurs, parmi les artistes. On lit
de place en place: «Lot acheté par M. Carolus Duran; lot de M. Clairin;
lot de Mlle Croizette, etc.» Cependant... qui sait?... Les Sociétés de
la Méditerranée ne sont pas en veine.

Rien de plus drôle que cette spéculation furieuse qui aboutit à des
faillites formidables. Quiconque a gagné dix mille francs sur un champ
achète pour dix millions de terrains à vingt sous le mètre pour les
revendre à vingt francs. On trace les boulevards, on amène l'eau, on
prépare l'usine à gaz, et on attend l'amateur. L'amateur ne vient pas,
mais la débâcle arrive.

J'aperçois, loin devant moi, des tours et des bouées qui indiquent les
brisants des deux rivages à la bouche du golfe de Saint-Tropez.

La première tour se nomme tour des Sardinaux et signale un vrai banc de
roches à fleur d'eau, dont quelques-unes montrent leurs têtes brunes,
et la seconde a été baptisée Balise de la Sèche à l'huile.

Nous arrivons maintenant à l'entrée du golfe, qui s'enfonce au
loin entre deux berges de montagnes et de forêts jusqu'au village
de Grimaud, bâti sur une cime, tout au bout. L'antique château des
Grimaldi, haute ruine qui domine le village, apparaît là-bas dans la
brume comme une évocation de conte de fées.

Plus de vent. Le golfe a l'air d'un lac immense et calme où nous
pénétrons doucement en profitant des derniers souffles de cette
bourrasque matinale. A droite du passage, Sainte-Maxime, petit port
blanc, se mire dans l'eau, où le reflet des maisons les reproduit
la tête en bas aussi nettes que sur la berge. En face, Saint-Tropez
apparaît, protégée par un vieux fort.

A onze heures, le _Bel-Ami_ s'amarre au quai, à côté du petit vapeur
qui fait le service de Saint-Raphaël. Seul, en effet, avec une vieille
diligence qui porte les lettres et part la nuit par l'unique route qui
traverse ces monts, le _Lion-de-Mer_, ancien yacht de plaisance, met
les habitants de ce petit port isolé en communication avec le reste du
monde.

C'est là une de ces charmantes et simples filles de la mer, une de
ces bonnes petites villes modestes, poussées dans l'eau comme un
coquillage, nourries de poissons et d'air marin, et qui produisent
des matelots. Sur le port se dresse en bronze la statue du bailli de
Suffren.

On y sent la pêche et le goudron qui flambe, la saumure et la coque
des barques. On y voit, sur les pavés des rues, briller, comme des
perles, des écailles de sardines, et le long des murs du port le peuple
boiteux et paralysé des vieux marins qui se chauffe au soleil sur les
bancs de pierre. Ils parlent de temps en temps des navigations passées
et de ceux qu'ils ont connus jadis, des grands-pères de ces gamins
qui courent là-bas. Leurs visages et leurs mains sont ridés, tannés,
brunis, séchés par les vents, les fatigues, les embruns, les chaleurs
de l'équateur et les glaces des mers du Nord, car ils ont vu, en
rôdant par les océans, les dessus et les dessous du monde, et l'envers
de toutes les terres et de toutes les latitudes. Devant eux passe,
calé sur une canne, l'ancien capitaine au long cours qui commanda
les _Trois-Sœurs_, ou les _Deux-Amis_, ou la _Marie-Louise_, ou la
_Jeune-Clémentine_.

Tous le saluent, à la façon des soldats qui répondent à l'appel, d'une
litanie de «Bonjour, capitaine!» modulés sur des tons différents.

On est là au pays de la mer, dans une brave petite cité salée et
courageuse, qui se battit jadis contre les Sarrazins, contre le duc
d'Anjou, contre les corsaires barbaresques, contre le connétable de
Bourbon, et Charles-Quint, et le duc de Savoie et le duc d'Épernon.

En 1637, les habitants, les pères de ces tranquilles bourgeois, sans
aucun aide, repoussèrent une flotte espagnole; et chaque année se
renouvelle avec une ardeur surprenante le simulacre de cette attaque et
de cette défense, qui emplit la ville de bousculades et de clameurs, et
rappelle étrangement les grands divertissements populaires du moyen âge.

En 1813, la ville repoussa également une escadrille anglaise envoyée
contre elle.

Aujourd'hui, elle pêche. Elle pêche des thons, des sardines, des loups,
des langoustes, tous les poissons si jolis de cette mer bleue, et
nourrit à elle seule une partie de la côte.

En mettant le pied sur le quai, après avoir fait ma toilette,
j'entendis sonner midi, et j'aperçus deux vieux commis, clercs de
notaire ou d'avoué, qui s'en allaient au repas, pareils à deux vieilles
bêtes de travail un instant débridées pour qu'elles mangent l'avoine au
fond d'un sac de toile.

O liberté! liberté! seul bonheur, seul espoir et seul rêve! De tous
les misérables, de toutes les classes d'individus, de tous les ordres
de travailleurs, de tous les hommes qui livrent quotidiennement le
dur combat pour vivre, ceux-là sont le plus à plaindre, sont les plus
déshérités de faveurs.

On ne le croit pas. On ne le sait point. Ils sont impuissants à se
plaindre; ils ne peuvent pas se révolter; ils restent liés, bâillonnés
dans leur misère, leur misère honteuse de plumitifs!

Ils ont fait des études, ils savent le droit; ils sont peut-être
bacheliers.

Comme je l'aime, cette dédicace de Jules Vallès:

  «A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim.»

Sait-on ce qu'ils gagnent, ces crève-misère? De huit cents à quinze
cents francs par an!

Employés des noires études, employés des grands ministères, vous devez
lire chaque matin sur la porte de la sinistre prison la célèbre phrase
de Dante:

  «Laissez toute espérance, vous qui entrez!»

On pénètre là, pour la première fois, à vingt ans pour y rester
jusqu'à soixante et plus, et pendant cette longue période rien ne se
passe. L'existence tout entière s'écoule dans le petit bureau sombre,
toujours le même, tapissé de cartons verts. On y entre jeune, à l'heure
des espoirs vigoureux. On en sort vieux, près de mourir. Toute cette
moisson de souvenirs que nous faisons dans une vie, les événements
imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux, tous
les hasards d'une existence libre sont inconnus à ces forçats.

Tous les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années se
ressemblent. A la même heure, on arrive; à la même heure, on déjeune;
à la même heure, on s'en va; et cela de vingt à soixante ans. Quatre
accidents seulement font date: le mariage, la naissance du premier
enfant, la mort de son père et de sa mère. Rien autre chose; pardon,
les avancements. On ne sait rien de la vie ordinaire, rien du monde!
On ignore jusqu'aux joyeuses journées de soleil dans les rues, et les
vagabondages dans les champs, car jamais on n'est lâché avant l'heure
réglementaire. On se constitue prisonnier à huit heures du matin;
la prison s'ouvre à six heures, alors que la nuit vient... Mais, en
compensation, pendant quinze jours par an, on a bien le droit,--droit
discuté, marchandé, reproché, d'ailleurs--de rester enfermé dans son
logis. Car où pourrait-on aller sans argent?

Le charpentier grimpe dans le ciel; le cocher rôde par les rues; le
mécanicien des chemins de fer traverse les bois, les plaines, les
montagnes, va sans cesse des murs de la ville au large horizon bleu des
mers. L'employé ne quitte point son bureau, cercueil de ce vivant; et
dans la même petite glace où il s'est regardé jeune, avec sa moustache
blonde, le jour de son arrivée, il se contemple, chauve, avec sa barbe
blanche, le jour où il est mis dehors. Alors, c'est fini, la vie est
fermée, l'avenir clos. Comment cela se fait-il qu'on en soit là déjà?
Comment donc a-t-on pu vieillir ainsi sans qu'aucun événement se soit
accompli, qu'aucune surprise de l'existence vous ait jamais secoué?
Cela est pourtant. Place aux jeunes, aux jeunes employés!

Alors, on s'en va, plus misérable encore, et on meurt presque tout de
suite de la brusque rupture de cette longue et acharnée habitude du
bureau quotidien, des mêmes mouvements, des mêmes actions, des mêmes
besognes aux mêmes heures.

Au moment où j'entrais à l'hôtel pour y déjeuner, on me remit un
effrayant paquet de lettres et de journaux qui m'attendaient, et mon
cœur se serra comme sous la menace d'un malheur. J'ai la peur et la
haine des lettres; ce sont des liens. Ces petits carrés de papier qui
portent mon nom me semblent faire, quand je les déchire, un bruit de
chaînes, le bruit des chaînes qui m'attachent aux vivants que j'ai
connus, que je connais.

Toutes me disent, bien qu'écrites par des mains différentes: «Où
êtes-vous? Que faites-vous? Pourquoi disparaître ainsi sans annoncer où
vous allez? Avec qui vous cachez-vous?» Une autre ajoutait: «Comment
voulez-vous qu'on s'attache à vous si vous fuyez toujours vos amis;
c'est même blessant pour eux...»

Eh bien, qu'on ne s'attache pas à moi! Personne ne comprendra donc
l'affection sans y joindre une idée de possession et de despotisme. Il
semble que les relations ne puissent exister sans entraîner avec elles
des obligations, des susceptibilités et un certain degré de servitude.
Dès qu'on a souri aux politesses d'un inconnu, cet inconnu a barres
sur vous, s'inquiète de ce que vous faites et vous reproche de le
négliger. Si nous allons jusqu'à l'amitié, chacun s'imagine avoir des
droits; les rapports deviennent des devoirs, et les liens qui nous
unissent semblent terminés avec des nœuds coulants.

Cette inquiétude affectueuse, cette jalousie soupçonneuse, contrôleuse,
cramponnante des êtres qui se sont rencontrés et qui se croient
enchaînés l'un à l'autre parce qu'ils se sont plu, n'est faite que de
la peur harcelante de la solitude qui hante les hommes sur cette terre.

Chacun de nous, sentant le vide autour de lui, le vide insondable où
s'agite son cœur, où se débat sa pensée, va comme un fou, les bras
ouverts, les lèvres tendues, cherchant un être à étreindre. Et il
étreint à droite, à gauche, au hasard, sans savoir, sans regarder, sans
comprendre, pour n'être plus seul. Il semble dire, dès qu'il a serré
les mains: «Maintenant vous m'appartenez un peu. Vous me devez quelque
chose de vous, de votre vie, de votre pensée, de votre temps.» Et voilà
pourquoi tant de gens croient s'aimer qui s'ignorent entièrement, tant
de gens vont les mains dans les mains ou la bouche sur la bouche, sans
avoir pris le temps même de se regarder. Il faut qu'ils aiment, pour
n'être plus seuls, qu'ils aiment d'amitié, de tendresse, mais qu'ils
aiment pour toujours. Et ils le disent, jurent, s'exaltent, versent
tout leur cœur dans un cœur inconnu trouvé la veille, toute leur âme
dans une âme de rencontre dont le visage leur a plu. Et, de cette hâte
à s'unir, naissent tant de méprises, de surprises, d'erreurs et de
drames.

Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts, de même nous
restons libres malgré toutes les étreintes.

Personne, jamais, n'appartient à personne. On se prête, malgré soi,
à ce jeu coquet ou passionné de la possession, mais on ne se donne
jamais. L'homme, exaspéré par ce besoin d'être le maître de quelqu'un,
a institué la tyrannie, l'esclavage et le mariage. Il peut tuer,
torturer, emprisonner, mais la volonté humaine lui échappe toujours,
même quand elle a consenti quelques instants à se soumettre.

Est-ce que les mères possèdent leurs enfants? Est-ce que le petit être,
à peine sorti du ventre, ne se met pas à crier pour dire ce qu'il
veut, pour annoncer son isolement et affirmer son indépendance?

Est-ce qu'une femme vous appartient jamais? Savez-vous ce qu'elle
pense, même si elle vous adore? Baisez sa chair, pâmez-vous sur ses
lèvres. Un mot sorti de votre bouche ou de la sienne, un seul mot
suffira pour mettre entre vous une implacable haine!

Tous les sentiments affectueux perdent leur charme s'ils deviennent
autoritaires. De ce qu'il me plaît de voir quelqu'un et de lui parler,
s'ensuit-il qu'il me soit permis de savoir ce qu'il fait et ce qu'il
aime?

L'agitation des villes grandes et petites, de tous les groupes de la
société, la curiosité méchante, envieuse, médisante, calomniatrice,
le souci incessant des relations, des affections d'autrui, des
commérages et des scandales, ne viennent-ils pas de cette prétention
que nous avons de contrôler la conduite des autres, comme si tous
nous appartenaient à des degrés différents? Et nous nous imaginons
en effet que nous avons des droits sur eux, sur leur vie, car nous
la voulons réglée selon la nôtre, sur leurs pensées, car nous les
réclamons de même ordre que les nôtres, sur leurs opinions, car nous
ne les tolérons pas différentes des nôtres, sur leur réputation, car
nous l'exigeons selon nos principes, sur leurs mœurs, car nous nous
indignons quand elles ne sont pas soumises à notre morale.

Je déjeunai au bout d'une longue table dans l'hôtel du Bailli de
Suffren, et je continuais à lire mes lettres et mes journaux, quand je
fus distrait par les propos bruyants d'une demi-douzaine d'hommes assis
à l'autre extrémité.

C'étaient des commis voyageurs. Ils parlèrent de tout avec conviction,
avec autorité, avec blague, avec dédain, et ils me donnèrent nettement
la sensation de ce qu'est l'âme française, c'est-à-dire la moyenne de
l'intelligence, de la raison, de la logique et de l'esprit en France.
Un d'eux, un grand à tignasse rousse, portait la médaille militaire
et une médaille de sauvetage--un brave.--Un petit gros faisait des
calembours sans répit et en riait lui-même à pleine gorge, avant
d'avoir laissé aux autres le temps de comprendre. Un homme à cheveux
ras, réorganisait l'armée et la magistrature, réformait les lois et
la Constitution, définissait une République idéale pour son âme de
placeur de vins. Deux voisins s'amusaient beaucoup en se racontant
leurs bonnes fortunes, des aventures d'arrière-boutique ou des
conquêtes de servantes.

Et je voyais en eux toute la France, la France légendaire, spirituelle,
mobile, brave et galante.

Ces hommes étaient des types de la race, types vulgaires qu'il me
suffirait de poétiser un peu pour retrouver le Français tel que nous le
montre l'histoire, cette vieille dame exaltée et menteuse.

Et c'est vraiment une race amusante que la nôtre, par des qualités très
spéciales qu'on ne retrouve nulle part ailleurs.

C'est d'abord notre mobilité qui diversifie si allègrement nos mœurs
et nos institutions. Elle fait ressembler le passé de notre pays à un
surprenant roman d'aventures dont la _suite à demain_ est toujours
pleine d'imprévu, de drame et de comédie, de choses terribles ou
grotesques. Qu'on se fâche et qu'on s'indigne, suivant les opinions
qu'on a, il est bien certain que nulle histoire au monde n'est plus
amusante et plus mouvementée que la nôtre.

Au point de vue de l'art pur--et pourquoi n'admettrait-on pas ce point
de vue spécial et désintéressé en politique comme en littérature?--elle
demeure sans rivale. Quoi de plus curieux et de plus surprenant que les
événements accomplis seulement depuis un siècle?

Que verrons-nous demain? Cette attente de l'imprévu n'est-elle pas,
au fond, charmante? Tout est possible chez nous, même les plus
invraisemblables drôleries et les plus tragiques aventures.

De quoi nous étonnerions-nous? Quand un pays a eu des Jeanne d'Arc et
des Napoléon, il peut être considéré comme un sol miraculeux.

Et puis nous aimons les femmes; nous les aimons bien, avec fougue et
avec légèreté, avec esprit et avec respect.

Notre galanterie ne peut être comparée à rien dans aucun autre pays.

Celui qui garde au cœur la flamme galante des derniers siècles, entoure
les femmes d'une tendresse profonde, douce, émue et alerte en même
temps. Il aime tout ce qui est d'elles, tout ce qui vient d'elles, tout
ce qu'elles sont, et tout ce qu'elles font. Il aime leurs toilettes,
leurs bibelots, leurs parures, leurs ruses, leurs naïvetés, leurs
perfidies, leurs mensonges et leurs gentillesses. Il les aime toutes,
les riches comme les pauvres, les jeunes et même les vieilles, les
brunes, les blondes, les grasses, les maigres. Il se sent à son aise
près d'elles, au milieu d'elles. Il y demeurerait indéfiniment, sans
fatigue, sans ennui, heureux de leur seule présence.

Il sait, dès les premiers mots, par un regard, par un sourire, leur
montrer qu'il les aime, éveiller leur attention, aiguillonner leur
désir de plaire, leur faire déployer toutes leurs séductions. Entre
elles et lui s'établit aussitôt une sympathie vive, une camaraderie
d'instinct, comme une parenté de caractère et de nature.

Entre elles et lui commence une sorte de combat, de coquetterie et de
galanterie, se noue une amitié mystérieuse et guerroyeuse, se resserre
une obscure affinité de cœur et d'esprit.

Il sait leur dire ce qui leur plaît, leur faire comprendre ce qu'il
pense, leur montrer sans les choquer jamais, sans jamais froisser leur
frêle et mobile pudeur, un désir discret et vif, toujours éveillé dans
ses yeux, toujours frémissant sur sa bouche, toujours allumé dans ses
veines. Il est leur ami et leur esclave, le serviteur de leurs caprices
et l'admirateur de leur personne. Il est prêt à leur appel, à les
aider, à les défendre comme des alliés secrets. Il aimerait se dévouer
pour elles, pour celles qu'il connaît peu, pour celles qu'il ne connaît
pas, pour celles qu'il n'a jamais vues.

Il ne leur demande rien qu'un peu de gentille affection, un peu de
confiance ou un peu d'intérêt, un peu de bonne grâce ou même de perfide
malice.

Il aime, dans la rue, la femme qui passe et dont le regard le frôle. Il
aime la fillette en cheveux qui va, un nœud bleu sur la tête, une fleur
sur le sein, l'œil timide ou hardi, d'un pas lent ou pressé, à travers
la foule des trottoirs. Il aime les inconnues coudoyées, la petite
marchande qui rêve sur sa porte, la belle nonchalante étendue dans sa
voiture découverte.

Dès qu'il se trouve en face d'une femme il a le cœur ému et l'esprit
en éveil. Il pense à elle, parle pour elle, tâche de lui plaire et de
lui faire comprendre qu'elle lui plaît. Il a des tendresses qui lui
viennent aux lèvres, des caresses dans le regard, une envie de lui
baiser la main, de toucher l'étoffe de sa robe. Pour lui, les femmes
parent le monde et rendent séduisante la vie.

Il aime s'asseoir à leurs pieds pour le seul plaisir d'être là; il aime
rencontrer leur œil, rien que pour y chercher leur pensée fuyante et
voilée; il aime écouter leur voix uniquement parce que c'est une voix
de femme.

C'est par elles et pour elles que le Français a appris à causer, et
avoir de l'esprit toujours.

Causer, qu'est cela? Mystère! C'est l'art de ne jamais paraître
ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire avec n'importe
quoi, de séduire avec rien du tout.

Comment définir ce vif effleurement des choses par les mots, ce jeu de
raquette avec des paroles souples, cette espèce de sourire léger des
idées que doit être la causerie.

Seul au monde, le Français a de l'esprit, et seul il le goûte et le
comprend.

Il a l'esprit qui passe et l'esprit qui reste, l'esprit des rues et
l'esprit des livres.

Ce qui demeure, c'est l'esprit, dans le sens large du mot, ce grand
souffle ironique ou gai répandu sur notre peuple depuis qu'il pense
et qu'il parle; c'est la verve terrible de Montaigne et de Rabelais,
l'ironie de Voltaire, de Beaumarchais, de Saint-Simon et le prodigieux
rire de Molière.

La saillie, le mot est la monnaie très menue de cet esprit-là. Et
pourtant, c'est encore un côté, un caractère tout particulier de notre
intelligence nationale. C'est un de ses charmes les plus vifs. Il fait
la gaieté sceptique de notre vie parisienne, l'insouciance aimable de
nos mœurs. Il est une partie de notre aménité.

Autrefois, on faisait en vers ces jeux plaisants; aujourd'hui, on les
fait en prose. Cela s'appelle, selon les temps, épigrammes, bons mots,
traits, pointes, gauloiseries. Ils courent la ville et les salons,
naissent partout, sur le boulevard comme à Montmartre. Et ceux de
Montmartre valent souvent ceux du boulevard. On les imprime dans les
journaux. D'un bout à l'autre de la France, ils font rire. Car nous
savons rire.

Pourquoi un mot plutôt qu'un autre, le rapprochement imprévu, bizarre
de deux termes, de deux idées ou même de deux sons, une calembredaine
quelconque, un coq-à-l'âne inattendu ouvrent-ils la vanne de notre
gaieté, font-ils éclater tout d'un coup, comme une mine qui sauterait,
tout Paris et toute la province?

Pourquoi tous les Français riront-ils, alors que tous les Anglais
et tous les Allemands ne comprendront pas notre amusement?
Pourquoi? Uniquement parce que nous sommes Français, que nous avons
l'intelligence française, que nous possédons la charmante faculté du
rire.

Chez nous, d'ailleurs, il suffit d'un peu d'esprit pour gouverner. La
bonne humeur tient lieu de génie, un bon mot sacre un homme et le fait
grand pour la postérité. Tout le reste importe peu. Le peuple aime ceux
qui l'amusent et pardonne à ceux qui le font rire.

Un seul coup d'œil jeté sur le passé de notre patrie nous fera
comprendre que la renommée de nos grands hommes n'a jamais été faite
que par des mots heureux. Les plus détestables princes sont devenus
populaires par des plaisanteries agréables, répétées et retenues de
siècle en siècle.

Le trône de France est soutenu par des devises de mirliton.

Des mots, des mots, rien que des mots, ironiques ou héroïques,
plaisants ou polissons, les mots surnagent sur notre histoire et la
font paraître comparable à un recueil de calembours.

Clovis, le roi chrétien, s'écria, en entendant lire la Passion:

  «Que n'étais-je là avec mes Francs!»

Ce prince, pour régner seul, massacra ses alliés et ses parents, commit
tous les crimes imaginables. On le regarde cependant comme un monarque
civilisateur et pieux.

«Que n'étais-je là avec mes Francs?»

Nous ne saurions rien du bon roi Dagobert, si la chanson ne nous avait
appris quelques particularités, sans doute erronées, de son existence.

Pépin, voulant déposséder du trône le roi Childéric, posa au pape
Zacharie l'insidieuse question que voici: «Lequel des deux est le plus
digne de régner, celui qui remplit dignement toutes les fonctions de
roi, sans en avoir le titre, ou celui qui porte ce titre sans savoir
gouverner?»

Que savons-nous de Louis VI? Rien. Pardon. Au combat de Brenneville,
comme un Anglais posait la main sur lui en s'écriant: «Le roi est
pris!», ce prince, vraiment Français, répondit: «Ne sais-tu pas qu'on
ne prend jamais un roi, même aux échecs!»

Louis IX, bien que saint, ne nous laissa pas un seul mot à retenir.
Aussi son règne nous apparaît-il comme horriblement ennuyeux, plein
d'oraisons et de pénitences.

Philippe VI, ce niais battu et blessé à Crécy, alla frapper à la porte
du château de l'Arbroie, en criant: «Ouvrez, c'est la fortune de la
France!» Nous lui savons encore gré de cette parole de mélodrame.

Jean II, prisonnier du prince de Galles, lui dit, avec une bonne grâce
chevaleresque et une galanterie de troubadour français: «Je comptais
vous donner à souper aujourd'hui; mais la fortune en dispose autrement
et veut que je soupe chez vous.»

On n'est pas plus gracieux dans l'adversité.

«Ce n'est pas au roi de France à venger les querelles du duc
d'Orléans,» déclara Louis XII avec générosité.

Et c'est là, vraiment, un grand mot de roi, un mot digne d'être retenu
par tous les princes.

François Ier, ce grand nigaud, coureur de filles et général malheureux,
a sauvé sa mémoire et entouré son nom d'une auréole impérissable, en
écrivant à sa mère ces quelques mots superbes, après la défaite de
Pavie: «Tout est perdu, madame, fors l'honneur.»

Est-ce que cette parole, aujourd'hui, ne nous semble pas aussi belle
qu'une victoire? N'a-t-elle pas illustré le prince plus que la conquête
d'un royaume? Nous avons oublié les noms de la plupart des grandes
batailles livrées à cette époque lointaine; oubliera-t-on jamais: «Tout
est perdu, fors l'honneur...?»

Henri IV! Saluez, messieurs, c'est le maître! Sournois, sceptique,
malin, faux bonhomme, rusé comme pas un, plus trompeur qu'on ne
saurait croire, débauché, ivrogne et sans croyance à rien, il a su,
par quelques mots heureux, se faire dans l'histoire une admirable
réputation de roi chevaleresque, généreux, brave homme, loyal et probe.

Oh! le fourbe, comme il savait jouer, celui-là, avec la bêtise humaine.

«Pends-toi, brave Crillon, nous avons vaincu sans toi!»

Après une parole semblable, un général est toujours prêt à se faire
pendre ou tuer pour son maître.

Au moment de livrer la fameuse bataille d'Ivry: «Enfants, si les
cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon panache blanc; vous le
trouverez toujours au chemin de l'honneur et de la victoire!»

Pouvait-il n'être pas toujours victorieux, celui qui savait parler
ainsi à ses capitaines et à ses troupes?

Il veut Paris, le roi sceptique; il le veut, mais il lui faut choisir
entre sa foi et la belle ville: «Baste! murmura-t-il, Paris vaut bien
une messe!» Et il changea de religion comme il aurait changé d'habit.
N'est-il pas vrai cependant, que le mot fit accepter la chose? «Paris
vaut bien une messe!» fit rire les gens d'esprit, et l'on ne se fâcha
pas trop.

N'est-il pas devenu le patron des pères de famille en demandant à
l'ambassadeur d'Espagne, qui le trouva jouant au cheval avec le
dauphin: «Monsieur l'ambassadeur, êtes-vous père?»

L'Espagnol répondit: «Oui, sire.»

«En ce cas, dit le roi, je continue.»

Mais il a conquis pour l'éternité le cœur français, le cœur des
bourgeois et le cœur du peuple par le plus beau mot qu'ait jamais
prononcé un prince, un mot de génie, plein de profondeur, de bonhomie,
de malice et de sens.

«Si Dieu m'accorde vie, je veux qu'il n'y ait si pauvre paysan en mon
royaume qui ne puisse mettre la poule au pot le dimanche.»

C'est avec ces paroles-là qu'on prend, qu'on gouverne, qu'on domine les
foules enthousiastes et niaises. Par deux paroles, Henri IV a dessiné
sa physionomie pour la postérité. On ne peut prononcer son nom sans
avoir aussitôt une vision de panache blanc, et une saveur de poule au
pot.

Louis XIII ne fit pas de mots. Ce triste roi eut un triste règne.

Louis XIV donna la formule du pouvoir personnel absolu. «L'État, c'est
moi.»

Il donna la mesure de l'orgueil royal dans son complet épanouissement:
«J'ai failli attendre.»

Il donna l'exemple des ronflantes paroles politiques qui font les
alliances entre deux peuples: «Il n'y a plus de Pyrénées.»

Tout son règne est dans ces quelques mots.

Louis XV, le roi corrompu, élégant et spirituel, nous a laissé la note
charmante de sa souveraine insouciance: «Après moi, le déluge!»

Si Louis XVI avait eu l'esprit de faire un mot, il aurait peut-être
sauvé la monarchie. Avec une saillie, n'aurait-il pas évité la
guillotine?

Napoléon Ier jeta à poignées les mots qu'il fallait aux cœurs de ses
soldats.

Napoléon III éteignit avec une courte phrase toutes les colères futures
de la nation en promettant: «L'Empire, c'est la paix!» L'Empire, c'est
la paix! affirmation superbe, mensonge admirable! Après avoir dit cela,
il pouvait déclarer la guerre à toute l'Europe sans rien craindre de
son peuple. Il avait trouvé une formule simple, nette, saisissante,
capable de frapper les esprits, et contre laquelle les faits ne
pouvaient plus prévaloir.

Il a fait la guerre à la Chine, au Mexique, à la Russie, à l'Autriche,
à tout le monde. Qu'importe? Certaines gens parlent encore avec
conviction des dix-huit ans de tranquillité qu'il nous donna.
«L'Empire, c'est la paix.»

Mais c'est aussi avec des mots, des mots plus mortels que des balles,
que M. Rochefort abattit l'Empire, le crevant de ses traits, le
déchiquetant et l'émiettant.

Le maréchal de Mac-Mahon lui-même nous a laissé un souvenir de son
passage au pouvoir: «J'y suis, j'y reste!» Et c'est par un mot de
Gambetta qu'il fut à son tour culbuté: «Se soumettre ou se démettre.»

Avec ces deux verbes, plus puissants qu'une révolution, plus
formidables que des barricades, plus invincibles qu'une armée, plus
redoutables que tous les votes, le tribun renversa le soldat, écrasa sa
gloire, anéantit sa force et son prestige.

Quant à ceux qui nous gouvernent aujourd'hui, ils tomberont, car ils
n'ont pas d'esprit; ils tomberont, car au jour du danger, au jour de
l'émeute, au jour de la bascule inévitable, ils ne sauront pas faire
rire la France et la désarmer.

De toutes ces paroles historiques il n'en est pas dix qui soient
authentiques. Qu'importe, pourvu qu'on les croie prononcées par ceux à
qui on les prête:

  Dans le pays des bossus,
        Il faut l'être
      Ou le paraître,

dit la chanson populaire.

Cependant les commis voyageurs parlaient maintenant de l'émancipation
des femmes, de leurs droits et de la place nouvelle qu'elles voulaient
prendre dans la société.

Les uns approuvaient, d'autres se fâchaient; le petit gros plaisantait
sans repos, et termina en même temps ce déjeuner et la discussion par
cette anecdote assez plaisante:

  «Dernièrement, disait-il, un grand meeting avait eu lieu en
  Angleterre, où cette question avait été traitée. Comme un orateur
  venait de développer de nombreux arguments en faveur des femmes et
  terminait par cette phrase:

  «En résumé, messieurs, elle est bien petite la différence qui
  distingue l'homme de la femme.»

  «Une voix forte, enthousiaste, convaincue, s'éleva dans la foule et
  cria:

  «Hurrah pour la petite différence!»


  Saint-Tropez, 13 avril.

Comme il faisait fort beau ce matin, je partis pour la Chartreuse de la
Verne.

Deux souvenirs m'entraînaient vers cette ruine: celui de la sensation
de solitude infinie et de tristesse inoubliable ressentie dans le
cloître perdu, et puis celui d'un vieux couple de paysans chez qui
m'avait conduit, l'année d'avant, un ami qui me guidait à travers le
pays des Maures.

Assis dans un char à bancs, car la route deviendra bientôt impraticable
pour une voiture suspendue, je suivis d'abord le golfe jusqu'au
fond. J'apercevais, sur l'autre rive en face, les bois de pins où
la _Société_ essaye encore une station. La plage, d'ailleurs, est
admirable et le pays entier magnifique. La route ensuite s'enfonce dans
les montagnes et bientôt traverse le bourg de Cogolin. Un peu plus
loin, je la quitte pour prendre un chemin défoncé qui ressemble à une
longue ornière. Une rivière, ou plutôt un grand ruisseau, coule à côté,
et tous les cent mètres coupe cette ravine, l'inonde, s'éloigne un peu,
revient, se trompe encore, quitte son lit et noie la route, puis tombe
dans un fossé, s'égare dans un champ de pierres, paraît soudain devenu
sage et suit son cours quelque temps; mais, saisi tout à coup par une
brusque fantaisie, il se précipite de nouveau dans le chemin qu'il
change en mare, où le cheval enfonce jusqu'au poitrail et la haute
voiture jusqu'au coffre.

Plus de maisons; de place en place une hutte de charbonniers. Les plus
pauvres demeurent en des trous. Se figure-t-on que des hommes habitent
en des trous, qu'ils vivent là toute l'année, cassant du bois et le
brûlant pour en extraire du charbon, mangeant du pain et des oignons,
buvant de l'eau et couchant comme les lapins en leurs terriers, au fond
d'une étroite caverne creusée dans le granit. On vient d'ailleurs de
découvrir, au milieu de ces vallons inexplorés, un solitaire, un vrai
solitaire, caché là depuis trente ans, ignoré de tous, même des gardes
forestiers.

L'existence de ce sauvage, révélée je ne sais par qui, fut signalée
sans doute au conducteur de la diligence, qui en parla au maître de
poste, qui en causa avec le directeur ou la directrice du télégraphe,
qui s'étonna devant le rédacteur d'un _Petit Midi_ quelconque, qui en
fit une chronique à sensation reproduite par toutes les feuilles de la
Provence.

La gendarmerie se mit en marche et découvrit le solitaire, sans
l'inquiéter d'ailleurs, ce qui prouve qu'il devait avoir gardé ses
papiers. Mais un photographe, excité par cette nouvelle, se mit en
route à son tour, erra trois jours et trois nuits à travers les
montagnes, et finit par photographier quelqu'un, le vrai solitaire,
disent les uns, un faux, affirment les autres.

Or l'an dernier, l'ami qui me révéla ce bizarre pays me fit voir deux
êtres plus curieux assurément que le pauvre diable qui vint cacher
dans ces bois impénétrables un chagrin, un remords, un désespoir
inguérissable, ou peut-être le simple ennui de vivre.

Voici comment il les avait trouvés. Errant à cheval à travers ces
vallons, il rencontra tout à coup une sorte d'exploitation prospère,
des vignes, des champs et une ferme humble, mais habitable.

Il entra. Une femme le reçut, âgée de soixante-dix ans environ, une
paysanne. Son homme, assis sous un arbre, se leva et vint saluer.

--Il est sourd, dit-elle.

C'était un grand vieillard de quatre-vingts ans, étonnamment fort,
droit et beau.

Ils avaient à leur service un valet et une servante. Mon ami, un peu
surpris de rencontrer dans ce désert ces êtres singuliers, s'informa
d'eux. Ils étaient là depuis fort longtemps; on les respectait
beaucoup, et ils passaient pour avoir de l'aisance, une aisance de
paysans.

Il revint les voir plusieurs fois et devint peu à peu le confident
de la femme. Il lui apportait des journaux, des livres, s'étonnant
de trouver en elle des idées, ou plutôt des restes d'idées qui ne
semblaient point de sa caste. Elle n'était d'ailleurs ni lettrée,
ni intelligente, ni spirituelle, mais semblait avoir, au fond de sa
mémoire, des traces de pensées oubliées, le souvenir endormi d'une
éducation ancienne.

Un jour, elle lui demanda son nom.

--Je m'appelle le comte de X..., dit-il.

Elle reprit, mue par une de ces obscures vanités gîtées au fond de
toutes les âmes:

--Moi aussi, je suis noble!

Puis elle continua, parlant pour la première fois assurément de cette
chose si vieille, inconnue de tous.

--Je suis la fille d'un colonel. Mon mari était sous-officier dans le
régiment que commandait papa. Je suis devenue amoureuse de lui, et nous
nous sommes sauvés ensemble.

--Et vous êtes venus ici?

--Oui, nous nous cachions.

--Et vous n'avez jamais revu votre famille?

--Oh! non; songez que mon mari était déserteur.

--Vous n'avez jamais écrit à personne?

--Oh! non.

--Et vous n'avez jamais entendu parler de personne de votre famille, ni
de votre père, ni de votre mère?

--Oh! non! Maman était morte.

Cette femme avait gardé quelque chose d'enfantin, l'air naïf de celles
qui se jettent dans l'amour comme dans un précipice.

Il demanda encore:

--Vous n'avez jamais raconté cela à personne.

--Oh! non. Je le dis maintenant parce que Maurice est sourd. Tant qu'il
entendait, je n'aurais pas osé en parler. Et puis, je n'ai jamais vu
que des paysans depuis que je me suis sauvée.

--Avez-vous été heureuse, au moins?

--Oh! oui, très heureuse. Il m'a rendue très heureuse. Je n'ai jamais
rien regretté.

Et j'avais été voir à mon tour, l'année précédente, cette femme, ce
couple, comme on va visiter une relique miraculeuse.

J'avais contemplé, triste, surpris, émerveillé et dégoûté, cette fille
qui avait suivi cet homme, ce rustre, séduite par son uniforme de
hussard cavalcadeur, et qui plus tard, sous ses haillons de paysan,
avait continué de le voir avec le dolman bleu sur le dos, le sabre au
flanc, et chaussé de la botte éperonnée qui sonne.

Cependant elle était devenue elle-même une paysanne. Au fond de ce
désert, elle s'était faite à cette vie sans charmes, sans luxe, sans
délicatesse d'aucune sorte, elle s'était pliée à ces habitudes simples.
Et elle l'aimait encore. Elle était devenue une femme du peuple, en
bonnet, en jupe de toile. Elle mangeait dans un plat de terre sur une
table de bois, assise sur une chaise de paille, une bouillie de choux
et de pommes de terre au lard. Elle couchait sur une paillasse à son
côté.

Elle n'avait jamais pensé à rien, qu'à lui! Elle n'avait regretté ni
les parures, ni les étoffes, ni les élégances, ni la mollesse des
sièges, ni la tiédeur parfumée des chambres enveloppées de tentures, ni
la douceur des duvets où plongent les corps pour le repos. Elle n'avait
eu jamais besoin que de lui! Pourvu qu'il fût là, elle ne désirait rien.

Elle avait abandonné la vie, toute jeune, et le monde, et ceux qui
l'avaient élevée, aimée. Elle était venue, seule avec lui, en ce
sauvage ravin. Et il avait été tout pour elle, tout ce qu'on désire,
tout ce qu'on rêve, tout ce qu'on attend sans cesse, tout ce qu'on
espère sans fin. Il avait empli de bonheur son existence, d'un bout à
l'autre. Elle n'aurait pas pu être plus heureuse.

Maintenant j'allais, pour la seconde fois, la revoir avec l'étonnement
et le vague mépris que je sentais en moi pour elle.

Elle habitait de l'autre côté du mont qui porte la Chartreuse de la
Verne, près de la route d'Hyères, où une autre voiture m'attendait, car
l'ornière que nous avions suivie cessait tout à coup et devenait un
simple sentier accessible seulement aux piétons et aux mulets.

Je me mis donc à monter, seul, à pied et à pas lents. J'étais dans une
forêt délicieuse, un vrai maquis corse, un bois de contes de fées fait
de lianes fleuries, de plantes aromatiques aux odeurs puissantes et de
grands arbres magnifiques.

Les granits dans le chemin brillaient et roulaient, et par les jours
entre les branches j'apercevais soudain de larges vallées sombres,
s'allongeant à perte de vue, pleines de verdure.

J'avais chaud, mon sang vif coulait à travers ma chair, je le sentais
courir dans mes veines un peu brûlant, rapide, alerte, rythmé,
entraînant comme une chanson, la grande chanson bête et gaie de la vie
qui s'agite au soleil. J'étais content, j'étais fort, j'accélérais ma
marche, escaladant les rocs, sautant, courant, découvrant de minute en
minute un pays plus large, un gigantesque filet de vallons déserts où
ne montait pas la fumée d'un seul toit.

Puis, je gagnai la cime, que d'autres cimes, plus hautes, dominaient,
et après quelques détours, j'aperçus sur le flanc de la montagne en
face, derrière une châtaigneraie immense qui allait du sommet au
fond d'une vallée, une ruine noire, un amas de pierres sombres et de
bâtiments anciens supportés par de hautes arcades. Pour l'atteindre,
il fallut contourner un large ravin et traverser la châtaigneraie.
Les arbres, vieux comme l'abbaye, survivent à cette morte, énormes,
mutilés, agonisants. Les uns sont tombés ne pouvant plus porter leur
âge, d'autres décapités n'ont plus qu'un tronc creux où se cacheraient
dix hommes. Et ils ont l'air d'une armée formidable de géants antiques
et foudroyés qui montent encore à l'assaut du ciel. On sent les siècles
et la moisissure, l'antique vie des racines pourries dans ce bois
fantastique où rien ne fleurit plus au pied de ces colosses. C'est,
entre les troncs gris, un sol dur de pierres et d'herbe rare.

Voici deux sources captées ou des fontaines pour faire boire les vaches.

J'approche de l'abbaye et je découvre tous les vieux bâtiments dont
les plus anciens datent du XIIe siècle et dont les plus récents sont
habités par une famille de pâtres.

Dans la première cour on voit aux traces des animaux, qu'un reste
de vie hante encore ces lieux, puis après avoir traversé des salles
croulantes pareilles à celles de toutes les ruines, on arrive dans le
cloître, long et bas promenoir encore couvert, entourant un préau de
ronces et de hautes herbes. Nulle part au monde je n'ai senti sur mon
cœur un poids de mélancolie aussi lourd qu'en cet antique et sinistre
marchoir de moines. Certes, la forme des arcades et la proportion du
lieu contribuent à cette émotion, à ce serrement de cœur, et attristent
l'âme par l'œil, comme la ligne heureuse d'un monument gai réjouit la
vue. L'homme qui a construit cette retraite devait être un désespéré
pour avoir su créer cette promenade de désolation. On a envie de
pleurer entre ces murs et de gémir, on a envie de souffrir, d'aviver
les plaies de son cœur, d'agrandir, d'élargir jusqu'à l'infini tous les
chagrins comprimés en nous.

Je grimpai par une brèche pour voir le paysage au dehors, et je
compris.--Rien autour de nous, rien que la mort.--Derrière l'abbaye
une montagne allant au ciel, autour des ruines la châtaigneraie, et
devant, une vallée, et plus loin, d'autres vallées,--des pins, des
pins, un océan de pins, et tout à l'horizon, encore des pins sur des
sommets.

Et je m'en allai.

Je traversai ensuite un bois de chênes-lièges où j'avais eu l'autre
année une surprise émouvante et forte.

C'était par un jour gris, en octobre, au moment où l'on vient arracher
l'écorce de ces arbres pour en faire des bouchons. On les dépouille
ainsi depuis le pied jusqu'aux premières branches, et le tronc dénudé
devient rouge, d'un rouge de sang comme un membre d'écorché. Ils ont
des formes bizarres, contournées, des allures d'êtres estropiés,
épileptiques qui se tordent, et je me crus soudain jeté dans une
forêt de suppliciés, dans une forêt sanglante de l'enfer où les
hommes avaient des racines, où les corps déformés par les supplices
ressemblaient à des arbres, où la vie coulait sans cesse, dans une
souffrance sans fin, par ces plaies saignantes qui mettaient en moi
cette crispation et cette défaillance que produisent sur les nerveux
la vue brusque du sang, la rencontre imprévue d'un homme écrasé ou
tombé d'un toit. Et cette émotion fut si vive, et cette sensation
fut si forte que je crus entendre des plaintes, des cris déchirants,
lointains, innombrables, et qu'ayant touché, pour raffermir mon cœur,
un de ces arbres, je crus voir, je vis, en la retournant vers moi, ma
main toute rouge.

Aujourd'hui ils sont guéris--jusqu'au prochain écorchement.

Mais j'aperçois enfin la route qui passe auprès de la ferme où s'abrita
le long bonheur du sous-officier de hussards et de la fille du colonel.

De loin, je reconnais l'homme qui se promène dans ses vignes. Tant
mieux: la femme sera seule à la maison.

La servante lave devant la porte.

--Votre maîtresse est ici, lui dis-je.

Elle répondit d'un air singulier, avec l'accent du Midi.

--Non m'sieu, voilà six mois qu'elle n'est plus.

--Elle est morte?

--Oui m'sieu.

--Et de quoi?

La femme hésita, puis murmura:

--Elle est morte, elle est morte donc.

--Mais de quoi?

--D'une chute, donc!

--D'une chute, où çà?

--Mais de la fenêtre.

Je donnai vingt sous.

--Racontez-moi, lui dis-je.

Elle avait sans doute grande envie de parler, sans doute aussi elle
avait dû répéter souvent cette histoire depuis six mois, car elle la
récita longuement comme une chose sue et invariable.

Et j'appris que depuis trente ans, l'homme, le vieux, le sourd, avait
une maîtresse au village voisin, et que sa femme l'ayant appris
par hasard d'un charretier qui passait et qui causa de ça, sans la
connaître, s'était sauvée au grenier éperdue et hurlante, puis lancée
par la fenêtre, non point peut-être par réflexion, mais affolée par
l'horrible douleur de cette surprise qui la jetait en avant, d'une
irrésistible poussée, comme un fouet qui frappe et déchire. Elle avait
gravi l'escalier, franchi la porte, et sans savoir, sans pouvoir
arrêter son élan, continuant à courir devant elle, avait sauté dans le
vide.

Il n'avait rien su, lui, il ne savait pas encore, il ne saurait jamais
puisqu'il était sourd. Sa femme était morte, voilà tout. Il fallait
bien que tout le monde mourût!

Je le voyais de loin donnant par signes des ordres aux ouvriers.

Mais j'aperçus la voiture qui m'attendait à l'ombre d'un arbre, et je
revins à Saint-Tropez.


  14 avril.

J'allais me coucher hier soir, bien qu'il fût à peine neuf heures,
quand on me remit un télégramme.

Un ami, un de ceux que j'aime, me disait: «Je suis à Monte-Carlo, pour
quatre jours, et je t'envoie des dépêches dans tous les ports de la
côte. Viens donc me retrouver.»

Et voilà que le désir de le voir, le désir de causer, de rire, de
parler du monde, des choses, des gens, de médire, de potiner, de juger,
de blâmer, de supposer, de bavarder, s'alluma en moi comme un incendie.
Le matin même j'aurais été exaspéré de ce rappel, et, ce soir, j'en
étais ravi; j'aurais voulu déjà être là-bas, voir la grande salle du
restaurant pleine de monde, entendre cette rumeur de voix où les
chiffres de la roulette dominent toutes les phrases comme le _Dominus
vobiscum_ des offices divins.

J'appelai Bernard.

--Nous partirons vers quatre heures du matin pour Monaco, lui dis-je.

Il répondit avec philosophie:

--S'il fait beau, monsieur.

--Il fera beau.

--C'est que le baromètre baisse.

--Bah! Il remontera.

Le matelot souriait de son sourire incrédule.

Je me couchai et je m'endormis.

Ce fut moi qui réveillai les hommes. Il faisait sombre, quelques nuées
cachaient le ciel. Le baromètre avait encore baissé.

Les deux matelots remuaient la tête d'un air méfiant.

Je répétais:

--Bah! il fera beau. Allons, en route!

Bernard disait:

--Quand je peux voir au large, je sais ce que je fais; mais ici, dans
ce port, au fond de ce golfe, on ne sait rien, monsieur, on ne voit
rien; il y aurait une mer démontée que nous ne le saurions pas.

Je répondais:

--Le baromètre a baissé, donc nous n'aurons pas de vent d'est. Or, si
nous avons le vent d'ouest, nous pourrons nous réfugier à Agay, qui est
à six ou sept milles.

Les hommes ne semblaient pas rassurés; cependant ils se préparaient à
partir.

--Prenons-nous le canot sur le pont? demanda Bernard.

--Non. Vous verrez qu'il fera beau. Gardons-le à la traîne, derrière
nous.

Un quart d'heure plus tard, nous quittions le port, et nous nous
engagions dans la sortie du golfe, poussés par une brise intermittente
et légère.

Je riais.

--Eh bien! vous voyez qu'il fait beau.

Nous eûmes bientôt franchi la tour noire et blanche bâtie sur la basse
Rabiou, et bien que protégé par le cap Camarat, qui s'avance au loin
dans la pleine mer, et dont le feu à éclats apparaissait de minute
en minute, le _Bel-Ami_ était déjà soulevé par de longues vagues
puissantes et lentes, ces collines d'eau qui marchent, l'une derrière
l'autre, sans bruit, sans secousse, sans écume, menaçantes sans colère,
effrayantes par leur tranquillité.

On ne voyait rien, on sentait seulement les montées et les descentes du
yacht sur cette mer remuante et ténébreuse.

Bernard disait:

--Il y a eu gros vent au large cette nuit, monsieur. Nous aurons de la
chance si nous arrivons sans misère.

Le jour se levait, clair, sur la foule agitée des vagues, et nous
regardions tous les trois au large si la bourrasque ne reprenait pas.

Cependant le bateau allait vite, vent arrière et poussé par la mer.
Déjà nous nous trouvions par le travers d'Agay, et nous délibérâmes si
nous ferions route vers Cannes, en prévision du mauvais temps, ou vers
Nice, en passant au large des îles.

Bernard préférait entrer à Cannes; mais comme la brise ne fraîchissait
pas, je me décidai pour Nice.

Pendant trois heures tout alla bien, quoique le pauvre petit yacht
roulât comme un bouchon dans cette houle profonde.

Quiconque n'a pas vu cette mer du large, cette mer de montagnes qui
vont d'une course rapide et pesante, séparées par des vallées qui se
déplacent de seconde en seconde, comblées et reformées sans cesse,
ne devine pas, ne soupçonne pas la force mystérieuse, redoutable,
terrifiante et superbe des flots.

Notre petit canot nous suivait loin derrière nous, au bout d'une amarre
de quarante mètres, dans ce chaos liquide et dansant. Nous le perdions
de vue à tout moment, puis soudain il reparaissait au sommet d'une
vague, nageant comme un gros oiseau blanc.

Voici Cannes, là-bas, au fond de son golfe Saint-Honorat, avec sa tour
debout dans les flots, devant nous le cap d'Antibes.

La brise fraîchit peu à peu, et sur la crête des vagues les moutons
apparaissent, ces moutons neigeux qui vont si vite et dont le troupeau
illimité court, sans pâtre et sans chien, sous le ciel infini.

Bernard me dit:

--C'est tout juste si nous gagnerons Antibes.

En effet, les coups de mer arrivent, brisant sur nous, avec un bruit
violent, inexprimable. Les rafales brusques nous bousculent, nous
jettent dans les trous béants d'où nous sortons en nous redressant avec
des secousses terribles.

Le pic est amené, mais le gui, à chaque oscillation du yacht, touche
les vagues, semble prêt à arracher le mât qui va s'envoler avec sa
voile, nous laissant seuls, flottant, perdus sur l'eau furieuse.

Bernard crie:

--Le canot, monsieur.

Je me retourne. Une vague monstrueuse l'emplit, le roule, l'enveloppe
dans sa bave comme si elle le dévorait, et brisant l'amarre qui
l'attache à nous, le garde, à moitié coulé, noyé, proie conquise,
vaincue, qu'elle va jeter aux roches, là-bas, sur le cap.

Les minutes semblent des heures. Rien à faire, il faut aller, il faut
gagner la pointe devant nous, et, quand nous l'aurons doublée, nous
serons à l'abri, sauvés.

Enfin, nous l'atteignons! La mer à présent est calme, unie, protégée
par la longue bande de roches et de terres qui forme le cap d'Antibes.

Le port est là, dont nous sommes partis depuis quelques jours à peine,
bien que je croie être en route depuis des mois, et nous y entrons
comme midi sonne.

Les matelots, revenus chez eux, sont radieux, quoique Bernard répète à
tout moment:

--Ah! monsieur, notre pauvre petit canot, ça me fait gros cœur, de
l'avoir vu périr comme ça!

Je pris donc le train de quatre heures pour aller dîner avec mon ami
dans la principauté de Monaco.

Je voudrais avoir le loisir de parler longuement de cet État
surprenant, moins grand qu'un village de France, mais où l'on trouve un
souverain absolu, des évêques, une armée de jésuites et de séminaristes
plus nombreuse que celle du Prince, une artillerie dont les canons sont
presque rayés, une étiquette plus cérémonieuse que celle de feu Louis
XIV, des principes d'autorité plus despotiques que ceux de Guillaume de
Prusse, joints à une tolérance magnifique pour les vices de l'humanité,
dont vivent le souverain, les évêques, les jésuites, les séminaristes,
les ministres, l'armée, la magistrature, tout le monde.

Saluons d'ailleurs ce bon roi pacifique qui sans peur des invasions et
des révolutions, règne en paix sur son heureux petit peuple au milieu
des cérémonies d'une cour où sont conservées intactes les traditions
des quatre révérences, des vingt-six baisemains et de toutes les
formules usitées autrefois autour des Grands Dominateurs.

Ce monarque pourtant n'est point sanguinaire ni vindicatif; et quand
il bannit, car il bannit, la mesure est appliquée avec des ménagements
infinis.

En faut-il donner des preuves?

Un joueur obstiné, dans un jour de déveine, insulta le souverain. Il
fut expulsé par décret.

Pendant un mois, il rôda autour du Paradis défendu, craignant le glaive
de l'archange sous la forme du sabre d'un gendarme. Un jour enfin il
s'enhardit, franchit la frontière, gagne en trente secondes le cœur du
pays, pénètre dans le Casino. Mais soudain un fonctionnaire l'arrête:

--N'êtes-vous pas banni, monsieur?

--Oui, monsieur, mais je repars par le premier train.

--Oh! en ce cas, fort bien, monsieur, vous pouvez entrer.

Et chaque semaine il revient; et chaque fois le même fonctionnaire lui
pose la même question à laquelle il répond de la même façon.

La justice peut-elle être plus douce?

Mais, une des années dernières, un cas fort grave et tout nouveau se
produisit dans le royaume.

Un assassinat eut lieu.

Un homme, un monégasque, pas un de ces étrangers errants qu'on
rencontre par légions sur ces côtes, un mari, dans un moment de colère,
tua sa femme.

Oh! il la tua sans raison, sans prétexte acceptable. L'émotion fut
unanime dans toute la principauté.

La Cour suprême se réunit pour juger ce cas exceptionnel (jamais un
assassinat n'avait eu lieu), et le misérable fut condamné à mort à
l'unanimité.

Le souverain indigné ratifia l'arrêt.

Il ne restait plus qu'à exécuter le criminel. Alors une difficulté
surgit. Le pays ne possédait ni bourreau ni guillotine.

Que faire? Sur l'avis du ministre des affaires étrangères, le prince
entama des négociations avec le gouvernement français pour obtenir le
prêt d'un coupeur de têtes avec son appareil.

De longues délibérations eurent lieu au ministère à Paris. On répondit
enfin en envoyant la note des frais pour déplacement des bois et du
praticien. Le tout montait à seize mille francs.

Sa Majesté Monégasque songea que l'opération lui coûterait bien cher;
l'assassin ne valait certes pas ce prix. Seize mille francs pour le
cou d'un drôle! Ah! mais non.

On adressa alors la même demande au gouvernement italien. Un roi, un
frère ne se montrerait pas sans doute si exigeant qu'une république.

Le gouvernement italien envoya un mémoire qui montait à douze mille
francs.

Douze mille francs! Il faudrait prélever un impôt nouveau, un impôt
de deux francs par tête d'habitant. Cela suffirait pour amener des
troubles inconnus dans l'État.

On songea à faire décapiter le gueux par un simple soldat. Mais le
général, consulté, répondit en hésitant que ses hommes n'avaient
peut-être pas une pratique suffisante de l'arme blanche pour
s'acquitter d'une tâche demandant une grande expérience dans le
maniement du sabre.

Alors le prince convoqua de nouveau la Cour suprême et lui soumit ce
cas embarrassant. On délibéra longtemps, sans découvrir aucun moyen
pratique. Enfin le premier président proposa de commuer la peine de
mort en celle de prison perpétuelle, et la mesure fut adoptée.

Mais on ne possédait pas de prison. Il fallut en installer une, et un
geôlier fut nommé, qui prit livraison du prisonnier.

Pendant six mois tout alla bien. Le captif dormait tout le jour sur
une paillasse dans son réduit, et le gardien en faisait autant sur une
chaise devant la porte en regardant passer les voyageurs.

Mais le prince est économe, c'est là son moindre défaut, et il se
fait rendre compte des plus petites dépenses accomplies dans son État
(la liste n'en est pas longue). On lui remit donc la note des frais
relatifs à la création de cette fonction nouvelle, à l'entretien de
la prison, du prisonnier et du veilleur. Le traitement de ce dernier
grevait lourdement le budget du souverain.

Il fit d'abord la grimace; mais quand il songea que cela pouvait durer
toujours (le condamné était jeune), il prévint son ministre de la
justice d'avoir à prendre des mesures pour supprimer cette dépense.

Le ministre consulta le président du tribunal, et tous deux convinrent
qu'on supprimerait la charge de geôlier. Le prisonnier, invité à se
garder tout seul, ne pouvait manquer de s'évader, ce qui résoudrait la
question à la satisfaction de tous.

Le geôlier fut donc rendu à sa famille, et un aide de cuisine du palais
resta chargé simplement de porter, matin et soir, la nourriture du
coupable. Mais celui-ci ne fit aucune tentative pour reconquérir sa
liberté.

Or, un jour, comme on avait négligé de lui fournir ses aliments, on
le vit arriver tranquillement pour les réclamer; et il prit dès lors
l'habitude, afin d'éviter une course au cuisinier, de venir aux heures
des repas manger au palais avec les gens de service, dont il devint
l'ami.

Après le déjeuner, il allait faire un tour jusqu'à Monte-Carlo. Il
entrait parfois au Casino risquer cinq francs sur le tapis vert. Quand
il avait gagné, il s'offrait un bon dîner dans un hôtel en renom, puis
il revenait dans sa prison, dont il fermait avec soin la porte au
dedans.

Il ne découcha pas une seule fois.

La situation devenait difficile, non pour le condamné, mais pour les
juges.

La Cour se réunit de nouveau, et il fut décidé qu'on inviterait le
criminel à sortir des États de Monaco.

Lorsqu'on lui signifia cet arrêt, il répondit simplement:

  «Je vous trouve plaisants. Eh bien, qu'est-ce que je deviendrai,
  moi? Je n'ai plus de moyen d'existence. Je n'ai plus de famille. Que
  voulez-vous que je fasse? J'étais condamné à mort. Vous ne m'avez
  pas exécuté. Je n'ai rien dit. Je suis ensuite condamné à la prison
  perpétuelle et remis aux mains d'un geôlier. Vous m'avez enlevé mon
  gardien. Je n'ai rien dit encore.

  «Aujourd'hui, vous voulez me chasser du pays. Ah! mais non. Je suis
  prisonnier, votre prisonnier, jugé et condamné par vous. J'accomplis
  ma peine fidèlement. Je reste ici.»

La Cour suprême fut atterrée. Le prince eut une colère terrible et
ordonna de prendre des mesures.

On se remit à délibérer.

Alors, il fut décidé qu'on offrirait au coupable une pension de six
cents francs pour aller vivre à l'étranger.

Il accepta.

Il a loué un petit enclos à cinq minutes de l'État de son ancien
souverain, et il vit heureux sur sa terre, cultivant quelques légumes
et méprisant les potentats.

Mais la cour de Monaco, instruite un peu tard par cet exemple, s'est
décidée à traiter avec le gouvernement français; maintenant elle nous
livre ses condamnés que nous mettons à l'ombre, moyennant une pension
modique.

On peut voir, aux archives judiciaires de la principauté, l'arrêt
qui règle la pension du drôle en l'obligeant à sortir du territoire
monégasque.

En face du palais du prince se dresse l'établissement rival, la
Roulette. Aucune haine d'ailleurs, aucune hostilité de l'un à l'autre,
car celui-ci soutient celui-là qui le protège. Exemple admirable,
exemple unique de deux familles voisines et puissantes vivant en paix
dans un petit État, exemple bien fait pour effacer le souvenir des
Capulets et des Montaigus.

Ici, la maison souveraine et là la maison de jeux, l'ancienne et la
nouvelle société fraternisant au bruit de l'or.

Autant les salons du prince sont d'un accès difficile, autant ceux du
Casino sont ouverts aux étrangers.

Je me rends à ces derniers.

Un bruit d'argent, continu comme celui des flots, un bruit profond,
léger, redoutable, emplit l'oreille dès l'entrée, puis emplit l'âme,
remue le cœur, trouble l'esprit, affole la pensée. Partout on l'entend,
ce bruit qui chante, qui crie, qui appelle, qui tente, qui déchire.

Autour des tables, un peuple affreux de joueurs, l'écume des continents
et des sociétés, mêlée avec des princes, ou rois futurs, des femmes du
monde, des bourgeois, des usuriers, des filles fourbues, un mélange,
unique sur la terre, d'hommes de toutes les races, de toutes les
castes, de toutes les sortes, de toutes les provenances, un musée
de rastaquouères russes, brésiliens, chiliens, italiens, espagnols,
allemands, de vieilles femmes à cabas, de jeunes drôlesses portant au
poignet un petit sac où sont enfermés des clefs, un mouchoir et trois
dernières pièces de cent sous destinées au tapis vert quand on croira
sentir la veine.

Je m'approche de la première table, et je vois... pâlie, le front
plissé, la lèvre dure, la figure entière crispée et méchante... la
jeune femme de la baie d'Agay, la belle amoureuse du bois ensoleillé et
du doux clair de lune. Assis devant elle, il est là, lui, nerveux, la
main posée sur quelques louis.

--Joue sur le premier carré, dit-elle.

Il demande avec angoisse:

--Tout?

--Oui, tout.

Il pose les louis, en petit tas.

Le croupier fait tourner la roue. La bille court, danse, s'arrête.

--Rien ne va plus, jette la voix, qui reprend au bout d'un instant:

--Vingt-huit.

La jeune femme tressaille, et, d'un ton dur et bref:

--Viens-t'en.

Il se lève, et, sans la regarder, la suit, et on sent qu'entre eux
quelque chose d'affreux a surgi.

Quelqu'un dit:

--Bonsoir l'amour. Ils n'ont pas l'air d'accord aujourd'hui.

Une main me frappe sur l'épaule. Je me retourne. C'est mon ami.
......................................................................

Il me reste à demander pardon pour avoir ainsi parlé de moi. J'avais
écrit pour moi seul ce journal de rêvasseries, ou plutôt j'avais
profité de ma solitude flottante pour arrêter les idées errantes qui
traversent notre esprit comme des oiseaux.

On me demande de publier ces pages sans suite, sans composition,
sans art, qui vont l'une derrière l'autre sans raison et finissent
brusquement, sans motif, parce qu'un coup de vent a terminé mon voyage.

Je cède à ce désir. J'ai peut-être tort.


NOTE.

_Sur l'Eau_ a paru dans _Les Lettres et les Arts_, livraisons des
1er février, 1er mars et 1er avril 1888. Sauf une adjonction assez
importante (pages 131 à 146) les deux textes de la Revue et du livre
sont identiques. Mais on y trouve, reprises et fondues dans le corps du
récit, un assez grand nombre de chroniques parues dans _le Gaulois_ et
_le Gil-Blas_.

D'autre part, voici ce que Maupassant écrivait à M. Frédéric Masson,
directeur de la Revue, qui lui réclamait son texte avec insistance:
«Quant au manuscrit dont je veux faire une chose très soignée, parce
qu'il est plein de pensées intimes, qu'il est mon journal, il me faut
tout mon temps pour le mettre à jour et je ne pourrais en donner la
première partie _sans un dérangement_ avant le 12.»

_Sur l'Eau_ a été publié en librairie en 1888.



BLANC ET BLEU.


MA petite barque, ma chère petite barque, toute blanche avec un filet
bleu le long du bordage, allait doucement, doucement sur la mer calme,
calme, endormie, épaisse et bleue aussi, bleue d'un bleu transparent,
liquide, où la lumière coulait, la lumière bleue, jusqu'aux roches du
fond.

Les villas, les belles villas blanches, toutes blanches regardaient par
leurs fenêtres ouvertes la Méditerranée qui venait caresser les murs
de leurs jardins, de leurs beaux jardins pleins de palmiers, d'aloès,
d'arbres toujours verts et de plantes toujours en fleur.

Je dis à mon matelot qui ramait doucement de s'arrêter devant la
petite porte de mon ami Pol. Et je hurlai de tous mes poumons: «Pol,
Pol, Pol!»

Il apparut sur son balcon, effaré comme un homme qu'on réveille.

Le grand soleil d'une heure l'éblouissant, il couvrait ses yeux de sa
main.

Je lui criai: «Voulez-vous faire un tour au large?»

Il répondit: «J'arrive.»

Et cinq minutes plus tard, il montait dans ma petite barque.

Je dis à mon matelot d'aller vers la haute mer.

Pol avait apporté son journal, qu'il n'avait point lu le matin, et,
couché au fond du bateau, il se mit à le parcourir.

Moi je regardais la terre. A mesure que je m'éloignais du rivage la
ville entière apparaissait, la jolie ville blanche, couchée en rond au
bord des flots bleus. Puis, au-dessus, la première montagne, le premier
gradin, un grand bois de sapins, plein aussi de villas, de villas
blanches, çà et là, pareilles à de gros œufs d'oiseaux géants. Elles
s'espaçaient en approchant du sommet, et sur le faîte on en voyait une
très grande, carrée, un hôtel peut-être, et si blanche qu'elle avait
l'air d'avoir été repeinte le matin même.

Mon matelot ramait nonchalamment, en méridional tranquille; et comme
le soleil, le grand soleil qui flambait au milieu du ciel bleu me
fatiguait les yeux, je regardai l'eau, l'eau bleue, profonde, dont les
avirons blessaient le repos.

Pol me dit: «Il neige toujours à Paris. Il gèle toutes les nuits à six
degrés.» J'aspirai l'air tiède en gonflant ma poitrine, l'air immobile,
endormi sur la mer, l'air bleu. Et je relevai les yeux.

Et je vis, derrière la montagne verte, et au-dessus, là-bas, l'immense
montagne blanche qui apparaissait. On ne la découvrait point tout à
l'heure. Maintenant elle commençait à montrer sa grande muraille de
neige, sa haute muraille luisante, enfermant d'une légère ceinture
de sommets glacés, de sommets blancs, aigus comme des pyramides ou
arrondis comme des dos, le long rivage, le doux rivage chaud, où
poussent les palmiers, où fleurissent les anémones.

Je dis à Pol: «La voici, la neige; regardez.» Et je lui montrai les
Alpes.

La vaste chaîne blanche se déroulait à perte de vue et grandissait
dans le ciel à chaque coup de rame qui battait l'eau bleue. Elle
semblait si voisine la neige, si proche, si épaisse, si menaçante que
j'en avais peur, j'en avais froid.

Puis nous découvrîmes plus bas une ligne noire, toute droite, coupant
la montagne en deux, là où le soleil de feu avait dit à la neige de
glace: «Tu n'iras pas plus loin.»

Pol qui tenait toujours son journal prononça: «Les nouvelles du Piémont
sont terribles. Les avalanches ont détruit dix-huit villages.» Écoutez
ceci; et il lut: «Les nouvelles de la vallée d'Aoste sont terribles. La
population affolée n'a plus de repos. Les avalanches ensevelissent coup
sur coup les villages. Dans la vallée de Lucerne les désastres sont
aussi graves.

A Locane, sept morts; à Sparone, quinze; à Romborgogno, huit; à Ronco,
Valprato, Campiglia, que la neige a couverte, on compte trente-deux
cadavres.

A Pirrone, à Saint-Damien, à Musternale, à Demonte, à Massello, à
Chiabrano, les morts sont également nombreux. Le village de Balziglia
a complètement disparu sous l'avalanche. De mémoire d'homme on ne se
souvient pas avoir vu une semblable calamité.

Des détails horribles nous parviennent de tous les côtés. En voici un
entre mille.

Un brave homme de Groscavallo vivait avec sa femme et deux enfants.

La femme était malade depuis longtemps.

Le dimanche, jour du désastre, le père donnait des soins à la malade,
aidé de sa fille, pendant que son fils était chez un voisin.

Soudain une énorme avalanche couvre la chaumière et l'écrase.

Une grosse poutre en tombant coupe presque en deux le père qui meurt
instantanément.

La mère fut protégée par la même poutre, mais un de ses bras resta
serré et broyé dessous.

De son autre main elle pouvait toucher sa fille, prise également sous
la masse de bois. La pauvre petite a crié «Au secours» pendant près
de trente heures. De temps en temps elle disait: «Maman, donne-moi un
oreiller pour ma tête. J'y ai tant mal.»

La mère seule a survécu.

Nous la regardions maintenant la montagne, l'énorme montagne blanche
qui grandissait toujours, tandis que l'autre, la montagne verte, ne
semblait plus qu'une naine à ses pieds.

La ville avait disparu dans le lointain.

Rien que la mer bleue autour de nous, sous nous, devant nous, et les
Alpes blanches derrière nous, les Alpes géantes avec leur lourd manteau
de neiges.

Au-dessus de nous, le ciel léger, d'un bleu doux doré de lumière!

Oh! la belle journée!

Pol reprit: «Ça doit être affreux, cette mort-là, sous cette lourde
mousse de glace!»

Et doucement porté par le flot, bercé par le mouvement des rames, loin
de la terre, dont je ne voyais plus que la crête blanche, je pensais
à cette pauvre et petite humanité, à cette poussière de vie, si menue
et si tourmentée, qui grouillait sur ce grain de sable perdu dans la
poussière des mondes, à ce misérable troupeau d'hommes, décimé par
les maladies, écrasé par les avalanches, secoué et affolé par les
tremblements de terre, à ces pauvres petits êtres invisibles d'un
kilomètre, et si fous, si vaniteux, si querelleurs, qui s'entretuent,
n'ayant que quelques jours à vivre. Je comparais les moucherons qui
vivent quelques heures aux bêtes qui vivent une saison, aux hommes qui
vivent quelques ans, aux univers qui vivent quelques siècles. Qu'est-ce
que tout cela?

Pol prononça:

--Je sais une bien bonne histoire de neige.

Je lui dis: Racontez.

Il reprit:

--Vous vous rappelez le grand Radier, Jules Radier, le beau Jules?

--Oui, parfaitement.

--Vous savez comme il était fier de sa tête, de ses cheveux, de son
torse, de sa force, de ses moustaches. Il avait tout mieux que les
autres, pensait-il. Et c'était un mangeur de cœurs, un irrésistible, un
de ces beaux gars de demi-ton qui ont de grands succès sans qu'on sache
au juste pourquoi.

Ils ne sont ni intelligents, ni fins, ni délicats, mais ils ont une
nature de garçons bouchers galants. Cela suffit.

L'hiver dernier, Paris étant couvert de neige, j'allai à un bal chez
une demi-mondaine que vous connaissez, la belle Sylvie Raymond.

--Oui, parfaitement.

--Jules Radier était là, amené par un ami, et je vis qu'il plaisait
beaucoup à la maîtresse de maison. Je pensai: «En voilà un que la
neige ne gênera point pour s'en aller cette nuit.»

Puis je m'occupai moi-même à chercher quelque distraction dans le tas
des belles disponibles.

Je ne réussis point. Tout le monde n'est pas Jules Radier et je partis,
tout seul, vers une heure du matin.

Devant la porte une dizaine de fiacres attendaient tristement les
derniers invités. Ils semblaient avoir envie de fermer leurs yeux
jaunes, qui regardaient les trottoirs blancs.

N'habitant pas loin, je voulus rentrer à pied. Voilà qu'au tournant de
la rue j'aperçus une chose étrange:

Une grande ombre noire, un homme, un grand homme s'agitait, allait,
venait, piétinait dans la neige en la soulevant, la rejetant,
l'éparpillant devant lui. Était-ce un fou? Je m'approchai avec
précaution. C'était le beau Jules.

Il tenait en l'air d'une main ses bottines vernies, et de l'autre
ses chaussettes. Son pantalon était relevé au-dessus des genoux, et
il courait en rond, comme dans un manège, trempant ses pieds nus
dans cette écume gelée, cherchant les places où elle était demeurée
intacte, plus profonde et plus blanche. Et il s'agitait, ruait, faisait
des mouvements de frotteur qui cire un plancher.

Je demeurai stupéfait.

Je murmurai:

--Ah çà! tu perds la tête?

Il répondit sans s'arrêter: «Pas du tout, je me lave les pieds.
Figure-toi que j'ai levé la belle Sylvie. En voilà une chance! Et je
crois que ma bonne fortune va s'accomplir ce soir même. Il faut battre
le fer pendant qu'il est chaud. Moi, je n'avais pas prévu ça, sans quoi
j'aurais pris un bain.»

Pol conclut: «Vous voyez donc que la neige est utile à quelque chose.»


Mon matelot, fatigué, avait cessé de ramer. Nous demeurions immobiles
sur l'eau plate.

Je dis à l'homme: «Revenons.» Et il reprit ses avirons.

A mesure que nous approchions de la terre, la haute montagne blanche
s'abaissait, s'enfonçait derrière l'autre, la montagne verte.

La ville reparut, pareille à une écume, une écume blanche, au bord
de la mer bleue. Les villas se montrèrent entre les arbres. On
n'apercevait plus qu'une ligne de neige, au-dessus, la ligne bosselée
des sommets qui se perdait à droite, vers Nice.

Puis, une seule crête resta visible, une grande crête qui disparaissait
elle-même peu à peu, mangée par la côte plus proche.

Et bientôt on ne vit plus rien, que le rivage et la ville, la ville
blanche et la mer bleue où glissait ma petite barque, ma chère petite
barque, au bruit léger des avirons.


  _Blanc et Bleu_ a paru dans _le Gil-Blas_ du 3 février 1885, sous la
  signature: MAUFRIGNEUSE.



LIVRE DE BORD.

  Le _Livre de bord_ a paru dans _le Gaulois_ du 17 août 1887.
  Maupassant en a utilisé un long fragment (p. 65 à 69 du présent
  volume) que nous ne réimprimons pas, mais qu'il est indispensable
  de relire pour l'intelligence du dernier épisode de cette nouvelle.


ÉTENDU sur un des divans qui servent aussi de couchette, dans le petit
yacht de mon ami Berneret, je parcourais un livre de bord, tandis que
lui dormait de tout son cœur, en face de moi.

C'était un garçon bizarre, un sauvage qui, depuis dix ans, n'avait
guère quitté son bateau, un cotre de vingt tonneaux nommé _Mandarin_.

Chaque été il parcourait les côtes du Nord de France, de Belgique,
de Hollande ou d'Angleterre, et, chaque hiver, les côtes de la
Méditerranée, l'Algérie, l'Espagne, l'Italie, la Grèce.

Il aimait ce bercement solitaire sur le flot toujours agité.

La terre immobile l'ennuyait, et les hommes bavards l'exaspéraient.

Ils sont ainsi quelques-uns, vivant dans cette boîte remuante, étroite
et longue, qu'on nomme un yacht. On les voit arriver dans un port, au
coucher du soleil. De son pont, l'homme en casquette bleue regarde de
loin le mouvement humain sur le quai; puis il marche, jusqu'à la nuit,
d'un pas vif et régulier, d'un bout à l'autre de son bateau.

Au point du jour, le lendemain, on ne l'aperçoit plus; il est reparti
sur la mer, il fuit, il flotte, il rêve ou il dort. Il est seul.

Six mois plus tard, on le revoit très loin de là, dans un autre port,
sous un autre ciel, errant encore, errant toujours.

Bien que Berneret fût un vieux camarade, il demeurait une énigme pour
moi. C'était donc avec une curiosité très éveillée et très vive que je
lisais son livre de bord.

Pendant qu'il dormait j'en ai copié trois pages.

_20 mai, Saint-Tropez._--Rien. J'ai passé une de ces journées
délicieuses où l'âme semble morte dans le corps bien vivant. Un léger
vent d'ouest nous a poussés des Salins-d'Yères à Saint-Tropez, d'une
façon douce et régulière, sans une vague, sans une oscillation. Nous
glissions sur la mer plate, bleue, une mer qu'on voudrait embrasser et
où on se baigne avec tendresse, pour sentir sur la peau sa caresse un
peu fraîche.

A cinq heures le _Mandarin_, qui avait laissé arriver vent arrière pour
gagner l'entrée du golfe de Grimaud, vira de bord et approcha du port
bâbord amures. La brise tombait tout à fait; mais, comme il portait son
grand flèche de beau temps, le cotre filait encore assez vite. Il passa
deux tartanes et une goélette faisant même route que nous.

Le golfe de Grimaud s'enfonce dans la terre comme un lac magnifique
entouré de montagnes couvertes de forêts de pins.

A l'entrée, Saint-Tropez à gauche, Saint-Maxime à droite. Tout au fond,
Grimaud, ancienne cité bâtie en partie par les Maures autour d'un mont
pointu qui porte sur son faîte l'antique château des Grimaldi.

Nuit excellente à Saint-Tropez.

_21 mai._--Levé l'ancre à trois heures du matin, pour profiter du
courant d'air de Fréjus; ce fut à peine un souffle qui nous conduisit
au large, puis plus rien. A huit heures nous n'avions pas fait deux
milles, et je compris que je coucherais en mer si je n'armais pas
l'embarcation pour remorquer le yacht.

Je fis donc descendre deux hommes dans le canot, et à trente mètres
devant nous ils commencèrent à nous traîner. Un soleil enragé tombait
sur l'eau, brûlait le pont du bateau, nous écrasait sous une chaleur si
lourde qu'il fallait, pour lever le bras, faire un effort considérable.

Les deux hommes, devant nous, ramaient d'une façon très lente et
régulière, comme deux machines usées qui ne vont plus qu'à peine, mais
qui continuent sans arrêt leur effort mécanique de machines.

Enveloppé dans un gandoura d'Alger, en soie blanche, fine et légère,
qui frôlait ma peau presque sans la toucher, étendu sur des coussins
sous la tente, au pied du mât, j'ai rêvassé pendant six heures de suite.

Plus je vieillis, plus l'agitation humaine me semble sotte et puérile.
Quand je songe que de grosses émotions bouleversent un pays entier, je
veux dire les classes éclairées, c'est-à-dire les plus niaises, parce
qu'une chanteuse, un soir, a été soupçonnée d'avoir bu un verre de
champagne de trop, avant d'entrer en scène!

Vers trois heures de l'après-midi, nous avions doublé la pointe du
Drammond, et nous nous présentions à l'entrée de la rade d'Agay.
......................................................................
  (_Lire p. 65_, La rade d'Agay... _à p. 69_, autour d'eux.)


_22 juillet._--Quitté le Havre à six heures du matin, par bon vent
nord-nord-est.

A huit heures la brise fraîchissant, j'ai fait amener le flèche, ne
gardant que la misaine et le foc, et j'ai louvoyé sans m'éloigner à
plus de cinq milles de terre.

A dix heures, le vent tomba comme je me trouvais par le travers de
Saint-Jouin, non loin du cap d'Antifer, et je jetai l'ancre pour me
faire conduire à la côte, monter la Valeuse et déjeuner à l'auberge
bien connue d'Ernestine.

Les rochers de Saint-Jouin sont les plus beaux de toute cette côte nord
de la France. On dirait des ruines de châteaux forts écroulés avec la
falaise. Et les sources jaillissent au milieu de ces éboulements.

Au milieu de la dure montée, un étroit sentier grimpe sur le flanc de
la falaise droite et blanche; un filet d'eau claire et glacée jaillit
d'un trou et arrose en dévalant un joli tapis de cresson.

Près de cette fontaine charmante, on a placé un banc de bois où l'on
s'arrête, où l'on se repose, où l'on boit dans le creux de la main en
dominant la mer, la longue ligne des côtes et, à ses pieds, le chaos
des roches tombées. Sur ce banc, de loin, j'avais aperçu deux êtres. En
approchant, je vis qu'ils se tenaient les mains, au mouvement qu'ils
firent pour les séparer. Quand je fus encore plus près, je la reconnus
tout à coup, elle!

Mais lui?... Lui, c'était un autre.

Une heure plus tard, comme nous avions encore déjeuné dans la même
salle, et comme je causais avec la patronne, une amie, je lui demandai:

--Quelle est donc cette jeune femme, là-bas?

--Comment! vous ne la connaissez pas? Mais d'où sortez-vous? C'est la
petite Jeanne Riga, du Vaudeville.

--Ah! Et le monsieur?

--Oh! lui... je ne sais point.

Et comme je retournais à mon bord, avec une joie égoïste je songeais
à cette comédienne de l'amour qui jouait si bien, si bien, cette
comédie-là, qu'elle m'avait rendu tout triste, un soir. Et je plaignais
ceux pour qui elle la jouait si bien.
......................................................................



TABLE DES MATIÈRES.


                                         Pages.

  Sur l'Eau                                   1

  Blanc et Bleu (_inédit_)                  181

  Livre de bord (_inédit_)                  193



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 21" ***

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