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Title: Deux années en Ukraine (1917-1919)
Author: Dubreuil, Charles
Language: French
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(1917-1919) ***



  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
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  dans le texte original.

  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.



  Deux Années en Ukraine



  Charles DUBREUIL  Deux Années en Ukraine
  (1917-1919)

  _avec une Carte de l'Ukraine_

  PARIS
  HENRY PAULIN, Éditeur
  3, Rue de Rivoli, 3

  1919



AVANT-PROPOS


_De tous les lambeaux_ arrachés _à l'Empire des Tsars, l'Ukraine est,
sans contredit, de beaucoup le plus précieux. On comprend, dès lors,
que ses maîtres d'autrefois et ses adversaires d'aujourd'hui unissent
leurs efforts, luttent de toute leur énergie, contre le mouvement
national qui pousse le peuple ukrainien à vivre désormais libre et
indépendant._

_Cette lutte, violente sur le territoire de l'Ukraine où le peuple
tout entier, hommes, femmes et enfants doit soutenir des combats
acharnés, se livre en France, surtout à Paris, sous forme d'articles de
journaux, d'informations tendancieuses, et trop souvent mensongères,
de brochures, de mémorandums et de tracts dont le but unique est
d'influencer les membres de la Conférence de la Paix, les hommes d'Etat
de l'Entente et surtout le public français._

_La question ukrainienne est donc à l'ordre du jour: elle semble avoir
remplacé la question balkanique, autrefois si épineuse et comme elle,
donne lieu à des polémiques violentes dont toute courtoisie et tout
sentiment de vérité et de justice semblent bannis._

_Comme de très gros intérêts français sont engagés en Ukraine, que
leur avenir dépend entièrement de la solution qui sera apportée à la
question ukrainienne et comme, d'autre part, il est impossible que
la France prenne à l'égard d'une nation opprimée, une attitude en
contradiction flagrante avec tout son passé historique et nullement
conforme au droit et à la justice, il paraît du devoir de tout Français
revenant de ces régions trop ignorées, non seulement de dire ce qu'il a
vu, mais aussi de formuler un jugement sur les événements qui se sont
déroulés sous ses yeux: le public français pourra alors juger sainement
sur des faits concrets et les hommes politiques qui détiennent en leurs
mains l'honneur de la France pourront faire, en connaissance de cause,
le geste qui s'impose._

_C'est pour remplir ce devoir qu'ont été écrites ces pages, sous
le seul patronage du respect de la vérité et de la plus stricte
impartialité._

  Ch. D.

  _Paris, le 15 Août 1919._



DEUX ANNÉES EN UKRAINE



PREMIÈRE PARTIE

MON SÉJOUR EN UKRAINE


Mon arrivée à Kiev

C'est le 6 janvier 1917 que je débarquai, pour la première fois, à
Kiev. En toute autre circonstance, j'aurais admiré la capitale de
l'Ukraine, avec ses rues larges et droites, ses hautes maisons aux
toits rouges et verts, ses multiples églises aux dômes dorés, sa
cathédrale Saint-André qui s'embrase sous les baisers du soleil, sa
double croix de Saint-Vladimir qui s'illumine le soir, son vieux
quartier qui s'étage en gradins, son fleuve majestueux qui roule, à la
belle saison, ses eaux jaunes et profondes sur lesquelles se jouent,
mouettes vivantes, une multitude de voiles blanches.

Mais, parti précipitamment de Bucarest, avec ma famille, cinquante
jours auparavant, quelques heures à peine avant l'occupation de
la capitale roumaine par les troupes austro-allemandes, je venais
d'accomplir un voyage, véritable odyssée, qui avait absorbé le plus
clair de mes économies et j'arrivais dans une ville dont j'ignorais
tout, surtout la langue et où je ne connaissais âme qui vive. Je
n'avais guère l'esprit ouvert à l'admiration.

De Kiev, je ne vis donc tout d'abord qu'une gare, petite et sale,
encombrée de soldats endormis sur le sol et de désœuvrés grignotant les
graines de tournesol dont les Ukrainiens sont si friands, des cochers
enveloppés dans de vastes manteaux ouatés, chaussés de grosses bottes
de feutre et assis sur les planchettes de traîneaux minuscules et fort
bas; des maisons, encore des maisons et toujours des maisons, dont
aucune porte ne semblait vouloir s'ouvrir pour me donner l'hospitalité.

Kiev avant la guerre, ne possédait que 600.000 habitants, mais depuis
que Polonais, Lithuaniens, Serbes, Arméniens et Roumains, fuyant devant
l'armée ennemie, étaient accourus en foule dans l'Ukraine hospitalière,
la population kiévoise se chiffrait par plus d'un million et demi
d'habitants. D'où superpopulation et crise de logements.

Dans la rue depuis huit heures du matin, par un froid de 22° et sans
avoir eu le temps de ne rien me mettre sous la dent, je trouvai enfin,
à neuf heures du soir, obligeamment aidé par la Directrice du Foyer
Français, un gîte pour moi et les miens, dans un hôtel tenu par une
famille belge, au centre de la ville.

Grâce à l'intervention de M. le Colonel P..., officier d'ordonnance
du Général Berthelot, le Chef d'Etat-Major du Général Rousky m'avait
accordé, à mon passage à la frontière roumano-russe, une recommandation
très chaleureuse qui me permit, dès le lendemain de mon arrivée à
Kiev, d'occuper, à l'Université féminine, la chaire d'histoire de la
littérature française, vacante depuis le départ de M. Ch., mobilisé,
et, au Gymnase Alexiev, celle de maître de langue française.

Assuré du pain quotidien pour moi et les miens, je pus ouvrir les yeux
sur ce qui m'entourait.


Kiev avant la Révolution

Deux faits me frappent tout d'abord: la liberté extraordinairement
grande accordée aux prisonniers de guerre et le respect presque exagéré
que témoignent les soldats russes à leurs officiers.

Les prisonniers de guerre, presque tous allemands ou autrichiens,
vont et viennent dans les rues de la ville sans aucune surveillance,
du moins apparente. Très travailleurs et exerçant presque tous des
professions, ils ont monté de petits commerces et de petits ateliers
qui leur font réaliser de jolis bénéfices. «Cela est préférable à la
guerre», me dit un moine-soldat qui veut bien me ressemeler une paire
de souliers à un prix étonnant par sa modicité.

Les soldats russes, très nombreux à Kiev, puisque c'est de là que
partent toutes les unités à destination du front roumano-gallicien,
se montrent très profondément, trop profondément, à mon avis,
respectueux pour leurs officiers. Dès que ceux-ci paraissent, les
soldats s'arrêtent, se tournent face à l'endroit où l'officier va
passer, frappent fortement le sol de leurs deux talons, portent une
main largement tendue à leur shapka et dans un état de fixité et
d'immobilité absolues, attendent que l'officier ait disparu dans le
lointain.

Inutile de dire que la plupart du temps l'officier ne paraît pas
s'apercevoir de ces marques de respect.

Dans les restaurants, les cafés ou les brasseries, un cadet,
c'est-à-dire un élève officier, doit aller, la main dans le rang et en
claquant les talons, demander à chaque officier présent, la permission
de s'asseoir. Si un officier entre dans ces mêmes lieux, chaque
officier se lève aussitôt et la salle résonne du timbre clair des
éperons entrechoqués.

J'aurais été bien plus frappé si quelqu'un m'eût alors dit que deux
mois plus tard ces mêmes soldats, non seulement ne salueraient
plus leurs officiers, mais porteraient la main sur eux et que ces
officiers, si fiers et si hautains, obéiraient à leurs soldats et les
craindraient.

Et cependant il en devait être ainsi.


La Révolution russe à Kiev

Les premiers bruits d'une révolution prochaine commencèrent à circuler
à Kiev dans les premiers jours de février. Des personnes se disant et
paraissant bien informées me conseillèrent même de ne pas sortir ce
jour-là car «dans la rue il y aurait certainement des émeutes et le
sang ne manquerait pas de couler».

La journée du 26 février arriva. Je sortis comme d'habitude et ne vis
aucune émeute; pas même la plus petite manifestation. La Révolution
annoncée n'avait pas lieu. Elle n'était que retardée.

Les journaux paraissant à Kiev le 13 mars, annoncèrent à la population
que le tsarisme avait vécu et que Nicolas II ayant abdiqué, la Russie
entrait dans une ère nouvelle. Ce fut comme un coup de foudre.
S'arrachant les journaux, les passants dévoraient la nouvelle et se
jetaient dans les bras les uns des autres; ils s'embrassaient, riant et
pleurant tout à la fois.

A voir les rues de Kiev, ce jour-là, personne ne se serait douté que
l'Empire Russe venait de subir la plus épouvantable catastrophe
enregistrée par l'Histoire et que le colosse septentrional allait être
réduit en quelques semaines à une sorte de néant.

Des rassemblements se forment, des cortèges se mettent à défiler
aux accents de la _Marseillaise_ dans la rue Krechtchatik. Toute la
ville est en liesse. A toutes les fenêtres, sur tous les édifices,
des drapeaux rouges apparaissent sortant on ne sait d'où; de place en
place, en travers des rues, de larges banderoles sont tendues portant
des inscriptions variées mais dont les plus fréquentes sont: Vive la
Révolution, vive la Liberté.

Les établissements scolaires étant fermés, j'eus toute la journée pour
jouir du spectacle qu'offrait la ville; j'en profitai largement et
petit-fils de la Révolution de 1789, je restai à la fois, surpris et
émerveillé de voir cette foule, hier soumise au plus avilissant des
jougs, passer tout d'un coup à la plus entière des libertés, sans un
cri de haine, sans un acte vengeur.

Quatre jours après, la vie reprenait son cours, et il semblait que
rien n'était changé. Les ouvriers se rendaient aux usines de guerre
comme par le passé et les soldats partaient au front avec le même
enthousiasme que la semaine précédente. A Petrograd, le prince Lvov, M.
Milioukov et leurs amis mettaient sur pied le gouvernement libéral qui
devait durer trois mois.


Le mouvement nationaliste ukrainien

A Kiev et dans toute l'Ukraine, un mouvement nationaliste s'éveille. Un
peu factice et hésitant, à l'originel il acquiert bientôt une puissance
irrésistible que ses adversaires les plus acharnés ne sauraient ni
arrêter ni empêcher d'aboutir.

Des organisations sociales se mettent en devoir de formuler
leurs programmes et leurs désirs politiques qu'elles adressent
au Gouvernement provisoire. Des délégués des organisations déjà
existantes, dans le but de coordonner leur travail en faveur des
intérêts nationaux, forment dans les villes des conseils nationaux
ukrainiens. Un Conseil suprême, constitué d'après l'ancien _Concilium
generale_ du temps de l'hetmanat, est organisé à Kiev, sous le nom de
Rada centrale. Ce Parlement comprenait 800 membres, représentants de
tous les partis politiques du pays sans distinction de nationalités:
Social-démocrates, socialistes révolutionnaires, socialistes
fédéralistes, indépendantistes, Bund juif, socialistes russes et
polonais. Son programme est la défense des conquêtes de la Révolution
(libertés nationales, terre aux paysans) contre les ennemis du dedans
(bolcheviks et tsaristes) et du dehors (Allemands). Elle a contre elle
tous les partis bourgeois et aristocrates (propriétaires fonciers,
fabricants de sucre, fonctionnaires, Grands-Russes, Polonais et Juifs).

Enfin, un grand Congrès national s'assemble à Kiev et, dans ses
résolutions, donne la formule fondamentale des principes politiques des
Ukrainiens.

Ces principes, admis par la plupart des partis politiques, peuvent se
résumer ainsi:

Garantie des droits nationaux des minorités habitant l'Ukraine.

Droit pour l'Assemblée Constituante russe de sanctionner la
Constitution autonome de l'Ukraine.

Droit pour les organes du gouvernement autonome de résoudre les
problèmes économiques, sociaux et surtout agraires du peuple ukrainien.

En attendant la réalisation de leur autonomie, les Ukrainiens
exigeaient:

La reconnaissance des droits de la langue ukrainienne à un usage libre
dans les institutions sociales et administratives du pays;

La nomination aux emplois administratifs de personnes connaissant les
mœurs et les coutumes du pays et familières avec la langue du peuple
ukrainien;

L'introduction de la langue ukrainienne dans l'enseignement primaire
et une ukrainisation progressive des écoles secondaires et supérieures
dans les gouvernements ukrainiens.


Démêlés de la Rada avec le Gouvernement provisoire

Nommée en avril, la Rada choisit en juin des ministres, qui sous le
nom de commissaires généraux, doivent gouverner l'Ukraine jusqu'à la
réunion de la Constituante ukrainienne dont les élections se feront
en décembre 1917, et envoie à Petrograd une députation dans le but
d'obtenir l'autonomie immédiate des douze gouvernements qui constituent
l'Ukraine.

La réponse dilatoire du Gouvernement provisoire, ses soupçons injurieux
et le refus de Kerensky, Ministre de la Guerre, d'autoriser un Congrès
militaire ukrainien, exaspéra le sentiment national. Le Congrès eut
quand même lieu à Kiev, le 8 juin 1917, et réunit plus de 2.000
délégués des soldats.

Ce fut un beau jour pour la nouvelle capitale.

Dès le matin, de grands rassemblements se forment en différents points
de la ville et se concentrent dans le krechtchatik, la plus belle rue
de Kiev, où ils défilent en un immense cortège. A midi, aux accents
de la _Marseillaise_, et aux applaudissements frénétiques d'une foule
enthousiaste, le drapeau rouge de la Révolution qui flottait sur la
Douma municipale est amené et remplacé par le drapeau jaune et bleu de
l'Ukraine. Une manifestation assez tumultueuse se déroule ensuite au
pied du monument de Bogdan Khmielnitski.

Le lendemain 19, la Rada centrale publia, sous le nom d'Universal,
sa première proclamation où étaient formulés les droits du peuple
ukrainien. Le Gouvernement provisoire prit peur et adressa à l'Ukraine
un appel qui amena une sorte de trêve, devenue nécessaire d'ailleurs
par les préparatifs de l'offensive qui va se déclancher quelques
semaines plus tard, sur le front de la Galicie.


Visites de Français à Kiev

C'est alors que Kiev reçut la visite d'Albert Thomas et de Kerensky.

Tous deux avaient entrepris de visiter tout le front russe et en
particulier le front gallicien, pour y relever les courages défaillants
et enthousiasmer les troupes pour l'offensive qui, de l'avis de tous,
devait donner le coup de grâce à l'adversaire et amener la paix à brève
échéance.

Albert Thomas assista à plusieurs meetings pendant son court séjour
à Kiev et au Club des Commerçants, où une réunion monstre avait
été organisée, il se fit traiter d'impérialiste par les camarades
socialistes auxquels il sut d'ailleurs répondre avec son esprit
coutumier.

Aux Français qui lui furent présentés dans les salons du Consulat, il
affirma la confiance du peuple français dans la victoire finale, et
les chargea de remercier toute la colonie française pour le bon combat
qu'elle soutenait loin de la patrie.

Kerensky prononça, lui aussi, plusieurs discours qui furent vivement
applaudis; mais il était bien tard pour lancer à une offensive
victorieuse des soldats qui avaient perdu toute discipline et tout
respect pour les officiers.

Presque en même temps que M. Albert Thomas, la colonie française de
Kiev eut à fêter la mission sanitaire qui arrivait directement de
France, avec un personnel et un matériel des plus importants. Elle y
venait installer deux hôpitaux pour le soulagement et la guérison des
blessés et des malades russes et prouver au monde médical de Kiev que
la médecine et la chirurgie françaises ne le cédaient en rien à la
chirurgie et à la médecine allemandes.

Elle reçut partout le meilleur accueil et les salons kiévois,
ukrainiens, russes, polonais ou israélites, se disputent à l'envi
l'honneur de posséder les médecins et les officiers français.

Quelques semaines plus tard, arrivait également à Kiev, M. Jean
Pélissier, le seul Français au courant depuis longtemps de la question
ukrainienne et jouissant dans tous les milieux ukrainiens de la
plus vive sympathie. L'ambassadeur de France en Russie, M. Noulens,
avait l'heureuse idée de l'envoyer se documenter sur place sur la
vraie nature du mouvement ukrainien et s'assurer qu'il avait bien le
caractère démocratique affirmé par ses promoteurs.

Il faudrait des pages entières pour parler de l'activité dépensée
par M. Jean Pélissier durant son séjour en Ukraine. Qu'il suffise de
dire que l'envoyé officiel de M. Noulens fut le premier français qui
visita la Rada et le Secrétariat général et de regretter, comme le
regrettent presque tous les Français résidant à Kiev, que la voix de
M. Pélissier n'ait pas été écoutée dans les sphères à même d'agir à
ce moment-là. L'histoire dira plus tard quels désastres auraient été
évités à l'Ukraine et quel beau fleuron la France aurait attaché à sa
couronne, si aux longs rapports de quelques incompétences galonnées, on
avait préféré les notes plus succinctes, mais plus fondées, de M. Jean
Pélissier.

Cet afflux de Français arrivant de France donna une nouvelle impulsion
aux Sociétés de propagande française de Kiev.

La plus importante, l'Alliance Française, en sommeil depuis la
mobilisation de presque tous ses dirigeants, sentit le besoin de
nommer un nouveau Comité dont l'intelligente activité devait avoir
de si heureux résultats. Des conférences avec projections sont
aussitôt organisées à l'Université Saint-Vladimir, dans le but de
faire connaître à tous l'héroïsme des soldats français sur le front,
le courage des femmes françaises dans les hôpitaux, l'effort de
toute la France à l'arrière. Ces conférences et les représentations
théâtrales qui mettaient à contribution toutes les bonnes volontés et
tous les talents des membres de la colonie française, réunirent, chaque
quinzaine, plusieurs milliers d'Ukrainiens, de Russes, de Polonais et
d'Israélites, heureux de voir de plus près ces Français que les agents
allemands représentaient comme abattus et désespérés et d'entendre une
langue dont l'harmonie est encore trop peu connue à Kiev.


L'offensive de Galicie

Tout à coup, les premiers échos d'une vaste offensive entreprise
en Galicie arrivent, en même temps que les premiers blessés. Tout
le monde en suit avec le plus vif intérêt les diverses phases, car
on espère, cette fois, que la victoire amènera la paix des alliés.
D'ailleurs, elle se présente sous les plus brillants auspices: Halitch
est prise, les prisonniers arrivent en nombre imposant; les armées
austro-allemandes semblent démoralisées par la brusquerie de l'attaque.
L'espoir renaît dans tous les cœurs.

Hélas! ce ne devait pas être pour longtemps. L'ennemi se ressaisit,
et attaque à son tour. Halitch est reprise, la débandade se met dans
les troupes russes. C'est bientôt la panique sur tout le front:
fantassins, artilleurs, soldats de toutes armes se sauvent en un
affreux désordre, abandonnant tout le matériel à l'ennemi qui avance
avec une rapidité vertigineuse, l'arme à la bretelle, à travers toute
la Galicie.

A Kiev, il y eut un moment d'angoisse: les Allemands viendraient-ils
jusque-là? La Galicie reconquise, un immense butin de guerre, la ruine
de l'armée russe assuraient à l'ennemi un triomphe suffisant. Il se
stabilise à la frontière orientale de la Galicie et y creuse ses
tranchées.

On comprit alors le mal irréparable causé au pays par la Révolution,
des ministres incapables, la dictature de la parole exercée par
Kerensky. Une première vague maximaliste faillit tout emporter;
Kornilov, dans sa tentative de mouvement militaire, échoue et se trouve
à peu près seul.


Reprise des pourparlers entre Kiev et Petrograd

Le Gouvernement provisoire sentit alors le besoin de ne pas s'aliéner
tout à fait l'Ukraine. Trois de ses membres: Kerensky, Tseretelli et
Terechtenko viennent à Kiev avec mission de prendre contact avec la
Rada et signer un arrangement à l'amiable. Les deux partis arrivent
à un accord enregistré dans un Second Universal, mais non ratifié par
le Parlement de Petrograd qui trouve trop grandes les concessions
accordées aux Ukrainiens par ses délégués. Les Cadets donnent en bloc
leur démission.

A Kiev, l'on est très loin d'être satisfait et l'irritation contre les
Grands-Russiens est si vive que les fusils partent tout seuls. A la
gare, une échauffourée sanglante a lieu entre les soldats du régiment
ukrainien Bogdan-Khmielnitski et un escadron de cuirassiers russes.

Une délégation de la Rada présidée par Vinnitchenko se rendit alors à
Petrograd pour faire ratifier officiellement l'accord conclu à Kiev.
Kerensky commit la maladresse de faire traîner les choses en longueur
au lieu de tenir rigoureusement ses promesses. Aussi l'Instruction du
18 août, qui devait mettre fin au conflit, ne fait que redoubler le
mécontentement des Ukrainiens.


Le Coup d'État des Bolcheviks

Les choses en étaient là quand les maximalistes renversèrent, le 7
novembre, la République socialiste et nationale de Kerensky avec la
même facilité que la Révolution libérale avait balayé, le 12 mars,
l'autocrate Nicolas II.

Simple rapprochement: Le 5 novembre, deux jours avant le coup d'Etat
de Petrograd, l'Autriche, par l'intermédiaire de la Russie, proposait
aux Alliés d'entamer des pourparlers de paix. Ce pouvait être la fin de
la guerre à brève échéance. Les Bolcheviks prenaient donc le pouvoir,
la veille du jour où l'Autriche allait abandonner son alliée et sa
complice.

Qu'est-ce donc que ces Bolcheviks tout d'abord connus sous le nom de
maximalistes?

A l'origine, une vulgaire bande de voleurs, qui, au début de la
Révolution russe, avaient chassé Mathilde Kchessinska de son palais,
l'avaient pillée et dépouillée, s'étaient installés chez elle, puis
avaient donné, dans la demeure de la célèbre ballerine, des concerts
pour le peuple.

Depuis, ils avaient fait leur chemin.

Payés par l'Allemagne, excitant les appétits du peuple, favorisant
ses plus bas instincts, ils avaient formé le parti bolcheviste--du
mot russe _bolchoï_ «plus grand»--qui s'emparait du pouvoir le 5
novembre. Ce parti enseignait la haine des «bourjouis», de la classe
intellectuelle. Il promettait le partage des terres et en général
de toutes les propriétés, en parties égales, chacun devant cultiver
soi-même. Il défendait d'employer un salarié. Si un pauvre vieux, ou un
malade ne peut travailler, il doit céder sa part à d'autres. Au bout de
deux ans, un locataire d'un appartement en devient propriétaire. Les
dépôts des banques sont saisis et partagés.

Que de merveilleuses promesses! Mais la plus belle de toutes, la plus
désirée, est celle d'une paix prochaine.

Il semble donc qu'avec le régime bolcheviste, le bonheur va rayonner
sur toute la Russie.

Hélas! A Petrograd, le Palais d'Hiver est bombardé, puis pillé par les
matelots, les femmes-soldats sont jetées en cellule, les ministres,
frappés à coups de crosse, les officiers assassinés. Beaucoup de
personnes folles de terreur se jettent dans la Neva ou y sont
précipitées. Kerensky s'enfuit.

A Moscou, c'est la lutte acharnée, chaque maison est une forteresse, la
guerre des rues est terrible; l'artillerie s'en mêle, l'incomparable
Kremlin n'est pas épargné. Beaucoup de morts, de part et d'autre, mais,
comme Petrograd, Moscou passe aux mains de Lénine.

Odessa voit se dérouler des scènes effrayantes. Une usine d'alcool est
pillée, une importante cave mise à sac. L'ivresse rend l'émeute plus
horrible encore. Odessa voit se renouveler les noyades de Nantes.

A Kiev, l'on craint des troubles; mais les Cadets placent dans les rues
des canons et des mitrailleuses: sauf quelques coups de feu et quelques
victimes, la ville reste calme le premier jour.


Emeute sanglante à Kiev

Le lendemain 8 novembre, Kiev entend le premier coup de canon.

Les Cosaques avaient jusque-là maintenu les Bolcheviks russes de Kiev
dans un certain respect de l'ordre établi, mais ils se voient obligés
de descendre vers le Don et les Ukrainiens restent incertains sur la
conduite à tenir. Aussi les Bolcheviks en profitent pour s'emparer,
dans la nuit, de l'arsenal d'où ils se mettent à mitrailler le quartier
de Lipky. Maîtres de la forteresse dans l'après-midi, ils bombardent
la maison du Gouverneur russe dans laquelle est installé l'hôpital
français dont les blessés doivent être évacués sous la mitraille.

La révolte est dirigée contre les représentants du gouvernement de
Kerensky qui se sont jusqu'à ce jour maintenus à Kiev; aussi les
troupes qu'on lui oppose sont des Yunkers, jeunes élèves officiers de
16 à 18 ans, et quelques bataillons fidèles au Gouvernement provisoire.

Pendant trois jours, l'on se bat ferme et sauvagement; les balles
retournées et les dum-dum sont couramment employées. Les petits Cadets
faits prisonniers sont impitoyablement fusillés.

Cependant les troupes tchèques envoyées du front approchent et les
Bolcheviks sentant la partie compromise, acceptent l'intervention des
Ukrainiens qui sont jusque-là restés neutres et se sont contentés
d'assurer la sécurité de la population paisible. Ceux-ci proposent
aux combattants de cesser la lutte et d'évacuer la ville. Eux se
chargent de l'ordre: la police russe est immédiatement remplacée par
une milice ukrainienne. Le gouvernement de Kerensky est peu satisfait
de cette intervention. Il donne l'ordre aux Yunkers d'attaquer les
troupes ukrainiennes qui les repoussent, et s'emparent de l'arsenal
et de toutes les administrations. Les Tchèques qui sont arrivés à
Kiev reçoivent à leur tour l'ordre d'attaquer les Ukrainiens qu'on
leur représente comme Bolcheviks. Une lutte s'engage mais comprenant
bientôt qu'on les a trompés, ils refusent de se battre plus longtemps,
déclarant que partisans du principe des nationalités, ils veulent
rester neutres dans les affaires intérieures de la Russie. L'état-major
de Kerensky qui n'avait pas d'autres troupes se rend aux Ukrainiens.
Le 17, le calme renaît, la vie reprend son cours. Les cocardes jaunes
et bleues triomphent à Kiev, l'écusson de Saint-Gabriel vient de
remporter sa première victoire.

Cette victoire soulève au front sud-ouest un grand enthousiasme. Deux
armées envoient leurs félicitations et leur appui à l'Ukraine.


Proclamation de la République ukrainienne

De même que le prince Lvov, en prenant en mains les rênes du
Gouvernement de Petrograd, avait décrété, un peu imprudemment
peut-être, le principe d'auto-détermination qui avait permis à la
Finlande, la Pologne, l'Ukraine et à quelques autres Etats «allogènes»
de déclarer leur indépendance ou leur autonomie, le Gouvernement
des Soviets s'empressa, dans sa Déclaration des Droits des peuples
de Russie, du 15 novembre 1917, de reconnaître sans restriction le
droit des nationalités à disposer d'elles-mêmes et même à se détacher
entièrement de la Russie.

Aussi la Rada centrale de Kiev, ne voulant à aucun prix reconnaître
le gouvernement des Soviets qui vient de s'instaurer à Petrograd,
proclame, le 20 novembre, au milieu de l'enthousiasme indicible de
toute la population, dans le troisième Universal, la République
ukrainienne fédérative. Le Secrétariat général engage des pourparlers
avec les gouvernements qui se sont créés dans les nouveaux Etats
érigés sur les ruines de l'Empire russe (Don, Kouban, Georgie et
Sibérie) afin de les amener à une fédération. Mais le manque de
communications et le désir de plus en plus prononcé dans l'armée de
se séparer complètement de la Russie, oblige la Rada à renoncer à son
projet et à envisager l'indépendance qui sera déclarée le 9 janvier
1918 par le quatrième Universal.


L'Ukraine veut rester fidèle à l'Entente

Tout le monde espère que l'Ukraine va pouvoir enfin se livrer en
toute tranquillité aux deux missions qui lui incombent: travailler à
l'organisation de son Etat et soutenir le front du Sud-Ouest, ainsi
qu'elle le fait depuis la dernière offensive allemande du mois de
juillet.

Il n'en devait rien être.

Dès le début de décembre, la France et l'Angleterre envoient leurs
représentants près du Gouvernement de la nouvelle République,
et peu après s'engagent des pourparlers d'abord officieux, puis
officiels. Désireux de contrecarrer les pourparlers de paix qui
venaient de commencer à Brest-Litovsk entre les Austro-Allemands et
les Maximalistes, le général Tabouis, ancien attaché à l'Etat-Major
russe du front Sud-Ouest, récemment nommé commissaire de la République
Française en Ukraine, fait des avances au Secrétariat général ukrainien.

La capitale ukrainienne organise une jolie manifestation en l'honneur
des missions militaires françaises et anglaises que les pourparlers
russo-allemands ont obligées de quitter le front et qui viennent à Kiev
demander au gouvernement de Vinnitchenko de continuer la guerre contre
les puissances centrales. Les troupes ukrainiennes et le gouvernement
les reçoivent officiellement.

Quelques jours après, la Rada centrale de Kiev publie un manifeste,
constatant que depuis un mois qu'il est au pouvoir, le gouvernement
des Soviets s'est montré incapable de gouverner, qu'il a amené partout
la désorganisation, l'anarchie et la désagrégation du front; qu'enfin
lâchement il vient de signer l'armistice. L'Ukraine se refuse à une
telle lâcheté et à une telle traîtrise envers les Alliés.

En même temps, MM. Petlioura et Vinnitchenko déclarent à M. Pélissier,
l'envoyé officiel de M. Noulens à Kiev, que les régiments ukrainiens
combattront jusqu'au bout aux côtés des Alliés, mais que vu la
décomposition croissante de l'Etat russe, il y aurait nécessité pour
les Alliés d'aider l'Ukraine à s'organiser en Etat indépendant avec
une armée nationale pour continuer la guerre contre l'Allemagne et
empêcher l'anarchie de s'étendre. Ces déclarations furent publiées,
à cette époque, en France, dans l'_Information_, en Russie, dans le
_Journal de Petrograd_. A l'histoire de dire pourquoi l'Entente ne crut
pas devoir seconder ces bonnes volontés.

Toujours à la même époque, le général Tabouis, ayant réuni au Consulat
français les membres de la colonie française, donne l'assurance aux
timorés que si les Allemands ou les Bolchevistes n'arrivent pas à Kiev
avant un mois, le front ukrainien défiera tous les coups qui pourront
lui être portés, que les soldats ukrainiens sont admirables de bravoure
et de patriotisme.

Malheureusement, deux tendances commencent à se manifester au sein du
secrétariat général.

Quelques secrétaires, bien qu'ententistes, estiment impossible pour
l'Ukraine de continuer la guerre contre les Empires centraux. Les
Bolcheviks ont en effet désorganisé l'armée qui déserte le front,
brûlant et pillant tout sur son passage, et l'Ukraine n'a pas l'armée
nationale que ses représentants ne cessent de demander, le regroupement
des forces ukrainiennes sur le territoire de l'Ukraine n'ayant jamais
été admis par le Grand Quartier Général Russe, ni par le Gouvernement
de Petrograd. M. Vinnitchenko demande alors aux Alliés d'aider
l'Ukraine à se mettre à l'abri de l'invasion étrangère, à se défendre
contre les Bolcheviks et à organiser son armée nationale. Il manifeste
en même temps le désir de voir reconnaître par l'Entente le Secrétariat
général comme gouvernement actuel de l'Ukraine.

M. Galip, membre influent du parti _Jeune Ukrainien_ et à ce moment-là
directeur des Affaires politiques au Secrétariat des Affaires
Etrangères, dépense une activité fébrile pour aboutir entre l'Entente,
et surtout la France et l'Ukraine, à un accord qui permettrait à cette
dernière de continuer la guerre malgré les obstacles qui surgissent de
toutes parts.

M. Petlioura, secrétaire de la guerre, appuyé par le groupe
_Jeune-Ukrainien_, auquel sont affiliés tous les officiers de
l'Etat-Major du Secrétaire de la Guerre, le Commandant des troupes de
Kiev et son Etat-Major, se déclare prêt à continuer jusqu'au bout la
lutte contre l'Allemagne, non avec les troupes du front qui sont en
pleine dissolution, mais avec une armée de 500.000 francs-cosaques, qui
pourrait être recrutée parmi les paysans désireux de défendre leurs
terres.

Pour montrer sa bonne volonté à l'égard des puissances de l'Entente,
il refuse de reconnaître Krylenko comme généralissime de l'armée
russo-ukrainienne, en remplacement du généralissime russe Doukhonine,
assassiné à la Stavka de Mogilev par les Bolcheviks; il proclame front
ukrainien le front qui s'étend de Brest-Litovsk à la frontière roumaine
et en confie la défense au général Cherbatchef, jusqu'alors général
en chef du front sud-ouest et signe l'ordre de désarmement général des
Bolcheviks à Kiev et sur tout le territoire de l'Ukraine.

C'était le signal de la guerre entre l'Ukraine et les Bolcheviks, cette
affreuse guerre qui n'est pas encore terminée à l'heure actuelle.


Ultimatum du gouvernement des Soviets russes

Pour commencer ses opérations contre la nouvelle République, le
Gouvernement des Soviets n'attendait qu'une occasion. Il la trouve
dans une dépêche chiffrée du Gouvernement français qu'il intercepte et
publie dans les journaux de Petrograd.

Sous prétexte que le Gouvernement ukrainien a entamé des pourparlers
secrets avec les Alliés et notamment avec la mission française dans
l'intention de «saboter la cause de la paix» et d'empêcher celle-ci
d'aboutir immédiatement, il lui envoie un ultimatum et commence
aussitôt l'attaque contre l'Ukraine en faisant «donner» les Bolcheviks
russes qui se trouvaient à Kiev, en attendant que les troupes
régulières franchissent la frontière.

Prise entre deux feux, celui des Austro-Allemands à l'ouest, et celui
des Maximalistes à l'est, la Rada centrale, qui a cependant déclaré
qu'elle restera fidèle à l'Entente, nomme des délégués qu'elle envoie
à Brest-Litovsk, refuser à la délégation maximaliste de Petrograd le
droit de parler au nom de l'Ukraine et ouvrir des pourparlers en vue de
la paix.

Mécontent de cette décision, Petlioura donne sa démission de secrétaire
de la Guerre et se rend en province pour y organiser des corps de
francs-cosaques afin de lutter contre les ennemis de son pays.

Le bruit s'étant répandu à Kiev que le Cabinet Vinnitchenko est sur
le point de conclure la paix avec les Puissances centrales, le parti
_Jeune-Ukrainien_ décide de faire un coup d'Etat pour le renverser et
empêcher la signature du traité. Les automobiles blindées font dans les
rues de Kiev une démonstration. Vinnitchenko démissionne.

Skoropadsky, général dans l'ancienne armée russe, avait songé à
prendre la dictature avec le titre de Hetman, mais le moment venu, il
se défile sous prétexte que les Alliés ne lui donnent pas la promesse
de faire défendre Kiev contre les Bolcheviks par les deux divisions
tchéco-slovaques qui se trouvent dans la ville.

La Colonie française, que les événements n'ont nullement émue et qui
continue à garder toute sa sympathie et aussi toute sa confiance
au mouvement ukrainien, décide d'offrir aux poilus des différentes
missions françaises et aux officiers français et alliés une soirée
artistique dans la salle du Conservatoire. Les professeurs français de
Kiev interprètent au milieu de l'hilarité générale le _Client sérieux_
du gai Courteline. Ne fallait-il pas rire un peu avant le nouvel assaut
que Kiev allait subir?


Succès des troupes bolchevistes en Ukraine

Lancés par les Allemands contre la jeune République ukrainienne au
moment où celle-ci s'entendait avec les Alliés pour la continuation de
la guerre, les Bolcheviks ne peuvent plus être arrêtés. D'ailleurs,
l'arrivée de la Délégation ukrainienne à Brest-Litovsk rend Krylenko
moins intéressant et permet aux Allemands de hausser le ton en parlant
aux délégués maximalistes.

Le 28 janvier, Loubny, situé entre Poltava et Kiev, tombe aux pouvoirs
des Bolcheviks: la route de la capitale ukrainienne est ouverte.


Seconde émeute à Kiev

Le lendemain, les Bolcheviks de Kiev sentant les camarades approcher,
s'emparent par surprise et sans coup férir de l'arsenal qui contient
mitrailleuses, artillerie et munitions. On se bat avec acharnement
durant toute la nuit et le lendemain. Le 31, ils s'emparent de Podol,
bas quartier de la ville, sur la rive du Dnièpre. Au Télégraphe, la
lutte est d'une violence inouïe. Beaucoup de victimes même parmi
les civils. Le commandant Jourdan, de la Mission française, est tué
d'une balle perdue de mitrailleuse. L'aspect des rues est sinistre.
Tranchées, barricades, mitrailleuses aux carrefours, des canons sur
les places et sur les endroits les plus élevés; la circulation est
complètement interrompue, l'électricité est coupée.

Le 2 février, la lutte augmente d'intensité: des trains blindés tirent
sans arrêt dans les rues. Lorsqu'on se risque à sortir, il faut souvent
s'étendre à terre et attendre que les rafales se calment, tant les
balles tapent dur à hauteur d'homme, faisant voler en éclats les vitres
et criblant littéralement les murs. De paisibles habitants trouvent
ainsi la mort chez eux...

En ville, plus de pain depuis la bataille. Heureux les prévoyants qui
ont fait quelques provisions d'eau et de farine. Pour s'engager dans
la garde rouge, il suffit de s'inscrire et l'on obtient un fusil.
Aussi peut-on voir passer dans les rues de sinistres bandes armées aux
allures inquiétantes.

Le 3 février, la lutte continue encore plus acharnée, mais les troupes
d'investissement bolcheviques n'ayant pas encore atteint Kiev et
Petlioura arrivant de province avec quelques troupes francs-cosaques,
les Ukrainiens l'emportent. Les derniers gardes rouges sont fusillés,
l'arsenal se rend et l'on s'aperçoit que c'était une poignée d'hommes
qui avaient mené l'émeute.

Les Ukrainiens vainqueurs célèbrent leur victoire. En ville, grand
défilé de troupes victorieuses, musique en tête.

Pendant ce temps, les troupes régulières bolcheviques encerclent la
ville. De grandes forces arrivent sur trains blindés.

A l'extérieur, Odessa tombe entre leurs mains après un bombardement de
trois jours. Là-bas aussi le sang a coulé.

Un nouveau ministère est constitué qui réclame l'aide immédiate de
l'Autriche. Mais l'Ukraine n'existe plus, seul son cœur bat encore,
mais bien faiblement.


Prise de Kiev par les Bolcheviks

Le 3 février, commence l'attaque méthodique de la ville. Deux trains
bombardent sans arrêt le Lipky, le plus élégant quartier de Kiev.
Pendant quatre jours et quatre nuits le bombardement est d'une violence
inouïe. On compte la nuit une moyenne de huit coups à la minute et
50.000 obus en quatre jours, faisant près de 15.000 victimes. La
lueur sinistre des incendies éclaire seule la ville. La maison du
Président Grouchevsky, bâtisse haute de neuf étages, flambe, ayant été
particulièrement visée.

Le 7, le bombardement redouble de vigueur, la lutte dans les rues
devient de la sauvagerie. Partout les Bolcheviks avancent. La fin
approche. Petlioura se défend avec acharnement tant qu'il peut espérer
que les deux divisions tchéco-slovaques, cantonnées dans la ville,
marcheront à son secours. Mais celles-ci, pour avoir le chemin libre
jusqu'à Vladivostok, ont fait un pacte avec les Bolcheviks. Quand tout
espoir est perdu, Petlioura bat en retraite avec les débris de ses
troupes vers Jitomir et Berditchev. Avec lui quittent Kiev les membres
de la Rada et du Secrétariat général qui s'était reconstitué sous la
présidence de Gouloubovitch et avait vécu d'une vie falote pendant le
siège de la ville.

Avant de partir, ce gouvernement, dans un acte de désespoir, donne
l'ordre à ses plénipotentiaires de Brest-Litovsk de signer la paix avec
les Puissances centrales.

Le lendemain, les vainqueurs font leur entrée.


Kiev sous le régime des Soviets

Qui avait mené si brillamment cette attaque? Le Colonel Mouraviof, le
vainqueur de Petrograd et de Moscou et à ce moment commandant en chef
des troupes révolutionnaires. Jeune, intelligent, mais dur et cruel,
il fit impitoyablement fusiller tous les officiers ukrainiens ou
polonais: ces derniers venaient de s'emparer de la Stavka de Mogilev et
accouraient délivrer Kiev.

Ancien policier, le colonel parle en maître. Sa fortune est grande
grâce aux contributions dont il frappe les habitants de chaque ville
dont il s'empare. A Kiev, le bijoutier Marchak doit payer 180.000
roubles. Galperine, un riche raffineur, 300.000. Radzivill, 100.000.
La ville elle-même doit verser dans les trois jours dix millions. Mais
la banque d'Etat n'a que 225.000 roubles en caisse. Les principaux
actionnaires et les gros clients devront donc payer en chèques
qui s'ajouteront à leurs taxes personnelles. Le soir, le colonel,
confortablement installé dans le meilleur hôtel de Kiev, boit ferme en
compagnie de son Etat-Major.

Très vite l'ordre est rétabli dans la ville, mais la terreur commence
à régner. Le sinistre tribunal s'est installé dans l'ancien palais
impérial. Une salle contient les prisonniers, pauvres diables
d'officiers porteurs de laissez-passer ukrainiens. L'on juge
rapidement. Toute défense est inutile. Une seule peine, la mort. On
déshabille les condamnés, on les revêt d'une capote de soldat et devant
le Palais même on les fusille à la mitrailleuse. J'ai vu de mes yeux
fusiller deux généraux et une vingtaine d'officiers dans l'espace
d'une demi-heure. Des camions automobiles chargent les morts, tous
frappés à la tête, et les emportent au jardin du Tsar où est creusée
une fosse large mais peu profonde. Plusieurs jours après les dernières
exécutions, en se promenant dans le jardin, l'on pouvait voir à terre
de nombreuses cervelles. 2.300 peines de mort sont prononcées par le
sombre tribunal.

Pour empêcher le massacre de leurs nationaux, les Polonais se déclarent
neutres et abandonnent la lutte.

Vis-à-vis des Français, le colonel est peu bienveillant. Il prétend
que les officiers des missions sanitaires ou d'aviation n'ont pas été
rigoureusement neutres et recommande aux militaires de ne pas bouger,
autrement les Français civils paieront pour eux.

Des perquisitions sont opérées en masse. On cherche les officiers
qui se cachent encore et l'on saisit toutes les armes. En ville que
de dégâts! Des maisons éventrées, des vitres partout brisées, des
devantures de magasins criblées de balles, des fils des télégraphes et
des tramways pendent lamentablement et donnent un aspect sinistre.
Le ravitaillement devient difficile. Les Bolcheviks ayant taxé les
denrées, les paysans se refusent à venir en ville: plus de beurre, plus
de viande, du pain noir fait avec de la farine de pois chiches.

Dans les rues, de sinistres têtes de marins et de sœurs de charité,
terribles et impressionnantes apparitions. Elles sont typiques ces
sœurs, parfois en culottes, le revolver à la ceinture, servant aux unes
à achever les blessés, aux autres à faire le coup de feu pendant la
bataille.

Quelques jours plus tard, l'on fait aux Bolcheviks des funérailles
grandioses: 450 corps couchés dans de noirs cercueils, suivis d'un
immense cortège, drapeaux rouges et noirs en tête. Pas un Pope.
Beaucoup de bières ouvertes suivant la coutume orthodoxe. De pauvres
mères embrassent le cher visage du mort et se frappent le front contre
les cercueils.


Kiev évacuée par les Bolcheviks

Le 16 février, l'armistice est rompu, et aussitôt Allemands et
Autrichiens avancent pour occuper le pays. Mouraviof quitte Kiev pour
aller en Bessarabie contre les Roumains. Les Allemands occupent Rovno.
Bientôt ils seront à Kiev où ils sont attendus avec impatience, car
alors la terreur cessera, la tranquillité régnera, la vie normale enfin
reprendra.

En silence, les Bolcheviks évacuent la ville, et la livrent à de
nombreuses bandes de matelots pillards. Les arrestations recommencent,
les fusillades sont plus terribles et plus arbitraires: des officiers
reconnus par leurs hommes sont fusillés pour ce seul motif. Les marins
deviennent plus audacieux et ne respectent plus les étrangers. La
terreur des habitants est grande. C'est un exode général des étrangers
vers Moscou.

Le 19, les missions françaises quittent Kiev ayant à leur tête le
général Tabouis, commissaire de la République française près du
Gouvernement ukrainien. Un grand nombre de françaises réussissent à
trouver place dans le train et à se sauver vers le Nord d'où peut-être
elles pourront regagner la France; le lendemain, le Consul part à son
tour. La ville est traversée par 30.000 Tchèques qui fuient vers l'Est.

Le 23, les Allemands font leur entrée à Kiev, et annoncent au monde que
la capitale de l'Ukraine a été délivrée par des troupes saxonnes.

Peu à peu le calme renaît et la vie normale reprend son cours.

Quelques jours après, le Cabinet Gouloubovitch revenait à Kiev et
faisait publier une note pour manifester son étonnement d'apprendre que
les autorités consulaires alliées ont quitté Kiev, les Allemands y
étant venus comme amis de l'Ukraine et non en vainqueurs.


Coup d'Etat des Allemands

Ces amis ne tardent pas à susciter la colère et la haine du peuple, par
leur brutalité et leurs dépravations.

Le 29 avril, les Allemands mécontents de l'opposition acharnée des
Ukrainiens, dispersent la Rada centrale par la force des baïonnettes,
emprisonnent quelques-uns de ses membres et mettent à la tête du
Gouvernement ukrainien le général russe Skoropadsky, beau-frère du
feld-maréchal allemand Eichorn, tué quelques semaines plus tard à
Kiev d'un coup de grenade. Aussitôt, s'appuyant d'une part, sur les
Allemands, d'autre part, sur la bourgeoisie et l'aristocratie russes
et polonaises, il prend le titre de Hetman, forme un gouvernement
réactionnaire, et démobilise les troupes ukrainiennes. Il reçoit
l'autorisation de former une armée qui ne dépassera pas 10.000 hommes.


Le gouvernement du Hetman Skoropadsky

Ce coup d'Etat que la population de Kiev et même les chefs des partis
politiques avaient été loin de soupçonner, intronise par un procédé
arbitraire et tout artificiel un pouvoir qui ne répond en rien aux
exigences démocratiques de l'époque et de ce fait ne trouve aucun
appui dans le peuple. Il est évident pour tout le monde que le Hetman
n'est qu'une créature des milieux réactionnaires allemands, car la
personnalité de Skoropadsky a été jusqu'à cette époque tellement
indécise et même inconnue, qu'aucun parti politique ukrainien, sans
excepter les groupes modérés, ne croit possible de faire partie du
Gouvernement formé par le Hetman. Tous les pourparlers conduits à cet
effet par son entourage, avec les Chefs des partis ukrainiens, de même
que tous les efforts tentés par M. P. Vassilenko, cadet russe, et par
les représentants du haut commandement allemand, restent vains.

La Conférence du parti socialiste-fédéraliste, du 10 mai, prend une
résolution toute spéciale, par laquelle elle interdit à ses membres
d'assumer des postes dans le gouvernement du Hetman. Cette interdiction
fut maintenue jusqu'à la fin d'octobre, au moment où la défaite
allemande devenant certaine, et comprenant que sa politique courait
à un krack si elle ne s'appuyait pas sur les milieux ukrainiens, le
Hetman se mit à prodiguer des assurances qu'il l'orienterait désormais
dans un sens purement national et qu'il aborderait sans retard les
réformes démocratiques. Certains hommes politiques entrèrent alors dans
le gouvernement du Hetman, mais à titre personnel et dans le seul but
de prévenir un soulèvement populaire au moyen de réformes démocratiques
urgentes et en premier lieu, de la réforme agraire.

Les nouveaux ministres ukrainiens virent, cependant, aussitôt, qu'ils
n'avaient point de majorité dans le Cabinet et qu'à eux seuls, ils
étaient impuissants à faire réaliser les réformes nécessaires. Le
Congrès National Ukrainien dont ils réclamaient la convocation n'ayant
pas été autorisé, ils quittèrent le gouvernement dans la nuit du 14
au 15 novembre. Depuis le coup d'Etat et l'avènement de l'Hetman, des
représentants de milieux politiques ukrainiens n'ont donc participé au
gouvernement que pendant une quinzaine de jours et encore n'y ont-ils
formé qu'une minorité.

La responsabilité pour la politique intérieure et étrangère pratiquée
par l'Hetman depuis le coup d'Etat du 29 avril jusqu'au jour de son
renversement, ne peut donc être mise en aucune façon à la charge des
partis politiques ou des milieux sociaux ukrainiens.

Le Cabinet formé le 2 mai par M. Vassilenko et présidé par M. Lizogoub,
octobriste, est un cabinet tout à fait incolore au point de vue de la
politique et de l'idée nationales.

M. Kolokoltzoff, qui occupe bientôt après le poste de ministre de
l'Agriculture, est réactionnaire; les autres ministres appartiennent
soit au parti cadet pan-russe, hostile à la régénération ukrainienne,
ou bien ont un programme très rapproché de celui des cadets.

Le ministre des Finances, M. Rjepetski, cadet, reconnaît ouvertement
dans son discours prononcé au Congrès des Cadets (_Kievskaia Mysl_ du
11 mai), qu'il a pris une part personnelle à l'élection du Hetman,
ainsi qu'aux tentatives «de rapprochement avec nos nouveaux alliés»
(c'est-à-dire l'Allemagne et l'Autriche).

Le cadet Vassilenko s'exprime au même Congrès d'une manière encore plus
catégorique: «Je me suis depuis longtemps déjà convaincu, déclare-t-il,
que les circonstances historiques se sont formées de telle façon que
nos intérêts économiques et commerciaux sont liés aux Puissances
centrales et principalement à l'Allemagne... Notre histoire nous montre
que nos intérêts nous liaient d'une manière plus vivante à l'Allemagne
qu'à l'Angleterre. C'est surtout grâce à l'Angleterre que nous avons
perdu la partie au Congrès de Berlin; c'est grâce aux diplomates
anglais que nous avons perdu les Dardanelles et Constantinople.
L'Allemagne et nous, nous sommes géographiquement voisins et nos
intérêts respectifs sont liés les uns aux autres. Il en a été ainsi
avant la guerre, il en est ainsi actuellement, il en sera ainsi, je
crois encore, après la guerre.» (_Kievskaia Mysl_, nº 72.)

Cette manière de voir des ministres cadets est sanctionnée ensuite
par le leader du parti cadet, M. Milioukov. «Je m'oppose résolument
à l'interdiction doctrinaire défendant aux membres du parti cadet
d'établir des accords avec les Allemands ou de faire appel à leur
concours en vue du rétablissement du pouvoir et de l'ordre et de
l'organisation des affaires locales», écrit-il dans sa Déclaration au
Comité Central (_Kievskaia Mysl_ du 2 août, nº 137).

Dès les premiers jours de son existence, le nouveau cabinet manifeste
son activité par des arrestations d'hommes politiques ukrainiens,
par le rétablissement de la censure, particulièrement sévère pour
les journaux ukrainiens, etc. La «République du Peuple ukrainien»
est débaptisée et nommée «Puissance d'Ukraine». Les gros agrariens
et industriels se sentent désormais maîtres absolus de la situation.
La réaction est partout, à tout moment. Aux postes et aux emplois
officiels, on commence à remplacer les Ukrainiens par des dignitaires
et des fonctionnaires de régime tsariste, venus par trains entiers de
Petrograd et de Moscou.

Dans le même temps, cependant, l'Hetman et ses ministres affirment
partout la nécessité de raffermir l'indépendance politique de l'Ukraine.

Au cours d'une conversation avec le Dr Leberer, correspondant du
_Berliner Tageblatt_, le Hetman dit: «Je crois que bien des gens, en
Allemagne, me considèrent comme réactionnaire et partisan résolu d'une
fédération avec la Grande Russie. C'est inexact. Toute aussi erronée
est l'intention que l'on me prête d'englober de nouveau l'Ukraine dans
l'ancien Empire Russe». (_Kievskaia Mysl_ du 10 mai).

«L'Ukraine doit être un pays indépendant», déclare à son tour M.
Vassilenko dans son discours au Congrès du parti cadet (_Kievskaia
Mysl_ du 11 mai).

Les mêmes idées sont développées par M. Lizogoub dans le discours qu'il
prononce à un banquet politique au cours duquel il déclare que son
gouvernement espérait, avec l'aide de l'Allemagne et en communion avec
la culture allemande, créer un Etat ukrainien indépendant (_Kievskaia
Mysl_ du 23 mai).

C'est encore d'une Ukraine «puissante» et indépendante que parle le
Hetman dans sa lettre officielle au premier ministre M. Lizogoub
(_Kievskaia Mysl_ du 9 juillet).

Du jour où M. Igori Nistiakovski devient ministre de l'Intérieur, la
réaction s'accroît encore davantage et se manifeste d'une façon plus
ouverte et plus décisive. On arrête les gens et on les emprisonne sur
une simple suspicion ou sur une dénonciation. Le nombre d'arrestations
atteint plusieurs milliers.

C'est ce même Nistiakovski qui, à l'instigation des Allemands, prend
des arrêtés d'expulsion contre quelques Français. Un jeune Ukrainien,
ayant eu vent qu'une mesure semblable se tramait, en informe M. M.
qui s'empresse d'en faire part à tous ceux que l'expulsion pouvait
atteindre. Sans y ajouter une foi entière, chacun prend secrètement
ses dispositions pour ne pas laisser sa famille dans le besoin et le
reste de la colonie dans le désarroi et l'isolement. Aussi, quand les
Allemands apportèrent l'ordre d'avoir à quitter l'Ukraine dans les
quarante-huit heures, personne ne fut pris au dépourvu. D'ailleurs,
la mesure n'atteignit pas tous ceux qu'elle avait d'abord menacés. Au
nombre des expulsés furent les consuls de Grèce et d'Espagne.

Ces arrestations et expulsions n'empêchent pas d'ailleurs M.
Nistiakovski d'affirmer que «l'Ukraine s'est engagée, avec le concours
de l'Allemagne et de l'Autriche, dans la large voie d'une existence
indépendante en tant qu'Etat» et que «le mouvement puissant des paysans
a fait de nouveau surgir le _drapeau historique de l'indépendance
ukrainienne_: _l'institution de Hetman_». (_Kievskaia Mysl_ du 24 août,
nº 142).

Le même M. Nistiakovski ne reconnaît pour langue d'Etat, encore au
commencement de septembre, _que la langue ukrainienne exclusivement_
(_Kievskaia Mysl_, nº 153). De son côté, le Hetman, au dîner offert
par Von Kirbach, parle de l'armée ukrainienne à créer, comme de la base
d'une puissance ukrainienne indépendante (_Kievskaia Mysl_, nº 187).

De telles contradictions entre les déclarations publiques du Hetman et
de ses ministres au sujet de l'indépendance ukrainienne et de l'idée
nationale, d'un côté, et leurs actes, de l'autre, seront comprises
aisément si l'on tient compte de la politique de duplicité adoptée par
le Gouvernement allemand et ses agents vis-à-vis de l'Ukraine.

En assurant les Ukrainiens de leurs sympathies pour l'idée
d'indépendance de l'Ukraine, les réactionnaires allemands pensent en
réalité au rétablissement, avec le temps, d'une Russie réactionnaire
unie et forte. A Kiev, les partis de droite et les monarchistes, avec,
à leur tête, M. Pourichkévitch, s'agitent ouvertement dans ce sens.
Il est hors de doute que les milieux réactionnaires allemands sont en
contact avec eux et projettent des actions communes en vue de remplacer
les Bolcheviks en Russie par un régime monarchiste réactionnaire.

Il semble que, vers la fin de son gouvernement, le Hetman se soit
émancipé de l'influence des réactionnaires allemands. Mais c'est
pour tomber sous celles des réactionnaires russes. La preuve la
plus éclatante de ce fait est fournie par le retour au ministère de
Nistiakovski, auteur d'un projet censitaire réactionnaire pour les
élections municipales et provinciales, et le maintien au cabinet de
Reinbot, connu pour les opinions réactionnaires qu'il avait exprimées,
alors qu'il était fonctionnaire sous le régime tsariste à Petrograd.

Quant à la fermeté des opinions politiques du Hetman et de la plupart
de ses ministres, elle est éloquemment certifiée par la note de dix
de ces ministres, à la date du 17 octobre, ainsi que par sa dernière
déclaration. Dans l'une comme dans l'autre, ces partisans convaincus
de l'indépendance se déclarent des fédéralistes tout aussi convaincus.
C'est que dans le Cabinet des «Indépendants» tout comme dans celui
des «Fédéralistes» il n'y a point d'hommes politiques véritablement
ukrainiens, exception faite de M. Dorschevko. Ce sont des hommes que
la peur des Bolcheviks a fait enfuir de Petrograd et de Moscou, et
qui sont venus à Kiev; ou bien ils sont nés à Kiev, mais demeurent
étrangers aux aspirations nationales, ignorants de la langue
ukrainienne, de l'histoire et de la culture ukrainiennes et se montrent
hostiles à l'idée de la régénération ukrainienne.

Il est impossible de s'imaginer un plus profond piétinement des
droits du peuple et un mépris plus absolu du peuple lui-même. Des
insurrections particulières ont lieu sur tout le territoire ukrainien.
Les troupes allemandes qui comprennent plus de 500.000 hommes défendent
très énergiquement les intérêts du Hetman qui se confondent avec
les leurs. Le sang des paysans et des ouvriers ukrainiens coule,
l'artillerie allemande rase des villages entiers. C'est un massacre
systématique de tout ce qui veut rester ukrainien. La création
d'un gouvernement démocratique devient pour l'Ukraine une question
extrêmement urgente. La patience du peuple est à bout. Tous les
partis politiques se réunissent pour fonder contre les Allemands et
Skoropadsky une Ligue nationale qui fomente un soulèvement général,
renverse le Hetman et établit un Directoire de cinq membres parmi
lesquels M. Petlioura, le futur généralissime de l'armée ukrainienne.


Petlioura

Comme secrétaire général, ministre de la guerre, membre et plus tard
président du Directoire ukrainien, Petlioura a joué et joue encore un
si grand rôle en Ukraine qu'il mérite bien quelques notes biographiques.

Bolcheviste pour les réactionnaires, réactionnaire pour les Bolcheviks,
Petlioura, le grand calomnié, est pour le peuple ukrainien tout entier,
le héros national, le libérateur de l'Ukraine.

Il est né d'une pauvre famille de cosaques à Poltava, en 1878. Après
des études faites au séminaire de sa ville natale, il reçut le brevet
d'instituteur. Son activité politique l'obligea à passer en Galicie où
il se familiarisa avec le mouvement nationaliste.

La première Révolution (1905) le trouva à Kiev où tout de suite, il
prit une part très active à la fondation du journal _Rada_, publié
en langue ukrainienne, tout en collaborant au _Slovo_, organe social
démocrate.

Conduit par les circonstances à Petrograd, il continue sa collaboration
aux journaux kiévois, s'occupe activement du mouvement ukrainien et de
la fondation du _Club ukrainien_.

A Moscou, où il se rend ensuite, il devient secrétaire de rédaction de
la revue mensuelle _Ukrainskaia Jisn_, en langue russe, et participe
à l'organisation de la société musicale _Kobsar_. C'est par ignorance
des habitudes du peuple slave, que des adversaires de Petlioura ont
confondu son rôle dans cette société musicale avec la profession
d'artiste de café-concert qu'il aurait exercée. En Russie, toute
société, même politique, organise parmi ses membres un orphéon ou un
orchestre, qui est mis à contribution dans des soirées d'ailleurs très
agréables offertes fréquemment à tous les sociétaires et à leur famille.

Au commencement de la guerre de 1914, Petlioura se rend sur le front
pour y représenter le _Zemsky Soiouz_ et organiser des hôpitaux de
première ligne. C'est là que le trouvèrent la Révolution et le vote du
premier Congrès militaire ukrainien qui le désigne comme président du
Comité général militaire ukrainien.

Au moment où la Rada centrale crée le Secrétariat général comme organe
exécutif, Petlioura devient tout naturellement secrétaire général des
affaires de la guerre, puis ministre de la guerre quand le Directoire
se constitue, en juillet 1918. Toute l'activité de M. Petlioura depuis
la Révolution, peut se résumer en deux mots: guerre aux ennemis de
l'Ukraine, qu'ils soient Allemands, Bolcheviks ou Polonais.


Skoropadsky et l'Entente

Le 13 novembre, les journaux de Kiev annoncent qu'un armistice vient
d'être conclu sur le front français.

Aussitôt, sur la demande du Consul du Danemark et des partis
ukrainiens, les portes de la prison de Lukianovka s'ouvrent pour rendre
à la liberté les détenus politiques, parmi lesquels se trouvaient
plusieurs Français et quelques membres de la Rada, internés plusieurs
mois auparavant par les Allemands.

Le Hetman Skoropadsky, jusque là germanophile convaincu, change de
politique et devient francophile très ardent. Il forme un nouveau
cabinet et remplace au Sous-Secrétariat des Affaires Etrangères le
bureaucrate russe Paltof, instrument des Allemands en Ukraine, par
M. Galip dont les sentiments francophiles sont connus de tous et
dont toute l'activité, au cours des derniers mois, s'est dépensée à
susciter des obstacles à l'occupation allemande. Espérant avoir mis
par ce changement la politique de l'Ukraine d'accord avec les vœux de
l'Entente, il envoie des missions diplomatiques à Jassy, près de la
Commission interalliée et à Odessa, près de M. Henno, représentant des
Alliés sur les bords de la Mer Noire.

La presse au service du Hetman reçoit l'ordre d'entonner l'hymne aux
Alliés et plus particulièrement à la France: ce fut chaque matin le
dénombrement des navires de guerre qui paraissaient à l'horizon, à
la sortie du Bosphore, et des divisions anglaises et françaises qui
débarquaient à Novorossiisk, à Sébastopol et à Odessa, des divisions
roumaines et polonaises qui se massaient aux frontières de l'Ukraine
pour la défendre, d'une part contre les «bandes» de Petlioura qui
s'avançaient de la Galicie et les «bandes» lettonnes et chinoises au
service des Bolcheviks russes, qui venaient de l'Est et du Nord-Est.

En même temps, l'armée des Volontaires se compte et fait des
enrôlements, réquisitionne édifices, vêtements, chaussures et aliments
et bientôt décrète la mobilisation générale, d'abord de la jeunesse
des Universités et des Gymnases, puis de toute la jeunesse du pays non
encore occupé par l'armée de Petlioura.

Le premier décret fait des mécontents parmi les étudiants qui
projettent de se réunir à l'Université pour étudier la situation. La
réunion est interdite. Sans tenir compte de cette interdiction, les
étudiants et les étudiantes forment un cortège et veulent se rendre par
_Bibikovski Boulevard_ à l'Université Saint-Vladimir, mais un groupe
de volontaires à cheval accourt et sans sommation aucune, tire sur
le cortège. Bilan de la journée: quatorze morts dont trois cursistes
(étudiantes) et une trentaine de blessés.

Le second décret affecte surtout la population israélite qui manifeste
son mécontentement en fermant ses magasins, en boycottant les valeurs
russes et, autant qu'elle le peut, en faisant filer les jeunes gens
à Vienne et à Budapest, les seuls endroits encore accessibles aux
voyageurs venant de l'Ukraine.

On annonce officiellement que des missions militaires alliées vont
arriver à Kiev et que M. Henno viendra s'établir près du Hetman. On
réquisitionne l'hôtel Continental (encore habité par des Allemands)
pour héberger les missions, et deux étages d'une maison sise rue
Luteranskaia, nº 40, pour M. Henno. Il convient aussi de bien loger
les nombreux soldats français qui vont arriver: alors on réquisitionne
les théâtres, les salles des cafés-concerts et les cinémas; pour
les recevoir comme ils le méritent, des comités s'organisent, des
souscriptions sont ouvertes et le Ministère des Affaires Etrangères
informe par la voie des journaux qu'un personnage officiel a été
désigné pour élaborer avec le concours des comités le programme de
la réception, d'abord du Consul M. Henno, puis du Général Franchet
d'Esperey et de son Etat-Major, des Etats-Majors alliés, enfin des
troupes françaises, anglaises, roumaines, italiennes et polonaises
qui «viennent soutenir l'armée des Volontaires contre les troupes de
Petlioura et celles des Bolcheviks».

La Colonie française ne veut pas rester en arrière. Elle ouvre une
souscription et aussitôt chacun se met à l'œuvre pour que la réception
des poilus soit le plus grandiose possible: l'argent afflue, des
drapeaux, des fleurs, des guirlandes sortent des doigts diligents de
toutes les Françaises.


Encerclement de Kiev par l'armée de Petlioura

Dans ce ciel serein, des coups de canon se font tout à coup entendre:
il paraît que Petlioura a réuni autour de lui des «bandes de pillards
et de bandits»,--c'est ainsi que s'exprime la presse,--qui voudraient
s'emparer de Boïarka. En réalité, ce sont les recrues qui ont répondu
à la mobilisation décrétée par Petlioura et la Ligue Nationale. Autour
de ce noyau, au fur et à mesure de son avance en Ukraine, les paysans
se rassemblent pour combattre contre Skoropadsky. L'Ukraine presque
toute entière est déjà reconquise par son «Libérateur», et ce n'est
pas à Boïarka que le canon tonne, mais aux environs de Swetochine.
L'encerclement de Kiev est d'ailleurs bientôt si total, que les paysans
n'y entrent plus pour l'approvisionner.

Les aliments de première nécessité se vendent à des prix inconnus
jusqu'à ce jour: le pain devient rare et vaut 3 roubles la livre de
pain gris, 10 roubles le pain blanc, les œufs 38 roubles la dizaine, le
lait 3 roubles le petit verre, la viande 7 roubles la livre, le beurre
de table 80 roubles, le beurre de cuisine 50 roubles, et toutes ces
denrées de première nécessité sont presque introuvables.

Le canon tonne de plus en plus fort, les mitrailleuses se mettent de
la danse. L'émoi devient grand dans Kiev où chacun revit les heures
sombres du bombardement des Bolcheviks. La presse, elle, est optimiste
et le Hetman fait afficher sur les murs de Kiev, deux proclamations
de M. Henno au peuple de l'Ukraine. Il y est dit que le Gouvernement
français reconnaît l'Ukraine telle qu'elle est alors constituée, et
qu'il fait confiance au Hetman et aux nouveaux ministres qu'il vient de
se choisir.

Si elles ne sont pas apocryphes, ces deux proclamations laissent
supposer que le Gouvernement de la République française condamne la
République ukrainienne et ne veut voir à Kiev, comme dans le reste
de la Russie qu'un seul Gouvernement, le Gouvernement monarchiste de
Skoropadsky.

L'effervescence est grande en ville et les réflexions échangées entre
les lecteurs très nombreux de ces placards, lecteurs appartenant à
toutes les classes et à tous les partis, ne sont nullement en faveur
du représentant de la France et, partant, de la France elle-même.
Les Français qui vivent à Kiev depuis un certain nombre d'années,
et qui de ce fait, sentent mieux que d'autres, aveuglés par leurs
sympathies ou leurs intérêts, battre le cœur ukrainien, ceux qui ont
vu la marche rapide du nationalisme de ce peuple, sont convaincus
que leur gouvernement ou du moins son pseudo-représentant commet une
lourde faute. Ils condamnent hautement celui qui se dit Consul de
France à Odessa. Ni le ton, ni la forme de ces proclamations ne sont
d'un républicain; le style ne peut être que d'un monarchiste, ou d'un
républicain au service des intérêts monarchistes.

Les nombreux agents allemands ne manquent pas d'exploiter ce fait
contre la France; ils s'en servent aussitôt dans les campagnes pour
détruire dans le cœur des paysans la sympathie naissante pour les
vainqueurs de la Marne et de Verdun. Aussi les Français, presque tous
sympathiques au mouvement ukrainien, répandent sous le couvert du
manteau que ces proclamations ne peuvent être rédigées que par le
Hetman lui-même, afin d'étayer une cause déjà chancelante.

L'impression produite par ces deux proclamations diminuant un peu,
un nouveau grand placard annonce aux habitants de Kiev, d'une phrase
brève, mais en gros caractères, qu'Henno venait d'être nommé Consul de
France à Kiev et que Franchet d'Esperey prenait le commandement des
troupes françaises qui allaient opérer en Ukraine.


Prise de Kiev par Petlioura

Toutes ces proclamations et tous ces placards n'empêchent pas Petlioura
et son armée de faire leur entrée à Kiev quelques jours plus tard, le
14 novembre, au milieu des acclamations d'une foule enthousiaste. Au
même moment, d'un autre côté de la ville, une troupe de volontaires,
300 environ, sortait pour s'en aller rejoindre vers le sud l'armée de
Denikine. Les autres officiers de l'armée des Volontaires rentrent chez
eux, ou s'enferment à l'hôtel François, pour y attendre les événements.
Les jeunes gens des trois dernières classes des gymnases qui avaient
été mobilisés pour maintenir l'ordre dans la ville, reviennent au sein
de leur famille et reprennent leurs études.

On s'attendait à des représailles contre les officiers volontaires
et à un pillage de la ville (les journaux du Hetman avaient annoncé
que Petlioura, pour entraîner ses «bandes» à l'assaut de Kiev, leur
avait promis dans un ordre du jour de leur livrer la ville pendant
trois jours). Il n'en est rien. Le nouveau Gouverneur de Kiev prend les
mesures les plus énergiques pour assurer la tranquillité et surtout le
ravitaillement de la population affamée depuis un mois. Aux familles
des officiers et aux consuls qui l'interrogent, il affirme qu'aucune
exécution ne sera faite avant que le procès de chaque officier ne
soit instruit et une sentence prononcée. En attendant le procès et
la sentence, les coupables et les suspects sont enfermés au Musée
pédagogique d'où 18 sur 7 à 800 sortent pour subir la peine prononcée
contre eux «pour avoir commandé des fusillades d'Ukrainiens et organisé
des corps de troupe pour combattre contre les armées de la République
ukrainienne».


Le Directoire et les Représentants de l'Entente

Le premier soin de Petlioura dont les sentiments francophiles ne sont
douteux pour aucun de ceux qui le connaissent, est d'organiser le
Directoire et d'adresser une note au Représentant des Alliés à Odessa
pour lui demander les raisons qui avaient amené l'Entente à débarquer
ses régiments sur le territoire ukrainien sans prévenir le Gouvernement
du pays. En même temps, les troupes ukrainiennes qui se sont portées
vers Odessa et occupent en partie la ville exigent que les troupes de
Denikine se retirent. Celles-ci refusant, un combat s'engage, mais
voyant des soldats français dans les rues, pour éviter un conflit avec
l'Entente, le commandant ukrainien cesse les hostilités et se retire à
Razdielnaia, où vient cantonner, à côté des Ukrainiens, une compagnie
de zouaves avec quelques pièces d'artillerie de montagnes.

Deux délégations partent de Kiev; l'une dont faisait partie M.
Sydorenko, actuellement président de la Délégation ukrainienne à la
Conférence de la Paix, pour Jassy; l'autre, pour Odessa où déjà se
trouvent les délégations du Don, de Kouban et de la Ruthenie Blanche.
Elles veulent unir leurs efforts pour trouver un terrain d'entente avec
les Alliés. Mal informées, les autorités militaires françaises prennent
des mesures pour que la délégation d'Odessa ne puisse repartir pour
Kiev, ni communiquer avec le Directoire.

Sans nouvelle de ses deux délégations, le Directoire s'inquiète de
l'invasion bolcheviste qui menace l'Ukraine: déjà des bandes de
Chinois et de Lettons à la solde de Lénine opèrent des dépravations à
Bogoutchar, puis à Koupiansk. Renforcées de Bolcheviks réguliers, elles
avancent vers Kharkov. Le Directoire envoie une délégation à Moscou,
demander des explications. Il lui est répondu que Moscou n'est pas en
guerre avec l'Ukraine et que les bandes signalées n'ont rien de commun
avec les Bolcheviks réguliers.

Connaissant la situation très précaire de l'Ukraine placée entre le
feu des Polonais à l'ouest, l'armée de l'Entente qui débarque à Odessa
sans dire dans quelles intentions, et les Bolcheviks qui viennent du
nord et de l'est et sachant qu'au sein du Directoire, tous les membres
ne sont pas contraires à une alliance avec la République des Soviets,
ceux-ci nomment une délégation qui part de Moscou pour Kiev. Mais elle
est arrêtée à Orsha, le Directoire ne l'autorisant pas à pénétrer sur
le territoire ukrainien tant que les troupes soviétistes n'auront pas
été retirées au delà de la frontière ukrainienne.

Une nouvelle délégation composée de MM. Matsievitch et Margoline, part
pour Odessa dans le but de demander aux Alliés leur secours contre les
Bolcheviks. Elle n'obtient aucun résultat.

Pendant ce temps, les troupes bolcheviques bien instruites, bien
disciplinées et bien armées avancent en Ukraine dont elles veulent à
tout prix s'emparer avant l'avance des armées de l'Entente.

Ne recevant aucune nouvelle d'Odessa, ni de la première ni de la
deuxième délégation, le Directoire envoie à Birsula, pour hâter les
pourparlers et sauver Kiev, MM. Ostapenko, ministre du Commerce et
Grekov, ministre de la Guerre qui se rencontrent avec le colonel
Freydenberg, chef d'Etat-Major du général d'Anselme, le capitaine
Langeron et le lieutenant Villaine. Les pourparlers donnent lieu à un
échange de télégrammes entre le commandement français d'Odessa et le
Directoire de Kiev à la suite duquel le Gouvernement ukrainien accepte
toutes les propositions qui lui sont faites à l'exception d'une seule:
le renvoi à Odessa des agents germanophiles et des anciens ministres
arrêtés pour crimes de lèse-nation envers l'Ukraine et pour délit de
droit commun et de ce fait déférés devant un tribunal composé de douze
juges ayant tous exercé leurs fonctions sous l'ancien régime.

Parce que cette clause n'est pas acceptée, les pourparlers sont
immédiatement interrompus et l'Ukraine est laissée dans la situation
la plus poignante. Soupçonnée de Bolchevisme, alors qu'elle s'épuise
à le combattre, elle voit depuis ce jour les meilleurs de ses fils
mourir sous les balles de ceux qui devraient seconder sa bravoure et sa
courageuse défense.


Mon retour en France

L'arrivée prochaine des Bolcheviks à Kiev, m'oblige à mettre les miens
en sécurité et me fait songer à revenir en France. D'autant plus que
quelques jours avant, M. Cerkal, le courrier de M. Henno, qui faisait
depuis un mois la navette entre Odessa et Kiev, m'avait informé qu'il
fallait renoncer pour l'instant à toute nouvelle œuvre de propagande
française et même à celles déjà existantes. Il ne reste d'ailleurs
presque plus de Français, ni de Françaises dans la capitale ukrainienne.

Parti de Kiev, le 26 janvier, j'arrive le 3 février à Odessa où je
peux, après bien des difficultés, bien des démarches et bien des refus,
m'embarquer, à mes propres frais, naturellement, le 24 février, avec ma
femme, et mon bébé de deux ans, sur le pont d'un navire, le _Tigris_,
qui me dépose à Salonique le 27. Je dois faire dans cette ville à demi
ruinée un séjour de huit jours, avant de pouvoir me faire admettre à
bord du _Criti_ qui me jette dans l'île déserte de Saint-Georges, près
du Pirée, sous prétexte qu'ayant voyagé avec des Grecs, je dois être
contaminé. Le médecin de l'île qui surveille la construction du lazaret
où je devais être hébergé, me fait monter à 11 heures du soir sur un
chaland qui me débarque, ma femme, mon bébé et une famille belge, à 2
heures du matin, sur le quai du Pirée.

Après de multiples démarches à Athènes et au Pirée, près de la base
navale de ce port et près du Consulat, je prends place, toujours sur
le pont, sur l'_Imperatul Trajan_, vapeur roumain affrété par le
gouvernement français pour le transport des troupes françaises de
Roumanie, et après un arrêt de deux jours à Messine, je foule enfin le
sol de ma patrie le 19 mars, cinquante-deux jours après mon départ de
Kiev.



IIe PARTIE

L'UKRAINE


L'Ukraine se compose des territoires des anciens Empires russe et
austro-hongrois et comprend les gouvernements de Tchernigov, Poltava,
Kharkov, Ekaterinoslav; une partie de Koursk; les districts de
Voronège, de Taganrog et de Rostov; les gouvernements de Kouban, de
Tchernomore, de Tauride (y compris la Crimée) et de Kherson; la partie
ukrainienne de Bessarabie, c'est-à-dire les districts de Khotin et
d'Akkermann, ainsi qu'une partie des districts d'Ismaïl, d'Oriev et de
Sorop; les gouvernements de Podolie, de Kiev, de Volhynie; la Galicie
Orientale jusqu'à la rivière San; la Bukovine ukrainienne et la Hongrie
ukrainienne avec les régions Lemke, Cholm, Podlakie et Polissya.

Ces territoires s'étendent du 20° longitude orientale de Greenwich au
42°, et du 44° latitude septentrionale au 53°, c'est-à-dire qu'ils
ont une largeur de 600 kilomètres et une longueur d'à peu près 1.000
kilomètres.

Leur superficie dont le centre est situé près de la ville de
Krementchoug, dans le gouvernement de Poltava, est d'environ 850.000
kmq.


Frontières

L'Ukraine est bornée au nord, par la Russie Blanche et la Grande
Russie; à l'est, par le Don et le Caucase; au sud, par la mer d'Azov et
la Mer Noire et à l'ouest, par la Roumanie, la Tchécoslovaquie et la
Pologne.

Elle n'a pas de limites naturelles nettement définies, surtout à l'est,
et dans une partie de sa frontière orientale; mais elle est d'une autre
formation que les pays limitrophes dont elle diffère essentiellement
par son origine géologique et les éruptions volcaniques.


Orographie

Le sol de l'Ukraine est généralement plat et forme les immenses steppes
qui se déroulent à perte de vue. Néanmoins, on peut le diviser en trois
régions: la région des montagnes, la région des plateaux et la région
des plaines.


_Montagnes._--Les montagnes sont: au sud, les Monts de Crimée, au
sud-est, le Caucase et à l'ouest, les Carpathes.

Les Carpathes jouent le plus grand rôle dans la vie du peuple
ukrainien, non seulement à cause des immenses richesses forestières
et pétrolières (région de Drogobetch), mais parce qu'elles abritent
les races montagnardes qui s'appellent les Lemkés, les Boïkés et les
Goutzoubés.

Le Caucase joue également un rôle, mais à un degré moindre, car si
ses flancs sont couverts de vastes forêts et contiennent un abondant
pétrole (région de Maïkop), les Ukrainiens y vivent mêlés à d'autres
populations, différentes de langue et de nationalité, les Tartares par
exemple.

Les Monts de Crimée, aux pieds desquels se trouvent de vastes et
riants jardins, voient chaque automne mûrir sur leurs flancs un raisin
délicieux qui fournit des vins presque aussi renommés que les meilleurs
crûs français.


_Plateaux._--Les plateaux de l'Ukraine partent des bords de la Mer
Noire et se dirigent vers l'est et l'ouest, séparés les uns des autres
par de profondes vallées.

Les plateaux occidentaux s'étendent en Podila, de la vallée du Dniester
à celle du Bog, puis passent en Pocoutia, entre le Dniester et le
Boug et se terminent dans la Dobroudja. Entre le Boug et le San, ils
prennent le nom de Rostotcha et entre le Boug, le Teteref et le Pripet,
celui de Volhynie; puis ils rejoignent les plateaux du Dnièpre qui se
déroulent entre le Teteref, le Dnièpre et le Boug.

Les plateaux orientaux se trouvent entre le Dnièpre et le Donetz et
sont très riches en charbon et en minerai.

Tous ces plateaux, appelés «plateaux de la Mer Noire», n'atteignent
pas 500 mètres d'altitude; leur moyenne est de 300 mètres au-dessus
du niveau de la mer. Ils forment ce que l'on appelle la «terre noire»
et sont très fertiles, sauf au nord où l'on trouve du sable et de
l'argile. Ils sont également très boisés et les forêts y occupent de
vastes étendues.


_Plaines._--Les plaines de l'Ukraine partent de la Pidlassia, ligne
de partage des eaux du Boug et du Pripet, et s'étendent jusqu'à la
Rostotcha et la Polissya, vers le bassin du Pripet. La plaine qui se
déroule sur la rive gauche du Dnièpre se termine aux cataractes de ce
fleuve.

Les plaines méridionales de la Mer Noire s'étendent entre le plateau de
Podolie, le plateau du Donetz, l'embouchure du Don et celle du Donetz.
La partie septentrionale de cette plaine est couverte de sable, de
marais, de tourbe et, en certains endroits, de vastes forêts. Jadis,
il y avait là un grand lac. Près du Dnièpre, les terrains sont variés:
le sable s'y trouve à côté d'un humus très fertile, mais parfois en
est séparé par des steppes; sur les rives mêmes du fleuve, on voit des
prairies et des terrains marécageux.


Hydrographie

_Fleuves._--Les montagnes de l'Ukraine, ses plateaux et ses plaines
sont sillonnés par des cours d'eaux nombreux et très variés. Les uns
descendent de montagnes très escarpées, les autres roulent leurs eaux
le long de plateaux verdoyants, quelques-uns enfin semblent sommeiller
au milieu de l'immensité des plaines. Tous se déversent dans la Mer
Noire ou la Mer d'Azov.

Les fleuves ukrainiens tributaires de la Mer Noire sont le Dnièpre, le
Dniester et le Bog.

Le Dnièpre est le fleuve le plus important, non seulement par la
longueur de son cours, mais aussi par le rôle important qu'il a joué
dans l'histoire du peuple ukrainien et qu'il est appelé à jouer à
l'avenir. C'est sur sa rive droite que se trouve Kiev, la capitale de
l'Ukraine.

Il prend sa source en Russie Blanche et entre en Ukraine alors que
ses eaux sont déjà abondantes: à Kiev son lit atteint 850 mètres de
largeur. Dans son cours inférieur, en aval d'Ekaterinoslav, des rochers
de granit se dressent dans son lit et forment des cascades qui se
continuent sur une distance de 53 kilomètres, jusqu'à Alexandrovsk,
empêchant toute navigabilité sur ce long parcours. Kiev est donc de
ce fait, empêché de toute communication fluviale avec les ports de la
Mer Noire. Mais si comme le font espérer les travaux déjà commencés,
un canal rend navigable cette partie du Dnièpre et si, d'autre part,
on sait utiliser les énergies des cascades (houille blanche), l'avenir
commercial de l'Ukraine s'ouvrira sur les horizons les plus vastes, car
alors Kiev et Kherson seront reliés en ligne directe.

Le Dnièpre est par sa longueur le 3e fleuve de l'Europe: il a 2.100
kilomètres, dont plus de 1.500 en Ukraine et navigables.

Les affluents du Dnièpre sont: sur la rive droite, la Beresina, le
Pripet grossi du Ster et du Sloutch, le Teteref et la Stouna; sur la
rive gauche, la Desna grossie du Seym, la Soula, le Psiol, la Vorskha,
l'Orel et la Samara. Le bassin du Dnièpre comprend la moitié du
territoire ukrainien.

Le Dniester prend sa source dans les Carpathes ukrainiennes. Son cours
est de 1.300 kilomètres. Ses affluents sont, sur la rive droite: la
Bistritsa, le Strei, la Suitcha, la Limnitsa, la Vorona; sur la rive
gauche: le Strviage, la Veresistsa, l'Enela et Solotalipa, le Sereth,
le Zbroutch, le Smotritch et l'Iaorleg.

Le Bog qui coule en Podolie a pour affluent la Segnouka et l'Ingoul.

Le Don, fleuve de l'Ukraine orientale, a pour affluents le Voronège, le
Manetch, le Donetz et le Baknout. Il se jette dans la Mer d'Azov.

Le Kouban prend sa source dans les monts du Caucase et, grossi de la
Laba et de la Bila, déverse ses eaux qui ont arrosé une vaste plaine,
par deux embouchures, l'une dans la Mer d'Azov, l'autre, dans la Mer
Noire.


_Lacs._--Il y a très peu de lacs en Ukraine. Au nord, en Polissya, se
trouvent les lacs Kniaz, Veganovski; dans le Kouban, le lac Maneth;
près d'Odessa, le lac Bilé; près du Dnièpre, le lac Kaoukové; près du
Donetz, le lac Soloné; dans les montagnes des Carpathes, le lac Chebené
qui a 850 mètres de long et 200 mètres de large. Dans les Carpathes et
en Polissya, il y a encore quelques lacs qui ont jusqu'à 40 kilomètres
de long et 10 de large.


_Mers._--L'Ukraine est baignée au sud par la Mer Noire et la Mer d'Azov.

La Mer Noire a joué autrefois un grand rôle dans l'histoire du
peuple ukrainien. Grâce à elle, il a pu entretenir des relations
commerciales avec l'Etat byzantin et développer ainsi sa civilisation
et son éducation. Aujourd'hui, elle peut jouer un rôle important, non
seulement pour l'Ukraine, mais pour nombre d'autres Etats qu'elle
mettra en relation directe avec l'Europe méridionale et l'Europe
occidentale.

La Mer d'Azov n'est qu'une partie de la Mer Noire dont elle est séparée
par la presqu'île de Crimée et avec laquelle elle communique par le
détroit de Kertch.


_Ports._--Les principaux ports que l'Ukraine possède, tant sur la
Mer Noire que sur la Mer d'Azov, sont: Odessa, Nikolaïev, Kherson,
Sébastopol, Théodosie, Mariopol, Berdiansk, Taganrog, Novorossiisk et
beaucoup d'autres de moindre importance.

Par ces ports, l'Ukraine importe une grande quantité de marchandises et
de produits manufacturés et exporte son blé, son charbon, ses minerais,
son sucre, etc...


Villes principales

Les principales villes de l'Ukraine sont: Kiev, capitale, dont la
population actuelle s'élève à plus d'un million; Odessa (800.000 h.),
grand port de commerce sur la Mer Noire; Lvov (Leopol) (400.000 h.),
centre principal de l'Ukraine occidentale; Kharkov (350.000 h.),
centre principal de l'Ukraine orientale; Ekaterinoslav (300.000 h.),
centre principal de l'Ukraine méridionale; Rostov (250.000 h.), grand
port commercial; Ekaterinodar (200.000 h.), centre principal du Kouban;
Kherson, Nikolaïev, Sébastopol, Cernovitz, Krementchoug, Vinitza,
Berditchev, Soume, Elisabethgrade, Jitomir, Nijin, Simferopol ont de
100 à 150.000 habitants. Les autres grandes villes ont une population
qui s'élève de 50 à 100.000 habitants.


Climat

Le climat de l'Ukraine est franchement continental. Les étés et
les hivers sont plus chauds et plus froids que dans les Etats de
l'Europe occidentale et il existe une très grande différence entre
la température du jour et celle de la nuit. C'est un des climats du
monde le meilleur et le plus sain; et il serait encore meilleur si les
Carpathes n'offraient pas un obstacle aux vents chauds de l'ouest et
si l'Ukraine était garantie des vents froids de l'est qui apportent
avec eux la sécheresse et les gelées. Les vents de l'est rendent
l'atmosphère de l'Ukraine plus sèche que celle de l'Europe occidentale,
surtout dans les régions situées sur la rive gauche du Dnièpre. Quant
aux régions de la rive droite, elles jouissent du même climat que
l'Italie. L'Ukraine passe insensiblement d'une saison à l'autre. Le
printemps est court mais plus beau et plus chaud que dans les autres
pays; il cède la place, presque sans qu'on s'en aperçoive à l'été qui
est chaud et dure de 3 à 4 mois. Celui-ci est remplacé par l'automne,
un peu tiède, auquel succède l'hiver qui dure de 70 à 80 jours sans
trop de rigueur.


Importance de l'Ukraine

La situation géographique de l'Ukraine qui s'interpose entre la
Moscovie et la Mer Noire, entre l'Orient et l'Occident, lui confère une
grande importance politique.

Pendant des siècles, l'Ukraine a dû se défendre contre les guerres
d'envahissement des Mongols, des Tartares et des Turcs et s'attirer
par là quelque mérite dans l'histoire de l'Europe. Actuellement, elle
est et peut continuer d'être, si des armes et des munitions lui sont
accordées, une barrière contre le bolchevisme. Pour l'avenir, elle
peut être l'obstacle infranchissable aux visées allemandes qui n'ont
certainement pas renoncé à leur expansion économique vers la Perse, les
Indes et le Japon.

Mais l'importance de l'Ukraine résulte surtout de ses richesses
naturelles qui sont très abondantes: son sol et son sous-sol offrent
à l'exploitation agricole et industrielle des possibilités presque
illimitées.


Productions du sol

_L'agriculture_ est la principale occupation de la population
ukrainienne.

D'après les statistiques officielles, la population rurale s'adonnant à
la culture de la terre en Ukraine, serait de 85 0/0, c'est-à-dire qu'en
Ukraine, il y aurait 34.200.000 habitants se livrant à l'agriculture.
La densité de la population agricole de l'Ukraine serait donc sur un
kilomètre carré de 46,7, alors qu'en Allemagne cette même densité est à
peu près de 50 et en France inférieure à 50.

La raison en est peut-être l'excellente fertilité de la terre dont
les 3/4 sont formés de terre noire ou terreau de toute première
qualité. Aussi la surface cultivée est-elle de 45 millions d'hectares,
c'est-à-dire 53 0/0 de tout le territoire ukrainien, alors que pour
toute la Russie européenne, ce pourcentage n'est que de 26,2. Cette
proportion de terre cultivée varie suivant les régions; elle est pour
Kherson de 78 0/0; Poltava, de 75 0/0; Koursk, 74 0/0; Kharkov, 71 0/0;
Voronège et Ekaterinoslav, de 69 0/0; Podolie et Tauride, de 64 0/0;
Kiev, 57 0/0; Tchernigov, 55 0/0.

Il est difficile de savoir le chiffre exact de la production agricole
de l'Ukraine. Cependant, on peut dire que la moyenne annuelle était
au cours des années 1911-1915 de 275.000.000 de quintaux de céréales
(froment, seigle, orge), 100.000.000 de quintaux de betteraves à sucre,
60.000.000 de quintaux de pommes de terre, 87.000.000 de kilogrammes
de tabac, 6.000.000 de quintaux de graines oléagineuses, 1.000.000 de
quintaux de chanvre, 600.000 quintaux de lin. L'Ukraine surpasse par sa
production de céréales tous les autres pays de l'Europe.

Les méthodes agricoles des paysans ukrainiens sont des plus primitives
et ne diffèrent en rien de celles employées il y a cent ans. Aussi,
il n'est nullement douteux que le jour où l'Ukraine fournira à ses
cultivateurs le moyen d'intensifier leurs cultures par des procédés
plus modernes, la production agricole sera plus que décuplée. Dès que
la vie normale aura repris son cours dans ces vastes steppes, les
machines agricoles et les instruments aratoires y seront achetés en
grande quantité et l'on y verra alors des moissons de plus en plus
abondantes et des récoltes pouvant satisfaire les besoins, même de
l'Europe occidentale.

En même temps que le seigle, le froment et l'orge, les paysans
ukrainiens cultivent l'avoine, le millet, le sarrasin, les pommes de
terre, les pois, les lentilles, le tabac, et les betteraves à sucre.


_La sylviculture_ n'est pas encore très développée en Ukraine.
La superficie boisée ne dépasse pas 110.000 kilomètres carrés,
c'est-à-dire 13 0/0 de la superficie totale, alors qu'en France ce
pourcentage est de 15, en Allemagne de 25,9, en ancienne Hongrie de
27,4, en ancienne Autriche de 32,7 et en Russie de 38,8. La principale
cause se trouve dans le fait que le territoire ukrainien est formé
surtout de vastes steppes plus propres à l'agriculture qu'à la
sylviculture.

Les régions les plus boisées sont la Bukovine avec 42 0/0 (district de
Kimpolung 78 0/0), la Polissya avec 38,2 0/0, la Volhynie avec 29,6
0/0, la Galicie avec 25,4 0/0 et Grodno avec 25,5 0/0.

En 1900, la Galicie a fourni 3.660.000 mètres cubes de bois ouvrable
et une quantité à peu près égale de bois de chauffage, dont un million
et demi a été exporté. L'exportation de bois de la Polissya est
annuellement d'environ 900.000 mètres cubes.

Mais lorsque le peuple ukrainien aura été doté d'une réforme agraire
qui présidera à une meilleure répartition des terres, il ne fait aucun
doute que la sylviculture sera l'objet d'un très grand développement;
elle deviendra plus rationnelle et l'Ukraine ouvrira un marché de bois
mieux fourni et plus avantageux.


_La culture maraîchère_ est peu développée en Ukraine. Si l'on en
excepte les petits potagers qui se trouvent derrière chaque maison
et les champs de melon dans les steppes, on ne voit pas de grandes
cultures maraîchères, même dans le voisinage des grandes villes, sauf
dans les régions de Tchernigov, d'Odessa et sur le Dnièpre, dans
l'ancien pays de Zaporogs (Oleshki, etc...). Là seulement les légumes
sont cultivées sur une grande échelle tant pour l'exportation que pour
les besoins locaux.

Mais, comme pour la sylviculture, dès que la loi agraire aura donné
à chaque paysan le lopin de terre auquel il a droit, beaucoup de
cultivateurs s'efforceront de tirer de cette culture tous les bénéfices
qu'elle peut leur donner.


_L'arboriculture_ par contre, s'y fait sur une assez vaste échelle. En
Podolie, les vergers seuls représentent une surface de 26.000 hectares
avec une production d'environ 300.000 quintaux de fruits et 8.000
quintaux de noix et d'amandes. Mais c'est à Ialta, en Tauride, que la
production annuelle atteint le chiffre le plus élevé: elle dépasse
260.000 quintaux de fruits et 40.000 quintaux de noix. C'est dans cette
région que l'on trouve les plus belles espèces de pommes, de poires,
de prunes, de pêches, d'abricots et en général les meilleurs fruits de
toute l'Europe.

Dans les régions de Kiev et de Volhynie, on trouve les espèces de
pommes et de poires des pays septentrionaux, et de délicieuses cerises.
Les environs de Kherson et d'Ekaterinoslav et toute la vallée du
Dnièpre produisent des abricots renommés. La région de Kherson possède
également de nombreux vignobles dont la superficie totale est d'environ
7.000 hectares; mais la plus riche en raisin est la Tauride, dont la
production de vin est annuellement de 250.000 hectolitres. Le sud de
l'Ukraine donne bon an, mal an, environ 1.000.000 de quintaux de raisin
fournissant près de 500.000 hectolitres de vin.


_L'Apiculture_ est très en faveur chez les paysans ukrainiens. La
production totale annuelle de l'Ukraine (sans la Galicie) était en 1910
de 125.000 quintaux de miel et de 13.700 quintaux de cire, c'est-à-dire
38 et 34 0/0 de la production totale de l'ancien Empire russe.

Les principaux centres d'apiculture sont le Kouban avec 326.000
ruchers, Poltava avec 305.000, Tchernigov avec 283.000, Kharkov avec
246.000, Kiev avec 242.000, la Volhynie et la Podolie avec chacune
206.000.


_L'élevage de bétail_ se fait tout à fait en grand en Ukraine. On peut
évaluer sa richesse en bétail à 26 millions de têtes. Les principaux
centres d'élevage sont en Tauride et dans le Kouban: En Tauride, il y a
pour 1.000 habitants 300 chevaux, 280 bêtes à cornes, 620 moutons, 110
porcs et dans le Kouban 340 chevaux, 540 bêtes à cornes, 800 moutons
et 210 porcs.

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, l'Ukraine méridionale, particulièrement
Ekaterinoslav, la Tauride et le Kouban, était le marché lainier le plus
abondant du monde entier. A cette époque, la concurrence australienne
s'y est fait considérablement sentir et à l'heure actuelle, le marché
ukrainien a perdu quelque peu de son importance.

_L'élevage de la volaille_ est une des principales ressources de la
population agricole ukrainienne: l'exportation des poulets, oies,
canards, etc..., des œufs et des plumes est très importante et se
dirige non seulement vers la Russie et la Pologne, mais aussi vers
l'Autriche, l'Allemagne et l'Angleterre. En 1905, par exemple,
l'Ukraine exporta plus de 600.000 quintaux d'œufs.


Richesses du sous-sol

La production minérale représente une grande richesse pour l'Ukraine
qui, si elle obtient la possibilité d'exploiter dans une plus large
mesure le Plateau du Donetz, les Carpathes et le Caucase, pourra
devenir un pays aussi industriel que l'Allemagne et l'Angleterre.


_L'or_ est peu abondant: on n'en trouve que quelques traces dans les
quartz du plateau du Donetz.


_L'argent_ s'y trouve plus souvent, surtout dans le Kouban, le Terek
et les régions du Caucase où, en 1910, l'extraction fournit environ
300.000 quintaux de minerai d'argent. Les mêmes régions donnèrent, la
même année, 11.000 quintaux de _plomb_.


_Le zinc_ s'y trouve en petite quantité, mais par contre le _mercure_
représente une production appréciable, surtout à Mikitivka dans le
Donetz où, en 1905, il fut extrait plus de 320.000 kilogrammes.


_Le cuivre_ se trouve surtout dans le Donetz, dans les gouvernements
de Kherson et de Tauride et surtout dans le Caucase dont la production
en 1910, était évaluée à 81.000 quintaux, c'est-à-dire 31 0/0 de la
production totale de la Russie.

La production du _manganèse_ est encore plus importante; pour l'année
1907 elle a été, dans le bassin inférieur du Dnièpre, de 3.245.000
quintaux ou 32 0/0 de la production totale de la Russie et le sixième
de la production mondiale. Sous ce rapport, elle occupe le troisième
rang et se place après le Caucase et les Indes.

Il existe des gisements de fer un peu sur tout le territoire ukrainien,
dans le Caucase, en Volhynie, à l'ouest de Kiev et dans les Carpathes.
Mais il n'y a que ceux du Donetz et de Kertch qui ont été jusqu'alors
exploités. Leur production a été en 1907, de 39,9 millions de
quintaux; en 1908, de 40,8 millions; en 1909, de 39 millions; en 1910,
de 43,4 millions; en 1911, de 51,1 millions. Ces chiffres prouvent
surabondamment que la richesse en fer de l'Ukraine est incommensurable.

L'Ukraine possède également dans le Donetz un des plus grands bassins
_houillers_ de l'Europe, puisque sa superficie est de 23.000 kmq.
En 1911, la production du charbon de ce bassin s'est élevée à 203
millions de quintaux auxquels il faut ajouter 31 millions de quintaux
d'_anthracite_ et près de 34 millions de _coke_.

Quant aux _pétroles_, _naphtes_ et autres _huiles minérales_, l'Ukraine
est une des contrées du monde qui en produit le plus, bien que dans les
Carpathes notamment, il y ait de grandes mines de naphte dont beaucoup
ne sont pas encore ouvertes. La moyenne annuelle de la production
pétrolière est pour les Carpathes, de 12.000.000 de quintaux et pour le
Kouban, de 15.000.000 de quintaux.

Les mines de _sel_ sont tout aussi importantes que les gisements de
fer et de pétrole. Leur production s'éleva, en 1901, à 179.000.000 de
quintaux.


Chasse et Pêche

La _chasse_ joue un rôle presque insignifiant dans la vie économique
de l'Ukraine, car elle est restée jusqu'à maintenant le monopole
des classes élevées. En 1906, il a été tué en Galicie, partie très
giboyeuse de l'Ukraine, 500 cerfs, 10.000 chevreuils, 2.000 sangliers,
9.000 renards, 90.000 lapins, 8.000 faisans, 50.000 perdrix, 30.000
cailles, 10.000 bécasses, alors qu'en Bohême, par exemple, réputée
moins giboyeuse que l'Ukraine, il a été tué, la même année, 800.000
lapins et plus d'un million de perdrix.

Il importerait grandement que le gouvernement qui présidera désormais
aux destinées du pays prenne des mesures pour imprimer un plus grand
essor à l'industrie de la chasse.

Tout le monde y trouvera son avantage; le cultivateur verra diminuer
sur ses terres les déprédations commises par les loups, les renards
et autres carnivores qui pullulent dans les steppes; le peuple et les
finances de l'Etat retireront de très appréciables bénéfices de la
vente du gibier.


La _pêche_ est plus pratiquée et se fait en haute mer, dans les eaux
douces, dans les lacs et dans les étangs.

La pêche en haute mer fournit annuellement pour la seule Mer Noire
environ 24 millions et demi de kilogrammes de poissons, maquereaux,
sardines, harengs et esturgeons et se pratique principalement en
Bessarabie, dans le Kherson et en Tauride. Dans la Mer d'Azov, la pêche
est encore plus abondante et donne plus de 140 millions de kilogrammes.
Cependant, agriculteur avant tout, le peuple ukrainien se livre peu à
la pêche qui n'occupe que 0,2 0/0 de la population.


Industrie

L'industrie ukrainienne est à une époque de transition; jusqu'alors peu
développée, elle fera de l'Ukraine, dès que la vie normale y reprendra
son cours, un des pays européens les plus industriels.


La _confection_ est en train de subir une grande transformation: à
Poltava, la couture et la mode occupent déjà plus de 10.000 familles.


La _cordonnerie_ se pratique surtout dans les gouvernements de Poltava,
de Kiev et en Galicie.


La _menuiserie_ a des ateliers aussi bien dans les villages que dans
les villes, parce qu'elle doit satisfaire les besoins des paysans
comme des citadins. Mais la menuiserie artistique dont les œuvres sont
parfois admirables se pratique surtout dans la contrée d'Hutzul.


La _tonnellerie_, de même que la construction des bateaux en bois, est
pratiquée dans les districts de Poltava où elle occupe 3.700 familles,
de Kharkov, Polissya, Kiev, Tchernigov, Volhynie et dans la contrée
d'Hutzul.


La _vannerie_ est surtout développée dans la contrée de Poltava où elle
nourrit plus de 1.000 familles, en Podolie, Kherson, et à Kiev.


La _céramique_ grâce aux nombreux gisements de substances minérales
(kaolin) découverts récemment est en train de prendre un sérieux
développement dans les régions de Poltava, Tchernigov, Kharkov et Kiev.
La Galicie, le gouvernement de Poltava et la région d'Hutzul sont
renommés depuis longtemps déjà par leur poterie. Il y a sur tout le
territoire ukrainien 12 faïenceries, 30 verreries et 12 fabriques de
ciment.


La _cordonnerie_ occupe 9.000 familles dans le gouvernement de Poltava;
les deux villes d'Okhtirka et Kotelva dans celui de Kharkov; 12.000
cordonniers dans celui de Voronège; 8.000 dans la région ukrainienne de
Koursk.

Les fabriques et les usines sont fort peu nombreuses en Ukraine.

L'industrie du _coton_ ne compte que quelques fabriques dans la région
du Don (Rostov, Nakhichevan) et celle d'Ekaterinoslav (Pavlokichkas).


L'industrie du _lin_ et du _chanvre_ n'existe que dans le gouvernement
de Tchernigov.


La _meunerie_ compte un grand nombre de petits moulins à eau ou à vent,
50.000 environ, et 800 grands moulins. Il y a des minoteries à vapeur
à Kharkov, Kiev, Poltava, Krementchoug, Odessa, Nikolaïev, Melitopol,
Brody et Tarnopol.


L'industrie de _l'alcool_ est assez développée. En 1912-1913, elle a
donné plus de 4.000.000 d'hectolitres d'alcool.


L'industrie _sucrière_ est une des plus importantes de l'Europe. En
1914, il y avait sur tout le territoire ukrainien 223 fabriques de
sucre qui se répartissaient ainsi: 75 dans le gouvernement de Kiev,
16 en Volhynie, 52 en Podolie, 1 en Bessarabie, 2 dans celui de
Kherson, 23 dans celui de Koursk, 13 dans celui de Poltava, 29 dans
celui de Kharkov, 12 dans celui de Tchernigov. La production sucrière
de l'Ukraine est annuellement d'environ 1.700.000 quintaux dont la
valeur approximative est, sans accise, de 700.000.000 de francs. Kiev,
la ville des raffineurs, est un des plus grands marchés de sucre de
l'Europe.

Cette industrie progresse si rapidement que, de 1905 à 1915, elle s'est
accrue de 100 0/0.

En 1911, l'Ukraine a produit 24.625.000 de quintaux de _fer_ brut,
c'est-à-dire 67,4 0/0 de la production totale de la Russie; en 1912, le
pourcentage est monté jusqu'à 70 0/0.

Le fer forgé sort des usines de Krivrog et d'Ekaterinoslav.


Commerce extérieur

Le mouvement commercial de l'Ukraine est, comparativement à celui des
contrées de l'Europe occidentale, d'importance inférieure; mais il est
appelé, à bref délai, à un développement considérable.

Actuellement, la première place dans l'exportation ukrainienne est
occupée par les céréales et les autres produits de la terre.

L'exportation pour les 9 gouvernements de l'Ukraine se décompose de la
manière suivante: céréales, 1.000 millions de francs (55 0/0 du total);
bétail (élevage, volaille) 150 millions de francs (9 0/0 du total);
sucre, 425 millions de francs (22 0/0 du total); fer brut et forgé 200
millions de francs (12 0/0 du total); minerai, 25 millions de francs (1
à 2 0/0 du total); autres produits 40 millions de francs (2 à 3 0/0 du
total).

Presque toute l'exportation des céréales de l'Ukraine se fait au delà
des frontières de l'ancienne Russie, en Europe occidentale, ainsi que
celles des produits de l'élevage: œufs, volailles, peaux, etc... Il n'y
a que le bétail destiné à la boucherie, et surtout les bêtes à cornes,
qui s'est dirigé jusqu'ici vers le Nord de la Russie et en majeure
partie vers la Pologne.

Quant à l'exportation des autres denrées, le sucre, par exemple, c'est
la Russie qui offre le marché le plus important. L'exportation totale
du sucre au delà des frontières de l'Ukraine atteint jusqu'à 9 à 10
millions de quintaux par année et seulement un cinquième de cette
exportation s'est dirigé au delà des frontières de l'ancienne Russie,
principalement sur les marchés très constants et très avantageux de
la Perse et de la Turquie. Néanmoins, quand la campagne sucrière se
montre très abondante, l'Ukraine exporte ses sucres même en Europe
occidentale, jusqu'en Angleterre, et à des prix extrêmement avantageux
pour l'acheteur. Le reste du sucre est dirigé vers le Nord et vers
l'Est de la Russie.

L'Ukraine exporte de grandes quantités de fer; la plupart du temps
c'est sous forme de fonte, de fer brut et de fer forgé. Presque tout
le fer exporté et presque toute la fonte sont vendus dans les limites
du territoire de l'ancienne Russie et en Pologne, car l'Ukraine n'a
eu jusqu'alors aucun accès sur les marchés de l'Europe occidentale.
Cependant, au cours des années qui ont précédé la guerre, elle
commençait à diriger son fer vers les Balkans, la Turquie, l'Egypte, et
même l'Italie.

L'importation de l'Ukraine consiste en objets manufacturés et surtout
en objets de l'industrie textile, lesquels forment, comme les céréales
pour l'exportation, plus de la moitié des produits importés.

L'importation des neuf gouvernements de l'Ukraine se décompose ainsi:
_a_) Tissus, étoffes, vêtements et autres produits de l'industrie
textile, 700 millions de francs; cuirs et objets en cuir, 60 à 70
millions de francs; _b_) coloniales (thé, café, épices), 60 millions de
francs; _c_) vins, 30 millions de francs; _d_) huiles, 30 millions de
francs; naphte et dérivés, 70 millions de francs; bois, 30 millions de
francs; machines et autres instruments en fer, 60 millions de francs;
produits divers, 100 millions de francs.

Les objets en cuir, les machines de toutes sortes, les produits
coloniaux, les vins, sont importés de l'Europe occidentale ou par son
intermédiaire. L'Ukraine n'importe de la Russie et de la Pologne que
les tissus, les étoffes et autres produits de l'industrie textile. Si
l'Ukraine ne parvient pas à créer sa propre industrie textile, elle
achètera désormais ces produits à l'Europe occidentale qui les lui
fournira à un prix inférieur et d'une qualité supérieure à ceux que la
Russie et la Pologne lui vendaient.

La balance du commerce extérieur de l'Ukraine a toujours été très
active et l'exportation s'est montrée jusqu'à maintenant plus
importante que l'importation: pour les années 1909-1913, elle s'est
chiffrée par 600 millions de francs. Mais elle peut facilement
atteindre jusqu'à 1 milliard à cause de l'exportation de blé et de
naphte qui ne manquera pas d'augmenter dans des proportions assez
considérables.


Littérature

Riche de tous les biens de la terre, l'Ukraine ne pouvait manquer
d'être, dès les premiers jours de son existence, en même temps qu'un
grand marché commercial, un grand centre intellectuel. Kiev, avec son
Académie fondée en 1632, devint un foyer de lumière non seulement pour
l'Ukraine, mais pour tous les pays slaves.

Malgré les nombreux obstacles qui lui ont été suscités au cours de
tous les siècles, la littérature ukrainienne se révèle aussi riche que
variée. Elle comprend tous les genres, aussi bien dans le domaine de la
poésie que dans celui de la prose.


Poésie épique

La poésie épique voit, du IXe au XIIIe siècle, toute une série de
chants héroïques qui, recueillis par les professeurs Dragomanov et
Antonovitch, font revivre le héros populaire Ivanko qui tantôt fait le
siège de Constantinople, tantôt livre un combat singulier au tsar turc.

Mais l'œuvre la plus célèbre dans ce genre, est «Le Chant des troupes
d'Igor» qui rappelle assez notre «Chanson de Roland». L'auteur dont
le nom n'est pas arrivé jusqu'à nous, raconte en une langue forte et
savoureuse, la campagne d'un prince Ruthène contre les Polovtsy, tribu
non-slave qui menaçait alors la frontière orientale de l'Ukraine.

Du XIIIe au XVIIIe siècle, ces chants héroïques deviennent historiques.
Le peuple ukrainien s'en empare pour célébrer le héros national,
le cosaque Baïda supplicié par les Turcs à Constantinople et qui,
précipité d'une tour, s'accroche à un pieu en tombant, et tue à coups
de flèches le sultan venu assister à son exécution.

M. Rambaud a réuni tous ces chants en un superbe volume dont la lecture
est du plus haut intérêt.

A partir du XVIIIe siècle, la poésie épique semble disparaître pour
faire place à la poésie lyrique.


Poésie lyrique

La poésie lyrique, née à la fin du XVIIIe siècle, trouve son premier
véritable interprète dans Chachkevitch qui composa en 1834 son premier
almanach littéraire «L'Aurore» que la censure de Lemberg interdit et en
1837 son second «Le Naïade du Dnièpre» qui ne put paraître qu'en 1848.

Joseph Fedkovitch par ses chants où il glorifie la vie des ancêtres,
sut intéresser les cultivateurs, les pâtres et les villageois.

Mais tout le talent de Chachkevitch et de Fedkovitch disparaît devant
le génie de Taras Chevtchenko (1814-1861) qui est, à juste titre,
considéré comme le plus grand poète de toute la littérature ukrainienne.

Né dans une chaumière de paysans à Morynsti, dans le gouvernement
de Kiev, il n'a connu que quelques années de liberté et de bonheur.
Serf jusqu'à 24 ans, prisonnier politique en Sibérie pendant dix ans,
surveillé par la police de Petrograd durant trois années et demie, il
mourut le 24 février 1861, à l'âge de 47 ans. Mais enfant du peuple, il
en a été le chef et il en reste l'idole. Ses funérailles eurent lieu,
à sa demande, sur les hauteurs qui regardent le Dnièpre, au milieu
de plus de 60.000 assistants appartenant à toutes les classes de la
société.

Son premier recueil de poésies lyriques «Kobsar» (le Barde) parût
en 1840 et fut suivi, un an après, par les «Haïdamaks» qui faisaient
revivre les paysans ukrainiens révoltés contre leurs tyrans.
L'impression fut extraordinaire et, du coup, Taras Chevtchenko devient
le poète national. Personne en Ukraine n'avait avant lui parlé une
langue plus pure, n'avait versé de larmes plus vraies sur le malheur de
sa patrie; aucun poète n'avait atteint les hauteurs de son génie.

Ses plus belles poésies sont: «Le Songe», «Le Caucase», «A
Osnovianenko», «A l'Eternelle mémoire de Kotlarevsky», «Aux Vivants,
aux Morts et à ceux qui doivent naître».

Ses plus beaux poèmes sont: «Les Haïdamaks», «Maria», «Naismytchka» et
«Kateryne» qui est l'histoire d'une fille du peuple délaissée par un
officier russe.

Pantélémon Koulich (1815-1897), s'inspirant de la littérature
européenne, traduisit d'abord les poèmes de Byron, puis se livrant à
l'inspiration poétique, écrivit des poésies imitées de V. Hugo qui
forment plusieurs recueils, dont «Les Aubes» qui se recommandent par le
plus pur lyrisme.

Michel Starytsky, écrit des poésies d'une valeur réelle pour protester
contre l'oppression nationale et sociale.

Larissa Kvitka, sous le pseudonyme de «Lesia Oukrainska» exprime avec
un charme tout féminin, une finesse et une sensibilité exquises, les
sentiments de son âme rêveuse et mélancolique. Ses meilleures poésies
sont: «Sainte Nuit», «Contra spem spero», «A mes compagnons», «Le
Poète».

Khrystia Altchevska, par la pureté de la forme et O. Oles, par la
puissance du verbe, mériteraient d'être connus en dehors des frontières
de l'Ukraine.


Parmi les poètes dont les œuvres peuvent entrer dans ce genre, il faut
citer: Kotlarevsky avec son Ode au Prince Kourakine; Constantin Pouzyme
(1790-1850) avec le Paysan petit russien; Alexe Storojenko (1805-1874)
avec son «Cygne» où il parle du poète qui meurt fièrement sans attendre
les applaudissements de la foule; Samilenko, le traducteur de Molière;
Hryntchenko, le Déroulède ukrainien, etc.


Poésie satirique

La poésie satirique fut d'abord cultivée par quelques poètes inconnus
dans «Les Psaumes laïques», «La Victoire de Beresteczko», «Lamentations
de la Petite Russie sur les Polonophiles», «Mazepa et Palie»,
«L'introduction du servage en Ukraine», «La conversation de la Grande
Russie avec la Petite».

Mais le premier vrai poète satirique de l'époque moderne est
Jean Kotlarevsky, appelé avec raison le Père de la littérature
moderne ukrainienne. Elève du séminaire de Poltava, militaire, puis
fonctionnaire civil, il entra dans la maçonnerie et, peu de temps
après, publia en langue ukrainienne son «Enéide travestie».

C'est une satire qui, dans une grande perfection de forme et une langue
vive et savoureuse, trace le tableau d'un Olympe mais d'un Olympe aux
pots de vin et aux intrigues bureaucratiques. Elle eut trois éditions
du vivant de son auteur et, aujourd'hui, elle en compte plus de trente.
Napoléon en quittant Moscou en mit, dit-on, un volume dans sa cantine.


Fables

Le premier fabuliste ukrainien est Pierre Artemovsky Houlak (1790-1866)
qui s'est rendu célèbre par sa fable «Le Maître et le Chien»,
protestation énergique contre le servage auquel était soumis le peuple
ukrainien. La littérature ukrainienne compte d'autres fabulistes comme
Leonid Glibov (1827-1893) par exemple, mais aucun n'a laissé d'œuvres
qui méritent de passer à la postérité.


Parmi les autres poètes ukrainiens, car il faut bien se borner, il
convient de citer Victor Zabillo, Ivan Franko, W. Stchourat, Bogdan
Lepky, qui ont laissé des poésies charmantes de grâce et de finesse.
Et actuellement, l'Ukraine voit naître de nombreux poètes comme
Tcherniavsky, Vorony et beaucoup d'autres dont les poésies sonnent
gaîment.


Théâtre

Le théâtre fait son apparition dans la littérature ukrainienne par
des Mystères, comme «La Descente de Jésus aux Enfers» et des comédies
satiriques contre les prêtres, telles que: «Le Pope Negretzky».
Dolhalewsky a laissé dans ce genre, des pièces assez connues.

Mais, pour avoir des pièces de réelle valeur, il faut attendre l'auteur
de l'«Enéide travestie», Jean Kotlarevsky, qui écrivit deux comédies
charmantes: «Natalka Poltavka» et «Le Soldat sorcier». La première a de
réelles qualités scéniques qui lui permettent de faire recette encore
aujourd'hui. Toutes les deux charment par la vérité des types, la
vivacité du dialogue et, surtout, par leur langue vigoureuse et imagée.

Basile Gogol (1825), père de Nicolas, a laissé une bonne comédie «Le
Rustre» et une de valeur moindre «Les Sortilèges»; Jacques Kouharenko
en a écrit également plusieurs.

Parmi les poètes tragiques qui sont fort nombreux, il faut citer tout
d'abord: Nicolas Kostomaroff (1817-1885) qui, par son œuvre historique,
appartient à la littérature russe, mais reste ukrainien par ses poésies
débordantes de patriotisme et ses deux tragédies: «Sava Tchaly» et «La
Nuit de Pereiaslav». Michel Starytsky (1840-1904), qui fit du théâtre
un puissant facteur de propagande nationale; il a écrit un certain
nombre de pièces qui frappent l'imagination, enchantent et émeuvent.
Marco Kropyvnitsky (1841-1910), qui donne toute une série de types et
de tableaux pris sur le vif. J. Tobilevitch qui, plus connu sous son
pseudonyme Karpenko-Kary (1865-1907) est un écrivain de tout premier
ordre, et a laissé, avec un beau drame historique «Sava Tchaly»,
d'excellentes études de mœurs populaires.

Le théâtre ukrainien a toujours joui sur tout le territoire de
la Russie d'une renommée justement célèbre, car ses acteurs sont
excellents. Mais, jusqu'à 1895, ces acteurs n'avaient pu jouer
qu'en dehors des frontières de l'Ukraine, à Petrograd, à Moscou et
jusqu'en Sibérie, et seulement depuis l'ordonnance 1876. En 1895, le
général-gouverneur Dragomirov, ukrainien russifié, mais secrètement
attaché à l'Ukraine, accorda aux acteurs ukrainiens le droit de jouer
des pièces en langue ukrainienne à Kiev, à Ekaterinoslav, et, en
général, dans toute l'Ukraine. Aussi, les années qui ont précédé la
guerre virent-elles éclore toute une floraison de comédies, de drames
et de tragédies dont plusieurs annoncent de réels talents. Parmi
ceux-ci se placent au tout premier rang les drames de Vinnitchenko,
plus connu comme romancier mais qui possède les véritables qualités
du dramaturge. Son dernier drame: «Entre deux Forces», inspiré par
les tragiques événements qui se sont déroulés en Ukraine, pendant la
première occupation des Bolcheviks, est un véritable chef-d'œuvre.
Interdit par le Hetman Skoropadsky, il fut joué en janvier 1919, après
la reprise de Kiev par les troupes de la République ukrainienne, et
déchaîna un enthousiasme indescriptible.


Roman et Nouvelle

Le roman fait de très bonne heure son apparition dans la littérature
ukrainienne avec les traductions des romans grecs «L'Alexandria» du
pseudo Calysthène, la «Guerre de Troie» et le «Royaume des Indes».

Mais ce n'est qu'à la fin du XVIIIe siècle que devait paraître le
père du roman ukrainien tel que nous le concevons aujourd'hui. C'est
Grégoire Kwitka qui, sous le pseudonyme d'Osnovianenko, a précédé
George Sand, Auerbach et Tourgueniev, en écrivant de charmantes
nouvelles tirées de la vie du peuple. Son principal roman: «Maroussia»
est une œuvre de sensibilité sincère et exquise. «La Sorcière de
Konotop», «Oxana malheureuse», «L'amour sincère», dénotent une grande
pureté de sentiment et un profond amour du peuple, de son pays et de sa
langue.

Ivan Levytsky, connu sous le pseudonyme de Netchouy, jouit d'une grande
vogue dans toute l'Ukraine. Parmi ses nombreux romans, il faut citer:
«Deux Moscovites», «La Nuit de Horeslav», «Le Crampon», «Ténèbres», «La
Remorqueuse», etc.

Panas Myrny eut de nombreux démêlés avec le Gouvernement russe. Son
principal roman «Les Bœufs ne mugissent pas quand ils ont du foin dans
le râtelier», où il dépeint la vie sociale, a été édité à Genève par
Dragomanov.

Marie Markovyck, sous le pseudonyme de Marko Wowtchok (1834-1907),
fut pour le roman ukrainien ce que Chevtchenko fut pour la poésie.
Elle dépeint les mœurs et la vie des serfs et les anciennes coutumes
de l'Ukraine. «Maroussia» est un véritable petit chef-d'œuvre et ses
Contes Populaires, parus en 1856, eurent un tel succès qu'ils furent
traduits en russe par Tourgueniev, en anglais et en français. La
traduction française de «Maroussia» due à l'habile plume de M. Stahl, a
eu un tel succès, qu'elle compte aujourd'hui plus de 80 éditions.

Alexandra Koulich (1829-1911) a écrit sous le pseudonyme de Hanna
Barvinok un grand nombre de romans sur la vie du peuple, où elle fait
preuve d'un profond esprit d'observation.

Anatole Swidnytsky (1834-1872) a laissé des romans «Les Luboradsky»
(Chronique de famille), qui dépeignent la vie des «Années soixante»
dans les milieux bourgeois ukrainiens qui commençaient à se
dénationaliser.

Ivan Franko (1856-1916), tour à tour poète et romancier, dépeint
dans une série de nouvelles, l'exploitation du peuple dans les mines
pétrolifères de Borislav «Boa constrictor», «A la sueur de son front»,
«Pour le foyer», «La Croisée des chemins», «Au sein de la nature», etc.
et la misère des paysans livrés à la merci des seigneurs.

Michel Kotsioubinsky (1864-1913) peut se comparer à Guy de Maupassant
par la profondeur de son analyse psychologique et à Tourgueniev par ses
tableaux de la nature. Dans son «Intermezzo», il dépeint l'immensité
des champs de l'Ukraine et son ciel cristallin, avec un lyrisme qui n'a
d'égal que l'émotion provoquée par le récit des malheureux paysans mis
en scène. Les «Fata Morgana» sont des scènes tragiques et angoissantes
de la Révolution de 1905. Les «Ombres d'ancêtres oubliés» dépeignent la
vie des montagnards vivant dans les Carpathes.

Maître d'une langue parfaite, profond psychologue, Kotsioubinsky a
donné des œuvres qui sont considérées comme les plus parfaites de la
littérature ukrainienne.

M. Vinnitchenko, dont l'analyse psychologique est également très
profonde, ne cherche pas à idéaliser ses héros ordinairement communs
et même vulgaires, mais néanmoins très vivants. Chacun de ses romans
est un chef-d'œuvre d'observation. Parmi les plus connus, il faut
citer «Holota» (Populace), tableau triste et puissant de la vie du
prolétariat agraire; «Je veux», peinture forte et énergique de la vie
des intellectuels ukrainiens, en même temps que puissante analyse du
sentiment national dans l'âme d'un intellectuel ukrainien russifié, «Le
Mensonge», «L'Ours Blanc et la Panthère Noire», etc.


Histoire

L'Histoire fait son apparition dans la littérature ukrainienne sous
la forme de Chroniques dont les principales sont celles de Nestor au
XIIe siècle et celles de Kiev et de Galicie-Volhynie qui les continuent
jusqu'en 1292.

Merveilleux assemblage de légendes et de faits historiques racontés
avec une naïveté, une vivacité charmantes et un grand soin
d'exactitude, elles expriment le caractère national ukrainien qui, dit
l'historien Soloviov «est d'une toute autre nature que le caractère
grand-russien».

La dynastie lithuanienne eut aussi des historiens pour raconter
l'époque de luttes et de mouvements populaires qu'eût à traverser
l'Ukraine, depuis l'invasion tartare jusqu'à la perte de ses droits
politiques, sous la domination russe. Les événements de cette
époque sont contenus dans les Chroniques de Lemberg, de Kiev, de
la Ruthène-Lithuanie, au XVe siècle; dans les Mémoires de Samuel
Zokie, secrétaire de Khmielnitski, de Jevlaszewsky, de Khanenko et de
Markovyck et dans les Chroniques cosaques dont la plus intéressante et
la plus littéraire est celle de Velytchko (1690 à 1728).

Mais c'est au XIXe siècle que la littérature ukrainienne devait trouver
ses véritables historiens dans Michel Dragomanov, V. Antonovitch et
surtout dans Michel Grouchevsky.

Michel Dragomanov (1841-1895), extrêmement cultivé, resta profondément
attaché à sa patrie bien qu'il ait surtout séjourné à l'étranger, à
Paris et à Sofia. Il a fait connaître l'Ukraine à la France par des
brochures riches de faits et de conclusions: «La Politique orientale de
l'Allemagne et la russification», «l'Ukraine et les Empires centraux»,
«La Pologne historique et la démocratie grand-russienne», «Pensées
étranges sur la question nationale de l'Ukraine», «Lettres à l'Ukraine
du Dnièpre».

Dragomanov a puissamment contribué au maintien du sentiment national
dans l'âme du peuple ukrainien.

V. Antonovitch, profondément érudit, a écrit sur l'histoire de
l'Ukraine plusieurs ouvrages dont les principaux sont: «Monographies
historiques», «Dernières années de l'organisation cosaque dans
l'Ukraine occidentale». Il a travaillé sur la fin de sa vie à un
rapprochement ukraino-polonais, sans arriver à un résultat sérieux.

Michel Grouchevsky est assurément le plus grand historien de l'Ukraine.
Son «Histoire de l'Ukraine» compte déjà sept volumes et s'arrête à la
révolte des Cosaques (1625), mais on peut déjà la considérer comme un
chef-d'œuvre par la grande quantité de documents compulsés et sa force
de dialectique.

Parmi les autres historiens ukrainiens contemporains, il faut
citer Oreste Levytsky, auteur de Monographies remarquables, le
Père Kripviakievitch et Bogdan Buchinsky, auteurs de travaux très
documentés sur l'Eglise en Ukraine, Lypinsky qui s'adonne spécialement
à l'histoire des relations polono-ruthènes et qui a déjà fait paraître
quelques volumes du plus grand intérêt et enfin, pour y prendre une
place particulière, M. Stephane Tomachevsky dont l'Insurrection des
Haïdamaks et les Etudes historiques sur les Ukrainiens de Hongrie se
recommandent par leur documentation et leur impartialité.

Cet aperçu de la littérature ukrainienne est nécessairement très
court et laisse dans l'ombre un trop grand nombre d'écrivains qui
mériteraient chacun une mention spéciale, mais il est cependant
suffisant pour montrer que, malgré les obstacles suscités par ses
maîtres, malgré les décrets de proscription et de prohibition, le
peuple ukrainien a gardé le culte de sa langue et des belles-lettres
et qu'à l'avenir il saura user de la liberté qu'il a conquise pour se
développer intellectuellement et moralement.



IIIe PARTIE

LES UKRAINIENS


Réunis en un imposant faisceau dans des tracts et des brochures,
ou savamment dosés dans des articles de journaux ou de courtes
informations, les arguments qu'agitent les adversaires de l'Ukraine
pour dresser leurs violents réquisitoires contre ses aspirations
nationales et son désir de liberté et d'indépendance tombent
d'eux-mêmes, si on les examine à la lumière du bon sens et avec quelque
peu d'esprit critique.

Très impressionnants quand ils sont habillés de phrases pompeuses et
grandiloquentes, ils ne sont que loque et néant lorsqu'on les réduit à
des faits. La preuve en est aisée à faire.


Le terme «Ukraine»

Pour prouver que le territoire ukrainien fait partie intégrante du
territoire russe et que le peuple qui l'habite n'a aucun droit à
l'indépendance réclamée par ses dirigeants, des adversaires de la jeune
République, à bout d'arguments sans doute et plus animés de haine
que doués d'esprit critique, se rejettent sur l'étymologie du terme
«Ukraine».

Cet argument n'a et ne peut avoir aucune valeur, car quel rapport peut
exister entre l'origine d'un pays et le nom qu'il porte?

Le terme «Ukraine» vient de deux mots russes: _ou_ et _kraïna_
qui signifient, le premier _chez_, _près de_, le second _limite_,
_frontières_ et par extension, _pays_, _patrie_. Puisque le terme
«Ukraine» disent-ils, signifie «près de la frontière», le territoire
auquel il a été attribué appartient à la Russie sur la frontière de
laquelle il se trouve. C'est d'une logique absolue!

Or, ce mot «Ukraine» a été employé pour la première fois, dans les
Chroniques ukrainiennes, au XIe siècle, pour désigner le territoire qui
porte actuellement ce nom. A cette époque, l'Ukraine n'avait encore
été l'objet d'aucune convoitise, vivait libre et indépendante et par
conséquent n'était «près de la frontière» d'aucun pays ou plutôt elle
était près de la frontière de l'Europe civilisée qu'elle défendait
contre les incursions des barbares.

D'autre part, l'Ukraine a fait partie de la Pologne aux XIVe, XVe
et XVIe siècles, c'est-à-dire, avant d'être englobée dans l'Empire
moscovite. Donc, si l'Ukraine avait été «près de la frontière d'un
pays», ce serait de la Pologne et non de la Russie? L'adage français:
«qui veut trop prouver ne prouve rien» trouve une fois de plus son
application.


Le peuple ukrainien diffère des autres Slaves

Compris, ainsi qu'il a été dit dans la IIe partie, entre les 44°-53° de
latitude et les 20°-45° de longitude, c'est-à-dire entre les Carpathes
et le Caucase, les marais du Pripet et la Mer Noire, le territoire
ukrainien, dont les frontières ethnographiques n'ont jamais varié au
cours des siècles, est habité par une population qu'on peut évaluer à
près de 50 millions d'habitants.

Cette population se répartit ainsi: 37.500.000 d'Ukrainiens ou 75 0/0
de la population totale; 5.000.000 de Russes ou 10 0/0; 3.800.000
de Juifs ou 7,6 0/0; 1.400.000 de nationalités diverses (Roumains,
Blanc-Russes, Tartares, Bulgares, etc...) ou 2 0/0.

Les statistiques officielles russes ou polonaises donnent des chiffres
un peu différents. Mais il ne faut pas oublier qu'en Russie, le
dernier recensement qui date de 1906 a été fait sur la base de la
langue officiellement parlée. Or, la plupart des Ukrainiens, surtout
dans les villes parlent russe (la langue ukrainienne ayant été jusque
là proscrite), et ont été, de ce fait, considérés comme Russes.

Les statistiques polonaises ne sont pas plus exactes, car elles
enregistrent comme Polonais tous les Juifs habitant le territoire
ukrainien et tous les Ukrainiens professant la religion catholique.
Or, le chiffre des Ukrainiens catholiques dépasse 500.000 et personne
n'ignore que les Juifs vivent fort nombreux en Ukraine et surtout en
Galicie.

On voit dès lors quelle confiance il faut accorder aux statistiques
provenant de ces deux sources.

Le peuple ukrainien fait partie de la grande famille slave, mais
diffère essentiellement des Russes et des Polonais qui appartiennent
à la même race. De savants anthropologistes comme Deniker et Reclus,
en France, Popof et Krasnow, en Russie, Vovk et Rakovski, en Ukraine,
ont démontré, chiffres et preuves à l'appui, que la grande famille
slave se divise en deux groupes: le groupe vislien qui comprend les
Russes, les Polonais et les Blanc-Russes et le groupe adriatique ou
dinarique auquel appartiennent les Serbo-Croates, les Slovènes, les
Tchéko-Slovaques et les Ukrainiens. Chacun de ces groupes se distingue
par des caractéristiques qui ne permettent aucune confusion. Le
premier groupe est de taille moyenne, avec 76 comme table de visage
et les cheveux blonds. Le second groupe est de taille élevée, avec 78
comme table de visage et les cheveux noirs.

En 1880, le géographe et anthropologiste Reclus voyait un lien de
parenté entre l'Ukrainien et le Slave méridional et Deniker concluait
une de ses études par ces mots: «Les Ukrainiens, de même que les Slaves
méridionaux, appartiennent à la race dite race adriatique ou dinarique,
tandis que les Polonais appartiennent à la race de la Vistule et les
Russes à la race orientale.»

Plus récemment encore, M. Alfred Fouillée, après M. A. Leroy-Beaulieu,
écrit dans son Esquisse psychologique des peuples européens: «Les
Petits-Russiens (Ukrainiens) sont plus fins de membres et d'ossature
(que les Russes), plus vifs et plus alertes d'esprit, à la fois plus
mobiles et plus indolents, plus méditatifs et moins décidés, par suite
plus apathiques et moins entreprenants. Ils ont l'esprit moins positif,
plus ouvert au sentiment et à l'imagination, plus rêveur et poétique.
Ils ont des instincts plus démocratiques et sont plus accessibles aux
séductions révolutionnaires. Ce sont de vrais Celto-Slaves».

Ainsi, d'après ces savants qui n'avaient certes prévu ni
l'effondrement de l'empire russe, ni la désagrégation de la monarchie
austro-hongroise, ni, par conséquent, la proclamation de la République
ukrainienne, le peuple ukrainien, slave comme les Russes et les
Polonais, en est, cependant, essentiellement distinct.


L'Ukraine est une Nation

Dans son Histoire de Charles XII de Suède, Voltaire a dit que
«l'Ukraine a toujours aspiré à être libre». Cette affirmation
d'un maître en la matière n'empêche pas les adversaires du peuple
ukrainien de répéter à satiété que «personne en Europe ne se doutait
_tout récemment encore_, d'une Ukraine et d'Ukrainiens aux visées
séparatistes». A quelle époque Voltaire vivait-il donc?

Mais ceci ne peut pas embarrasser ceux qui nient au peuple Ukrainien
son droit à l'indépendance «parce qu'il n'a pas existé de tout temps ou
du moins pendant des siècles», puisqu'après leur belle déclaration, ils
ne craignent pas de reconnaître les faits que voici:

«Byzance, _au_ XIVe _siècle_, appela _Russie mineure_ les provinces
de Kiev, Tchernigov, Volhynie, Podolie, Poltava et la Galicie pour
distinguer ce territoire de celui de la _Russie majeure_».

«_Au_ XIIIe _siècle_, s'écroule l'édifice majestueux de la Russie
kievienne..., mais à vrai dire ce ne sont pas seulement les Tartares
qui furent la cause de la ruine du pays: _les tendances séparatistes
des contrées qui composaient la principauté de Kiev y furent pour
beaucoup_.»

«Pendant que la Grande-Russie, sous la ferme direction de ses princes,
s'acheminait vers un avenir glorieux, _la Russie méridionale cessait
d'exister politiquement_.»

«Le peuple _Ukrainien_ sortit de la tête d'un écrivain polonais, le
comte Potocki, en _1795_.»

Ces citations pourraient être continuées. Mais, puisées dans une seule
des multiples brochures écrites contre l'Ukraine et les Ukrainiens,
celles-là suffisent pour montrer quelles difficultés ont à vaincre les
adversaires de l'Ukraine pour soutenir leur thèse. Oubliant qu'ils
nient l'existence de l'Ukraine avant la Révolution russe de 1917, ils
laissent tomber de leurs plumes des dates qui jettent à terre tout
l'échafaudage si laborieusement construit.

Leurs propres données non seulement prouvent que l'Ukraine a une
tradition historique, mais fournissent les deux prémisses qui
permettent au peuple ukrainien de conclure à son droit de vivre
désormais libre et indépendant: Pour user de ce droit, le peuple
ukrainien devrait avoir vécu pendant des siècles, disent-ils. Or, sous
le nom de Russie Mineure ou sous son nom actuel, l'Ukraine existait
(d'après les seules citations que l'on vient de lire) dès le XIVe
siècle. Donc l'Ukraine et les Ukrainiens ont le droit d'exister.

Pour soutenir la même thèse, que l'Ukraine en tant que nation n'existe
pas et n'a jamais existé, d'autres adversaires invoquent le fait,
qu'en 1654, «le Hetman Khmielnitski, vieux et affaibli, a donné au Tsar
moscovite, par le traité de Pereiaslav, la moitié de la Russie qu'il
avait délivrée de l'esclavage polonais».

Or, voici quelques-uns des articles de ce traité:

L'Ukraine doit être gouvernée par son propre peuple.

Là où il y a trois libres Ukrainiens, deux doivent juger le troisième.

Si le Hetman vient à mourir par la volonté de Dieu, que l'Ukraine
elle-même élise un nouvel Hetman parmi son propre peuple en informant
seulement le Tsar de cette élection.

Que l'armée ukrainienne s'élève toujours à 60.000 hommes.

Que les impôts soient perçus par des fonctionnaires élus.

Que le Hetman et le gouvernement ukrainien puissent recevoir les
ambassadeurs qui, de tout temps, sont venus des pays étrangers en
Ukraine».

Donc, ce traité qui, d'après les adversaires du mouvement nationaliste
ukrainien actuel, prouverait que l'Ukraine s'est donnée à la Russie,
garantit au contraire au peuple ukrainien un gouvernement autonome,
une armée permanente, une administration fiscale particulière et
enfin, sous certaines réserves, la faculté d'entretenir des rapports
internationaux, c'est-à-dire réserve sa complète indépendance.

Cette charte des libertés ukrainiennes, confirmée par lettres patentes
du Tsar Alexis Mihailovitch, le 27 mars 1654, a été cyniquement
foulée aux pieds par tous ses successeurs jusqu'en 1917; mais ce déni
de justice ne confère pas aux Russes qui ont aboli le tsarisme pour
obtenir plus d'équité, le droit de s'opposer à l'indépendance de
l'Ukraine.

D'ailleurs, pour s'assurer que l'Ukraine n'est pas née d'hier, il
suffit de feuilleter l'Histoire.

Le célèbre auteur de la remarquable _Histoire de Russie_, Karamzin
(1765-1826), avoue «que les provinces méridionales de la Russie
(l'Ukraine) devinrent dès le XIIIe siècle comme étrangères pour notre
patrie septentrionale, dont les habitants prenaient si peu part au sort
des Kioviens, Volhyniens, Galiciens, que les chroniqueurs de Souzdal et
de Novgorod n'en disent presque pas un mot».

Pierre le Grand emploie le mot _Ukraine_ et dit: «Le peuple ukrainien
est très intelligent, mais ce n'est pas un avantage pour nous».

Catherine II rend hommage à l'esprit de sacrifice du comte Alexis
Razvomowtsky «qualité naturelle à la _nation petite-russienne_»; elle
est enchantée du climat de Kiev où elle trouve le printemps, alors
«que chez nous, en Russie, c'est encore l'hiver», mais cela ne fait que
l'engager davantage à employer «les dents d'un loup» et «les ruses d'un
renard» pour parvenir à la _russification_ complète de ce merveilleux
pays.

Plus près de nous, Stolypine se plaint des «ukrainiens» et les traite
«d'allogènes».

D'autre part, une carte découverte en juillet 1918 dans la Bibliothèque
des RR. PP. Bénédictins d'Einsiedeln prouve qu'en 1716, l'Ukraine
existait comme centre géographique et politique indépendant de la
Moscovie. La carte de la Moscovie de Vischer (1735) dénomme Okraïna ce
qu'on a dénommé depuis Petite-Russie. Celle de Homann (1716) comprend
la Ruthenie avec Leopol (Lemberg) dans les limites de l'Ukraine.

Ainsi, le Recueil complet des Lois Russes, le Recueil de la Société
historique russe, les Archives de l'Empire russe, les ouvrages des
historiens russes Soloviov et Karamzin, la Bibliothèque d'Einsiedeln,
tous fournissent des textes et des documents qui ne permettent pas
un seul instant de mettre en doute l'existence, au moins dès le
XIIIe siècle, et sur le territoire actuellement revendiqué par les
Ukrainiens, de la nation ukrainienne dont voici l'histoire:

Indépendante pendant six siècles, du IXe à la fin du XVe elle se vit
tout à coup sous la pression de la Pologne, obligée de subir un joug
étranger jusqu'au jour où, vaincu à l'ouest, Bogdan Khmielnitski, son
Hetman, se décide à se tourner vers l'Est et à accepter le protectorat
d'Alexis Mihailovitch, tsar moscovite, par le traité de Pereiaslav
(1654). C'était tomber de Charybde en Scylla, et le grand poète
Chevtchenko dit fort bien dans un vers lapidaire que tout Ukrainien
apprend en suçant le lait maternel: «Il aurait mieux valu que ta mère
t'aie étouffé dans ton berceau.»

A partir de ce moment, l'histoire de l'Ukraine n'est qu'un long
martyrologe dont les pages ne semblent pas encore closes.

Pour russifier l'Ukraine, Pierre-le-Grand remplace les gouverneurs
ukrainiens par des voïevodes moscovites: le fameux Yvan Mazepa, que
Victor Hugo a chanté dans ses _Orientales_, se révolte et conclut une
alliance avec Charles XII de Suède que la France favorise. Vaincu à
Poltava, il cherche un refuge dans la Bessarabie qui appartenait alors
à la Turquie.

Catherine II introduit le servage en Ukraine, opprime les
intelligences, abolit le nom même d'Ukraine qu'elle remplace
tendancieusement par celui de Petite Russie, comme elle avait remplacé
le nom de Pologne par celui de Pays de la Vistule et le nom de la
Lithuanie par celui de Pays du Nord-Ouest.

Nicolas Ier est plus féroce encore: il supprime l'Eglise uniate et
impose la religion orthodoxe; la Confrérie de Cyrille et Méthode, dont
le but était de maintenir le sentiment national dans l'âme du peuple
et propager l'idée d'une fédération démocratique de tous les peuples
slaves est dissoute: ses membres parmi lesquels l'historien Kostomaroff
et le poète Chevtchenko sont envoyés au bagne de Sibérie.

Alexandre II proscrit la langue ukrainienne des écoles et fait décréter
en 1863 par le comte Valouïev, son ministre de l'intérieur, «qu'il n'y
a jamais eu de langue ukrainienne, qu'il n'y en a pas et qu'il ne doit
pas y en avoir» et en 1876, par le chef du Département de la presse,
Gregoriev, que l'impression et la publication des livres et brochures
en ukrainien sont interdites dans les frontières de l'Empire, de même
que la représentation des pièces en langue ukrainienne. Le résultat
ne se fait pas attendre: le nombre des illettrés monte à 80 0/0,
personne ne voulant aller dans des écoles où l'on n'apprend qu'une
langue étrangère: le russe. L'exode des intellectuels ukrainiens vers
la Galicie commence; cette province devient, dès lors, le Piémont
ukrainien.

Nicolas II, si libéral au début de son règne, laisse cependant son
ministre Stolypine reprendre aux Ukrainiens les quelques libertés
rendues par la Révolution de 1905, déclarer dans une série de
circulaires «que le ralliement de la société ukrainienne autour de
l'idée nationale n'est pas désirable au point de vue des dispositions
de l'empire russe», dissoudre leurs associations et juguler leur
presse et permet, les deux premières années de la guerre, d'inutiles
violences dans les deux Ukraines russe et autrichienne.

Que faut-il de plus pour permettre de conclure que, martyre comme la
Pologne, l'Alsace-Lorraine et l'Irlande, l'Ukraine doit être, aux mêmes
titres qu'elles, délivrée du joug de l'oppresseur et puisqu'elle le
désire, vivre désormais libre et indépendante. Toute autre solution de
la question ukrainienne conduirait nécessairement à des récriminations
justifiées, à des rancunes et à la guerre.


L'armée ukrainienne

Il est assez commun d'entendre, même dans les milieux qui devraient
être bien informés, les versions les plus fantaisistes sur la formation
de l'armée ukrainienne et d'y voir s'y accréditer les racontars les
plus tendancieux.

La vérité est celle-ci:

Lorsque le bolchevisme, soutenu, sinon soudoyé par l'argent allemand,
eut fait, dans les tranchées septentrionales russes, son œuvre de
dissolution et partir de presque tout le front une grande partie de
l'armée russe, les régiments ukrainiens avec les Cosaques du Don,
furent les seuls à rester fidèles au devoir et à continuer la lutte
à côté des alliés. Réclamés par Petlioura, alors commissaire aux
Affaires de la guerre, qui voulait les soustraire à la contagion,
malgré Kerensky dont le grand désir était de garder ces valeureux
soldats au service de la Russie, ces régiments ukrainiens, malgré
les promesses des Bolcheviks, descendirent du front de Riga sur le
front méridional et avec leurs camarades du front russo-roumain, le
défendirent contre l'invasion austro-allemande jusqu'en juillet 1917.

Fatigués par trois années de guerre au cours desquelles ils avaient
participé à bien des combats, la gibecière aussi vide que l'estomac,
trompés par de fallacieuses promesses, les Cosaques ukrainiens, comme
les soldats russes, comme les Cosaques du Don, eurent leur moment de
faiblesse.

Ce fut le mérite de Petlioura et ce sera sa gloire, quand le temps aura
jeté sa patine sur les événements actuels, d'avoir pu reconstituer
avec ces régiments, dont il élimina les éléments contaminés ou même
simplement douteux, une armée parfaitement disciplinée qui, sans un
seul murmure, courut avec un armement bien imparfait cependant et
un ravitaillement plus que défectueux, à la frontière orientale de
l'Ukraine où commençait à déferler la vague furieuse du Bolchevisme.

Et c'est pas à pas qu'elle recula devant le nombre, c'est après des
luttes acharnées qu'elle céda du terrain et un bombardement de dix
jours et des combats meurtriers qu'elle évacua sa capitale. Aussi,
quand, dans les premiers jours de mars 1918, elle entra de nouveau
à Kiev, elle y fut reçue par une foule en délire qui la couvrit
de fleurs. Et ce sont ces soldats qui pendant deux années se sont
battus comme des lions dans la guerre russo-allemande et qui depuis
dix-huit mois luttent avec acharnement pour défendre l'intégrité et
l'indépendance de leur patrie, que l'on ose calomnier!

Faut-il faire mention des bataillons que les Allemands formèrent avec
les Ukrainiens prisonniers dans leurs camps de concentration? Les
poilus français qui sont revenus d'Allemagne, aussitôt l'armistice
signé, sont unanimes à déclarer que le régime auquel ils étaient
soumis, aussi dur fût-il, n'était rien, en comparaison de celui imposé
aux prisonniers de l'armée russe. Ce régime entraînait fréquemment
la mort. Pourquoi alors, faire un crime à ces malheureux prisonniers
d'avoir consenti à passer, puisqu'ils étaient ukrainiens et non russes,
dans des camps où le traitement était plus doux et la nourriture plus
abondante? Libres à eux, quand le moment serait venu, de consentir
ou de ne pas consentir à ce que les Allemands, en échange de leurs
bons procédés leur demanderaient. Il faut croire que leur conduite
a été parfaite, puisque l'adversaire le plus acharné de l'Ukraine,
écrit en parlant de ces bataillons qui sous sa plume se transforment
en régiments: «Après Brest-Litovsk, on les envoya en Ukraine, mais
ces régiments devaient causer d'amères déceptions à ceux qui les
avaient si bien préparés: rentrés au pays, les «Joupanes bleus»--lisez
les Ukrainiens--se distinguèrent bientôt _par leur haine contre les
Allemands qui furent forcés de les désarmer en avril 1918_.»

Or, ces régiments sont les mêmes qui combattent aujourd'hui sous le
commandement de Petlioura que l'on voudrait faire passer, malgré les
nombreuses preuves de francophilie qu'il a données, pour un comparse
des Allemands ou de Lénine et de Bela-Kun.


Le peuple ukrainien veut vivre indépendant

Une opinion très répandue veut qu'en Ukraine, seuls les partis
politiques se seraient prononcés pour l'indépendance, mais que le
peuple, seul maître des destinées de son pays, n'a jamais manifesté
cette intention.

Il semble que dans cette question, les faits doivent être plus probants
que tous les raisonnements et toutes les argumentations. C'est pourquoi
il suffit ici de faire un simple exposé de ce qui s'est passé en
Ukraine depuis la Révolution.

Libre du joug moscovite et certaine d'obtenir l'appui des puissances
de l'Entente qui avait tant de fois déclaré, depuis le 4 août 1914,
du haut des tribunes parlementaires et dans les colonnes de leurs
journaux, que tout peuple avait le droit de forger son bonheur en
disposant de soi-même, l'Ukraine s'empressa, comme la Pologne et la
Finlande, de passer de la théorie au fait et de proclamer, d'abord son
autonomie, puis son indépendance.

Et ce n'est pas seulement la Rada centrale et le Secrétariat Général,
son organe exécutif, qui demandèrent la reconnaissance immédiate du
nouvel Etat, mais des organes, comme le Congrès des Paysans (1917) et
la Réunion des Propriétaires (1918), lesquels n'ont rien de commun avec
les organisations politiques.

Le Congrès des paysans réuni à Kiev au lendemain même de la Révolution,
comprenait les représentants de tous les paysans habitant le territoire
de l'Ukraine, sans distinction ni de religion, ni de nationalité, ni
de parti. Aucun homme politique, aucun intellectuel, aucun meneur de
foule n'y assistait. Il n'y avait que des paysans. Or, à l'issue de
ses travaux, d'un mouvement spontané, le Congrès des Paysans vota une
motion en faveur de l'indépendance de l'Ukraine.

Le Congrès des propriétaires qui tint ses assises également à Kiev,
un an plus tard, alors que les membres de la Rada venaient d'être
dispersés et que les prétendus fauteurs du mouvement ukrainien étaient,
tout comme sous le régime tsariste, enfermés dans la prison de
Lukianovka, après avoir, inspiré par les Allemands, placé le général
Skoropadsky à la tête du Hetmanat ukrainien, vota également avec la
même spontanéité l'indépendance de l'Ukraine.

Ces faits, que personne, à moins d'être d'une absolue mauvaise foi,
ne saurait nier, prouvent que non seulement les intellectuels, mais
aussi la classe des agriculteurs, les masses paysannes par la voix
de leurs représentants, le peuple ukrainien tout entier enfin, veut
l'indépendance de l'Ukraine.


Le peuple ukrainien a gardé le sentiment national

On a dit bien souvent qu'une des raisons pour lesquelles le peuple
russe n'a pas pu réagir contre les idées subversives inoculées chez lui
par ses ennemis, c'est qu'il n'a pas le sentiment national.

Ce reproche ne peut pas être adressé au peuple ukrainien.

Toute l'histoire de l'Ukraine se dresse pour prouver qu'à travers tous
les siècles, le peuple tout entier s'est toujours insurgé contre ses
oppresseurs pour en secouer le joug.

La Révolution russe lui a donné l'occasion d'en donner de nouvelles
preuves.

Depuis le 12 mars 1917, il n'y a pas eu une seule manifestation,
politique, militaire ou religieuse, il ne s'est pas fait une seule
réunion, prononcé un seul discours, sans que les rues, les maisons,
les édifices, les tribunes, les individus, se soient décorés, sans nul
invite et sans aucun ordre, aux couleurs ukrainiennes or et bleu. Et
quand nous, Français, nous assistions dans les rues de Kiev, d'Odessa
ou de quelque autre ville, à la chasse aux cocardes ukrainiennes par
les Bolcheviks ou les volontaires de Skoropadsky et de Denikine, nous
songions involontairement à la chasse aux cocardes françaises sur la
terre alsacienne-lorraine par les reîtres allemands.

Une autre preuve que tout le peuple ukrainien veut vivre désormais
libre de toute attache avec ceux dont il a, jusque-là, subi les lois
et la domination, c'est l'empressement avec lequel les enfants et les
jeunes gens se sont précipités sur les bancs des écoles primaires,
des écoles secondaires et des écoles supérieures ukrainiennes que le
Secrétariat Général d'abord, le Directoire ensuite, se sont empressés
d'ouvrir sur tout le territoire ukrainien.

Ce peuple, qui semblait indifférent pour tout ce qui était instruction
et dont toutes les pensées semblaient se concentrer sur sa récolte
prochaine de céréales ou de betteraves, a tout à coup pris le chemin
des bibliothèques et des librairies pour s'y disputer les trop peu
nombreux ouvrages en langue ukrainienne.

«Il n'y a jamais eu, il n'y a pas et il ne doit pas y avoir de langue
ukrainienne», avait péremptoirement décrété, en 1863, le comte
Valouïev. La fierté avec laquelle tout le monde parle l'ukrainien,
l'empressement que mettent à le réapprendre les enfants et les
jeunes gens des villes, lui infligent un cruel démenti et prouvent
surabondamment qu'en conservant l'amour et bien souvent l'usage de la
langue de ses pères, le peuple ukrainien a gardé envers et contre tout,
malgré toutes les affirmations contraires, le sentiment national.

Les Bolcheviks russes, qui, à l'égard du peuple ukrainien et de
son mouvement séparatiste nourrissent les mêmes sentiments que les
Tsaristes, savent bien, eux, que l'ouvrier et le paysan ukrainiens
ont l'amour de leurs libertés reconquises, le culte de la langue de
leurs pères et l'attachement au sol de la patrie, c'est-à-dire le
sentiment national. Aussi, quand ils lancèrent de Moscou, en 1917,
leurs proclamations dans le but de soulever le peuple contre la Rada,
«ce gouvernement bourgeois», c'est en langue ukrainienne qu'ils les
rédigèrent et ils n'oublièrent pas de prendre l'engagement formel,
comme Alexis Mihailovitch, dans le traité de Pereiaslav, de toujours
respecter les libertés du peuple ukrainien et l'indépendance de la
République ukrainienne.

Le soir de son entrée à Kiev, le 8 février 1918, Mouraviof faisait
afficher sur les murs de Kiev une proclamation en langue ukrainienne
où il était dit: «Prolétaires de Kiev! Je salue la République
des Travailleurs, ouvriers et paysans ukrainiens. Nos adversaires
nous accusent de ne pas admettre le principe de l'autonomie. Je ne
chercherai pas à nous disculper. Le peuple travailleur ukrainien sait
bien que c'est là un lâche mensonge et une calomnie. Mes armées n'ont
qu'un but, vous aider à renverser le gouvernement bourgeois pour le
remplacer par le gouvernement des Soviets _ukrainiens_.»

Et c'est, parce que leurs libertés ukrainiennes n'ont pas été
respectées par les Bolcheviks, ni par les Allemands qui ont réussi, eux
aussi, à pénétrer dans le pays par les mêmes fallacieuses promesses,
que les paysans d'abord, les ouvriers plus tard, se sont révoltés et
ont pris les armes, comme ils se révolteront toujours et prendront
toujours les armes contre toute puissance qui voudra restaurer, en
Ukraine, un gouvernement dont la politique ne s'inspirera pas du seul
respect des libertés ukrainiennes et des seuls intérêts du peuple
ukrainien.


L'Ukraine n'est pas bolcheviste

Croire que les théories maximalistes ont trouvé le même écho chez le
peuple ukrainien que chez le peuple russe, c'est une erreur profonde,
et l'affirmer, tout simplement une calomnie monstrueuse.

Tout d'abord on peut dire que, d'une manière générale, le Bolchevisme
recrute ses partisans, non dans les classes paysannes, mais dans la
classe ouvrière, non dans les campagnes, mais dans les villes. Or, le
peuple Ukrainien, personne ne l'ignore, est un peuple essentiellement
agricole, 85 0/0 de sa population, c'est-à-dire 32.500.000 individus,
s'occupent des travaux des champs et vivent à la campagne. Le
pourcentage de la population urbaine est toujours en défaveur
des Ukrainiens, et cela par suite de la conduite du gouvernement
centralisateur de Moscou, qui a toujours empêché le développement
industriel des nationalités englobées dans l'Empire russe et peuplé les
villes d'une armée de fonctionnaires et d'une légion de commerçants
envoyés de Petrograd et de Moscou. En Ukraine, la presque totalité des
ouvriers est étrangère au peuple ukrainien.

C'est ce fait qui a permis aux adversaires des Ukrainiens de conclure,
sur le seul pourcentage de la population urbaine, que le peuple
ukrainien n'avait pas la majorité en Ukraine.

Or, du fait que seuls les ouvriers se sont, au début, enrôlés dans
l'armée bolchevique, que d'autre part, les Ukrainiens sont surtout
agriculteurs, il en résulte que ceux que l'on appelle bolcheviks
ukrainiens sont en réalité des Bolcheviks étrangers à l'Ukraine.

Si au mois de février 1918, il s'est trouvé quelques Ukrainiens à
accepter les théories maximalistes, c'est parce que la démobilisation
de l'armée, faite brusquement et sans arrêt, a jeté sur le pavé bon
nombre de démobilisés, qui, se trouvant sans travail et sans argent,
ont été heureux d'obtenir dans les rangs bolchevistes un emploi peu
absorbant et bien rémunéré.

D'autre part, fatigués par trois années d'une guerre terrible au
cours desquelles ils avaient été privés de tout, même d'armes et de
munitions, les soldats revenant des tranchées ne pouvaient être que
très sensibles à la devise bolchevique: «Tout à tous», si pleine
d'alléchantes promesses.

Ces Ukrainiens, néanmoins, se sont vite ressaisis, quand ils ont vu de
près ceux qu'ils avaient pris pour des amis.

Lorsque les Bolcheviks russes ont quitté, en mars 1918, le territoire
de l'Ukraine, il n'est pas resté en fait de bolcheviks que les
ouvriers étrangers, lesquels, d'ailleurs, ont remis à plus tard la
manifestation de leurs théories. Quant au paysan ukrainien, ayant
plus que partout ailleurs le respect de la propriété individuelle, il
a tout de suite compris que la terre qui lui avait été donnée sans
bourse délier, et que quelquefois, entraîné par des meneurs, il avait
enlevée à son légitime propriétaire, de lui-même, il l'a rendue avec
tous les instruments aratoires détenus par lui. Contrairement au paysan
russe, le paysan ukrainien ne se considère et ne se considérera jamais
propriétaire d'une terre qui ne lui a pas été livrée par-devant
notaire contre espèces sonnantes, par un acte dont il restera le
détenteur.

Au début de 1919, quelques Ukrainiens se sont joints aux troupes
bolcheviques, mais il faut avouer que l'Entente avait mis entre les
mains des Bolcheviks russes une arme puissante pour répandre leurs
théories parmi les paysans ukrainiens.

Les Français et les Grecs venaient de débarquer à Odessa dans le but
d'appuyer les volontaires de Denikine. Quoi de plus facile aux agents
bolcheviques répandus dans toutes les campagnes que de persuader aux
paysans que ces étrangers venaient en Ukraine pour y recommencer
les déprédations et les brigandages des Allemands, pour y détruire
les libertés ukrainiennes, au profit de Skoropadsky ou de Denikine,
c'est-à-dire du tsarisme tant abhorré. Seule une lutte dans les rangs
des Bolcheviks pouvait faire triompher la cause ukrainienne.

Petlioura représenté sous des couleurs si sombres et même parfois
comme l'allié de Lénine et de Bela-Kun, eut à combattre jusqu'au sein
du Directoire l'idée que la République française venait renverser la
République ukrainienne au profit de l'Empire russe et de la République
polonaise.

Les paysans revinrent bien vite d'eux-mêmes à d'autres sentiments,
quand ils s'aperçurent que les Bolcheviks russes, accompagnés de
mercenaires chinois, n'étaient venus dans les villages ukrainiens que
pour rafler leur bétail, voler les céréales, entasser tour ce qui était
transportable dans des trains qui prenaient immédiatement la route de
la Russie. Petlioura vit alors son étoile reprendre tout son éclat,
et s'enrôler sous ses drapeaux le peuple tout entier. La révolte des
paysans eut lieu sur tout le territoire ukrainien. A l'heure actuelle,
l'idée bolcheviste n'a que des ennemis en Ukraine, et tout est mis en
œuvre pour chasser du territoire le Russe qui l'y a apportée.


L'Ukraine n'est pas l'instrument de l'Allemagne

L'argument le plus impressionnant pour nous Français, et dont les
adversaires de l'Ukraine et des Ukrainiens usent et abusent, c'est
de montrer dans le mouvement séparatiste ukrainien une intrigue
austro-allemande et un article _made in Germany_.

L'incursion que j'ai essayé de faire dans l'histoire de l'Ukraine
prouve assez qu'il n'en est rien et que la politique brutale du régime
tsariste dans les deux Ukraines russe et autrichienne a donné beau jeu
aux Austro-Allemands dont l'intérêt était de favoriser tout mouvement
qui créerait des difficultés à leurs ennemis. La _Ligue pour la
Libération de l'Ukraine_ que l'on attribue aux Ukrainiens séparatistes
et dont on leur fait un crime n'a pas d'autre origine. D'ailleurs, le
rôle de cette Ligue ne diffère nullement de celui du _Conseil National
Suprême_ (N. K. N.) de Pologne, qui a établi des bureaux germanophiles
à Vienne, Berlin, Stockholm, Raperswil et Berne, et qui a publié
pendant toute la guerre des revues de propagande en allemand telles que
_Polen_ à Vienne et les _Polnische Blâtter_ à Berlin.

Or, de même que personne ne songe à incriminer la République
polonaise,--l'auteur de ces lignes moins que tout autre,--du fait de
la création par les Austro-Allemands du Conseil National Suprême de
Pologne dont toute l'activité pendant quatre années a été dirigée
contre l'Entente, il semble souverainement injuste d'incriminer la
République ukrainienne et de voir en elle un article _made in Germany_
parce que l'Autriche et l'Allemagne ont créé à Vienne une Ligue pour la
libération de l'Ukraine, dans le même but qu'elles ont créé le Conseil
National Suprême de Pologne, c'est-à-dire susciter des difficultés à un
membre de l'Entente.

Le second fait invoqué par les adversaires de l'Ukraine pour démontrer
qu'elle est germanophile, la fondation à Lausanne d'un Bureau
d'Information ukrainien, ne paraît pas plus fondé.

Les chefs les plus qualifiés du mouvement ukrainien: Grouchevsky qui
a été professeur à l'Ecole libre des Sciences sociales à Paris, avant
d'enseigner l'histoire à l'Université de Lemberg et Vinnitchenko, qui
a vécu, lui aussi, en qualité d'émigré politique, à Paris, où il
fonda, en 1908, le Cercle des Ukrainiens de Paris, ont désavoué de
la façon la plus formelle la propagande des agitateurs sans mandat
comme Skoropis-Ioltoukhovski et Stepankovski, directeur du Bureau
d'information ukrainien de Lausanne, et leur reprochent de faire le
jeu de l'Allemagne par leurs déclarations en faveur de l'indépendance
absolue.

Dans le numéro du 1er novembre 1917, du _Journal de Russie_, paraissant
à Petrograd, Grouchevsky écrit: «Malgré ses tentatives réitérées
pour entrer en relations avec le gouvernement de Kiev en arguant de
son titre de président de la Ligue et de mandats qu'il tient des
prisonniers de guerre ukrainiens, Skoropis-Ioltoukhovski a toujours
été éconduit». Vinnitchenko n'est pas moins formel. «Tout le monde
sait, écrit-il, que la Ligue pour la libération de l'Ukraine est un
instrument de propagande allemande. Mais ici, en Ukraine, personne
n'a jamais attaché la moindre importance à cette organisation
austro-allemande. On ne peut nous rendre responsables de ce que publie
à Stockholm, à Berne et à Lausanne, Stepankovski. La germanophilie n'a
pas de racines chez nous. Il y a à Kiev beaucoup moins de partisans de
l'Allemagne qu'à Petrograd».

Reste la troisième accusation: la signature de la Paix de Brest-Litovsk
par le Secrétariat Général de l'Ukraine.

Comme tout Français, je fus indigné en apprenant la signature de
ce traité, car je pensais que de ce fait, des millions d'Allemands
devenaient libres et allaient être jetés dans la ruée sur Paris. Comme
tout le monde, je criais à la trahison. Depuis, j'ai vu des événements
que je ne prévoyais pas alors et j'ai connu des faits que j'ignorais.
J'ai longtemps réfléchi. La conclusion qui s'est imposée à moi comme
elle s'est imposée et s'imposera à tout esprit impartial, c'est que les
Ukrainiens ne sont pas aussi coupables qu'ils le paraissent à première
vue et que leurs adversaires voudraient les représenter.

D'abord est-il bien vrai que la signature du traité de Brest-Litovsk
a rendu libres, pour être envoyés sur le front français, un si grand
nombre de soldats ennemis? Au risque de m'attirer les foudres des
adversaires de l'Ukraine qui agitent si souvent cet argument si
impressionnant pour nous, Français, qui avons tant tremblé pour Paris
pendant l'offensive allemande de la Somme, c'est une légende qu'il me
faut détruire.

D'après des officiers français qui ont séjourné dans plusieurs secteurs
du front russe, de septembre 1917 à janvier 1918, les Allemands
n'avaient presque personne dans leurs tranchées: çà et là quelques
canons _en bois_ et des silhouettes humaines _en carton_ et c'était
tout.

Ailleurs, le front était ouvert, le bétail allemand venait paître dans
les lignes russes et les soldats russes allaient fraterniser, boire
et s'amuser dans les lignes allemandes avec les quelques kamarades,
toujours des vieillards et des infirmes, préposés à la garde du
matériel.

La signature du traité de Brest-Litovsk par les Ukrainiens n'a pas plus
augmenté le nombre des soldats allemands sur le front français que le
refus momentané de Trotsky, la rupture de l'armistice par les Allemands
et leur avance en Russie ne l'ont diminué. Les hostilités sur le front
russe avaient définitivement pris fin le jour de la prise de Riga et de
Tarnopol, et depuis cette époque, les Austro-Allemands avaient toute la
liberté de leurs mouvements.

Il est vrai que le traité de Brest-Litovsk exigeait le renvoi immédiat
dans leurs pays des prisonniers allemands et autrichiens.

Or, les prisonniers retenus en Ukraine étaient pour la plus grande
majorité des déserteurs de l'armée austro-allemande: des Alsaciens,
des Polonais, des Tchéco-Slovaques, des Slaves de l'Autriche
méridionale, des Irrédentistes italiens et des Roumains. Le
gouvernement ukrainien, successeur à Kiev du gouvernement russe,
prêta son concours le plus bienveillant au rapatriement en France
des Alsaciens-Lorrains qui étaient tous cantonnés à Darnitza, dès
leur arrivée du front; en Roumanie, des Transylvains ramenés des
mines où ils travaillaient, à Kiev où des officiers de l'armée
roumaine et des officiers Transylvains de l'armée austro-hongroise
les équipaient, les entraînaient, avant de les diriger sur le front
roumain; et, en Italie, des Irrédentistes qui en faisaient la demande.
Quant aux Tchéco-Slovaques, aux Polonais et aux Slaves de l'Autriche
méridionale et de la Hongrie, personne ne peut ignorer que c'est sur
le sol ukrainien qu'ils ont formé et entraîné leurs légions et que le
gouvernement ukrainien leur a continué la sympathie accordée par le
gouvernement russe. Il fut même conclu entre le gouvernement ukrainien
et M. Massaryk, ministre des Affaires étrangères tchéco-slovaque, un
accord militaire pour favoriser la formation et l'entraînement des
légions tchéco-slovaques sur le territoire ukrainien.

Si du chiffre des prisonniers austro-allemands l'on défalque le nombre
de ces déserteurs qui s'en sont allés combattre sur le sol de leur
vraie patrie, grâce à l'obligeance du gouvernement ukrainien, il n'en
reste pas un grand nombre à envoyer sur le front français. Or, malgré
la pression faite par les kommandanturs allemande et austro-hongroise
installées à Kiev dès l'occupation de l'Ukraine par les Allemands,
malgré leurs menaces de peines sévères et même de mort, affichées
périodiquement jusqu'au jour de l'armistice, sur les murs de Kiev,
dans toutes les villes et dans tous les villages de l'Ukraine, ils
furent peu nombreux, les prisonniers allemands et autrichiens, qui
consentirent à quitter les occupations qui les enrichissaient pour
aller sur le front français, dont ils parlaient en tremblant ou dans
les casernes allemandes ou autrichiennes «où l'on était battu et où
l'on mourrait de faim». Et ceux que la menace avait intimidés et qui
s'étaient rendus à la kommandatur pour être expédiés dans les dépôts
partirent, pour le plus grand nombre, avec l'intention formellement
arrêtée de se rendre, les Austro-Hongrois aux Italiens, les Allemands
aux Français. D'ailleurs, les faits ont démontré que cette intention a
été unanimement exécutée.

L'argument d'une augmentation d'effectifs allemands sur le front
français pendant la bataille de la Somme du fait de la signature du
traité de Brest-Litovsk par les Ukrainiens, examiné avec impartialité
et en connaissance de cause, devient, dès lors, beaucoup moins
impressionnant.

Reste le fait lui-même. D'abord il ne faut pas perdre de vue que les
principaux leaders du peuple ukrainien, Petlioura en tête, donnèrent
leur démission pour ne pas signer le traité et garder leur liberté
contre les Allemands; d'autre part, plusieurs partis politiques parmi
lesquels le parti «Jeune-Ukrainien» n'ont jamais reconnu le traité de
Brest-Litovsk. La signature de ce traité n'est donc le fait que de
quelques hommes politiques.

Evidemment, même peu nombreux, ces représentants du peuple ukrainien ne
sont pas à approuver et il reste bien certain qu'à peine avaient-ils
apposé leur signature au bas de ce pacte infâme, auquel d'ailleurs
Brockdorff, dans ses contre-propositions de la paix de Versailles
fait allusion pour le critiquer et le déplorer, ils le regrettèrent
amèrement.

D'ailleurs pour se racheter et se faire supporter par les vrais
Ukrainiens, à peine de retour à Kiev, ils se mirent à fomenter dans le
peuple des insurrections locales qui obligèrent les Allemands à porter
le chiffre de l'armée d'occupation de 40.000, chiffre prévu par le
traité de Brest-Litovsk, à 600.000 soldats.

Mais auraient-ils pu ne pas aller à Brest-Litovsk?

Les Puissances de l'Entente, soit par indifférence pour les questions
qui ne regardaient pas directement les opérations militaires en cours,
soit plutôt pour ne pas déplaire au gouvernement de Petrograd, avaient
semblé tout d'abord ignorer ce qui se passait en Ukraine. Les Sasonov
pas plus que les Milioukov n'avaient jugé d'ailleurs à propos de leur
en parler. Mais les événements furent les plus forts et les Alliés
durent bien se rendre compte que la voix du peuple ukrainien devenait
haute et impérieuse.

Dénoncé comme intrigue allemande, le mouvement ukrainien semble
avoir été l'objet d'une enquête qui lui fut favorable sans doute,
puisque le Secrétariat Général Ukrainien vit peu à peu des relations,
d'abord officieuses, puis officielles, s'établir entre lui et les
représentants de la France, de l'Angleterre, de la Roumanie et de la
Serbie.

Dès le début de ces relations, le Secrétariat Général, avec une
franchise que personne ne veut lui reconnaître, mais qui n'en existe
pas moins, montra que sa volonté ferme était de rester fidèle à ses
engagements envers l'Entente, mais que le Gouvernement Provisoire,
d'ailleurs appuyé par les Alliés, l'ayant empêché de former une armée
nationale, il lui semblait impossible de rester à hauteur de sa tâche.
A cette époque déjà, l'armée des Soviets, à l'instigation de son
véritable maître, l'Etat-Major de Ludendorff, se mettait en marche
contre l'Ukraine. Le général T..., alors commissaire du gouvernement
français près le gouvernement ukrainien, se contenta de maudire les
Bolcheviks et le Gouvernement provisoire.

Les événements se précipitaient: au Nord, la fraternisation avec
l'ennemi avait commencé, Krylenko était en pourparlers avec
l'Etat-Major allemand, Tcherbatcheff prévenait les Austro-Allemands que
lui aussi, était prêt à causer. Qu'allait faire l'Ukraine? Sans doute,
si la nouvelle République avait eu une existence nationale indépendante
de plus longue durée, si les Alliés l'avaient tenue en une moindre
suspicion et lui avaient fait comprendre, avec toute leur expérience
des opérations militaires, que, délivrée des Austro-Allemands par
un traité de paix prématuré, elle aurait encore des forces trop
insuffisantes pour résister à toute la poussée bolcheviste qui
s'avançait du Nord et de l'Est, elle aurait certainement obéi à la
suggestion qui lui était faite: suivre l'exemple de la Belgique, de la
Serbie et de la Roumanie et attendre que justice lui soit rendue par la
Conférence de la Paix. Mais à peine né à la vie nationale indépendante
et recevoir un conseil dont l'exécution va avoir pour résultat immédiat
la ruine d'un pays inviolé sous le régime précédent et la disparition
d'un gouvernement encore mal assis, mais toutefois existant et cela
sans recevoir en échange d'autres garanties qu'une vague promesse de
reconnaissance au moment de la signature de la Paix, il faut avouer
qu'il y avait là pour le Secrétariat général matière à réflexion.

Or, le temps manquait.

Le 28 décembre, les Bolcheviks déclarent la guerre à l'Ukraine et
lancent un appel aux prolétaires ukrainiens, les invitant à renverser
la Rada «capitaliste et bourgeoise»; le Soviet de Kharkov essaye de se
substituer à la Rada de Kiev. Celle-ci perd la tête. Le 10 janvier, une
délégation ukrainienne part pour Brest-Litovsk. Un mois plus tard, le
9 février, un traité en bonne et due forme mettait fin aux hostilités
entre les Allemands, les Austro-Hongrois, les Bulgares et les Turcs,
d'une part, et l'Ukraine, d'autre part.

La République ukrainienne a trop souffert de la signature de ce pacte
pour ne pas s'en repentir amèrement. Mais est-elle la seule coupable?
Ne pourrait-on pas plaider pour elle les circonstances atténuantes?
L'histoire seule pourra un jour nous dire si les Puissances de
l'Entente, ou du moins leurs Représentants près le gouvernement
ukrainien, n'ont pas à endosser quelques-unes des responsabilités
attribuées en ce moment à la seule Ukraine.


CONCLUSION

Le moment est venu pour les Puissances de l'Entente et tout
particulièrement pour la France, de prendre une attitude vis-à-vis de
la République ukrainienne. Il serait désastreux de continuer à lui
jeter l'anathème et à l'abandonner, brebis docile, à l'influence de
l'Allemagne qui aura vite fait, profitant de nos fautes, de l'accaparer
à son profit et de la transformer en quelque colonie d'exploitation.

[Illustration: L'UKRAINE]

L'Ukraine vivra-t-elle dans une indépendance complète, formera-t-elle
une fédération avec les Etats du Sud ou fera-t-elle partie de la grande
fédération des peuples de l'ancienne Russie, c'est une question que
l'Ukraine seule doit résoudre, car mieux que personne, elle connaît
les besoins et les aspirations de son peuple. Actuellement, elle veut,
comme la Pologne, la Finlande et la Lettonie, réunir tous ses fils sous
un même drapeau et les faire vivre libres et indépendants. La France,
cette grande protectrice des nations faibles et opprimées, voit se
tendre vers elle les bras de tout le peuple ukrainien. Il n'est pas
possible à la France qui a travaillé à l'indépendance de l'Amérique,
de la Belgique, de la Grèce, de la Prusse, de la Roumanie, de la
Serbie, de la Turquie et de la Tchéco-Slovaquie et à la résurrection
de la Pologne, de ne pas prêter une oreille favorable à la prière du
peuple ukrainien, quitte à prendre, comme pour la Pologne et les autres
nouveaux Etats, des mesures qui garantiront l'avenir.

D'autre part, les aspirations nationales des Ukrainiens et leur
résolution de vivre désormais unis, présentent un tel intérêt qu'elles
doivent être sérieusement examinées, non seulement par les diplomates
réunis à la Conférence de Paris, mais aussi par tous ceux qui ont à
cœur de voir naître dans le monde une paix juste, réelle et durable.
Les résolutions qui seront données à ces aspirations influeront
incontestablement sur les rapports des Etats dans l'Europe de demain,
car, les temps sont passés où les diplomates pouvaient, suivant leur
bon plaisir et suivant les ambitions impérialistes de leurs pays
respectifs, imposer aux peuples d'Europe des régimes qui ne répondaient
pas à leurs aspirations.

Or, les Ukrainiens du XXe siècle ne consentiront jamais à rester ce
qu'ils étaient avant la Révolution russe ni à devenir autre chose
que des Ukrainiens. Frères des Français par leur conception de la
Révolution, ils veulent travailler au raffermissement de leurs
libertés et à leur propre bien-être, avec le concours et sous les
inspirations des seuls Français. Aux Français de savoir mettre à profit
les sympathies qui leur sont témoignées et la confiance qui leur est
faite.

[Illustration]



TABLE DES MATIÈRES


  AVANT-PROPOS


  PREMIERE PARTIE

  =Mon séjour en Ukraine=


  Mon arrivée à Kiev                                             1
  Kiev avant la Révolution                                       3
  La Révolution russe à Kiev                                     5
  Le mouvement nationaliste ukrainien                            7
  Démêlés de la Rada avec le Gouvernement provisoire             9
  Visites de Français à Kiev                                    10
  L'offensive de Galicie                                        13
  Reprise des pourparlers entre Kiev et Petrograd               14
  Le coup d'Etat des Bolcheviks                                 16
  Emeute sanglante à Kiev                                       18
  Proclamation de la République ukrainienne                     20
  L'Ukraine veut rester fidèle à l'Entente                      21
  Ultimatum du Gouvernement des Soviets russes                  25
  Succès des troupes bolchevistes en Ukraine                    27
  Seconde émeute à Kiev                                         27
  Prise de Kiev par les Bolcheviks                              29
  Kiev sous le régime des Soviets                               31
  Kiev évacuée par les Bolcheviks                               33
  Coup d'Etat des Allemands                                     35
  Le Gouvernement du Hetman Skoropadsky                         36
  Petlioura                                                     44
  Skoropadsky et l'Entente                                      46
  Encerclement de Kiev par l'armée de Petlioura                 49
  Prise de Kiev par Petlioura                                   52
  Le Directoire et les représentants de l'Entente               53
  Mon retour en France                                          57


  DEUXIEME PARTIE

  =L'Ukraine=


  Frontières                                                    60
  Orographie                                                    60
  Hydrographie                                                  63
  Villes principales                                            66
  Climat                                                        67
  Importance de l'Ukraine                                       68
  Productions du sol                                            69
  Richesses du sous-sol                                         74
  Chasse et pêche                                               77
  Industrie                                                     78
  Commerce extérieur                                            81
  Littérature                                                   84
  Poésie épique                                                 85
  Poésie lyrique                                                86
  Poésie satirique                                              88
  Fables                                                        89
  Théâtre                                                       90
  Roman et nouvelle                                             92
  Histoire                                                      95


  TROISIEME PARTIE

  =Les Ukrainiens=


  Le terme «Ukraine»                                           100
  Le peuple ukrainien diffère des autres Slaves                101
  L'Ukraine est une nation                                     104
  L'armée ukrainienne                                          111
  Le peuple ukrainien veut vivre indépendant                   114
  Le peuple ukrainien a gardé le sentiment national            116
  L'Ukraine n'est pas bolcheviste                              119
  L'Ukraine n'est pas l'instrument de l'Allemagne              123
  Conclusion                                                   135
  Carte de l'Ukraine                                           136
  Table des matières                                           141


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