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Title: Le kilomètre 83
Author: Daguerches, Henry
Language: French
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                            LE KILOMÈTRE 83



                        CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


                            DU MÊME AUTEUR

                             Format in-18.

                    CONSOLATA, fille du soleil      1 vol.
                    MONDE, VASTE MONDE!             1 --


           Droits de traduction et de reproduction réservés
                          pour tous les pays.


                Copyright, 1913, by HARPER & BROTHERS.


                    E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY



                           HENRY DAGUERCHES

                            LE KILOMÈTRE 83

                         [Illustration: C · L]

                                 PARIS

                        CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

                            3, RUE AUBER, 3


                    _Il a été tiré de cet ouvrage_

                DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,

                           _tous numérotés_.



                            LE KILOMÈTRE 83

                    «Grands ouvriers d’une œuvre et sans
                    nom et sans prix.»
                                         (A. DE VIGNY.)



PREMIÈRE PARTIE



I


Lorsque je vins occuper mon poste d’ingénieur à la Compagnie des
Railways du Siam-Haut-Cambodge, on ne manqua pas de me faire connaître
An-hoan, dit Antoine, doyen du personnel asiatique embauché pour la
construction de la voie. On le montrait avec une dérision affectueuse,
comme ces vieux fous, pas assez méchants pour faire figure de sorciers,
que les gens des villages tiennent pour des porte-bonheurs.

Antoine était tombé au rang de coolie; mais An-hoan avait été un artiste
que les marchands de riz de la congrégation de Cholon firent venir de
Canton sur un pont d’or, à l’occasion de l’agrandissement de leur
pagode. Il savait sculpter la pierre et la peindre, avec des couleurs
dont il gardait le secret et qu’il composait lui-même. L’opium et le jeu
avaient gravement compromis sa carrière; l’âge et la misère venus, il
avait dû accepter, à la Siam-Cambodge, ce modeste emploi de «coolie
l’herbe», lequel lui donnait charge de couper et mettre en bottes, par
tels moyens et sur tels terrains qu’il jugerait à propos, la nourriture
quotidienne de dix poneys.

Un de nos camarades, ému par le récit de son passé glorieux, l’avait
arraché à cette basse besogne et rétabli dans sa dignité d’artiste; et
je pense que Médicis ni Sforza n’eut oncques geste, plus magnifiquement
désintéressé, de protecteur des arts. L’œuvre, le grand œuvre d’Antoine
fut, à partir de ce moment, la confection des pierres milliaires,
destinées à marquer chacun des kilomètres gagnés de la voie du
Siam-Cambodge. Quand il me fut donné de le connaître, c’était un petit
vieux propret à culotte de soie, qui avait conservé, de sa vie de
bohème, quelques négligences de tenue, par exemple une natte trop
courte, qui faisait catogan sur sa nuque risiblement grêle. Mais on
cessait de rire quand on avait vu le ciseau voltiger entre ses mains,
qui ressemblaient à des pattes de poulet, ou son pinceau, trempé dans de
fragiles coquilles d’œufs, en ramener une pâte de couleur plus brillante
que la couverte d’un vase des Mings. Il choisissait d’ordinaire, pour
couvrir sa pierre, un motif emprunté à l’histoire même du tronçon
jalonné. Et c’est ainsi que je vis mettre en place la borne 72, dite du
Tigre, la borne 75, dite des Éléphants, la borne 78, dite du
Mois-des-Mangues-Mûres. Quand l’événement sensationnel avait fait
défaut, An-hoan couvrait sa pierre d’attributs et de grimoires
somptueux, de mystérieux signes de bonheur, de dragons aux tortillements
légendaires. En repentir de ses anciens désordres et par reconnaissance
envers son protecteur occidental, il avait renié l’opium et adopté le
whisky comme divinité inspiratrice. Et il mourut ivre et noyé comme le
grand Li-tai-pé, étant tombé à l’eau, par mégarde, le jour qu’il venait
d’achever la borne 82.

La borne du kilomètre 83, dont An-hoan a laissé vierge la tablette de
grès, je veux la dresser dans ma mémoire. Je n’oserais la sculpter et
la peindre à ma fantaisie. Mon désir est qu’elle réverbère avec clarté,
miroir successif et fidèle, les images mobiles enregistrées au fil de
l’heure et de ses mille mètres de rails. Désir naïf, demain déçu! Mais
n’est-ce pas assez qu’il en subsiste, maintenant que le vieil Asiatique
n’est plus là pour dégager le signe essentiel, tout au moins une assez
belle confusion d’hiéroglyphes, quelque sœur de ces stèles que l’on
trouve, chues dans l’herbe, au cœur touffu de la forêt d’Angkor, et que
les touristes, qu’elles font rêver, appellent des «Mains de Bouddha!»



II


       *       *       *       *       *

Onze heures du matin. La forêt se métallise. Les perruches, dans les
bambous du bord de la rivière, se tiennent coites. Abandonnant mon poney
aux soins du saïs, je gagne à pied la «popote» dont les pilotis, à moins
de cent mètres de mon propre logis, enjambent l’eau, l’eau boueuse et
qui étincelle, comme si des millions de gangues dissoutes y libéraient
leurs diamants.

La lumière universelle est, d’ailleurs, si rudement assénée que la
demi-obscurité d’un intérieur, fût-il de paillote et de planches, comme
celui-ci, ménage aux yeux étourdis une caresse d’accueil, dont la
douceur les rend d’abord insensibles à tout le reste. Si bien que,
l’escalier grimpé, mon casque accroché à l’un des bois d’élan disposés
en patères dans la véranda, je hasarde quelques pas d’aveugle sur le
plancher, calfeutré de nattes, avant d’être à même de dénombrer, sans
confusion, les hôtes déjà réunis.

La popote est au complet, ce matin. Quatre hommes, moi compris, quatre
hommes pareillement vêtus de toile khaki, pareillement marqués, au
visage, de ce mélange de hâle et de pâleur, qui est ici le fard
professionnel des Européens, quatre hommes et une femme.

La femme, nous l’appelons Fagui, par diminutif, je crois, de son double
prénom: Françoise-Marguerite. Elle est la compagne du plus jeune et du
plus frêle, en apparence, d’entre nous: Georges Lully. L’association de
Fagui et de Lully n’est pas très ancienne, et je n’ai pas oublié la
manière dont ce dernier s’ouvrit à moi de son désir d’amener à la popote
madame Lacroix, c’était le nom d’alors de Fagui.

Nous trottions de conserve, en forêt, le long d’un tronçon de la voie,
dont le matelas de ballast, gris et rouge et dressé au gabarit, était
l’œuvre toute fraîche des équipes de mon compagnon. Et comme la piste
était assez large pour que nos poneys pussent aller de front sans trop
se chamailler, nous bavardions à voix haute:

--... Bon voyage à Battambang, Georgie?

C’est à Battambang, au kilomètre zéro de la ligne, que fonctionnent les
bureaux des chefs de service, et Lully, la veille même, était revenu de
là.

--Non. Triste voyage! Nous avons mis en bière monsieur Lacroix. Si
jamais, Tourange, vous sentez des tiraillements sérieux entre l’épaule
et les côtes, ne perdez pas de temps à essayer d’un système de bretelles
qui vous entrent moins dans la peau, mais écrivez à Saïgon pour retenir
une place au prochain courrier...

--Abcès au foie?

La nuque de Lully fléchit tout d’une pièce, affirmativement.

--Oui. «_Ils_» disent: hépatite suppurée. Oh! ils l’ont passé au
bistouri, le plus correctement du monde. Le troisième jour après
l’opération, monsieur Lacroix était assis sur son lit et causait, et
riait... Ils ne savent pas pourquoi un flot de sang est venu dans la
bouche... C’était fini.

Georgie se perdit, un temps, dans la contemplation des quatre rênes qui
s’embrouillaient entre ses doigts.

--Il faut que je vous dise, Tourange (il ne levait pas le nez, mais une
buée rose se déposait sur ses joues rondes), il faut que je vous
explique... Monsieur Lacroix était mon chef de file. J’ai travaillé avec
lui du côté de Damas, et puis en Colombie, et puis en Annam; et c’est
lui encore qui m’a fait venir au Siam-Cambodge. Il était admirable de
force, de tranquillité, de bienveillance. Et il laisse une femme
derrière lui, une femme qui n’est pas légalement sa veuve, mais qui,
tout de même, a été placée pour apprécier, mieux que personne, cette
force, cette tranquillité, cette bonté. Elle pleurait beaucoup à
Battambang, ces jours derniers, et elle a crié quand on vissait la
bière, car c’était toute sa vie honorable qu’on laissait sous le
couvercle. Lacroix l’avait prise Dieu sait où, voilà des années; et
maintenant, que voulez-vous qu’elle devienne? Alors...

Les doigts de Georgie bafouillaient terriblement dans les mystères de la
bride et du filet. Le poney, la bouche agacée, s’arrêta. Le mien fit de
même. Mais soudain Lully releva hardiment la tête et planta, dans mes
yeux attentifs, un beau regard, droit et bleu, d’enfant promu aux
responsabilités viriles.

--... Alors, acheva-t-il avec fermeté, j’ai pensé que c’était à moi,
dont Lacroix avait été le chef de file, d’empêcher cette déchéance. Et
j’ai conclu un arrangement avec cette femme très malheureuse, mais qui
n’est ni très âgée, ni très laide. Et c’est à propos de cet arrangement
que je voulais vous pressentir, Tourange, que je voulais vous demander
si, dans quelques jours, lorsqu’elle viendra me rejoindre, vous verriez
difficulté à ce qu’elle soit des nôtres, à la popote... au moins jusqu’à
temps que j’aie pu me débrouiller pour une installation, des
approvisionnements...

--Jusqu’à temps... que vous resterez le chic petit type que vous êtes,
Georgie, et ce n’est donc pas, je pense, pour finir demain!

Sur ces mots, je vis Lully pencher le nez vers les sabots de sa monture,
comme si le soleil l’avait foudroyé, et, deux secondes plus tard, piquer
un galop tel que je jugeai hors de propos de lancer ma bête à sa
poursuite.

Et c’est ainsi--les autres ayant eu, tour à tour, l’audition d’un
discours semblable--que Fagui vint s’asseoir à la popote.

Sa présence, au demeurant, y est un peu celle d’un fantôme, fantôme
glissant dans des blancheurs de mousseline ou de linon, et qui se révèle
par des apports inattendus. Les fleurs de nos tables, les rubans de nos
sièges de rotin, les soies qui emmaillotent le découpage à vif de nos
fenêtres, ne sont-ils pas autant de témoignages de cette furtive et
diligente réalité?

Mélancolique et fuyante Fagui! Sa figure est de celles qui semblent
modelées pour rester dans la mémoire à l’état de profils perdus.

Fagui est pourtant autre chose que «ni trop laide ni trop âgée». Elle
est une tendresse et une fidélité. Et son visage aux traits brisés, a,
pour authentiquer sa noblesse originelle, deux sceaux intacts: les yeux
bleus qui toujours sourient. Prunelles d’azur et chevelure blonde,
pauvres bijoux des visages blancs, qui reprennent ici, au voisinage de
tous ces galets noirs, roulés dans des peaux limoneuses, leur taux
primordial, imprescriptible!

C’est Fagui qui préside notre table, dans le contre-jour de la véranda.
Ma place est à gauche; en face, sont disposés les couverts de Lully et
d’André Moutier.



III


J’entends encore la voix claquante de monsieur l’Administrateur délégué,
le jour que je signais à Paris mon contrat avec la Siam-Cambodge,
répondre à mon interrogation: «Quand dois-je partir?»

--Votre passage en première classe, est retenu à bord du paquebot
_Vaïco_, quittant Marseille le 14 janvier. Vous trouverez à bord un de
nos ingénieurs, monsieur Moutier, un futur camarade. Il se fera un
plaisir de vous donner par avance mille renseignements utiles. Vous
saurez l’apprécier.

J’ai su apprécier André Moutier.

Rien, dans l’extérieur de ce compagnon de traversée, n’était pour
retenir d’abord l’attention, sinon qu’un ensemble ramassé, probe et
vigoureux, réservant des points de finesse çà et là, dans le galbe du
poignet, le dessin de la moustache, le modelé de la tempe et la lueur de
l’œil, l’établissait comme un assez joli type de Français. Type solide
aux coutures, et dont on dirait volontiers que, même reproduit à des
millions d’exemplaires, il n’aura jamais l’air, comme l’Allemand ou
l’Anglo-Saxon, par exemple, de l’article fait à la machine!

Tout ainsi, à première audition, les discours de Moutier, dans ces
cercles de causerie, que suscite à bord le rapprochement des chaises
longues, n’avaient rien pour surprendre l’oreille. On n’attendait d’eux
ni la révélation d’une ignorance, ni celle d’une suprématie. A la
longue, pourtant, il était impossible de ne pas sentir la force latente
dont cet interlocuteur, si modeste d’apparence, chargeait les mots qu’il
employait, de ne pas percevoir, sous leur métal volontairement
parcimonieux et sans éclat, les ressorts bandés d’un robuste esprit. Et
c’est, je pense, la perception assez prompte que j’avais eue de cet
arsenal secret, qui déclencha, dès les premiers jours, notre mutuelle
sympathie.

Mais n’y a-t-il à donner à Moutier que cette estime un peu froide pour
une belle armature cérébrale?

A travers la monotonie rituelle de cette existence de passager--où je
retrouvais des impressions de mon temps de collège, la veulerie de
certaines récréations trop longues dans les cours trop étroites,--plus
d’une fois, tel incident fortuit me donna l’illusion de voir apparaître,
derrière cette géométrie défensive, si j’ose dire, une face autrement
attirante d’être brouillée d’émotion. C’était comme si le rideau de fer
allait se lever sur des toiles de fond, bleuies d’effusions
mystérieuses. Mais combien je sentais tout aussitôt chez mon ami une
pudeur extrême de ces demi-révélations, un refus de livrer à quiconque
les arrière-plans pathétiques d’une âme endurcie dans sa haine de tout
cabotinage!

Je me souviens de ce soir d’Océan Indien, où le _Vaïco_ reçut la visite
d’un de ces malheureux oiseaux, qu’une cause inconnue emporte,
désemparés, loin de leurs parages d’habitat. Celui-là appartenait à
l’espèce des fous, des boobys. Il entra par un sabord du carré et vint
s’abriter au pied des plantes vertes, qui décoraient le caisson arrière.
Il s’abattit, et resta là, sans doute recru de fatigue, les yeux fixes
et brillants, son ventre faisant comme une grande boule d’écume, parmi
les palmes et les feuillages.

Ni l’éclat des ampoules électriques, ni le brouhaha du service à l’heure
du repas, ni la turbulence des passagers descendus pour contempler cette
épave du ciel, ne paraissaient l’effaroucher. Si bien que cette
impavidité même, l’étrangeté de cette forme silencieuse, chue d’on ne
sait quel cataclysme, finirent, au contraire, par impressionner
prodigieusement les hôtes humains du navire. Et si quelques-uns
plaisantèrent la disgrâce des pattes d’infirme, esquissèrent le geste de
tendre au bec dégingandé une banane ou un poisson, nul n’osa porter la
main sur les longues ailes inertes.

Tout le dîner, le booby se tint dans la même attitude, cloué, en
apparence, sur la tablette d’acajou qui lui servait de radeau de refuge.
A onze heures seulement, quand on commença de tourner les commutateurs
des ampoules, comme surpris par le premier choc des ténèbres, il cligna
des paupières, pivota sur lui-même, et s’enfuit par le sabord, comme il
était venu. J’étais alors avec Moutier sur le pont. Nous entendîmes le
grand coup d’aile, et nous vîmes la forme nager dans l’air tout illuminé
de la clarté lunaire. Et mon compagnon me dit brusquement:

--Vous avez remarqué, n’est-ce pas, l’émotion quasi religieuse des
passagers devant cette bête! Devant cette bête qui leur apportait un
message, un message qu’il leur faut déchiffrer, un message plus sacré
que le rameau d’olive de la colombe...

Il suspendit la fin de sa phrase. Je ne distinguais pas nettement sa
figure, plongés, comme nous l’étions tous deux, dans l’ombre de la
passerelle. Mais je voyais, à hauteur de sa bouche, le point rouge de sa
cigarette s’enfler à intervalles précipités; et ce m’était un indice
suffisant de son exceptionnelle émotion.

--Devant cette bête... qui n’ouvrait pas le bec! acheva-t-il d’une voix
railleuse, à laquelle je ne sus comment répliquer.

Quelle belle nuit sur l’Océan fut celle-là! Ah oui, si belle qu’une
douzaine au moins de smokings désertèrent, en son honneur, les épaules
diamantées de la belle madame H..., et que tout autant de pyjamas
retardèrent, avec décence, le remue-ménage quotidien des dortoirs
dressés à même le spardeck.

Et nous-mêmes, Moutier et moi, nous restâmes longtemps, les pieds sur la
gouttière de la drosse et les bras croisés sur la rambarde, à contempler
les longues conques d’eau bleuâtre qui se creusaient contre les flancs
du _Vaïco_, ou, relevant la tête, l’espace éblouissant, au cœur duquel
s’était évanoui le fou messager. Je me souviens des formes mouvantes des
nuages qui, tour à tour, masquaient la lune, sans cesser d’être éclairés
par sa face invisible, et de l’un d’eux, en particulier, qui provoqua un
bruissement d’admiration, par sa métamorphose opportune en une sorte de
blanche aile double, éployée, d’où glissait, en pent-à-col, le signe
d’une étoile verte. Et ce ne fut que beaucoup plus tard, après la
désagrégation irrémédiable des beaux artifices lunaires, que nous nous
décidâmes à regagner nos cabines.



IV


La droite de Fagui est dévolue à Just Barnot, le plus ancien d’âge,
sinon le plus élevé en fonctions, des ingénieurs de la popote. J’ai de
la sympathie pour ce compagnon, architecturé sans élégance, mais avec
d’honnêtes matériaux, me semble-t-il. Il est Suisse d’origine et marche
avec le dandinement typique des montagnards, et, s’il n’est que médiocre
cavalier, n’a pas son égal, dans les équipes de la Compagnie, pour
cheminer, le coupe-court d’abatage au poing, à travers la brousse dense.
Mais André Moutier, d’après certaine affaire du «tracé Lacroix», lui
fait assez grise mine. En outre, il y a entre eux de l’antipathie
instinctive de race. Moutier a la tête ronde du Latin et flaire, au
canton natal de Just Barnot, une forte odeur de terroir germanique, qui
lui hérisse le poil.

L’affaire du tracé Lacroix, c’est tout uniment celle de la continuation
de la ligne, à l’achèvement du kilomètre 80. Il existe vers l’ouest, à
une demi-lieue de nos _salas_[A] du bord de la rivière, une sorte de
lac-marécage, déversoir perdu des eaux innombrables de la région. En
tenterait-on la traversée directe, aux aléas redoutables, ou s’en
irait-on prudemment contourner la corne nord de l’obstacle, en se
gardant de lâcher le sol franc de la forêt?

C’est M. Lacroix qui avait préconisé le tracé nord. C’était lui qui
avait confié à son fidèle second, Georges Lully, les levers
préparatoires dans la jungle marginale. Tout le monde à Battambang le
savait serviteur à rendre son tablier, plutôt qu’à laisser contrecarrer
telles idées bien assises dans sa tête; et il ne fallait pas moins que
sa disparition pour donner aux auteurs du projet adverse le front
d’entrer en scène. Depuis deux jours le triomphe de ces derniers est
officiel; mais l’étrange est qu’aucun de nous ne connaît la
personnalité exacte du plus important d’entre eux.

Nous savons seulement--ceci se passait avant mon arrivée à la
Siam-Cambodge, et je n’en suis instruit que par les confidences de
Moutier--nous savons seulement qu’un énigmatique personnage est venu
s’installer, un beau jour, dans ces parages, où nos salas étaient à
peine construites. Des papiers assez obscurs de Battambang avaitent
précédé l’inconnu, qui traînait derrière lui une armée de boys et de
coolies à sa solde. C’était, paraît-il, un homme grand et fort, à la
barbe ronde et au gosier dur, toutes les apparences d’un reître
allemand.

Dès l’aube, il partait sur la rivière, avec son personnel et tout un
attirail somptueux de campement, et, le soir, il clapotait
d’interminables conférences avec Barnot. Moutier reste persuadé que
c’est lui qui a mis sur pied, avec la complicité de Barnot, ce projet
inattendu du marais, et, faute d’autres renseignements sur son identité,
le dénomme couramment «l’Ennemi». Le triomphe de l’Ennemi n’est pas sans
avoir perturbé l’atmosphère de la popote, et hier, le café bu, au lieu
de s’attarder, comme d’ordinaire, à deviser dans la fumée des
_cheroots_[B] birmans, chacun s’est hâté de regagner pour la sieste sa
propre sala.

Aujourd’hui Fagui, qui, de par sa nature féminine éprise de douceur,
est, plus que nous-mêmes, sensible à ces germes flottants de discorde,
tente, au dessert, une diversion conciliante. Cependant que le boy
dépose sur la table le plateau chargé de tasses, elle lance à la ronde
un timide regard, un de ces regards qui détiennent la grâce de sourire,
alors même que la bouche garde son triste figement.

--Le bonze A-ka-thor, nous dit-elle, m’a rendu visite, ce matin. Il
demande si ses frères pourront mendier le riz deux fois la semaine, par
ici.

--Pourquoi non? A-ka-thor ne paie-t-il pas son écot en belles histoires
cambodgiennes, que la popote recueille plus tard avec profit sur vos
doctes lèvres, ô Fagui?

Fagui est, en effet, de nous cinq, la plus familiarisée avec le parler
local, mélange bâtard de siamois et de cambodgien, altéré de maintes
étrangetés phonétiques des tribus chams de la forêt.

A peine ai-je ainsi formulé mon acquiescement, que Barnot hoche la tête
avec énergie, de gauche à droite et de droite à gauche.

--A-ka-thor, déclare-t-il, est un grand enfant. Mais tous ses compères
de la bonzerie ne racontent pas des histoires aussi naïves que les
siennes. Et quand je vois leurs loques jaunes s’agiter dans le voisinage
des coolies, je n’aime guère cela.

Il y a de la justesse dans cette observation de Barnot. Derrière neuf
sur dix des obstacles rencontrés par nos rails, quelque «loque jaune»
était sournoisement embusquée. Je m’étonne d’entendre Moutier répliquer
railleusement:

--Bah! vous exagérez, Barnot. Et je dis comme Tourange: pourquoi
refuserions-nous la charité à ces hommes de Dieu?

Moutier n’a guère coutume de pécher par excès de tendresse à l’égard des
hommes de Dieu de n’importe quel pays du monde, et j’imagine qu’il cède,
en ce moment, au seul plaisir de contredire Just Barnot, allié de
l’Ennemi.

--... Est-ce,--poursuit-il, du même ton d’agressive ironie--parce qu’ils
vont répandant partout la légende du gong d’or, noyé dans le marais?
Vous la connaissez, n’est-ce pas? C’est une sorte de gong, d’un diamètre
de plusieurs _lis_ et semblable à la pierre musicale qui flotte, en
Chine, sur les eaux du Tu-Tan. Il disparaît à la vue de ceux qui s’en
approchent, et malheur alors à qui le fait sonner quand il émerge ainsi,
invisible à la surface! Car c’est le dernier son que les oreilles de cet
imprudent doivent recueillir... C’est une fort curieuse légende,
probablement mensongère, je suis de votre avis. Mais que tous nos
coolies, dès qu’on fera mine d’infléchir les rails du Siam-Cambodge dans
cette direction, soient prêts à déserter dans les vingt-quatre heures,
en l’honneur de cette légende mensongère, c’est ce dont les gens de
Battambang ont été, je suppose, suffisamment avertis...

Disant cela, Moutier regarde Barnot. Mais celui-ci soutient ce regard
avec une impassibilité qui n’est--du moins, je crois le pénétrer--que le
masque d’une résignation ennuyée, le mutisme des gens qui sentent
combien les mots sont de pauvres choses pour combler certains hiatus
entre les âmes. Lourdement il se lève, dépose sa tasse, et dit à la
cantonade:

--Viennent donc les bonzes, puisqu’on les veut! Ce n’est pas le riz
qu’on versera dans leurs écuelles qui changera rien à ce qui doit
être... A ce soir, messieurs!

Dès que son pas, dont tremble toute la véranda, s’est étouffé dans la
terre molle du chemin de berge, je me retourne vers Moutier et je ne
puis m’empêcher de le morigéner quelque peu. Grands Dieux! vit-on jamais
bœufs accouplés sous le même joug croiser Les cornes et se heurter
ainsi, à tout bout de champ? Le travail est le travail, et les
discussions ne valent rien pour lui...

Moutier m’observe un instant, de cet air que je lui connaissais à bord,
quand il cherchait à surprendre le diapason de la pensée de son
interlocuteur, pour y bien accorder la sienne.

--Pardon, Tourange, dit-il en souriant, vous êtes une façon de mystique,
vous. Vous rêveriez de nous servir, en holocauste joyeux, au Baal des
chemins de fer et des voitures à feu... Moi pas. Un bœuf de sacrifice?
que nenni! Un bœuf de louage, à la rigueur... mais qui traite lui-même
l’affaire de sa location. Je tire droit et ferme, c’est entendu,
mais je ne veux pas laisser mes os dans le sillon... Ou, du
moins,--rectifie-t-il après un silence,--le jour où je les y
laisserai, je veux sentir que la charrue, derrière moi, est menée
irréprochablement, par «un» qui a le sens de la «belle ouvrage», et non
par un forban de rencontre.

--Pour de la belle ouvrage, c’est la voix paisible de Lully qui se fait
entendre, nous en trouverons sur le marais. Les vieux limons d’Asie,
c’est tout plein riche en surprises... Avez-vous entendu parler de la
traversée du Hoang-Ho? Un lit de fleuve large de dix kilomètres! Vous
croyez l’avoir enjambé, et Bouddah vous protège! cinq cents mètres plus
loin, le voilà qui recommence à se tortiller sous vous dans la vase.
Beaucoup de sacs de piastres, oui beaucoup, et beaucoup de sacs de
ciment, et beaucoup de sacs à viande humaine, voilà ce qu’il faut pour
gaver ces gros serpents jaunes.

Georgie s’est étendu, un noir cigare aux lèvres, sur une de ces chaises
longues en rotin de la prison de Pnom-penh, qui sont larges comme des
lits de justice. Il suit, d’un œil béat, à travers la torpeur grise de
la pièce, les ondulations stagnantes de sa fumée.

--Et puis,--murmure-t-il, comme en extase, au moment que Moutier et moi
achevons de nous équiper pour la traversée des cataractes solaires
extérieures--il n’y a pas que de la belle ouvrage, il y a aussi de beaux
oiseaux, le soir, sur le marais.



V


Toutes nos salas se ressemblent, à la pointure des poteaux près. Ce sont
des cases de bois sur pilotis, à la mode du pays, et généralement
divisées en trois pièces. Leur toit de paillote, ce chaume indo-chinois,
fait visière assez bas pour abriter, autour du gros œuvre, un supplément
de plancher,--la véranda. Il s’en éparpille une vingtaine ainsi, le long
de la rivière, à l’usage des Européens du secteur, ingénieurs et
contremaîtres.

J’ignore le nom indigène de la rivière. Pour nous, c’est la troisième
rivière, c’est ainsi que la désignent nos plans; et nous n’avons pas le
temps de nous livrer à des essais de transcription graphique des sons
qui écartèlent, à son propos, les lèvres mendiantes du bonze A-ka-thor
et de ses frères.

Dès que mon boy a fini d’obturer, plus soigneusement qu’un naufragé
n’aveugle une voie d’eau, les trous de lumière de mon logis, à mon tour,
un cigare noir aux lèvres, je m’étends sur une chaise longue en rotin de
la prison de Pnom-penh,--une chaise longue large comme un lit de
justice,--je m’étends et je rêve... Mais je ne rêve pas comme Georgie
aux beaux oiseaux du marais.

Une façon de mystique, Tourange... Moutier me l’a répété, en descendant
l’escalier de la popote. Je n’ai pas peur du mot.

Monsieur l’Administrateur délégué de la Siam-Cambodge avait, je m’en
souviens, reniflé quelque chose d’approchant dans le grand grimaud
d’ingénieur qui mettait une signature désinvolte au bas d’un papier
timbré, où il était question d’appointements mensuels, de passage en
première classe, de rapatriement anticipé pour cause de maladie grave...
Je riais intérieurement alors. La tête de monsieur l’Administrateur
délégué me faisait songer à celle de ces bonshommes qui trouvent
soudain, dans leur champ de betteraves, quelque vieux projectile de
forme désuète, plus ou moins croûteux de rouille. Eh! sans doute,
l’objet est plein, sans fusée, d’un modèle préhistorique: tout de même,
il vaut mieux ne pas trop le manipuler!

Vous deviniez bien, monsieur l’Administrateur délégué--tu le sais aussi,
l’ami Moutier!--que ce mysticisme laisse mon cerveau jouer à l’égal du
vôtre, sur le plan positif, n’embrume pas ma vue, n’empêche pas mes
regards de prendre mesure comme deux bonnes pointes de compas.

Quand je franchissais cette porte enfoncée, ogivale et basse autour de
laquelle maints tableaux de raisons sociales, accrochés aux nervures de
pierre, faisaient, ma foi, figure d’ex-voto, vous ne prétendiez pas me
dissimuler, derrière celui de ces rectangles de cuivre qui portait les
mots magiques, «Compagnie française des railways du Siam-Haut-Cambodge»,
le nez levantin, les yeux mongols, le sourire italien et la mâchoire
anglo-saxonne de cette physionomie bien mondiale de Mureiro Vanelli,
impresario-chef de ladite Compagnie.

Dans la salle où l’on m’avait prié d’attendre quelques minutes, je
n’avais pas manqué--vous le saviez--de noter l’opportunité de ces deux
larges photographies qui «tiraient l’œil» sur la paroi. Celle de gauche
représentait, n’est-ce pas? la célèbre _Pagode dallée d’argent_ de
Pnom-penh, et celle de droite, la non moins fameuse _Pagode de la
Montagne d’or_ de Bangkok. Ainsi appariées, ne fournissaient-elles pas
belle matière à surexciter l’imagination des visiteurs? Et ceux-ci
pouvaient-ils faire moins que de tracer instinctivement, entre ces deux
terminus aux mirages d’encaisse métallique, le quadruple fil noir où
voir courir les plus fabuleux échanges?

Et ce placard, en bonne lumière lui aussi, qui proclamait les variations
mirifiques du taux de la piastre en Extrême-Orient! Il n’aurait pas dû
spécialement m’intéresser; je n’étais pas un de ces pauvres hères, qu’on
appointe en cette monnaie, un «piastreux», comme nous disons au
Siam-Cambodge. J’y vérifiai cependant que la susdite rondelle d’argent
valait, au cours de Shanghaï, cinq francs quatre-vingt-dix en 1874, cinq
francs trente en 1882, quatre francs soixante-dix en 1888. Mais il ne
put m’échapper qu’on avait jugé superflu de poursuivre cette évaluation
jusqu’aux années plus récentes, où je n’ignorais point qu’elle était
tombée à deux francs trente, en moyenne...

Rassurez-vous, monsieur l’administrateur, je ne m’attardai point à
m’indigner de cette quasi naïve supercherie. Je savais, dès longtemps,
croyez-le, que la civilisation, cette civilisation dont nous sommes
tous, j’imagine, à la Siam-Cambodge, de bons ouvriers, notre blanche
civilisation bâtit un édifice dont il ne faut point songer encore à
apercevoir la coupole,--tout au plus le rez-de-chaussée, occupé, comme
il sied, par les boutiques des marchands.

Mon mysticisme n’est pas bien méchant, messieurs du rez-de-chaussée. Il
ne fera pas bombe contre vos devantures. Il ne réclame que de lever
quelquefois le nez vers la nue, dans l’espoir, oh! très vague, dans le
rêve d’y voir briller le signe qui consacrera la coupole absente.

       *       *       *       *       *

Mon boy heurte à ma porte. Il m’invite, avec émotion et volubilité, à la
chasse d’un argus, dont le cri perce les dômes lointains de la forêt.
Trop tard, ou trop tôt. Je ne poursuivrai pas, sous les couverts
embrasés, l’oiseau vigilant aux pennes merveilleuses... Le soleil
bondissant et rude est le maître de l’espace. Déjà je livre à la sieste
mes tempes talonnées et mes mains en moiteur, et voici que je m’endors,
vaincu, de ce sommeil comparable à celui du boxeur assommé par
l’adversaire.



VI


La forêt, en marge de qui nous vivons, ne s’ordonne point comme les
nôtres, en groupements d’essences. Ici, point de futaies, point de
conciles de troncs vénérables, point de jeune tribu conquérante qui
happe, au passage de ses racines, tous les produits du sol. Mais la vie,
bouillonnante et débonnaire,--pour tous, la plus magnifique leçon
d’individualisme!

La confusion des formes étourdit d’abord comme une vapeur verte. Sur
mille mètres carrés, toutes les feuilles, toutes les graines, toutes les
épines, toutes les écorces, toutes les branches. Mais le fort laisse
vivre le faible; mais l’«en bas» ne sape pas l’altitude... La base du
monstrueux _bang-lang_ ne décime pas, de ses rostres en ailerons de
squales, le gentil peuple des herbes; et de l’échevèlement frénétique
des lianes, le blanc _sao_ jaillit sans meurtrissures, comme un bras nu
et musclé qui tend vers le ciel une touffe de lauriers. Et c’est bien
une nation d’Asie, j’imagine, cette multitude où la pouillerie
débordante des petits coudoie, sans vergogne, les géants à l’apparat
somptueux et cruel, et où l’arbre de la Puissance porte, sans en être
étouffé, la plus effroyable surcharge de parasites.

A midi, tout s’immobilise dans la forêt. Les feuillages, bizarrement
bosselés, se tachent de reflets métalliques... Le vent, à coup sûr, les
ferait tinter; mais il ne souffle pas... Cependant les piques solaires
crèvent durement ces boucliers de clinquant. Il semble qu’on entende
leur choc sur la terre, et que celle-ci en garde un étonnement sourd. La
vie animale est morte. Seuls les insectes, particules légères,
participent à cette rebondissante vibration.

Un peu plus tard, glisse l’heure de l’écureuil et du singe. Deux bêtes,
deux âmes... L’écureuil projette à peine sur d’opaques frondaisons sa
courbe grise et légère comme une fumée. Le singe, à grand tapage,
bouscule, casse, déchire, relève d’un jeu lubrique la longue traîne
agrafée aux ramures.

Dans les tranchées, où mon poney galope avec ardeur, un papillon,
damasquiné de bleu, coupe, d’une ligne brisée et hâtive, la large piste
veloutée.

Et voici le soir, redoutable magicien! La forêt se transforme. Elle
s’apprête pour de mystérieuses célébrations... Du haut en bas, des cimes
à la brousse, aux innombrables étages de la demeure végétale, c’est le
plus grand chuchotement de l’inconnu.

Qu’on ne s’y méprenne point cependant. Ici vos épaules ne sentiront pas
tomber sur elles l’ombre, froide et lourde d’hymnes, d’un temple. Les
images architecturales familières se détournent de l’esprit. Point de
piliers; point de colonnades, point de voûtes qu’emplit l’horreur
sacrée... Ceci seulement: la grande force élévatrice, une minute,
imperceptiblement rétractée...

       *       *       *       *       *

Depuis que j’habite dans le voisinage de la forêt, j’ai compris l’âme
secrète de ceux qu’on appelle là-bas, dans les villes peuplées de
scribes, les «broussailleux».

On dit:

«Ce sont des orgueilleux brutaux. Ils appartiennent à un cycle révolu,
résidus de ces âges où la force aux yeux courts tenait le sceptre. Ils
perdent l’aplomb à jouer les Nemrods au petit pied, loin du sol
héréditaire où la juste dévolution des emplois ferait d’eux des
garde-chasses...»

Ils répondent:

«Que nous importent l’orgueil, l’énergie, l’ambition, sur quoi vous nous
jugez! Mais nous avons trouvé ici la vie nue, la Belle qui ne dort plus
dans vos bois.

»Nous-mêmes, comme le vieil Adam, avons connu enfin notre nudité. Nous
n’en avons point eu de honte... au contraire, une grande joie. Et nous
ne couperions pas même une palme pour en altérer le pur scandale.

»Comme des nageurs nus, nous nous sommes plongés, avec un tremblement de
délices, dans l’heure trouble où les buissons ont l’air de verts
madrépores, où les feuillages, frères des éponges, baignent à de
glauques profondeurs... Ayant regagné le bord, nous avons bu, comme un
cordial amer, la Solitude.»

       *       *       *       *       *

Quelquefois j’ai peur et haine de la forêt, de cette forêt dont j’ignore
les lois et les caprices, dont le rythme des sèves m’échappe, dont le
vert perpétuel se corrompt ou s’exalte pour des causes que je ne sais
préciser, de cette forêt qui amalgame les fleurs et les graines, qui n’a
pas de saisons, pas de sommeil hivernal, pas d’éveil tendre et
printanier... rien qu’une poussée barbare de vie, rien que ce
soulèvement gonflé de corps d’esclave sous la caresse du sultan solaire!

Un après-midi, éperdument, j’ai rêvé de la forêt de chez nous, de la
forêt d’automne, en robe de pourpre, la belle forêt royale, qui trône
sur un peuple de coteaux et qui dore d’une dernière gloire, par-dessus
la fumée bleue des labours, sa prochaine décapitation...

Une bête inconnue meuglait au loin, comme un cor étrange.



VII


Moutier frappe sur mon épaule:

--Il est arrivé des tas de dépêches de Battambang. Vous les trouverez
sur mon bureau. Il est temps d’avertir Vigel. Je pense que c’est à vous
qu’incombe ce soin.

--Sans nul conteste. Et, d’ailleurs, mon poney connaît la route comme un
fin forestier.

Henry Vigel est le cinquième ingénieur du secteur. Mais il ne loge pas
au bord de la rivière, et ne mange pas à la popote. Son camp est à
quinze kilomètres, en pleine forêt. Sa besogne, qui se soudait à la
mienne, était, jusqu’à ce jour, de préparer le passage au tracé Lacroix:
abattre, élaguer, tondre, piqueter, devant que surviennent les coolies
terrassiers de l’ami Lully.

Moutier me désigne, d’un clin d’œil narquois, le parapet vert dressé par
la brousse, de l’autre côté de la rivière, vers le nord.

--Je voudrais, me dit-il, avoir le spectacle de la tête de Vigel
apprenant que son travail de trois mois était pour le roi de Prusse...
Vigel n’est pas un de ces petits personnages qu’on fait valser au
premier air de flûte... je me suis même demandé ce que cachait, au
juste, son exil par ici. Il passait pour très bien en cour, enveloppé de
protections mystérieuses. Il est de la race des Vanelli, c’est-à-dire
d’aucune race... Enfin, tâchez de le joindre le plus tôt possible, et
ramenez ensemble tout votre monde. Car, à propos, Tourange--ici Moutier
rougit légèrement--parmi les dépêches reçues, il en est une qui me donne
la direction complète des travaux futurs.

Brave Moutier! Voilà rendue moins amère la coupe où l’on a fait
dissoudre quelques menus grains de cette substance merveilleuse:
l’autorité!

Au demeurant, je suis heureux de le féliciter. Car c’est bien le
meilleur homme de notre équipe.

       *       *       *       *       *

Je n’avais pas surfait les aptitudes forestières de mon poney. C’était
plaisir de le voir se faufiler entre les cépées drues, remonter du
poitrail un torrent de feuillages, étendre son galop leste dans
l’élargissement d’une clairière, écarter, d’un encensement têtu de
l’encolure, quelque liane obstinée à caparaçonner de vertes broderies sa
croupe luisante. Après une heure de course, j’atteignis mon chantier.
Une centaine de coolies était là, en train de scier, de piocher,
d’émonder à grands sifflements de coupe-coupe.

Presque tous des Cambodgiens aux cheveux taillés en brosse, travailleurs
médiocres, dont déçoivent les torses et les bras, gonflés de muscles
mous, mais compagnons d’humeur docile et d’âme légère. «Ces gens-là--me
disait mon contremaître, un jour que nous pesions les chances d’une
épidémie cholériforme--meurent comme ils travaillent: doucement.»

Un singulier serviteur, ce contremaître, qui, justement, délaissant son
alidade et ses porte-mires, venait à ma rencontre. Sans quitter ma
selle, je lui donnai la nouvelle et les ordres de repliement. Il
accueillit le tout avec une impassibilité polie d’Asiatique. C’est un
ancien sous-officier d’infanterie coloniale. Le soleil et les pluies
d’Indochine ont repétri son argile, lui ont fait faire prise
définitivement avec ce sol adoptif. Il a une épouse indigène, une trolée
de _gnôs_[C] qui, sur le seuil de sa case de bambous, emplissent de riz
leurs ventres nus. Il a totalement oublié, j’en ai la conviction,
l’ardoise fine de son clocher natal, quelque part là-bas, en Touraine ou
en Picardie, et les filles aux yeux clairs penchées sur les javelles. Et
je suis sûr que lui aussi, l’heure venue, saura mourir doucement dans le
giron chaud de la forêt, tandis que les tam-tams charitables écarteront
de sa tête les mauvais Génies et que là-haut, par-dessus les dernières
palmes pâles, miroitera un ciel étrange, corail et soufre, comme ce
soir.

       *       *       *       *       *

La nuit est presque noire, quand mon poney vient hennir entre la
palissade qui ceinture le camp d’Henry Vigel. Au hennissement, des boys
accourent, porteurs de photophores, et dès que j’ai mis pied à terre me
guident, à travers les bosses herbues de l’enclos, vers la case de leur
maître.

Je vois surgir de l’ombre lumineuse la silhouette de Vigel, sa figure
pâle, traversée de longs yeux noirs et que tachent des lèvres très
rouges, on jugerait peintes. Une figure voluptueuse et ambiguë
d’Eurasien, quand on le regarde de face, mais qui révèle, en profil, des
courbures ovines et des méplats rocheux de boxeur israélite.

Il porte, comme vêtement principal, le _sampot_ cambodgien, cette sorte
de jupe-culotte obtenue par l’enroulement compliqué d’une pièce de soie
sans coutures, que les indigènes se plaisent à teindre de couleurs
changeantes. Celui d’Henry est bleu-vert, ajusté à la «queue de paon»
selon le rite des élégants de la cour de Pnom-penh. Dans le même goût
jeune Khmer, une sorte de veston de toile neigeuse colle au torse
souple, dont les épaules tombantes et musclées semblent, comme chez les
félins, participer tout entières aux mouvements des membres.

Il m’accueille d’une exclamation cordiale:

--Quel bon vent vous amène, Tourange?

Je lui tends une liasse de dépêches officielles. Il la feuillette
rapidement, et soudain, sur son visage au sourire nonchalant, passe
comme une explosion blanche.

--Alors on s’imagine que moi, je suis venu...

Il n’achève pas sa phrase. Au fait, pourquoi est-il venu jusqu’à nos
territoires d’exil, lui, l’homme bien en cour, le client des protecteurs
haut placés, l’habitué des grands bureaux? Mystère, dont jusqu’ici, je
l’avoue, je me suis fort peu préoccupé.

--On raconte, dis-je d’un air placide, que Vanelli vient d’arriver à
Saïgon. Le coup, sans doute, est parti de son entourage immédiat...

--Ah! Vanelli est à Saïgon, murmure-t-il, tiens, tiens... Un petit tour
par là-bas...

A nouveau, il ne formule pas la fin de sa pensée.

Tandis qu’il donne des ordres au boy d’une voix dure, j’examine la pièce
qui lui sert de salle à manger. Elle est confortable, voire élégante,
Fagui n’aurait pas mieux fait. La vaisselle et les cristaux viennent
directement de France, non de quelque occasion dépareillée de la salle
aux ventes de Saïgon. Des théières, des jattes de véritable argenterie,
bravant sur le buffet la cupidité des indigènes, attestent la salutaire
terreur que doit inspirer ici l’œil du maître.

Cependant Vigel, me montrant, sur la table, une collection de feuilles
de papier bizarrement découpées qui s’y étale, se prend à rire:

--Vous voyez, tout mon travail est perdu! Vous ne devinez pas ce qu’est
ceci? Tout simplement les empreintes des pieds de mes coolies! On n’est
pas pour rien le Robinson de la forêt. J’avais remarqué que mes
Vendredis ne s’aventuraient qu’avec force grimaces sur ce tapis semé
d’épines... Et j’ai expédié cette collection de pointures à
Limoges-en-France, d’où m’est revenue une collection de solides bottines
lacées à semelle double... Et l’on dira encore à Battambang que je
manque de sollicitude à l’égard de mon personnel!... Sans compter,
ajoute-t-il mi-sérieux, mi-bouffon, que la maison me fera bien dix pour
cent de remise.

Quel animal humain difficile à classer! Il m’inquiète et m’attire. Je le
crois sûr, valeureux même, tant qu’il sentira peser sur lui la
discipline des races organisées, dont la contrainte le flatte jusqu’à un
certain point, qu’en tout cas il envisage avec une crainte sans haine,
quasi religieuse. Mais malheur à qui, l’ayant habitué à l’absence des
barreaux, se trouvera à avoir à livrer avec lui le combat singulier de
bête à bête!

Je lui dis avec sincérité:

--C’est très élégant chez vous.

--Oui, trop peut-être... Ce sont des habitudes de ma jeunesse.
Maintenant, je les changerais... Tenez, quand vous mangez en forêt, ce
pullulement d’insectes, ce scorpion sous votre table, ces herbes qui
vous frôlent, ce pataugement à même la vie, qui d’abord vous répugne, au
bout de quelque temps vous ne pouvez plus vous en passer! Nos parquets
occidentaux lavés, séchés, stérilisés, vous reviennent en mémoire comme
des tables d’opérations, des dalles mortuaires... Ah! la vie, Tourange!

Une pirouette, et il s’en va tomber sur le hamac de sa véranda, face à
la masse obscure de la forêt, cependant que le boy me conduit à la
douche.



VIII


Nos salas, à Moutier, à Barnot, à moi-même, sont des baraquements de
soldats; celle de Vigel est une garçonnière. La sala de Lully fait
penser au wigwam de quelque fantastique chasseur d’ailes.

Quand les eaux recouvrent la terre, échassiers et palmipèdes abondent
dans nos territoires: grues antigones, ibis géants, cigognes noires;
hérons crabiers, joie et déception des chasseurs novices; marabouts,
vieillards savants, sarcastiques et chauves; pélicans, carènes
puissantes, vraies jonques de l’air, balancées de magnifiques roulis;
maigres cormorans qui, prenant un squelette d’arbre pour séchoir, y
écartent leurs haillons d’ailes, en figures maléfiques sur le blason du
ciel...

Lully connaît les lacunes et les gouffres du marais, les îlots, les
courants, les bouches limoneuses, l’indescriptible hydrographie de la
forêt inondée. En outre, il est expert à dépouiller, aussi prestement
qu’un naturaliste professionnel, les grands plumages inertes qu’il
rapporte en sampan, à la tombée du jour, quelque bec sanglant traînant
au fil de l’eau jaune et rose, par le dédale de ces canaux stagnants, de
ces rivières étranges, sans berge et sans lit, où de rondes têtes
d’arbres servent de seules balises aux pagayeurs.

L’agencement de toutes ces dépouilles tapisse les parois de la pièce où
Fagui passe une bonne part de ses journées et reçoit, à l’occasion, nos
visites. Et derrière le profil timide de la gardienne du pankah--ce
foyer à rebours des demeures tropicales--semble accroché, plus beau que
soie et fourrure, glacé de rose, moiré d’argent, lamé de cuivre noir, le
manteau de neige et de cendre d’on ne sait quel fabuleux archer.

Par caprice d’artiste, sûr de ses effets décoratifs, Lully a, dans le
contre-jour d’un angle, installé le coin des rapaces. Mais
ceux-là--gyps aux coups plombagineux, aigles babillards qui prennent
volontiers nos poteaux télégraphiques pour hampes, buses, chasseuses de
rats, protectrices des rizières, milans à cape blanche, et toute la
tribu batailleuse des faucons dont les «poids légers» ne dépassent guère
la taille d’une perruche,--ceux-là sont dressés sur serres, en livrée
sombre, charbonnée, tannée, balafrée de roux, les têtes aux yeux d’onyx
ou de portor détournées d’un sauvage dédain.

--By Jove! la famille Vanelli, au grand complet!

L’habituel sourire indolent--ou insolent, on ne sait--plisse la lèvre de
Vigel, ces lèvres trop rouges qui lui font, sous l’éclairement blafard
des lampes à globes, une face déplaisante de mime. C’est le premier soir
d’assemblée plénière des responsables du kilomètre 83, et le couple
Fagui-Lully offre, en son logis, le thé et les whisky-sodas.

Vanelli, Mureiro Vanelli! Certes je connais la légende du personnage. Je
sais que si l’on cousait bout à bout toutes les provinces que ce baron
moderne a paraphées de ses lignes de railways, cela donnerait un royaume
de Gengis-Khan, mais où le difficile pour lui serait, sans doute, de
retrouver la couleur du terroir natal. Je n’ignore pas que, nonobstant
cette ubiquité en quelque sorte congénitale, l’Extrême-Orient, de la
porte de Singapore aux Iles japonaises, est son domaine actuel préféré;
et les circulaires d’un emprunt, dûment autorisé par le Parlement
national, m’ont appris, dès longtemps, que le gouvernement de
l’Indochine française et celui de Son Excellence aux Pieds divins[D] ont
fait un coup de maître, en traitant simultanément avec cette tierce
puissance pour la réalisation d’un projet auquel «le développement de la
civilisation n’est pas moins attaché que l’affermissement économique de
notre belle colonie». Mais je n’ai jamais vu, en chair et en os, le
grand patron de la Siam-Cambodge.

--Je l’ai vu, dit Lully, par pur hasard, dans le couloir des loges de
l’Opéra de Nice, au cours d’un de mes congés. Je revenais du Nord-Chine,
et lui venait de terminer son affaire de Mésopotamie. J’aperçus d’abord
une grande fille, rose de peau et de robe, dont le cou pleurait des
diamants comme une fontaine. On me dit que c’était la maîtresse du
baron Vanelli, et par derrière je vis le baron, qui regardait la chair
rose s’envelopper d’une longue fourrure blanche. Je lui trouvai le teint
jaune, et, négligeant le filet de sang de la légion d’honneur qui
suintait à sa boutonnière, bon pour une sérieuse cure de Vichy. Il avait
l’air de beaucoup s’ennuyer...

--Il s’ennuyait--c’est maintenant Moutier qui parle, et qui tient, je
pense, à montrer que sa récente élévation laisse de l’aise à son franc
juger.--Ce n’est pas un jouisseur, c’est un dur homme de guerre, à sa
manière. Il vivrait, pour son compte, d’une macaronade ou d’une écuellée
de riz. Soyez sûr que lorsqu’il s’ajuste en Mureiro-le-Magnifique, c’est
pour donner fête à quelque baron de ses amis, ou plutôt pour complaire à
sa très chère fille, Elsa de Faulwitz.

A ce nom, il me semble que les paupières de Vigel ont un battement
léger.

--Ah! fait-il négligemment, en soufflant de la fumée, vous la
connaissez, Moutier, cette Elsa de Faulwitz? Vous savez quelque chose
d’elle?

--J’ai fait une traversée en paquebot, avec elle. Je ne sais ce qu’avait
de cassé l’hélice de son yacht, mais elle préféra transborder chez
nous, où trois cabines de luxe furent occupées par ses femmes de
chambre, en dépit du règlement. J’ai toujours eu de l’estime pour les
femmes qui mettent au point les disciplines de nos cerveaux de mâles;
et, dans le cas d’Elsa, cette estime a grandi, je l’avoue, jusqu’à
l’admiration. Car ce n’est pas rien qu’une «chose rose», comme disait
tout à l’heure Georgie, plus belle à soi toute seule que les cent
quarante-quatre aspects de l’Océan Indien, de l’avis unanime de septante
et quelques amateurs préposés à la comparaison, et garantis purs de
toute démence par la patente de santé du bord.

Je vois Moutier rire entre ses dents, et puis se mettre, lui aussi, à
souffler voluptueusement de la fumée, les yeux mi-clos.

--Et son mari? demande l’honnête et lourd Barnot.

Moutier tourne la tête: il y a toujours un peu de froid entre eux,
malgré la bonne dépêche.

--Le Faulwitz? Pas vu. Il existe pourtant... à l’état d’Allemand
honteux, qui parle de Vienne, paraît-il, plus volontiers que de Berlin.
La légende veut qu’il ait été officier, et ait eu de vifs démêlés avec
la maison Krupp, pour certaine invention d’affût d’artillerie... C’est
à Kiao-Tchéou qu’il a connu la belle Elsa.

--Séparés? Divorcés?

--Non, les meilleurs amis du monde ou, à plus justement parler, les
meilleurs complices, comme il sied entre oiseaux de cette envergure.

Lully paraît s’éveiller d’un rêve.

--Buffon fait cette observation remarquable que, chez les nobles oiseaux
de proie, la femelle vole sa chasse de son côté, même au temps de la
couvée. Ce qui n’empêche qu’à l’opposé de ces attendrissants et
minuscules ténors des bords du nid, dont le printemps emporte les
roulades, le couple royal, lui, survit, fidèle, à la saison des amours!

--Ce qui n’empêche, dit Moutier, que dans les milieux «ingénieurs
errants» à la solde des Vanelli ou autres, Elsa a quelque peu la
réputation d’une Marguerite de Bourgogne, prompte à envoyer ses amants
d’une nuit «en consommation» dans les secteurs lointains des chemins de
fer paternels... Mais, au fait, Vigel, vous n’êtes pas sans avoir
entendu parler de toutes ces histoires?

Tiens, tiens!... Moutier voudrait-il insinuer que Vigel pourrait être un
de ces Buridans au petit pied, «en consommation» sur les bords de la
troisième rivière?

Mais Vigel joue l’innocent, et fait mine d’être engagé en grand flirt
avec Fagui.

--Oh! dit-il d’un ton léger, les femmes de proie, ce n’est pas mon
affaire, à moi qui me sens l’âme d’un tourtereau...

Presque aussitôt cependant, et visiblement pour opérer une diversion, il
se dirige vers le piano. Car la sala des Lully possède un piano, un de
ces pianos à table métallique, les seuls dont l’organisme supporte le
climat colonial, mais qui donnent volontiers couleur désuète aux airs
qui sortent de leurs flancs. Ce n’est point le cas toutefois, lorsque
Vigel en frappe les touches; le tourtereau a des nerfs modernes! Le
sourire aux lèvres, il joue tour à tour une suite espagnole, des czardas
roumaines, la troisième ballade de Chopin. Puis sa musique se fait
sentimentale, vire au Mendelssohn. Nous l’écoutons avec une gravité qui
n’est pas sans comporter une part de lassitude, l’étourdissement mal
dissipé du long martèlement solaire. Autour de la sala, on sent la nuit
lourde comme un cercle d’enfer; et il semble que ces bulles de sons ne
peuvent la fêler, rebondissent, à la fenêtre, contre cette muraille
d’airain. Entre les morceaux, nous restons silencieux, et Lully dit
seulement, au moment où les doigts, un peu gras et courts--la seule
disgrâce physique de Vigel, cette main molle et jaunissante
d’Oriental--sonnent les premières mesures d’une transcription
fantaisiste de la _Rédemption_ de Franck:

--Non, pas cela, vous, Vigel!

Vigel pivote sur son tabouret, le regarde d’un air étonné, puis sourit
du coin de la bouche, promène ses regards autour de la pièce, les arrête
sur la tenture d’ailes où des frissons invisibles font courir de
merveilleuses moires argentées et, avec une souplesse de clown, entame
le prélude de Lohengrin.



IX


A l’aube, le lendemain, Vigel grimpait l’escalier de ma véranda. Il
savait que, comme lui, j’étais matinal et enclin aux chevauchées d’avant
le coup de cloche du soleil à l’horizon. Mais il apparut à pied, le
fusil sur l’épaule, les jambières lacées.

--Vous allez à la chasse?

--Ma foi, oui. Avec ces hurluberlus de Battambang, un jour ou deux
perdus ne sont pas une affaire. Envoyez mes coolies avec les vôtres
couper de la broussaille quelque part, pour la forme... Mon Cham m’a
signalé des _comans_[E]. J’ai eu deux chiens décousus par eux, la
semaine dernière, je veux ma revanche. A demain le travail sérieux!

--A demain, soit!

--Comme programme de début, ceci vous agréerait-il? Demander à Moutier
un sampan et des rameurs. Il existe un sampan de luxe, installé comme
une gondole de carnaval, dans lequel je soupçonne Georgie et Fagui
d’avoir maintes fois joué les amants de Venise. Nous pourrions en user
honnêtement, pour descendre au marais à la pointe du jour.

Je n’ai pas d’objections à soulever à l’encontre de ce programme, et je
laisse Vigel s’éloigner sur la piste de son Cham, ce demi-sauvage des
tribus de la forêt qui lui sert de guide et d’indicateur de gibier.

Au dîner, il n’était pas encore de retour à la popote. Mais je n’en
étais pas autrement inquiet, connaissant son caractère indépendant et,
d’autre part, son extraordinaire endurance physique. Par contre, je fus
frappé de la mine soucieuse de Moutier, m’étonnant un peu que cette
absence de Vigel pût en être la cause.

Au moment de nous séparer pour rentrer chacun chez nous, mon
camarade--pardon! mon chef me dit:

--Toutes réflexions faites, je vous donnerai des Annamites, pas des
Cambodgiens, pour vous accompagner demain, et je veillerai à ce que
l’équipe soit choisie et que vous ne couriez pas le risque d’être lâchés
par elle en cours de route.

--Pourquoi? questionnai-je, décidément surpris. Vous craignez que cette
absurde légende du marais...

--Je n’ai pas de craintes précises. Mais c’est aujourd’hui jour de paie,
et comme vous le savez, avec des coolies, lendemain de paie, jour de
désertion. En tout cas, les Annamites sont beaucoup plus sceptiques à
l’égard de cette histoire de gong flottant! A preuve qu’un d’entre eux a
demandé la concession de la pêche sur ces eaux quasi sacrées. C’était
peut-être bien, d’ailleurs, pure fanfaronnade, et nous l’eussions vu
sans doute perdre la face, si Pnom-penh l’avait pris au mot... Quoi
qu’il en soit, bonne promenade! Le sampan sera, dès quatre heures, à
l’appontement.

A quatre heures et demie, je trouvai Vigel sur la berge, fidèle au
rendez-vous, comme je l’escomptais, et tout aussitôt nous nous
embarquions.

Ce n’était pas encore le crépuscule du matin, mais une fin de nuit d’un
violet terne et cotonneux. De grands blocs de brume descendaient
doucement la rivière. Une fraîcheur anormale, quasi funèbre, moisissait
l’air et forçait nos sampaniers à couvrir leurs torses. Comme ils
donnaient les premiers coups de perche, il me sembla voir glisser au ras
de l’eau, en amont, de longues apparitions noires, fantômatique cortège
de barques surchargées. Je les signalai à Vigel. Il haussa les épaules
avec insouciance.

--Encore quelque pèlerinage qui se prépare, sans doute! Rassemblement
devant la bonzerie! Lully et Barnot auront quelques coolies de moins à
l’ouvrage, ce matin, la belle affaire!

Et, se coulant sous le toit de bambous qui couvrait en arceaux la
chambre arrière, il s’allongea confortablement sur les matelas de capoc,
aux coussins de pourpre, qui donnaient à notre sampan son bel air de
gondole de luxe, n’omettant les bougies qui brûlaient contre les
montants dans deux photophores dorés.

--Voyez-vous, reprit Vigel, après qu’il eut achevé de caler, avec des
minuties de petite maîtresse, ses reins et ses coudes, il faut prendre
ces gens-là pour ce qu’ils sont: des enfants, des enfants heureux! Ils
en sont encore au Moyen âge. Ils vivent à l’ombre des bonzeries, paient
la dîme, ignorent, ou à peu près, le pouvoir royal qui, officiellement,
est possesseur de toute la terre. A l’époque des crues, ils ont des
fêtes fluviales, parfaitement païennes, organisées, sous couleur de
pèlerinages, par des bonzes pleins de piété et de sapience. Avez-vous
assisté à un de ces pèlerinages? La différence est minime d’avec une
cérémonie de même ordre dans les campagnes de France. Il y a une pagode
moderne, pleine d’horribles bondieuseries, à côté d’un très admirable
monument khmer authentique, de la ripaille après les prières, la joie
pétulante d’une flottille en liesse, bariolée de bannières, de musiques,
de familles en habits du dimanche, c’est-à-dire drapées de toutes les
couleurs du saint arc-en-ciel. Nos Annamites, qui ont vu venir l’âge des
scribes, sont de noir vêtus, moroses, laïques et pédants. Mais ces
fortunés gaillards en sont toujours aux prêtres! D’ailleurs ces prêtres,
qui instruisent l’enfance, sont de mœurs excellentes. Ils conservent, de
leur mieux, les traditions architecturales qu’ils ne comprennent plus...
Que leur reproche-t-on? D’avoir leur chef spirituel à Bangkok?...
Peuh!...

Et Vigel fait claquer ses doigts, en coulant vers moi un regard de côté
pour juger de l’effet de sa harangue! Je me mets à rire.

--Je ne vous savais pas si ultramontain, Vigel.

Il ferme à demi les paupières, sans répondre, et reste, un temps,
silencieux, roulant une cigarette.

--Je crois bien, dit-il enfin, que Moutier n’est pas du tout l’homme
qu’il faut pour manier ces gars-là. D’abord il ne parle même pas leur
langue...

--Vous la parlez?

--Cela va de soi. J’apprends les langues très facilement.

Je ne fais aucune réflexion sur le «ça va de soi» de ce polyglottisme.

Vigel continue:

--Moutier est, comme vous d’ailleurs, un homme de l’âge de la houille.
Il est persuadé, quoi qu’il en dise, que le travail est une chose
épatante, et que les humains doivent leur sueur et leur substance grise
à Moloch, dieu de la mécanique. Comment comprendrait-il des gens qui
datent du bon temps où Jéhovah se contentait d’un vaporeux tribut de
prières!...--Vigel s’animait.--L’industrialisme, le Béhémot de notre
civilisation,--vous connaissez les textes: «_Ses os sont comme des
tuyaux d’airain, ses cartilages sont comme des lames de
fer_...»--L’industrialisme n’arrive à portée de ces petits types-là que
sous les espèces des boulettes d’aniline allemande, qu’ils achètent très
cher et mystérieusement au droguiste de Pnom-penh, pour teindre, à leur
fantaisie la plus poétique, les fils de soie de leur sampot!... Et
puis... et puis... (Vigel, de nouveau, me regarde de côté pour contrôler
la manière dont ma physionomie «rend» à ses discours...) et puis, au
fond, ce n’est pas la faute à Moutier. Ces tisseurs de soie
gorge-d’oiseau sont des enfants, et vous, les Français, vous ne savez
pas élever les enfants! Vous les traitez en petits copains, qui vous
tambourinent sur le ventre, jusqu’à la minute où vous leur flanquez des
claques à tort et à travers.

De temps en temps, il advenait à Vigel de parler des Français comme d’un
peuple qui n’était pas le sien. Il n’essayait pas de se reprendre. Il ne
se cachait guère de n’appartenir à aucun groupement ethnique ou
géographique défini. Il disait: «Je suis un civilisé. Le mot prête à
confusion. Il a un sens pourtant. Demandez plutôt à tous les gentlemen
asiatiques sur le bord de la civilisation blanche, Persans, Turcs,
Hindous ou Chinois. Savez-vous ce que tous ces néophytes sentent très
bien? C’est que cette civilisation n’est pas une loi de race, c’est une
religion... la plus exigeante d’ailleurs de toutes celles qui ont
malmené le pauvre monde, faute de prêtres officiels pour la doser
intelligemment.»

Cependant la brume s’était faite diaphane, et comme, par un mouvement
insensible, reculée. Le ciel, derrière elle, se creusait de rose. Les
bambous des berges détachaient des reliefs d’un vert très clair, très
neuf, comme après une ondée. Des oiseaux, solitaires et silencieux,
commençaient à filer d’une rive à l’autre. Une sarcelle partit de l’eau
et vola, le bec tendu, dans l’axe de la rivière, nous montrant la route
du marais.

A vol d’oiseau, la distance de ce dernier à nos salas ne devait guère
excéder dix-huit cents mètres. Mais la rivière divaguait en tant et tant
de méandres que, par voie aquatique, cette distance était plus que
quadruplée et qu’il nous fallut près de deux heures pour faire la
descente, le courant étant presque nul.

Nous débouchâmes sur le marais, au moment où le soleil s’élevait à
l’horizon, net et brillant comme un pagodon doré. Devant nous, vers le
sud et vers l’est, s’étendait, à perte de vue, cette eau couleur d’ocre
que les pinceaux de la lumière horizontale teignaient en lilas. A la
montée du soleil, la fraîcheur était tombée d’un coup, comme si on avait
levé la porte d’un four, sans que cette brusque alternance de froid et
de chaud eût pu déterminer dans l’atmosphère un remous capable de faire
frémir cette masse riveraine de la forêt, d’une immobilité de bronze.

Nous regardions le champ, fluide et traître sous son apparence figée, de
nos futurs labeurs. La largeur de la corne, perpendiculairement à nous,
pouvait être estimée à l’œil à huit cents mètres environ. Mais nous
savions qu’il ne fallait pas se fier à l’apparence leurrante de ces
berges inondées.

Vigel supputa à haute voix:

--Quatre-vingts, de Battambang aux salas, et deux pour atteindre le
bord. Allons, c’est bien le kilomètre 83 qui passera là-dessus!

Nous commençâmes à reconnaître la rive de notre côté. Parfois nous nous
échouions sur un banc de joncs, parfois, au contraire, nous pénétrions
dans une large échancrure de la forêt noyée, prenant garde de ne pas
donner de coup de perche malencontreux dans quelque nid d’abeilles, ou
de passer trop près d’un nœud répugnant de python, entortillé autour
d’une fourche d’arbre. Des poulettes d’eau, grises et lentes, des
alcyons, tricolores et rapides, animaient, de jets inattendus, le vide
aérien.

--Quelle singulière idée, tout de même! ronchonna Vigel après deux
heures d’exploration; je cherche vainement un emplacement raisonnable où
jeter la culée d’un pont... Ils n’ont pourtant pas l’idée de combler le
marais!... Le barrer peut-être?... Au fait, pourquoi pas? avec des
tonnes et des tonnes de ciment et en ménageant quelques arches
d’écoulement... Mais où diable débouche le piquetage de l’homme
mystérieux à tête d’Alboche? Bah! nous le trouverons peut-être en
partant par l’autre bout. Quant à faire des sondages, pour vérifier les
cotes de nos cartes, je présume que ce serait un travail, pour
l’instant, sans intérêt... Contentons-nous de nous imprégner de ce
charmant paysage!

Après la sieste, nous regagnâmes le camp de la rivière. Au débarcadère,
Moutier nous attendait.

--J’étais un peu inquiet, nous cria-t-il. Ça y est!

--Quoi «y est»?

--Nos coolies nous ont lâchés! Tous les Cambodgiens! Il nous reste,
heureusement, les Annamites et les Chinois de la traction. J’assure les
communications avec Battambang, mais pour combien de temps?

J’avoue que nos physionomies marquèrent moins d’émotion que celle de
Moutier. C’est que, sans doute, nos responsabilités n’étaient pas les
mêmes.

--Comment cela s’est-il passé?

--Oh! de la manière la plus simple du monde. Les contremaîtres ont rendu
compte à Lully que pas un coolie, en dehors des _caïs_ Annamites et de
quelques _Moïs_[F], ne s’était présenté à l’appel. Lully m’a aussitôt
prévenu. J’ai envoyé à la bonzerie toute de suite. Naturellement, nous
n’avons trouvé que les gros pouilleux jaunes, qui ont pris des mines
confites... Je les aurais volontiers fait bâtonner, mais quel drame avec
Pnom-penh! A dix heures, c’est Barnot qui arrivait, ses trains de
ballast en panne. J’ai fait jouer le télégraphe avec Battambang.
Heureusement que ces brigands n’ont pas coupé les fils, ni la voie!
Battambang a répondu de faire notre possible pour rallier le personnel,
et d’attendre des instructions.

--Ça, dit Vigel, c’est le plus extraordinaire de l’histoire que
Battambang n’envoie pas tout de suite une grenouille-bœuf de bureau
coasser par ici... sous prétexte d’enquête et de rapport! D’ici donc les
instructions, bonsoir, je rentre chez moi.

--Peut-être, et Moutier montrait le Cham qui attendait son maître d’un
air impatient, sera-t-il prudent de ne pas aller à la chasse. Vous
savez, Vigel, je suis le chef dans ces circonstances... et je crois
sérieusement qu’il ne faut pas risquer d’imprudences. Cette nuit, je
ferai veiller des équipes d’Annamites et de contremaîtres européens.

--Bien, bien, dit Vigel. Cette nuit, je ferai du cambodgien...

Il y avait une nuance d’ironie dans sa voix. Je l’accompagnai quelques
pas. Il fit entendre un bref claquement de langue.

--Que vous disais-je, ce matin? Moutier n’a pas le doigté. Le voilà qui
se croit au milieu d’une grève d’Europe, et, pour un rien, proclamerait
l’état de siège! Il fallait aller à la bonzerie et offrir, avec dignité,
quelques centaines de piastres pour une fondation pieuse. Maintenant
qu’il a brutalisé ces hommes de Dieu, il est trop tard! Bah! ce sera
plus amusant! Vanelli ne sera guère en peine de se débrouiller. On lui
enverra des cargaisons de bois jaune, quand il voudra, de Shanghaï ou
d’ailleurs... En attendant, bonsoir. Je n’irai pas à la popote dîner.
J’ai mes nerfs à soigner.

Je savais ce que cela voulait dire, et que de temps en temps il se
grisait à l’éther, comme une femme.



X


«_Les ingénieurs Tourange et Vigel rallieront Battambang dans le plus
bref délai._»

Quelques heures après la réception de cette dépêche, un convoi de
fortune nous emportait, Henry et moi, vers la tête de ligne du
Siam-Cambodge. Hormis le soufflement de la locomotive, un silence de
mort présidait à notre départ. Sur les chantiers déserts, l’herbe longue
de trois jours recélait des brillements d’outils laissés à l’abandon, et
la voie, entre deux piles de traverses, s’arrêtait net, comme un serpent
décapité.

Si familier que je croie être avec la forêt et ses aspects multiformes,
il y a, en elle, je ne sais quelle réserve de vie primordiale, dont la
masse m’impressionne toujours, je ne sais quel air de bête feuillue,
crochée au sol, tas obscur et moiré... de bête intuable... au point que
je regarde avec admiration, à notre droite et à notre gauche, les deux
bourrelets de chair écailleuse et brillante, qui ne demandent qu’à se
refermer sur la dérisoire estafilade infligée par les ingénieurs du
Siam-Cambodge. Je regarde...

Oui, voici bien l’image du dragon immortel, établi, tutélaire et
formidable, sur les basses terres d’Asie! Voici la forêt griffue, bleue,
jaune et noire, où se lèvent des arrondis qui ne sont pas des collines,
mais des bosses de flancs, des courbures d’échines. Et, pour corser la
ressemblance légendaire, c’est une patte au dessin terrifiant qui,
parfois, se détache, s’allonge, et semble préposée à la garde d’un
trésor d’eaux miroitantes.

Notre convoi roule avec une prudente lenteur; et le soleil est déjà
haut, fondu dans l’incandescence insoutenable du ciel, quand nous
débouchons dans les rizières de Battambang.

Le décor a brusquement changé; et maintenant, au ras du sol, les regards
dévalent avec délices sur une molle pelouse d’un vert tendre, où, çà et
là, des fromagers édifient, tels des cèdres dans un beau parc, d’aériens
étages de ramures horizontales.

Vigel, qui jusque-là, a somnolé sur la banquette de notre wagon, se
soulève à demi, reconnaît le paysage et me dit d’une voix paresseuse:

--Voici Battambang. A propos, connaissez-vous Vallery, l’ingénieur en
chef?

Je connais assez mal Vallery, avec lequel je n’ai eu que
d’occasionnelles relations de service, une ou deux fois qu’il est monté
là-haut. Mais je sais qu’il a réputation d’homme intelligent, courtois,
énergique et expert.

Vigel confirme, sans barguigner, cette réputation:

--C’est un de ces hommes, dit-il, qui vous font sentir la pauvreté de
cette chose qu’on appelle la jeunesse.

--N’y a-t-il pas une madame Vallery?

--Une madame Vallery à la mode de Battambang ou de Shanghaï, si vous
préférez, car elle en sort et Dieu sait au juste de quel _family house_
de Sou-tchao Creek! N’empêche que c’est une grande femme blonde, fraîche
comme un baby et loyale et forte comme un homme. Elle a passé un contrat
ferme avec Vallery, et chacun s’y tient scrupuleusement. Hetty
Dibson--c’était son nom de Sou-tchao Creek--a le propre respect de sa
beauté et il lui est défendu, comme elle dit, de la compromettre dans un
climat outrageux. Vallery admet ce point et, quand Hetty se regarde un
peu trop longuement dans la glace, tortille sa barbiche grise. Mais il
ne dira rien le jour où elle déclarera qu’elle s’en va. C’est un homme
loyal et fort, aussi.

Vigel se replongea quelques instants dans son silence. Notre wagon
côtoyait des vergers, de noirs feuillages de jaquiers et de
pamplemousses, dans les interstices desquels flambait une eau tourbeuse.
Elle porte un nom sur nos cartes, cette eau tourbeuse: c’est la rivière
de Battambang. Quelques toits indigènes commencent à se grouper sur ses
bords. Avant que soient visibles les demeures européennes de nos
camarades et de nos chefs, Vigel à nouveau me parle d’eux:

--Le reste, me confie-t-il (le reste, c’est, je suppose, tout ce qui
n’est pas l’association Vallery), le reste est moins solide, de
l’article de Paris, ce qu’on appelle des attachés... Des papillons de
bureaux! Il y en a de jolis, flirteurs, marivaudeurs, joueurs de tennis.
D’aucuns courent le soir les maisons de Valaques et jouent au poker...
Il y en a d’intelligents... J’ai été quelque chose dans ce genre. Ce
n’est pas très bon de rester ce quelque chose plus longtemps que de
raison.

--Bah! dis-je, il y a du ressort derrière l’article de Paris, c’est
vérité banale. Qu’à l’occasion le ressort soit remonté, et il y a plus
d’une surprise.

--Des surprises? Oui, peut-être... du petit couple Lanier, par exemple,
on peut, en effet, attendre une surprise...

Le petit couple Lanier? J’interroge ma mémoire. Elle me livre une grande
ombrelle rose, au contour de lotus renversé, un visage fragile,
qu’échauffent étrangement les reflets de l’ombrelle, deux yeux larges,
clairs et riant à la vie, comme on dit. Le mari était gentil aussi, un
peu mou, avec des impatiences de faible, mais de bonne tenue. L’air
«fils de quelqu’un», ce qui n’est pas tout à fait la même chose que
l’air «fils à papa».

--N’est-ce pas? poursuivit Vigel, les Lanier sont «très bien»; nous
sentons tous deux ce que nous entendons par là...

Il resta rêveur. La première façade blanche passait devant notre
portière. Nous eûmes le temps,--car notre locomotive s’était mise à
l’allure économique d’un pousse-pousse--de détailler la véranda aux
stores verts, le jardin brodé de plates-bandes et de corbeilles, de
respirer l’odeur de verveine d’un massif de lantanas.

Vigel se retourne vers moi. Est-ce échappement de sensibilité surprise
et sincère, ou grimace du clown génial qui est en lui? Une tristesse
grave est tombée sur son visage aux lèvres carminées.

--Après tout, murmure-t-il, c’est peut-être la plus admirable solidité
du monde, cela, un couple qui s’épaule et qui tient. Nous autres, que
sommes-nous? Des déséquilibrés, des perche-en-l’air... N’est-ce pas
votre avis?

--Tout à fait, dis-je.

--Voyez-vous, il prend un ton d’épanchement confidentiel, un air de
m’ouvrir sa belle âme indolente et dolente, c’est ce joujou à ressort de
madame-là, ou quelque autre tout pareil, qui m’a révélé des choses
auxquelles je ne songeais guère, on n’apprend pas tout dans les
collèges, n’est-ce pas? le prix d’une femme dont on aurait des remords à
devenir l’amant, par exemple.

--Ne vous mettez pas en peine à ce propos! lui dis-je railleusement.

Par moment, je ne peux résister à l’occasion qui s’offre de le
mortifier. Il ne m’en veut pas. Il saisit très bien que ce n’est pas
mépris, par quoi je le blesserais mortellement. Simplement, je mets le
doigt sur le point faible de l’astucieux assemblage qu’il est en train
de machiner au-dedans de sa cervelle. Ce sont menus jeux entre gens en
relations d’intelligence. Il en rirait, je suis sûr, pour un peu...
comme ces marchands de pacotille de Port-Saïd, et tout bon Oriental, au
reste, pris en flagrant délit de grosse tromperie.

Mais le train entrait en gare. Une gare fastueuse, avec toits de
clinquant vert et garuddas[G] dorées aux poteaux d’angles, comme il en
brille aux palais de Pnom-penh. Un boy nous attendait, de la part de
monsieur Vallery, et nous conduisit directement à la résidence de son
maître.



XI


M. Vallery a le buste voûté, le masque fin, bronzé et comme ciselé de
rides. Masque de viveur, d’artiste ou de forban, on hésite. Mais les
yeux emportent la sympathie par leur aisance naturelle à tenir leurs
regards droits. Rien des yeux «bougeaillons» des prétendus malins, et
rien non plus des yeux rivés des faux énergiques.

Notre chef nous fit l’accueil le plus aimable, nous posa maintes
questions sur la situation que nous avions laissée là-haut, puis nous
déclara que nous aurions à partir pour Saïgon dès le lendemain.

--Je crois que l’un de vous sera appelé à s’y occuper de la réception
et de la mise en route des coolies, dont de grands arrivages sont
attendus de Chine. L’autre sera, sans doute, détaché momentanément à la
fabrique de ciments que monsieur Vanelli est en train de monter là-bas.
Quand je dis monsieur Vanelli... c’est une société anonyme au capital
actions de deux cent cinquante mille dollars; mais enfin monsieur
Vanelli est dans la coulisse. Bien entendu, sitôt débarqués, vous devrez
vous présenter à lui. Il vous donnera probablement lui-même quelques
instructions complémentaires.

Nous nous inclinâmes, et notre entretien touchant à sa fin M. Vallery
ajouta:

--Vous avez votre liberté jusqu’à demain. Mais vous nous ferez le plus
grand plaisir, à madame Vallery et à moi, en acceptant de venir déjeuner
à la maison. Le boy, en attendant, va vous conduire à notre sala des
voyageurs, où vous trouverez des chambres à peu près confortables.

Quel singulier détour de l’attraction sexuelle a pu confronter Philippe
Vallery, latin buriné, passé au creuset, riche de patine, et Hetty
Dibson, anglo-saxonne pas même sentimentale, comparable en subtilité
d’essence féminine à un bon flacon d’eau de toilette, loyale fille
évidemment, dont les deux pôles de préoccupation paraissent être la
recette du vrai curry siamois et l’acquisition de bijoux indigènes dans
le goût birman, de ces bijoux, gemmés de rubis d’un rouge de viande, et
lourds autant que des ornements de bœufs sacrés?

A table, Hetty Dibson rit volontiers, ce qui montre de belles dents
inoffensives, de l’ivoire tabulaire d’herbivore. Elle nous envie
pourtant, de tout son cœur, de descendre à Saïgon.

--Ici on ne sait que faire pour s’amuser... pas vrai, Pip? Pip est très
malheureux parce que je m’ennuie. Et quand je m’ennuie, je maigris et je
jaunis, et si je jaunis je m’en vais...

Quand elle a fini de parler d’elle, elle parle des jeunes femmes qui
l’entourent à Battambang. Elle en parle avec une bonhomie un peu grosse,
mais honnête, qui n’oblige point trop le fin Pip à froncer discrètement
les sourcils. Pas de petites rosseries au vinaigre, pas davantage d’un
protectionnisme régenteur à la «madame Ingénieur en chef»: la solide
loyauté d’une tenante de la camaraderie du sexe.

Toutefois le _cant_ l’oblige à blâmer ces petites folles qui, privées
d’une messe dominicale où arborer toilettes et chapeaux, n’ont rien
imaginé de mieux que d’aller ponctuellement en bande à la pagode, où on
leur en fournit l’équivalent, jusques aux grimaces espiègles de l’enfant
de chœur.

Nous aurons l’occasion de les voir, ce jour même, ces petites folles,
groupées, en brillant essaim, autour de ce grand centre de réunion
qu’est le _court_ de tennis.

«Au fond du jardin, du côté opposé à la rivière, à cause des
moustiques», a spécifié Hetty Dibson en nous y envoyant. Et cela permet,
chemin faisant, de détailler les agréments de la résidence Vallery,
maintenant que celle-ci n’est plus dans la terrible confusion de la
lumière méridienne, où tout brasille, où chaque pierre devient un miroir
blessant.

L’habitation, trapue, carrée, solidement toiturée, largement ventilée,
est du bon type colonial des pays à mousson.

Le jardin doit être un des articles du traité d’alliance Vallery-Dibson.
Il est mi-parti. Le côté Dibson est tendu d’une verte pelouse, dont le
plan sectionne, à dix pieds au-dessous de leur fourche ogivale, des
troncs du gris le plus ruineux, agrémentés d’antiques perruques de
lianes. Le côté Vallery est aménagé en façon de parterre à la française,
où les tamariniers d’eau, taillés comme des marbres, jouent les ifs et
les buis de Bourgogne, cependant que des fleurs communes mais de nuances
vives, soucis, amarantes, cannas, lis du Japon, pervenches du Cap,
brillent en corbeilles diaprées. Tout au fond, trois banyans projettent,
dans la fluidité de l’air sans fond, des bras de poulpes gigantesques,
et le ciment du jeu tient à l’aise dans leur ombre.

Les jeunes femmes qui sont là sont élégantes et gaies. Sont là aussi les
papillons de bureau, empressés, voletant, gracieux, le gardénia ou
l’hibiscus à la boutonnière. L’ensemble s’ingénie à un petit air de
raout mondain, qui a sa bravoure ici, où la charge du climat sur les
épaules sert facilement de prétexte à la veulerie.

Vigel fait quelques jeux. Il manque d’entraînement, mais ses _drives_
sont de la bonne école. Et je note que, pour un homme de la brousse, son
pantalon de flanelle blanche est le plus impeccablement passé au fer.

Je reprends contact avec mon ancienne rencontre saïgonnaise, M. Lanier.

--Quel dommage, me dit-il, que vous partiez si vite! Monsieur Vallery
aurait certainement organisé une chasse à l’éléphant en votre honneur.
Nous sommes ici dans une région exceptionnelle. Le Pyat, l’ancien
seigneur de ces provinces, était grand amateur... Nous avons hérité
d’une partie de ses équipages, sans avoir, hélas! le moyen de mobiliser,
comme lui, dans les villages, deux ou trois mille rabatteurs. Le plus
déplorable, c’est qu’au moment des migrations, les bêtes sont maintenant
détournées vers le Siam... Vous n’avez jamais vu l’arrivée des éléphants
au kraal du roi, à Bangkok? Cela vaut le voyage! Et là-haut,
chassez-vous? Comment vivez-vous? Qu’y a-t-il au juste dans cette
histoire de coolies déserteurs?

Je réponds. Je conte la légende du gong.

--Vous aurez évidemment un gros tintouin. Peut-être bien que
quelques-uns d’entre nous seront forcés de monter là-haut!

Il prit l’air inquiet.

--Donnez-moi donc des renseignements sur la nourriture, l’état
sanitaire... Est-ce qu’une femme...

Madame Lanier s’approche en riant, rose encore d’une partie gagnée.

--Là! Je parie que mon mari est en train de trembloter pour moi.
Remarquez, monsieur, que jusqu’à présent, je n’ai jamais été malade, et
que c’est moi qui l’ai déjà soigné trois fois!

Le soir venait, comme il vient là-bas! On regarde tout à coup le ciel,
et on trouve qu’il est là. Les joueurs, n’y voyant plus, s’asseyaient,
se groupaient autour des cocktails. Dans le ciel verdissant, au-dessus
des banyans monstrueux, des pigeons passèrent. Une mélancolie entrait en
moi, une mélancolie dont je ne peux appliquer l’analyse à des choses
d’Europe... C’est la rétraction imperceptible, que j’ai notée dans la
forêt. Les voix tombent dans le silence qui se creuse. Tout est lourd,
tout tend à se coucher à terre, comme si c’était la lumière qui, une
minute auparavant, allégeait tout, tenait tout en l’air, dans un hamac
étincelant, et qui maintenant se retirant, ramassant ses mailles, s’en
allait indifférente, laissant tout venir s’écraser...

Sur la rivière, un courant béni se leva, avec un bruit de feuilles
froissées.



XII


De l’eau, des rives. Rives de marécage, de plaines de joncs, comme on
dit ici, où nous frottons nos flancs à ce long peuple crissant et serré,
où notre chaloupe hésite, cule, talonne, mène un train de sanglier dans
sa bauge. Un repaire d’ichtyosaure à tout le moins! Mais il n’en sort
que de temps en temps un serpenteau jaune et noir, tout pareil à une
pile alternée de pions de dames, ou de petites tortues couleur de vase,
se hissant laborieusement sur une souche flottante. Rives maigres et
buissonneuses, bords de chemins creux emplis par l’inondation, et qui
retiennent, suspendus sur le miroitement vertigineux, des nids aux
pépiements éperdus. Lisière de la forêt noyée, archipels épanouis,
clairières dormantes ceinturées de verdoyants coraux, heurtements sourds
des tourbillons limoneux contre les pilotis des troncs. Rives soudain
transportées d’un paysage de France, de gris et d’argent trempées par la
brume matinale, vergers heureux aux ombres rondes, douces retraites,
futaies au fond du parc, où vous invite, comme un castel, une blanche
pagode aux toits pointus. Rive tout aussitôt cochinchinoise--bananier,
bétel et le porc! Et cette couleur de goyave coupée, cette juteuse
glaise de la berge d’où se décollent un, deux, trois sampans gavés de
fruits et de poissons.

Il n’y a rien à faire à bord, qu’à subir le terrassement de la lumière.
La continuité du jour se contracte, involutée tout entière autour de
l’adoration de midi. Mais, le soir, le Dieu magnifiquement ouvre la
fleur... Alors du ciel, plaqué de nacres richissimes, tombe et fait
balle, rebondi contre la mousson du nord, un funambulesque oiseau bleu
d’acier, tandis qu’à l’horizon du sud, les jonques errantes sur les
canaux invisibles disséminent leurs voiles raides et carrées,
processionnant, au ras des champs herbeux, en cortège honorifique de
hautes bannières écarlates...

Nous échangeons peu de paroles avec Vigel. Des heures entières, allongé
dans une chaise de toile, il a l’air de guetter, je ne sais quoi, les
yeux mi-clos. Puis brusquement, avec un rire comme électrique, il
jaillit, de cette immobilité féline, et va boire et jouer bruyamment aux
cartes avec de médiocres passagers.

Il advint pourtant qu’un soir, stoppés à l’appontement d’une halte, nous
surprîmes à côté de nous, dans une barque mince comme une pirogue, un
étrange musicien. C’était un vieux Chinois qui se jouait à lui-même, sur
un instrument difficile à classer, des airs d’une douceur prolongée et
bizarre. En les entendant, Vigel dressa l’oreille. Le vieux jouait avec
une mine étonnamment expressive pour un être de sa race, on ne sait
quelle face quiète, attristée et risible de Bouddha qui aurait eu des
malheurs conjugaux. Sans dire gare, Vigel bondit dans sa barque, lui
jeta une piastre et remonta avec l’instrument. Celui-ci était une sorte
de banjo de clown, sorti d’une noix de coco et d’une tige de canne à
sucre. Un coquillage faisait office de chevalet, et l’archet pendait aux
cordes, engagé sous elles, à la mode du pays.

Le poker eut tort, ce soir-là; et longtemps, dans la nuit, j’écoutai
Vigel s’essayant à retrouver la mélopée de l’artiste céleste, du vieux
Bouddha cocu, qui nous avait regardés partir avec une grimace aussi
intranscriptible que sa musique. Le cinquième jour, le Fleuve nous prit
dans son courant.

A qui n’a pas, une fois dans sa vie, mensuré le boyau à quelqu’un de ces
gros serpents jaunes, comme disait Lully, notre homme du Hoang-ho, à qui
n’a pas débridé, d’un bon tranchant de proue, l’engorgement d’une de ces
monstrueuses veines sectionnées, à qui n’a jamais computé la molle et
formidable pulsation de l’élément fluide, en élan vers son cœur
océanique, à celui-là, je pense, reste étrangère la plus émouvante
figuration des Commencements.

Car le Fleuve n’apparaît point comme le collecteur des eaux de la nue,
le condenseur des vapeurs promenées en fantômes familiers. Mais c’est
ici l’épanchement originel du sein, le ruissellement primordial au long
des flancs mouillés du monde à l’instant soulevé de son bain de boue!

Si près des bouches, le mécanisme des sources est aboli; oubliée
l’indéfinie filiation des drains, l’obstination de la myriade
infinitésimale qui, goutte à goutte, globule à globule, a nourri le
tronc. C’est pourquoi celui-ci est le Grand, le Père, le Nourricier,
déversant généreusement son inépuisable substance, principe immédiat de
toute force, de toute fécondité. Et certes il serait beau d’accepter
religieusement la cadence et la plénitude, d’obéir à la pente, avec une
lenteur majestueuse et rituelle, comme le Fils du Ciel aux dalles sans
joints de l’escalier sans marches; et je voudrais oublier le bruit
sacrilège de l’hélice, qui triple notre vitesse et précipite notre
chute.

Le soleil monte. Voici que, du limoneux breuvage, une ivresse sans
seconde m’atteint et m’étourdit. Penché sur les eaux, mieux initié,
maintenant, Père, je te blasphème. Je te blasphème, en éclatant d’un
rire qui tournoie... Tu n’es pas. O nourricier, tu n’es pas. L’Être aux
replis gras et doux comme de la chair n’est pas. Ceci existe seulement:
ce qui n’a pas de nom, ce qui n’a pas de forme et qui s’écoule... Entre
les berges infrangibles, voici le vomitoire même de la vie. Et moi
n’irai-je pas me résorber dans la fluidité torrentielle, ne saurai-je
participer, dans la dilution de moi-même, à l’intarissable fluxion,
refuserai-je de me livrer au grand bras visqueux que la libration de
l’abîme, le rythme du cœur sans fond, gonfle et détend sournoisement?

Midi. Quelque chose a passé sur les eaux, quelque chose de splendide et
de funèbre. Quelque chose a fait les verdures des berges pareilles à des
murailles de pierre noire, à des panneaux d’airain. Et le Fleuve est
pareil à la face d’un roi, rongée par une lèpre d’argent. Mais moi,
soudain libéré d’un charme, je ne vois plus... Je ne vois plus la vision
essentielle, l’énorme continuité glissante et rectiligne... Devant mes
yeux tout est tournoiement, remous, dislocation dans l’innommable cohue
tourbeuse.

Et quand, du quai de Mytho, percevant déjà le sifflement du train qui
nous transbordera vers Saïgon, je me retourne pour l’adieu, la dernière
image du Fleuve qui s’offre à moi, c’est, à la rive, cocotiers,
lataniers, aréquiers, tout un cortège baroque de nécromants, toute une
armée de grotesques, aux panaches déséquilibrés, et, doublant leur
bousculade dérisoire, là-bas en fuite vers on ne sait où, la jaune,
morne, plate, irrésistible Déroute!



XIII


Le bruit des coups de feu pour les couleurs, à bord des torpilleurs
mouillés en rivière, entra, crépitant, par ma fenêtre ouverte, tandis
que je défaisais mes cantines. La fraîcheur du matin était sensible
encore, et le bleu du ciel à peine brouillé, autant du moins qu’il
m’était permis d’en juger par le pan visible à l’aplomb de la rue
Catinat. En dessous j’entendais, depuis une heure, des roulements de
pousse-pousse et des appels criards de vendeurs ambulants.

On frappa à ma porte, et je vis entrer Henry Vigel, équipé d’un «blanc»
fashionable et d’un casque neuf, du modèle Hong-kong, enturbanné de
soie turquoise.

--Vous allez déjà vous présenter à Vanelli?

--Au diable le Vanelli pour aujourd’hui! Je viens vous demander, au
contraire, de vous y rendre d’abord sans moi. Vous lui raconterez ce que
vous voudrez, s’il fait allusion à ma personne; par exemple, qu’un accès
de fièvre m’a croché.

--N’est-il pas à l’hôtel par hasard, lui aussi?

--Je me suis assuré que non. D’ailleurs quel agrément y trouverait-il,
alors que son yacht est embossé, en pleine rivière, à ramasser la
mousson par tous les sabords? Tourange, je serai franc avec vous. Je ne
veux pas le voir avant de m’être «recoupé» par ici, où j’ai quelques
bons amis, avant de m’être édifié sur les dessous de ce marécageux
kilomètre 83. Et j’irai jusqu’au bout de la franchise. Je suppose, comme
nous l’a expliqué le père Vallery, qu’il nous offrira, à l’un les
coolies, à l’autre le ciment, comme première occupation. Je tiendrais à
avoir le ciment.

Je souris. Vigel, sans se fâcher, hocha la tête.

--Non, ce n’est pas pour le «bakschisch»... mais l’affaire du ciment me
paraît durable, et moi je veux rester à Saïgon quelque temps, si
possible. J’ai des amis à voir, je viens de vous le dire--si vous le
désirez, je vous ferai nouer relations avec eux. Et puis, ma foi, après
des mois de noce arborescente, comme je viens de m’en payer dans la
forêt--il se mit à rire, de ce rire bas de pitre qu’il affectait d’avoir
aux lèvres quelquefois--sainte nature! je crois que respirer un peu
l’air de la ville me sera salutaire!... Ah! un dernier tuyau! avant
d’accoster le steamer Vanelli, regardez donc si les sabords en sont
garnis de fleurs; si oui, c’est signe qu’Elle est à bord.

--Qui, elle?

--Elsa de Faulwitz, son enfant chérie. Il a, pour elle, fait installer
sur le _Lotus blanc_ un vrai jardin botanique, sans parler des serres,
édifice provisoirement hors de saison. Enfin, si elle est à bord,
regardez-la posément, avec admiration et prudence, comme il sied de
regarder une belle panthère de Java, et tâchez de tenir votre petit cœur
hors de la portée de ses griffes.

Je ris, non sans quelque impertinence, et lui tendant mon étui à
cigarettes:

--Ho, ho! Vigel! Est-ce que d’aventure votre petit cœur, à vous, aurait
été peu ou prou balafré?

Mais il se déroba aux confidences, et, deux minutes plus tard, me
penchant par la fenêtre, je le vis qui hélait un pousse et se faisait
emmener dans la direction du Plateau.

J’attendis que le mouvement général eût raisonnablement grossi dans la
rue Catinat, pour descendre, de mon côté, vers les quais.

Au milieu d’une grande tache vineuse de la rivière, un yacht de fort
tonnage renflait sa carène blanche, barrée et ocellée de cuivre.

Deux mâts, fins et couchés comme des cornes de springbok, élançaient
assez heureusement les hauts, corrigeant ce qu’il y avait d’un peu lourd
dans les lignes de la coque. A l’un d’eux s’éployait le pavillon du
propriétaire, un carré rose aux angles verts. Je ne doutai point que ce
fût là le _Lotus blanc_, objet de ma recherche, et m’y fis conduire tout
aussitôt par un sampanier.

En approchant de la coupée, je pus m’assurer que des caisses et des pots
de porcelaine, emplis d’arbustes et de fleurs éclatantes, décoraient les
sabords et partie du bordage, faisant courir, autour du navire, comme
une ample bande de broderie annamite. Je remis ma carte au matelot
chinois que je trouvai en haut de l’échelle, et quelques minutes après
j’étais introduit auprès du Vanelli.

Le maître du Siam-Cambodge m’apparut d’abord comme un homme de taille
moyenne au teint cireux, à la barbe et aux cheveux blancs, qui se tenait
ramassé sur lui-même, derrière un bureau, dans un de ces fauteuils
pivotants comme en possèdent tous les carrés de paquebot. Il resta dans
cette position inerte trois ou quatre secondes après mon entrée,
laissant traîner sur moi les regards de deux yeux mornes. Puis soudain
il se leva et vint à moi, la main tendue. Du même coup, sa physionomie
s’était instantanément modifiée, comme si, par la détente d’un
mécanisme, tous les traits venaient d’en être remontés en bonne place.
Et au lieu de cet effondrement de glaise mal armaturée tout à l’heure
entrevu, j’avais maintenant sous les yeux je ne sais quoi d’aigu, de
fin, décelant de l’élégance dans la ruse et de la domination dans la
matoiserie, vrai museau de _kitsouné_ japonais.

--Avez-vous fait bon voyage, ainsi que votre camarade, monsieur Vigel?

Sa voix était de timbre agréable, un tantinet zézayante. J’entamai le
petit discours que j’avais préparé relativement à l’indisposition de
mon collègue. Mais il m’interrompit d’un air bonhomme:

--Oh! Que monsieur Vigel ne se dérange pas. Mais venez donc dîner tous
les deux demain à bord. Nous causerons tranquillement entre café et
cigares, des choses de là-bas.

Ah çà! le «patron» considère-t-il que nous sommes venus à Saïgon en
voyage d’agrément? Ignorerait-il, par hasard, l’état réel, des «choses
de là-bas»? Comme, après tout, je n’ai pas mission particulière de l’en
instruire, je me contente de m’incliner et d’accepter, d’une formule
polie, son invitation. Mais il lit, sans doute, dans mon attitude
quelque chose de mon sentiment, car il reprend, toujours riant:

--A vrai dire, vous avez de la chance! On vous avait expédiés pour
répondre à mes ordres, car j’avais de la très grosse besogne à
distribuer et j’avais demandé deux hommes de confiance--il répète «de
confiance», et semble attendre une protestation empressée; je la juge
superflue; il continue--et voilà que la besogne s’est faite, pour ainsi
dire, toute seule.

--Monsieur Vallery, dis-je, nous avait en effet parlé d’un recrutement
de coolies et d’une affaire de ciments.

--Précisément. Mais les coolies viendront directement de Chine avec
leurs cadres, et la Société des Ciments a complété sur place son
personnel ingénieur. Ainsi votre petit voyage devient presque un congé.
Considérez-le, ma foi, comme tel. Dans une quinzaine de jours le passage
des premiers coolies vous donnera quelques occupations, nous en
reparlerons d’ici là. Monsieur Vigel, de son côté, devra surveiller la
réception de nos ciments. Connaissez-vous la prise des chaux dans les
limons? Elle donne lieu à bien des mécomptes... En attendant, je vous le
répète, considérez-vous ici comme en congé.

Assez surpris de cette aubaine, je quittai le roof. En regagnant
l’échelle, j’aperçus une forme féminine, debout sous l’ombre de la tente
et appuyée au bastingage tribord, face à la rive inhabitée. Elle se
retourna vers l’intérieur du navire, et je me trouvai passer ainsi à
deux mètres de son visage. Je supposai que c’était Elsa. Je notai sa
carnation de brune, aux reflets de soie, et la singulière teinte orange
du fard de ses lèvres. Je m’inclinai pour la saluer, et elle me
répondit, par un tout petit mouvement de tête, sans perdre la pose.

Au moment où mon sampan s’éloignait par l’arrière, je relevai les
regards dans sa direction. Mais le reflet de la surface des eaux dansait
sur la poupe avec un si capricieux miroitement que je dus baisser les
paupières.

Je retrouvai Vigel à déjeuner dans le hall de l’hôtel. Je lui transmis
l’invitation de Vanelli, qui lui fit d’abord froncer les sourcils. Mais
quand j’eus terminé mon récit, il ricana:

--Par notre sainte mère l’Église! Le patron a des compères en Chine, des
compères de toutes les robes! Il est probable qu’à côté du bétail
ordinaire livré par A-phat ou autres, nous allons voir apparaître des
chrétientés, en délicatesse avec l’autorité mandarinale, et transportées
tout entières, avec croix et bagages et, bien entendu, le pasteur! Il y
a longtemps que les Jésuites rêvent de donner le coup du lapin à ces
pauvres «padres» des missions portugaises, minables héritiers des grands
Scribes du _qhoc-ngù_[H]... Belle occasion de s’introduire dans la
place!

Je l’arrêtai un peu sèchement. Je me rappelai l’air de Lully lui
coupant, sous les doigts, les premiers accords de «Rédemption.»

--Non, mon cher Vigel, pas là-dessus! Sur les péripéties de l’emprunt du
Siam-Cambodge, vous racontez des choses intéressantes, en somme, quoique
vaines. Mais il y a tel et tel sujet sur lequel--rappelez-vous vos
paroles si justes de Battambang--on vous a insuffisamment renseigné à
l’école.

Il me regarda, légèrement démonté.

--Quel drôle de corps vous faites! dit-il enfin avec un petit haussement
d’épaules; vous êtes toujours d’humeur tranquille et, par moments, vous
me faites l’effet d’une torpille dormante. Vous êtes bon camarade, vous
n’êtes pas «mon» camarade. Êtes-vous au-dessus ou au loin, ou à côté?...
Pourtant, jusqu’ici, vous vous êtes montré gentil pour moi...

Je laissai le servant chinois installer entre nous les condiments d’un
curry dont eût rêvé madame Vallery.

--Vigel, dis-je, rompant alors le petit silence de cet intermède
culinaire, c’est une profession de foi que vous me demandez? Soit. Je
serai franc avec vous, comme vous l’avez été avec moi. J’admets que je
suis, en somme, un gentil camarade... Mais ne me demandez pas plus.
Vous ouvrez ma porte, vous la fermez, vous êtes chez moi; il y a des
mouches et du soleil qui en font autant... Il y a un petit jekko qui
trotte au plafond de ma chambre... Rappelez-vous encore vos propres
paroles de la forêt: «Ah! la vie, Tourange!» Eh bien, je vis, et ma vie
est à moi. Je ne sais si vous me saisissez bien. Égoïste, je ne crois
pas... Mais je suis dans ma vie comme un enfant au milieu de jouets
merveilleux, quelques-uns mécaniques et compliqués, un chemin de fer,
par exemple... Et je voudrais dire merci, et je ne sais à qui, mais à
coup sûr pas aux mouches, pas au soleil, ni au petit jekko, ni à Henry
Vigel, ni à Mureiro Vanelli... Et ce nonobstant--achevai-je avec mon
sourire le plus cordial--je pense que je puis faire très bon ménage avec
chacun de ces seigneurs.

Vigel avait suivi, avec une application visible, le fil un peu déroutant
de ma pensée. Aux derniers mots, son front se rasséréna.

--Alors, me dit-il, sans relever autrement l’ensemble de mon discours,
peut-être accepteriez-vous une combinaison que je n’osais plus vous
proposer. Tenez-vous à rester à l’hôtel, tout un grand mois? Non, c’est
odieux, n’est-ce pas? Mais à deux, dans cette ville--le plan des
_cagnas_[I] s’y prête--on peut s’installer confortablement,
économiquement... et chacun restant propriétaire de sa vie, comme vous
dites.

--N’est-ce pas bien du tracas?

--Pas le moins du monde. Maison, mobilier, boyerie, voire voiture et
poney, si vous voulez me donner carte blanche, demain nous aurons tout
cela, et nous déjeunerons chez nous. J’ai déjà jeté quelques coups
d’œil, en passant, sur les cagnas disponibles dans les nouveaux
quartiers.

--Affaire entendue; mais je vous laisse vous débrouiller pour la
location et l’emménagement.

Il parut tout heureux de mon acceptation.

--La dépense, me confia-t-il sincèrement, eût été un peu forte pour moi
tout seul... Allons, je vais, dès la sieste, courir les marchands
chinois.

Effectivement le café pris, il sauta dans un _chée_[J], et disparut
presque aussitôt dans la fulguration méridienne qui frappait la rue.



XIV


Le lendemain matin, vers onze heures, comme j’achetais des cigares à
l’échoppe d’un Malabare, en face de l’hôtel, quelqu’un glissa son bras
sous le mien. C’était Vigel.

--Venez déjeuner chez nous, me dit-il.

Je m’installai dans un pousse-pousse, et fis signe à mon tireur de
suivre le casque au turban turquoise. Nous dépassâmes la cathédrale, le
boulevard Norodom, et continuâmes de rouler sous les voûtes ombragées du
Plateau.

Le Plateau, c’est l’orgueil de la cité saïgonnaise et l’essentiel de sa
physionomie. Un exhaussement moyen de douze mètres environ, au-dessus
du niveau de la rivière, l’offre si opportunément à la mousson, que,
dans un paysage aux horizons de radeau, l’appellation en paraît à peine
hyperbolique. Sur le Plateau, point de laideurs indigènes, point
d’échoppes, point de négoce, l’ordonnance soignée et le luxe végétal
d’un beau jardin de maître, du jardin des maîtres! Ici sont les demeures
des blancs.

Nos pousses nous déposèrent contre la véranda de l’une d’elles.

--Voilà, me dit Vigel. Je crois que c’est à peu près la maison type pour
des hôtes de passage comme nous, en un pays où la question des tentures,
tapis et poêles est hygiéniquement simplifiée.

Je pénètre dans la maison type.

Trois galeries parallèles accolées, trois couloirs ouverts de bout en
bout à la bienfaisante mousson. Chaque couloir latéral fait, pour l’un
de nous, chambre et salle de bain. Celui du centre est zone indivise:
salon, salle à manger, auxquels l’encadrement d’une baie sert de
démarcation. Partout, sous les pieds, des carreaux de céramique bleue et
jaune, et des nattes peintes. Aux murs, de rudimentaires fresques au
pochoir, où se répètent indéfiniment des lunes de fleurs ou de dragons,
telles qu’au tissu d’un vieux brocart chinois.

Dans le salon, du rotin: chaises, tables, étagères, fauteuils,
canapés,--rotin et coussins. Coussins de mousselines françaises, de
broderies tonkinoises, de dentelles indiennes, ajourées sur des soies
pâlies, où je salue l’élégante féminité des aises de Vigel. Sur les
soubassements des pilastres de la baie, de grands vases vernissés, en
poterie de Cay-may, au col desquels gonflent d’énormes bouquets de ces
feuillages rouges, dont j’ai pu tout à l’heure apercevoir dans le
jardin, contre les cactus de l’enceinte, les massifs nourriciers. Dans
la salle à manger, le buffet en bois de saô--modèle chinois, adorné,
comme il sied, de deux chauves-souris. Sur ses tablettes, brillent les
cristaux, et le métal du seau à glace et de l’appareil à cocktails. La
table est dressée et, à notre approche, un pankah, qui pend au-dessus
d’elle, se met en mouvement sous la traction d’une corde silencieuse.
M’approchant de la fenêtre, j’examine, à travers les lames des
persiennes, le moteur humain attaché à l’autre bout de la corde. Ses
dimensions sont celles d’une bouteille, mais, par la sévérité
d’expression, il s’égale à un géant de pagode. Le point d’attache de la
corde est à son orteil.

Cependant un boy, culotté de soie noire, la ceinture verte au ventre, le
foulard cochenille au chignon, se tient prêt à nous servir.

Je demande à Vigel des renseignements sur notre future domesticité.

--Ceci est mon boy. Le vôtre est identique; ils alternent pour le
service de table. Le _bèb_[K] est là-bas, devant ses fourneaux; c’est un
personnage distingué qui fume l’opium et méprise tous travaux manuels
n’intéressant pas la nutrition. Il est donc inutile de lui en demander.
Il y a le saïs--Vigel indique, du plat de sa main, une hauteur de
quatre-vingts centimètres au dessus du sol--qui a charge du cheval et de
la voiture, et enfin le gnô--la main de Vigel s’abaisse à trente
centimètres--que vous venez de saisir dans l’exercice de ses fonctions.

--Je ne vous interroge pas sur les références, dis-je avec un sourire.

--Mais si, mais si, elles sont excellentes. J’ai vu le boy d’un de mes
amis à trois heures. J’ai dit les prix. A cinq heures, cet honorable
intermédiaire est venu, en costume de cérémonie, me faire chim-chim et
me déclarer que son frère numéro deux ferait cuisinier, ses frères
numéros trois et quatre, boys, son fils adoptif, saïs, et le fils de son
frère, gnô-pankah[L]. Je n’insiste pas sur l’interprétation de ces liens
de famille, car je sais que vous détestez toutes ces histoires
d’indigènes... A table donc!

Au café, servi dans de la porcelaine de Limoges, je reviens à rendre
hommage aux aptitudes de Vigel comme aménageur de home, et à le
féliciter de son éclectique entente des ressources de la place. Mais il
refuse mes louanges.

--Oh! ici, avec la salle des ventes et quatre adresses de bonnes
«firmes»--deux européennes et deux chinoises--n’importe qui peut en
faire autant... est bien forcé d’en faire autant.

Il secoue la tête.

--Drôle de ville tout de même! On arrive, on part; on part, on arrive,
et l’hôpital comme régulateur du mouvement!... Aimez-vous la _partenza_,
Tourange, les embarcadères, les cheminées à bandes peintes, et les
fanaux, le soir, sur l’eau grasse, les feux verts et rouges, couleur de
berlingots?... Mais Saïgon est à part. Tenez, je vous ferai connaître
le patron de mon boy recruteur. Avez-vous ouï parler de cette dame dont
la beauté se flattait d’incarner celle de Venise? Eh bien, monsieur de
Sibaldi, c’est un peu pour moi le spectre, en peau et os, de Saïgon.

Vigel allume un cigare et se dirige vers sa chambre.

--Allons, bonne première sieste chez nous! Si vous désirez, au réveil,
user de notre équipage, il est à sa place, à côté de la cuisine. Le
poney est de la région de Kam-Pot, et le tilbury caoutchouté de neuf.
Roulez où le cœur vous en dira; mais n’oubliez pas que nous dînons à
huit heures à bord du _Lotus_ vanellien, et que la tenue est en smoking
blanc et pantalon de drap. D’ailleurs, bien que le vieux ait fait mine
de nous inviter au pot-au-feu familial, tenez pour certain qu’il y aura
à table toute une panerée de «grosses légumes». Le patron n’est pas
homme à oublier, dans les délices de sa villégiature fluviale, son
premier devoir, qui est de rentrer, d’abord, dans ses frais de charbon.



XV


Les prévisions de Vigel étaient exactes. Le baron Vanelli recevait à sa
table, ce soir-là--une longue table ovale surchargée de buissons de
roses et de tout un trésor d’argenterie--une dizaine au moins d’invités
de marque.

De la place assignée à ma modeste personnalité--un des bouts de
l’ovale--j’examine à loisir la couronne des têtes. La plus vilaine est
certainement sur les épaules pointues du représentant des Services
Judiciaires de la colonie. La bêtise et l’arrogance du «_bandar log_[M]»
transsude de cette peau couleur de nicotine, où les yeux clairs, au
fond des orbites creuses, ont, sous les paupières roses et plissées, de
quoi faire peur aux petits enfants. On donne ce vieux singe fourré comme
un des premiers actionnaires de l’affaire des ciments.

Le directeur des ciments est là aussi. C’est un gros, soufflé en cuir
blanc, impotence glabre d’éléphant sacré. Son petit œil fin de
pachyderme luit derrière un binocle, que la sueur rabat sur son nez. Une
bouteille de Vichy est devant lui. C’est la seule boisson qu’il se
permette en dehors de ses quatre absinthes quotidiennes; et ce régime
l’a mis en état, jure-t-il, de battre le record de la durée de séjour
dans la colonie. Il y a quatorze ans, en effet, qu’il n’a pas quitté les
bords du Donaï, où sa fortune a connu les hauts et les bas les plus
chanceux.

La majorité des convives est visiblement impressionnée, moins par le
faste que par le prestige attaché à la puissance de son hôte. Mal à
l’aise, les uns exagèrent la familiarité, les autres la raideur. Mon
voisin, petit secrétaire, rouge et rouquin, en je ne sais quel cabinet
local, répond à mes tentatives d’entrée en conversation, comme si
j’étais spécialement délégué par tout le Siam-Cambodge à l’assaut de
son incorruptibilité.

Vanelli, par contre, joue l’amphitryon bon enfant, lance avec une verve
toulousaine, comme des souvenirs de joyeuse jeunesse, des histoires de
sac et de corde, toute une chronique sous le manteau de cette bohème
coloniale, dont maint seigneur de l’auditoire n’est pas encore bien sûr
d’être évadé.

En face de lui, le Lieutenant-gouverneur sourit parfois, d’un air
absent. Grand, mince, le front violemment modelé, la bouche fine, il est
le seul à peu près, des invités du patron, qui fasse figure. On le dit
mélancolique et lassé, errant comme un corps sans âme, dans ces beaux
jardins de la rue Lagrandière. C’est un artiste, épris des vieilles
choses du Tonkin. Il regrette son pays de fins lettrés, de mandarins de
race, d’orfèvres aux doigts subtils... Il est perdu, écœuré, chez les
barbares cochinchinois, les grossiers boutiquiers qui transportent à
Cholon le mauvais genre de Singapore, ou, pis encore, les renégats à
raie de tête pommadeuse, fils d’esclaves, voleurs de rizières, mignons
du vainqueur, qui roulent, à grands coups de teuf-teuf, dans les rues
pourpres de Saïgon.

Mais bientôt mes regards se posent sur sa voisine de gauche, Elsa de
Faulwitz, à qui Mureiro, tout à l’heure, m’a brièvement présenté. Col et
poignets radieux de pierreries, toute sa peau de brune se livre
audacieusement aux reflets d’une soie verte, d’un vert d’émail, qu’un
peu de broderie d’or retient à ses épaules.

Sous les sourcils noirs, les yeux, qui ne sont peut-être que marron très
clair, en paraissent eux-mêmes d’un vert olive. De l’hérédité
paternelle, elle tient quelque chose d’aigu, qui est partout et nulle
part, dans la pointe des sourcils, dans la courbure du nez, dans la
conicité de la main et aussi dans le jet des mouvements rapides. L’image
qui s’impose à moi est celle d’une arme, d’une arme horriblement
précieuse dans sa gaine de soie veloutée et ses incrustations... Je note
le sourire qui joue, furtif, comme un reflet sur une lame... Et je pense
qu’une telle arme est, après tout, aussi bien et mieux que le glaive du
Brenn, faite pour être jetée dans les balances, dans les balances où se
pèsent les rançons des vaincus!

Il me semble que les hommes qui sont là, rosés tout à coup par l’effort
des nourritures, ne recueillent pas, comme il le faut, l’admiration que
je lui décerne. Ils la contemplent avec des yeux enflés d’une convoitise
cupide, une basse fascination de gens qui voleraient l’épée de
Charlemagne pour en brocanter les joyaux... Seul, le père arrête de
temps en temps ses regards sur elle, la fleur étincelante de son sang;
et chaque fois la physionomie du vieux _kitsouné_ se transforme de noble
orgueil.

Cependant Vigel, placé en face de moi, ne pouvait ni voir Elsa, ni lui
parler; mais je sentais qu’il observait, à la dérobée, mon propre visage
et qu’imperceptiblement il fronçait les sourcils.

Après le dîner, le café fut servi sur le pont; et, après le premier
cigare, j’échangeai quelques mots avec Vanelli. Affabilité, puis tout de
suite, affaires. Avec une netteté concise, il me donne ses instructions
relativement aux prochaines arrivées de coolies, et m’invite à
m’aboucher à cet effet avec un Chinois nommé A-phat, dont je trouverai
la demeure sur les bords de l’arroyo de Cholon.

Comme nous nous séparions, sa fille vint vers moi. Elle venait de
s’isoler en un long aparté avec Vigel, et se rapprochait en riant.

--Voyons, monsieur de Tourange, fit-elle, le menton levé, les mains
derrière le dos, n’est-ce pas que j’ai raison contre votre ami?

--Oh! certainement, madame.

--Savez-vous ce que je lui soutiens? Je lui soutiens que c’est lâche, de
la part d’un homme, de vouloir se servir de l’amour comme d’une force.
L’amour, c’est notre force à nous, les femmes... Nous n’en avons pas
d’autre... Vous, vous avez vos calculs, votre sagesse, vos poings...
Non, ce ne serait pas juste... Nous, nous n’avons que cela... songez!

Vigel essaya de protester:

--Mais je n’ai pas dit le contraire! J’ai dit que...

--Taisez-vous, mon cher, laissez parler monsieur de Tourange. Je suis
sûr qu’il a raison. Car c’est une force d’homme, lui; je vois ses mains
et ses épaules... mais vous, qu’est-ce que vous êtes, avec ces épaules
de chat et ces poignets de fille!...--elle regarda les poignets de Vigel
avec une moue de dédain.--On aurait envie de les donner à casser pour
savoir leur résistance exacte, de les voir à l’étau... pas toujours à se
dérober!

--Pris à l’étau! ricane-t-il; pourquoi pas dans une bonne paire de
menottes?

--Bah! fis-je à mon tour. Une bonne paire de menottes, ce n’est pas une
mauvaise image de l’emploi de cette force de l’amour, dont il était, je
crois, question. Et, de même que le policeman attache son propre
poignet, pour mieux tenir sa capture, la femme aussi s’attache, en
amour, l’autre petit bout de la chaîne. Mais je suis tout à fait de
l’avis de madame de Faulwitz: ce n’est pas dans l’ordre que ce soit le
prisonnier qui emmène le policeman.

Elle se mit à rire:

--Très bien, bravo, monsieur de Tourange!

Et, se retournant vers Vigel:

--Allons, hop! Henry, tendez les mains.

Et, sans aucune gêne, elle les prit dans les siennes, et entraîna Vigel
vers l’avant obscur du yacht.

Je me rapprochai du groupe des fumeurs. L’atmosphère était chaude,
moite. Les cols et les plastrons s’amollissaient. On percevait sur les
faces, en dépit de l’excitation passagère des alcools, une sorte
d’accablement hébété. La voix du gouverneur prophétisait, un peu morne,
de l’avenir de la colonie, de la culture des hévéas à caoutchouc, du
développement des quais... Puis les banalités courantes, récriminations
sur le service des boys, cours de la piastre, pronostics de la saison
théâtrale... Quelqu’un se mit à parler, avec un enthousiasme hors de
propos, comme un marin de la mer, de la grande rizière de l’ouest, la
rizière au temps du jeune riz, blonde, verte, frissonnante, où les
buffles affleurent comme des écueils gris, refuges à de blanches formes
d’oiseaux.

Qui l’écoutait? La nuit était sur tous comme un voile noir. Tous
instinctivement regardaient vers l’avant, les yeux cupides, maintenant
atterrés, comme devant un entre-bâillement d’écrin vide, de cet écrin
vide et sombre qu’était toute la nuit, autour d’eux, depuis qu’on avait
retiré la chose étincelante...

       *       *       *       *       *

Quand, à quai, nous remontâmes en pousse-pousse, Vigel me dit seulement:

--Une jolie image que vous avez trouvée là! Les menottes!

Il souffla la fumée de son _reina victoria_ et, d’une indication de sa
canne, mit son tireur à hauteur du mien.

--Oui, on se ferait volontiers criminel, devant des femmes d’un certain
prix... n’est-ce pas, Tourange? Le travail, quel misérable outil, c’est
elle-même qui le dit, le travail, notre pauvre travail d’homme, que vous
admirez tant!... Criminel, oui, mais pas tout de même comme elles
l’imaginent!

Je compris sans peine que l’amour commençait à mettre du désordre dans
sa pensée, et, jugeant inopportun de nourrir de mes discours sa frénésie
naissante, je gardai le silence. Ce que voyant, il se renfonça dans les
coussins du chée, et s’abandonna, bouche close, au secouement mou de
l’homme aux pieds de chiffons.

Mais quand nos véhicules arrivèrent à hauteur de notre jardin, dont
l’ampoule électrique de la véranda verdissait, clair comme jade, les
ténébreux feuillages, tandis que mon tireur mettait les brancards à
terre, lui, fit signe au sien de rester en position de course.

Je lui demandai, un peu surpris:

--Vous ne rentrez pas tout de suite?

--Ma foi, non, dit-il d’un air fantasque, la nuit est belle, et je ne
déteste pas me promener dans les rues, à cette heure de vampire, quand
j’ai un bon traîneur comme celui-ci. Et puis, sa voix changea, et puis
non, Tourange, j’aime autant vous le dire tout de suite. Ma vie sera un
peu décousue, ces jours-ci. Ne m’attendez pas trop à l’heure des repas,
et excusez-moi de me servir de la voiture plus souvent qu’à mon tour.
Je ne voudrais pas avoir l’air de vous lâcher, mon vieux, mais... je
n’ai pas besoin de vous en dire davantage, n’est-ce pas? Seulement je
vais faire une chose, je vais vous présenter à monsieur de Sibaldi. Si
vous avez besoin d’un bon cicerone pour quoi que ce soit, c’est l’homme
qu’il vous faut. Je vous ai déjà parlé de lui. Voyons, comptez-vous
aller faire un tour au bal de la Mairie, jeudi prochain?

Au vrai, je n’y comptais point. Je n’avais guère été tenté par la
lecture de ces affiches où la municipalité saïgonnaise annonçait à la
population européenne de la cité qu’elle serait chez elle, en son Hôtel
de Ville, ce jeudi 2 octobre, à partir de dix heures du soir. En dépit
du «nota bene» restrictif sur la tenue obligatoire--smoking pour les
hommes, toilette de soirée décolletée pour les dames--je gardais de la
méfiance, j’appréhendais, sous couleur d’«Européens», maint cortège de
faces brunies sur bien d’autres rivages que ceux qu’arrose le
Gulf-Stream, et restais froid, d’avance, à la séduction des vierges
coloniales, trempées dans des mousselines d’un blanc outrageux.

Mais Vigel protesta contre ces préventions.

--Allez-y toujours. Il y aura, au moins, les illuminations. Pour voir
des lampes et des lanternes, sous le bleu du ciel tropical, qui ne
sortirait de sa véranda! Et puis, croyez-moi, les gens d’ici sont comme
ceux de partout. Ils valent beaucoup mieux que ce qu’ils vous montrent
avec complaisance d’eux-mêmes... Vous avez, en France, visité des musées
de province. Le gardien n’est-il pas acharné à vous faire miroiter les
horreurs, qu’il appelle «ses trésors célèbres?» C’est à vous de savoir
dénicher les joyaux valables, la pure patine... Pour Saïgon, monsieur de
Sibaldi vous y aidera. Ainsi, c’est entendu, à jeudi. Encore mille
excuses, vieux!

Et il s’enfonça sous la voûte des tamariniers, que jaunissaient, de loin
en loin, de faibles lampes électriques.

Je franchis la porte du jardin.

Vigel avait raison, la nuit était belle--belle et douce. Un peu de
mousson y traînait, à pans de velours. Au-dessus des arbres,
j’apercevais des grappes d’étoiles qui avaient l’air de venir s’écraser
sur la Cochinchine tiède.



XVI


--Urbs, [Greek: Polis], la Ville! proféra M. de Sibaldi; et la manche de
son frac pointait vers la perspective, tapissée de feu, du boulevard
Charner, les éclatements de lumière électrique de la rue Catinat, puis,
girouettant vers le nord, balayait de son mystérieux prolongement les
vérandas invisibles du Plateau, le palais du Gouverneur, tout le
bas-relief noir, vaste, confus, ciselé de palmes, des jardins endormis
de Saïgon--la Ville, ma ville!

Et M. de Sibaldi se rasseyait devant la petite table que j’avais tirée,
à son usage, quelques minutes plus tôt, dans un coin de la terrasse de
l’Hôtel de Ville, plus près des sodas frappés du buffet que des
sonorités orchestrales, excitatrices de la danse.

A mon arrivée au bal, Vigel, fidèle à sa promesse, m’avait présenté à ce
vieillard... Vieillard? Peut-on dire ici si c’est l’âge ou le climat qui
brise une épaule, décolore une chevelure, suspend une poche d’ombre
au-dessous d’une sclérotique jaunie?

M. de Sibaldi était plus grand que la moyenne des danseurs. En dépit du
faux-col double et du gilet de drap à quatre boutons, pas une goutte de
sueur ne perlait sur son visage. Mais il n’eût pas été possible, non,
devant ce visage, de dire si la carnation primitive en avait été celle
d’un blond ou d’un brun. Ce qui s’offrait à ma vue, c’était le spectre
même de cette pâleur saïgonnaise que nulle malaria au monde ne saurait
concurrencer; et tout à l’heure, quand M. de Sibaldi m’avait tendu la
main, au premier contact de cet épiderme, j’étais resté confondu... Nue,
cette main semblait sortir, gantée de blanc, de la manche de l’habit
noir.

Maintenant je la regardais, à nouveau, cette main, sans bistre et sans
carmin, cette main d’outre-tombe, qui venait de revendiquer Saïgon. Je
la regardais s’allonger vers la fiole de whisky debout sur notre table,
et, sans un tremblement, en verser l’alcool huileux, à confortables
rasades, dans nos longs gobelets de verre. Je levai le mien, et le tins
une seconde en l’air, avant de le porter à mes lèvres, comme une coupe
de champagne à l’heure des toasts.

--Me sera-t-il permis, dis-je, de boire à la beauté de votre ville?

Sur le visage de M. de Sibaldi, quelque chose passa, flamme non, mais
lueur tout de même; et la bouche eut un sourire, un joli sourire, assez
«vieille France», de barbon courtois et maniaque.

--Excusez mon enthousiasme, monsieur. D’ailleurs, peut-être vous a-t-on
prévenu qu’il était facile de le déchaîner. Mais n’importe! Comprenez...
comprenez que cela, son bras refit le geste du tour d’horizon, cela
c’est pour moi comme un enfant qu’on a vu pousser...

Il se tut un instant. Des fenêtres ouvertes de la salle de danse
sortirent, comme des bouquets de palmes de cuivre, les accords finals
d’une polka militaire, puis la longue rumeur bavarde des couples.

Des chauves-souris passaient sur la terrasse. En bas, le peuple, foule
hilare, jacassante, d’Annamites loqueteux, pantalonnés de gris, de noir
ou de brun, parmi lesquels des Chinois, vêtus de soies brillantes,
faisaient tache orgueilleuse comme des faisans dans un poulailler
d’oiseaux communs, le peuple s’ébaudissait devant les splendeurs de la
façade dont nous ne pouvions apprécier, nous les triomphateurs de la
terrasse, que le rayonnement projeté sur cet obscur pullulement.

M. de Sibaldi, d’une lampée, acheva de vider son verre.

--... Oui, comme un enfant... Une belle fille qui grandit vite! Et vous
la voyez, débordant son berceau de feuillage, étendre une rue, puis une
autre, comme un bras rose et droit, et qui s’étire... Et cette jeune vie
recouvre peu à peu la vieille plaine des Tombeaux!

La plaine des Tombeaux! Hier, n’ai-je pas traversé moi-même, à
bicyclette, ce qui reste de ce terrain vague, jadis sacré, de ce champ
de poussière jaune, que percent, comme des billots de bois, les bas
sépulcres annamites, et que les entrepreneurs occidentaux éventrent,
jour à jour, sans respect des interdits funéraires, comme sans crainte
des vengeances des _ma-kouis_[N]!

--Et maintenant la voilà femme, avec tout son visage riant et
chaleureux, et sa grande respiration tranquille, et son activité
harmonieuse, et les nonchalances énervées de ses siestes... La voilà
femme, et qui surprend et déroute!... Et vous, vous qui, jour à jour,
heure à heure, avez suivi la transformation, vous qui croyiez connaître
le moindre de ses désirs, de ses besoins, de ses rêves, chaque soir,
lorsqu’elle s’endort, vous frémissez, en la contemplant, devant un
mystère qui vous dépasse... Et il ne vous reste qu’à vous redire, les
dents serrées: «C’est nous, nous, nous les hommes venus de France, qui
avons fait cela tout de même! qui avons fait cela tout seuls!»

Les cuivres éclatèrent au bout du grand escalier, en chant de coq, en
ébouriffement de plumes d’émail, saluant de la _Marseillaise_ l’entrée
du Gouverneur, des officiels, de toute la procession des collègues, aux
importances graduées, de mon petit rouquin du _Lotus blanc_. Il y eut un
mouvement vers l’intérieur, et la terrasse se trouva presque déserte.
Inconsciemment je baissai la voix, et c’est du ton de confidence dont on
parle, au coin d’un salon, d’une femme, que je murmurai à l’oreille de
M. de Sibaldi:

--On me l’avait beaucoup vantée, mais j’avoue que sa beauté surpasse
l’attente.

Mais la voix de M. de Sibaldi vibrait, haute, exultante, publiant aux
quatre coins de la nuit le los de la «Perle de l’Extrême-Orient».

--N’est-ce pas? N’est-ce pas qu’elle est belle? Ah! je me garde de
convier à sa contemplation ces impuissants qui jugent d’une cité par ses
monuments, comme d’une femme par le dénombrement de ses bijoux; dont le
cerveau réclame, pour s’émouvoir, les relents d’un passé fameux, la
fascination d’un musée plus gorgé de souvenirs qu’un œil de vieille
courtisane. Mais tous ceux qui, comme vous, ont su mettre la grande
virginité de l’eau entre leur cœur et ces décrépitudes glorieuses,
quelle n’est pas leur ivresse, dites, quand, pour la première fois, ils
surprennent, sous ces tamariniers, cette souple et jeune beauté!

Vigel ne m’avait décidément pas surfait l’originalité du bonhomme. Avec
prudence--ainsi qu’auprès d’un fou, ou d’un somnambule qu’un mot
malencontreux peut précipiter de ses rêves--je souscrivis à l’éloge de
Saïgon. Je cherchai même des phrases polies, capables de préparer du
rebondissement à l’enthousiasme de mon interlocuteur.

--Le plus remarquable, dis-je, et qui ne manque pas de frapper le
nouveau débarqué, c’est l’heureuse histoire de cette croissance. On n’a
pas à déplorer ici, semble-t-il, de ces coxalgies fâcheuses, comme aux
hanches de tant d’autres nourrissons, mâles besognes d’orthopédistes
ignorants...

De nouveau, M. de Sibaldi sourit, de son air de vieux gentilhomme
attendri:

--Oh! si, tout de même, il y a eu des fautes commises. Nous étions comme
de gros papas maladroits. Moi qui vous parle, j’ai pleuré quand les
premiers quais se sont effondrés... On a bouché la perspective du
boulevard Charner, par ce monument-ci, monsieur, dont je blâme
l’architecture ridiculement «vieille Europe». Bah! la ville est assez
belle pour faire de ces misères une beauté, comme sont signes sur beau
corps de femme aimée... Et que nous pleurions ou riions, elle grandit et
embellit... Car un destin est sur ses toits, cela se sent, monsieur,
comme vous l’avez senti, au collège, n’est-ce pas, sur certaines jeunes
têtes!

--C’est vrai, dis-je, en riant, il n’y a que les maîtres qui ne le
sentaient pas!

A l’entrée du bal, on avait remis à chaque invité un souvenir. C’était
un livret, sorti des presses locales, et dans le goût de ceux que
répandent, à travers le monde, les agences de voyages et les syndicats
d’hôteliers; et tandis que M. de Sibaldi parlait, machinalement, j’avais
entr’ouvert le mien; et mes yeux s’étaient attardés sur le dernier
feuillet, qui contenait un plan de Saïgon--deux plans de Saïgon: Saïgon
en 1860, Saïgon en 1910. M. de Sibaldi, après avoir souri de ma
réplique, remarqua l’objet de mon attention, et mit le doigt sur la page
coloriée.

--Le plan! dit-il, en hochant la tête, le plan de monsieur de la
Grandière! Oui, autrefois j’ai parlé de cela, j’y ai cru... j’ai cru que
c’était nous qui l’avions conçu; j’en étais le gardien fidèle et jaloux.
Mais aujourd’hui...--sa voix reprit une sorte de bonhomie, non sans
majesté--je sais que ce à quoi j’assiste n’est que l’éclatement, le
rayonnement, l’épanchement de sa vie, à elle. Je sais qu’elle peut rire
de ses vieux tuteurs, qui ne demandent plus, eux, qu’un honneur: celui
de mieux se souvenir de ce qu’il a fallu de soins autour de son berceau!
Non, monsieur, elle n’a plus besoin de nous, elle se défend toute seule.
Elle impose sa loi de vie à tous les cerveaux, même étrangers, même
ennemis. Car voilà la chose admirable, monsieur, ici ne ce sont pas les
citoyens qui font la ville, c’est la ville qui fait les citoyens!

Des larges portes-fenêtres ressortait, comme un _naga_[O] à plusieurs
têtes, la théorie serpentante des danseurs, vite brisée en couples,
uniformes blancs, smokings, épaules nues, cous cordonnés de perles.--La
terrasse était envahie. Les éventails battaient mollement; la nuit
chaude assourdissait, veloutait tout, les feuilles et l’air bleu et la
lumière jaune des lampes à incandescence.

Nous regardions les couples qui défilaient devant nous. M. de Sibaldi
les examinait d’un œil sec et dur. L’un d’eux tourna autour de notre
table, si près que j’en dérangeai le pied... Ils eurent un vague salut
et passèrent.

--Vous les connaissez? demandai-je à mon compagnon.

--Non. Et pourtant «ont-ils l’air assez saïgonnais!» ricanerait un
imbécile. Que vous disais-je à l’instant? Il n’est point ici de familles
patriciennes, comme en quelque Venise, pour garder le dépôt de l’orgueil
de la cité... Non. Celle-ci prend dans son air et investit de son
orgueil tous ceux, d’où qu’ils viennent, qui y trafiquent. Anglais,
Français, Allemands, Espagnols... Elle ne leur demande qu’une épreuve,
comme aux nouveau-nés de Sparte: la justification physique de leur droit
d’aller au soleil... Et de ces gens de comptoir, elle fait des
«maîtres».

Des maîtres! A ces mots, je regardai vers le nord, masqué par les
frondaisons obscures. C’était là que dormait la haute ville, le Plateau
aux végétations heureuses, aux demeures à la fois semblables et
différentes--comme les âmes des pairs.--Et me souvenant que,
d’impression, dès mon arrivée, j’avais baptisé cela: «le jardin des
maîtres», je me mis à sourire.

M. de Sibaldi crut voir, dans mon sourire, une sceptique protestation,
car il reprit avec force:

--Oui, «des maîtres», j’ai dit le mot; je veux, s’il le faut,
l’expliquer. Oh! je sais, de reste, les reproches et les persiflages.
Ces employés, ces fonctionnaires,--ces modestes employés, ces petits
fonctionnaires, n’est-ce pas?--on dit volontiers qu’ils payent de leur
pâleur leur avidité de luxe, leur goût de paraître, de jouir, de rouler
en victorias caoutchoutées, eux, pauvres hères aux bottines poudreuses,
par droit de naissance! On dit que c’est tant pis, si ce n’est pas l’or
qui fait tache jaune dans leur bourse, mais seulement la bile au coin de
leur œil! Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai... Ils payent, je vous
dis, la sensation d’être des maîtres, des «sahibs», et ce n’est pas trop
la payer que de faire, pour cela, leur épiderme plus blanc. Ils
exagèrent la race, ils ont raison... Ils ont raison de s’enfuir de
là-bas, où des maîtres sans investiture leur imposent la morale des
esclaves!

Un fracas de _Marseillaise_ coupa, pour la seconde fois, la parole à M.
de Sibaldi. La terrasse, derechef, se vida; et moi-même, m’étant levé,
me laissai porter par le reflux. C’était le Gouverneur qui s’en allait.
Il descendit l’escalier aux rampes de marbre, de son air de provéditeur
ennuyé, absent... cependant que, derrière lui, un essaim d’habits noirs
s’empressaient autour d’un personnage à tournure de Grand Mogol,
somptueusement habillé de soie bleue d’acier, et la tête sous un chapeau
d’or étincelant comme une pagode-miniature,--le roi de Savanan,
entendis-je chuchoter autour de moi. Et je vis aussi, dans la cohue
précipitée à leur suite sur les marches, Henry Vigel donnant le bras à
Elsa de Faulwitz et, sans doute, la ramenant à sa voiture, à en juger
par l’écharpe légère dont elle s’était encapuchonnée.

Quand je reparus sur la terrasse, je trouvai M. de Sibaldi penché sur
les balustres, comme en train de recueillir pour lui-même les
acclamations de la foule saluant la sortie du Gouverneur.

Chassés par la chaleur, les couples regagnaient vite l’espace sans
plafond, y venaient attendre l’heure du souper. Les femmes paraissaient
lasses. La sueur avait ravagé la poudre de leurs visages, et, autour de
leurs prunelles brillantes, les orbites semblaient s’être macabrement
creusées. Quelques-unes, qui riaient, avaient dans leur rire quelque
chose de hoquetant.

M. de Sibaldi en salua deux ou trois, puis revint près de moi.

Il suivit mes regards qui s’attardaient sur une, si pâle, si mince, et
qui n’arrêtait pas de rire...

--Prenez garde, dit-il en me touchant le bras,--ne jugez pas trop
vite... Il est facile (on ne s’en est guère fait faute) de railler ces
élégances «à l’instar de Paris» et ces décolletés au blanc de sépulcre,
et ces coiffures écrasantes comme des tiares... Moi, monsieur, je me
mets à genoux et je salue l’héroïsme.

Il fit deux ou trois pas dans la direction de ce pauvre petit squelette,
si joyeux, et qui avait l’air d’avoir dansé dans son linceul, hésita,
puis finalement revint à moi.

--Oui, l’héroïsme! Rappelez-vous ce François Pizarre.

    «Qui seul, parmi ces gens pourtant de forte race,
    Qui tous avaient quitté l’acier pour la cuirasse
    De coton, conservait sous l’ardeur du Cancer,
    Sans en paraître las, son vêtement de fer!»

»Je salue les femmes qui gardent seulement la cuirasse de coton de leur
corset! Parfaitement, monsieur, moi, l’homme des vieux temps--car trente
ans ici, c’est un vieux temps... la première maison que j’ai habitée a
déjà vu deux fois sa toiture mangée par les poux de bois--moi, je me
souviens du temps où les hommes prenaient l’absinthe en kéao kéqhouan,
en tenue de boys, sur le trottoir de la rue Catinat, et où les femmes
dansaient, fagotées comme des bébés nègres... Et je n’appelle pas cela
le bon vieux temps! J’ai vu cela, et je dis: nous avions tort!
Aujourd’hui les femmes exigent ce qu’il faut de leurs couturières et de
leurs modistes, et nous portons le smoking et le frac; et cela est bien,
nous devons cela à notre dignité de maîtres.

Il s’arrêta tout à coup, porta la main à son front, où de la sueur
s’égouttait. Je crus qu’il chancelait et fis un mouvement pour le
soutenir. Mais il me retint, d’un geste de la main, et d’un sourire me
remercia.

--Ce n’est rien. Mais il fait effroyablement chaud, depuis que tout le
monde se bouscule par ici... Ne croyez-vous pas que nous serions mieux à
rouler à l’air? Ma victoria est en bas. S’il pouvait vous être agréable
d’en user à mes côtés, vous m’en verriez ravi.

J’acceptai sans me faire prier l’invitation de mon compagnon. Était-ce
le départ d’Elsa de Faulwitz--je ne l’avais pourtant même pas saluée de
la soirée--qui me rendait soudain attristant et morne le brillant Hôtel
de Ville?

Les poneys de M. de Sibaldi, d’une couleur de lune assez rare, nous
emportaient, à preste allure, dans la direction de Cholon. Tête nue,
renversés dans le fond de la voiture, nous restions silencieux, nous
abstenant de fumer, pour ne pas gâter le glissement aux lèvres de cet
air tiède et quasi sucré.

O nuit cochinchinoise! Incomparable songe d’amante excédée! Tout est
fièvre, torpeur, amollissement. Tout, et le cœur humain, participe au
refus de vibrer, il n’est que cordes détendues... Comme un dormeur sous
la moustiquaire s’asphyxie de son propre souffle, la Cochinchine tout
entière étendue, assoupie, étouffe en d’étranges moiteurs lilas.
Cependant, que la gaze un moment s’écarte, et l’on voit le ciel, comme
une ceinture trop riche de pierreries, qui presse la terre!

Une boule fulgurante de lampe à arc. Des rails, des sifflements de
vapeur. Puis la pittoresque fête aux lanternes d’une rue de Cholon. Au
pas nous fendons la cohue nocturne et bruyante, nous longeons les
éventaires de fruits jaunes et verts, les comptoirs de boissons
gélatineuses, les boutiques aux beaux portants de bois doré. Des
percutements de tam-tam annoncent un théâtre proche.

D’autres victorias, pareilles à la nôtre, stationnent à des tournants.
Évidemment des évadés, comme nous, du bal des habits noirs. Avec des
cris et des rires, une jeune femme aux épaules endiamantées, que suit
une escorte galante, marchande, à cette heure indue, une pièce de
soie...

M. de Sibaldi louche vers le groupe et, doucement, hausse l’épaule:

--Voyez-vous, je ne suis pas sûr qu’«elles» aiment la Ville. Elles sont
vaillantes, mais elles ne comprennent pas... Peut-être même sont-elles
jalouses. Elles ont des modes, des caprices et la Ville a la loi... Le
désordre les séduit et les amuse... Cholon et les chinoiseries
biscornues, le thé, le châtoiement des lanternes et de la soie, à la
bonne heure, voilà qui leur chante... Si nous les laissions faire, elles
feraient de la Ville, j’en rougis, un grand bazar, une devanture à
_shopping_ exotique...

--Vous êtes sévère, dis-je, car je me suis laissé conter que parmi les
hommes qui ont fait la Ville, comme vous le disiez, plus d’un ne s’était
guère privé d’afficher son goût, aussi, pour les chinoiseries
biscornues.

M. de Sibaldi rougit violemment, d’un rouge toutefois à l’échelle des
teintes de son extraordinaire épiderme, au vrai: couleur de mauvaise
encre.

--O honte, hélas! Quelques-uns des nôtres, comment le nier? ont succombé
à la tentation... et plus gravement que les femmes. Ils ont abdiqué la
maîtrise et la race... Ils se sont couchés aux pieds de l’Asie, de cette
idole obèse et prometteuse de luxure. Cela, c’est la pire ignominie;
et, pour éviter cela, je préfère...

Il s’interrompit, et fit signe à son saïs qui remit l’équipage dans la
direction du boulevard Charner.

--Que préférez-vous? demandai-je, dès que nous eûmes regagné le silence
de la route obscure.

--Je préfère sans l’aimer beaucoup, j’excuse, si vous voulez, qu’on
n’oublie pas trop Paris, la Cannebière et la vieille France. Il souffle
depuis quelque temps sur la ville un vent de nostalgie métropolitaine.
On ne bâtit plus selon les justes plans. Au lieu de nos demeures
coloniales, si graves, si mystérieuses derrière leurs verdures et leurs
colonnades, vous verrez maintenant des chalets normands et des pavillons
de chasse Louis XIII, et des rues qui auraient, pour un peu, l’aspect
d’allées d’exposition universelle... Mais je ne m’en effraye pas outre
mesure; la Ville saura y mettre bon ordre... C’est comme cette énorme
cathédrale--M. de Sibaldi, du fer de sa canne, indiquait la direction
des clochers qui, le jour, percent le centre de la masse feuillue de
Saïgon--cet insecte mastoc aux maigres antennes, ce lourd coffre à
prières, je ne l’aime pas beaucoup, encore qu’il soit de la belle
couleur de notre Bien-hoa[P]. Mais je l’admets, je l’excuse, à cause de
ceux qui sont couchés là-bas, au bout des saos de la rue de Bangkok[Q],
et qui l’ont voulu... qui voulaient sentir les vieilles racines tenir la
terre autour d’eux. Et cela vaut mieux, somme toute, que d’aller faire
le pitre à la pagode! Mais, personnellement, je le dis franchement, je
me passerais de sa vue. Moi, j’ai coupé les vieilles racines. Je
suis--M. de Sibaldi criait à tue-tête, debout, une main au siège du
cocher, dominant le tapage de la victoria emportée comme chaudron à la
queue des poneys fouaillés--je suis le cerveau blanc, décrassé de
l’histoire, le cerveau tout blanc, comme une feuille d’épure, le blanc
cerveau couleur de craie, de chaux et de pierre à bâtir!

Il se rassit ou plutôt se laissa retomber sur les coussins, et eut aux
lèvres un sourire d’enfant:

--Excusez-moi, monsieur, je suis un vieux fou, un vieux fou de
citadin--je déteste nos «broussailleux», monsieur--qui adore sa ville!
Et le soir, la nuit, je me promène, je regarde nos belles rues fardées
de rouge, où voltigent nos victorias légères, et la fumée qui rampe
comme un dragon au-dessus de nos gares, et les faisceaux de mâts qui
hérissent notre port, et je me redis, oui, je voudrais me redire, car
quel autre y songe? «Nous autres, les hommes--je dis bien, les hommes,
je m’entends--nous avons fait cela tout seuls! Nous n’avons eu besoin ni
des femmes, ni des aïeux, ni des dieux!»



XVII


Les premiers coolies sont arrivés. Je suis allé voir à leur sujet, M.
A-phat. M. A-phat est une des personnalités les plus en vue de ce
commerce chinois, dont d’aucuns font la pierre angulaire de l’édifice
financier de la colonie, d’autres la toiture hors d’époque, exagérément
lourde et mangée des poux de bois.

Il ne se prépare pas une adjudication importante à la Marine ou aux
Travaux Publics que M. A-phat n’ait, par voie plus ou moins officieuse,
la primeur du cahier des charges. Tous les entrepreneurs européens sont
d’ailleurs obligés de compter avec lui à cause des briques, dont il a
trusté la fabrication. Les batelleries fluviales sont sous sa
dépendance, et il possède dans la rue Catinat deux de ces boutiques où
l’on trouve, en cinq minutes, de quoi monter un ménage: des casseroles,
des lampes, de l’épicerie, des moustiquaires et des bijoux. Mais quelle
est au juste sa fortune? Les uns lui attribuent des capitaux
inépuisables, des montagnes de taëls engrangées dans les banques de
Shanghaï et de Canton. Pour les autres, plus sceptiques, M. A-phat n’a
rien que sa face et l’occulte patronat qu’il exerce à l’égard de
quarante mille clients, pauvres diables de ses compatriotes, prêts à
verser, à tout appel de lui, quarante mille souscriptions à deux
dollars.

Tout est énigmatique dans la vie de M. A-phat. Ses apparences
extérieures sont celles d’un gentleman céleste de Singapore, portant le
panama, les bottines à l’américaine, le caleçon national de soie gris
perle et la veste à manches étroites de soie lilas... Il est fastueux,
roule automobile de quarante chevaux, donne des coupes sportives et
entretient, à grands frais, les équipiers professionnels du _Chinese
Club_, pour la saison de football. Il habite sur la rive gauche de
l’Arroyo, à mi-chemin de Cholon et de Saïgon, une demeure de beau
style. Les toits cornus en sont revêtus de ces briques jaunes et
vertes, d’un émail admirable, gloire et splendeur des palais impériaux
de Pékin. Enorgueillissante référence qui ne manquerait pas de valoir à
M. A-phat, en sa mère patrie, les honneurs spéciaux d’une prestigieuse
décollation! Ces mêmes briques font au jardin, qui pousse jusqu’à la
berge ses arbustes fleuris, une élégante clôture ajourée, sur le faîte
de laquelle, de piliers en piliers, rampent des dragons ou perchent des
phénix, en faïence éclatante et versicolore de Cay-may. M. A-phat a là,
dans cette demeure, salles de réceptions volontiers ouvertes. Trois
grandes salles d’enfilade où l’on sert le thé à l’anglaise, et, à
l’occasion, la coupe de champagne, voire le pernod, car M. A-phat est
physionomiste et, comme tout bon fils de Koung-fou-tseu, a un sens très
fin des hiérarchies. Trois galeries, bourrées de porcelaines, de bois
sculptés et de bronzes, et fort connues des Européens d’ici, chez qui
elles allument discrètement des visions intéressantes de somptueux
pillage... Il faut un œil relativement averti pour faire le départ des
valeurs entre cette pacotille de l’industrie cantonnaise et les fruits
de l’art immortel, protégé par Kang-hi le Magnifique.

Mais ces trois pièces centrales sont les seules de l’habitation de M.
A-phat que l’on puisse apprécier. L’aile droite et l’aile gauche restent
mystérieusement closes, ainsi que la foule des bâtiments annexes. Là se
dérobe l’impénétrable vie privée de M. A-phat. Le nombre des concubines
de ce financier est incertain. Quelquefois, en passant en pousse-pousse
sur le chemin de berge de l’Arroyo, on aperçoit, contre la tablette
laquée d’un encadrement de porte, une silhouette longue, le cou barré de
colliers d’or, la collante tunique bleu pâle, galonnée de satin noir, et
la face au fard merveilleux traversée d’un long sourire...

Il y a plaisir à traiter les affaires avec M. A-phat, qui ne les mêle
d’aucune sensibilité désorganisatrice, étant façonné au beau positivisme
intellectuel de la culture confucianiste. M. A-phat a «l’affaire» du
transport de nos coolies. C’est lui qui a frété les chaloupes des
Compagnies fluviales chinoises, lui qui touche tant de piastres et de
cents par tête nattée transportée vive du quai de l’Arroyo à celui de la
gare de Battambang, lui qui s’occupe des formalités de douane, qui
négocie dans les bureaux des services, service sanitaire, service de
l’immigration, service de la législation, service de la navigation,
avec ce doigté, cette souplesse incomparable du Céleste dans le
maniement de la machine administrative. J’admire avec quelle dextérité
il appuie ici sur un cliquet, là tire sur une ficelle, ailleurs comprime
légèrement un ressort, tapote un régulateur... Il est évident que nous
autres, gens d’Europe, avec notre cervelle imprégnée d’énergétique, nous
nous butons partout maladroitement à de la force. Pour M. A-phat, la
force est si haute, si lointaine, si mystérieuse et si sacrée, que sa
considération ne l’intéresse pas... Et d’ailleurs il n’est pas bien sûr
qu’elle existe encore, et que le volant de la masse ne reste pas seul à
tout entraîner. Tout n’est que rouages. Mais, par exemple, dans la mise
en branle des rouages, M. A-phat est habile et de doigts subtils comme
un ouvrier artiste de son pays. Ah! c’est une bonne leçon que je reçois
là!

Grâce aux offices de M. A-phat, les chaloupes commencent à partir
régulièrement, et, avec elles, les chalands chargés de riz et de
poissons séchés. Car il ne faut pas oublier que ce bétail-là mange comme
les autres.

Ce bétail! Je voudrais qu’il n’y eût point méprise sur l’emploi que je
fais de ce mot. Je ne pointe pas des têtes, pour le compte de Vanelli,
comme un _vaquero_ d’_estancia_ ou un _ranger_ du _Bush_, ni comme un
garde-chasse au dénombrement des cerfs d’un lord anglais.

Ce matin, justement, j’ai assisté à un départ. Sur la rivière couleur de
rouille, une coque vert sale, où apparaît, en cicatrices, le bois... Et
là-dessus une pyramide de ballots et de boîtes, sur les gradins de quoi
sont accroupis quelque cent cinquante coolies presque propres, ma foi,
dans leurs cotonnades blanches et grises. En fond à l’affreux décor de
paillotes et de palétuviers, de lourdes nuées de zinc et de plomb, d’où
s’échappe de l’ouate éblouissante... Peu de cris, nulle bousculade.
C’étaient là des catholiques du Hou-Pé, embrigadés par les missions; et
plusieurs arboraient sur la poitrine, pendus au col, des crucifix
d’émail dont le luxe étonnait sur leurs hardes. Un Père se tenait à la
poupe, maigre, sec, en robe noire, la tête sous un casque plat et rond.
Je lui ai serré la main et souhaité bonne chance. Il m’a remercié et
souri, d’un sourire qui n’était pas tout à fait d’un Européen, un
sourire d’Asiatique où l’œil n’accompagne pas les lèvres, et où l’on est
tenté, malgré tous les avertissements, de voir de l’ironie...

J’ai regardé l’hélice brasser cette rouge pâte tourbeuse, et la
chaloupe dériver dans le courant... Et c’est vrai que je n’avais pas de
pitié. Il était possible que je vinsse d’avoir sous les yeux une
conduite de moutons à l’abattoir. L’idée ne m’en troublait pas. Il faut
bien que le kilomètre 83 se fasse... Et je sais que quiconque a vu un
morceau suffisant de la terre pour se rendre compte de l’œuvre qui reste
à faire, et du grouillement des millions de bipèdes à appliquer à la
besogne, je sais bien que celui-là ne peut accepter, plus que moi, que
soit faussé, au taux des balances mystiques, l’infime prix de la vie
humaine.

Mais peut-être ai-je tort? Peut-être cette «impitoyabilité» à laquelle
j’assigne de si laborieuses déterminantes, n’est-elle qu’inertie de ma
sensibilité dépaysée? Je me souviens du dire de certain passager du
_Vaïco_, vieil habitué de l’Extrême-Orient et qui retournait y mourir,
après une décevante tentative de retraite en France: «Une des
principales causes de l’exaltation joyeuse qui vous soulève d’abord aux
colonies, c’est que vous y êtes délivré de la compassion. Vous n’êtes
pas synchrone à la douleur ambiante; elle ne fait rien vibrer en vous,
elle n’envoie pas de rayons noirs... Alors vous dites: pays heureux,
pays de plénitude, pays sans ombre! Mais vienne le temps, et les ombres
aussi! Vous parlez la langue de ces pauvres diables; et vous vous
initiez à leurs souffrances, et vous retrouvez la misère universelle; et
c’en est fini de cette orgueilleuse fête d’empereur assyrien... Et il
vient autre chose tout de même!... Et moi, monsieur, moi je viens de
quitter le village de mes pères, où je pensais rendre mon âme, parce
qu’en y revenant je m’y suis compris étranger: je n’avais plus de pitié
pour les paysans de chez nous!»

Peut-être avait-il raison, le vieil homme du _Vaïco_! Peut-être ne
suis-je qu’un novice, un résonnateur mal synchronisé! Et peut-être le
Père que j’ai salué avec estime, comme un maître meneur d’hommes, a-t-il
vraiment un cœur de pasteur saignant sur son troupeau, son troupeau
rabattu vers les parcs du Siam-Cambodge, masse grisâtre, silencieuse et
déjà indistincte où je crois voir seulement jouer, par instants,
l’éclair d’une croix étincelante accrochée à un col.



XVIII


Tandis que je vaque ainsi à mon commerce de bois jaune, je ne sais trop
ce dont trafique mon compère Vigel du côté ciment. Mais je me doute de
ce qui l’occupe par ailleurs. L’âme et l’esprit s’anémient vite ici,
sous un amour trop somptueux, comme le corps sous un vêtement trop
lourd. Une nervosité veule, une sorte de halètement débile de la pensée
trahissent l’édifice intérieur qui flageole... Vigel, je pense, devrait
se défier davantage des accès trop rapprochés de certaine fièvre... Je
le vois assez rarement, le plus souvent à déjeuner, presque jamais passé
la sieste. Tous les jours vers quatre heures, je sais qu’il prend la
voiture, comme il m’en a loyalement rendu compte, et part, «beaucoup
pressé», dit le boy. Je ne crois pas qu’il fréquente les chemins
classiques du cinq à sept saïgonnais, avenue de Cholon ou tour de
l’Inspection, car moi, qui volontiers m’y promène à pied, je ne l’y ai
jamais rencontré. Et j’ai vu, par contre, maintes fois, le lendemain
matin, à l’heure où Vigel dort encore, le saïs nettoyer les traces d’une
écume abondante sur le harnais.

Un jour, un seul, j’ai surpris le couple.

Ce jour-là, j’étais monté moi-même dans une victoria de louage de la rue
Catinat, et, m’écartant des itinéraires encombrés, m’étais fait
véhiculer assez loin, dans le nord-ouest. Par là, le sol se relève et
s’affermit. Il y a des vergers à manguiers, des landes bossuées et
semées de bouquets d’arbres semblables à des chênes, et aussi des champs
de tabac blanc, que l’on arrose en hâte, à l’heure propice et brève des
crépuscules, avec l’eau des puits sans margelle, dont les innombrables
bambous lève-seaux se profilent, au-dessus des plants assombris, comme
un peuple de vergues et de mâts.

Le hasard de ma promenade me conduisit à l’entrée d’une pagode qui
séduisait, à distance, par la jolie teinte rose ambré de l’enduit de
ses murailles. Dans l’ombre du vaisseau, en arrière des énormes poutres
sculptées du porche, on discernait vaguement une assemblée de Sages
gigantesques, impassibles et dorés sur ventre, tandis qu’à l’extérieur,
sous une façon d’auvent en tuiles jaunes, folâtraient de minuscules
dieux de faïence, rieurs et couleur d’oiseaux... Un jardin précédait
l’édifice, un jardin méticuleusement composé comme une broderie, et
entièrement épilé d’herbes pour donner plus de ton aux fleurs. Un seul
arbre l’ornait, mais avec quel instinct d’art, ou quelle science de la
symbolique, planté juste en face de la porte, en symétrique de l’autel
par rapport au seuil! Je réconnus un frangipanier de la variété rose,
tout couvert et tout embaumé de sa floraison. Il était très beau ainsi,
sans l’altération de la moindre feuille, tout en corolles délicates,
d’un rose idéalement charnel, poussées à miracle sur les rameaux
ligneux... Et la route qui menait à la pagode était très belle aussi,
étant macadamisée de cette pierre de Bien-hoa, qui revêt de si
glorieuses parures les paysages de Cochinchine. Assez exactement, on
peut y voir de larges touches de cette pourpre à fresque que les
peintres appellent le rouge de Pouzzoles.

Je sortais du jardin de la pagode, quand j’aperçus Elsa et Henry. Ils
avaient, sans doute, comme moi visité le lieu saint, et rejoignaient,
par quelques détours, leur voiture embusquée dans le voisinage. Ils
étaient trop loin pour me permettre de distinguer le détail de leur
enlacement, mais je ne pouvais me méprendre à la double silhouette...
Elle diminuait lentement entre la longue perspective des bambous liés, à
sa droite et à sa gauche, comme de grandes gerbes verticales, et la
route, derrière elle, s’aplatissait, vide et magnifique, comme un tapis
royal. C’était l’heure où le ciel tout entier se teint d’écarlate et de
carmin, et où une brise, chargée d’un parfum d’eau, arrive des tristes
paillotiers de la rivière. Et je ne sais pourquoi je me sentis tout à
coup la bouche amère, comme si je venais de mâcher un des rameaux
laiteux du bel arbre aux fleurs trop roses.

       *       *       *       *       *

Vigel, par extraordinaire, dîne en face de moi. Il mange d’ailleurs très
peu, se tient mal à table et a une mine de déterré, toutes choses que
je m’abstiens de relever, pour ne pas tarabuster ses nerfs visiblement à
l’ouvrage.

--J’ai vu monsieur de Sibaldi, lui dis-je.

--Ah! grogna-t-il, vous avez rencontré ce vieil alcoolique! Quelles
sornettes vous a-t-il contées?

--Il a manifesté le désir de recevoir votre visite... C’est un honneur,
ajoutai-je en riant, dont je pourrais me montrer jaloux, car le bonhomme
m’a paru mettre plutôt du parti pris à éluder la mienne, en dépit de la
chaleur de nos rencontres en terrain neutre. Je ne connais même pas
encore son habitation. Recèle-t-elle donc des mystères interdits au
profane?

Vigel haussa les épaules avec un petit ricanement:

--Des mystères! Vous êtes sans doute le seul dans Saïgon pour qui le
contenu de la cagna Sibaldi garde cet honorable prestige de l’inconnu,
et c’est ce qui retient le pauvre vieux... Car il y a belle lurette que,
pour lui et les autres, le voile d’Isis s’est envolé des épaules, et du
front de madame de Sibaldi, ornement central de ladite demeure!

--Monsieur de Sibaldi est marié!

--A la colle forte, si j’ose dire. Il a choisi l’ingénue, aux temps
héroïques où la fleur de nos gandins cochinchinois se devait de faire
voile jusqu’à Singapore au devant du char nautique de Thespis, du
paquebot amenant la troupe théâtrale, si vous préférez... Et dame!
l’ingénue d’il y a trente ans a pris tout le développement d’une
confortable mégère, emplissant la demeure et la vie de son imprudent
séducteur de ses prétentions, de ses récriminations, voire de ses
titubations... Sans compter qu’il lui reste de sa professionnelle
jeunesse un goût pour le maquillage et le costume qui contribue
fortement à tenir bas les finances du pauvre homme!

--Au fait, demandai-je, de quoi s’alimentent-elles ces finances? Quelle
est la position sociale de Sibaldi? Fonctionnaire, commerçant, colon?

--Pour l’heure, journaliste. Il rédige un petit canard qui volète et
nageotte, selon la formule, subventionné par ci, discrètement arrosé par
là... Mais tout ce qu’un homme peut faire ici pour gagner sa chienne de
vie, vous pensez bien qu’en un demi-siècle de rue Catinat, le père
Sibaldi a eu le temps de l’essayer. Il a eu, comme tout le monde, des
missions officielles pour rechercher des huîtres perlières dans le
Tonlé-sap, ou des vers à soie dans les palétuviers de Bin-dinh. Il a eu
des licences d’exploitation de rotin dans la forêt de Phantiet, des
adjudications de paddi[R] pour l’Intendance, des importations d’étalons
manillais pour les Haras. Il a fait le parfumeur, a planté des
ylangs-ylangs, distillé la feuille du lantana et la fleur mâle du
papayer... Il a spéculé sur des terrains, il a bâti des compartiments,
il a vendu du vin, il a représenté des marques de lait concentré, il a
fondé des compagnies d’assurances franco-chinoises. Il a, que sais-je
encore? cultivé des rizières; mais voilà, ses rizières étaient mal
placées, celles qui étaient en bas étaient si bien inondées qu’il y
poussait des joncs avant toute chose, et celles qui étaient en haut si
bien ensoleillées qu’il aurait fallu des chameaux et non pas des buffles
pour les sillonner... Tout cela n’était pas le Pérou... Il n’y a qu’une
affaire, en somme, qu’il ait parfaitement et durablement réussie: celle
de la propriété pleine et inaliénable de madame de Sibaldi.

--Il y a aussi sa ville, dis-je, dont il tire quelque consolation...
Mais donnez-moi donc le nom de son canard, Henry, je lui dois bien de
prendre un abonnement...

--Ma parole, je crois que cela s’appelle l’_Aube saïgonnaise_. Mais tant
pis pour le vieux! (Vigel eut une nouvelle grimace de ricanement.) Je ne
le plains, ni lui ni ses pareils... Est-ce qu’il ne pouvait pas se
conformer aux lois de la sagesse, et prendre une bonne petite congaïe à
peau fraîche, renouvelable de lustre en lustre, qui aurait surveillé la
boyerie, empêché le Chinois de mettre trop de bleu dans la lessiveuse,
et su mijoter le ragoût de crevettes et la confiture de papaïe?

Et, là-dessus, Vigel planta d’un mouvement rageur, son couteau dans le
kaki, rouge comme un cœur, qu’il était en train de peler.

Après le dîner, je m’étais retiré chez moi et m’occupais de dépouiller
une liasse de journaux de France dont je m’étais muni l’après-midi.
J’entendais Vigel qui allait et venait dans sa chambre, bousculant des
meubles et des tiroirs, puis qui franchissait la porte-fenêtre et
commençait d’arpenter la véranda. A la longue, intéressé par cet
énervement malgré tout anormal, je profitai d’un passage devant ma porte
pour lui crier:

--Venez donc fumer un cigare et causer un moment!

Il hésita, puis leva les pailles du store.

--Merci, fit-il en entrant, je ne vous dérange pas? Je sens bien que je
suis d’humeur exécrable...

Il vint se planter en face de moi. Il n’était vêtu que de son sampot
cambodgien. Je regardai son torse et ses bras nus, et retins mal une
grimace devant leur maigreur. Il la vit et me dit, toujours de son air
de méchante ironie:

--Hein! il n’y a pas à le nier, je suis en forme! Tâtez ces deltoïdes,
mon cher.

Je relevai les yeux vers sa figure, au teint gâché, ses joues comme
ombrées à la mine de plomb.

--Ma foi, dis-je froidement, vous me paraissez un peu sur les boulets,
Vigel. Et je pense qu’il y aurait sagesse à retourner au plus tôt à la
noce arborescente de là-haut. L’air de la cité ne vous réussit guère.

--Sur les boulets! et il croisa les bras, gonflant bouffonnement les
muscles, vous ne vous doutez pas que vous avez devant vous un athlète de
marque, un champion de football, qui va jouer dimanche pour le Trophée
du Gouverneur et comme avant de deuxième ligne, permettez! Ça vous coupe
les jambes, mon cher, et à moi donc! C’est Elle qui a trouvé ça! c’est
sa dernière, la plus chérie de ses petites inventions! Si bien qu’on ne
me verra pas jusqu’à dimanche, pour ne pas compromettre mon
entraînement... Car je suis qualifié, accepté par le capitaine du Stade,
mon vieux... Il manquait un homme qui a eu l’à-propos de se faire
charcuter le foie, il y a trois jours, et moi j’ai eu l’imprudence de
parler d’une vieille inscription au Club à mon premier passage... C’est
complètement idiot, je ne tiendrai pas jusqu’à la mi-temps; mais voilà,
Elle le veut!

Je dessinai un geste vague.

--Ah! elle le veut! Eh bien, il faut jouer au football puisqu’elle le
veut et que vous l’aimez.

Il y eut comme le bruit d’un coup de dent sur un os.

--Je ne l’aime pas, je voudrais la tuer.

--Cela revient au même. Mais comme vous ne pouvez décemment pas la tuer
avant d’avoir gagné le Trophée, je vous le répète, prenez un cigare, un
fauteuil, un tout petit verre de sherry, à cause de votre entraînement,
et devisons gaiement.

Il se laissa faire, s’assit, rajusta son sampot, tira quelques bouffées,
et parut reprendre le gouvernement de ses nerfs.

--Merci, dit-il enfin, vous m’avez rendu un premier service. J’allais
finalement m’imbiber d’éther, ce qui n’était pas proprement, je l’avoue,
le geste de la situation. Mais, avant d’aller plus loin, il sied que je
vous la sorte des brumes, cette situation.

Il laissa tomber un peu de cendre dans une soucoupe, et l’écrasa
minutieusement du bout du cigare,--honorable prétexte à tenir les yeux
baissés.

Il reprit:

--Vous connaissez le proverbe: «Si tu me roules une fois, tu as tort. Si
tu me roules deux fois, c’est moi qui ai tort.» Eh bien, mon cher ami,
je suis un homme roulé trois fois.

Je ne manifestai aucune émotion particulière à cette révélation. Il
continua:

--La première fois, elle était jeune fille. Cela se passait à Tien-tsin,
au temps où fonctionnait, à la suite de l’affaire des Boxers, un
Gouvernement Provisoire, qui avait un engorgement de taëls dans ses
caisses. Papa Vanelli, qui a un diagnostic étonnant pour ces cas,
s’était dépêché d’accourir, et avait obtenu je ne sais plus quelle
adjudication de creusement de canaux. Et moi, je débutais dans la
carrière sous son égide, et, naturellement, je jouais les pages auprès
de sa brillante héritière. Je passe sur les détails: les chevauchées,
croupe à croupe, dans ce pays d’horizons jaunes, avec cet air de cristal
entre les dents, les rendez-vous, les innocentes parties de tennis...
Dieu, qu’elle était jolie, la péronnelle! J’étais jeune, un ange du ciel
pour le manque de malice, et j’y allais de tout mon cœur. Et j’ai failli
pleurer quand j’ai appris--trois semaines après l’appareillage du _Lotus
blanc_, qui s’appelait à l’époque le _Kwang ping_--les fiançailles
d’Elsa Vanelli avec Herr Graf von Faulwitz. J’ai failli pleurer,
simplement, niaisement, sans même penser à prendre une revanche...

Vigel secoua la tête et but machinalement une gorgée de la liqueur
couleur de sang, que j’avais versée dans son verre.

--C’est elle qui m’y a fait penser, des années et des années après... Je
l’ai rencontrée à Hong-kong, seule, le Herr Graf courant momentanément
le monde, et moi ayant gagné des grades dans l’armée des mercenaires
vanelliens. Le second jour, elle était ma maîtresse. La seconde semaine,
je songeais à la faire divorcer. Je jure que c’est elle qui m’en a
insufflé l’idée la première. Mais à partir de l’instant où c’est moi qui
ai commencé d’y faire allusion, j’ai senti que la couleuvre me glissait
entre les doigts... Et le second mois, le _Lotus blanc_, le même qui se
dandine là-bas sur la rivière, est parti un beau matin, arrivé
mystérieusement de nuit, et Henry Vigel est resté sur le quai de Pa-lung
à regarder la queue du sillage et à faire le compte de ses piastres. Il
m’en restait sept... et un stock inappréciable de souvenirs. C’est peu
de temps après l’établissement de cette balance que je suis monté vers
les forêts majestueuses du Siam-Cambodge.

«Faut-il insister sur la troisième fois? Je n’étais plus le séraphin
dans ses plumes candides de jadis. Je m’étais lacé, bardé, cuirassé pour
la bataille. Seulement, voilà! elle était vraiment trop jolie, et si
douce! Pendant les huit premiers jours je n’ai pensé qu’à ça, et j’ai
totalement oublié mon devoir de revanche. Et c’est pendant ces huit
jours qu’elle a gentiment fait tomber, pièce à pièce, toute ma carapace
défensive. Et alors, dès que la bonne chair, la bonne pâte rouge, a été
bien mise à nu, et tous les petits nerfs bien à vif, elle a commencé son
travail. J’ai connu un boxeur, Dixie Crowd, qui travaillait de cette
manière. Il choisissait un endroit où le premier _swing_ avait un peu
marbré, et il revenait, avec insistance; le reste n’avait pas l’air de
l’intéresser. Au début on ne comprenait pas bien; on aurait presque dit
une caresse; mais il appuyait, touchait, retouchait, martelait, gagnait
sur les bords, avec un art, une méthode! et il finissait toujours par
mettre son homme en bouillie. Eh bien! voilà--acheva Vigel d’un air
piteux.--Je suis en bouillie... Quant au compte du restant de piastres,
je viens de l’établir: vingt-cinq. Et le _Lotus blanc_ n’est pas encore
parti!

Je ne pus m’empêcher de sourire.

--Ma foi, mon pauvre Vigel, pour retaper la bouillie, je n’ai pas de
baume; mais pour les piastres, je peux bien volontiers pourvoir à ce que
vous ne vous tourmentiez pas. Naturellement, je n’ai pas grand’chose
ici,--il ne faut pas tenter les boys.--Mais je vais vous remplir un
chèque sur la banque d’Indochine, où j’ai quelques fonds...

Il me regarda, avec une gratitude sincère et un peu d’admiration, me
diriger vers le tiroir d’un bureau, et m’ayant remercié chaleureusement,
se retira, emportant le papier.

Mais, presque aussitôt je le vis revenir, tenant quelque chose dans sa
main droite fermée.

--C’est bien le moins, dit-il en étendant le bras, que vous admiriez ce
bibelot, qui fait juste la différence entre le compte d’aujourd’hui et
les deux cent vingt-cinq piastres d’hier.

Il ouvrit la main, et je vis, posé à plat sur sa paume, un bracelet
assez bizarre, tel qu’en portent certaines riches congaïes. Un anneau
taillé dans une sorte de pierre translucide, sombre et tiède au toucher
comme de l’écaille noire. Je le pris et restai surpris de l’extrême
légèreté qu’il accusait, en dépit d’une volumineuse monture d’argent.

Vigel grimaça un sourire.

--Oui, mon vieux, deux cents piastres. C’est pour rien. La pierre vient
d’un lac à ma-kouis des monts Cardamomes et préserve des naufrages...
C’est même pour cela que j’ai dû expliquer à madame de Faulwitz qu’il
était impie d’acheter celui de deux cent cinquante piastres, avec
monture d’or. Car la pierre est si légère, comme vous l’avez constaté,
que chargé d’argent, l’objet flotte, mais chargé d’or, coule... Enfin,
sachez, mon bon Tourange, qu’on m’a promis de le porter dimanche en mon
honneur... Quelque chose comme le brassard aux couleurs du champion--un
peu funèbres, les couleurs!--et aussi, ensuite, dans toutes les
traversées que fera le _Lotus blanc_! Mais, en attendant ces heureux
jours, je vous dis bonsoir, cher ami. Dieu nous garde d’oublier les
exigences de l’entraînement et de compromettre la gloire du stade
saïgonnais!

Il me reprit le bracelet, et se retira définitivement, tenant haut,
entre le pouce et l’index, le précieux rond, mince et noir comme un
petit serpent cabalistique, et gouaillant, d’une voix encore chargée de
rancune:

--Ah! c’est un bel avant de seconde ligne que le Stade vous montrera là,
mesdames!



XIX


Le coup d’envoi de la partie de football, qui devait mettre en présence
le _Stade Saïgonnais_ et le _Club Chinois_ de Cholon était annoncé pour
quatre heures et demie. Lorsque, vers quatre heures, je me dirigeai vers
le terrain de jeu, une colonne hétéroclite de voitures, de pousses et de
piétons était engagée déjà, devant moi, sous la longue voûte de
feuillages de la rue Lagrandière, y laissant suspendu, jusqu’à hauteur
des vertes ogives, le poudroiement vermeil du bien-hoa foulé. Je ne
m’étonnai point de cette affluence, sachant que, depuis huit jours,
toutes les cervelles étaient, peu ou prou, mises à l’envers par la
perspective du match--d’un match qui prenait les proportions d’un
conflit de races. Depuis huit jours, toutes les feuilles locales, y
compris l’_Aube Saïgonnaise_ d’Hervé de Sibaldi, consacraient des
colonnes à l’événement. On avait tout discuté: d’abord l’opportunité
même de cette admission des Asiatiques à une compétition dotée par le
Lieutenant-Gouverneur d’un trophée sensationnel, puis la composition des
équipes, la forme, pour chacune, de ses quinze équipiers, l’élection des
capitaines, le choix de l’arbitre... La désignation in extremis d’Henry
Vigel avait généralement provoqué la critique. Pour la faire accepter,
les dirigeants du Stade avaient dû exciper de l’autorité d’une vieille
compétence britannique de la Hong-kong Bank, attestant avoir vu l’homme
jouer brillamment pour «Hong-kong Civilians» contre «East Army and
Navy». Sur les athlètes célestes, mille racontars couraient. On les
donnait pour de véritables professionnels, introduits en Cochinchine par
de riches marchands de Cholon et nantis, par ces derniers, d’emplois de
complaisance sauvant leur qualification d’amateurs et leur laissant tout
loisir de parfaire leur préparation. On vantait l’aptitude des avants à
suivre la balle, la vitesse des trois quarts, et la force prodigieuse
de l’arrière, un colosse mandchou, à moustache de phoque, haut et rond
comme un pilier de pagode. Cependant quelques fins initiés les disaient
«overtrained», un peu forcé à l’entraînement, et d’une nervosité
insolite chez des jaunes.

Le terrain de jeu avait été choisi au milieu des jardins qui avoisinent
le palais du Gouverneur. De beaux saos à troncs pâles y formaient mur
contre le soleil, et couvraient d’ombre le vaste rectangle gazonné. La
plèbe indigène garnissait, hilare, jacassante et glapissante, trois des
côtés du rectangle. Le quatrième, celui des saos, était réservé aux
Européens, lesquels y doublaient et triplaient une haie de vestons
blancs, la jaquette du lieutenant gouverneur faisant point sombre à
hauteur du piquet médian, et les toilettes féminines disséminant des
notes vives tout au long de la corde.

A quatre heures vingt-cinq, les deux «quinze» commencèrent à venir
occuper leurs postes. J’étais arrivé depuis quelques minutes et
échangeais des pronostics avec Elsa de Faulwitz, qui, d’un signe,
m’avait appelé. Vigel, en remontant la ligne de touche, passa près de
nous et s’arrêta. Il portait le maillot cramoisi des équipiers du
Stade, la culotte blanche et les classiques bottines à barres
pyramidales. Elsa, assise sur une chaise, les deux mains au manche de
son ombrelle, l’enveloppa d’un regard dédaigneux.

--Décidément, dit-elle, avec une moue, je m’étais trompée. Ce rouge ne
vous va pas du tout, Vigel. Vous êtes verdâtre, là-dedans.

Vigel ne répondit rien. Je vis seulement qu’il jetait un coup d’œil
furtif vers le poignet gauche de madame de Faulwitz, qu’encerclait le
bracelet noir et argent. Ses paupières eurent un léger battement, et,
nous tournant le dos, il se dirigea vers le centre du jeu.

Les équipes s’affirmèrent vite de valeur égale. Grappes croulantes des
mêlées, longs coups de pied de dégagement des arrières, prestes passes
des trois quarts, nulle supériorité dans l’attaque, ou nulle faiblesse
dans la défense ne se révélait. Chez les hommes de Cholon, un peu plus
d’acrobatie peut-être dans le maniement de la balle; chez ceux du Stade,
un peu plus de décision dans l’élan de la course.

Vigel ne faisait pas trop mauvaise figure à son poste. Sa silhouette
élancée, aux épaules félines, était d’un athlète de classe, en dépit de
sa mauvaise condition, et ses prises de l’adversaire pour le plaquage,
nettes et décisives. Deux ou trois fois cependant il manqua la balle,
qui lui glissa des mains, et j’entendais, à chaque faute, la voix
cinglante de madame de Faulwitz:

--Le maladroit! Est-il permis d’avoir de vilaines mains en beurre, comme
ce garçon!...

Mais, tout à coup, de la même bouche partit un bravo enthousiaste, et
deux jolies mains, pas en beurre celles-là, claquèrent avec frénésie,
cependant qu’en face de nous, de la racaille bigarrée, agrippant les
cordes, une clameur discordante s’élevait. Tout près des buts menacés du
Stade, un équipier chinois venait de s’échapper avec le ballon et
courait marquer l’essai. Malheureusement pour lui, sa natte, qu’il
portait, pour la partie, soigneusement enroulée autour du crâne, se
défit, et on la vit battre, dans le secouement de la course, le dragon
violet brodé dans le dos du large maillot vert.

Fatal échevèlement! Vigel avait pu, pareil à l’ange de la mort, saisir
au vol la noire tresse, et d’une secousse vigoureuse mettre l’homme à
terre, à deux pieds de la ligne. En dépit de la réclamation du capitaine
de Cholon, et du tapage mené par une fraction de l’assistance,
l’arbitre déclara l’arrêt correct, et n’accorda pas le coup franc de
réparation. La rumeur qui suivit sa décision n’était pas encore éteinte,
lorsqu’il siffla pour le repos de la mi-temps.

Je profitai de la pause pour aller complimenter Vigel. Il était étendu
sur le dos, les bras en croix, à même le gazon, et sa poitrine se
soulevait avec violence. Il se mit, à mon approche, sur son séant, et
commença de sucer le citron qu’un équipier lui tendait.

--Hump! fit-il, entre deux mordillements de la pulpe acide, j’ai mieux
tenu que je ne l’espérais! Mais ce n’est pas fini! J’ai besoin de
ménager mon souffle et d’ouvrir l’œil. Le gaillard que j’ai sonné de si
plaisante sorte va chercher sa revanche... Et, ajouta-t-il, après une
légère hésitation, madame de Faulwitz, près de qui je vous ai vu, que
dit-elle de ce spectacle?

--Madame de Faulwitz a sonorement applaudi, quand vous avez si bien
plaqué le maillot vert.

Il eut un sourire dur.

--Ah! elle a applaudi... Tout à l’heure elle applaudira aussi quand
c’est moi qui serai salement plaqué!

Le coup de sifflet de l’arbitre, rappelant les joueurs à leurs postes,
nous sépara, et tout de suite il y eut un figement des bouches et des
yeux, un arrêt du brouhaha qui laissa seulement perceptible un
ronflement proche et continu de voitures légères. C’étaient les tilburys
des riches marchands chinois, mécènes du Club, lesquels ne pouvant ni
s’asseoir aux côtés des Européens, ni se mêler à la tourbe de leurs
compatriotes, et pas davantage afficher ostensiblement la nervosité de
leur attente, avaient imaginé ce sauve-face de tourner, à train de
course, dans les allées avoisinantes du jardin. Et parmi eux, je
reconnus l’opulent et corpulent M. A-phat et son minuscule poney noir
qui, tout barbouillé d’écume, avait pris l’air d’un chocolat à la crème.

Non, madame de Faulwitz n’applaudit pas, quand Vigel fut salement
plaqué! Cela se produisit quelques minutes avant la fin. Ni l’une ni
l’autre des équipes n’avait encore marqué les trois points d’un essai;
mais les hommes du Stade menaçaient à leur tour de très près les buts du
Club, et l’émotion de la foule grandissait jusqu’au délire. De sa masse
agglutinée et assombrie--car le soleil ne rougissait plus
l’entre-branches des saos--jaillissait par instants, sous le
contre-coup d’une saute de la balle, un hurlement rauque et bref, comme
d’une énorme trompe pressée. Je me trouvai immobilisé contre la corde,
entre une façon d’énergumène, aux bras tournoyants, qui clamait, sans
variations, à chaque dix secondes qu’un maillot rouge ou vert
bondissait: «Le tigre, le tigre!» et madame de Faulwitz qui, grimpée sur
une chaise, toute rose, les yeux brillants et les dents serrées,
maintenait son équilibre de statue précieuse grâce à la pointe de son
ombrelle piquée dans mon épaule. Non, elle n’applaudit pas, quand Vigel,
projeté subrepticement par son adversaire à la natte, resta là, boulé
comme un lapin. Elle dit seulement, d’une voix où trépignaient le dépit
et la colère: «Les rouges vont jouer à quatorze!» mais tout de suite,
avec une expiration radieuse de triomphe: «Ha! les verts aussi!»

Car l’homme au dragon n’était pas à deux pas d’Henry, qu’il se cassait
subitement sur lui-même, prenait son ventre à deux mains et s’étalait à
son tour. Mais cet ébrèchement de chacun des «quinze» n’eut pas le temps
d’influer sur le résultat, car, au même moment, la grappe compacte des
vingt-huit joueurs restant s’effondrait et se disloquait par delà la
ligne de but et le sifflet de l’arbitre annonçait le triomphe du Stade.

       *       *       *       *       *

--Que disais-je? qu’il fallait garder l’œil ouvert! Je m’en tire avec
une clavicule fêlée. Tu viendras me voir à l’hôpital, vieux camarade?...
C’était un coup de casse-nuque que l’autre cherchait. Mais je ne suis
tout de même pas un novice... Elle disait jadis que je pourrais devenir
un damné champion... Et le gentleman à face de fièvre jaune aura raison
d’aller se faire mettre tout de suite de la glace sur le ventre, ou gare
à la péritonite!



XX


Je ne fus qu’à moitié surpris de trouver à la maison un billet de
Vanelli m’invitant à passer à bord du _Lotus blanc_, le lendemain matin,
vers les onze heures, pour une communication urgente. J’avais expédié
mon dernier convoi de deux cents têtes l’avant-veille du match et
n’attendais plus que l’ordre de remonter vers la troisième rivière.
Vanelli me le donna en termes sobres et précis, à sa manière:

--Votre congé est fini. C’est aujourd’hui lundi. Un vapeur part pour
Pnom-penh mercredi. Vous le prendrez. Si les eaux sont trop basses pour
vous permettre d’atteindre Battambang, par voie fluviale, vous vous
procurerez, en route, des chevaux... L’essentiel est que vous arriviez
vite. Sur l’itinéraire terrestre, vous pouvez vous renseigner auprès de
mon gendre, le comte de Faulwitz, avec qui vous déjeunerez tout à
l’heure... Car nous vous gardons à déjeuner, n’est-ce pas? Ma fille
tient, je le sais, à recevoir vos adieux, et le _Lotus blanc_ doit
appareiller à quatre heures.

Je levai les sourcils, étonné.

Mureiro se mit à rire.

--Oui, nous quittons Saïgon pour Bangkok. Le Siam-Cambodge a deux
tronçons, ne l’oublions pas, encore que vous ayez le droit, vous, de
n’en connaître que le français.

Remonté sur le pont, je trouvai, près du roof, Elsa adossée à la
muraille, dans sa pose favorite, les bras en croix, les mains au
plat-bord. A deux pas d’elle, un homme de haute taille faisait danser un
chien à mâchoire de loup.

--Monsieur de Tourange. Mon mari.

L’homme au chien arrêta sur moi, une seconde, le regard d’un œil clair,
d’une expression impérieuse et froide,--assez banale, en vérité, dans un
visage plein, vif en couleurs, et arrondi dans le bas par une barbe
flave de Germain,--puis me tendit la main avec une affabilité un peu
hautaine.

--Vous devez repartir pour Battambang, et si je ne me trompe pour le
marais de Chang-préah? Curieux pays! Monsieur, voulez-vous que nous en
causions?

Et m’offrant un cigare, il m’entraîna dans une déambulation que rendait
possible la double épaisseur de toile mouillée, capotant, d’hermétique
sorte, tout l’arrière du _Lotus_.

Il parlait un français correct, dont il cisaillait les phrases en
membres courts, articulés d’une seule pièce. Je m’étonnai de sa
connaissance approfondie des régions traversées par le Siam-Cambodge, de
la lucidité de ses évocations topographiques, de son sens professionnel
des difficultés à prévoir pour nos travaux. Il s’apercevait de ma
surprise et, de son côté, paraissait s’en amuser. Il mettait même de
l’adresse et comme de la coquetterie à utiliser telle de mes réponses
pour boucher méthodiquement quelque trou de son propre exposé. Mais,
deux ou trois fois, ayant contrecarré une de ses opinions, ayant touché
à une pierre de son mur, je vis ses sourcils se froncer et sa tête
tourner avec raideur sur son cou. Cela me fit songer aux beaux rapaces
empaillés de Georgie, et mon admiration fléchit...

Herr Graf von Faulwitz, vous êtes un homme de premier ordre quand vous
avez raison; quand vous avez tort, vous n’êtes qu’une méchante buse
teutonne! Et dans ce moment toute ma sympathie alla, je ne sais trop par
quelle réaction, vers cet affreux sang mêlé de Vigel, qui n’a jamais
tort ni raison, vers mon vieux camarade si souple à s’introduire dans la
vérité, à se la retourner sur le dos que, ma parole, elle ne présente
plus ni endroit, ni envers, ni coutures, tout ainsi qu’un maillot du
Stade.

Le déjeuner fut sans éclat. Invités de seconde série, doublures
administratives. Visiblement Mureiro liquidait ses politesses.

Un seul convive pétaradait assez drôlement dans cette grisaille, un
petit secrétaire du Gouvernement, brun et vif comme un grain de poudre,
qui prit feu à propos du match des Rouges et des Verts et de l’intérêt
suscité dans la population par ce spectacle athlétique.

--Hé! que me chante-t-on d’influence anglo-saxonne et de contagion de
Hong-kong! Ignorez-vous que Saïgon est la ville la plus romaine du
monde? Que faut-il aux Saïgonnais! Je le dis au Gouverneur tous les
jours: _Panem et circenses!_ Pour _panem_, ils ont le riz: c’est
merveilleux, c’est mieux que n’ont jamais eu leurs ancêtres... Restent
les jeux. Le football est un bon exercice de cirque, je le reconnais, à
part son nom, qui est barbare... Mais je sais bien que si j’étais le
Gouverneur, je fonderais tout de suite ma gloire en bâtissant à ce
peuple latin des Arènes... Oui, des Arènes où l’on donnerait des combats
de tigres et de buffles, de rhinocéros et d’éléphants, et, pourquoi pas,
des courses de pousse-pousse!

Aux liqueurs, servies sous la double tente du pont, le même petit
bonhomme, casqué jusqu’au nez, à la ressemblance, j’imagine, d’un
centurion, se dirigea vers moi et me saisit par un bouton de mon gilet.

--Vous qui êtes un ami de Sibaldi, venez que je vous explique ma théorie
de Saïgon.

--Je la connais, dis-je.

J’étendis solennellement le bras et l’index dans la direction du
boulevard Charner.

--_Urbs!_

De son propre index il se toucha la poitrine.

--_Civis!_ Tout est là,--continua-t-il d’une voix aux sonorités de
buccin. Je le dis également tous les jours au Gouverneur! Une chose à
sentir: la force antique, la beauté dévoratrice de l’_Urbs_! Une chose à
comprendre: la dignité du _Civis_--ici, le blanc! Et vous tenez la clef
de ce paradoxal problème: l’expansion coloniale d’une race qui se
rétrécit autour de ses foyers! Nous Français, nous sommes tout
simplement les Latins, les fils des sectateurs de Jupiter, dieu de
l’hégémonie. Nous avons la passion héréditaire et irresponsable des
grands travaux publics. Nos administrateurs--encore un point que je me
plais à signaler bien souvent au Gouverneur!--ont tous la folie des
routes. Elles ne se raccordent pas entre elles, de province à province,
mais réjouissent l’œil du proconsul de leurs alignements milliaires...
atavisme romain! Atavisme romain, la joie de réquisitionner les
prestations, les corvées, la main-d’œuvre des milices et de la
région!... Pensez si dans ce pays à base de ciment, l’atavisme est
guilleret! Romains, vous dis-je, nous sommes Romains! La lutte du
_Civis_ contre le pérégrin, de l’ingénu contre l’affranchi, mais nous la
vivons! C’est la poussée des Asiatiques, le problème du métissage...
Romaines, nos demeures carrées sans étages, à colonnades à hauts
soubassements... Et tenez ces simples mots: _Puer, abige muscas!_ Vous
rappelez-vous comme les magisters s’égaraient dans des gloses à perte de
salive sur ce _puer_, qui ne devait pas se traduire par enfant, mais
par laquais? Ici seulement, j’ai compris, j’ai donné le juste sens:
«Boy, chasse les moustiques.» Et c’est pourquoi--termina le jeune
conseiller ordinaire de M. le Gouverneur--c’est pourquoi je me plais à
voir une Cérès Orizafautrix, assise sous les frises cay-mayeuses de
notre chambre d’agriculture. J’admire la piété de notre concitoyen qui a
dressé, sur les piliers de son portail, deux têtes casquées d’Augusta
Minerva, et j’adore, chaque jour, la blanche Vénus aux bambous, à qui
furent consacrés les jardins de telle villa du boulevard Norodom.

Un rire éclatant fuse à côté de nous. Madame de Faulwitz secoue très
haut la cendre de sa cigarette.

--Savez-vous, monsieur de Tourange, qui a mis les têtes de Minerva sur
les portails? Mon gros Prussien de mari!

Je scrute, un temps, les longs yeux couleur d’olive.

--Monsieur de Faulwitz a donc habité Saïgon?

Un nouveau rire, comme une pluie d’or.

--_Natürlich!_ C’est quand il a préparé son expédition pour le marais...
quand les autres ne savaient pas où il fallait faire passer le chemin
de fer.

Ainsi, Herr Graf von Faulwitz, c’était vous l’Ennemi! c’était vous le
reître à la barbe ronde et au gosier dur, le patron de Just Barnot,
c’est vous qui devez des comptes à l’âme de monsieur Lacroix!

--Cela a été très difficile de faire changer ce qu’on avait d’abord
décidé. Papa ne voulait pas. Il disait que le marais coûterait beaucoup
de coolies. Mais il y avait d’autres considérations, et papa a fini par
céder. On ne connaît pas mon mari, et comme c’est un homme d’une volonté
dure!

C’est vrai. On connaît mal le comte de Faulwitz. Je le connais un peu
mieux peut-être, depuis un tout petit incident de la cérémonie de mes
adieux au _Lotus blanc_.

Je venais de baiser respectueusement la main de madame de Faulwitz et de
lui souhaiter une heureuse traversée, jusqu’à Bangkok.

Elle avait ri--encore!

--J’ai un porte-bonheur pour la traversée. Regardez-le.

Prestement elle avait fait glisser le long de son poignet le bracelet
noir, que je savais venu du lac à ma-kouis des monts Cardamomes.

Tandis que j’admirais avec politesse, M. de Faulwitz s’approcha de nous,
très souriant.

--Quel triste bijou portez-vous là, chère amie?

La belle Elsa rougit imperceptiblement, puis, vite, recomposa son visage
aigu de petit sphinx féminin et, me reprenant le bracelet, en fit
chatoyer les transparences dans la lumière.

--C’est un cadeau, dit-elle, de l’air le plus délibéré du monde, et
j’étais justement en train d’expliquer à monsieur de Tourange que la
propriété de cet objet est de flotter, s’il tombe à l’eau, tant la
pierre en est légère!

M. de Faulwitz souriait toujours.

--Certes, voilà qui est curieux!

Il s’appuya sur le bordage et, comme distraitement, déboutonna et releva
un pan de la tente. La rivière apparut, étincelante et tourbeuse, et
bousculée en tournoiements rapides.

M. de Faulwitz se retourna vers sa femme, et, du ton de la plus grande
courtoisie:

--Faites donc l’expérience tout de suite, pria-t-il.

Les yeux verts et les yeux bleus se heurtèrent un instant, sourcils
tendus.

--Ne craignez rien pour l’objet,--le gros Prussien de mari ne se
départissait pas de son flegme courtois.--Puisqu’il flotte, Vulcan ira
le chercher. _Acht! Rasch! Da_, Vulcan!

D’un bond, le chien-loup, assoupi sur un paquet de filins, avait sauté
sur la large lisse du bastingage, où son maître, la main au collier, le
maintenait ployé sur les jarrets. Les yeux bleus s’immobilisèrent à
nouveau, froids, un tantinet railleurs.

Il y eut un tout petit flouc, comme d’une épluchure jetée au courant, et
tout de suite l’énorme patapouf d’une bête poilue lancée à tour de bras
sur le plancher du pont.

--Il est inutile d’infliger un mauvais bain à Vulcan. L’objet a coulé
comme du plomb. On vous avait fait un conte, chère amie... Au revoir,
monsieur de Tourange, n’oubliez pas que la chaloupe pour Battambang part
après-demain matin, à huit heures, de Mytho.

Madame de Faulwitz avait baissé le front et serré les lèvres, et
regardait la pointe de son soulier, qui battait un joint goudronné du
tillac.

Et ce fut seulement au moment où je lâchais l’échelle de coupée pour
enjamber le bordage de mon sampan, que le cristal d’une voix rieuse, qui
semblait tinter d’un bout à l’autre du _Lotus_, vibra dans mon oreille:

--Au revoir, monsieur. Ne manquez pas de raconter à Henry ce qui est
arrivé à son cadeau!

Je serai bon messager. Je rapporterai l’histoire du bracelet. J’y
ajouterai même un petit reproche. Puisque, en tout état, le bracelet
devait aller au fond, ce n’était vraiment pas la peine, mon vieil Henry,
de faire tant de manières pour l’acheter en or.



XXI


Sitôt à quai, je jugeai convenable, en effet, de passer par l’hôpital,
où j’avais laissé, la veille au soir, Vigel en posture satisfaisante
quant à l’affaire de sa clavicule. Je croisai, près de la grille, M. de
Sibaldi. Après une légère hésitation, il fit le mouvement de traverser
la rue et nous nous abordâmes.

--Je viens de chez Vigel, me dit-il. Maintenant, il s’est endormi, et le
médecin pense qu’il vaut mieux le laisser à son sommeil. Mais Henry m’a
donné sa clef pour aller chercher quelques papiers chez lui... Vous ne
voyez pas d’obstacle à ce que je m’y rende tout de suite?

Je lui répondis que le boy qui le connaissait, à coup sûr, lui donnerait
toutes facilités, et nous nous quittâmes.

Par acquit de conscience, je me dirigeai vers le pavillon où était
soigné Henry; mais l’accès de la chambre du blessé me fut, comme me
l’avait fait entendre Sibaldi, refusé par ordre médical. Je regagnai
donc à pied la maison où le boy me rendit compte de la perquisition du
«vieux monsieur journalisse» arrivé en pousse-pousse et reparti de même.

Je me doutai, tout de suite, de l’objet de cette perquisition, quand je
vis affiché, le lendemain matin, aux vitrines des librairies de la rue
Catinat, un placard portant en capitales voyantes:

                          L’AUBE SAIGONNAISE

                     LES DESSOUS DU SIAM-CAMBODGE

Pour dix centimes, j’achetai la feuille et la parcourus tout en
marchant. L’article de tête, non signé, tenait près de deux colonnes.

«Jusqu’ici le Siam-Cambodge avait étiré ses rails à travers les
broussailles de la forêt indochinoise, tout ainsi qu’à travers celles de
l’opinion publique,--vite et sans bruit. Mais il n’en est pas des
chemins de fer comme des peuples: les plus heureux ne sont pas ceux qui
n’ont pas d’histoires! Les dirigeants de cette mirifique entreprise le
savent mieux que quiconque, ayant, comme il est constant, vieille
expérience en ces matières.

»Que faut-il, en effet, pour qu’une affaire de travaux publics soit une
bonne affaire... pour l’adjudicataire? Il faut des histoires! Il faut
que les avant-projets officiels, dont les indications ont servi de base
au marché, fourmillent de grosses erreurs. Il faut, pour un chemin de
fer, qu’on trouve du granit au lieu de gravier, de la vase au lieu de
sable, des montagnes au lieu de plaines, et des marécages au lieu de
volcans! Alors la compagnie montre terriblement les dents, jure qu’on la
ruine, menace de fermer ses chantiers... et tout se termine le mieux du
monde par un petit accord d’arbitrage et un article additionnel au
marché, où chacun trouve son compte: les experts, les camarades des
experts,--ingénieurs ou futurs ingénieurs de la Compagnie--les
actionnaires, et même, ô paradoxe, la Colonie! Car une fois voté,
souscrit, encaissé l’emprunt d’indemnité à ce bon adjudicataire
malheureux, on s’aperçoit, tout compte refait, qu’il y a encore eu
erreur, mais cette fois dans le bon sens, et que finalement il reste
quelques millions de piastres disponibles. Et quel est le gouverneur
général qu’une telle miraculeuse aubaine, tombée du ciel métropolitain
sur son budget, n’attendrirait jusqu’aux larmes!

»Pour le Siam-Cambodge, la traversée du marais de Chang-préah représente
merveilleusement cet imprévu attendu de tous. Ah! vous allez voir ce
qu’ils vont coûter de vies humaines, ce kilomètre 83 et ses
adjacents--il est vrai que, des vies de coolies, nos financiers, grands
metteurs en action de la morale civilisatrice, auraient pudeur à en
exagérer le prix!--Vous allez voir surtout ce qu’il va coûter de tonnes
de ciment!

»Mais c’est ici qu’éclate le génie de «combinazione» des expérimentés
dirigeants--faut-il les nommer?--du S-Hˡ C. Grâce à eux on peut dire,
en effet, que quand le ciment va, en Cochinchine, tout va... Nous ne
saurons jamais quelles considérations économico-stratégiques ont amené
la cour de Bangkok à établir le terminus de son tronçon juste en face de
ce gouffre de limon, ni quels arguments diplomatiques ont pu faire
abandonner, du côté français, le raisonnable tracé primitif. Mais ce
que nous savons, c’est que, le jour même où cet abandon était agréé en
haut lieu, étaient déposées, en l’étude de M. Lavize, notaire à Saïgon,
les statuts de la Société des Ciments Cochinchinois, devenue, comme
chacun sait, le fournisseur attitré de la Compagnie des Railways. Et ce
que nous pouvons fournir à nos lecteurs, c’est la liste édifiante des
actionnaires, souscripteurs d’actions privilégiées, de ladite Société.»

Suivaient une cinquantaine de noms, plus ou moins notables, en tête
desquels je relevai celui du vieux singe fourré, aux pattes plus noires
que les mouchetures de son hermine, convive de Vanelli, le jour de mon
premier déjeuner au _Lotus Blanc_.

Je tenais encore le journal à la main, quand je pénétrai dans la chambre
de Vigel. Il se mit à rire, du fond de son lit.

--Eh bien, comment trouvez-vous ma prose?

--C’est vous qui avez rédigé ces deux colonnes?

--C’est moi.

--Ah!

Je ne manifestai rien de plus et continuai, de l’air le plus naturel:

--Je vous annonce, Henry, que je repars demain pour là-haut: ordre du
patron! Au cas où vous auriez besoin de piastres, j’ai signé un petit
papier à votre crédit... Que dit la Faculté, pour votre clavicule?

--Elle dit qu’il faut un mois. Dans cinq semaines, j’espère être des
vôtres... Merci pour le papier.

Il ferma les yeux, les rouvrit, m’observa entre les cils, et reprit, la
voix hésitante:

--Vous me blâmez, pour l’article?

--Moi, pas du tout, je vous le jure. Mais ces choses-là ne m’intéressent
pas.

Il plissa le front comme un homme qui cherche à comprendre.

--Vous savez, dit-il, tout ce que j’ai mis dans l’article, liste
comprise, c’est la vérité... Ce n’est pas ma faute, si la vérité n’est
pas belle!

--Possible, Vigel! Mais comprenez ce que j’entends par: «Cela ne
m’intéresse pas!» Je ne suis pas un naïf. Quand vous me dites: «Toute la
Cochinchine est à fond de boue», je réponds: «Ce qui m’intéresse, c’est
que, dans cette boue, on ait pu tout de même couler des piliers assez
durs pour porter des ponts!» Quand vous me dites: «Les Vanelli et
consorts sont des forbans et des fourbes», je réplique: «J’admire, moi,
que ce ne soient pas seulement la cupidité, l’orgueil, la luxure, mais
encore l’intelligence, la hardiesse, la domination, qui fassent glu pour
prendre ces rapaces à leurs propres œuvres!»

Vigel me regardait avec des yeux attentifs, où perçait peut-être la
satisfaction de surprendre, dans sa franche expansion, une pensée
jusqu’alors tenue secrète. Quand j’eus fini de parler, il porta sa main
libre à son front, et s’en fit visière une seconde, comme si une lumière
trop crue l’offusquait.

Et soudain je vis l’expression de sa physionomie changer, et j’entendis
sa gorge pousser un gros soupir. Je compris que jouait en lui ce
mécanisme presque humiliant qui le ploie, d’impulsion, à toute force
affirmée, du moment que l’affirmation n’implique pas menace directe à
son égard.

--Être pris à la glu de nos propres œuvres... oui, vous avez raison,
Tourange, voilà bien notre aventure à tous! Ainsi moi, par exemple, lors
de ce stupide spectacle, il n’était pas une personne des deux mille
rangées autour des cordes à l’exception de vous, cher ami, et--il pinça
un demi-sourire--de celles qui vous approchaient, pour qui je
ressentisse autre chose qu’un indifférent mépris. N’empêche qu’en
entendant crier par ces deux mille imbéciles: «_Go on_, Vigel, _go on_!»
je me serais fait casser joyeusement la tête et les quatre membres... et
pour quoi? ah voilà, Dieu sait pour quoi!

--Ne vous tourmentez pas trop pour le chercher, _old champion_, dis-je
en mettant de l’ordre dans ses coussins en désarroi. Mais, à propos des
personnes qui m’approchaient, savez-vous que le papillon vanellien ne
flotte plus sur la rivière, que le _Lotus blanc_ et son étamine rose à
coins verts ont pris le large?

--Je le sais.

--Savez-vous que le comte de Faulwitz, arrivé dimanche soir, et
l’Ennemi, qui donna tant de tablature à notre camarade Moutier, ne sont
qu’un seul et même seigneur?

--J’avais éclairci ce point, voilà tout juste cinq semaines. Et c’est
même en pensant alors à feu Lacroix et à Fagui que le premier sentiment
m’est venu d’écrire l’article... Un bon sentiment cela, Tourange!

Je ne pus m’empêcher de sourire.

--Il y en a donc de mauvais?

Il sourit de son côté, assez joliment, ma foi.

--_By Jove!_ fit-il, avec un geste léger je ne sais plus... Vous me
brouillez mes idées et ma morale... Mais ne pensez-vous pas que, quand
l’«autre» lira l’article et verra le Prussien bisquer un peu, elle aura
de l’estime pour moi?... Et cela me suffit... pour le moment!

--Vigel, vous serez un homme roulé pour la quatrième fois.

Je lui pris la main et lui souhaitai prompt rétablissement. Quel amusant
compagnon! Je sens que sa présence me manquera; la mienne lui manquera
aussi, je veux croire. Je commençais à me l’attacher, ce «civilisé» qui
n’est ni un Latin, ni un Germain, ni un Yankee, ce garçon aux muscles
souples, capricieux, lâche et hardi comme une bête--une bête très, très
intelligente.

Comme je tournais le bouton de la porte, il me cria d’une voix gamine:

--_Go on_, Tourange, _go on_!



DEUXIÈME PARTIE



I


En approchant du marais, le chemin qui longeait la voie s’épanouissait
brusquement, comme un bouquet de fibres au bout d’une corde, et des
éclaircies, ménagées dans la végétation, dégageaient la vue.

La masse aquatique s’étalait devant nous, flasque, jaune et ridée comme
la peau d’un énorme batracien. Le soleil y faisait miroiter des taches
roses et d’obliques bandes d’argent. Sampot ou kéqhouan relevé jusqu’au
haut des cuisses, les coolies y barbotaient.

On ne voyait qu’échines ployées, bras en action, jambes jaillies dans
un gras éclaboussement. Très peu de bruit, parfois une sorte
d’incantation monotone, accompagnant la retombée d’un mouton sur la tête
d’un pilot.

A droite et à gauche de la longue ligne des travailleurs se discernaient
les éléments d’un double pont de jonques; mais je comprenais mal que,
dans l’espace boueux médian, les gens n’enfonçassent guère plus que des
cultivateurs dans la rizière, au temps du repiquage.

Les regards de Moutier saisirent, sur mon visage, les reflets de mon
étonnement.

--Ceci, dit-il avec un sourire, n’est point le moins curieux de
l’aventure. Le tracé qui nous fut expédié de Battambang, le tracé de
l’homme barbu...

--L’homme barbu, «l’Ennemi», interrompis-je, c’était monsieur de
Faulwitz, vous en doutiez-vous? Vigel et moi l’avons appris là-bas.

--Ah! c’est Faulwitz!... Moutier n’eut qu’un petit geste d’indifférence.
Je disais donc que son tracé empruntait tout bonnement les vestiges
d’une voie perdue, d’une de ces colossales chaussées, enfouies sous la
brousse, héritage des Khmers de la légende. Toute la forêt, à deux cents
kilomètres d’Angkor, est constellée, paraît-il, de ces mystérieux
carrefours. En grattant du talon la terre rouge, on fait apparaître l’or
de leurs pierres... C’était jeu d’enfant que de poser des rails ainsi
sur le dur!

--On va vite, dis-je, quand on marche dans les pas d’un précurseur.

--Mieux encore, le marais lui-même est barré d’un seuil rocheux,
véritable digue qui n’est sans doute que le prolongement de la chaussée
de la forêt... Je me demande comment Herr Von Faulwitz a relevé la piste
jusque-là. Ce bûcheron de Barnot n’est tout de même pas assez fouineur
pour de telles découvertes.

--En tout cas, remarquai-je, voilà fort probablement l’origine de la
fameuse légende du Gong, du Gong pernicieux pour les pauvres jonques
venant sonner leurs carcasses contre cet émail!

Je me replongeai dans la contemplation du barrage, où le grouillement
des coolies me rappelait cet affairement des bestioles, quand on soulève
une pierre dans la vase, au bord de la mer. Et j’admirais aussi, tout
autour, l’immobilité dédaigneuse de l’eau, si l’on peut appeler cela de
l’eau, en vérité du bronze fluide.

--Au fait, demandai-je, les sinistres présages des corbeaux jaunes
n’ont pas eu de répercussion maléfique?

Moutier se contenta d’esquisser un sourire.

--L’état sanitaire? continuai-je.

--Satisfaisant... jusqu’à présent du moins.

Il y avait eu un petit intervalle entre les deux parties de la réponse,
et je voyais bien qu’un pli s’était formé au front de Moutier.

--Une seule chose, reprit-il, après une hésitation, est ennuyeuse: la
multiplication des moustiques. De vilains «zanzaris» noirs qui restent
piqués dans les vêtements comme des grains d’avoine sur une toile à sac!
D’où sortent-ils? J’espère que ce n’est pas des bois, patrie des
mauvaises fièvres... Par précaution, nous faisons distribuer de la
quinine aux coolies...

Il secoua le front, comme pour en chasser un vol importun et, d’un geste
délibéré, me frappa sur l’épaule:

--Votre ciment saïgonnais est excellent, Tourange! C’est plaisir de
travailler avec lui. Nous montons de quinze centimètres par jour. Quand
le barrage sera à trois mètres, avec vingt-quatre belles arches de
passage pour les hautes eaux, vive Dieu! nous verserons une coupe en
libation sur le poteau 83! Vous savez, sans doute, que la frontière
siamoise est à quelque dix-huit cents mètres à peine de la rive...

Il étendit le bras dans la direction du bracelet bleu roussi, qui était
à l’orée de la jungle, de l’autre côté du marais.

--Tout vous attend déjà là-bas, poursuivit-il. Vous n’avez, dès
aujourd’hui, qu’à nous préparer la route. Bien entendu, vous reviendrez
à la popote chaque soir, et vous gardez votre sala au milieu des nôtres,
comme au temps de la troisième rivière. Un sampan sera à votre
disposition pour la traversée!... Bon! Qu’est-ce que cela?

Un cortège singulier se rapprochait de nous, venant, selon toute
apparence, du chantier. Un cortège, non, deux groupes de trois coolies
et dans chaque groupe, l’homme du milieu était soutenu, quasi porté
comme un ivrogne par les deux autres. Ils passèrent près de nous et l’un
des hommes valides nous montra, de la main, un vague point du ciel. Les
faux ivrognes étaient tout pâles, le visage boursouflé, les jambes
enflées comme par une éléphantiasis. Je vis Moutier mâchonner la pointe
de sa moustache.

--Mais, c’est le béribéri! m’exclamai-je.

Je ne connaissais que trop les symptômes de ce «mal du pays» des
Asiatiques, qui m’avait réduit, en quelques jours, de vigoureux coupeurs
de lianes à l’état de paquets de hardes.

--J’en ai peur, Tourange. Je m’en vais causer avec le docteur. Vous ne
connaissez pas, j’y pense, le _toubib_ qu’on nous a envoyé. Un bien
gentil garçon, s’il avait seulement un peu moins la folie du microscope!
Que diable! nous ne sommes pas au laboratoire, ni à la clinique, ici...
Et le problème est simple. Nous voici, quinze blancs et trois mille
coolies: il s’agit que, mettons, le premier juin, on en trouve encore
assez pour planter, là-bas, de l’autre côté, un drapeau, un vrai, pas un
chiffon rose à coins verts, assez pour le planter et quelques douzaines,
par surcroît, pour monter une garde honorable autour. Et pour le reste,
Tourange, pour le reste... «moi t’en fiche», comme disait cet artiste
d’An-hoan!



II


Quinze, et trois mille! Voici huit jours que mon sampan fait la navette
sur le marais, huit jours que je passe ma revue quotidienne le long de
la digue... et, nous ne sommes plus que quatorze, et deux mille neuf
cent quarante-cinq.

C’est Barnot qui fut porté manquant le premier.

J’avais toujours gardé ma sympathie au «bûcheron» laborieux, peu bavard
et fort adroit batteur de brousse, sous ses apparences de plantigrade
dandinant. Mais, depuis l’affaire de «l’Ennemi», il y avait toujours eu
du froid entre Moutier et lui. En dépit du fait acquis, de l’attache à
l’œuvre commune, de la réconciliation officielle, quelque chose n’était
pas ressoudé. Barnot ne venait plus à la popote. Il mangeait seul, son
boy lui préparant, vaille que vaille, une nourriture à base de poisson
sec et de conserves; et comme, les trois quarts du temps, il prenait son
repas de midi sur le terrain, il brûlait plus souvent que de raison la
sieste après le festin. Ce qui, entre parenthèses, lui avait attiré de
la part du docteur un sévère avertissement.

Personnellement, j’étais toujours resté en termes assez cordiaux avec
lui, et, quand nous nous rencontrions, nous échangions volontiers des
histoires de la forêt, dont il connaissait bêtes et plantes mieux que
quiconque. Ce matin-là même, qui était celui du huitième jour, nos
sampans s’étaient croisés au pied de la digue, et nous avions arrêté une
minute nos pagayeurs. C’était l’heure où la chaleur venait maintenant
d’un seul coup, d’une enjambée sur le monde, dès que le soleil avait
coupé le fil de l’horizon. Ou plus exactement, c’était la fraîcheur qui
s’éclipsait. Je n’ai jamais mieux senti que là-bas l’à-propos des
métaphores sur la personnalité de la nuit, sur sa fuite, sur son vieux
combat avec la lumière...

Barnot m’avait dit en tirant sa montre:

--Méfiez-vous. Vous savez que c’est à huit heures que le rhinocéros
retourne à sa bauge avec une ponctualité de gros chef de bureau.

Je m’étais mis à rire. Nous étions en plein cœur de pays à légendes, à
croyances fabuleuses; et je n’ignorais pas celle qui avait cours chez
les indigènes au sujet des rudes habillés de cuir, assez nombreux
effectivement, de l’autre côté du marais. Les fourrés de certaine
colline avoisinante recèlent, au dire des ouailles d’A-Ka-thor, la
retraite mystérieuse où tous les mâles de l’espèce, frappés de caducité,
se réfugient pour être métamorphosés. Ils y entrent vieux rhinocéros et
en ressortent jeunes crocodiles.

Je me mis à rire et brandis, comme un épieu, le jalon porte-mine que
j’avais à côté de moi. Et je ne sais quelle fantaisie me passa par la
tête de jeter au nez de Barnot, en guise de réponse, deux versets d’un
psaume de David, accrochés, Dieu sait comment et depuis quand, à un clou
de ma mémoire! Je savais l’honnête Suisse assez rompu au formalisme de
son culte protestant, et grand liseur d’Écritures. Je citai donc:

_Dès que le soleil se lève, ils se retirent et vont se coucher dans
leurs cavernes._

_L’homme aussitôt sort pour aller à son travail et s’occuper jusqu’au
soir._ (Ps. CIII, 23-24.)

Barnot s’était mis à rire, à son tour, dans son sampan, d’un rire qui
dégonflait bizarrement, sous les yeux, deux larges poches de caoutchouc
gris. Si bien que je m’avisai tout à coup que cet étrange facies, où
tout le reste, à part les poches, était de caoutchouc blanc, eût battu
de loin, au concours morticologique, toutes nos mines de simples
candidats à la cachexie... Et nous nous séparâmes là-dessus, lui voguant
vers sa recherche de bois à traverses, moi, vers une besogne
d’implantation de la ligne.

La journée fut chaude, très chaude... et, dans le ciel, l’inimitié de ce
flamboiement gris qui poignarde les yeux! Le soir, j’étais meurtri,
fourbu, en vérité, comme après le choc d’une bataille; et, vers neuf
heures, je quittai la popote pour aller dormir. La musique et la malice
des zanzaris rendaient, d’ailleurs, toute autre occupation intérieure
sans attraits. Je n’avais pas fait cent mètres sur le chemin longeant le
marais, que j’entrais en collision avec le docteur.

C’était un bon garçon, de l’avis de tous, notre docteur. On lui
reprochait, paraît-il, à Battambang, une ferveur un peu jeunette de
pasteurisation, et, aussi, une insuffisance de principes sur la
hiérarchie des remèdes, des coolies à ingénieur en chef. Mais, c’était
un bon garçon. Et quand il voyait à quelqu’un d’entre nous la mine
particulièrement vidée, il fallait bien qu’il lui tirât tout de même une
goutte de sang, pour l’étaler sur une lame de verre, à dessein d’en
contempler les vermicules.

Nous nous heurtâmes littéralement dans la nuit opaque. Moutier nous
avait bien promis de faire installer sur nos boulevards des poteaux à
lanternes; mais, en attendant ce mirifique avenir, nous nous contentions
pour le présent de porter la nôtre à la main, à l’imitation de nos
coolies. Seulement, depuis deux ou trois jours, il s’agglutinait à leur
papier de tels tourbillons d’insectes que j’avais laissé la mienne à la
maison, et le docteur de même. A l’ordinaire, du reste, le ciel était
luxueusement fourni d’étoiles, dont les reflets traînaient sur le marais
en longues bandes blanchâtres. Mais, ce soir-là, par mésaventure, il
flottait, sur la nappe miroitante, une insidieuse buée qui dépolissait,
pour ainsi dire, le cristal de la nuit. Toutefois, je reconnus le
docteur immédiatement à son binocle, et au geste précipité qu’il eut
pour en raffermir l’équilibre, sitôt après notre abordage.

--Pour l’amour de Dieu, Tourange, me dit-il, ne vous promenez pas au
bord du marais à ces heures-ci, par fantaisie...

Sa figure, je ne la distinguais pas; mais, sa voix était trop émue pour
que je pusse en attribuer l’émotion à la surprise de notre rencontre, ou
à l’honorable souci de me voir handicapé d’un accès de fièvre.

--Qu’y a-t-il, docteur? questionnai-je. Moi, je rentre chez moi, mais
vous, ce n’est point par fantaisie que vous vagabondez par ici?...

Sa _sala_ était, en effet, à l’autre extrémité du camp; en équerre de la
digue, dans le voisinage de l’infirmerie.

Il ne répondit pas directement à mon interrogation.

--J’allais avertir Moutier, mais, puisqu’au fait je vous rencontre, cela
vaut peut-être mieux. Venez avec moi chez Barnot, voulez-vous?

--Barnot est malade? Blessé?

--Blessé, non... Mais il sera mort demain matin.

Il avait dit cela d’un ton qui voulait être celui plein d’assurance
froide d’un éminent praticien; mais, en même temps, il ne pouvait se
tenir de remuer son binocle sur son nez.

--Je vous suis, docteur. Ne vous écarquillez pas ainsi les yeux dans la
nuit. Dans cinquante mètres, il y a un bouquet de lataniers, plus
visible qu’une armée de nègres. C’est là qu’il faut tourner à droite.

Un bouquet de lataniers... Parfaitement; et même, derrière ces
lataniers, croissaient, j’y pensai tout de suite, des lianes à belles
fleurs d’un violet sombre, qui, ma foi, seraient tout ce qu’il faudrait
pour confectionner une couronne. Quel réflexe baroque fit sauter ma
pensée et l’immobilisa sur cette incongrue préoccupation? Cela et
l’agacement que me causait l’agitation des doigts du docteur, voilà ce
que provoqua d’abord en moi la nouvelle que Barnot serait mort le
lendemain matin. Et c’est seulement après avoir tourné le noir bouquet
empanaché de lataniers que je jugeai décent de demander quelques
explications complémentaires.

Le docteur me les donna à voix basse, comme s’il craignait d’effaroucher
quelque puissance occulte et rôdeuse.

--C’est le premier cas européen, mais j’ai bien observé le processus
chez les coolies. Fièvre? Naturellement. Paludisme? Paludisme... Vous
savez comme moi qu’il y a une fièvre des bois contre laquelle la quinine
n’agit pas plus qu’une boulette de farine... Ah! ce marais!... Sacré
marais! Et puis, il y a la fatigue, l’usure latente, la dévoration,
c’est le mot, des cellules épidermiques par la lumière... J’ai cherché!
j’ai cherché!... Mais, un microbe au-dessus de ce sang jaune, c’est
comme...

Je l’interrompis, car je sentais qu’il allait partir à l’aventure sur
son dada.

--Mais, pour Barnot, docteur, qu’y-a-t-il eu?

--Qu’y-a-t-il eu?... Au fait, il faut bien que vous le sachiez, car cela
peut arriver, un de ces soirs, à chacun de nous. Ce qu’il y a eu, voici:
à deux heures, Barnot est tombé en forêt, à l’ombre. Les coolies l’ont
rapporté. Il était pâle. Vomissements, fièvre...

--Coup de soleil?

--Pas coup de soleil... Depuis quelques jours Barnot se sentait las,
las, comme il disait. «J’ai envie de me coucher pour tout de bon»,
m’a-t-il confié, pas plus tard qu’avant-hier. Donc fièvre. A trois
heures, 39 degrés, à quatre heures, 39°, 5; à cinq heures, 40°. A six
heures, décroissance de la fièvre, sommeil, pas coma, je dis bien
sommeil. Maintenant, ce qui arrivera: à un moment quelconque, dans la
soirée, il s’éveillera, calme, relativement dispos, lucide... Il sera
bon que l’un de nous soit là à ce moment, car probablement il parlera.
C’est même à cette fin que j’allais chercher Moutier; mais il vaut mieux
vous, n’est-ce pas?... Donc il parlera. Il parlera, puis, la parole
deviendra difficile, lente, il aura froid, enfin l’algidité, le coma...
Comme de juste je ferai des piqûres, mais cela ne saurait empêcher qu’à
trois ou quatre heures du matin, son sang tourne en gelée de groseille
et qu’il soit temps alors pour nous de faire aux confidences recueillies
dans la période lucide un brin de toilette épistolaire, _ad usum
familæ_.

Il ne me vint pas une minute à l’idée que le programme du docteur pût
prêter à contestation.

Et j’étais là, en effet, lorsque Barnot s’est éveillé. Il était onze
heures du soir, je n’eus qu’à le constater au réveille-matin, qui
battait une vraie chamade sur la table. Barnot remua un peu derrière la
moustiquaire, puis ouvrit les yeux, tandis qu’une brusque rougeur
montait à ses joues pâles, exactement comme si une bulle de sang venait
crever à fleur de peau.

Je me tenais assis un peu loin de la lampe, à cause de la chaleur
qu’elle dégageait. Je m’approchai du lit, comprenant que Barnot m’avait
reconnu, et m’introduisis prestement à l’intérieur de la moustiquaire.

--Tourange? articula-t-il d’une voix hésitante, et, de ses mains
étendues en avant, il tâta mes vêtements, comme un aveugle qui s’assure.

Je pris dans les miennes ces deux mains bégayantes et les étreignis. Je
sentis qu’elles s’abandonnaient aux miennes avec un glissement de
plaisir, et il me sembla voir quelque chose de clair reparaître dans les
yeux troubles, comme une flamme s’allume, le soir, à une fenêtre vide,
pour dire: quelqu’un est là!

Puis, Barnot s’agita, joua des coudes comme s’il voulait se remonter,
s’asseoir sur son lit. Je jetai un coup d’œil autour de moi.

La chambre était laide et nue. Deux ou trois tables encombrées de
papiers, quelques nattes vulgaires, à un clou de poutre, un «pêle-mêle»
de photographies, pour les sièges, du rotin tout sec. Pas un coussin
disponible. Seulement une légère pente au matelas du lit sans
traversin...

Barnot saisit mon regard, et le spectre d’un sourire erra sur ses
lèvres.

--Ne cherchez pas, Tourange, il n’y en a pas. Tant pis, je resterai
étendu; d’ailleurs, je crois que je suis mieux ainsi.

--Voulez-vous que j’avertisse le docteur? Il est là, dans la pièce à
côté. On va réveiller aussi votre boy. On vous enverra ce que vous
voudrez.

J’esquissai un mouvement pour sortir de la moustiquaire; mais les doigts
de Barnot se cramponnèrent à mon poignet.

--Non, dit-il, je veux seulement vous parler, Tourange.

Sa voix s’était raffermie.

--Je ne voudrais pas qu’il m’arrive quelque chose avant que j’aie pu
vous parler... pour que vous le répétiez aux autres, à Moutier, à Lully,
à Fagui...

Sa voix était devenue tout à fait naturelle, à peine plus courte
d’haleine, une voix sans éclat, sourde, un peu triste, un peu empâtée
d’accent de terroir, une voix qui, comme sa démarche, semblait traîner
de la glèbe ou des mottes de gazon...

--Vous leur répéterez que je ne suis pas un mauvais camarade, Tourange,
comme ils l’ont cru, tous; pas vous, peut-être...

Pour toute réponse, je serrai la main toujours abandonnée dans la
mienne. Elle était sèche et brûlante au poignet et froide au creux
humide de la paume; et je dois dire que ce contact ambigu était assez
désagréable.

--Je ne suis pas un mauvais camarade, répéta-t-il, non; mais voilà. Un
jour, monsieur de Faulwitz est venu. Monsieur de Faulwitz est mon chef,
j’ai travaillé avec lui au Shantoung... Il est mon chef, comme monsieur
Lacroix était le chef de file de Lully. Nous pouvons avoir des chefs de
file différents, et être quand même bons camarades, n’est-ce pas?

--Nous sommes tous de bons camarades, affirmai-je. Naturellement quand
il fait très chaud, on s’énerve, il y a de l’orage... mais cela n’est
rien, Barnot... rien.

Il ne fut pas dupe de mon ton enjoué.

--C’était quelque chose tout de même, fit-il gravement. Mais je n’ai
rien dit à cause du travail, et maintenant seulement que le travail est
fini pour moi, je veux, je veux parler...

Il fit un effort visible pour tenir bien grands ouverts, en face des
miens, ses yeux, dont les paupières battaient automatiquement.

--Monsieur de Faulwitz m’a donné l’ordre de ne rien dire de sa vraie
personnalité, ni de ses travaux, ni de nos conversations; je le lui ai
promis. C’est tout. Il a travaillé seul. Je ne savais pas d’abord qu’il
venait pour chercher un autre tracé. Il me l’a dit en partant. C’est un
article de la _Revue de l’École française_, vous savez, l’École des
Études extrême-orientales d’Hanoï, qui lui a donné l’idée de rechercher
les voies khmères et de les utiliser. «Voilà comme sont les
Français!--je répète ses propres paroles--ils jettent les idées par la
fenêtre, et ils s’étonnent que celui qui est dehors, à les ramasser,
soit un jour plus riche qu’eux.» Et c’est lui, lui seul, qui est allé
sur le marais pour les sondages. Moi, je lui ai gardé le secret, c’est
tout; mais cela, j’avais le droit de le faire, car c’était mon chef...
Et si le tracé était meilleur, est-ce qu’on ne doit pas le suivre,
Tourange, même si nous devons tous laisser nos os sur la route... sur la
vieille route khmère?

Comme il avait chantonné singulièrement ces derniers mots! Ses yeux
maintenant étaient fermés, et je sentais la fraîcheur de la paume gagner
toute la main. Cela me remit soudain en tête les confidences du docteur
sur la marche de l’accès; et dégageant mes doigts, je me précipitai hors
de la moustiquaire. Le bruit fit jouer à nouveau les paupières figées.

--Mon bon Barnot, dis-je en me retournant, soyez tranquille, je
raconterai tout cela à Moutier. Reposez paisiblement et, dans quelques
jours, nous dînerons tous ensemble à la popote.

Je me demanderai toute ma vie pourquoi je déviai dans ce misérable
mensonge. Il me semble que c’est un peu dégradant que de maquiller ainsi
la mort à un homme, comme si on ne le croyait pas capable de la regarder
honnêtement, toute propre et nue!

Mais Barnot me remit lui-même dans le droit chemin.

--J’ai dit ce que je devais dire. Maintenant qu’il arrive ce qui doit
arriver! Je ne vous demande qu’une chose, Tourange! J’ai une femme et
deux enfants à Heidenwalden.

Il rougit faiblement en articulant le nom de la localité, et je sentis
qu’il avait tâché d’atténuer l’aspiration initiale à la germaine,
familière à son gosier.

--Veillez sur les papiers, en cas de décès. Qu’ils soient régulièrement
faits, pour qu’il n’y ait pas de difficultés, ni avec notre Compagnie,
ni avec celle de l’assurance, qui doivent payer toutes deux...

Il laissa rouler sa tête sur son épaule et ajouta:

--Inutile d’aller chercher le docteur, je m’endors...

Naturellement je me hâtai de cogner à la cloison, comme nous en étions
convenus avec le _toubib_. Celui-ci vit au premier regard de quoi il
retournait, et d’un coup de pied réveilla le boy de Barnot. Alors ils
commencèrent leur besogne, qui était de frictionner, d’accumuler sur les
pieds tout ce qu’on put trouver de hardes, et de faire des piqûres de
quinine et de caféine. Mais le diagnostic de l’homme au microscope était
bon, et c’était le coma qui venait. J’eus un moment l’idée d’aller
chercher Moutier. Puis, je réfléchis que Moutier n’avait pas trop de son
sommeil de la nuit pour la besogne qu’il avait à abattre dans la
journée; je me dis que Barnot me pardonnerait, à cause du travail. Et je
pensai aussi que le docteur avait sa besogne à lui dès l’aurore, une
besogne pour laquelle il fallait qu’il fût alerte et sûr de son œil, et
je le voyais déjà vacillant. Pour moi, mon utilité immédiate se perdait
dans les limbes du kilomètre 84, j’avais des loisirs et je le dis
franchement au docteur.

Il ne fit pas d’embarras.

--Merci, mon vieux, dit-il, en me serrant la main. Il n’y a pas à
espérer que Barnot se montre un malade bien difficile! Vous êtes assez
grand, n’est-ce pas? pour reconnaître le moment où il y aura du nouveau.

Du nouveau, il y en eut quatre heures après. Décidément les pronostics
de ce bon garçon qu’était le docteur, étaient dignes de confiance. Je
m’étais tenu éveillé jusque-là, en étudiant les dessins de moires
bizarres que formaient les plis du filet de la moustiquaire, ou encore
en comptant, à mi-voix, les claques que le boy, en rêve, s’administrait
pour écraser le moustique ennemi. J’en comptai quarante-huit, et au
claquement de la quarante-neuvième, sembla répondre, du dehors, un cri
aigu qui me fit tressaillir. Ce cri, je le connais de longue date, c’est
celui de la grenouille happée par le serpent, dans le marais. Et quand
il eut cessé, j’en restai péniblement énervé; si bien que le silence de
la chambre me saisit tout à coup comme du froid. Le boy ne bougeait
plus, ayant enfoui sa tête et ses mains dans ses hardes, et du côté du
lit de bambou, le faible soufflement auquel, depuis des heures, je
prêtais l’oreille, n’était plus perceptible? Je m’approchai, portant la
lampe, et je vis que Barnot avait les yeux ouverts, et que les
mouvements que je faisais avec cette lampe, dont j’avais enlevé le
globe, ne faisaient pas cligner ses yeux. Alors, je soulevai la
moustiquaire, et j’abaissai moi-même les paupières.

J’eus pitié du docteur, à cause de la visite, et j’attendis qu’une chose
blême se glissât entre les interstices de la paillote, pour frapper à la
cloison. Et il faisait le gris de plomb des aubes tropicales quand je me
rendis à la _sala_ de Moutier.



III


Nous enterrâmes notre camarade Just Barnot entre cinq heures et demie et
six heures du soir. Nous avions fixé cette heure, parce qu’elle laissait
le temps de tout finir avant que la nuit ne tombât sur la fosse, et
qu’elle permettait raisonnablement d’aller tête nue.

Une clairière rectangulaire, en léger retrait du chemin de rive, fut
l’endroit choisi. Elle avait dû être occupée par des vivants, car on y
reconnaissait les traces d’une végétation domestique: des aréquiers, des
palmiers de l’espèce dite «à sucre», et de ces longs bambous secs,
pareils à des perches de houblonnières, où grimpe le bétel. Et c’était
vraiment tout ce qu’il fallait--dimensions, terre molle, facilité
d’accès, et le silence du voisinage!--pour un coquet petit cimetière.

Comme Barnot relevait du culte protestant, le Père du May, le
missionnaire des coolies, ne nous servit pas beaucoup. Cependant, c’est
lui qui s’occupa de la toilette du cadavre, aidé par deux de ses
chrétiens, dressés depuis longtemps à ce cérémonial. Il eut en outre, à
ce sujet, un conciliabule avec Fagui, dont nous ne connûmes les détails
que le soir, à la popote, au moment que Lully fit une remarque un peu
vive au boy, à propos d’une tache de la nappe. Nous avions tous les
nerfs aux dents, de chaleur et de je ne sais quoi. Lully apostropha
l’homme au sampot d’un ton brusque qui n’était guère le sien. Fagui,
auprès de qui, d’ordinaire, la plus douce agnelle est une panthère,
intervint avec non moins de surprenante vivacité, et déclara qu’en
effet, on aurait dû changer la nappe, le matin, mais qu’elle avait donné
celle qui était propre au Père, pour rouler Barnot dedans, attendu qu’on
n’avait trouvé chez le vieux Just que des draps à l’«allemande», grands
comme des mouchoirs de poche, et qui n’étaient pas confortables pour
dormir mille et une nuits; que d’ailleurs elle nous aurait bien demandé
un des nôtres, mais que tous nos boys étaient des paresseux, qui
méritaient la «cadouille», et n’avaient pas fait la lessive sous
prétexte que les «coolies l’eau» n’avaient pas rempli les jarres; et que
si l’aventure de Barnot nous arrivait, ce serait tant pis pour nous, on
nous enterrerait dans des nattes comme des coolies.

Et en guise de péroraison, Fagui piqua une belle crise de larmes... et
nous tous, pendant ce temps, nous nous regardions décontenancés, comme
des écoliers pris en faute, y compris le docteur, qui était notre invité
à l’occasion des obsèques.

C’est Moutier qui, une fois encore, se révéla le chef. Ayant frappé
légèrement la table de la main, il assura d’une voix calme qu’il
donnerait des ordres pour doubler la corvée des «coolies l’eau.» On
avait été pris de court à cause du temps que ce jus de marais mettait à
déposer son limon et à se transformer en sirop potable; mais cela ne se
renouvellerait plus. Nous aurions dorénavant, chez nous, chacun une
paire de draps toujours lessivés de frais pour parer aux imprévus. En
outre, pour plus de sûreté, il commanderait de la toile à Battambang. Il
en commanderait, voyons... combien? Dix mètres, grande largeur? Et, ce
disant, il faisait mine de prendre de l’œil nos mesures. Ce qui nous fit
tous rire, Fagui la première, d’un rire claquant et insensé, au reste,
comme si nous avions tous mâché du haschisch.

J’étais rompu de fatigue et de sommeil, et je voyais dans une buée, tout
ce qui se passait devant moi. Mais nous n’en avions pas fini avec
Barnot, et je dus rester encore à la popote, après les liqueurs. Moutier
avait décidé qu’on installerait sur l’emplacement de la fosse une dalle
et une croix de pierre, une dalle et une croix de ce grès dont le vieux
Just nous avait fournis si abondamment pour notre ballast. D’autre part,
nous étions unanimes à estimer qu’il serait bon d’indiquer sur la dalle
que Barnot était protestant, et comme Moutier n’était pas très compétent
sur ces questions d’étiquette confessionnelle, il s’en rapportait à
notre délibération commune. Lui fournissait des coolies maçons de choix,
des élèves de feu An-hoan, susceptibles d’être élevés à la dignité de
marbriers. Il restait à arrêter ce qu’on voulait graver sur la dalle.

Le docteur proposa une Bible ouverte, car on donnerait facilement le
modèle aux coolies avec un vieux registre, et sa proposition rallia
tous les suffrages.

Puis on tomba d’accord que si on pouvait avoir un petit texte des
Écritures à épigraphier sur la Bible, cela serait tout à fait bien. Nous
fîmes porter un billet, par le boy, au Père du May, et celui-ci nous
envoya un _Manuel du Chrétien_, où étaient les psaumes de David et tout
le Nouveau Testament, et, bien que ce fût une édition romaine donnant
les mots latins en regard des mots français, Just Barnot ne pouvait en
prendre ombrage et suspecter la pureté des textes.

Le livre passa de main à main. Il avait été très feuilleté, et sa
reliure de moleskine noire était râpée jusqu’au grain. Et de nous voir
ainsi, tour à tour, le nez sur les caractères imprimés, cela nous
rappela une occupation de nos soirées d’antan, quand on avait de beaux
loisirs au bord de la troisième rivière, et que Barnot possédait son
rond de serviette à la popote. L’occupation, le jeu consistait à piquer,
à tour de rôle, sa page dans le dictionnaire de Lully, et à marquer un
point par mot dont on ne pourrait fournir l’explication... Il y avait
les cordages de marine et les plantes médicinales qui donnaient beaucoup
de tablature. Nous fîmes ainsi le concours du _Manuel du Chrétien_,
pour la meilleure inscription.

Moutier tomba du premier coup sur un bon texte: «Le soleil ne te brûlera
point durant le jour.» (Ps. CXX, 6.) Moi, je proposai, de mémoire, mon
verset du rhinocéros, mais je ne pus le retrouver et justifier de son
authenticité.

C’est Lully qui emporta le prix: il avait d’ailleurs un avantage visible
sur nous quant à l’aisance de la pratique dans le maniement des
feuillets sacrés. Il fut proclamé vainqueur avec le verset 12 du psaume
pour le jour du Sabbat (XCI, Heb. XCII): _Justus sicut palma florebit_,
et après qu’il nous en eut fait remarquer l’appropriation quasi
prophétique à la tombe de Justus Barnot, creusée au pied d’un palmier à
sucre.

Nous lui sautâmes au cou pour l’embrasser, et le docteur dénichant dans
un coin un squelette de couronne, un raté de confection de l’atelier
funéraire, Fagui le lui enfila sur la tête... Et là-dessus, le même rire
trépidant nous fit claquer les mâchoires.

L’air de la pièce collait au visage, comme une serviette humide et
chaude; et la sueur avait fait avec la poudre, sur les joues de Fagui,
un mélange épouvantable. Et nous riions de cette mascarade... Ce fut une
soirée atroce!

       *       *       *       *       *

Quinze moins un,--et trois mille moins cinquante-cinq! Pour les
cinquante-cinq cela ne donna pas énormément de peine. Il y eut, en
permanence, une corvée de huit coolies, quatre porteurs et quatre
fossoyeurs. Une fois, nous entendîmes des musiques; c’était sans doute
un défunt d’un mérite insoupçonné de nous, un richard qui laissait des
piastres à sa famille. Cela se passait loin de nos salas, dans une vaste
lande sans un tronc ni une racine d’arbre, une dépendance du marais à
peine sèche, facile à creuser, et où il y avait de la place pour les
trois mille, et même pour quelques autres s’il en venait en surplus.



IV


Notre ancienne station de la troisième rivière a reçu de nouveaux hôtes,
qui l’occupent beaucoup plus brillamment que nous ne fîmes jamais. Ils
arrivent de Battambang, et ils ont apporté l’éclat, le mouvement, le
confort qui conviennent aux centres administratifs et aux jolies femmes.

Deux ménages,--l’irrégularité de l’un admise très longtemps.

Deux ménages entrevus à ma descente vers Saigon: les Lanier et les
Vallery. Lanier est venu en remplacement numérique de Barnot; et sa
femme l’a suivi. Ce n’était peut-être pas très sage, à l’avis du
docteur, du moins, mais le couple est si gentil qu’il donne envie
d’excuser toutes les folies. Pour les Vallery, c’est madame Vallery en
personne qui me fournit les raisons, à la descente du train, où j’étais
allé me mettre à la disposition des _déportés_, comme on les appelle à
Battambang.

--Vous comprenez, cette madame, elle montrait madame Lanier, c’est «un
poids léger»; et, si quelque chose la renverse, ce n’est pas tous ces
hommes qui sauront se débrouiller pour la remettre debout. Alors moi, je
suis montée avec elle, moi qui suis un _heavy weight_, et qui la connais
comme vous dites...

Elle rit, et montra ses belles dents, larges et blanches, et sa lèvre
bien en chair.

--Et comme je suis venue, il a bien fallu que monsieur l’Ingénieur en
chef vienne... Moi, les moustiques, les fièvres, les marais, cela ne me
fait pas peur; rien ne me fait peur...

C’est vrai, rien ne fait peur à Hetty Dibson. Hetty Dibson n’a pas peur,
en particulier, d’effarer les Compagnies timides quant à l’estimation du
confort dévolu à leurs ingénieurs, et quant à la supputation du tonnage
de bagages à réserver, à cet effet, sur les trains.

Il faut être juste, c’était un _heavy weight_, un poids lourd, avec
toutes les qualités de la catégorie, à commencer par la solidité. Il
n’eût pas manqué de têtes légères, à sa place, pour jouer, à tort et à
travers, les favorites du potentat, harceler le potentat lui-même
d’exigences fantaisistes et ruineuses. Hetty Dibson n’était point de ces
sottes. Son corps, nourri de pommes à l’anglaise, réclamait autour de
lui quelque ménagement national, et voilà tout. Le chargement de quatre
wagons y eût bien suffi, n’eût été cette petite machine à vapeur
verticale Gilway Bilcox, pas plus haute qu’un éléphant, indispensable
pour l’eau distillée de la baignoire, le courant des lampes et des
ventilateurs, et, n’eût été, si l’on veut aussi, ce joli tas de volets
démontables, d’un modèle bien avantageux,--le seul qui vous procure un
jour satisfaisant pendant la sieste, sans que vous soyez poignardé par
les lames de la lumière, entre les lames du bois. Il y eut aussi, en son
honneur, de menus travaux de jardinage et d’élargissement d’une piste
carrossable--oh! pour un minuscule carrosse caoutchouté à deux roues,
attelé d’un amour de poney pie, qui permit à ces dames d’aller le soir,
en bonnes épouses, attendre leurs maris à la sortie du travail. Mais le
tout ne prit guère plus de trois cents journées de coolies, et, à mon
avis, Hetty se montra si contente, que cela ne valait pas la peine
assurément que Moutier allongeât, devant le père Vallery, la mine du
notaire de la famille à qui l’on donne l’ordre de vendre la tour des
ancêtres! Il est vrai que Moutier venait d’envoyer à Battambang la
statistique officielle de la semaine, laquelle portait à la colonne des
«en moins» cent vingt-cinq Asiatiques, dont cinquante-huit pour fièvres,
vingt-sept pour divers et quarante pour diarrhée cholériforme
contagieuse. Mais quoi! tant mieux alors pour ceux à qui cet éloignement
momentané du marais avait procuré le bénéfice d’un quasi congé de
convalescence, ainsi que le fit observer judicieusement Lully. Et en
définitive, grâce à la route, à la machine et aux bouilleurs Gilway
Bilcox, et à l’esprit pratique anglo-saxon de madame Vallery, nous
avions tous de belle eau claire pour notre table, pour nos tubs, et pour
la lessive de nos draps.

Malgré tout, Moutier garda quelques jours encore un air un peu
renfrogné, quand il voyait le petit tilbury arriver, le soir, à l’heure
où des nuages saumon nagent au-dessus du marais, et où un peu de vent
argente, comme d’une migration d’écailles, la surface brune,--le petit
tilbury noir et le trônement de deux vaporeuses silhouettes blanches, et
le gonflement de deux écharpes sœurs, l’une rose, l’autre bleue, autour
de deux fugitives têtes blondes.

Mais le fond de sa mauvaise humeur était moins peut-être un reliquat de
l’affaire des coolies qu’une conception d’ingénieur qu’il s’était
forgée, relativement aux rapports de la femme et du travail de l’homme.
Enfin, je le soupçonnais d’être un tantinet maniaque et de détester tout
le chambardement apporté dans notre vieux camp.

Je ne le suivais pas du tout sur ce terrain, et j’allais volontiers
présenter mes devoirs à madame Vallery, et admirer autour d’elle, autour
de l’éblouissante sala aux volets dernier cri, une génération spontanée
de boutiques chinoises, d’un ordre de négoce plus relevé que celui des
échoppes à tout faire attachées à l’agglomération pouilleuse de nos
coolies. Je vis par exemple apparaître certain jour, pas très loin de la
borne où le bonze A-Kathor venait s’asseoir jadis pour mendier le riz,
la face replète et souriante, entre ses montants de bois doré et ses
tableaux de laque noire, de Foung-li, l’orfèvre en titre de madame
«l’Ingénieur en chef». Car c’était là un de ces points, précisément, par
lesquels Hetty Dibson se distinguait des petites folles qui n’auraient
pas manqué de faire venir de la rue Catinat des perles retour de la rue
de la Paix, ou autres babioles d’un prix sans rapport avec leur volume.
Hetty Dibson parlait volontiers de son orfèvre et de ses bijoux, du
temps qu’elle consacrait à la commande de ces derniers, du plaisir
quotidien d’en dresser l’inventaire, des mérites de la congaïe préposée
à la garde de leurs écrins. Mais il était bien entendu qu’il s’agissait
là de bijoux à la mode de Battambang, laquelle est un peu barbare, et
s’exerce sur de l’argent ou de l’or à dix-huit carats; et pour ces
bijoux-là, l’orfèvre Foung-li paie tout de suite quarante cents de la
journée aux artistes chargés de paver leur métal de ces rubis, couleur
de roastbeef, extraits des mines locales, et dont le prix n’a rien
d’excessif,--il vous en coûterait moins cher de vous en faire remplir le
creux de la main que si vous demandiez, sur place, la même mesure en
fraises!

Aussi, Foung-li ne trouvant pas qu’il y eût là champ proportionné à
l’ampleur de son génie commercial, avait jugé bon d’épingler à sa
patente d’orfèvre une licence d’entrepreneur de pompes funèbres, et il
avait fait venir de Cholon et rangé soigneusement, dans un hangar
couvert de tout le fer-blanc de nos vieilles boîtes à farine, un
matériel alléchant de bannières, de tableaux, brancards dorés,
banderoles incrustées de miroiteries, trompes, flûtes et autres
instruments d’orchestre.

A la bonne heure! Foung-li avait le sentiment de la clientèle; et il y
aurait plaisir à voir se dérouler, sur les rives du marais, au petit
jour, de beaux cortèges sonnants, étincelants, flottants, ondulants, et
dont les tam-tams étoufferaient le Gong maudit!

Le seul enfantillage qu’on pût raisonnablement reprocher à madame
Vallery, c’était d’abuser de la plaisanterie un peu lourde, un peu
fatigante, qui consistait à se regarder, sourcils froncés, dans tout
miroir à portée, ou à se tâter, du bout de l’index, d’un air perplexe,
la commissure des narines, et à prononcer, avec un rire lugubre, des
phrases dans le goût de celle-ci: «Vous savez Pip, je vous ai averti. Si
j’enlaidis trop, je pars. C’est le miroir qui dira: «Partez!» Le jour
qu’il aura dit, je ferai. Et il est fidèle, lui! Vous ne pourrez le
corrompre, le soudoyer comme la congaïe qui s’exclame chaque matin, par
votre ordre, que madame n’a jamais été si «même chose une fleur»!

Quand il fait le temps qu’il fait, même à trois mois de l’époque
officielle des typhons, il vaut mieux ne pas trop plaisanter, pas trop
rire... Cela énerve comme un cocktail trop angusturé, et cela se termine
souvent mal. A mon avis, Hetty Dibson devrait bien le comprendre, et
surtout le faire comprendre à sa jeune amie, madame Lanier.

Quand ces pointes facétieuses atteignent le cuir tanné du père Vallery,
cela n’a pas trop d’importance. Cela n’amènera guère, on le sent, que le
réflexe d’une grosse claque calmante à l’endroit de la piqûre, ou, plus
probablement, que l’ingestion d’un granule ou deux de philosophie. Mais,
pour ce rôle de guêpe, la petite Lanier, sous la couronne folle de ses
cheveux blonds, me semble assumer des prédestinations plus inquiétantes.

Lanier est un grand garçon, un peu faible, un peu flou, que sa famille a
expédié au Siam-Cambodge, avec toutes sortes de recommandations aux
directeurs, administrateurs, chefs de train, sur le cher enfant, et,
c’est à peu près la première fois qu’on le sort du champ de ventilation
d’un pankah de bureau. Pour ses débuts, que le Dieu du ciel tropical le
garde!

Il y a deux éclairs sur le monde, deux épanouissements de fleurs
fraîches: à l’aurore, de sept heures à sept heures et demie, au
crépuscule, de cinq et demie à six, et entre les deux, sans
discontinuer, l’orage blanc de la lumière, le tintamarre solaire qui
fulgure dans les yeux et casse la tête la plus solide.

Celle de Lanier n’est pas des mieux conditionnées pour la résistance.
Elle prend au sérieux les piqûres de guêpe; et celles-ci s’enveniment
justement à proportion qu’on leur accorde une attention hors de saison,
qu’on les gratte, qu’on y met la loupe pour y chercher le dard. Le
malheureux voit bien qu’autour des yeux de sa femme, autour des jolis
globes clairs, poudroyants d’or, de singulières zones bistrées ont
grandi, et que, sous les pommettes, là où se pavanaient à fleur de peau
les vapeurs roses d’un sang juvénile, ce n’est pas seulement
l’amincissement du galbe qui étend maintenant cette stagnante ombre
grise. Et il tremble quand il la voit, à la manière de madame Vallery,
occupée à se contempler méditativement les phalanges devant le plateau
de son onglier. Il tremble, et se croit obligé d’exhiber des mines
lamentables, car il l’adore, c’est entendu, avec toute la candeur et le
touchant égoïsme d’un garçonnet de vingt-huit ans.

Mais, à ces mines longues d’une aune, elle oppose de petits rires
sourds, ou se met à compter, à haute voix, le nombre de touches de rouge
devenu nécessaire pour obtenir à ses lèvres «sa teinte». Dix-sept! Deux
de plus qu’avant-hier! Et, en vérité, c’est à se demander si c’est bien
pour lui qu’elle est en scène, qu’elle travaille les effets de ce
marivaudage ambigu... Si ce n’est pas plutôt pour éblouir madame Vallery
de ses passes savantes au combat de coquetterie, au duel malicieux
contre l’homme; pour montrer à cette anglo-saxonne, qui n’y connaît
guère que l’emploi du «direct» d’un bon boxeur, ce qu’est le jeu aigu,
raffiné, étincelant de la Parisienne!

Je cause quelquefois de tout cela avec Moutier, au lendemain de nos
visites à la troisième rivière. Moutier n’a-t-il pas un peu la
responsabilité de nous tous, puisqu’il a celle du kilomètre 83? Et si
nous sommes tous ici pour être dévorés par ce serpent de fer, lui, le
grand-prêtre, ne doit-il pas veiller au gaspillage éventuel des
réserves d’holocauste? N’a-t-il pas charge d’âmes et de corps?

A l’heure brève où l’étau se desserre, où l’atmosphère se détend entre
la mâchoire du jour et celle de la nuit, dans la roseur béante du soir,
nous allons, un instant, le long du chemin de bordure de la voie. Il
nous arrive d’y croiser le poney pie et le tilbury noir au-dessus duquel
s’arrondit, sous le vent béni de la course, le double zéro rose et bleu
des écharpes. Moutier souffre d’une légère boiterie et, pour marcher,
s’appuie sur une canne, car il a contracté un de ces ulcères, localisés
mais tenaces, de la pathogénie indigène, quelqu’un de ces _pians_,
plaies annamites--le nom est sujet à variations--qui ne sont guère plus
dangereuses, mais pas davantage guérissables, dans la brousse, que des
engelures dans la cour d’un collège. Cet accident n’entame, au reste, en
rien l’égalité de son humeur, ni la vigueur de sa pensée à première vue
un peu trapue, tout en muscles, si l’on peut dire, mais qui se révèle
soudain richement innervée de sensibilité secrète.

C’est d’un œil maintenant amusé qu’il salue, puis regarde les deux
rieuses silhouettes féminines disparaître dans la fente d’or que
ménage, au débouché sur le marais, le parallélisme des sombres
murailles végétales, taillées à même la forêt, à grands pans verticaux,
de part et d’autre de la voie...

--Deux femmes, dit-il avec un sourire, deux femmes, et de l’autre côté,
combien d’hommes? Mais il faut qu’elles aillent là-bas, pour attester
que le travail de ces hommes est à elles, à elles toutes, les femmes!

Il s’interrompit pour faire sauter, du bout de sa canne, une pierre
échappée du ballast, et que la trace des frêles roues avait effleurée.

--Nous autres, mon pauvre Tourange,--reprit-il, en gardant machinalement
les yeux baissés vers les rubans imprimés dans la poudre, nous autres,
nous ne savons, nous ne sentons qu’une vérité, c’est que nous devons du
travail... et nous voudrions seulement savoir un peu mieux à qui... à
qui est due cette prestation perpétuelle de notre existence. Et nous
sommes satisfaits, notre conscience est en repos, si nous l’avons au
moins consacré, ce labeur d’une vie, à quelque chose, faute de
quelqu’un, à quelque chose qui dépasse la vie humaine! Et il nous semble
que celui qui y a droit, celui dont nous ne pouvons deviner la figure,
mais qui vit dans le monde des choses qui dépassent la vie humaine,
celui-là saura prendre son dû, comme le bonze A-kathor ramassait, hors
des maisons, l’écuelle de riz déposée par les fidèles. Mais la femme ne
veut pas comprendre cela! La femme veut que nous sachions que c’est elle
qui détient la créance de cette dette... La voilà qui s’intronise idole
centrale, et poursuit de sa colère le labeur de l’homme qui lui est
volé. Et, le plus triste, Tourange, et le plus admirable, c’est que
peut-être...

--C’est que peut-être elle a raison!

Ce n’est pas moi qui ai dit cela, c’est Lully, Lully, l’enfant qui vient
à nous, en tenue de chasseur, les canons à l’épaule, débouchant d’une
piste invisible de la forêt.

Et c’est Lully qui ajoute encore, marchant à nos côtés et balançant, de
la main qui ne tient pas la crosse, une longue fleur odorante:

--Orgueil de l’homme qui veut suspendre sa durée périssable, sa petite
moyenne de quarante années à de poudreuses œuvres centenaires! Soif de
l’éternité misérablement étanchée à une grappe de générations!... Mais
que voulez-vous que cela fasse, dites, vos travaux, vos monuments, vos
chemins de fer, hein, Moutier, qui dureront combien, vingt, trente,
deux mille ans, à celle qui porte dans ses flancs toute la lignée
indéfinie des bâtisseurs?

Aucun de nous ne répond à Lully. Déjà l’heure rose, jaune et bleue
s’éteint et le soir commence à peser, le soir où l’on évite de parler,
comme si les paroles prenaient brusquement un poids étrange, qui les
rend dangereuses à introduire dans les cervelles... Nul oiseau ne coupe
la fente claire; mais, de-ci, de-là, quelque papillon, luné de bleu,
volète d’une muraille à l’autre, comme affolé par l’impénétrabilité de
la paroi. Nous nous collons silencieusement au talus de la voie, lorsque
reparaît, lanternes allumées, le tilbury garni de ses blanches
conductrices, derrière qui chevauchent, tête nue, les époux. Et c’est
seulement au moment où, ayant atteint, à notre tour, le nœud de
bifurcation, nous découvrons le marais, sur lequel traîne un dernier
reflet rouge, que Lully s’exclame, avec une gambade d’écolier:

--Zut! Trop tard, pour aller voir les grues antigones danser devant le
coucher du soleil!

Sa main désigne, vers l’extrême ouest, au delà de la corne saignante du
marais, tout un pan du ciel bariolé comme une lanterne chinoise, et qui
paraît loin, très loin...

Lully est resté l’homme des eaux limoneuses, le grand explorateur du
marais. Il connaît les végétations amphibies, les nacres, les corolles
flottantes, les buissons-radeaux infestés d’abeilles, et surtout la
prodigieuse vie ailée que le morne léviathan de Chang-préah détache de
son sein croupi, avec des palpitations lentes ou des jets radieux, le
matin et le soir, à l’heure des prières.



V


Lully a eu tort de forcer ainsi la note sacrilège, de braver si
ouvertement, si obstinément le ma-koui du Gong funèbre. Lully a eu
tort... mais nous! Nous avons eu tort de vivre pour voir cela. Nous
avons eu tort surtout d’emmener Fagui avec nous, et d’arriver ainsi à la
minute précise, juste exprès pour voir... Si nous étions partis dix
minutes plus tard! Si seulement Moutier avait suivi son idée d’aller
changer de canne, avant de se mettre en route! Nous n’aurions pas vu,
nous n’aurions pas entendu!...

Sans doute, Georgie n’aurait jamais reparu à la popote; mais nous
aurions pu supposer qu’on l’avait assassiné proprement, d’une charge de
plomb ou d’un coup d’anspect, ou que lui-même avait choisi un grand coin
d’ombre épaisse dans la forêt, pour dormir une très longue sieste! Nous
n’aurions pas vu les yeux, ces yeux où toute l’horreur, remontée du fond
de l’être, venait crever en deux bulles noires, affreuses; nous
n’aurions pas entendu le cri, le cri qui secouait, au-dessus de nos
têtes, les colonnes de la vie et auquel notre silence seul était assez
atroce pour répondre!

Et voilà qu’il faisait très beau ce jour-là, le trente-quatrième de ma
réinscription à la popote, ainsi qu’en pourraient témoigner les cahiers
de Fagui. Il faisait beau, il faisait bon, car un souffle, venant des
bosquets du Paradis, s’était levé vers la quinzième heure.

Et quand Moutier passa devant ma porte, boitillant mais allègre, et, du
bout de sa canne, me montra le miracle d’un horizon couleur de jardin,
c’est de bon cœur que, pour le suivre, j’abandonnai le misérable carnet
sur lequel j’étais en train de griffonner des pentes et des métrages.

Nous descendîmes la rive vers l’est, tournant le dos au campement des
indigènes, et, c’est ainsi que nous passâmes devant Fagui, dont la sala
était une des dernières dans cette direction.

Fagui, assise sur sa terrasse, n’était occupée qu’à déguster la liqueur
céleste et, nous ayant fait un signe, elle se hâta de venir nous
rejoindre, un couvre-chef de fortune épinglé à la hâte sur sa tête.

--Georgie est déjà parti pour là-bas, nous dit-elle, tâcher de tuer des
marabouts, c’est la bonne saison pour les brins... Si vous voulez, nous
pouvons marcher à sa rencontre.

Que Moutier ne suivit-il, à ce moment, son idée d’aller changer de
canne! Celle qu’il avait à la main se prêtait assez mal à l’appui. Elle
provenait d’un fléau d’ancienne balance chinoise, dont l’impeccable
rectitude avait séduit Moutier, non moins que l’agencement
hiéroglyphique des petits clous de cuivre incrustés dans son bois pour
indiquer les mesures.

Moutier avait pour ce bâton une prédilection, où se mêlait un rien de
coquetterie, de cette coquetterie, un peu inattendue dans ses choix,
spéciale aux hommes qui ne sont pas coquets.

Bref, nous partîmes ainsi à l’heure que le destin voulait, que voulait
le Gong peut-être, pour ébranler nos cœurs d’un coup retentissant, au
seuil de leur folle entreprise.

Nous partîmes. Nous avions la forêt à main gauche, toute luisante des
bosselures métalliques de ses feuillages, et, à droite, le marais.

Marais, le mot n’est peut-être pas très exact pour ce vaste réservoir
d’eaux limoneuses qui adopte, vers l’ouest, les alourdissements d’un
dessin de mamelles, dont deux arroyos figurent les pis nourriciers.
Marais, non. Toute cette masse filante et boueuse glisse, d’un mouvement
imperceptible mais sûr, qui suffit à la nettoyer des joncs et permet que
l’odeur n’en soit pas pis que fade,--rien autre qu’horriblement fade.

Fagui marchait entre nous, en sorte que, tout en causant, je pouvais
détailler son délicat profil. Il n’était point trop cruellement altéré
par l’épreuve climatérique; mais la nuque mince fléchissait, comme si la
couronne de la chevelure pesait sur elle, de tout son poids de métal
précieux... Et déjà la crainte des flammes de l’air qui donne à tous
ici, si l’on n’y prend garde, l’habitude de marcher comme les bêtes, les
yeux vers la terre.

De quoi pouvions-nous causer? Comme des marins de la mer, comme des
chasseurs de gibier, comme un vigneron de sa vendange, comme une mère
de son fils, comme un soldat de l’ennemi, nous causions de lui, du
kilomètre 83, de l’espoir de le coucher bientôt sur son lit de béton,
d’achever le travelage, de voir tendus les quatre rails, fins et
brillants comme des cordes de guitare... Ah! la belle sérénade, ce
soir-là!

C’est Moutier qui se révélait ainsi poète, en clopinant. Il était tout
joyeux, tout inspiré. Le matin même avait commencé de fonctionner
l’organisation qui doublerait le nombre des trains de ciment arrivant
quotidiennement de Battambang.

Il y avait bien les cent dix-huit coolies et les deux contremaîtres
marqués d’une petite croix noire, au rapport hebdomadaire...

Mais, bah! on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.

Et puis, il faisait si beau, il faisait si bon, ce jour-là!

Mais Fagui, levant la tête, dit doucement:

--Tant pis, si cela marche bien, tant pis, si c’est bientôt fini!

Moutier fronça les sourcils, entendant ces paroles. Mais Fagui répéta de
la même voix douce, avec un pauvre petit sourire, un sourire qui me
faisait le même effet que lorsque je voyais à ses lèvres, au lieu d’un
bel œillet de France, quelque triste fleurette du marais.

--Oui, tant pis, tant pis pour moi! Vous autres, vous ne pensez jamais à
cela! vous faites votre œuvre, vous avez votre but, il brille devant
vous... Mais, nous? Nous sommes casées dans votre ombre, tant que vous
êtes loin du soleil!... Lorsqu’on le touche, ce soleil, le jour de
gloire est arrivé, hein! et Fagui n’a plus qu’à disparaître!

Moutier, un peu gêné, tenta de protester, en secouant la tête avec
énergie.

--Vous savez bien, Fagui, que vous pouvez compter sur l’affection de
Georgie...

--Oui, ici... et c’est justement pour cela que je souhaite que cela ne
finisse pas. Mais cela finira tout de même. Voyons, Tourange, pourquoi
vous, hommes honnêtes, voulez-vous, sous couleur de gentillesse, nous
faire faire de mauvais calculs? Ici, vous êtes très gentils pour moi,
tous, mais, dans six mois, dans un an, mettons dans deux, vous aurez
quitté le Siam-Cambodge. Vous serez rentrés à Paris, vous aurez des
économies, vous pourrez faire la fête, si le cœur vous en dit; et, si
quelque jour vous rencontrez Fagui à un coin de rue, Fagui, une femme
dont le teint aura gardé des stigmates, une femme qui ne sera pas très,
très élégante... il n’y aura pas longtemps qu’elle aura débarqué,--eh
bien! soyons francs, vous la saluerez, oui, de loin, un peu vite, un peu
honteusement, comme la complice d’une chose dont il vaut mieux ne pas
parler...

Cette fois, nous protestâmes ensemble véhémentement en tâchant de
trouver des mots péremptoires pour établir la bonne place de notre cœur,
la sûreté de notre mémoire et notre inaptitude reconnue à faire la
fête... Tant que Fagui se prit à rire, ce qui encouragea Moutier à finir
la chose en plaisanterie.

--D’abord Fagui, dès le débarcadère, sera très élégante; elle aura des
chapeaux où frissonneront tous les brins de croupion des marabouts
massacrés par Georgie en son honneur.

Sur quoi, Fagui retrouve son sérieux, pour affirmer gravement, la
malheureuse, que c’était elle en effet qui avait conseillé de ne pas
laisser passer la bonne saison des aigrettes et des marabouts. Car si, à
Chang-préah, il n’y avait pas lieu de se tourmenter outre mesure des
frais de modiste, il fallait bien, en conséquence de ce qu’elle venait
de nous exposer, penser à l’avenir...

Et juste, comme elle répétait: «J’ai profité de ce beau jour pour
envoyer Georgie», juste comme elle achevait d’assumer bénévolement la
conduite des rouleaux écraseurs du Destin, un coup de feu éclata sur la
droite.

Il y avait là des bouquets de ces arbres à troncs blancs, amis des
terres inondées, que l’on appelle en Cochinchine «des trams»; et leurs
feuillages depuis un instant nous masquaient la rive.

Par-dessus les cimes, nous vîmes monter, pattes pendantes, très haut
dans l’air doré, un marabout au manteau de cendre, et quelques paires
d’ailes moins notables; et nous courûmes vers la détonation, en hélant
joyeusement.

Alors éclata le cri, le cri de l’homme happé par le marais! Et nous
vîmes la tête à fleur de boue, la tête, seule, comme hors d’une cangue,
la tête, et, trouant la tête, cette bouche noire d’où sortait l’appel
épouvantable, ininterrompu, jusqu’à ce que, d’un coup, le flot immonde
l’eût bâillonnée...

Je pense que les naufragés, qui ont surpris, d’un radeau, certain
bouillonnement roux autour de celui des leurs glissé par mégarde, et qui
ont constaté les suites, sont à même d’apprécier la qualité de nos
réflexions pendant ces vingt secondes. Cependant nous fut épargnée
l’horreur de voir remonter quelque chose à la surface. Cela fit
seulement un trou sale dans le joli tapis vert, qui donnait, au soleil
couchant, l’illusion d’une pelouse où mener folâtrer des jeunes
filles... En arrière s’alignaient des buissons sordides, par lesquels
avait dû arriver Lully courant vers la pièce abattue.

Bien entendu, je n’observai pas cela tout de suite, ma principale
besogne ayant été d’abord d’empêcher Moutier de se jeter aussi
là-dessus, ce que j’obtins en le lançant à la volée--il n’est pas très
lourd, le malheureux--contre un tronc de tram. Ce détournement d’idée
l’amena à casser des branches avec frénésie, ce en quoi je l’aidai tout
aussitôt, à dessein d’en joncher le faux gazon et de gagner des mètres à
plat ventre. C’était aussi vain que de semer de la paille sur le Mé-Kong
pour construire un pont, et, après dix bonnes minutes, pendant
lesquelles je laissai les nerfs de Moutier se détendre à cette besogne,
comme le crépuscule commençait à s’assombrir, je lui fis remarquer qu’il
était temps de ramener Fagui à la maison. Elle avait fait moins de
manières que Moutier, et s’était contentée de tomber raide et de rester
là, toute blanche et les yeux fermés.

Les trams nous fournirent encore de quoi confectionner une litière pour
la rapporter jusqu’au chemin de rive. Elle n’était plus évanouie, mais
s’obstinait à nous regarder, les dents serrées, les yeux
extraordinairement foncés, virés au noir, et sans faire mine de bouger.

Nous repartîmes ainsi, entre chien et loup, Moutier ayant lâché sa canne
pour empoigner les deux brancards. Je savais bien qu’en l’état de sa
jambe, nous ne pourrions aller très loin dans cet équipage; mais je
tenais à l’éloigner suffisamment de l’endroit. Après un quart d’heure de
marche clopinante, je lui proposai de faire halte, et lui confiant Fagui
et le soin de l’éventer--car le bourdonnement des moustiques
s’accroissait avec l’opacité des ténèbres--je pris le pas gymnastique
vers le camp.

J’en revins avec le docteur et des coolies, et des lanternes, cordes,
perches et planches. Tout ce dernier attirail était, je l’imaginais
bien, superflu. Mais je tenais à satisfaire Moutier et les nerfs en
révolte de Moutier. Fagui était debout quand j’arrivai. Elle ne
manifesta rien devant mon peloton de sauvetage et se laissa emmener
sans difficultés, toujours muette, par le docteur.

Nous autres, nous retournâmes au bois de trams et commençâmes notre
travail aux lanternes. Nous finîmes par lier une façon de radeau, qui
nous permît de venir à l’aplomb du trou, reconnaissable, comme un accroc
au milieu du drap d’un billard.

Mais c’est en vain que nous sondâmes, sur place et alentour, avec nos
perches et nos cordes à grappins. Ce n’était pas, je m’en doutais, un
marécage aux croupissements léthargiques que cette fosse de Chang-préah;
mais, sous la peau figée de la surface, un véritable fleuve de limon
s’ébranlait, avec un courant et des remous. A un moment donné, la lune
s’était levée, tout exsangue, au ras de cette plaine hypocrite, et cela
m’avait fait mal... Elle avait dépassé le zénith et jetait sur le marais
une grande nacre glaciaire, que Moutier ne voulait toujours pas se
décider à partir. Quand il fut enfin convaincu de l’inanité de nos
tentatives, il se mit à jurer comme un païen, puis à hurler que Georgie
ne s’en irait pas comme un chien crevé, qu’il allait lui bâtir un
monument mémorable, qu’on coulerait dans le trou, en guise de
fondations, tout le ciment du kilomètre 83, duquel kilomètre, lui
Moutier «avait sa claque», et que tous les bonzes viendraient se mettre
à genoux devant le monument, et tous les coolies, encadrés de leurs
caïs, de même, et qu’il flanquerait de sa main la cadouille à tous ceux
qui ne s’agenouilleraient pas convenablement...

Et, tout d’un coup, il lui vint une idée beaucoup plus simple, qui le
calma comme par enchantement. Il souleva son chapeau et resta tête nue,
deux minutes, face au trou. Et je fis comme lui, un peu honteux de
n’avoir pas eu cette idée-là plus tôt, au moment, par exemple, que les
yeux du petit dégageaient toutes les épouvantes, toutes les
miséricordes, et toutes les écumes de la vie, pour nous demander, en
échange, ah! Dieu sait quoi!

Moutier eut sans doute le même sentiment, car je vis son regard fuir le
mien, tandis que, de sa voix ordinaire de chantier, une voix un peu dure
et basse, il commandait le rassemblement des coolies.



VI


--Grande secousse nerveuse. Folie guérissable, sans doute... Ne pas la
contrarier, résuma le docteur.

Et il insinua que, si ces dames voulaient se charger de Fagui, elle se
laisserait probablement emmener sans résistance à la troisième rivière.
Ce qui serait une solution point mauvaise, étant donné qu’elle ne
voulait pas rentrer chez elle.

--Je suis débordé de l’autre côté, mon pauvre Tourange, et en
avertissant seulement madame Vallery, qui me paraît être la tête froide
de là-bas, de ne pas trop se laisser impressionner par le cri...

--Quel cri? interrompis-je, avec un petit serrement de gorge, au
souvenir...

Le docteur ajusta son binocle sur son nez.

--Au fait, je ne vous ai pas raconté ce que je suis devenu, hier soir,
quand vous me l’avez confiée. Tout alla bien pendant les premières
minutes. Fagui s’était mise debout et marchait à mon côté
tranquillement, la tête basse; pour plus de sûreté, j’avais pris son
bras... Tout alla bien jusqu’à ce tournant où le chemin laisse à droite,
vous savez, tout un chapelet de petites mares, pas très loin de
l’ancienne sala de Barnot. Comme nous attaquions le tournant, voilà
qu’un cri de perdu nous part quasi dans les jambes, un de ces affreux
cris de grenouille déglutinée par le serpent d’eau... Et, tenez,
précisément, la nuit de Barnot, vous rappelez-vous, nous eûmes une
sérénade de ce goût-là... Point surprenant qu’en recevant cette musique
dans les oreilles, la pauvre femme soit retombée raide, avec de grands
tremblements dans tout le corps, comme s’il y passait des décharges
électriques!... Grenouille, contractions, je pensais à l’expérience de
Galvani, était-ce bête, hein!... Il a fallu la recoucher sur sa litière
et la transporter comme une blessée. Je comptais la déposer sur son lit,
m’en remettre à la congaïe du soin de la dévêtir, et passer la nuit
dans la chambre voisine, à toute éventualité. Mais, sitôt sa porte en
vue, la voilà qui bondit sur ses pieds, et, quand je veux l’engager sur
l’escalier de sa véranda, qui me résiste et se met à crier, à crier, à
la façon de la grenouille... Ma foi, je l’ai ramenée jusque chez moi.
Elle a été bien gentille, la pauvre, sauf que jusqu’à quatre heures du
matin, par intervalles, elle lançait ce cri déplorable, pendant une
dizaine de secondes, de moins en moins fort... à la fin tout doucement,
comme pour elle... et puis, elle s’est endormie. Ce matin elle est très
calme; elle cueille des branches dans mon jardin et les met dans les
pots que lui présente le boy.

Je serrai la main du docteur.

--Vous avez raison, dis-je. Le meilleur serait de l’éloigner d’ici pour
quelques jours, de la transplanter dans un milieu où rien ne soit pour
la froisser. Je crois qu’en effet madame Vallery est la femme de la
situation. Je l’ai vue s’occuper de la congaïe de Dumoulin, mon
contremaître, et cependant nous savions tous le vrai nom de la diarrhée
de cette malheureuse... _Good bye_, docteur! Je vais parler à madame
Vallery.

Hetty Dibson, chez qui, le temps de sauter en selle, je me suis rendu,
s’est avérée la tête froide et solide que nous espérions. Il fut convenu
que, l’après-midi même, elle viendrait chercher Fagui en tilbury, et
qu’un paquet de linge et d’objets de toilette, préparé par la congaïe,
suivrait. Elle voulut me garder à déjeuner, mais je déclinai son
invitation, ne me souciant pas de laisser Moutier seul à la
popote,--elle était déjà bien assez vide!

A onze heures et demie, je me retrouvai donc tête à tête avec André. Sa
mine était mauvaise, je ne pus m’empêcher de lui conseiller un peu de
repos. Mais il haussa doucement les épaules et me répondit, avec un
sourire paisible, que le plus simple était, maintenant que la machine
était lancée, d’espérer qu’elle tiendrait jusqu’au bout. Puis, il
m’entretint, sans transition, des mesures qu’il avait arrêtées dans la
matinée. Mesures dont j’aurais été surpris, sans doute, il y a quelques
mois.

Il m’annonça qu’il avait demandé au Père du May de venir réciter les
prières funèbres sur l’emplacement où était enfoui--il hésita à
prononcer le mot--Lully; que lui-même se proposait d’accompagner le
Père, et que, plusieurs contremaîtres ayant manifesté une résolution
semblable, il avait décidé que la cérémonie aurait lieu au coucher du
soleil, à la fin du travail, laquelle fin serait devancée d’une heure à
cet effet.

Je l’assurai de ma volonté d’être à ses côtés, et je réclamai d’avertir
le docteur et les gens de la troisième rivière, à l’exclusion des dames
qui seraient occupées ailleurs; et, à ce propos, je lui rendis compte de
l’emploi de ma matinée. Il nous approuva de point en point et ajouta
seulement:

--On ne peut laisser la sala abandonnée aux congaïes et aux boys. Allez
faire un inventaire. Mettez de côté ce qui, papiers ou souvenirs, peut
intéresser la famille; on l’expédiera à Battambang. Pour le mobilier et
le linge de la maison, on les dirigera peu à peu vers la troisième
rivière. J’imagine que vous n’êtes pas un homme de loi--en disant ces
mots, il me regardait dans les yeux--et que nous ne chicanerons pas ici
sur l’union libre.

Nous mangions vite, évitant instinctivement de regarder autour de nous,
et de constater par exemple que les bouquets des vases auraient dû être
changés. Ils avaient été faits, la veille, par Fagui, avec ces plantes
du marais, dont les fleurettes sont pareilles à des gouttes de cire
rouge, et dont les feuillages noircissent et se corrompent très vite à
l’air pur.

Comme nous avalions le café, nous entendîmes un pas monter la véranda,
un pas d’Européen, nous ne pouvions nous y tromper, tout assourdi qu’il
fût par la chaussure chinoise, et le Père du May apparut dans
l’encadrement de la porte. A l’exception de la botte de toile à semelle
de feutre, son costume était celui des prêtres français: soutane
d’anacoste noire, rabat bordé de perles blanches, ceinture à la taille
et barrette sur la tête. Il avait la main gauche fermée sur son livre,
et la droite, celle qui venait de déposer le parasol contre un poteau de
la véranda, passée à la ceinture, selon un geste qui lui était familier;
et, quoique, à son essoufflement, on pût deviner la rapidité de sa
course, son visage était sec et sans rougeur.

Moutier vint avec empressement à sa rencontre et lui offrit un siège;
mais il le refusa, d’un geste de la main qui tenait le livre, et,
debout, nous exposa l’objet de sa visite, de la voix grise qui était la
sienne, et sans se départir de ce sourire qui ne quittait guère ses
lèvres soigneusement rasées, mais qui ne découvrait jamais les dents.

Il exposa qu’un grand nombre de ses chrétiens faisaient partie des
équipes placées sous les ordres de M. Lully, et, sachant qu’on devait
aller dire des prières pour lui, seraient heureux de grossir le cortège
de leur présence et de celle de leurs camarades.

--Je crois pouvoir répondre du bon ordre, monsieur, ajouta-t-il. Mais,
vous n’ignorez pas le goût de tous les Asiatiques pour les pompes
funèbres. Verriez-vous un inconvénient à ce qu’ils donnent, à cette
occasion, libre carrière à leur fantaisie? Bien entendu, je serai là
pour veiller à ce qu’elle ne dépasse pas certaines bornes.

Moutier octroya toutes les permissions, et félicita même chaleureusement
le Père des bons sentiments de ses chrétiens. Celui-ci reçut les
félicitations avec son éternel sourire, où l’on pouvait retrouver une
politesse distante d’homme du monde, aussi bien qu’un embarras de paysan
s’astreignant à l’amabilité, s’inclina légèrement, et s’en fut rouvrir
le parasol qu’il avait laissé sous la véranda.

Moutier écouta longuement le bruit discret de son pas disparaître, comme
volatilisé dans la fournaise extérieure, puis me dit, avec un regard
singulièrement expressif:

--Personne ne saura jamais les services que nous a rendus cet homme! Je
n’ai pas eu une révolte, pas une rixe, pas un semblant de désordre. Il
n’est jamais venu, comme ne s’en serait pas fait faute quelque _Padre_
d’ordre inférieur, me harceler de réclamations au nom de ses protégés...
Les bonzes et le pieux A-Kathor ont tout machiné, j’en ai eu les
preuves, pour provoquer une grève et des troubles. C’est à lui, à lui
seul que nous devons de ne pas avoir nos chantiers déserts. Décidément
Mureiro Vanelli est très fort!



VII


Ce fut un étrange cortège que celui que nous menâmes en l’honneur et
sauvegarde de l’âme de l’ingénieur George-Antoine-Louis Lully, décédé à
Chang-préah dans la trente et unième année de son âge. Ce fut un étrange
cortège que celui de cette promenade aux flambeaux, conduite par un
prêtre, et se déroulant comme un dragon fumeux et resplendissant au gré
des méandres d’une rive innommable. Près de douze cents coolies étaient
venus, et--comme on ne pouvait passer qu’à trois de front,--du Père du
May, qui, en surplis empesé de frais, une étole noire au cou, ouvrait la
marche, au vieux Foung-li veillant, à l’arrière garde, sur le contenu
de son hangar vidé, il y avait place pour plus d’une belle ondulation.

Chacun de ces volontaires portait quelque chose à l’épaule, qui une
hallebarde, qui la tige d’un dais, qui la hampe d’une bannière. Pour
celles-ci, leur soie rouge ou mauve était peinte ou brodée
d’inscriptions, dont le texte avait été soigneusement expurgé par le
Père; un gigantesque drapeau tricolore dominait, comme une tente au
sommet d’une colline, leur peuple chatoyant.

Les figurants, qui n’étaient pas dépositaires d’un de ces numéros
recherchés du matériel de Foung-li, s’étaient équipés à tout le moins
d’une grosse branche d’arbre, habillée de ses feuillages et retenant à
sa fourche, comme un nid de phénix, une ronde lanterne, jaune ou rose,
ou simplement blanc-de-deuil. Les plus ingénieux, s’inspirant du rite
qui veut qu’à l’occasion des fêtes funéraires, soient exhibés les
simulacres des objets familiers du mort, avaient choisi de confectionner
des grues éclatantes, au bout de longues perches, dans la buée rousse
des fumées.

Les caïs, le rotin au poing, maintenaient un ordre exemplaire dans les
rangs, et leurs vêtements de gala aux nuances tendres, bleu pâle et
lilas, faisaient des taches miroitantes, comme des plastrons de
cuirasses dans le clair-obscur du cortège.

Toute cette belle ordonnance ne s’était pas établie, cela va sans dire,
sans à-coups, rumeurs et perte de temps; et il était tout à fait nuit
lorsque nous nous mîmes définitivement en route.

Immédiatement derrière le Père, marchaient des joueurs de trompette qui
commencèrent à tirer de leurs instruments des sons prolongés, graves et
monotones, comme des glas.

Oui, c’était un étrange cortège et je suis sûr que Georgie n’en aurait
pas détesté le spectacle pittoresque. Malheureusement je n’avais pour
voisin que ce pauvre Lanier, qui ne cessait de geindre et de s’éponger.
Il me parut insupportablement nerveux, et, comme je lui demandais des
nouvelles de Fagui, tout ce qu’il trouva à me répondre, c’est quelque
chose comme: «Mon cher, si cela continue, dans quelques jours nous
serons tous plus fous qu’elle.»

Arrivés au bois de trams, nous nous entassâmes tant bien que mal sur la
rive ferme, et laissâmes le Père entonner les prières et purifier le
marais d’eau bénite, dans la direction de l’endroit...

Toute la foule des coolies chantait, à son signal, le _Dies iræ_ avec
une prononciation des mots latins à la française et une justesse
d’émission des notes du plain-chant stupéfiantes. J’observais
curieusement ces faces placides essayant de se terrifier chrétiennement
à l’évocation des tribulations redoutables par lesquelles doivent passer
les vénérés ancêtres... Et jusqu’à quel point le Père était parvenu à
opérer cette transmutation des cervelles, c’est ce que je ne voudrais
guère approfondir. Mais je sais qu’en revanche, pour nous autres, une
transmutation contraire n’était pas loin d’être réalisée, et que cette
prose funèbre nous semblait aussi peu de saison qu’un vêtement noir, par
exemple.

Nous étions là, nous le sentions bien, pour rendre hommage à notre
camarade, ouvrier de l’œuvre, et, par-dessus l’ouvrier, à l’œuvre
elle-même, et, par-dessus l’œuvre, à Celui qui, comme avait dit Moutier,
a qualité pour ramasser tous ces hommages, comme le bonze son riz... Et
notre âme était sereine et joyeuse, je le jure!

Il n’y avait une toute petite exception peut-être que pour ce malheureux
Lanier qui, visiblement, ne gouvernait plus ses nerfs. Et lorsqu’au
moment du _Tuba mirum spargens sonum_, les trompettes crurent bon de
scander le chant de quelques meuglements qui se répercutaient sur l’eau
lourde comme un miroir de bronze, voici le pauvre homme qui se met à
pleurer, comme si c’était sa jeunesse et sa joie qu’on jetait à l’abîme.

Cependant, quand ils eurent fini de faire monter le chant terrible vers
le Dieu de l’Universelle Vengeance, les choristes passèrent à quelques
cris plus nationaux, à destination spéciale du ma-koui de Chang-préah;
et ce faisant, brandissaient les oiseaux de papier et de feu vers le
ciel écrasant. Et juste, à cet instant, la lune se leva, ronde et
cuivrée comme un gong, et sa lumière fut vite assez abondante pour qu’au
retour on pût éteindre les lanternes, par économie, sur l’ordre du
Père.



VIII


Il y a quelque chose de plus au fond du marais, et que le Père n’ira pas
bénir! Quelque chose que le docteur et moi avons jeté hier soir, et qui,
Dieu nous entende! ne remontera pas des tréfonds...

J’avais employé la sieste à inventorier la succession de Lully. Point
n’était matière à gros travail: des papiers, une montre, des bibelots
personnels, les hardes du défunt, comme disent les formules
officielles... Du tout, avec l’aide du boy, j’avais empli quelques
caisses, bien assaisonnées de poivre du pays, que Battambang se
chargerait de faire parvenir à qui de droit. La moitié de l’argent,
quatre cents piastres environ, devait prendre dans une enveloppe
cachetée le même chemin. L’autre moitié de l’argent et les meubles
restaient, jusqu’à nouvel ordre, la propriété de madame
Françoise-Marguerite Dumont. Tout ce mobilier, y compris le piano à
table mécanique, valait, d’ailleurs, sans plus, les frais de son
transport. Quant à ces meubles spéciaux que représentaient les oiseaux
empaillés, nous avions décidé, Moutier et moi, M. Vallery assistant à la
délibération, qu’ils étaient censément passés au feu des enchères et
adjugés, sous astreinte de rester momentanément sur leurs perchoirs; à
savoir, à Moutier, le lot des rapaces, à Tourange, celui des échassiers
et des palmipèdes. Ce qui permit de joindre quatre billets de cent
piastres à chacune des bourses de la communauté.

Il ne me restait plus qu’à pénétrer dans une petite pièce que Lully
appelait son atelier, sans que j’eusse jamais su au juste à quels
travaux il s’y livrait: peinture, photographie, menuiserie. A vrai dire
nous le soupçonnions plutôt de manigances artistiques, mais il était,
sur ce chapitre, d’une réserve qui tantôt vous présentait les voiles
d’une timidité virginale et tantôt les verrouillements inquiétants d’un
arcane d’alchimiste. La chaleur était très dure, et le peu de mouvement
que je m’étais donné avait suffi à procurer à mon épiderme la tonicité
d’une vieille serviette de bain. En ouvrant la porte que je franchissais
pour la première fois, j’éprouvai une sensation marquée de fraîcheur,
que je m’expliquai d’abord par l’orientation de la pièce, mais je
flairai en même temps une odeur bizarre et fade, dont je n’analysai
exactement la désagréable fadeur, qu’après avoir vivement poussé le
volet de bois plein de l’unique fenêtre.

C’était l’odeur même du sommeil du marais, du limon des couches
profondes... Et, en effet, au milieu de la pièce, un grand baquet
débordait d’une glaise gluante et rougeâtre. A sa couleur, j’en reconnus
l’origine; elle provenait à coup sûr du banc argileux qui venait
affleurer la rive, au sud de la digue. Une ancienne tradition locale
attribuait à cette argile des propriétés plastiques et céramiques égales
à celles des meilleures terres de Cay-may en Cochinchine, encore que son
exploitation demeurât englobée dans l’anathème général jeté sur le
domaine du Gong. Mais Georgie bravait l’anathème!

Outre le baquet, il n’y avait dans la chambre qu’une façon de sellette
de sculpteur et, sur une alignée de planches en étagère, tout ce qui,
modelé par les doigts de Georgie, était passé de cette sellette sur les
planches. Mes nerfs sautèrent à la révélation de ce musée des horreurs,
complément inattendu du beau cabinet.

Toutes les bêtes gluantes, toute cette faune grouillante, innommable et
répulsive des eaux épaisses comme le sang, tout le cauchemar flasque,
gélatineux, visqueux, pustuleux, écailleux du marais, chéloniens,
sauriens, et batraciens, têtards, tritons et salamandres, escargots
géants, sangsues gonflées comme des outres, tortues à têtes de crapauds,
ignames à la langue de serpent, serpents à la peau de poisson, défilait
là. Par surcroît, la fantaisie tératologique de l’artiste avait enchéri
sur celle de la nature. Une ingéniosité abominable, amalgamant le
démesuré et le disproportionné, greffant le biscornu sur l’amorphe,
avait trouvé moyen d’épanouir, jusqu’à la splendeur, la monstruosité.

Des yeux, comme des bulles délétères, étaient sur le point de crever,
des ventres, pareils à des sacs à glandes, tenaient des conciles, des
pattes proposaient leurs membranes tendues, semblables à des ailes de
vampires... Et tout cela dégageait, comme la sienne propre, l’horrible
odeur fade du limon originel, en dépit de l’enduit de couleurs glauques
ou jaunâtres, dont il était comme huilé, et dont les poudres--sans
doute, quelque héritage du vieil An-Hoan,--emplissaient encore, à même
le plancher, des fonds de frêles coquilles.

Fasciné et écœuré tout à la fois, je ne bougeais pas du milieu de la
pièce, n’arrivant ni à secouer le malaise, ni à briser le charme qui
immobilisait mes regards devant ces démences.

A la longue, la découverte d’un papier, cloué comme une étiquette, au
rebord d’une des planches, me décida à faire quelques pas en avant. Sur
le rectangle blanc, simple feuillet détaché d’un carnet, je lus alors
ces mots inscrits de la main même de Lully--je reconnus, sans
hésitation, la grande écriture pointue et déversée de Georgie, aussi
bien que l’encre très noire dont il avait coutume de se servir, et qui
semblait encore toute fraîche sur la pâleur du papier:

_Ne pas toucher en cas de malheur, briser sur place et rejeter les
débris au marais_.

Ce qui suivit, je ne saurais prétendre que je m’y sois résolu, ayant
consciencieusement délibéré, m’étant soucié de soupeser mes
responsabilités contradictoires d’exécuteur testamentaire.

Non, ce fut un geste, une détente de nerfs, l’acte impulsif d’un
fiévreux, d’un mauvais dormeur peut-être... ou d’un homme à l’œil trop
sain, je ne sais plus... Je sais que je bondis dans la pièce voisine, et
que là, ce fut un T, un T d’ingénieur, en bois de fer et lourd comme un
marteau, qui me tomba sous la main. Je sais qu’armé de mon T, je revins
dans l’atelier et commençai de frapper.

--Ah çà! Vous avez l’air d’un moine abattant les idoles à coups de
croix...

C’était le docteur qui apparaissait sur le seuil, les yeux arrondis
derrière ses verres.

--J’ai oui ce vacarme de vases brisés; je ne m’attendais guère à vous
trouver dans ces fonctions d’iconoclaste.

Ces quelques mots me calmèrent, ou plutôt transformèrent ma frénésie en
résolution non moins sauvage, mais froide. Je montrai du doigt au
docteur le papier toujours cloué sur sa planche, puis, les deux ou trois
monstres encore entiers, et méthodiquement, comme une cuisinière passe
un lapin au hachoir, je fracassai une grenouille à bec de garudda.

Le docteur avait lu le papier et m’avait regardé faire.

Il ajusta son binocle et prit sa tête de retour du congrès de
neurologie.

--Georges Lully portait l’étoile de la folie sur le mont de Jupiter de
sa main de saturnien, dit-il sans broncher, et, c’est trop tard pour y
rien changer, mais, pour vous, mon bon Tourange, il est encore temps, et
vous allez me promettre de passer vos siestes à l’ombre de votre toit
et, si possible, sous l’éventail de votre boy.

Je lui tendis mon poignet à tâter, en souriant.

C’était vraiment la crème des garçons que notre docteur, et je ne
pouvais lui faire un reproche de penser, par profession, un peu plus aux
vivants qu’aux défunts.

--Docteur, dis-je, je vous promets cela. Mais, en revanche, vous me
promettez, vous, de ne souffler mot à quiconque de ce que vous avez vu
dans cette chambre?

Il parut réfléchir un instant, puis répondit avec lenteur, scandant ses
paroles d’un hochement de haut en bas.

--Oui, moi aussi, je crois que cela vaut mieux... Seulement,
ajouta-t-il, en promenant ses regards sur les débris épars dans tous
les coins, qu’allez-vous faire de toute cette poterie?

--Ce qui est écrit sur le papier; la jeter au marais, dès la nuit venue.

Le docteur s’approcha d’un tas de décombres particulièrement volumineux
et l’éparpilla du pied.

--Ma foi! proposa-t-il, je vous y aiderai bien volontiers.

La proposition me fit plaisir, et, en même temps un peu honte, et je
tâchai de lire sur son visage s’il avait présumé que j’aurais eu peur,
oui, peur, ou tout au moins ennui à aller tout seul au marais avec cela.
Mais il redressait son binocle de l’air le plus bonasse du monde, et me
prit par le bras pour sortir de la chambre, dont j’emportai la clef.

Vers sept heures, à la nuit noire, nous y revenions comme des voleurs et
nous hâtions de déménager les ruines du musée des horreurs dans de vieux
sacs à paddi, où elles se heurtaient avec un bruit d’ossements.

Nous avions décidé de les jeter à la pointe du nord-est, le plus loin
possible de Georgie, «afin, dit le docteur, que la bénédiction du Père
ne s’égarât pas sur leurs peinturlurages hérétiques, au cas où ce saint
homme viendrait à récidiver du côté des trams». Mais, nous n’avions pas
songé que le bas niveau des eaux rendrait impossible à notre sampan le
passage au-dessus du seuil; si bien qu’arrêtés, nous ne trouvâmes rien
de mieux, comme solution, que de lancer les sacs, de toute la force dont
nous étions capables, contre les piles d’une arche. Nous entendîmes un
dernier «ploc» d’émiettement, au contact de la dure muraille bétonnée;
puis, la lourde surface, vaguement rougeoyante des reflets de nos
lanternes, s’entrouvrit sans éclaboussures, à hauteur à peu près de
l’hectomètre 7 du kilomètre 83.

Cette petite expédition m’avait mis quelque peu en retard pour le dîner.
Mais Moutier m’attendait sans impatience, la jambe allongée sur un
fauteuil, une cigarette aux lèvres. Je lui rendis compte de mon
inventaire, passant toutefois sous silence ma découverte de l’atelier.

--Vous n’avez rien trouvé d’extraordinaire?

Je m’imaginai presque qu’il avait dans la voix une intonation
préméditée, quasi anxieuse, à tout le moins plus marquée que ne le
voulait la banalité de la question. J’esquissai néanmoins un geste
évasif.

--Tous les paquets, éludai-je, doivent aller, je crois, de Battambang
chez mademoiselle Adrienne Lully, directrice d’institution à
Lons-le-Saulnier, Jura, car c’est à cette adresse, n’est-ce pas? que
Georgie envoyait ses lettres et ses chèques. Ne serait-ce pas une
photographie de cette personne que j’ai recueillie dans un tiroir de
table à écrire?--Et, tirant mon portefeuille, je me mis en devoir d’en
extraire une photographie du format carte de visite, que je tendis à
Moutier. C’était, avec le nom de la petite ville jurassienne dans le
bas, le portrait d’une femme ayant passé la jeunesse et qu’on devinait,
quelle que pût être la date de l’épreuve, coiffée hors la mode et vêtue
de même.

Quels pouvaient être ses rapports de parenté avec Georgie? Tante?
Cousine? Sœur aux fonctions maternelles, peut-être? Elle avait de Lully
je ne sais quel air tendre et modeste, sous la révolte d’un front trop
somptueusement modelé.

Moutier avait pris de mes doigts le gris carton glacé et, machinalement,
en tâtait le grain, sans détacher ses yeux de l’épreuve.

--Êtes-vous physionomiste? me demanda-t-il tout à coup.

Et sans attendre ma réponse, il ouvrit son veston et y glissa l’image.

--Je la garde, dit-il. Si je rentre en France, j’irai à Lons-le-Saulnier
rendre visite à la personne en question. Si je reste ici, ma foi, vous
saurez où retrouver son portrait, et à quelle adresse lui en faire
retour.



IX


--Je t’interdis de continuer cette intimité déplacée avec madame
Vallery...

Au ton dont ce benêt de Lanier a proféré cette injonction maritale, je
prévois une vive réplique de sa jeune épouse, puis quelqu’un de ces
intermèdes de la vie conjugale, médiocrement divertissants pour qui,
comme moi, sous couleur d’invitation à déjeuner, s’y trouve convié.
Mais, contrairement à mon attente, cette fine abeille a pris son air le
plus candide. Ses sourcils s’arrondissent au-dessus de ses yeux tout
clairs, de ces yeux où il y a toujours de la poudre d’or pour sécher les
mauvaises larmes.

--Pourquoi donc? soupire-t-elle ingénument. N’est-elle pas la femme de
ton chef?

--D’abord elle n’est pas sa femme.

--Bon! A Battambang c’est toi-même qui m’as expliqué gentiment qu’ici il
ne fallait pas se montrer trop exigeant sur les actes de mariage...
lequel d’ailleurs, en l’espèce, peut très bien exister... est-ce qu’on
sait jamais, avec les facilités que donne la loi anglaise? Il peut
parfaitement se faire que cette pauvre Hetty ait été calomniée par de
méchantes langues! Tu sais bien qu’il y en a partout... Est-ce qu’on n’a
pas raconté que je me polissais les cheveux avec des tampons d’herbes de
sorcière ramassées par ma congaïe?

Et l’épouse légitime soulève avec la main, comme un fardeau accablant,
le trésor de cette chevelure au brillant naturel, qui écrase son jeune
front en moiteur.

--Se peut que j’aie dit cela à Battambang, réplique Lanier brutalement,
mais ici, c’est une autre affaire...

Il s’arrête un instant, et soudain ses yeux commencent à fureter, à
droite et à gauche, dans les coins de la pièce. Ah çà! qu’a-t-il donc
aujourd’hui? Le soleil lui a-t-il tapé sur le crâne?

--Ce que je ne veux pas--il crie presque et, ma parole, ses dents
grincent,--ce que je ne veux pas, répète-t-il...

Et il lance le geste de frapper violemment sur une table; mais comme
celle qui se trouve là, sous sa main, est une fragile table de rotin, où
il n’y a pas place pour une paume, attendu que la tasse à café, le
cendrier et la boîte d’allumettes suffisent à l’encombrer, Lanier reste
soudain tout coi, les doigts arrêtés dans leur élan, et achève d’un ton
radouci, presque geignard:

--Ce que je ne veux pas, c’est qu’elle passe son temps à te conseiller
de déserter!

Ho! Ho! déserter! le vilain mot que voilà, M. Lanier! Savez-vous que
vous n’êtes qu’un triste butor! Savez-vous que vous ne jouez pas ici la
même partie, vous et celle-là qui eut l’extrême douceur de vous y
suivre? Savez-vous que, lorsque vous aurez rapporté en France, à peu
près au complet, votre tête,--peu de chose,--votre foie et vos quatre
membres, le problème sera superlativement résolu pour vous, et, qu’au
pis aller, les litres de lait et de Vichy que vous ingurgiterez pendant
quelque temps représenteront tout au juste les mois de biberon de
l’enfant que vos respectables parents mirent en nourrice au
Siam-Cambodge, avec l’espoir d’en voir revenir un homme; mais que pour
l’enfant qui est là à vos côtés, il s’agit de renoncement à sa
fraîcheur, à sa beauté, à la fleur de sa jeunesse, c’est-à-dire à sa
raison même d’exister; et, que l’expérience qu’elle aura acquise à
Chang-préah des anémies, des hépatites, des jaunes de l’œil et des
bistres de l’épiderme, lui vaudra tout au juste l’avantage d’avoir l’air
d’une sauvagesse au milieu de ses compagnes, et que c’est vous alors,
imbécile, qui la rendrez responsable de l’admirable erreur de sacrifice
qu’elle vous aura consenti?

Mais je n’ai pas le temps de manifester mon sentiment très vif sur la
question, et pas davantage celui de prendre la défense de madame
Vallery, de rappeler à Lanier que, sans même parler de l’histoire de
Fagui, j’ai vu Hetty Dibson à l’œuvre, au chevet de la congaïe de
Dumoulin, mon contremaître, et, du même coup, à la présidence d’une
tablée de cinq gnôs, dont la mère avait de bonnes raisons pour avoir
oublié de mettre la ké-bat à riz sur le feu. Je n’ai pas le temps de
déclarer que je tiens pour une chose _valuable_ l’amitié d’Hetty Dibson,
car voilà madame Lanier qui s’est levée, s’est approchée de la chaise de
son mari, a jeté ses bras, par derrière, autour du cou de ce dernier,
et commence mille chatteries... Tant que le nigaud remonte le coin de
ses lèvres et se déride, et que moi-même, dont la partie de mesures pour
rien ne semble pas indispensable à ce duo, suis sur le point de
prétexter les exigences de la sieste pour me retirer, lorsque les yeux
sablés d’or jugent à propos de me prendre plus directement à témoin.

--Imaginez que mon mari a peur que je le quitte! Il sait pourtant
bien...--ici un petit mouvement de volte vers cet époux inquiet et un
peser tendre de la main gauche sur cette tête tracassée--il sait
pourtant bien ce que je lui ai dit: «Tant que cette bague tiendra à mon
doigt...»--cette bague qu’on m’indique d’un avancé du menton, c’est
l’anneau jaune d’une alliance, qui, pour l’instant, brille parmi les
boucles d’une orageuse chevelure brune...--Et, voyez, monsieur, je l’ai
gardée, malgré la chaleur, et on ne se doute pas comme c’est lourd, un
vrai fer de forçat!... Mais tant que cette bague tiendra, ne glissera
pas toute seule, c’est signe que je n’aurai pas assez maigri pour être
obligée de m’en aller!

Ça, c’est gentil, et mon homme, tout à fait calmé, sourit d’un air de
béatitude un peu niaise. Mais ô femme, ô énigme, ô aiguillon, ô buveuse
d’illogisme, ô fille d’or des vents capricieux, pourquoi, quelques
minutes plus tard, quand je prends malgré tout congé, pourquoi,
bondissante et vive, les cheveux en essaim de guêpes, le rire prêt à
strider, s’arrête-t-elle devant ce bahut de Canton aux lourdes
sculptures funèbres? Il est couvert d’une bien belle plaque de marbre
rouge, ce bahut, d’une plaque de ce marbre de Soui-Tchang, qui a la
somptueuse couleur d’un sang coagulé!... Pourquoi s’arrête-t-elle?
Pourquoi ce coup d’œil aigu lancé à la glace voisine, et pourquoi cette
main qui s’immobilise, pendante, l’annulaire bien à l’aplomb de la
plaque rouge? Et pourquoi décocher avec un sourire terrible, en secouant
cette petite menotte:

--Là! vous voyez bien qu’il ne tombe pas encore! Mais, par exemple, le
jour où ça fera tin-tin sur le marbre, adieu Chang-préah! Adieu
Siam-Cambodge! Ce sera la clochette du départ...

Ce n’est plus du tout l’expression de la bonne petite épouse aux
dorlotements de chattemite, que mes regards vont rejoindre au fond des
prunelles mal balayées de leur poussière précieuse, mais quelque chose
de plus pervers, de plus ambigu, où il y a du poison, du défi, et aussi
de l’étincelant à quoi je ne sais pas donner de nom...

Pour cette fois, c’est Lanier qui courbe la tête. Il tortillonne un
sourire humble et tâche de faire bonne contenance. Mais, à la seconde
même, le boy en train de desservir ayant laissé tomber une cuiller à
café, je le vois au bruit, au tin-tin, mimer impulsivement une grimace
affreuse.

Et je m’en vais, un peu rêveur, sous la lumière omnipotente, la lumière
qui pèse aux visages comme un masque de plomb, que les frêles visages
féminins ne peuvent porter longtemps, sans cruels stigmates... A cette
heure, le cerveau suit mal le fil d’une idée; il est vite conduit à la
caverne du sommeil. Une seule préoccupation émeut le mien: gagner, par
le plus court, le grand chapeau d’ombre de la chambre que Vallery met à
ma disposition pour la sieste.

Mais, au réveil, avant de repartir pour le marais, les incidents du
déjeuner me reviennent, malgré que j’en aie, en mémoire. Oui, je
constate chez Lanier une nervosité qui devient inquiétante; et je ne
veux pas quitter la troisième rivière, sans m’être ouvert de mes
inquiétudes à Hetty Dibson, femme de bon conseil et de solide raison.
Après la cagna de Dumoulin, c’est la chambre de Fagui qui nous a servi
de terrain de rapprochement, et j’ai eu ainsi une double épreuve pour
apprécier celle qu’on accusait tout à l’heure de prêcher la désertion.
Je ne peux oublier que c’est elle qui s’est occupée de faire entrer
petit à petit dans la chambre d’ici le mobilier que j’apportais en vrac
de là-bas; elle qui a placé la psyché dans le jour favorable, qui a
disposé de ses mains, sur la table à coiffer, les brosses, les ciseaux,
tous ces menus engins de l’arsenal d’une femme, par la vertu desquels
Fagui, d’abord atone et muette, s’est peu à peu refamiliarisée avec la
vie... En vérité, j’ai beaucoup de gratitude à Hetty Dibson, beaucoup
d’estime pour sa tête froide.

Elle me reçoit allongée sur sa chaise longue, toute la chirurgie d’un
onglier dans le creux de sa robe, et, cependant que sa congaïe l’évente,
studieusement occupée à faire briller à facettes, à la pâte rose,
l’extrémité de ses phalanges. Ce qui justifie, au skake-hand,
l’exhibition de cinq capsules vermillonnées par le polissoir, au bout
de cinq longues tiges de cire blanche, les doigts nus. Nus, car il fait
si chaud, n’est-ce pas, que le moindre bijou pèse comme un fer de
forçat!

Et Hetty Dibson, elle, n’a pas d’alliance à préserver de la glissade!
Nus comme le cou, comme les poignets... et, certes ce serait, à brève
échéance, la déconfiture de l’orfèvre Foung-li, si l’on ne faisait venir
maintenant, par son intermédiaire, au lieu de ces insupportables plaques
de métal chaud, quelque jeu de ces belles boules de pierre translucide
et fraîche qu’il est si agréable de rouler dans les paumes, pour tromper
la fièvre.

Au premier mot que je hasarde sur le ménage Lanier, madame «l’ingénieur
en chef» s’emporte. Lanier n’est qu’un imbécile, un monstrueux égoïste,
et en outre un intolérable caractère, un coléreux... Il devrait être à
genoux devant sa femme au lieu de la tarabuster... C’est un misérable!
Est-ce que tous les gens qui sont là-bas, à travailler sur le marais, ne
se passent pas de leur femme?

--Sans doute, sans doute...--je bats devant mon visage, de
l’éventail-écran que la congaïe pitoyable m’a tendu--malheureusement,
par le temps qui cuit, il n’y a ni imbéciles, ni monstres, ni
égoïstes... il n’y a que des malades!

Mais Hetty Dibson, malade de chaleur elle-même, continue à s’en prendre
véhémentement à l’égoïsme mâle en général et à le charger de tous les
méfaits, ce qui peut être légitime, appliqué au cas Lanier, mais
discutable pour le cas Vallery.



X


Je restai quelques jours sans retourner à la troisième rivière. Jours
pénibles, lourds aux épaules, oppression d’une atmosphère en mystérieux
travail.

Vers le soir, des boules de vapeurs blanchâtres commençaient
d’apparaître sur le marais, s’enflaient, s’épaississaient, se soudaient,
enfouissaient la digue sous leur avalanche cotonneuse, puis roulaient en
vagues molles, qui gagnaient les bords, s’accrochaient aux pointes des
arbres, et déferlaient sur tout le camp, noyant les feux d’herbes
aromatiques allumés par les coolies contre les noirs zanzaris. Le pis
était qu’une fois entré là-dedans, vous aviez l’exacte sensation de
serviettes mouillées d’eau chaude, appliquées sur votre peau et que, ce
nonobstant, vous frissonniez et claquiez des dents...

Et cela durait ainsi jusque vers deux ou trois heures du matin, où peu à
peu la couche stagnante éclaircie, baissée de niveau, semblait se perdre
par la terre, comme à travers un vase poreux.

Mon travail m’occupait, à ce moment, assez loin de la rive, dans
l’intérieur de la forêt, et le retour, dans cette brume étrange, était
si désagréable, qu’à la troisième expérience, je décidai de passer la
nuit sur place, dans le camp de mes défricheurs, en un point où cette
marée funèbre n’arrivait pas et où la flamme des feux montait, rose et
brillante, comme une tente de soie.

Mal m’en prit, d’ailleurs, car le cinquième soir, c’est d’un accès
classique de fièvre des bois que je claquais des dents. Dans le
cauchemar qui s’ensuivit, j’étais obsédé d’hallucinations dont la plus
tenace était celle d’une main suspendue, comme un fruit, au-dessus d’un
lac de sang durci. Une main, comme un fruit très blanc... et, tout d’un
coup, quelque chose comme un pépin d’or en tombait avec un fracas de
gong, et le sang se mettait à se moirer d’ondes plus claires, à tourner
au jaune, à prendre couleur d’eau de marais...

Au matin, réconforté par un peu de thé, je regagnai Chang-préah, et
rentrai chez moi pour renouveler ma provision de quinine et dormir deux
ou trois heures sur un lit à sommier. Mais à peine avais-je refermé ma
porte qu’elle se rouvrait derrière moi et que Moutier, la mine quasi
plus défaite que la mienne, tombait sur un fauteuil.

--A-ka-thor avait raison, dit-il entre ses dents, l’endroit est maudit!

Sans hésitation je prononçai:

--Lanier?

Il fit oui, silencieusement, d’une inclination de tête.

--Racontez-moi le drame.

Derechef, j’avais lancé le mot sans balancer.

J’étais sûr--qui dira par quelle prescience?--que, cette fois, ce
n’était ni de paludisme, ni de soleil, ni de dysenterie qu’il était
question.

Et Moutier me raconta le drame: comment les gens de la rivière avaient
entendu, vers neuf heures du soir, un hurlement épouvantable parti de la
sala Lanier; comment on était accouru, Vallery en tête, et comment ils
avaient trouvé Lanier accroupi dans un angle du salon, comme un singe
dans le coin de sa cage, un coupe-coupe de défricheur dégouttant à la
main et à trois pas de lui, au pied du bahut de Canton, le corps de sa
femme inondé de rouge. Sur quoi, le vieux Vallery avait fait, sans
tergiverser, le seul geste qui convînt, lequel était d’épauler son fusil
et de presser la détente...

--Heureusement, conclut Moutier, que Fagui n’a rien vu ni entendu de
tout cela! La congaïe a l’ordre de l’empêcher de quitter sa chambre,
jusqu’à ce que tout soit remis en ordre.

Moutier est le chef, puisqu’en somme Vallery n’est ici qu’à titre
officieux. Moutier a charge de nos âmes et de nos corps...

Mais, au fond, Moutier nous donnerait tous, nous, notre sang, nos os,
nos bagages, pour un grain de la poussière de ce qui a touché à Lully.

Je demandai, la gorge sèche:

--Quelles blessures portait le corps de madame Lanier?

Moutier me répondit, sans remarquer mon émoi:

--Deux affreuses entailles de coupe-coupe, dont l’une avait sectionné la
carotide et dont l’autre avait fait sauter l’annulaire de la main
gauche. Nous avons ramassé la bague d’alliance dans une flaque de sang.

Eh bien! Hetty Dibson, pensez-vous maintenant qu’il est quelquefois
prudent de soigner les malades?

--Il paraît, ajouta Moutier, qu’un geste de la malheureuse s’amusant à
faire glisser sa bague le long du doigt, comme sur la tringle d’un
baguenaudier, exaspérait depuis longtemps la folie naissante de son
mari.

Je baisse la tête. Qui pèsera jamais les responsabilités par omission?
N’aurais-je pas pu?... N’aurais-je pas dû, en dépit de l’inconsciente
Hetty?...

--C’est vous, reprend Moutier, qui aurez encore la corvée de
l’inventaire, mon pauvre ami... Vous demanderez l’alliance à Vallery.

J’ai demandé l’alliance à Vallery, et voici dans mes mains le frêle
anneau de métal... le cercle si lourd! C’est ce que les bijoutiers
appellent un demi-jonc, et, dans l’intérieur, sont inscrits, comme à
l’ordinaire, les deux prénoms, _Jean-Madeleine_ et une date: 8 ju...
Tiens, quel est ce mois: _juet_? Et au fait ce n’est pas _Madeleine_
qui est gravé, c’est _Madeine_; et à regarder de très près, il y a là,
semble-t-il, deux défauts dans le métal, deux minuscules ébarbages... Et
soudain une lueur fulgurante zigzague dans mon cerveau.

--Foung-li! Foung-li!

Me voici courant sans casque, sous le soleil fou, vers la boutique de
l’orfèvre, la belle boutique pavoisée de frissonnantes bannières
funèbres.

--Foung-li! tu connais cette bague?... Tu l’as travaillée?

Le vieux Foung-li prend l’objet sans hâte, le regarde par-dessus, puis
par-dessous ses lunettes, et ainsi de moi-même, et, les yeux obliques,
dans son français le plus appliqué:

--Oui, monsieur, madame Lanier a porté deux fois cette bague dans ma
maison pour la faire resserrer.

J’essuie mon front plein de sueur, et j’emprunte au maître orfèvre un
dais d’enterrement, en guise de parasol, pour regagner la sala Lanier,
où je vais dresser un inventaire: un bahut de Canton avec marbre rouge,
une glace usagée et une douzaine de petites cuillers qui font tin-tin...

--Allons! j’aurai toujours appris au Siam-Cambodge de merveilleuses
bottes de cette escrime féminine à la parisienne qui passe la portée des
coups de poing d’Hetty Dibson... et aussi, j’imagine, quelque notion du
respect dû à ce qu’il y a d’étincelant, parfois, au fond des jeunes yeux
clairs, où glisse un peu de sable d’or.



XI


Trois femmes, moins une... et une qui déserta!

Il ne reste que Fagui, Fagui la démente, redevenue riveraine du marais,
sous la garde de Moutier. Folie douce, comme l’annonça le docteur, et
dont le détraquement se révélerait à peine, n’étaient d’obstinés
silences, déchirés du cri qui fait mal... Elle sort et erre à sa guise.
Elle contemple volontiers le travail des coolies sur la digue, de loin,
car le vacarme l’effarouche. Mais, surtout, elle aime à se promener sur
la ligne parachevée et relativement déserte, entre la rivière et la
borne du kilomètre 82. Il semble qu’elle éprouve un contentement de
sécurité à sentir, sous ses pieds, le dur lit du ballast. Elle
affectionne aussi les particularités de la voie, les aiguilles, les
bretelles, les contre-cœurs; elle les examine longuement, et, quand les
rails brillent, on la voit s’accroupir, dessiner le geste de les
caresser. Le docteur dit que le séjour ici vaut, après tout, autant et
mieux pour elle qu’un internement à Saïgon, et Moutier ne veut entendre
parler de confier à d’autres qu’à lui-même le soin de son rapatriement.

Celle qui déserta, c’est Hetty Dibson.

Le surlendemain du drame de la sala Lanier, elle a déclaré tout net à
Vallery qu’elle repartait pour Hong-Kong, qu’il savait bien, lui,
Philippe, que ce n’était pas pour sa barbiche grise qu’elle était venue
à Chang-préah, mais seulement pour défendre cette pauvre petite Lanier,
qu’à nous tous nous avions trouvé moyen de laisser massacrer, et que,
maintenant, elle n’avait plus qu’à s’en aller...

Et Pip ne put faire moins que de donner des ordres pour qu’un train
spécial soit chauffé en gare de Chang-préah, et pour qu’une
demi-douzaine d’agents de navigation maritime ou fluviale, tenant bureau
entre le 14° et le 21° degré de latitude nord, soient avisés, par
télégraphe d’avoir à aménager leur meilleure cabine de pont.

Il faut rendre cette justice à Pip qu’il n’insinua pas une seconde qu’on
pourrait retourner s’installer sous les pamplemousses fleuris de
Battambang. Je crois que le contact du fusil chaud entre les doigts lui
avait suggéré quelques réflexions... C’était une tête grise, et dans son
genre, un vieux dur à cuire; ce n’était pas un barbon. Le nettoyage du
camp de la troisième rivière achevé, il a paru même tout ragaillardi à
l’idée de venir prendre sa place au milieu de nous, sur le front de
bandière. Le voilà devenu riverain du marais, lui aussi, et commensal de
la popote. Pour éviter des conflits d’attributions avec Moutier, il a
pris la direction des travaux d’infrastructure au delà de la borne 84,
sur le segment de ligne dont je poursuis, en forêt, l’exploitation. Nous
avons ainsi l’occasion de nous rencontrer à l’ombre d’un velum de
lianes, propice aux causeries. Il me parle volontiers de ses campagnes
antérieures, des plaines de Syrie, où les trombes, venues des gorges du
Liban, emportaient ses tas de ballast, comme des poignées de grains; des
marais de Thessalie, dont l’asséchement, après des gentillesses
paludéennes dignes de Chang-préah, avait, morts les moustiques, attiré
des légions d’archéologues sur les débris d’un barrage non point khmer,
mais pélasgique: des gisements de pyrites de la côte du Pacifique où,
sur un sol couleur de cuivre, sans une goutte d’eau, sans une touffe
d’herbe à vingt lieues à la ronde, il avait fallu édifier, en quinze
jours, une ville de bois démontable pour six mille mineurs...

De son aventure avec la Dibson, il ne garde ni rancune, ni honte. La
seule allusion à ce passé qui tomba de ses lèvres eut pour origine le
croisement du petit tilbury noir, délaissé de ses brillantes habituées
et devenu le véhicule d’invalide d’André Moutier, duquel la jambe,
décidément, reste à la traîne... Et l’allusion se borna à une phrase,
prononcée avec un joli sourire de papa, tandis que nous regardions filer
les roues légères, une phrase qui disait quelque chose comme: «Cette
folie avait assez duré!... C’est la pension de mes fils qui bénéficiera
de ma sagesse!»

Ses fils! Deux jeunes hommes de jolie tournure et de mise élégante, à en
juger par les photographies qu’il m’a montrées avec orgueil. L’un rêve à
sa licence en droit, l’autre se sent du goût pour la peinture... Deux
jeunes hommes aux mains soignées, aux maxillaires un peu flous... Et, ma
foi, reluquant cette jeunesse au poil lustré, et surprenant, un quart
d’heure après, la vieille tête grise suant à se chipoter avec les doigts
jaunes de ses dessinateurs, sous la paillote d’un méchant bureau, je
crois bien que ce n’est pas pour la tête chenue que j’ai eu honte, même
coiffée d’Hetty Dibson!

Ce qui m’enchante chez Vallery, c’est sa bonhomie devant le bilan de nos
pertes. Il en a vu bien d’autres, quoique, concède-t-il, «si cela
continue un mois ou deux, nous sommes en bonne posture pour le record,
record du pourcentage, bien entendu, car nous ne saurions, pour les
chiffres absolus, mettre notre modeste performance à côté des grandes
batailles comme Suez et Panama. Mais, pour une simple escarmouche de
partisans, le condottiere Vanelli a le droit d’être content.»

A l’heure qu’il est, voici le tableau: trois mille moins sept cent
soixante, à la colonne «Asiatiques.» A la colonne «Européens», quinze
moins six, resterait neuf; il faut compter les deux hommes de
remplacement, savoir Vallery lui-même et Bob Findlay. Findlay est un
petit Anglais, rose et court de bras, comme une poupée, et qu’à
première apparence une pichenette renverserait, mais qui se soutient
admirablement avec du whisky, du ginger-ale et des fantaisies françaises
à base d’eau, telles que le pernod, le vermouth, la menthe et le
picon... Au demeurant, le meilleur fils d’Albion. On nous l’a fait venir
de Rangoon, où il jouait au polo sur le _recreation ground_, à l’heure
du _tiffin_, ce qui constitue une garantie appréciable d’entraînement
pour le jeu que nous jouons ici. L’idée que, si les ma-kouis s’y prêtent
seulement un peu, nous avons chance de dégringoler le record français,
lui est très _exciting_. Il s’est fait donner les chiffres: 38 pour
100--traversée de la vallée du Nam-ti par le chemin de fer de Laokay à
Yunnansen,--record professionnel, s’entend, car pour le record
amateur,--route militaire de Majunga à Tananarive,--les chiffres n’ont
jamais pu être officiellement homologués. Il s’est fait donner les
chiffres, et tient soigneusement un _score_ journalier; et, pour un
rien, je le soupçonnerais de regarder d’un œil sans tendresse notre
docteur qui s’efforce de son mieux à compromettre un si glorieux
résultat.

Mais, les ma-kouis s’y prêteront-ils? Avec Moutier nous venons d’établir
des pronostics... Il faudrait avoir franchi le marais avant la saison
des pluies, six semaines environ. Cela sera-t-il? Il nous est permis de
l’espérer. Nous commençons à coffrer les derniers bétonnages; les
traverses et le ballast sont à pied d’œuvre, nos équipages de bourreurs
ont fait leurs preuves... Oui, dans six semaines, nous aurons mis la
bride au vieux ma-koui fangeux, la sourdine définitive au Gong de
malheur...

Quand Moutier prononce ce mot: terminus, une flamme rose monte à ses
joues blêmes. _Go on_, Moutier, _go on_! Je sais que la mort de Lully,
son camarade, son frère, lui a porté un coup dur, un de ces coups
sourds, comme les boxeurs en connaissent, dont l’effet se prolonge et
s’accroît avec le nombre des rounds. Mais, à personne, je le sais aussi,
il ne lui conviendrait de montrer sa blessure secrète, pas plus qu’il ne
lui plaît d’exhiber l’ulcère de sa jambe, que le docteur a toutes les
peines du monde à visiter. Et pourtant, je perçois en lui, je devine
sous l’écorce toujours grise de sa réserve, je ne sais quel travail
mystérieux des vitalités profondes... Dans nos entretiens journaliers,
je surprends, au tournant d’une phrase, d’une réflexion, l’éclair d’une
sensibilité inattendue, je ne sais quel enrichissement d’émotion de sa
droiture un peu raide, un peu sèche... Et je songe, malgré moi, à ces
floraisons d’arbres qui sont la gloire de la forêt, à ces jardins
merveilleux, soudainement portés par les troncs ligneux, les beaux
troncs austères et solides comme des colonnes de temple.



XII


Hier, nous revenions ensemble, à cheval, du camp des coolies. C’était
l’heure où, le travail fini, ils prennent le riz, le bol aux mains,
accroupis sur les talons, au seuil des huttes de nattes qui leur servent
de demeures. Une heure très brève de repos, de calme, de clarté quasi
sereine. A travers les touffes assombries de la berge, on aperçoit des
morceaux éclatants de marais, des carrés d’eau chinés de bleu, de rouge
et de violet, et beaux comme des tapis de prières. Sur le sol, nous
pouvions admirer tout un grillage de dessins à la chaux, destinés à
barrer le passage aux ma-kouis des épidémies,--interprétation ingénieuse
des sévères consignes du docteur, relatives à l’emploi des
désinfectants. Toute une marmaille demi-nue utilisait ces lignes
blanches pour jouer à la marelle, avec des cris volant et
s’entre-croisant, comme des martinets, devant l’arche dorée du
crépuscule.

Un de ces marmots retint notre attention. Il jouait son jeu tout seul,
sous la dignité d’une fastueuse calotte de soie mauve, emboîtant son
crâne plein d’éminences. Et son jeu consistait à jeter une digue de
glaise et de cailloux au travers d’un marais de Chang-préah miniature,
une magnifique flaque jaune du bord de la route. Mais, plus heureux que
les gens du kilomètre 83, il avait atteint l’autre rive, lui, et, pour
célébrer son succès et glorifier, je pense, son œuvre, il avait planté
au centre même de celle-ci un long rameau rouge d’érythryne, qu’il se
hâta d’arracher à notre approche, et de serrer contre lui, comme un
trésor.

Moutier s’arrêta, sourit au bambin et lui tendit une pièce de dix
centimes, vers laquelle s’allongea prudemment la menotte fleurie.

Se retournant vers moi, mon compagnon me dit pensivement:

--Vous rappelez-vous, Tourange, ce que nous prédisait notre vieux
compagnon de route du _Vaïco_, qu’un jour viendrait pour nous le temps
de la pitié, de la pitié pour ceux-là--il pivota sur sa selle et, de la
main, désigna le camp des huttes--pour ceux-là, nos semblables, nos
frères!

A ces derniers mots, j’eus un haut-le-corps si vif qu’il se prit à rire.

--Vous refusez l’expression? Diable! Tourange, je ne vous savais pas si
endurci dans le préjugé de couleur.

Je secouai la tête, en énergique dénégation.

--Ce n’est point contre la fraternité d’épiderme que je m’insurge, mais
contre la confusion des titres. Je suis un aristocrate, mon cher, j’ai
rang d’ouvrier, et ceux-là, non.

--Et que sont-ils donc?

--Des coolies. Il importe de respecter les hiérarchies essentielles.
N’est ouvrier que celui qui travaille la matière, selon l’ordre d’une
pensée!... Si cette pensée est la sienne propre, il gagne un grade, il
devient artiste.

--Vanelli, par exemple?

--Parfaitement. Vanelli est un artiste, une façon de sculpteur à
sculpter le monde... Il peut avoir les plus horribles défauts et
perpétrer des chefs-d’œuvre. Il peut aussi signer des infamies, des
commandes officielles... Mais, quand l’inspiration y est, quand sa
pensée est enflée, quoi qu’il en ait, d’un prodigieux concours de forces
vivantes, alors, la colombe descend, le rayon luit!... Nous verrons
cela, je l’espère,--ajoutai-je en riant à mon tour--au Siam-Cambodge,
lorsque ce sera notre jour de planter nos rameaux de pourpre sur ce
chef-d’œuvre de kilomètre 83!...

Nous remîmes nos montures en marche et, comme le souci d’éviter à la
jambe blessée des secousses douloureuses nous astreignait à une vitesse
des plus modérées, le soir achevait de tomber au moment où nous
arrivions devant la porte de Moutier. Là, comme je me disposais à le
quitter, il me pria tout à coup d’entrer un instant avec lui.

--Georges Lully était un artiste, me dit-il à brûle-pourpoint, tandis
que le boy allumait les lampes et que le gnô mettait le pankah en
branle.

--Ah! fis-je, en montrant un visage neutre.

--Oui, il s’était occupé de sculptures assez bizarres, à en juger par
ses propos, car je ne les ai jamais vues... Je suppose qu’il les a
détruites.

Moutier avait dit cela très simplement. Certainement il ne se doutait
pas... Je le regardai dans les yeux. Je tâtai, pour ainsi dire, leur
expression posée, ferme, leur solidité un peu mystérieuse de serrures.

--Non, dis-je résolument, c’est moi qui les ai détruites... et voici
dans quelles conditions.

Et-je racontai ma découverte de l’atelier, mon émotion, mon expédition
avec le docteur.

--Si j’ai eu tort ou raison, je ne le sais, ajoutai-je, car je n’ai pas
pesé le pour et le contre de mes actes, j’ai agi sous l’impulsion d’une
fièvre... Mais je crois qu’en telles circonstances, la même fièvre
encore me reprendrait, et que je recommencerais.

--Je le crois aussi, dit-il, et de même pour moi...

Il s’était levé, et tournait la clef d’un tiroir de bureau. Il revint
portant sous le bras une chemise de carton souple, du format écolier,
gonflée de papiers... Au centre de la pièce, traînait un de ces
vaisseaux de terre en forme de mortier, dans lesquels, le soir venu, on
allume du bois de santal pour éloigner les moustiques. Sans me fournir
d’explications, Moutier se dirigea vers ce point, s’accroupit, vida la
chemise, éparpilla les papiers, les roula en boules, et, frottant une
allumette, en approcha la flamme.

Il y eut une flambée fumeuse, puis, ce qui restait dans le mortier
apparut, se gonflant et s’arquant comme un grouillement d’ailes de
chauve-souris, ocellé de pourpre, vermiculé d’or. Du bout de sa canne,
Moutier le remua, en fit sortir une exhalaison de feu... Alors,
seulement, il se retourna vers moi.

--Ceci, dit-il en montrant le petit tas noirâtre, ceci fut l’œuvre de
l’artiste Lully... ceci, et ce qui est retourné à son argile. Et, toutes
réflexions faites, je crois qu’il vaut mieux que seule subsiste la
mémoire de l’ouvrier Lully, de l’ingénieur Lully, bon ouvrier au
Siam-Cambodge. Oui, cela vaut mieux... surtout pour «celle-là»...

Moutier, entr’ouvrant son veston, en tirait son portefeuille et le
jetait sur la table. D’une poche glissait à demi une photographie, la
photographie réclamée de moi après l’inventaire, la photographie de
«celle-là», mademoiselle Adrienne Lully, directrice d’institution à
Lons-le-Saulnier.

--Voyez-vous, reprit-il, les yeux sur le carton gris, moi, je ne puis me
décider par coup de fièvre... et peut-être ai-je tort... je perds du
temps à calculer, à soupeser... Après la fin de Georgie, j’ai mis en
délibéré le sort de ces papiers. Il me les avait apportés lui-même,
quelques jours auparavant; il n’en était pas très content, mais il
hésitait à les détruire.--Moutier acheva de tirer l’épreuve
photographique de la poche de cuir, la posa bien devant lui, sous la
clarté de la lampe.--J’ai longuement examiné cette tête. Voici le front
tourmenté de Georgie, mais, par-dessus ce bosselage inquiétant, quelle
discipline stricte des cheveux serrés! Et, dans tout le reste du visage,
ce qui était, chez Georgie, modestie et gentillesse, devient ici
effacement, insignifiance, presque humilité. Alors?... Si les papiers
n’étaient pas détruits, c’est à celle-là qu’ils iraient.

Celle-là, quelle était son énigme? Celle-là, aux lèvres étroites de
maîtresse d’école, fallait-il qu’elle apprît avec horreur que son
enfant, son brave garçon, mort en terre maudite, avait reçu de cette
terre on ne sait quel mystérieux envoûtement... que ces yeux à jamais
clos, que ce cerveau façonné pieusement, avait chéri, avant d’en mourir,
la lèpre d’or de cette lumière dévorante? Ou, au contraire, si elle
était de sa race, si le front tumultueux ne mentait pas, fallait-il
faire entendre cet appel terrible aux pauvres oreilles lointaines,
fallait-il faire miroiter cette atroce couronne barbare et ce grand
éblouissement accablant à celle dont le destin se consumait dans ses
sages grisailles?

--J’ai longtemps hésité, Tourange. Vos paroles et votre récit m’ont
décidé.

D’un geste spontané, je pris sa main et la serrai.

--Hé oui, lui dis-je, nous avons bien fait!

Il me rendit mon étreinte.

Et puis, reprit-il, d’une voix un peu basse, vous ne pouvez imaginer
comme il m’était pénible d’attacher au dernier souvenir de Lully le
paillon de je ne sais quel misérable «_Qualis artifex pereo!_»

Comme il refermait son portefeuille, Fagui entra furtivement. Elle
habitait sous la garde de deux congaïes, une petite sala, contiguë à
celle de Moutier, et pénétrait ainsi chez lui, à toute heure de la
journée, glissante et muette. Mais, en vérité, le frôlement de sa robe
blanche avait toujours été si léger, elle avait si bien revêtu de tout
temps, à nos yeux, cet aspect de fantôme timide, que sa folie semblait
nous la changer à peine.

--Bonsoir, Fagui! lui dit Moutier très doucement.

Sans répondre, elle inclina la tête et nous regarda, gracieuse et
indifférente. Puis, ses regards, qui faisaient le tour de la pièce, se
posèrent sur le vase de terre, plein de débris calcinés, et s’y
arrêtèrent longuement. Quel obscur enchaînement mental s’établissait en
elle! D’un mouvement vif, elle vint tout à coup s’agenouiller sur le
plancher, devant le récipient cinéraire. Précautionneusement, elle
allongea la main, saisit une pincée de la poudre grise, et d’un geste
pieux, s’en toucha le front.



XIII


Maintenant que la défaite du ma-koui est proche, que les dernières
vibrations du Gong irrité s’étouffent, sous quelque quarante mille
tonnes de bon béton, les talapoins jaunes recommencent de rôder dans nos
environs. Bientôt ils nous proposeront leurs offices, et écriront au
Gouverneur pour vanter leur zèle et exalter leur satisfaction!

Henry Vigel a débarqué un beau matin, d’un train de ravitaillement, très
élégant, très en forme, la cigarette aux lèvres, le bras droit
négligemment en écharpe.

J’imagine d’ailleurs que ce coquet accessoire de soie turquoise assorti
au turban du casque, n’était là que pour nous permettre d’admirer la
prestesse avec laquelle notre camarade avait appris à se passer des
services de sa main droite, car, au bout de deux jours, nous en
constatâmes la disparition.

Vigel et moi avons échangé, en nous retrouvant ensemble, quelques
allusions discrètes à ses mésaventures amoureuses. Il affectait, tout en
parlant, d’envoyer de la fumée légère vers le plafond de sa sala.

--Oui, cette Elsa, elle m’a roulé... Baste! Au fond, c’est votre faute,
Tourange, elle avait un vague caprice pour vous.

Je me mis à rire.

--Je n’ai guère les poignets faits pour les menottes.

Il rit à son tour, d’un rire qui semblait venir d’un petit
chatouillement du fond du gosier, et laissa glisser ses prunelles de
côté, à la chinoise.

--Eyah! vieux frère, il n’y a que deux choses divines au monde, deux
plaisirs dignes des dieux que nous sommes: l’amour, n’est-ce pas?... et
quel est l’autre?

Et il étouffa la réponse dans un bizarre gloussement de langue chinoise,
annamite ou cambodgienne, voire chame ou birmane, car je ne sais jamais
au juste à quel idiome asiatique il emprunte, de temps à autre, les
mots sans suite qu’il gargouille dans la gorge ou mâche entre les dents.

Je dois avouer que Moutier a manifesté un contentement modéré de son
retour. Il y a entre eux une telle dissemblance d’architecture morale
que leur voisinage jure toujours un peu. Moutier est une de ces bâtisses
sur fond rocheux, où les assises se soudent tout naturellement, d’un
équilibre en quelque sorte parlant, à la masse éternelle. Vigel est un
de ces travaux d’art jetés sur les limons d’Asie. La civilisation
enfonce des piliers qui, à un moment donné, ne bougent plus, parce que
leur glissement remuerait trop de choses molles. Mais, pour faire pont,
pour franchir les hiatus, tout le reste de l’architecture est aérien,
étrangement enchevêtré, en sorte qu’en certains points on ne sait plus
bien comment l’on est suspendu; et, si l’on vient à regarder en dessous,
à percevoir la surface aux fluidités inquiétantes, on peut être
troublé!... Mais comme c’est amusant, pour l’homme du métier, qui tient
cette traîtrise dans ses formules!



XIV


Un incident inattendu a failli rendre tragique cette mésintelligence.

Il faut dire que le bulletin météorologique de Chang-préah laisse
prévoir des orages. La fin de la saison sèche approche, et les
brouillards de la nuit ont disparu. Vers la fin de l’après-midi, de
larges nuages montent, comme des cerfs-volants noirs, et, sous leur
ombre, la peau du marais semble frissonner de terreur.

A l’horizon, des éclairs, lointains et silencieux, illuminent les
ténèbres précoces d’une phosphorescence intermittente d’ampoules
bleuâtres. Qu’il y ait, sur les nerfs de tous, des actions fâcheuses
et, dans l’ambiance de la popote, des tensions grosses d’étincelles,
comment s’en étonner?

Donc, ce matin, nos cinq contremaîtres européens--nous avons enterré un
des leurs, il y a trois jours, un bon gros garçon, parti un peu vite, et
cela avait provoqué plus d’émotion qu’à l’ordinaire, à cause de cette
rapidité d’abord, et aussi parce qu’on savait qu’il laissait à Saïgon
toute une famille à rapatrier--les cinq blancs qui nous restent pour
assurer la surveillance des caïs indigènes, sont entrés dans le bureau
de Moutier.

J’étais assis à côté d’André, et en train d’étudier avec lui le levé au
centième du kilomètre 84. A la mine des cinq hommes alignés, il était
évident qu’il fallait s’attendre à quelque réclamation, ou à pis.

C’est Dumoulin, le surveillant de mon secteur, qui prit la parole en
leur nom. Ce mari légitime d’une congaïe indigène est un gaillard très
sec et très brun, qui porte la chevelure en brosse comme un Cambodgien,
et dont j’apprécie, pour leur action sur les Asiatiques, les manières
fines, froides, un tantinet indolentes. D’une voix volontairement
correcte, il exposa que la vie au marais présentait, pour ses camarades
et lui, des dangers et des fatigues, non prévues à leur contrat, et
qu’ils ne pourraient la continuer à ce prix. Puis, s’échauffant, il
rappela que Grondet était mort, que Masson était mort, que Duloc, que
Thory... et qu’une casse comme celle-là, il fallait la payer. Il y avait
bien l’indemnité de mille piastres pour les veuves, inscrite au contrat,
mais ce n’était plus suffisant...

Ici, Moutier l’interrompit sans le moindre geste d’impatience, mais du
ton de quelqu’un décidé à ne pas laisser traîner une affaire.

--Enfin, que demandez-vous?

--Cent piastres de plus par mois, pour les mois passés à Chang-préah...
étant entendu que les mois écoulés seront rappelés... et, comme
versement aux veuves, en cas de décès, mille piastres de supplément.

Moutier resta muet un instant, se contentant de dévisager le groupe.
Sous le regard, ils parurent d’abord gênés, puis, un peu grondants...
Dumoulin s’écria, avec un mauvais son dans la voix:

--Je vous ferai remarquer, monsieur, que le total de nos demandes
représente à peine les dépenses qu’a occasionnées le séjour de madame
Vallery.

Ici, je crus devoir intervenir.

--Dumoulin, ce n’est pas à vous à jeter dans cet entretien le nom de
madame Vallery, et vous ne devriez pas oublier...

Il se tourna vers moi, et, avec fermeté:

--Pardon, monsieur de Tourange, j’ai la plus grande reconnaissance
personnelle, soyez-en sûr, à madame Vallery. Mais il ne saurait être
question ici de sentiments personnels, car ce n’est ni avec vous ni avec
monsieur Moutier, en somme, que nous avons à traiter, mais avec monsieur
Vanelli; et avec celui-là, n’est-ce pas, c’est dent pour dent, œil pour
œil... payant, payant!

Moutier s’était levé, très calme. Voyant la figure de nos hommes, je
supposais qu’il allait éviter de les heurter de front, user de quelque
éloquence dilatoire, promettre d’écrire à Battambang, d’appuyer leur
réclamation... J’aurais dû mieux le connaître. Du geste il montra la
porte.

--Vous pouvez vous retirer. Vous avez ma parole que votre demande sera
accordée. A la prochaine paie, le rappel vous sera fait.

Une victoire aussi soudaine ne laissa pas de les déconcerter quelque
peu. Ils ouvrirent leurs yeux tout ronds pour contempler Moutier,
virent à son air que la réponse était péremptoire. Dumoulin murmura:
«Merci, monsieur l’ingénieur», et ils s’éclipsèrent sans autre
manifestation.

Dès qu’ils eurent refermé la porte, je ne pus m’empêcher de m’écrier:

--Pourquoi n’avoir pas essayé de parlementer?

--Pourquoi? me dit Moutier avec une violence inattendue; parce qu’ils
ont raison.

Il répéta, détachant les syllabes:

--Ils ont raison! Oui, ils ont raison. La vie d’un homme doit se
payer... Que voulez-vous que j’aille répliquer à ces gens qui me
numérotaient des cadavres?... Que je réponde par la liste des
actionnaires du Siam-Cambodge? Il avait raison, le Dumoulin: œil pour
œil, dent pour dent, «tant pour tant», comme dirait l’Herr Graf von
Faulwitz.

--Cependant...

--Cependant quoi? Qu’il y a la gloire du sacrifice, le beau mysticisme
qui vous est cher, de l’immolation à l’«œuvre»? Eh oui! quand on est ce
que nous sommes, des maîtres ouvriers, des chefs, on peut se payer de
cette somptueuse monnaie-là. Ceux-là... ils ont le cerveau que les
Vanelli leur ont fabriqué. Ils ont le droit d’exiger que tout soit
compté en bonnes piastres tin-tin, et si les vieilles pièces creuses ont
encore cours quelquefois chez eux, ce n’est vraiment pas la faute aux
banquiers de ce monde!

--Vous avez raison. Mais, comment ferez-vous ratifier par Battambang les
assurances données à ces braves gens?

Il sourit et, clopinant, alla prendre sa canne dans un coin de la pièce.

--Oh! ceci est une autre affaire, et de ce pas je vais la traiter avec
Vallery. Si vous voulez continuer d’éplucher ce carnet, dans une heure
au plus, je suis de nouveau à vous.

Effectivement, trois quarts d’heure plus tard, je le voyais revenir, la
mine guillerette, et se rasseoir, en sifflotant, devant la feuille
déployée du lever.

--Vous avez eu gain de cause?

--Cette question! fit-il. Bien sûr!

--Vallery n’a pas laissé écorcher son patron sans crier?

--Non, mais j’ai employé l’argument décisif.

--Je serais curieux de savoir lequel!

--Je l’ai prié d’écrire à Vanelli, au cas où cela deviendrait
nécessaire, d’écrire de ma part à moi, Moutier, que si j’étais mis dans
l’obligation de faire honneur à mes engagements sur mes propres deniers,
je me trouverais ruiné; et que, si j’étais ruiné, je prenais un autre
engagement que j’aurais non moins à honneur de tenir, et qui était de
lui brûler la figure, à lui, Vanelli!

--Bigre! Et qu’a dit Vallery?

--Rien. Il a lu dans mes yeux que c’était sérieux, et s’est engagé à
avoir les fonds de Battambang avant huit jours.

Et, sur ces mots, nous reprîmes, le cœur à l’aise, nos petits calculs de
pentes et de cubages; et, de la journée, nous ne reparlâmes plus de
l’incident.

Mais, le soir à la popote, Vigel, qui avait déjeuné sur son terrain,
nous aborda avec quelque chose aux lèvres comme:

--Il paraît que les contremaîtres ont fait chanter le vieux pirate! Ils
ont bien agi! Je le leur ai dit d’ailleurs, je le leur avais dit
auparavant.

Je crus que Moutier allait lui sauter à la gorge.

--Vous me ferez le plaisir de vous abstenir dorénavant de ces conseils!

Vigel le regarda de côté, sans la moindre émotion.

--Mais oui, ils ont bien agi... et, de plus, ils vous ont donné
l’exemple. Ce qu’ils ont fait, vous auriez dû le faire pour votre
compte, mais il y a six semaines, en pleine saison sèche. Maintenant,
parbleu, il est trop tard! Avec tous ces éclairs qui se montrent comme
des ventres de gros poissons pourris, on peut compter sur la pluie avant
huit jours. La belle avance, en vérité! Elle n’emportera pas, bien sûr,
vos arches, ni ne fondra votre ballast; tandis que le travail arrêté il
y a un mois ou deux, alors que tout sortait à peine du limon primitif,
où l’eau du ciel l’aurait immédiatement replongé...

La figure de Moutier s’était empourprée violemment pendant tout ce
discours, puis était devenue d’une pâleur de mort.

Il fit un pas vers Vigel et, du même ton qu’il avait dit aux autres:
«Vous pouvez vous retirer», il articula:

--Ah! vous croyez qu’il valait mieux arrêter le travail en saison
sèche... Eh bien! je vous avertis que si le travail s’arrête seulement
un jour, d’ici la fin, c’est vous que j’en rendrai responsable, et c’est
à vous que je brûlerai la figure!

Vigel n’avait pas bougé. Il haussa légèrement les épaules et dit
négligemment:

--Je n’ai pas plus l’air, je pense, d’un meneur de grèves que vous d’un
tireur de massacre. Et si vous voulez éviter des incidents sur le
chantier, vous ferez bien mieux d’en mettre à la porte le Père et le
bonze, la robe noire et la robe jaune...

Je ne sais comment aurait tourné cette querelle, si l’entrée de Fagui
n’avait fait diversion.

Fagui s’était prise d’une affection bizarre pour Vigel et le suivait,
comme un chien, quand il faisait son va-et-vient sur la voie. Depuis son
retour, Vigel avait le service de la traction, et il prétendait même, en
riant, que Fagui lui était d’un grand secours, et deviendrait, avant
peu, un chef de gare de premier ordre. Et je ne serais pas, au surplus,
très étonné qu’une certaine jalousie de cette préférence de la folle,
soit entrée dans l’animosité de Moutier à l’égard de mon acrobatique
«vieux camarade».



XV


Vigel, au sortir de la popote, glissa son bras sous le mien.

--Avez-vous entendu ce pauvre Moutier? Mais, celui qui cessera le
travail avant la fin, le malheureux devrait bien demander au docteur de
le lui désigner!

Je m’arrête net et saisis mon homme aux épaules. Il arrive de la ville,
lui; les horreurs de nos physionomies marécageuses ont dû lui sauter aux
yeux! Au jour le jour, on ne se rend pas compte; on ne voit pas la vie
se retirer lentement, pas plus que nous ne pouvions voir décroître l’eau
du marais, et, petit à petit, les fonds crevassés apparaître...

Et c’est vrai pourtant que la mine de mon pauvre André n’est pas
brillante, que sa jambe tire de plus en plus vilainement! Il s’obstine à
marcher, mais, le soir, la plaie suppure, et je sais d’autre part qu’il
a caché de durs accès de fièvre, et que le docteur l’invita, presque en
colère, à se faire porter en litière, s’il voulait continuer à circuler.
Objurgation vaine, d’ailleurs... Ah! non, pas celui-là, pas le meilleur
de l’équipe!

--Voyons, Vigel, vous le trouvez si bas, vous qui ne l’avez pas vu de
quelque temps?

--Lui? Il n’en a pas pour quinze jours. Et, d’ailleurs, la robe noire du
Père commence à tourner autour... C’est un signe qui ne trompe guère.

Mensonge! mensonge injurieux que ces misérables paroles. Moi, qui
connais Moutier, je sais, je suis sûr, que, dussent être exacts ces
tristes pronostics, dût approcher le pas de la Camarde, il ne
souffrirait pas que soit fraudé par ce piétinement menaçant le rythme
loyal des intelligences! Que Vigel, à la rigueur, puisse arguer de sa
bonne foi, et, jusqu’à un certain point, de la logique des apparences,
soit... Oui, c’est indéniable, Moutier, jadis peu enclin à la tendresse
envers les hommes de Dieu, de n’importe quel pays du monde, marque,
depuis les jours d’épreuve, au Père du May, une déférence extrême et une
gratitude se traduisant par des entretiens sans doute plus prolongés que
ne l’exigeraient les strictes relations de service. C’est indéniable...
mais quoi de plus naturel?

Comment un homme tel que Moutier, qui a épuisé sa vie d’ouvrier au
service d’une entreprise mondiale éparpillée, fragmentée, encore dans le
désordre des fondations, si incertaine et si pulvérulente qu’il faut,
pour y établir de la cohérence, une foi en quelque sorte enragée;
comment cet homme ne serait-il pas séduit par cet autre impérialisme
universel, précis, méthodique, convergent, dont la silhouette obscure du
Père affirme ici l’indéfectibilité? Comment lui, le passager de ce
vaisseau, dont on peut sentir à certaines minutes l’emportement
somptueux, mais à qui n’apparaissent, d’autres fois, que des feux
changeants, à droite, à gauche, qui sont peut-être des feux de
naufrageurs, ne frémirait-il pas, en voyant passer, à côté de lui, le
sillage inexorablement tendu, la proue vers l’étoile éternelle, de la
barque de Pierre, si funèbre, si silencieuse, si fantômale que
l’apparition puisse être dans la nuit!

Oui, c’est cela! Moutier, employeur d’hommes, et le Père, employeur
d’hommes, se sont rencontrés à pied d’œuvre, et s’estiment pour des
qualités professionnelles communes.

Et pourtant, et pourtant...

Me voici seul dans ma sala, seul, dans le grand silence de la nuit
orageuse, avec pour toute lumière humaine, ce photophore où viennent
s’écraser mille bestioles éperdues; et me voici troublé jusqu’aux
entrailles, comme si c’était une part de moi-même qui se jouait dans
cette partie. Passionnément, je voudrais savoir si, oui ou non, le Père
a tenté formellement, l’heure étant proche, d’embarquer pour les
chantiers éternels cet ouvrier de choix, après tant de coolies... A-t-il
forcé l’espèce de mystère cadenassé de cet homme que j’aurais aimé à
voir mourir, comme un coffre-fort sombré, avec tous ses trésors à jamais
enfermés, et ne livrant, jusqu’à la dernière minute, que le défi de sa
géométrique carrure?

Voyons, c’est par le cerveau, certainement, que le prêtre a dû commencer
son délicat travail de serrurier... Il a dû, comme en se jouant,
n’éveillant pas les méfiances, essayer des clefs ordinaires de la
logique... Mais je n’ai pas d’indices révélateurs, pas d’empreintes
authentiques!... Je me souviens seulement d’une fin d’entretien à
laquelle il me fut donné d’assister, par hasard, parce que je me
trouvais en forêt, sur ce chemin longeant la voie où je m’étais promené
avec Moutier, où Moutier faisait sonner du fer de sa canne les vieilles
dalles khmères, et où les futaies adjacentes claustraient nos minces
silhouettes de promeneurs diserts, comme entre les deux parvis d’une
allée de buis géants! Et c’était justement cette canne de mon ami qui,
cette fois-là, était en jeu, cette canne bizarrement affectionnée, qui
est faite d’un ancien fléau de balance chinoise.

Le Père l’avait entre les doigts et il montrait les singulières
incrustations de clous de cuivre qui la constellaient, et qui, pour mes
yeux profanes, n’étaient rien qu’une curieuse, voire baroque
ornementation. Et le Père disait à peu près: «Voici une graduation dont
les chiffres vous sont inconnus, et, certes, une poissonnière de France
ne saurait s’en servir du premier coup. Cependant un Chinois fait avec
elle de bonnes pesées, et elle est, en somme, une traduction passable de
la loi universelle du levier. Vous qui avez une connaissance de cette
loi très supérieure, très épurée de toute réalisation matérielle, vous
arriveriez beaucoup plus vite que notre poissonnière à utiliser ce
fléau. Néanmoins, vous restez bien persuadé qu’il existe, de la loi du
levier, une traduction, une adaptation à nos besoins, plus judicieuse
que toutes les autres; la vôtre, celle du système métrique... Méditez ce
petit apologue, mon cher ami. Je crois qu’il peut s’appliquer assez bien
à la variation des rites religieux.» Et je me souviens que Moutier
reprit sa canne avec un long sourire, et que, du bout de l’ongle, près
de la poignée, tout contre les clous énigmatiques, il traça dans le
vernis une croix minuscule, «pour se rappeler, dit-il, l’apologue à
l’occasion».

Mais, par ailleurs, non, je ne sais rien. Je n’ai pas le droit de
supposer que le Père a exécuté de plus rudes attaques sur la serrure...
Moutier est resté le même, vis-à-vis de moi, loyal et taciturne, solide
et sans éclat... le même. «Quand la robe noire voltige autour, c’est un
signe qui ne trompe guère...» Je n’ai jamais entendu sur les lèvres de
Moutier une plainte, un cri d’anxiété, surpris sur son visage un
tressaillement. Il regarde sa jambe ravagée du même œil indifférent que
les bouquets de buissons que la sécheresse a cautérisés, déchiquetés sur
les bords du marais.

Et voilà que c’est moi qui me mets à tressaillir, longuement,
invinciblement, à crier d’angoisse!

Imbécile, qui n’ai rien vu, rien deviné, rien compris, et surtout rien
fait. Ce Père est meilleur laboureur que moi, qui sait que l’heure
menaçante pour la _récolte_ n’est pas celle de la brume et des fumées
opaques, mais celle de la grande sérénité glacée... Quand l’œil et la
pensée de l’homme sont trop lucides et dispersent les vapeurs de la vie,
c’est alors qu’il faut trembler... Et moi, je tremble; oui, je tremble,
et mes dents claquent soudain, comme au milieu d’une solitude polaire.



XVI


Et je ne saurai jamais si le Père a cambriolé l’âme de Moutier, s’il a
ravi les joyaux du coffre-fort trapu pour le compte du céleste Recéleur!

Un terrible accès de fièvre m’avait cloué au lit, puis un autre, puis un
autre... J’ai grelotté, j’ai transpiré, j’ai déliré, paraît-il... Neuf
jours passèrent ainsi.

Quand je pénétrai, le dixième jour, dans la sala de Moutier, la bière
était clouée. Elle était en ce bois d’or frais, qui prend très vite à
l’air la couleur du sang. Sur le couvercle était posé un petit crucifix
de cuivre et d’ébène, que j’avais maintes fois distingué sur la poitrine
du Père. Et celui-ci était debout, dans un coin de la pièce, les mains
dans les manches de sa soutane, les yeux baissés, les lèvres orantes.

Nous mîmes André Moutier en terre dans l’enclos des palmiers à sucre et
des lianes à belles grappes violettes, à trois mètres à peu près de Just
Barnot. Et, comme les orages avaient crevé pendant mes jours de fièvre,
comme il avait plu abondamment, une herbe merveilleusement verte et
serrée avait poussé. Et elle enveloppait, dans un même manteau
miséricordieux, la fosse fraîche et celle qui, déjà, sous les
dégradations climatériques, avait l’air d’une vieille, très vieille
chose.



XVII


Le surlendemain, la première locomotive roula sur le kilomètre 83. Les
derniers tire-fonds avaient été mis en place, la veille, et dans la
matinée, Bob Findlay, le nouvel Éliacin de l’équipe, avait vérifié
lui-même, une par une, toutes les éclisses. De bout en bout, il y en
avait cent vingt-cinq par rail, et la voie était double; et en outre,
vers le milieu de la digue, on avait profité d’un élargissement du seuil
rocheux pour poser des aiguilles et établir un embryon de voie de
garage. Car, à cette espèce de rond-point, nous avions reconnu l’amorce
d’une substruction coupant en croix la première; et c’était une idée de
Vanelli qu’on pourrait partir de là, plus tard, pour obturer les arches
de passage des hautes eaux et entreprendre l’asséchement du marais.
Sitôt après la sieste, afin que tout fût terminé pour la pluie
quotidienne de quatre heures, nous nous rendîmes, tous les Européens et
le Père et Fagui avec nous, au pied du poteau limite. Un bouquet de
drapeaux tricolores ombrageait l’écriteau, où était peint de frais, en
lettres bleues sur fond blanc, le chiffre 83, et la disposition en
éventail des hampes donnait à l’ensemble, de loin, le profil d’un de ces
palmiers qu’on appelle à Saïgon, arbres du voyageur.

Les coolies avaient été rassemblés le long de la voie. Ils étaient
assis, l’air indifférent, et quelques-uns jouaient une façon de jeu
d’osselets avec les petites brisures des cailloux du ballast. Mais
Dumoulin cria des mots indigènes, et les caïs, le rotin haut, firent
aligner leur monde sur deux lignes, dès que la locomotive parut à
l’entrée de la digue.

C’était Vigel qui conduisait celle-ci. Vigel avait, pour la
circonstance, arboré un «blanc» de gala, ajusté sur son torse comme une
écorce de jeune bouleau. Ses mains étaient gantées de blanc et une
mousseline blanche avait remplacé, sur son casque, l’habituelle soie
turquoise.

C’était le plus ancien mécanicien indigène qui avait l’honneur de lui
servir de chauffeur, un vieil Annamite à barbiche et à lunettes, tout
vêtu de soie noire luisante, et qui ne cessait, depuis sa désignation,
de grimacer de vanité et de contentement. Nous vîmes de loin, à la
jumelle, les deux hommes sauter sur le tablier de la machine, et
celle-ci souffler, démarrer et, après quelques tours de roue, stopper.
Nous savions ce que cela voulait dire et que Vigel mettait de la
coquetterie à prendre un départ impeccable, son essieu avant arrêté
juste sur la ligne du poteau 82, lequel, comme le 83, était fleuronné de
drapeaux. Il siffla longuement, puis donna un coup bref. De bout en bout
de la ligne, un silence gagna, dans lequel on entendit, comme les
battements d’un grand cœur, les coups de piston. Alors, à l’autre
extrémité, séparés des coolies par un intervalle vide d’une dizaine de
mètres, nous fîmes joyeusement la haie pour recevoir notre camarade, et
lui, nous ayant aperçus, ralentit l’allure. La locomotive était du type
trapu et ramassé des machines-tenders, et, avec sa cheminée courte sur
le nez, s’avançait un peu comme un rhinocéros. Mais on l’avait
enguirlandée, pomponnée, harnachée, et un collier de jaunes fleurs
d’alabanda--tout le reliquat des jardins d’Hetty Dibson,--pendait
mirifiquement au travers de sa poitrine noire. A l’instant précis où le
dôme vint à hauteur du poteau pavoisé, Vallery, qui était légèrement en
avant et tenait le bras levé, l’abaissa. Alors, Vigel renversa la vapeur
et, de nouveau, siffla longuement... Et le son parut rebondir
indéfiniment sur l’eau morte, couleur de rouille, au fond de laquelle se
cachait le Gong honteux et vaincu...

       *       *       *       *       *

Naturellement, nous achevâmes, le soir, de célébrer, comme il convenait,
un tel événement. C’est Findlay qui régla le débouchage des bouteilles
de Champagne, et c’est Vallery qui se chargea de télégraphier à Bangkok
et à Saïgon le bulletin de victoire. Et c’est Vigel qui, pour corser la
note patriotique, et faire taire l’accordéon garibaldien d’un
contremaître piémontais, ouvrit le piano--le vieux piano de la chambre
aux ailes--et attaqua avec décision cet air de Schumann où passe,
masquée, la _Marseillaise_!



XVIII


Mais, il y eut, cela va sans dire, des célébrations plus qualifiées
lorsque put être annoncée l’ouverture au trafic du monde de ce désiré
Siam-Cambodge, tronçon français!

La date du 14 juillet ayant été retenue par la famille,--la famille
Vanelli--comme la plus congruente pour la cérémonie d’un baptême auquel
le Gouverneur général se réservait d’apporter son parrainage,
l’invitation nous fut transmise d’accélérer, à cette fin, les ultimes
travaux.

Je crois bien que le comte de Faulwitz, qui vint à Chang-préah en
messager spécial de ladite invitation, prit sous son bonnet de nous
représenter, en outre, le chic sportif qu’il y aurait, pour nous, à
gagner de vitesse, oui-dà, et à battre sur le poteau-frontière les gens
du tronçon siamois, si fiers de leur avance du début.

Mais je crois bien aussi que l’aiguillon, manœuvré par ce subtil
banderillero, eût trouvé mon épiderme insensible. Car, à la vérité, le
succès du kilomètre 83 m’avait laissé un peu comme le taureau dans
l’arène, après une trop belle passe de manteau rouge, hébété, ébloui et
reniflant obscurément vers le toril. Une petite phrase du père Vallery:
«Vous n’aurez pas le cœur de me laisser en plan, mon ami», me mit les
fers, et je fonçai décidément, à travers la forêt débroussaillée, pour
le kilomètre 84, puis pour le kilomètre 85.

Tâche ingrate, au demeurant, quoique, au seul point de vue
professionnel, aisée! Mais je m’ennuyais. Les recrues, comme Bob
Findlay, m’attristaient par leur extrême jeunesse, et je ne voyais
qu’accidentellement mon camarade Vigel, toujours occupé d’organiser la
traction entre Battambang et la troisième rivière et toujours fidèlement
servi, dans cette navette sur la ligne, par l’ombre blanche de Fagui.
D’ailleurs, quand je le rencontrais, il m’assommait avec ce qu’il
appelait «sa revanche», ses ténébreux projets à l’égard d’Elsa.

--Que diriez-vous, par exemple, si la folle--elle adore ces petites
manœuvres--faisait fonctionner l’aiguillage de ce stupide moignon de
voie, qui déshonore la perspective du milieu de la digue? Quel beau
patapouf du train officiel!...

--Et l’ingénieur Vigel sauverait la jeune héritière qui lui tomberait
dans les bras, cependant que l’odieux mari serait dévoré par les
grenouilles et les serpents d’eau... J’ai vu ce climat rendre des
cervelles tout à fait spongieuses, mon pauvre Henry, si on ne prenait la
précaution de les doucher matin et soir!

Le temps des orages était passé. Il tombait maintenant, chaque
après-midi, vers quatre heures, une large ondée brève et réglée comme un
arrosage municipal. Mais je n’avais plus le goût des promenades.
Vraiment je ne donnai rien de moi-même et je ne reçus rien dans ces six
semaines. Je n’appris rien, sinon peut-être à m’écheniller
convenablement des sangsues qu’on rapporte à foison des sous-bois
mouillés. Il ne faut pas les arracher, ni les soulever avec la lame d’un
couteau. Il faut frotter une allumette et griller légèrement du côté du
gros bout, qui est la tête. Alors la vilaine petite chose se met en
spirale et tombe à plat comme un anchois roulé.

Le 13 juillet tout était paré, comme on dit à bord. L’amour-propre
sportif de M. de Faulwitz aurait lieu d’être satisfait. Notre gare
terminus de Chang-préah dressait le disque rouge de son signal à cinq
mètres de la plaque de fonte du bornage de la frontière que les gens de
Siam pataugeaient encore, à deux kilomètres et demi de là, dans des
bas-fonds gélatineux, désossés, pour leur malchance, de toute digue
khmère!

A telles enseignes que leurs délégués, poliment invités à la cérémonie
baptismale, durent arriver à dos d’éléphant.

Ils arrivèrent vers deux heures et demie et alignèrent, face au remblai,
leurs six bêtes, crottées et massives, comme six bastions en terre, et
qui, ma foi, faisaient honorable figure, même au regard d’une
locomotive.

A côté d’eux, tirailleurs et miliciens, jambières rouges et jambières
bleues, dressaient une haie de parade et maintenaient à distance
protocolaire la foule versicolore et rieuse, où les deux sexes
montraient mêmes beaux habits et même turbulence d’écoliers échappés.

Car ce n’étaient plus là nos graves, patients et robustes coolies
chinois. On ne voyait que sampots rutilants et chevelures en brosse...
La politique avait voulu ce changement de figuration; la cour de
Pnom-penh ne devait-elle pas accompagner dans ses déplacements le
Gouverneur général? Politiquement, nous avions depuis un mois renvoyé,
par lots, dans leurs foyers, les têtes nattées du Père du May, et
réinscrit sur nos contrôles les ouailles d’A-ka-thor. Politiquement,
tous nos vieux amis de la bonzerie se tenaient là, somptueux et dignes,
le crâne rasé de frais, le talap à la main, entourés de vénération et de
respect. Il en arrivait de minute en minute. Toute la matinée, le
marais, officiellement désensorcelé, n’avait cessé d’être sillonné de
pirogues légères et pointues, véhiculant de minuscules pagayeurs, tout
un banc d’école de petits Cambodgiens, aux longs cheveux noirs couronnés
de fleurs, et à l’arrière, assis, jambes croisées, dans une sainte
attitude de Bouddah sur son lotus, le talapoin magister...

La robe noire du prêtre français ne faisait pas tache insolite dans le
groupe safrané. Le Père du May était parti depuis six jours, avec le
dernier convoi de ses chrétiens.

Le train officiel entra en gare, après l’ondée, comme l’aiguille de nos
montres, à défaut d’un cadran de la Compagnie, marquait quatre heures
trente.

Il donnait, par sa longueur, une flatteuse idée de la capacité du trafic
du Siam-Cambodge. Il contenait le Gouverneur général, son état-major,
son cabinet, le Résident supérieur et son secrétariat, le comte Vanelli
et son escorte, quatre marins armés, pantalonnés à la «pied d’éléphant»
et discrètement étiquetés «Lotus blanc» sur le ruban de leurs chapeaux,
Sa Majesté Cambodgienne et sa suite, ses épouses et ses danseuses, son
ministre des Travaux publics, les musiciens de ses danseuses, et
l’innumérable armée de la valetaille préposée aux soins de la
nourriture, de la ventilation et du couchage. Du wagon central, aux
portières fleuries et pavoisées, descendit, la dernière, Elsa de
Faulwitz, seule robe du cortège.

On ne pouvait songer à loger tout ce monde dans les bâtiments de la
gare, et moins encore dans les huttes sur pilotis du village de
Chang-préah. Mais Vallery avait pris l’initiative d’une séduisante
combinaison.

Près du village existaient des ruines khmères, quelques parcelles de ce
trésor archéologique dont toute la région garde le mystérieux dépôt.
Vallery en avait fait aménager les moyens d’accès et nettoyer les
abords, et c’est là que devaient être installées tentes et baraques de
fortune, ainsi que la table du banquet. L’assistance s’y rendit
aussitôt. Le sol du chemin était sablé et bordé de buissons garnis de
passiflores sauvages. Aux troncs des arbres voisins étaient accrochées,
à l’imitation, semblait-il, des orchidées de la forêt, des bouquets soit
de petits drapeaux tricolores, soit de ces pavillons, familiers à la
mâture du _Lotus_, et que Moutier appelait irrespectueusement chiffons
roses... Il faisait doux, un temps bleu de fête galante. Madame de
Faulwitz riait bruyamment au bras du Gouverneur.

Quand on atteignit l’emplacement annoncé, il s’éleva un cri général
d’admiration et aussi un concert de louanges à l’adresse de Vallery pour
sa trouvaille de ce bijou de décor.

Au premier plan, une façon de vaste pelouse, où se prélassaient dans
l’herbe drue, comme des bêtes au pacage, de prodigieux animaux de
pierre: lions à mufle carré, garrudas au bec en pioche, éléphants
érigeant la trompe pour le barrissement. En portants latéraux, des
arbres d’une ancienneté d’écorce et d’une puissance d’ombre sans
rivales, des géants aux troncs tordus qui remuaient leurs feuillages
comme de noirs paquets de chaînes, et derrière eux, à l’infini, tout le
bleuissement mystérieux de la forêt. En fond, l’amoncellement des ruines
elles-mêmes, qui semblaient avoir été bâties sur une colline
artificielle. Le grès de leurs blocs, d’une couleur de cendre verdie,
s’argentait à souhait dans le coup de lumière du soleil. Une famille de
singes gris, du même gris patiné de vert que les pierres, y révéla son
existence de locataires à notre approche. Une main aux racines
serpentantes, la tête tournée vers nous, ils escaladèrent, sans trop
d’émoi, la colline, pour nous céder la place.

Nous consacrâmes une bonne heure à l’exploration des ruines. L’essentiel
de leur dessin primitif paraissait être une sorte de cloître en
quadrilatère, entourant une tour centrale exhaussée. Le cloître, couvert
d’une étroite voûte en encorbellement, abritait des vestiges de
sculptures en bas-relief, où les érudits de notre compagnie
s’ingéniaient à retrouver des illustrations d’épisodes du Râmayana.
D’autres sculptures, principalement de personnages féminins à la taille
étranglée, aux seins ronds et à la chevelure savante, décoraient la
paroi extérieure, dont les fenêtres étaient garnies de barreaux de
pierre, tournés comme des pieds de table, d’un fort curieux effet
ornemental.

La tour centrale était carrée à la base et se terminait par une
juxtaposition d’assises, dont le profil d’ensemble en hauteur avait dû
rappeler assez bien celui d’un quartier de fruit. Sur les quatre faces
de la base étaient taillés quatre visages colossaux, dont il n’était
plus possible de reconnaître l’identité, tant ils étaient ravagés par la
foudre et le temps.

Un seul n’avait pas subi de trop cruelles atteintes; mais, un jeu de la
végétation dans les orbes de ses yeux aveugles et un ébrèchement
accidentel de sa lèvre inférieure contribuaient à lui donner une
expression de mélancolie farouche et quasi surhumaine.

Cette note mélancolique, aussi bien d’ailleurs que les volètements
lugubres des chauves-souris sous les voûtes du cloître, était
heureusement sans répercussion sur l’humeur de notre compagnie,
laquelle, au contraire, était gaie, très gaie.

Vanelli ne cessait de plaisanter gaillardement Sa Majesté Cambodgienne
sur les bonnes fortunes de son dernier séjour à Montmartre.

Cependant, le soleil déclinant, chacun s’occupait de son aménagement
pour la nuit. Je vis éclore, miraculeusement, au milieu de la pelouse,
une grande tente doublée de soie jaune, d’où sortaient de violents
parfums, et devant laquelle les matelots du _Lotus_ vinrent monter la
garde.

Vallery vaquait, en bon majordome, aux soins du banquet, s’affairait au
déballage des caisses, à la frappe des bouteilles dans la glace,
pressait les boys, bousculait les _bebs_, essuyait, d’une serviette de
table, ses cheveux gris ruisselants.

Il fut payé de ses peines, car ce premier banquet--le programme du
pique-nique comportait deux jours pleins de réjouissances--ce premier
banquet fut, en tout point, réussi: champagne, paniers de fraises,
corbeilles de mangues et de sapotilles, guirlandes de roses sur la
nappe, félicitations, congratulations et discours.

Le Gouverneur général prononça des paroles. Je trouvai qu’elles ne
correspondaient pas exactement... à quoi? je n’aurai su le dire... mais
elles ne correspondaient pas...

M. le Gouverneur parla beaucoup des vivants et un peu des morts. Il est
très difficile de parler heureusement des morts devant ceux qui les ont
vus mourir. Et c’est pourquoi, sans doute, il me semblait que l’orateur
ne traitait pas la question... Mais peut-être les sangsues
m’avaient-elles aigri le caractère, dans ces dernières semaines.

Il y eut, quand le Gouverneur se rassit, des hourrahs, des
applaudissements et de longs tintements de coupes. Madame de Faulwitz,
les yeux étincelants, riait et jeta une rose, par-dessus la table, au
nez de son père.

Après le café, on se rapprocha des ruines. Les petites danseuses
royales, après qu’on eut cousu sur elles leurs vêtements d’or, entrèrent
dans le mouvement de la danse. Un cercle de musiciens, assis à terre,
entre elles et nous, tapait sur des tympanons, soufflait dans des flûtes
et frottait des cordes...

A la longue, une sorte de vertige s’emparait de vous, à voir ces rats
dorés sortir des pierres, à l’appel de ces évocateurs infernaux, y
rentrer, en ressortir, courir sur place.

A un moment donné, un beau feu de bengale illumina tout l’arrière-plan
de la scène. Des coins de feuillage tombaient sur sa clarté rose, et
c’était comme le déploiement d’un immense étendard vanellien!

Dans l’intermède, je m’approchai de Vallery.

--Je vous fais mes adieux, lui dis-je.

--Vous vous retirez déjà?

--Je ne me retire pas, je pars.

Il parut ne pas comprendre.

--Vous partez? Pour où?

--Pour ma sala, ce soir; pour Saïgon demain; pour la France dans huit
jours.

--Mais, pourquoi si brusquement? Vous ai-je... bredouilla-t-il, vous
a-t-on...

--Voyons, dis-je en souriant, ne me suis-je pas engagé comme un soldat,
pour la durée de la guerre? La guerre est finie, ce me semble. N’est-ce
pas une victoire qu’on célèbre ce soir?

Cette fois il ne répliqua rien. C’était, j’imagine, une sagesse que lui
avait inculquée Hetty Dibson, que d’éviter les paroles vaines, quand
quelqu’un dit: «Je m’en vais!»

Il tortillait doucement sa barbiche argentée, et ses regards scrutaient
l’arrière-fond de mes prunelles. A la fin, il poussa un léger soupir et
me tendit la main.

--Adieu, Tourange!

Mon poney m’attendait tout sellé, attaché par la bride à un poteau de la
gare. Je lui rendis la main, et il partit au galop, énervé par l’odeur
des éléphants. Le ciel était clair. J’épiais, tout en chevauchant, les
apparitions et les disparitions de la lune dans les cimes, une lune au
premier quartier, fine et sans taches... Il y a un arbre, dans la forêt,
dont la fleur a tout à fait cet aspect de griffe blanche.



XIX


Et l’aube vint, comme une bulle d’or qui, dilatée, aérienne,
frémissante, emplit un instant tout l’espace, puis creva dans l’azur
sans fond. Le marais de bronze devint d’or, d’or pâteux ondé de grandes
couleurs roses... Et la lumière recommença de pleuvoir.

De là-bas, dans le sud-est, de la rive argileuse, où poussent les trams
dont l’ombre est légère, je la regardais battre, asperger, inonder à
grandes nappes éblouissantes l’assise du kilomètre 83. Je voulais que
mes yeux s’emplissent de cela...

Cela, ce n’était pas beau--au sens chéri des esthéticiens--avec ce
profil court sur pattes de crémaillère renversée. Mais, c’était notre
œuvre.

Nous avions coulé de bon béton, nous avions lié de bon fer, nous avions
encastré de bonnes pierres, nous avions conjuré le mauvais limon...
C’était droit, net, d’un trait, comme notre volonté tendue, comme les
lignes de nos épures. C’était plat comme une table, et cela portait tout
le bouquet resplendissant du ciel. Et je savais que c’était solide,
durable, pas en toc. Je prêtais l’oreille au bruit sourd des hautes
eaux, des fluidités fangeuses qui tournaient autour des piliers. Et
j’étais sûr qu’il ne pouvait rien contre elle, ce frottement flasque et
sournois: j’étais content, c’était notre œuvre.

Dieu! qu’elle nous avait coûté de soins et de peines! Du sang aussi...
Du sang vraiment? Pas assez de sang... Que sont quelques gouttelettes, à
peine grosses comme ces fleurettes rouges qui couvrent des kilomètres du
marais? Ah! si notre ciment en était imbibé, pétri, comme l’œuvre serait
plus belle, plus rose, plus indestructible... N’importe, je suis
content!

Comme l’homme qui a bâti sa demeure, comme l’artiste qui a buriné le
bronze sorti du moule, comme l’époux qui se réjouit du sein gonflé de
l’épouse, je suis content. Je lève les bras en signe d’allégresse, une
grande joie me prend aux entrailles. L’œuvre est là, et elle porte ma
survie, le tout petit enfant de mon éternité, agrippé et suçant la
lumière à son flanc. Dites-moi, vous tous qui courez, qui sautillez, qui
vous tordez le cou, cherchant la joie, en est-il une autre? Mensonge! Il
n’est qu’une plénitude...

Allons, rions, dansons! Comme David devant l’arche, pleine de l’Éternel,
comme les petites robes d’or devant les portiques des ancêtres, comme
les grues antigones devant la splendeur de l’œuf de l’astre... dansons!
Qui a fait cela? Nous autres, les hommes, je m’entends, quinze ouvriers
et trois mille coolies.

       *       *       *       *       *

--Vous paraissez bien joyeux, monsieur de Tourange?

Elle est là, elle, l’Ennemie, avec sa tête altière et ses yeux obscurs
de revendications. Elle est là... La jeune lumière nacre sa chevelure
massive. La longue ligne blanche de sa robe serpente entre les troncs
argentés, et de grandes lunes d’ombre bleuâtre choient sur le tissu
pâle.

--Est-ce de nous quitter? Pourquoi partez-vous sans nous dire adieu?
Moi, je tenais à vous dire adieu...

--Adieu donc, madame... Mais, retournez vite là-bas; votre absence
ferait manquer toutes les fêtes.

Elle ne bouge pas. Sa main joue distraitement avec le sautoir qui fait
un bruit d’écailles à son col. Au bout du sautoir, il y a un cœur d’or,
un de ces bijoux du pays que les petites filles nues portent comme un
hochet.

--Pourquoi me parlez-vous comme un mal élevé? Est-ce parce qu’hier soir
je vous ai négligé? Mais, hier, j’appartenais au protocole! J’étais une
horrible chose officielle... Et voyez à quelle heure il faut sortir du
lit, pour vous trouver!

Maintenant le sourire est à sa bouche, comme la flèche sur l’arc bandé.
Elle fait un pas, étend la main vers le marais éblouissant.

--Que regardiez-vous donc avec tant d’allégresse?

--Je me retourne à demi. J’allonge le bras à mon tour:

--Ceci.

Elle suit l’indication de mon doigt et fait une moue d’enfant amusé.

--Ce n’est pas très beau... Mais enfin, puisque cela vous plaît!

Elle est assez près de moi, pour que je sente son haleine qui rôde, qui
menace, qui étourdit....

--Mais vous pouvez regarder cela, et ne pas me regarder, moi, d’un air
fâché, en fronçant les sourcils comme devant votre carnet de chiffres!
Pourquoi me regardez-vous d’un air fâché?

«Pourquoi je vous regarde d’un air fâché, Elsa de Faulwitz aux yeux trop
beaux, aux yeux trop riches? S’ils perçaient les fronts, comme ils
percent les cœurs, les regards de ces yeux, peut-être liraient-ils:
«Pour faire... cela... que vous ne trouvez pas très séduisant, il a
fallu que beaucoup de gens meurent, et moi, je les ai vus mourir. Et
quand vous n’êtes pas là, Elsa, je pense que ces morts sont morts pour
une chose sans nom, sans gloire, sans profit, mais si magnifique!...
Savez-vous le sens de ce mot? Magnifique veut dire: qui fait grand.
Mais, quand je vous vois, vous si éclatante, si fascinante, si superbe,
il me vient cette idée affreuse que nos morts sont morts pour que
monsieur votre père puisse gagner beaucoup d’argent, et servir les
quatre mille volontés de la toute petite chose que vous êtes, Elsa...»

Et je prononce le dernier mot seulement: «Elsa...» et je m’arrête...
Elle n’a pas l’air d’avoir entendu, mais, elle doit s’être rapprochée,
car je vois ces yeux grandir. Maladroitement je reprends le ton du «mal
élevé»:

--En regardant «cela» moi, je pensais aux morts...

--Si vous pensiez aux morts, pourquoi étiez-vous si joyeux?

Cette droite réplique me décontenance.

Elle sent son avantage, et comme un bon combattant s’empresse de
redoubler l’attaque:

--Je répète ma question: pourquoi regardez-vous, en dansant, le chemin
de fer de Mureiro Vanelli, et, en fronçant les sourcils, la fille de
Mureiro Vanelli? J’ai peur que vous ne soyez injuste et pour mon père et
pour moi, monsieur de Tourange... Il n’y a que deux choses qui aient de
la valeur au monde, l’intelligence des hommes, et la beauté des femmes.
Il y a plus d’intelligence dans la tête de papa que dans tout un
troupeau de fonctionnaires et de subalternes, et, s’il se sert de cette
intelligence pour glorifier la beauté de sa fille, j’ai le droit d’en
être fière... Non, ne soyez pas injuste... ni ingrat. Si je l’avais
voulu... non, j’allais dire une banalité... Vous êtes intelligent,
certes, mais j’aurais voulu vous donner le goût de la domination, de la
conquête... Qui veut conquérir le monde, qu’il conquière la femme
d’abord!

Elle parlait, elle parlait... mais, je n’entendais pas son babil. Seul
me touchait l’éclair de ses yeux éclatants, et l’haleine, l’haleine
rôdeuse, l’haleine embaumée...

Et ma joie, la sainte joie de mes entrailles, ma bonne joie d’ouvrier
agonisait devant l’horrible désir de la prendre, celle-là, de la clouer,
toute frémissante, contre l’œuvre, comme une bête maléfique et
merveilleuse...

Il y eut, dans ses prunelles batailleuses, comme un éclair de triomphe
et, entre ses dents serrées, comme un grincement. Mais, comme je pliais
sa taille, comme ma bouche forçait ses lèvres, un éclat de rire brutal
nous redressa brusquement et Vigel bondit.

Je lâchai madame de Faulwitz, et fis un pas vers l’intrus. Une minute,
nous nous regardâmes, presque épaule contre épaule. Il était grand et
souple, mais, je le dépassais en hauteur et en largeur, et je me
rappelais le jour où j’avais si bien lancé le pauvre Moutier contre les
troncs des trams... Et je me disais que, pour un rien, ce n’est pas dans
cette direction mais dans l’autre, du côté de la fausse pelouse, où l’on
enfonce si bien, que le camarade Vigel serait expédié.

A deux pas, ayant rajusté son feutre, madame de Faulwitz souriait et
jouait avec son sautoir. Alors, tout à coup, Vigel se retourna vers
elle.

--Ah! vous en êtes venue à vos fins! Il vous fallait le rouler celui-là
aussi... Joliment bien combiné, le rendez-vous! Mais, halte-là,
j’interviens cette fois... J’interviens dans votre carrière galante....
Il y a longtemps que j’aurais dû le faire! j’aurais dû vous écraser la
tête, la première fois, vous rappelez-vous, sur la bonne glace du
Peï-ho... ou encore à Saïgon, quand je voulais vous poignarder sur la
belle terre rouge... Elle aurait bien bu le sang!

Je m’approchai, pour le prendre au collet. Mais Elsa Vanelli, qui
n’avait pas bronché, m’arrêta d’un signe. Elle haussa les épaules et dit
froidement:

--Dummkopf!

Puis, avec un rire léger:

--Oh! tous ces hommes, quels vaniteux! Le voilà qui parle de
rendez-vous. Alors, vous croyez que c’est pour vous, Vigel, ou pour
Tourange que je suis ici? Non, mon cher, non... Pour qui? Vous voulez le
savoir? Suivez-moi, je n’y vois aucun inconvénient.

Elle assura le pli de sa jupe, ouvrit son ombrelle et s’en alla
tranquillement, tandis que nous restions sur place, en vérité un peu
penauds. Quand elle eut marché quelques mètres, elle se retourna et fit
claquer ses doigts, comme on appelle un chien; et cela brisa notre
immobilité, nous la suivîmes.

Le soleil maintenant blanchissait le ciel, gonflait l’énormité de la
nue, rapetissant, écrasant la digue sur la surface couleur de rouille.
Un cou de canard émergeait comme un crochet de fer. Je reconnus bien
vite l’endroit où nous conduisait madame de Faulwitz. Un bouquet de
lataniers, un tournant, une haie de lianes aux éternelles grappes
teintes... Voici l’enclos où, à l’ombre de son palmier à sucre, dort
Justus Barnot. Une herbe miraculeusement haute l’emplit et déferle sur
les îlots rectangulaires des tombes. Toutes lavées, toutes nettes, on
dirait fermées d’hier, sont ces dernières, et, de grandes gerbes
multicolores et parfumées, une profusion de fleurs, toutes luisantes
encore de leur bain d’aurore, chamarrent l’uniformité grise de leurs
dalles. Dans un coin stationnent, brancards baissés, trois larges
brouettes vides, et, tout auprès, une équipe de trois coolies, sous la
surveillance d’un marin du _Lotus_, s’occupe à redresser une croix sapée
par les pluies.

Madame de Faulwitz nous regardait, et son regard disait: «Voilà ceux
pour lesquels je suis venue!»

Mais aucune parole ne sortait de ses lèvres. Après une courte pause à
l’entrée, elle se dirigea droit vers la tombe de Just Barnot, l’homme du
comte de Faulwitz, et, dégageant sous les fleurs un coin de la pierre,
s’y agenouilla.

Quand elle fut relevée, elle vint se placer entre nous deux, et tous
trois, silencieux, reprîmes le chemin de la digue.

Un oiseau se mit à chanter sur un mode étrange. Des corbeaux et des
hérons s’envolaient, comme en s’étirant, du somme paresseux des
feuillages.

Nous avions l’air de rêver tous trois.

A hauteur de la véranda de ma sala, je fis halte, et mes deux compagnons
m’imitèrent. Avant que j’aie pu ouvrir la bouche, madame de Faulwitz
s’était écartée d’un pas, et, d’une voix inattendue, de la voix posée,
sérieuse, d’une amie loyale, un tantinet «grande dame», un tantinet
«patronne»:

--Il y a eu beaucoup de morts, dit-elle, il est juste que les vivants
soient récompensés, et je suis sûre que papa le fera... le fera comme je
le lui demanderai... Monsieur de Tourange, on ne peut rien pour vous,
que vous souhaiter l’avenir de Dieu; mais, vous, Vigel, venez me parler.

Il se rapprocha vivement d’elle, et, tandis que je me détournais pour
vérifier le tas de mes bagages empilés sous l’auvent de la véranda, je
les entendis qui causaient en chinois.

La fin de l’entretien vint à mes oreilles, au moment où je reparus sur
le chemin, mais en paroles françaises, prononcées à très haute voix par
madame de Faulwitz:

--C’est convenu. Voulez-vous me ramener auprès de mon père? Une
locomotive est là... Vous savez, je pense, la conduire?--ajouta-t-elle
avec un sourire.

Et Vigel s’inclina.

Je les accompagnai jusqu’à la voie. Vigel bouscula vers la gauche le
mécanicien annamite et mit la main au volant de la coulisse.

--En arrière, d’abord, dit madame de Faulwitz, en lui touchant l’épaule
du manche de son ombrelle, je veux voir les bords de la troisième
rivière.

Les roues grincèrent et, lentement, la noire machine recula, comme un
buffle ébloui.

--Adieu, me crièrent-ils ensemble.

Je tirai ma montre. J’avais deux heures au moins avant le départ de mon
convoi. Je songeai alors soudain qu’il y avait une autre femme à
Chang-préah, à qui mon adieu était dû. Et incontinent je me mis à la
recherche de Fagui.

Le sort de la folle avait été provisoirement réglé, quelques jours
auparavant, à la suite d’une conférence entre le docteur, Vallery et
moi. Le docteur nous avait répondu d’une maison à Marseille, où les
soins donnés permettraient d’espérer la guérison; et, pour la dépense,
Vallery, au nom de la Compagnie et en souvenir de M. Lacroix, moi, au
nom de l’amitié et en souvenir de Moutier et de Lully, nous étions
engagés à y pourvoir.

Fagui n’avait plus qu’une semaine pour se promener sur le ballast, et
pour jouer avec les reflets des rails; et j’étais bien sûr de la trouver
quelque part entre la digue et le terminus.

Je n’avais pas fait deux cents mètres que je distinguais la tache
claire de sa robe, sur l’autre bord de la voie, à hauteur précisément de
ce fameux aiguillage où Vigel rêvait naguère, avec candeur, d’un beau
patapouf du train officiel. Je continuai mon chemin le long de la digue,
et, quand je parvins à portée de voix, je l’appelai par son nom, en
agitant mon casque.

Elle ne parut pas m’entendre et garda sa position bizarre.

De loin, j’avais cru la voir accroupie, maintenant je discernais qu’elle
était debout, mais penchée en avant, le cou tendu, guettant je ne sais
quoi... Instinctivement mon regard suivit la direction ainsi surveillée,
et j’aperçus, au débouché de la forêt, la fumée d’une locomotive--sans
doute, celle de Vigel et d’Elsa.

Revenant à Fagui, j’éprouvai un certain malaise à constater que la main
de la folle s’appuyait sur le levier de l’aiguillage. Je savais ce
dernier heureusement bloqué, mais, néanmoins, me hâtai de répéter mon
appel: «Fagui! Fagui!» Ce qui lui fit redresser le buste, mais ne sembla
point la décider à abandonner son poste.

La locomotive arrivait comme une charge de buffles, et, craignant que la
pauvre femme ne se lançât imprudemment à la dernière minute, je courus
moi-même pour traverser la voie. J’entendis sur ma droite le déchirement
du sifflet à vapeur, et, devant moi, comme en réponse, le cri
lamentable, le cri suraigu, qui imite celui de la grenouille prise... La
folle se tint une seconde toute raidie, les deux mains crispées à la
tige de fer, et soudain, avant que j’eusse pu bouger un doigt, le levier
de l’aiguillage décrivait un arc de cercle.

       *       *       *       *       *

Nos locomotives du Siam-Cambodge n’étaient pas des joujoux à la dernière
mode. Elles avaient encore pour la contre-marche, en cas de catastrophe
imminente, le bon vieux levier à renversement; et, pour faire marcher
cette mécanique, en moins de deux secondes, sans oublier le robinet du
régulateur, il fallait une adresse, une vigueur, une décision dignes
d’un maestro du métier--dignes du directeur en chef des Railways du
Siam-Haut-Cambodge qu’Henry Vigel, le bien récompensé des gens du
kilomètre 83, est aujourd’hui.



XX


                                                                Saïgon.

Ainsi, voici la ville où naguère, sous le retentissement sourd du soleil
équatorial, j’écoutais chanter, avec orgueil, la force de mon sang, la
force de ma race! Mais, aujourd’hui, quelque chose est éteint. Trop de
morts, peut-être, trop de morts! C’est comme une cendre brûlante qui
pleure à l’heure de la sieste, sur les beaux jardins noirs.

J’éprouve une lassitude funèbre, un désir de fuir, et en même temps une
peur veule d’être retenu à la dernière minute, d’être ligoté, moi aussi,
dans ce grand voile de torpeur qui plane... Et je ne veux pas! Je veux
m’évader de cette Cochinchine plate et sans espaces, de ce radeau
étouffant, près d’être submergé par les eaux limoneuses!

J’ai demandé des nouvelles d’Hervé de Sibaldi. On m’a montré la
direction de la rue de Bangkok et des longs saos du cimetière. Madame de
Sibaldi, opérée d’un fibrome, est restée sur la table d’opération. Le
lendemain, le boy a trouvé Sibaldi dans sa chambre à coucher... Le
revolver était de tout petit calibre, et la cervelle avait dû mettre un
long temps à glisser par le trou. La figure était affreusement crispée.
Il aimait cette femme à ce point?

Mon interlocuteur sourit.

--Il était au-dessous de ses finances; et ce pirate d’A-phat l’avait
engagé dans certaine affaire d’assurances franco-chinoises dont il lui
était difficile de sortir autrement que par la porte qu’il a choisie.
C’est la ville qui a payé les obsèques, et tous les Saïgonnais, je dois
le dire, étaient derrière le corbillard. M. A-phat montra de l’esprit
d’à-propos, en se faisant prescrire par son médecin, d’urgence, une cure
d’air à Singapore.

       *       *       *       *       *

Je m’embarquai le soir même. Je restai toute la soirée accoudé au
plat-bord. Au-dessous de moi, clapotait l’eau visqueuse, le sang obscur
de l’artère gonflée par la marée. Quelle singulière idée d’avoir bâti
une ville, là, parmi les palétuviers infects! Une idée de marchands,
évidemment, qui savent ausculter la terre et la piquer aux points
sensibles, ainsi que les fourmis, dit-on, agissent avec leurs proies! Je
me souviens... J’admirai, naguère, qu’elle ne fût pas posée
vaniteusement en étage, mais à plat, et selon le dessin d’un arc. Où
est-elle la flèche vibrante de cette machine bandée par l’intérêt, par
la passion, par le rêve? Je ne vois plus la pointe. Quelque chose est
irréparablement détendu.

Notre bateau s’en fut sournoisement, sans tapage, glissa sur le tortueux
cheminement noir. Depuis longtemps, les passagers étaient couchés.
Solitaire je restai sur le pont, à regarder distraitement apparaître sur
ma droite, puis sur ma gauche, au gré du balancement des sinuosités du
fleuve, l’éparpillement d’or des lumières de Saïgon. Elles
s’amincissaient à chaque oscillation, se groupaient, s’incrustaient dans
la barre obscure de l’horizon--pareilles à ces clous de cuivre qui
brillaient avec une signification incertaine, sur la canne dont mon ami
Moutier avait soutenu ses derniers pas.

       *       *       *       *       *

                                                                En mer.

Et maintenant?...

     Maintenant que mon vieil An-hoan n’est plus là, pour dégager le
     signe essentiel!...

     Une enveloppe est sous mes yeux et son adresse est écrite:

                             _R. P. du May

                    Mission catholique de Shanghaï_

                                                 _Chine._

     Et ma main court sur le papier:

«... Père, je ne suis pas un blasphémateur, je suis un suppliant.

»Je suis un homme de bonne volonté.

»Père, voici ma foi. C’est la foi des hommes au visage pâle, des
civilisés. Ils savent que la terre leur a été donnée pour être devant
eux comme une boule de glaise, et qu’il leur faut la repétrir. Ils
savent qu’il faut appliquer la règle et l’ébauchoir, mesurer, tracer,
couper... Mais ils ne savent pas selon quel modèle, selon quel dessin.
Faites bien attention. Père, ce qu’ils demandent tous, ces bons
ouvriers, c’est une grande épure, ce n’est pas un manuel
d’apprentissage, ni un règlement de chantier!

»Père, quand Moïse fit construire l’arche, Beséleel et Ooliab surent,
que, pour plaire au Seigneur, il fallait «dix rideaux de vingt-huit
coudées de long et quatre de large, en fin lin retors d’écarlate deux
fois teinte», et «que chaque ais devait être assemblé à rainure et
languette, et qu’il en fallait vingt du côté méridional qui regarde le
vent du midi.»

»Mais quel Beséleel nous dira ce qu’il faut pour que notre œuvre, qui
regarde les alizés et la mousson, soit agréable à notre Seigneur? Où
est-il, celui-là à qui «le modèle a été montré sur la montagne»?

»Père, devant le grand Silence, savez-vous ce qu’ont dit beaucoup de mes
frères? Ils ont dit: «L’homme est fait à l’image de Dieu et à sa
ressemblance. Faisons de la terre le temple de l’homme, et ce temple
sera à la meilleure ressemblance du temple de Dieu. Le plan de Dieu est
en nous, selon les lignes de nos désirs; et l’œuvre de nos mains,
servant notre désir, est divine.»

»Je ne suis pas de ceux-là, Père. Ma devise est la vôtre, je veux qu’il
soit visible, éclatant, que je travaille _ad majorem Dei gloriam_...
Mais comment le puis-je? Car j’ai peur...

»Père, j’ai peur de faire du mauvais ouvrage.

»J’ai lu sur la pierre d’une tombe de moine ces mots redoutables:

    Si operarete bene
    Averete il paradiso.
    Averete il inferno
    Si operarete male.

»Je veux «œuvrer bien». Dites-moi où je puis lire le plan, où je
trouverai l’épure et la légende?»

Je m’arrête. Je regarde par le sabord l’éclat d’une constellation
inconnue... La plume tombe de mes mains. A quoi bon? Je sais bien
d’avance ce que me répondra le Père, et que cela ne me satisfera point.
«Vous voulez bien œuvrer, mon ami, vous vous défiez des mauvais
monuments; mettez donc une petite croix au-dessus de celui que vous
entreprenez... Dieu reconnaîtra les siens!»

Et puis, il y a mon péché, dont je ne me repentirai point. Mon péché du
bord du marais, quand la grande barre de lumière éventrait la digue, et
que tout étincelait, et que tout le cercle de bronze de la forêt
grondait de mon triomphe et de mon orgueil. Mon péché!... alors que j’ai
compris la joie, et que ce n’était rien de tomber, comme un enfant
maladroit, en courant, les dents serrées et les yeux fous vers Elle.

Ma main hésite, rature, froisse. Mon regard s’hypnotise sur le carré
noir, fulgurant d’étoiles, et puis, sur le tout petit carré blanc qui
porte une adresse... J’hésite... Un «fluit» léger, à peine comme d’une
aile de mouette effleurant l’eau, et, sans doute quelques bulles de
phosphorescence qui ont rejailli...

Comme la nuit est belle!


                                  FIN


              E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--3197-4-13.

                   *       *       *       *       *

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Regardons la Vie                                                       1


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Pour être du Club                                                      1


GASTON RAGEOT

A l’Affût                                                              1


CLAUDE SILVE

La Cité des Lampes                                                     1


MARCELLE TINAYRE

Madeleine au Miroir                                                    1


FRANZ TOUSSAINT

Gina Laura                                                             1


ROBERT DE TRAZ

Les Désirs du Cœur                                                     1


JEAN-LOUIS VAUDOYER

La Maîtresse et l’Amie                                                 1


NOTES:

[A] Maison cambodgienne et siamoise.

[B] Cigares.

[C] Petit enfant annamite.

[D] Appellation honorifique du roi de Siam.

[E] Variété de chevreuil particulière à l’Indo-Chine.

[F] Races d’Indochine, non annamites, habitant de préférence la forêt.

[G] Chimères dont il est question dans les Râmayana, employées
couramment dans l’ornementation architecturale khmère.

[H] Écriture phonétique inventée par les premiers Pères missionnaires
portugais, pour la transcription de la langue annamite, et encore
officiellement en usage en Indochine.

[I] Pour _cai-nha_, maison annamite.

[J] Véhicule, pousse-pousse.

[K] Cuisinier.

[L] Littéralement enfant-pankah.

[M] Bandar-log, peuple des singes. Voir le _Livre de la jungle_, de
Kipling.

[N] Démons familiers de la croyance populaire annamite.

[O] Serpent polycéphale, motif essentiel de l’architecture khmère.

[P] Pierre de Bien-hoa, pierre rouge employée en Cochinchine pour la
construction et pour l’entretien des routes.

[Q] Le cimetière de Saïgon est au bout de la rue de Bangkok.

[R] Riz non décortiqué.





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