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Title: Mousseline
Author: Sandre, Thierry
Language: French
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       *       *       *       *       *



                       BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON

                            THIERRY SANDRE

                              MOUSSELINE

                                 ROMAN

                       [Illustration: colophon]

                                AMIENS
                        LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE

                          7, RUE DELAMBRE, 7

                                 1924

VINGTIÈME MILLE



                              MOUSSELINE

                            DU MÊME AUTEUR:


    VERS:

    _Le Fer et la Flamme_ (1919. Librairie PERRIN.)
    _Fleurs du Désert_ (1921. A. MESSEIN.)


    ESSAIS:

    _Le Purgatoire_, souvenirs d’Allemagne. (1924. E. MALFÈRE.)
    _Apologie pour les Nouveaux-Riches._ (1921. A. MESSEIN.)


    ROMANS:

    _Mienne._ (1923. E. MALFÈRE.)
    _Le Chèvrefeuille._ (1924. N. R. F.)
    _Monsieur Jules._ (1924. ALBIN MICHEL.)


    TRADUCTIONS:

    JEAN SECOND: _Le livre des Baisers_. (1922. E. MALFÈRE.)
    JOACHIM DU BELLAY: _Les amours de Faustine_. (1923. IBID.)
    MUSÉE: _La touchante aventure de Héro et Léandre_. (1924. IBID.)
    ATHÉNÉE: _Le chapitre treize_. (1924. IBID.)
    RUFIN: _Epigrammes_. (1922. A. MESSEIN.)
    SULPICIA: _Tablettes d’une Amoureuse_. (1922. Ed. CHAMPION.)
    ZAÏDAN: _Al Abbassa_, roman. (1912. FONTEMOING.)
      --    _Allah veuille!_ roman (1924. E. FLAMMARION.)


    EN PRÉPARATION:

    _Le pays de tous les mirages_, essai.
    _Vie de Socrate._
    _L’histoire merveilleuse de Robert le Diable._
    _Poésies complètes, de_ MÉLÉAGRE.
    _Daphnis et Chloé_, traduction.
    _L’Algérienne_, roman (E. MALFÈRE.)
    _L’Églantine_, roman. (N. R. F.)
    _Samothrace_, roman (ALBIN MICHEL.)

                   *       *       *       *       *


                       BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON

                            THIERRY SANDRE


                              MOUSSELINE

                               --ROMAN--

                                 --«J’ai tout donné pour rien.»
                                            THÉOPHILE GAUTIER


                                AMIENS
                        LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
                          7, RUE DELAMBRE, 7

                                 1924

Vingtième mille.



                        JUSTIFICATION DU TIRAGE


                 Il a été tiré:

  10 exemplaires sur Chine, numérotés de 1 à 10.
  30 exemplaires sur Madagascar, numérotés de 11 à 40.
  30 exemplaires sur Hollande, numérotés de 41 à 70.
  30 exemplaires sur Lafuma, numérotés de 71 à 100.
  50 exemplaires sur papier Saumon (Hors commerce).
1000 exemplaires en édition originale, sous couverture blanche.



                             A LA MÉMOIRE

                                  DE

                              HENRY CÉARD

                          POÈTE ET ROMANCIER
                              (1851-1924)

                             EN TÉMOIGNAGE
                           D’UNE ADMIRATION
                          ET D’UNE GRATITUDE
                          QU’IL EMPORTA SANS
                               LE SAVOIR



                              MOUSSELINE

                                 --«J’ai tout donné pour rien.»
                                            THÉOPHILE GAUTIER



I


Le long de la grille du chemin de fer, le père Trébuc faisait les cent
pas. Il marchait lentement, les mains derrière le dos, la tête droite,
le képi bien planté, en homme consciencieux qui sait comment il doit se
tenir, même si on ne l’observe pas.

--Service, service, répondait-il aux amis qui le taquinaient là-dessus.

Et, chaque fois qu’il leur opposait cette réponse, il se rappelait qu’il
avait connu un service plus dur et une discipline plus rigoureuse. Et,
d’un geste familier, il touchait, sans en avoir l’air, comme pour
lui-même, les trois médailles qui paraient sa tunique: celle de
Madagascar, celle de Chine, et la plus précieuse, la dernière gagnée,
la Militaire. Un tel pavois signifiait assez que le père Trébuc, ancien
sergent d’infanterie de marine, conservait sans peine une allure
martiale sous son uniforme de gardien de square. Quiconque en effet
porta l’ancre fameuse au col de sa capote, en demeure à jamais marqué
d’un cachet particulier.

Entre tous les gardiens du square des Batignolles, on distinguait à
première vue le père Trébuc. Lui seul avait cette façon de marcher
lentement, mais avec une correction parfaite, et sans paraître
s’acquitter d’une corvée, de la grille du chemin de fer au Commissariat
de police ou du Pont Cardinet à la station des autobus, en contournant
l’inévitable kiosque à musique.

--Belle journée, père Trébuc! disait en passant l’abbé Peluge, vicaire
de Sainte-Marie, toujours pressé.

--Belle journée, répondait le père Trébuc, en levant la main vers son
képi.

Depuis que tant de gens lui répétaient depuis tant d’années de
semblables paroles, il ne se mettait guère en frais de conversation. Il
se contentait d’être poli pour tout le monde. N’était-il pas en somme,
dans ce jardin public, au service de tout le monde?

Il ne sortait de sa réserve que devant M. le Commissaire, qui aimait à
l’interroger parfois sur ses campagnes, et devant certains locataires de
sa maison.

Ce matin-là, précisément, le locataire du premier ouvrait le portillon
du square au moment que le père Trébuc, arrivé au Pont Cardinet, allait
faire demi-tour.

--Belle journée, père Trébuc!

--Belle journée, oui, Monsieur Forderaire.

--C’est le printemps!

--Dame, oui, Monsieur Forderaire. Nous avons déjà toutes nos feuilles.

Il montrait d’un grand geste la masse des arbres, comme si elle lui
appartenait.

Monsieur Forderaire s’était arrêté. Il assujettit son binocle et regarda
le père Trébuc.

--On dirait que ça vous rajeunit, fit-il, tout ce printemps de votre
domaine.

--Hé! je ne refuserais pas.

--Vous n’êtes pas si vieux, père Trébuc?

--Les deux cinq, Monsieur, ça commence à compter.

--Vous voulez rire?

Monsieur Forderaire, prêt à rompre, assujettissait derechef son
binocle.

--Madame Forderaire va bien? demanda le père Trébuc. Mademoiselle
Suzanne aussi?

--Très bien, très bien, père Trébuc. Tous mes remerciements.

--Allons, tant mieux.

--Au revoir, père Trébuc.

--Au revoir, Monsieur.

Le père Trébuc leva la main vers son képi. Un instant immobile, il
regarda le passant qui s’éloignait.

--Il est plus jeune que moi, songeait-il.

Puis, à mi-voix:

--Sa fille a le même âge que la mienne.

Et il sourit, car il souriait toujours quand il pensait à sa fille.

Un train de banlieue, roulant à ses pieds dans la tranchée sonore de la
rue de Rome, soudain siffla. Réveillé, le père Trébuc se remit en
marche, lentement, les mains derrière le dos, la tête droite. Direction:
le kiosque à musique.



II


Si, ce matin-là, le père Trébuc se sentait tout content des premières
tiédeurs de l’année, en homme qui est contraint de vivre dehors sans
jamais s’occuper de l’état du ciel, madame Trébuc maugréait contre ces
premières chaleurs d’avril.

--Me voilà déjà trempée! disait-elle en ramassant sa pelle et sa brosse,
et je ne suis qu’au palier du troisième!

Cependant elle s’effaçait, pour laisser descendre la femme de chambre du
quatrième à droite.

--Sûr, dit la femme de chambre, que c’est pas drôle tous les jours,
d’être concierge.

Elle se croyait évidemment d’un rang supérieur. Mais la mère Trébuc, qui
n’aimait pas qu’on la nommât la mère Trébuc, n’aimait pas non plus
qu’on la plaignît. Elle se redressa.

--Mademoiselle Jeanne, dit-elle, c’est jamais drôle de travailler à la
sueur de son front. Mais je vais vous dire une chose, parce que vous
êtes jeune: c’est pas plus drôle de balayer les escaliers que de vider
le pot de chambre de Madame, ou de mener la Choute à ses petites
ordures.

Mademoiselle Jeanne menait en effet la Choute de sa maîtresse où disait
la mère Trébuc. Elle ne riposta point.

--Vous fâchez pas, Mame Trébuc.

--Je me fâche pas, je vous réponds.

Penaude, l’autre fila, poussant la Choute d’un coup de pied. C’est
qu’elle était l’obligée de la mère Trébuc, qui fermait les yeux sur les
déportements nocturnes de la jeune femme de chambre du quatrième à
droite.

Il avait suffi de la maladresse de cette Jeanne pour que la mère Trébuc
cessât de maugréer contre sa tâche.

En réalité, elle n’était point paresseuse. Elle méprisait les gens qui
gagnaient leur vie on ne sait trop comment, ou plutôt on sait trop
comment, car une concierge sait presque tout. Néanmoins, elle n’était
pas méchante. Aussi ne s’attardait-elle guère aux mauvaises pensées.

--Les affaires d’autrui... avait-elle coutume d’émettre, quand la
tentation était excessive. Et elle n’achevait pas son indulgente
sentence. Elle savait que la vie est difficile, et qu’il est difficile
de demeurer honnête. Mais elle n’excusait pas ceux qui succombent.

--Les affaires d’autrui...

La mère Trébuc ne s’inquiétait que des siennes, qui étaient d’abord
celles de sa fille.

Au fait, sa fille n’était pas encore descendue.

--Quelle heure est-il? se demanda la mère Trébuc. Sacrée gamine! Elle
s’est peut-être rendormie?

Mousseline avait sa chambre au sixième étage, la loge de la concierge
n’étant que d’une pièce. La mère Trébuc, en hâte, monta.

Mais Mousseline ne dormait point. Du bout du couloir, on entendait une
voix fraîche qui chantait la scie à la mode:

   --_Dans la vie faut pas s’en faire;_
         _Moi, je n’ m’en fais pas..._

La mère Trébuc ouvrit la porte: debout à sa fenêtre qui donnait sur la
rue, Mousseline, le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, la figure
poudrée, les lèvres peintes, Mousseline tranquillement se polissait les
ongles.

--Eh bien, Moumousse! fit la mère. Et ton bureau?

--J’y vais, Maman.

--Tu tournes, tu retournes, et tu ne pars pas.

--Mais, Maman, il n’est que neuf heures moins vingt.

--Tu es sûre?

--Tiens, vois.

Et elle haussa sous le nez de sa mère la petite montre de métal doré
qu’elle portait en bracelet.

--Bon, bon, dit la mère Trébuc rassérénée, mais ne t’amuse pas.

--Là, je les mets.

Mousseline rangea le polissoir, se regarda une dernière fois dans la
glace de sa table de toilette, se planta devant sa mère, lui posa les
mains sur les épaules, et, très tendre:

--L’est belle, ta fille?:

La mère éclata de rire, pour ne pas avouer.

--Allons, dépêche-toi, grande gosse! conclut-elle en dénouant
l’étreinte.

Et Mousseline se dépêcha, non sans reprendre aussitôt une autre chanson,
qui chantait que c’est jeune et que ça ne sait pas, tandis que la mère
Trébuc souriait d’aise.



III


Un gardien de square a dans la matinée assez de loisirs pour
s’abandonner à toutes les réflexions qui peuvent le solliciter au hasard
de sa promenade monotone. Le père Trébuc, lui, n’étant plus jeune et
ayant voyagé, ruminait de préférence des souvenirs.

Ses souvenirs! Ils n’intéressaient presque plus que lui. C’était une
autre raison pour qu’il s’y attachât. Longtemps, il les avait ravivés
devant des camarades, chez le marchand de vins de la rue Boursault, à
l’heure de l’apéritif, ou le soir, dans la loge étroite de la rue
Legendre, pour des amis venus prendre le café ou pour les domestiques de
la maison qui l’écoutaient habilement. Madagascar et la Chine
intéressaient les gens autrefois, avant 1914. Lorsqu’on vivait en paix
et qu’on était assuré de ne pas connaître ces jours de 1870 déjà si
lointains, si nébuleux, si préhistoriques, on considérait avec respect
le père Trébuc qui s’était battu contre des sauvages, qui avait tiré des
coups de fusil, donné l’assaut à l’arme blanche, brûlé des villes, et
commis maintes autres prouesses dont on s’égayait sans insister, à cause
des enfants. Mais, depuis 1914, le prestige du père Trébuc avait
disparu. Le père Trébuc s’en rendait compte. Il ne parlait plus de ses
guerres. N’ayant fait que celles-là, malgré son regret d’être né trop
tôt, il ruminait tout seul ses souvenirs démodés. Ils étaient de sa
jeunesse. Le père Trébuc n’en exhalait pourtant aucune amertume.

--C’est vrai que ça me rajeunit, tout ce printemps, songeait-il après le
passage de monsieur Forderaire, qui le taquinait sans aigreur à chaque
rencontre.

Tant de romances ont fait rimer printemps avec vingt-ans!
Inévitablement, le père Trébuc se revoyait tel qu’il était à sa
vingtième année.

Sa vingtième année? Comment ne lui en souviendrait-il pas? Le père
Trébuc, qui était alors pour tout le monde le gars Ernest, avait fait
alors, comme tout le monde, le voyage de Paris. L’exposition Universelle
de 1889, le Champ de Mars avec ses magnifiques palais éphémères, la
Tour Eiffel dont il avait rapporté chez lui une réduction en plomb
argenté qu’il possédait encore, comment pourrait-il oublier que ces
merveilles avaient tout à coup dirigé sa vie?

Trois mois auparavant, en effet, un gros chagrin...

--Belle journée, père Trébuc!

--Belle journée.

Mademoiselle Jeanne, la femme de chambre du quatrième à droite, tenait
en laisse la Choute de sa maîtresse. Elle s’arrêta, interrompant les
souvenirs du père Trébuc, parce que la petite chienne reconnaissait le
concierge et lui sautait aux jambes.

--Choute! Veux-tu!

Elle tirait sur la laisse.

--Hé! s’écria le père Trébuc, débonnaire et guilleret. C’est le
printemps, Mademoiselle Jeanne.

Elle eut un large sourire. Puis, minaudant:

--Vous allez dire encore des bêtises?

--Vous préférez qu’on en fasse?

--Voulez-vous!

Elle feignait d’être offensée. Mais la petite chienne l’entraînait. Le
père Trébuc n’eut pas le temps de poursuivre. Il venait aussi
d’apercevoir sa fille qui arrivait, prompte, légère, le chapeau enfoncé
jusqu’aux sourcils, la figure poudrée, les lèvres rouges, les yeux
francs, l’air décidé.

Tous les matins, Mousseline embrassait son père avant de partir pour son
bureau. Tous les matins, il l’attendait au portillon du square qui
s’ouvre près de la station des autobus.

--Bonjour, la Fille.

--Bonjour, Papa.

--Ça va?

--Ça va. Toi aussi?

--Ça va.

Presque jamais ils n’en disaient davantage. Presque toujours, au même
instant, un moteur se mettait à ronfler, et le contrôleur, sortant du
poste, criait:

--Allons, père Trébuc! Quand vous voudrez!

Deux baisers. Deux adieux. Mousseline bondissait sur la plate-forme de
l’autobus. Un coup de timbre. La voiture démarrait. Mousseline était
partie.

Le père Trébuc la suivait de yeux, et rentrait dans son square.



IV


Parmi tous ses locataires, la mère Trébuc avait une estime plus profonde
pour madame Loissel, qui n’occupait qu’une chambre au sixième.

Madame Loissel portait en hiver un manteau de loutre très fatigué et,
quand la saison l’y obligeait enfin, des robes qui avaient apparemment
été des robes d’un certain prix. Mais, comme les souvenirs du père
Trébuc, les robes de madame Loissel étaient fort démodées. Et l’on
s’étonnait qu’ainsi vêtue madame Loissel ne semblât pas grotesque.
Est-ce à cause de ses yeux douloureux? Elle imposait, bien qu’elle ne
fût pas fière.

Jadis,--elle disait jadis, elle ne disait pas autrefois,--elle avait été
une femme heureuse. Avec son mari et son fils, elle avait habité au
premier étage de cette maison où elle n’occupait plus qu’une chambre au
sixième,--la chambre de sa cuisinière de jadis. Le mari avait réalisé
une fortune suffisante pour que le fils n’eût rien à craindre d’un
avenir qui s’annonçait facile. Mais le fils, mobilisé dès le troisième
jour de la guerre, était tombé à Morhange. Découragé, le père avait
négligé ses affaires, vendu son fonds, et, touché au plus vif, renonçant
à tout, était mort finalement quand il sut que la révolution russe lui
arrachait la quasi totalité de ses revenus. Mal conseillée au milieu de
sa peine, madame Loissel se trouva soudain ruinée, ou peu s’en faut, et
seule. Elle continua de vivre sans comprendre comment ni pourquoi. Elle
ne parlait jamais de son bonheur anéanti. Elle évitait les autres
locataires, dont elle n’attendait rien. Elle ne faisait exception que
pour monsieur Daix, qui s’était battu pendant trois ans et n’avait
rapporté de la guerre que l’un de ses bras.

Avec la mère Trébuc, qui l’avait connue au temps de sa splendeur, elle
causait aussi volontiers, parce que la mère Trébuc était une brave
femme, honnête et serviable.

Tous les jours, quand elle montait au sixième pour mettre de l’ordre
dans la chambre de sa fille, la mère Trébuc frappait à la porte de
madame Loissel. Elle s’offrait. Il était rare que madame Loissel refusât
de lui laisser faire son marché: la mère Trébuc s’offrait avec trop
d’obligeance à la fois et de discrétion.

La mère Trébuc avait-elle une arrière-pensée et peut-être, par avance,
de la gratitude? Elle n’oubliait pas, bien qu’elle ne s’en ouvrît à
personne et surtout pas à sa Mousseline, que madame Loissel lui avait
dit, un jour:

--Votre fille, Madame Trébuc, est une perle. Elle mérite de trouver un
bon mari. Et elle le trouvera, car elle le mérite.

La mère Trébuc avait rougi de plaisir. Madame Loissel avait ajouté:

--Savez-vous le mari qu’il lui faudrait? Il lui faudrait Monsieur Daix.

--Monsieur Daix!

C’était le mutilé du cinquième, un garçon timide et modeste, sans
famille, mais d’une situation trop haute pour qu’il épousât la fille
d’une concierge et d’un gardien de square.

La mère Trébuc s’était récriée.

--Et pourquoi donc? avait riposté madame Loissel. Il est employé de
banque? Mais votre fille est Mademoiselle Trébuc, dactylographe.

La mère Trébuc avait encore protesté, mais plus mollement.

Dès lors, chaque fois qu’elle songeait que sa fille se marierait à son
tour, elle se la représentait au bras de monsieur Daix, Madame Daix,
habitant au cinquième.

--Oui, mais, se disait-elle, je ne pourrais plus rester concierge dans
leur maison.

Or, le mardi, monsieur Daix passait la soirée chez madame Loissel. Et la
veille de ce jour-là, comme elle était d’elle-même revenue sur ce
mariage possible, madame Loissel avait promis à la mère Trébuc d’essayer
de tâter le terrain, pour voir.

Quand, ce matin-là, après le départ de sa fille qu’elle avait hâté, et
la chambre remise en ordre comme tous les matins, elle frappa ses deux
coups à la porte de madame Loissel, la mère Trébuc éprouva que son cœur
battait violemment.



V


La mère Trébuc n’avait pas dit à son mari que madame Loissel se
proposait de sonder monsieur Daix. Elle voulait réserver la surprise, au
cas de réussite. Mais le père Trébuc n’ignorait pas que madame Loissel,
qui avait eu tant de beau monde autour d’elle, leur faisait l’honneur de
juger que monsieur Daix, jeune homme plein de distinction, pouvait
épouser leur Mousseline, fille de concierges. Et le père Trébuc, flatté,
se serait mis en quatre pour madame Loissel, par gratitude.

Flatté, le père Trébuc? Il était donc orgueilleux? Peut-être, mais
plutôt satisfait, satisfait comme un homme qui a travaillé
consciencieusement et dont on reconnaît à la fin les efforts. Son père à
lui n’était qu’un simple pêcheur de Portrieux, mort en sabots dans son
trou de Bretagne. Mais lui, fils de pêcheur était devenu, après maints
voyages aux colonies, un fonctionnaire de la capitale. Et sa fille à
lui, sa Mousseline, dactylographe chargée de la correspondance chez un
gros marchand de tissus de la rue Gaillon, qui ne l’eût prise pour une
demoiselle de Paris, comme les autres? Elle gagnait de bons mois; elle
était sérieuse et gentille; elle portait bien la toilette; et que
souhaiterait de plus un jeune homme qui cherche une femme?

Tous les matins, en la regardant qui bondissait sur la plate-forme de
l’autobus, le père Trébuc était satisfait. Et il songeait que son père
et sa mère à lui auraient été satisfaits aussi et voire stupéfaits,
devant la petite-fille que sa femme et lui leur avaient donnée. Et il ne
glissait à l’orgueil que lorsqu’il songeait qu’une dame comme madame
Loissel pouvait concevoir pour Mousseline un mariage néanmoins plus beau
que ce qu’il osait quelquefois espérer.

--Et pourquoi non?

C’était la question perfide qu’il se posait.

Il ne l’acceptait pourtant pas sans en discuter. Évidemment, il savait
que, depuis la guerre, les filles à marier étaient plus nombreuses que
les garçons, et que les garçons, recherchés à leur tour, n’avaient que
l’embarras du choix. Objection grave, car il est certain qu’en ces
temps de vie chère, les garçons choisissaient les filles qui amènent au
ménage autre chose que leur gentillesse.

Alors le père Trébuc hésitait, doutait, se dépitait.

--De mon temps... songeait-il.

Et il soupirait sous l’épaisse verdure des arbres de son square, où il
marchait lentement, les mains derrière le dos, la tête droite, le képi
bien planté.

De son temps, on s’épousait d’abord par amour. Combien n’avait-il pas eu
de camarades qui ne s’étaient souciés que d’amour? Et lui-même, le père
Trébuc...

--Laissons! se disait-il. Y a maldonne. Je m’occupe de ma fille.

N’avait-elle pas de quoi plaire à ce Monsieur Daix? Ou désirait-il une
femme dans le genre de mademoiselle Lucienne Coupaud, qui devait se
marier le 28 avril avec un monsieur qu’on disait fort riche, et qui
venait la prendre tous les jours en taxi pour courir les dancinges, où
d’ailleurs il l’avait rencontrée?

--Imbécile! pensait le père Trébuc.

Puis, plutôt, il plaignait ce malheureux qui se jetait au-devant de
l’infortune. On ne lui avait donc pas dit que monsieur Coupaud,
locataire du troisième à droite, représentant de commerce si souvent
absent, avait découvert une nuit, en rentrant de Boulogne, un homme mort
dans le lit de madame Coupaud, et madame Coupaud et la petite Lucienne,
toutes deux en chemise, qui pleuraient d’angoisse au pied du lit? De
quoi madame Coupaud, saisie par la fièvre, était morte peu de temps
après, bien que ce n’eût pas été la première fois qu’un larron couchât
dans le lit conjugal. Et voilà qu’un gendre n’avait pas peur d’être,
comme le beau-père, cocu jusqu’à la gauche?

Rien de tel à craindre pour celui qui épouserait Mousseline. Elle ne
courait pas les dancinges, elle.

--Il ne manquerait plus que ça! pensait le père Trébuc, non sans qu’un
éclair de menace lui ouvrît brusquement les yeux.

Mais il souriait aussitôt, comme à regret d’une si noire pensée.

--Mousseline...

Mousseline était une brave fille, ayant de qui tenir. Dans le quartier,
nul qui le niât. Le père Trébuc le savait, et que certains pères en
étaient jaloux, et il souriait.



VI


Mademoiselle Jeanne, la femme de chambre du quatrième à droite, avait
raison: le métier de concierge n’est pas drôle.

A peine avait-elle frappé ses deux coups à la porte de madame Loissel,
la mère Trébuc, tout émue, s’arrêta: on l’appelait.

--... dame la concierge!

Elle ouvrit la fenêtre de la cour et, penchée:

--Je descends, répondit-elle.

Elle s’excusa auprès de madame Loissel, qui attendait sur le seuil de sa
chambre.

--C’est le chauffeur de Monsieur Marsouet. Je reviens tout de suite,
Madame Loissel. Pardonnez-moi.

Devant la loge, deux hommes guettaient l’arrivée de la concierge: le
chauffeur, et monsieur Marsouet, petit, gras, engoncé dans un lourd
raglan, le visage replet et glabre.

La mère Trébuc salua monsieur Marsouet avec déférence.

--Monsieur le Sénateur, pardonnez-moi, je...

--Pas de mal, mère Trébuc, pas de mal, dit monsieur Marsouet.

Il parlait en avalant ses phrases courtes, comme s’il n’avait le temps
de s’exprimer ni mieux, ni moins vite.

--Besoin de vous, dit-il.

--A votre disposition, Monsieur le Sénateur.

Et elle s’effaçait pour laisser entrer monsieur Marsouet et son
chauffeur.

Le chauffeur posa sur la table une petite caisse de bois. Monsieur
Marsouet se décoiffa.

--Un ciseau, mère Trébuc, commandait-il. Un ciseau et un marteau, je
vous prie.

D’un tiroir du buffet, la mère Trébuc ramena les outils l’un après
l’autre. Le chauffeur, s’en emparant, commença de faire sauter le
couvercle de la boîte.

--Un plat, commanda derechef monsieur Marsouet.

La mère Trébuc obéit.

La caisse était pleine d’huîtres. La mère Trébuc regardait.

--C’est du nanan, ça, hein! dit le sénateur.

Et il se mit à compter lui-même les huîtres qu’il dressait sur le plat.

La mère Trébuc ne disait rien.

Le crâne de monsieur Marsouet, incliné, luisait, rose au milieu d’un
croissant de cheveux blancs coupés ras.

--... quatorze, quinze...

Le chauffeur sortit.

--... vingt-deux, vingt-trois... Monsieur Baquier est chez lui? demanda
monsieur Marsouet.

--Monsieur, Madame et Mademoiselle sont là-haut, oui, Monsieur le
Sénateur.

--... trente, trente et un... La Choute a fait sa promenade?

--Elle y est justement, Monsieur le Sénateur.

--Bon, bon... Trente-cinq et trente-six... Voilà pour vous, mère Trébuc.

Haussant le plat, il le tendit à la mère Trébuc. Elle remercia du mieux
qu’elle put, répétant les Monsieur-le-Sénateur avec complaisance.

--Bon, dit le sénateur. Là-dessus, mère Trébuc, au revoir. Je grimpe.

Et, la caisse d’huîtres désormais sans couvercle entre les mains, petit,
gras, sympathique, et de si peu ridicule, le sénateur se dirigea vers
l’escalier. Le chauffeur suivait, les bras chargés d’une poularde,
d’une langouste, et de trois ou quatre paquets ficelés, qu’il était allé
prendre dans la limousine arrêtée au bord du trottoir.

La mère Trébuc rangea son plat d’huîtres dans le bas du buffet.

Elle était accoutumée aux générosités du sénateur. Monsieur Marsouet ne
venait que bien rarement chez les Baquier sans prélever au passage, pour
les Trébuc, quelque chose des friandises qu’il apportait aux Baquier. Il
venait ainsi deux ou trois fois par semaine. Il montait, s’annonçait
pour le déjeuner, donnait ses ordres, s’en allait, parfois seul, parfois
accompagné de mademoiselle Baquier, qui était une grande et svelte femme
proche de la trentaine, puis reparaissait à midi et demi.

Mademoiselle Baquier avait un collier de perles, un manteau de zibeline,
trois ou quatre robes et autant de chapeaux par saison, une cuisinière
et une femme de chambre. Elle demeurait avec ses parents. La mère
saluait des yeux le concierge. Le père, vieillard discret, était un
ancien sous-chef de bureau du Ministère de la Marine. Monsieur, madame
et mademoiselle Baquier vivaient de la pension de retraite de monsieur
Baquier. Monsieur Marsouet les aimait fort. Mais, comme mademoiselle
Baquier ressemblait de façon frappante à monsieur Baquier, on n’y avait
rien à redire, car monsieur Marsouet, sénateur et gendre d’un ministre,
avait deux fils, tous deux députés, qui ne venaient jamais rue Legendre.

La mère Trébuc, dont l’admiration pour madame Loissel était profonde, et
qui ne se plaisait pas aux commérages, ne disait rien à personne des
Baquier, ni de monsieur le Sénateur, qui avait des libéralités
irrésistibles.

Aussi, délivrée du sénateur, ne se perdit-elle pas en réflexions. Un
souci plus important la rappelait là-haut, au sixième, chez madame
Loissel, femme pauvre et digne. Elle y monta sans retard, par l’escalier
de service.



VII


Reprochera-t-on à la mère Trébuc la complaisance, ou l’indifférence si
l’on préfère, qu’elle montrait quant à la famille Baquier, alors qu’elle
n’avait que sévérité pour les bonnes du sixième étage, et,
particulièrement pour mademoiselle Jeanne, femme de chambre de ces
Baquier? Mais on perdrait de vue que la mère Trébuc était concierge à
Batignolles, dans le quartier de l’église Sainte-Marie, encore qu’il
soit un peu partout commun qu’on ait moins de faiblesse à l’égard de ses
inférieurs qu’à l’égard de ses supérieurs. Et la mère Trébuc n’était pas
un personnage d’exception.

Ce quartier de l’église Sainte-Marie, à Batignolles, est provincial en
diable. Il n’a pas le pittoresque de certaines rues du vieux Paris, car
il n’est pas vieux, ni l’air de fièvre des quartiers populaires de
Grenelle ou de Montmartre où grouille tant de misère ardente, ni
davantage le calme attristant des larges avenues des quartiers riches.
Batignolles n’est ni riche ni pauvre, ou cache ses riches et ses
pauvres, qui semblent se rejoindre en une médiocrité uniforme. On
n’oserait pas s’y faire construire un hôtel, par pudeur; et on n’y a
jamais ouvert commerce d’arlequins. On y compte sans peine les
communistes et les royalistes: on y est en masse républicain modéré. On
y compte aussi les chapeaux de soie et les casquettes: le melon domine.
C’est un quartier de petits bourgeois, de petits rentiers, de petits
fonctionnaires; et la prostitution même ne s’y étale pas. Cela sent la
province, la ville d’importance moyenne. Ce n’est ni beau, ni laid.
Mais, les maisons n’y étant pas surpeuplées, tous les gens du quartier
se connaissent entre eux, ou à peu près, au moins de vue, se regardent,
souvent sans se saluer, se jugent à la mine, s’épient, se surveillent.
Ainsi le scandale y est-il très rare, puisque chacun ne s’évertue qu’à
l’éviter.

Pareille à toutes les concierges des Batignolles, qui ne sont ni
arrogantes comme dans le XVIᵉ arrondissement, ni tracassières comme dans
le XIXᵉ, la mère Trébuc, née bretonne et devenue batignollaise, avait à
la fois les vertus et les défauts des Batignollais. L’air autour de
l’église Sainte-Marie est paisible. La mère Trébuc, qu’il séduisit parce
qu’il ne la violenta pas, n’avait pas eu de peine à s’y habituer. Tout
de suite le quartier des Batignolles lui était apparu comme le quartier
idéal.

Quant au père Trébuc, qui avait roulé par le monde et qui de temps en
temps allait se promener au hasard à travers la capitale, il ne revenait
jamais chez lui, rue Legendre, sans se réjouir d’être gardien du square
des Batignolles plutôt que des Buttes-Chaumont ou du Parc Monceau. Ici,
parmi trop d’élégances et de richesse, la vie eût été trop difficile,
car il ne faut pas offrir à une enfant de pauvres, tout honnêtes qu’ils
sont, le spectacle du luxe inaccessible. Et là, aux Buttes-Chaumont, par
exemple:

--C’est trop populaire, disait le père Trébuc. Il y a de la promiscuité.

A Batignolles au contraire tout était pour le mieux. Mousseline,
fillette grandissant sous les yeux de son père dans un jardin salubre,
ne pouvait que subir sans gêne la direction de ses parents. Les parents
furent récompensés. Mousseline à vingt ans était une jeune fille
modeste, avenante, gaie, habile à se chiffonner une robe, sachant faire
la cuisine, instruite au surplus, car elle avait son certificat
d’études, et elle était dactylographe, gagnant de bons mois, comme
disait son père, ce qui lui permettait d’aider ses parents. Ponctuelle
avec cela, elle rentrait à heure fixe de son bureau.

--Un brin paresseuse au réveil pourtant, objectait la mère Trébuc, quand
elle et le père Trébuc discutaient à voix basse de ce mariage que madame
Loissel croyait possible.

--Hé! répondait le père. Faut bien qu’elle ait un défaut: elle serait
trop parfaite. En tout cas, la Maman, tu ne diras pas qu’elle n’est pas
docile, ta fille?

--Ça, c’est vrai, avouait la mère Trébuc.

Et il lui revenait à point que Mousseline s’était résignée à ne pas se
couper les cheveux à la Jeanne d’Arc, quand toutes les filles se les
coupaient ainsi.

--Avoue que j’avais raison, disait le père Trébuc: ça fait mauvais
genre.

Depuis que sa fille était une jeune fille, tout tenait pour lui dans ces
quatre mots:

--Ça fait mauvais genre.



VIII


--Qu’est-ce qu’y a qui ne va pas, la Maman? dit le père Trébuc en
dégrafant son ceinturon.

--Qu’est-ce que tu veux qu’y ait?

--Tu as l’air toute drôle.

--Toute drôle? Je n’ai rien du tout.

--Je croyais.

--Je te dis que j’ai rien. C’est de la fatigue et de la vieillerie, mon
pauvre Ernest. Avec ces premières chaleurs, ça me tue de faire les
escaliers comme je les fais.

--C’est vrai qu’on vieillit, dit-il.

Et il ne dit plus rien. Lui, pendant cette belle journée d’avril, il
s’était senti tout content, dehors, tantôt au soleil et tantôt à
l’ombre, dans son square plein de cris d’enfants.

--La Fille n’est pas rentrée?

--Pas encore. Tiens, ouvre le buffet, et travaille.

--Des huîtres! Où est le couteau?

--Dans le tiroir, à sa place.

Le père Trébuc n’insista pas. Puisque sa femme lui répondait sur ce ton
et demeurait devant le fourneau sans se déranger, il ne se trompait pas,
elle avait quelque chose. Il ne demanda pas si ces huîtres venaient de
monsieur Marsouet, le sénateur des Baquier. Il les ouvrit en silence.

--Rien pour moi, Madame Trébuc? lança une voix jeune par la porte
brutalement heurtée et poussée.

--Si, si. Y a des lettres.

La mère Trébuc, s’essuyant les mains à son tablier bleu, accourait du
fond de la loge.

--Y a aussi des imprimés, dit-elle.

Et elle remit son courrier à mademoiselle Baudetrot, locataire du
troisième à gauche, qui était sage-femme et partait le matin, avant
l’arrivée du facteur, pour la maison de santé où elle exerçait.

Mademoiselle Baudetrot regardait ses enveloppes.

--Dites, Madame, fit la mère Trébuc, y a Monsieur Daix qui n’est pas
bien.

--Ah! exclamèrent ensemble le père Trébuc et la sage-femme.

--Paraît qu’il a pris froid dans l’autobus, rapport à une fenêtre
ouverte. Alors il tousse et il a de la fièvre.

--Tu l’as vu? demanda le père Trébuc.

--C’est madame Loissel qui me l’a dit. Elle dit comme ça que ça doit
être la grippe.

--Je verrai, décida la sage-femme. Avec ces anciens combattants, le
moindre rhume peut devenir mortel. Il suffit qu’ils aient été gazés, et
c’est le cas de Monsieur Daix, je crois.

--C’est un bien brave Monsieur, dit la mère Trébuc.

--Je verrai ça, répéta la sage-femme. Merci de m’avoir prévenue, Madame
Trébuc.

--Pas de quoi, Madame. C’est moi qui vous remercie.

--De rien, de rien.

Mademoiselle Baudetrot fit claquer la porte en s’en allant: elle avait
des gestes brusques.

Mais le père Trébuc n’eut pas le loisir d’interroger sa femme. Une auto
stoppait devant la maison.

--Monsieur Marsouet, dit-il.

Mademoiselle Baquier passa rapidement sans tourner la tête, tandis que
le sénateur, qui la suivait, soulevait son chapeau vers la concierge
aperçue.

Au même moment l’auto démarrait, et Mousseline poussait à son tour, mais
sans brusquerie, elle, la porte de la loge.

--Bonjour, Papa! Bonjour, Maman!

Et des baisers, et tout de suite de la joie.

--Des huîtres! Veine alors! C’est le père Marsouet?

--Mousseline! gronda la mère Trébuc.

--En voilà des façons! ajouta le père. En voilà un genre!

Mousseline se mordit les lèvres.

--Tu sais bien qu’à cette heure-ci nous ne sommes pas chez nous! reprit
le père Trébuc. Tu sais bien que tout le monde rentre à cette heure-ci!

--Le ferai plus, affirma Mousseline d’un air penaud et puéril.

Et elle regardait vers la porte, comme si elle craignait d’y voir
apparaître un importun.

Quelqu’un passa, en effet, qui souleva son feutre, un jeune homme, le
petit locataire du quatrième à gauche, monsieur Jaulet, musicien, sa
boîte à violon sous le bras.

Mousseline cessa de regarder vers la porte.

--Monsieur Daix est malade, commença la mère Trébuc.

--Ah! fit Mousseline, sans plus.

Puis:

--Si j’avais su qu’on mangerait des huîtres, j’aurais rapporté un
citron. J’en ai vu, plein une voiture, à quatre sous, devant la mairie.

--Je les aime mieux nature, dit le père Trébuc.

--Moi non, dit Mousseline.



IX


Mousseline reprenait son travail à deux heures. Mais, l’après-midi, le
père Trébuc n’assistait pas à son départ. Il y avait trop de gens à la
station des autobus, et le père Trébuc estimait qu’il n’est sans doute
pas très convenable que même un père embrasse sa fille devant tant de
curieux, comme si elle s’embarquait pour la Chine.

--Le monde est si bête! pensait-il.

Et il ajoutait quelquefois:

--Et si méchant!

Le matin au contraire, après ce long arrêt et cette absence que la nuit
marque entre un jour et le suivant, il est naturel qu’une fille embrasse
son père avant de se rendre à son bureau. Le père n’a-t-il pas besoin de
constater que sa fille est bien telle au réveil qu’elle était en se
couchant? Et davantage peut-être n’a-t-il pas besoin d’admirer que cette
fraîche et tendre jeune fille qui s’en va, soit sa fille? Le matin, les
gens et le monde pouvaient faire toutes les réflexions qu’il leur
plairait: le contentement du père Trébuc éclipsait son habituel souci
des convenances.

Au reste, l’après-midi, le service du père Trébuc exigeait une attention
plus grande. Le square était envahi par les enfants, et un bon gardien
doit s’imposer une vigilance sérieuse.

Oh! les enfants ne sont pas si terribles que l’imaginent ceux qui n’en
ont pas. Quand ils arrachent une fleur d’un massif ou quand ils
piétinent un gazon, ils ne le font que tacitement autorisés, sinon
poussés, par leurs parents. Dans un square, un gardien doit, plutôt que
les gosses, surveiller mères, gouvernantes et nourrices, et bref les
femmes, mais plus encore les hommes. Il n’est guère de jardin public, en
effet, où l’on ne trouve sur un banc un couple d’amoureux, et il n’est
guère d’amoureux qui n’oublient sur leur banc qu’ils ne sont pas seuls
dans un paradis désert. C’est au gardien de les rappeler à la pudeur, à
cause des enfants.

--Faut ouvrir l’œil, disait le père Trébuc.

Et il ouvrait le sien avec d’autant plus de zèle qu’il savait, pour les
avoir trompés lui-même, à Brest par exemple, et à Rochefort, comment les
amoureux trompent les gardiens de square. Et puis sa Mousseline à lui
avait grandi dans ce square des Batignolles: à la protéger, le père
Trébuc était devenu le protecteur de tous les enfants. Les amoureux ne
se risquaient pas deux fois dans son square. Ou, connaissant le gardien,
ils s’écartaient l’un de l’autre sur leur banc, dès qu’ils apercevaient
de loin le père Trébuc qui marchait lentement vers eux, les mains
derrière le dos, la tête droite, le képi bien planté.

Ce jour-là néanmoins, le père Trébuc ne se sentait pas enclin à une
rigueur excessive.

La mère Trébuc l’avait un peu assombri, avec les mauvaises nouvelles
qu’elle rapportait de ce pauvre monsieur Daix, un si brave garçon.

--Vois-tu qu’il meure? se disait-il. Adieu le mariage! Y aurait
maldonne.

Il ne songeait pas que rien jusqu’alors n’avait été plus problématique,
même à ses yeux, que ce mariage. Il n’y songeait plus, parce que, malgré
ses premiers doutes, il considérait que les plus fortes chances
s’éloignaient. En se représentant que monsieur Daix pût mourir, il
comprenait qu’un beau rêve était en péril.

Le père Trébuc, dans les allées de son square envahi par les enfants,
regardait droit devant lui, au-delà de ce petit peuple dont il était le
protecteur, au-delà de ce printemps déjà tiède, vers l’avenir de sa
pauvre Mousseline.

Un enfant qui courait faillit tomber sur lui. Le père Trébuc tendit les
bras. L’enfant leva la tête, et, revenu de sa peur:

--Pardon, grand-père! dit-il.

Grand-père. Oui. Quelques gamins le nommaient grand-père. Il ne s’en
fâchait jamais, il ne le remarquait peut-être pas. Pour la première
fois, il entendit qu’un enfant le nommait grand-père.

Mais l’enfant fuyait.

Le père Trébuc, debout au milieu de l’allée, les mains à demi-tendues en
avant, demeura interdit.

--Grand-père!

L’enfant avait disparu.



X


Le même jour, vers quatre heures, madame Loissel, avant de sortir,
s’était arrêtée devant la loge de la mère Trébuc.

Elle avait des nouvelles du malade. Il était calme, il reposait.
Mademoiselle Baudetrot, la sage-femme, qui savait soigner les hommes,
ayant été pendant quatre ans infirmière sur le front, espérait que la
grippe serait bénigne.

Sa femme de ménage ne devant revenir qu’à sept heures, monsieur Daix
priait la mère Trébuc de lui acheter l’_Intransigeant_, et de le lui
monter, dès que les journaux du soir arriveraient dans le quartier.

--Surtout, m’a-t-il dit, que Madame Trébuc prenne la troisième édition.

--Je ne l’aurai pas avant six heures.

--Eh bien! à six heures.

La mère Trébuc semblait contrite de ne pas pouvoir monter tout à
l’instant son journal à ce pauvre monsieur Daix.

--Voici sa clef, ajouta madame Loissel. Il vous prie de sonner trois
fois et d’entrer: il comprendra que c’est vous, avec _l’Intransigeant_.

--Il pense à tout! dit la mère Trébuc, pleine d’admiration.

--Preuve qu’il n’est pas trop gravement malade.

--Ça, c’est vrai. Quand on a la fièvre...

Elle s’interrompit. Une auto venait de stopper devant la maison, et une
trompe lançait des appels.

La mère Trébuc n’eut pas besoin de se déranger.

--Le fiancé de Mademoiselle Coupaud, annonça-t-elle, non sans un léger
dédain à peine perceptible pour quelqu’un qui ne la connût pas.

Tous les jours, vers quatre heures, il appelait ainsi sa fiancée, qui
l’attendait.

--Jolie façon d’appeler! observa madame Loissel. Les jeunes gens
d’aujourd’hui sont d’une insolence, en vérité!

--Que voulez-vous? dit la mère Trébuc. Les hommes sont comme sont les
femmes. Mademoiselle Coupaud n’a qu’à ne pas lui répondre, il montera
bien jusqu’au troisième pour la chercher, allez!

--Peut-être, Madame Trébuc. Il s’en fatiguerait peut-être. S’il a choisi
Mademoiselle Coupaud, elle a raison de ne pas le perdre; elle est
intelligente, cette petite.

Les appels de la trompe continuaient.

--Vous pouvez être tranquille que, pour pas le perdre, elle fera tout ce
qu’il voudra, allez, Madame Loissel, et autre chose aussi, allez. Du
moment qu’il est riche...

--Ah! l’argent! exclama sans aigreur madame Loissel.

Elles se turent. Elles avaient entendu s’ouvrir, puis se fermer, la
porte de l’escalier.

Une femme passa devant la loge en courant.

Presque aussitôt, dehors, la portière du taxi claquait, et la voiture
démarrait.

--En voilà jusqu’à sept heures à danser, dit la mère Trébuc.

--Cette jeunesse est sans pitié, murmura madame Loissel. Il faut qu’elle
n’ait pas de cœur pour s’amuser ainsi après une guerre pareille. Nous
avons perdu quinze cent mille hommes, Madame Trébuc, quinze cent mille
hommes jeunes, bien portants, bien solides, parce qu’on prenait les plus
beaux pour les tuer, et il y en a qui dansent!

--Et tant de misère, Madame Loissel!

Mais madame Loissel refusait de se plaindre. Comme si l’allusion de la
mère Trébuc lui échappait, elle répliqua, dure:

--Ces vainqueurs-là, Madame Trébuc, ils méritaient d’être vaincus.

La mère Trébuc ne répondit pas. Les yeux de madame Loissel se
mouillaient.

--Laissons! dit-elle courageusement.

Puis, changeant de ton:

--Savez-vous ce que vous devriez faire, Madame Trébuc?

--Quoi donc, Madame Loissel?

--Il y a là-haut un brave garçon, qui ne vivra peut-être pas bien vieux.
Il y a ici une brave petite fille, qui a eu de la vertu, à ne pas se
perdre au milieu de tous ces énergumènes. Voulez-vous un conseil?

La mère Trébuc était anxieuse.

--Au lieu de monter son _Intransigeant_ à ce garçon, tout à l’heure,
votre fille sera rentrée assez tôt? envoyez-le lui par votre fille.

--Oh! s’écria la mère Trébuc.

Elle était effarée.

--Quel mal y aurait-il? Ils ne se sont peut-être jamais parlé:
l’occasion est à saisir, poursuivit madame Loissel.

--Ça, je suis sûre qu’ils ne se sont jamais parlé. Ma fille ne se
permettrait pas...

--Vous le lui permettrez.

--Je ne peux pas, Madame Loissel, je ne peux pas. Non, vraiment. Si mon
mari le savait...

--Ne le lui dites pas.

--Non, non, Madame Loissel, je vous jure. Il le saurait. Je ne peux pas,
ça ne serait pas convenable.

--Vous avez tort, Madame Trébuc.

Mais la mère Trébuc hochait la tête, tandis que madame Loissel,
affirmant, de la tête aussi, que la mère Trébuc avait tort, s’en allait
enfin, sans un mot de plus.



XI


L’après-midi, au milieu de la nombreuse marmaille de son square, le père
Trébuc n’avait guère le temps de s’abandonner à des pensées suivies.
Trop d’incidents sollicitaient sa présence, tantôt à gauche, tantôt à
droite, ici, là-bas, ici de nouveau, puis plus loin. Tantôt il revoyait,
après maladie, une mère qui poussait deux jumeaux dans la même voiture,
et il s’intéressait poliment aux explications qu’on lui fournissait.
Tantôt il morigénait une nourrice qui, toute à la lecture du _Petit
Parisien_ ou du _Moniteur du Puy-de-Dôme_, ne remarquait pas que son
nourrisson, le cul à terre à dix mètres d’elle, suçait des cailloux. Ou
bien il ramassait un morceau de papier graisseux. Ailleurs, il essayait
de tirer les vers du nez à un individu qui lui semblait suspect.

--Faut ouvrir l’œil! disait-il. Sans ça, maldonne. Il y a des saligauds
qui ne respectent rien.

Avec tant de soucis, le père Trébuc ne pouvait pas tourner sans cesse
dans sa tête l’idée du bonheur menacé de sa Mousseline. Quand il la
ressassait, il y ajoutait quelque espoir ou quelque crainte dont l’effet
détruisait toutes ses réflexions précédentes.

--Au fond, se dit-il, après avoir contemplé la ronde joyeuse de quatre
fillettes qui s’instruisaient à planter des choux de manières étranges
mais en chantant, au fond rien ne prouve que Monsieur Daix soit en
danger. Il en a vu de plus dures. Tout manchot qu’il est, ce pauvre
garçon, il est plus solide qu’on ne pense.

--Bonjour, père Trébuc!

C’était une gamine d’environ trois ans qui tranchait l’optimisme
naissant du père Trébuc.

Il se baissa, lui tapota la joue.

--Bonjour, Gigi.

Et il se releva, cherchant des yeux la maman de Ginette.

Sur un banc, à quelques pas, assis les cuisses écartées, le buste penché
en avant, les coudes aux genoux et les mains pendantes, un homme d’une
trentaine d’années, modestement vêtu, regardait la scène.

--Où est ta Maman? demanda le père Trébuc.

--L’est pas là, répondit la gamine.

--Monsieur! fit l’homme du banc.

Le père Trébuc s’approcha, salua.

--Va jouer, dit l’homme à la gamine qui s’approchait aussi.

Puis, au père Trébuc à mi-voix:

--Il ne faut pas lui parler de sa mère, Monsieur.

Le père Trébuc attendait.

--Elle est partie, dit l’homme, d’une voix blanche.

Il hésitait. Il ajouta:

--Vous comprenez, il vaut mieux que la petite ignore.

Le père Trébuc ne trouvait rien à dire. Il demanda:

--Vous êtes le père sans doute?

--Oui, dit l’autre. Comme c’est aujourd’hui mon jour de repos, j’ai mené
la petite au jardin. Les autres jours, je l’ai mise à la crèche.
Heureusement, elle est sage. Elle croit que sa mère est allée à la
campagne, chez mes parents.

Il donnait ces détails d’une voix plus ferme.

--Y a des malheurs partout, dit le père Trébuc, qui était fort
embarrassé.

--Elle avait des idées de grandeur, continua l’homme. Tant que la gosse
n’était pas née, ça marchait encore à peu près. Pour gagner plus, je
faisais des écritures, le soir, à la maison, pendant qu’elle dormait.
Seulement, depuis la naissance de la petite, ça ne suffisait plus. Ça
coûte cher, un enfant, aujourd’hui. Il faut se restreindre sur le reste.
Et puis, il fallait promener la gosse. Nous ne pouvions pas payer une
bonne. Alors, elle est partie.

Le buste penché en avant, coudes aux genoux, mains pendantes et tête
basse, il avait achevé de conter sa misère. De plus en plus embarrassé,
le père Trébuc lui serra l’épaule amicalement.

--Courage! dit-il. Vous avez la gosse, c’est une chance.

--Oui, oui, répondit l’homme, sans enthousiasme.

--Allons, au revoir! conclut le père Trébuc. Je vous laisse. Le service,
vous comprenez? Courage!

Et il s’éloigna de cet homme qu’il ne savait pas consoler.

Le père Trébuc pensait à sa Mousseline.

--Celle-là, se dit-il, je suis bien tranquille, et son mari pourra tout
de même être bien tranquille: elle ne partira pas. C’est sa mère
crachée, et de la fidélité bon teint, et du cœur. Rien de ces mijaurées
qui en veulent plus qu’elles ne peuvent.

Encore une fois, le père Trébuc se félicitait d’avoir élevé sa fille
comme il l’avait élevée. Et, sans le souci de monsieur Daix malade, il
se serait estimé pleinement satisfait.



XII


A six heures, la mère Trébuc avait l’_Intransigeant_ de monsieur Daix
dans la loge. Mais elle ne le monta pas.

Elle avait réfléchi, longuement réfléchi. Une seule excuse la soutenait:

--Puisque Madame Loissel dit que je peux le faire, je peux le faire.

Mais elle résistait, à cause du père Trébuc, à qui jamais elle n’avait
su rien cacher, ou presque rien. Et il s’agissait d’une démarche trop
grave pour que la mère Trébuc ne se dépêchât pas de tout avouer à son
mari.

Elle aurait pu d’abord aller le consulter. De la rue Legendre au square
des Batignolles, il n’y a pas si loin: cinquante mètres de rue Boursault
à parcourir, pas davantage. Seulement, le père Trébuc défendait que sa
femme allât le distraire de son service, sous quelque prétexte que ce
fût.

--Service, service, disait-il.

Vieux soldat, il ne plaisantait pas là-dessus.

D’autre part, la mère Trébuc hésitait encore quand elle eut enfin
l’_Intransigeant_, de la troisième édition, dans sa loge. Monsieur Daix
avait en effet demandé à madame Loissel qu’on lui montât le journal dès
qu’on l’aurait reçu. Et la mère Trébuc se disait que Mousseline, sortant
à six heures de son bureau, ne rentrerait pas à la maison avant six
heures et quart.

La mère Trébuc n’était pas contente. Elle n’osait pas descendre jusqu’au
fond de sa pensée. Elle se disait que Mousseline ne rentrerait pas à la
maison avant six heures et quart, mais elle savait que Mousseline ne
rentrait pas une fois sur dix avant la demie. A la sortie des bureaux et
des magasins, les autobus passent toujours complets, et une fille a beau
être sérieuse comme Mousseline et ne pas flâner en chemin, il ne dépend
pas d’elle qu’un autobus passe qui ne soit pas complet.

--Six heures et demie!

Monsieur Daix, là-haut, dans sa chambre, avec sa fièvre, n’accuserait-il
pas de négligence la mère Trébuc?

A six heures un quart, la mère Trébuc eut envie de monter. Mais
l’occasion, que madame Loissel conseillait de saisir, elle qui était
femme de bon conseil, ayant eu un grand train et de la fortune,
l’occasion se représenterait-elle?

--Si à vingt elle n’est pas rentrée, se dit la mère Trébuc pour
concilier ses hésitations, je monte.

Comme elle en décidait ainsi, une auto s’arrêta devant la maison.

La mère Trébuc dressa l’oreille.

Mousseline parut derrière la porte vitrée de la loge. Elle parlait à
quelqu’un, à une femme élégante, plus grande qu’elle, qui gagnait la
porte de l’escalier.

--Qu’est-ce que c’est? demanda la mère Trébuc.

--C’est Mademoiselle Baquier qui m’a ramenée dans sa voiture. Je venais
d’arracher mon numéro au bec de gaz pour l’autobus, j’entends qu’on
m’appelle: c’était elle qui passait, elle m’a prise.

--Je n’aime pas beaucoup ça, répliqua la mère Trébuc.

--Elle était seule, dit Mousseline.

--Et puis d’abord ce n’est pas SA voiture, c’est la voiture de Monsieur
Marsouet.

La mère Trébuc parlait sec.

Au moment de mettre son projet à exécution, comprenait-elle, par
l’imprudence de Mousseline, qu’elle allait en faire une autre, peut-être
pire? Ou si elle se gourmandait, en gourmandant Mousseline?

La mère Trébuc semblait fort mécontente.

--Quelle affaire! dit Mousseline. Pour une fois que je m’offre une
promenade dans la limousine d’un sénateur!

La mère Trébuc se radoucit.

--Justement, dit-elle. Les limousines des sénateurs, ça n’est pas fait
pour toi.

--Oh! tu sais, Maman, il y en a de plus moches que moi, qui ont des
limousines de ministres, avec une cocarde à la casquette du chauffeur.

Elle riait, Mousseline, afin d’apaiser sa mère.

--Tiens, embrasse-moi, ça vaudra mieux! ajouta-t-elle en l’enlaçant de
ses bras.

Tactique irrésistible. Deux baisers. Deux sourires. La paix était
signée.

Mousseline ôta son chapeau.

--Ah! mon Dieu! s’écria la mère Trébuc.

--Quoi donc?

--Voilà que j’oubliais, avec tes histoires de limousine! Remets ton
chapeau. Non, reste comme ça.

--Tu me fais peur.

Mousseline souriait, amusée.

La mère Trébuc lui tendit d’une main _l’Intransigeant_ et de l’autre une
clef.

--Prends ça, et ça. Tu vas me rendre un service. Toi, tu es jeune, tu
peux monter cinq étages sans fatigue.

Mousseline s’amusait fort.

--Tu vas monter chez Monsieur Daix. Tu sais? Il a la grippe. Tu sonneras
trois coups. Tu entends? Trois.

--Trois, oui, Maman.

--Tu ouvriras, tu entreras...

--Et je lui donnerai _l’Intran_?

--Voilà.

La mère Trébuc respirait.

--Tu lui diras comme ça que je n’ai pas pu avoir le journal plus tôt, la
troisième édition n’était pas arrivée.

--Bon.

--Attends. Et puis, tu lui demanderas de ses nouvelles, comment il se
sent, si ça va mieux, s’il a besoin de quelque chose.

--Bon. Après?

--Monte vite. Il m’attend depuis six heures.



XIII


A aucun moment peut-être la mère Trébuc n’avait soupçonné l’importance
de son acte comme elle la comprit, sitôt que Mousseline eut quitté la
loge en fredonnant que dans la vie il ne faut pas s’en faire, chanson à
la mode de 1923.

Qu’est-ce que signifiait ce sourire de Mousseline? Se doutait-elle que
sa mère tramât quelque chose? La mère Trébuc s’était-elle montrée si
maladroite? Ou Mousseline souriait-elle parce qu’elle pesait, elle
aussi, dans sa pensée, l’inconvenance que sa mère lui faisait commettre,
après lui avoir reproché d’en avoir commis une autre?

--Ça ne se compare pas, estimait à part soi la mère Trébuc, afin de
s’absoudre.

Les parents en effet savent mieux que les enfants ce qui est convenable
et ce qui ne l’est pas; sans compter qu’ils ont des raisons pour agir
comme ils agissent, tandis que les enfants agissent toujours au hasard.
Si la mère Trébuc avait eu à sa disposition un vocabulaire moins
restreint, elle eût dit que les enfants agissent inconsidérément. Et
quoi de plus inconsidéré, pour une fille honnête, que de s’afficher dans
la limousine d’un sénateur marié, à côté d’une femme ou d’une fille qui
n’est ni la femme ni la fille, mais ce que tout le quartier connaissait,
de ce sénateur?

La réputation de Mousseline était intacte dans le quartier. Jamais rien
de déplaisant ne revenait aux oreilles du père et de la mère Trébuc. Ils
en tiraient de la fierté, sans ostentation néanmoins, car il n’est pas
charitable d’écraser un chacun de la supériorité qu’on peut avoir.

--Tant pis pour les aveugles! disait le père Trébuc. On a sa conscience
pour soi.

Mais le père et la mère Trébuc, sans crainte de se contredire,
prétendaient qu’il ne suffit pas d’avoir sa conscience pour soi, et
qu’il est bon de garder sa réputation intacte en ne prêtant pas à jaser,
surtout dans Batignolles, et surtout quand la concierge de la maison
voisine, qui observe tous vos faits et gestes, est une chipie du genre
de la mère Chateplue.

La mère Trébuc, qui surveillait son langage et ne se risquait jamais à
porter devant des étrangers un jugement quelconque sur quiconque, car
«les affaires d’autrui...», commençait-elle, et elle n’achevait pas, la
mère Trébuc sortait de sa réserve pour la mère Chateplue.

--Elle en ferait des gorges chaudes, cette chipie, se disait-elle en
songeant que la voisine aurait pu voir Mousseline à côté de mademoiselle
Baquier dans la voiture de monsieur Marsouet.

Car la fille de cette chipie avait mal tourné. Un ménage s’était désuni
à cause d’elle, et une femme, abandonnée avec deux gosses, avait joué du
revolver. D’où scandale, procès en cour d’assises, acquittement de
l’épouse trahie, des histoires enfin, qui avaient longtemps occupé tout
le quartier, et d’autres histoires que l’on ignorait depuis le départ de
la fille de cette chipie. D’où encore réprobation de tout le quartier
sur la chipie de mère Chateplue, grosse matrone aux mamelles flasques,
toujours fourrée chez le marchand de vins d’en face à se piquer le nez
et à déblatérer de Pierre et de Paul, pour se venger du mépris où on la
tenait.

--Il ne manquerait plus qu’elle l’ait remarqué! se disait la mère
Trébuc, inquiète.

La mère Trébuc se dérobait ainsi à son inquiétude véritable.

Son supplice pourtant ne dura guère.

--Te voilà? dit-elle soudain à Mousseline qui descendait.

Elle avait failli ajouter:

--Déjà?

Elle ajouta seulement:

--Il va mieux?

--Je ne sais pas, répondit Mousseline.

--Comment! Tu ne sais pas?

--Non, je ne sais pas.

--Tu ne l’as pas vu?

--Si, je l’ai vu.

--Alors? Tu ne lui as pas demandé de ses nouvelles? Il ne t’a rien dit?

--Non.

--Ça, c’est raide, par exemple.

Mousseline éclata de rire.

--Mais non, Maman, ça n’est pas raide. Il ne pouvait rien me dire, et je
ne pouvais rien lui demander, puisqu’il dormait!

--Il dormait?

--Dame oui, j’ai sonné les trois coups, je suis entrée, j’ai crié: «Vous
dérangez pas, Monsieur Daix, c’est votre _Intran_.» Je vais à sa
chambre, je toque à la porte qui était ouverte. Pas de réponse. Je
regarde. Il dormait.

--Ça, par exemple!

--Je l’ai pas réveillé, tu penses. Je lui ai posé son journal sur la
table de nuit, et je me suis barrée tout doucement.

--Tu as bien fait, dit la mère Trébuc, qui semblait contrariée.



XIV


Le père Trébuc était homme d’habitudes. Tous les soirs, son service
terminé, il se rendait au petit café qui est à l’angle de la rue
Legendre et de la rue Boursault. Il entrait, levait la main vers son
képi, saluait de quelques mots la patronne qui débitait cigarettes et
tabac près de la porte, saluait plus familièrement le patron, lequel, en
hiver comme en été, n’avait jamais de veste, puis gagnait le fond de la
salle, à droite, et s’asseyait à la première place disponible.

La servante, même si elle était nouvelle, n’avait pas à lui demander ce
que ça serait. Le patron lui envoyait un vermout-cassis.

--Bonsoir, père Trébuc!

--Bonsoir, tout le monde!

Le père Trébuc retrouvait là quelques amis, presque toujours les mêmes:
Brouchon, Bareuil, Potonnot, Letuigne, Chauchet, Deraque. Tel ou tel
autre était quelquefois absent. Le père Trébuc, jamais. Et il n’arrivait
jamais en retard.

--La Marsouille est la Marsouille, disait-il.

Et, de son geste familier, sans en avoir l’air, comme pour lui-même, il
touchait les trois médailles qui paraient sa tunique, cependant que, si
on le taquinait à ce sujet, il clouait le bec aux railleurs en
répondant:

--Causez, causez! Vous n’avez pas connu votre Gallieni, tas de
Parisiens, quand il était colonel.

Lui l’avait connu colonel, à Madagascar. Mais, depuis 1914, il ne se
lançait plus dans ses souvenirs où défilaient jadis pêle-mêle les Hovas,
la canne à sucre, le caoutchouc, le général Duchêne et la reine
Ranavalo.

--Sacré père Trébuc! disait-on en lui tapant sur l’épaule.

Il n’était pas si vieille barbe qu’un client de passage eût pu le
croire, à surprendre de pareilles scènes. Ceux qui le fréquentaient ne
l’ignoraient pas. Mais ils ignoraient que, si le père Trébuc, dans ce
petit café où il venait tous les soirs, semblait se départir un peu de
son quant-à-soi de la journée, il n’y venait pas pour le seul plaisir de
boire un vermout-cassis et de faire une manille. Il y venait surtout
parce qu’il était heureux au jeu. De quoi naturellement on le taquinait
aussi. Il laissait dire, et emportait son gain, parfois léger, parfois
rondelet, du moins pour lui, car tout est relatif; et il souriait parce
que, rentré à la maison, il avait la joie quasi quotidienne de constater
que le magot de ses économies grossissait peu à peu. Or ces économies,
le père Trébuc les destinait en secret à sa fille, on n’en doute pas,
pour le jour de son mariage. Et elles dépassaient deux mille francs.

--Je coupe, et atout! annonçait triomphalement le père Trébuc.

Mais ce jour-là, après une après-midi de soucis et de pensées tristes,
le père Trébuc annonçait moins haut son jeu. Il y était cependant aussi
attentif qu’à l’accoutumée. Et, comme les autres soirs, il ne prêtait
qu’une oreille indifférente aux propos poissards que débagoulait, debout
devant le comptoir, la mère Chateplue, la grosse matrone aux mamelles
flasques, celle que la mère Trébuc avait une fois pour toutes baptisée
chipie.

Le verre en main, elle avait beau déclarer à la cantonnade:

--Y en a qui se font trimbaler dans des autos de sénateurs, et y en a
d’autres pendant ce temps-là qui se les roulent. Et puis ça crâne.
C’est du joli! Moi, je demande rien à personne. Alors, qu’on me foute la
paix, hein!

Le père Trébuc ne l’écoutait pas plus que si elle eût chanté l’_Agnus
Dei_ ou la _Marseillaise_. La chipie en fut pour ses frais, et elle s’en
alla, comme elle était venue, sans qu’on daignât la remarquer.

La partie s’acheva dans le calme habituel.

Les bonsoir et les bon appétit distribués à droite et à gauche, le père
Trébuc, se redressant parce qu’il était en uniforme, serra la main du
patron, salua de quelques mots la patronne qui comptait des timbres,
sortit, traversa la rue Legendre en biais, et fut à sa porte.

Il n’était pas mécontent: il avait gagné huit francs cinquante.

--Bonsoir, Papa.

--Bonsoir, la Fille. Ça va, la Maman?

--Ça va.

Heureux de se retrouver enfin pour de longues heures chez lui avec sa
femme et sa fille, le père Trébuc dégrafait son ceinturon et humait le
parfum de cuisine qui montait du réchaud à gaz surveillé par la mère
Trébuc.

--Hum! fit-il. Ça sent bon. Et Monsieur Daix? Quelles nouvelles?



XV


Comme la soupe n’était pas tout à fait prête, Mousseline dit:

--Je vais voir mon petit galurin, Maman.

--Mets ton fichu, répondit la mère Trébuc. Avec ce courant d’air qu’il y
a sur le pont, il ne fait pas encore assez chaud pour sortir sans rien.

Obéissante, Mousseline mit son fichu.

La mère Trébuc expliqua que la Fille allait examiner, pour s’en agencer
un semblable, un chapeau, que la modiste du Pont Legendre exposait
depuis deux jours et qui avait attiré les regards de Mousseline.

--Comment qu’il est? demanda le père Trébuc, car il s’intéressait à la
toilette de sa fille.

--Paraît que c’est une cloche.

La mère Trébuc résumait. Mousseline avait dit:

--Un amour de cloche avec beaucoup de coiffant et un ruban mode, large
comme ça, plissé dans le travers.

Le père Trébuc répondit simplement:

--C’est toi qui lui offres?

--Je lui offre, je lui offre, pardon! Je lui paye la forme.

--Je lui payerai le ruban, dit le père Trébuc. C’est après-demain son
anniversaire, tu sais.

--Je le sais. Faut pas lui dire.

--Oh! elle est pas plus bête que toi, sauf respect, va, la Maman. Et tu
peux être sûre qu’elle s’attend à une surprise.

--Tiens! pour ses vingt ans! A sa place, je serais comme elle.

--Tu l’as entendue, avec son air de ne pas en avoir? «Maman, je vais
voir mon petit galurin.» Laisse-moi rire, la Maman! Si nous ne
comprenons pas qu’elle a envie de ce petit galurin pour son
anniversaire, nous ne comprenons plus rien à rien.

Et le père Trébuc souriait, content de l’astuce de sa fille, content de
son astuce à lui, content de tout. La journée se terminait mieux qu’il
ne l’eût espéré: la femme de ménage de monsieur Daix, en descendant
tout à l’heure aux commissions, avait donné des nouvelles, qui n’étaient
pas mauvaises.

Le père Trébuc pensait seulement:

--Si Monsieur Daix la demandait en mariage pour son anniversaire, c’est
ça qui serait une belle surprise!

Il allait vite dans ses désirs, le père Trébuc, à ses moments
d’optimisme.

--Bien le bonjour, Monsieur Jaulet, cria-t-il à un locataire qui
rentrait, comme s’il voulait que son salut lui arrivât, malgré la porte
fermée.

--Il est gentil, ce petit, ajouta-t-il pour sa femme, et d’ailleurs sans
conviction.

--Il est jeune, répondit la mère Trébuc, sans accent.

Celui qu’ils jugeaient en ces termes était monsieur Rodolphe Jaulet, le
petit locataire du quatrième, comme ils disaient en abrégeant, car
plutôt il était en pension chez les Mujol, locataires du quatrième à
gauche, lesquels, vu la difficulté des temps, avaient pris un
pensionnaire depuis l’armistice; mais monsieur Rodolphe Jaulet n’était
chez eux que depuis trois mois.

Cependant, presque sur les talons de monsieur Jaulet, Mousseline rentra.
A point nommé: la mère Trébuc emplissait de potage son assiette, la
dernière.

--A table, Moumousse.

Et ce fut un repas du soir pareil au repas de tous les soirs, modeste,
plus riche en légumes qu’en viande, avec du pain à la livre dont
Mousseline mangeait peu, avec du vin rouge pour le père Trébuc, de l’eau
rougie pour la mère, et de l’eau pure pour la fille. Mousseline contait
les événements de sa journée, le père Trébuc les siens. Parfois, la mère
Trébuc intervenait, mais la conversation appartenait surtout au père et
à la fille. La mère les servait. C’était ce que la plus vieille
tradition littéraire appelle un repas familial.

Et ce fut ensuite la soirée ordinaire, sans visiteur toutefois, une
soirée familiale. La mère Trébuc lavait la vaisselle, Mousseline n’ayant
que le droit de desservir, de plier les serviettes et la nappe, qui
était à carreaux bleus et blancs, et de remettre sur la table le tapis
que madame Loissel leur avait donné avant la guerre. Le père Trébuc
allumait sa pipe, étalait son _Journal_ sur la table, lisait,
s’interrompait pour lire à haute voix ou pour commenter un article
intéressant. Mousseline, en face de lui, lisait aussi, mais un livre, de
la bibliothèque municipale, ou bien elle cousait. Au dessus d’eux, le
gaz sifflait dans le manchon.

Ainsi jusqu’à neuf heures. Alors Mousseline se levait, rangeait son
ouvrage ou son livre, embrassait son père et sa mère, leur souhaitait
une bonne nuit, allumait une lampe à pétrole, la prenait, et montait se
coucher, au sixième.

--Bonsoir, la Fille, répétait le père Trébuc, qui allait fermer la porte
de la rue.



XVI


A peu de chose près, la journée du lendemain fut ce qu’avait été la
journée de la veille.

Monsieur Forderaire, le locataire du premier qui occupait tout l’étage
avec son appartement et ses bureaux, se levait de bonne heure: il était
l’un des premiers à jeter quelques mots au passage à la concierge ou au
père Trébuc, non sans assujettir auparavant son binocle indocile.

--Il n’y a pas d’erreur, c’est bien le printemps! dit-il au père Trébuc
qui sortait pour aller prendre son service au square.

La journée, en effet, comme celle de la veille qui avait tenu sa
promesse, s’annonçait belle.

Au square, ce fut pour le père Trébuc une matinée de flânerie le long de
la grille du chemin de fer, en plein soleil, et plus tard à l’ombre dans
les allées où l’affluence ne commence d’être sérieuse que vers onze
heures. Il badina, comme la veille, avec Mademoiselle Jeanne, qui
promenait la Choute de sa maîtresse.

--Un peu plus, lui dit-il, et je croyais que votre amoureux ne s’en
irait pas avant le grand jour!

--Oh! père Trébuc! Si on peut dire!

--Vous n’avez pas dû dormir beaucoup hein?

--Oh! père Trébuc!

Et la femme de chambre des Baquier lui ouvrait son large sourire, sans
arrière-pensée. Elle ne s’était pas attiré, ce matin-là, une verte
réplique de la mère Trébuc.

--C’est vos affaires, dit le père Trébuc. Seulement, tâchez moyen de ne
pas faire trop de bruit là-haut. Vous savez, il y a ma fille à côté de
vous.

--Oh! père Trébuc!

Mais, la Choute entraînant mademoiselle Jeanne au bout de sa laisse, la
conversation avait été rompue là.

Quant à la mère Trébuc, la matinée fut aussi pour elle ce qu’elle était
tous les jours: le réveil de Mousseline, qui répondait de l’intérieur de
sa chambre où elle était enfermée: «Voilà Maman!», sautait du lit,
ouvrait, se recouchait, et recevait les baisers et le bol de café au
lait que sa mère lui apportait; puis, le grand escalier à faire, tandis
que le père Trébuc, levé plus tôt et ayant rentré dans la cour la boîte
à ordures, balayait l’escalier de service; entre temps, l’arrivée du
facteur et le courrier à classer, examiner et distribuer, et les
fournisseurs qui appellent Madame la Concierge pour lui demander où
habite Monsieur Chaudroule, professeur au lycée Condorcet, ou
Mademoiselle Baudetrot, la sage-femme; les locataires qui sortent,
pressés comme tous les gens qui sortent le matin; puis le départ de
Mousseline, l’arrivée de M. Marsouet, le sénateur, qui ne déjeunait pas,
ce matin-là, chez les Baquier; la courte visite à madame Loissel et ses
ordres pris pour les commissions; ces commissions; et quelques mots avec
l’un et avec l’autre, mais surtout avec la femme de ménage de monsieur
Daix et ensuite avec madame Loissel, au sujet du malade, qui n’allait ni
mieux ni plus mal, source de discussions; enfin le repas de midi à
préparer.

A midi cinq, le père Trébuc revint de son square; puis Mousseline de son
bureau, et monsieur Jaulet presque sur ses talons, et mademoiselle
Baudetrot qui prit son courrier en passant; et d’autres locataires.
Tout le train de tous les jours. Un seul détail: la mère Trébuc crut
apercevoir que sa Mousseline semblait préoccupée, mais le père ne
remarqua rien, et la mère pensa que Mousseline peut-être pensait à
monsieur Daix, car elle y pensait elle-même.

Après quoi, la journée se dévida sans incident notable pour personne.
Madame Loissel était descendue chez monsieur Daix, mais la mère Trébuc
ne la revit pas. Jusqu’à l’heure du dîner, où la femme de ménage en
donna, qui demeuraient les mêmes, on n’eut pas de nouvelles de monsieur
Daix. Le dîner des Trébuc s’en trouva un peu attristé, du moins au
début, comme si ce pauvre monsieur Daix était de la famille.

--Saleté de grippe! se disait le père Trébuc. Ça va nous gâter notre
soirée. Y a maldonne.

C’est qu’il avait rapporté de chez Nicolas une bouteille de Bordeaux
blanc à capsule de cire, car Mousseline préférait le vin blanc, et, du
petit café du coin, où il n’avait gagné que trente sous à la manille, un
flacon à moitié plein de curaçao, le tout en l’honneur de Mousseline qui
allait avoir ses vingt ans dans la nuit, exactement à deux heures du
matin.



XVII


A neuf heures, comme d’habitude, Mousseline était montée. Pour cette
fois, elle pouvait bien veiller plus tard. Le père Trébuc ne lui aurait
pas dit:

--La Fille, si tu veux te lever demain, il est temps de te coucher.

Car il avait reconnu lui-même, en emplissant de curaçao les verres bleus
à bord doré de la cave à liqueurs gagnée deux ans auparavant, à la
Loterie Moderne du Boulevard des Batignolles:

--C’est pas tous les jours qu’on a vingt ans.

Mais, puisque Mousseline d’elle-même sonnait la retraite, mieux valait
ne pas la retenir: le lendemain était jour de travail. Le père Trébuc
n’avait pas retenu Mousseline.

--Brave fille, notre Mousseline, n’est-ce pas, la Maman? dit-il, quand
elle eut disparu avec sa lampe à pétrole allumée.

Les interrogations du père Trébuc n’exigeaient pas souvent une réponse.
La mère Trébuc ne se donnait que rarement la peine de discuter contre
son mari. Et d’ailleurs n’avait-il pas exprimé leur admiration commune?

--Sûr que Madame Loissel a raison, répondit-elle. Celui-là qui épousera
notre fille, ramènera chez lui une femme comme il n’y en a pas beaucoup.

--Elle t’a dit ça, Madame Loissel?

--Dame oui.

--Et quand est-ce qu’elle t’a dit ça?

--Tout le temps elle me le dit. Elle me l’a encore dit hier.

--Ça, c’est curieux! murmura le père Trébuc.

Et il se prit à rêver, la pipe entre les doigts.

La mère Trébuc attendait.

--A quoi que tu penses?

--A ça que je pensais hier tout justement, à ça que Madame Loissel te
dit et que je pensais. C’est à cause que je pensais que Monsieur Daix,
avec sa grippe, pouvait y rester. Alors je pensais à tout, à tout, quoi!
Tu comprends?

--Je comprends.

--Je pensais que ça aurait fait un beau mariage, et puis, tu ne sais pas
ce que je pensais?

--Dame non.

--Eh bien! prononça doucement le père Trébuc, comme s’il rêvait à
mi-voix, je pensais que nous vieillissons, la Maman, et qu’on pourrait
alors tous deux se retirer. On laisserait les enfants à Paris, et nous,
je pensais qu’on pourrait aller souffler un peu. On à fait sa part.

--Dame oui, Ernest.

--Tu nous vois à Portrieux, la Maman? On aurait la vie facile. Je
pourrais bricoler quelque chose là-bas, surtout l’été, où il y a des
baigneurs. Monsieur le Commissaire va tous les ans à Saint-Quay; il m’a
dit que je reconnaîtrais pas la route de Portrieux à Saint-Quay: c’est
tout construit, des villas et des chalets, et des boutiques où on vend
de tout. Ça ne te dirait rien, la Maman?

La mère Trébuc soupira.

--Faut pas vendre la peau de l’ours, murmura-t-elle.

--Non, bien sûr, mais quoi! On cause. On peut causer, n’est-ce pas?

--Dame oui.

Le père Trébuc se leva, vida sa pipe, la nettoya, la posa sur la
cheminée.

--Je vais fermer la porte, dit-il.

Mais à cet instant une ombre parut dans le vestibule, frappa, et un
jeune homme, qui avait une boîte à violon sous le bras, entra dans la
loge.

--Bonsoir, Madame Trébuc, dit-il. Bonsoir, Monsieur Trébuc.

Il ôtait son feutre gris, qui avait de larges bords.

--Bonsoir, Monsieur Jaulet.

Le petit locataire du quatrième rougit aussitôt.

--Monsieur Trébuc, dit-il d’une voix mal affermie, je voudrais vous
parler.

--Qu’est-ce qu’y a pour votre service, Monsieur Jaulet? Je suis tout à
votre disposition.

Le père Trébuc était en effet fort serviable, tous les locataires le
savaient.

--Je vous remercie, reprit le jeune homme, embarrassé. Voilà, c’est
difficile à dire tout de suite, comme ça.

Pour s’essuyer le front, il déboutonna son manteau et tira un mouchoir
de la poche de son pantalon. Le plastron de la chemise brilla sous le
gaz de la lyre: le petit locataire du quatrième était en smoquin.

La mère Trébuc s’avança:

--Asseyez-vous donc, Monsieur Jaulet.

Il s’assit, sa boîte à violon entre les jambes. Le père Trébuc restait
debout. Alors, comme s’il se jetait à l’eau, monsieur Jaulet déclara
d’un trait:

--Monsieur Trébuc, j’ai l’honneur de vous demander la main de
Mademoiselle votre fille.



XVIII


Comme le père Trébuc demeurait interdit, monsieur Jaulet, que son
premier effort avait délivré, releva la tête. Il ne craignait plus rien.
Puisque le père Trébuc ne l’avait pas jeté dehors sans délai, que
pouvait craindre le jeune musicien? Pour se donner une contenance, il
assura sa boîte à violon entre ses jambes.

Mais le père Trébuc, tout surpris d’abord par cette démarche
véritablement inopinée, ne tarda pas à retrouver son sang-froid. Il
avait bien entendu. On lui demandait la main de sa fille, selon les
formes, ainsi que cela se pratique dans les romans que lisait sa fille.
Oui, mais qui la lui demandait? Celui dont il avait rêvé ne demandait
rien, ou du moins ne demandait rien encore, et un prétendant, que l’on
n’avait pas prévu, brouillait soudain les cartes.

--Maldonne! pouvait se dire le père Trébuc, mais il ne pouvait trancher
la question sur-le-champ.

Sentant que l’heure était grave, la mère Trébuc se taisait. Elle
laissait à son mari la responsabilité des décisions importantes. Son
mari n’agissait jamais à la légère.

Aussi le père Trébuc, après avoir remercié de l’honneur qui était pour
lui, disait-il, et remercié assez longuement parce qu’il cherchait une
réponse convenable, finit-il par déclarer:

--Vous comprenez, Monsieur Jaulet, c’est à voir.

Le petit locataire du quatrième devenait un personnage. Jusque-là, le
père Trébuc et la mère Trébuc, concierges, ne s’étaient guère occupés de
lui. Il n’avait pas à leurs yeux d’autre qualité que celle de
pensionnaire des Mujol. Il ne recevait presque pas de courrier, il
saluait chaque fois qu’il passait devant la loge avec sa boîte à violon
sous le bras, il rentrait toutes les nuits vers une heure, il était en
somme un inconnu. Or il voulait épouser Mousseline. Ou, mieux, il
sollicitait la main de mademoiselle Trébuc. Du coup, il cessait d’être
le petit locataire du quatrième.

--Je gagne bien ma vie, commença-t-il d’expliquer. Le travail ne manque
pas, et je n’ai pas peur du travail.

--Qu’est-ce que vous faites? dit le père Trébuc.

Monsieur Rodolphe Jaulet répondit qu’il était violoniste. Le matin, il
enseignait des élèves en ville, et jouait dans les églises, aux messes
de mariage ou d’enterrement. L’après-midi, il tenait sa partie à
l’orchestre d’un grand hôtel des Champs-Élysées où l’on dansait de 4 1/2
à 6 1/4. Le soir, il jouait dans un cinéma du Boulevard Barbès, ou bien
chez des particuliers, au cachet, comme ce soir par exemple, où il
devait jouer chez des Péruviens très riches de l’avenue Kléber.

Monsieur Jaulet avait la parole facile, dès qu’il était en train. Le
père Trébuc s’appliquait à garder son sang-froid, pendant que le
violoniste débitait ses explications.

--Que voulez-vous? dit monsieur Jaulet. J’ai raté le Conservatoire.

S’aperçut-il qu’il commettait une faute? Il ajouta:

--Je n’avais pas de piston.

Mais le père Trébuc semblait se refroidir. Et le jeune homme ajouta
précipitamment:

--N’empêche qu’il y a des premiers prix du Conservatoire qui se
contentent d’être embauchés pour l’apéritif du Café Terminus et qui ne
gagnent pas ce que je gagne.

--Quel âge avez-vous? répliqua le père Trébuc sur un ton de juge, car il
avait eu le temps de réfléchir.

--Dix-neuf ans.

--Combien?

--Dix-neuf ans, dans deux mois.

--C’est ce que je pensais, avoua la mère Trébuc, qui regretta d’avoir
pensé tout haut.

--Vous êtes jeune, dit le père Trébuc avec sévérité.

Monsieur Jaulet perdit de son assurance.

--Dix-neuf ans! répétait le père Trébuc. Mais vous n’avez pas fait votre
service!

--Pas encore.

--Et vous voulez vous marier?

--Mais oui, Monsieur Trébuc. Le service, ce n’est rien. D’abord, il sera
peut-être bientôt réduit à un an. Ensuite, je le ferai dans la musique.
Un député socialiste, chez qui je vais jouer quelquefois en soirée, m’a
promis...

--Vous en avez de bonnes, coupa le père Trébuc. Vous dites que le
service, ce n’est rien?

Et, se tournant vers sa femme:

--Tu l’entends? Il dit que le service, ce n’est rien!

Prudente, la mère Trébuc hocha la tête.

Mais le père Trébuc s’était entièrement ressaisi. De son geste familier,
il chercha sur sa poitrine la place de ses trois médailles. Il ne les
avait pas, car il ôtait sa tunique en rentrant à la maison, la journée
achevée, et il endossait une veste de mécanicien, toujours très propre.

--Ce n’est rien! répéta-t-il.

De nouveau tout rouge, le jeune homme entrevit sa défaite.

--Je me suis mal exprimé, Monsieur Trébuc, prononça-t-il, la gorge
sèche. Je...

--Attendez, dit le père Trébuc.

Et il se dirigea vers l’armoire à glace qui ornait le fond de la loge.

Monsieur Jaulet n’insista pas. Ce répit que lui donnait le père Trébuc,
le sauverait-il? Plus gêné que jamais par sa boîte à violon, le petit
locataire du quatrième espérait-il reprendre l’avantage? Il suivait des
yeux le père Trébuc, que sa femme aussi suivait des yeux.



XIX


Le père Trébuc avait tiré de l’armoire à glace, d’entre les piles de
linge, un écrin de carton fané.

--Franc jeu! dit-il en revenant, et cartes sur table!

Et il posa l’écrin devant monsieur Jaulet.

--Regardez, dit-il.

Monsieur Jaulet ouvrit l’écrin, et vit une médaille d’argent, qui était
à l’effigie de Napoléon III Empereur, et dont le ruban, d’un blanc
jauni, portait au centre d’une espèce d’X un oiseau noir tenant des
serres et du bec un serpent.

Le jeune homme regarda le père Trébuc. Le père Trébuc souriait.

--Vous ne savez pas ce que c’est?

--J’avoue que...

--Bien sûr, vous êtes trop jeune. Je vais vous dire: c’est la médaille
du Mexique.

--Vous ne la mettez pas, celle-là, il me semble? observa monsieur
Jaulet.

Le père Trébuc éclata de rire.

--Ah! non, pas celle-là. Vous ne voudriez pas, tout de même! La campagne
du Mexique? Y a maldonne, je ne suis pas si vieux. Vous me trouvez si
vieux, Monsieur Jaulet?

--Ma foi, Monsieur Trébuc, je ne suis pas très fort en décorations.

--Mais c’est de l’histoire, Monsieur Jaulet, c’est de l’histoire!

Il riait, mais il se calma.

--Écoutez, je vais vous dire: cette médaille, c’est le père de Madame
Trébuc qui l’a gagnée.

--Il était à la prise de Puebla, dit la mère Trébuc qui se redressa.

--En 1863, précisa le père Trébuc.

Et la mère Trébuc:

--Le 17 mai.

Ouvrant de grands yeux, le jeune homme montra du moins qu’il admirait.
Il se pencha sur la médaille pour la regarder avec plus d’attention.

Cependant, le père Trébuc avait décroché du portemanteau sa tunique.

--Bon, dit-il. Regardez les miennes, à présent. Celle-là, avec les raies
bleues et vertes, et la République pendue, c’est celle de Madagascar. La
date, vous la voyez, elle est au milieu de ces feuilles de chêne: 1895.

--Elle est belle, murmura le jeune homme.

Le père Trébuc continua:

--Celle-là, avec ses raies vertes et jaunes dans l’autre sens, vous
voyez aussi ce que c’est. Vous n’avez qu’à regarder la médaille et
l’agrafe du ruban, vous voyez: Chine, 1900-1901. Et enfin celle-là.

--Je la connais, s’écria le jeune homme: c’est la Médaille Militaire.

--Eh bien, Monsieur Jaulet, si j’ai ces trois médailles, moi qui vous
parle, c’est parce que le père de Madame Trébuc a eu la médaille du
Mexique.

Il s’arrêta, savourant le plaisir d’être écouté. Puis, sérieux:

--Oui, je vais vous dire, parce que vous ne comprenez pas. Comprenez
bien, Monsieur Jaulet. A votre âge, non, j’avais quelques mois de plus,
mais n’importe, je n’avais pas tout à fait vingt ans, je n’étais pas
riche. Je pêchais le poisson avec mon père, à Portrieux, en Bretagne,
car je suis Breton, vous savez. Et puis, un jour, comme ça, tout d’un
coup, je suis tombé amoureux. De qui? D’une fille plus riche que moi. Ça
ne fait rien, j’étais jeune, je vais la demander à son père, avec son
autorisation à elle, naturellement. Savez-vous ce qu’il m’a répondu, le
père? Il m’a montré une médaille, celle-là que je vous ai montrée, qui
est là dans cet écrin, et puis il m’a dit:--«Mon gars, y a maldonne. Ma
fille est plus âgée que toi, et de quoi que tu la feras vivre?» Et
d’autres paroles encore, que je passe naturellement, mais ceci qu’il m’a
dit:«--Tu reviendras quand tu seras un homme.» Eh bien, Monsieur Jaulet,
j’ai fait comme il m’avait dit. Après quinze ans de service dans
l’infanterie de marine, la coloniale, qu’on l’appelle maintenant, je
suis revenu au pays, et j’ai redemandé la fille à son père. La fille
m’attendait. Regardez-la, Monsieur Jaulet: la voilà.

Confuse, la mère Trébuc souriait. Le père Trébuc était content de lui.
D’avoir parlé si longuement, le laissait sous l’effet d’une vague
ivresse.

--Monsieur Trébuc... balbutia le jeune homme, qui avait compris.

--Il ne faut pas m’en vouloir, répondit moins cruellement le père
Trébuc. Je suis obligé d’être plus prudent que vous. Vous comprenez,
j’aime ma fille, je ne peux pas la marier sans être sûr qu’elle sera
heureuse. C’est grave, le mariage, vous savez? Et un ménage, au jour
d’aujourd’hui, c’est une charge bien lourde.

Monsieur Jaulet se leva, ramassant sa boîte à violon.

--Si seulement vous aviez un emploi fixe, avec une retraite au bout! dit
le père Trébuc. Allons, vous êtes jeune, oubliez ça. Il n’en manque pas,
des filles à marier. Et, en tout cas, je vous remercie d’avoir pensé à
nous.

Monsieur Jaulet lui tendit la main. Le père Trébuc la serra.

--Sans rancune?

--Sans rancune, affirma d’un air triste monsieur Jaulet.

La mère Trébuc s’avança pour lui serrer aussi la main.

Sa boîte à violon sous le bras, le petit locataire du quatrième gagna la
porte. Il était attendu chez de très riches Péruviens de l’avenue
Kléber.



XX


La décision avait été rapidement prise. Quand il se mit à en discuter
avec sa femme, après avoir fermé sur monsieur Jaulet la porte de la rue,
le père Trébuc réfléchit. Il essayait plutôt de démêler, de retrouver,
où de découvrir les motifs qui l’avaient poussé. Il se rendait compte
que, sous le coup de la surprise,--et quelle surprise, le jour où
Mousseline fêtait ses vingt ans!--il n’avait peut-être pas examiné tout
le pour et tout le contre.

Assis devant l’écrin où reposait la médaille de celui qui lui avait
d’abord refusé sa femme, le père Trébuc restait un peu surpris encore,
et de la démarche, en somme flatteuse, que le petit locataire du
quatrième avait faite, et du refus si prompt que lui, père Trébuc,
avait opposé à une démarche qui exigeait au moins des égards.

--Je lui ai répondu poliment, n’est-ce pas? demanda-t-il à sa femme.

Mais la mère Trébuc était plus perplexe que le père Trébuc. N’ayant pas
agi, elle gardait de surcroît la surprise que le père Trébuc lui avait
imposée en se décidant si vite, joint aussi qu’elle se sentait les
tempes chaudes, à cause de ce vin cacheté qu’elle avait bu, pour fêter
les vingt ans de sa Mousseline, et surtout de ce curaçao dont elle
n’avait pas abusé pourtant.

--Il est tard, Ernest, dit-elle. Il faut te coucher.

Le père Trébuc rangea le précieux écrin de carton fané entre les piles
de linge de l’armoire à glace. Il n’avait pas envie de dormir.

Au lit, dans l’obscurité, il se remémora peu à peu toute la scène,
jusqu’aux moindres détails. Il revit l’attitude modeste du petit
prétendant qui tenait sa boîte à violon entre ses jambes.

--Il était gentil, ce petit, dit-il, faut être juste.

--Il a toujours été gentil, répondit la mère Trébuc.

Puis:

--Mais il est vraiment trop jeune, dit-elle.

--N’est-ce pas? C’est un gosse. Il ne sait rien. Tu as vu? Il ne
connaissait pas la campagne du Mexique. Qu’est-ce qu’on leur apprend
alors à l’école?

--Il ne sait rien, confirma la mère Trébuc, mais il a bien su remarquer
notre fille.

--Il n’est pas déjà si bête!

--Dame non. Il s’est dit comme ça: «Tiens! voilà une jeune fille, qui
n’est pas trop laide.»

--Tu peux dire: qui est jolie.

--«Sérieuse, régulière au travail.»

--Dis donc, Amélie!

--Quoi donc?

--Qu’est-ce qu’on va dire à la Fille?

--Dame, je ne sais pas.

Ils se turent. Ils entendirent sonner la pendule du bureau de monsieur
Forderaire, au premier étage, au-dessus d’eux.

--Onze heures, dit la mère Trébuc. Faut dormir.

Elle se tourna vers la muraille. Mais, après un silence, le père Trébuc
demanda:

--Tu dors?

--Non.

--Crois-tu qu’il lui avait dit qu’il viendrait?

--Comment veux-tu que je sache?

--Ils ne se parlaient pas.

--Je les ai jamais vus.

--Faut pas qu’ils se parlent, conclut le père Trébuc.

De nouveau le silence se fit. La respiration de la mère Trébuc devint
plus forte. Le père Trébuc réfléchissait toujours.

Le père Trébuc songea qu’il avait refusé sa fille à monsieur Jaulet
parce qu’il espérait que monsieur Daix se présenterait comme monsieur
Jaulet s’était présenté.

--Et s’il ne se présente pas? se dit le père Trébuc.

Et il voyait sa fille vieillissant, par sa faute à lui, sans mari. Il
voyait sa Mousseline, mécontente, lui reprocher son refus inutile.

Le père Trébuc entendit sonner minuit à la pendule de monsieur
Forderaire. Sa femme dormait. Lui, continuait de réfléchir, et, quand il
regrettait son refus, il objectait à part soi que le petit locataire du
quatrième, un inconnu après tout, était, comme disait la mère Trébuc,
vraiment trop jeune, trop incapable d’assurer à Mousseline une existence
suffisante.

--Ces artistes, se disait-il, ça meurt de faim les trois quarts du
temps.

Vers minuit, un concierge est souvent réveillé par les locataires qui
rentrent du théâtre ou du cinéma. Le père Trébuc, qui ne dormait point,
tira le cordon quatre fois sans maugréer. A la cinquième, vers une
heure, il maugréa, car il était enfin près de s’endormir.

--Monsieur Jaulet, annonça le locataire en passant devant la loge.

--Va te promener! murmura le père Trébuc.



XXI


Il dépend de bien peu de chose qu’une journée dont on n’attend qu’ennuis
et désagréments tourne mieux qu’on ne l’espérait. Si le père Trébuc
n’avait pas perdu tout un quart d’heure, le lendemain matin, à expliquer
à sa femme la conduite qu’il s’était fixée, et qu’il lui fixait, à
l’égard de Mousseline et de ce blanc-bec qui parlait mariage, il n’eût
pas été sur le seuil de la loge, prêt à partir pour le square, au moment
que mademoiselle Baudetrot, la sage-femme, partait aussi pour la maison
de santé où elle exerçait tous les matins. Or mademoiselle Baudetrot
avait vu monsieur Daix, et le malade allait mieux, beaucoup mieux.

--Grippe bénigne, très bénigne, dit la sage-femme. Ce ne sera rien. Il
n’a presque pas de fièvre.

Ces quelques mots avaient suffi pour que le père Trébuc s’en allât à son
service avec moins de regret.

--Alors, tu as compris, la Maman? résuma-t-il. A la Fille, tu ne dis
rien. Elle va à son bureau sans se douter du truc, et à midi je
débrouille l’affaire. Et pour ce qui est de l’artiste, tu ne lui dis
rien non plus. Et, s’il veut t’entreprendre, tu lui réponds:
«Adressez-vous à Monsieur Trébuc.» Ça va comme ça, n’est-ce pas?

--Ça va.

--Alors, à tout à l’heure.

La mère Chateplue, concierge de la maison voisine, balayait son trottoir
quand le père Trébuc sortit. Elle le regarda sans baisser les yeux. Il
passa, la tête haute. Elle eut un sourire narquois.

Que lui importait la mère Chateplue? Elle ne sourirait certainement pas,
si elle savait qu’un locataire avait demandé Mousseline en
mariage,--oui, Madame, un locataire,--et le père Trébuc avait refusé.

Il avait refusé parce que...

Est-ce de l’orgueil qui animait le père Trébuc sournoisement?

--Je connais ma fille, n’est-ce pas? se disait-il. Je n’ai pas des
mille et des cents à lui donner, et je ne suis qu’un gardien de square.
Mais, quoi! Y a l’honnêteté. Ça compte, ça, peut-être? On a toujours
marché droit chez nous. Ce petit Jaulet, qui n’est qu’un sauteur, il a
bien vu ça tout de suite, lui. Il est malin, celui-là. Oui, mais, si
celui-là a su le voir, pourquoi qu’un autre ne saurait pas le voir comme
lui? Et un autre qui n’est pas un sauteur, qui sait ce que c’est que la
vie, et la souffrance, et tout?

En remuant ces pensées, le père Trébuc prenait possession de son square,
comme tous les matins, par une promenade à travers toutes les allées. Il
examinait les massifs, constatait que les bancs n’avaient pas été
détériorés pendant la nuit, et procédait pour le square comme jadis il
procédait pour sa demi-section de marsouins avant une revue du colonel.
Après cette promenade en quelque sorte réglementaire, il ne se promenait
plus que pour le plaisir, et, aux premiers jours du printemps, il
cherchait volontiers un peu de soleil le long de la grille du chemin de
fer.

Le soleil agissait sur le père Trébuc à la manière d’un apéritif, comme
ce vermout-cassis qu’on buvait le soir, en jouant à la manille, dans le
petit café du coin de la rue Boursault: il le disposait à l’optimisme,
parce qu’il lui rappelait d’autres soleils, d’autres ciels, et des
souvenirs de pays étrangers, et le temps où le jeune soldat rêvait de
loin à sa promise.

--On s’est attendu pendant quinze ans, songeait le père Trébuc.

--Belle journée, père Trébuc!

Le père Trébuc reprit pied sans trop de peine; et leva la main vers son
képi.

--Belle journée, oui, Monsieur Forderaire.

--Printemps, printemps!

--De plus en plus, dame oui.

Car le père et la mère Trébuc employaient souvent les mêmes expressions
usuelles.

Monsieur Forderaire, s’étant arrêté, assujettit son binocle.

--Alors, dit-il, c’est pour le 28 le mariage de Mademoiselle Coupaud?

--Il paraît.

--J’ai reçu la lettre de faire-part au courrier de ce matin.

--Ah! fit le père Trébuc.

--Et votre fille? demanda monsieur Forderaire. A quand son mariage?

Le père Trébuc hésita. Puis, beau joueur:

--Oh! on a le temps d’y penser.

Mais les conversations de monsieur Forderaire n’étaient jamais longues.

--Allons! dit-il. Au revoir, père Trébuc!

Et, ayant assujetti derechef son binocle, il s’éloigna.

Le père Trébuc, à deux doigts de révéler que sa fille n’en était pas à
courir les prétendants, avait préféré se taire.

--Ça, oui, songea-t-il, ç’aurait été de l’orgueil.



XXII


La mère Trébuc n’avait pas pu résister au désir de monter chez sa fille.

Au réveil, parce que son mari l’attendait en bas pour régler la
question, elle ne s’était pas attardée dans la chambre de Mousseline.

--Bonjour, la Fille. Tu as bien dormi? Voilà ton café au lait. Je me
trotte. A tout à l’heure! Et ne te rendors pas, hein!

Mais elle avait vu que Mousseline était fatiguée ainsi qu’on l’est après
une nuit d’insomnie. Et à peine le père Trébuc poussait-il le portillon
de son square, la mère Trébuc grimpait au sixième, par le raide escalier
de service, aussi vite que le lui permirent, comme elle disait, ses
vieilles jambes.

Elle ne tergiversa point, les yeux de sa Moumousse étaient trop tristes.
Devant le regard de ces yeux battus, elle ne regretta pas de désobéir à
la consigne que lui avait fixée son mari: ne rien dire à Mousseline.
Mais elle se rappela qu’elle ne pouvait pas se dérober à l’autre devoir,
et c’était de dissuader Mousseline, si Mousseline essayait de s’entêter.

S’entêter, la Moumousse? quand sa mère lui remontrerait tout ce qu’elle
lui remontrerait? Elle avait toujours été docile, la Moumousse. Enfant,
quelques taloches lui avaient inculqué les nécessaires notions de
l’obéissance qu’une fille doit à ses parents, selon le père Trébuc,
avant de la devoir à son mari. Et Mousseline adolescente s’était
rarement conduite de façon à mériter une semonce ou même une simple
observation. Mais la mère Trébuc s’attendait à un peu de résistance:

--Quand on a l’amour en tête..., se disait-elle.

Et elle se rappelait qu’elle s’était entêtée, elle, jadis, à vouloir son
gars Trébuc, et qu’elle l’avait eu, après quinze ans de fidélité.

--Savoir, se dit-elle, si elle l’aime aussi comme ça. Alors, ma foi,
dame!

Et d’autres réflexions, qu’elle garda par devers soi, naturellement.
Mais elle s’attrista de tout son cœur en voyant les yeux si tristes de
Mousseline.

Nul reproche dans ces yeux-là, nulle colère, nulle rancune. De la
tristesse, du chagrin. Rien de plus, mais n’est-ce pas trop pour une
maman?

La maman entoura de ses bras la taille de sa fille. Elle sentit palpiter
sur elle une gorge que secouaient déjà des sanglots. Elle regarda de
près les pauvres yeux cernés qui se mouillaient.

--Moumousse, Moumousse! Pleure pas, pleure pas, Moumousse!

Mousseline en larmes appuya son visage contre l’épaule de sa mère:

--Pourquoi vous ne voulez pas? gémit-elle.

--C’est pas moi, Moumousse, c’est ton père.

--C’est la même chose.

--Pleure pas, Moumousse. Tu ne sais pas, vois-tu...

--Qu’est-ce que ça peut vous faire?

La mère Trébuc, près de pleurer, se retenait. Sa voix devenait faible.

--Il est trop jeune, dit-elle avec effort.

--C’est pas une raison.

La mère Trébuc comprit qu’elle s’égarait.

--Écoute, Moumousse. Faut rien dire à ton père, il m’avait défendu de
t’en parler. Il t’en parlera lui-même à midi.

--Pourquoi vous ne voulez pas?

La fille s’entêtait. La mère se ressaisit.

--Tiens! fit-elle. Pourquoi que tu me le cachais?

--Je ne le cachais pas.

--Tu le cachais pas?

--Non. On rentrait presque tout le temps ensemble.

--Pas possible!

--C’est pas ma faute si tu ne l’as pas vu. On se cachait pas, je te
jure.

La mère Trébuc était consternée.

--Ah! mon Dieu! exclama-t-elle. Je parie que la mère Chateplue vous a
vus!

--Je ne sais pas, avoua Mousseline.

--Écoute, Moumousse, faut pas le dire à ton père. S’il savait ça, tu
sais, je ne sais pas ce qu’il ferait.

Mousseline frémit.

--Ton bureau! s’écria la mère Trébuc. Tu vas arriver en retard.
Dépêche-toi!

Mousseline leva les bras et les laissa retomber.

--Allons, allons, dépêche-toi. Faut pas être comme ça, que diable! Tu
n’es plus une petite fille, tu as vingt ans.

--On le dirait pas, riposta Mousseline.

Et la mère Trébuc, autour d’elle empressée, n’entendit pas
l’impertinence. N’entendit pas?



XXIII


Au portillon du square, où il se tenait d’habitude pour que sa fille
l’embrassât avant de prendre l’autobus, le père Trébuc n’attendit pas
Mousseline. Il avait décidé de ne pas la voir jusqu’à l’heure du
déjeuner, heure grave où il lui expliquerait, avec tous les arguments
indispensables, qu’il lui interdisait de commettre et une imprudence et
une bêtise. Il parlerait avec fermeté, pour que Mousseline se gardât de
toute illusion, mais il tâcherait, en restant dans le vague, de lui
faire espérer un consentement immédiat, entier et complet,--entier et
complet, répéta-t-il en lui-même,--dès qu’un parti meilleur, et plus
digne,--et il répéta: plus digne,--se présenterait. Et il insinuerait
qu’il savait ce qu’il savait.

Au bon soleil, le long de la grille du chemin de fer où il marchait
lentement, les mains derrière le dos, la tête droite, le képi bien
planté, le père Trébuc, en veine d’optimisme, supputait qu’il ne serait
peut-être pas mauvais que monsieur Daix fût informé de la démarche de
monsieur Jaulet et du refus que le père Trébuc avait prononcé.

--Y en a qui ne comprendraient pas, se dit-il, mais lui!

Et il songeait que, par la mère Trébuc qui manigancerait la chose avec
cette brave madame Loissel, la chose réussirait.

--C’est si malin, les femmes! conclut-il.

Alors le père Trébuc cessa de se promener le long de la grille du chemin
de fer, et se dirigea vers le kiosque à musique, centre idéal du square
des Batignolles. Il eût été fort étonné de ne pas rencontrer dans ces
parages la femme de chambre des Baquier, cette mademoiselle Jeanne qui
promenait tous les matins la Choute de sa maîtresse. Il avait
précisément deux mots à lui dire. Et il la rencontra.

--Mademoiselle Jeanne, dit-il, je ne suis pas un homme à me mêler de ce
qui ne me regarde pas. Seulement aussi, vous exagérez.

Malgré son large sourire, elle n’était pas sotte au point de se croire
obligée de jouer la surprise. Elle reconnut qu’elle n’aurait pas dû se
laisser reconduire à trois heures du matin.

--Ça, coupa-t-il, c’est vos affaires, et celles de vos patrons, si vous
tombez de sommeil en leur passant les plats à table. Mais ce que je ne
peux pas tolérer, moi, à cause des locataires, c’est tout ce raffut que
vous faites à des heures pareilles. Y en a qui se plaindront, vous
verrez.

Mademoiselle Jeanne minauda du mieux pour gagner son pardon. Et, afin de
séduire à fond le père Trébuc, elle lui demanda gentiment des nouvelles
de sa fille.

--Est-ce qu’elle est malade? dit-elle.

--Malade?

--Je n’ai fait que de l’apercevoir tout à l’heure en sortant. Il m’a
semblé qu’elle n’avait pas sa bonne mine.

--Oh! non, dit le père Trébuc sur la défensive. Elle n’est pas malade.

--Tout de même, quand je suis rentrée, cette nuit, à trois heures, elle
ne dormait pas encore, et je l’ai bien entendue qui pleurait.

Le père Trébuc se contint.

--Bah! dit-il d’un air dégagé, elle rêvait peut-être. Vous savez, les
cauchemars, comme on les appelle, c’est quelquefois méchant.

--Moi, je croyais plutôt à de l’indigestion. Il y avait fête chez vous,
hier soir?

--Oui, pour ses vingt ans. Vous avez peut-être raison, Mademoiselle
Jeanne. C’est peut-être bien ça.

Le père Trébuc respira quand la Choute, tirant sur sa laisse, entraîna
la femme de chambre à sa suite. Que ne l’avait-elle entraînée plus tôt?

Ainsi Mousseline, à trois heures du matin, ne dormait pas. Elle
pleurait, et on l’entendit de la chambre voisine.

--Indigestion? Non. Cauchemar? Pas davantage.

Elle savait donc et que le petit locataire du quatrième allait la
demander en mariage, et que le père Trébuc avait refusé? Mais comment le
savait-elle? Ils s’étaient donc vus, et avant et après? Mais où
s’étaient-ils vus?

--Oh! y a maldonne, se dit le père Trébuc.

Comme un caillou un peu plus gros que les autres se trouvait sur son
chemin, le père Trébuc l’envoya, d’un coup de pied franc, à trente
mètres de là.



XXIV


Certes, la mère Trébuc était bien aussi contente que son mari des
nouvelles meilleures que mademoiselle Baudetrot avait données de
monsieur Daix. Mais, de toute la matinée, elle ne cessa pas de maugréer,
du moins intérieurement. Le chagrin de sa fille l’obsédait. Rien de plus
naturel. Et les conclusions que le père Trébuc avait tirées de sa
promenade au soleil, le long de la grille du chemin de fer, la mère
Trébuc les tirait de ses ennuis quotidiens de concierge.

--Voilà! se disait-elle, en balayant le grand escalier, pelle d’une
main, brosse de l’autre. Faut que Monsieur Daix la demande. Comme ça,
elle oubliera Monsieur Jaulet. Entre les deux, y a pas d’hésitation
possible.

Malheureusement, trois fois la mère Trébuc fut contrainte par son
service d’interrompre l’entretien qu’elle avait commencé là-haut, au
sixième, avec madame Loissel. Le charbonnier avait apporté le charbon de
mademoiselle Baudetrot, qui était absente, comme tous les matins:
surcroît de travail pour la mère Trébuc, qui accompagna le charbonnier à
la cave. Puis un livreur de chez Luce exigea que la concierge descendît
du sixième, afin de lui faire certifier qu’elle n’avait pas dans
l’immeuble un locataire du nom de Crevel ou Crevé. Ensuite, et remontée
depuis cinq minutes, elle redescendit à cause de monsieur Marsouet, le
sénateur, qui, déjeunant chez les Baquier, désirait laisser au passage à
la mère Trébuc une assiette de cerises. Tant et tant, bref, qu’elle crut
que le guignon s’acharnait sut elle. Comment parler de choses sérieuses
dans ces conditions?

Madame Loissel apprit, d’abord avec contrariété, puis, réflexion faite,
avec joie, que mademoiselle Trébuc avait été demandée en mariage. Elle
approuva le refus du père Trébuc, car le petit Jaulet ne méritait pas
qu’on eût pour lui le moindre égard: son âge le condamnait plus encore
que sa profession, qui d’ailleurs n’en était pas une. Tout au contraire
plaidait en faveur de l’union de mademoiselle Trébuc et de monsieur
Daix, lequel avait fait la guerre, en était revenu mutilé, et pouvait
prétendre à finir dans le bonheur d’un foyer paisible sa vie si
prématurément douloureuse.

De telles exhortations, dont elle eût été incapable de grouper les
termes émouvants, ragaillardirent la mère Trébuc. Elle en avait besoin.
Elle ne pensait pas sans inquiétude à la scène que le père Trébuc
préparait à leur fille pour midi. Et madame Loissel avait le talent de
ranimer la mère Trébuc.

Quand elle quittait madame Loissel, la mère Trébuc était toujours prête
à considérer de plus haut le reste du monde. Cette misère de l’ancienne
locataire du premier, supportée au sixième avec tant de noblesse dans la
maison même de sa splendeur, imposait à la mère Trébuc de singulière
façon. Redescendue dans sa loge, la mère Trébuc avait moins de respect
pour les brillants dehors de ses autres locataires. Aussi ne
témoigna-t-elle pas une déférence excessive à monsieur Chaudroule qui
entra, vers onze heures, chez la mère Trébuc, sans attendre qu’on lui
répondît: «Entrez!»

Monsieur Chaudroule, encore jeune, et professeur au lycée Condorcet,
affectait une froideur universelle pour tout ce qui ne sortait pas,
comme il en sortait, de l’École de la rue d’Ulm. La mère Trébuc, elle,
croyait qu’il s’enorgueillissait de la richesse de sa femme, née
Toupignard-Dersous, fille d’un philosophe de Sorbonne que quelques
universitaires nommaient avec dévotion sans avoir lu jamais un chapitre
de ses in-8º enterrés avec lui. Une belle carrière était promise à
monsieur Philippe Chaudroule, docteur ès-lettres. Une concierge, même si
elle connaissait tous ses titres, ne comptait pas à ses yeux.

--Madame, dit-il, dédaignant un bonjour préliminaire, le robinet de
l’évier de la cuisine de mon appartement souffre d’une incontinence
d’eau. Ce matin, la cuisinière trouva la cuisine inondée. Je tenais à
vous formuler personnellement ma réclamation, afin que vous fissiez
d’urgence le nécessaire auprès du gérant.

--J’irai cette après-midi, sans faute, répondit la mère Trébuc.

--Merci, ajouta monsieur Chaudroule.

Mais son merci n’empêcha pas la mère Trébuc de sourire derrière le dos
du pompeux locataire. Celui-là pouvait avoir tous les diplômes et être
tout ce qu’il voulait, la mère Trébuc ne lui aurait certainement pas
accordé la main de sa Mousseline. L’ambition de la mère Trébuc était
difficile, et différente.



XXV


Ayant achevé, le père Trébuc remit sa tunique, agrafa son ceinturon,
prit son képi. Il avait chaud.

Il allait sortir.

--Tu ne m’embrasses pas? dit Mousseline.

Elle s’avançait, timide, le cœur gonflé. Il revint sur ses pas.

--Alors, fit-il, c’est bien compris?

Elle saisit son père aux épaules et lui posa deux longs baisers sur les
joues. La mère Trébuc, émue, regardait. Quand le père s’en alla, elle
courut à sa fille, pour l’embrasser aussi.

--Moumousse! murmura-t-elle.

Mais Mousseline se déroba.

--Ne dis rien! Je t’en prie, Maman, ne dis rien!

C’était moins une prière qu’un ordre. La mère Trébuc, triste et gênée,
obéit.

--Je monte, fit Mousseline.

Elle montait presque tous les jours dans sa chambre, après le déjeuner,
avant de repartir pour son bureau. La mère Trébuc ne la retint pas.

La scène attendue avait eu lieu, mais non point telle que la mère Trébuc
se l’était d’avance représentée. Pendant tout le repas, où peu de
paroles furent prononcées,--des plaintes, plutôt, à cause du prix du
sucre, que l’épicier venait de hausser de huit sous sans avertir, mais
on se plaignait à tous les repas du prix des denrées,--le père Trébuc
semblait soucieux, et la mère Trébuc cherchait en vain à deviner quels
pouvaient être les sentiments et les intentions de Mousseline.
Mousseline, si désemparée au réveil, paraissait calme. La mère Trébuc
craignait surtout qu’elle ne tint tête à son père, ce qui aurait gâté la
situation. Mais quand, le repas fini, le père Trébuc commença de parler,
la mère Trébuc fut délivrée d’un grand poids. Mousseline, attentive,
écoutait. Elle ne discuta pas. Elle ne protesta pas. Elle ne pleura pas.
Une fois seulement, elle interrompit son père, pour lui dire:

--Je l’aime.

Il passa outre. Il parla comme il avait décidé de parler. Il dit tout
ce qu’il voulait dire. Au dernier moment, il s’était promis de se
montrer généreux et de se taire sur ce que la femme de chambre des
Baquier lui avait innocemment révélé. Il se montra donc généreux quant à
la forme, mais quant au fond bien résolu. On ne pouvait pas s’y
méprendre. Il ne voulait pas que ce mariage se fît, pour les raisons
qu’il développa non sans essayer de tourner des phrases nobles, et il
voulait au surplus que Mousseline désormais renonçât à toute espèce de
relations avec monsieur Jaulet.

--Je ne dis rien pour le passé, concéda-t-il; mais pour ce qui est de
l’avenir, je ne badinerai pas.

Et sa menace était sans appel.

La mère Trébuc, demeurée seule dans la loge après la scène, admira la
fermeté que le père Trébuc avait su garder, et plus encore la
résignation de Mousseline.

--Sûr qu’elle devait souffrir, la pauvre enfant! songea-t-elle.

Elle était fière et touchée du courage de sa fille. Aurait-elle eu la
force de ne pas répondre, elle, la mère Trébuc, de ne pas disputer sa
chance? Il est vrai qu’avec le père Trébuc on n’avait rien à disputer.
Il parlait en maître, qui entend qu’on cède. Sa femme et sa fille ne
l’ignoraient pas.

Mousseline donc avait renoncé.

--Brave fille! songea la mère Trébuc.

Puis, par un tour naturel:

--Probable qu’elle ne l’aime pas tant qu’elle pensait.

Du coup, la mère Trébuc ne regretta plus d’avoir fait de la peine à sa
fille, car il est quelquefois expédient de trancher dans le vif.

--Elle ne l’aimait pas, songea la mère Trébuc, mais ce galapiat aurait
fini par l’enjôler.

Elle ne l’aimait pas? Mais elle avait dit à son père: «Je l’aime.» La
mère Trébuc se rappela que ce fut au plein de la discussion. Oui, mais à
sa mère, le matin, là-haut, dans sa chambre, Mousseline en larmes
n’avait rien dit de son amour.

Remuée par ce souvenir, la mère Trébuc s’inquiéta. Peut-être Mousseline
pleurait-elle, à cette heure, là-haut, dans sa chambre?

--Si j’y allais?

Une fois de plus, la mère Trébuc, qui ne se souciait que de sa fille,
entreprit de monter au sixième, par le raide escalier de service.



XXVI


Mademoiselle Baudetrot, la sage-femme aux gestes brusques, ne revenait
pas de sa maison de santé tous les jours exactement à la même heure.

--Service, service, lui disait le père Trébuc, qui reconnaissait en elle
une femme consciencieuse.

Ce jour-là, elle ne rentra pour déjeuner qu’à l’instant où le père
Trébuc, ayant rempli son devoir de père, ouvrait la porte de la loge et
sortait. Il était si troublé qu’il faillit la heurter en s’effaçant.

--Excusez-moi, Mademoiselle... Madame...

Il se reprit à propos. Mademoiselle Baudetrot fronçait déjà les
sourcils. Et il s’en aperçut. Mais il fila sans insister.

--Aussi quelle idée, songeait-il, de se faire appeler Madame quand on
est demoiselle!

Mademoiselle Baudetrot avait en effet cette exigence. Elle affirmait
qu’il est absurde, sinon indécent, d’établir dans le langage usuel une
distinction entre les femmes qui sont mariées et celles qui ne le sont
pas, d’autant que maintes femmes mariées, à qui l’on donne du madame,
n’ont pas d’enfants, et que des mères se voient bassement traiter de
mademoiselle jusque par les secrétaires de mairie qui enregistrent les
naissances.

--Pas de Mademoiselle! disait mademoiselle Baudetrot. Dès lors qu’une
fille est en âge d’enfanter, respectez-la: elle est madame. Le reste ne
regarde personne.

--C’est sa lubie, songeait le père Trébuc, ça la regarde.

Mais il ne se représentait pas qu’on pût appeler madame sa fille à lui,
tant qu’elle ne serait pas mariée. Or elle n’était pas encore mariée.

--Pas encore, souligna-t-il.

Pour le moment, il lui avait ordonné d’attendre. Et il songea, lui
aussi, que sans doute elle pleurait, mais des larmes de jeune fille, un
nuage dans un ciel de printemps, précisa-t-il, comme il débouchait de la
rue Boursault face à la verdure ensoleillée de son square.

--La Maman la console, se dit-il pour dissiper tout regret.

Cependant la Maman, qui voulait consoler sa fille, grimpait les six
étages, soufflait, se sentait les reins douloureux, se hâtait quand
même, frappait à la porte de son toc-toc habituel, et ne reçut aucune
réponse.

--Mousseline! C’est moi, Mousseline!

Elle secoua la porte.

--Mousseline! Tu n’es pas là?

Tout de suite, la peur horrible surgit:

--Elle s’est tuée.

Puis, parce que la mère Trébuc ne voulait pas y croire:

--Elle est chez lui peut-être?

Tremblante, la mère Trébuc redescendit.

Mousseline chez monsieur Jaulet? Pour lui signifier que tout est fini
désormais entre eux? Que pouvait faire la mère Trébuc? Mais que
penseraient et que diraient les Mujol, en voyant Mousseline chez
monsieur Jaulet, leur pensionnaire? Et si d’autres apprenaient ensuite
que Mousseline...

--Elle est folle! songea la mère Trébuc. Je vais la chercher.

Elle monta, par le grand escalier cette fois.

--Elle est folle! songeait la mère Trébuc.

La mère Trébuc avait tort. Sa fille n’était pas chez monsieur Jaulet, au
quatrième. Elle était au troisième, sur le seuil de mademoiselle
Baudetrot, qui la reconduisait.

La mère Trébuc arrivait à point pour entendre la sage-femme dire d’une
voix nette avant que sa porte claquât:

--Non, non et non. Jamais. Ne comptez pas sur moi.

Mousseline avait l’air atterré.

--Qu’est-ce que c’est? demanda la mère Trébuc interdite.

--Rien, fit durement Mousseline.

Elle voulait passer.

--Comment? Rien?

--C’est rien, répéta Mousseline. Laisse-moi passer.

Elle descendit. La mère Trébuc la retrouva dans la loge, debout devant
la fenêtre, le visage enflammé, les yeux secs, le regard mauvais, les
lèvres serrées.

La mère Trébuc demeurait sans parole. Elle n’osait pas tendre les bras à
sa pauvre petite Mousseline.

Mousseline se retourna.

--A quelle heure que tu vas chez le gérant? dit-elle de sa voix
ordinaire.

--Chez le gérant?

--Ben, oui, pour le robinet des Chaudroule, que tu disais.

--J’avais oublié, avoua la mère Trébuc. J’irai après ma vaisselle, je ne
sais pas, vers trois heures. Pourquoi?

--Pour rien, dit très simplement Mousseline. N’oublie pas de lui parler
en même temps pour le paillasson de l’entrée.

--Ah! oui, c’est vrai.

Ces quelques mots de sa fille, qui gardait la force de penser à tout,
rassurèrent la mère Trébuc.



XXVII


L’équipe des joueurs de manille était au grand complet. Autour de ceux
qui tenaient les cartes, les autres jugeaient des coups après chaque
partie. A cheval sur une chaise, devant son verre de vermout-cassis, le
père Trébuc attendait son tour de tenir les cartes, et suivait le jeu de
son ami Potonnot. Dans le petit café plein de sa clientèle ordinaire, au
milieu des conversations bruyantes, des appels, des bonjours et des
bonsoirs, des qu’est-ce que ça sera, et des picon-citron ou des
chambéry-fraisette, le coin du père Trébuc ne s’occupait que de
soi-même. Et le père Trébuc, à cheval sur sa chaise, les coudes posés en
avant, tournait le dos à la salle. Cela ne l’empêchait pas, tout en ne
quittant pas des yeux les cartes de son ami Potonnot et le tapis rouge,
de reconnaître à la voix certains consommateurs, dès qu’ils saluaient
le patron.

--Tu ne sais pas, mon vieux Trébuc? lui dit Potonnot, pendant que
Chauchet battait. La semaine prochaine, je t’offre le pernod à la
maison.

--Le pernod? Encore un de ces ersaces qu’on fabrique à la douzaine?
J’aime mieux mon vermout, répondit le père Trébuc.

--Non, mon vieux, du vrai.

Le père Trébuc haussa les épaules.

--Y en a plus.

--Je le fais moi-même.

Les deux amis se regardèrent.

Un copain avait confié le secret à Potonnot: on achetait à Vincennes un
flacon de dentifrice, pour six francs; on le vidait dans un litre
d’alcool à 90; quinze jours après, on avait du pernod, du véritable.

--Parce que ce dentifrice-là, mon vieux, expliqua Potonnot, je conseille
à personne de se laver les dents avec. Et on n’en trouve qu’à Vincennes,
tu sais, et il faut savoir où c’est.

Les yeux du père Trébuc brillèrent. Mais il ne demanda plus rien: la
paille reprenait. Il se rappelait en silence le bon temps où les
amateurs perdaient avec onction dix minutes et davantage pour préparer
le plaisir désormais défendu.

--Ah! ah! ricanait du côté du comptoir, derrière le père Trébuc, une
voix canaille qu’il connaissait bien.

La mère Chateplue! Cette chipie de mère Chateplue, comme disait la mère
Trébuc.

--En voilà une, songea-t-il, qui a dû en siffler, des pernods, bien
épais, avant la guerre.

La mère Chateplue pérorait pour toute la salle sans s’adresser à
personne, selon son habitude.

--Ah! ah! ricanait-elle. Y en a qui se le roulent et qui font les fiers,
et y en a qui se baladent dans des autos de sénateurs, et y en a qui se
carapatent en taxi avec des petits jeunes gens. C’est pas pour dire,
mais y en a qui en feront une gueule, quand ils rentreront à la maison.
Tu parles d’un tremblement de terre! Je donnerais bien deux ronds pour y
être. Y en a qui feront bien de la fermer: on n’a pas les yeux dans sa
poche. Chacun son tour. Non, ce que je rigole!

La mère Chateplue se tapait sur les cuisses. Mais nul ne lui répondit.
On ne lui répondait jamais. Elle buvait, elle lâchait quelques ordures,
elle buvait derechef, et s’en allait. La comédie recommençait tous les
soirs. Elle ne faisait rire que les clients de passage, ou scandalisait
les vieilles dames qui demandaient à la patronne un timbre de vingt-cinq
et se hâtaient de fuir.

Le père Trébuc, lui, entendit, ce soir-là comme les autres soirs,
machinalement. Il prenait d’ailleurs au jeu la place que Potonnot
quittait, désigné par le sort. Il joua, et gagna. Les consommations
réglées, il emportait un bénéfice de sept francs quarante, sept francs
quarante pour la réserve secrète de l’armoire à glace et le mariage de
Mousseline.

--Dis donc, Potonnot, fit-il, tu sais ce que tu as promis? Je veux
goûter à ton pernod, moi. Mais si c’est qu’un ersace comme les autres,
tu payeras une tournée de vermout!

--Et si c’est du vrai?

--J’en offre une bouteille aux amis, affirma le père Trébuc.

Ils se serrèrent les mains pour sceller le pacte. Et le père Trébuc
donna le signal du départ.

--A la soupe! fit-il. J’ai la dent, moi, ce soir.

Il avait mal mangé, en effet, à midi.

Les amis s’étaient séparés au carrefour, il traversa rapidement la rue
Legendre.

--La Fille est pas là? demanda-t-il, à peine entré.

--Non, répondit la mère Trébuc.

--Où elle est?

--Je ne sais pas.

--Elle est pas rentrée?

--Non.

Le père Trébuc, qui, comme tous les soirs s’apprêtait à déposer son gain
du jour dans l’armoire, demeura sur place fiché, ses sept francs
quarante à la main.



XXVIII


A neuf heures, au moment que Mousseline avait coutume de ranger son
ouvrage ou son livre, d’allumer sa lampe à pétrole et de monter se
coucher, tandis que le père Trébuc allait, dernier service de la
journée, fermer la porte de la rue, Mousseline n’était pas encore
rentrée. On l’avait attendue jusqu’à huit heures. A huit heures, le père
Trébuc avait dit:

--Nous pouvons nous mettre à table, elle ne viendra plus.

Ils savaient bien qu’elle ne viendrait plus. Elle était partie avec ses
objets de toilette, et laissant à peu près vide l’armoire de sa chambre:
la mère Trébuc l’avait constaté sans vouloir comprendre. Mais il n’en
fallait pas tant pour que le père Trébuc comprît tout de suite. Par
pitié à l’endroit de sa femme, qu’il voyait écrasée de stupeur, le père
Trébuc avait feint comme elle d’espérer, de croire que Mousseline
jouait peut-être la comédie--sait-on jamais?--afin de faire pression sur
ses parents, qui seraient trop heureux de lui accorder son Rodolphe
Jaulet dès qu’elle rentrerait au bercail après un simulacre de fuite.

A neuf heures pourtant, le père Trébuc alla fermer la porte de la rue.

Ils ne s’étaient presque rien dit. La mère Trébuc avait seulement
suggéré:

--Probable qu’elle est revenue pendant que j’étais chez le gérant, pour
le robinet de Monsieur Chaudroule.

--Et son bureau alors?

--Dame!

Puis, après un silence, le père Trébuc, à mi-voix, prononça:

--Pourvu que personne l’ait rencontrée dans l’escalier!

Et le silence, que soulignait le morne bruit du gaz sifflant dans le
manchon, pesa sur les parents inquiets. Ils ne s’adressèrent aucun
reproche. Le père Trébuc songeait que le musicien du quatrième n’était
pas rentré non plus pour dîner chez les Mujol; mais il observait que
mainte fois Rodolphe Jaulet avait dîné en ville, et il concluait que
rien ne prouvait que Mousseline fût partie avec son fiancé.

--Tu n’as rien dit à personne? demanda le père Trébuc.

--Dame, non.

C’était vrai.

--Si elle ne revient pas, reprit le père Trébuc en se couchant, nous
dirons qu’elle était souffrante et que nous l’avons envoyée à la
campagne.

Justement, la femme de chambre des Baquier, cette mademoiselle Jeanne
qui menait au sixième, la nuit, une vie de désordre, n’avait-elle pas
remarqué, le matin même, la mauvaise mine de leur fille? Ils pourraient
invoquer ce témoin.

La mère Trébuc ne répondit pas. Elle songeait à ces deux longs baisers
que Mousseline avait donnés à son père, comme deux baisers d’adieu, et
elle se rappelait qu’elle n’avait reçu, elle, de Mousseline, que deux
baisers tout secs, du bout des lèvres, et parce qu’elle les avait
provoqués. Telle est l’ingratitude des enfants: Mousseline avait reporté
sur sa mère le ressentiment dont son père était la cause.

--Tu dors? demanda le père Trébuc.

--Dame, non.

--Moi non plus.

Vers minuit, lorsque les locataires rentrent du théâtre ou du cinéma, le
père Trébuc tendait l’oreille pour bien percevoir le nom qu’ils jetaient
du côté de la loge en passant. A force de penser que sa fille ne
reviendrait pas, il en arrivait à penser qu’il avait tort de ne pas
garder un peu d’espoir.

--Elle veut nous faire peur, se disait-il.

Mais, dans le même temps qu’il se mettait à considérer la situation avec
moins d’inquiétude, la mère Trébuc perdait une à une, à force de les
examiner, les raisons qui l’avaient jusque-là soutenue.

A trois heures du matin, ils ne dormaient ni l’un ni l’autre.

A quatre heures, quand la pendule du bureau de monsieur Forderaire eut
sonné au-dessus d’eux, ce fut la mère Trébuc qui déclara:

--Monsieur Jaulet n’est pas rentré.

Le père Trébuc ne répondit pas.

--Tu dors? demanda-t-elle.

Il répondit:

--Non.



XXIX


La première stupeur apaisée, le père Trébuc, dont les réflexions
nocturnes avaient été confuses, indécises et contradictoires, essaya de
retrouver le sang-froid qui à l’ordinaire ne lui manquait pas si
facilement. Mais pouvait-il prévoir que sa fille tant chérie, et
toujours si docile, s’évaderait de la maison de ses parents sans crier
gare?

Le long de la grille du chemin de fer, où il cherchait moins le soleil,
ce matin-là, que de la solitude, il marchait lentement, comme à
l’accoutumée, les mains derrière le dos, mais la tête un peu basse. Il
était au fond si troublé, qu’il n’avait pas une seule fois poussé son
exclamation favorite de joueur de manille: la fuite inopinée de
Mousseline avait trop d’importance pour qu’il l’assimilât à une simple
maldonne.

Il n’éprouvait aucune colère à la vérité. Il se sentait plutôt honteux.
Car, s’il ne le dit pas à sa femme, il était d’abord surpris qu’à
trente-cinq ans de distance Mousseline, sa fille, renouvelât ce qu’il
avait fait, lui aussi, à sa vingtième année, parce qu’un père lui
refusait la main de celle qui devint malgré tout madame Trébuc. Par coup
de tête, dépit, fureur, orgueil, chagrin, et tout ce qu’on voudra, il
avait quitté Portrieux et la Bretagne, gagné Paris, visité l’Exposition
Universelle, et, séduit par l’exotisme des palais admirés, signé son
engagement pour les pays d’outre-mers. A trente-cinq ans de distance,
Mousseline dépitée fuyait à son tour par coup de tête. Le père Trébuc ne
pouvait pas ne pas être frappé par cette coïncidence.

--Elle reviendra, se disait-il, puisque je suis revenu.

Oui, mais quand? Et comment dissimuler que Mousseline avait fui? Car il
fallait avant tout le dissimuler. Certes, le père Trébuc ne se
permettait jamais de porter sur autrui de ces jugements téméraires que
nul n’hésite à porter sur ses voisins; et depuis qu’on le connaissait
dans le quartier, on connaissait les Trébuc, père, mère et fille, comme
irréprochables. Perdraient-ils en un jour une réputation acquise par
tant d’années d’honnêteté?

--Si personne l’a vue..., songeait le père Trébuc.

Mais aussitôt il songeait:

--Quand elle reviendra, je te la secouerai de première.

Oui, mais reviendrait-elle? Son freluquet de musicien n’était pas rentré
de la nuit non plus. L’avait-il enlevée? Et cette nuit même, Dieu sait
où.

--Nom de Dieu! lâcha tout haut le père Trébuc en serrant les poings.

Il avait rougi.

--Ma fille..., murmura-t-il.

Ses innombrables pensées de la veille le harcelaient, confuses,
contradictoires, décevantes, cruelles. Il se proposait d’aller rue
Gaillon, au bureau de Mousseline. Il la ramènerait, repentante et
soumise. Elle avouerait qu’elle revenait comme elle était partie, que...

--Eh bien! Père Trébuc, c’est vrai, ce qu’on raconte?

Pâle, le père Trébuc brusquement se retourna. Monsieur Forderaire
assujettissait son binocle. Le père Trébuc salua et répondit:

--S’il fallait croire tout ce qu’on raconte!

--Tant mieux! Un moment, j’avais cru... Ce ne serait d’ailleurs pas la
première fois qu’une jeune fille se laisserait tenter par le diable.
Mais le monde est méchant, père Trébuc.

--On peut pas empêcher les limaces de baver.

--Vous avez raison. Allons, au revoir, père Trébuc. Belle journée, hein?

--Oui, oui, au revoir, Monsieur Forderaire.

Et monsieur Forderaire, ayant assujetti son binocle, s’éloignait.

Comme un homme qui a reçu un coup de bâton sur le crâne, le père Trébuc,
hébété, demeurait immobile.

Ainsi le bruit courait déjà que Mousseline avait quitté la maison
paternelle? Le père Trébuc serra de nouveau les poings.

--Si je connaissais le saligaud! gronda-t-il.

Oui, mais que pouvait-il faire? N’était-ce pas la vérité, que Mousseline
avait disparu?

--Je la ramènerai, décida le père Trébuc. Les saligauds n’auront qu’à se
taire.

Hélas! il songeait au même instant que le bruit qui courait arriverait
jusqu’à monsieur Daix, ce brave mutilé du cinquième que la grippe
clouait au lit, et qui aurait été le mari rêvé pour Mousseline.



XXX


Oui, Madame Trébuc, il m’a dit exactement: «Elle est très gentille,
Mademoiselle Trébuc.»

--Pas possible!

--Et il avait l’air sincère, et sa phrase voulait en dire plus long
qu’elle n’en disait, j’en suis certaine.

--Quel malheur! soupira la mère Trébuc.

Madame Loissel semblait peinée.

--Quel malheur qu’il vous l’ait pas dit plus tôt! reprit la mère Trébuc.

Madame Loissel hocha la tête.

--Quand le malheur entre dans une maison, Madame Trébuc, on ne sait pas
tout ce qu’il apporte au fond de son sac.

Naturellement, lorsque la mère Trébuc s’était offerte à madame Loissel,
comme tous les matins, pour les commissions, elle n’avait pas pu
s’empêcher de lui apprendre que Mousseline avait fui. Et madame Loissel
s’était montrée d’autant plus compatissante, qu’elle tenait les Trébuc,
père, mère et fille, honnêtes et honorables, et que, la veille, quand
Mousseline créait ce qui ne peut pas se réparer, monsieur Daix avait
avoué à madame Loissel, sans plus du reste, qu’il trouvait mademoiselle
Trébuc très gentille.

--Voyez-vous, dit madame Loissel, l’adage est vrai: il n’y a de bonheur
que pour la canaille.

Et elle exhorta la mère Trébuc, qui paraissait bien désemparée, à
s’armer de courage.

--Car c’est maintenant, dit-elle, que vous allez éprouver la bassesse du
monde. On se vengera de tout ce que l’on ne pouvait pas colporter sur
vous jusqu’ici.

La mère Trébuc n’en doutait pas. Non plus que son mari, jamais elle ne
se mêlait des affaires des autres. Elle ne faisait quelquefois exception
qu’à l’égard de la concierge voisine, de cette mère Chateplue, qu’elle
traitait de chipie; mais qui ne traitait pas plus durement cette mère
Chateplue? Et la mère Trébuc s’attendait que le nom de sa fille fût
traîné dans la boue. Elle n’ignorait pas comment y avait été traîné
celui de la fille de cette mère Chateplue. La mère Chateplue ne
perdrait pas l’occasion de rire aux dépens de la mère Trébuc. Et les
locataires? Et les gens du quartier? Ne mettraient-ils pas la mère
Trébuc dans le même panier que la mère Chateplue?

La mère Trébuc ne tarda pas en effet à éprouver ce que la brave madame
Loissel appelait la bassesse du monde.

Comme elle descendait, elle croisa dans le vestibule mademoiselle
Jeanne, la femme de chambre des Baquier, qui ramenait de la promenade
matinale la Choute de sa maîtresse.

Mademoiselle Jeanne prit une mine de circonstance.

--Ah! pauvre Mame Trébuc! commença-t-elle. Qui aurait dit ça de
Mademoiselle Mousseline? On lui aurait donné le bon Dieu sans
confession.

Puis, sans laisser à la mère Trébuc le temps de placer un mot, car elle
avait à jouir de l’avantage qu’elle tenait enfin, après tant
d’observations qu’elle avait dû subir en silence à cause de ses frasques
nocturnes, elle poursuivit:

--Sûr que ça m’a fait quelque chose, quand je l’ai vue partir, hier
après-midi. Je revenais du Tout-Batignolles, où que j’avais été acheter
de la soie pour Mademoiselle. Je revenais, et qu’est-ce que je vois?
Mademoiselle Mousseline, qui s’enfilait dans un taxi,--même que c’en
était un rouge,--avec un baluchon gros comme ça, et puis le petit
locataire d’en face de chez nous qui s’enfile aussi dans le taxi, avec
deux grandes valises et sa boîte à violon. Vous pensez, Mame Trébuc, si
j’ai pensé à vous. Ils avaient juste choisi que vous n’étiez pas là pour
déménager!

Ce verbiage, de cette mademoiselle Jeanne, exaspérait la mère Trébuc.
Elle sentait trop qu’on se moquait d’elle. Et qui? Elle songea: une
roulure. Une roulure qui changeait d’homme comme de chemise. La mère
Trébuc pouvait-elle tolérer qu’une ça eût pareille effronterie? Toute
blessée, elle releva la tête, la mère Trébuc, et, regardant mademoiselle
Jeanne droit aux yeux, elle riposta:

--Vous donnez pas tant de mal, Mameselle Jeanne. Qui c’est qui vous a
dit que je savais pas que ma fille s’en allait? Qui c’est qui vous a dit
que je sais pas où elle est?

Puis, prenant à son tour un ton compassé:

--Voyez-vous, Mameselle Jeanne, conclut la mère Trébuc, quand on ne sait
pas de quoi qu’on parle, vaut mieux ne pas parler.

Mademoiselle Jeanne n’insista pas. D’ailleurs, la Choute, tirant sur sa
laisse, l’entraînait vers l’escalier.

Mais, dans la loge, pendant que la porte de l’escalier se fermait
violemment, la mère Trébuc, les coudes sur la table et les mains au
visage, éclatait en sanglots.



XXXI


Mademoiselle Baudetrot, qui n’exerçait dans sa maison de santé que
durant la matinée, ne rentrait pas tous les jours à la même heure. Elle
était déjà chez les Trébuc, en conversation fort animée avec la
concierge, quand le père Trébuc poussa la porte de la loge, à midi.

En le voyant, mademoiselle Baudetrot se tut, et la mère Trébuc eut l’air
effrayé. Le père Trébuc les regarda comme s’il comprenait qu’on voulût
lui cacher quelque chose.

--Qu’est-ce que c’est? dit-il, d’une voix qu’il essaya de maîtriser.

La mère Trébuc fondit en larmes.

--Qu’est-ce que c’est? répéta le père Trébuc.

--Il ne faut pas pleurer, dit résolument mademoiselle Baudetrot. Il faut
d’abord la rattraper, et la tenir de près ensuite.

--Qu’est-ce que c’est? demanda pour la troisième fois le père Trébuc.

La sage-femme lui apprit sans détours, à sa manière, ce que Mousseline
avait tenté d’obtenir de sa complaisance, la veille, après le déjeuner.

--Oh! exclama malgré lui le père Trébuc.

Une sueur lui mouillait le front. Il ôta son képi.

--Je la tuerai, murmura-t-il.

--Pardon! riposta la sage-femme. Il ne s’agit pas de vous ici. Ce qui
est fait, est fait. Des cris et des menaces n’empêcheront rien. Au
contraire, il faut empêcher votre fille de commettre son crime, car
d’autres se chargeront trop vite de l’aider comme elle le souhaite. La
vie humaine, Monsieur Trébuc, c’est sacré.

Mademoiselle Baudetrot, à sa manière, qui était brusque, affirmait sans
hésiter son opinion.

--Votre fille est partie, continua-t-elle. Il faut la retrouver, et puis
la surveiller. Voilà votre devoir.

--Mademoiselle...

--Non, coupa mademoiselle Baudetrot. Appelez-moi Madame. Vous avez des
préjugés, Monsieur Trébuc, comme tous les Français. Croyez ce que je
vous dis: ce n’est pas avec des préjugés qu’on repeuplera la France.

--Madame...

--Non, je sais ce que vous me répondrez. Vous avez tort. Je vous le
répète: ce qui est fait, est fait; et je vous ai dit quel est votre
devoir.

Et mademoiselle Baudetrot ouvrit la porte avec vivacité, puis sortit, en
saluant de la tête un vieillard malingre qui se disposait à entrer à son
tour dans la loge et disait, d’un ton mielleux:

--Bonjour, Mademoiselle.

Monsieur Mujol, locataire du quatrième à gauche, venait présenter aux
Trébuc ses regrets profonds et ceux de sa femme.

--Nous étions à cent lieues de nous douter de quoi que ce fût, dit-il
avec lenteur.

Leur pensionnaire, ce petit Rodolphe Jaulet, semblait si discret, si
timide, si réservé! A la table des Mujol, il ne parlait presque toujours
que de musique, chapitre où madame Mujol pouvait lui donner la réplique
sans peine, car elle était pianiste.

--Jamais nous n’aurions supposé, disait le vieillard verbeux, que nous
possédions chez nous un pareil serpent.

La mère Trébuc s’était retirée au fond de la loge, près de son fourneau,
pour pleurer sans contrainte. Pâle, les mâchoires contractées, le père
Trébuc écoutait monsieur Mujol sans l’entendre.

--Je vous remercie, disait-il au hasard.

Ou:

--Vous êtes bien bon.

Mais il avait envie d’expulser l’insupportable vieillard, dont la
compassion était plus humiliante que la brusquerie de mademoiselle
Baudetrot. Jamais comme à ces instants le père Trébuc n’avait souffert
de l’infériorité forcée où le mettait son service de concierge; car,
même après la guerre, même dans ce temps de confusion qui la suivit et
dont chacun autour de lui se prévalait pour oublier de rester à son
rang, il savait, lui, l’ancien sergent de Madagascar et de la Chine,
rester à son rang et garder le sens des convenances.

Le père Trébuc, immobile, pâle, subit jusqu’au bout son humiliation.

--Je vous remercie, dit-il à monsieur Mujol, quand l’hôte du petit
Rodolphe Jaulet enfin s’en alla.



XXXII


Quel angoissant silence laissa dans la loge le départ de monsieur Mujol!
Le père Trébuc était anéanti, moins par l’exaspération qu’il avait
réprimée devant le flux de regrets du vieillard sinistre, que par
l’inimaginable malheur que mademoiselle Baudetrot lui avait annoncé sans
précautions. Il se sentait incapable de diriger ses pensées. Il ne
comprenait pas. Il n’acceptait pas de comprendre tout de suite.

--Ma fille! songeait-il.

Est-ce de sa fille qu’on lui parlait? Ne rêvait-il pas? Pourtant elle
n’était pas là, sa fille. Il ne l’avait pas vue depuis la veille, depuis
vingt-quatre heures, ou guère moins. Toute la nuit, il l’avait attendue.
Et la mère Trébuc, là-bas, au fond de la loge, près du réchaud à gaz,
pleurait à petit bruit.

--Qu’est-ce que tu fais? demanda le père Trébuc.

Elle ne répondit pas.

Il reprit:

--Si c’est pour moi, tu sais, je n’ai pas faim.

Il s’approchait d’elle. Elle se retourna, les yeux rouges, la bouche
tremblante.

--Ma pauvre Maman! murmura-t-il.

Et il l’attira contre lui. Depuis combien de temps ne l’avait-il pas
tenue ainsi dans ses bras? Elle pleurait sur son épaule, avec des
frissons. Il ne disait rien. Il la serrait contre lui.

Mais une auto stoppa devant la maison. Le père Trébuc se détacha,
tendant l’oreille.

--Monsieur Marsouet, prononça-t-il, non sans effort.

Puis:

--Il déjeune là-haut? demanda-t-il.

Et:

--Est-ce qu’il sait aussi?

La mère Trébuc répondit oui de la tête.

--Alors, quoi! Tout le monde!

Il demeura dans le fond de la loge, pour que le sénateur ne l’aperçût
pas en passant et n’eût pas l’occasion de lui parler de Mousseline.

--Il est avec Mademoiselle Baquier, dit à voix basse le père Trébuc,
qui reconnaissait chaque locataire à sa façon de marcher.

Malgré qu’en eût le père Trébuc, il dut affronter monsieur Marsouet. Le
sénateur soignait sa réputation: il entra dans la loge avec assurance.

--Père Trébuc, dit-il, de cœur près de vous.

Il ne s’exprimait qu’en petites phrases souvent incomplètes, qu’il
avalait. Il dit sa surprise et sa douleur, sans ménager les grands mots,
émit quelques sentences indulgentes sur la frivolité de l’époque en
général et sur le danger des mauvaises fréquentations en particulier.

--Triste époque, dit-il. Résultat de la guerre. Vous ne méritiez pas ça,
père Trébuc.

Et, après deux ou trois autres phrases avalées qui rendaient hommage à
l’honneur intact du père Trébuc, monsieur Marsouet, sénateur, gendre
d’un ministre et père de deux députés, quitta rondement le couple
malheureux pour aller déjeuner chez ses amis les Baquier, père, mère et
fille.

La sympathie d’un personnage si considérable, toute flatteuse qu’elle
était, ne consola pas le père Trébuc. Elle lui confirmait seulement
l’idée de son malheur, dont il n’était pas encore en état de mesurer
l’étendue.

--Ils savent tous! songeait-il.

Comme dans un cauchemar, il perdait courage devant la marée de honte qui
montait vers lui.

--Et ils ne savent pas tout, songeait-il.

Ils savaient bien tous que Mousseline s’était échappée du domicile
familial en compagnie de Rodolphe Jaulet.

--Madame Loissel le sait aussi, n’est-ce pas? demanda-t-il à sa femme.

Et il nommait madame Loissel pour ne pas nommer monsieur Daix. Mais
savait-on ce que mademoiselle Baudetrot, la sage-femme, était peut-être
seule à savoir? Il n’en dit rien, persuadé que la même pensée affligeait
la mère Trébuc. En effet, après un silence, la mère Trébuc demanda
soudain:

--Tu vas aller la chercher?

Il répondit:

--Je vais aller à son bureau tout à l’heure. Où veux-tu que j’aille?

--Dame!

Après un nouveau silence, le père Trébuc dit à mi-voix:

--J’irai, mais je la trouverai pas. C’est sûr. Elle est pas si bête.

--Alors?

Le père Trébuc haussa les épaules.

--J’ai soif, dit-il. Donne-moi un verre d’eau.



XXXIII


On aurait pu s’attendre que le père Trébuc, qui ne badinait pas avec
l’honneur, entrât d’abord dans une colère dangereuse. N’était-ce pas
tout son lent travail de vingt années qui soudainement le trahissait, et
tant de peine perdue en un jour?

Accablé, il se trouvait démuni dans cette situation qu’il n’avait pas
prévue. Le rêve continuel de vingt années de sa vie s’effondrait, comme
une cagna de terre battue, construite par des mains patientes,
s’effondre sous une pluie d’orage. Ainsi un camarade du père Trébuc,
jadis, à Brest, sergent-major près d’être promu adjudant, avait, pour
une erreur d’un soir d’ivresse, saboulé le profit de quatorze ans de
service irréprochable, et vu disparaître de son livret militaire, par un
seul trait de plume, tous ses galons, successivement conquis. Le père
Trébuc se souvenait très bien de la détresse de son camarade.

--Comment qu’il s’appelait déjà? se demanda-t-il.

Il chercha.

--Ah! oui: Lelufre.

Pouvait-il oublier le nom de celui qui avait été son ancien?

Dans le square des Batignolles où le père Trébuc, tête basse, fatiguait
sa douleur en marchant plus vite que d’habitude, les enfants
s’ébattaient au bon soleil de l’après-midi. D’ordinaire, le père Trébuc
prenait plaisir à contempler leurs jeux. Il flânait volontiers, d’un air
paternel, au milieu de leurs bandes joyeuses. D’ordinaire, d’habitude,
oui, quand n’était pas encore arrivé ce qui venait d’arriver. Mais à
présent, mais désormais?

Cette joie des gosses de son square, ce soleil d’un printemps narquois,
ces visages satisfaits des mamans orgueilleuses qui négligeaient leurs
broderies ou leurs rapetassages pour suivre du regard le fils ou la
fille qui joue, ou pour rêver à cause du printemps, tout cela qui
d’ordinaire enchantait le père Trébuc, tout cela le blessait.

Quelquefois, un gamin en courant se heurtait à lui.

--Pardon, grand-père! disait l’enfant.

Comme s’il se sentait indigne, ou comme s’il croyait que tous les yeux
étaient vers lui tournés, le père Trébuc écartait l’enfant et passait,
et continuait sa promenade sans but.

--Grand-père? songeait-il.

Il songeait qu’à cinq heures, ayant prié son collègue François de le
remplacer, il irait au bureau de Mousseline. Et il tirait sa montre de
nickel. Mais les aiguilles en semblaient, ce jour-là, rétives. Le père
Trébuc levait la montre et l’appliquait à son oreille. La montre
marchait cependant. Et cependant le père Trébuc songeait qu’il ne
trouverait probablement pas Mousseline à son bureau. S’il gardait un
vague espoir, il se rendait compte aussi qu’il se leurrait.

--C’est fini, se disait-il.

Il regardait d’un air triste les orgueilleuses mamans de son square.

--Ah! songeait-il. Faites tout ce que vous voudrez pour vos enfants,
saignez-vous aux quatre veines, privez-vous de tout, veillez-les nuit et
jour, couvez-les: à vingt ans, ils vous échapperont. Heureux, s’ils ne
vous remercient pas en vous déshonorant!

En dépit des belles paroles de monsieur Marsouet, sénateur des Baquier,
le père Trébuc se jugeait atteint dans son honneur. Lui qui avait pu
toujours marcher la tête droite, il concevait avant tout qu’il ne
pourrait plus marcher que la tête basse.

--Avoir tant enduré, songeait-il, pour échouer au port!

Il savait trop que sur ses pas, désormais, les gens chuchoteraient. Il
surprendrait des regards moqueurs, ou dédaigneux. On dirait:

--La fille du père Trébuc? C’est du propre!

On dirait encore:

--Le père Trébuc?

Que dirait-on, hélas?

Les mains derrière le dos, le père Trébuc s’enfonçait les ongles dans la
chair, et baissait la tête.

--Belle journée, père Trébuc! lui disait au passage quelque personne de
connaissance.

Il répondait machinalement:

--Belle journée, oui.



XXXIV


Il n’eut pas besoin de dire à sa femme, en rentrant à six heures, qu’il
n’avait pas trouvé Mousseline au bureau. A son air las, la mère Trébuc
comprit tout de suite. Elle comprit aussi que le père Trébuc avait subi
là-bas une nouvelle humiliation. Plus que des cris et des plaintes, le
silence d’un homme comme le père Trébuc est significatif.

Sans commencer par se déshabiller ainsi qu’il avait coutume de le faire
chaque soir, le père Trébuc s’était lourdement assis sur une chaise, à
la place où Mousseline s’asseyait, près de la fenêtre. Il ne disait
rien. Il avait ôté son képi, et, penché en avant, les coudes aux genoux,
tel que, trois jours plus tôt, sur un banc du square, le papa désolé de
la petite Ginette, le père Trébuc corrigeait avec minutie la courbure de
la visière de son képi.

Pour la première fois depuis des mois nombreux, il était rentré chez lui
sans s’arrêter au café de la rue Boursault. L’équipe des Brouchon,
Bareuil, Potonnot, Letuigne, Chauchet et Deraque ferait la manille
quotidienne sans le père Trébuc. Comme il était le seul qui n’y eût à
peu près jamais manqué, il pensait que les autres remarqueraient son
absence plus facilement que celle de tel ou tel d’entre eux, qui étaient
moins réguliers que lui. Et il se disait qu’ils viendraient sans doute
s’informer à la loge du motif de son absence. Et il serait obligé de
leur dire pourquoi on ne l’avait pas vu devant son verre de
vermout-cassis habituel, pourquoi on ne l’y verrait peut-être plus
jamais.

Peu à peu le père Trébuc prenait conscience de tout ce qu’entraînait à
sa suite le départ scandaleux de Mousseline. Toutes ces mains qui
s’étaient tendues jusqu’à ce jour avec tant d’empressement vers un père
Trébuc digne du plus grand respect, se tendraient-elles encore avec
sympathie vers un père Trébuc déconsidéré?

Sur sa chaise, son képi entre les doigts, le père Trébuc ne disait rien.
Dans le fond de la loge, silencieuse, et affairée du moins en apparence,
la mère Trébuc épluchait un chou.

--Et Monsieur Daix? demanda le père Trébuc.

--Je ne sais pas.

--Tu n’as pas vu Madame Loissel?

--Dame si.

--Alors?

--Elle m’a point parlé de Monsieur Daix.

Par pitié, la mère Trébuc ne révéla pas à son mari que Monsieur Daix,
leur ambition, à l’instant même que se produisait la catastrophe, avait
déclaré que Mousseline était très gentille. Mais pouvait-elle ajouter ce
regret au chagrin du père Trébuc?

Le père Trébuc ne demanda pas ce que madame Loissel avait dit
d’elle-même. Pouvait-il contraindre sa femme à répéter tout haut des
paroles qui durent l’humilier? La honte se suffisait. Il songea que la
pauvre Maman souffrirait assez des sarcasmes que lui jetterait au visage
la mère Chateplue, l’effrontée concierge de la maison voisine. Il songea
qu’elle en avait déjà peut-être éprouvé l’insolence, comme il l’eût
éprouvée en pleine salle du petit café de la rue Boursault, s’il ne
s’était pas abstenu d’y aller.

La mère Trébuc se préparait à mettre le couvert.

--Tu ne te déshabilles pas? dit-elle.

Il dégrafa son ceinturon.

Les autres jours, à pareille heure, il rentrait, la manille faite, et
son gain de la soirée dans la poche.

--Ils ne viennent pas, se dit le père Trébuc en songeant à ses amis.

Ils ne vinrent pas, en effet. Mais, loin de s’en réjouir parce qu’ils
lui épargnaient ainsi un surcroît d’humiliation, le père Trébuc souffrit
davantage. Il songeait qu’on parlait de lui, qu’on le jugeait.

--Qu’est-ce qu’ils peuvent bien penser? se disait-il.



XXXV


Cette journée avait été interminable.

A neuf heures, quand le père Trébuc ferma la porte de la rue avant de se
coucher enfin, il connut le premier moment de répit de cette atroce
journée. Jusque-là, plus que la honte propre qu’il ressentait pour
lui-même, c’est la honte que lui infligeaient les témoins de sa
déchéance, qui le torturait. Ah! qu’il aurait voulu pouvoir fuir, lui
aussi, le père Trébuc, ou seulement pouvoir fermer sa porte aux
importuns et aux curieux, comme il fermait chaque soir, à neuf heures,
la porte de la rue! Mais le père Trébuc n’était pas son maître. La porte
de sa loge, tout le monde avait le droit de l’ouvrir; et dehors, dans le
square des Batignolles, où besoin n’était à personne d’ouvrir aucune
porte, le père Trébuc ne s’appartenait pas davantage.

--Service, service, disait volontiers le père Trébuc.

Il était toujours de service, toujours à la disposition de tout le
monde, à la merci des curieux et des importuns.

Au lit enfin, qui lui fut un refuge, il s’abandonna, pour la première
fois peut-être de sa vie, pour la première fois du moins avec plus de
tristesse, à d’amères pensées. Il accusa le destin, qui l’avait fait
naître et vieillir pauvre.

Riche, moins pauvre en tout cas, il n’eût pas été obligé de se gîter
dans une étroite loge de concierge, et de reléguer sa fille au sixième
étage, loin de lui, loin de sa surveillance, et sa fille n’eût pas été
séduite.

Des phrases de journaux soutenaient ses pensées. Il considérait son
malheur sous les espèces des faits-divers qu’il lisait avec attention.
Sa Mousseline tant chérie était devenue une fille séduite. Et il se
rappela qu’il n’avait jamais craint que sa Mousseline pût devenir une de
ces déplorables héroïnes de roman-feuilleton ou de chronique des
tribunaux. Verrait-il un jour le nom et le portrait de sa fille dans son
_Journal_? Il voyait déjà ce mot sinistre d’Infanticide se détacher en
grands caractères au milieu d’une page. Que dirait-on alors dans le
quartier? Monsieur Marsouet, le sénateur des Baquier, avait affirmé que
l’honneur du père Trébuc demeurait intact. Mais monsieur Marsouet ne
savait pas tout. Seule, sans doute, mademoiselle Baudetrot, la
sage-femme, savait tout. Parlerait-elle?

--Si nous étions riches, songea le père Trébuc, elle n’aurait pas fait
tant de manières.

Et il songea que, si mademoiselle Baquier, qui avait derrière elle un
sénateur opulent, lui demandait ce que lui avait demandé la malheureuse
Mousseline, la sage-femme ne répondrait point que la vie humaine est
sacrée.

--Sacrée, la vie humaine?

Comment pouvait-on proférer de pareilles balivernes, après une guerre où
l’on avait gaspillé tant de vies humaines? Le père Trébuc en avait tenu
jadis au bout de sa baïonnette, en Chine et à Madagascar, et nul ne lui
disait de telles niaiseries.

--Oui, songea le père Trébuc, la vie des pauvres est sacrée, parce
qu’elle sert aux riches.

Noires pensées. Mais, dans l’obscurité de la loge, à côté de sa femme
qui ne soufflait mot, le père Trébuc se sentait les yeux brûlants de
larmes toutes prêtes. Il songeait aussi à l’autre hypothèse, et qu’au
lieu de ce qu’il cessait d’imaginer, il verrait, et demain peut-être,
dans son _Journal_, que deux fiancés, désespérés par le refus d’un père,
s’étaient jetés ensemble dans la Seine ou sous une rame du métro.

--Pourquoi qu’elle est partie comme ça? se disait le père Trébuc.
Pourquoi qu’elle n’a pas tout avoué?

Il pleurait. Il murmura:

--Mousseline!

Point assez bas néanmoins pour que la mère Trébuc ne perçût pas le
gémissement mal étouffé.

--Qu’est-ce que tu dis? fit-elle.

--Rien, répondit-il.

Elle répliqua sans plus:

--Il est tard.

La pendule du bureau de monsieur Forderaire, au premier étage, venait de
sonner deux coups.

Au même instant, un carillon furieux retentit dans la loge. Le père
Trébuc tira le cordon. Deux voix, une voix d’homme et une voix de femme,
chantaient:

   --_Dans la vie faut pas s’en faire!_
         _Moi, je n’ m’en fais pas..._

Le père Trébuc s’était redressé.

La porte de la rue, refermée, claqua.

--Mademoiselle Jeanne, annonça la voix de femme.

--Un peu de silence, s’il vous plaît!

--Occupe-toi de ta fille, hé! père Lagrogne! répondit mademoiselle
Jeanne, femme de chambre des Baquier.



XXXVI


Dans la journée, sous les regards apitoyés ou moqueurs des gens, le père
Trébuc dissimula. Il acceptait la compassion de ses amis ou de ceux
qu’il tenait naguère en amitié ou en respect. Elle lui était cependant
aussi pénible que la joie indiscrète des jaloux d’autrefois. Il évitait
autant que possible les rencontres des uns et des autres.

A sa femme même, il ne se livrait qu’avec une grande réserve. Taciturne,
il gardait pour lui ses plus douloureuses pensées.

Les curieux ne surent pas si le père Trébuc souffrit, ni surtout comment
il souffrit, car on pouvait douter qu’il endurât d’un cœur tranquille un
affront que rien n’avait laissé prévoir. Il était en effet homme de
droiture et d’honnêteté et connu de tout le quartier comme tel. Aussi
bien n’allait-il plus rejoindre, le soir, au petit café du coin de la
rue Boursault, ses complices de la manille quotidienne; et, dans le
square des Batignolles, où il s’attardait moins à provoquer la
conversation des habituées, il marchait au milieu du peuple des enfants
sans s’intéresser à leurs jeux. De quoi chacun pouvait conclure à sa
guise.

Quant à sa femme, le père Trébuc, qui l’avait d’abord prise dans ses
bras et qui n’avait pas renouvelé son geste, il la sentait trop
grièvement blessée pour ne pas lui épargner de nouvelles blessures. N’en
recevait-elle pas, peut-être, dont elle gardait également le secret? Ils
portaient tous les deux leur croix, côte à côte, en silence.

La mère Trébuc avait-elle la même angoisse que son mari? Il l’ignora,
comme elle ignora qu’il n’ouvrait plus son _Journal_, le matin, dès la
première heure, sans une émotion qu’il cachait derrière les feuilles
dépliées. Il parcourait d’un trait les pages, sautait par-dessus les
titres énormes, cherchait les faits-divers, dépistait les titres menus
qui se dérobent entre deux placards de publicité, reprenait son examen,
et ne repliait le journal qu’avec un soupir.

Une semaine ainsi coula. Les jours se suivaient lentement. Le père
Trébuc subit les questions, les conseils, les regrets, et les mines
navrées de tous ceux qui le connaissaient. La surprise avait été quasi
générale. Le père Trébuc n’en fut pas consolé, car celui dont il voulait
forcer l’estime, celui dont il avait rêvé pour sa fille, celui-là
déclara, hélas, à madame Loissel:

--Ça devait arriver.

La sévérité de monsieur Daix finit d’accabler le père et la mère Trébuc.
Le père Trébuc la reçut comme un soufflet. Mais qu’avait-il à répondre?
Était-ce les parents, ou la fille, que monsieur Daix accusait?

--Mauvaises fréquentations, frivolité de l’époque, résultat de la
guerre, avait affirmé monsieur Marsouet, sénateur.

--Et l’exemple? suggéra madame Loissel, qui jugeait l’opinion de
monsieur Marsouet audacieuse.

Il est certain qu’à ne regarder que dans la maison, Mousseline voyait
des choses dont le moins qu’on en pût dire n’était pas à la gloire de
tous les locataires. Mademoiselle Coupaud, fille de sa mère et d’on ne
sait qui, hantait les salles de danse, ce qui ne l’empêcha pas d’y
dénicher un mari fort imprudent. Et mademoiselle Baquier, qu’on saluait
bas, qui portait collier de perles et manteau de zibeline, quand son
père n’était qu’un employé de ministère en retraite? L’affection,
platonique,--si l’on veut,--de monsieur Marsouet, sénateur, était-elle
inoffensive?

La sympathie de madame Loissel, que l’épreuve n’ébranla pas, fut douce
au cœur de la mère Trébuc.

--Il n’avait qu’à le dire, maugréait madame Loissel, ce nigaud, qu’il
l’aimait!

Elle n’en démordait pas, malgré les apparences, qui étaient contraires.
Et elle promettait à la mère Trébuc que Mousseline reviendrait. Mais
elle ne savait pas tout ce que savait la mère Trébuc, qui hochait la
tête tristement, et qui ne répétait pas à son mari les propos rassurants
de madame Loissel.

Néanmoins, à l’heure du courrier, la mère Trébuc se hâtait de passer en
revue les enveloppes. Quand le père Trébuc était présent, il la
regardait et ne disait rien. Elle ne disait rien non plus. A quoi bon
parler? Espéraient-ils, croyaient-ils, pensaient-ils que Mousseline
écrirait?

Une longue semaine s’écoula sans que Mousseline donnât signe de vie.

--C’est une Trébuc, se dit le père Trébuc. Elle n’écrira pas.



XXXVII


Tous les matins, vieille habitude prise en son temps de marsouille, le
père Trébuc brossait lui-même son képi, son pantalon et sa tunique. Tous
les matins, il regardait avec plaisir, en les soulevant l’une après
l’autre pour brosser l’étoffe où elles s’appuyaient, ses trois
médailles: celle de Madagascar et celle de Chine, témoignages de ses
randonnées et de ses prouesses, et la Militaire, récompense de quinze
années de devoir accompli sans défaillance.

Mais, quand on s’est pris dans l’engrenage des pensées noires, on ne
s’en tire pas à volonté. Depuis que le malheur était entré chez lui, le
père Trébuc ne regardait plus ses médailles avec le même plaisir. Elles
lui semblaient dérisoires. Que signifiaient ces marques de bravoure ou
de constance sur la poitrine d’un homme déshonoré?

Il songeait:

--Va les gagner loin de ton pays, dans la brousse ou dans le bled, d’où
tous les camarades ne sont pas revenus. Va risquer ta peau ou ta santé.
Reviens. Continue d’être dans le civil ce que tu fus dans le militaire:
un brave homme, un honnête homme, un homme consciencieux. Fais des
enfants. Surveille-toi, prive-toi, use-toi, pour qu’ils deviennent comme
toi braves, consciencieux et honnêtes. Par un matin tel que celui-ci, tu
te réveilleras, le cœur sombre, la bouche amère, et dégoûté de tout.

C’était par un matin de dimanche, en effet, et de dimanche d’avril, que
le père Trébuc songeait ainsi. Or rien n’est affligeant, pour une âme en
deuil, comme un dimanche parisien: les rues sans encombrements de
voitures, les gens qui s’habillent de leurs meilleurs habits, les smalas
qui se rendent visite, les ouvrières au bras de leurs amoureux, la joie
d’un jour de repos et d’un jour de fête, quoi de plus attristant, par
contraste, pour un homme qui a tout perdu,--mais oui, tout,--en perdant
sa fille? Les gens passent, vont à leurs joies, car il n’est pas
question d’affaires le dimanche, ils regardent autour d’eux, ils
respirent le bonheur, et ils ne remarquent pas que leur béatitude
insulte à la douleur muette d’un gardien de square qui a perdu sa
fille.

Le père Trébuc savait, dès le matin, dès l’instant qu’il brossait sa
tunique où pendaient de dérisoires médailles, qu’il aurait une mauvaise
journée, que son service serait plus difficile que durant la semaine,
parce que les maris accompagnent leur femme au jardin et que les femmes,
occupées de leur mari, se soucient moins des enfants, prompts à saccager
les massifs de fleurs.

Il prévoyait tout, le père Trébuc, en brossant sa tunique. Il n’avait
pourtant pas prévu ce qui devait être son plus vif émoi de la journée.

Tout récemment, il s’était trouvé sot devant le papa de la petite
Ginette, une enfant habituée du square où sa mère la conduisait. Mais la
mère avait disparu, comme Mousseline. Et le père Trébuc, entendant les
confidences navrées du papa, n’avait pu rien répondre au pauvre
abandonné qui mendiait un peu de consolation. Le père Trébuc n’avait pu
rien répondre. Il ne comprenait pas peut-être: Mousseline n’avait pas
encore disparu.

Et voilà que, vers onze heures, le père Trébuc fut appelé de loin par
une petite fille qui criait:

--Père Trébuc! Père Trébuc! Bonjour, père Trébuc!

A travers la cohue, le père Trébuc s’empressa. Il se sentait attiré vers
la petite Ginette.

Quelle déception l’attendait!

Quand il arriva près du banc qu’un massif lui cachait, il s’arrêta, plus
sot que la première fois: le papa de Ginette était là, sur le banc.
Assis? Non. Allongé, couché presque, tête nue, le bras droit épousant la
taille d’une jeune femme, de sa femme revenue.

--Bonjour, père Trébuc! dit le papa de la petite Ginette sans se
déranger.

Il souriait d’un air de triomphe. Sa femme souriait aussi, d’un air
moins assuré.

Le père Trébuc ne s’attarda pas auprès du couple heureux.

--Au revoir, père Trébuc! criait gentiment la petite Gigi.



XXXVIII


Entre la sympathie que lui déclaraient les uns et la satisfaction
égoïste qu’il imputait aux autres, le père Trébuc, blessé de toute façon
au plus profond de lui-même, aurait été bien gêné de choisir. Était-ce
encore un effet de son orgueil, s’il y avait orgueil dans son cas? Le
père Trébuc s’imaginait peut-être que les gens s’intéressaient plus à
lui qu’ils ne le faisaient en réalité. Et, à de certains moments,
essayant de mettre les choses au point, non pas quant à lui, mais quant
aux étrangers, il se disait que, puisque les gens ne savaient pas
tout,--et comment l’auraient-ils su, si mademoiselle Baudetrot, la
sage-femme, qui était brusque mais tenue à la discrétion, ne révélait
rien?--en somme on était mal fondé à porter contre lui un jugement trop
sévère.

Sur le coup, on a tendance à exagérer. On se croit le centre du monde
et l’objet de tous les regards. Mais, quand on examine de sang-froid les
circonstances, les causes, les résultats, on s’aperçoit souvent qu’on
eut tort. Tel prend de loin pour une montagne une taupinière. Le père
Trébuc citait volontiers cet aphorisme qu’il avait rapporté de
Madagascar, où sa compagnie, alertée par une nuit sans lune, s’était
lancée jusqu’à l’aube à la poursuite... de deux zébus qu’on tua. Le
capitaine, vexé, avait sentencieusement clos cette équipée excessive. Le
père Trébuc se le rappelait. Et lui, n’exagérait-il pas, en présumant
que tout Batignolles ne se souciât que de la fugue d’une jeune fille?

Le lundi matin, après la fièvre du dimanche, quand le square des
Batignolles retrouve sa paisible physionomie des jours ordinaires, dans
le calme d’une matinée de soleil, le long de la grille du chemin de fer
où il faisait sa première promenade quotidienne, le père Trébuc, les
mains derrière le dos et la tête basse, essayait de remettre les choses
au point.

Sa fille était partie. Soit. Avec un jeune homme. Soit encore. Et après?
Que savait-on de plus?

--Belle journée, père Trébuc!

--Belle journée.

Monsieur Forderaire était sans doute pressé, ce matin-là. Au lieu de
s’arrêter, d’assujettir son binocle, et d’échanger avec le père Trébuc
deux ou trois phrases plus ou moins insignifiantes, il toucha d’un doigt
le bord de son chapeau, et s’éloigna.

Le père Trébuc avait levé la main vers son képi. Il fut déçu, et peiné,
que monsieur Forderaire ne s’arrêtât pas. Il n’était déjà point tant
enclin à l’optimisme: il s’assombrit soudainement. Parce que monsieur
Forderaire ne lui disait rien, le père Trébuc conclut que monsieur
Forderaire, toujours si correct et voire familier, ne voulait rien dire
au père Trébuc.

Le père Trébuc soupira. Quittant la grille du chemin de fer, il se
dirigea vers le kiosque à musique.

--Service, service, se dit-il pour s’exhorter.

Il était demeuré trop longtemps à l’écart, à l’abri des fâcheux. Sa
place était là-bas, près du kiosque, où les gens affluent.

--Porte ta croix, père Trébuc! songea-t-il. N’oublie pas que ta fille
est partie et que les autres ne l’oublient pas.

Il ne l’oubliait pas pourtant. Comment aurait-il pu l’oublier dans ce
coin de Paris, plus provincial qu’un mail de province, où tout était
plein pour lui du souvenir de Mousseline, depuis le square où elle
jouait, étant petite, jusqu’à l’église Sainte-Marie où elle avait fait
sa première communion, la boutique de la fleuriste dont le garçon avait
fait sa première communion en même temps que Mousseline, et le bazar de
la place des Batignolles, où le père Trébuc achetait, la veille de Noël,
une poupée d’un franc quarante-cinq, et tout enfin, tout, dans ce
quartier dont pas un habitant n’était pour le père Trébuc un inconnu? Le
père Trébuc avait aimé ce quartier tout de suite. Il s’était félicité,
jadis, de n’être pas gardien des Buttes-Chaumont. Mais s’en
félicitait-il encore? Et n’eût-il pas préféré, dans un quartier plus
populaire, où chacun passe inaperçu, n’être connu de personne?

--Bonjour, père Trébuc!

La femme de chambre des Baquier, tenant en laisse la Choute, ouvrait
déjà son large sourire.

--Bonjour, Mademoiselle! répondit sans aménité le père Trébuc.

Et il lui tourna le dos.



XXXIX


Cependant le père Trébuc se trompait. Monsieur Forderaire n’avait
certainement pas voulu le contrister en ne s’arrêtant pas pour échanger
avec lui, ce matin-là, comme à l’ordinaire, les propos sans importance
de leurs habituelles rencontres. Le père Trébuc en eut la preuve le jour
même, dans l’après-midi, lorsque de nouveau le locataire du premier
traversa le square des Batignolles.

L’heure était chaude, et l’ombre, sous le couvert des arbres généreux,
accueillante. Monsieur Forderaire s’arrêta, se décoiffa, tira de sa
poche un mouchoir, s’essuya le front, assujettit son binocle.

--Eh bien! père Trébuc, demanda-t-il avec obligeance, quoi de neuf?

--Dame rien, Monsieur Forderaire. C’est toujours du pareil au même,
comme on dit.

Déjà content, le père Trébuc souriait.

--Et votre fille?

--Dame, toujours rien, Monsieur Forderaire.

--Elle ne vous a pas écrit?

--Non.

--Avant de partir?

--Non plus.

--C’est curieux.

Il y avait tant de simplicité dans la voix de monsieur Forderaire, que
le père Trébuc ne craignit de sa part aucune vexation.

Monsieur Forderaire assujettit son binocle.

--C’est curieux, dit-il. Elle vous aimait pourtant. Vous formiez une
famille parfaitement unie. On vous donnait en exemple dans le quarter.

--Oh!

--Si, si, c’est la vérité. En exemple. Que de fois n’ai-je pas
entendu...

--Vous devez entendre autre chose, maintenant, hasarda le père Trébuc.

--Maintenant? Rien du tout. Que voulez-vous qu’on dise? On ne comprend
pas. Personne ne comprend.

--Je croyais.

--Je le vois, père Trébuc, je le vois bien. Depuis le départ de votre
fille, vous n’êtes plus le même homme.

--Dame!

--Sans doute, mais j’ai bien vu que vous semblez fuir les gens.
Dirait-on pas, ma parole! que vous avez commis un crime? Est-ce votre
faute si votre fille est partie?

--Dame!

--Alors?

--Ça ne fait rien.

Le père Trébuc ne trouva pas autre chose. Devant ses locataires, comme
jadis devant les officiers, il était gauche et timide le plus souvent.
Machinalement, il porta la main vers ses médailles.

--Il faut vous secouer, père Trébuc, poursuivit monsieur Forderaire. Il
le faut, et pour vous, et surtout pour votre femme.

--C’est difficile, Monsieur Forderaire. Après un coup comme ça...

--Là! ça y est! exclama monsieur Forderaire. Vous allez me servir vos
tartines du vieux temps, l’honneur de la famille, le devoir trahi, que
sais-je? Je vous connais, père Trébuc. Je n’en ai pas l’air, mais je
vous connais mieux que vous ne pensez. Et je sais ce que vous pensez.
Tenez, vous pensez comme on pensait au siècle dernier et comme on ne
pense plus nulle part, même à Landerneau.

--Dame!

--C’est vrai. La guerre a déferlé sur le monde sans vous toucher. Tout
est sans dessus dessous, et vous ne vous en apercevez pas. Voulez-vous
que je vous dise? Voilà votre faute, si c’en est une, car ce n’est pas
votre faute si le monde s’est relâché, avec la guerre, comme il s’est
relâché. Seulement, pendant que votre femme, qui est aussi une femme de
l’autre siècle, ne sortait pas de sa loge, et que vous vous confiniez,
vous, dans l’atmosphère de quiétude toute bucolique de votre square,
votre fille a grandi dans un milieu différent.

Monsieur Forderaire assujettit derechef son binocle. Le père Trébuc
était rouge d’émotion. Il voulut répondre. Il répondit:

--Dame, Monsieur Forderaire, on est comme on est. Je suis un vieux
soldat breton.

--Précisément. Mais votre fille est une jeune Parisienne de 1923. Il
faut comprendre. Les enfants d’aujourd’hui se libèrent plus tôt
qu’autrefois de la tutelle des parents. La vie est devenue plus rapide,
mon pauvre père Trébuc.

--Je comprends, je comprends, murmura le père Trébuc, mais c’est dur
quand même.

--Je vous le répète, secouez-vous, mon ami, vivez avec votre époque.
Secouez-vous!

Il tendait la main. Le père Trébuc la serra vigoureusement.

--Merci, Monsieur Forderaire, merci.

--Allons, au revoir.

Monsieur Forderaire assujettit son binocle, et s’en alla. Le père Trébuc
le regardait s’éloigner. Il avait chaud. Il était confus. Il
réfléchissait.

--Oui, songea-t-il. Peut-être. Mais si sa fille faisait comme la mienne,
qu’est-ce qu’il dirait? C’est qu’il ne sait pas tout.



XL


D’autres jours suivirent. Une autre semaine s’écoula. Trois semaines
s’écoulèrent. Le père et la mère Trébuc étaient sans nouvelles de leur
fille.

A mesure que les jours passaient et qu’il lisait en vain son _Journal_,
matin et soir, avec la crainte d’y découvrir ce qu’il y cherchait
avidement, le père Trébuc avait retourné la question sous toutes ses
faces. A la honte du début, qui avait dominé, succédait peu à peu une
tristesse lourde.

Ils avaient bien vieilli, en trois semaines, le père et la mère Trébuc.
Plus que jamais, la mère Trébuc se plaignait de la fatigue que lui
causait l’entretien du grand escalier.

--Tu te donnes trop de mal aussi! observait le père Trébuc, qui se
rappelait à point les paroles de monsieur Forderaire.

--Qu’est-ce que tu veux? répondait-elle.

Comme son mari était consciencieux, la mère Trébuc était consciencieuse.
Ils faisaient tous les deux leur service toujours de la même manière.
Aux yeux du monde, ils sauvaient la face. Ils supportaient
courageusement l’épreuve. Autour d’eux, ils sentaient moins de
curiosité. On ne leur parlait plus de Mousseline. Seule, madame Loissel,
qui ne perdait pas tout espoir, s’évertuait à réconforter la mère
Trébuc. Mais la mère Trébuc n’en disait rien à son mari.

Le père Trébuc n’avait pas remis les pieds au petit café de la rue
Boursault depuis le départ de Mousseline. Il rentrait à la maison, le
soir, sans flâner en chemin. Il se déshabillait, s’installait devant la
table, dépliait son _Journal_, et attendait l’heure du dîner.

Mornes dîners. Depuis le départ de sa fille, la mère Trébuc avait
simplifié l’ordonnance des repas, supprimé la nappe à carreaux bleus et
blancs que Mousseline avait brodée, car la toile cirée suffisait aux
parents en deuil, et supprimé aussi le dessert et les plats trop
coûteux, car désormais la mère Trébuc ne devait plus compter sur
l’argent que Mousseline rapportait à chaque fin de mois.

Mornes dîners, au cours desquels le père et la mère Trébuc, tête à
tête, mangeaient en silence. La loge, qui était autrefois trop étroite,
semblait vide, depuis que les éclats de rire et les chansons de
Mousseline l’avaient désertée. Où chantait-elle? Où riait-elle, à
présent, la folle Mousseline? Et riait-elle? Dans la loge de la rue
Legendre, personne ne riait plus. Depuis trois semaines, Mousseline
s’était enfuie.

Trois semaines avaient passé, lentes, cruelles. Un jour, ce fut le
samedi, vingt-huitième d’avril. La mère Trébuc redoutait que parût enfin
à son tour, sur l’éphéméride accroché près de la cheminée, le 28 fatal.
C’est le 28 avril, en effet, que devait être célébré le mariage de
mademoiselle Coupaud, locataire du troisième.

Quel crève-cœur pour la mère Trébuc! Elle n’était pas jalouse.

--Tant mieux pour cette petite! songeait-elle.

Mais elle songeait qu’elle ne verrait pas, qu’elle ne verrait jamais sa
Mousseline chérie, vêtue de blanc et couronnée de fleurs d’oranger,
descendre, au bras d’un beau garçon, les degrés de l’église
Sainte-Marie, entre deux haies de badauds accourus.

Du seuil de la maison, la mère Trébuc vit mademoiselle Coupaud, au bras
de son père, monter par l’allée centrale, les degrés de pierre couverts
d’un tapis rouge. Mademoiselle Coupaud avait une couronne de fleurs
d’oranger très discrète, très jolie, et deux fillettes soutenaient la
traîne de sa jolie robe blanche. Un beau mariage. Le parvis était peuplé
tout entier. Des autos stationnaient en file des deux côtés de l’église.

Le cœur gros, la mère Trébuc regardait, regardait.

--Ah! Ah!

Derrière elle, un violent ricanement retentissait.

Elle se retourna.

Sur le seuil de la maison voisine, la mère Chateplue, la matrone aux
mamelles flasques, regardait la mère Trébuc d’un air insolent. Elle
ricanait. Sa monstrueuse poitrine en était secouée dans tous les sens.

--Ah! ah!

La mère Trébuc rentra chez elle précipitamment.

Les coudes sur la table et les mains au visage, elle sanglotait encore
quand, dix minutes plus tard, à l’heure du déjeuner, survint le père
Trébuc, qui avait les yeux humides.



XLI


Que ce fût parce que le goût lui manquait de faire de bonne cuisine
après un coup si rude, ou par calcul de ménagère qui dans la pire
détresse ne doit pas se permettre de négliger les intérêts du ménage, la
mère Trébuc avait été bien avisée, en restreignant, depuis le départ de
Mousseline, les dépenses journalières. A la fin du mois d’avril, elle
constata que désormais elle ne pourrait plus mijoter de ces petits plats
dont le père Trébuc aimait à humer le parfum, et que Mousseline
déclarait chaque fois meilleurs que la fois précédente.

A la vérité, le père et la mère Trébuc souffraient trop du départ et de
la faute de leur fille chérie, pour qu’un regret d’ordre matériel
ajoutât vilainement à leur regret. Non. Dans ces difficultés que leur
créa le problème de la vie chère, ils trouvèrent plutôt un sujet de
plaintes qui les détournait de leur constant souci, en éludant les
silences chargés d’angoisse des premiers jours qui suivirent le départ
de Mousseline.

Évidemment, par un biais naturel, les plaintes qu’ils se communiquaient
les ramenaient au chapitre de Mousseline. Eux qui jusqu’alors se
gardaient de critiquer les locataires de la maison ou certains voisins,
ils en venaient à examiner la conduite de ceux qui les avaient jugés,
critiqués, et même réconfortés, car on ne les avait peut-être
réconfortés que par hypocrisie, se disaient-ils. La douleur en effet ne
rend pas bienveillant.

--Cette Mademoiselle Coupaud, disait le père Trébuc, on la regarde avec
respect, maintenant qu’elle vient voir son père en taxi.

--Dame! répondait la mère Trébuc. Elle a de l’argent. Au jour
d’aujourd’hui, il n’y a que ça qui compte.

--Dame! répliquait le père Trébuc. Tu peux être tranquille. Ce n’est pas
cette fille-là qui aurait épousé un homme sans le sac. Elle sait y
faire, celle-là.

Il se taisait, et la mère Trébuc ne répondait rien. Tous deux songeaient
en même temps que leur fille, leur Mousseline qu’on avait jugée et
condamnée, était du moins partie avec un homme sans le sou. Elle ne
rêvait pas d’épouser un homme pour son argent, elle, leur Mousseline.
Elle avait eu tort de se donner, elle était coupable certes, mais elle
ne s’était pas vendue.

Comme s’il continuait leur conversation, le père Trébuc disait:

--Mademoiselle Coupaud, encore, elle s’est mariée. Le mariage couvre
tout, et elle sera peut-être une épouse fidèle.

--Elle? tranchait la mère Trébuc. Qui a bu boira, mon pauvre Ernest, et
bon chien chasse de race.

--N’empêche. Ça regarde son mari. Elle est mariée. Mais ce que je
voulais dire...

Il baissa la voix.

--Je voulais parler de Mademoiselle Baquier. Celle-là, veux-tu que je te
dise? C’est répugnant.

--Elle fait ça devant son père et sa mère, et ils trouvent ça très bien.

--L’argent n’a pas d’odeur.

--Et puis, un sénateur, ça flatte. Ce n’est pas n’importe qui.

--Oh! dit le père Trébuc, sénateur ou pas sénateur, c’est du pareil au
même. Rappelle-toi, la Maman, pendant la guerre, ces officiers
américains qui venaient faire la ribouldingue là-haut avec les deux
sœurs. Les parents trouvaient déjà ça très bien.

--Y a longtemps qu’on n’a pas vu la plus jeune, remarqua la mère Trébuc.

--Je croyais qu’elle était en Algérie?

--On le disait. On m’a dit aussi que Monsieur Marsouet les a eues toutes
les deux.

--Et ça critique les autres! exclama le père Trébuc.

La mère Trébuc se rapprocha.

--Et tu sais pas ce qu’on m’a dit? fit-elle.

--Non.

--On m’a dit comme ça que Monsieur Marsouet leur a fait faire une
opération, pour qu’elles n’aient pas d’enfants.

--Voilà! conclut le père Trébuc. Et il faut être aux ordres de ces
gens-là, et les saluer, et les respecter, et tout, quoi! Tout ça, parce
qu’ils ont de l’argent.

--Dame!

Et un nouveau silence s’établissait. Le père et la mère Trébuc
comparaient, et ne disaient plus rien. Ils n’osaient pas, peut-être.
Aucun des deux n’osait prendre l’initiative d’absoudre tout haut
Mousseline.

--Le bœuf a raugmenté de quatre sous, dit sans transition apparente la
mère Trébuc.

--Oui, mais il y a des légumes maintenant. Avec l’été qui vient, ça sera
moins cher.

--Faut attendre encore un peu, répliqua la mère Trébuc. Avant juillet,
faut pas trop espérer.

--Oui, quand les riches seront à la campagne.

--Vivement que la maison soit vide! soupira la mère Trébuc.



XLII


Comme avril avait passé, mai passa. Dans la vie nouvelle qu’ils menaient
sans leur fille, le père et la mère Trébuc avaient pris de nouvelles
habitudes.

Toute douleur à la longue s’engourdissant, ils commençaient du moins à
ne plus considérer sous des couleurs aussi sombres le coup de tête de
Mousseline. C’est que, devant la révélation faite par mademoiselle
Baudetrot, la sage-femme aux gestes brusques, ils avaient eu peur. Honte
et peur à la fois.

Ils étaient toujours sans nouvelles de Mousseline, et Madame Loissel se
prenait à s’avouer déconcertée, et voire inquiète. Au contraire, le père
et la mère Trébuc éprouvaient une inquiétude moins lancinante.

--Puisque nous ne savons rien d’elle, songeaient-ils, elle n’est pas
morte.

Et cette présomption, qui les rassurait, les aidait à supporter avec
moins d’amertume que Mousseline s’entêtât à ne pas leur donner signe de
vie. Ils en souffraient, mais ils ne s’étonnaient pas outre mesure du
silence persistant de leur fille.

--C’est une Trébuc, avait dit son père: toute d’une pièce.

Ils souffraient davantage, à mesure que les jours coulaient, à la pensée
que Mousseline, partie parce qu’on ne voulait pas lui laisser épouser
son Rodolphe Jaulet, ne se mariait pas. Et ils attendaient, à défaut
d’une lettre de repentir et de tendresse, une lettre de sommation
respectueuse, formule admirable qui acquérait une importance de premier
plan dans la bouche du père Trébuc. Mais ils ne recevaient rien, et le
père Trébuc, sans le dire à sa femme, se mettait à craindre parfois que
peut-être Rodolphe Jaulet, reculant en face de son devoir, n’eût
abandonné Mousseline après lui avoir fait abandonner ses parents. Il lui
avait fait abandonner aussi son bureau, où elle était estimée; mais le
père Trébuc ne craignait rien de ce côté-là: Mousseline était
travailleuse, et capable de trouver, dactylographe intelligente, dix
places pour une. C’est l’autre question qui tracassait plutôt le père
Trébuc. Néanmoins, il refoulait sa crainte, car il avait bien vu, au
trouble du petit Rodolphe Jaulet, le soir de la demande en mariage, que
ce garçon était épris de Mousseline.

--Tu te fais des idées, père Trébuc! se disait-il.

Ainsi la peur, que la révélation de la sage-femme leur avait causée,
harcelait moins vivement les Trébuc. Quant à la honte des premières
heures, qu’à force de regarder autour d’eux ils avaient fini par
considérer, sinon vaine,--car ils demeuraient encore de leur siècle,
comme disait monsieur Forderaire,--mais excessive, elle s’estompait,
elle aussi, avec le temps.

Au reste, si l’on excepte madame Loissel, l’ancienne riche du premier
étage qui était réduite à terminer sa vie dans une chambre de bonne au
sixième, les gens semblaient ne plus se rappeler qu’ils eussent connu
aux Trébuc une fille. Un homme moins scrupuleux que le père Trébuc s’en
fût réjoui sans arrière-pensée. Lui cependant se demandait si cette
indifférence des gens à l’endroit de Mousseline et des soucis du père
Trébuc, ne masquait pas du mépris. Il ignorait en effet si la sage-femme
n’avait pas jasé, bien qu’il l’eût toujours jusque-là tenue au-dessus
de tout soupçon. Mais elle avait l’air tellement sévère, lorsqu’elle
déclara, sans aucun égard, au père Trébuc, que la vie humaine est
sacrée!

Le père et la mère Trébuc, dans leur détresse, éprouvèrent toutefois, à
la fin de mai, un soulagement. En effet, un mardi, à midi, en rentrant
de la maison de santé de Grenelle où elle exerçait tous les matins,
mademoiselle Baudetrot ouvrit, avec sa brusquerie ordinaire, la porte de
la loge et annonça qu’elle déménageait.

--Je vais à Lille, dit-elle, prendre la direction d’une maison
d’accouchements. Il faut que j’y sois pour le début de juin.

Elle ajouta:

--Le propriétaire sera content: il pourra augmenter le prix de mon
loyer.

--Nous vous regretterons, eut la présence d’esprit de répondre le père
Trébuc, tant il était content, lui aussi.

--Dame! fit la mère Trébuc.

Pour la première fois depuis le départ de Mousseline, le père et la mère
Trébuc se sentirent moins oppressés.



XLIII


L’appartement de mademoiselle Baudetrot ne demeura pas libre plus de
vingt-quatre heures. Le propriétaire n’y fit faire aucune réparation,
aucune peinture, aucun nettoyage. A mademoiselle Baudetrot, sage-femme,
succéda du jour au lendemain le docteur Aubenaille, et, sur le mur de la
maison, à hauteur d’homme, près de la porte, la plaque d’émail bleu de
l’une fut remplacée par la plaque de marbre noir de l’autre, qui se
déclarait médecin spécialiste.

Grand, maigre, grisonnant, le regard insaisissable, le docteur
Aubenaille était célibataire. Il convoqua des peintres, un tapissier,
des électriciens, entreprit des travaux sérieux.

--J’installe un cabinet d’opérations, dit-il à la concierge.

On lui apporta des tables étincelantes de nickel, des appareils de forme
étrange et dont on ne pouvait pas deviner à quoi il les destinait.

Il parlait peu, mais sans morgue.

--Il n’a rien de Monsieur Chaudroule, dit à son mari la mère Trébuc, qui
n’aimait pas le professeur du deuxième, et qui l’aimait moins que jamais
depuis que, pour un robinet de sa cuisine, il avait forcé la mère Trébuc
à courir chez le gérant, le jour même que Mousseline disparut.

Mais le docteur Aubenaille ne ressemblait pas non plus à mademoiselle
Baudetrot. Il n’avait pas de gestes brusques. Il était tout en douceur
et courtoisie. En outre, il donnait souvent de menus pourboires à la
mère Trébuc. Pendant la période d’installation de son appartement, il
eut en effet souvent besoin de petits services, que la concierge lui
rendait avec son obligeance habituelle.

--Un médecin, dit le père Trébuc, ça fait mieux qu’une sage-femme. Tu ne
trouves pas?

Elle était toujours du même avis que lui.

--Une sage-femme, dit-il encore, je trouve, je ne sais pas pourquoi, que
ça fait mauvais genre.

Pendant une quinzaine, les Trébuc ne furent à peu près occupés que de
l’installation du docteur Aubenaille. On les interrogeait sur le
nouveau locataire. La curiosité du quartier ramena dans la loge
quelques personnes qui semblaient s’être détournées des Trébuc, depuis
leur malheur. Chacun cherchait à savoir quel genre d’opérations ferait
le docteur Aubenaille.

--Des opérations chirurgicales, disait le père Trébuc.

--Il est spécialiste, ajoutait la mère Trébuc.

L’après-midi, à cause du docteur Aubenaille, la mère Trébuc était plus
souvent dérangée que du temps de mademoiselle Baudetrot. Inconnu dans le
quartier, le médecin spécialiste avait néanmoins une clientèle
nombreuse, de femmes surtout, dont la plupart étaient élégantes, qui
arrivaient en voiture, demandaient à mi-voix «le docteur, s’il vous
plaît», et gagnaient rapidement l’escalier dès que la mère Trébuc
répondait:

--Troisième à gauche.

C’était pour la mère Trébuc une véritable distraction. Quand elle voyait
entrer dans sa loge une jolie madame bien habillée, elle la regardait
avec plaisir. Un jour, elle en vit une à qui elle eut envie de crier:

--Dieu! que vous êtes belle, Madame!

Celle-là ressemblait à Mousseline. La mère Trébuc, empressée, avait
répondu seulement:

--Au troisième à gauche.

Mais elle accompagna la jolie malade jusqu’à la porte de l’escalier,
qu’elle lui ouvrit: de quoi la jolie malade parut fort mécontente.

--Dommage! songea la mère Trébuc. Ces femmes de riches, ça méprise les
autres. Ça ne mérite pas d’être jolies.

Elle fit le geste de chasser une pensée importune, et elle se demanda,
comme elle se le demandait pour chaque cliente du docteur Aubenaille, ce
que pouvait bien être cette femme-là. C’était sa distraction de
l’après-midi.

Le soir, elle en causait avec le père Trébuc. Ils échappaient ainsi aux
silences dangereux. Quand la mère Trébuc se plaignit de la petite
vexation que lui avait faite la jolie malade qui ressemblait à
Mousseline,--détail qu’elle ne rapporta pas:

--Que veux-tu? répondit le père Trébuc. Ça se fait pas, peut-être?

Et, un peu plus tard, il observa qu’il avait eu raison sans doute. Car,
pendant qu’ils étaient à table, le docteur Aubenaille, qui dînait en
ville presque tous les soirs, entra dans la loge, et, après s’être
excusé d’interrompre le repas des Trébuc:

--Madame, fit-il, je ne sais pas si je vous l’ai dit, je ne crois pas,
mais il faut que je vous dise que, si jamais quelqu’un, homme ou femme,
venait vous questionner sur les clients que je reçois, vous ne devez
répondre qu’une chose: adressez-vous au docteur. Vous comprenez, vous et
moi, nous sommes tenus au secret.

--Le secret professionnel, précisa le père Trébuc, qui approuvait de la
tête.

--Parfaitement, dit le médecin. Vous avez compris, je compte donc sur
vous, et encore une fois excusez-moi.

Et il glissa dans la main de la mère Trébuc un billet.

--Cent francs, annonça-t-elle, quand il fut sorti.

--Tu vois, dit le père Trébuc, je m’étais pas trompé: ce que tu as fait
cette après-midi, ça se fait pas.



XLIV


Et le mois de juin aussi s’écoula, morne, lent, vide, car toute
nouveauté s’émousse, et l’habitude eut vite intégré dans le train
ordinaire de l’existence des Trébuc, concierges, la maigre distraction
que leur avait procurée l’arrivée du docteur Aubenaille. Mousseline
n’était pas revenue. Mousseline n’avait pas écrit.

Et juillet à son heure apparut. Les Trébuc l’attendaient. Certains pour
un mois, certains pour deux, les locataires se disposaient à quitter
Paris, qui vers la campagne, qui vers le bord de la mer. Chaque année,
le père Trébuc aidait à descendre les malles.

--Et vous, père Trébuc, lui disait-on, vous ne partez pas?

--Pas cette année, non, répondait-il. L’an prochain, peut-être.

Il avait toujours espéré pouvoir conduire, une année ou l’autre, à
Portrieux, dans son pays où ni lui ni sa femme n’avait plus de famille,
leur Mousseline. Ils étaient toujours restés à Paris, rue Legendre et
square des Batignolles. Mais les vacances que les locataires prenaient
étaient, du même coup, des vacances pour les concierges. Pendant les
mois d’été, on ne nettoyait le grand escalier qu’une fois par semaine.
La mère Trébuc se reposait.

Le père Trébuc, lui, dans son jardin peuplé d’enfants pâles, flânait à
l’ombre des arbres vite jaunis par le soleil, et rêvait à ses souvenirs
des pays chauds. Le soir, il mettait un morceau de glace dans son verre
de vermout-cassis, et, après le dîner, il tirait une chaise de la loge,
s’installait devant la porte, sur le trottoir, et fumait sa pipe en
lisant le _Journal_. Quand la vaisselle était enfin lavée, la mère
Trébuc venait s’asseoir à côté de lui.

Cette année-là plus que les autres, les Trébuc virent avec satisfaction
s’en aller leurs locataires. Des maisons voisines, les locataires s’en
allaient également. Chaque matin, des taxis et des omnibus de gare
enlevaient voyageurs et bagages.

--Il n’y aura plus à Paris que les vrais Parisiens, disaient ceux qui ne
partaient pas.

--On sera entre soi, répondait le père Trébuc.

Il songeait bien pourtant qu’il n’aurait ni la joie de l’apéritif qu’un
morceau de glace rend délicieusement frais, puisqu’il n’allait plus au
café, ni celle de la soirée qu’on passe sur le trottoir, à fumer une
bonne pipe. Se risquerait-il, en effet, cette année-là, à s’asseoir
devant la maison, quand, depuis déjà trois mois, il fuyait tout le
monde?

Les Baquier eurent un départ magnifique. Ils allaient à Trouville: les
parents, la cuisinière, la femme de chambre et la Choute par le train,
et Mademoiselle en auto, avec monsieur Marsouet.

Le père Trébuc ferma la portière de la voiture.

--Au revoir, père Trébuc!

--Bon voyage, Monsieur le Sénateur.

--Au revoir, père Trébuc!

--Bon voyage, Mademoiselle.

L’auto démarra. Le père Trébuc la suivit du regard. Il songeait:

--Pourquoi qu’elle se fait pas appeler Madame, Mademoiselle Baquier?

Madame Loissel ne partait pas. Monsieur Daix, qui n’avait droit qu’à un
mois de vacances, devait les prendre en août. Le docteur Aubenaille ne
parlait pas de s’en aller. Quant aux autres locataires, ils étaient tous
partis pour le dix.

Il commençait à faire chaud, chaud comme il ne fait chaud qu’à Paris, où
l’air devient irrespirable dès que le soleil brille durant trois jours
de suite.

Dans la loge, où une tenue stricte était moins indispensable, le père
Trébuc demeurait en manches de chemise. Pour son service au square, il
enfilait un pantalon de treillis blanc, qu’il repassait lui-même, tous
les matins. Le soir, il n’osait pas s’asseoir devant la maison, comme la
plupart des concierges du quartier: il craignait qu’une apostrophe de la
mère Chateplue, qui buvait plus que jamais à cause de la chaleur, ne
l’obligeât à répondre, et ne provoquât un esclandre. Et puis, de voir le
petit café du coin de la rue Boursault, où fréquentaient les gens qu’il
connaissait, lui donnait des tentations.

Déjà Letuigne, son camarade préféré de la manille, mais le plus
irrégulier, avait essayé de l’entraîner.

--Tu es bête, lui avait-il dit. Et pourquoi?

--Pour rien.

Le père Trébuc avait résisté, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs.
Était-ce encore, toujours, par orgueil? Mais quel orgueil pouvait garder
le père Trébuc?



XLV


Monsieur Daix, le mutilé du cinquième dont madame Loissel avait fait
rêver les Trébuc pour leur Mousseline, était un homme qui ne cherchait
pas à se pousser au premier rang. Revenu de la guerre avec un seul bras,
il portait sans arrogance à la boutonnière de son veston un mince ruban
jaune liséré de vert.

Le père Trébuc, qui avait eu sa médaille à l’ancienneté, admirait que
monsieur Daix l’eût tout jeune gagnée autrement. Mais aux félicitations,
un peu gauches, que le vieux marsouin essayait un jour de lui exprimer,
monsieur Daix s’était contenté de répondre en agitant la manche vide de
son veston.

--Il est trop modeste, avait songé le père Trébuc.

Modeste, le jeune homme savait qu’après la guerre on considérait de tels
rubans beaucoup moins comme un emblème de sacrifice que comme un
insigne d’infirmité. C’est une nuance qui échappait au père Trébuc.
Quand le père Trébuc se rappela, plus tard, que monsieur Daix avait dit,
en parlant du départ de Mousseline, que ça devait arriver:

--Il n’est pas modeste, songea-t-il. Il est fier.

Monsieur Daix en effet n’avait pas éprouvé le besoin d’offrir au père ou
à la mère Trébuc ses condoléances. Loin de prendre cette réserve pour de
la politesse, le père Trébuc la tint d’abord du mépris et, ensuite, de
la fatuité.

Oui, à mesure que le temps estompait sa douleur et sa honte, le père
Trébuc condamnait moins sévèrement sa fille, s’accusait lui-même moins
durement d’avoir manqué de vigilance, acceptait les excuses que monsieur
Marsouet, monsieur Forderaire, Letuigne, Deraque, et d’autres, lui
avaient proposées pour le réconforter, accusait à son tour les mœurs
générales de l’après-guerre, et s’avouait à part soi moins coupable
qu’il n’avait cru l’être au début. Et tant, qu’en juillet, à force de
remarquer davantage l’attitude réservée de monsieur Daix, parce que,
dans la maison déserte, le mutilé du cinquième passait moins inaperçu,
le père Trébuc finit par s’avouer que le grand coupable était justement
monsieur Daix.

Pensée noire. Depuis le départ de Mousseline, le père Trébuc avait roulé
dans sa tête inquiète beaucoup de pensées noires. Il regardait autour de
lui. Monsieur Forderaire et d’autres lui avaient ouvert les yeux. Il
comparait, il jugeait. Et quant à ce monsieur Daix si fier, le père
Trébuc estimait enfin qu’un employé de banque ne s’abaisserait pas en
épousant une dactylographe pauvre, mais honnête.

--Honnête, certainement, affirmait le père Trébuc.

Qui prouvait que Mousseline, éprise peut-être de ce monsieur Daix si
fier, n’eût pas écouté Rodolphe Jaulet par dépit et rage d’être méconnue
et dédaignée?

--Mais voilà! se disait une fois de plus le père Trébuc: nous sommes
pauvres. Les Trébuc sont pauvres. Ça, ça ne se pardonne pas.

Est-ce que sa pauvreté,--car elle n’était pas riche, mademoiselle
Coupaud,--avait empêché mademoiselle Coupaud de trouver un homme riche
qui daignât l’épouser? Cette fille pourtant se donnait des allures peu
rassurantes. On avait jasé sur elle dans le quartier, et le fait est
que...

--Mais il ne faut pas se fier aux apparences, songeait le père Trébuc au
mois de juillet, ni condamner les gens trop vite.

La première quinzaine de juillet était chaude. L’été s’annonçait ardent.
Les Parisiens se hâtaient de fuir la ville, qui devenait inhabitable.
Aux approches du 14, les maisons désertées se faisaient de plus en plus
nombreuses. Que de volets clos à toutes les façades!

--Si ça continue, disait le père Trébuc à sa femme, il n’y restera plus
que les concierges.

Et il se lançait dans une nouvelle diatribe contre les riches à qui tout
est permis.

Mais la mère Trébuc avait moins d’aigreur.

--Te plains pas, répondait-elle. Qu’ils s’en aillent tous! La vie sera
moins chère.



XLVI


Le 14 juillet, à titre d’exception, et parce que ses amis de la manille
abandonnée insistèrent avec tant de bonne grâce, le père Trébuc
consentit à les suivre au petit café du coin de la rue Boursault. Ils
étaient allés tous ensemble l’attendre à la sortis du square.

--Tu ne peux pas refuser, dit Potonnot.

--Tu nous offenserais, ajouta Deraque.

Et Brouchon:

--Un jour comme aujourd’hui!

Le père Trébuc résistait.

Savaient-ils pourquoi le père Trébuc hésitait à les suivre? Comme ils le
sentaient néanmoins près d’accepter, comme il leur déclarait qu’il
n’acceptait qu’à titre d’exception, comme ils se flattaient de l’avoir
décidé, Potonnot, parlant au nom de tous, lâcha l’argument définitif:

--Trébuc, tiens-toi bien. Nous avons une grande nouvelle à t’apprendre:
la mère Chateplue est morte.

--Non!

--Si.

--Je l’ai encore vue à midi!

--Un coup de sang.

--La chaleur.

--Et la boisson.

--Pas possible!

--Tombée raide dans la rue, en traversant pour aller au café.

Le père Trébuc se réjouit. Il n’avait plus aucune raison d’hésiter. Il
suivit ses camarades.

Il s’était déjà promis de ne prendre qu’un vermout-cassis, son vieil
apéritif oublié, avec un morceau de glace, et de ne pas toucher aux
cartes. Mais une fois installé, ravi par la fraîcheur délicieuse du
vieil apéritif qu’il retrouvait, entraîné par la véritable joie que lui
causait la mort subite de cette chipie de mère Chateplue, ragaillardi
par l’atmosphère tout amicale du petit café, il se leva machinalement,
quand la première partie fut jouée, pour s’asseoir à la place de
Letuigne que le sort désignait.

Comme jadis, il gagna. Il gagna trois francs soixante-quinze, qu’il
empocha sans hâte. Au moment de ramasser les pièces déposées sur le
tapis, il lui souvint en effet à quoi jadis ses gains étaient destinés:
au mariage de Mousseline. Une ombre lui gâta le plaisir innocent de
cette soirée organisée pour lui par ses camarades. Mais, ses camarades,
contents de le revoir au milieu d’eux, dissipèrent l’ombre fâcheuse.

--Potonnot! dit soudain le père Trébuc. Et ta promesse?

--Quelle promesse?

--Ton fameux pernod, que tu fabriquais toi-même, et que tu devais me
faire goûter.

--Quand tu voudras, Trébuc.

--Tu en as?

--Demande aux copains.

--Et c’est du vrai?

--Du vrai, répondirent Chauchet et Deraque.

--J’en veux.

--A une condition, objecta Potonnot.

--Laquelle?

--Que tu reviendras pour la manille demain, et les autres jours, comme
avant.

Le père Trébuc hésita.

--Non, dit-il, pas de condition.

--Alors, pas de pernod. Choisis.

--Je verrai, conclut le père Trébuc.

--Comme tu voudras.

Ils se séparèrent. Mains étreintes à droite et à gauche, bonsoir et bon
appétit distribués, une chaise qui se renverse et tombe: la soirée était
finie.

--Au revoir, père Trébuc, dit le patron qui rinçait deux verres à la
fois.

--Au revoir, répondit machinalement le père Trébuc.

Dehors, la rue Legendre, où une brise étouffante soufflait du pont,
était à peu près vide. En la traversant, le père Trébuc songea que,
quelques heures auparavant, en la traversant aussi, au même endroit
peut-être, la mère Chateplue était morte.

--On pourra s’asseoir devant la maison, se dit-il, et respirer à son
aise.

Il regarda sa maison. Trois immeubles de six étages, se dressent rue
Legendre, entre la rue Boursault et le pont, du côté des numéros pairs:
près du pont, la maison de la mère Chateplue; près de la rue Boursault,
celle d’une veuve de guerre dont on ne peut rien dire; et au milieu,
celle de la mère Trébuc.

A la fenêtre du rez-de-chaussée, qui était ouverte, la mère Trébuc
regardait venir vers elle son mari, qu’elle avait vu sortir du café. Le
père Trébuc se redressa.



XLVII


Juillet s’acheva. Août passa. La fin de juillet avait été moins belle.
Août ne fut guère meilleur. Sous un ciel souvent chargé de nuages, Paris
reçut de la pluie par journées entières.

Sans nouvelles de Mousseline, qui s’obstinait, en vraie Trébuc, à ne pas
demander son pardon, les Trébuc menaient leur morne existence
quotidienne, sans soucis matériels excessifs.

Comme l’avait prévu la mère Trébuc, la vie était un peu moins chère. Un
peu seulement, mais assez pour que la mère Trébuc pût arriver à joindre
les deux bouts en n’imposant pas à son mari de trop cruelles privations.
Elle songeait cependant que cette période de répit que sont les mois de
vacances pour les ménages de petites ressources, ne serait pas
éternelle, et que, malgré les espoirs que chacun nourrissait d’un
avenir plus clément, la mauvaise saison des prix qui montent
reparaîtrait en même temps que les Parisiens revenus.

--Et en hiver? se disait la mère Trébuc. Comment ferons-nous?

C’est alors surtout que, pratiquement, l’absence de Mousseline serait
sensible. Faudrait-il priver le père Trébuc d’un peu plus de viande,
même frigorifiée, quand il n’en mangeait déjà pas outre mesure, ou de
son vin rouge? Mais il avait besoin de son vin et de sa viande pour
affronter les rigueurs de l’hiver, sous la bise glacée du square des
Batignolles.

La mère Trébuc songeait parfois au magot que son mari avait amassé, pour
le mariage de Mousseline, avec les gains de ses manilles. Le magot ne
servirait sans doute jamais au mariage de Mousseline, hélas. Toutefois,
si la mère Trébuc ne projetait pas de l’entamer en cas d’urgence, car on
ne sait pas ce que l’avenir réserve à un chacun, elle pensait que le
père Trébuc pourrait lui remettre les gains qu’il réalisait de nouveau
chaque soir, au lieu d’en grossir inutilement le magot sans emploi
certain.

Car le père Trébuc avait succombé aux invitations de ses camarades, et
repris sa place à la manille de chaque soir. On n’entendait plus, dans
la salle enfumée du petit café de la rue Boursault, les monologues
poissards de la mère Chateplue, matrone à la poitrine monstrueuse, mais
on y entendait, comme par le passé, de temps en temps, la voix
triomphante du père Trébuc qui annonçait:

--Je coupe, et atout!

Il semblait que le père Trébuc eût moins de circonspection qu’autrefois
dans ses propos. Il lui échappait souvent, en plein café, des opinions
hardies et d’irrespectueuses apostrophes. Les jours de pluie, par
exemple, si quelqu’un maugréait contre le mauvais temps ou se plaignait
des fichus étés que nous avons en France à présent,--l’avez-vous
remarqué?--le père Trébuc affichait un contentement parfait. Il riait,
disait:

--Tant mieux!

Et il commençait une vigoureuse apologie pour le mauvais temps qui
vengeait les pauvres,--et il disait quelquefois: les prolétaires, car il
aimait les mots emphatiques dont le sens est obscur,--et il jubilait
parce qu’il y a une justice ici-bas et qu’à la campagne et au bord de la
mer où ne vont pas les pauvres, dans leurs villas, leurs châteaux et
leurs palaces, les riches pouvaient constater que leur argent ne leur
permet pas tout.

--Sacré père Trébuc! disait-on en lui tapant sur l’épaule.

Il voyait qu’on l’écoutait. Il se rappelait qu’autrefois aussi on
l’écoutait, autrefois, avant 1914, quand il racontait ses campagnes,
décrivait les mœurs des Chinois, ou parlait de la reine Ranavalo et du
colonel Gallieni. La guerre, en éclipsant ses guerres, lui avait enlevé
son prestige. Longtemps, il s’était tu, gardant pour lui ses souvenirs,
par discrétion, par convenance. Et voilà que derechef on l’écoutait
quand il se mettait à parler. On faisait cercle autour de lui. Et il
prenait là une petite revanche, sans plus s’inquiéter ni de convenance
ni de discrétion.

--Sacré père Trébuc! disait-on en souriant.



XLVIII


Le mauvais temps ramena maints Parisiens plus tôt que de coutume. Le
père Trébuc les regardait revenir, et débarquer de leurs taxis ou de
leurs omnibus de gare, avec un air de commisération goguenarde qu’il
n’aurait jamais eu l’année précédente.

Dès le début de septembre, deux de ses locataires revinrent: les Mujol,
ce couple peu sympathique dont le misérable Rodolphe Jaulet avait été le
pensionnaire, et les Versu, autre couple de vieillards peu sympathiques,
assez distants, et sur qui l’on ne glosait du reste pas dans le
quartier.

Monsieur Daix aussi revint, avec son attitude réservée qui ne trompait
pas le père Trébuc.

--Il n’a pas de quoi être si fier! songeait le père Trébuc. Sa médaille!
Sa médaille! Il l’a eue parce qu’il a perdu son bras. Ça ne prouve pas
qu’il était un héros. Il y en a qui ont été blessés, mutilés, et décorés
de la médaille militaire, en fichant le camp au cours d’une attaque.
Potonnot en connaît un comme ça. Même que celui-là fut blessé par son
capitaine, qui lui tira dessus parce qu’il se sauvait. Ainsi!

Le père Trébuc était bien changé. Rares, très rares, ceux que sa
critique en éveil épargnait. Il ne respectait plus aveuglément les
personnes qu’il avait jadis portées aux nues. Même sur madame Loissel,
sur la brave madame Loissel ruinée, qui vivait avec dignité dans la
chambre de son ancienne cuisinière, au sixième, il trouvait à faire au
moins des restrictions.

--De quoi qu’elle se mêlait, celle-là? songeait-il. Est-ce que nous
pensions, nous, que son Monsieur Daix pourrait épouser notre Mousseline?
Elle en avait plein la bouche de son Monsieur Daix. Sûr que, sans elle
et toutes ses histoires, j’aurais jamais pensé à ce garçon pour ma
fille, et j’aurais peut-être pas refusé le petit musicien des Mujol, et
j’aurais encore ma fille.

A ses diatribes, la mère Trébuc ne répondait rien. Elle comprenait que
son mari était malheureux. Elle était malheureuse. Que pouvait-elle
répondre? Elle avait accoutumé, depuis toujours, de ne pas le
contredire. Elle lui laissait volontiers cette chétive joie.

Mais le père Trébuc éprouva une joie profonde, le 6 septembre, un jeudi.

Le 6 septembre, il y eut en effet un scandale dans la maison, un
scandale où le père Trébuc n’était pas en cause, et plus grave que celui
qui l’avait frappé.

Depuis deux ou trois jours, il s’en souvint par la suite, il avait
remarqué que le docteur Aubenaille, qui n’habitait dans la maison que
depuis trois mois, qui ne s’était pas absenté pendant les vacances, et
qui avait reçu une clientèle moins nombreuse, mais toujours aussi
choisie, de femmes presque toutes fort élégantes, paraissait inquiet ou
souffrant.

--Je comprends! dit le père Trébuc, le 6 septembre.

Tout le monde comprit: le docteur Aubenaille, médecin spécialiste qui
soignait une majorité de jolies malades, fut arrêté, emmené, et mis en
prison.

Le lendemain, le père Trébuc lut avidement la colonne entière que le
_Journal_ consacrait aux soins spéciaux que les jolies malades
sollicitaient du médecin complaisant. Un portrait occupait le milieu de
la page. Le père Trébuc trouva qu’il ressemblait mal au docteur
Aubenaille.

Le père Trébuc, et sa femme avec lui, fut interrogé par des journalistes
polis, jeunes, indiscrets, et enfin encombrants, qui lui prêtèrent des
propos qu’il ne reconnut pas, quand il les lut dans leurs journaux. Et
il fut félicité par ses amis, le soir, à l’heure de la manille.

--C’était un beau coco, ton médecin! lui dit-on.

--Je m’en doutais, répondit-il. Je l’avais à l’œil.

--Paraît qu’il gagnait tout ce qu’il voulait.

--Dame! Les femmes de la haute, ça a des amants qui casquent sans
grogner, lorsqu’ils ont fait des bêtises.

Et le père Trébuc ajoutait:

--En voilà un qui ne pensait pas que la vie humaine, c’est sacré!

Mais lui seul pouvait saisir le sens complet de son exclamation.



XLIX


Le scandale du docteur Aubenaille alimenta les conversations du quartier
de l’église Sainte-Marie pendant plusieurs jours. Le père Trébuc fut
l’objet de maintes et maintes questions. Il redevenait un homme qu’on ne
méprise pas quand il passe. On avait besoin de lui. Il détenait
peut-être des secrets croustilleux qu’il ne révélait pas aux
indifférents. On le salua beaucoup pendant quelques jours.

L’intérêt n’était pas encore éteint, et la curiosité pas encore
rassasiée, lorsque revinrent de Trouville, le 15 septembre, les Baquier,
père, mère, fille, cuisinière, femme de chambre, et petite chienne, en
deux taxis. Ce fut un retour magnifique, bien que monsieur Marsouet y
manquât: un stupide accident de la rue, où sa limousine eut un
garde-boue défoncé, l’obligea d’arriver rue Legendre, en simple taxi
également, quand la famille était déjà rentrée.

Ces choses furent répétées au père Trébuc, dès midi, par sa femme. Mais
il les avait apprises un peu plus tôt par mademoiselle Jeanne, femme de
chambre des Baquier, dont le premier soin fut de conduire la Choute de
sa maîtresse au square des Batignolles.

Depuis le départ de Mousseline, qui semblait lui conférer on ne sait
quels droits, mademoiselle Jeanne n’avait pas eu à l’égard des Trébuc
une conduite bien relevée. Mais deux mois d’absence suffisent à
transformer les pires sentiments, comme les meilleurs. Et mademoiselle
Jeanne, tenant en laisse la Choute qui sauta tout de suite aux jambes du
concierge, aborda le père Trébuc, près du kiosque à musique, avec son
sourire le plus large, le plus gracieux, le plus désarmant. Que
n’avait-elle pas, en effet, d’inattendu à apprendre au père Trébuc?

Les salutations à peine échangées, le père Trébuc crut qu’il ne pourrait
pas demeurer plus longtemps debout. Des yeux, il cherchait un banc,
comme s’il était près de défaillir. Mademoiselle Jeanne, sans détours,
lui disait:

--Vous ne savez pas, père Trébuc? Nous avons vu votre fille. Oui, avec
un vieux Monsieur très chic, dans une talbot tout ce qu’il y a de
riche, au moins une quarante hachepés de soixante mille que disait
Monsieur Marsouet.

Le père Trébuc était abasourdi.

--C’est Mademoiselle qui l’a reconnue, conta mademoiselle Jeanne, à
Deauville, le jour du grand prix. Elle était jolie comme tout, à ce
qu’il paraît, et chic, et tout! Même que Mademoiselle disait qu’elle
avait été vite, mademoiselle Mousseline.

Et mademoiselle Jeanne ajouta, baissant la voix par précaution:

--Voulez-vous que je vous dise? Mademoiselle était jalouse, parce que
Monsieur Marsouet disait comme ça que c’était un beau brin de fille,
votre fille, bien entendu.

Le père Trébuc souriait des yeux. Il se retint pour ne pas embrasser
mademoiselle Jeanne, une bonne fille, elle, tout de même, songeait-il.
Bonne fille, certes, qui n’était pas jalouse et qui oubliait les
réprimandes que le père Trébuc ne lui avait pas ménagées, à cause de ses
frasques nocturnes. Car elle lui dit encore:

--Dites, père Trébuc, si Mademoiselle Mousseline a besoin d’une femme de
chambre, vous me recommanderez à elle, pas? Vous savez, je suis dévouée,
et plus sérieuse que j’en ai l’air dans mon service. Et j’aimerais
mieux servir Mademoiselle Mousseline que Mademoiselle Baquier, parce
que, vous savez, Mademoiselle Baquier, entre nous, c’est une belle
vache.

Mais la Choute, tirant sur sa laisse, entraîna Mademoiselle Jeanne.
Ainsi le père Trébuc put-il dissimuler son émotion.

Il pensait que midi ne sonnerait jamais. Il avait hâte de porter
l’étourdissante nouvelle à sa femme. Mais quand il rentra, pour le
déjeuner, elle la connaissait aussi, par monsieur Marsouet, qui l’avait
félicitée.

--Je m’offre un pernod, s’écria le père Trébuc.

Le père Trébuc, l’ayant jugé véritable, s’était fabriqué du pernod selon
la formule de son camarade. Tous les soirs, après la manille et le
vermout-cassis insignifiant, il s’en préparait un, chez lui, dévotement,
comme faisaient les amateurs, avant la guerre, dans tous les cafés de
France.

Ce jour-là, par exception, le père Trébuc s’en prépara un à midi. Il
était trop ému.



L


Les bonnes nouvelles se répandent aussi promptement que les mauvaises.
Il ne fallut pas longtemps pour que tout le quartier de l’église
Sainte-Marie connût l’heureuse fortune de la petite Mousseline, fille du
père Trébuc, gardien du square des Batignolles, et de la mère Trébuc,
concierge rue Legendre, près du pont. L’intérêt des gens du quartier
s’était porté sur les Trébuc à cause du scandale du docteur Aubenaille.
Il s’y fixa, plus précis, à cause du succès prodigieux de la petite
Mousseline. Car, naturellement, le succès de Mousseline, grossi de
bouche en bouche, devint prodigieux. Naturellement aussi, au dire des
gens, il ne surprit personne.

--Une si jolie fille!

--Si régulière!

--Si distinguée!

On estimait que la petite Mousseline ne méritait pas moins. On ne savait
pas au juste si elle était mariée ou si elle ne l’était pas. Mais, même
pour ceux qui ne supposaient pas qu’elle fût mariée, la fille des Trébuc
récoltait, enfin, après assez d’épreuves, les fruits légitimes de sa
persévérance et de son honnêteté.

--Ces Trébuc, disait-on seulement, comme ils sont cachottiers!

--Ce sont de braves gens, rectifiait un autre: des modestes, voilà tout,
qui ne veulent pas éblouir de leur bonheur le pauvre monde.

Déjà l’on expliquait de cette façon les allures plus dégagées, plus
libres, et voire parfois hardies, que le père Trébuc avait prises depuis
quelque temps. Et si un jaloux se montrait étonné ou que Mousseline ne
vînt pas chez ses parents ou que les Trébuc demeurassent concierges, on
lui répondait:

--Je vous répète qu’ils ont du tact. Mais, un jour, vous verrez, ils
s’en iront sans tambour ni trompette, pour aller vivre avec leur fille,
et ils auront des domestiques, et une auto, et tout le diable et son
train.

A preuve, on citait le témoignage de mademoiselle Jeanne, femme de
chambre des Baquier, qui avait demandé de servir comme femme de chambre
chez mademoiselle Trébuc.

Le père Trébuc laissait dire. Des propos flatteurs lui revenaient aux
oreilles. On n’osait pas lui poser des questions trop directes, car il
souriait d’un air malin en regardant les gens. Il souriait, ce qui était
un aveu délicat. Au reste, chacun pouvait observer que, depuis le mois
de juillet, le père Trébuc paraissait moins vieux, moins voûté, plus
allègre. Dans le petit café du coin de la rue Boursault, où il buvait
plus que de coutume, ne se contentant pas comme autrefois de son
classique vermout-cassis, qu’il faisait suivre d’un picon-citron ou d’un
deloso-suze, bien qu’il se préparât en outre, chez lui, avant chaque
repas, un solide pernod, il pérorait pour toute la salle à l’occasion du
moindre événement. Une telle attitude en dévoilait plus que le père
Trébuc n’en voulait avouer.

On ne parlait plus guère dans le quartier du scandale récent causé par
l’arrestation du docteur Aubenaille. Le succès de mademoiselle Trébuc
occupait davantage les esprits. Et il n’était presque personne qui
rappelât ou se rappelât que, six mois auparavant, la petite Trébuc avait
disparu, de manière assez mystérieuse, en compagnie d’un blanc-bec de
violoniste. Pour beaucoup, le père et la mère Trébuc cessèrent d’être le
père Trébuc et la mère Trébuc. Mademoiselle Jeanne fut l’une des
premières à dire désormais Monsieur Trébuc.

Le père Trébuc souriait. Évidemment, lorsqu’il était seul avec sa femme,
tête à tête dans la loge, et que, commentant la situation, qui était
troublante, il rêvait tout haut en dégustant son pernod, il se plaignait
encore que Mousseline continuât de ne pas donner signe de vie à ses
parents. Mais ses rêves l’emportaient, et il pensait que Mousseline
préparait en secret un grand coup, qu’elle ne reviendrait qu’au moment
où tout serait prêt, et qu’ils auraient alors, et enfin, le père et la
mère Trébuc, qui avaient tant souffert, leur revanche et leur
récompense.

--Tu verras, disait-il, tu verras. Tu ne crois pas?

--Dame! répondait la mère Trébuc.

Elle ne demandait qu’à le croire, car il est bon de rêver.

Que sur ces entrefaites vînt à passer devant la loge monsieur Daix, le
mutilé du cinquième, avec la manche de son veston ballante:

--Non, mais, disait le père Trébuc sans baisser la voix, regarde-moi ce
nicodème!

Et, de son geste familier, il touchait, sans en avoir l’air, les trois
médailles qui paraient sa tunique, ou, s’il n’était pas en uniforme, la
place des trois médailles sur sa poitrine.



LI


Il en était venu là, le père Trébuc, après six longs mois de douleur, de
honte, de regrets, et de réflexions, lui jadis si sévère, si strict,
qu’il ne tenait plus indispensable que sa Mousseline fût mariée pour
mériter le respect du monde et l’approbation de son père. Il en était
venu là, lui, le vieux soldat nourri d’honneur et de devoir, qu’il ne
condamnait plus ceux qui dédaignent tout pourvu qu’ils soient heureux.

Ce quartier des Batignolles, qu’il avait aimé d’emblée pour l’air de
paix provinciale qu’on y respire, il n’avait pas su y voir tout de suite
ce qui s’y cache de vie secrète. Ou, s’il le vit, il se sentait
hiérarchiquement trop bas placé pour le juger et, à plus forte raison,
pour le condamner. Mais, depuis le départ de Mousseline, depuis que, si
l’on peut dire, tout avait chaviré dans le cœur du père Trébuc, le père
Trébuc avait regardé, avait vu, avait pesé, et n’avait pas condamné. Le
malheur ne rend pas bienveillant, mais il porte à l’indulgence.

Ce quartier si paisible des Batignolles, si bourgeois, si correct, il
est singulier. Sous des apparences de vertu tranquille, il n’y a pas de
maison qui n’abrite au moins une femme entretenue. Sans éclat, sans
impudeur, la prostitution y a un caractère irréprochable. On rencontre
dans la rue une femme; elle baisse les yeux; à sa mise, on la prend pour
une mère de famille ou une épouse de fonctionnaire, de fortune médiocre;
souvent, elle l’est; souvent, saluée bas par les fournisseurs, et vivant
seule ou avec ses parents, fille ou veuve, elle reçoit chez elle, un
certain nombre de fois par semaine, à jour fixe, pendant quelques
heures, un homme, toujours le même, dont elle vit. Tant de discrétion
couvre ces amours clandestines qu’on peut s’y méprendre. Mais comment
crier à l’abomination de la désolation? Il ne manque pas de ménages
officiels qui soient moins propres.

Longtemps, le père Trébuc avait jugé sévèrement les Baquier, qui
vivaient, père mère, et fille, de monsieur Marsouet, sénateur, et par
ailleurs marié. Mais il avait bien dû s’apercevoir que nul ne faisait
grise mine à ses locataires et que, dans la plupart des maisons du
quartier, les familles Baquier n’étaient pas rares. Puis il avait appris
à ses dépens que, somme toute, la terrible faute commise par sa fille
Mousseline, mal connue, gardée secrète, lui avait paru de beaucoup plus
terrible à lui qu’aux autres. Il s’en était exagéré la gravité, et il
avait fini par le comprendre, comme il avait fini par comprendre qu’à
vouloir être plus royaliste que le roi, il faisait métier de dupe. Où
allait la considération? A ceux qui ont de l’argent. Le respect,
l’envie, les coups de chapeau, les courbettes? Aux mêmes. Et
l’indifférence, sinon le mépris? Aux autres. N’y a-t-il pas là de quoi
tenter un honnête homme, quand il est pauvre? Et qui lui jettera la
pierre, lorsque la vie est si difficile, lorsque le pain se vend plus
d’un franc le kilo, lorsque les vieux serviteurs du pays touchent un
salaire dérisoire, lorsqu’il suffit enfin qu’une fille soit jolie pour
que ses parents vivent, heureux, estimés, dans l’aisance?

Mousseline pouvait revenir, mariée ou non, pourvu qu’elle revînt. Le
père Trébuc ne souhaitait pas autre chose. Il avait trop souffert. Si du
moins il souhaitait, ou ne refusait pas autre chose, il sentait autour
de lui que nul ne lui jetterait la pierre. Il sentait déjà qu’on
l’enviait parce qu’on savait que sa fille n’était plus une simple
dactylographe. Et que devait-il penser, ce jour que, dans son square des
Batignolles, vers la mi-octobre, il vit venir à lui monsieur Marsouet,
l’amant de mademoiselle Baquier, qui le cherchait?

Le sénateur n’y alla point par quatre chemins. En avalant ses petites
phrases comme d’habitude, il dit:

--Père Trébuc, je voulais vous dire. Seul à seul. D’homme à homme. Vous
comprenez? Je vous aime beaucoup, père Trébuc. Votre fille, quand vous
la verrez, si elle est libre, si elle veut, eh bien! elle me plaît
beaucoup. Voilà. Au revoir, père Trébuc.

Et le sénateur tendit une main cordiale au gardien du square des
Batignolles, puis, s’éloigna rapidement, pour retrouver sans doute
mademoiselle Baquier.

Un an plus tôt, le père Trébuc en fût devenu cramoisi. Et de quel geste
n’eût-il pas été capable?

Il fut certes ému. Mais il songea:

--Un sénateur? Oui, bien sûr, si elle n’a pas mieux.



LII


Cependant octobre avait passé, comme les autres mois. Novembre se
déroulait, et les Trébuc étaient toujours sans nouvelles de leur fille.
Et comment s’en procurer? Quand on leur parlait de Mousseline, ils
affectaient une profonde réserve, pour donner à croire qu’ils
préféraient se taire. En réalité, ils pensaient que Mousseline aurait pu
leur envoyer au moins une petite lettre. Ils lui étaient d’avance
reconnaissants de la surprise qu’elle leur préparait, mais ils auraient
bien voulu que la surprise fût moindre et plus prompte.

Échauffée par le pernod dont il buvait trois et quatre verres chaque
jour, pour se calmer, disait-il, sans compter les vermout-cassis et les
picon-citron du café de la rue Boursault que sa femme ne le voyait pas
boire, l’imagination du père Trébuc marchait grand train. Il essayait
de se représenter l’existence que menait Mousseline. Tantôt il voyait sa
fille dans un somptueux hôtel de l’avenue du Bois, car il savait que les
hôtels de l’avenue du Bois sont tous somptueux. Il voyait mal le
mobilier, la disposition des appartements, sauf pour la salle de bains,
qui était pavée de mosaïque, avec une baignoire de marbre comme on en
décrit dans certains livres. Il voyait mieux les domestiques, nombreux,
stylés ainsi qu’il se doit, et disant:

--Si Mademoiselle désire...

Ou, peut-être, plutôt:

--Madame est servie.

Mais tantôt il se reprochait de voir trop grand. Même moins
magnifiquement installée, Mousseline avait encore un sort enviable.
N’eût-elle eu que celui de mademoiselle Baquier, par exemple, à qui
monsieur Marsouet, en attendant le bon plaisir de Mousseline, avait
offert une citroën de cinq hachepés, comme disait sa femme de chambre,
Mousseline eût été à envier.

Pourtant mademoiselle Jeanne, qui entretenait avec le père Trébuc les
meilleures relations, affirmait que le Monsieur qui accompagnait
Mousseline à Deauville, était assurément plus riche que le sénateur de
mademoiselle Baquier.

Un matin, elle aborda le père Trébuc avec son plus large sourire.

--Vous savez, Monsieur Trébuc, dit-elle, mon amie Berthe qui est placée
boulevard de Clichy?

--Oui.

--Elle croit comme ça qu’elle a vu Mademoiselle Mousseline.

--Où donc?

--Au Gaumont-Palace.

--Au cinéma?

--Oui. C’est dans un film qui s’appelle _Fleurs Fanées_. Elle a le
premier rôle, à ce qu’il paraît. N’est-ce pas, mon amie l’avait pas vue
souvent, mais elle croit bien que c’est elle. Seulement elle avait pas
acheté le programme. Alors elle sait pas le nom de la star. En tout cas,
c’est pas écrit Mousseline sur les affiches. Y a aucun nom, c’est bête.
Faudrait aller voir _Fleurs Fanées_. Moi, j’irai pas, j’aime pas le
Gaumont, je préfère mon ciné La Condamine. Chacun son goût, pas? Mais je
verrai bientôt _Fleurs Fanées_ rue La Condamine. Paraît que c’est très
joli, et je manquerai pas, vous comprenez, si c’est Mademoiselle
Mousseline la star.

Elle avait débité son discours à en perdre haleine. Le père Trébuc la
regardait en souriant.

--Possible que c’est elle, dit-il. J’avais toujours pensé comme ça
qu’elle était... comment qu’on dit?

--Photogénique?

--C’est ça, comme vous dites. Vous avez raison, Mademoiselle Jeanne,
faudra voir.

--C’est drôle, Monsieur Trébuc, j’ai comme une idée que c’est elle.

--On verra.

La Choute entraînait mademoiselle Jeanne. Le père Trébuc n’eut pas le
loisir de remercier longuement.

Au déjeuner, le père Trébuc ne rapporta pas à sa femme ce que lui avait
appris mademoiselle Jeanne. Il ruminait un projet.

Le soir, après le dîner, il se leva de table sans ouvrir son _Journal_,
et dit:

--Je sors, la Maman.

--Tu sors? fit la mère Trébuc intriguée. Et où vas-tu?

--Je te le dirai, répondit-il. Attends seulement un peu.

Et il se planta son képi bien droit sur la tête.



LIII


Ce fut une déception. Le Gaumont-Palace n’affichait plus les _Fleurs
Fanées_ annoncées par la femme de chambre des Baguier; le nouveau film
s’intitulait _le Voyage Maudit_. Le père Trébuc fit demi-tour, rentra,
et ne dit pas à sa femme où il était allé.

Le père Trébuc était déçu. Avec quelle joie n’eût-il pas lancé à sa
femme cette nouvelle merveilleuse:

--J’ai vu Mousseline.

Mais d’avoir fait cette première démarche à la rencontre de sa fille,
lui donna l’idée d’en faire d’autres. Quoi de plus simple? Sa fille
était ce qu’on appelle une femme à la mode; elle fréquentait
probablement les endroits à la mode, et son ami, ou son protecteur,
comme on voudra, devait être fier de la montrer dans ces endroits-là:
car c’est ainsi qu’agissent les hommes qui dépensent de l’argent pour
de jolies femmes. Le père Trébuc le savait, par certains romans que
lisait Mousseline, et dont plusieurs l’avaient même intéressé au point
qu’il les avait lus. Mais quels sont les endroits à la mode où fréquente
une femme à la mode?

Le père Trébuc rassembla ses souvenirs de lectures. Lequel de ces romans
pouvait le renseigner? Il chercha.

--_La Dame aux Camélias!_ se dit-il tout à coup.

Il avait eu un léger mouvement de recul. Il songeait que la fameuse
Marguerite était une courtisane. Le mot, qu’il n’avait jamais évoqué,
l’arrêta. Est-ce que Mousseline était une courtisane? Mais on n’entend
personne parler de courtisanes. Pour ce genre de femmes, on dit...

--Y a maldonne! songea le père Trébuc.

Non, sa fille ne se vendait pas, ne se prêtait pas à des hommes, comme
faisait cette Marguerite d’Alexandre Dumas. Mousseline avait un ami, un
protecteur, à qui elle était fidèle, et plus fidèle, il n’en doutait
pas, que certaines femmes mariées ne le sont à leur mari.

Oui, mais où pouvait se promener Mousseline, pour que son père eût
chance de l’apercevoir? Au temps de la Dame aux Camélias, les élégantes
se promenaient en calèche dans l’avenue des Champs-Élysées. Aujourd’hui,
avec les automobiles, on va facilement plus loin. Le père Trébuc pensa
qu’il rencontrerait sans doute sa fille dans cette avenue du Bois de
Boulogne où il l’avait déjà logée en imagination.

Dès lors, son parti en fut pris. Chaque fois qu’il le put, il s’arrangea
pour aller se poster tantôt à l’un, tantôt à l’autre bout de l’avenue du
Bois. De la place de l’Étoile ou de la Porte Dauphine, il regardait les
autos défiler devant lui, rapides, légères, avares. Quelques-unes
passaient si vite qu’il ne discernait rien des promeneurs qu’elles
emmenaient. Il restait là pendant des heures, sans se décourager. Quand
il rentrait à la maison, las, rompu, transi, il n’était pourtant pas
désespéré.

--La prochaine fois, peut-être, se disait-il.

Et, pour se ragaillardir, il buvait l’un après l’autre, lentement, deux
grands verres de son pernod de contrebande.

Ses jours de repos, il les employait à monter la faction dans l’avenue
du Bois. Ainsi s’obstina-t-il durant tout le mois de décembre.

--Tu te fatigues, lui disait la mère Trébuc.

Il répondait:

--Je la verrai.

C’est le temps qui s’écoulait entre ses jours de faction, qui lui
semblait le plus pénible. L’hiver était dur, en effet, non pas à cause
du froid, mais à cause du prix de toutes choses. En vain d’astucieux
personnages, se préparant en vue des élections législatives encore
lointaines, promettaient-ils un régime moins favorable aux mercantis.
Dans la loge de la rue Legendre, on ne mangeait pas tous les jours de la
viande, même frigorifiée. La mère Trébuc se plaignait, pour son Ernest.

--Laisse donc! répondait le père Trébuc. Ça ne durera pas toute la vie.

Il se consolait avec son pernod, qui le soulageait des idées noires.

--Tu verras, disait-il, tu verras!

Il s’apprêtait à le dire une fois de plus, dimanche soir qu’il revenait
bredouille de l’avenue du Bois une fois de plus, le dimanche 23
décembre. Mais il n’eut pas à le dire. Il n’était pas entré que déjà sa
femme lui sautait au cou. Elle riait, elle pleurait.

--Regarde! Regarde! Lis! Lis! C’est elle!

Il lut.

Mousseline, par pneumatique, écrivait:

«_Mes chers parents, l’épreuve est trop affreuse. Je n’en puis plus.
J’ai besoin de vous revoir. Il faut que j’aie votre pardon. Dites-moi
vite, par pneu, poste restante, bureau 14, quand vous consentez à
recevoir votre toujours tendre_

                                                         _MOUSSELINE_.»

--Tu vois! fit victorieusement le père Trébuc.



LIV


Le père Trébuc avait répondu tout de suite par ces simples mots:

«_Viens quand tu voudras._»

Il en était content. Il estimait qu’il ne pouvait pas répondre mieux.

Un seul point le tracassait.

--Où que c’est, disait-il, le bureau 14? Et pourquoi qu’elle se fait
écrire poste restante?

--Dame! répondit la mère Trébuc. Elle se méfie. Des fois qu’on aurait
refusé, on ne saurait pas son adresse.

Le lendemain, 24 décembre, Mousseline envoya, dans la matinée, un
nouveau pneumatique. Cette fois, elle écrivait:

«_Merci. Je viendrai ce soir, à 10 heures._»

--Tu vois, dit le père Trébuc, elle est toujours la même: elle ne veut
pas se faire remarquer. Elle viendra quand personne pourra la voir.

--C’est bien elle, approuva la mère Trébuc. Penses-tu qu’elle vienne
avec sa voiture?

--Dame! je ne sais pas. Il n’y a pas de raison.

--Dame!

--Dis, la Maman, tu n’attendais pas ça pour ton petit Noël, hein?

--Je croyais pas...

--Moi, j’ai toujours cru. Mousseline est une brave fille. Elle pouvait
pas oublier ses parents comme ça.

La journée leur parut plus longue que tous les mois écoulés. La mère
Trébuc comptait sur ses doigts.

--Je pensais que ça faisait plus! observa-t-elle.

Le soir, au dîner, ils mangèrent mal.

--C’est drôle, dit la mère Trébuc, j’ai pas faim.

--Moi non plus. C’est l’émotion.

Et le père Trébuc, pour se calmer, dit-il, se prépara un pernod, le
troisième de la soirée.

--Tu te feras mal, Ernest, dit la mère Trébuc.

--C’est pas tous les jours fête, répondit-il.

A neuf heures, il n’alla pas fermer la porte de la rue.

--Inutile, n’est-ce pas? Dans une heure...

Près de la table, sous la lyre du gaz, la mère Trébuc raccommodait une
chemise. Le père Trébuc, son _Journal_ étalé devant lui, lisait. Il ne
se disaient plus rien.

Soudain, ils tressaillirent. On avait frappé à la porte.

--Entrez!

Ils se levèrent, regardèrent.

Mousseline entra.

Les parents demeurèrent fichés sur place.

Difficilement, Mousseline refermait la porte: elle avait dans les bras
un petit enfant enveloppé d’une misérable couverture. Elle-même,
maigrie, les traits tirés, les yeux battus, son chapeau du mois d’avril
sur la tête, sentait la misère. Immobile, muette, elle attendit.

--D’où viens-tu? prononça enfin le père Trébuc, d’une voix sourde.

Mousseline montra son petit.

--Il a trois semaines, dit-elle en tremblant.

La mère Trébuc regardait. Elle eut peur: le père Trébuc semblait prêt à
bondir.

--Qu’est-ce que tu fais? demanda-t-il, se contenant.

--Je suis seule.

--Et l’autre?

--Je ne sais pas.

Mousseline grelottait. Impitoyable, le père poursuivit:

--Depuis quand?

--Le mois de mai. Quand il a vu...

--Où que tu travailles?

--Je sors de l’hôpital.

--Et où que tu habites?

Mousseline fondit en larmes.

--Ernest! supplia la mère Trébuc.

Mais le père Trébuc se contint encore. Les dents serrées, les yeux
féroces, il murmurait:

--Carne! Carne! Carne!

Sa voix s’enflait.

--Ernest!

Mousseline lui tendit son enfant.

--Papa! Papa! Je t’en supplie!

Allait-elle tomber là?

--Fous-moi le camp! cria le père Trébuc. Fous-moi le camp!

--Ernest!

--Fous-moi le camp!

Furieux, il se jetait sur elle. La mère Trébuc, s’interposant, reçut le
coup de poing sans gémir.

Mousseline était repartie.

La mère Trébuc pleurait. Lui, debout près de la table, les yeux égarés,
les bras pendants, regardait vers la porte.

--Carne! Carne! murmurait-il.

La mère Trébuc gagna le fond de la loge.

--Carne! dit-il encore.

Puis il se dirigea vers le portemanteau, prit son képi.

--Où vas-tu? demanda la mère Trébuc, angoissée.

--Merde! répondit-il.

Et il fit claquer en même temps la porte de la loge derrière lui.



LV


Le long de la grille du chemin de fer, le père Trébuc faisait les cent
pas. Il marchait lentement, les mains derrière le dos, la tête basse,
les yeux humides.

Il n’était rentré qu’au petit jour, exténué. Sa femme ne lui avait posé
aucune question. Il n’avait rien dit non plus. Il était resté prostré
sur une chaise jusqu’à l’heure de son service, refusant le bol de café
au lait que sa femme lui présentait, laissant plié sur la table son
_Journal_. Et il était parti pour le square sans avoir desserré les
dents.

--Triste journée, père Trébuc!

--Triste journée, dame, oui.

Monsieur Forderaire, matineux, s’arrêta et assujettit son binocle.

--Vous êtes souffrant? demanda-t-il.

--Non, non, répondit mollement le père Trébuc. C’est ce temps-là.

Et, d’un geste large, il accusait le ciel lourd de nuages.

--Dites donc, père Trébuc, fit monsieur Forderaire, changeant de ton,
vous avez vu le journal, ce matin?

Le père Trébuc frémit.

--Ma foi, non.

--Alors vous ne savez pas. D’ailleurs, vous ne lisez peut-être pas le
courrier musical.

--C’est vrai. Le courrier musical...

--Eh bien! mon ami, ce matin, il parle de quelqu’un que vous connaissez.

--Moi?

--Que du moins vous avez connu. Hier soir, au Trocadéro, on a porté en
triomphe un jeune virtuose qui donnait une audition de violon: un nommé
Rodolfo Joletti.

--Je ne connais pas.

--Mais si! Rodolphe Jaulet.

--Il a changé de nom?

--C’est un malin. Il sait qu’à Paris on n’applaudit que les artistes
étrangers. Alors il s’est fait passer pour italien. D’où succès,
triomphe, tonnerre d’applaudissements. Ce gaillard-là ira loin.

--Dame!

Le père Trébuc était confondu.

--Père Trébuc, dit monsieur Forderaire, vous avez l’air gelé.

--Je n’ai pas trop chaud.

--Il faut vous secouer.

--Oui, oui.

--Je vous laisse. Faites le tour de votre square au pas gymnastique. Ça
vous remettra.

--Oh! à mon âge!

--Allons, au revoir.

--Au revoir, Monsieur Forderaire.

Monsieur Forderaire assujettit son binocle, et s’éloigna.

--Joli Noël! songea le père Trébuc amèrement.

Il avait froid. Il essaya de se réchauffer en marchant plus vite que
d’habitude. Pour la première fois depuis qu’il était gardien du square
des Batignolles, on put voir le père Trébuc ne pas marcher lentement,
les mains dernière le dos, dans son square. Mais il ne parvint pas à se
réchauffer.

--Il me faudrait un bon pernod, se disait-il.

Et il ne pensait plus à autre chose!


                                  FIN

                           ACHEVÉ D’IMPRIMER
                          LE 8 DÉCEMBRE 1924
                           PAR F. PAILLART A
                          ABBEVILLE (SOMME).

                   *       *       *       *       *

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THÉO VARLET

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_THÉÂTRE_


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ATHÉNÉE

_Le Chapitre Treize._


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