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Title: Le Maître du Navire
Author: Chadourne, Louis
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Maître du Navire" ***


  COLLECTION LITTÉRAIRE DES ROMANS D’AVENTURES

  LOUIS CHADOURNE

  LE MAITRE
  DU NAVIRE

  [Illustration]

  L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE
  30, RUE DE PROVENCE--PARIS

  1919



DU MÊME AUTEUR


Commémoration d’un Mort de printemps, poème. (Paris, 1917. _Épuisé_.)

L’Amour et le Sablier, poèmes. (_La Belle Édition_, Paris, 1919.)


EN PRÉPARATION:

Poèmes pour les Deux Crépuscules. (Édition de _La Sirène_.)

Le Conquérant du Dernier Jour, nouvelles.

La Force Ensevelie, roman.



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

25 exemplaires sur papier hollande numérotés de 1 à 25.

(Sept de ces exemplaires,--les numéros 1 à 7,--n’ont pas été mis dans le
commerce.)


Tous droits de traduction, d’adaptation, de reproduction et de
représentation réservés pour tous pays, y compris la Suède et la
Norvège.

Copyright 1919 by _L’Édition française illustrée_, Paris.



[Illustration]



  LOUIS CHADOURNE

  Le
  Maître du Navire

  OUVRAGE ILLUSTRÉ DE
  DEUX BOIS ORIGINAUX DE DARAGNÉS
  (Frontispice et couverture)


  PARIS
  L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE
  30, Rue de Provence, 30

  1919



AVANT-PROPOS

négligeable

A L’ANCIENNE MODE


Lecteur,

Tu tiens à juste raison pour outrecuidant un auteur qui se mêle
d’extraire à ton usage, et sans que tu l’en pries, la moelle et le suc
de son livre. Ce n’est souvent que viande creuse: aussi, ne ferai-je pas
de la sorte. Je t’avertis donc de t’arrêter à l’écorce romanesque de
cette fiction et de n’y point chercher l’amande. Toutefois, si tu veux
philosopher--et l’on dit bien à tort que c’est le propre de l’homme, car
les chats, les hiboux et les éléphants ont plus que lui le goût et le
loisir de la réflexion--si tu veux philosopher, dis-je, pousse plus
avant en cette aventureuse fantaisie. Ce que tu cherches, tu le
trouveras sans doute, car tu le portes en toi-même à ton insu et l’on ne
découvre que les trésors enfouis dans son propre cœur.



Le Maître du Navire



PREMIÈRE PARTIE

LA TRAVERSÉE COMMENCE



CHAPITRE PREMIER

L’HOMME AUX LUNETTES VERTES.

        «Quel est ce guerrier qui s’élève au-dessus des autres: son
        bouclier est semé d’étoiles et son aspect n’est pas celui d’un
        mortel?»

        EURIPIDE.


En soulevant le store baissé, à cause de la lumière crue, sur la large
baie du wagon-salon, Leminhac découvrit, barrant l’horizon de sa ligne
puissante, la Cordillère des Andes dont quelques sommets étincelaient.
Ce spectacle majestueux ne lui inspira qu’une réflexion prosaïque:

--Ce train n’avance pas.

Mais, comme il se piquait de quelque sentiment de la nature et qu’on ne
peut décemment, lorsqu’on est avocat et conférencier, laisser passer
sans commentaires la perspective éthérée, sur un sombre azur, des
cratères du Chimborazo ou du Cotopaxi, il ajouta:

--Panorama en vérité grandiose. Et comme on est loin de Paris!

Un Français se reconnaît en voyage à ce qu’il accommode à toutes les
sauces ces syllabes magiques: Paris! Ce nom bien-aimé ne quitte pas ses
lèvres, surtout si le voyageur est natif de Pézenas ou de
Brive-la-Gaillarde. Si vous rencontrez un Français sous la ligne précise
de l’équateur, comme c’est le cas dans cette histoire, ou dans une oasis
du Sahara, ou buvant le thé sur le poêle d’une isba sibérienne, ne
manquez pas de lui demander innocemment:

--De quel pays de la France êtes-vous originaire?

Il ne manquera pas de vous répondre:

--De Paris, naturellement.

Et parfois avec le plus riche accent de Provence ou de Gascogne. Nous ne
trouvons sur la mappemonde que des Français de Paris.

Si maître Leminhac, jeune gloire du barreau parisien, égaré au
centre--bien lointain--de notre planisphère terrestre, évoquait ainsi la
Ville Lumière, c’était sans doute moins pour rappeler à son vis-à-vis,
vieillard correctement binoclé d’or, les délices de notre moderne
Capoue, que pour attirer l’attention bienveillante d’une troisième
personne jusqu’ici plongée dans la lecture d’un livre, sans nul doute
anglais, si l’on en jugeait par la couverture de toile verte, agrémentée
de filets d’or.

L’effet cherché se produisit naturellement, et la troisième personne,
dont Leminhac n’avait encore aperçu qu’une lourde torsade dorée sous la
soie d’une écharpe, découvrit, l’espace d’un instant, un profil un peu
lourd, mais d’une étrange séduction.

--C’est une Russe, pensa Leminhac qui avait fait de sérieuses études
ethnologiques au Palais de glace et, plus récemment, dans un atelier
cubiste de Montparnasse.

--C’est une Russe, répéta-t-il, satisfait de sa perspicacité encore
invérifiée d’ailleurs. Il n’y a qu’elles pour avoir ce menton un peu
fort, ce nez légèrement aplati et pour être cependant les plus
séduisantes créatures. Et quels cheveux!

--Il me faut voir ses yeux, ajouta-t-il. C’est indispensable.

--Ne pensez-vous pas, Leminhac, dit le vieillard binoclé d’or, que nous
arriverons en retard à Callao?

--Je le pense, mon cher professeur, répondit l’avocat. D’après
l’horaire, et si je me souviens bien de l’heure à laquelle nous avons
passé à la dernière station, nous avons déjà un retard de cinq heures.

--C’est peu, évidemment, pour de pareilles distances.

--Oui, fit Leminhac, mais il serait fâcheux de manquer le _Gloucester_ à
Callao. Les formalités pour les bagages sont longues.

--Patience, fit le professeur.

Et il se replongea dans la méditation du deuxième tome de Krafft-Ebing,
dont il avait commencé la lecture à Yokohama, et il n’était encore qu’à
la cinq cent quatre-vingt-treizième page.

Le nom, articulé par Leminhac avec un faux accent anglais, du
_Gloucester_ fit de nouveau émerger dans la lumière le profil blond.

--J’ai vu ses yeux, soliloqua-t-il de nouveau. Ils sont indiscutablement
slaves.

Cependant, le train ralentissait sa course, patinait sur ses freins et
stoppait net.

--Une panne, sursauta le professeur.

--Impossible, fit Leminhac.

L’inconnue ferma son livre, esquissant une moue impatiente, et se
dirigea vers le couloir.

Le train s’était arrêté dans la brousse. Un vaste désert parsemé de
blocs de lave spongieux et noirs, hérissé de buissons et d’arbustes
épineux--à l’ouest, les nappes miroitantes des Salines--un paysage
métallique, noir et blanc, sur qui, brusque, la nuit équatoriale
s’affaissa.

Leminhac avait suivi l’inconnue dans le couloir et s’affairait auprès du
contrôleur nègre, en un anglais douteux mêlé de sabir.

--Qu’y a-t-il donc?... retard incompréhensible. Ah! ils sont jolis, les
chemins de fer américains!

--Le passage est difficile, Monsieur, repartit l’agent au sombre visage.
Le poste nous avertit que la lisière nord de la forêt est en feu. Si
l’incendie est grave, il sera impossible de franchir cette barrière de
flamme.

--Bigre, pesta Leminhac. Et que fera-t-on alors?

--On attendra.

--Est-ce que cela peut durer longtemps? interrogea le professeur,
accouru à son tour.

--On ne peut pas savoir. Toutefois, il n’y a pas lieu de craindre que
l’incendie s’étende considérablement, la forêt étant humide et pleine de
marécages. La zone du feu est très limitée.

--Combien de temps encore?

--Dix, douze heures. Un jour peut-être, au maximum.

--Nous manquerons le paquebot, gémit Leminhac. C’est inévitable. Il part
demain à 13 h. 40. Et il est déjà 9 heures du soir.

L’inconnue parut s’inquiéter et s’approcha du groupe.

--Croyez-vous, Monsieur, demanda-t-elle à Leminhac, que nous ne
puissions vraiment prendre le _Gloucester_?

--Je le crains, Madame, et vous m’en voyez navré. J’ai assez de ce pays.
Il est morne. On y étouffe. Les naturels n’ont pas de conversation...
C’est une bonne fortune rare que de rencontrer en pareil lieu d’aussi
agréables compagnons de voyage, une bonne fortune que le malencontreux
incident qui nous retarde va nous faire encore apprécier davantage.

--Hélas! fit l’inconnue, serons-nous contraints de demeurer trois
semaines à Callao, dévorés par les moustiques?

--Il n’y a, en effet, pas de départ de ce port-là avant vingt jours. Il
faudra gagner Guayaquil ou revenir à San-Francisco.

Le professeur qui avait, en raison des circonstances, renoncé à
Krafft-Ebing, apparut, le chef orné d’une casquette d’un vert sournois.

--Si vous me le permettez, Madame, et puisque nous voici compagnons
d’infortune, je ferai les présentations.

Il montra le professeur:

--M. le professeur Tramier, de l’Académie de médecine de Paris.

Et, se désignant lui-même:

--Anatole Leminhac, avocat à la Cour, Français, Parisien même...

--Maître Leminhac, interrompit l’inconnue, pour la plus grande
stupéfaction de l’avocat et du médecin, maître Leminhac? Mais,
n’est-ce pas vous qui avez si brillamment plaidé dans l’affaire
Soliveau-Depréchandieu?

--C’est moi-même. Par quel hasard mon nom, si modeste encore, est-il
parvenu à vos oreilles, Madame...

--Madame Erikow, Marie Erikow. Ne vous étonnez pas. J’ai suivi les
audiences. Cette affaire était passionnante, n’est-ce pas? Et j’ai
admiré votre talent.

--Vous me flattez, Madame.

--Leminhac est la modestie même, crut devoir ajouter le docteur Tramier.
Mais c’est une des futures gloires de notre barreau.

--Je n’en doute pas, dit Mme Erikow, avec un sourire poli.

--Et vous êtes Russe, Madame?

--Russe de Moscou,

--Je l’avais deviné.

Quelques-uns des voyageurs étant descendus, Leminhac proposa de suivre
leur exemple.

La nuit était venue. Aux yeux des voyageurs, vers le nord, l’horizon
apparut, embrasé. Au bas du ciel, la masse obscure de la forêt se
dressait comme une titanique cité de ténèbres. Une barre d’un rouge
sombre coupait l’horizon et sur cet écran de feu se tordaient des arbres
dont les arabesques convulsées, nettement dessinées en noir d’encre,
évoquaient une lanterne magique pour géants.

--C’est sinistre, murmura Leminhac.

--C’est splendide, soupira Mme Erikow.

--C’est bien ennuyeux, gémit le professeur.

La brise lourde qui soufflait du Pacifique apportait sa senteur marine
où se mêlaient les bouffées âcres de l’incendie, l’odeur des plantes
tropicales huileuses et grasses que rongeait lentement le feu. On
percevait la crépitation des branches et le craquement sourd des troncs
qui éclataient.

Leminhac offrit son bras à Mme Erikow pour faire quelques pas le long de
la voie ferrée. Les autres voyageurs causaient ou fumaient, par groupes;
de petites braises de cigares trouaient l’ombre.

Un Espagnol, coiffé d’un sombrero gris et plat et vêtu
d’homespun,--tache claire dans la nuit,--jurait sans interruption:

--_Sacramento! Ciento mil pesetas, he de perder esta noche._

Une miss soupirait:

--_What a beautiful night!_

et citait du Shelley:

    «_Palace roof of cloudless nights,
    «Paradise of golden lights._»

L’avocat se pencha vers sa compagne:

--Vous allez à Sydney, sans doute?

--Oui. J’ai des propriétés là-bas.

--C’est également notre destination, à Tramier et à moi.

--Vos cabines sont réservées?

--Oui; la vôtre aussi?

--Naturellement.

--Pourvu que le _Gloucester_ nous attende?

--Je commence à désespérer.

La nuit s’écoulait et le sinistre rougeoiement de l’horizon ne
disparaissait pas du ciel.

Marie Erikow regagna son sleeping, tandis que Leminhac et Tramier
jouissaient, non sans quelque aigreur, de la nuit tropicale baignée
d’aromes.

Comme elle s’approchait du train, elle trébucha, laissant échapper un
léger cri. Une main robuste sortit de l’ombre, providentielle.

--Vous êtes-vous fait mal, Madame? dit une voix où perçait un accent
anglais.

Un homme, dont elle distinguait mal les traits, mais qui semblait jeune,
la soutenait sous le bras. Une pipe courte brûlait à sa bouche. Il
sentait bon l’ambre et le tabac de Virginie.

--Non, Monsieur, ce n’est rien. Un bleu, tout au plus. Mais comment
ai-je pu tomber?

--Vous avez buté dans un fil de fer: permettez-moi de vous aider à
remonter en voiture.

Le voyageur l’accompagna silencieusement jusqu’au wagon, éclairé
doucement de lampes électriques, dont quelques-unes étaient déjà en
veilleuses. Le train allongé, avec ses traverses de cuivre et les
chiffres dorés de la compagnie, reposait sur ses ressorts, comme une
bête de luxe. Le wagon-salon, placé à l’arrière, tout en glaces,
étincelait dans l’épaisseur morne de la nuit.

A la clarté des lampes, Marie Erikow put détailler la physionomie de son
Sigisbée nocturne. C’était un jeune homme, vêtu d’un complet à carreaux
de coupe sportive, coiffé d’une casquette, type classique de l’Anglais
en voyage. Quand elle leva les yeux, elle vit qu’il était beau. Découplé
comme un joueur de cricket, il avait un visage d’un ovale très pur, dont
la pâleur rosée était toute féminine; mais le menton volontaire
dissipait l’impression un peu trouble que pouvaient causer la douceur
régulière des traits et le charme sensuel de la bouche.

Il s’inclina respectueusement:

--Robert Helven, de Cambridge, peintre.

Elle le remercia de son appui, et lui tendit la main. Il la serra. Elle
le trouva correct, mais un peu froid.

Aussi ajouta-t-elle, comme il regagnait son compartiment:

--Vous allez sans doute à Callao. Nous nous reverrons en route.

Les stores baissés, elle défit ses lourdes torsades, mira en souriant
l’éclair de ses yeux glauques et de ses lèvres carminées, puis
s’enveloppa dans une robe chinoise de soie violette où jouaient des
cigognes d’or et des oiseaux à aigrette. La couchette du sleeping
l’accueillit et elle ferma les yeux sur la seconde page du dernier livre
de M. Claude Farière, préférant sans doute à sa littérature l’image
indécise d’un portrait de Gainsborough.

                   *       *       *       *       *

Quand Marie Vassilievna Erikow se réveilla, le train filait à travers la
grande plaine fertile qui longe le Pacifique. Son sommeil, après
plusieurs journées de voyage, avait été si profond qu’elle n’avait pas
senti le bercement du rapide en marche, succédant à l’immobilité de la
halte. Elle fit jouer les stores et les abaissa immédiatement, tant la
lumière était vive.

Sur la plate-forme vitrée du wagon-salon, Leminhac et le professeur
Tramier semblaient hypnotisés par le ruban d’acier que le train dévidait
vertigineusement derrière lui.

--Onze heures, gémit lugubrement la future gloire du barreau. Onze
heures! A treize heures quarante, le _Gloucester_ lèvera l’ancre. Nous
sommes bons.

--Résignons-nous, répliqua le docteur, à qui la lecture persévérante de
Krafft-Ebing--entreprise à Yokohama--avait donné une patience à
l’épreuve de tous les coups du destin. Résignons-nous. Qui sait? le
paquebot ne sera peut-être pas encore parti! C’est un petit bateau sans
importance.

--Petit ou grand, ne vous imaginez point qu’il va nous attendre. Rien à
faire, que rester à Callao trois semaines ou regagner San-Francisco.
Peste soit des forêts, des trains et des incendies!

Marie Erikow entra à ce moment. Elle avait un tailleur de voyage d’une
étoffe claire et moelleuse qui drapait sa taille un peu lourde. Sous les
voiles, sa chevelure laissait étinceler des paillettes d’or.

--Bonjour, fit-elle. Alors, il paraît que c’en est fait du _Gloucester_?

--Il paraît, dit tristement Leminhac. Nous n’arriverons qu’à la nuit.

--C’est absurde. Quelle folie! C’est bien ma faute. J’aurais dû partir
plus tôt. On n’arrive pas ainsi au dernier moment.

--Nous aussi, soupira le professeur.

--Oui, nous aussi, dit impétueusement Leminhac. Quand je pense que je
dois prononcer dans quinze jours à Sydney ma conférence sur l’éloquence
révolutionnaire, conférence à laquelle assisteront vingt mille personnes
dont pas une ne sait un mot de français, quand je pense à cela, mon âme
se déchire et mes yeux se remplissent de larmes.

--Séchez-les vite, dit Marie Erikow. Vous ferez votre conférence à
Callao.

--Je ne compte pas y rester. Dieu me préserve de vos palaces
équatoriaux.

--Nous déciderons là-bas, conclut judicieusement Tramier, ce qu’il nous
restera de mieux à faire, une fois sûrs que le _Gloucester_ est bien
manqué.

Au dining-car, pour le déjeuner, Mme Erikow, le docteur et Leminhac
s’assirent à la même table. Une place restait libre. Ce fut le peintre
anglais qui l’occupa. Marie Erikow en profita pour présenter celui
qu’elle appelait généreusement son «sauveur». Leminhac conçut de
l’heureuse fortune du jeune Anglais un dépit qu’il dissimula
diplomatiquement. Il fut d’ailleurs éblouissant, répandant aux genoux de
la Russe toute une pacotille de scintillantes banalités. De temps à
autre, d’une main potelée, il lissait ses favoris qu’il portait courts à
l’instar d’un critique littéraire fort en vue dans la capitale. Le
docteur mâchait en silence, assaisonnant tous les plats d’une
Worcester-sauce susceptible de corroder le diamant. Quant à l’Anglais,
Marie Erikow nota qu’il avait les yeux marrons ou café très clair et de
belles dents, qu’il portait à l’annulaire gauche une bague touch-wood
ornée d’une émeraude et qu’il mangeait et parlait avec une sobriété
puritaine. Il ne prononça que quelques mots et ce fut pour lui demander
si elle ne désirait pas quelques gouttes de la sauce infernale accaparée
par le professeur. Néanmoins, il parut charmant, car une jolie bouche
est plus séduisante que les plus brillants mots d’esprit. L’âge et la
figure d’Helven le dispensaient de tout effort pour plaire. Il
paraissait d’ailleurs timide et l’ignorance même qu’il manifestait de
ses avantages leur en ajoutait un nouveau.

Marie Erikow alluma une cigarette et s’étendit nonchalamment sur un des
larges fauteuils de cuir. Le train avait accéléré encore sa vitesse et
déchirait l’espace, qui s’ouvrait en sifflant devant la Compound à la
nuque trapue dont les bielles se détendaient avec la souplesse de
muscles bien entraînés.

Leminhac, sur la plate-forme, tirait quelques bouffées d’un Upman choisi
par l’académicien dans les boîtes d’acajou présentées par le steward.
Tramier assurait un binocle hésitant, penché sur l’indicateur du Lloyd.
Ils étaient seuls. Helven, dans le wagon-salon, contemplait la Russe,
attentif et un peu languissant, pareil à un lévrier de race.

--Inquiétant, ce jeune Anglais! dit Leminhac.

--Inquiétant? Et pourquoi donc? repartit Tramier. Il me semble fort bien
élevé.

--Je n’aime pas le genre Dorian Gray, ni ces champions de boxe qui vous
ont des visages de vierges préraphaëlites.

--Le gaillard paraît musclé comme un jeune tigre.

--Et avec cela, des yeux de gazelle. Je n’aime pas la confusion des
genres, mon cher professeur. Nous autres, Français, nous autres, Latins,
nous répugnons à ces mélanges. Notre type de la beauté masculine est
plus simple et plus grave...

Ce disant, il ajusta d’un coup de pouce une cravate doctrinaire de soie
noire ornée d’un camée et rejoignit la Russe et l’«Antinoüs de
Cambridge».

Tramier, solitaire, reprit mélancoliquement la page cinq cent
quatre-vingt-quatorzième de Krafft-Ebing.

                   *       *       *       *       *

Le temps et l’espace furent consciencieusement dévorés par

    «_le dragon mugissant qu’un savant a fait naître_»

si bien que le rapide entra dans la gare de Callao deux heures plus tôt
que ne s’y attendaient les voyageurs, rattrapant ainsi une partie de son
long retard.

Hélas, la joie des quatre compagnons fut de courte durée!

--Le _Gloucester_?

--Parti à treize heures quarante.

--Sacramento!

Ainsi jurèrent ensemble l’Espagnol vêtu d’homespun et Leminhac qui
affectait une certaine pratique de la langue des hidalgos, tout en usant
de libertés républicaines avec l’accent tonique.

Comme la journée était fort avancée, on élut de camper patriarcalement
dans un Palace de goût municho-viennois, adorné de pâtisseries en stuc
et pareil à ces pièces montées où bave la crème et où l’on dessine avec
du sirop de si agréables figures. Ses balcons ventrus et dorés
s’arrondissaient face à la mer et les houles du Pacifique venaient
déployer dédaigneusement leurs écharpes sous les masques horrifiques de
mascarons œdémateux.

Un portier suisse attendait au centre de la terre la Russe, l’Anglais et
les deux Français qui ne s’en montrèrent point surpris. On leur assigna
des chambres dont le mobilier eût découragé les amis de M. Francis
Jourdain. Ils y reposèrent, d’ailleurs, à poings fermés, sans entendre
la plainte des flots qui portèrent Magellan et les cinq caravelles:
_Trinidad_, _Santiago_, _Victoria_, _Conception_ et _San-Antonio_, à la
conquête des terres inconnues où des sauvages, peints en jaune et des
cornes de cerf dessinées sur les joues, offrirent aux Portugais des
clous de girofle et des oiseaux de Paradis.

La nuit fut pour eux sans rêve, sauf peut-être pour Marie Erikow; elle
leur fut aussi de pauvre conseil, car ils se retrouvèrent le lendemain
sur le quai inondé de soleil, encombré de balles et de tonneaux, tous
quatre incertains de ce qu’ils devaient décider.

La chaleur était fort lourde.

Leminhac, qui s’imposait maintenant comme le cacique de l’errante tribu,
proclama:

--Entrons quelque part. Nous prendrons un apéritif.

Pour la couleur locale, on choisit le bar du _Pajaro Azul_. L’endroit
était frais et confortable. Sur le comptoir peint d’un bleu clair à
faire grincer les dents, sans doute à cause de l’enseigne et faute
d’oiseau d’aucune sorte, s’entassaient des pyramides de citrons, de
limons, de goyaves; le soleil, tamisé par de larges stores de pailles,
jouait sur l’écorce des pamplemousses, sur la peau tendue à éclater des
figues de Surinam. De l’arrière-boutique, où s’entassaient des caisses
d’épices et des ballots de riz ou de manioc, glissait une odeur de
vanille.

--Je pense, dit Helven le silencieux, à un petit bar de la Jamaïque, qui
sentait la cannelle comme celui-ci est parfumé de vanille. On y mangeait
des melons exquis que l’on avait laissés, une nuit entière, le ventre
bourré de glace pilée, de tranches d’ananas, de bananes coupées en menus
morceaux; le tout, arrosé d’un rhum comme on n’en boit que là-bas, noir,
sucré et aromatisé de cannelle...»

--Je vois, dit Leminhac, que vous avez beaucoup voyagé.

--Et, ajouta Marie Erikow en riant, que vous agréez avec reconnaissance
les dons du Seigneur.

Ils s’assirent autour de quatre verres que l’or du whisky enflamma sans
retard.

--Que faire? dit Marie Erikow.

--Absurde aventure, gémit Leminhac. Ce paquebot...

Comme il disait ces mots, un homme d’une taille gigantesque, le visage
haut en couleur et noyé dans une barbe flamboyante, entra dans le bar.
Il était sobrement, mais fort proprement vêtu d’un complet de toile
blanche très fine et dont la coupe était parfaite. Coiffé d’une
casquette à visière vernie, il pouvait passer pour un marin, mais rien
n’indiquait son grade et le nom du vaisseau.

--Ce gentleman, dit Helven, ferait un superbe horseguard.

--Ce doit être un officier de marine. Il y a une canonnière en rade,
supposa Marie Erikow qu’intriguait la singulière prestance de l’inconnu.

Celui-ci s’assit à une table voisine et commanda une tasse de thé
bouillant.

--C’est un homme qui a l’habitude des pays chauds, murmura Tramier.

L’homme souleva sa casquette. Une paire de lunettes vertes voilait son
regard; les joues étaient hâlées par le vent de mer; le bas du visage se
perdait dans le remous flamboyant de la barbe.

--Un Pactole, dit Leminhac.

Il y avait dans la physionomie du personnage, malgré ses manières aisées
et la bonhomie avec laquelle il s’adressait, en espagnol, au garçon du
bar, une telle étrangeté,--due peut-être aux deux disques verts qui
auréolaient ses orbites--que les quatre voyageurs éprouvèrent quelque
gêne à reprendre leur conversation.

--Il est navrant, dit Leminhac, d’avoir manqué ce paquebot.

--Cela nous fait un retard interminable, dit Tramier.

--Que faire? demanda Marie Erikow.

--Partir pour San-Francisco demain, proposa Helven. Nous y attendrons le
prochain départ puisque, j’imagine, Sydney est notre commune
destination.

--Nous en avons encore pour une quinzaine au moins, gémit Leminhac.

--Il n’y a pas d’autre moyen...

                   *       *       *       *       *

L’inconnu payait, se levait et disparaissait en laissant tomber derrière
sa haute silhouette le rideau de perles bariolées qui servait de porte.

--Drôle de corps, murmura Leminhac.

Ils reprirent leur discussion, incertains, irritables, trouvant, malgré
la fraîcheur vanillée du «Pajaro Azul», que l’aventure tournait mal.

L’Aventure! Mot magique où bruissent toutes les voix du mystère. Elle se
présenta brusquement, comme toute aventure qui se respecte, dans la
clarté bleue du bar, masquée d’humour, bonasse et sournoise à la fois,
sous la forme d’une lettre qu’apportait un matelot, tout de blanc vêtu
et dont le béret portait en banderolle, lettres d’or sur fond noir, ce
mot: _Cormoran_.--Le marin entra prestement dans la salle et, sans
hésitation, remit à Tramier que son aspect vénérable désignait comme le
doyen de la bande, une large enveloppe blanche cachetée, gravée d’une
ancre autour de laquelle se répétait, en exergue: _Cormoran_.

--Pour moi? exclama Tramier stupéfait.

L’homme s’inclina et disparut d’un pas léger, amorti par les semelles de
corde.

--Mais c’est impossible! hoquetait le docteur. Impossible. Qui diable
puis-je connaître ici? Et comment cet homme m’a-t-il reconnu?

--Ouvrez donc, conseilla Helven.

Avec quelques précautions craintives, et comme si le pli avait dû
contenir un explosif habilement dissimulé, le professeur Tramier, de
l’Académie de médecine, décacheta l’enveloppe.

Une stupeur souriante inonda son visage.

--C’est inouï, fit-il.

--Parlez, je vous en supplie, gémit Marie Erikow, qui crispait ses
belles mains impatientes sur la table. Parlez. Lisez cette lettre.

--Elle nous est adressée à tous, dit le docteur.

--Ah! par exemple, cria Leminhac.

--Voici:


A BORD DU _Cormoran_.

«_Le hasard qui m’a fait surprendre votre conversation me permet de vous
rendre un service et je ne saurais hésiter un instant devant la
perspective d’obliger des personnalités aussi distinguées que celles du
professeur Tramier, de l’Académie de médecine_»...

--Connu, vous êtes connu sous l’équateur, exclama, transporté d’envie,
Leminhac.

--«... _de maître Leminhac, du barreau de Paris_...

--Moi aussi, bégaya l’avocat. Mais c’est de la magie!

--«... _de sir William Helven, le peintre bien connu et, j’ai réservé
son nom pour couronner cette liste précieuse, de l’infiniment charmante
Marie Vassilievna Erikow_...

--Il est exquis, murmura-t-elle... Mais qui est-ce donc?

--Notre voisin à lunettes, dit Helven.

--«... _Mon yacht, le Cormoran, qui est un fort bon bâtiment gréé pour
la haute mer et avec qui j’ai accompli de nombreuses traversées, peut
vous mener sans encombre à Sidney où moi-même j’allais me rendre.
N’hésitez pas à accepter l’hospitalité d’un honorable commerçant qui
professe le respect de la science, de l’art et de la beauté_...

--Et de l’éloquence? insinua Leminhac.

--«... _Vous trouverez à mon bord tout le confortable et le dévouement
attentif de_

    VAN DEN BROOKS
    _Marchand de cotonnades._

«_P.-S.--Si l’offre vous convient, vous trouverez, à 5 heures, à
l’embarcadère, un canot qui vous mènera à mon bord et transportera vos
bagages._»


--C’est fantastique, dit Leminhac. Comment sait-il nos noms?

--Acceptons, acceptons. Quelle drôle d’aventure, cria Marie Erikow,
battant des mains.

--Mais, dit Tramier, je ne connais pas ce M. Van den Brooks.

--N’importe, il nous connaît. Cela suffit. Et il nous invite! répliqua
Marie.

--Un monsieur qui possède un navire gréé pour la haute mer ne peut être
que respectable, assura Leminhac. Et de plus, il se dit marchand de
cotonnades. C’est une profession fort honorée.

--Hm... dit Tramier. A mon âge, je ne voudrais pas faire d’imprudence.
Comment serons-nous installés?

--Fort bien, j’en suis sûre, insista Marie qui ne tenait plus sur sa
chaise. Il le dit, d’ailleurs.

--On peut toujours voir, proposa Leminhac.

--C’est cela, allons voir Van den Brooks!

Et Marie Erikow sortit précipitamment du bar, suivie de Leminhac et de
Tramier, éperdu, qui s’accrochait à ses basques.

Le jeune garçon du _Pajaro Azul_ rattrapa Helven.

--Ce n’est pas payé, Senorito.

Helven solda les whiskys puis, se tournant vers le muchacho dont les
yeux luisaient sous des sourcils de charbon:

--Connais-tu ce grand marin à barbe blonde qui s’est assis près de nous?

--Non, Excellence (le pourboire ennoblit l’homme généreux).

--Vient-il quelquefois à Callao?

--Je ne l’ai jamais vu, Monsieur, avant la soirée d’hier. On dit qu’il
est à bord d’un petit vapeur amarré à l’entrée de la rade.

--Personne ne le connaît sur le port?

--Non, Senorito. C’est un étranger. Les plus vieux matelots du port ne
le connaissent ni lui ni son bateau, et pourtant, ils connaissent bien
des capitaines de navire.

--_Gracias_, dit Helven.

--_Vaya usted con Dios_, dit le muchacho.

Et tout en rejoignant les autres, Helven répétait les syllabes sonores
de l’adieu espagnol:

--_Vaya usted con Dios: Vaya usted con Dios... con Dios_... Espérons que
ce ne sera pas avec le diable.



CHAPITRE II

LE «CORMORAN» LÈVE L’ANCRE.

            Guido vorrei che tu e Lapo ed io.
            Fossimo presi per incantamento
            E mesi in un Vascel ch’ ad ogni vento
            Per mare andasse à voler vostro e mio.

        DANTE.


Le Portier Suisse et le Chasseur Nègre les ayant accompagnés de leurs
bénédictions, les quatre voyageurs se dirigeaient à l’heure dite vers
l’embarcadère. Quelques porteurs noirs les suivaient, la nuque ployée
sous les malles de cabine. Celles de Marie Erikow étaient fort plates,
d’un beau cuir patiné et parfumé et leurs flancs étaient revêtus d’une
multitude de vignettes où l’on distinguait, sur des fonds de clairs de
lune ou de couchants embrasés, le sphinx d’Égypte et les terrasses du
Casino de Monte-Carlo, des bouquets de palmier, une gondole, le tout
chevauché de ces majuscules dont les Astoria, Continental et Palaces du
monde entier ornent capricieusement l’invitation au Voyage.

Le port encadrait dans la blancheur crue des môles une eau sombre et
presque immobile. Des ballots de cacao, de quinquina, de manioc
s’entassaient sur le quai. Assis sur un tas de cordages ou une balle de
marchandises, des nègres coiffés d’un large panama, le torse nu et les
jambes ensachées d’un pantalon de coutil rayé à pieds d’éléphant,
suivaient avec indolence le déchargement d’une baleinière fraîchement
arrivée des îles des Tortues. Lorsque Marie Erikow, éclatante de
blancheur, passa près d’eux, ils relevèrent, épanouies d’un sourire
ivoirin, leurs faces luisantes et semblables, sous les ailes de paille,
à des soleils noirs.

--Voici le canot, dit Leminhac qui marchait en tête.

La curiosité fit battre le cœur de Marie Erikow, d’Helven, et même du
professeur.

Au bord du quai, sur l’eau lourde, irisée, où flottaient des peaux
d’orange et de pamplemousses, une lance se balançait, laquée de gris
vert à filets d’or, un vrai canot d’amiral, monté par huit rameurs
uniformément vêtus comme le matelot qui avait porté la lettre.

L’un d’eux qui, d’après le galon de laine noire posé sur sa manche,
devait être un quartier-maître, sauta à terre au-devant des voyageurs et
les aida à embarquer.

Puis, d’un «han», les huit torses blancs se renversèrent, huit gorges
hâlées tendirent leurs muscles vers l’espace: les rames coupèrent l’eau
d’un souple effort, sifflèrent, éclaboussées d’écume, ramenées vivement
en arrière par huit paires de bras acajou. Le départ fut si rapide,
l’élan si bien réglé et si vigoureux qu’Helven ne put s’empêcher de
crier en anglais:

--Allo, c’est encore mieux que l’équipe d’Eton.

Un sourire du quartier-maître--visage de brique torréfié par le gin et
le vent de mer--un sourire qui fut une sorte de plissement imperceptible
au coin gauche des lèvres, remercia.

--Ce sont de bons garçons, pensa Helven.

Les passagers gardaient le silence. Ils n’osaient exprimer leurs
sentiments, craignant d’être entendus, et une inquiétude se glissait
subtile et sournoise dans leurs cœurs, à mesure que les blanches maisons
de Callao se transformaient en cubes de plus en plus menus, et que le
ciel et la terre s’élargissaient autour d’eux.

On n’apercevait pas le «_Cormoran_».

--Où diable est donc ce mystérieux navire? chuchota Leminhac à l’oreille
du professeur. Je n’en vois pas la moindre apparence.

Le canot était déjà à l’extrémité du port. On avait longé des caboteurs
à la coque rouillée, des chalutiers peints en rouge et noir et deux ou
trois vapeurs plus sérieux, à demi sommeillant dans la torpeur de la
rade, pavoisés d’une flamboyante lessive, chemises, jerseys, caleçons
balancés doucement par la brise. Plus loin, c’était la pointe de la
jetée, le phare, le poste de douane et le large.

--Où nous mènent-ils donc? demanda Marie Erikow au peintre.

--Je n’en sais rien et je ne m’en soucie pas, répliqua celui-ci à voix
basse. Nous sommes dans l’aventure: laissons-nous glisser. Êtes-vous
inquiète?

--Pas le moins du monde, fit Marie Vassilievna, avec assurance.

--Moi non plus. Je ne crains qu’une chose, c’est que l’aventure n’en
soit pas une, que ce Van den Brooks soit, comme il le prétend, un
honnête marchand de cotonnades, vaniteux et obligeant, et que tout se
réduise à une promenade en mer.

--Je ne vous croyais pas si romanesque, fit Marie avec une pointe de
curiosité. Que voudriez-vous donc?

--Je ne sais pas moi-même. Mais j’erre à travers le monde à la poursuite
de cette aventure qui n’arrive jamais. Je l’entrevois partout, et je ne
la saisis nulle part. Elle se cache dans cette porte entr’ouverte, dans
cette barque qui attend; elle rôde à votre porte à la tombée de la nuit;
elle bourdonne autour de votre lampe, dans la chambre silencieuse. Cet
homme qui vous frôle, cette femme qui s’est retournée imperceptiblement
quand vous passiez, peut-être vont-ils l’apporter avec eux; peut-être
sont-ils chargés de votre destin! Est-ce qu’on sait? Le mystère est ici,
là, ailleurs. Il est avec moi, avec ces rameurs, avec vous...

--Comme vous m’étonnez! fit avec quelque langueur Marie Erikow
plaisamment bercée par la voix et les troubles paroles du peintre. Je
croyais les Anglais si froids.

--Nous sommes le peuple de l’aventure, reprit énergiquement Helven. Ne
sommes-nous pas les fils d’une terre qu’entoure le chuchotement des
flots? Nous sommes nés dans une île, et cela suffit pour nous donner
l’instinct des départs. Un commerçant, chez nous, est un poète--un poète
qui s’ignore, c’est entendu: il y a dans ses ballots les épices des
Antilles, la poudre d’or de la Guinée, les ivoires de l’Afrique; il y a
toutes les richesses, tous les diamants, tous les aromates de l’univers
dans les cales de ses vaisseaux. Il y a aussi l’Empire, les Indes, et
leur nom seul porte le mystère du monde. Cela suffit pour ennoblir
l’épicerie.

--Je vous savais peintre, dit Marie: seriez-vous aussi poète?

--Je ne suis qu’un voyageur, un passant, comme mille autres, étonné des
choses les plus simples, curieux des choses les plus compliquées... Si
ce Van den Brooks pouvait être un forban, un prince déguisé, le roi
d’une île déserte...

Marie Erikow éclata de rire et ce rire sonna sur la mer éclatante et
plate.

--Chi lo sa? Il est peut-être l’un ou l’autre.

Habilement manœuvrée, la lance contournait l’extrémité du môle,
décrivant une courbe rapide. La Russe leva les yeux vers l’homme qui, en
face d’elle, au bout du canot, maintenait d’un poing ferme la barre.
C’était un matelot au teint mat que le hâle avait patiné délicatement.
Au contraire des autres rameurs rasés et poncés, un très léger duvet
noir ombrageait ses lèvres qu’il avait minces et carminées. Le nez était
busqué; les yeux, sombres et longs, filtraient, à travers les cils, une
douceur cruelle. Marie Erikow remarqua que, sous le béret blanc, il
portait un foulard de soie noire étroitement noué autour des tempes et
qui donnait un étrange relief au visage. L’homme gouvernait avec des
mouvements sûrs; ses gestes et sa pose même marquaient une souplesse de
félin. Il était grave, dominant la barque d’un buste hautain.

--Ce ne peut être qu’un Espagnol, pensa-t-elle.

Elle eut envie d’interroger Helven. Mais elle se tut, sans savoir
pourquoi.

La lance filait toujours, ondulant sur les lames plus fortes, car l’on
commençait à sentir le balancement des grandes houles pacifiques. Le
môle dépassé, on piqua vers une sorte de promontoire de terre rouge que
la barque contourna au plus près.

--Le _Cormoran_! exclama Leminhac. Le voici! Mâtin! c’est un joli
bateau.

Tous les yeux se tournèrent dans la direction indiquée par le doigt
tendu de l’avocat.

Dans une anse rose bordée de cocotiers et de goyaviers un petit vapeur
effilé roulait légèrement sur ses amarres. On le distinguait mal, car il
était peint, à la manière des navires de guerre, d’une couleur verte qui
se confondait avec l’eau. Toutefois, ses bastingages de cuivre
étincelaient.

De plus près, Helven nota que le _Cormoran_ avait l’apparence gracieuse
d’un yacht de plaisance, mais la courbure robuste de la coque
l’indiquait propre à de longues traversées. Il devait jauger 800
tonneaux environ, portait une cheminée, deux mâts à voile et des
antennes de T. S. F.

Le professeur restait muet. Leminhac s’affairait et prononçait
maintenant des mots techniques: «bossoir... tirant d’eau...
écoutilles...», rassemblant des bribes de Jules Verne, du temps où il
lisait en sarrau de lustrine noire et les doigts dans les oreilles _Les
Enfants du Capitaine Grant_.

--Nous allons voir le forban, enfin! murmura Marie Erikow à l’oreille
d’Helven.

Celui-ci ne répondit pas, mais montra des yeux, sur le pont du navire,
une haute silhouette blanche qui attendait...

L’accostage se fit aisément. Le barreur avait sauté sur la rampe de fer
qui donnait accès au bord, et aidait Marie Erikow à prendre pied. Puis,
happant un câble qui pendait, il grimpa le long des cordages avec une
agilité de chat et disparut.

Le bizarre client du _Pajaro Azul_ accueillit ses hôtes à la coupée. Il
parut aux passagers d’une taille plus haute encore qu’ils n’avaient jugé
à première vue. Sa barbe fulgurait. Il n’avait pas quitté ses lunettes
vertes.

Galamment, il baisa la main de Marie Erikow, salua chacun des voyageurs.

--Inutile de faire les présentations, assura-t-il. Je vous connais et
c’est un honneur pour le _Cormoran_ d’accueillir de pareils passagers.
J’espère que vous trouverez ici tout le confort d’un paquebot.

--Nous sommes de grands voyageurs, ajouta-t-il en hochant la tête. J’ai
roulé pas mal de mers; je connais leurs caprices, leur lumière et leur
odeur. J’aime l’eau. Mon navire m’appartient, et je le mène à ma guise.

Sa voix était chaude, mordante. Il la maniait avec adresse.

--Cet homme parle bien, pensa Leminhac. Il plairait au barreau.

--C’est singulier! songea Helven. Il a quelque chose d’un acteur.

--Ne me demandez pas, continua Van den Brooks, comment je connais vos
noms. Ne me demandez pas non plus pourquoi j’ai écrit cette lettre. Sans
doute le service que je suis heureux de vous rendre excusera l’étrangeté
de ma démarche. Mais ne me posez pas de questions.

«Rassurez-vous. Je suis un homme simple, un pauvre marchand sans fard ni
malice, à qui les hasards de son commerce ont montré quelques aspects de
la terre et des hommes, un vieux loup de mer qui ne sait autre chose que
ce que le vent et la vague lui ont appris. Quant aux femmes,--et il se
tourna vers Marie qui soutint mal l’éclat des lunettes--je ne puis
qu’admirer leur grâce et leur beauté; mais elles sont pour moi comme la
mer qu’on ne possède jamais.»

Le ton et les paroles de Van den Brooks n’avaient rien qui décelât la
rudesse du marin et du trafiquant, mais bien plutôt l’élégance un peu
maniérée d’un homme du monde amateur de théâtre et d’effet.

--Quelle chattemitte! pensa Helven.

Le professeur Tramier était enchanté de la bonhomie cordiale de cet
accueil.

--Nous ne saurions vous dire, commença-t-il... l’amabilité parfaite...
sans doute un peu étrange... mais les conventions mondaines... sous
cette latitude... nous excuserez aussi... reconnaissance...

--Nous levons l’ancre dans la nuit, dit le marchand de cotonnades. Nous
aurons une de ces belles traversées que réserve le Pacifique, des nuits
telles que vous n’en avez jamais connu, sous ces constellations dont
rêvent les poètes. C’est une joie pour moi que de réunir sur ce modeste
esquif des esprits aussi raffinés. Les loisirs du bord nous permettront
de longs entretiens; j’y puiserai mille satisfactions que jusqu’ici mon
labeur de marin ne m’a pas laissé prendre.

--Et vous nous conterez vos voyages? dit Marie Erikow.

--Hélas! des voyages de trafiquant ne sauraient passionner l’attention
d’une jolie femme. En tout cas, il sera fait, à mon bord, tout le
possible pour que pas un instant dans cette solitude vous ne songiez à
regretter l’Europe, «l’Europe aux anciens parapets», comme le dit
excellemment Arthur Rimbaud...

--Qui donc? dit Tramier. Je ne connais pas ce nom.

--Je vous expliquerai, fit Leminhac en poussant le coude du professeur.

--En attendant, ajouta Van den Brooks, on va vous conduire à vos cabines
et, avant le dîner, je vous ferai visiter le bord.

Aux côtés du marchand se tenait sans mot dire un homme que les trois
galons d’or de son uniforme désignaient comme le capitaine du bateau. Il
était petit; d’une carrure de taureau, un œil d’acier enfoui sous
d’épais sourcils: borgne, une longue cicatrice lui barrait le front de
la tempe droite à la racine du nez, pâle sur le teint brique du marin.

--Vous conduirez nos hôtes, capitaine.

Et il présenta:

--Le capitaine Halifax, commandant le _Cormoran_.

Les cabines étaient d’un confort que les colosses de la Hamburg-America
ou de la White Star eussent envié. Marie Erikow eut la surprise de
trouver la sienne ornée d’orchidées fort rares. Quant au professeur, il
fit jouer les robinets de la baignoire et installa les deux tomes de
Krafft-Ebing en bonne et due place.

Le thé fut servi sur le pont. Puis le marchand de cotonnades conduisit
ses hôtes par des escaliers de cuivre, des couloirs boisés de
palissandre et d’acajou, tendus de linoléum clair, à travers les dédales
d’un merveilleux bijou de yacht. Marie Erikow, enthousiasmée, battait
des mains.

Ses transports furent immodérés quand Van den Brooks montra la serre
minuscule où le jardinier chinois élevait des orchidées.

--Je ne puis voyager sans quelques fleurs, expliqua-t-il.

Helven ne put s’empêcher d’esquisser un sourire intérieur.

On pénétra dans le bar américain, laqué de blanc, étincelant de
cristaux, de nickel, d’étiquettes multicolores et de petits drapeaux de
soie appartenant à toutes les nationalités. Un autre Chinois, barman
accompli, en smoking blanc, brassait des élixirs variés. Leminhac ne
résista pas au désir de se jucher sur un tabouret et absorba un
oyster-cocktail de la plus atroce apparence.

Le professeur Tramier ne cachait pas son admiration.

--Quel luxe! Quel goût!

--Je vous l’avais dit, fit Leminhac.

--Cet homme doit être milliardaire?

--Au moins.

--Mais vous êtes un roi déguisé? dit Marie Erikow au marchand de
cotonnades.

--Mieux que cela, répondit l’homme aux lunettes avec une modestie
ironique.

L’ordonnance du repas, la délicatesse des mets--cuisine française--Mon
chef ne me quitte jamais, déclara Van den Brooks. C’est un Périgourdin.
Pour l’équipage, il y a un cuisinier chinois--les fruits exotiques, les
sorbets parfumés aux plus diverses essences, l’excellence des crus--en
particulier un Château-Grillé de vieille date--tout contribua à faire de
cette soirée, pour les heureux voyageurs, quelque chose comme une
féerie. Helven lui-même, le froid et silencieux Helven, se déridait.
Leminhac porta un toast enflammé à l’amphitryon, dont on ne pouvait dire
s’il souriait, tant sa barbe était éblouissante:

--Majestueux comme Salomon, dit l’avocat, et paré du même faste, si vous
confiez à la mer qui le respecte, le vaisseau qui porte à la fois votre
fortune et votre sagesse...

Mais il ne put terminer sa période, tant la chaleur du festin l’avait
ému.

Marie Erikow tendait à Helven une cigarette allumée: c’est, paraît-il,
une mode russe. Le professeur, les yeux béatement clos, savourait un
Havane où se confondaient tous les aromes de Cuba.

On monta sur le pont où les rocking-chairs étaient disposés et les
boissons glacées, servies.

--Une chose m’étonne encore, murmura Marie Erikow à l’oreille d’Helven.
Comment a-t-il su nos noms?

--C’est bien simple.

--Mais encore?

--Le registre de l’hôtel, chère Madame. Le portier me l’a dit.

Cigares et cigarettes brasillaient dans l’ombre. Van den Brooks fumait
une pipe courte. Helven nota que le _Cormoran_ n’avait qu’un feu allumé,
et ce feu s’éteignit bientôt.

Engourdis dans la torpeur des digestions heureuses, les passagers ne
prêtèrent qu’une oreille distraite aux rumeurs du bord; ils
n’entendirent pas les commandements et le grincement des cordes. Mais,
soudain, le vent de mer les enveloppa d’un souffle plus frais et les
balancements de la houle firent osciller dans les verres l’or pâle des
citronnades. Silencieusement, tous feux éteints, le _Cormoran_
s’éloignait de la côte.

Au-dessus de sa tête, Helven, renversé dans son fauteuil, vit glisser la
Croix du Sud...



CHAPITRE III

UN ÉTRANGE NAVIRE, UN ÉTRANGE ÉQUIPAGE.

        «C’était la chose du monde la plus facile que de s’assurer du
        capitaine du navire, les marins étant généralement gens de bonne
        humeur et chevaleresques.»

        DANIEL DE FOË.


Van den Brooks faisait sur le pont sa promenade matinale accompagné
d’Helven. Une curiosité très vive rapprochait le jeune peintre de ce
milliardaire fastueux qui se prétendait trafiquant de cotonnades, qui ne
voyageait qu’avec une serre d’orchidées, des barmen chinois et qui
citait les poètes maudits.

--Vous remarquerez, dit Van den Brooks, que les machines du _Cormoran_
ont des moteurs à pétrole: d’où, point de bruit, point de fumée, point
de crasse. Ne faut-il pas un navire propre et silencieux pour traverser
ces calmes étendues?

--En effet, dit Helven. Je ne m’expliquais pas comment la marche de
votre yacht pouvait être aussi douce. Vous avez eu là une heureuse idée.

Les rivages de l’Amérique n’apparaissaient plus à l’horizon que comme
une ligne pâle, à peine perceptible. C’était déjà le large, la solitude
glauque du Grand Océan. L’étendue des eaux était pareille à un immense
disque d’émeraude sur lequel venait se briser la lumière torride dont un
voile de brume légère tamisait encore la crudité.

Ils descendirent dans l’entrepont.

Quelques matelots se reposaient après le repas du matin. Les uns
jouaient aux cartes, assis par terre; d’autres agaçaient un ouistiti qui
poussait des cris aigus. Un ara gris et rouge se perchait sur le poing
d’un colosse noir qui offrait au bec crochu de l’oiseau de petites
tranches de bananes.

--Hombre! disait le nègre à l’oiseau, ouvrez votre maudit bec,
Jack-le-Triste, et soyez de bonne humeur.

A leur approche, tous se levèrent.

Le singe, apercevant les arrivants, bondit par-dessus la tête des
matelots, agrippa un cordage qui se balançait et fit à Van den Brooks
les plus affreuses grimaces de son masque rose où luisaient des yeux en
vrille.

--Voici le favori du bord, dit le marchand. Les matelots le nomment:
«Captain Joë»; il est très savant et c’est mon conseiller.

--Ici, Joë, ajouta-t-il.

Le singe sauta sur son épaule.

--Que pensez-vous, Captain Joë, de cette canaille de Tommy Hogshead,
qu’il a fallu ramener au fond du canot, tant il s’était soûlé pendant
l’escale?

Le singe fit entendre un grincement aigre,

--Vous pensez, n’est-ce pas, Captain Joë, qu’il sera privé de sa paie ou
que Hopkins lui appliquera une bonne volée de nerf de bœuf, à son choix?
C’est votre avis, c’est aussi le mien, mon ami.

Tous les yeux se tournèrent vers le colosse qui tenait l’ara. C’était un
nègre hideux, réputé à cause de sa force herculéenne. Pour sa corpulence
et sa face bestiale, les matelots l’avaient surnommé «Hogshead», ce qui
signifie à la fois le Muid ou Tête de pourceau.

--Allez, Captain Joë, et dites à vos amis que M. Van den Brooks a la
main large, mais un poignet de fer.

Ils s’éloignèrent.

--Vous usez donc du chat à neuf queues, demanda Helven intrigué.

--C’est le meilleur Évangile, répliqua le marchand avec douceur. Mes
gaillards n’en écoutent pas d’autre.

Helven jeta un regard sur le groupe des matelots qui reprenaient leurs
jeux. Il y avait là une dizaine d’hommes de races mêlées, des
Anglo-Saxons blonds et roses, des Espagnols olivâtres, quelques nègres.
Ils étaient tous uniformément vêtus de blanc. Mais une vision
pittoresque traversa l’esprit du peintre. Il vit en un éclair le pont
d’une caravelle et ces mêmes hommes, le front serré de foulards, le
torse nu, des pistolets à la ceinture, à la bouche les longues pipes de
terre qui portent une ancre et l’image d’un brick, hâlés, guenilleux,
sacrant, crachant, parmi les tonneaux de poudre d’or, les mousquets et
les caronnades. Il vit appuyé au beaupré la haute silhouette du
capitaine Kid et l’ombre du baquet sanglant...

Et son regard revint sur Van den Brooks, qui bourrait son brûle-gueule,
paisible...

                   *       *       *       *       *

Marie Erikow sortait de sa cabine. Elle était dans toute la fraîcheur du
matin, après une nuit de repos que le roulis, léger d’ailleurs, du
navire, n’avait pas troublé.

--Bonjour, fit-elle. Je suis matinale. Félicitez-moi.

--Il est près de midi, dit Van den Brooks. Nous vous félicitons.

--C’est la pleine mer, n’est-ce pas? J’ai vu de mon hublot la ligne
bleue qui monte et descend. Mon Dieu, comme nous sommes loin de tout!

--N’est-ce pas une belle sensation, dit Van den Brooks, que de se sentir
seul et maître de sa destinée?

--Oui, dit-elle. Mais c’est vous qui êtes maître de la nôtre.

--Rassurez-vous: j’en ferai bon usage. A tout à l’heure, ajouta-t-il,
pour le lunch.

Il s’éloigna, laissant la Russe et le peintre dans le grand salon dont
le mobilier était en bois des Iles et d’un plaisant rococo portugais.

--Que pensez-vous de notre hôte? demanda Marie.

--Ce pourrait être un négrier, un opiomane ou un lecteur exaspéré de M.
de Montesquiou-Fézensac. Je ne sais pas encore.

--A coup sûr, il est fort riche.

--Qu’importe! fit Helven. Ce navire est le plus aimable des séjours,
puisque vous l’embellissez.

--Vous cultivez le madrigal?

--A mes heures. Mais reconnaissez que vous régnez sur le vaisseau par la
seule grâce de votre beauté.

--Assez, fit-elle, en remerciant le flatteur d’un regard savant. Ses
yeux avaient la couleur de l’aigue-marine.

--Je vous y prends.

La voix de Leminhac frappa de ses ondes sonores les panneaux de bois de
rose.

--Je vous y prends. Vous écoutez ce séducteur d’Helven. Méfiez-vous!
C’est le serpent lui-même.

Un gong annonçait le déjeuner.

--Permettez-moi, dit Leminhac.

Et il offrit son bras à Marie qui l’accepta en souriant.

--Ce petit Anglais, pensait l’avocat, doit manquer d’expérience.

Van den Brooks présidait une table fleurie. Il avait Marie Erikow à sa
droite et le professeur Tramier en face de lui, par égard pour sa
rosette rouge et son binocle d’or. Le professeur avait bien dormi et
n’avait pu lire douze lignes de Krafft-Ebing sans fermer les yeux.

--Vous travaillez en voyage, demanda Marie Erikow pleine de respect et
de sollicitude.

--Certes, dit le professeur. Il n’y a rien de pareil au bercement du
train pour prédisposer à la réflexion. Mais le roulis du navire endort
un peu.

--Je ne suis pas de votre avis, dit Van den Brooks, je ne me sens jamais
plus actif qu’à mon bord. Mais, ajouta-t-il, les lunettes vertes
tournées vers l’académicien, me permettrai-je de vous demander quel est
actuellement l’objet de vos recherches?

--Je viens, dit Tramier, d’un congrès médical où je représentais la
psychiatrie française. Je suis un «médecin de l’âme».

--Ah! fit Van den Brooks. Quelle mauvaise malade!

--Vous pourriez avoir raison, Monsieur, mais c’est une malade qui
n’existe plus. La médecine l’a tuée depuis longtemps. Descartes l’avait
logée dans la glande pinéale. Mais nous n’avons trouvé, en guise d’âme,
que des fibres et des cellules. Cela nous suffit, et nous opérons fort
bien, sans métaphysique.

--Purgando et saignando, fit Van den Brooks, comme vous avez raison! Il
faut traiter la fièvre par le clystère, la mélancolie par les sangsues
et les humeurs bizarres par la douche.

--Il n’y a point de doute, assura Leminhac.

--Il n’y a point d’âme, dit le professeur; il n’y a que des organes.

--Oh! dit Marie Erikow, je ne puis croire une pareille chose. Alors,
nous serions pareils aux bêtes?

--Ce serait une fâcheuse comparaison pour elles, murmura Helven.

La liqueur du Brésil coula dans des tasses orientales; pipes et cigares
émirent leurs volutes bleues, et l’on se retira pour la sieste.

                   *       *       *       *       *

Cependant, Helven ne dormit pas.

Le navire glissait dans l’embrasement de la mer et du ciel. A bord, le
timonier et l’homme du quart veillaient seuls.

Helven se leva du lit étroit où il s’était étendu quelques instants,
impuissant à s’assoupir. Il ouvrit doucement la porte de la cabine et se
glissa dans l’entrepont. Du dortoir des matelots, des ronflements
s’élevaient.

Le peintre avait quelque expérience des choses de la marine, et il ne
fut pas sans noter certains détails singuliers. La puissance des
machines, la robustesse du navire n’étaient pas le propre d’un navire de
plaisance. Quant au coton, Helven, se glissant par l’échelle qui
conduisait à la cale, n’en distingua point une balle. La cale était
bourrée de provisions et aussi de caisses métalliques dont il ne put
estimer le contenu.

Il termina son excursion par l’avant du navire. Quelle ne fut pas sa
stupéfaction en découvrant, sous des bâches de toile verte, deux petits
canons fixés sur des pivots de cuivre. Les sabords étaient soigneusement
masqués.

--Peste, fit-il, M. Van den Brooks est fort soigneux de son coton...

Comme il regagnait sa cabine, il aperçut la puissante silhouette du
marchand qui montait sur le pont. Il s’effaça rapidement, mais un léger
et inexplicable malaise s’était emparé de lui, à cette brusque
apparition.

                   *       *       *       *       *

Cette nuit-là, réunis sur le pont du vaisseau, le ciel fourmillant
d’astres au-dessus de leurs têtes, lentement balancés par les houles du
Pacifique, ils connurent la beauté du monde.

Les quatre passagers et auprès d’eux Van den Brooks, que Leminhac
nommait maintenant «le Magnifique», reposaient sur des rocking-chairs
que le roulis du navire faisait voluptueusement osciller. Une brise qui,
soufflant des terres lointaines, avait passé sur les forêts de
citronniers, de santal et de bois de rose, caressait leurs fronts,
tandis qu’à portée de leurs mains, des boissons éclatantes et glacées
embuaient le cristal des verres où tremblaient les chalumeaux de paille.
Lorsqu’ils levaient les yeux, ils pouvaient suivre du regard, ondulant
selon le rythme du navire, la Croix du Sud et le cortège des
constellations.

--Tant d’astres ignorés, murmura Marie Erikow. Et lorsqu’ils penchaient
la tête, ils voyaient, émergeant et plongeant tour à tour, l’étrave
sombre du _Cormoran_ ouvrir un sillage de feu, car la mer était
phosphorescente, les vagues rutilaient d’émeraudes, des perles
rejaillissaient sous l’élan du vaisseau, comme un collier qui se brise
et dont les joyaux, inépuisablement, s’égrènent.

--Voyez-vous, dit Van den Brooks, la mer étaler son trésor; la
voyez-vous brasser ses pierreries, comme un avare qui plonge les bras
dans ses coffres et laisse couler entre ses doigts l’or, les rubis et
les émeraudes. Elle ruisselle de joyaux: la voyez-vous avec ses monceaux
de diamants, d’améthystes, de topazes, de béryls et d’aigues-marines,
cette Golconde naufragée...

Il parlait d’une voix lente, mais Helven démêlait, sous la paisible
intonation, je ne sais quoi de rauque et de passionné.

--Et ne songez-vous pas, ajouta-t-il, devant cette munificence, à tous
les trésors engloutis, aux galions bondés d’or et de diamant qu’elle a
happés, à l’incorruptible splendeur qu’elle recèle sous les plis de ses
vagues?

--Si vous saviez, murmura-t-il. Si vous saviez ce qu’il m’a été donné de
voir...

Mais il n’acheva pas...

                   *       *       *       *       *

Une étrange animation régnait à bord, une agitation invisible; on eût
dit que le navire se crispait d’attente et se gonflait de volupté. Des
ombres rôdaient. On devinait des formes couchées le long des
bastingages; des yeux luisaient. Tous sentirent passer sur leur visage
une haleine de désir, comme si auprès d’eux un être formidable et muet
convoitait une proie, et Marie Erikow, abaissant ses paupières, huma
voluptueusement ce souffle.

L’équipage flairait la présence d’une femme, dans l’immense solitude de
la nuit et de la mer, de cette femme qui, une cigarette brasillant au
bout de ses doigts, semblait dormir, les narines palpitantes et des
reflets d’astres mêlés à ses cheveux.

Van den Brooks devinait cette muette convoitise et tournait de temps en
temps la tête vers les ombres les plus audacieuses, comme un dompteur.

Soudain, une voix s’éleva. Elle était chaude, tour à tour langoureuse et
passionnée. Elle martelait des syllabes sonores, des vers éclatants et
âpres:

    «Ti quiero, Morena, ti quiero
    «Como se quiere la gloria,
    «Como se quiere il dinero,
    «Como se quiere una madre,
    «Ti quiero...»

C’était une supplication. La voix s’infléchissait avec une tendresse
douloureuse, montant jusqu’aux étoiles et retombant doucement sur la
crête lumineuse des vagues. Un Espagnol chantait, s’accompagnant d’une
guitare:

    «Una noche en que la luna
    «No daba su luz tan bella...»

Une mélodie grave soutenait les paroles et ce chant sauvage et passionné
d’hommes qui ne rient pas. L’amant ouvrait la tombe de la bien-aimée et
recouvrait le cher visage d’un mouchoir, pour que la bouche tant de fois
baisée ne mordît pas la terre:

    «Porque no mordie la tierra
    «La boca que io besé...»

Marie Erikow avait complètement fermé les yeux. Helven pouvait voir
tressaillir légèrement ses lèvres et il se sentit mordu d’une jalousie
sourde pour ce chanteur inconnu.

Puis ce furent des danses: le zapateado endiablé, la jota:

    «Es la jota que siempre canté,
    «La jota di mi tiera... olé, olé.»

un tango presque tragique que cadençait la guitare au son voilé par la
main aplatie du musicien; une habanera où vibrait la nostalgie des
danses sous les platanes lorsque les filles aux seins tendus et cambrant
la cheville affrontent les gars bruns qui vont, la cigarette aux lèvres
et le sombrero sur les yeux.

Emportés par le rythme, les matelots espagnols faisaient claquer leurs
doigts, pour marquer la cadence; mais le chanteur invisible continuait
son chant.

Quand il s’arrêta, l’étendue se fit silencieuse et vide.

--Lopez, dit Van den Brooks, arrive ici.

Dans l’ombre, une silhouette surgit. Marie reconnut le barreur du canot
et elle en éprouva un bizarre tressaillement.

--Mon garçon, dit Van den Brooks, tu chantes trop bien. Prends garde à
toi: cela te portera malheur.

Et il lui tendit un cigare.

--Vous êtes un véritable artiste, fit Leminhac.

Mais l’homme tourna le dos, sans mot dire, et disparut.

--Ces Espagnols, nota aigrement l’avocat, sont tous fiers comme Artaban.

Personne ne releva sa remarque. La nuit s’achevait. On regagna les
cabines.

Comme Marie Erikow, précédée d’Helven et de Van den Brooks, descendait
le petit escalier de la coupée, Tommy Hogshead s’effaça contre la paroi
pour la laisser passer. Elle frôla légèrement le nègre dont les yeux
blancs luisaient dans l’ombre. Ayant fermé sa cabine à double tour, elle
se déshabilla en fredonnant:

    «Ti quiero...»

vaguement caressée par tous les désirs qu’elle avait suscités et en
savourant l’encens un peu brutal avec satisfaction. Mais elle ne put
dormir. Toute la nuit, elle crut entendre sur le seuil de la cabine un
souffle d’homme endormi, et n’osa pas ouvrir la porte pour rechercher la
cause de cette singulière hallucination.



CHAPITRE IV

OÙ VAN DEN BROOKS SE PRÉSENTE.--HISTOIRE D’UN RICHE.

        «Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la
        cruauté, délices non passagères, artificielles, mais qui ont
        commencé avec l’homme, finiront avec lui.»

        LAUTRÉAMONT.


Comme le steward versait l’or du Sparkling Moselle dans un sombre
cristal de Bohême, le professeur Tramier émit quelques idées sur la
richesse.

Le professeur, ancien boursier de collège, candidat tenace à tous les
concours, primé, lauré et médaillé, devenu un des maîtres de la science
et un des médecins les plus consultés de Paris, avait gardé de ses
origines modestes un respect étonné pour le faste. Il n’était pas très
sûr de posséder réellement une limousine de 40 HP, un appartement avenue
d’Iéna et une chasse en Sologne. Dans ses salons où tous les siècles de
la monarchie et de l’Empire confondaient leurs styles, leurs ors, leurs
cuivres, leurs bois peints ou leurs acajous vernis suivant la tradition
brocantesque de l’ameublement national et bourgeois, le professeur se
mouvait gauchement et comme installé par hasard dans un garni trop
somptueux.

Toutefois, il jugea convenable de faire un éloge de la richesse.

--C’est, dit-il, la richesse qui a remplacé l’héroïsme. Nos Dioscures
sont aujourd’hui James Rockefeller et Pierpont-Morgan. Ils nous
apparaissent siégeant sur un Olympe lointain, nimbés d’or et voilés aux
mortels par des nuages de banknotes.

«La foudre elle-même ne manque pas à ces nouveaux Jupiters: ce sont eux
qui font la loi aux rois et non plus le Seigneur tout-puissant, Sabaoth
ou Dieu des armées. Le destin en soit loué. Car ce sont des sages: ils
ont amassé beaucoup de biens, et connaissent, par conséquent, l’art de
conduire les peuples.

--Et de traire les hommes, ajouta Helven.

--J’avoue, reprit le professeur, avec un regard allumé par le repas,
qu’il m’est arrivé d’envier ce que l’on n’ose appeler leur bonheur--car
c’est un mot qui ne signifie rien--mais tout au moins l’enivrement de
leur puissance. Un mot, un coup de téléphone, une fiche à déplacer, et
voici des lignes de chemins de fer qui se déroulent, des vaisseaux qui
essaiment sur la mer, des usines qui s’embrasent, la guerre qui
bouleverse le monde. A volonté, prospérité ou misère, douleur ou joie,
ils sèment tout à pleines mains.

--Mon cher professeur, dit Leminhac, dont les rentes étaient maigres,
vous faites de la mythologie. La mythologie du billet de banque! En
réalité, il n’en va pas ainsi. Les milliardaires sont des bourgeois
économes, mesquins et quelquefois sordides. Un roi du dollar,
aujourd’hui défunt, priait sa femme de ne point acheter d’huîtres, les
trouvant d’un prix trop élevé, et il ne donnait pas de pourboire à ses
cochers, quand il prenait un fiacre. Ils ne sont pas maîtres de leur
fortune qui marche toute seule et, s’ils le pouvaient, ils
l’arrêteraient tout bonnement: elle les effraie. La plupart ne
connaissent pas leur pouvoir et la limite même de leurs richesses. S’ils
bouleversent le monde, c’est par pure incohérence; s’ils sèment la joie
ou la douleur, ils ne s’en aperçoivent même pas; ils n’agissent que par
cupidité, tout comme un épicier de village qui spécule sur son gruyère.
A tous les degrés de l’échelle, l’appétit du lucre est identique: il est
grossier et borné.

--Notre cher professeur Tramier est lyrique, dit Van den Brooks, et M.
Leminhac prononce de vertueuses paroles. Vous parlez des riches. Mais
j’imagine--excusez-moi de la liberté grande--que tous deux vous les
ignorez.

--Il y en a de toutes sortes, dit Marie Erikow. Quel rapport y a-t-il
entre le marchand de cochons de Chicago, accroché à son téléphone et à
ses registres, et le latifundiaire de Moscovie qui vit comme un satrape
et fait knouter ses moujiks? Aucun.

--Oh! fit Van den Brooks, plus que vous ne croyez: il y a un fond
commun. Le professeur a tort; l’avocat aussi. Non point parce qu’ils
généralisent, mais parce qu’ils ne touchent pas le point vif. Vous ne
connaissez pas ce qui fait essentiellement la mentalité du riche, son
vice caché.

--Quel est-il donc? demanda Leminhac. Vous êtes mieux placé que moi pour
le connaître.

--Quand vous le saurez, il vous expliquera tout et vous comprendrez à la
fois mégalomanie et parcimonie, le magnat et le bourgeois sordide, car
tous ces traits coexistent en eux.

--Parlez, dit le professeur. Nul mieux que vous ne saurait nous
éclairer.

--Au fond du sentiment de la propriété, il y a l’instinct de la
destruction. L’enfant n’aime son jouet que lorsqu’il peut le casser.
Voilà toute l’histoire de la richesse. Vous me comprendrez mieux tout à
l’heure.

«Le riche est un destructeur. Sa puissance est faite de destruction,
comme celle de tous les vainqueurs. Il ne s’élève que sur des ruines et
sur des cadavres. S’il détruit d’abord par nécessité ou par ambition,
bientôt il en prend le goût, et il n’y a pas de pire virus que cette
jouissance d’anéantir.»

Van den Brooks s’animait, et, comme toujours, lorsqu’il sortait de son
flegme, ses lunettes vertes brillaient.

--Quand on en a goûté, on continue. Ne croyez pas que le riche ait
l’amour de créer. S’il crée, ce n’est jamais que pour détruire autre
chose à côté. Et naturellement, je ne parle pas du troupeau des
enrichis. Je parle des potentats, des vrais riches, qui ont l’instinct
de la domination, de ceux dont vous dites qu’ils sont le bien et le mal,
ceux-là, croyez-moi--et il appuya sur ces mots--ce sont des rapaces
d’une singulière espèce, car non seulement ils se dévorent entre eux,
mais ils se dévorent eux-mêmes.

«Le riche dont je parle n’a pas la notion de l’utilité. C’est un
carnassier et il mastique: il lui faut de la viande. S’il fait de la
philanthropie, c’est pour avoir beaucoup de moutons à sa portée. Il vous
citera Kant et l’Évangile. Mais il y a toujours un bout de langue
révélateur, au coin des babines.

«Les hommes et les choses n’ont d’autre valeur que de satisfaire son
appétit inépuisable. Ce n’est point lucre, je vous dis, c’est violence
et c’est soif de destruction. Le tigre tue parce qu’il a faim; le riche
tue parce qu’il a le goût de tuer. La plupart du temps, il lui suffit de
savoir que, s’il veut, il peut tuer. Que lui parlez-vous d’utiliser? Ce
qui sert aux autres peut ne pas lui servir.

«Celui qui dépasse lui-même ses appétits inconscients arrive à la
connaissance de sa nature et en jouit. Ce riche supérieur touche au
sublime. Au bout d’une longue carrière, quand il a écumé tous les
océans, édifié sa fortune sur les décombres des maisons rivales, spolié
des milliers d’innocents, il se croise les bras devant ses coffres
bondés et l’amertume des vanités emplit son cœur. Ne croyez pas que
posséder le satisfasse.

«Il y a chez tous les riches un fond d’avarice, et les plus prodigues,
en apparence, sont souvent les plus avares. Mais chez le riche dont je
parle, ce n’est pas l’avidité qui domine. Donnez-lui le monde. Il ne
thésaurisera point. Il le détruira.

«Et c’est pourquoi il arrive souvent que les grands riches défont
eux-mêmes ce qu’ils ont fait. Si l’homme est impuissant à créer, il est
tout puissant pour anéantir; et dans cette œuvre de mort, il sent
s’épanouir toutes ses facultés. C’est alors qu’il touche à la
perfection.»

La voix de Van den Brooks se fit plus grave:

--_Qualis artifex!_ On ne possède bien que ce que l’on peut détruire.

«Si les amants rêvent de mourir ensemble, c’est parce que la possession
complète ne s’accomplit que dans la mort. C’est ainsi qu’il faut
entendre cette phrase de l’Écriture: Il nous aima jusqu’à la mort,
_usque ad mortem_.»

Marie Erikow demeurait, sa cuiller levée, oubliant de porter à sa bouche
un flot de glace au kummel qui fondait lentement.

--Serait-ce un sadique? méditait le psychiatre.

--Un amateur du petit frisson? pensait Leminhac.

--Quel amoureux! rêvait Marie Erikow.

Helven regardait curieusement le marchand de cotonnades qui vidait
maintenant à petits coups un gobelet de Xérès.

--Tenez, dit Van den Brooks, je vais vous raconter une histoire:

«Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de la banque Vermont, Lorris
et Cº.

--Parbleu, dit Leminhac, j’ai été le chargé d’affaires d’un des
créanciers français. Dieu sait s’ils étaient nombreux.

--Oui, fort nombreux. Ce fut une affaire sensationnelle.

--Un coup de tonnerre! appuya l’avocat.

--J’ai quelques détails sur cette catastrophe financière. De
Vermont--mettons que ce fut un de mes amis--descendait d’une ancienne
famille de huguenots français, émigrés au Canada et passés en Amérique
au moment de l’Indépendance. Curieuse famille, d’ailleurs, dont l’un des
ancêtres chevaucha, botte à botte, avec le baron des Adrets et pendit,
empala ou rôtit pas mal de papistes, sans compter un certain nombre de
ses coreligionnaires qu’il soulageait de leurs bourses, sur les routes
de l’Estérel, avant de les expédier dans un monde où le dieu des
parpaillots se chargerait de reconnaître les siens. C’était d’ailleurs
un aimable homme, encore peu huguenotisé, et qui, tout en ferraillant
pour la bonne cause, pratiquait un scepticisme parfait en matière de
morale et même de droit commun. Poète entre deux boute-selles, et
fessant les maritornes d’auberge, on lui attribue quelques pièces
apocryphes d’un recueil intitulé «le Carquois» et dont le principal
auteur fut le sieur Louvigné du Dézert illustré par votre compatriote
Fernand Fleuret.

--C’est un livre licencieux, dit le professeur. Je l’ai feuilleté chez
un bouquiniste et les marchands ne l’exposent que ceint d’une solide
ficelle.

--Ses descendants, fort puritains, élevèrent consciencieusement des
bœufs, des porcs et des chevaux et amassèrent une fortune qui redora le
blason comtal. La banque fut fondée à New-York en 1876, par le comte
Gratien dont le fils épousa une Espagnole. Celle-ci, naturellement
catholique, éleva dans sa religion leur fils unique, Lionel, qui, à la
mort de son père, prit avec son coassocié William W. Lorris la direction
de la banque dont il était le principal actionnaire.

«Lionel était un grand gaillard, fait pour remplir l’armure de son
ancêtre, mais qui, malgré son apparence de reître, vécut comme un moine
les années de sa jeunesse. Sa mère l’avait confit en dévotion et lui
avait farci l’esprit de toutes les fariboles que peut nourrir
l’imagination d’une fille de hidalgo. Elle lui représentait l’enfer
ouvert sous chacun de ses pas et l’enfant s’attendait toutes les nuits à
voir flamber à son chevet les yeux du diable venu pour le quérir sous la
forme d’un barbet. Salutaire éducation!

--Salutaire en effet, dit le professeur. Elle remplit les asiles
d’aliénés.

--Erreur, mon cher maître. Elle aiguise la sensibilité, elle fait des
poètes, des saints et les fanatiques qui sont les maîtres du monde.

--Cela revient au même, dit Tramier.

--Passons! Lionel eût fait un bon inquisiteur, si grand était son amour
du prochain. Il eût rôti la moitié du monde pour garnir le paradis. Sa
fortune était considérable et il ne la négligeait point. Au contraire,
il était fort assidu à ses bureaux et la banque prospérait.

«Sa vie était celle d’un ascète. On ne le trouvait qu’à son office de la
City et dans son hôtel de la Cinquième Avenue où il avait aménagé une
précieuse bibliothèque, car il était fort curieux de lettres et
d’histoire.

«William W. Lorris, son associé, semblait fort lié avec lui, bien plus
encore par une amitié véritable que par la communauté de leurs intérêts.
Les deux ne faisaient qu’un et pourtant, il ne pouvait exister d’êtres
plus différents: Lorris, enjoué, bon vivant, amateur de chevaux et de
femmes; Lionel, chaste, taciturne, et couvant un feu intérieur.

«Quelques opérations, adroitement réussies, celle du Columbian Railway,
de la compagnie électrique de l’Ohio, etc., classèrent Lionel parmi les
premiers financiers de son temps et valurent à la raison sociale un
surcroît de renommée.

«C’est en plein succès et à l’apogée de sa gloire et de sa prospérité
que Lionel de Vermont disparut.

«Sans tambour ni trompettes. Un jour, l’huissier qui veillait aux
barrières de son Louvre, ne le vit point arriver à dix heures sonnantes,
comme il en avait invariablement coutume. Le jour même, William W.
Lorris reçut une lettre de son associé, l’informant que Lionel se
rendait en Europe pour quelque temps, qu’il ne fallait pas s’attendre à
recevoir de ses nouvelles et que l’on ne s’inquiétât d’aucune manière.
Il reviendrait en temps voulu.

«Une année, deux années s’écoulèrent. Confiant dans la parole de son
ami, William W. Lorris administra l’office du mieux qu’il put et sa
gestion fut heureuse. Il ne cessa jamais d’espérer le retour de Lionel,
prêt à lui exposer, le jour où l’on tuerait le veau gras, la
comptabilité la plus loyale et la plus nette.

«Alors apparut Sigismond Loch, que personne ne connaissait jusqu’ici et
qui ouvrit dans la cité un modeste bureau d’affaires. Ce Loch était un
vieillard, fort voûté, assez crasseux, le chef agrémenté d’une chevelure
abondante et grise, le menton d’une barbe patriarcale. Cet accessoire de
sa physionomie était d’ailleurs le seul détail qui pût le
rapprocher--conventionnellement du moins--des pâtres de Chaldée. Il
n’avait ni leur innocence, ni leur piété, et je n’ai jamais douté qu’il
ne fût une canaille accomplie.

«Il se révéla bientôt, aux yeux des plus experts et des plus adroits
financiers, comme un maître de la spéculation. Jamais requin ne nagea
plus adroitement entre deux eaux et ne happa plus prestement sa proie.
Il tenait ferme et ne lâchait point prise. On lui attribue le scandale
de la Minnesota Diskonto Gesellschaft. Ce geste digne d’un forban de
haute lignée lui valut la réputation d’un malin avec qui il fallait
compter et remplit les coffres de l’Office Loch, lequel ne payait point
de mine et n’avait pas d’huissier à chaîne.

«L’affaire en question porta une grave atteinte à la Banque
Vermont-Lorris dont les intérêts se trouvèrent lésés par la chute d’une
maison amie et alliée. Chose étrange, les machinations du patriarche,
pour la plupart assez tortueuses, apparaissaient à un observateur
désintéressé et compétent, comme visant toutes le même but, à savoir
ruiner le crédit des Vermont-Lorris and Cº. Ceux-ci,--ou pour mieux dire
Lorris tout court, car Lionel ne donnait pas signe de vie--Lorris donc
avait affaire à forte partie et devait se tenir à carreau. Mais il ne
soupçonnait point la trame. Cette trame était de mailles fines et
serrées. Tous ceux qui ont hanté, il y a douze ans, le péristyle de la
Bourse, se souviennent de la prodigieuse habileté avec laquelle furent
conduites les affaires des Brazilian Diamonds, des Minoteries Werruys,
des Braddington Motor Cars, et mille autres opérations du même genre.
Une fatalité mystérieuse dirigeait les cours dans le sens le plus
favorable aux opérations de Sigismond Loch, dont on peut dire qu’il ne
connut pas un échec, pendant le temps--heureusement bref--où sa sinistre
et pateline figure hanta les songes arides des financiers. La même
fatalité--était-ce bien le destin?--amenait progressivement
l’effondrement de l’ancienne et si honorablement connue banque Vermont.
De père en fils, les Vermont avaient joui de la confiance et de la
sympathie universelles--chose rare dans les milieux où l’on a à la fois
la dent dure et l’échine souple.

«L’impopularité de Sigismond Loch augmentait chaque jour. Il est
probable que ses desseins secrets apparaissaient à quelques-uns, selon
une de ces presciences ou divinations inexplicables. On flairait le
coquin, sans toutefois l’aborder de front. Des manifestations hostiles,
qui eurent lieu à la Bourse, lui témoignèrent les sentiments de la
confrérie. Mais il ne parut pas s’en émouvoir. Et d’ailleurs, la fortune
lui souriait.

«On racontait sur lui d’étranges histoires et qui frôlaient la manie.
Par les soirs d’hiver, il racolait, disait-on, dans les quartiers
miséreux, de pauvres petits va-nu-pieds grelottant le froid et la faim.
Le bonhomme les prenait doucement par la main et--comment ne pas suivre
un si respectable vieillard?--les conduisait devant les boutiques les
mieux achalandées, les plus lumineuses. On humait l’arome des cakes et
des puddings, le fumet des rôtis, l’odeur chaude du pain. Les crèmes
bavaient sur l’or des croûtes; les nougats échafaudaient leurs
marqueteries appétissantes; les pâtes d’amandes et de coings, les
gâteaux farcis de noix et de pistache, les chocolats fourrés de liqueurs
et de fruits, tout cet Eldorado de la gourmandise chatouillait le palais
des meurt-de-faim en culottes ravaudées. Le patriarche de Chaldée
sentait frémir dans sa main racornie la menotte du bambin affamé, et
j’imagine qu’il en éprouvait quelque jouissance particulière, car la
fête durait longtemps.

«Le gamin n’osait pas en demander davantage et l’aspect à la fois
bienveillant et grave de Sigismond l’intimidait. Inconsciemment poussé
par l’impératif--le plus catégorique de tous--de sa panse vide, ivre de
convoitise et tout tremblant à l’idée de toucher enfin--une fois dans sa
vie--à tant de délices, il tirait le vieillard vers l’entrée de l’Éden.

«--Tout à l’heure, disait le bonhomme. Patience, mon petit ami. Tu ne
t’en plaindras pas.

«Puis, quand il jugeait que la farce avait assez duré, il lui chuchotait
paternellement:

«--Toutes ces bonnes choses te font envie, mon petit garçon. Toutes ces
bonnes choses sont succulentes. Si tu savais comme elles fondent dans la
bouche, comme elles vous caressent agréablement le gosier. Il y en a
beaucoup que tu n’as jamais goûtées et que tu ne goûteras jamais, car tu
es un petit pauvre et vraisemblablement, tu mourras de faim, un jour ou
l’autre. Tu feras peut-être fortune, mais ne crois pas que l’on devienne
milliardaire en ramassant des épingles, comme le racontent vos imbéciles
des écoles. Tu seras peut-être un coquin et, dans ce cas, si tu
t’enrichis, tu laisseras crever les camarades. En attendant, tu as
faim...

«--Oh! oui, Monsieur, disait le gosse qui ne comprenait rien, sinon
qu’il y avait en face de lui beaucoup à manger et du meilleur.

«--Bien, tu as faim et tu n’as pas d’argent?

«--Non, Monsieur. Non, mon bon Monsieur.

«--Alors?

«--...

«--Alors, mon petit, il faut faire un beau cran à ta ceinture et rentrer
doucettement au foyer paternel où tu recevras des claques.

«Et, tapant sur son gousset:

«--Moi, j’ai de l’argent et je mange quand j’ai faim. Il faut avoir de
l’argent. Respecte les riches. Ils sont bons; ils sont vertueux; ils ont
toutes les qualités. Vois comme nous sommes, mon ami. Va, mon enfant, et
que Dieu te protège.

«Un soir, Sigismond Loch, en mal de philanthropie, rencontra sur son
chemin une femme misérablement vêtue et qui lui parut d’une grande
beauté. Il avait l’esprit de décision et il aborda franchement la
créature. D’ailleurs son aspect vénérable pouvait le faire prendre pour
un pasteur ou un grand chef de l’Armée du Salut.

«--Vous m’excuserez, Madame, dit-il poliment. Ne croyez pas que je
veuille vous débiter des fadaises, et, si je vous complimente de votre
beau visage, ce n’est pas pour faire le galantin. Dieu m’en préserve à
mon âge. Seriez-vous, par hasard, modèle pour les peintres?

«--Non, Monsieur, répondit l’inconnue. Je suis piqueuse à la machine.

«--Un pauvre métier, Madame, n’est-ce pas, et qui nourrit mal celle qui
le pratique?

«--Hélas... Monsieur. Mais il faut vivre et je me résigne.

«--Je puis beaucoup pour vous. En deux mots, voici: chargé par un des
grands journaux de cette ville d’organiser un concours de beauté, je ne
doute pas que vous n’obteniez un prix--le premier peut-être--car vous
êtes fort belle. Vous le savez, je pense.

«--On me l’a dit quelquefois, Monsieur, mais cela ne m’a jamais servi.

«--Le monde est mal fait, dit Sigismond Loch, et une guenon vêtue de
dentelles et parée de diamants vaut mille fois mieux qu’une Madone en
jupon défraîchi. Donnez-moi votre adresse. Voici la mienne, d’ailleurs.
Révéler votre beauté m’assure un succès à mon journal et votre vie peut
être changée du jour au lendemain.

«Il accompagna cette mirifique promesse d’un regard tentateur et
s’éloigna dans la nuit.

«_Vanity fair_, un journal alors à la mode avait, en effet, organisé un
concours de beauté, d’ailleurs anonyme. Mérite ou protection, l’inconnue
de Sigismond Loch obtint le premier prix. Quant au patriarche, il fut le
premier à informer sa protégée de l’heureuse nouvelle. Il mit le comble
à sa bonté en lui faisant adresser une robe du bon faiseur, un chapeau,
des bottines, du linge fin, le tout du meilleur goût, car il s’entendait
à mille choses autres que hausse, baisse et achats au comptant. Puis
l’inconnue, parée de tous ses atours et vraiment éclatante de beauté,
s’en vint au bureau du journal, afin d’être photographiée. Sigismond
l’accompagnait naturellement pour la plus grande satisfaction des
reporters et des snobs que sa présence éloignait, bien malgré eux, de la
Lauréate.

«--Ce vieux Sigismond a trouvé une bien jolie chaussure pour son vilain
pied, dit une mauvaise langue.

«Et l’histoire de courir.

«Mais Dieu seul, qui sonde les reins et les cœurs, connaissait les
desseins du patriarche.

«Tout le jour, il promena sa protégée dans les lieux les plus élégants
de la Métropole. Il la fit dîner avec lui au restaurant à la mode et la
conduisit à l’Opéra. Quand elle pénétra dans la loge, réservée par
Sigismond, toutes les lorgnettes se braquèrent sur elle et un murmure
d’admiration courut à l’orchestre.

«--Qui est-ce? demanda Madame Austin-Clar, reine des Boîtes-de-Conserve.

«--Personne, répondit-on; la maîtresse de Sigismond Loch.

«L’inconnue huma ce soir-là un fumet dont la femme la plus belle, la
plus riche et la plus enviée ne se lasse point et qu’elle regrette
jusqu’à la mort, celui de la vanité. De la boue où, la veille encore,
elle pataugeait, elle se vit portée, radieuse, à l’admiration d’une
foule, offerte à l’envie d’un parterre de milliardaires, ce qui vaut
mieux aujourd’hui, pour une jolie fille, qu’un parterre de rois.
Sigismond l’entourait d’attentions, comme un amoureux de vingt ans, et
jalousement écartait d’elle les amis trop empressés. Il tenait surtout à
ce que la gloire de sa protégée restât anonyme. L’inconnue, défaillante
de tant d’émotions, débordant d’espoirs, formant mille rêves de
félicité, tournait vers le protecteur des yeux de gazelle
reconnaissante. Sans doute entrevoyait-elle, abritée par cette barbe
vénérable, un avenir de douceur et de repos. Tout de suite, elle s’était
adaptée à sa nouvelle condition, minaudait derrière son éventail avec
une grâce accomplie et ne retirait pas ses gants, de crainte que l’on ne
découvrît des phalanges usées par l’aiguille.

«La représentation terminée, Sigismond la fit monter dans sa voiture. La
fête tant attendue par le vieux forban allait enfin commencer. Ce n’est
point d’amour que je parle.

«Dans l’ombre de la limousine--dont le patriarche avait éteint la lampe
intérieure, pour plus d’intimité,--l’inconnue, ne songeant qu’à son
bienfaiteur, se pencha, oh! imperceptiblement, sur l’épaule de
Sigismond.

«Celui-ci en profita pour lui dire de sa voix la plus onctueuse:

«--Où faut-il vous conduire?

«La pauvrette ne s’attendait pas à cette question. Elle avait déjà
oublié son adresse.

«--Je ne sais pas, balbutia-t-elle. Où vous voudrez...

«Peut-être nourrissait-elle encore quelque espoir. Ce vieillard était si
délicat.

«--Alors, dit Sigismond, vous me permettrez de vous arrêter à l’endroit
où j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance.

«La limousine stoppa à un carrefour. La belle d’un jour mit pied à terre
et trempa dans la boue les jolis souliers de satin qu’elle ne remettrait
plus jamais. Le brouillard nocturne l’engloutit.

«La voiture du patriarche glissait dans la ville endormie. Sigismond
ralluma la lampe et il se frottait les mains en songeant à sa protégée
qui retrouvait maintenant, cendres de sa gloire éphémère, la mansarde,
la cheminée sans feu et la machine à coudre...

                   *       *       *       *       *

«Cependant, le malheureux William W. Lorris se débattait comme un beau
diable pour défendre le dernier crédit de la banque Vermont, crédit miné
et sapé de toutes parts et qui devait s’effondrer, sans que rien de la
part du gérant justifiât la cruauté imméritée de ce destin. La vieille
réputation des Vermont n’était plus un pavillon suffisant pour préserver
la maison des calomnies malicieusement répandues et dont le venin
sortait indirectement de la poche à fiel de Sigismond. On disait Lorris
endetté considérablement et le bruit suffisait à ramener en même temps
des créances dont, sans cela, les échéances eussent été renouvelées. Un
grand nombre de ces créances avaient d’ailleurs été rachetées en
sous-main par le patriarche et Lorris connut brusquement, un beau jour,
le nom de son impitoyable adversaire.

«William W. Lorris était un fort brave homme et qui n’avait pas encore
sondé l’insondable fourberie et la plus insondable encore lâcheté des
hommes. Pourtant, l’acharnement de Sigismond Loch le frappa; il ne
pouvait l’expliquer. Désespéré de voir s’évanouir ses derniers soutiens,
se fermer devant lui les portes amies, ses plus anciens compagnons et
ceux qui devaient avoir en lui la foi la plus solide, passer sur le
trottoir d’en face pour n’avoir pas à lui serrer la main, acculé au
désastre, Lorris se présenta chez Sigismond Loch.

«Le patriarche le reçut avec une sereine affabilité.

«--Vous avez en mains, lui dit Lorris, les principales créances de ma
maison. Elles viennent à échéance ce mois courant. Si vous ne m’accordez
pas un délai, je me vois dans l’impossibilité de faire face. Je n’ai pas
besoin de vous dire le parti qui me restera à prendre.

«--Mais, mon bon jeune homme, dit le vieillard avec mansuétude, il ne
faut jamais désespérer. Les voies du Seigneur sont mystérieuses...

«--Trêve de tartuferies, dit William W. Lorris, qui étouffait.

«--Chut, chut, mon ami! Ne nous impatientons pas, je ne suis qu’un
vieillard...

«Lorris comprit et baissa la tête.

«--Vous avez encore du crédit. Je ne doute pas que vos «good fellows» de
la Banque Hudson ou des Pierpont-Carrier ne vous viennent en aide
immédiatement.

«--Hélas! fit Lorris qui avait tout tenté et n’avait pu forcer la porte
de Pierpont-Carrier, un ami de vingt ans.

«--Je ne puis croire que votre situation soit aussi désespérée.

«--Elle l’est, dit Lorris, irrémédiablement. Mon sort dépend de vous.

«--Votre sort, votre sort... Et qu’y puis-je, moi, pauvre financier
obscur, sans ressources, obligé de réaliser le plus tôt possible tout ce
que je possède, car j’ai moi aussi de redoutables échéances?

«--Alors?... demanda Lorris.

«--Alors, vous me voyez navré, désespéré... je ne puis croire, non, je
ne puis croire que votre situation...

«--C’est bien, fit froidement le banquier, je comprends.

«--Mais, exclama le vieillard, soudain illuminé, Lionel de Vermont,
votre associé, peut vous sauver: s’il revenait, il rétablirait votre
crédit...

«Lorris esquissa un geste vague.

«--J’ai ruiné sa maison, murmura-t-il. Dieu sait pourtant que j’avais
tout fait. Qu’il me pardonne!

«--Une dernière fois, ajouta-t-il, les yeux fixés sur les bésicles
clignotantes du patriarche, une dernière fois, vous refusez?

«--Je vous jure, protesta Sigismond, je vous jure que je ne puis.

«--Adieu, dit Lorris.

«Il claqua la porte. On ne le revit ni chez Sigismond, ni chez lui, ni
ailleurs.

«La banqueroute fut déclarée; la maison de Lorris et celle de Vermont,
saisies. On vendit aux enchères la précieuse bibliothèque. Ce jour-là,
Sigismond Loch, qui assistait à la vente, acheta une précieuse édition
elzévirienne du «Traité de l’Amitié», reliée en veau et blasonnée.

«Il rentra chez lui, ce petit livre sous le bras. Dans la journée, et
celle qui suivit, il retira des diverses banques tous ses dépôts, régla
ses comptes, mit ses affaires en ordre et abandonna l’Office à un juif
qui lui avait payé une somme assez ronde. Nul ne connaissait la fortune
de Sigismond: elle devait être considérable, si l’on en juge d’après le
nombre des opérations qu’il réussit et d’après sa prodigieuse
friponnerie. Toutes les valeurs personnelles de Vermont et de Lorris
étaient entre ses mains.

«Les domestiques renvoyés, son appartement vide, un fiacre à sa porte et
les malles bouclées, il entra une dernière minute dans son cabinet de
toilette.

«Le patriarche n’en repassa jamais le seuil. On ne retrouva que sa
barbe, sa perruque et ses bésicles. Ce fut un homme jeune, de haute
taille, les traits déjà ravagés par les veilles et les excès; les yeux
ardents, un jeune homme d’allure romantique, byronien comme le Corsaire
et qui partait à la conquête du monde.

«Lionel lui-même!...»

                   *       *       *       *       *

--Par exemple, dit Leminhac, l’histoire est tout à fait invraisemblable.

--Peut-être, dit Van den Brooks, mais elle est vraie. Elle nous démontre
ce que je disais plus haut. Je pense que Lionel ne s’est pas arrêté là.

--Qu’est-il devenu? demanda Marie Erikow.

--Mystère, dit le marchand de cotonnades. Le bruit a couru qu’il s’était
fait sauter à la dynamite avec toute sa fortune et une négresse qu’il
adorait, dans une île du Pacifique. On a dit aussi que, plein de
repentir, il avait consacré ses rentes à la Propagation de la Foi et au
rachat des petits Chinois dont leurs parents nourrissent les cochons
domestiques. On a dit encore qu’il avait frété un navire et qu’il
s’adonnait à la course, renouvelant des exploits des ancien
flibustiers...

--Qui sait! dit Helven. Cela est peut-être plus exact.

Van den Brooks sourit dans sa barbe.

--N’en croyez rien, fit-il. Je sais ce qu’est devenu Lionel.

--Dites, supplia Marie.

--Devinez.

--Non. Parlez. Ne soyez pas méchant.

--Il est devenu Dieu, ni plus ni moins.

Et Van den Brooks éclata de rire.



CHAPITRE V

OÙ VAN DEN BROOKS PARLE EN MAÎTRE.

            «Cosi parla e le guardie indi dispone.»

        LE TASSE.


A midi, le capitaine Halifax, surnommé par l’équipage Halifax-le-Borgne,
faisait le point. Van den Brooks assistait généralement à l’opération
et, ce jour-là, il avait Helven avec lui. Le peintre éprouvait à l’égard
du marchand de cotonnades des sentiments si confus et, en apparence, si
contraires, qu’il ne pouvait s’empêcher de rechercher sa compagnie, dans
la mesure où la réserve coutumière de Van den Brooks le permettait; en
même temps, il ne pouvait se trouver avec lui sans un certain malaise.
Tour à tour, le bizarre personnage l’attirait et le repoussait; il ne
restait pas insensible au charme de cet esprit qui joignait l’audace à
la vigueur, et la poésie à l’humour, il ne résistait pas à l’accent
mordant ou passionné de cette voix. Le maître du _Cormoran_ exerçait sur
Helven, comme sur tout son entourage, une fascination faite à la fois de
crainte et de séduction. Helven la ressentait plus que tout autre, parce
qu’il était d’une sensibilité plus aiguisée que Tramier et Leminhac,
mais il luttait contre elle, redoutant d’apercevoir un jour le dessous
tragique de ce masque. Si, lorsque Van den Brooks parlait, Helven comme
Marie Erikow s’abandonnait à son charme, il arrivait au jeune homme de
sursauter en surprenant dans la voix du marchand je ne sais quelle
inflexion trouble et quelle rauque cruauté. Il se reprenait alors et,
méfiant, surveillait l’hôte dont le regard demeurait impénétrable.

Donc, Halifax-le-Borgne faisait le point et Helven qui, nous l’avons
dit, avait quelque pratique de la navigation, ne releva pas sans
inquiétude la situation du navire. Il crut s’apercevoir que l’on ne
suivait pas la route commerciale habituelle de Callao à Sydney, mais que
l’on avait dévié d’un degré environ vers le Nord-Nord-Ouest. Ainsi,
depuis trois jours que l’on avait quitté la côte, le navire s’était
éloigné de près de soixante milles marins du trajet ordinaire des
paquebots, ce qui représentait un écart assez considérable.

--Où nous conduit-on? songeait Helven.

Il est assez déplaisant de se trouver à bord d’un navire, commandé par
un personnage dans le genre de Van den Brooks, monté par un équipage
aussi singulier que celui de Halifax-le-Borgne, matelots qui sous leur
harnais semblaient proprement l’écume des ports et parmi lesquels
surgissaient les deux singulières figures de Tommy Hogshead le colosse
et de Lopez au bandeau noir; il est assez déplaisant, dis-je, de se
trouver en pareille compagnie, à bord d’un navire, aussi luxueux
soit-il, si ce navire prend tout à coup, et sans que nous soyons maîtres
de donner un coup de barre, une direction imprévue et mystérieuse.

--Cela est bien curieux, réfléchit le peintre. Nous nous éloignons de
plus en plus de notre destination. A cette allure, dans trois jours,
nous piquerons en plein sur les Malouines.

Toutefois, il n’osa pas formuler ses observations et, prudemment, se
tint coi. Van den Brooks lisait la carte marine, promenant sa barbe
étincelante sur les spirales vertes des profondeurs.

Dans le salon, Helven retrouva Marie Erikow, Tramier et Leminhac.

--Quelle solitude, disait la Russe. Combien de temps encore
resterons-nous sans nouvelles?

--Bah! répondit l’avocat, quel besoin avons-nous de nouvelles? Ne
sommes-nous pas parfaitement heureux?--Pour ma part, ajouta-t-il, avec
un regard languissant à l’adresse de sa voisine, je ne souhaite rien de
plus.

--Moi, dit le professeur, j’aimerais à savoir si ce vieux ramolli de
Rouquignol a fait sa communication à l’Académie sur la dissociation des
cellules nerveuses chez les Radiolaires; il a dû dire un tas de sottises
à l’allemande.

--Et moi, dit Helven, je voudrais bien savoir par quel chemin nous
allons à Sydney?

Et il fit part de ses constatations.

--Êtes-vous bien sûr, demanda Leminhac, de ne pas vous tromper?

--Sûr, dit Helven.

L’avocat parut incrédule.

--Pourquoi Van den Brooks nous ferait-il dévier de notre route, puisque
lui-même se rend à Sydney? demanda le professeur.

--Helven, mon ami, dit Marie Erikow, moqueuse, méfiez-vous de votre
imagination. Vous rêvez parfois d’aventures. Rêvez-vous aussi tout
éveillé?

--Soit, dit Helven piqué, n’en parlons plus. A Dieu vat.

--J’ai pour ma part, assura le professeur, la plus grande confiance dans
le maître du navire. Il cultive le paradoxe, mais je le crois un honnête
homme et fort instruit pour sa condition.

Helven ne put s’empêcher de sourire.

Le maître du bord apparut, bientôt suivi du steward qui annonça le
déjeuner.

--A table, dit Van den Brooks; le chef nous a apprêté une lamproie à la
hollandaise et des dolmades en feuilles de vigne à la mode grecque. Ne
le faisons pas attendre!

Il prit le bras de Marie Erikow.

--Comment vous trouvez-vous à bord, Madame?

--A merveille, mais pour moi, ajouta-t-elle, c’est un conte de fées et
vous êtes un magicien. J’ai peur d’être soudain transformée en souris,
en écureuil, ou en femme de lettres.

--Ne craignez rien, dit-il. Je n’abuserai pas de mon pouvoir, et en ce
qui concerne la dernière des transformations, je n’aime pas les
bas-bleus.

Il ajouta négligemment:

--J’ai là le dernier livre de Mme Maurel. Je vous le prêterai, s’il vous
plaît.

--Grand merci, répondit la Russe.

Les liqueurs--dernières bouteilles de la veuve Amphoux--avaient été
apportées au fumoir, lorsque le capitaine Halifax se présenta.

--Vous avez à me parler, capitaine? dit Van den Brooks.

Halifax fit signe que oui.

--Excusez-moi, dit le marchand.

Et ils sortirent.

                   *       *       *       *       *

Lorsque Van den Brooks reparut, un sourire tremblait dans sa barbe
pactolienne.

--Vous m’excuserez, dit le marchand avec courtoisie, de vous avoir
abandonnés quelques instants.

--Mais, je vous en prie... bien entendu... comment donc!

--Et vous m’excuserez encore de la grande liberté que je vais prendre
avec vous. Ne voyez, je vous en prie, dans ce que je vais vous demander,
qu’une mesure nécessitée par certaines opérations commerciales...

--...

--Voici; je vous serais tout à fait obligé de ne pas quitter ces deux
pièces, jusqu’à ce que l’on vienne vous prévenir que l’accès du pont est
libre.

--Prisonniers! pensa Helven.

--Je vais vous faire apporter des rafraîchissements, des livres, des
journaux, des revues, tout ce que vous pouvez désirer.

--Puis-je avoir le deuxième tome de Krafft-Ebing? demanda le professeur.

--Immédiatement.

--Nous sommes aux arrêts? demanda Marie Erikow.

--Quel vilain mot! C’est une faveur que je vous demande, et vous ne
pouvez me la refuser. Je me confonds en excuses. La nécessité seule...

Et prestement, silencieusement, Van den Brooks disparut. Fort surpris,
les quatre passagers entendirent le glissement du pêne dans la serrure.

--Enfermés, nous sommes enfermés, dit Leminhac.

--Quelles drôles de manières! murmura le professeur choqué.

--C’est tout à fait amusant, dit Marie Erikow, que le mystère
enchantait.

--Je voudrais bien, dit Helven, connaître les opérations commerciales de
M. Van den Brooks. Elles doivent être fort intéressantes.

Le steward apportait un plateau chargé des plus délicates friandises,
des coupes de Venise où moussaient des sorbets neigeux et légers comme
des mousselines, des pots de Hollande remplis de confitures au gingembre
et de gelées de fleurs et de fruits. Un groom nègre le suivait, élevant
sur sa tête crépue un plat persan d’un bleu éteint où s’entassaient des
limons, des cédrats et des oranges.

--Il fait bien les choses, opina le professeur.

--Comment saurait-on lui en vouloir? dit Marie Erikow.

Bientôt le professeur Tramier s’endormait et un souffle égal sortait de
sa bouche entr’ouverte, fertile en doctes paroles. Marie suivait les
volutes de sa cigarette. Helven et Leminhac engagèrent une partie
d’échecs.

Une certaine contrainte pesait sur eux.

--Nous sommes fort bien ici, dit l’avocat. Mais il me suffit de savoir
cette porte fermée pour avoir envie d’aller sur le pont me dégourdir les
jambes.

Comme il disait ces mots, une détonation ébranla le navire.

--Un coup de canon! fit Helven.

Marie Erikow ne broncha pas.

--Tiens, dit-elle à Helven, vous voilà servi. Il me semble que nous
sommes dans l’aventure.

Le professeur avait sursauté.

--Qu’est-ce? Qu’y a-t-il donc?

Quant à Leminhac, il cherchait en vain à distinguer par le hublot ce qui
se passait au dehors.

Une seconde détonation fit trembler les verres et les tasses.

--Mais c’est une bataille navale, dit Marie.

--Attention à l’abordage, sourit Helven.

Leminhac pâlissant bredouillait:

--Mais je ne vois rien, rien... si, un peu de fumée!

Quant au professeur, il arpentait le salon:

--C’est incompréhensible, incompréhensible. Un homme si bien élevé!

Ce fut le silence.

Des coups de sifflet, des bruits de chaîne. Le navire ralentissait sa
marche, puis roulait, immobile.

--On stoppe. En pleine mer...

--Il y a un autre bateau, dit Leminhac, qui accoste. Mais je ne peux
voir à l’avant.

Il essaya d’ouvrir. Impossible: le hublot était fermé solidement.

Au-dessus d’eux, les passagers entendaient des bruits de caisses lourdes
que l’on traîne, des coups de sifflet--tout un remue-ménage dont ils ne
pouvaient s’expliquer la cause.

--J’ai comme une idée, dit Helven à Marie, que le patron du _Cormoran_
donne dans la flibuste.

--Enfant, dit celle-ci. En êtes-vous toujours aux romans d’aventures?

Le silence se rétablit. Le navire reprit sa marche. Une heure environ
s’écoula.

Derrière la porte, on entendit la voix de Van den Brooks, sa voix
d’airain:

--Double ration de tafia, ce soir à l’équipage! Et la porte s’ouvrit...



DEUXIÈME PARTIE

LES NUITS DU «CORMORAN»



CHAPITRE VI

LE RÉCIT DU DOCTEUR. LE CAHIER DE MAROQUIN ROUGE.

        «Dans un quartier qu’endort l’odeur de ses jardins et de ses
        arbres, la rampe du soir s’élève et baisse un peu ses accords,
        par ce temps d’automne.»

        LÉON-PAUL FARGUE.


Ce soir-là, le dîner fut moins animé que de coutume. Les étranges
incidents de la journée pesaient encore sur les esprits des quatre
passagers et Leminhac chercha longtemps en vain à attiser une
conversation qui restait languissante, malgré l’excellence des mets et
des crus. Van den Brooks jouait à la perfection son rôle de maître de
maison, surveillait discrètement l’ordonnance du repas et faisait front
à Leminhac. Le professeur affectait une réserve polie, car il ne
pardonnait pas au trafiquant d’avoir fermé à clé la porte du salon.

--C’est là, pensait Tramier, une incorrection. Je ne serais pas sorti,
mais la porte devait rester ouverte.

Marie Erikow observait Helven du coin de l’œil. Elle n’était pas
insensible au charme de ce jeune homme dont le visage était resté celui
d’un adolescent. Mais, bien que, coquette accomplie et consciente de ses
avantages, elle devinât parfaitement l’effet produit sur le peintre par
sa beauté, elle le trouvait fuyant, insaisissable et, contrairement à
tous ses devoirs, absorbé parfois dans une rêverie dont elle aurait
voulu connaître l’objet. Ce soir-là, la rêverie devait être
particulièrement séduisante, car Helven ne levait pas le nez de son
assiette et, fort impoliment, jugeait-elle, n’adressait pas la parole à
sa voisine. Elle se tourna vers Leminhac et lui prodigua des flatteries:
l’avocat ne manqua pas de tomber dans le piège.

--Je me rappelle, lui dit-elle, l’audience où vous avez défendu cette
malheureuse Sophie Soliveau, accusée à tort d’avoir assassiné son mari
et dévalisé son amant. Une femme peut-elle être capable d’une pareille
abjection? Le mari, passe encore. Mais l’amant?

--Je n’ai pas, dit l’avocat, douté un seul instant de son innocence.
Sophie était bien trop jolie pour être coupable et le jury fut de cet
avis.

--Ainsi prononce la justice des hommes, murmura Helven que le manège de
Marie agaçait et qui se sentait brusquement enflammé pour l’avocat d’une
de ces haines que l’on pourrait appeler phosphoriques.

--La justice, dit Van den Brooks, il est fort heureux qu’elle ne règne
pas sur la terre. Avec elle, il n’y aurait pas d’amour possible.
D’ailleurs, les hommes ne la désirent pas.

--Je ne crois pas cela, dit le professeur sèchement. L’amour du
prochain...

--... Est le commencement de l’injustice, continua Van den Brooks. N’en
doutez pas, mon cher professeur. La justice est faite de raison et
l’amour n’a que faire avec cette personne sèche, hargneuse, et bien
équilibrée; il est même son plus mortel ennemi.

--Certes, dit âprement Helven, puisque nous n’aimons que ce qui nous
blesse.

Marie Erikow fut satisfaite. Elle protesta:

--Croyez-vous donc l’amour si absurde?

--Helven a raison, dit Van den Brooks. Si l’amour n’était pas absurde,
il ne serait pas. Et plus il est absurde, plus il est tenace. Les
passions ridicules sont les plus fortes.

--D’ailleurs, remarqua Leminhac, toute passion est ridicule par
définition. Ne croyez-vous pas, Madame?

--Pardon? dit Marie Erikow qui faisait de la psychologie à voix basse
avec le peintre.

Van den Brooks donna le signal et l’on monta sur le pont.

--Il ne faudrait pas dormir, dit Marie. Les nuits sont trop belles.

--Veillons, dit Helven.

--Veillons et parlons, dit Leminhac. Il faut raconter des histoires.

--Des histoires comment? demanda Marie.

--Des histoires d’amour, naturellement.

--Hélas! dit Van den Brooks, il n’y en a qu’une. Il y a deux mille ans
qu’on la raconte.

--Ce n’est pas sûr, fit le professeur. J’ai eu dans mon cabinet
plusieurs confidences.

--Bah! c’est encore la même histoire... avec des variantes.

--N’en croyez rien, insista Tramier. Il y a parfois des choses
étonnantes.

--Même pour un savant? questionna ironiquement Marie.

--Même pour un médecin. Il y a par exemple une chose que je n’ai jamais
comprise: c’est l’amour de l’avilissement.

--Oh! oh! dit ironiquement Van den Brooks. J’ai beaucoup connu Sacher
Masoch.

--Ce n’est pas tout à fait cela, dit le docteur. J’ai dans ma valise un
document...

--Je connais le sujet, coupa Van den Brooks. Dans tout amour, il y a au
fond le besoin de la souffrance et l’instinct de l’abaissement.

Sa voix résonna étrangement sous la voûte étoilée.

--D’avilissement, répéta-t-il. Peut-être même, à force de s’abaisser,
arrive-t-on à aimer. Un homme supérieur n’aimera les hommes qu’en
s’abaissant à leur niveau et la femme réduit au sien l’amant qu’elle
tient sous son charme.

--Mais... dit le médecin.

--Ce n’est pas tout, en effet, reprit le marchand. Il y a des hommes
pour qui la souffrance et la bassesse sont les conditions mêmes de
l’amour.

--Hélas! oui, dit Tramier; je le sais maintenant. Mais je jurerais que,
pour parler de la sorte, vous avez connu mon malheureux ami et client
Florent Martin.

--Non, dit Van den Brooks, mais je connais les hommes.

--Peut-on, demanda Marie, connaître le document si intéressant que vous
portez dans votre valise?

--Hélas! Madame, c’est une triste chose: le journal d’un homme qui vécut
une vie double et qui la vécut dans le déchirement.

--Il est mort? fit la Russe.

--Il en est mort, oui, Madame.

Il y eut un silence; puis, Marie Erikow reprit:

--Peut-on savoir quel fut son mal?

--Je puis, dit le docteur, vous donner connaissance de quelques
fragments de son journal où il a résumé les principaux épisodes d’une
vie qui fut tragique. Mais cette lecture serait longue...

--Oh! je vous en supplie, implora la Russe.

--Nous vous le demandons, ajouta Van den Brooks.

--Soit, mais je n’achèverai peut-être pas ce soir.

--On continuera demain, dit Helven. Les nuits sont propices aux
veillées.

                   *       *       *       *       *

Tramier sortit et revint quelques instants après, tenant à la main un
cahier relié en maroquin de couleur rouge sombre. Il s’assit, comme à sa
chaire, et prit doctoralement la parole:


RÉCIT DU DOCTEUR

«Ce jour-là, il y a environ un an, comme j’achevais mon déjeuner, un
coup de sonnette retentit.

«Un coup de sonnette est une chose fort banale et ne doit pas être
considéré comme un avertissement céleste. D’ailleurs, je ne crois ni aux
signes, ni aux avertissements providentiels ou diaboliques. Ma culture
est proprement scientifique; mes antécédents religieux, nuls. Je suis
médecin et, qui plus est, psychiatre. Il n’y a de merveilleux nulle part
et, dans l’âme humaine, moins que partout ailleurs. Je suis un esprit
libre.

«Je savourais, à la mode anglaise, mon repas fini, une pinte
rigoureusement dosée d’_half and half_. Mon estomac est équilibré comme
mon esprit. Pas de dyspepsie, pas de cauchemars, pas de métaphysique. Je
fumais alors la pipe et je sens encore, sous mon pouce, l’élasticité
blonde du tabac, lorsque retentit le timbre de la porte.

«Le soleil de juin ruisselait par la baie, noyait les cristaux
étincelants. Des marronniers balançaient leurs houppes. Je les revois
encore, découpés par la glace sans tain.

«Ce timbre pourtant me fit mal. Il troua désagréablement le silence
digestif de l’heure étalée devant moi. J’appréhendais un raseur. Que
sais-je? Quelquefois, une demi-seconde, on éprouve un grouillement de
choses vagues qui ne résistent pas d’ailleurs à l’analyse d’un esprit
sain.

«La porte s’ouvrit. Le domestique de Florent Martin entra, sa casquette
à la main.

«--Madame demande Monsieur le docteur tout de suite. C’est urgent.

«--Qu’y a-t-il, Jacques?

«--Un malheur, Monsieur, un grand malheur.

«--Florent est malade?

«--Il est mort.

«--Mort? Et de quoi? Et quand?

«--Il y a une demi-heure à peine. Monsieur s’est tiré une balle de
pistolet dans la tête. Il est couché sur le divan du bureau. On l’a
trouvé, le visage à moitié emporté, parce que sa main avait tremblé...

«On m’apportait mon chapeau. Je sautais dans la voiture, suivi de
Jacques qui récitait d’un ton de patenôtre:

«--Madame a voulu qu’on aille quérir M. le docteur tout de suite. Il
paraît qu’il y a quelque chose pour vous, Monsieur. Mais je crois bien
que ce n’est pas affaire de médecine. Le pauvre monsieur s’est bien
touché, allez. Qui aurait cru cela?

«Je laissais le bon apôtre à ses divagations hypocrites, car Florent
était un patron nerveux, hautain, intolérable, en somme. La porte de
l’antichambre était entr’ouverte. Une femme de chambre, bouffie
d’émotion, m’introduisit dans le cabinet de travail dont les rideaux
avaient été tendus contre un trop cynique soleil; et j’aperçus dans la
pénombre la forme de celui qui avait été mon ami. Un rayon qui filtrait
de la fenêtre coulait doucement sur la blancheur d’un mouchoir dont on
avait voilé la face terrible du mort.

«Mort, en effet, et bien mort.

«Mon examen fut court. Je n’eus pas le courage de contempler longtemps
ce visage qui n’était qu’une plaie, cette bouche qu’une convulsion
suprême avait tordue. Je recouvris les traits qui n’étaient plus ceux
que j’avais aimés.

«La femme de Florent, affaissée dans un coin de la bibliothèque, était
sans larmes. La fixité de son regard m’émut plus qu’une scène de
larmoyant délire. Il me parut inutile de parler. Je m’assis auprès
d’elle.

«Avez-vous besoin de moi? lui dis-je au bout de quelques instants.

«--Je vous remercie. Peut-être, pour les formalités, la police, que
sais-je?

«Et, après un silence:

«--Cette fin ne vous surprend pas, vous, docteur?

«Je fis un geste vague.

«--C’est à vous qu’il a voulu expliquer son acte, continua-t-elle. Sans
doute, il vous l’avait fait déjà pressentir. Il y avait une lettre sur
sa table, une lettre et un pli, tous deux à votre adresse. Les voici.
Tout cela est à vous, et le secret aussi, s’il vous convient de le
garder.

«Tout le jour, je m’acquittai des formalités funèbres et de l’expédition
administrative du mort que l’ombre éternelle délivrait à jamais des
paperasses. Je couchai dans le repos légal l’ami, frauduleusement
échappé à un monde si bien agencé. Et je quittai cette maison où nul
maintenant ne me retenait.

«La nuit de juin, translucide et lourde d’essences, rôdait le long des
jardins d’Auteuil. D’un ciel presque auroral tombait un illusoire
apaisement. Une silhouette claire, attardée, se hâtait vers le retour et
laissait un parfum subtil et charnel se mêler à l’odeur des feuilles
fraîches et de l’herbe. L’heure était si douce et si calme que l’image
de mon ami s’en effaçait sans une ride. Je soupirais d’aise, loin des
médecins légistes, des commissaires et des croque-morts.

«Pourtant, le pli qui gonflait ma poche me rappela le mystère. Mystère?
Non, plus pour moi. Et, sur mon seuil, tout en poussant la grille, je ne
pus m’empêcher de murmurer:

«--Il a tenu son engagement.

                   *       *       *       *       *

«J’étais le plus ancien ami de Florent. De nous deux, il était le plus
jeune, et pourtant il ne laissa pas d’exercer sur moi, au long de ces
années adolescentes, une influence singulière et dont je me défendais
mal. Je le revois encore, jeune garçon de quinze ans, d’une élégance
déjà très sûre, sachant nouer une cravate, à l’aise dans ses vêtements,
jamais réduit à enfoncer dans ses poches ses mains qu’il avait fines et
un peu maigres. Son visage allongé se teignait d’un léger coloris
d’ambre, car son père, un cossu marchand de rhum, avait épousé aux
Antilles une fille quelque peu métissée dont un capitaine au long cours
me raconta qu’elle dansait le «Zapateado» dans les bouges de Caracas et
qu’elle n’était pas cruelle aux matelots. Elle mourut d’ailleurs, à
peine arrivée à Bordeaux, et presque aussi vite que son singe fidèle.
Florent grandit dans la double terreur d’une gouvernante anglaise et
d’un père qui se soûlait de tafia comme un débardeur et ramenait chez
lui des filles du port aux cheveux bleus et aux lèvres carminées.

«Un soir qu’il feignait de dormir dans son petit lit, il entendit des
pas lourds dans l’escalier, des hoquets et des rires de femme. La porte
s’ouvrit et il vit se pencher sur lui, dans le halo de la veilleuse, une
gorge nue et un masque pâle où luisaient des yeux sombres qui
l’effrayèrent un peu. Cette dame sentait très fort le musc et, je pense
aussi, le gin. Mais elle câlinait amoureusement le petit qui n’osait
pleurer. Et elle chantonnait en baisant ses boucles:

«--Mon beau petit Dick, mon beau petit Dick, dodo, l’enfant do...

«Brusquement, le père était entré. D’un revers de main, il avait arraché
le visage blanc, jeté la femme à terre et il la cravachait de son stick
en cuir d’hippopotame, mâchant d’une voix sourde:

«--Pourquoi touches-tu ce gosse? Pourquoi touches-tu mon gosse?

«A chaque coup, la femme se lovait comme un serpent. Quand il l’eut bien
battue, il la poussa dehors. Puis, de son mouchoir, il essuya le visage
de l’enfant.

«Florent n’avait jamais oublié cette soirée. Bien des choses restèrent
ainsi gravées en lui, des choses très lointaines qu’il n’avait pas
connues, mais qui lui venaient de loin, d’un petit port des mers du Sud
où les trafiquants en escale tirent des bordées au poivre rouge.

«En dépit de sa brutalité, de ses foulards indicibles et de sa lourde
chaîne d’or, agrémentée d’une dent de tigre, Florent n’était pas arrivé
à détester son père. Entre deux soûleries, ce chevalier du tafia prenait
l’enfant dans ses bras avec des câlineries de nourrice. Il le berçait en
zézayant la chanson créole:

    «Adie godcha, adie amou
    «Adie gain d’o, adie colichou

qui fait penser aux oiseaux-mouches, à Paul et Virginie et aux volcans
en pain de sucre sur un ciel de safran. Il attachait alors sur son petit
des regards embués d’alcool et de nostalgie. Mais l’alcool lui fit faire
plus tôt qu’il ne pensait une traversée définitive, sans escales ni
bordées. Il laissait à Florent un héritage assez rond et une hérédité
plutôt compliquée. Et Florent regretta son père, l’honorable Nathaniel
Martin, importateur.

                   *       *       *       *       *

«Pour moi, j’ai connu Florent à Paris où son tuteur l’avait conduit.
Nous habitions la même maison; nous suivîmes les mêmes classes.
J’enviais à mon ami son goût, sa mise discrète et raffinée. Je crois
qu’il me dédaignait un peu, mais je ne lui en tenais pas rancune. Nous
vivions dans une intimité étroite, dont il s’évadait d’ailleurs par
instants. Il y avait dans sa vie des échappées obscures et qui me
demeurèrent toujours étrangères, des fuites où mon amitié ne pouvait le
suivre et dont il gardait jalousement le secret. Je pensais qu’il aimait
à flâner seul, certains soirs, ou qu’il s’enfermait dans sa chambre pour
y savourer des toxines romantiques. Je redoutais bien trop son sourire
du coin des lèvres, son sourire des mauvais jours, si ma curiosité
s’était abandonnée à une question inopportune.

«Lorsque je devins chef de clinique de mon maître L..., je pris un
nouveau logement et mes relations avec Florent s’espacèrent. Nous nous
retrouvions une fois par semaine environ, dans un petit bar anglais du
quartier Saint-Lazare où le stout était honorable, non moins que le
steack-pudding et le pie aux fruits. Les pintes de métal mêlaient leur
éclat aux reflets de l’acajou poli. C’était un plaisant coin, à la
Dickens, où l’esprit et le corps jouissaient d’un chaleureux équilibre.
Ce confortable pourtant n’arrivait pas toujours à dissiper l’inquiétude
que je devinais sur les traits mobiles de mon ami. Il s’asseyait en face
de moi, pianotant sur la nappe, tandis que je m’efforçais d’occuper son
attention. Son visage s’était creusé depuis l’adolescence, mais des
cheveux bouclés qu’il peinait vainement à aplatir auréolaient encore
juvénilement son front. J’admirais sa grâce, sa désinvolture un peu
lasse et hautaine. Il sentait cet hommage tacite de mon affection et me
pardonnait, en échange, ce qu’il croyait être mon incompréhension de sa
conduite.

«Parfois, il s’animait. Puis, soudain, un voile s’abaissait sur ses
traits; un clignement de paupière éteignait le scintillement du regard.
Je devinais une détresse que je voulais expliquer par la dépression
nerveuse. Je conseillais des piqûres; mais il prenait son mauvais
sourire et me reléguait, tout net, dans mon bon sens.

«Nos entretiens eussent été mornes; mais un sujet le passionnait qui
touchait de très près à ma compétence:

«--Le sexe et l’esprit! Toi qui vois chaque jour des malades, des fous,
des gens qui présentent hideusement exagérés les troubles secrets, les
tares latentes qui dorment en nous, crois-tu que notre intelligence
plonge par ses racines dans les bas-fonds ténébreux de notre être?
Faut-il que notre esprit soit asservi à la force aveugle du désir? Que
cet instinct bestial circule impurement sous les créations de la pensée?

«Je riais aux éclats.

«--Et pourquoi t’indigner ainsi?

«La préoccupation sexuelle est au fond de toute créature. L’accouplement
est la loi. Au fond, je vais jusqu’à dire que toutes les variétés de
l’esprit et du caractère sont en fonction des modalités sexuelles. Tel
poème, telle symphonie que tu admires jaillissent d’un mouvement obscur
de l’être. Les plus beaux chants de joie, c’est le mâle qui s’exalte;
les plus douloureux, c’est le mâle insatisfait. Tourment de l’esprit,
non: tourment de la chair.

«--Crois-tu vraiment cela? Crois-tu donc qu’il n’y ait en nous rien qui
ne soit vicié par l’animal? Crois-tu que ceux qui cherchaient à force de
cilices ou de discipline à tuer leur corps parce qu’il était rebelle à
leur esprit, obéissaient ainsi à une délectation morose, à une sorte de
rut sauvage et destructeur? Non, mon ami, tu te trompes. Ta science ne
me convaincra pas.

«--Ma science n’est que l’image de la vie elle-même, telle que l’ordonne
ma raison. L’homme n’est certainement pas un Dieu, il serait bien plutôt
une bête. Sans la vieille racine de l’animalité, tout ce bel édifice de
raison, d’amour et d’esthétique tomberait. Les branches s’élèvent très
haut; la souche plonge très bas. Tout l’homme repose sur deux forces:
besoin de manger, besoin de se reproduire, et la seconde de ces forces
est la plus violente et la plus facilement déréglée.

«--Je ne conçois point l’homme ainsi, répliquait Florent avec une
lassitude un peu agacée. Il y a bien deux forces en lui; mais l’une le
tire vers le haut, l’autre l’entraîne vers un gouffre. Toute sa vie
n’est que déchirement. Un dieu et un démon se partagent ses entrailles.
Suivant que l’un ou l’autre triomphe, il sombre ou se transfigure! Mais
il ne peut que suivre cette lutte dont il est l’enjeu et se tordre de
douleur.

«L’angoisse violente qui se peignait sur son visage me frappa
brusquement. Je lui tendis un cigare qu’il alluma d’un geste nerveux.
Nous sortîmes dans la nuit glacée. Je pris son bras:

«--Florent, de l’équilibre. Et surtout, pas de péché originel et de
métaphysique. C’est la condition d’une bonne santé.

«Il ne me répondit pas.

«De pareilles discussions se produisaient souvent. Je résolus de ne plus
m’y abandonner, car mon pauvre ami en sortait irritable et fiévreux.
Tandis qu’il s’éloignait dans la nuit, je voyais sa haute silhouette se
voûter lentement vers la terre.

«A cette époque, Florent entreprit d’assez longs voyages. Il revint au
bout de deux ans environ et un jour m’annonça son mariage. Son visage
était plus calme; il me parut moins tourmenté, plus heureux de vivre.

«--Tu seras content, me dit-il. Je deviens raisonnable. J’en ai
décidément assez de la solitude et des spéculations. Je renonce à ma
tour d’ivoire ou plutôt j’entrebâille la porte pour laisser passer la
compagne. A deux, nous serons à la fois plus isolés et plus mêlés à la
vie. Au fond, tu parlais d’or. Rien ne sert de la mépriser, cette vie,
notre unique certitude. J’ai regardé trop haut ou trop bas. Aujourd’hui,
je veux l’équilibre.

«Il baissa la voix.

«--Nul n’est descendu plus bas que moi; nul n’a plus aimé son ordure,
nul ne s’y est roulé avec plus de délices, nul ne s’est plus délecté de
sa charogne. Et nul n’a plus versé de larmes sur lui-même.

«Il parlait d’une voix sourde, saccadée. La sérénité, qui m’avait
heureusement surpris tout à l’heure, disparaissait de son visage, et
j’avais en face de moi un Florent inconnu, sombre, violent et qui
battait sa coulpe comme un moine passionné se roule sur son cilice. De
quelle faute mystérieuse voulait-il parler? Quelle était cette prétendue
déchéance? Je l’ignorais.

«--Folies, pensai-je, folies de cette pauvre imagination intoxiquée de
tous les poisons littéraires; hérédité d’alcoolique.

«Il se reprit d’ailleurs bien vite. Et, plus calme, posément:

«--Allons, mon vieux, je déraisonne. Pardonne, c’est la dernière fois.
Je veux vivre, maintenant, comme toi, comme les autres, comme un homme,
quoi! Je le veux. Il faudra que cela soit.

                   *       *       *       *       *

«La femme qu’il épousait était belle. Elle l’est encore. Les yeux un peu
métalliques, un peu durs, souvent lointains; une ligne fort gracieuse.
Elle avait dans la courbe de ses hanches de quoi _déspiritualiser_ à
souhait ce névrosé mystique de Florent. Je ne doutais pas qu’elle n’y
parvînt à bref délai et me réjouissais à l’avance.

«Le couple me parut heureux. Je me rendais assez souvent dans la vaste
maison d’Auteuil que Florent tenait de son père et qu’il avait voulu
garder. Il y avait un jardin mal entretenu, dont l’herbe envahissait les
allées, un magnolia qui, chaque printemps, épanouissait ses larges
pétales de cuir blanc; et toute l’année, par je ne sais quel mystère,
des feuilles mortes jonchaient le sol. Le timbre qui résonnait, lorsque
s’ouvrait la porte de fer, évoquait une province automnale et je ne sais
quoi de conventuel. A mon avis, ce n’était pas la demeure qui convenait
à un jeune ménage élégant. Mais Florent ne voulait pas entendre parler
de la quitter et sa femme partageait ce goût. Musicienne, elle grisait
doucement Florent qui passait ses journées entières à l’écouter, couché
sur un divan. Il ne travaillait que fort peu, du moins à mon jugement.
Nos relations étaient toujours cordiales, mais au fond, je ne pénétrais
pas dans l’intimité du couple qui s’isolait dans ce que je croyais être
son bonheur.

«Et telle fut l’histoire des cinq mois qui précédèrent la catastrophe.

«--Il y a environ un an, la femme de mon ami, Lia, se fit un jour
annoncer à ma clinique. Il ne lui arrivait que très rarement de venir
jusque-là; c’était toujours moi, célibataire, qui me rendais au domicile
du ménage. Ses traits tirés, sa pâleur me frappèrent. Ses révélations me
frappèrent plus encore. Quelques jours plus tard, je reçus la visite de
Florent lui-même. Je savais ce qui l’amenait. Quelque chose de tragique
entra, ce soir-là, dans la chambre avec cet homme.

«--J’ai à te parler, dit-il.

«Et il s’assit près de moi.

«Le soir impondérable, envahissant lentement les livres et la grande
table de chêne, polie comme un sombre miroir, coulait le long de nos
vêtements. Mais le visage de mon ami paraissait plus pâle dans cette
ombre, ses yeux brûlaient d’un feu plus intense. Il parlait encore,
tandis que je contemplais un rameau d’automne, maigre et nu, dont le
trait incisait la vitre crépusculaire. Il parla, il parla longtemps...

«Vous saurez tout à l’heure ce qu’il avait à me dire, et vous
comprendrez pourquoi sa mort ne m’a pas surpris.

«Le soir de la mort de Florent, je m’enfermai dans ma chambre et ouvris
le pli qui m’était destiné. Mon ami avait voulu que je fusse encore son
confident par delà la tombe.

«Ce petit cahier--le voici--contenait le secret d’une vie qui fut
tourmentée et qui a tragiquement fini. Ce secret, je l’avoue, je ne
l’avais jamais pressenti. L’humeur souvent bizarre de Florent, je me
l’expliquais par des raisons qui, évidemment, n’en étaient point. Tout
me semblait clair, net, et il y avait pourtant sous cette surface un
abîme que je ne devinais pas.

--Un abîme, interrompit Van den Brooks, vous ne pensiez pas dire si
juste.

--Oui, murmura Helven, nous ne nous connaissons ni les uns ni les
autres. Dès notre naissance, nous sommes des emmurés, des emmurés pour
la vie.

                   *       *       *       *       *

Le vent qui soufflait de la mer nocturne gémissait doucement dans les
antennes du navire. L’étrave ouvrait l’eau calme en un froissement de
soie. Van den Brooks tournait son regard vers les constellations qui,
seules, palpitaient dans cette solitude. La braise d’une cigarette
éclairait d’un feu rouge le beau bras accoudé de Mme Erikow.

Leminhac se balançait dans son rocking; Helven tenait entre ses mains sa
tête attentive. La nuit tropicale enveloppait les passagers, leurs rêves
et la course du navire.

--Je prévois d’ores et déjà, dit l’avocat, l’histoire de votre ami.
Florent avait de qui tenir: il avait du poivre dans le sang.

--Je connais, repartit Van den Brooks, le démon qui le possédait. Je ne
sais s’il a un nom sur les listes infernales, mais «Heautontimoroumenos»
lui conviendrait, car il porte l’homme à se déchirer lui-même et à jouir
de son tourment.

--Vous, Van den Brooks, interrompit vivement Tramier, vous êtes l’homme
le plus passionné et l’esprit le moins scientifique que je connaisse. Ce
qui s’explique le plus clairement vous paraît obscur. Pour vous, il doit
y avoir du démoniaque dans les vérités mathématiques et du surnaturel
dans la géométrie.

Van den Brooks poussa vers le ciel fourmillant d’astres une mince
spirale de fumée et grogna dans sa barbe:

--J’ai parcouru une grande surface de la terre; j’ai navigué sur tous
les océans et je vous assure que j’ai vu pas mal d’hommes et de femmes
aussi différents les uns des autres que le jour de la nuit et ce yacht
d’un sloop de pêche. Mais ce que je n’ai jamais vu, c’est un médecin ou
un savant capables d’éclaircir le mystère de ces âmes innombrables.

--Vous préférez les prêtres, parbleu, insinua Leminhac avec un sourire.

--Non, dit Van den Brooks. Leurs dogmes les aveuglent comme les vôtres.
Mais quand ils ne raisonnent pas, ils voient plus loin que vous. Ils ont
un sens qui vous manque.

--Lequel?

--Le sens mystique.

--Un mot, cela, mon cher. Pas davantage. Il n’y a qu’une connaissance:
celle de la raison.

--Vous êtes des enfants, murmura Van den Brooks; vous faites joujou avec
des formules; vous êtes ivres d’une science vaine qui n’a pas soulagé
les épaules humaines de la millionième partie de son accablant fardeau;
d’une science aveugle qui, à chaque coup de pioche de ses pionniers
fanatiques, ne voit pas surgir les nouveaux mystères et s’épaissir le
nuage. Vous constatez des coïncidences, mais avez-vous jamais expliqué
un rapport de cause à effet? Les liens que vous forgez ne sont que de
lamentables ficelles. Et dans le monde moral? Là, vous pataugez
honteusement. Vous avez pu découvrir que l’eau bout à 100°. Belle
trouvaille. Mais avez-vous découvert ce que c’est que l’amour, la haine,
la jalousie, le désir? Saisissez-vous leurs lois? Vous écrivez des
volumes de fatras sur ces problèmes éternels; vous entassez les
documents et les enquêtes. A quoi bon? Y voyez-vous plus clair que Job
sur son fumier?

«Quand vous ne comprenez pas, vous vous en tirez avec des mots. Vous
dites: hystérie, hérédité, que sais-je? Si vous réfléchissiez un peu,
vous autres scientifiques, vous reconnaîtriez combien vague, combien
insuffisante est cette explication de la passion, de la folie, du crime,
du mystère tapi sous chacun de nos pas, latent derrière chaque visage,
chaque redingote bien boutonnée.

--Bah! dit Tramier, moi je ne crois pas au diable. Van den Brooks, vous
êtes le dernier des manichéens, le manichéen de la cotonnade.

--Je ne suis qu’un flâneur et un curieux, un homme qui regarde et
voudrait bien savoir, un homme qui n’a appris qu’une chose, à force de
rouler sa bosse: c’est qu’il ne suffit pas de voir avec ses yeux, de
toucher avec ses mains, de raisonner avec sa raison.

«Tenez, ajouta Van den Brooks en souriant, voici deux êtres qui, sans un
mot, sans un regard, ont--pour un instant--l’un de l’autre la
connaissance la plus parfaite, cette connaissance qui n’est pas
l’analyse, mais qui est la possession. Le jour où vous aurez de
l’univers cette connaissance-là, vous serez non pas un savant, mais un
saint ou un amoureux. Regardez: voici le premier échelon de la mystique.

Et il tourna la tête vers le bastingage: accoudés, indifférents aux
paroles, Marie Erikow et Helven écoutaient le chant de la mer
phosphorescente.

--Ce n’est qu’une minute, reprit-il, mais une minute d’amant vaut toute
une vie de philosophe.

--Bonne nuit, fit Tramier, nous reprendrons demain.



CHAPITRE VII

OÙ L’ON ENTREVOIT DEUX RIVAUX, UN TROISIÈME LARRON ET UN NÈGRE
SENTIMENTAL.

            David le Roy, saige prophètes,
            Crainte de Dieu en oublia,
            Voyant laver cuisses bien faictes.

        VILLON.


Une minute. Ce ne fut, en effet, qu’une minute et Marie Erikow laissait
le jeune Anglais accoudé au bastingage, plongé dans une rêverie à
laquelle elle savait bien maintenant ne pas être étrangère. Au fond,
elle se souciait moins de la compagnie d’un homme que de sentir celui-ci
préoccupé d’elle. Fort habilement elle s’éloignait dès qu’elle devinait
l’empire exercé par son charme sur l’esprit de l’amoureux, de sorte que
le pauvre diable pouvait «cristalliser» à son aise, laissant macérer
dans des baumes et des aromates imaginaires le souvenir de la fugitive.
Consciente ou inconsciente, cette tactique lui réussissait fort bien et,
tout en se décoiffant devant sa glace, le jour fini, elle pouvait
dresser en souriant un tableau de chasse fort honorable. Comme dans ses
terres de Moscovie, une meute de lévriers blancs, la Russe aimait à
conserver autour d’elle une troupe d’adorateurs énervés, peut-être, mais
empressés et fidèles.

A bord du _Cormoran_, c’était une fort petite troupe, car elle ne
pouvait accueillir les suffrages trop directs d’un équipage chatouillé
par sa présence. Elle se sentait obscurément désirée par ces hommes
rudes et basanés qui, sans doute, au temps du capitaine Kid, l’eussent
tirée au sort ou partagée équitablement. Mais Van den Brooks veillait à
la moralité de ses gaillards. Captain Joë faisait quotidiennement son
rapport et de sages rations de nerfs de bœuf entretenaient dans ces âmes
frustes le sentiment de la discipline et le respect de la pudeur. Celle
de Marie, parfois effarouchée par la démonstration un peu brusque d’un
matelot certain de n’être point surpris, s’accommodait assez bien d’une
existence qui permettait à la Russe de régner sur tout un navire et de
ranger sous son sceptre quarante brutes, trois civilisés et Van den
Brooks.

Mais était-elle bien sûre de dominer Van den Brooks, comme elle dominait
Helven ou ce fat de Leminhac?

--Van den Brooks, songeait-elle, comme il est secret! M’aimerait-il, si
je voulais m’en donner la peine?

La vérité est qu’elle se donnait quelque peine, sans aucun succès, et
que le marchand ne se départait jamais vis-à-vis d’elle de cette réserve
polie qui fait si terriblement endêver les coquettes.

Helven et Leminhac offraient un champ d’expérience plus aisément
praticable et, bien qu’attirée par le plaisant visage du boxeur
préraphaëlite, elle ne pouvait résister au désir d’approcher un brandon
incendiaire de l’inflammable avocat. C’était ainsi une navette dont
s’apercevait Helven et dont le pauvret ne pouvait s’empêcher de
souffrir.

Ce soir-là, il se crut le préféré. Trop timide, hélas! il se contenta de
s’en réjouir et Marie Erikow, enchantée de sa bonne besogne, regagnait
prestement sa cabine en sifflant comme par hasard un air espagnol. Où
donc l’avait-elle entendu?

Comme elle descendait le petit escalier à lames de cuivre qui conduisait
au couloir des cabines, elle entendit au-dessus d’elle un écho
mystérieux. L’écho répétait la «Habanera» et, chose tout à fait insolite
pour un écho, y ajoutait même quelques variantes.

Elle leva la tête et vit, se profilant entre les vergues basses du
misaine, la silhouette souple de Lopez. Une cigarette brasillait,
éclairant vaguement le visage maigre de l’Espagnol. L’écho s’était tu.

--L’insolent, pensa-t-elle.

Elle demeura un instant ainsi, les yeux fixés sur les étoiles qui
glissaient au-dessus du navire, pensive. Il lui sembla, en même temps,
distinguer, assis sur la vergue de hune, une forme sombre et si massive
que ce ne pouvait être, semblait-il, celle d’un matelot du navire occupé
à quelque manœuvre. D’ailleurs, la forme demeurait immobile. On eût dit
un génie monstrueux, présidant, le front proche des astres, à la course
nocturne du vaisseau.

--Ce pourrait être Tommy Hogshead, murmura-t-elle. A quoi rêve-t-il
ainsi perché à cette heure?

Elle n’avait jamais pu oublier le malaise qui l’avait saisie un soir à
frôler le géant. Ce dernier paraissait vraiment s’attacher à ses traces
et, chose étrange, Marie ne rencontrait jamais Lopez, sans que l’ombre
sinistre de la brute ne surgît aussitôt derrière l’Espagnol.

Elle frissonna à cette pensée et descendit hâtivement les dernières
marches. Dans ses songes, cette nuit-là, passèrent mille visions
terrifiantes ou burlesques: les hôtes du _Cormoran_ dansaient une
sarabande effrénée; Van den Brooks l’emportait, enveloppée dans sa barbe
et la déposait, à demi-morte, au fond d’une barque que, transformé en
gondolier, Tommy Hogshead guidait à travers un marais grouillant de
serpents et d’insectes immondes, tandis que Lopez jouait de la guitare
avec des doigts de squelette sous la lune couleur de cendre.

                   *       *       *       *       *

--Je connais les femmes, soliloquait Leminhac devant son miroir à barbe.
Elles ne m’en font point accroire. Mme Erikow agace ce petit Helven,
mais ce n’est que pur déguisement. Je ne lui suis pas indifférent.

Il monta sur le pont, dans l’espoir d’y rencontrer la Russe. Le
Pacifique étalait sa splendeur immuable et ses longues houles bleues
berçaient le navire.

Van den Brooks s’avança vers l’avocat. Il portait Captain Joë sur son
épaule et il avait à la main trois orchidées veinées de rouge, aux
lèvres pendantes et aux monstrueux pistils.

--Captain Joë, saluez notre cher maître. Notre cher maître est de bonne
humeur et roule dans son cœur des pensées satisfaites. N’est-il pas
vrai, Captain Joë?

Le singe grinça comme une corde de puits.

--Oui, vous êtes de mon avis, je le sais bien, _old chap_. Si vous
n’étiez singe, enfant des forêts impénétrables, vous souhaiteriez être
avocat, _caro signore mio_.

--Je pense que votre compagnon entend toutes les langues, fit
ironiquement Leminhac que Van den Brooks agaçait prodigieusement.

--Toutes, dit le marchand; mais il n’en parle aucune: il ferait un bon
diplomate. Et comment trouvez-vous mes fleurs? ajouta-t-il, en montrant
les orchidées.

--Belles, autant que leur difformité le permet.

--Leminhac, dit Van den Brooks, les humanités vous ont perdu: vous
n’avez pas le sens de la nature.

--Par exemple, exclama l’avocat, mais vos orchidées sont des phénomènes
de serre; ce ne sont pas des fleurs.

--Erreur, répondit le maître du _Cormoran_: elles sont plus vraies que
la nature. C’est comme si vous disiez qu’un homme de génie n’est pas un
homme.

Marie Erikow apparut. Sa silhouette blonde se détachait sur l’azur
sombre de la mer et du ciel.

--Aphrodite, née de l’onde amère, dit l’avocat, pourri d’un hellénisme
de collège.

--Oh! fit Van den Brooks, c’est une divinité qui a mal tourné, depuis
qu’on lui a appris le catéchisme.

--Bonjour, cria Marie. Comme le monde est beau, ce matin!

--Et vous êtes, dit galamment l’avocat, la plus belle partie de ce
monde.

Van den Brooks la salua profondément.

--Permettez-moi de vous fleurir.

Il lui tendit les fleurs.

--Merveilleuses, dit-elle. On dirait qu’elles vivent.

--Vous voyez, fit le marchand à Leminhac. C’est moi qui avais raison.

Tous trois arpentaient le pont, en attendant le gong qui les appellerait
à table.

Lopez les croisa et passa sans saluer.

--Dieu, que cet Espagnol semble vaniteux, dit Leminhac.

--Non, répondit Van den Brooks, c’est un rêveur. Il a étranglé un jour
une fille de Caracas, sans y penser. C’est pour cela que je l’ai pris à
mon bord. Le pauvre, personne ne l’aurait compris.

Il regarda Marie. Elle tenait ses mains derrière son dos. Il la laissa
avancer légèrement et vit qu’elle n’avait plus entre les doigts que deux
des fleurs rares.

--Bon, pensa-t-il, je sais où est la troisième.

                   *       *       *       *       *

Tommy Hogshead, qui fumait un long cigare de Virginie, sec et noir entre
ses dents blanches, le savait aussi. Et il regardait l’Espagnol qui
s’éloignait nonchalamment, comme je ne vous souhaite d’être jamais
regardé par personne, de peau blanche ou colorée.



CHAPITRE VIII

LA MYSTIQUE DE VAN DEN BROOKS.

        «Car le prix de la courtisane vaut à peine un morceau de pain,
        mais la femme rend captive l’âme de l’homme, laquelle n’a point
        de prix.»

        _Proverbes_.


Celui qui eût pu voir glisser sur les eaux calmes du grand Océan le
_Cormoran_ silencieux, avec ses cuivres étincelants et parfois, si la
brise était bonne, ses voiles blanches gonflées, n’aurait pu imaginer
que le yacht de Van den Brooks abritât autre chose que la joie de vivre,
la paresse divine et la rêverie. Et pourtant, en ces quelques jours, si
rapidement écoulés, depuis le départ de Callao, des intrigues se
nouaient, des désirs et des haines mêlaient leurs ferments, comme il
arrive partout où des hommes sont réunis, que ce soit au cœur enfiévré
d’une ville ou dans la solitude du désert ou de l’Océan. L’inquiétante
figure du marchand n’était pas faite pour calmer les esprits agités, car
tous ceux qui approchaient Van den Brooks éprouvaient au contact de cet
homme je ne sais quel malaise, fait de crainte et d’étonnement.

Cependant, la nuit semée de mille constellations inconnues, caressée de
brises où le parfum des forêts lointaines se mêlait à l’odeur amère de
l’Océan, la nuit tropicale, semblable à une aurore, paraissait adoucir
les cœurs et les esprits. Leminhac perdait son acidité naturelle; Helven
oubliait sa jalousie et aussi son inquiétude au sujet de la direction du
navire qui, d’après lui, continuait à s’éloigner de la route habituelle;
Marie Erikow se sentait redevenir une jeune fille tendre et sans
apprêts; quant au professeur, il oubliait la médecine et versait dans la
littérature, comme font malheureusement pas mal de ses confrères qui
n’ont pas pour excuse l’enivrante splendeur des Tropiques.

La douceur qui se répandait du ciel sur le pont du navire ne
prédisposait guère à la conversation les passagers réunis autour des
sorbets et des orangeades.

Pourtant, Marie Erikow, s’adressant au docteur Tramier, manifesta le
désir de voir éclaircir le mystère de Florent.

Tramier prit alors la parole:

--Je vous ai dit hier soir la fin tragique de mon ami. La lecture de son
journal fut pour moi une révélation, mais une de ces révélations qui
jettent parfois d’étranges lueurs sur un problème, sans permettre d’en
déchiffrer complètement la solution. Ce journal est un chaos de notes et
d’impressions. Pour ne pas vous égarer dans ce dédale de souvenirs, je
choisirai pour vous deux des passages les plus caractéristiques. Quant
au reste, permettez-moi de vous le résumer le plus fidèlement possible.

«Pendant les deux années qui précèdent son mariage, Florent est piqué
par la tarentule des départs, poussé par je ne sais quelle fièvre
d’instabilité.

«Il parcourt successivement l’Espagne, la Belgique et la Flandre,
l’Allemagne du Sud, l’Autriche. Bien que ces diverses étapes ne soient
déterminées que par sa seule fantaisie de rêveur et d’artiste, il y a
entre elles un certain lien. Florent est en pleine crise de
mysticisme...

--Qu’entendez-vous par là, vous, Tramier? interrompit Van den Brooks.

--Au fond, quelque chose d’assez simple, mon cher. Un mystique, c’est
toujours un émotif exagéré que la réalité blesse ou déçoit sans cesse et
qui construit des plans imaginaires pour y projeter le faisceau
irritable de sa sensibilité.

--Il y a du vrai, fit Van den Brooks. Mais ce vrai n’explique rien,
comme toujours. Les médecins dissèquent des pétales de rose avec de
ravissants bistouris, mais ils ne nous révèlent jamais l’essence du
parfum.

--Quoi qu’il en soit, continua Tramier, Florent semble avoir traversé
une crise violente de spiritualité et même de religiosité. A bien
regarder toutes les phases de sa vie, elles sont caractérisées par cette
succession alternative de dérèglement sensuel et de raffinement
sentimental, d’excès bas et vils et d’aspirations platoniques, de
brutalité, de violence ou de tendresse.

--C’est un fort beau miroir, dit Van den Brooks. Nous pouvons tous nous
pencher sur lui.

--En Espagne, en Autriche, en Flandre, Florent fit de longues retraites
dans des monastères ou des auberges perdues. Que cherchait-il dans ces
solitudes? La paix, sans doute.

--C’est là qu’il l’eût le moins aisément rencontrée, repartit le
marchand. L’homme inquiet transporte son tourment avec lui et, dans la
solitude, le tourment est son seul compagnon.

--On trouve dans son journal, à chaque page, la griffe de cette nature
passionnée et suprêmement égoïste. Les effusions d’amour qui s’y
rencontrent n’ont jamais un objet précis. C’est une image de lui-même
qu’il adore. Par contre, il se roule avec fureur dans les voluptés les
plus basses. Ce sont des cyclones effroyables et rapides et, dans leur
tourbillon, sombrent cette haute intelligence, cette sensibilité
d’artiste. Il boit; il use de l’opium, et surtout il fait sa compagnie
de filles, de la lie même des prostituées; il les ramasse dans le
ruisseau et s’encanaille avec elles, deux, trois jours, rarement plus,
sordide, méconnaissable. Échappé du cyclone, il fuit et le voilà de
nouveau repris par une période de solitude et de méditation. De
méditation presque exclusivement. Car il ne produit pas, il ne rend rien
de ce qu’il absorbe. Tout est consumé par sa propre ardeur. Il tient
seulement à jour le récit de sa vie; il note scrupuleusement, mais sans
commentaires, le détail de ses frasques. Échappé des bouges de
Barcelone, le voici dans la cellule d’un monastère, perdu au cœur de la
Sierra Leone, suivant sur le mur ocre la flèche d’ombre bleue que décrit
le jour torride. De l’eau claire, des limons et les âpres oraisons de
Saint-Jean de la Croix. Ailleurs, on lit:

«J’ai vécu trois folles journées et trois nuits infernales, à Prague,
avec une Juive belle comme un vase de cuivre. Elle a quatorze ans et,
depuis sa neuvième année, sert aux matelots du fleuve. On l’appelle
Sulka. Elle mord comme un jeune chien et elle est plus avare que toute
sa tribu. Mais il a bien fallu qu’elle desserre ses ongles, tant je l’ai
battue. Elle m’a beaucoup aimé. Les matelots jaloux voulaient défoncer
la porte chaque nuit. Puis, ils s’éloignaient par les ruelles pavées en
chantant les rauques chansons que l’on entend, les nuits de pêche, sur
les rivages d’Illyrie. Une nuit, je crois bien que l’on a assassiné
quelqu’un devant la maison. J’ai entendu un cri et je suis sorti. Un
coup m’a renversé et je me suis retrouvé au jour, la figure en sang,
assis contre un cabestan du quai. La police m’a interrogé et m’a salué
très bas quand j’ai dit que j’étais un touriste victime d’une
agression.»

«Et c’est la même chose à Tolède, à Naples, dans de petites villes
inconnues où il arrive un soir, à l’heure trouble, et où, tout de suite,
haletant, il cherche le mauvais lieu, le masque écaillé dans l’angle de
la vitre, ces bouches funèbres, ces épaules lasses, ces seins fripés,
ces sombres îlots de vice et de misère sur qui il vient s’abattre comme
un grand oiseau éperdu.

«Chose étrange. Jamais une aventure où le mot d’amour puisse être
prononcé. C’est un égoïste farouche. Il ne voit que lui; il ne songe
qu’à son étrange soif. Ivre de solitude et de pensée, il vient tournoyer
sur un pauvre charnier et se repaît d’ordure avec passion.

«Je ne comprends pas.

«J’ai eu un jour ses confidences.

«Après sa mort, j’ai pris connaissance de ce manuscrit. Cet homme a
souffert: il a souffert au point de se donner la mort.

«Et je ne comprends pas.

--Vous comprendrez, Tramier, fit Van den Brooks, vous comprendrez quand
vous ne serez plus seulement un médecin.

--Les mots de souillure, péché, immondice, reviennent à tout instant
dans son journal. Pour lui, c’est l’amour, l’acte d’amour qui, quel que
soit l’objet, est par essence le péché. Encore ce vieil atavisme
religieux. Et voilà ce que je ne comprends plus. Pour moi, l’amour
normal est sain, hygiéniquement recommandable et nécessaire à la
conservation de l’espèce. Il n’y a pas de quoi se désespérer. C’est
tout.

--Oh! non, interrompit Mme Erikow, avec un soupir.

--J’entends bien, chère Madame, et je suis trop galant pour...

--Non, vous n’entendez pas, Tramier, pas du tout, repartit Van den
Brooks qui tirait de son brûle-gueule de petites bouffées auréolées de
gris cendré. Laissons la galanterie, laissons aussi l’hygiène.

«Florent est un esprit absolu; aussi paradoxal que cela puisse paraître,
il est de la race des ascètes, des moines, de tous ceux qui sont
incapables de sacrifier aux conventions sociales une parcelle de leur
terrible individualisme comme le plus léger article de leur foi. C’est
un anarchiste, comme les moines d’ailleurs, qui n’acceptent une
discipline que pour vivre plus librement en eux-mêmes, hors de toute
intervention spirituelle. Florent est incapable de se soumettre à un
ordre moral imposé, comme il est incapable de mentir, car le mensonge
est une soumission.

«Or, notre ami, doué d’un esprit d’indépendance aussi farouche, se
trouve être possédé par le plus terrible des démons. Possédé est le mot,
je l’emploie à dessein et sachant que vous en sourirez, Tramier, et vous
aussi Leminhac, qui êtes volontiers sceptique en matière
d’irresponsabilité.

«Je ne connais pas la suite du journal de Florent. Je la prévois. Je la
devine. D’ores et déjà, nous nous sommes tous rendu compte que Florent
est possédé par cette passion étrange que j’appellerai de l’amour
humilié.

--Érotisme morbide, je l’ai toujours pensé, fit Tramier.

--Ce n’est qu’un côté de la question et c’est même le mauvais côté. Il y
a en effet deux faces à ce visage, doublement tourné vers l’ombre et
vers la lumière.

«Pour Florent, l’amour est, d’une part, un besoin de l’esprit. En quoi
d’ailleurs l’intelligence est-elle autre chose qu’une forme même de
l’amour? Mais, l’amour normal n’est qu’un échelon et un échelon
médiocre, quand il n’est pas exalté, vers le grand rêve mystique, vers
cette cime où des flammes incorruptibles se mêlent sans se consumer.

«Il reste l’amour mêlé de pitié et, celui-là, quelle ivresse!

--Vous pensez donc, interrogea Helven, que Florent était avant tout un
cérébral?

--Il l’était. Chez l’homme, d’ailleurs, tout vient de l’esprit, et le
mal comme le bien.

«D’autre part, Florent est terriblement sensuel. Le désir de la femme
est un boulet rivé à sa cheville. Mais ce désir satisfait, le squelette
enguirlandé de son amour lui apparaît. Fougueusement épris d’absolu, il
ne cherche dans l’amour que ce qu’il a de plus haut et aussi ce qu’il a
de plus bas. Tout le camouflage du désir et de l’intérêt lui répugne. Il
préfère la délectation sordide et nue avec la fille.

--Ne croyez-vous pas, dit Marie Erikow, qu’il se mêle à cette recherche
quelque étrange perversité?

--Tout vient de l’esprit, répondit Van den Brooks. L’esprit est
glorification et scandale. Il n’y a point de péché de la chair; il n’y a
de péché que de l’esprit.

                   *       *       *       *       *

Un silence régna sur le pont du vaisseau. La mer était parcourue de
longs froissements, comme si le vent nocturne rabattait des écharpes et
déployait des soieries obscures.

Une bouffée de vent fit gémir les agrès et les cordages.

--La brise tourne, fit Leminhac.

--Prophète de malheur, gémit Mme Erikow. Vous allez attirer la tempête.

--Ne me foudroyez pas en attendant, chère amie. Laissez cela à Jupiter.
Mais vos yeux sont si brillants qu’ils lancent déjà des éclairs. Pour
qui tant de rayons? Est-ce pour notre ami Helven?

--Leminhac, vous faites fausse route, mon ami. Peut-on être aussi
spirituel par une nuit aussi splendide?

--Les Français ne peuvent s’empêcher d’avoir de l’esprit, glissa le
silencieux Helven. C’est ce qui les sauve bien souvent...

--... et ce qui les perd presque toujours, compléta Van den Brooks.

                   *       *       *       *       *

Le _Cormoran_ filait à bonne allure, labourant de son étrave la mer
déchirée d’étincelles. Le vent s’était levé, un vent du Sud qui
desséchait un peu la gorge et qui avait dû passer sur des terres
lointaines, torrides et parfumées. Les moteurs à pétrole étant presque
silencieux, on entendait bruire toutes les antennes du vaisseau. Une
musique, qui semblait vibrer à tous les points de l’étendue,
accompagnait sa course.

--Qui n’a pas connu les nuits du Pacifique, murmura Marie Vassilievna,
ne connaît pas la joie de se sentir un atome entraîné dans la danse de
l’univers. Il n’a pas participé à l’harmonie céleste. Le temps ne vous
semble-t-il pas aboli, l’espace désormais sans limites? Aborderons-nous
jamais quelque part? Je ne le souhaite pas d’ailleurs.

--J’ai connu quelque chose d’analogue, dit Van den Brooks. Et c’était
dans votre pays, Madame. Je me souviens avoir descendu le fleuve Volga
qui est lent et majestueux. Le voyage dure plusieurs jours et les
steppes, les forêts, les villages, les églises peintes se déroulent
comme les images d’un livre qu’on n’aurait même pas la peine de
feuilleter. Les bateliers chantent leurs chants sur des rythmes graves
et religieux; leurs voix sont profondes, mais douces et elles emplissent
la solitude des eaux et la solitude des forêts. Quand ils ne chantent
plus, le silence règne comme aux premiers jours du monde. Je demeurais
étendu sur le pont tout le jour et une grande partie de la nuit. J’étais
comme un roi qui visite son royaume et mon règne n’avait pas de fin.

--Nous sommes loin, fit Tramier, de cette ville infernale qu’on nomme
Paris.

--Je veux tout de même rester damné, siffla Leminhac.

--En écoutant vos discussions, repartit Marie Vassilievna, je pensais au
contraste terrible de cette âme et de ce paysage, de cette vie et de la
nôtre en ces jours. Il me semblait que nous étions réunis sur une très
haute cime, dans les neiges, et que sous nos pieds se déroulait la
tragique destinée des hommes. Et nous étions très froids, très purs,
très lumineux.

--En attendant de redescendre, soupira Helven.

--En somme, demanda Tramier, que pensez-vous de Florent? Est-ce un
poète, un ascète, un fou?

--Je pense, dit Van den Brooks, que les poètes--votre ami en était
un--ont toujours recherché les filles, parce qu’il y a une cruelle
volupté à aimer bassement et aussi pour toutes sortes de raisons que je
vous dirai une autre fois.

Cependant, Marie se taisait et nul ne demanda, ce soir-là, au professeur
d’ouvrir le mystérieux cahier, préférant au manuscrit du névropathe
l’enluminure étoilée du firmament.



CHAPITRE IX

OÙ VAN DEN BROOKS PARLE BELLES-LETTRES. HISTOIRE DES JEUNES GENS DE
MINDANAO.


Ce matin-là, Helven releva le point, aux côtés du capitaine Halifax et
constata que l’on avait encore dévié d’une trentaine de milles vers le
nord-nord-ouest. C’était donc dans une direction inconnue que l’on
marchait.

--Quelle route suivez-vous, capitaine? demanda-t-il avec indifférence.

Halifax fixa sur lui son œil unique.

--Tiens, dit-il, vous vous intéressez à la route?

--Oui, répondit l’Anglais. J’ai pas mal navigué à la voile dans ma
jeunesse et je sais relever la situation d’un navire, suivant les astres
et les profondeurs.

Il se repentit aussitôt de cet aveu imprudent.

--Voilà qui plairait à M. Van den Brooks, fit Halifax avec sa face morne
où les lèvres bougeaient à peine.

La haute stature du marchand de cotonnades apparaissait sur le pont.

--Jeune homme, continua le borgne--et l’on ne pouvait de loin distinguer
qu’il parlait--jeune homme, la modestie est la vertu d’un vrai marin.
Soyez modeste, soyez modeste, et gardez bien pour vous toute votre
science nautique, comme il convient à un peintre.

Helven, surpris, regardait le marin qui se penchait maintenant sur la
carte.

--Allo, fit Van den Brooks, quelle vitesse?

--Seize nœuds, répondit le capitaine.

--C’est bien.

Helven appuya:

--C’est même fort bien pour un yacht.

--Oh! dit Van den Brooks, le _Cormoran_ n’est pas un bateau d’amateur.

--Je m’en doutais, faillit répondre l’Anglais.

Mais il se mordit les lèvres à temps.

                   *       *       *       *       *

Van den Brooks prit le jeune peintre par le bras et commença avec lui
cette promenade à travers le navire qui était le rite sacro-saint de la
journée et en marquait invariablement le début. Il voyait tout d’un œil
rapide et infaillible.

Dans l’entrepont, étendu sur son hamac, qu’il n’avait pas encore roulé,
Lopez fumait. Sa belle tête brune se balançait, et il laissait pendre un
poignet cerclé d’un mince bracelet d’or.

--Debout, dit Van den Brooks. Ce n’est pas l’heure de la sieste.

L’homme se leva et il s’éloigna sans une excuse. Il y avait dans ses
traits une extraordinaire expression de mélancolie.

--Quel étrange matelot! dit Helven.

--Oui, c’est un de ces gaillards qui font des poètes, des moines, des
assassins et parfois aussi des ruffians. Ils sont capables de tuer pour
un désir ou pour une vengeance; ils sont aussi capables de mourir pour
quelqu’un, à l’occasion. Lopez allait au bagne. Je l’ai pris avec moi.
Il ne l’oubliera pas. Mais il est indolent, orgueilleux et grave...

Van den Brooks ajouta:

--Il y a un malheur. Il chante trop bien. Il finira mal.

--Je ne comprends pas, dit Helven.

--No matter, boy, répondit le marchand.

                   *       *       *       *       *

Ils surprirent Marie Erikow en train de faire mousser ses cheveux devant
une glace.

--Voulez-vous, demanda Van den Brooks, m’accompagner jusqu’à la serre.
Je vous y fleurirai. Les fleurs d’hier doivent être fanées...

La Russe sourit.

--Allons. Vous êtes l’hôte le plus exquis.

--Moi, dit Helven, j’ai envie de faire le portrait de Lopez...

--Quelle idée! exclama Marie. Il n’est pas beau. Il est noir et sec
comme un cigare.

                   *       *       *       *       *

Dans la petite serre vitrée où le botaniste chinois élevait des
orchidées noires ou pourpres, veinées d’orange ou de bleu, des fleurs
qui saignaient comme des plaies, bâillaient comme des bouches ou des
vulves et dressaient des pistils énormes et veloutés, le marchand
choisit deux des plus beaux monstres et les tendit à la Russe.

--En voulez-vous une troisième? demanda-t-il galamment.

Marie, un peu surprise, chercha à surprendre un regard derrière les
lunettes vertes. Mais elle n’y parvint pas.

--Voulez-vous, dit Van den Brooks, me permettre de vous montrer ma
bibliothèque?

Et ils pénétrèrent dans une pièce arrondie, de petite dimension, mais
ornée de livres dont les reliures brûlaient de flammes douces, dans la
pénombre, parmi les armes, lances, boucliers, kriss, coupe-têtes, des
vases de Chine en émail bleu et des instruments de musique aux formes
surprenantes. Dans un angle, un énorme Bouddah trônait, et les spirales
azurées des bâtons de santal qui brasillaient dans les brûle-parfums,
enveloppaient d’un épais nuage le rayonnement cuivré de la statue. A ses
pieds, était accroupie une autre statue, d’ivoire bruni sans doute, et
qui représentait un jeune Hindou presque nu et la tête ceinte d’un
turban.

Mais, à la grande surprise de la Russe, la statue d’ivoire se dressa
devant eux, pour se prosterner ensuite à la mode orientale. Van den
Brooks parut ne point s’apercevoir de sa présence et l’homme--car ce
n’était point un simulacre--demeura courbé sur le tapis.

--Mes livres, dit Van den Brooks, en montrant les rayons de bois de rose
revêtus de plaques en cristal. J’ai quelques éditions rares.

Il tendit à Marie un livre dont la reliure semblait faite d’une peau de
serpent, veinée de jaune et de noir.

--Lautréamont, dit-il, les _Chants de Maldoror_, mon livre de chevet.

--Je ne connais pas, fit la Russe éberluée.

--C’est un classique, prononça le marchand de cotonnades.

Et montrant un autre ouvrage:

--Les _Éloges_ de Saint-Léger Léger; le seul poète exotique de la
France. Que de fois je me répète les versets où vit pour moi une
enfance:

  «_Ma bonne était métisse et sentait le ricin; toujours j’ai vu qu’il y
  avait les perles d’une sueur brillante sur son front, à l’entour de
  ses yeux et--si tiède--sa bouche avait le goût des pommes roses, dans
  la rivière avant midi._

  «... _Mais de l’aïeule jaunissante et qui si bien savait soigner les
  piqûres des «pieds-gris», je dirai qu’on est belle quand on a des bas
  blancs et que s’en vient par la persienne la sage fleur de feu vers
  vos longues paupières d’ivoire._

  «... _Et je n’ai pas connu toutes leurs voix et je n’ai pas connu
  toutes les femmes, tous les hommes qui servaient dans la haute demeure
  de bois; mais pour longtemps encore j’ai mémoire des faces insonores,
  couleur de papaye et d’ennui et qui s’arrêtaient derrière nos chaises
  comme des astres morts._»

Van den Brooks lisait d’une voix un peu sourde et les images du poète
rajeunissaient sans doute un monde qu’il avait connu ou rêvé, car les
lunettes brillaient d’un éclat inaccoutumé.

--Vous lisez beaucoup? demanda Marie.

--Je lisais, dit Van den Brooks. Aujourd’hui... Vous voyez: ma
bibliothèque du yacht est fort réduite et ne comprend que les ouvrages
indispensables à mon esprit, comme l’opium ou la morphine pour les
toxicomanes: peu de livres, Lautréamont et Saint-Léger Léger, pour les
modernes; le «Songe de Polyphile» pour la Renaissance; Martial et
Claudien pour l’antiquité, etc.

--Comme vous êtes érudit! dit la Russe. Je ne connais aucun de ces noms.

--Et puis, reprit le marchand, voici le Livre.

Sur un petit pupitre de chêne était posée la Bible, sombrement reliée.

--Le Livre des Livres, prononça-t-il d’une voix vibrante, le Livre du
Seigneur Tout-Puissant, le Livre de la Colère, le Livre de la Foudre et
des Sept Plaies, le Livre de la Vengeance, le Livre d’Elohim, le Livre
du Désert et de la Mer Desséchée, le Livre des Étoiles pâlissantes et de
la Bête, le Livre de l’Injuste...

Il sembla un instant enivré de ses propres paroles et Marie eut peine à
réprimer un frisson.

--Il a l’air d’un fou, pensa-t-elle.

L’Hindou agenouillé n’avait fait aucun mouvement.

En passant devant lui, Marie demanda:

--Un de vos serviteurs?

--Mon serviteur, dit Van den Brooks. Le seul. C’est un fils de rajah.

--Oh! fit la Russe avec une admiration ironique, il vous faut des fils
de souverain pour esclaves.

--Pour esclaves, vous l’avez dit. J’ai droit de vie et de mort sur
celui-ci. Et il m’aime.

Il ajouta:

--L’homme a besoin d’adorer et la mort lui est douce, s’il meurt pour
quelqu’un ou pour quelque chose, fût-ce pour un mensonge.

--Mais comment, demanda Marie, ce fils de rajah est-il entré à votre
service?

--Asseyez-vous, dit le maître du navire, et prenez une cigarette turque.
C’est un accessoire indispensable à un récit non dépourvu d’exotisme:

                   *       *       *       *       *

«Je n’étais point alors dans les cotonnades, mais je faisais le commerce
de l’ambre gris entre Sumatra et le continent Indien, ce qui, entre
nous, était d’un fameux rapport. Je ne possédais pas encore le
_Cormoran_, mais un simple «sloop», un fort bon bâtiment d’ailleurs et
susceptible de naviguer au plus près, car nous longions souvent le
littoral. Un jour que nous avions mouillé, à l’abri d’une petite crique,
dans les parages de l’île de Mindanao, nous aperçûmes un canot guidé par
des rameurs nègres. Au centre de l’embarcation, construite à la mode des
indigènes, je distinguai, à la lorgnette, deux jeunes gens, un garçon
d’une quinzaine d’années et une fille un peu plus jeune. Tous deux
semblaient appartenir à quelque riche famille hindoue, si l’on en
pouvait juger par leurs vêtements, leurs coiffures et les joyaux dont
ils étaient parés. Tous deux étaient d’une remarquable beauté.

«Je résolus de m’attacher ces enfants. Comme le canot se rapprochait,
mes hommes firent des signaux et bientôt, je pus faire monter à mon
bord--où je leur offris des présents--les propres enfants du rajah de
Mindanao. Une collation fort propre leur fut servie et je les divertis
en leur montrant mes armes, mes cartes et quelques coquillages des îles
Galapagos. Pendant ce temps, le sloop levait l’ancre, profitant d’une
bonne brise du sud-ouest. Les rameurs nègres restés dans le canot et
qui, patiemment, attendaient le retour des petits souverains, poussèrent
bien quelques cris. Mais une volée de mousqueterie leur rendit la raison
et ils s’enfuirent à grands coups de rames, tandis que nous voguions
glorieusement vers de lointains rivages.

«J’avais tout d’abord songé à exiger du rajah une rançon honorable en
échange de sa progéniture. Mais, chose étrange, les enfants ne
manifestèrent pas une grande douleur de se voir ravis à leur famille.
Ils me témoignèrent très vite une affection que je leur rendis et je
décidai de les garder à mon bord. Tous deux étaient fort empressés
autour de moi et ils charmèrent mes longues heures solitaires sur
l’Océan. Leur visage, leurs jeux, leurs manières tendres et affectueuses
me ravissaient.

«Le frère et la sœur paraissaient se chérir très profondément.
Toutefois, je ne fus pas sans remarquer, au bout de quelque temps, que
l’humeur de Jeolly--c’était le nom du jeune homme--s’assombrissait; un
chagrin secret le rongeait et je n’en pouvais, malgré tous mes efforts,
démêler la raison.

«L’attitude de Jeolly vis-à-vis de sa charmante sœur, dont le badinage
m’enchantait, était des plus bizarres. Tour à tour tendre ou brutal,
violent ou caressant, il rudoyait la pauvrette: son irritabilité était
extrême et ses repentirs non moins ardents. Je restai longtemps sans
soupçonner l’origine de cette humeur. Mais un jour, je devinai que
Jeolly était jaloux.

«Le jeune prince était dévoré de cette passion terrible qui peut
conduire au meurtre ou au suicide l’être le plus doux et le plus aimant:
Jeolly était jaloux de moi. Par quel mystère ce garçon s’était-il pris
pour moi d’un tel attachement? C’est ce que je ne saurais vous
expliquer. Les caresses, les petits présents que je prodiguais à sa sœur
semblaient le torturer et, pourtant, il en recevait sa part, en toute
justice. Car, à vrai dire, je n’avais pas de préférences. Mais il lui
suffisait que la fillette ne me fût pas indifférente, pour que sa
malheureuse passion le déchirât aussitôt.

«Un soir, je trouvai le frère et la sœur enlacés et sanglotant. Jeolly
berçait l’enfant, qui se plaignait de violentes douleurs et des larmes
ruisselaient de ses yeux. Il la pressait sur son cœur et la nommait des
noms les plus doux. L’angoisse crispait ses traits.

«--Qu’est-ce? lui dis-je, inquiet.

«Il ne me répondit pas et me montra le corps de la fillette agité de
soubresauts.

«J’ignorais quel pouvait être son mal et nous n’avions pas de médecin à
bord. Elle se plaignait de douleurs au ventre et se tordait les mains,
le visage déjà décomposé.

«Quant à Jeolly, il couvrait sa sœur de baisers, avec des transports
d’une ardeur telle que j’en demeurai étonné. En même temps, il semblait
en proie à la désolation la plus cruelle.

«Une idée fulgurante traversa mon esprit.

«Je courus à une armoire où je conservais un bocal d’arsenic qui me
servait à empailler les oiseaux de mer. L’armoire avait été ouverte.

«Quand je revins, il me suffit de regarder Jeolly pour que celui-ci
tombât à mes pieds, anéanti.

«La pauvrette mourut dans la nuit, et son petit corps frêle, que nous
liâmes dans un sac avec les bijoux qu’elle portait, descendit lentement
dans les profondeurs nocturnes de la mer.

«Je n’ai jamais rien dit à Jeolly, mais le coquin m’est reconnaissant de
ne point l’avoir pendu à la vergue de cacatois.»

                   *       *       *       *       *

L’Hindou demeurait impassible, sous l’or ruisselant des lampes divines,
dans la fumée des cassolettes, et pareil à un gardien des Tombeaux.

--Allons prendre l’air, dit Van den Brooks. La mer est belle; le
_Cormoran_ file seize nœuds. Il fait bon vivre, Madame.



CHAPITRE X

L’INCANTATION.--UN ENTRETIEN SUR LE PÉCHÉ.

        «Quelle est celle-ci qui s’élève du désert comme une colonne de
        vapeur, exhalant la myrrhe et l’encens et toutes sortes de
        parfums...?»

        _Cant. des Cant._


La Russe emporta de cet entretien une étrange impression. Van den Brooks
lui apparaissait maintenant comme un être monstrueux, planant au-dessus
du Bien et du Mal (dont elle-même n’avait d’ailleurs qu’une notion, je
dirai accidentelle, comme la plupart d’entre nous), dispensant la
justice et l’injustice, avec l’incohérence d’un dieu qui aurait éprouvé
toutes les passions des hommes, unissant d’ailleurs, comme il convient,
le scepticisme à l’omnipotence, tour à tour vibrant et sarcastique,
verni de flegme et brûlant d’une flamme intérieure que l’on devinait,
sans en apercevoir un reflet, sur ce visage toujours clos.

Elle eut un instant l’envie de se confier à Helven et de lui confesser
son malaise. Mais elle n’osa pas et ne parla à personne de cette
entrevue dans la bibliothèque du navire.

La nuit ramena les passagers sur le pont, autour des cristaux et des
glaces. Le Pacifique déroulait ses anneaux innombrables. Ce soir-là,
accoudé sous la lampe, Tramier ouvrit le cahier de maroquin rouge et
lut, à la demande de tous, ce chapitre du journal de Florent.

                   *       *       *       *       *

«Nul n’a besoin de connaître les détails de cet étrange mariage. Ils
sont gravés dans ma mémoire avec une netteté suffisante pour qu’il me
soit inutile de fixer sur ce journal le récit de mon union avec Lia
Kovalski. Je la retracerai pourtant, cette union, de façon à m’en rendre
plus claires les causes et les raisons; mais ce sera de loin, à grands
traits perceptibles pour moi seul et comme on construit, un jour, une
silhouette aimée dont la ligne secrète n’apparaît pas à l’étranger.

«J’avais rencontré Lia, il y a quelques années. J’ai noté alors au
passage l’impression qu’elle me fit éprouver. Un _contact spirituel_, ce
sont les seuls mots qui peuvent caractériser cette curieuse sensation.
La beauté de Lia n’était pas d’elle-même la chose qui me frappait le
plus, mais l’irradiation en quelque sorte de cette beauté me pénétrait
subtilement. Je ne saurais mieux comparer l’étrange charme qui se
dégageait de cette personne, qu’à une sorte d’incantation émanant de sa
démarche, de son regard, de sa voix, de tout son être. J’éprouvais à
échanger avec elle des propos quelconques une sorte d’allégement et en
même temps de fascination. Un serpent qui écoute de la musique suit, en
ondulant, la ligne harmonieuse: de même, il me suffisait de la sentir
vivre auprès de moi pour ne pouvoir distraire un instant ma pensée du
rythme que je pressentais en elle. Qu’importaient la valeur et la
signification des choses dites? J’éprouvais pour la première fois cette
impression singulière de vivre avec un être d’une vie concordante et
comme à l’unisson (car seule la musique peut exprimer une part de cette
réalité). Les ondes mystérieuses qui accompagnaient ses pas ou le son de
ses paroles provoquaient en moi des vibrations que je percevais
matériellement, comme dans une pièce silencieuse on entend tout à coup
la corde invisible du piano ou du violon caché dans son étui répondre à
l’inflexion d’une voix, à l’écho lointain d’un timbre ou d’une cloche.
Mystérieuse résonance. Il y avait un point précis et secret où les ondes
de nos deux êtres se confondaient en un harmonique. Je n’arrive qu’avec
la plus grande difficulté à trouver des mots, et combien imparfaits,
pour exprimer cette communion purement psychique. C’était bien «en
pensée» que se produisait cette fusion, mais dans ce que la pensée avait
de plus essentiel, de plus fluide, de moins imagé. Nous glissions sur un
plan hors du réel et comme si deux émanations de nous-mêmes, les plus
lumineuses, les plus subtiles, s’affrontaient dans une harmonie
préétablie. De pareilles nuances ne peuvent se rendre: on tombe aussitôt
dans l’abstraction et la mystique.

«Je ne vis Lia que quelques instants, ce premier soir. Depuis, les
hasards et les orages de la vie m’éloignèrent d’elle. Mais à plusieurs
reprises, me trouvant dans les circonstances les plus diverses et dans
les contrées les plus éloignées, il m’arriva de sentir vibrer en moi cet
harmonique mystérieux.

«Je suivais à pied, un soir, une route qui traverse une des plus
épaisses forêts de Thuringe. Un silence d’airain régnait. Pas un bruit
ne venait battre la formidable muraille des troncs que baignait un sang
crépusculaire.

«Mon pas s’étouffait sur des mousses; la triple voûte de feuillage ne
tressaillait d’aucun vol. Nulle part je ne me suis senti plus
impénétrablement muré dans l’angoisse d’un monde hostile. Ma poitrine
était oppressée, comme si l’air même traversait difficilement jusqu’à
moi ces branches lourdes de lichens et fléchissantes de vétusté. Je
hâtais le pas. Soudain, il me sembla que le cœur d’ébène de cette énorme
sylve s’amollissait. Une maturité indicible s’épanouissait quelque part
dans le monde. Une bouffée plus fraîche et tout ailée de pluie me
caressa le front. Et je perçus au fond de moi-même cette résonance que
j’avais perçue un soir, alors que dans une foule étincelante, je
marchais aux côtés de Lia. Ce fut exactement comme quand on heurte un
flambeau et qu’un violon répond en gémissant dans l’ombre. Mais où
heurtait-on le flambeau? D’où venait cet harmonique surnaturel? De Lia,
de Lia, sans nul doute. Et ce fut comme si je voyais sa figure, mais
translucide et presque immatérielle, traverser l’ombre des forêts.

«Ce fut une autre fois sur les bords du Tibre limoneux et encore une
autre fois, un soir, que je buvais de la wodka avec de petites
musiciennes tcherkesses dans une ville de la Pologne autrichienne.
L’étrange note avait résonné et mes compagnes avaient depuis longtemps
posé à terre leurs balalaïkas que je demeurais encore, les yeux vagues
et l’esprit égaré.

«--Tu écoutes encore, me dit l’une d’elles. Que peux-tu entendre?

«Au cours de mes voyages, je ne reçus jamais de nouvelles de Lia. Nous
nous connaissions à peine; il n’y avait pas de raisons à une
correspondance. Personne ne me parla d’elle. Et pourtant, je suis sûr,
grâce à ces avertissements singuliers, d’avoir, à des milliers de
lieues, possédé jusqu’à la pulsation de son cœur.

                   *       *       *       *       *

«Je savais que je la reverrais à mon retour. Et je l’ai revue,
simplement, naturellement, parce que cela était écrit. Elle m’a dit:

«--Vous avez beaucoup changé.

«Et je pense qu’elle voulait dire:

«--Vous avez beaucoup vieilli.

«Mais elle était toujours belle, lumineuse et un peu froide, comme les
pierres d’une eau sans tare.

«Le destin fit que nous nous rencontrâmes à la tombée de la nuit, dans
le parc d’amis dont j’étais l’hôte et avec qui voisinait Lia. Nous nous
trouvions auprès d’une ancienne orangerie un peu inquiétante d’aspect.
C’était un pavillon fort bas et fort long, complètement délabré. Les
portes et les fenêtres étaient veuves de leurs carreaux; le lierre qui
recouvrait la façade extérieure entrait à gros bouillons où
bourdonnaient encore des guêpes et des abeilles, car on était à la fin
de l’été. Les marronniers de la pelouse ne laissaient tomber qu’un jour
glauque où grimaçaient des macarons écornés. Hors des urnes de terre
rouge, d’étranges plantes grasses se répandaient en longs tentacules: on
eût dit de chevelures écailleuses de gorgones et les courants d’air leur
donnaient une apparence de vie.

«Je la reverrai toujours entrant par la double porte du fond, dans le
bourdonnement des insectes et le frisselis des colonnes de lierre. Elle
avait cette grâce flexible et un peu maladive qui est celle de la Flora
botticellienne, avec je ne sais quoi de plus résolu et aussi de plus
tragique. Elle aurait pu tenir dans ses mains un livre fermé ou une épée
nue. Elle s’avançait sans me voir, car l’obscurité était proche.

«Pour moi, réfugié par hasard dans ce bâtiment mélancolique, encore tout
parfumé des fleurs et des fruits rares, des cédrats, des limons
accumulés au cours des années, je la vis et ne bougeai pas: je
l’attendais. Sa seule vue établissait en moi un ordre parfait. Son
sourire était calme et lumineux, comme la raison même, mais plus
pénétrant et plus attendri. Elle m’apparaissait comme une flamme qui
marche: je ne désirais d’elle que sa clarté.

«A ma vue, elle ne se troubla nullement.

«--Je me doutais, me dit-elle, que nous nous reverrions.

«Je lui parlai de mes voyages, sans lui laisser ignorer que j’avais
pensé à elle. Toutefois, je n’osais lui décrire le phénomène bizarre de
télépathie que j’avais éprouvé. Je prononçai à plusieurs reprises le mot
«harmonique», pensant qu’elle en saisirait peut-être la portée et la
signification, mais elle ne fit pas mine de l’entendre.

«La nuit était tout à fait venue quand nous quittâmes l’orangerie, et
les abeilles réveillées à notre passage nous firent une musique d’adieu
dans le bleu silence de la lune.

                   *       *       *       *       *

«Je n’aurais jamais dû la revoir. Nous nous rencontrâmes chaque jour.
Nos amis soupçonnèrent le manège et ils l’encouragèrent. Nous passions
souvent les heures chaudes de l’après-midi dans l’orangerie; nous
partions ensuite à travers les détours à demi sauvages du parc.

«Ce parc s’étendait sur les flancs d’une colline et l’on avait à
l’improviste la découverte de la plaine, ramagée de vert et d’or,
voilée, le soir, de vapeurs bleues et de la terre noire qui fumait vers
le soleil. En dehors de ces échappées lumineuses, c’était des voûtes
sans fin de verdure, un jour stagnant et glauque comme celui des grottes
sous-marines, des pins athlétiques aux troncs violets et ocres, des
mélèzes, des érables, un cèdre ruisselant d’une ombre biblique, des
fontaines, des étangs opaques, des clairières d’une herbe fine jonchées
de vieilles souches autour desquelles s’épanouissaient, astres veloutés,
d’énormes champignons, oranges ou pourpres. Partout le silence,
frémissant à peine d’un chant d’oiseau ou d’un murmure de source,
partout, la solitude et la liberté. Et je me gardais bien de parler
d’amour à Lia, de peur de troubler une telle félicité. Je craignais
seulement qu’elle n’abordât le sujet elle-même.

«C’était là ma seule crainte, la seule ombre à tant de sérénité. Je
jouissais auprès de Lia d’une si parfaite béatitude que les joies
ordinaires de l’amour me paraissaient, en comparaison, d’une écœurante
grossièreté. Par quel mystère cette jeune fille irradiait-elle autour de
son être une telle harmonie? Je ne pouvais m’empêcher de songer aux
délices dont la contemplation fugitive de Béatrice emplissait l’âme du
jeune Dante. Le monde lui-même ne m’apparaissait plus que sous un
diaphane voile de bonheur; tous les instants de ma vie se confondaient
en une lumineuse éternité, en une douceur d’après-midi sans nuages, sous
des feuillages immobiles, l’heure arrêtée aux bouches des fontaines et
les eaux elles-mêmes silencieuses.

«Je goûtais enfin cette communion dont j’enviais jusqu’alors, sans les
soupçonner, les joies célébrées par les grands mystiques. La seule
présence de Lia m’élevait au-dessus du plan terrestre des affections et
me plongeait dans un ravissement sur lequel le temps et l’espace ne
pouvaient rien. Ces jouissances étaient profondes, mais rien, à
l’extérieur, ne les révélait. Tout ce drame de félicité se jouait au
fond de moi-même, sans que rien vînt en trahir sur mon visage ou dans
mes gestes la fulgurante intensité. Lia elle-même soupçonnait-elle ma
joie? Je ne sais. Et cela est peu probable, à moins que par quelque
divination, possible après tout, elle n’eût vu soudainement se dérouler
les arcanes ensoleillées de ma pensée. Rien, même dans notre
conversation, ne reflétait les torrents de lumière qui ruisselaient en
moi. Nous pouvions être tour à tour brillants, enjoués ou tendres,
aborder tous les sujets, nous perdre dans tous les méandres de la
fantaisie: l’ineffable musique résonnait à l’arrière-plan de mon esprit,
sans que fût jamais altérée la pureté de ces accords. Le sens des
paroles que prononçait Lia mûrissait en moi-même d’une étrange façon et
des fruits merveilleux naissaient à chaque son qui sortait de sa bouche.
Je vivais ainsi dans une sorte d’hypnose et comme si elle m’eût lié à
elle par quelque philtre.

«Mais elle ignorait son pouvoir. Elle ignorait sans doute également la
nature de la béatitude que j’éprouvais auprès d’elle. Si cette
connaissance lui avait été donnée, elle n’aurait pas elle-même laissé
tomber le germe qui devait empoisonner notre bonheur.

«La froideur apparente que je lui témoignais, malgré la cordialité de
nos propos et la fréquence quotidienne de nos rencontres, ce maintien
strictement amical qu’il m’était si facile de garder, tout cela devait
l’étonner, sans peut-être même qu’elle eût conscience de sa propre
surprise. Certaines paroles, certaines rougeurs, la spontanéité
brusquement arrêtée d’un geste me montraient qu’elle avait quelque peine
de ma réserve, pour elle, inexplicable. Vivre aux yeux de tous dans
l’intimité des amants les plus passionnés et n’échanger jamais ni une
caresse, ni un baiser, ni même une seule parole qui pût faire croire à
l’amour, c’était évidemment une situation assez paradoxale. J’attachais
pourtant un grand prix à ce qu’elle demeurât telle. Le calme infini qui
s’était emparé de tout mon être, pour rien au monde, je n’aurais voulu
que quelque désir vînt le troubler. Égoïstement plongé dans ma félicité
cristalline, je ne voulais pas voir le secret travail qui s’opérait dans
l’être si cher auquel je la devais.

«Lia devenait chaque jour plus amoureuse, plus fémininement amoureuse de
moi. De l’Empyrée où je l’avais placée, elle descendait degré par degré
vers ces régions inférieures dont je désirais tant la tenir éloignée, où
je ne voulais pas qu’elle me rencontrât.

«J’aurais souhaité qu’il y eût, entre nous, comme une porte scellée,
comme un doigt posé sur la bouche. Nous avions la plus belle part. Nous?
Je ne songeais alors qu’à moi-même. Pourquoi ne pas demeurer ainsi? Et
j’eus même un jour l’idée de lui proposer une sorte de mariage blanc.
Mais la difficulté d’exprimer une pensée aussi bizarre à une femme
éprise de vous et qui vous croit seulement timide m’empêcha de réaliser
mon projet.

                   *       *       *       *       *

«Une après-midi, nous nous trouvâmes comme d’ordinaire à l’orangerie.
Bien que l’automne fût déjà avancé, l’air était fort lourd et l’on
s’attendait à un orage. L’électricité dont l’atmosphère était chargée
faisait, de chaque contact, un petit choc sec et désagréable. On avait
cette impression, si curieuse à de pareils moments, d’un fil trop tendu
quelque part et qui va casser. Lia était assise auprès de moi. Je lui
racontai alors ce que je lui avais toujours caché: le phénomène de
l’harmonique, le charme sous lequel elle m’avait tenu.

«--Me croyez-vous un tel pouvoir? me demanda-t-elle en souriant. Suis-je
donc sans le savoir une fée ou une incantatrice?

«--Vous l’êtes sans nul doute. Attention seulement à ne pas rompre le
charme.

«--Est-ce vraiment un charme pour vous?

«Et elle fixa sur mes yeux son regard pur et profond comme l’aigue
marine.

«--C’est le seul que j’aie jamais subi, répondis-je. Vous ne vous doutez
pas de sa puissance. Si vous saviez quel autre être je suis, loin de
vous, Lia? Lia, vous ne vous douterez jamais de ce que peut être la
misère d’un homme dont la vie est un perpétuel déchirement. Il y a en
moi deux personnages: l’un ne vit que pour les choses magnifiques et
délicates: c’est celui que vous connaissez. L’autre... mais mieux vaut
n’en point parler...

«--Je suis sûre que vous condamnez à tort ce personnage invisible.

«--Hélas! Lia, celui que vous connaissez est aussi éloigné de l’autre
que deux frères qui se haïssent. Lorsque l’un mène la barque, l’autre
n’a plus qu’à se voiler le front.

«--Comme vous parlez étrangement, fit-elle. Il y a des choses bien
secrètes dans votre vie. Je voudrais tant pouvoir quelque chose pour
vous: vous rendre heureux.

«--Je le suis, Lia.

«A ces mots, elle éclata en sanglots et posa sa tête sur mon épaule.

«--Oh! gémit-elle, pourtant, vous ne m’aimez pas. Et vous mentez.

«Je n’ai pas résisté. Je l’ai prise dans mes bras et j’ai bu l’eau amère
de ses larmes. Puis comme elle me tendait ses lèvres, je les ai baisées
de ma bouche souillée de tant d’écumes. Et le désir m’a pris et m’a
tordu comme l’ouragan. Et j’ai froissé sa robe, et j’ai mordu ses seins
et elle m’enlaçait farouchement, prise de folie. De larges gouttes
d’orage venaient s’écraser près de nos bouches, traversant le toit
lézardé sur qui pesait un nuage verdâtre et fixe. Les masques de plâtre
ricanaient et les gorgones d’argile gonflaient leur chevelure sous les
éclairs blancs.

«Je l’ai rejetée de moi, heureuse et brisée, mais elle est revenue avec
sa docilité satisfaite et elle m’a dit:

«--Ne soyez plus triste, ami, je vous guérirai.

«Un silence s’ouvrit dans l’orage, un silence mortel... Et j’entendis
alors la vibration cinglante et le sanglot d’une corde qui se brise. Où
donc se brisait cette corde? Je suis sûr d’avoir entendu, j’entendrai
toujours ce gémissement métallique et cette vibration qui s’éternise...
Le charme était rompu. L’incantatrice déchue, à mes genoux, m’offrait
ses mains sans pouvoir et sa chevelure dénouée...»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--C’est l’histoire d’Ève, fit Helven. Pourquoi la femme veut-elle
toujours mordre un fruit qui la fera grincer des dents, et dont l’homme
ne voudra plus, peut-être, après sa morsure?

--Parce qu’elle ne sait pas, dit Marie Erikow. Si elle savait...

--Si elle savait--et au fond elle sait--elle mordrait quand même, parce
que le goût du péché est dans sa bouche, repartit Van den Brooks.

--Vous voilà bien misogyne, ce soir, sourit la Russe.

--Aimer est proche de son contraire, chère amie. Et que vient d’ailleurs
faire l’amour à propos d’un simple jugement! Si la chair de la femme
n’était pas toute pétrie de péché, l’homme ne la désirerait pas.

--Allons bon, gronda Tramier, voilà que pour coucher avec sa femme, il
faudrait croire au péché originel.

--J’ai dit: aimer; je n’ai point parlé de routine, de devoir ou d’autres
choses respectables. Je dis, appuya Van den Brooks, que, de nos jours et
depuis des siècles, l’idée de péché n’est pas séparée de l’idée d’amour,
qu’elle attise l’amour, qu’elle l’envenime et qu’il n’y a point sans
elle, aujourd’hui, de grandes passions.

--C’est sans doute pourquoi il y en a si peu, insinua Marie,

--Bah! fit Leminhac. Et que faites-vous des grandes amoureuses du
paganisme: Héro et Léandre, Énée et Didon; que faites-vous de Phèdre?

--Pour celle-là, interrompit Helven, je n’en connais qu’une figure et
elle est catholique: c’est celle de Racine.

--Quant aux autres, reprit Van den Brooks, entendons-nous. J’ai dit:
aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, amour et péché se confondent. Je
n’ai pas dit que l’amour n’existe pas sans cette notion morale. Et
parbleu, si, il existe. Qui le nierait? Mais celui qui a inventé le
péché a fait la plus belle invention amoureuse du monde: il a trouvé une
volupté nouvelle. Qu’un désir mortel brûle Alexis ou Didon, que l’un et
l’autre exhalent en plaintes immortelles le secret de leur tourment
divin: je vois là le visage antique de l’amour; il est simple et
farouche, comme celui d’un adolescent. Mais le visage de l’amour moderne
est creusé de rides minuscules et profondes. Sa bouche, si belle de
loin, regardez-la de près: vous la verrez marquée d’un pli amer; ses
yeux humides sont cernés de bistre. L’amour antique se consume d’un
désir pur et charnel; l’amour moderne se consume de son désir et de sa
propre réprobation. Il convoite et se reproche de convoiter; il veut et
cependant il hésite; il avance les lèvres vers la coupe et les retire
avec horreur. Ses baisers ont une saveur de mort: c’est un goût que les
païens ne connaissaient pas.

--Et qu’ils n’auraient pas à nous envier, glissa Tramier, avec une
assurance un peu agacée. En vérité, Van den Brooks, cette religion du
péché est une grande folie. Elle éloigne l’homme de tout ce qui est
naturel, de ce qui doit servir aux fins de la race. Elle fait de l’amour
une chose secrète, honteuse, furtive. L’amour, continua Tramier en
s’exaltant, et son pince-nez s’agitait prophétiquement, l’amour, c’est
la splendeur des corps jeunes et clairs, le don suprême sous le soleil,
c’est...

--Une grande chiennerie, voilà tout, laissa tomber Van den Brooks. Mon
excellent Tramier, vous êtes un médecin savant et certainement un bon
père de famille, mais je ne vous conseille pas de vous introduire avec
votre scalpel dans les colloques des vrais amants.

Tramier blessé traversa le pont et s’accouda au bastingage.

--Avouez, objecta Leminhac, que cette notion du péché qui empoisonne
l’amour comme une essence dangereuse et subtile, avouez cependant que ce
n’est pas là un grand bienfait, mon cher Van den Brooks. Comme tout
serait plus aisé, plus simple, plus humain...

--Vous, vous ne serez jamais un amant, fit avec un sourire bizarre le
marchand de cotonnades.

                   *       *       *       *       *

Helven et Marie Erikow ne parlaient pas.

Van den Brooks secoua les cendres de sa pipe à la face de la mer
taciturne. Leminhac prit Tramier par le bras et lui conseilla vivement
de venir confectionner un réconfortant cherry-flip en dehors de toute
question de péché originel et de sophistique amoureuse. Leurs pas
tintèrent sur les marches ourlées de cuivre qui conduisaient au petit
bar.

Sous le ciel nu, le jeune homme resta près de Marie. Il s’agenouilla au
pied du rocking-chair qui cessa son balancement.

--Je ne sais pas si c’est un péché, murmura-t-il, mais je crois bien que
je...

--N’achevez pas, dit-elle.

Et le rayon d’un astre clément joua sur ses lèvres humides, sur ses
dents étincelantes et sur la crête écumeuse des vagues...



CHAPITRE XI

L’ESCLAVE DU BRÉSIL.

            «Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,
            Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître.»

        BAUDELAIRE.


--Je vous dis, affirmait Leminhac, en agitant près de son favori droit
le fuseau de nickel qui contenait un œuf, du cherry et de la glace
pilée, je vous dis--et il scandait chacun de ses mots d’une vigoureuse
saccade--qu’elle aime ce petit Anglais.

--Je n’en crois rien, répondit doctoralement Tramier.

--Et pourquoi ne le croyez-vous pas?

--Je ne le crois pas, parce que je ne le crois pas.

--Un acte de foi, docteur, c’est grave.

--Mettons, si vous voulez, que je ne le crois pas parce que cela ne me
plaît pas.

--Cela ne vous plaît pas, docteur? Et pourquoi ce sentiment?

--Jeune homme, je ne suis pas en veine d’analyse. Mais ce petit Anglais
ne me revient qu’à moitié.

--A moi, fit Leminhac, il ne me revient pas du tout.

Il ajouta, comme si cette formule était une hypothèse satisfaisante pour
toutes les solutions:

--Il est peintre.

--Peintre, fit Tramier. Qui donc l’a jamais vu peindre? Il est tout le
jour sur le pont, comme un lévrier, aux genoux de Mme Erikow. Du diable
s’il a jamais brossé une marine.

--Il y a des peintres qui ne peignent pas, murmura Leminhac, en
dévissant avec soin le cornet de métal où s’était élaboré le breuvage
laiteux à point.

--Ils n’en sont que plus dangereux, appuya sentencieusement le docteur.
Mais, dites, Leminhac, ce sujet vous préoccupe donc?

--A peine, repartit l’avocat. Simple question d’étude psychologique.
Dans mon métier, vous savez...

--Oui, fit Tramier. Mais ne vous cassez pas la tête. Je vois très clair
dans ce petit jeu. A propos, vous savez que Mme Erikow est affligée de
quelques millions...

--Peste, confia Leminhac à son chalumeau.

--Oui, parfaitement, et des terres en Sibérie ou dans le Caucase, je ne
sais. Si le cœur vous en dit... J’oubliais, des plantations dans les
parages de l’Australie...

--Le cœur ne saurait parler plus haut que la raison, hélas, cher
docteur. Et ma raison...

--Ta... ta... ta, laissez donc. Je sais ce que je dis. Mme Erikow n’aime
pas Helven. Elle n’aime pas Van den Brooks. Elle ne m’aime pas, hélas.

--Qui sait? flatta Leminhac.

--Inutile... Elle n’aime personne... que vous, peut-être. Voyons, vous
êtes jeune et déjà un des maîtres du barreau, une des futures gloires en
tout cas. L’affaire Soliveau-Depréchandieu vous a porté aux nues. Marie
Erikow le sait; elle a suivi toutes les audiences. Physiquement, mon
Dieu, vous n’êtes pas...

--Mal...

--Vous êtes même plutôt...

--Bien...

--Que voulez-vous de plus?

--Qu’elle m’aime.

--Elle vous aimera. Le tout est de savoir s’y prendre. Écoutez...

Comme Tramier, assurant un pince-nez chancelant, se penchait
confidentiellement vers Leminhac, la porte du bar s’ouvrit dans une
bouffée de vent salin.

Van den Brooks entra en se voûtant un peu, à cause de sa haute taille.
Il demeura debout quelques instants sur le seuil, regardant les deux
compères. Sa barbe d’or s’étalait ruisselante sous les lampes
électriques.

--Un flip?

--Non, un cherry pur. De quoi parliez-vous donc?

--De femmes.

--Enfants, dit Van den Brooks.

--Nous ne sommes plus en nourrice, cher Monsieur, susurra Leminhac,
pincé.

--A l’en croire, il n’y a que lui qui connaît les femmes, remarqua
aigrement le professeur.

--Hélas! soupira Van den Brooks.

--Contez-nous donc vos bonnes fortunes, insista gaiement Leminhac.

--Elles ne vous feraient pas rire, dit le marchand de cotonnades.

A cause des lunettes vertes, Tramier et Leminhac n’avaient déjà plus
envie de rire. Ce diable d’homme ne savait vraiment pas être drôle.

--Voyons, fit Leminhac, quelle fut la plus aimée?

--Vous y tenez? demanda le marchand.

--Nous y tenons, insista le docteur.

--Elle servait dans une plantation de café, quelque part, là-bas, dans
l’état de Sao-Paolo. Elle avait les yeux de la couleur du café, avec des
paillettes d’or comme l’eau-de-vie de Dantzig. Elle était droite comme
une belle tige de canne, et lisse, et luisante, et ses cheveux n’étaient
pas crépus, mais nattés autour des oreilles avec des disques de cuivre.
Elle mâchait du bethel, ce qui lui faisait les dents noires, et dansait,
immobile, des danses terribles avec le bouclier poli de son ventre,
assise sur ses chevilles, au son des flûtes acides. L’amour avait avec
elle un goût que vous ne connaîtrez jamais, mes pauvres amis, et, quand
elle tenait un homme dans la force de ses cuisses rondes... Je la
battais quelquefois, pour le bon ordre...

«Un soir, comme je m’étendais près d’elle, sur le lit de camp, je
m’aperçus qu’elle feignait de dormir. Je restai donc éveillé, tout en
simulant également le sommeil. Et voici ce que je vis: la main droite
qui pendait languissamment sur le sol se souleva doucement et, d’un
geste fort naturel, d’un geste de femme endormie et câline, elle glissa
sa main sous l’oreiller, puis la retira avec des précautions infinies.
Méfiant, je saisis dans l’ombre son poignet et, sous mon étreinte, elle
poussa un cri qui me glaça. Tout en la maintenant de mon mieux, car elle
se débattait, je pus faire de la lumière et je vis ce qu’elle avait
placé sous mon chevet.

«C’était un serpent-minute--une minute pour mourir--une charmante petite
bête, toute engourdie et pareille à un point d’interrogation, qui se
serait doucement éveillée tout à l’heure, dans la chaleur de ma nuque.

«J’ai cassé les reins d’un rotin bien appliqué à cette femme qui fut
sans doute la plus aimée. Et elle gisait au pied du lit de camp, pliée
en deux, pareille à un pauvre cadavre noir et mou de vipère...

«Et ce cherry, voyons? Leminhac, mon ami, qu’attendez-vous?

--Je n’aime pas ces histoires de nègres, dit Tramier.

--C’est d’un exotisme facile, sentencia Leminhac.

Et ils regardaient avec quelque malaise Van den Brooks, dont le visage
roulait dans une barbe diabolique et qui bourrait son éternelle pipe,
d’un pouce innocent et consciencieux.



CHAPITRE XII

UNE HISTOIRE DE CHAT À NEUF QUEUES.

        «Ce fut alors, qu’étant occupés à nous choisir des Valentines
        suivant la coutume de notre pays, la veille de Saint-Valentin,
        et à jaser sur la coquetterie des femmes, il s’éleva une
        furieuse tempête; d’où nous conclûmes qu’il n’était pas bon de
        mal parler des femmes en mer.»

        _Voyages d’Aris Claesz_.


Ce matin-là, Van den Brooks donnait au navire le coup d’œil du maître.
Le pont avait été soigneusement passé au faubert par les nègres et
miroitait au soleil. Les cuivres des bastingages éblouissaient. Le
_Cormoran_ filait à bonne allure et ouvrait son sillage d’écume à
travers les houles du Pacifique, pareil à un oiseau de feu. Le
Hollandais était accompagné du capitaine Halifax-le-Borgne, dont la
cicatrice était plus blanche que de coutume. Le visage du marin n’était
pas susceptible de passer par une autre teinte que l’ocre brun dont
l’avaient revêtu le soleil et les embruns de tous les océans. Mais la
grande coupure qui traversait son front, du sommet de la tempe droite à
la racine du nez, devenait plus blême, aux heures de fortes émotions.
Van den Brooks parlait fort:

--Je vous dis, capitaine, que si pareil fait se renouvelle, vous
quitterez mon bord.

--Les coquins ont volé la clé du coffre où le maître-queux cache le
rhum. Voilà toute l’affaire. Lopez a un œil poché et Tommy Hogshead
saigne du nez. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

--Il y a de quoi fouetter un nègre. L’incident serait sans importance en
lui-même. Mais je crains qu’il n’y ait autre chose là-dessous, ouvrez
l’œil, Halifax.

--J’ai fait mettre les coupables aux fers, Monsieur; ils seront privés
de leur paie pendant deux jours. Que puis-je faire de plus?

--Tenir sévèrement la main à ce que le bon ordre règne sur le
_Cormoran_... Je crains que vous ne sachiez vous faire obéir, Halifax.
Vous n’avez pas la manière.

--C’est la première fois que vous me faites un semblable reproche,
Monsieur, grogna le marin.

--Et je suis sûr que ce sera la dernière, Halifax. Vous ferez réunir
tout l’équipage sur le pont à dix heures, former le cercle, les
coupables au centre. Allez, capitaine.

--Bien, Monsieur.

Et Halifax-le-Borgne s’éloigna, roulant sur ses jambes arquées.

                   *       *       *       *       *

Depuis une heure, Leminhac, en un «blanc» impeccable, arpentait le
couloir des cabines. Les paroles de Tramier avaient hanté sa nuit et
Marie Vassilievna Erikow lui paraissait d’une beauté plus séduisante
encore, depuis qu’il s’ajoutait à son charme personnel celui d’une
fortune opulente: les terres du Caucase ou de Sibérie, la plantation,
etc. Où diable Tramier avait-il puisé ces renseignements?

--Ces médecins savent tout, pensa-t-il. Les femmes n’ont pas de secret
pour eux.

Et cette considération le fortifia dans son propos de commencer, dès le
jour même, une cour assidue, en dépit du silencieux Helven.

L’avocat donna, devant la glace, un léger coup de pouce à un nœud safran
du meilleur goût, lissa ses favoris et inclina légèrement, très
légèrement, sa casquette de yachtman. A ce moment précis, la fatalité
voulut que Marie Erikow ouvrît la porte de sa cabine et cueillît sur le
vif le galantin.

--Peste, fit-elle, quelle matinale élégance!

--Votre seule présence la justifierait, chère Madame.

--Déjà en veine de compliments. Quel dommage! Moi qui me réjouissais de
vivre ces quelques jours de solitude en compagnie de vrais loups de mer.

--De vrais loups de mer perdraient leur rudesse en votre compagnie et
deviendraient de vrais agneaux.

--Tant pis... fit Marie Vassilievna. Je déteste les agneaux, les daims
et tous les animaux timides et doux.

Sans se déconcerter, Leminhac lui offrit son bras. Elle refusa, mais
consentit à l’accompagner sur le pont.

--Quelle superbe matinée! articula Leminhac avec une emphase lyrique.
Quelle délice de vivre de pareils jours et si inattendus! Quand je pense
que nous étions destinés à un paquebot banal, à la vie de Palace,
confort moderne, tennis, tziganes et poker! Au lieu de cela, un train
manqué, et nous voilà installés sur le plus ravissant des yachts, avec
un hôte un peu bizarre en vérité...

--En vérité, croyez-vous?...

--Oui, Van den Brooks est un bien étrange personnage.

--Je le crois fort bon, dit sèchement Marie.

--Hum, douta Leminhac. Il faut l’entendre au bar.

--En tout cas, nous lui sommes redevables d’une traversée unique.

--Unique, avez-vous dit. Hélas... on ne peut espérer former deux fois
une réunion aussi choisie. Quels charmants compagnons! Tramier...

--J’aime beaucoup le docteur, assura Marie.

--Cet aimable Helven...

--...

--Plein de talent, j’en suis sûr.

--Je n’en sais rien, moi, opina Marie.

--D’ailleurs, cela n’a aucune importance. On ne le voit pas souvent
peindre...

Comme il disait ces mots, le peintre surgit de l’écoutille et se
rapprocha d’eux.

--Nous disions du mal de vous, sourit Mme Erikow.

--Il vous est permis d’en dire, repartit en s’inclinant Helven et il
insista sur le «vous», en regardant Marie, ce qui irrita fort Leminhac.

--Avez-vous vu les dauphins? ajouta-t-il.

--Non.

--Venez, alors.

Et il les entraîna près du bastingage. Tout autour du navire bondissait
le cortège écumant des monstres. Ils plongeaient, émergeaient, dans un
ébrouement d’étincelles.

--On dit qu’ils annoncent la terre, fit Leminhac.

--Déjà! murmura Marie.

--Oh! fit Helven, nous ne sommes pas encore en vue de Sydney, il s’en
faut. Il y a peut-être une île dans ces parages.

--Oui, fit derrière eux une voix. Il y a mon île, l’île Van den Brooks.
Vous plaira-t-il d’y faire escale?

--Mais alors, sursauta Marie Erikow très excitée, un vrai Monte Cristo!

--Excusez, Madame, dit Van den Brooks, mais voici mes gens et j’ai à
régler avec eux un petit détail d’ordre intérieur. Cinq minutes, s’il
vous plaît.

                   *       *       *       *       *

Un coup de sifflet retentit. Tout l’équipage, en bon ordre, avait formé
le cercle sur le pont. Tous, uniformément vêtus de toile grise, le béret
proprement posé sur l’oreille. Au centre, Halifax-le-Borgne, en
casquette blanche à galons d’or, et à quelques pas de lui, les fers
encore aux pieds, les deux prétendus voleurs de rhum, Lopez et Tommy
Hogshead.

Le nègre était d’une hideur puissante: un front imperceptible sous une
masse laineuse de cheveux, une mâchoire de gorille. La lèvre était
fendue et un filet de sang, qui paraissait violet, coulait sur le
menton. L’homme presque nu, des muscles superbes roulaient sous la peau
noire et lisse.

Quant à Lopez, Marie Erikow angoissée le dévisagea. L’Espagnol s’en
aperçut et blêmit affreusement. Il était beau avec ses yeux d’Andalou,
longs et cruels, un soupçon de duvet noir sur les lèvres, le teint mat.
Une mèche noire glissait sous le béret, sur l’œil. Il avait autour du
poignet cerclé de fer, un autre cercle d’or, très mince, qui brillait:
un bracelet.

Autour d’eux, le cercle était formé par les quartiers-maîtres, les deux
mécaniciens blancs, les chauffeurs nègres, les matelots de manœuvre
presque tous blancs et les cuisiniers chinois.

Van den Brooks fendit le cercle.

--D’abord, cria Lopez, tordant ses mains dans les fers, l’œil chargé de
haine, d’abord, vous n’avez pas le droit...

Le Hollandais tourna vers lui ses lunettes vertes et l’homme se tut.

--Ces deux hommes sont coupables de vol et d’ivrognerie. Ils doivent
être châtiés. Je suis maître souverain à mon bord. Qu’on se le dise.
Ici, Hopkins.

Hopkins sortit du cercle. C’était un homme roux, au cou de taureau, aux
yeux d’albinos. Il tenait à la main un nerf de bœuf.

Hopkins s’approcha de Tommy Hogshead et lui mit la main sur l’épaule.

--A genoux... dit-il.

Le noir hébété s’agenouilla, plia le dos.

Le matelot roux releva sa manche droite. On vit apparaître un avant-bras
velu; les poils étincelaient autour d’un tatouage bleu: une ancre et
deux trèfles.

--C’est horrible, fit Mme Erikow, qui avait pris Helven par le bras,
nerveusement.

--C’est indigne, sifflota Leminhac. Une pareille scène est intolérable.

Avait-il entendu? Van den Brooks tourna imperceptiblement la tête et
l’avocat prudemment se tut.

Le nerf de bœuf siffla. Un hurlement retentit.

Une longue zébrure blême apparut sur l’échine noire, deux fois, trois
fois, cinq fois. Le nègre mordait le plancher avec sa bouche écumante.

--Assez, fit Van den Brooks. Détachez-le.

Hopkins déverrouilla les fers. Le nègre était libre de toute entrave.

--Ici, fit encore Van den Brooks, le doigt baissé.

Le géant s’approcha du maître, s’agenouilla et baisa sa chaussure.

--Va, dit Van den Brooks. Je te pardonne.

--C’est l’esclavage, purement et simplement, souffla Leminhac dans la
nuque de Marie Vassilievna. C’est d’un autre âge. Je ferai un rapport au
consul.

Marie Erikow regardait le matelot espagnol. Lopez attendait. Il était
d’une pâleur grise; le sang affleurait au coin des yeux.

Hopkins s’approcha de lui.

--Détache-le, fit Van den Brooks. Il est libre.

--Rompez, ordonna Halifax.

Les matelots s’engouffrèrent dans l’écoutille.

Van den Brooks, la barbe étincelante d’embruns, debout à la proue,
dominait le vaisseau, les hommes et la mer flagellée de soleil.



CHAPITRE XIII

L’ESPRIT NOCTURNE.

        «Les eaux dérobées sont plus douces; le pain pris en secret plus
        agréable.»

        _Prov._, IX, 17.


--Le Magnifique, dit ce soir-là Leminhac en parlant du maître du navire,
le Magnifique n’est qu’un négrier et je raconterai l’incident de ce
matin dans un journal.

--Cela serait peu généreux, dit Helven, car vous êtes son hôte.

--Et puis, dit Marie Erikow, ses hommes l’acceptent. Tommy Hogshead a
baisé sa chaussure: il aurait pu l’étrangler.

--Van den Brooks a raison. C’est ainsi qu’on mène les hommes.
L’esclavage avait du bon.

--J’imagine, dit le professeur, qu’il mène les femmes de la sorte et
qu’il a pratiqué Nietzsche: «Si tu vas chez les femmes, n’oublie pas le
fouet».

--Bah! dit la Russe, mieux vaut être battue que négligée.

--Excellent principe, murmura l’avocat. Hélas... nous autres Français...

--Chut, dit Helven, voici l’homme.

La haute silhouette de Van den Brooks sortait de l’ombre.

--J’espère, dit-il au docteur, que nous connaîtrons ce soir la destinée
de Florent. J’avoue que votre récit m’intéresse particulièrement et je
retrouve dans le journal de votre ami un grand nombre de mes propres
observations.

--Oui, répondit Tramier. Je compte terminer cette tragique histoire; le
dénouement s’approche.

La lampe auréola la tête du savant académicien et la berceuse des eaux
amères accompagna sa lecture.

Il lut:

                   *       *       *       *       *

«Je l’ai pourtant tendrement chérie.

«La beauté de Lia, la culture et la grâce naturelle de son esprit me
valurent les compliments des hommes et les avances dépitées des femmes.
On m’estimait heureux et j’étais sur le point de croire que réellement
j’avais trouvé le bonheur. La vanité masculine est si puissante qu’elle
peut même forcer l’amour. Parfois, je me juge misérablement puéril en
songeant à l’onde de joie qui m’envahissait, au moment où s’ouvraient
devant nous les portes orgueilleuses d’un salon, lorsque toutes les
têtes se tournaient devant l’apparition de Lia. Le sursaut était si aigu
que je serrais violemment les poings et j’avais la plus grande peine du
monde à réprimer sur mes lèvres un sourire de fierté et de béatitude.
L’insolence des autres femmes était contrainte de plier devant une
beauté aussi souveraine. Quant aux désirs des hommes, ils bruissaient
autour de ma compagne comme un chœur importun de moucherons. J’en riais,
car j’étais sûr d’être aimé.

«Malgré ma vie orageuse, mes nombreuses expériences et cette maturité
amère que je constatais souvent en moi avec désespoir, je ne résistais
pas à tant de vaniteuse délectation. Il y a là une ivresse que seuls
apprécieront les hommes qui ont eu la bonne ou la mauvaise fortune de
conduire à leur bras une femme superbement belle et dont on les savait
aimés. Je les laisse juges de ma faiblesse et je livre cet aveu à leur
ironie, à leur pitié ou à leur mélancolie.

«Toujours est-il que les succès de Lia dans le monde lui valurent de ma
part une tendresse et une application qu’elle n’eût pas obtenues
peut-être sans cela, malgré sa figure, son intelligence, malgré son
amour même qui était sans bornes. Oui, Lia m’aimait, comme elle m’aime
encore à cette heure, comme elle m’aimera après ma mort, d’un de ces
amours sur lesquels le temps est impuissant et la déchéance même de
l’être aimé. Elle s’est attachée à moi, simplement, sans réticences,
sans réserve, comme la rivière se donne au fleuve dans lequel elle se
jette, d’un flot continu, d’un élan qui ne s’arrête pas. Elle m’aime
_humainement_, sans faire de part en mon individualité, sans préférence
pour telles ou telles qualités; elle m’aime avec ses sens et avec son
esprit; en dehors de moi, il n’est rien. Je connais l’immensité de ce
sentiment. Elle ne m’effraie pas, mais elle m’attriste, parce qu’il
n’est pas de pire amertume que de beaucoup prendre et de moins donner.
Et je me sens pauvre auprès de sa richesse, faible auprès de sa force.
Il faut bien que je sois pauvre pour ne lui offrir, en échange de ce
trésor, que ma vanité satisfaite et mon cœur, hélas, inquiet. Les joies
que m’a données la possession de cette femme se sont vite épuisées.
Est-ce parce qu’il ne s’y mêlait aucune tristesse? Le plus léger de mes
baisers semble enivrer Lia, mais le bonheur que je lui vaux m’éloigne
d’elle. Je m’irrite à la voir pâmée, alors que, simulant la passion, je
suis au-dedans de moi-même glacé. Pourquoi sa volupté, jaillie de mon
amour, prend-elle pour moi quelque chose d’obscène? Les plus folles
contorsions des filles ne m’ont jamais donné cette sensation d’impudeur
et de lascivité. Mais Lia, il me semble qu’en se livrant à moi, elle se
dégrade et je la méprise pour le plaisir que je lui donne. Un étrange
sadisme se mêle à ce sentiment. Je la voudrais froide et sans vie dans
mes bras. Et lorsque, anéantie, elle s’endort sur mon épaule, c’est moi
qui la veille et je l’imagine morte.

«Chacune de ces nuits, où nous roulons enlacés l’un à l’autre, creuse
plus profondément entre elle et moi le fossé qui nous sépare et qu’elle
n’aperçoit point. Elle s’approche, enjouée, amoureuse. Je lui souris et
elle ne voit pas ce que cache mon sourire. Je l’admire pourtant. Parfois
encore des ondes de tendresse jaillissent du plus profond de mon cœur et
je voudrais m’agenouiller à ses pieds. Parfois, il me semble que je
l’aime encore. Mais lorsqu’elle défaille entre mes bras, que ses yeux se
ferment, que ses lèvres laissent échapper des paroles insensées et des
sons à demi inarticulés, mes mains se crispent autour de sa gorge pour
étouffer sa voix. Je la hais...

«Puis, honteux de moi-même, impuissant à comprendre l’étendue de ma
folie, je laisse ma tête reposer près de la sienne et mes songes
misérables errer. Nous semblons deux amants heureux et endormis.
Pourtant, je veille. Et c’est alors que l’esprit parle.

«L’esprit nocturne! C’est ainsi que je le nomme en moi-même secrètement,
car j’ai fini par lui donner un nom, depuis si longtemps qu’il a choisi
mon cœur pour ses haltes terribles. L’étrange compagnon! J’aurais pu
être un homme heureux, mais à la tombée du jour, dans le calme de la
nuit, pendant mes courses solitaires, même dans les plus intimes
causeries avec Lia sous la lampe, l’esprit se glisse et s’assied près de
moi. Je ne saurais écrire ce qu’il me dit; ses paroles bourdonnent à mes
oreilles dans le silence doré de la chambre; alors que tout bruit, toute
agitation extérieure viennent expirer sur le seuil, il est là, il parle
et je ne puis pas ne pas l’écouter.

«Sans doute, si l’amour que j’avais conçu pour Lia dès notre première
rencontre était resté tel que je le souhaitais, j’aurais connu la
félicité sur cette terre. Du jour où Lia laissa tomber sa tête sur mon
épaule, du jour où je l’ai, au sens brutal et misérable de ce mot,
possédée, l’esprit est entré dans notre cercle. Curieuse destinée que
celle d’un homme qui s’éloigne de la femme qu’il aimait dès l’instant où
elle s’abandonne et qui poursuit de son désir celles que tous les hommes
ont souillées. Je ne puis expliquer une aussi étrange anomalie par
aucune raison naturelle, mais seulement par une sorte de loi diabolique,
par le joug occulte de l’esprit.

«Lia est belle. Je la regardais ce soir, tandis qu’assise à son piano
elle me chantait de sa voix de contralto un lied déchirant de Schumann:

    «die alten bösen Lieder
    »die Traüme schlimm und arg...

«Le salon était noyé d’ombre, ainsi que le corps de Lia; moi-même, assis
dans le coin le plus éloigné de la pièce, je me sentais invisible,
recouvert d’une vague de ténèbres et de musique. Seul le visage de ma
compagne émergeait lumineusement de la pénombre dans le rayonnement de
ses cheveux, son visage et ses mains qui, légèrement, effleuraient le
clavier éclatant et mat ou se crispaient avec violence sur un accord.
L’émotion faisait courir un frisson sur la nuque découverte; les lèvres
s’entr’ouvraient humides; les yeux semblaient baignés d’une eau sombre.
Une surhumaine beauté planait au-dessus d’elle et transfigurait ses
traits déjà si purs.

«Un instant, je me sentis transporté aux anciennes délices; je crus
entendre encore vibrer en moi l’harmonique mystérieux; je crus de
nouveau plonger dans les flots de cet océan qui, pendant quelques
ineffables jours, m’avait roulé dans ses plis, oublieux du temps et du
destin. Je ne pouvais détacher mon regard de cet ovale parfait qui, doré
par la lumière, sortait de l’ombre comme une image divine brusquement
apparue sur l’eau d’un miroir féerique. Je ne percevais plus ce chant
grave et passionné qu’elle chantait: je n’entendais plus que les
battements de mon cœur, car ceux-ci remplissaient maintenant tout
l’espace contenu entre l’épaisseur invisible des murs. Mon cœur
palpitait violemment; il me semblait que les pulsations de mes artères
ébranlaient la chambre close, comme un bélier. Lia était devant mes
yeux, revêtue de cet éclat séraphique qu’elle avait pour moi, alors que
mes lèvres n’avaient pas encore effleuré sa bouche. Je la contemplais
avec l’adoration d’un mangeur d’opium pour la vision surgie de la drogue
béatifique.

«Que ne demeure-t-elle ainsi, figée dans cette extase, auréolée de cette
ombre! Pourquoi venez-vous vers moi, inaccessible Lia?

«--Mon amour, êtes-vous triste? Cette musique vous fait-elle mal?

«--Je vous regardais, amie. Je n’écoutais pas la musique. Il me
suffisait de vous voir.

«--Tu m’aimes, dit-elle. Je le sens.

«Et elle me tend sa bouche.

«Mais l’esprit se glisse entre nos lèvres.

«Je prétexte une migraine et je la laisse, humiliée, pour remonter dans
ma chambre.

                   *       *       *       *       *

«Comme la nuit est lourde. J’ouvre ma fenêtre. Les tilleuls et les
marronniers du jardin ne sont agités d’aucun frisson. Une étrange odeur
monte de leurs feuillages; une odeur de sève, écœurante, langoureuse. Et
par delà les masses sombres des arbres, le halo de la ville pareil à la
voie lactée. Je songe aux rues, aux boulevards, aux grands lampadaires
étoilés, aux façades des théâtres et des music-halls fardées de lumières
violettes, au fourmillement noir de la foule où l’on frôle des femmes
peintes, où s’ouvrent des sillages de parfums. Je songe au printemps
poussiéreux des grandes cités, à la fièvre qui englue vos paumes, aux
jardins dont la brise emporte les pollens à travers les rues peuplées de
désirs. Je songe aux fenêtres éclairées où se penchent des gorges nues
pour aspirer l’haleine du soir, au ciel électrique qui blêmit dans la
buée voluptueuse et âcre exhalée de millions de corps et de millions de
bouches. Et la ville m’appelle, haletante, oppressée, étouffant dans sa
noire ceinture de feuillages, lacérée d’une étrange détresse, prête à
s’offrir, nue, à tous les hommes, à tous les désirs, à moi-même.

                   *       *       *       *       *

«Lia est rentrée dans sa chambre. Avec des précautions infinies, j’ai
donné à la porte un tour de clé. La serrure bien huilée n’a fait aucun
bruit. Précaution d’ailleurs inutile, car Lia n’est pas importune et je
la crois un peu blessée à cause de ma fausse migraine. Mais j’ai besoin
d’être seul, d’avoir à moi, égoïstement, le petit coin de la maison
commune. J’ai besoin d’échapper à la domination de l’amour, à l’avidité
de la tendresse, besoin de m’avouer à moi-même insatisfait.

«Un rais de lumière glisse sous la porte et j’entends des pas légers,
des froissements de soie et de linge, tout le délicat manège d’une femme
qui fait sa toilette de nuit. Le corps de Lia est beau, pareil à la
chair d’une jeune amande. Il se plie à toutes les caresses; il est
souple et subtil; il est ardent. Le lit, très large et très bas, tendu
de linon, nous attend; la chambre sent l’iris et l’ambre; la
porte-fenêtre s’entr’ouvre pour laisser passer le souffle du jardin
nocturne. Une clarté voilée tombe de la lampe; dans cette pénombre, Lia,
svelte et blanche, émerge des mousselines et, solitaire, attend.

«Derrière la cloison, indifférent aux charmes de l’amour si proche, je
laisse la nuit m’envahir.

«Quel homme, sachant le prix de ces caresses, de cette ardeur et de ce
luxe, n’ouvrirait cette porte? Elle est close, pourtant, et je n’ai pas
fait un pas vers elle. Elle est close sur la volupté, sur le bonheur,
sur tout ce qui fait le bonheur des autres, des hommes, non le mien.

«Une voix dit:

«--Fou. Tu es un homme riche, un homme heureux. Tu as une maison, des
serviteurs et une femme qui soulève les désirs sur son passage, une
femme qui est amoureuse et fidèle. Tu es un homme établi. Tu as des
biens et tu dois en jouir. Jouis de ta maison, de ta fortune et de ta
femme, car elle est aussi ton bien. Sois donc heureux, imbécile. Profite
de tes cristaux, de ton argent et de ton lit. Allons. Ouvre la porte.

«--Je ne sais pas posséder.

«Une autre voix dit:

«--La femme qui t’aime, t’aime un jour, une heure. Elle a préparé le lit
et les parfums. Elle t’attend. Si tu ne viens pas, c’est un autre qui
passera son seuil. Prends garde.

«--Que m’importe.

«J’entends encore:

«--La destinée t’a accordé une femme dont le cœur est pur et le corps
ardent. Que te faut-il de plus? Son esprit est l’égal du tien. Elle est
faite pour te donner toutes les joies; elle est unique. Votre royaume
est sans limites. Que te faut-il de plus?

«--Je ne sais.

«Ah! je frissonne. Une main s’est posée sur mon épaule. Je me retourne:
l’ombre.

«--Tu étouffes dans cette chambre. Viens, mon petit, tu n’es pas fait
pour ce bonheur-là, tu n’es pas fait pour le bonheur. Regarde par la
fenêtre. Vois comme la ville luit, par delà les arbres: on dirait
qu’elle respire, n’est-ce pas? Elle est pleine de douleur, la ville,
pleine de fièvre, de sang, de désir; elle est gorgée de stupre; elle a
des rues sombres où se balancent des lanternes, comme de mauvaises
étoiles, et des avenues inondées de lumière brutale où passent des
femmes plus blanches que des cadavres, des femmes pleines de ruse, de
misère, de haine, des femmes souillées, avec leur audace triste... Oui,
l’autre, je sais. Écoute. Mets ton oreille à la serrure. Elle dort, mon
petit. Tu entends comme sa respiration est calme. Elle rêve que tu
l’aimes et elle est heureuse. Elle ne comprend pas, va.

«... Non. Elle n’entendra pas. C’est cela. Mets ton chapeau, ton vieux
chapeau et ce manteau un peu usé. Tu l’as déjà porté, tu le sais bien,
une nuit d’aventure, une nuit de fièvre, doucement, fais doucement.

«... Oui, je sais bien qu’elle est belle. Mais, qu’est-ce que cela, la
beauté? Ce n’est pas parce qu’elles sont belles, que tu les désires,
dis, les autres? Et puis elles sont belles aussi, à leur manière, avec
leur fard, leurs yeux cernés et la trace des coups...

«... Tu dis qu’elle est ton égale, qu’elle te comprend. Non, ne mens
pas, mon petit. Est-ce qu’une femme peut te comprendre, quand elle
t’aime? Est-ce que la femme peut comprendre l’homme? Illusion. Leur
façon de te comprendre, c’est de te bercer. Elles n’en ont pas d’autre.
Et quelles sont celles qui te bercent le mieux...?

«... Fais doucement, mon petit. Là, relève ton col. Non, la porte ne
fera pas de bruit. Je t’en réponds. Le chien n’aboiera pas non plus. La
nuit t’appelle, elle est pleine de secrets; elle est pleine de cette
amertume qui te manque dans ta maison. Va, mon petit. Tu as besoin de te
griser de tristesse et de dégoût. Saoûle-toi, saoûle-toi jusqu’à la
nausée. Tu crèveras de honte, demain. Mais ce soir, ce soir, tu baiseras
toute la misère sur les lèvres et tu sais bien qu’il n’y a pas de baiser
qui vaille celui-là.»

                   *       *       *       *       *

«Qui a parlé?

«Où suis-je?

«Dans la rue.»



CHAPITRE XIV

LE DOCTEUR TERMINE SON RÉCIT.

        «Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire.

        «Je te salue, vieil Océan...»

        LAUTRÉAMONT.


--Le journal s’arrête ici, dit Tramier en fermant le cahier de maroquin.
Il y a un an, environ, je reçus la visite de Lia. C’était la première
fois qu’elle sonnait à ma porte et j’avoue que je fus assez intrigué de
sa démarche. Lia était, comme toujours, fort belle; mais son visage,
habituellement rosé, était d’une pâleur qui me frappa aussitôt. Ses
traits tirés révélaient la fatigue et l’insomnie. La lassitude ajoutait
à sa beauté un charme douloureux.

«--Quoi, lui dis-je, seriez-vous souffrante? Vous semblez un peu
défaite. Rien de grave, je pense?

«--Il ne s’agit pas de moi, répondit-elle.

«--De qui donc? De Florent?

«--Oui, murmura-t-elle à voix basse. J’ai à vous parler
confidentiellement.

«Je la fis passer dans mon cabinet dont je fermai soigneusement la
double porte. Lia prit la parole:

«--Florent est malade, très malade.

«--Cette maladie l’a donc pris brusquement?

«--Non, fit-elle. Il y a longtemps qu’il est atteint.

«--Je ne me suis jamais aperçu de rien. Pourtant, Florent est un ami de
toujours: je l’ai suivi depuis l’enfance.

«--Moi non plus, je ne savais pas. Maintenant, je sais et je n’espère
pas.

«--Incurable?

«--Probablement. Le mal dont il souffre, je doute que votre science
puisse le maîtriser. Il réside où vous ne saurez l’atteindre.

--«Erreur, chère amie. Il n’y a point de maladie morale qui n’ait, pour
ainsi dire, sa transcription physique. Je la saisirai. Nous le
traiterons, nous le guérirons. Mais pour l’amour de Dieu, parlez,
dites-moi tout.

«--Voici:

«J’ai aimé, j’aime encore Florent, autant qu’une femme peut aimer.
Pardonnez-moi, mon ami, d’entrer dans des détails aussi intimes. Mais
ils sont nécessaires. Je ne suis pas laide; je suis jeune; le sort de
Florent semble enviable à bien des hommes. Et pourtant, depuis le jour
où je suis devenue sa femme, son amour n’a cessé de décroître. Est-ce là
un de ces résultats terribles et imprévus des unions auxquelles la
passion a présidé? Je ne sais. Florent m’a passionnément aimée, j’en
suis sûre, tant que je ne lui ai pas appartenu. Mes caresses ont détruit
cet amour. Je l’ai compris, bien qu’il s’efforçât de dissimuler et qu’il
feignît de me payer de retour. Mais est-ce qu’une femme amoureuse peut
se tromper? Et n’est-ce pas une chose affreuse que de détruire de ses
propres mains la chose du monde que l’on voudrait conserver entre
toutes? Mon amour a tué le sien.

«--Vous vous trompez certainement. Florent vous aime, il n’y a point de
doute. Combien de fois m’a-t-il parlé...

«--Laissez-moi continuer, fit-elle avec un geste de la main, comme pour
écarter ces objections importunes.

«L’homme, dit-on, a toujours besoin de conquérir; son désir s’épuise,
s’il ne lutte pas. J’ai cru un instant que Florent subissait cette loi.
J’ai usé de coquetterie; j’ai voulu le contraindre à se défendre. Vains
artifices. L’indifférence seule m’a répondu. Bien pis encore: il a paru
sourire à l’idée que je pouvais être heureuse en dehors de lui, comme
s’il en concevait quelque allègement.

«Enfin, il m’a fuie. Je n’ose dire qu’il m’a méprisée, car j’ai parfois
surpris tant de tendresse dans son regard que je n’ai pu le croire
absolument perdu.

«Mais quel funeste secret nourrissait-il? Quel remords?

«Je songeais alors que, dans une minute d’égarement, il m’avait
peut-être trompée, et que m’approcher lui semblait depuis une
profanation. Cette pensée m’était fort douloureuse. Mais elle n’était
pas inconciliable avec le caractère de Florent, dont la délicatesse, en
matière de sentiment, a toujours été extrême. Je résolus d’avoir le mot
de l’énigme.

«Aussi habilement que possible, je mis la conversation sur le terrain de
la fidélité masculine. Je proclamai ma générosité, le peu d’importance
que j’attachais à un oubli véniel. L’amour et la sincérité ne lavent-ils
pas toutes les fautes? S’il m’avait alors fait un aveu, j’en aurais
certainement éprouvé quelque dépit, malgré mes protestations. Mais
combien j’eusse été heureuse de le voir délivré de son fardeau et prêt à
se laisser reconquérir!

«Hélas! aucun aveu ne sortit de sa bouche.

«Un fait brutal, terrifiant, se produisit.

«Depuis quelques temps déjà, Florent ne partageait plus ma chambre. Il
dormait dans une pièce voisine de la mienne et séparée seulement par une
cloison. Une nuit, je m’éveillai brusquement, en proie à une de ces
inexplicables angoisses qui parfois vous arrachent au sommeil. Une main
serrait ma gorge. J’ouvris les yeux; l’aube filtrait à travers les
rideaux, emplissant la chambre d’une pénombre blême.

«--On a marché dans le jardin.

«J’écoutais avec cette attention atroce que donne la peur. Aucun bruit
ne m’échappait, ni le craquement menu des boiseries anciennes, ni les
battements sourds de mon cœur.

«Distinctement, le bruit d’un pas sur le sable parvint à mon oreille.

«--On a marché. On vient...

«Je bondis à la fenêtre, mais les volets étaient clos et je n’osai les
ouvrir.

«Une peur folle me paralysait. Pourquoi? Ce pouvait être le chien, un
domestique. N’importe. J’essayai d’appeler «Florent! Florent!» à travers
la cloison, mais ma voix s’arrêtait dans ma gorge.

«Alors, j’ouvris la porte et la chambre était vide.

«Un instant, je demeurai, muette d’effroi, sur le seuil. La tension
terrible de mon esprit et de mes sens ne diminuait pas. J’écoutai. On
montait maintenant l’escalier. Des pas feutrés, lents et précis, les pas
de quelqu’un qui ne veut pas être entendu, des pas de voleurs.

«Automatiquement, posant le pied avec précaution, j’avançai dans la
pièce. Le jour blanchissait le lit désert. On n’y avait pas couché.

«On marche maintenant sur le palier. La poignée de la porte bouge
imperceptiblement, tourne, tourne, sans un bruit. Il y a quelqu’un là
derrière. J’étouffe. Je voudrais crier. Je ne puis.

«La porte s’entre-bâille. Un chapeau sombre se glisse en avant. Puis,
une main, un corps.

«Je hurle:--Qui est là? Au secours.

«L’homme surpris s’arrête. Je distingue une silhouette inconnue, un
feutre rabattu sur les yeux, un manteau grisâtre fondu dans la pénombre.
Ces images traversent mon esprit tandis que l’épouvante glace mes
membres.

«L’homme a relevé la tête.

«C’est lui.

«C’est mon amour, dans ces vêtements sordides, suant la honte, qui
rentre à pas de loup, comme un voleur, comme un assassin.

«J’ai caché ma tête dans mes mains, et je m’effondre sur un siège,
attendant.

«Avec des gestes hésitants, des gestes de malade ou d’homme ivre, il a
dépouillé son manteau. Puis, il est resté quelques instants, debout dans
l’aube livide, me regardant. Lentement, il est venu à moi, il s’est
agenouillé et, le front posé sur le bras du fauteuil, il a parlé.

«Je ne puis tout vous répéter, mon ami.

«Mais, tandis qu’il parlait, mon âme se fendait de douleur et j’ai
pleuré sur lui, pleuré sur nous.

«Il m’a dit:

«--Ne me touche pas. Tu n’aurais jamais dû me toucher. Je ne suis pas
digne que ta main m’effleure. Ne me touche pas. Cela me ferait mal. Cela
te ferait horreur, ensuite...

«Ne me demande pas d’où je viens. Pense que je viens des profondeurs de
la mort.

«Je ne suis pas fait pour notre bonheur. Je ne suis pas fait pour ta
pureté. Pardonne-moi. C’est une force en moi qui me guide. Je ne puis
lui résister. Je vais comme un aveugle.

«Pourquoi es-tu devenue ma femme? Pourquoi ai-je commis ce crime de
t’associer à ma vie? Et pourtant, je t’ai adorée, comme un esprit. Mais,
il ne fallait pas qu’il y eût l’amour entre nous. Parce que l’amour
n’est que souffrance et délectation de sa souillure.

«Pardonne-moi. Tu es belle. Tu es pure: tu étais faite pour donner la
joie. Et tu ne me l’as point donnée, parce que je ne suis point créé
pour la joie, parce que mon âme est altérée d’amertume.

«Tu m’attendais avec ton corps éclatant comme la neige et comme les lys,
avec tes caresses réservées à moi seul, tu m’attendais dans le secret de
notre lit et de nos parfums.

«Je t’ai préféré des corps souillés par tous les mâles, des lèvres
flétries, des visages émaciés par le vice et la misère.

«Écoute. Écoute, malgré tout. Mes paroles sont infâmes, mais il faut que
tu les connaisses. Car je porte sur moi toute la misère et tout le vice
de l’homme. Et c’est ma seule excuse.

«J’aurais voulu t’élever en esprit un autel; mais nous n’aurions pas dû
communier dans le plaisir, car le plaisir sépare ceux que l’esprit a
unis.

«Je suis resté insensible à ta beauté, à ton amour, parce que notre
domaine commun n’était pas là.

«Et le domaine de la volupté, je ne le partage qu’avec les prostituées,
qu’avec les filles du ruisseau, qu’avec les plus basses et les plus
viles, celles qu’on a pour une obole, pour un morceau de pain.

«Car je n’aime qu’un plaisir mêlé de larmes, qu’une volupté amère, qu’un
fruit plein de cendres; et mes lèvres s’attardent volontiers sur les
bouches qui insultent.

«Pardonne-moi. Il n’y a pas de ma faute. A la chute du jour, une force
obscure me prend par les épaules et me chasse devant elle par les rues,
sur les places publiques, vers celles qui étanchent ma soif d’abjection.

«Pardonne-moi. Je me suis éloigné de toi parce que ta main est pure et
qu’elle ne doit pas me toucher.

«Quand la force m’abandonne, je ne me reconnais plus et je passe ma main
sur mon front. Mais je sais bien que je ne puis lui échapper et qu’elle
me guette et qu’elle m’entraînera jusqu’à la mort.»

                   *       *       *       *       *

«Je ne saurais vous rendre, mon ami, le ton de ces paroles, que je vous
répète d’ailleurs bien imparfaitement. Florent parlait d’une voix sourde
et dont la monotonie était tragique. Il était immobile, appuyé sur le
bois du fauteuil qui lui meurtrissait le front, mais il ne s’apercevait
de rien, et pas un instant il ne leva la tête. C’était une sorte de
gémissement qui montait de sa poitrine ou de la terre ou de la nuit, et
qui emplissait mes oreilles, mon cœur, mon être tout entier. Que
pouvais-je faire? Pleurer seulement.

«Puis, maternellement, je l’ai pris par la main, je l’ai forcé à
s’étendre. Il avait des mouvements spasmodiques et les muscles raides
comme un somnambule.

«--Reposez-vous, ami, vous êtes malade. Mais je vous guérirai. Nous vous
guérirons.

«A le contempler ainsi misérable, une épouvante m’envahissait et il me
semblait qu’un être mystérieux possédait, torturait, dégradait ce corps
que j’avais tant aimé, ce visage où tant de flamme avait lui.

«Et, sans doute, il en est ainsi. C’est pourquoi ma pitié et mon amour
l’ont emporté sur l’horreur causée par ces aveux. Florent n’est pas
responsable.

«Florent est en proie à une terrible folie. Mais est-ce que certaines
folies ne se guérissent pas, docteur?

«--Certainement, si, chère amie. Il y a dans nos cliniques de nombreux
cas de guérison. Le cas de Florent n’est pas absolument nouveau...

«--Alors vous guérirez Florent? Vous me le rendrez?

«--Je vous le rendrai, sain, normal, heureux.

«--Je ne l’oublierai jamais, mon vieil ami.

«Je l’accompagnai jusqu’à sa voiture. Elle se pencha à la portière,
agitant sa main gantée de sombre. Je me souviens. C’était l’automne.
L’avenue se perdait dans la brume violette du soir.

                   *       *       *       *       *

«Je résolus de le guérir. Florent entra à ma clinique. Hydrothérapie,
bromure, hygiène, repos, j’ai tout employé. Pendant six mois, il ne
présenta aucun trouble. Alors, je le renvoyai chez lui. En me quittant,
il me déclara:

«--J’espère être guéri. Si par hasard _cela_ me reprenait, je me
tuerais.

«Quelque temps passa.

«Et j’appris qu’il s’était donné la mort.

«Voici ce qui s’était passé, je l’ai su de la bouche de Lia.

«La vie du ménage avait repris sous les meilleurs auspices. Florent
était affectueux et calme. Il travaillait. Un soir, comme il s’était
retiré dans sa chambre, Lia, en se déshabillant, entendit le bruit d’une
porte qui s’ouvre. Un pressentiment l’envahit. Florent s’échappait de
nouveau.

«Elle se dressa devant lui sur le seuil. Elle le prit aux épaules,
suppliant:

«--Tu ne sortiras pas. Reste. Je t’en prie. Il ne faut pas, Florent. Il
ne faut pas.

«Mais lui, sombre, les yeux fixes:

«--Laisse-moi.

«--Tu me tueras plutôt.

«Alors, il lui serra la gorge de ses doigts crispés et la bouche sur sa
bouche, siffla:

«--Laisse-moi ou je t’étrangle.

«Puis il la rejeta à demi morte sur le parquet de la chambre et disparut
dans la nuit.»

                   *       *       *       *       *

Le docteur Tramier cessa de parler.

Le silence régna un moment sur le pont du navire. Les cinq ombres
restaient muettes: on eût dit qu’une angoisse descendait sur elles des
profondeurs nocturnes du monde, voilait jusqu’à la phosphorescente
splendeur du Pacifique.

Pourtant, une voix s’éleva enfin.

C’était celle de Marie Erikow.

--Est-il possible que les hommes aiment le mal, la misère et la douleur?

--Non, répondit Tramier, les fous, seulement. Et mon pauvre ami était
fou, incurablement fou.

--Que de folies diverses il y a sous la calotte des cieux, murmura
Helven, qui sortit un instant de sa réserve accoutumée. Et qui les
distinguera? Qui fera la part de la santé et de la maladie, de la folie
et de la raison? Où commencent l’une et l’autre? Leurs frontières sont
invisibles.

Leminhac éclata et de sa voix sonore lança aux échos de l’infini:

--Quelle que soit votre subtilité, Monsieur Helven, vous ne saurez nier
que la lumière de la raison balaie ce ténébreux mélange de sensualité et
de mysticisme. Si Florent avait eu un atome de bon sens et s’il avait
pris trois grains d’ellébore, il serait resté en paix avec sa femme et
n’aurait point eu d’aussi mauvaises fréquentations.

--Je ne sais pas, dit Helven, ce que vous appelez le bon sens. Est-ce le
sens commun?

--Parfaitement.

--Dans ce cas, vous me permettrez de le récuser. Il arrive assez souvent
que le sens commun tourne à ce que vous appelez la folie. L’histoire en
est pleine d’exemples. Des millions d’hommes commettent ensemble des
actes qui, d’après votre bon sens, sont absurdes. Quelle raison les
jugera? Un souffle que vous dites insensé, et que je dis mystérieux
passe sur le monde. Sagesse et folie sont des mots. Qu’est-ce que les
guerres, sinon des épidémies mystiques? Qu’est-ce que les religions et
leur fanatisme? Des millions de croyants se précipitent sous les roues
meurtrières du char de Jaggernaut. Les hommes brûlent, égorgent,
écartèlent pour une proposition de foi. Des processions de flagellants
ont traversé l’Italie, portant leurs cilices, leurs disciplines et leurs
fouets sanglants. Où est-il, le sens commun? Comment jugerez-vous les
actes et les grands mouvements des foules, pareils aux courants de
l’Océan?

Flegmatique, Van den Brooks, qui avait écouté jusque-là sans mot dire,
éleva la voix:

--Les imbéciles seuls soumettent tout à l’estimation du bon sens,
articula-t-il impitoyablement. Le bon sens est une courte lorgnette.
Vous avez bien raison, Helven. Où commence la folie?

«Vous demandez, Madame,--et il se tourna vers Marie Erikow qui allumait
en cet instant une cigarette russe--vous demandez s’il est possible que
les hommes aiment le mal, la misère et la douleur, je vous répondrai:
Oui. Bien plus, je dirai que ce sont là les choses qu’ils préfèrent.»

Helven tourna curieusement la tête vers le marchand de cotonnades, car
le son de sa voix, où vibrait un insolite accent de passion,
l’intriguait. Était-ce le reflet de la pipe? Il lui sembla que les
lunettes vertes brillaient étrangement. Les autres écoutaient. Les
paroles de Van den Brooks portaient, ce soir, plus loin que de coutume.

--Que fait l’enfant? Il prend un moineau et il l’aveugle. Ensuite, il le
caresse, il le pose tout chaud dans sa petite main, baise les paupières
crevées et l’appelle «mon mignon, mon petit oiseau chéri». Tout l’homme
est là, et la femme.

«La souffrance nous attire obscurément. Cet attrait est plus fort que
celui du bonheur et de la joie.

«On aime à voir les bêtes dans les ménageries, les lions couverts de
plaies, les tigres aux yeux chassieux, les buffles dont les orbites sont
incrustés de petites mouches malignes. On regarde longuement les
prisonniers. Je me souviens de convois en Sibérie. Le bruit des chaînes
chatouille agréablement l’oreille de l’homme sensible. Il s’apitoie et
il croit qu’il est bon. Sa vanité est flattée. Puis, au fond de
lui-même, il jouit davantage de sa liberté, devant la servitude des
autres. La souffrance est un piment fort savoureux. On en goûte d’abord
du bout des lèvres, comme le bourgeois qui regarde passer les
prisonniers. Peu à peu, on s’affine, on se perfectionne, on va loin...

                   *       *       *       *       *

Helven aurait juré que Van den Brooks passait doucement sa langue sur
ses lèvres.

                   *       *       *       *       *

--Pour donner de la volupté à Florent, il faut toute la misère humaine.
Il lui faut ces filles qui livrent leur corps au premier venu, pour une
bouchée de pain, qui subissent les contacts les plus ignobles, dont
l’incessante besogne est de s’étendre sur le dos, du matin au soir et du
soir au matin, parquées dans des quartiers spéciaux, dans des maisons
closes, gavées de stupre et d’alcool, devenues plus lourdes et plus
apathiques que des bêtes de somme ou gorgées de haine et d’un fiel
longtemps accumulé. Quel raffinement, que d’aller demander l’amour à ces
machines à plaisir, de les obliger à un sursaut humain et de les laisser
retomber ensuite dans leur misère ou leur indifférence plus affreuse
encore. Le joli jeu, vraiment. Votre malade était un délicat, docteur.

--A vrai dire, dit Tramier, je n’ai jamais considéré la chose sous ce
jour.

--Toute la misère humaine, oui. Le résultat quintessencié de cette
civilisation de maîtres brutaux et d’esclaves grossiers, le voilà pour
quelques artistes, jouir de la souffrance, chercher la volupté dans la
douleur. Et regardez-les avec leur bouche bégayante de pitié et leurs
yeux étincelants de désir. Regardons-nous aussi et demandons-nous si
nous ne leur ressemblons pas.

--Ne jouissons-nous pas quelquefois de notre propre douleur? dit Helven.

--Oh! combien de fois! s’exclama Marie Erikow--et le geste de son bras
traça dans l’ombre une ligne blanche au bout de laquelle luisait une
cigarette, comme une pierre précieuse.--Combien de fois! Quand j’étais
petite fille, il m’arrivait de me réveiller la nuit et de mettre mes
pieds nus sur le carreau glacé, jusqu’à ce que le froid me mordît comme
une brûlure. Je me recouchais et j’avais plaisir d’avoir eu mal.
Pourquoi?

--Inconsciemment d’abord, reprit Van den Brooks, consciemment ensuite,
on tire volupté de la souffrance d’autrui. Voyez l’amour lui-même, comme
il se confond avec la douleur. Deux amants font de leurs baisers des
morsures cruelles, jamais assez cruelles à leur gré. Le sang jaillit
quelquefois sous leurs lèvres et ils le boivent avec délices.

--Amours de sauvage, murmura Leminhac assez bas, parce qu’il craignait
de déplaire à Marie Erikow dont l’exclamation l’avait surpris.

Mais Van den Brooks insista cruellement, les lunettes vertes tournées
vers l’avocat, qui se sentait fort mal à l’aise.

--Amours de sauvages, que non pas. Vous ne connaissez pas les sauvages,
maître Leminhac. Je vous en ferai connaître, s’il vous plaît. Ce sont
des animaux bien plus doux que nos civilisés. Le culte et la passion de
la douleur ne viennent que tard. Il faut un dosage compliqué de toutes
sortes d’ingrédients. La religion, l’intelligence, la culture, tout cela
aiguise notre instinct de délectation cruelle.

«Se mortifier, n’est-ce pas le suprême délice des ascètes? Est-ce autre
chose que cet instinct cruel tourné contre nous-mêmes? Comme il est bon
de se faire mal, n’est-ce pas, Madame Erikow? Vous êtes Russe, vous
comprenez cela mieux que les Français, quoique parmi eux il y ait eu
quelques bons maîtres de la torture psychologique.

--C’est vrai, dit Marie Erikow, il y a là une ivresse que mes frères
slaves recherchent volontiers.

--L’homme aime à faire souffrir et il aime ce qui le fait souffrir. Le
chien aussi aime le maître qui le bat. D’un bout à l’autre de l’univers,
c’est un continuel échange. Nous nous baignons dans la douleur.

                   *       *       *       *       *

Van den Brooks articula ces derniers mots d’une voix plus sourde. Il y
avait dans son accent une violence contenue qui frappa les passagers.
Tramier lui-même, qui sommeillait dans son rocking-chair, tressaillit.
Un léger malaise s’empara du groupe. Mme Erikow donna, contrairement à
son habitude, le signal du départ, et se sauva sans prendre le bras
d’Helven. Celui-ci serra la main de Van den Brooks et, comme il
s’éloignait, il entendit le marchand de cotonnades qui, les yeux tournés
vers les constellations éparses, murmurait:

--Dieu n’est que le plus artiste des bourreaux.



TROISIÈME PARTIE

L’ESCALE



CHAPITRE XV

OÙ IL EST DONNÉ À HELVEN D’EXPÉRIMENTER À SES DÉPENS LA FRAGILITÉ
FÉMININE.

            «Viros illustres decipis
            «Cum melle venenosa.»

        _Carmina vagorum_.


--Demain, dit Van den Brooks à ses hôtes, nous serons en vue de mon île,
et j’imagine que nous pourrons débarquer dans la soirée.

--Vous êtes vraiment roi d’une île déserte? exclama Marie Erikow. Helven
l’avait deviné... Et elle se tourna en riant vers le peintre.

--Monsieur Helven est fort perspicace, répondit le trafiquant. Je m’en
étais déjà douté. Mais, ajouta-t-il, mon île n’est pas déserte: elle est
même fort bien peuplée. Ce sera pour moi un honneur et une joie que de
vous la faire visiter.

--Certes, dit le professeur, nous ne saurions laisser passer une
pareille occasion d’élargir nos connaissances géographiques. Où donc est
située votre île?

--Je suppose, répondit Van den Brooks, qu’elle fait partie de l’archipel
océanien. Tout me porte à le croire: la végétation, les récifs de
coraux, les volcans, bien qu’elle soit absolument à part des groupes
d’îles reconnues.

«Je puis, ajouta-t-il, avec un accent de fierté, me vanter de l’avoir
découverte. Aucune carte n’en fait mention. Peut-être William Dampier,
dans le premier voyage qu’il fit en 1699 avec le capitaine John Cock, le
boucanier et le pilote Cowley, l’aperçut-il. Un passage de son récit me
porte à le croire; mais, s’il baptisa l’île Orageuse et l’île des
Pétoncles, il ne donna pas de nom à la terre qui devait porter le mien.

--Et vous avez fait part de votre découverte, naturellement? demanda le
professeur.

--Pas encore, répondit Van den Brooks; j’attends d’avoir achevé quelques
expériences, précisé exactement la situation de l’île, etc...

--C’est un conte des Mille et une nuits, dit Marie enthousiasmée. Et
qu’y a-t-il dans l’île Van den Brooks? Des trésors?

--Peut-être, répondit le maître du navire. Patience!

--Cette escale, interrogea Leminhac, nous détourne-t-elle beaucoup de
notre route? Je vous pose cette question au sujet de ma conférence de
Sydney.

--Soyez sans inquiétude, mon cher maître, nous parviendrons sans
encombre et sans retard à notre commune destination.

Sur cette réponse ambiguë, l’homme aux lunettes vertes salua ses hôtes
et s’éloigna.

On sortait de table; le professeur se disposait à la sieste. Leminhac
proposa à Marie Erikow de lui faire la lecture.

--Mais que lirez-vous? demanda celle-ci.

--Ce que vous voudrez: des vers, de la prose ou un article de magazine.

--Non, fit Marie, la lecture m’ennuie.

--Que désirez-vous donc?

--Rien. Dormir.

--Dormez, dit Helven. Pendant votre sommeil, je ferai votre portrait.

--Je commence, dit la Russe.

Et elle ferma les yeux.

Leminhac, furieux, quitta le salon.

--Bonne chance, siffla-t-il au peintre.

                   *       *       *       *       *

Helven et Marie demeurèrent seuls. On devinait derrière les stores qui
voilaient les hublots, l’océan embrasé et la lourde splendeur de
l’après-midi tropicale. Les boiseries du navire craquaient de chaleur.
Des fleurs dans les vases laissaient choir leurs pétales. Le peintre
passa la main sur son front et le sentit humecté d’une légère sueur.
Marie ne bougeait pas.

Ses yeux étaient clos et les cils faisaient sur le visage une ombre
soyeuse. Les narines frémissaient d’une palpitation presque invisible;
mais cela suffit à Helven pour qu’il n’eût plus la moindre envie de
prendre un pinceau ou un crayon.

--Ce simple frisson, songeait-il, cette ondulation insaisissable de la
vie, qui l’a rendue? qui la rendra?

Il se laissa glisser sur un coussin au pied du fauteuil.

Marie n’avait pas eu besoin d’ouvrir les yeux. Elle étendit la main et
le peintre la couvrit de baisers. Marie jugeait maintenant qu’il était
nécessaire de lui accorder quelques menues faveurs, destinées à lui
faire prendre patience jusqu’à la fin du voyage et elle comptait bien
les lui doser savamment.

Helven agenouillé se disait:

--Je parlerai.

Et il parla. Nous ne rapporterons pas ses paroles: tous nos lecteurs les
ont prononcées, toutes nos lectrices les ont entendues. En pareil jeu,
il faut être acteur; les spectateurs et les chroniqueurs ont le mauvais
rôle. Remplaçons donc le monologue de l’amant et les agaceries de la
dame par le signe qu’en solfège on nomme silence. Vous qui lisez cette
histoire, vous saurez bien le rendre éloquent.

Dans les flancs revêtus de bois précieux de cet étrange navire--qui n’a
peut-être jamais existé--atomes écrasés sous les splendeurs conjointes
de l’océan et du ciel qui heurtent leurs rayons comme deux boucliers
d’émeraude et de saphir... etc... etc...: le thème est d’un beau lyrisme
et nous l’abandonnons à votre verve, ami lecteur.

Seul, le résultat de cet entretien nous intéresse. Helven crut les
paroles tendres qui sortaient de la bouche de Marie. Elles furent pour
son cœur le plus délectable des élixirs et le plus suave des baumes.
Bien qu’il ne fût ni plus naïf, ni plus sot qu’un autre, il ne douta
point qu’elle ne l’aimât. En pareille matière, l’expérience n’est qu’une
bulle de savon et l’amoureux échaudé ne craint pas l’eau froide des
désillusions à venir. Il la crut, parce qu’elle était belle, avec ses
mâchoires un peu lourdes et ses torsades fauves. Il la crut, parce
qu’elle connaissait l’art de manier le cœur des hommes et d’aiguiser à
la fois leur désir et leur tendresse, sans satisfaire l’un et l’autre.
C’était là sa fonction naturelle: susciter mirages et prestiges et faire
ensuite la pirouette. Le chat joue avec la souris, le serpent avec
l’oiseau, la femme avec l’homme, en quoi, elle a beaucoup plus
d’avantages que le chat et le serpent, car la souris et l’oiseau
n’ont--du moins, nous le préjugeons--qu’une sensualité médiocre et fort
peu de vanité.

Lorsque Marie remit sur ses joues un nuage de poudre, destiné à lui
donner le teint à la mode du jour; lorsqu’elle promena sur ses lèvres,
effleurées par bien des hasards, un bâton de carmin, tapota devant la
glace une chevelure légèrement ébouriffée, Helven crut à la beauté de
vivre et à l’éternelle jeunesse du monde.

Il y crut--jusqu’à la nuit tombée.

                   *       *       *       *       *

Ce soir-là, on ne conta pas d’histoires sur le pont du _Cormoran_. La
nuit était trop émouvante par son seul infini, avec le fourmillement de
ses étoiles, le halètement des houles et la plainte des brises
voyageuses, pour que les passagers sentissent le besoin d’échanger des
paroles. Leminhac lui-même se taisait. Comme on approchait de l’escale,
on se grisait une dernière fois de solitude et de silence.

Van den Brooks songeait. La rêverie de l’homme blond était profonde; son
esprit, sans doute, se mêlait aux eaux ténébreuses, mouvant comme elles,
comme elles sans repos. De petites couronnes de fumée sortaient de sa
bouche et sa barbe rougeoyait sous le reflet de la pipe courte, à chaque
bouffée, comme une forge qui s’éteint et se rallume tour à tour.

--A quoi peut rêver cet homme? se demandait Marie.

Et elle éprouvait un secret dépit à songer que vraisemblablement ce
n’était point à elle.

Helven était auprès de la Russe et cherchait une main qu’elle
abandonnait ou retirait avec un art consommé. Le peintre était trop
heureux pour ne pas voir dans ce manège les preuves d’un amour presque
vainqueur et d’une vertu encore réticente.

Marie Erikow rêvait, elle aussi. Hélas! ce n’était plus au jeune
préraphaëlite, ni aux enivrantes minutes de l’après-midi, dans le salon
du vaisseau titubant de la torpeur des siestes. Elle se rappelait, fort
naïvement, avoir, au sortir des bras timides et passionnés du peintre,
souri à quelqu’un qui, lui, ne souriait jamais.

Helven fut fort surpris de la voir se lever la première et, prétextant
une migraine, se retirer dans sa cabine.

Les hommes restèrent seuls.

--Je mets au concours, dit l’acide avocat, le sujet suivant: Du rôle de
la migraine dans la psychologie féminine, sa nature et ses variétés, son
avènement historique.

--La migraine a eu plusieurs noms, dit le docteur Tramier. Ce furent
d’abord les vapeurs. Aujourd’hui, elle est, avec la crise de nerfs, la
ressource suprême des lectrices de Paul Bourget.

Helven, plein d’une inquiétude qui rongeait déjà son pauvre bonheur,
arpentait le pont et finit par se diriger vers l’avant, sous prétexte
d’astronomie.

--Il fera de bonnes observations, dit Leminhac, car il est déjà dans la
lune.

                   *       *       *       *       *

Le pont du _Cormoran_ était depuis assez longtemps déserté par les
passagers et les étoiles commençaient à pâlir, lorsqu’une forme sombre
émergea de l’entrepont. La clarté d’un astre indiscret fit étinceler une
boucle malencontreusement échappée d’une résille de soie. Marie Erikow,
drapée dans un long châle, en grand appareil de mystère, se coula dans
l’ombre, comme si elle eût redouté le regard de quelque invisible vigie.

Le navire semblait abandonné de ses passagers et de son équipage, pareil
à un vaisseau fantôme, voguant au hasard de l’immensité. Seule, à
l’avant, la silhouette de l’homme de quart faisait une tache d’ombre.
Les vergues aux voiles repliées gémissaient par instant dans le silence.

Marie se dissimulait sous la passerelle de manœuvre. Nul, à cette
minute, ne pouvait distinguer son visage, mais ses yeux glauques
devaient briller d’un éclat assez vif; elle froissait dans ses mains une
mince feuille de papier qu’elle avait trouvée, épinglée sur sa toilette,
par un audacieux coquin, lequel n’avait pas eu besoin de se nommer.
Certes, ni Leminhac, ni le timide Helven n’auraient osé s’aventurer
ainsi dans une cabine au risque d’être pris pour malandrins ou goujats
et dénoncés par quelque steward trop bavard. La porte avait sans doute
été délicatement ouverte à l’aide d’une fausse clé et il faut à ce genre
d’entreprise une éducation technique que, fort malheureusement à notre
avis, ne reçoivent pas encore tous les fils de notaire ou d’épicier.

La Russe, avec ce savoureux frisson de curiosité qui a conduit à leur
perte pas mal de filles d’Eve, se hâta de lire les lignes tracées au
crayon, d’une main moins habile à calligraphier qu’à forcer des
serrures, et ne s’indigna qu’ensuite du procédé. Le billet était écrit
en un affreux mélange de français et d’espagnol, mais le sens en parut
suffisamment clair à une cosmopolite aussi avertie pour qu’elle
s’aventurât de la sorte, sur le pont, à la recherche de...

Mais à la recherche de qui?

Ne nous hâtons pas de la blâmer. Il faut dire à son excuse qu’elle
s’indigna consciencieusement d’une pareille insolence; qu’elle satisfit
dans son for intérieur à toutes les conventions morales et religieuses;
qu’elle éprouva tour à tour les fortes réactions de la vertu et de la
pudeur outragée; que, si elle céda à l’invitation impertinente d’un
galant, ce fut par pure curiosité et bien sûre que les choses n’iraient
pas au delà d’une certaine limite, en tout bien tout honneur s’entend;
que les circonstances étaient exceptionnelles; que l’on ne se trouve pas
tous les jours à bord d’un navire comme le _Cormoran_; et qu’enfin, on
ne trouve pas à tous les carrefours des gaillards bien tournés,
aventureux, au teint bronzé, à la gorge nue, des gaillards qui ont dans
leur vie des légendes d’amour et de sang, dont le visage émacié
s’auréole d’un foulard sombre, qui portent un cercle d’or mince au
poignet et une navaja dans leur poche; des gaillards dans le genre d’un
certain matelot espagnol, habile à la guitare, aux dés et à la lame:
Lopez, pour ne pas le nommer.

Il suffit d’ailleurs de prononcer son nom pour qu’il surgisse. Venu sans
doute à pas de feutre, ou caché derrière un rouleau de cordages. Aux
côtés de la Russe qui tressaille, le voici, long, souple, félin. C’est
décidément un bel écumeur d’océans, le don Juan classique des ports, le
chevalier des maisons closes où les matelots en bordée emplissent de
piastres et de pistoles les bas à fleurs des courtisanes. De nobles
dames ne sont pas insensibles à l’éclair noir de ses yeux et Marie
Erikow, la première, en subit le brusque prestige. Le coquin sait son
pouvoir et n’en abuse pas. Mais il sait aussi qu’en pareille occasion,
parler importe peu et, puisque la belle est venue...

Que les amoureux fervents et les savants austères, arrivés ou non à la
mûre saison, que les petits jeunes gens farcis d’idéalisme et soupirants
effarouchés d’improbables Béatrices; que les vieillards pleins de regret
et les adultes pleins de désillusion prennent exemple sur ce gars souple
et farouche. Le fruit est mûr; il sait le cueillir: tout est là. Et le
baiser que longuement il imprime sur les lèvres de l’imprudente, elle le
savoure maintenant avec autant de délices--et peut-être même
davantage--que s’il eût été précédé d’un volume de sonnets et d’un
semestre de cour...

Et Helven?

Helven souffrait d’une insomnie qui lui faisait arpenter le pont du
vaisseau à l’heure où les amoureux prudents et soucieux d’éviter les
désillusions demeurent sagement entre leurs draps. Quel malicieux démon
lui fit entreprendre la traversée, peu périlleuse en apparence, du pont
arrière au gaillard d’avant? Ce qu’il découvrit sur son chemin lui en
apprit long sur l’éternel féminin, si tant est qu’en cette matière on
apprenne jamais quelque chose--quelque chose du moins que l’on ne soit
pas décidé à oublier à la première occasion.

Toujours est-il que, prestement retourné dans sa cabine, il versa sur
son oreiller quelques-unes de ces larmes que l’on verse encore avant
trente ans.

                   *       *       *       *       *

Deux autres personnages se souciaient également fort peu de Morphée et
de ses pavots. Décidément, bien des ombres hantaient, cette nuit-là, le
_Cormoran_ si calme en apparence. L’une d’elles glissait d’un pas fort
léger, le pas d’une personne habituée aux courses nocturnes.

Une lampe électrique de poche joua d’un éclair furtif.

--Le sommeil vous fuit-il, Madame?

--Oh! Monsieur Van den Brooks...

--La nuit est fort douce, n’est-ce pas?

--Oui... j’étais un peu souffrante... je voulais respirer...

--Vous sentez-vous mieux?

--Fort bien, maintenant.

--Puis-je vous accompagner à votre cabine?

Et l’ombre gigantesque accompagna l’ombre plus frêle tandis que la brise
continuait à souffler, les étoiles à luire et l’océan à se plaindre.

Quant à l’autre noctambule... mais ceci est déjà d’un autre chapitre...



CHAPITRE XVI

LES RANCUNES DE TOMMY HOGSHEAD.

            «Semblablement où est la Reine
            «Qui commanda que Buridan
            «Fût jeté en un sac en Seine.»

        VILLON.


Le maître du navire était vraiment un compagnon fort discret et Marie
Erikow n’eut qu’à se louer de la façon courtoise dont Van den Brooks
prit congé d’elle à la porte de sa cabine, en lui souhaitant une bonne
nuit.

--Certes, pensait-elle, il aurait pu abuser de la situation. Qu’il soit
ou non marchand de cotonnades, c’est un galant homme.

Mais elle éprouvait un secret malaise et quelque gêne à la pensée
d’affronter, le jour venu, la barbe éclatante et les lunettes du
trafiquant. Avait-il vu? Il est déplaisant pour une personne bien née et
bien rentée d’être surprise à s’encanailler et, bien qu’un matelot ne
soit pas un domestique et que Lopez fût fait comme un prince--cela, il
fallait le reconnaître--Marie était fort humiliée en songeant que Van
den Brooks pouvait l’avoir aperçue dans les bras de l’Espagnol. Au fond,
elle regrettait cette aventure. Elle songea un instant à la porte
secrète par où une princesse illustre faisait passer ses amants dans une
éternité qui la mettait à l’abri des soupçons et des commérages. Elle
aimait, comme toutes les femmes, les solutions expéditives et, pendant
cinq minutes, elle eût volontiers envoyé vers les prairies d’asphodèles
où vaguent les mânes amoureux, Lopez, Van den Brooks et même--par
contre-coup--le pauvre Helven qu’elle croyait d’ailleurs paisiblement
endormi d’un sommeil peuplé de son image.

Il y avait encore à cette heure, à bord du _Cormoran_, un homme--ou
quelque chose d’approchant--qui songeait, lui aussi, aux méthodes
expérimentales par lesquelles on peut arracher le plus promptement
possible un ennemi ou un rival à un univers turbulent de passions et de
folies. Ces méthodes peuvent se justifier--non seulement par l’argument
grossier qui est la force et l’intérêt de celui qui les applique--mais
encore par le bien même du sujet à qui l’on évite de la sorte une
multitude de déboires à venir. C’est pourquoi l’amant tué par un jaloux
comprend, une fois parvenu sur les rives du Styx, tout ce qu’il doit à
son meurtrier.

Des considérations d’un altruisme aussi subtil ne pouvaient d’ailleurs
traverser le front étroit de Tommy Hogshead qui, pareil dans l’ombre à
un esclave de Michel-Ange, accroupi sur un rouleau de cordes, roulait de
ténébreuses pensées.

Les meilleurs principes de M. Taine ne sauraient qu’imparfaitement nous
faire pénétrer dans l’esprit du nègre et nous éclairer l’obscure genèse
de sa passion. La race d’abord. Il était né dans la jungle africaine,
parmi les lianes géantes, les fleurs qui se nourrissent d’insectes, les
marécages grouillant de serpents et d’araignées monstrueuses, d’une mère
au nez percé d’un gris-gris en os. Rien, en dehors des bordées
hasardeuses d’escales, ne pouvait être pour lui une suffisante
préparation à l’esthétique des blancs. Pourtant, du jour où la Russe mit
le pied sur le plancher du _Cormoran_, le nègre vécut dans son sillage
parfumé; il la flairait de loin et surgissait à ses côtés, à
l’improviste, roulant ses yeux de porcelaine et grimaçant de toutes ses
dents. Marie Erikow parlait parfois en plaisantant de ce simiesque
amoureux, mais la brute l’effrayait, d’autant que Tommy, dit le Muid ou
Tête de Pourceau, semblait avoir pris de ses frères à la peau laiteuse
une certaine crapulerie de manières, laquelle appartient pourtant en
propre à notre civilisation. Un jour qu’il ne risquait point d’être
surpris, il eut une façon franche et expressive de démontrer ses
sentiments à la Russe qu’un pareil cynisme indigna, mais qui n’osa s’en
plaindre à Van den Brooks, tant le geste avait été brutal.

Le milieu et le moment contribuent davantage à expliquer cette
psychologie moricaude. Marie était la seule femme du navire et les gars
de l’équipage n’étaient pas gens à se contenter des délices inventées
par l’amant spirituel de Petite Secousse; ils eussent piétiné
sauvagement les plates-bandes du jardin de Bérénice. Le vent de mer est
chargé d’iode; le whisky et le ginger ale abondent dans les soutes du
navire. Seul, le chat à neuf queues, adroitement manié par Hopkins,
pouvait maintenir les convoitises des matelots dans les limites d’une
délectation tout idéale, laquelle se traduisait, au cours des siestes ou
des repos sur le gaillard d’avant, par des propos d’un lyrisme
nostalgique et priapesque, des facéties dont le sel, pour n’être point
attique, n’était pas moins d’une saveur assez mordante. Le nègre, peu
bavard, humait l’odeur féminine qui, de la cabine de Marie, se glissait
subtilement à travers les cloisons du navire et il se grisait lentement
d’une menaçante ivresse.

Quel flair mystérieux lui fit pressentir en Lopez l’élu et le rival
heureux? C’est ce que la méthode de Taine ne nous permet pas de deviner.
Sans doute haïssait-il depuis longtemps l’Espagnol, simplement parce que
celui-ci était beau, désinvolte et aimé des filles. Sa jalousie
atteignit le paroxysme lorsqu’il devina la secrète inclination de la
Russe. Les fortes passions sont susceptibles d’affiner les brutes au
point de les transformer en des psychologues raffinés, bien plus, de
leur donner une intuition que les plus délicats leur envieraient. C’est
ainsi que la soif et la faim aiguisent l’odorat des chiens et des
tigres. Tommy Hogshead, amoureux, en aurait remontré à Benjamin
Constant, à Stendhal et à M. Paul Bourget. Enfin la correction publique,
à lui infligée par le bras vigoureux d’Hopkins, épargnée à Lopez par
l’arbitraire de Van den Brooks, avait exaspéré sa haine. Il tournait sa
fureur non pas contre le maître du navire, car son âme fruste ignorait
la justice et ne connaissait que la force: Van den Brooks était le
maître et en quelque sorte un Dieu; le nègre battu baisait sa sandale.
Mais Lopez? Lopez n’était qu’un matelot comme lui; il n’avait pas subi
les verges; il n’avait pas mordu le parquet sous les yeux ironiques de
la femme blanche. A cette pensée, une rage folle l’étranglait. Dominé
par son idée fixe, il épia les moindres gestes et toutes les allées et
venues des partenaires de ce jeu dangereux; c’est ainsi qu’il surprit la
rapide génuflexion de Lopez ramassant l’orchidée tombée--juste à
propos--des mains de Marie.

                   *       *       *       *       *

Ce jour-là devait être marqué dans l’horoscope de l’Espagnol par une
fâcheuse conjonction d’astres.

Je pense qu’aucune gitane, jeune ou vieille, ridée comme une vieille
pomme ou lisse comme une orange, des anneaux d’or aux oreilles et
flanquée de quelques sacripants en culottes percées, porteurs de
guitares ou d’accordéons, je pense qu’aucune de ces prophétesses de
carrefour ne lui avait révélé les signes qui présidèrent à sa naissance,
à savoir Saturne, Mars et Vénus, funestement conjoints. Il se fût, sans
cela, montré plus circonspect.

L’Espagnol aguiché par Marie, dont l’imprudence en semblable jeu ne
connaissait pas de bornes, et qui, s’il s’agissait de mettre un homme à
ses pieds, fût-ce un prince ou un débardeur, pouvait braver le feu, la
flamme et même le ridicule, l’Espagnol crut que l’heure du berger était
venue, et berger il se fit, je n’entends point pâtre sentimental,
Tyrcis, Corydon ou «Pastor fido», mais vrai chevrier andalou, le sang
chaud, la main prompte et la bouche audacieuse. Toutefois, le lieu du
rendez-vous était mal choisi, et l’arrivée de Van den Brooks interrompit
les ébats où le matelot espagnol se révélait maître et Marie Erikow,
humble servante.

Lopez s’esbigna, redoutant le maître du navire; mais lorsqu’il se
retrouva seul et qu’il flaira dans l’ombre ses mains où traînait une
odeur mêlée de chypre, d’ambre et de santal, le ruffian audacieux et
froid, le fourbe luron et l’aventurier sûr de sa force disparurent: il
ne resta qu’un pauvre fou.

Avant tout, rattraper sa proie, sentir de nouveau entre ses bras le
poids tiède et parfumé de ce corps, sur ses lèvres l’élan de la bouche
adverse; briser de caresses cruelles l’aguicheuse, faire pâmer sous une
étreinte brutale la belle fierté de la dame et saccager, avec une fureur
joyeuse de malandrin, bas de soie et chemises de linon. L’image de Marie
nue, haletante et humiliée se dressa devant lui. Désespérant de pouvoir
la saisir, il rongeait silencieusement ses poings.

La nuit s’achève. L’aube s’élève de la mer. Les eaux sont plus sombres
encore, mais le ciel pâlit à l’horizon.

Lopez surgit. Il tient à la main un filin long de quelques mètres et qui
traîne derrière lui. Il s’achemine vers le bastingage et se penche pour
repérer exactement l’emplacement d’un certain hublot entr’ouvert par où
filtre la lueur d’une lampe. Ce rond lumineux absorbe toute son
attention. Il respire fortement comme un chien sur la piste, puis noue
d’une main experte son filin à la rampe de cuivre. Le voici qui enjambe
le bastingage. Il se laisse maintenant glisser le long de la corde. Ses
pieds se balancent dans le vide: ils sont à peu près à la hauteur du
hublot... Le roulis du navire le fait osciller comme un pendu...

                   *       *       *       *       *

Marie dormait. Elle avait laissé, comme d’ordinaire, la fenêtre de la
cabine entre-bâillée pour permettre à la brise nocturne de caresser son
visage et ses mains abandonnées.

Entendait-elle en songe le pincement sourd des guitares, les doigts
claquants des danseurs et le refrain des habaneras? Je ne sais...

... Un cri horrible déchira le silence. Marie sursauta, les mains à sa
gorge. Mais le silence s’était refermé sur le cri, comme l’eau se
referme sur le noyé.

Elle tremblait.

--Un oiseau de mer, pensa-t-elle.

Mais il n’y a point de mouettes et de goélands dans ces parages. Il y a
seulement dans le remous du navire--qui suit sa route--une main crispée
vers les étoiles, une bouche qu’emplit la mort.

... Et sur le pont, muet et ricanant de tout son ivoire, debout auprès
d’un câble tranché, Tommy Hogshead. Le premier rayon d’aurore effleure
la lame d’un couteau qui luit, au bout d’un bras sombre, comme un
poisson d’argent.



CHAPITRE XVII

LE CRI DE LA VIGIE.

        «Les Espagnols et Quiros lui-même coururent de grands dangers
        sur cette terre qui fut nommée par le pilote _Gente Hermosa_ (la
        belle nation), mais que les indications trop vagues de sa
        relation ne désignent pas assez pour que nous lui assignions son
        nom moderne.»

        _Voyages de Quiros_, 1606.


Le matin qui suivit cette nuit, où les principaux héros de cette
histoire se sont montrés sujets à des insomnies qui--au moins pour l’un
d’eux--influèrent notablement sur le cours de leur destinée, ce
matin-là, Leminhac, fort dispos, car il n’avait pas souffert du même
malaise, se précipita au-devant de Marie Erikow, dès que celle-ci
apparut sur le pont.

--La terre, cria-t-il, en agitant sa casquette.

Van den Brooks entouré d’Helven, du professeur et du capitaine
Halifax-le-Borgne, dirigeait sa lorgnette sur un point de l’horizon.

--Est-ce l’île? demanda Marie.

--C’est l’île, répondit le maître du navire, mon île.

--Oh! je veux voir... implora la Russe.

Elle prit la lunette, mais jura qu’elle ne distinguait rien.

--Patience, dit Van den Brooks. Vous aurez le temps de la voir dans tous
ses détails, et, à vrai dire, elle ne manque pas de singularités.

--Votre navire, dit Marie, devrait s’appeler Silence et votre île,
Mystère; vous-même, n’êtes qu’un gigantesque point d’interrogation. Je
vous déteste.

Dans l’excitation de la nouvelle aventure, dans l’attente de cette
escale qui s’annonçait si étrangement, Marie oubliait tous
les événements de la veille. Helven qui, tout en se rasant
consciencieusement, avait rassemblé ses souvenirs de l’Ecclésiaste, des
Pères de l’Église, des poètes antiques et modernes, des moralistes, de
tous ceux enfin qui ont stigmatisé la fragilité féminine, thème éternel
des littératures, Helven, qui s’était fait une âme à l’épreuve de toutes
les circonstances, ne se souciait pas de rappeler une mésaventure
désagréable pour lui, mais fort peu flatteuse pour elle.

Captain Joë batifolait allégrement sur l’épaule droite du marchand de
cotonnades, tandis que Jack-le-Triste, l’ara gris et rouge (qui
m’excusera de ne lui avoir fait jouer dans cette histoire qu’un rôle de
second plan... ce n’est d’ailleurs que partie remise) élisait la gauche
pour perchoir. L’avisé conseiller de Van den Brooks avait dû faire son
rapport, car le maître du navire émit une étrange proposition.

--Les bains nocturnes, dit-il,--et les passagers se regardèrent avec
stupéfaction--les bains nocturnes ne valent rien pour la voix.

--???

--Oui, ajouta-t-il, un de mes matelots dont les qualités de chanteur ne
vous étaient pas inconnues--vous souvenez-vous, Madame?--a commis
l’imprudence de trop rêver aux étoiles et l’imprudence plus grave encore
de tenter un plongeon dans cette eau perfide, mais si attirante, la
nuit. Le pauvre, je l’excuse, c’était un poète. Quelle ivresse de
brasser ces vagues phosphorescentes qui sont à la fois de l’or, de l’eau
et du feu; quelle ivresse de faire le Triton éclaboussé de pierreries,
sous le tendre regard d’Hécate. Hélas! j’ai bien peur qu’il ne chante
plus.

--Lopez? dit Helven.

--Lopez lui-même. Je lui avais prédit que sa voix lui porterait malheur.
Je voulais dire par là qu’il avait trop d’imagination.

--Il y a eu un accident à bord? demanda le professeur avec sollicitude.

--A bord, hum... par-dessus bord, plutôt, commenta Van den Brooks. Mais
tout cela n’a aucune importance. Ce sont des détails d’ordre intérieur.

Marie n’avait pas bronché. Aucun trait de son visage ne décelait
l’angoisse qui l’étreignait.

--Oh! fit Van den Brooks, sentez-vous l’odeur--l’odeur de mon île?

Le professeur renifla, l’avocat enfla ses narines.

--Je ne sens rien, affirmèrent-ils ensemble.

Mais Van den Brooks aspirait avec volupté un parfum trop subtil pour les
narines vulgaires.

--Ce sont mes forêts, murmura-t-il dans une sorte d’extase, mes forêts
de bois de rose, de santal et d’orangers; mes collines que bleuit le
myrte à thé, où fleurissent les champs d’arum; mes plaines couvertes de
moissons, où l’on cueille l’enivrant kava; mes rivières ombragées qui
roulent des paillettes d’or, mes cascades, mes pâturages, mes haies de
mûriers, tout ce parfum de la terre promise, de la terre de mon peuple,
de mon royaume enfin, qui est le royaume de Dieu.

--Je ne sens toujours rien, chuchota l’avocat, agacé par ce lyrisme, à
l’oreille d’Helven.

--Oh! fit celui-ci, je flaire aussi le parfum de votre île, monsieur Van
den Brooks. Il embaume délicieusement.

--Et moi aussi, dit Marie Erikow...

--Voici la terre, prononça le maître du navire avec une étrange
solennité.

Ce ne fut d’abord qu’un point imperceptible, puis dans le cercle de la
lunette apparurent peu à peu une bande sombre qui était les forêts, des
points lumineux qui étaient les brisants ruisselants d’écume.

--Vous ne pouvez voir les cimes, dit Van den Brooks. Elles sont cachées
par les nuages. Mais il y a des montagnes au cœur de mon île et vers
elles montent lentement les plaines et les forêts, comme un cortège de
suppliants vers l’autel. Elles vomissent parfois le feu et la terreur,
car l’Esprit réside sur les sommets.

--Cette île est donc habitée par un Dieu, demanda ironiquement Leminhac.

--Vous l’avez dit, répondit le marchand avec gravité.

L’avocat, à qui Helven poussait le coude, n’insista pas, pour ne point
blesser des convictions religieuses aussi personnelles que celles de M.
Van den Brooks, lequel paraissait d’ailleurs en ce moment fort peu
enclin à la plaisanterie.

--Oui, dit le maître du navire, bien avant de voir mon île, je sens son
odeur. Je la flaire de loin, comme un fauve.

Et fauve il paraissait vraiment avec sa barbe où le soleil allumait des
lueurs.

Il continua:

--Les anciens navigateurs découvrirent, grâce à leur odorat, des îles
inconnues. Bougainville n’écrit-il pas--c’est un poète--: «Longtemps
avant l’aurore, une odeur délicieuse nous avait annoncé le voisinage de
cette terre.» Byron et ses compagnons décimés par le scorbut respirent,
sans pouvoir aborder leurs rivages, l’aromatique parfum des îles qu’ils
nomment amèrement les Iles de la Déception. Et moi-même, c’est
l’émanation de ma terre qui m’a guidé vers elle.

                   *       *       *       *       *

A mesure que le _Cormoran_, dont la vive allure n’avait jamais diminué,
se rapprochait de l’île, les passagers pouvaient distinguer sur
l’horizon le profil de ce mystérieux domaine.

Il semblait de vastes dimensions. Vue à une distance de quelques milles,
l’île apparaissait de contours assez harmonieusement arrondis.

--Elle a la forme d’une harpe, dit Marie Erikow.

Au centre, émergeait, dominant des vallonnements sombres et comme une
mer de feuillages, une cime noirâtre, d’aspect sinistre. Un
panache--nuages ou cendres--la couronnait.

--C’est en effet, dit le professeur, une île volcanique et M. Van den
Brooks a raison de croire qu’elle se rattache à l’archipel océanien.

--Découverte, articula lentement le marchand de cotonnades, je l’ai
découverte. Sentez-vous la force de ce mot, comprenez-vous tout ce qu’il
représente? Je sais maintenant de quelle formidable ivresse dut
défaillir l’âme de Magellan, lorsque sa caravelle fendit les eaux
vierges du Pacifique. Dans ce vieil univers pourri, où grouillent toutes
les vermines de la corruption, où tout est souillé, où tout est flétri,
où les sèves sont anémiées, où le printemps est sans vigueur, où tout,
même les arbres, même l’humus nourricier, s’épuise de décrépitude et de
sénilité, retrouver l’Éden luxuriant et le jeune visage de la vie!
Sentez-vous cela? Le sentez-vous?

--Je comprends, dit Helven, ému malgré lui par cet homme qui semblait à
la fois un prodigieux acteur et un prophète inspiré (les deux d’ailleurs
se concilient).

--Je comprends aussi, dit Marie Erikow que l’attitude d’Helven
inquiétait.

--Mais, demanda Tramier, comment l’avez-vous découverte?

--Ce ne fut pas seulement le hasard. Je la cherchais. Je savais qu’il
devait y avoir dans quelque coin du globe une terre à moi réservée. J’ai
toujours cru à ma mission et à mon étoile. Ma mission était de découvrir
mon peuple, d’instaurer mon règne: je ne lui ai point failli.

«Je montais alors un sloop: le _Swallow_, l’Hirondelle, si vous voulez.
Un bon bâtiment pour ces parages. Je n’avais pas encore le _Cormoran_.
Si je trafiquais d’ambre gris, de corail rose, d’épices ou de toute
autre marchandise, que vous importe! Acheter ou vendre, qu’est-ce que
cela? Voler ou prêcher, flibustier ou missionnaire, baptiser ou empaler:
qu’est-ce que cela? Il n’y a que la mission qui compte.

«Je savais qu’il y avait dans cette région du Grand Océan des îles--une
tout au moins--que les navigateurs les plus illustres n’avaient pas
reconnues. J’ai lu tous leurs récits, étudié tous leurs mémoires, toutes
leurs cartes. Et dans cette étude solitaire, sous la lampe vacillante
accrochée au plafond de ma cabine, je revivais les minutes glorieuses
que connurent ces Puissants. Ainsi mon imagination enfiévrée m’a fait
suivre Schouten qui découvrit Honden ou l’île des Chiens, car il y a
là des chiens qui n’aboient pas; Quiros, lorsqu’il fonda
Jérusalem-la-Neuve; Rooggewen qui aperçoit dans la clarté de l’aube une
île qu’il nomme _Aurore_ et le même jour, au crépuscule, une autre île
qu’il nomme _Vêpre_; Dampier qui frémit devant l’Ile Brûlante d’où sort
un mugissement pareil au bruit du tonnerre, et tant d’autres, capitaines
de navire, boucaniers, flibustiers, savants, tous partis à la conquête
du monde. Et les lions marins escortent leurs galères; des sauvages
noirs ou cuivrés s’empressent autour d’eux, leur offrant des présents
inconnus, grimaçant de leurs faces peintes.

«J’enviais les conquistadors. Mais une amertume me venait à lire le
récit de tant d’exploits. Qu’avaient-ils fait de leurs conquêtes?
Docilement livré à la cupidité mesquine, à la brutalité aveugle de leurs
rois, de leurs empereurs qui, à leur tour, cédèrent les forêts
embaumées, les récifs de coraux et les filles sauvages de ces îles,
vêtues d’étoffes plus douces que la soie, à d’immondes commis, à de
fétides trafiquants. Issue misérable de tant d’épopées.

«Une voix m’appela; une étoile me conduisit.

«Je peux dire qu’à cette époque, j’étais déjà rassasié des joies
humaines, ayant pris de fort bonne heure ma place au banquet et dévoré
plus que ma part à belles dents. Pourtant, ce ne fut pas sans une
étrange ivresse que je reconnus le Présage.

«Car il y eut un Présage.

«Nous naviguions depuis deux semaines. Mon équipage--il comprenait
quelques-uns de ceux qui sont ici--était épuisé de fatigue. Le scorbut
minait la plupart d’entre nous. Nous soupirions vers la fraîcheur des
aiguades, les plages de sable blanc qu’ombragent les cocotiers et les
bords obscurs des rivières. Mais rien. Parfois d’aromatiques bouffées
nous faisaient espérer l’approche d’une terre fertile. Hélas, ce n’était
que déception.

«Un matin, comme le soleil se levait, je faisais ma ronde habituelle et
je me rendais auprès de l’homme de quart pour voir si le coquin ne
s’était pas endormi à son poste, lorsqu’un choc me renversa. En même
temps, j’entendis un grand bruit à l’avant. Je me relevai en hâte. Le
pilote me faisait des signes. J’accourus et que vis-je à l’avant du
navire? La mer toute rouge de sang. Oui, du sang, de larges plaques
d’écume rose, sur l’eau calme qu’empourpraient encore les feux d’une
aube inespérée.

«Je vis là un présage et je ne me trompai point, car le soir, nous
découvrîmes, sous l’orbe crépusculaire du soleil, la terre fumante et
vierge de mon île.

«Lorsque je mis au radoub mon sloop le _Swallow_, je pus m’expliquer la
cause de ce prodige que les anciens eussent enregistré dans leurs
annales. On vit, à l’avant, à sept pieds sous l’eau, une corne fort
enfoncée, à peu près de la figure et de l’épaisseur d’une dent
d’éléphant. C’était sans doute un monstre marin qui avait donné dans le
bordage. Mais les faits les plus simples décèlent parfois la force
occulte du Destin.

--Et, insista le professeur, êtes-vous bien sûr que d’autres Européens
n’aient pas mis le pied sur ce sol?

--Sûr, dit Van den Brooks, du moins en ce qui concerne les navigateurs
connus. En tout cas, mon île n’est portée encore sur aucune carte.

--Quelle belle communication à faire à la Société de géographie!
s’extasia Tramier.

                   *       *       *       *       *

A ce moment, le gong résonna et la salle à manger du _Cormoran_ réunit
les passagers autour de Van den Brooks.

--Notre dernier repas avant l’escale, dit ce dernier; nous débarquerons
avant que la nuit soit tombée.

Le champagne coula en l’honneur de la Nouvelle Terre et Marie Erikow en
but un grand nombre de coupes, accompagnées d’amandes grillées mélangées
de gros sel.

                   *       *       *       *       *

Le sort de Lopez l’intriguait, l’angoissait même. Inconsciemment, elle
avait voué le beau et infortuné matelot au sort de Buridan, et
maintenant, elle craignait que ce vœu n’eût été soudainement réalisé.
Les paroles ambiguës de Van den Brooks avaient jeté le trouble dans son
âme. Cependant, elle n’osait interroger personne.

Le déjeuner fini, elle se retira sous prétexte de boucler ses malles et
gagna la cabine du capitaine Halifax. Elle frappa.

--Entrez, répondit une voix enrouée.

Apercevant la Russe, Halifax-le-Borgne bondit du lit étroit où il était
étendu, en bras de chemise et secouant sur sa paume une pipe refroidie.
Il mâchonnait des excuses et semblait confus d’être surpris en si
familier accoutrement par la passagère, l’unique passagère.

--Ne vous excusez pas, capitaine, dit la Russe. Vous êtes chez vous,
restez à votre aise.

La cabine sentait la saumure et le tabac. Halifax--méticuleusement
propre d’ailleurs--n’aimait que ces frustes parfums.

--Et que puis-je pour vous, Madame?

--Un simple renseignement. Un potin du bord, si vous préférez. Voilà. Il
paraît qu’il y a eu un accident cette nuit. M. Van den Brooks n’en dit
pas long à ce sujet et je suis inquiète, inquiète... Je ne sais même pas
quelle est la victime. Mais la pensée qu’il y a quelqu’un de souffrant à
bord m’est insupportable. Je voudrais tant faire quelque chose. Les
soins d’une femme peuvent être précieux. Et un secours d’argent,
peut-être?

Halifax, caressant sa pipe sur ses narines, écoutait sans mot dire. Je
ne puis dire qu’il souriait, car le Borgne n’avait souri que deux fois
dans sa vie: le jour où il avait porté sa femme en terre et le jour où
Van den Brooks lui confia le commandement du yacht. Il n’avait
d’ailleurs dans sa longue carrière pleuré qu’une seule fois, et ce fut
le jour de son baptême.

--Ne soyez pas aussi mystérieux que M. Van den Brooks, parlez,
capitaine. Je tiens à soulager ce malheureux...

--Le malheureux en question, Madame, s’il souffre actuellement c’est de
maux que vous ne pourriez soulager, malgré tant de bonne volonté. Et je
crois volontiers qu’il est en train de rôtir sur la broche du diable,
parlant par respect.

Et Halifax, qui était un mécréant superstitieux, esquissa un vague signe
de croix.

La Russe l’imita, se signant avec le pouce, à la manière orthodoxe.

--Mort, murmura-t-elle. Comment s’appelait-il?

--Lopez, Madame, l’homme qui chantait.

--Et comment l’accident est-il arrivé?

--Entre nous, Madame, il ne s’agit pas d’un accident, mais d’un crime,
bel et bien. Lopez avait à bord un ennemi mortel et il ne fait pas
bon--croyez-en ma vieille expérience--avoir à ses trousses un gars dans
le genre de Tommy Hogshead, dont l’âme est bien plus noire que la peau.
Je ne reproche rien à M. Van den Brooks, qui sait ce qu’il fait mieux
que nous: mais je pense que le chat à neuf queues a mal servi
l’Espagnol, le jour où fut fouetté Tommy. Déjà, les deux gaillards
s’étaient battus--pour une histoire de rhum--et le nègre, aussi fort
qu’il soit, n’avait pas eu le dessus. Lopez était un boxeur remarquable
et il était capable de couper le sifflet à une bonne douzaine de
sacripants. C’est pourquoi le Muid l’a pris traîtreusement et l’a
balancé par-dessus bord. Telle est du moins ma supposition.

--Mais que va-t-on faire du meurtrier? Il sera pendu, je pense bien.

--Bah! Pas de preuves. Tout ce que je vous dis là, c’est mon idée. Mais
je n’ai pas assisté à la scène. Je mettrais ma main au feu que tout
s’est passé comme je vous le représente, mais je n’ai pas un témoin à
citer, pas un fait à invoquer. Le nègre voulait se venger. Il s’est
vengé. Que faisait Lopez à cette heure sur le pont, au lieu de dormir
comme ses camarades? Cela, c’est une affaire entre les étoiles, la mer,
Tommy Hogshead et le défunt. Pour moi, mystère.

La Russe se sentit gênée, bien qu’Halifax fixât attentivement le cadran
d’une montre accrochée au mur.

--Et qu’en pense M. Van den Brooks?

--Ce que pense M. Van den Brooks, il le garde généralement pour lui,
Madame. En tout cas, il ne paraît point attacher d’importance à
l’incident, comme il dit. Lopez a eu l’imprudence de se baigner au clair
de lune. Tant pis pour lui. Telle est son oraison funèbre et l’opinion
de notre maître qui est celle de ses serviteurs...

Marie se leva et remercia le capitaine. Rentrée dans sa cabine, elle mit
sa tête dans ses mains et se prit à songer...

Bientôt retentirent des coups de sifflet, des bruits de chaînes et de
palans. Le _Cormoran_ ralentissait sa course. Tout l’équipage était à
son poste de manœuvre. On jetait l’ancre.

Marie baigna ses yeux et monta sur le pont. Le navire était amarré dans
une crique, entre de hautes et verdoyantes collines. Une plage de sable
très blanc s’inclinait doucement vers la mer...

L’Ile, c’était l’Ile.



CHAPITRE XVIII

L’ÎLE VAN DEN BROOKS.

            «In the afternoon they came into a land
            «In which it seemed always afternoon.»

        TENNYSON.


Le débarquement s’opéra avec une solennité qui ne laissa pas d’étonner
les voyageurs. Les matelots s’étaient rangés en bon ordre sur le pont.
Précédé de l’esclave hindou qui portait une cassette de bois précieux et
conduisait Captain Joë et l’ara, tous deux liés à une chaîne d’or, Van
den Brooks s’avança vers la coupée et fit signe à ses hôtes de le
suivre.

--Tiens, fit Leminhac, quel est ce personnage de Mi-Carême?

Et il désignait Jeolly, l’Hindou.

--Je ne l’avais encore jamais vu... Et vous, Madame?

--Ni moi non plus, répondit Marie.

Comme ils s’apprêtaient à monter dans le canot--le même qui les avait
menés à bord--où le marchand avait pris place, ils virent une barque se
détacher de la rive prochaine. C’était une pirogue dont l’avant recourbé
s’ornait d’une tête sculptée en bois d’ébène, avec des yeux de nacre,
des oreilles en écaille, une longue barbe et des lèvres peintes en
rouge. Un jeune homme bronzé, mais point noir, s’y tenait au centre,
appuyé sur une lance; il était nu; des fleurs passées dans ses oreilles
et les cheveux poudrés à frimas d’une sorte de chaux.

--C’est un des grands de mon royaume, dit Van den Brooks.

La pirogue étant à portée de voix du canot, le jeune sauvage poussa un
cri. Les rameurs abandonnèrent leurs avirons et se dressèrent, poussant
une clameur que répéta l’écho des collines. Puis ils reprirent leur
place et revinrent à force de rames vers le rivage.

L’air était doux, embaumé de mille aromes. La lumière baissait, dorant
de ses rayons jaunissants le sable de la plage sur laquelle se
trouvaient rassemblés, en deux groupes, des hommes bronzés comme le
guerrier de la pirogue et des jeunes femmes, fort blanches, vêtues
d’étoffes multicolores et soyeuses, le front et les épaules ornés de
fleurs inconnues. Lorsque Van den Brooks mit le pied sur le sol de son
île, tous se prosternèrent, puis les femmes, se relevant, semèrent sur
ses pas des brassées de fleurs, dont les larges pétales écarlates
ouvrirent bien vite aux voyageurs un chemin de sang. Les guerriers
fermèrent la marche et le cortège s’avança par une route qui gravissait
les flancs de la colline, bordée d’orangers et de haies de mûriers.

Van den Brooks, silencieux, demeurait solitaire à quelques pas des
passagers qui le suivaient docilement.

Le maître du navire semblait plongé dans une austère méditation et sa
haute figure revêtait une gravité surprenante.

--Il marche comme un grand prêtre, dit Leminhac. Il a bien de l’allure
pour un marchand de cotonnades.

Le professeur, que ce faste flattait, observait les naturels et la
végétation.

--Cette île doit être d’une grande fertilité, dit-il. Le climat est sans
doute tempéré et toujours égal.

Marie Erikow ne put s’empêcher de murmurer ces vers:

    «Un après-midi, ils arrivèrent dans un pays
    «Où paraissait régner un éternel après-midi.»

et elle crut aborder en rêve sur une terre où les choses ne changent
point et dont la lumière rosée caressa, un soir, la «mélancolie aux doux
yeux» des Mangeurs de Lotus.

Helven regardait, étonné et ravi par l’étrangeté du décor. Comme il
considérait un des guerriers de l’escorte, l’étonnement se peignit sur
son visage et il communiqua à son voisin, le professeur, une observation
qui fit retourner celui-ci.

--Victime de quelque accident, sans doute, fit Tramier. Dommage. C’est
un superbe spécimen de la race.

Le guerrier en question était d’une haute stature; la proportion de ses
formes était d’une harmonie antique. Sa peau était fortement hâlée; ses
cheveux longs et poudrés--ce devait être la coutume de l’île--mais il
était pénible de ne voir, au bout de son bras gauche, où les muscles
saillaient, qu’un moignon hideux et difforme.

La vue de ce mutilé superbe et grave causa à Helven un tel malaise que
le paysage, pourtant si calme et doré par le crépuscule, lui parut
brusquement sinistre.

Mais il ne voulut pas faire part de son impression.

                   *       *       *       *       *

Ils parvinrent dans une sorte d’hémicycle bordé par des collines toutes
mouvantes de sombres feuillages et dont le centre était formé par une
prairie d’un vert plus tendre, empourprée de ces fleurs dont aimaient à
se parer les naturels. Du sommet d’une des collines, sur la droite,
roulait en mugissant une cascade, dont les eaux, arrivées à la prairie,
se divisaient en scintillants ruisseaux, entretenant ainsi dans cette
oasis une éternelle fraîcheur.

--L’Éden, dit Marie. Il ne nous a pas trompés.

Et tous--même le spirituel avocat et l’exact professeur--aspirèrent
d’une lente gorgée l’odeur d’un monde nouveau, d’un monde qui s’offrait
à leur bouche comme un fruit ignoré, lisse, velouté comme une joue
d’enfant. Avant de mordre, ils hésitaient sur le seuil du plaisir, et
ils songeaient au Jardin des premières délices.

La voix de Van den Brooks rompit le silence doré. Il s’arrêta et le
cortège demeura immobile à sa suite.

--Ma demeure, fit-il, tourné vers ses hôtes et étendant le bras.

Suivant son geste, dans les entrelacs d’une exubérante végétation où se
confondaient les plantes de tous les climats, aloès, cactus, plantes
tropicales épineuses et charnues, cocotiers, goyaviers, arbres à pain,
bois de rose et de santal, et jusqu’à des pins parasols qui rappelèrent
à Helven les soirs sur le Pincio, ils distinguèrent, ombragé de palmes,
un édifice aux larges bases, formant une masse sombre et rougeoyante par
endroits, adossé à un rocher de granit rouge, veiné de vert.

--Venez, dit Van den Brooks, vous serez les bienvenus.

Il prirent alors une allée, pavée de lave grise, bordée de cactus, de
figuiers de Barbarie et de palmiers, qui les conduisit au bas du large
perron qu’ornaient des rampes en corail.

--Quelle délicieuse résidence! murmurait le professeur, les yeux
écarquillés derrière son binocle.

L’Hindou qui avait disparu quelques instants se montra au sommet de
l’escalier et se prosterna, tandis que Van den Brooks et ses hôtes
gravissaient les degrés.

L’édifice s’étendait sur une grande largeur, ceint d’un péristyle fait
de piliers en bois de teck qui supportaient un toit recouvert de
feuilles de palmiers.

--Il ne pleut jamais dans mon île, dit le marchand. Seule, une rosée
nocturne, abondante, donne à ce sol son admirable fécondité.

La porte massive et ronde s’ouvrait sur une sorte de vestibule d’où l’on
apercevait un patio rustique, au milieu duquel fusait un jet d’eau.
D’énormes jarres d’argile jaillissaient des arums aux pétales de cuir
blanc et parfumé, des sortes de digitales bleues, et aussi les gerbes
pourpres de l’île. Sur le seuil de la maison veillaient deux
gigantesques fétiches d’ébène au masque laqué de rouge.

Dans le vestibule, les serviteurs, pour la plupart des naturels vêtus de
cette curieuse soie végétale, fort douce à toucher, que les voyageurs
avaient déjà remarquée, se trouvaient réunis. Ils se prosternèrent,
puis, sur l’ordre du maître, s’apprêtèrent à conduire les hôtes à leurs
appartements.

Les chambres étaient simples, mais en tous points confortables: tendues
de nattes, meublées de rotins et de larges divans qui servaient de lits.
Portes et fenêtres demeuraient ouvertes, voilées seulement de rideaux en
perles de bois rouge et noir.

Marie Erikow, très lasse, s’étendit et, ayant prié Helven de l’excuser
auprès du marchand, s’endormit au murmure du jet d’eau.

Helven se pencha à sa fenêtre. Il vit une prairie d’herbe douce, à la
lisière d’un bois épais. L’ombre de la nuit rôdait déjà. Une vapeur
bleue s’élevait des arbres et de la terre comme un encens d’une
cassolette invisible. Et le grondement lointain de la cascade
accompagnait la musique silencieuse du soir.

                   *       *       *       *       *

Les quatre hommes se retrouvèrent à table. Le repas était servi dans une
pièce fort vaste, ornée de colonnes en bois précieux. Le plafond était
soutenu par de puissantes travées entre lesquelles se massait la nuit.
D’une lourde chaîne de cuivre descendait une lampe à trois becs qui
versait une clarté jaune sur la nappe et les cristaux, et par instants
un souffle mystérieux lui imprimait une oscillation qui déplaçait les
ombres dans la chambre. Van den Brooks, le buste très droit, semblait
avoir le front dans les ténèbres. Les mets étaient apportés par des
jeunes filles vêtues de blanc, couronnées de fleurs, et qui, dans
l’obscurité, glissaient sans bruit comme des visions élyséennes.
L’Hindou se dressait hiératique, appuyé contre une colonne et paraissait
se confondre avec l’ébène.

L’ensemble de la scène offrait un curieux mélange de raffinement et de
barbarie. Sans doute était-ce l’étrangeté du décor, mais les trois
convives de Van den Brooks se seraient sentis plus à l’aise dans
l’étincelante salle à manger du _Cormoran_. Tout autour d’eux était
mystère, et un pareil mystère à des milliers de lieues de toute
civilisation, dans une île inconnue, au milieu du Pacifique, n’est pas
chose fort rassurante. L’amphitryon n’était guère fait pour dissiper le
trouble vague de leurs cœurs.

Aussi le repas fut-il assez morne.

--Notre étoile nous manque, dit Leminhac.

--Ne saurez-vous donc jamais vous passer de la société des femmes?
répondit Van den Brooks. Vous voilà bien, vous autres Français.

--J’avoue, déclara Tramier, que je regrette moins ce soir la présence de
notre charmante amie. Je me sens fort las et je vous demanderai la
permission de me retirer.

Ils se levèrent. Chacun rentra dans son appartement où deux servantes
d’une grande beauté et de manières douces et indolentes leur préparèrent
un bain très chaud, à la mode japonaise...

                   *       *       *       *       *

Sous le soleil matinal, l’île, couverte de rosée, étincelait comme un
diamant. Levés dès l’aube, Helven et Leminhac partirent en excursion,
escortés par l’Hindou que Van den Brooks leur avait assigné pour guide.

La résidence du marchand avait été construite dans un endroit solitaire;
autour d’elle, disséminées dans les arbres, on ne voyait que quelques
cases, sans doute habitées par les serviteurs.

Les passagers prirent un sentier encaissé entre des rochers et au bord
duquel coulait un torrent. Ils arrivèrent ainsi au sommet d’une colline
d’où l’immensité du Grand Océan s’offrit à leurs regards. Ils purent
aussi considérer le panorama de l’île étendue à leurs pieds.

--Elle a vraiment la forme d’une harpe, dit Helven. Mme Erikow avait
raison.

Devant eux émergeait la tête creuse et noire du volcan, qui paraissait
plus sinistre et plus désolé, dominant l’ondulation des feuillages
innombrables.

Des colombes au plumage feu volaient au-dessus de leurs têtes.
Quelques-unes se posèrent près des étrangers et elles étaient si peu
craintives qu’Helven put en caresser une.

--Ces innocentes créatures, dit Leminhac, ne nous connaissent pas
encore. C’est pourquoi elles sont si confiantes.

Sur l’autre versant de la colline s’étageait un village entouré de
vergers. Les maisons, recouvertes de feuilles de palmier, étaient
basses, mais d’aspect riant. Curieux de voir de plus près les naturels,
Helven et Leminhac s’acheminèrent à travers bois, précédés par leur
guide. Le son bizarre et aigu d’un instrument de musique les arrêta à la
lisière; ils contemplèrent alors quelques instants, dissimulés derrière
les troncs, un spectacle gracieux.

Les habitations étaient faites d’un toit incliné reposant sur des
piliers et sans aucune espèce de muraille. Ils virent des femmes
accroupies devant des pierres d’où montait une fumée bleuâtre et
aromatique; un vieillard raccommodait un filet de pêcheur; un enfant
jouait d’une sorte de trompe de bois et, autour de lui, des jeunes gens
et des jeunes filles, demi-nus, et tous couronnés de fleurs pourpres,
dansaient.

--Mais, chuchota Leminhac, nous sommes vraiment dans l’île des
Philosophes.

--Dans l’île des Bienheureux, dit Helven.

L’air était imprégné de joie. D’humides senteurs glissaient à travers
les feuilles dont la rosée achevait de s’évaporer.

Les étrangers sortirent de leur cachette et, à leur vue, les naturels se
réfugièrent, comme épouvantés, dans leurs cases. Bientôt rassurés
d’ailleurs, ils vinrent en foule autour d’eux et les jeunes filles leur
jetèrent en riant des fleurs. Un vieillard leur fit signe de s’asseoir
près de lui, sous un arbre. Alors un enfant, de peau très blanche et,
lui aussi, enguirlandé de fleurs, se mit à chanter sur un air lent et
tendre une chanson qu’un autre accompagnait d’une flûte.

Les mains chargées de fleurs et de fruits, escortés par le riant cortège
de jeunes filles, Helven et Leminhac s’éloignèrent de cet Éden.

--Mais, dit l’avocat, il n’y a donc point d’hommes dans cette île?

--En effet, répondit Helven, hormis les guerriers d’escorte de M. Van
den Brooks, je n’en ai pas vu.

Ils pénétrèrent alors dans une petite vallée. Les feuillages enlacés
formaient au-dessus de leurs têtes les plus délicieux bosquets. Un
ruisseau bruissait sur un lit de sable très blanc: des oiseaux à longue
queue se posaient sur ses bords et plongeaient dans l’eau un bec aigu.

--Des oiseaux de Paradis, dit Leminhac. Et Mme Erikow n’est pas là!

--Décidément, fit Helven, notre marchand de cotonnades est plus et mieux
qu’un philosophe. C’est un poète. Un poète seul peut découvrir une île
pareille et la choisir pour résidence. S’il veut m’y garder, j’y reste.

--Le lieu est charmant, dit Leminhac. Mais tous ces sauvages, danseurs
et enguirlandés, ne me font pas oublier la rue de la Paix.

                   *       *       *       *       *

Fortement dégoûté, Helven s’éloigna de son compagnon qui, étendu sur
l’herbe molle, allumait une cigarette.

Il prit une sente moussue qui s’ouvrait dans le bois et la suivit
quelques minutes. Quelle ne fut pas sa surprise à découvrir dans ce site
enchanteur un lieu d’une abominable désolation.

A ses yeux s’offrait une vaste clairière où les naturels avaient dû--il
n’y avait pas longtemps encore--édifier un village. Mais on ne
distinguait plus que des troncs à demi-calcinés, quelques blocs de
pierre noire. Seules, deux ou trois cases, que l’incendie avait
épargnées à peu près, demeuraient encore debout. Cela suffisait pour
montrer que la vie avait existé là et qu’elle n’était plus. Helven crut
flairer au ras de ces décombres une écœurante odeur de décomposition. Il
s’avança hardiment, traînant ses pas dans une poussière mêlée de cendre,
songeant à un village d’Afrique sous ses palmiers déserts, après une
razzia de négriers.

Son pied heurta quelque chose. Il se baissa. Tâtant avec la pointe de
son soulier, il fit sortir un ossement, autour duquel grouillaient des
fourmis.

Brusquement, une épouvante l’envahit. L’air se glaçait. Les arbres et
les buissons étaient hostiles. L’odeur de cadavre emplissait ses
narines.

A toutes jambes, il prit la fuite.

Dans le sentier, il bouscula l’Hindou qui venait à sa rencontre.
Celui-ci le saisit par le bras et Helven reconnut une poigne vigoureuse.
Le fidèle serviteur du trafiquant le regarda de telle façon que le jeune
peintre pensa:

--Ce doit être là une promenade réservée.

Il affecta pourtant un calme souriant et, débouchant dans le vallon où
l’attendait Leminhac, il aperçut, ferme et immobile comme un roc qui
attend le vaisseau désemparé, ayant derrière lui le dôme des forêts et
la cime du volcan, le Maître de l’Ile et du Navire.



CHAPITRE XIX

LES JOYAUX ENGLOUTIS.

        «Aris, ayant fait une bonne pêche au clair de la lune, en porta
        une partie au Roi auprès de qui il trouva une troupe de jeunes
        filles nues, qui dansaient, jouant sur un bois creux comme une
        pompe qui rend quelques sons sur lesquels les jeunes filles
        réglaient leurs pas...»

        _Voyages_ d’ARIS CLAESZ (1616).


Van den Brooks accueillit le jeune peintre avec un sourire ambigu.

--Il ne faut pas vous aventurer sans guide, Monsieur Helven, dans les
méandres de l’île.

--Y aurait-il des pièges à loups? demanda brusquement l’Anglais qui
avait repris son sang-froid.

Van den Brooks éclata d’un bon rire:

--Oh! que non! Il n’y a pas de loups dans mon île fortunée. Il n’y a que
des agneaux, beaucoup d’agneaux.

Et sa voix s’infléchissait tendrement.

--Avez-vous vu quelques-uns de mes sujets, demanda-t-il aux deux
visiteurs, tandis qu’ils se mettaient en route.

--Oui, répondit l’avocat, nous avons eu le spectacle le plus idyllique
que l’on puisse imaginer: des danses champêtres, des chants, des
cortèges de jeunes filles enguirlandées de fleurs; enfin tout mon
«Télémaque» m’est revenu à la mémoire. Vos sujets me semblent fort
heureux, Monsieur, et nous les avons enviés, Helven et moi...

--Oui, fit le marchand de cotonnades avec componction. Et comme ils
m’aiment...

                   *       *       *       *       *

Ils prirent pour rentrer une autre route et traversèrent un second
village dont l’aspect était beaucoup moins riant que le premier. Il n’y
régnait pas cette animation charmante qui avait ravi les deux étrangers.
La nature était aussi belle, mais les vergers qui entouraient les cases
semblaient moins bien entretenus. Ni jeux, ni chants, ni danses. Un
silence de plomb que rompaient seulement le bruit de la mer se brisant
au loin sur les récifs et le roucoulement des colombes dans les
feuillages. Quelques fumées s’élevaient au-dessus des habitations où les
femmes vaquaient aux soins domestiques. Sur le seuil du village, ils
aperçurent un homme nu assis sur un bloc de lave. A leur approche,
l’homme quitta sa place et vint au-devant des étrangers. C’était un
naturel grand et bien proportionné. A quelques pas d’eux, il se
prosterna selon l’usage qui paraissait général; puis, tournant vers Van
den Brooks une face émaciée où luisaient des yeux de fièvre, il agita,
comme un suppliant, des moignons purulents et hideux.

Ce spectacle évoqua aussitôt dans l’esprit d’Helven celui du guerrier
mutilé et il ne put réprimer un mouvement d’horreur. Leminhac éprouvait
aussi un dégoût très vif. Ce paysage enchanteur était soudainement terni
et souillé par deux poings sanglants et frénétiques.

Van den Brooks impassible, continuant sa marche, baissa sur l’homme le
rayon de ses lunettes vertes. Et cet homme se prosterna lentement:
Helven vit deux larmes rouler de ses yeux égarés.

Il n’osa interroger le marchand qui, d’un ton plein d’aménité, leur
montrait, à mesure qu’ils avançaient, les merveilles et les singularités
de l’île. Ils traversèrent sur un pont de bois une rivière encaissée
entre des roches grisâtres et dont l’eau coulait sur un lit de lave,
d’un noir d’encre.

--Cette rivière, dit Van den Brooks, roule des paillettes d’or.

Mais ni l’air parfumé d’aloès et de muscade, ni le murmure des sources,
ni les prairies où paissaient des bœufs blancs et noirs, rien de ce qui
faisait la splendeur fertile de cette terre ne pouvait dissiper le
malaise étrange d’Helven.

                   *       *       *       *       *

Leminhac semblait enchanté de sa promenade et il se montra
particulièrement brillant au déjeuner. Marie Erikow complètement reposée
et qui, en compagnie du professeur, avait fait quelques pas dans l’île,
était aussi d’excellente humeur. Quant à Tramier, une vieille toquade de
botanique l’avait repris et il ne pensait qu’à confectionner un herbier
avec les plantes de l’île Van den Brooks.

--Vos jeunes filles, dit Marie Erikow au marchand, sont ravissantes. Et
vêtues avec un goût! Quelle est donc cette admirable étoffe dont elles
font leurs habits et qui est pareille à la soie?

--C’est, en effet, dit le professeur, une soie végétale. J’ai reconnu le
«phormium tenax», n’est-ce pas, Monsieur Van den Brooks?

--Plus exactement, dit le marchand, le mûrier à papier, très abondant
dans mon royaume.

--Votre royaume? objecta l’avocat. Mais ne craignez-vous pas d’être
obligé d’en abandonner un jour la suzeraineté à quelqu’une de ces
odieuses grandes Puissances?

--Non, dit Van den Brooks, ma souveraineté n’est pas de celles qui se
perdent.

--Vous avez retrouvé l’âge d’or, exclama Marie Erikow. Que vos sujets
sont heureux!

--Ils ne connaissent pas toute l’étendue de leur bonheur, répondit le
maître de l’île; ou plutôt, ils ne la connaissaient pas avant mon
arrivée; ils commencent à l’apprécier maintenant.

--Je m’en doute, pensa Helven, qui songeait aux supplications
gémissantes du stropiat.

--Vous devez être fort bon pour eux, remarqua la Russe attendrie.

--Je leur ai donné tout ce qui leur manquait, repartit le trafiquant.
Ils avaient un sol fertile, des vergers chargés de fruits, des prairies
émaillées de fleurs, un éternel été, des eaux douces, un air embaumé;
ils vivaient là, dans l’innocence des premiers âges, sans passions,
puisqu’ils pouvaient satisfaire tous leurs désirs. Sans doute, ils
étaient heureux, mais il leur manquait l’essentiel.

--Quoi donc, alors? demanda l’avocat.

--Ils ne connaissaient pas la Loi.

                   *       *       *       *       *

Ce disant, le marchand se leva de table et conduisit ses hôtes dans le
patio où des rafraîchissements étaient servis. Un velum orange tamisait
la lumière et donnait à tous les visages un teint cuivré qui seyait à
merveille à la beauté de la Russe.

Helven, galant et froid, lui en fit compliment:

--La reine au masque d’or, dit-il.

--Non, répondit-elle, la reine sans masque.

Helven sourit et Marie comprit que le galant était perdu. Elle
comprenait bien pourquoi; mais elle comprenait mal comment.

Elle se rabattit sur Van den Brooks:

--Je tiens, dit-elle, à faire avec vous le tour du propriétaire. Vous
allez d’abord me montrer votre palais, ensuite votre royaume.

--A votre guise, répondit le trafiquant. Messieurs, ajouta-t-il en se
tournant vers les hommes, vous plaît-il de faire avec nous cette visite?

Et il offrit son bras à Mme Erikow.

Toutes les pièces du palais ouvraient sur le patio; de toutes on
entendait bruire le jet d’eau dans sa vasque de malachite. La
bibliothèque était fort bien garnie; les salons, ornés de fétiches
d’ivoire ou d’ébène, laqués, peints ou dorés, hérissés de clous, de
cornes, de poils, avec des yeux blancs ou rouges, des masques convulsés,
des bouches hurlantes.

--Ce sont, dit Van den Brooks, les mauvais esprits qui troublaient mon
peuple. Mon peuple n’avait qu’une croyance: celle des revenants dont ces
horribles caricatures sont les emblèmes. Depuis que je suis ici,
l’Esprit a chassé les démons et j’ai fait enlever tous ces pauvres
simulacres qui forment, comme vous le voyez, une assez jolie collection.

--Quel dommage, dit l’avocat, que Monsieur Jean Cocteau ne soit pas ici:
il se pâmerait d’aise. Et vous, demanda-t-il à Helven, n’êtes-vous pas
cubiste? Il y a là de quoi inspirer toute une esthétique.

On abandonna visages et faux-visages grimaçants pour pénétrer dans une
salle oblongue où la lumière ne filtrait qu’à travers des stores épais
de soie rouge et verte. Des nattes étaient tendues sur le sol, jonchées
de coussins durs. De petites tables de laque, très basses, étaient
disposées à côté des nattes, avec des lampes ornées d’araignées de
bronze et, tout auprès, des pipes et des flacons de jade. Un énorme
Bouddah, pareil à celui que Marie avait vu sur le _Cormoran_, rougeoyait
dans un angle.

--Ici, dit Helven, c’est sans doute le Temple de la Drogue?

Van den Brooks s’inclina:

--S’il vous plaît d’en user, fit-il.

Marie battit des mains:

--Oh! oui, ce soir, ce soir...

Les autres pièces n’avaient rien de remarquable: on revint dans la
bibliothèque.

--Je vais, dit Van den Brooks, vous donner la plus grande preuve
d’amitié et de confiance que j’aie jamais donnée à personne. Je vais
vous montrer ce qui, depuis des siècles, n’a jamais été vu par d’autres
yeux que par les miens.

Il s’approcha d’un rayon et déplaça légèrement une précieuse édition du
«Vathek» de Beckford. Le casier des livres tourna sur lui-même et une
porte de fer apparut, qui fut ouverte d’ailleurs avec un procédé
analogue, cher aux auteurs de films cinématographiques.

                   *       *       *       *       *

Fort intrigués, les quatre voyageurs suivirent leur hôte qui descendait
les degrés d’un petit escalier en vis, creusé dans le granit.

Helven pensa que le rocher adossé à la maison constituait ainsi une
heureuse porte de sortie.

L’escalier donnait accès à une sorte de galerie naturelle, fort basse,
et qui suivait un plan incliné. Helven en déduisit--et il ne se trompait
pas--que cette galerie devait aboutir à la plage. Van den Brooks
marchait en tête, une lampe électrique à la main, presque courbé en
deux. Des gouttes d’eau suintaient le long des parois et s’écrasaient
tantôt sur une main, tantôt sur un visage, sensation désagréable qui fit
pousser à Marie des cris aigus.

--N’ayez aucune crainte, dit Van den Brooks, nous arrivons.

On entendait déjà le mugissement des flots et la sourde détonation des
vagues sur les brisants. Van den Brooks tourna brusquement à droite.
Helven, qui se tenait immédiatement derrière lui, distingua sous le
rayon direct de la lampe une paroi de rocher et une plaque de cuivre. Un
ressort joua et, presque à plat ventre, la petite troupe pénétra par une
ouverture circulaire dans un puits de ténèbres et de silence.

Clac, le bruit sec d’un commutateur. La lumière ruisselle sur les parois
rugueuses d’une crypte. La paroi granitique s’empourpre comme d’un sang
fraîchement versé. De petites facettes de mica scintillent et, dans
l’ombre de la voûte, c’est un battement d’ailes nocturnes effarouchées.

Marie Erikow affectait une audacieuse assurance.

--En plein roman, dit-elle. Vive Van den Brooks!

Helven songeait:

--Il doit y avoir une fissure dans la voûte, puisqu’il niche ici des
oiseaux de mer et que l’air n’est pas vicié.

Mais il fut arraché à ses déductions policières par l’attitude du
marchand.

Celui-ci se tenait debout au centre de la crypte, la barbe étincelante
de rayons. Ses lunettes brillaient d’un éclat vraiment diabolique. Il
semblait l’officiant de quelque rite obscur et cruel.

Soudain, il se baissa, prononçant des paroles incohérentes. Un disque de
pierre tourna et un coffre d’acier vint émerger automatiquement à la
surface; il y eut un déclic. Avec des mouvements dont il réprimait mal
la fébrilité, le maître du navire fit jouer les serrures, puis, d’un
grand geste, il releva le couvercle pesant:

--Regardez, cria-t-il, regardez...

Sous les feux des lampes électriques, un prodigieux trésor s’enflammait
comme un brasier. C’était un sabbat de pierreries, une orgie
d’émeraudes, de rubis, de topazes; des grappes de perles s’écroulaient;
les yeux troubles des opales luisaient; les saphirs faisaient songer aux
sultanes des mille et une nuits; les améthystes, à d’éblouissantes
religions. Deux escarboucles roulèrent sur le sol; Marie Erikow les prit
dans l’ombre pour des prunelles de chat.

Van den Brooks, transformé, frénétique, plongeait ses coudes dans le
coffre, brassait les diamants et retirait par instant ses mains qu’il
tenait hautes, comme s’il eût voulu égoutter leur magnificence.

--C’est beau comme la mer phosphorescente, c’est plus beau qu’elle,
haletait-il. C’est du sang, c’est du feu, cela brûle, cela grise. C’est
à moi, à moi. C’est mon vin, ma folie, ma divinité...

Tramier prit le bras d’Helven:

--Ces trésors sont prodigieux; mais toutes ces pierres sont peut-être
fausses. En tout cas, je crois notre hôte décidément fou et en bon
chemin pour la paralysie générale.

--C’est une opinion, chuchota Helven.

Il se tut, car Van den Brooks se retournait. Le maître de l’île avait
repris son calme.

--Savez-vous, dit-il, qui m’a livré ces trésors fabuleux? Il y a là pour
des millions et des millions de pierreries, des diamants gros comme des
œufs, des perles roses et noires. Savez-vous qui m’a fait cette
largesse?

«La mer, continua-t-il gravement. Et regardez ce qu’elle m’a livré
aussi.

Il plongea ses bras dans le coffre, fouilla un moment et retira une
boule jaunâtre. C’était une tête de mort: une émeraude s’était logée
dans son orbite.

Puis il rejeta le crâne parmi les pierreries, referma le coffre et
s’assit sur le couvercle.

                   *       *       *       *       *

--Un jour que je me promenais sur la pointe orientale de l’île, peu de
temps après mon débarquement, mon pied heurta sur le sable d’une petite
crique une planche rongée par la mer. Je ne doutai pas que ce ne fût une
épave et je reconnus un fragment encore muni d’une serrure ancienne de
fer ciselé. La rouille avait rongé si profondément le métal que j’eus
beaucoup de peine à distinguer les détails de la ciselure. J’y parvins
cependant. Je distinguai successivement quelques lettres: G... O...
SA... et une date, 1592. C’était assurément l’épave d’un vaisseau brisé
sur les récifs. Mon imagination évoqua aussitôt les galions espagnols
chargés des diamants et de l’or du Pérou, de tous les trésors des Indes
Orientales, que le vent et les courants entraînaient parfois dans des
directions inconnues et qui, parfois aussi, venaient misérablement se
rompre sur des écueils. Les lettres déchiffrées confirmèrent mon
hypothèse. Après maints efforts, je reconstruisis ce nom: _Graciosa_.

«La _Graciosa_ avait dû couler aux abords de mon île. Il fallait la
retrouver.

«Grâce aux naturels qui sont de fort bons plongeurs, je pus bientôt
avoir des indications intéressantes. Les plongeurs notèrent, en effet, à
une profondeur d’une dizaine de brasses seulement, une carcasse de
bateau à demi enlizée dans le sable et toute recouverte de coquillages.
Je ne vous retracerai pas mes efforts personnels et ceux de mes
ouvriers. Revêtu d’un scaphandre, je passai de longues heures, immergé,
le pic à la main, pour dégager le navire englouti et m’en faciliter
l’accès. Enfin, je pus pénétrer sur le gaillard d’avant et descendre
dans les soutes. Vous ne sauriez imaginer l’horreur de ce cadavre de
vaisseau, rongé par le sel, gonflé d’une eau noire, tout grouillant de
poulpes et de crabes, dans le silence d’une mort séculaire. Je
tremblais; j’avançais pourtant.

«La _Graciosa_ était bien une goélette et ses flancs recélaient
d’inestimables trésors. Des lingots d’or que les siècles avaient
ternis--mais je sus bien reconnaître le précieux métal--s’amoncelaient
parmi des algues. Ils étaient trop pesants: je les laissai à la mer qui
faisait bonne garde.

«Soudain, titubant dans cette eau obscure, embarrassé par mes semelles
de plomb et le casque respiratoire, je heurtai un coffre volumineux.
J’étendis la main, et ma main se posa sur quelque chose de lisse, de
froid et d’un peu visqueux. C’était un crâne. Le coffre ouvert à
grand’peine, car il était comme maçonné de coquilles, une Golconde
apparut à mes yeux: les pierreries palpitaient dans la glauque pénombre.

«Je ne sépare point ces joyaux engloutis et par moi ramenés à la
lumière, de ce funèbre ossement poli par les flots.»

                   *       *       *       *       *

Comme il achevait ces mots, Van den Brooks appuya sur un ressort
invisible et le coffre redescendit dans la cachette.

Muets, ses hôtes regagnèrent avec lui la fraîche demeure où fusait le
jet d’eau, où les arums embaumaient dans des jarres étrangement peintes.



CHAPITRE XX

L’HOMME QUI VOULUT ÊTRE DIEU.

        «Vous connaîtrez en ceci que je suis le Seigneur: je vais
        frapper l’eau de ce fleuve avec la verge que j’ai en main et
        elle sera changée en sang.»

        _Exode_.


L’île tout entière baignait cette après-midi dans une telle douceur que
les voyageurs sentirent peu à peu se dissiper le malaise causé par la
scène de la crypte. Revenus à la lumière, ils cédèrent au charme
amollissant de cette contrée où, sous un ciel toujours égal, les fleurs
s’alanguissaient sur leur tige, sans se flétrir.

--Ici, dit Marie Erikow, les fleurs meurent et ne vieillissent pas.

--Cela est vrai, répondit l’avocat, la décrépitude est bannie de cette
terre.

Le professeur expliquait à Helven que Van den Brooks présentait
incontestablement des troubles mentaux dont le principal était la fureur
mégalomanique.

--D’ailleurs, ajoutait Tramier, en dehors de ces accès qui pourraient
avoir un jour de funestes conséquences, il faut convenir que c’est un
homme accompli, fort intelligent et le plus aimable des hôtes.

Le peintre ne lui paraissant pas prêter une attention suffisante à son
diagnostic, il rejoignit Leminhac et Marie Erikow qui avait pris le bras
de Van den Brooks.

--Venez-vous? demanda Marie à Helven. Nous allons visiter l’île sous la
conduite de son roi.

--Excusez-moi, dit Helven, je préfère rester sur la plage et prendre
quelques croquis.

                   *       *       *       *       *

En réalité, le jeune homme se sentait envahi d’un furieux besoin de
solitude. Il avait toujours rêvé d’aventures, et l’Aventure s’offrait à
lui. Van den Brooks était un vrai protagoniste de roman, mystérieux à
souhait, peut-être même assez dangereux pour pimenter les derniers
chapitres de l’histoire. Que signifiaient, en effet, ces horribles
mutilations, cette adoration craintive des naturels pour le marchand de
cotonnades? Que signifiait le village brûlé? Toutes les paroles de Van
den Brooks revenaient à la mémoire du peintre et certaines prenaient un
sens très lourd. Helven se rappela le soir où le trafiquant, le front
tourné vers les astres, avait laissé tomber de ses lèvres: «Dieu n’est
que le plus artiste des bourreaux».

Et pourtant, ce jour-là, malgré l’Aventure, dans cette curieuse
atmosphère imprégnée à la fois d’une édénique sérénité et de menaces
inconnues, dans cet air embaumé et peut-être saturé de poisons subtils,
le peintre, jadis avide d’émotions fortes, se coucha sur le sable de la
grève, en proie à cette lassitude que les Pères de l’Église ont nommée
le _taedium vitae_. Marie Erikow n’était sans doute pas étrangère à cet
abattement; mais la tristesse d’Helven s’élargissait au delà d’une
simple mésaventure amoureuse: elle embrassait les méandres de l’île, les
récifs de coraux, les volcans sourcilleux, le ciel d’émail sombre et les
houles du Pacifique. Une phrase de Nietzsche lui revint à l’esprit et,
la prononçant, ses yeux se remplirent de larmes: «_Jadis, on disait Dieu
en regardant sur les mers lointaines_...».

Il se leva. Décidé à chasser ses humeurs romantiques, il prit à travers
bois, dans une direction opposée à celle suivie par le petit groupe. Le
silence était profond. Dans l’enchevêtrement des branches et des
feuillages qu’il écartait pour se frayer une route, des battements
d’ailes effarés, une fuite brusque dans les buissons; puis le silence se
refermait et le bruit de la mer elle-même ne pénétrait pas cette sylve.
L’odeur des plantes et des arbres était presque suffocante; des aromes
obscurs se condensaient sous cette voûte, comme en une cassolette bien
close. Les tempes d’Helven battaient. Il avait hâte maintenant de
trouver une clairière, d’aspirer une bouffée venue du large, de voir
au-dessus de sa tête un morceau de ciel libre. De son bâton, il fauchait
les lianes, abattait les basses branches, faisant sa trouée, les épaules
en avant.

Enfin, un rayon de soleil traversa les feuillages moins épais. Il
respira.

Alors, dans le silence, un hululement s’éleva, une plainte si vaste
qu’elle paraissait sortir de la forêt et gagner l’espace des eaux
amères, par-dessus les arbres et les collines, comme un vol de grues
gémissantes. C’était une supplication monocorde, un peu rauque et d’une
désolation infinie.

Helven frémit. Cette île recélait donc dans ses plis embaumés les plus
atroces douleurs?

Rejetant les branchages, il vit devant lui une clairière d’herbes fines.
Au centre, étaient assis en cercle quelques personnages qui se livraient
à une sorte de lamentation liturgique.

Le soleil qui coulait sur leurs corps nus faisait miroiter de petites
écailles d’argent. Au bruit des feuilles, ils se levèrent et marchèrent
au-devant de l’étranger, tournant vers lui des visages blancs où les
yeux n’étaient plus que des trous écarlates. Quelques-uns n’avaient plus
de nez et de béants ulcères rongeaient leurs bouches.

Un souffle d’épouvante passa sur le front d’Helven. Il s’enfonça dans la
forêt, talonné par la Lèpre.

                   *       *       *       *       *

Les hôtes de M. Van den Brooks étaient déjà réunis autour de la table,
lorsque le peintre entra dans la salle à manger, le visage encore un peu
pâle.

--Où diable étiez-vous donc? demanda l’avocat.

--J’ai fait, répondit Helven, une excursion fort pittoresque.

Le marchand regardait le jeune homme avec beaucoup d’intérêt.

--Nous déplorons, dit-il, que votre goût de la solitude vous ait
entraîné loin de nous.

--Si Sa Majesté le veut bien, fit Marie Vassilievna qui traitait
maintenant Van den Brooks en souverain d’opérette, nous achèverons la
soirée dans un certain Temple qu’elle nous a montré aujourd’hui et où il
nous plairait assez d’officier en l’honneur du Seigneur des Pavots.

--Volontiers, dit le trafiquant. L’opium est à la fois un sage
conseiller et le maître des songes. Il fait bon reposer en sa compagnie,
sur un oreiller de laque dure. J’ai de fort bonne drogue. Ce n’est pas
comme à Paris où l’on tète du dross.

--Bravo, fit Marie.

--Pour moi, glissa Tramier, je m’abstiendrai, mais je vous regarderai
volontiers.

Helven et Leminhac acquiescèrent et l’on passa dans la fumerie.

                   *       *       *       *       *

Des lanternes, ornées d’oiseaux monstrueux sur fond rouge, éclairaient
la pièce. Nous supposons que nos lecteurs ont tous lu Thomas de Quincey,
Kipling, ou tout au moins Claude Farrère; ils nous dispenseront donc de
nous étendre longuement en des descriptions d’un effet facile et d’un
goût un peu usé. Les amateurs de ce pittoresque recourront à leurs
auteurs préférés; quant aux amateurs de la drogue elle-même, ils
connaissent ses merveilleux effets et son nom seul suffit à évoquer dans
leur esprit des Palais de Béatitude que nulle brocante de verbe ou de
style ne parviendrait à meubler.

Bientôt le silence tomba des voûtes obscures et tout autour des lampes
grésillèrent les boules soigneusement rôties dont l’odeur ne s’oublie
point. L’Hindou préparait les pipes. Marie Erikow refusa d’ailleurs ses
services. Elle tenait trop à la volupté d’amollir la goutte sacrée au
bout de l’aiguille sur l’or crépitant de la flamme.

Leminhac eut bientôt mal au cœur; mais il eut le tact de ne pas se
plaindre. Le professeur s’initiait prudemment aux Paradis artificiels.
Quant aux autres, ils fumèrent, sans mot dire, les premières pipes.

Bientôt cette lucidité élyséenne que donne l’opium, cette langueur
d’après-midi qui n’atténue point l’éclat des images, envahirent l’esprit
des fumeurs. Le professeur lui-même s’enivrait lentement du parfum qui,
peu à peu, imprégnait les murs, les nattes, les étoffes, la nuit.

Et ils étaient cette fois-ci bien pareils aux mangeurs de Lotus qui
s’assirent au soir sur le sable jaune d’un pays où les choses ne
changent pas, sur une plage au bord des flots, entre la lune et le
soleil.

                   *       *       *       *       *

Comme ils glissaient ainsi sur les pentes exquises de la mort, il leur
parut entendre une voix semblable à celle de Van den Brooks, mais ni les
uns ni les autres ne surent la distinguer de leurs songes:

--M’avez-vous pris, ô étrangers, disait le Maître du Navire, m’avez-vous
pris pour un marchand de cotonnades? Faut-il que vos esprits soient
lourds et vos yeux aveuglés? N’avez-vous donc point vu qui j’étais;
n’avez-vous pas compris le sens de mes paroles?

«Un roi, pensez-vous.

«Non, un Dieu.»

--Un Dieu, fit Tramier. Qui a dit cela?

Et il retourna la tête sur son coussin.

--Comme cette odeur est entêtante, songeait-il.

                   *       *       *       *       *

--Oui, un Dieu, reprit la voix. Je suis le Dieu de cette terre et le
Dieu de ces hommes. Ils m’adorent et je dispose à la fois des fruits du
sol, de la chair et du sang de mon peuple.

«Sans doute, je n’étais qu’un homme autrefois. Mais cela ne m’a point
suffi. J’ai voulu être Dieu. Je le suis.

«Voici que j’ai débarqué sur cette terre,--et cette terre le Seigneur
l’avait bénie entre toutes. Les vents orageux n’y soufflent point; la
rosée humecte les plantes; le soleil et la lune la caressent de leurs
rayons; la mer lèche doucement ses rives. Mon île était le jardin des
délices, le vase de la joie, le vaisseau de l’innocence.

«Je vis des hommes et des femmes au corps harmonieux, au front couronné
de fleurs. Ils vivaient nus et ne connaissaient point leur nudité. La
terre produisait en abondance de quoi suffire aux besoins de ses
enfants; ils ne travaillaient point. Ne possédant rien en propre, ils ne
se haïssaient pas. Bien au contraire, ils s’aimaient et s’unissaient
entre eux, selon leurs goûts et selon les heures; ils se séparaient
avant que la lassitude ne devînt du dégoût; et l’amour n’était pour eux
ni une lame aiguisée, ni un feu dévorant, ni une folie hagarde. L’aube
et le crépuscule se posaient sur leurs maisons comme un vol pacifique de
colombes. La mort elle-même se parait de voiles candides; elle les
prenait par la main et ils la suivaient, croyant qu’elle les conduisait
dans une autre île où les fleurs n’étaient pas moins belles, l’air moins
embaumé et le ciel moins éclatant.

«A voir cette félicité, mon cœur défaillit d’amertume. Depuis des
siècles, me dis-je, ils jouissent d’un bonheur fait d’ignorance. Ils
n’ont ni société, ni religion, ni morale, ni sanctions. Horreur! Ils
ignorent la Loi.

«Et il me parut qu’un sombre nuage voilait subitement cette nature
splendide. Car la destinée de l’homme n’est point d’être heureux, mais
de connaître et d’appliquer la Loi.

«Je résolus de la leur révéler et de les arracher ainsi à leur félicité
coupable. Mais ce n’était point chose aisée, car ils ne m’entendaient
pas. Rien, dans cette île qui n’avait pas changé depuis l’Éden, rien
n’avait pu leur apprendre que l’homme est né pour travailler; que toute
joie, dans son essence, est damnable, sinon celle qui naît du bien
accompli et de l’observance des préceptes; que l’amour est une
souillure; que la loi enfin, la loi de l’Éternel, c’est la douleur.

«Impuissant à faire pénétrer ces vérités salutaires dans leurs esprits
corrompus par tant d’innocence, je procédai autrement que par des
discours.

«J’avais pour moi la force: des serviteurs résolus, des armes et tous
les arguments que nous fournissent quelques livres de poudre, de
chevrotines et pas mal encore d’autres ingrédients dont je vous parlerai
tout à l’heure. Le fer et le feu, employés pour cette juste cause,
contribuèrent à établir la Loi.

«Loué soit le Tout-Puissant, qui m’a donné d’être son second et presque
son égal sur cette terre immonde. Les desseins de la Providence sont
cruels, mais je suis avec joie leur instrument.

«Que je baigne mes mains dans le sang du pécheur; que je déchire ses
entrailles; que j’arrache ses yeux. Ma violence et ma rage bienfaisantes
lui ouvriront l’éternité. Qui n’a pas goûté cette volupté souveraine n’a
jamais été ivre.

«Et voici:

«Ces pauvres sauvages ignoraient tout du juste et de l’injuste. Comment
leur faire entendre ces notions indispensables? N’ayant aucun besoin et
par conséquent aucune privation, ne possédant rien et jouissant de tout,
ils ne pouvaient comprendre la gloire du Très-Haut qui distribue, selon
ses desseins mystérieux, la pauvreté et la richesse, la maladie et la
santé. Où le mal n’existait pas, il me fallut le créer, pour que la
lumière de l’Éternel gagnât les ténèbres de leur cœur.

«Ainsi ai-je fait. J’ai mutilé les êtres les plus solides et les plus
vigoureux; je leur ai enlevé la force de leurs mains et de leurs jambes;
j’ai crevé la coque de leurs yeux; j’ai arraché ces langues qui ne
louaient pas le Seigneur. J’ai allumé des bûchers, incendié des
villages, égorgé des femmes et des enfants. Mais j’ai bien eu soin
d’épargner une partie des habitants, pour leur donner, par mon
arbitraire, une notion de l’équité. Le Seigneur a-t-il fait autrement au
jardin de l’Éden? A-t-il autrement que moi répandu sur la terre en
genèse la douleur comme une semence?

«Vers moi aujourd’hui les hommes les plus vigoureux agitent leurs poings
sanglants. Je les ai humiliés et je leur ai appris à prier. Les femmes
ne considèrent plus l’amour comme une joie. Il ne leur est permis que
d’être mères. La pureté enfin, l’ascétique pureté, va descendre et va
régner sur cette terre où les hommes vivaient comme vivent les oiseaux.

«Le bien-être de la chair éloigne de Dieu. Les maladies et la
décrépitude étaient ignorées de mon peuple. J’ai fait surgir devant eux
le spectre argenté de la Lèpre aux yeux roses.»

La voix se tut.

                   *       *       *       *       *

Dans le silence de la fumerie, on n’entendait plus que le souffle des
dormeurs. Tous avaient cessé de fumer. Il y eut deux ou trois
soupirs--des cauchemars sans doute.

La voix reprit:

                   *       *       *       *       *

«La grâce du Seigneur a pénétré ces âmes, car ceux à qui j’ai infligé de
salutaires souffrances se prosternent devant moi et m’adorent
aujourd’hui. Non seulement ils me craignent, mais ils m’aiment pour le
mal que je leur ai fait. Et sans doute ils préfèrent ma création
douloureuse au règne paisible de la nature.

«Et moi-même, un vin capiteux enivre maintenant mes esprits. L’orgueil
du Seigneur est descendu en moi. Ce que j’ai fait, Dieu seul eût pu le
faire. Il avait oublié dans son œuvre ce misérable coin de terre et j’en
ai fait le temple de sa glorification. Lorsque je considère mon ouvrage,
je me sens l’égal du Tout-Puissant.

«Louez-moi pour les plaies; louez-moi pour la lèpre; louez-moi pour le
sang répandu; louez-moi pour avoir substitué à la nature bestiale la
Loi, la divine Loi.»

                   *       *       *       *       *

La nuit se referma comme un calice sur la chambre où les dernières
lampes battaient de l’aile, pareilles à des papillons de lumière
agonisante.

                   *       *       *       *       *

A l’aube, Helven se secoua le premier et regagna sa chambre.

--Dieu! que j’ai mal dormi, pensait-il. Décidément, l’opium ne me
réussit plus. J’en ai perdu l’habitude.



CHAPITRE XXI

OÙ VAN DEN BROOKS SE DÉCOUVRE.

            «Poulpe au regard de soie...»

        MALDOROR.


Le marchand de cotonnades semblait goûter la bonne drogue et, cette
nuit-là, il avait dû en absorber une assez respectable quantité, car on
ne le vit pas de la matinée. Les quatre voyageurs se retrouvèrent, un
peu avant midi, sous le péristyle du Palais.

Leminhac avait les traits tirés et le professeur, les yeux bouffis. Par
contre, Marie Erikow était fraîche comme l’aube elle-même. Helven, qui
n’avait pas mal supporté une vingtaine de pipes, complimenta celle-ci
sur son teint.

--L’opium, dit la Russe, c’est pour moi un véritable bain. J’en sors
rafraîchie, détendue, et je vois tout en rose.

--Rose, dit l’avocat, cette couleur évoque en moi le souvenir d’un
affreux cauchemar. Pourquoi cette association? Il devait y avoir dans
mon rêve quelque chose de hideux et de rose à la fois... J’y suis... des
yeux. Brr. Je ne vous le raconterai pas. Mais la drogue ne me donne pas
des visions précisément folâtres.

--C’est étrange, dit Helven. Moi, j’ai fait un cauchemar analogue.

--Quant à moi, intervint le professeur, je n’ai pas fumé, mais la salle
était si imprégnée des vapeurs de vos pipes, que je me suis tout
doucettement intoxiqué. Je n’ai pas rêvé, mais il m’a semblé entendre la
voix de M. Van den Brooks et j’ai attribué, dans ma torpeur, à ce pauvre
homme toutes sortes de propos incohérents. Je pense que l’impression
causée par la scène de la crypte a déclenché les élucubrations de mes
méninges.

--J’ai entendu également la voix de notre hôte, repartit Helven. Il m’a
paru qu’il délirait.

--Curieuse coïncidence, remarqua l’avocat.

Marie Erikow, abandonnant les hommes à leur conversation, s’éloigna pour
faire quelques pas sur la plage et admirer les jeux de la lumière sur
les coraux ruisselants d’écume. La nouveauté du paysage, le charme
pittoresque de cette escale, tout avait contribué à lui faire rapidement
oublier la dernière nuit du _Cormoran_. Elle en avait même si
complètement perdu le souvenir, car les femmes ont parfois la mémoire
courte, qu’elle ne s’expliquait pas la froideur d’Helven à son égard.
Elle regrettait déjà d’avoir découragé l’avocat qui aurait pu à la
rigueur constituer un pis-aller et traitait intérieurement le peintre de
«nigaud».

Elle cheminait sur le sable de la plage, suivant sa rêverie. Toutes les
préfaces de feu Melchior de Vogüé, tous les articles de feu Théodore de
Wyzewa ne nous révéleront pas les arcanes de l’âme slave.
Contentons-nous d’admirer la jeune femme qui, vêtue de blanc, longe le
bord sombre de la mer, ramasse parfois un galet veiné d’or ou s’appuie
au tronc d’un cocotier, pour suivre du regard le jeu des houles indigo.
Mais voici que vient se poser à côté d’elle un oiseau couleur de feu.
C’est une des colombes dont le plumage enflamme les feuillages de l’île.
L’oiseau semble peu craintif et Marie s’approche pour le saisir. Elle
étend la main, mais il s’envole et va se poser quelques pas plus loin...
Et la poursuite continue, tout comme dans les contes arabes où l’oiseau
se mue, au bon moment, en un génie, une princesse ou un crapaud.

Aucune de ces transformations n’advint ce jour-là, car le merveilleux
avait--sans doute depuis l’apparition de Van den Brooks--déserté le
rivage de l’île qui fut son dernier refuge. Mais cette course conduisit
Marie à quelque distance de l’habitation, dans un lieu solitaire.
C’était une petite crique encaissée de rocher de granit rouge que
recouvraient de larges plaques de mousses verdissantes. Marie se pencha
au bord de la falaise, cherchant à sonder la profondeur de l’eau glauque
comme ses propres prunelles. Elle vit d’abord son image couronnée de
plantes marines, puis distingua, échoué entre deux rochers, un canot
peint en vert et qui portait en lettres blanches le nom du yacht
_Cormoran_. La barque se balançait, maintenue au roc par une corde; elle
contenait quelques ballots et un tonnelet. La présence de ce chargement
annonçait sans doute la présence d’un propriétaire et, mi-farniente,
mi-curiosité, Marie Erikow se coucha sur la falaise, surveillant la
barque et suivant en même temps la danse serpentine des algues dans la
transparence de l’eau.

Elle s’engourdissait déjà sous le soleil qui rôtissait l’herbe courte et
odorante du rocher, lorsqu’elle entendit un pas crisser sur le sable.

Tel le Cyclope aux yeux rusés d’Ulysse, apparut, émergeant des blocs
empourprés, Tommy Hogshead, ruisselant. Le nègre regarda tout autour de
lui, puis, s’approchant du canot, il souleva le tonnelet à bout de bras
et but à longs traits. Il battit ensuite le briquet, alluma une pipe de
terre et s’étendit sur le sable.

--Que vient faire ici cette brute? songeait Marie.

                   *       *       *       *       *

La sinistre face de Tommy la poursuivit. Les paroles confidentielles du
capitaine Halifax, qui en savait peut-être plus long qu’il ne voulait en
avoir l’air, n’avaient guère contribué à dissiper les craintes que lui
inspirait le drôle. Elle savait maintenant que la quasi-certitude d’un
crime--dont elle devinait la raison--pesait sur ce crâne laineux. Tout
le jour, l’ivoire ricanant du nègre hanta ses esprits, et le souvenir de
Lopez ajoutait à sa peur un nouveau malaise fait à la fois de honte...
et de regret...

                   *       *       *       *       *

Van den Brooks ne parut pas au déjeuner. L’Hindou excusa son maître avec
des gestes. L’absence du marchand surprit ses hôtes et le repas fut
morne. La chaise vide de Van den Brooks eût-elle été occupée brusquement
par le spectre de Banco, les quatre voyageurs n’auraient pas été moins
silencieux. Lassitude causée par la nuit d’opium, anxiété vague d’un
mystère, angoisse d’une menace suspendue sur l’île ou sur la maison,
toujours est-il que le malaise, éprouvé par chacun et constaté chez ses
voisins, ne cessait de s’accroître à chaque minute.

Leminhac et le professeur eurent vainement recours aux havanes de Van
den Brooks; Marie Erikow but inutilement deux verres de kummel glacé;
Helven tira sans succès sur sa pipe bourrée d’un tabac virginien macéré
dans le miel et le jus de figue: hélas! l’inquiétude aux doigts perfides
serrait leurs gorges.

--Ma foi, dit l’avocat, l’île de M. Van den Brooks est un royaume fort
plaisant, mais je ne voudrais pas priver mes auditeurs australiens d’une
parole française. Quand partons-nous?

--Le royaume est beau, dit à son tour le professeur, mais le roi est mal
équilibré.

--Quant à moi, éclata Marie, j’ai assez de tous ces sauvages et il y a
au moins quinze jours que je n’ai pas lu les articles de M. Capus et le
_New-York Herald_. Je veux partir.

Helven ne dit rien, car il était déjà sorti. Quand il revint, il trouva
tout son monde sommeillant sur les fauteuils du patio et Leminhac occupé
à une réussite. Le jet d’eau, irisé par un rayon de soleil, flottait
semblable à une crinière d’arc-en-ciel.

Le peintre secoua ses amis.

--_Get up._ Le sommeil ne vaut rien pour la digestion. Leminhac, mon
cher, si vous voulez savoir l’avenir, mieux vaut venir tirer un
horoscope sur le sable de la plage.

--Je crois, ajouta-t-il, qu’une promenade nous est _absolument
né-ces-sai-re_.

Il articula ces mots à voix basse, mais si nettement que les trois
autres le regardèrent, surpris, et le suivirent.

--Qu’y a-t-il? demanda Marie.

Helven attendit que l’on se fût éloigné à bonne distance de la maison.
Quand ils se trouvèrent sur la plage nue, sûrs de ne point être épiés,
le peintre dit:

--Le _Cormoran_ a quitté son mouillage. Le _Cormoran_ n’est plus ici.

--Sinistre plaisanterie, grogna l’avocat.

--En êtes-vous bien sûr? demanda le professeur.

--Voyez plutôt.

Et Helven conduisit ses compagnons sur un rocher d’où l’on dominait la
petite rade de débarquement.

La mer s’étalait, bleue et plate: pas une fumée à l’horizon.

--Il n’y a pas d’autre mouillage aux abords de l’île, continua le
peintre. Le yacht a levé l’ancre la nuit dernière.

--Alors nous sommes prisonniers? gémit Marie.

--Prisonniers de M. Van den Brooks, fit Tramier. Ce n’est pas drôle. Un
personnage aussi excentrique ne m’inspire aucune confiance.

--Mais serait-il parti lui-même? demanda l’avocat.

--Je ne crois pas, répondit Helven.

L’étendue ruisselante de lumière leur parut désolée et l’angoisse agita
ses ailes glacées au-dessus de leurs têtes.

--Que faire?

Marie Erikow s’était assise sur le sable, la tête dans ses mains.

--Ne vous effrayez pas, madame, supplia Leminhac. Il n’y a pas encore
lieu de s’affoler. Délibérons.

Ils gagnèrent un boqueteau, hors des vues du maître de l’Ile.

--Entre nous, dit le professeur, ce Van den Brooks est un fou. Tous les
fous dangereux ont une apparence normale au premier abord: j’aurais dû
m’en douter et ne jamais accepter de monter sur ce fâcheux navire qui
nous plante ici bellement.

--N’épiloguons pas inutilement, repartit Helven. Je ne suis pas sans
inquiétude: cette île me paraît présenter des singularités peu
rassurantes.

--Je suis tout à fait de cet avis, commenta Marie.

--Moi aussi, murmura l’avocat.

--D’autre part, je ne suis pas très sûr que l’opium m’ait halluciné
complètement, cette nuit...

--Moi non plus, fit le professeur.

--Résumons-nous donc. Ce soir, nous exprimerons à M. Van den Brooks
notre désir de quitter au plus tôt son royaume.

--Nous serons courtois et énergiques, appuya l’avocat: je parlerai.

--Et s’il n’était plus là? objecta Marie.

Mais nul ne répondit.

                   *       *       *       *       *

Marie Erikow n’eut pas le courage d’affronter le dîner. Elle se retira
dans sa chambre et pria Leminhac de la tenir au courant des événements,
s’il y avait lieu. Elle assujettit elle-même les barres de ses volets,
tant elle craignait de voir luire à sa fenêtre les sinistres boules de
loto de Tommy Hogshead. Plusieurs fois, au cours de la nuit, elle
sursauta, croyant entendre des craquements. Et pourtant, la nuit
tropicale, lamée de soie, éventait l’île de mille souffles, l’île
heureuse, les étoiles et la mer chuchotante...

                   *       *       *       *       *

Les trois hommes prirent place à table. La salle était sombre; la lampe
suspendue à sa lourde chaîne projetait sur les murs des ombres
éléphantesques. L’Hindou se tenait à son poste. Soudain, avant que le
service ait commencé, sans que nul l’ait entendu venir, les convives
virent, debout devant sa chaise, Van den Brooks, le front perdu dans les
ténèbres.

Leminhac, qui avait le sens du théâtre, eut bonne envie de murmurer:
«Bon appétit, Messieurs...»

Mais la voix lui manqua.

--Excusez-moi, dit le marchand. Les intérêts de mon peuple m’ont obligé
à rester cette longue journée éloigné de vous. Je réparerai cela demain.

--Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit le professeur, et nous ne
saurions vous détourner d’accomplir les devoirs d’un si important
ministère. Le séjour que nous avons fait ici restera un impérissable
souvenir. Hélas! les meilleures choses ont un court destin et...

--Que non, que non! fit le marchand.

--Pourtant, insista le professeur interloqué, il nous faudra partir et
ce départ doit être proche...

--Voire, fit Van den Brooks, à la manière de Panurge.

Leminhac, inquiet, remit son intervention au moment des liqueurs. Le
marchand se montra, tout le long du dîner, d’une humeur et d’une
cordialité parfaites, déplorant l’absence de Mme Erikow.

--Je crains que le climat ne lui convienne pas, dit le docteur.

--Erreur! Il n’en est pas de plus sain, répéta l’heureux propriétaire de
l’île.

On passa au fumoir. Les cigares et les alcools étaient tels que les
convives de Van den Brooks, chaleureusement émus par la digestion, ne
purent s’empêcher de chanter en leur cœur les louanges de l’hôte.

--Au fond, songeait Tramier, c’est un fou inoffensif et intermittent.

--Quelle charmante réunion! s’exclama le maître de l’île. Comme il est
doux d’avoir auprès de soi des hommes de votre valeur et de votre
culture, mes chers amis, quand on est comme moi, un pauvre solitaire et
un rustre, pour tout dire. Vous m’apportez les parfums d’une
civilisation dont, depuis trop longtemps, je ne goûte plus les fruits.
Les joies de la sympathie et de l’amitié avaient depuis longtemps aussi
déserté mon cœur: vous me les avez fait retrouver. Grâces vous en soient
rendues. Je n’oublierai jamais nos entretiens, la douceur des nuits
passées ensemble à discuter des grands problèmes de l’âme et de la vie,
sur le pont du _Cormoran_...

--A propos, intervint Helven, où donc est allé le yacht?

--Parti pour Sumatra, cette nuit, articula sèchement Van den Brooks.

--Mais alors... mais alors... bégaya Tramier.

--Et ma conférence! s’exclama Leminhac, ma conférence est certainement
manquée.

--En vérité... en vérité... haletait le docteur, vous êtes fort
hospitalier, monsieur, mais l’hospitalité a des limites...

--Nous ne pouvons pourtant prolonger indéfiniment notre séjour dans
votre île, insista Leminhac.

--Et comment partir maintenant? reprit le professeur.

Ne prêtant qu’une oreille distraite à ces plaintes amoébées, le marchand
rejetait voluptueusement la fumée de son havane. Il était fort adroit à
souffler des couronnes. Son regard se dirigea sur Helven et il sourit,
comme s’il avait en lui un confident secret. Le jeune homme, confus et
irrité, détourna les yeux.

Alors, le marchand de cotonnades éclata d’un grand rire et tout le
palais vibra. Un pareil frémissement devait secouer l’Olympe, lorsque
Zeus était en gaieté.

Il se frappa la cuisse, poussa vers le plafond un jet tumultueux de
fumée et, la barbe épanouie d’allégresse, articula:

--Vous ne partirez plus.

Il y eut ce qu’on appelle un froid.

Le Zeus de la Jûte dressa sa haute taille et, barbe en avant, cigare aux
doigts, arpenta le fumoir.

--Ah! çà, dit-il d’une voix calme--jugeant sans doute incongrue une
hilarité trop manifeste--pour qui me prenez-vous? Pour un jeune daim en
nourrice, pour un philanthrope ramolli, pour un... (la pudeur nous
interdit de reproduire le terme dont il se servit). Ah! mes pauvres
amis, mes pauvres chers amis, que vous me faites de peine! Je vous
croyais moins obtus.

«Alors, comme ça, vous avez cru que vous pourriez vous offrir une
croisière aux frais du père Van den Brooks, boire son champagne et son
whisky, fumer ses cigares, vous goberger à votre aise et puis, adieu je
t’ai vu, vous rembarquer sur ma galère et retourner à vos chères études?

«Non, mes agneaux, vous aviez compté sans votre hôte.

«Votre hôte veut que vous restiez. Vous resterez. Au fond, vous n’êtes
pas trop mal ici. Le climat est excellent pour les rhumatisants. Or,
notre cher professeur est goutteux et vous autres, vous avez sans nul
doute des prédispositions funestes à cette affection. Je vous garde et
je vous soigne...

--Mais... mais..., essaya le professeur.

--Chut, chut. Laissez parler votre bon Van den Brooks; il ne veut que
votre bien.

«Avez-vous songé un peu à ce que vous feriez, si je vous débarquais,
tout frais, tout roses, engraissés comme de petits cochons, sur les
quais de Sydney? Non, vous n’y avez pas songé? Eh! bien, moi, je vais
vous le dire: vous iriez raconter partout qu’il y a, quelque part dans
une île, une sorte de fou qui se dit marchand de cotonnades et qui parle
trop quand il a pris de l’opium. Monsieur Helven, qui est un si charmant
homme et qui connaît si bien les choses de la marine, donnerait même
exactement la latitude et la longitude. Pas vrai, mon jeune ami? Et
puis, un beau jour, ne verrais-je pas débarquer ici les serviteurs
abêtis et galonnés de vos Sodomes et de vos Gomorrhes, vos coloniaux,
vos gendarmes, vos fonctionnaires? Jolie société. Plaise à Dieu que
cette racaille ne foule jamais le sol de cette île bénie par le
Seigneur: je la recevrais à coups de fusil.

«Ce n’est pas tout, mes bons amis. Je m’ennuie ici. J’aime la société
des dames, des dames qui jouent du piano, parlent anglais et tiennent
leur place au bridge. Vous n’avez pas pensé une minute que vous pouviez
faire le bridge de ce pauvre Van den Brooks? Ingrats! Je suis sûr que
Mme Erikow a bien meilleur cœur. Mais vous ferez mon bridge, allez, et
vous y prendrez goût. Je m’ennuie, je vous le répète, et je vous
garde...

«Prenez-en votre parti. Allez, croyez-moi! Vous n’avez d’ailleurs pas
d’autre alternative: mon bridge ou le radeau de la Méduse, à supposer
que vous puissiez quitter la côte sans recevoir une chevrotine de mes
fidèles serviteurs qui sont de parfaits évangélistes. Quand vous les
connaîtrez mieux, vous les apprécierez.

«Et nous collaborerons! Oui, mes amis, le Seigneur vous a fait cette
grâce de vous appeler à moi. Vous participerez à mon œuvre. Le
professeur Tramier est un homme plein de science et de ressources. C’est
un médecin. Il m’aidera à donner à mon peuple, par les méthodes que vous
connaissez (oui, oui, ne protestez pas) et qu’il élargira, le sentiment
de la justice et cette crainte de Dieu qui est le commencement de la
sagesse, comme dit la grammaire grecque. Vous m’aiderez à amener le
règne de Dieu sur cette terre, en m’aidant moi-même à y régner.

«Leminhac, mon cher maître, qui êtes doué d’une si belle faconde, je
vous emploierai à la propagation de la foi et, d’autre part, vous
pourrez, sur ce terrain vierge, vous livrer avec moi à de sérieuses
expériences sociologiques. Il y a beaucoup à faire ici, en cette
matière, et M. Durkheim n’aurait jamais rêvé une pareille félicité.

«Enfin, mon cher Helven, votre sensibilité d’artiste vous désigne pour
un rôle à la fois délicat et sublime. Vous serez l’Instrument du
Seigneur, le Serviteur de ses Vengeances et vous doserez à merveille, en
y prenant un pieux plaisir, ces délectables supplices qui ouvrent aux
âmes l’Éternelle Cité.

«Quant à Mme Erikow, permettez-moi de ne pas insister. Les voies de Dieu
sont mystérieuses. Préparez-la à la grande tâche qui lui incombe. Salut
à toi, fille de Jérusalem!

«Considérez maintenant votre nouvelle existence. Le Seigneur vous
donnera des jours nombreux. Vous vivrez autour de moi, comme les
rejetons d’un chêne majestueux, jusqu’au jour où...

«Allez, mes amis, soyez sages. Bonne nuit. Ne faites pas de mauvais
rêves.»

                   *       *       *       *       *

Et l’Hindou rabattit sur le Maître la lourde portière ramagée de fleurs
et d’oiseaux des Iles.



QUATRIÈME PARTIE

LA TRAVERSÉE S’ACHÈVE



CHAPITRE XXII

OÙ IL EST QUESTION DE LA CONCUPISCENCE CHEZ LES PERSONNES DE COULEUR, DE
SES RAPPORTS AVEC L’ODORAT ET AUSSI D’UN PASSAGE SECRET ET D’UNE PORTE
DE FER.


Le _Cormoran_ avait bien levé l’ancre. Qu’il se dirigeât ou non vers
Sumatra, comme le prétendait Van den Brooks, c’est là une question à
laquelle, seul, le capitaine Halifax pourrait répondre et, pour le
moment, le voici dans sa cabine, en chandail de laine bleue, la joue
gonflée d’une chique. Halifax-le-Borgne prend ses aises, maintenant
qu’il n’a plus à son bord «ces bougres de terriens» et qu’il est seul
avec le ciel, la mer, son bon navire et quelques coquins dont l’eau
salée est l’élément naturel. «Où va le _Cormoran_, capitaine?» Le
capitaine n’a cure de nous répondre et il mastique une savoureuse
tranche de tabac. Ce n’est pas Halifax qui vendra son maître.

On frappe à la porte--deux coups secs.

--Entrez, bosseman, qu’y a-t-il?

--Il manque un homme à l’appel, capitaine.

--Lequel?

--Tommy Hogshead. Le gaillard a filé cette nuit. Il est parti sur un
canot du bord, emportant un tonnelet de rhum, des biscuits et quelques
boîtes de conserves.

--A dieu vat, dit philosophiquement Halifax. Il n’ira pas loin. Et ce
n’est pas une grande perte que nous faisons là. Merci, bosseman.

Et il fait passer sa chique de la joue droite à la joue gauche,
soufflant à une distance honorable pour un capitaine au long cours un
jet de salive noire.

                   *       *       *       *       *

Il y a sur les bords de l’île Van den Brooks une petite crique où les
crabes abondent. Il y en a de toutes les tailles et les matelots en sont
friands. Mais ne croyez pas un instant que Tommy Hogshead ait amarré son
canot chargé de provisions dans cette anse à crustacés pour se livrer au
plaisir innocent de la pêche. Vous vous feriez de cet enfant des forêts
africaines une image idyllique dans le goût de Bernardin de
Saint-Pierre, mais peu conforme au goût d’aujourd’hui: ce dernier aime
qu’on lui peigne la vie et les hommes en noir plutôt qu’en rose. En
l’espèce d’ailleurs le noir est de rigueur, car non seulement Tommy est
de peau fort sombre, mais il roule dans son esprit des desseins plus
sombres encore. Il faut un traître dans toute histoire et ce rôle lui
est dévolu. Il cède à la fatalité. Plaignons-le, mais ne quittons pas
des yeux sa haute silhouette qui se profile en coulée d’encre sur les
rochers de la crique, à la nuit tombante. Que cherche-t-il avec tant de
persévérance? Il passe agilement d’un rocher à l’autre, entre dans l’eau
jusqu’à mi-jambe, explore toutes les fissures de la falaise. Le voici
qui se courbe, se courbe et disparaît.

Tommy Hogshead a trouvé quelque chose et ce quelque chose est
probablement ce qu’il cherchait. Dans une anfractuosité de la falaise
s’ouvre une sorte de galerie naturelle dont l’étroit accès est barré par
une épaisse grille de fer. Le nègre caresse amoureusement les barreaux,
éprouve la serrure; mais cette herse digne d’une Bastille ne lui paraît
pas sans doute un obstacle bien sérieux, car il sourit de tout son
ivoire. La nuit vient. Tommy juge sans doute que sa journée a été
suffisamment remplie; après une cordiale accolade au tonnelet de rhum,
il s’étend au fond de son canot et regarde, de cette couche oscillante,
les étoiles se lever sur le Pacifique.

Sous cette latitude ou sous une autre, les étoiles ont gardé le magique
pouvoir d’amollir les cœurs les plus endurcis. Le nègre n’est pas
insensible à l’influence des astres, car le sommeil ne voile pas ses
prunelles de porcelaine. Ce farouche fils de Cham est dévoré d’une
passion que, lecteurs impénitents de Georges Ohnet, vous croyez
appartenir en propre aux membres du Jockey, aux officiers de cavalerie
et aux ingénieurs des Ponts et Chaussées. Tommy Hogshead est amoureux
et, s’il a quitté son bord, s’il s’est caché dans l’Anse aux Crabes,
c’est pour suivre la piste de Marie, pour flairer son parfum, pour
tenter peut-être un coup d’audace. Il n’est pas sans connaître
l’existence d’une certaine galerie qui, de la falaise, aboutit à
l’intérieur même du palais de son maître. Et ce qu’il vient d’éprouver
de son poing, pareil à une massue d’ébène, c’est la qualité des barreaux
et la force de la serrure qui défendent l’accès du secret passage.

                   *       *       *       *       *

La Vénus nègre doit s’attacher à sa proie avec un acharnement tout
spécial, car Tommy ne ferma pas l’œil. Lorsque la nuit fut avancée, il
grimpa le long des rochers et gagna une éminence d’où il pouvait
apercevoir, entre les arbres, la maison de Van den Brooks. Une lueur
tremblait encore à quelques fenêtres. Elle s’éteignit au bout de
quelques minutes: le nègre redescendit alors dans la crique. L’ombre
épaisse des rochers et de l’eau ne le gênait nullement et il retrouva
sans hésitation l’ouverture de la galerie.

Celle-ci était fort basse: un homme de la taille du nègre n’y pouvait
pénétrer qu’à plat ventre: de plus, elle s’ouvrait à fleur d’eau et
devait être impraticable par les gros temps. Une mousse verdâtre
engluait ses bords. La grille était fixée au roc, d’un côté par deux
gonds, de l’autre par une serrure. Tommy empoigna les barreaux et pesa
lourdement. De l’eau jusqu’aux jarrets, arc-bouté sur un bloc de granit,
les muscles de ses bras et de ses cuisses tendus comme des câbles
d’acier, immobile dans son ahan, il semblait la statue obscure de la
Force. Quelques secondes, et le pêne se tordit lentement. La grille
céda. Elle s’ouvrait en dedans.

Rampant sur les lichens gluants, le nègre s’avança dans la galerie.
Quelques mètres plus loin, le couloir s’élargissait. Il put se
redresser. Les ténèbres étaient opaques, mais, en tâtant les parois, il
remonta la pente. Il passa devant la crypte où Van den Brooks avait
enfoui les joyaux de la _Graciosa_ et refit, sans le savoir, le chemin
suivi, quelques jours auparavant, par la dame de ses pensées.

L’odeur de la Russe chatouillait si fort les narines du nègre,--car,
chacun le sait, l’amour chez les animaux et les sauvages est déterminé
par l’odorat--qu’il accomplit rapidement, et presque sans tâtonner, la
montée d’un escalier fort raide, dans une obscurité de tombeau. Hélas!
il n’était pas au bout de ses peines. Une surface lisse et glacée
s’offrit à ses paumes. Il devina une porte de métal; mais il eut beau
chercher, il ne rencontra ni serrure, ni poignée, ni la moindre prise.
Il haletait, baigné de sueur, frissonnant dans l’humidité visqueuse de
ce boyau. Devant lui, un obstacle sur lequel la pesée formidable de son
échine ne pouvait rien. Sa force restait vaine; son cerveau obtus
n’avait pas prévu l’issue fatale de cette aventure. Dans les ténèbres de
sa pensée, une angoisse bougeait comme une larve. Il demeurait, accroupi
devant le seuil triplement scellé, songeant à celle qui, là, tout près
de lui, offrait sa blancheur odorante aux caresses du lit. Un
gémissement rauque s’échappa de sa gorge.

Il y eut un souffle, un glissement, un rais pâle de lumière.

Tommy n’eut que le temps de se laisser rouler le long de l’escalier, au
pied duquel il trouva un refuge dans une excavation du roc.

La porte de fer s’était ouverte.



CHAPITRE XXIII

LE CALME PRÉCURSEUR.

        «The huge and thoughtful night.»

        WHITMAN.


Leminhac, délégué à cet effet, donna à Marie Erikow un aperçu des
projets nourris par M. Van den Brooks au sujet de ses hôtes et de la
part de collaboration qu’il leur réservait dans sa grande œuvre. Un
aperçu seulement, car il omit de transmettre le salut du Maître de l’Ile
à la fille de Jérusalem, craignant d’apporter un trouble trop vif dans
l’esprit de la Russe. Celle-ci, d’ailleurs, se comporta vaillamment.

--Croyez-vous, dit-elle, que ce fou nous menace de quelque danger?

--Il faut s’attendre à tout, dit Leminhac, mais jusqu’ici, il n’y a
point péril en cette demeure.

--S’il en est ainsi, reprit la Russe avec un sang-froid que bien des
stratèges lui eussent envié, il faut aviser au plus tôt à quitter l’île.

--Cela ne me paraît point aisé, hélas! murmura l’avocat. Nous allons
tenir conseil.

Mais Van den Brooks ne leur en laissa point le loisir. Il se montra ce
jour-là d’un empressement sans pareil autour de ses hôtes bien-aimés. Il
les couvait du regard, leur souriait en coulisse et se livrait enfin au
charmant manège du chat avec la souris, manège qui paraissait fort bien
convenir à sa nature. Marie Erikow ne pouvait s’empêcher de l’admirer et
inconsciemment se retrouvait en lui. Le professeur marquait une réserve
orgueilleuse et prenait l’attitude du stoïque accablé par le destin.
Leminhac, lui, ne parvenait pas à dissimuler quelque mélancolie. Quant à
Helven, il se gardait bien d’affecter une bonhomie qui eût donné long à
penser à ce finaud de marchand, mais montrait suffisamment de bonne
humeur pour qu’on pût le croire résigné à son nouveau sort.

--Vous me permettrez, dit-il affablement à Van den Brooks, d’user et
d’abuser de votre bibliothèque. Vous avez là mille ouvrages rares que je
désire lire depuis fort longtemps. Les loisirs que vous m’offrez dans
votre île me paraîtront enchanteurs, si mon esprit y peut goûter tant de
délectables aliments.

--Mon cher ami, dit le Maître de l’Ile, tous ces volumes sont à vous. Je
ne suis pas fâché que vous consacriez à la lecture une grande partie de
vos heures libres. Étant donné l’emploi que je vous réserve, certains
ouvrages vous seront utiles, bien plus, nécessaires. Même s’ils vous
semblent arides, je vous conseille fort le _Traité d’anatomie_ de
Poirier et un travail fort curieux d’un savant chinois, traduit par
votre serviteur lui-même, touchant _l’Art de disséquer à vif_.

--Dès aujourd’hui, dit énergiquement Helven, je me mettrai à l’ouvrage.

Et, de fait, il demeura seul dans la bibliothèque tout le temps que
Marie consacra à une violente migraine, Tramier à son herbier et
Leminhac à un écarté avec le marchand.

Le peintre ne resta pas oisif.

                   *       *       *       *       *

Vers le soir, Van den Brooks eut la bonne grâce de se retirer et les
quatre voyageurs se retrouvèrent dans le boqueteau au-dessus de la
plage.

--Quelle sinistre aventure! commença le professeur qui jouait volontiers
le rôle du chœur dans la tragédie antique.

--Permettez, dit Helven. Il ne faut nous en prendre qu’à nous-mêmes et
le mieux est de ne songer qu’aux décisions immédiates.

--Oui, fit Marie. Il faut nous sauver.

--Songez, reprit le peintre, que nous sommes gardés. La nuit dernière,
j’ai voulu mettre le nez dehors, à titre d’expérience, mais quelques
ombres de mauvais augure m’ont détourné de pousser plus loin que le
seuil. Il est impossible de passer par les portes ou les fenêtres. Nous
recevrions des coups de fusil...

Il s’interrompit:

--J’ai cru entendre un craquement derrière ce buisson, dit-il. Nous
sommes épiés.

Il baissa la voix:

--Je sais un moyen de sortir. En deux mots, voici: ce soir, on passera à
la fumerie. Nous ferons semblant de fumer et Van den Brooks, qui m’a
l’air de donner assez dans la drogue, sera bientôt hors d’état
d’empêcher nos projets. Rendez-vous dans la bibliothèque, tous quatre.
Je me charge du reste.

--Enfant, dit Leminhac. Sortir du palais, la belle affaire! C’est sortir
de l’île qu’il faut.

--Nous décrocherons une pirogue, repartit Helven, il y en a certainement
sur le rivage.

--J’ai une idée, dit Marie, il y a un canot chargé de provisions, dans
une petite crique à trois cents pas d’ici.

Elle décrivit l’endroit où elle avait aperçu le canot de Tommy, sans
toutefois parler du nègre.

--Merveilleux! éclata Helven. Si le canot est encore là, nous sommes
sauvés, car j’ai comme une idée que cette crique... mais, motus! Vous
saurez cela assez tôt. Fiez-vous à moi.

--Et si le canot a un propriétaire, fit Leminhac, et si ce propriétaire
ne consent pas à céder à nos honnêtes propositions...

--Alors, articula Helven, voici...

Et il sortit de sa poche un bowie-knife fort honorable.

--J’ai mieux que cela, dit en souriant Marie.

Et elle sortit de son sac à main un ravissant browning.

--Parfait, jugea le peintre. En attendant, M. Tramier va, sur vos
indications, aller reconnaître si le canot est encore là. Il est moins
aisément suspect qu’aucun d’entre nous.

Le professeur accepta, assura son binocle, et l’on vit sa petite
silhouette noire diminuer sur la falaise. Comme on était loin de
l’Académie, des Radiolaires et de Krafft-Ebing, sur cette île semée de
volcans, exubérante de verdure, devant la splendeur déserte du
Pacifique.

Le professeur songeait:

--Que suis-je allé faire dans cette galère... c’est-à-dire dans ce
maudit yacht? Que n’ai-je attendu un paquebot sûr et bourgeois? Ce Van
den Brooks est un huguenot opiomane, c’est-à-dire un fou de la plus
dangereuse espèce. Qu’allons-nous devenir?

Cependant, il aperçut le canot qui se balançait dans l’anse aux crabes.
Par bonheur, Tommy n’était pas là.

--Ayons bon espoir, dit Helven, quand le professeur communiqua le
résultat de sa reconnaissance. Je suis maintenant certain de mon plan.
Nous aurons une passe difficile. Peut-être essuierons-nous quelques
balles...

--Ils nous manqueront comme la sentinelle de Prague, fit héroïquement
l’avocat.

--Et ce sera la liberté.

--Rentrons vite, dit le professeur. Van den Brooks serait sur ses
gardes...

Et tout en regagnant la demeure massive sous les palmes--qui semblait
maintenant une prison--le bon docteur songeait--perspective peu
folâtre--au Radeau de la Méduse.



CHAPITRE XXIV

L’ÉVASION.

            Agli occhi miei ricomincio diletto
            Tosto ch’i’ usci’ fuor dell’aura morta
            Che m’avea contristati gli occhi e il petto.

        DANTE.


--Je suis lasse, dit Marie au dîner; je demande au Seigneur de l’île la
faveur de quelques pipes. L’opium seul me rend des forces.

--J’y consens d’autant plus volontiers, repartit l’aimable trafiquant,
que moi-même je ne trouve de réconfort que dans la prière et dans la
drogue. L’une va à Dieu et l’autre en vient.

--Je ne me suis pas bien trouvé de mon premier essai, fit Leminhac en
minaudant.

--Vous essaierez de nouveau, insista Van den Brooks. On ne parvient pas
du premier coup à la béatitude.

--Pour moi, dit le professeur, je veux bien tenter ce soir une bouffée.

--Bravo, mon cher maître--et le marchand lui frappa sur l’épaule. Il
faut que, comme moi, vous cherchiez dans le calice du Pavot des conseils
et des inspirations. C’est tout à fait indispensable à notre ministère.

Ils s’étendirent sur les nattes. Les pipes émirent leurs brèves volutes;
les lampes brasillèrent. De nouveau, le silence et l’ombre recouvrirent
l’île, le palais, les fumeurs.

En vérité, l’heure était tragique. Van den Brooks, couché sous la clarté
rouge d’une lampe, semblait le génie funeste de ces lieux. Étendu, il
paraissait encore plus grand et sa barbe se déroulait comme un fleuve de
feu, à la lueur haletante des veilleuses. Autour de lui, ses hôtes, ses
victimes, s’allongeaient, feignant d’absorber la fumée, affectant une
volupté que rongeait l’angoisse des minutes à venir. A tout bien peser,
quelles chances avaient-ils d’échapper au monstre? Aucune. S’ils
déjouaient la surveillance des serviteurs, s’ils passaient même à
travers les balles, quelle autre perspective que d’attendre sur une mer
déserte, dévorés par la faim et la soif, un navire qui peut-être ne
passerait jamais. La mort planait sur eux. Helven, le plus audacieux de
tous et qui, parce que le plus jeune, avait le moins peur de mourir,
sentit bouger en lui le trouble démon du désespoir.

                   *       *       *       *       *

C’est alors que la voix s’éleva--la voix qui l’autre soir avait parlé:

«L’opium est la route qui conduit à la mort, c’est le sentier baigné
d’aromes qui descend vers les profondeurs. Trois esclaves à la peau
noire, trois esclaves endormis gardent le seuil de mon palais; l’enclos
sacré est ceint de pavots; le soleil de midi ne le frappe point; mais,
seuls, l’ont effleuré les rayons du couchant et les bleues écharpes de
la lune. O mes amis, quand vous connaîtrez mon palais, vous n’élirez pas
d’autre demeure.

«Que sont maintenant pour moi les tristes fils des vivants? Que sont
pour moi les fruits acides de la terre? Que sont pour moi les voluptés
des mortels, puisque je connais la joie de Dieu? O mes amis, quand vous
connaîtrez mes festins, le pain des hommes aura pour vous le goût des
cendres.

«Voici que je dirige mes regards sur le chemin parcouru; voici que je
considère l’œuvre accomplie. Et l’amertume envahit mon cœur, comme la
mer montante le sable des grèves. Car mon désir est tourné vers une
autre contrée; ma tête cherche d’autres ombrages et les palmes de cette
terre ne sont pas une aile assez douce à la lassitude de ma vie.

«Dès l’aube de ma jeunesse, j’ai connu la force et la puissance et j’en
ai usé pour la plus grande gloire du Très-Haut. Les hommes ont été entre
mes mains comme les cymbales aux mains des Lévites et de leurs ossements
choqués, j’ai fait jaillir la louange de l’Éternel. J’ai conduit mes
frères et amis sur le seuil des terres promises et je les ai rejetés
ensuite dans leur abjection, afin qu’ils ne blasphémassent point avec
leur joie. J’ai semé la douleur et j’ai fait pousser le mal comme la
plante robuste dans une terre grasse, parce que la douleur et le mal
glorifient Dieu et qu’ils sont sa justification.

«Ma tâche est faite. La force de mes membres se tourne vers le repos. La
mort s’ouvre devant moi comme la couche parfumée devant l’époux.

«Mes amis, vous pouvez m’en croire: il n’est volupté plus enivrante que
celle de s’anéantir. Cette fumée qui baigne nos fronts n’est qu’un
avant-goût des suprêmes délices.

«Et voici ce que je vous propose:

«Cherchons ensemble la mort la plus suave et le lit le plus moelleux.
Écrivons sur le seuil de nos chambres ce mot: euthanasie. Qu’est-ce que
le bain de Pétrone, l’eau empourprée de sang et de pétales de roses?
Qu’est-ce que le sommeil sous le mancenillier? Il nous faut trouver
autre chose. La science séculaire et notre propre divination nous
aideront à cette découverte.

«Peut-être parviendrons-nous à franchir ce terrible fossé sur un pont de
cristal! Peut-être nous évanouirons-nous dans l’éther de quelque nuit
laiteuse, comme, un soir de fête, s’évanouit l’écho d’une musique dans
les bosquets, parmi les danseurs et les musiciens!

«O mes amis, cherchons à mourir ensemble de la plus belle des morts.»

                   *       *       *       *       *

La voix expira lentement.

--Voire! pensa Leminhac. Je n’ai nulle envie de pratiquer ces macabres
artifices.

Il se tourna et vit la place d’Helven déserte.

--C’est l’heure, murmura-t-il.

Le Maître de l’Ile reposait dans les ténèbres.

                   *       *       *       *       *

A pas de feutre, Marie, puis Leminhac, puis le professeur qui semblait
fort ému et dont le binocle glissait à tout instant, se retrouvèrent
dans la bibliothèque. La nuit était fort claire et la pièce, plongée
dans une légère pénombre.

Helven, debout devant un rayon, déplaça le «Vathek» de Beckford. Un
bruit se fit entendre, puis la porte secrète tourna.

D’un signe, Helven entraîna les autres derrière lui. Marie Erikow passa
la dernière, attardée à retirer de son sac, non point le conseiller des
grâces, mais un fort bon donneur d’avis à sept cartouches.

Leminhac fit jouer sa lampe électrique. L’escalier apparut. Ils
descendirent. Leurs pas semblaient faire rouler des tonnerres. Ils
serraient les dents et retenaient leurs souffles.

Parvenus au bas de l’escalier, ils s’engagèrent dans le couloir, assez
large à son entrée. Le sol humide glissait. Leminhac n’allumait pas sa
lampe de crainte qu’un rayon ne fût aperçu à travers quelque fissure du
rocher.

Marie Erikow était prête à tout événement. Elle se sentait lucide et un
peu grisée par le danger. On vit double, lorsque la mort vous guette.

Chose étrange, il lui parut que quelqu’un marchait derrière elle. Elle
prêta l’oreille, tout en avançant. Aucun bruit suspect ne lui parvint.
Mais c’était comme une présence, comme un souffle--quelque chose vivait
dans l’ombre.

On arrivait au bout. Déjà les vagues détonnaient sur les parois
rocheuses, d’une rumeur sourde et funèbre. Une fraîcheur salée mordit
leurs lèvres. Le couloir se rétrécissait; la route était fort basse. Il
fallut se plier en deux.

Helven, qui marchait en tête, sursauta.

--Nous sommes perdus!

Devant lui, il aperçut un pan de nuit et quelques étoiles, le tout dans
un orbe de roc strié de barreaux de fer.

--Une grille. Nous sommes perdus, perdus!

Leminhac, qui cheminait derrière lui, ne voyait rien.

Le passage était tellement étroit qu’Helven dut se mettre à quatre
pattes. Il parvint ainsi à la grille. Il saisit les barreaux et tira à
lui. La grille était ouverte.

Une onde d’espoir gonfla sa poitrine. Sur le rebord du rocher, il se
redressa et sauta dans l’eau. Les autres le suivirent. Devant eux, le
canot balançait sa forme sombre. Une vague les aspergea. Ils se
hâtèrent.

                   *       *       *       *       *

Marie parvint la dernière à l’orifice, se traînant péniblement sur les
genoux. Quand elle aperçut les étoiles et l’eau mouvante devant elle,
elle rendit grâces à Dieu. Mais un souffle rauque la fit retourner.
Cette fois-ci, ce n’était pas une illusion. Elle vit dans les ténèbres
du boyau luire les yeux blancs qui avaient hanté ses songes.

--Le nègre!

La brute couchée tout de son long sur les lichens humides rampait vers
elle. Déjà sa lourde main se tendait pour la saisir. On eût dit d’un
reptile monstrueux, la bouche entr’ouverte sur l’éclair livide des
dents.

Elle bondit. La nuit la happa. Elle était sauve.

Se retournant brusquement, elle tira la grille vers elle au moment
précis où Tommy Hogshead empoignait les barreaux.

La tête hideuse du nègre ricanait derrière cette cage.

--Tant pis pour lui, pensa-t-elle.

Sa main ne trembla pas.

Un claquement sec. Un peu de cervelle éclaboussa le roc. La tête
s’affaissa sur les barres, les yeux demeurèrent fixes et blancs, ouverts
sur l’immensité.

Marie sauta dans la barque.

Ils étaient saufs.



CHAPITRE XXV

OÙ RÉAPPARAÎT CERTAIN NAVIRE.

            «Je vais accompagner Miss Rooseway qui quête
            Fort gentiment pour les familles des marins
            Naufragés. Oh! qu’une valse lente, ses reins
            A mon bras droit, je l’entraîne sans violence
            Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens.»

        HENRI J.-M. LEVEY.


Helven et Leminhac saisirent les avirons. L’avocat faisait de son mieux.
Quant au peintre, les régates sut la Tamise l’avaient depuis longtemps
préparé à son rôle. Le canot était léger. En quelques minutes, on fut
hors de la crique et le large apparut. Au-dessus de leurs têtes, le ciel
pâlissait déjà; la nuit se frangeait de pourpre, comme un rideau de
théâtre qui, près de se soulever, laisse passer un rais de lumière; les
houles dans cette pénombre de genèse semblaient rouler des flots de
naphte, visqueux et noirs. Les fugitifs ne purent réprimer au fond
d’eux-mêmes une secrète terreur.

--Qu’avez-vous fait? demanda Helven à Marie. Vous avez tiré?

--On nous poursuivait, répondit la Russe.

--Qui?

--Je ne sais. Une ombre. J’ai eu peur.

--Vous pouviez nous perdre.

Marie ne répondit pas.

--Je pense, dit le professeur, que le bruit de la mer sur les rochers a
assourdi la détonation, car personne ne semble s’être aperçu de notre
départ.

En effet, rien ne bougeait sur la crête des falaises. Pas une lueur, pas
un coup de feu. Leur fuite n’avait pas été surprise. On ne s’en
apercevrait qu’au jour. Il fallait donc voguer à force de rames, car,
sans nul doute, Van den Brooks voudrait rattraper ses hôtes.

--Heureusement, soliloqua le professeur, dont la tâche était d’écoper le
fond du canot, heureusement que le marchand de cotonnades est, à cette
heure, abruti par la drogue. Il rêve sans doute à ses méthodes
d’évangélisation et se réjouit à l’idée de nous avoir pour acolytes.

Marie était plongée dans une profonde rêverie. Parfois, dans la blafarde
lueur de l’aube, elle regardait ses mains, avec des réminiscences de
Macbeth: «Tous les parfums de l’Arabie...». Mais c’était avant tout
littérature et bonne éducation, car elle aurait eu beaucoup plus de
répugnance d’abord et de remords ensuite à abattre un de ses lévriers
qu’elle n’en avait éprouvé à faire sauter la pauvre cervelle d’un nègre.
Elle avait visé froidement la grosse lune noire, comme on vise, dans les
foires, l’œuf qui sautille au bout d’un jet d’eau.

--J’ai tué un homme, pensait la petite fille bien élevée.

--Ce n’était qu’un nègre, commentait Mme Erikow.

Et tout s’était si vite passé et la nuit était si obscure qu’il ne lui
restait déjà plus qu’un souvenir très vague de son meurtre, aussi vague
que l’image d’un noyé qui coula lentement, par une nuit pareille,
tendant vers le ciel un poing crispé, étoilé d’un petit cercle d’or...

Si Marie eût philosophé--mais elle se contentait d’être dans la vie un
admirable philosophe pratique--elle eût sans doute déduit de sa propre
observation que la vertu est en bonne part affaire d’imagination; que
l’on a baptisé bien à tort «folle du logis» cette charmante fée grâce à
laquelle il peut y avoir quelque pitié sur cette terre et que si les
arides méninges des hommes d’État contenaient quelques microns de cet
ellébore, ils répugneraient vraisemblablement à déchaîner la folie et
les passions des hommes; pour tout dire, qu’avec un grain d’imagination,
il n’y aurait ni guerres, ni aucun des fléaux qui en découlent et que,
sur notre croûte terrestre, moisissure du Cosmos, pousseraient enfin
quelques fleurs...

Mais aucun des passagers de ce frêle esquif, que les vagues soulèvent et
balancent comme un hochet, n’est disposé à égarer son esprit dans ces
hautes sphères de la spéculation. En quoi ils ont grandement raison et
rien ne sert de divaguer. Passe encore, les pieds au feu, sur un bon
fauteuil de cuir, une vieille fine à son chevet, une pipe odorante à la
bouche, en écoutant la pluie ruisseler sur les vitres et le vent balayer
les avenues désertes! Mais, foin de ces balivernes lorsqu’on est de
pauvres diables menacés de la male mort, et que seules trois planches de
sapin goudronné vous empêchent d’aller éclairer votre lanterne aux
vessies de lampadophores, par cent brasses de profondeur.

Les heures passent. Le han des rameurs scande les minutes. De gros
nuages glissent très bas, emportés par une forte brise. Des faisceaux de
safran jaillissent entre leurs îles d’encre. Un rayon frappe la mer,
comme une lance le bouclier adverse. C’est l’aurore. Déjà la terre de
Van den Brooks, la terre du Dieu s’efface. Elle n’est plus qu’un point
sombre, plus rien...

Helven laisse tomber ses rames.

--Sauvés!

Marie le regarde. Il est beau, la chemise ouverte sur la poitrine très
blanche, le front brillant de sueur, cet athlète pensif. Marie a une
folle envie de baiser ses lèvres, son cou nu, de se jeter à ses pieds.
Un instant, elle oublie le canot, la mer déserte; elle oublie qu’ils ne
sont plus qu’une misérable épave à la merci des flots, à la merci de la
faim...

La voix de l’avocat la rappelle à la réalité.

--Sauvés? Je ne veux pas faire l’oiseau de mauvais augure, mais si
personne ne vient nous repêcher, nous tirerons à la courte paille «pour
savoir qui... qui sera mangé, ohé, ohé».

--Évidemment, tout comme dans la chanson, grogne le professeur que cette
perspective assombrit.

--Mais il y a des provisions, crie Marie joyeusement: je fais
l’inventaire.

Pauvre Tommy Hogshead! Les crabes fouillent déjà de leurs pinces les
orbites où roulaient tes yeux blancs. Et voici que la Belle des Belles
ouvre les boîtes de conserves soigneusement volées par ton astuce. Que
dirait le fol d’Elseneur?

--Un tonnelet de rhum. Fort entamé, en vérité. Il reste environ deux
litres. Jamais nous ne boirons tout cela.

Et elle rit.

--Trois boîtes de corned-beef; petites, ces boîtes--deux boîtes de
sardines--une vingtaine de biscuits et... et... c’est tout!

--De quoi vivre trois jours, dit Helven, en nous rationnant.

--Et si, dans trois jours, nous sommes encore là, nous n’aurons d’autre
ressource que la courte paille, insiste Leminhac qui manifeste des
velléités anthropophagiques, heureusement rares chez les membres du
barreau français.

--Bah! fait Helven, placide, avec votre dévouement, nous patienterons
bien trois jours de plus: vous êtes gras.

Jusqu’ici, la gravité de la situation n’accable aucun des fugitifs.
Peut-être manquent-ils tous de cette «folle du logis» dont l’absence, en
pareil cas, est appréciable.

Mais voici que la voix timide, angoissée du professeur pose une
question--et cette question est terrible:

--De l’eau? Y a-t-il de l’eau pour boire?

Il n’y a pas d’eau. Aucun de ces fous n’a songé à l’épouvantable
supplice qui les attend: la soif.

Au-dessus d’eux, un ciel qui verse déjà son implacable lumière sur l’eau
plus étincelante qu’un miroir, autour d’eux la mer: des houles aux longs
plis déferlent, pareilles à de lourdes robes, se poursuivant sans
s’atteindre, d’un rythme éternel. Et l’air salé déjà dessèche leurs
gorges.

L’alcool. Ils n’ont que de l’alcool.

Helven prend sa tête entre ses mains.

--J’ai été fou--fou. Pardonnez-moi de vous avoir entraînés dans cette
aventure...

--Nous sommes tous responsables de notre infortune, dit le professeur.
Et je suis le plus coupable de tous, parce que le plus vieux. Nous avons
agi comme des enfants.

--Nous sommes partis comme pour une promenade, dit l’avocat, et comme si
l’on attendait un navire sur l’océan comme un omnibus sur le boulevard.

--Ce Van den Brooks m’a fait peur, je l’avoue, confessa Tramier. Et la
peur m’a enlevé toute prévoyance.

--Il faut agir, reprit énergiquement Helven.

Il tira de sa poche une boussole, s’orienta.

--Il faut voguer vers le sud, si nous voulons trouver un navire. Mais
nous avons de fortes chances, dans ces parages, de rencontrer une île
qui n’aura pas un aliéné pour propriétaire. L’île Van den Brooks n’est
pas isolée: elle fait partie d’un archipel. Nous aurons bien de la
malchance si, en voguant dans la direction qui doit être celle des
Marquises, étant donnée la route suivie par le _Cormoran_, nous ne
trouvons pas une aiguade et un poste quelconque.

--Après tout, dit l’avocat, le Pacifique est assez bien fréquenté et
nous ne sommes plus au temps de la _Méduse_.

--Folie, repartit le professeur, folie pure. Et la soif, y pensez-vous?
Et les courants? Pas une voile même pour nous aider. Nous mourrons de
fatigue, d’épuisement, de faim, du scorbut...

Marie Erikow ne parlait pas. Elle regardait au loin, les yeux vides.

--Il faut tenter la chance, reprit Helven, ou revenir chez M. Van den
Brooks. Il n’y a pas de milieu. Choisissez.

--Je ne veux pas revenir, dit alors Marie. J’aime mieux mourir. Revenez,
si le cœur vous en dit: je me jette à l’eau tout de suite.

--Aux voix, ordonna Helven. Je suis pour tenter la chance.

--Pas moi, gémit faiblement le docteur.

--Ni moi non plus, murmura Leminhac.

--Oh! fit Marie Erikow avec mépris.

--Pardon, reprit l’avocat, confus, pardon, je suis pour tenter un peu la
chance. On verra après, ajouta-t-il entre ses dents...

--A Dieu vat, fit l’Anglais. Je prends le commandement du bord. Madame
Erikow tiendra la barre. Nous trois, nous ramerons. Deux seront aux
avirons, pendant que le troisième se reposera. Je vais faire le point.
Si le temps ne se gâte pas, nous pourrons avancer et ne pas trop
dériver. Il faut nous rapprocher de la ligne suivie par les vapeurs.
Nous en sommes encore à quelques milles. Le canot est bon. Il n’embarque
pas trop. En route!

Le professeur courbait la tête, comprenant l’irrémédiable vanité de
l’entreprise. Il se mit cependant avec courage aux avirons et fit ce que
lui permettaient ses forces.

                   *       *       *       *       *

Vers la fin du jour, la soif commença.

Il y a toute une littérature des naufrages, depuis Homère jusqu’à Hector
Malot, en passant par le récit palpitant du radeau de la _Méduse_. Je
renvoie donc mes lecteurs aux bons ouvrages qui rapportent fidèlement
les angoisses des malheureux perdus en mer, leurs tribulations, leurs
souffrances et la manière d’accommoder les restes de ses compagnons
d’infortune. En ce qui concerne particulièrement les sensations pénibles
causées par la soif, je conseille aux amateurs la _Ballade du vieux
Marin_, de Coleridge, qui est un texte fort documenté.

A la nuit tombante, on se partagea huit sardines, quatre biscuits, et
chacun but deux doigts de rhum. Mais les fugitifs n’avaient pas avalé
leur dernière bouchée que le feu des salaisons et de l’alcool rongeait
leur palais. Jusqu’ici, aucun d’eux n’avait osé se plaindre. Leminhac
n’y tint plus:

--Je meurs, gémit-il. J’ai trop...

--Chut, dit Helven. Ne prononcez pas ce mot.

Sa voix était rauque.

Une à une, les étoiles surgirent, et leur cortège s’élevait lentement,
comme une Panathénée d’astres. Leur ascension dans le firmament de plus
en plus sombre eût ravi l’âme de Pythagore, mais plongea les malheureux
dans une désolation infinie.

Le supplice du mirage s’ajouta à celui de la soif. Ils songèrent aux
nuits du _Cormoran_. Ils revirent--et leurs entrailles se
contractèrent--les sorbets neigeux, les hauts verres où tremblait l’or
pâle du whisky, les chalumeaux aspirant le jus glacé des citrons et des
oranges. Leurs gosiers s’enflammèrent à cette image intolérable.

--C’est atroce, atroce, murmura Marie. J’aime mieux mourir.

--J’aime mieux revenir, gémit honteusement Leminhac; j’aime mieux être
évangéliste chez le marchand de cotonnades.

Le professeur prit la parole. Il était épuisé de fatigue, ses traits
étaient tirés, son visage semblait blafard dans l’ombre claire de la
nuit tropicale.

--Ne persévérons pas, dit-il, dans un dessein aussi insensé. Nous
périrons sans nul doute. La mort n’est rien; mais l’agonie sera
terrible. Nous ne sommes pas encore assez éloignés de l’île que nous ne
puissions la retrouver. Van den Brooks fera de nous ce qu’il lui plaira
et peut-être sera-t-il ému de notre détresse. D’après mes observations,
c’est un fou, mais un fou intermittent. Il a des intervalles, parfois
assez longs, de lucidité. Si nous tombons sur un bon moment, nous sommes
sauvés. Il nous rembarquera peut-être.

--Soit, dit Helven. Quel que soit l’arbitraire de M. Van den Brooks, le
retour vaut mieux que cette agonie. Mais qu’en pense Madame Erikow?

--Je pense, dit-elle, que je donnerais ma fortune et ma vie à qui
m’apporterait un verre d’eau.

--Nous allons alors, reprit Helven, mettre le cap sur l’île funeste.

--Faites, ajouta Marie. Si ce marchand est trop odieux, j’ai la liberté
dans mon sac.

                   *       *       *       *       *

La décision prise, ils n’eurent qu’une hâte: retrouver l’île où
murmuraient des sources. L’image des eaux vives leur faisait oublier
l’évangile de Van den Brooks, les mutilés et même le mufle rose de la
lèpre.

Ils dépensèrent ce qui leur restait de forces à ramer toute la nuit.
Helven prétendait s’orienter sur les étoiles. Marie Erikow prit la place
du professeur qui s’affaissait à demi-mort sur les avirons. Cette
nuit-là leur parut interminable. Ils ne l’oublièrent jamais.

--A l’aube, pensaient-ils, nous apercevrons la terre.

Mais à l’aube, l’étendue marine s’offrit à leurs yeux, dans la nudité de
ses flots. L’horizon était vide; le ciel, d’une immuable splendeur.

Helven frissonna.

--Je crains, murmura-t-il, que le courant ne nous ait fait dériver
quelque peu.

--Alors, dit gravement le professeur, je vais écrire mes dernières
volontés.

Il déchira une feuille de bloc et arma son stylographe.

--Celui de nous--et ce ne sera certainement pas moi--qui fermera les
yeux le dernier, celui qui conservera encore quelque force, lorsque ses
compagnons seront déjà dissipés dans le tourbillon des atomes,
rassemblera ce qui lui restera de vie pour écrire nos noms infortunés,
la date de notre perte, et confier ce triste document, soigneusement
roulé dans ce récipient (il montra le tonnelet de rhum), à la mer qui
sera notre tombeau.

Marie Erikow pleurait doucement.

--Quel dommage que nous n’ayons pas une bouteille, fit Leminhac. Ce
serait tout à fait dans la tradition.

--Puisse notre exemple, ajouta le docteur, être de quelque utilité aux
imprudents navigateurs!

Il griffonna quelques lignes, puis, stoïque comme Caton, s’enveloppa la
tête de son mouchoir et s’étendit au fond de la barque.

Helven, avec la fureur du désespoir, se remit aux avirons. Son visage
était fort pâle, mais une énergie suprême s’y peignait.

Marie l’admira, et plaça en lui tout son espoir. Leminhac, bien que fort
épuisé, reprit courage et aida son compagnon...

Vers midi, les rameurs, dévorés par la soif, ruisselants de sueur, les
mains ensanglantées, laissèrent retomber les lourds avirons. Les tolets
gémirent, puis la barque tournoya sur la crête indolente des vagues.

                   *       *       *       *       *

Le soleil se couchait «dans des confitures de crimes», lorsqu’un panache
de fumée voila légèrement le disque inspirateur de sonnets. Ce n’était
qu’une bien mince fumée, mais elle parut à Marie Erikow, qui guettait un
sauveur impossible, couchée à l’avant et semblable à une figure de
proue, le signe même de la vie. Elle passa plusieurs fois la main sur
ses yeux, craignant d’être victime de quelque abominable hallucination.
Mais la traînée sombre s’allongeait maintenant sur la pourpre du ciel.
Plus de doute. Un navire.

Elle poussa un cri.

Helven bondit, enjamba les corps de Leminhac et de Tramier qui ne
bougeaient pas et hurla à son tour:

--Hurrah! Un bâtiment.

Des larmes roulèrent de ses yeux. Leminhac se souleva, anxieux.

--Êtes-vous fou?

--Fou vous-même. Regardez.

Marie Erikow dénoua son écharpe. Helven assujettit à une rame la longue
mousseline blanche qui flotta sur la mer comme un pavillon de salut.

--Pourvu qu’ils nous voient, haletait l’avocat.

Le navire approchait. Il était maintenant impossible que, du bord, on
n’aperçût point le canot.

Marie déchargea son browning, mais les sèches détonations s’amortirent
dans le vent. Le professeur s’était redressé et semblait ne pas
comprendre.

Bientôt les fugitifs distinguèrent l’arête fine d’un mât, l’étrave
écumante du bateau.

Tous ensemble, ils hurlèrent:

--A nous, du bord! A nous!

Helven agitait désespérément son aviron.

Le navire piquait droit sur eux. Ses bastingages de cuivre étincelaient.

Quelques minutes d’angoisse... et ils reconnurent le _Cormoran_.

Une haute silhouette se profilait au gaillard d’avant, détachée en noir
d’encre sur la bande pourpre du crépuscule.



CHAPITRE XXVI

LE CRÉPUSCULE D’UN DIEU.

        «O grand astre, quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux
        que tu éclaires...

        «Voici. Je suis dégoûté de ma sagesse comme l’abeille qui a
        amassé trop de miel.

        «J’ai besoin de mains qui se tendent...

        «Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs comme tu
        fais le soir, quand tu vas derrière les mers, apportant ta
        clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse.»

        ZARATHUSTRA.


Le capitaine Halifax dirigea les opérations--fort simples d’ailleurs--du
repêchage. Les quatre infortunés furent hissés à bord, en assez piteuse
posture. Le professeur semblait avoir perdu connaissance; Leminhac, son
col défait, les mains en sang, prononçait des paroles incohérentes.
Marie Erikow se raidissait et, malgré son épuisement, ajustait d’une
main hésitante les mèches blondes que les embruns avaient collées sur
ses tempes. Quant à Helven, ruisselant d’eau, ses vêtements en désordre,
il semblait un jeune captif, indomptable et farouche.

Appuyé au misaine, Van den Brooks suivait de ses lunettes vertes le
défilé de ses victimes. Aucune parole ne sortit de sa barbe enflammée.
On conduisit les fugitifs à leurs anciennes cabines où des soins leur
furent prodigués et des rafraîchissements servis.

                   *       *       *       *       *

La chaleur brûlante du thé, un bon massage, ramenèrent le professeur à
la vie. Quant aux autres, plus jeunes et plus vigoureux, il leur suffit
d’absorber quelques grogs auxquels succédèrent de nombreux sandwichs,
pour retrouver toutes leurs forces. Ils revoyaient les élégantes
boiseries de palissandre, les meubles anglais, les fauteuils de cuir, et
Marie Erikow constata sur sa table la présence des orchidées chères au
Maître du Navire. Les heures d’angoisse qu’ils avaient vécues, la mort
qui les avait effleurés de son aile--la plus affreuse des
morts--jusqu’au souvenir de l’île, de la fumerie d’opium et des étranges
discours de Van den Brooks, tout cela se fondait dans le bien-être de
l’heure, de la chaleureuse circulation, de la vie revenue enfin.

L’espoir les baignait de ses effluves. Minutes exquises, où l’être
connaît une nouvelle naissance et s’épanouit dans la tiédeur heureuse de
la chair.

Helven bourra sa pipe d’un tabac sec, mis à sa portée dans un pot de
Hollande, car les moindres détails du confort étaient prévus à bord du
_Cormoran_. Il savoura avec délices les premières bouffées. Mais la
rêverie n’étouffait pas chez lui le sens positif de sa race et il se
prit à considérer la situation.

Van den Brooks demeurait une formidable énigme. N’allait-il pas se
venger terriblement? L’équipage du yacht était composé de forbans;
Halifax n’était qu’un instrument docile aux mains de son maître. De ce
côté nul espoir de secours. Le marchand de cotonnades exerçait à son
bord le droit de haute et basse justice. Quel scrupule pouvait
l’empêcher de suspendre aux vergues de cacatois la dépouille mortelle de
maître Leminhac, du professeur Tramier et de sir William Helven? Cruauté
inutile, sans doute. Mais Van den Brooks devait redouter les
divulgations de ses hôtes, s’il les remettait en liberté. Cet homme
avait sans doute un passé assez lourd pour vouloir éviter--au prix même
d’un assassinat--des démêlés compromettants avec la justice. Les quatre
voyageurs pouvaient l’accuser d’avoir séquestré leurs personnes,
indiquer la situation de l’île, etc. En somme, tout devait décider le
trafiquant--sinon à faire disparaître ses hôtes--du moins à les garder
prisonniers, sans espoir de libération.

Revenu à la réalité, le peintre songeait avec angoisse qu’il eût
peut-être mieux valu piquer une pleine eau dans cette mer
phosphorescente qui, tant de fois, avait enchanté ses songes nocturnes.

                   *       *       *       *       *

On frappe. Helven tressaille.

--Monsieur Van den Brooks vous attend au salon, si vous vous sentez la
force de vous y rendre.

C’était Halifax lui-même, rude et courtois à son ordinaire.

--Mieux vaut être fixé tout de suite, songea Helven.

Et bravement, il suivit le borgne.

Dans le salon, que leurs conversations et leurs rires avaient si souvent
animé, les quatre passagers se trouvèrent réunis: le professeur, affalé
sur un fauteuil; Leminhac, assurant sa cravate doctrinaire; Marie
Erikow, dédaigneuse, une cigarette au coin des lèvres; Helven, fixant
hardiment Van den Brooks qui, debout dans l’ombre, lissait nonchalamment
sa barbe.

Marie, ironique, rompit le silence.

--Un tribunal, dit-elle. Mais vous siégez seul, Monsieur?

--Je suffirai à ma tâche, rassurez-vous, Madame, répondit le maître du
navire. Mais, d’abord, comment vous trouvez-vous de cette petite fugue?

--Je m’en trouverai fort bien, Monsieur, répondit la Russe, si je
réussis à vous faire pendre.

--Oh! les femmes, gémit intérieurement l’avocat. Elles n’en ratent
jamais une. Si cela continue...

Et il tâta sa cravate, comme s’il craignait déjà qu’on ne changeât le
beau ruban de soie pour un ruban plus grossier... de chanvre.

--C’est fort bien, reprit Van den Brooks. Soyez obligeant et voilà votre
récompense. La leçon me servira. Je vous trouve en peine; je vous prends
à mon bord; je vous y traite avec tous les égards possibles; je vous
fais visiter un des plus beaux coins de cette terre, je me montre pour
vous l’hôte le plus attentif à vos moindres désirs. Et l’on me souhaite
une potence! Grand merci, Madame. Mais songez pour l’instant que vous
êtes à mon bord et que, sur les trente-huit lurons qui composent mon
équipage (il y en avait quarante, mais vous savez où sont les deux
autres, peut-être?), pas un ne lèvera le doigt pour vous soustraire à ma
juste vengeance, s’il me convient de l’assouvir.

--Je m’en doute, répliqua la Russe. Ce sont des lâches, comme leur
maître.

--Un peu de modération, Madame, intervint alors d’une voix faible le
professeur. Nous sommes infiniment reconnaissants à M. Van den Brooks du
service qu’il a voulu nous rendre et qui serait beaucoup plus grand s’il
n’avait lui-même exagéré son amabilité, s’il nous avait conduits
directement à Sydney. Mais M. Van den Brooks s’est montré pour nous,
comme il le dit justement, le plus obligeant des hôtes. Le _Cormoran_
fut pour nous le séjour le plus exquis...

--Et vous voulez le quitter! soupira le marchand.

--Tout nous appelle sur notre vieux continent, fit mielleusement le
professeur, qui se révélait diplomate. Tout, notre vie, nos affections,
notre labeur. Comment nous arracher aux voix de nos épouses, de nos
enfants, de nos amis? Certes, la vie dans votre île embaumée, dans ce
nouvel Éden, nous paraît une condition fort enviable. Mais hélas! la
raison nous oblige à renoncer à l’Age d’Or, à retrouver l’Age de
l’acier, l’Age des Banknotes. Funeste nécessité! Mais pouvons-nous nous
y soustraire?

--Vous le pouvez, dit Van den Brooks. Je l’ai fait.

--Mais non, hélas! Mille fois non. Aucun de nous ne renoncera à ses
ambitions, à sa fortune, à ses amours, à son foyer. Nous préférons une
vie d’efforts, dans la fièvre de notre civilisation, aux loisirs fleuris
que vous nous offrez. Nos goûts, malheureusement...

--Il s’agit bien de vos goûts, dit brutalement le marchand. Il s’agit de
ma volonté et vous êtes dans ma main comme des fétus de paille. Je vous
briserai, si cela me plaît. Vous n’êtes qu’une vieille baderne, mon cher
professeur...

--Monsieur... fit Tramier étouffant.

--Silence, rugit le marchand. Vous avez assez bavardé. Moi seul ai le
droit de parler ici.

--Vous n’avez pas le droit de nous insulter, répliqua Helven. Mme Erikow
a raison. Vous êtes un lâche; vous insultez les vieillards et les
femmes.

--Excusez-moi, monsieur Helven, fit avec calme Van den Brooks, à la plus
grande stupéfaction des passagers. Et vous, Madame, et vous aussi,
monsieur Tramier. Je m’emporte. Soit. Je serai correct... allez... Je
sais ce que j’ai à faire. Vous m’obligerez en rentrant dans vos cabines.

                   *       *       *       *       *

Le capitaine Halifax veilla à ce que chaque passager regagnât son logis.
Les dîners furent servis dans les cabines. Helven voulut rejoindre
l’avocat; mais la porte était fermée d’un loquet extérieur. Il appela,
vainement.

Il s’assit sur son lit et l’angoisse s’assit à son côté. Cette fois, il
n’y avait plus de doute. Van den Brooks était un fou, mais un fou
logique, prudent, soucieux de son intérêt. Cet intérêt exigeait que les
gens qui pouvaient contrarier sa folie, l’empêcher de poursuivre ses
desseins insensés, fussent mis hors d’état d’agir. Et c’en était
fini!...

La voilà bien, l’Aventure!... Il songeait à sa maison paisible, dans ce
coin d’Écosse où il était né, aux landes roses où le vent gémit si
tristement les nuits d’hiver, d’une plainte que l’on n’oublie pas; il
revit les troncs brûlants dans la haute cheminée; il sentit l’odeur des
grogs au gingembre que préparait sa mère--une vieille dame si propre et
les clés à la ceinture--et l’odeur des bruyères humides, les matins de
chasse où l’on part, encore engourdi de sommeil, transi du brouillard
d’octobre; il entendit le hurlement des chiens et les mille rumeurs
domestiques, il revécut sa jeunesse, comme on la revit parfois, toute
résumée en quelques images, en quelques parfums...

Et le sommeil fut plus fort que le souvenir et que l’angoisse. Il
s’endormit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il sursauta. La porte venait de s’ouvrir. Une pénombre blafarde coulait
par le hublot.

--Venez, fit la voix d’Halifax. Dépêchons.

--Ça y est, pensa le jeune homme. M. Van den Brooks opère à la manière
française... au petit jour...

Devant le marin, il ne voulut pas paraître couard, s’habilla
soigneusement, et noua sa cravate comme s’il se rendait à une
garden-party.

Halifax le précédait. Ils parvinrent sur le pont avant. Dans la clarté
falote de l’aube, Helven distingua, rangé en bon ordre, l’équipage,
comme le jour où l’on avait fustigé le nègre. La silhouette de Van den
Brooks, tout à l’avant du vaisseau, dominait la mer et l’aube. Helven ne
put voir son visage. Auprès de lui, l’Hindou, son serviteur. L’Anglais
s’arrêta à quelques pas, et attendit. Les uns après les autres,
Leminhac, Tramier et Mme Erikow arrivèrent, conduits par Halifax. Marie
était fort pâle, elle serrait les lèvres; son menton lourd rendait sa
beauté plus saisissante et presque cruelle.

Van den Brooks ne se retourna pas.

Un silence de mort tombait du ciel où s’effaçaient les astres. Helven
regarda une dernière fois, pâlissante, la Croix du Sud.

                   *       *       *       *       *

Alors Van den Brooks se retourna. Et les passagers ne le reconnurent
plus. Sa grande barbe avait disparu. Ses yeux--ses yeux agrandis par la
fièvre et la folie--luisaient, libres de tout verre. Son visage était
beau, émacié, grave, mais hagard. Le voyant, ils comprirent.

--Le coup du Patriarche, parbleu! songea Leminhac qui se rappela
l’histoire de Sigismond Loch.

                   *       *       *       *       *

Mais, tourné vers l’Océan, Van den Brooks parla. La voix entendue dans
la fumerie roula sur les flots:

«Ne craignez rien, étrangers. Je ne vous veux aucun mal. Vous ne m’avez
pas compris.

«Ce que j’espérais trouver en vous, vous ne pouviez me le donner. La
grandeur de mon rêve ne vous a pas séduits. Vous ne m’avez pas compris
non plus, quand, des profondeurs de l’opium, j’ai laissé monter vers
vous ma plainte de Dieu lassé.»

La voix s’éleva:

«Car Dieu, je le fus. La terre gémissante de mon île peut l’affirmer et
mon peuple courbé sous ma verge peut le clamer à ces flots et à ces
étoiles. Homme, j’ai refait la création à la mesure de Dieu. Et c’est
pourquoi je me dis son égal.»

                   *       *       *       *       *

Il reprit plus bas, avec une lassitude voilée:

«Mais vous ne comprenez pas, et vous pensez que je suis fou. Une
dernière fois, je veux mettre devant vous, ô inconnus, mon cœur, mon
cœur saignant:

«Une soif d’amour implacable me poursuit: l’amour, l’amour des hommes,
est une source dont le mirage hante mes nuits. Mais cette source, elle
ne peut jaillir de mon cœur. Mon cœur est une roche aride: qui le
frappera pour que les eaux vives s’en écoulent?

«Quand je tenais entre mes mains la fragile destinée des hommes, quand
leur voix suppliante déchirait mes oreilles, quand je les ployais,
mutilés, sanglants, sous la malédiction du Seigneur, j’espérais qu’il
naîtrait en moi cette indicible douceur: la pitié.

«Si j’ai prodigué le martyre, si j’ai fait couler le sang, comme un vin
dans un festin de noces, ce n’est pas pour une vaine jouissance, mais
bien pour moissonner les épis attendus. Hélas, ils n’ont point germé.
J’espérais que les tortures infligées à mes victimes m’attendriraient et
me forceraient de les aimer: il n’en fut rien.

«Un Dieu sans amour est un Dieu sans joie: je renonce à la Divinité.

«Je rentre parmi les hommes. J’abandonne mon peuple. J’ai appelé dans
mon île quelques hommes pieux: des missionnaires protestants. Hélas! je
crains que, bien vite, ne vivant plus dans une sainte terreur, mon
peuple ne perde la foi...

«Mais je ne puis plus. Peut-être deviendrai-je mineur ou docker;
peut-être, ouvrier plombier. Je ne sais. Je veux être le plus humble des
hommes, après avoir été leur Dieu.

«Et voici le signe de mon renoncement.»

Comme il disait ces mots, l’Hindou s’écarta, découvrant le coffre des
joyaux engloutis.

Van den Brooks souleva le couvercle. Il retira une émeraude d’une fort
belle eau et la tendit à Marie.

--Acceptez-la, Madame, en souvenir du Dieu qui n’est plus.

Puis, à brassées frénétiques, il rejeta dans la mer les trésors qu’il y
avait puisés. Topazes, rubis, émeraudes, améthystes, tombaient en pluie
de feu sur les eaux calmes, trouaient la soie grise d’une mer aurorale.

La voix s’éleva encore et l’on entendit ces mots:

«_Tria sunt insatiabilia: mare, infernum et vulva._»

Le sacrifice accompli, Van den Brooks fit signe aux passagers et à
l’équipage de se retirer. Il resta seul, courbé sur la mer...

[Musique: Wagner]



ÉPILOGUE


Les quatre voyageurs prirent place dans un canot et Halifax, qui les
accompagnait, leur montra dans le brouillard un rivage où luisaient
quelques maisons peintes à la chaux.

--Voici, dit-il, un poste européen: des Portugais, je crois. Vous
trouverez là une hospitalité suffisante et tous les renseignements
nécessaires pour votre route.

Le canot aborda au pied de rochers que longeait un banc de sable.
Halifax descendit à terre; puis, clignant de son œil unique, comme s’il
s’agissait d’une excellente plaisanterie:

--Bon voyage! cria-t-il à ses anciens passagers.

Et il sauta dans la barque, qui s’éloigna à force de rames.

Inquiets, Helven et Leminhac prirent les devants et s’en furent frapper
à une des maisons. L’aspect crasseux et débonnaire d’un douanier
portugais les rassura. Ils n’osèrent s’enquérir du lieu où ils étaient,
craignant de passer pour fous, mais ils réclamèrent un abri.

Marie Erikow était restée en arrière, au bras du professeur. Tous deux
demeuraient silencieux. Soudain, la jeune femme lâcha le bras de Tramier
et, à toutes jambes, courut le long du rivage. Elle agitait
désespérément son écharpe, comme pour appeler le canot, déjà à demi
happé par la brume. Tramier, qui à la vérité était un peu sourd, crut
entendre un cri et courut derrière elle. Mais Leminhac, de loin, avait
aperçu la fugitive; il fut plus prompt.

Dans un accès de désespoir qui paraissait atroce, la Russe s’était jetée
sur le sable. L’avocat s’approcha d’elle, souleva doucement le visage où
roulaient de grosses larmes.

--Qu’est-ce donc? murmura-t-il. _Le_ regretteriez-vous?

--Oh! gémit Marie Erikow, entre deux sanglots, j’ai perdu mon émeraude.

Et elle ajouta, tout bas, déjà consolée, souriante:

--Mais vous êtes bon, vous, je le savais...

                   *       *       *       *       *

Le _Cormoran_ avait disparu.



TABLE DES MATIÈRES


  Chapitre I.--L’homme aux lunettes vertes                             1
    --    II.--Le «Cormoran» lève l’ancre                             22
    --   III.--Un étrange navire, un étrange équipage                 34
    --    IV.--Où Van den Brooks se présente.--Histoire d’un riche    46
    --     V.--Où Van den Brooks parle en maître                      68
    --    VI.--Le récit du docteur.--Le cahier de maroquin rouge      77
    --   VII.--Où l’on entrevoit deux rivaux, un troisième larron
                 et un nègre sentimental                              98
    --  VIII.--La mystique de Van den Brooks                         104
    --    IX.--Où Van den Brooks parle belles-lettres.--Histoire
                 des jeunes gens de Mindanao                         114
    --     X.--L’incantation.--Un entretien sur le péché             124
    --    XI.--L’esclave du Brésil                                   139
    --   XII.--Une histoire de chat à neuf queues                    144
    --  XIII.--L’esprit nocturne                                     151
    --   XIV.--Le docteur termine son récit                          162
    --    XV.--Où il est donné à Helven d’expérimenter à ses
                 dépens la fragilité féminine                        177
    --   XVI.--Les rancunes de Tommy Hogshead                        188
    --  XVII.--Le cri de la vigie                                    195
    -- XVIII.--L’île Van den Brooks                                  208
    --   XIX.--Les joyaux engloutis                                  219
    --    XX.--L’homme qui voulut être Dieu                          231
    --   XXI.--Où Van den Brooks se découvre                         242
    --  XXII.--Où il est question de la concupiscence chez les
                 personnes de couleur, de ses rapports avec
                 l’odorat et aussi d’un passage secret et d’une
                 porte de fer                                        255
    -- XXIII.--Le calme précurseur                                   261
    --  XXIV.--L’évasion                                             266
    --   XXV.--Où réapparaît certain navire                          273
    --  XXVI.--Le crépuscule d’un dieu                               285
  Épilogue                                                           295



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L’HOMME VERDATRE, par H. AVELOT. Illustrations de l’Auteur.

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LA COMTESSE TATOUÉE, par H. AVELOT.

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Maurice DEKOBRA. Deux bois originaux de DARAGNÈS. Un vol. in-16. Net 4
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LES HEURES DÉCHIRÉES (Notes du Front), par LÉO LARGUIER. Illustrations
de R. DILIGENT. Un vol. in-16 (5e mille) Net 4 fr. 50

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