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Title: Voyages
Author: Regnard, Jean-François
Language: French
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  BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

  COLLECTION DES MEILLEURS AUTEURS ANCIENS ET MODERNES

  REGNARD

  VOYAGES

  VOYAGE DE LAPONIE
  VOYAGE DE FLANDRE ET DE HOLLANDE
  DU DANEMARK.--DE LA SUÈDE


  PARIS
  LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
  RUE DE RICHELIEU, 8, PRÈS LE THÉATRE-FRANÇAIS
  Ci-devant, rue de Valois, 2.

  1887
  Tous droits réservés



VOYAGES



RÉFLEXIONS


Il est ordinaire aux voyageurs qui passent les mers de faire naître des
orages; et tout ce qui n’est point calme est pour eux une tempête
continuelle qui brise leurs vaisseaux contre le firmament, et tantôt les
jette jusque dans les enfers: ce sont les manières de parler de
quelques-uns. Pour moi, sans amplifier les choses, je vous dirai que la
mer Baltique est célèbre en naufrages, et qu’il est rare d’y passer
pendant l’automne, car elle n’est point navigable l’hiver, sans y être
pris du mauvais temps. Nous avons été obligés de relâcher en cinq ou six
endroits; et ce passage, qu’on fait ordinairement en trois ou quatre
jours, nous a retenus.

Ces disgrâces ont servi à quelque chose, et le temps que nous sommes
demeurés à l’ancre n’a pas été le plus mal employé de ma vie. J’allais
tous les jours passer quelques heures sur des rochers escarpés, où la
hauteur des précipices et la vue de la mer n’entretenaient pas mal mes
rêveries. Ce fut dans ces conversations intérieures que je m’ouvris tout
entier à moi-même, et que j’allais chercher dans les replis de mon cœur
les sentiments les plus cachés et les déguisements les plus secrets,
pour me mettre la vérité devant les yeux, sans fard, telle qu’elle était
en effet. Je jetai d’abord la vue sur les agitations de ma vie passée,
les desseins sans exécution, les résolutions sans suite, et les
entreprises sans succès. Je considérai l’état de ma vie présente, les
voyages vagabonds, les changements de lieux, la diversité des objets, et
les mouvements continuels dont j’étais agité. Je me reconnus tout entier
dans l’un et dans l’autre de ces états, où l’inconstance avait plus de
part que toute autre chose, sans que l’amour-propre vînt flatter le
moindre trait qui empêchât de me reconnaître dans cette peinture. Je
jugeai sainement de toutes choses. Je conçus que tout cela était
directement opposé à la société de la vie, qui consiste uniquement dans
le repos; et que cette tranquillité d’âme si heureuse se trouve dans une
douce profession, qui nous arrête comme l’ancre fait un vaisseau retenu
au milieu de la tempête. Tous ces desseins vagues, ces vues qui
s’étendent sur l’avenir, les chimères, les imaginations de fortune, sont
des fantômes qui nous abusent, que nous prenons plaisir de nous former,
et avec lesquels notre esprit nous joue. Tous les obstacles que
l’ambition fait naître, loin de nous arrêter, doivent nous faire défier
de nous-mêmes, et nous faire appréhender davantage.

Vous savez, monsieur, comme moi, que le choix d’un état est ce qu’il y a
de plus difficile dans la vie: c’est ce qui fait qu’il y a tant de gens
qui n’en embrassent aucun, et qui, demeurant dans une indolence
continuelle, ne vivent pas comme ils voudraient, mais comme ils ont
commencé, soit par la crainte des fâcheux événements, soit par l’amour
de la mollesse et la fuite du travail, ou par quelques autres raisons.

Il y en a d’autres qu’un échec ne fixe pas entièrement, et, se laissant
toujours emporter à cette légèreté qui leur est naturelle, pour être
dans le port, ils n’en sont pas plus en repos: ce sont de nouveaux
desseins qui les agitent, et de nouvelles idées de fortune qui les
tourmentent. Ces gens ne changent que pour le plaisir de changer, et par
une légèreté naturelle; ce qu’ils ont quitté leur plaît toujours
infiniment davantage que ce qu’ils ont pris. Toute la vie de ces
personnes est une continuelle agitation; et si on les voit quelquefois
se fixer sur la fin de leurs jours, ce n’est pas la haine du changement
qui les retient, mais la lenteur de la vieillesse, incapable de
mouvement, qui les empêche de rien entreprendre: semblables à ces gens
inquiets qui ne peuvent dormir, et qui, à force de se tourner, trouvent
enfin le repos que la lassitude leur procure.

Je ne sais lequel de ces deux états est le plus à plaindre, mais je sais
qu’ils sont tous deux extrêmement fâcheux. De là viennent ces
dérèglements de l’âme, ces passions immodérées qui font qu’on souhaite
plus qu’on ne peut ou qu’on n’ose entreprendre; qu’on craint tout, qu’on
espère tout et qu’on cherche ailleurs un bonheur qu’on ne peut trouver
que chez soi. De là viennent ces ennuis, ces dégoûts de soi-même, ces
impatiences de son oisiveté, ces plaintes qu’on fait de ce qu’on n’a
rien à faire. Tout déplaît, la compagnie est à charge, la solitude est
affreuse, la lumière fait peine, les ténèbres affligent, l’agitation
lasse, le repos endort, le monde est odieux; et l’on devient enfin
insupportable à soi-même. Il n’y a rien que ces sortes de personnes ne
veuillent; et la prévention qu’ils ont d’eux-mêmes les pousse à tout
entreprendre. L’ambition leur fait tout trouver possible; mais le
courage leur manque et leur irrésolution les arrête. L’élèvement des
autres, qu’ils ont continuellement devant les yeux, sert tantôt à
entretenir leurs vagues desseins et à fomenter leur ambition, et tantôt
à les exposer en proie à la jalousie. Ils souffrent impatiemment la
fortune des autres; ils souhaitent leur abaissement parce qu’ils n’ont
pu s’élever, et la destruction de leur fortune parce qu’ils désespèrent
d’en faire une pareille.

Ces gens accusent continuellement la cruauté de leur mauvaise fortune,
se plaignant toujours de la dureté du siècle et de la dépravation du
genre humain: ils entreprennent des voyages de long cours; ils
s’arrachent de leur patrie, et cherchent des climats qu’un autre soleil
échauffe. Tantôt ils se commettent à l’inclémence de la mer, et tantôt
rebutés, ou de son calme ou de ses orages, ils se remettent sur terre.
Aujourd’hui la mollesse de l’Italie leur plaît, et ils n’y sont pas
plutôt qu’ils regrettent la France avec tous ses plaisirs. Sortons de la
ville dira l’un, la vertu y est opprimée, le vice et le luxe y règnent,
et je ne saurais plus y supporter le bruit. Retournons à la ville,
dira-t-il bientôt après; je languis dans la solitude: l’homme n’est pas
né pour vivre avec les bêtes, et il y a trop longtemps que je n’entends
plus ce doux fracas qui se trouve dans la confusion de la ville. Un
voyage n’est pas plus tôt fini, qu’il en entreprend un autre. Ainsi, se
fuyant toujours lui-même, il ne peut s’éviter; il porte toujours avec
lui son inconstance; et la source de son mal est dans lui-même, sans
qu’il la connaisse.



VOYAGE DE LAPONIE


Les voyages ont leurs travaux comme leurs plaisirs; mais les fatigues
qui se trouvent dans cet exercice, loin de nous rebuter, accroissent
ordinairement l’envie de voyager. Cette passion, irritée par les peines,
nous engage insensiblement à aller plus loin que nous ne voudrions; et
l’on sort souvent de chez soi pour n’aller qu’en Hollande, qu’on se
trouve, je ne sais comment, jusqu’au bout du monde. La même chose m’est
arrivée, monsieur. J’appris à Amsterdam que la cour de Danemark était à
Oldembourg, qui n’en est qu’à trois journées: j’eusse témoigné beaucoup
de mépris pour cette cour, et bien peu de curiosité, si je n’eusse été
la voir.

Je partis donc pour Oldembourg; mais le hasard, qui me voulait conduire
plus loin, en avait fait partir le roi deux jours avant que j’y
arrivasse. On me dit que je le trouverais encore à Altona, qui est a une
portée de mousquet de Hambourg. Je crus être obligé d’honneur à
poursuivre mon dessein, et à faire encore deux ou trois jours de marche
pour voir ce que je souhaitais. De plus, Hambourg est une ville
hanséatique fameuse pour le commerce qu’elle entretient avec toute la
terre, et recommandable par ses fortifications et son gouvernement. J’y
devais rencontrer la cour de Danemark; je n’y vis cependant qu’une
partie de ce que je voulais voir: je n’y trouvai que la reine mère et le
prince Georges, son fils, qui allaient aux eaux de Pyrmont. Je vis
Hambourg, dont je fus fort content; mais, après avoir tant fait de
chemin pour voir le roi, je crus devoir l’aller chercher dans la ville
capitale, où je devais infailliblement le trouver. J’entrepris le voyage
de Copenhague. M. l’ambassadeur me présenta au roi; j’eus l’honneur de
lui baiser la main et de l’entretenir quelque temps. Le séjour que je
fis à Copenhague me fut infiniment agréable, et j’y trouvai les dames si
spirituelles et si bien faites, que j’aurais eu bien de la peine à les
quitter, si l’on ne m’eût assuré que j’en trouverais en Suède d’aussi
aimables. L’extrême envie que j’avais de voir aussi le roi de Suède
m’engagea à partir pour Stockholm. Nous eûmes l’honneur de saluer le roi
et de l’entretenir pendant une heure entière. Ayant connu que nous
voyagions pour notre curiosité, il nous dit que la Laponie méritait
d’être vue par les curieux, tant par sa situation que pour les
habitants, qui y vivent d’une manière tout à fait inconnue au reste des
Européens, et commanda même au comte Steint-Bielke, grand trésorier, de
nous donner toutes les recommandations nécessaires, si nous voulions
faire ce voyage. Le moyen, monsieur, de résister au conseil d’un roi, et
d’un grand roi comme celui de Suède! Ne peut-on pas avec son aveu
entreprendre toutes choses? et peut-on être malheureux dans une
entreprise qu’il a lui-même conseillée, et dont il a souhaité le succès?
Les avis des rois sont des commandements: cela fut cause que, après
avoir mis ordre à toutes choses, nous mîmes à la voile pour Torno le
mercredi 23 juillet 1681, sur le midi, après avoir salué M.
Steint-Bielke, grand trésorier, qui, suivant l’ordre qu’il avait reçu du
roi son maître, nous donna des recommandations pour les gouverneurs des
provinces par où nous devions passer.

Nous fûmes portés d’un sud-ouest jusqu’à Vacsol, où l’on visite les
vaisseaux. Nous admirâmes, en y allant, la bizarre situation de
Stockholm. Il est presque incroyable qu’on ait choisi un lieu comme
celui où l’on voit cette ville pour en faire la capitale d’un royaume
aussi grand que celui de Suède. On dit que les fondateurs de cette
ville, cherchant un lieu pour la faire, jetèrent un bâton dans la mer,
dans le dessein de la bâtir au lieu où il s’arrêterait: ce bâton
s’arrêta où l’on voit présentement cette ville, qui n’a rien d’affreux
que sa situation; car les bâtiments en sont fort superbes, et les
habitants fort civils.

Nous vîmes la petite île d’Aland, à quarante milles de Stockholm; cette
île est très-fertile, et sert de retraite aux élans, qui y passent de
Livonie et de Carélie, lorsque l’hiver leur a fait un passage sur les
glaces. Cet animal est de la hauteur d’un cheval, et d’un poil tirant
sur le blanc; il porte un bois comme un daim, et a le pied de même fort
long; mais il le surpasse en légèreté et en force, dont il se sert
contre les loups, avec lesquels il se bat souvent. La peau de cet animal
appartient au roi; et les paysans sont obligés, sous peine de la vie, de
la porter au gouverneur.

En quittant cette île, nous perdîmes la terre de vue, et ne la revîmes
que le vendredi matin, à la hauteur d’Hernen ou Hernesand, éloignée de
Stockholm de cent milles, qui valent trois cents lieues de France; et le
vent demeurant toujours extrêmement violent, nous ne fûmes pas longtemps
à découvrir les îles d’Ulfen, Schagen et Goben; en sorte que, le samedi
matin, nous trouvâmes que nous avions laissé l’Angermanie, et que nous
étions à la hauteur d’Urna, première ville de Laponie, qui prend son nom
du fleuve qui l’arrose. Cette ville donne son nom à toute la province
qu’on appelle Urna Lapmark. Elle se trouve au trente-huitième degré de
longitude et au soixante-cinquième onze minutes de latitude, éloignée de
Stockholm de cent cinquante milles, faisant environ quatre cent
cinquante lieues françaises.

Nous découvrîmes le samedi les îles de Quercken; et le vent, continuant
toujours sud-sud-ouest, nous fit voir sur le midi la petite île de
Ratan; et sur les quatre heures du même jour, nous nous trouvâmes à la
hauteur du cap de Burockluben.

Quand nous eûmes passé ce petit cap, nous perdîmes la terre de vue; et
le dimanche matin, le vent s’étant tenu au sud toute la nuit, nous nous
trouvâmes à la hauteur de Malhurn, petite île à huit milles de Torno. Il
en sortit des pêcheurs dans une petite barque aussi mince que j’en aie
vu de ma vie, dont les planches étaient cousues ensemble, à la mode des
Russes. Ils nous apportèrent du _strumelin_, et nous leur donnâmes du
biscuit et de l’eau-de-vie, avec quoi ils s’en retournèrent fort
contents.

Le vent demeurant toujours extrêmement favorable, nous arrivâmes à une
lieue de Torno, où nous mouillâmes l’ancre.

Il est assez difficile de croire qu’on ait pu faire un aussi long chemin
que celui que nous fîmes en quatre jours de temps. On compte de
Stockholm à Torno deux cents milles de Suède par mer, qui valent six
cents lieues de France; et nous fîmes tout ce chemin avec un vent de sud
et sud-sud-ouest si favorable et si violent, qu’étant partis le mercredi
de Stockholm, nous arrivâmes à la même heure le dimanche suivant, sans
avoir été obligés de changer les voiles pendant tout le voyage.

Torno est situé à l’extrémité du golfe Bothnique, au quarante-deuxième
degré vingt-sept minutes de longitude, et au soixante-septième de
latitude. C’est la dernière ville du monde du côté du nord; le reste
jusqu’au cap n’étant habité que par des Lapons, gens sauvages qui n’ont
aucune demeure fixe.

C’est en ce lieu où se tiennent les foires de ces nations
septentrionales pendant l’hiver, lorsque la mer est assez glacée pour y
venir en traîneau. C’est pendant ce temps qu’on y voit de toutes sortes
de nations du Nord, de Russes, de Moscovites, de Finlandais, et de
Lapons de tous les trois royaumes, qui y viennent ensemble sur des
neiges et sur des glaces, dont la commodité est si grande, qu’on peut
facilement, par le moyen des traîneaux, aller en un jour de Finlande en
Laponie, et traverser sur les glaces le sein Bothnique, quoiqu’il ait
dans les moindres endroits trente ou quarante milles de Suède. Le trafic
de cette ville est en poissons, qu’ils envoient fort loin; et la rivière
de Torno est si fertile en saumons et en brochets, qu’elle peut en
fournir à tous les habitants de la mer Baltique. Ils salent les uns pour
les transporter, et fument les autres dans des _basses-touches_ qui sont
faites comme des bains. Quoique cette ville ne soit proprement qu’un
amas de cabanes de bois, elle ne laisse pas de payer tous les ans deux
mille _dalles_ de cuivre, qui font environ mille livres de notre
monnaie.

Nous logeâmes chez le patron de la barque qui nous avait amenés de
Stockholm. Nous ne trouvâmes pas sa femme chez lui; elle était allée à
une foire qui se faisait à dix ou douze lieues de là, pour troquer du
sel et de la farine contre des peaux de rennes, de petits-gris et
autres: car tout le commerce de ce pays se fait ordinairement en troc;
et les Russes et les Lapons ne font guère de marchés autrement.

Nous allâmes le jour suivant, lundi, pour voir Joannes Tornæus, homme
docte, qui a tourné en lapon tous les psaumes de David, et qui a écrit
leur histoire. C’était un prêtre de la campagne: il était mort depuis
trois jours, et nous le trouvâmes étendu dans son cercueil avec des
habits conformes à sa profession, et qu’on lui avait fait faire exprès:
il était fort regretté dans le pays, et avait voyagé dans une bonne
partie de l’Europe.

Sa femme était d’un autre côté, couchée sur son lit, qui témoignait, par
ses soupirs et par ses pleurs, le regret qu’elle avait de perdre un tel
mari. Quantité d’autres femmes ses amies environnaient le lit, et
répondaient par leurs gémissements à la douleur de la veuve.

Mais ce qui consolait un peu dans une si grande affliction et une
tristesse si générale, c’était quantité de grands pots d’argent faits à
l’antique, pleins, les uns de vins de France, d’autres de vins
d’Espagne, et d’autres d’eau-de-vie, qu’on avait soin de ne pas laisser
longtemps vides. Nous tâtâmes de tout; et la veuve interrompait souvent
ses soupirs pour nous presser de boire; elle nous fit même apporter du
tabac, dont nous ne voulûmes pas prendre. On nous conduisit ensuite au
temple dont le défunt était pasteur, où nous ne vîmes rien de
remarquable; et, prenant congé de la veuve, il fallut encore boire à la
mémoire du défunt, et faire, monsieur, ce qui s’appelle _libare
manibus_.

Nous allâmes ensuite chez une personne qui était en notre compagnie: la
mère nous reçut avec toute l’affection possible; et ces gens, qui
n’avaient jamais vu de Français, ne savaient comment nous témoigner la
joie qu’ils avaient de nous voir en leur pays.

Le mardi, on nous apporta quantité de fourrures à acheter, de grandes
couvertures fourrées de peaux de lièvre blanc, qu’on voulait donner pour
un écu. On nous montra aussi des habits de Lapons, faits de peaux de
jeunes rennes, avec tout l’équipage, les bottes, les gants, les
souliers, la ceinture et le bonnet. Nous allâmes le même jour à la
chasse autour de la maison: nous trouvâmes quantité de bécasses
sauvages, et autres animaux inconnus en nos pays, et nous nous étonnâmes
que les habitants que nous rencontrions dans le pays ne nous fuyaient
pas moins que le gibier.

Le mercredi, nous reçûmes visite des bourgmestres de la ville et du
bailli, qui nous firent offre de service en tout ce qui serait en leur
pouvoir. Ils nous vinrent prendre après le dîner dans leurs barques, et
nous menèrent chez le prêtre de la ville, gendre du défunt Tornæus.

Ce fut là où nous vîmes pour la première fois un traîneau lapon, dont
nous admirâmes la structure. Cette machine, qu’ils appellent _pulea_,
est faite comme un petit canot, élevée sur le devant, pour fendre la
neige avec plus de facilité. La proue n’est faite que d’une seule
planche, et le corps est composé de plusieurs morceaux de bois qui sont
cousus ensemble avec de gros fil de renne, sans qu’il y entre un seul
clou, et qui se réunissent sur le devant à un morceau de bois assez
fort, qui règne tout du long par-dessus, et qui, excédant le reste de
l’ouvrage, fait le même effet que la quille d’un vaisseau. C’est sur ce
morceau de bois que le traîneau glisse; et comme il n’est large que de
quatre bons doigts, cette machine roule continuellement de côté et
d’autre: on se met dedans jusqu’à la moitié du corps, comme dans un
cercueil; et l’on vous y lie, en sorte que vous êtes entièrement
immobile, et l’on vous laisse seulement l’usage des mains, afin que
d’une vous puissiez conduire le renne, et de l’autre vous soutenir
lorsque vous êtes en danger de tomber. Il faut tenir son corps dans
l’équilibre; ce qui fait qu’à moins d’être accoutumé à cette manière de
courir, on est souvent en danger de la vie, et principalement lorsque le
traîneau descend des rochers les plus escarpés, sur lesquels vous courez
d’une si horrible vitesse qu’il est impossible de se figurer la
promptitude de ce mouvement, à moins de l’avoir expérimenté. Nous
soupâmes ce même soir en public avec le bourgmestre; tous les habitants
y coururent en foule pour nous voir manger. Nous arrêtâmes ce même soir
notre départ pour le lendemain, et prîmes un truchement.

Le jeudi, dernier juillet, nous partîmes de Torno dans un petit bateau
finlandais, fait exprès pour aller dans ce pays: sa longueur peut être
de douze pieds, et sa largeur de trois. Il ne se peut rien voir de si
bien travaillé ni de si léger; en sorte que deux ou trois hommes peuvent
porter facilement ce bâtiment lorsqu’ils sont obligés de passer les
cataractes du fleuve, qui sont si impétueuses qu’elles roulent des
pierres d’une grosseur extraordinaire. Nous fûmes obligés d’aller à pied
presque tout le reste de la journée, à cause des torrents qui tombaient
des montagnes, et d’un vent impétueux qui faisait entrer l’eau dans le
bateau avec une telle abondance, que, si l’on n’eût été extrêmement
prompt à la vider, il eût été bientôt rempli. Nous allâmes le long de la
rivière toujours chassant; nous tuâmes quelques pièces de gibier, et
nous admirâmes la quantité de canards, d’oies, de courlis, et de
plusieurs autres oiseaux que nous rencontrions à chaque pas. Nous ne
fîmes pas ce jour-là tout le chemin que nous avions déterminé de faire,
à cause d’une pluie violente qui nous surprit, et nous obligea de passer
la nuit dans une maison de paysan, à une lieue et demie de Torno.

Nous marchâmes tout le vendredi sans nous reposer, et nous fûmes depuis
quatre heures du matin jusqu’à la nuit à faire trois milles; si l’on
peut appeler la nuit un temps où l’on voit toujours le soleil, sans que
l’on puisse faire aucune distinction du jour au lendemain.

Nous fîmes plus de la moitié du chemin à pied, à cause des torrents
effroyables qu’il fallut surmonter. Nous fûmes même obligés de porter
notre bateau pendant quelque espace de chemin, et nous eûmes le plaisir
de voir en même temps descendre deux petites barques au milieu de ces
cataractes. L’oiseau le plus vite et le plus léger ne peut aller de
cette impétuosité; et la vue ne peut suivre la course de ces bâtiments,
qui se dérobent aux yeux, et s’enfoncent tantôt dans les vagues, où ils
semblent ensevelis, et tantôt se relèvent d’une hauteur surprenante.
Pendant cette course rapide, le pilote est debout, et emploie toute son
industrie à éviter des pierres d’une grosseur extraordinaire, et à
passer au milieu des rochers, qui ne laissent justement que la largeur
du bateau, et qui briseraient ces petites chaloupes en mille pièces, si
elles y touchaient le moins du monde.

Nous tuâmes ce jour-là dans les bois deux faisandeaux, trois canards et
deux cercelles, sans nous éloigner de notre chemin, pendant lequel nous
fûmes extrêmement incommodés des moucherons, qui sont la peste de ce
pays, et qui nous firent désespérer. Les Lapons n’ont point d’autre
remède contre ces maudits animaux que d’emplir de fumée le lieu où ils
demeurent; et nous remarquâmes sur le chemin que, pour garantir leur
bétail de ces bêtes importunes, ils allument un grand feu dans les
endroits où paissent leurs vaches (que nous trouvâmes toutes blanches),
à la fumée duquel elles se mettent, et chassent ainsi les moucherons,
qui n’y sauraient durer.

Nous fîmes la même chose, et nous nous enfermâmes, lorsque nous fûmes
arrivés chez un Allemand qui est depuis trente ans dans le pays, et qui
reçoit le tribut des Lapons pour le roi de Suède. Il nous dit que ce
peuple était obligé de se trouver en un certain lieu qu’on lui assigne
l’année précédente pour apporter ce qu’il doit, et qu’on prenait
ordinairement le temps de l’hiver, à cause de la commodité qu’il donne
aux Lapons de venir sur les glaces par le moyen de leurs rennes.

Le tribut qu’ils payent est peu de chose; et c’est une politique du roi
de Suède, qui, pour tenir toujours ces peuples tributaires à sa
couronne, ne les charge que d’un médiocre impôt, de peur que les Lapons,
qui n’ont point de demeure fixe, et à qui toute l’étendue de la Laponie
sert de maison, n’aillent sur les terres d’un autre, pour éviter les
vexations du prince de qui ils seraient trop surchargés. Il y a pourtant
de ces peuples qui payent plusieurs tributs à différents Etats; et
quelquefois un Lapon sera tributaire du roi de Suède, de celui de
Danemark, et du grand-duc de Moscovie. Ils payeront au premier, parce
qu’ils demeurent sur ses Etats; à l’autre, parce qu’il leur permet de
pêcher du côté de la Norwége, qui lui appartient; et au troisième, à
cause qu’ils peuvent aller chasser sur ses terres.

Il ne nous arriva rien d’extraordinaire pendant tout le chemin que nous
fîmes le samedi; mais sitôt que nous fûmes arrivés chez un paysan, nous
nous étonnâmes de trouver tout le monde dans le bain. Ces lieux, qu’ils
appellent _basses-touches_ ou bains, sont faits de bois, comme toutes
leurs maisons. On voit au milieu de ce bain un gros amas de pierres,
sans qu’ils aient observé aucun ordre en le faisant, que d’y laisser un
trou au milieu, dans lequel ils allument du feu. Ces pierres, étant une
fois échauffées, communiquent la chaleur à tout le lieu; mais ce chaud
s’augmente extrêmement lorsque l’on vient à jeter de l’eau dessus les
cailloux, qui, renvoyant une fumée étouffante, font que l’air qu’on
respire dans ces bains est tout de feu. Ce qui nous surprit beaucoup fut
qu’étant entrés dans ce bain, nous y trouvâmes ensemble filles et
garçons, mères et fils, frères et sœurs, sans que ces femmes nues
eussent peine à supporter la vue des personnes qu’elles ne connaissaient
point. Mais nous nous étonnâmes davantage de voir de jeunes filles
frapper d’une branche des hommes et des garçons nus. Je crus d’abord que
la nature, affaiblie par de grandes sueurs, avait besoin de cet artifice
pour faire voir qu’il lui restait encore quelque signe de vie; mais on
me détrompa bientôt, et je sus que cela se faisait afin que ces coups
réitérés, ouvrant les pores, aidassent à faire faire de grandes
évacuations. J’eus de la peine ensuite à concevoir comment ces gens,
sortant nus de ces bains tout de feu, allaient se jeter dans une rivière
extrêmement froide qui était à quelques pas de la maison; et je conçus
qu’il fallait que ces gens fussent d’un fort tempérament, pour pouvoir
résister aux effets que ce prompt changement du chaud au froid pouvait
causer.

Vous n’auriez jamais cru, monsieur, que les Bothniens, gens extrêmement
sauvages, eussent imité les Romains dans leur luxe et dans leurs
plaisirs; mais vous vous étonnerez encore davantage quand je vous aurai
dit que ces mêmes gens, qui ont des bains chez eux comme les empereurs,
n’ont pas de pain à manger. Ils vivent d’un peu de lait, et se
nourrissent de la plus tendre écorce qui se trouve au sommet des pins.
Ils la prennent lorsque l’arbre jette sa séve; et, après l’avoir exposée
quelque temps au soleil, ils la mettent dans de grands paniers sous
terre, sur laquelle ils allument du feu, qui lui donne une couleur et un
goût assez agréable. Voilà, monsieur, quelle est pendant toute l’année
la nourriture de ces gens, qui cherchent avec soin les délices du bain,
et qui peuvent se passer de pain.

Nous fûmes assez heureux à la chasse le dimanche: nous rapportâmes
quantité de gibier, mais nous ne vîmes rien qui mérite d’être écrit,
qu’une paire de ces longues planches de bois de sapin avec lesquelles
les Lapons courent d’une si extraordinaire vitesse, qu’il n’est point
d’animal, si prompt qu’il puisse être, qu’ils n’attrapent facilement,
lorsque la neige est assez dure pour les soutenir.

Ces planches, extrêmement épaisses, sont de la longueur de deux aunes,
et larges d’un demi-pied; elles sont relevées en pointe sur le devant,
et percées au milieu dans l’épaisseur, qui est assez considérable en cet
endroit pour pouvoir y passer un cuir qui tient les pieds fermes et
immobiles. Le Lapon qui est dessus tient un long bâton à la main, où,
d’un côté, est attaché un rond de bois, afin qu’il n’entre pas dans la
neige, et de l’autre un fer pointu. Il se sert de ce bâton pour se
donner le premier mouvement, pour se soutenir en courant, pour se
conduire dans sa course, et pour s’arrêter quand il veut; c’est aussi
avec cette arme qu’il perce les bêtes qu’il poursuit, lorsqu’il en est
assez près.

Il est assez difficile de se figurer la vitesse de ces gens, qui peuvent
avec ces instruments surpasser la course des bêtes les plus vites; mais
il est impossible de concevoir comment ils peuvent se soutenir en
descendant les fonds les plus précipités, et comment ils peuvent monter
les montagnes les plus escarpées. C’est pourtant, monsieur, ce qu’ils
font avec une adresse qui surpasse l’imagination, et qui est si
naturelle aux gens de ce pays, que les femmes ne sont pas moins adroites
que les hommes à se servir de ces planches. Elles vont visiter leurs
parents, et entreprennent de cette manière les voyages les plus
difficiles et les plus longs.

Le lundi ne fut remarquable que par la quantité de gibier que nous vîmes
et que nous tuâmes; nous avions ce jour-là plus de vingt pièces dans
notre dépense: il est vrai que nous achetâmes cinq ou six canards de
quelques paysans qui venaient de les prendre. Ces gens n’ont point
d’autres armes pour aller à la chasse que l’arc ou l’arbalète. Ils se
servent de l’arc contre les plus grandes bêtes, comme les ours, les
loups et les rennes sauvages; et lorsqu’ils veulent prendre des animaux
moins considérables, ils emploient l’arbalète, qui ne diffère des nôtres
que par sa grandeur. Les habitants de ce pays sont si adroits à se
servir des armes, qu’ils sont sûrs de frapper le but d’aussi loin qu’ils
le peuvent voir. L’oiseau le plus petit ne leur échappe pas; et il s’en
trouve même quelques-uns qui donneront dans la tête d’une aiguille. Les
flèches dont ils se servent sont différentes: les unes sont armées de
fer ou d’os de poisson, et les autres sont rondes, de la figure d’une
boule coupée par la moitié. Ils se servent des premières pour l’arc,
lorsqu’ils vont aux grandes chasses; et des autres pour l’arbalète,
quand ils rencontrent des animaux qu’ils peuvent tuer sans leur faire
une plaie si dangereuse. Ils emploient ces mêmes flèches rondes contre
les petits-gris, les martres et les hermines, afin de conserver les
peaux entières; et parce qu’il est difficile qu’il n’y reste la marque
que le coup a laissée, les plus habiles ne manquent jamais de les
toucher où ils veulent, et les frappent ordinairement à la tête, qui est
l’endroit de la peau le moins estimé.

Nous arrivâmes le mardi à Kones, et nous y restâmes le mercredi pour
nous reposer, et voir travailler aux forges de fer et de cuivre qui sont
en ce lieu. Nous admirâmes les manières de fondre ces métaux, et de
préparer le cuivre avant qu’on en puisse faire des pelotes, qui sont la
monnaie du pays lorsqu’elle est marquée du coin du prince. Ce qui nous
étonna le plus, ce fut de voir un de ces forgerons approcher de la
fournaise, et prendre avec sa main du cuivre que la violence du feu
avait fondu comme de l’eau, et le tenir ainsi quelque temps. Rien n’est
plus affreux que ces demeures; les torrents qui tombent des montagnes,
les rochers et les bois qui les environnent, la noirceur et l’air
sauvage des forgerons, tout contribue à former l’horreur de ce lieu. Ces
solitudes affreuses ne laissent pas que d’avoir leur agrément et de
plaire quelquefois autant que les lieux les plus magnifiques; et ce fut
au milieu de ces rochers que je laissai couler ces vers d’une veine qui
avait été longtemps stérile.

    Tranquilles et sombres forêts,
    Où le soleil ne luit jamais
    Qu’au travers de mille feuillages,
    Que vous avez pour moi d’attraits!
    Et qu’il est doux, sous vos ombrages,
    De pouvoir respirer en paix!

    Que j’aime à voir vos chênes verts,
    Presque aussi vieux que l’univers,
    Qui, malgré la nature émue
    Et ses plus cruels aquilons,
    Sont aussi sûrs près de la nue
    Que les épis dans les sillons!

    Et vous, impétueux torrents,
    Qui sur les rochers murmurants
    Roulez vos eaux avec contrainte,
    Que le bruit que vous excitez
    Cause de respect et de crainte
    A tous ceux que vous arrêtez!

    Quelquefois vos rapides eaux,
    Venant arrêter les roseaux,
    Forment des étangs pacifiques
    Où les plongeons et les canards,
    Et tous les oiseaux aquatiques,
    Viennent fondre de toutes parts.

    D’un côté l’on voit les poissons
    Qui, sans craindre les hameçons,
    Quittent leurs demeures profondes,
    Et, pour prendre un plaisir nouveau,
    Las de folâtrer dans les ondes,
    S’élancent, et sautent sur l’eau.

    Tous ces édifices détruits,
    Et ces respectables débris
    Qu’on voit sur cette roche obscure,
    Sont plus beaux que les bâtiments
    Où l’or, l’azur et la peinture
    Forment les moindres ornements.

    Le temps y laisse quelques trous
    Pour la demeure des hiboux;
    Et les bêtes d’un cri funeste,
    Les oiseaux sacrés à la nuit,
    Dans l’horreur de cette retraite
    Trouvent toujours un sûr réduit.

Nous partîmes de ces forges, pour aller à d’autres qui en sont éloignées
de dix-huit milles de Suède, qui valent environ cinquante lieues de
France. Nous nous servîmes toujours de la même voie, n’y en ayant point
d’autre dans le pays, et continuâmes notre chemin au nord sur la
rivière. Nous apprîmes qu’elle changeait de nom, et que les habitants
l’appelaient Wilnama Suanda. Nous passâmes toute la nuit sur l’eau, et
nous arrivâmes le lendemain, vendredi, dans une pauvre cabane de paysan,
dans laquelle nous ne trouvâmes personne. Toute la famille, qui
consistait en cinq ou six personnes, était dehors; une partie était dans
les bois, et l’autre était allée à la pêche du brochet. Ce poisson,
qu’ils sèchent, leur sert de nourriture toute l’année: ils ne le
prennent point avec des rêts, comme on fait les autres; mais, en
allumant du feu sur la proue de leur petite barque, ils attirent le
poisson à la lueur de cette flamme, et le harponnent avec un long bâton
armé de fer, de la manière qu’on nous représente un trident. Ils en
prennent en quantité, et d’une grosseur extraordinaire; et la nature,
comme une bonne mère, leur refusant la fertilité de la terre, leur
accorde l’abondance des eaux.

Plus l’on avance dans le pays, et plus la misère est extrême. On ne
connaît plus l’usage du blé: les os de poisson, broyés avec l’écorce des
arbres, leur servent de pain; et, malgré cette méchante nourriture, ces
pauvres gens vivent dans une santé parfaite. Ne connaissant point de
médecins, il ne faut pas s’étonner s’ils ignorent aussi les maladies, et
s’ils vont jusqu’à une vieillesse si avancée qu’ils passent
ordinairement cent ans, et quelques-uns cent cinquante.

Nous ne fîmes le samedi que fort peu de chemin, étant restés tout le
jour dans une petite maison, qui est la dernière qui se rencontre dans
le pays. Nous eûmes différents plaisirs pendant le temps que nous
séjournâmes dans cette cabane. Le premier fut de nous occuper tous à
différents exercices aussitôt que nous fûmes arrivés. L’un coupait un
arbre sec dans le bois prochain, et le traînait avec peine au lieu
destiné; l’autre, après avoir tiré le feu d’un caillou, soufflait de
tous ses poumons pour l’allumer; quelques-uns étaient occupés à
accommoder un agneau qu’ils venaient de tuer; et d’autres, plus
prévoyants, laissant ces petits soins pour en prendre de plus
importants, allaient chercher sur un étang voisin, tout couvert de
poisson, quelque chose pour le lendemain. Ce plaisir fut suivi d’un
autre; car sitôt qu’on se fut levé de table, on fut d’avis, à cause des
nécessités pressantes, d’ordonner une chasse générale. Tout le monde se
prépara pour cela; et, ayant pris deux petites barques avec deux paysans
avec nous, nous nous abandonnâmes sur la rivière à notre bonne fortune.
Nous fîmes la chasse la plus plaisante du monde et la plus particulière.
Il est inouï qu’on se soit jamais servi en France de bâtons pour
chasser; mais il n’en est pas de même dans ce pays: le gibier y est si
abondant, qu’on se sert de fouet et même de bâton pour le tuer. Les
oiseaux que nous prîmes davantage, ce fut des plongeons; et nous
admirions l’adresse de nos gens à les attraper. Ils les suivaient
partout où ils les voyaient; et lorsqu’ils les apercevaient nageant
entre deux eaux, ils lançaient leur bâton et leur écrasaient la tête
dans le fond de l’eau avec tant d’adresse, qu’il est difficile de se
figurer la promptitude avec laquelle ils font cette action. Pour nous,
qui n’étions point faits à ces sortes de chasses, et de qui les yeux
n’étaient pas assez fins pour percer jusque dans le fond de la rivière,
nous frappions au hasard dans les endroits où nous voyions qu’ils
frappaient, et sans autres armes que des bâtons, nous fîmes tant, qu’en
moins de deux heures nous nous vîmes plus de vingt ou vingt-cinq pièces
de gibier. Nous retournâmes à notre petite habitation, fort contents
d’avoir vu cette chasse, et encore plus de rapporter avec nous de quoi
vivre pendant quelque temps. Une bonne fortune, comme une mauvaise,
vient rarement seule; et quelques paysans ayant appris la nouvelle de
notre arrivée, qui s’était répandue bien loin dans le pays, en partie
par curiosité de nous voir, et en partie pour avoir de notre argent,
nous apportèrent un mouton, que nous achetâmes cinq ou six sous, et qui
accrut nos provisions de telle sorte que nous nous crûmes assez munis
pour entreprendre trois jours de marche, pendant lesquels nous ne
devions trouver aucune maison. Nous partîmes donc le dimanche du matin,
c’est-à-dire à dix heures; car le soin que nous avions de nous reposer
faisait que nous ne nous mettions guère en chemin devant ce temps.

Nous nous étonnâmes que, quoique nous fussions si avant dans le nord,
nous ne laissions pas de rencontrer quantité d’hirondelles; et ayant
demandé aux gens du pays qui nous conduisaient ce qu’elles devenaient
l’hiver, et si elles passaient dans les pays chauds, ils nous assurèrent
qu’elles se mettaient en pelotons, et s’enfonçaient dans la bourbe qui
est au fond des lacs; qu’elles attendaient là que le soleil, reprenant
sa vigueur, allât dans le fond de ces marais leur rendre la vie que le
froid leur avait ôtée. La même chose m’avait été dite à Copenhague par
M. l’ambassadeur, et à Stockholm par quelques personnes; mais j’avais
toujours eu beaucoup de peine à croire que ces animaux pussent vivre
plus de six mois ensevelis dans la terre, sans aucune nourriture. C’est
pourtant la vérité; et cela m’a été confirmé par tant de gens, que je ne
saurais plus en douter. Nous logeâmes ce jour-là à Coctuanda, où
commence la Laponie; et le lendemain lundi, après avoir fait quatre
milles, nous vînmes camper sur le bord de la rivière, où il fallut
coucher _sub dio_, et où nous fîmes des feux épouvantables pour nous
garantir de l’importunité des moucherons. Nous fîmes un grand
retranchement rond de quantité de gros arbres secs, et de plus petits
pour les allumer; nous nous mîmes au milieu et fîmes le plus beau feu
que j’aie vu de ma vie. On aurait pu assurément charger un de ces grands
bateaux qui viennent à Paris du bois que nous consumâmes, et il s’en
fallut peu que nous ne mîmes le feu à toute la forêt. Nous demeurâmes au
milieu de ces feux toute la nuit, et nous nous mîmes en chemin le
lendemain matin, mardi, pour aller aux mines de cuivre, qui n’étaient
plus éloignées que de deux lieues. Nous prîmes notre chemin à l’ouest,
sur une petite rivière nommée Longasiochi, qui formait de temps en temps
des paysages les plus agréables que j’aie jamais vus; et après avoir été
souvent obligés de porter notre bateau, faute d’eau, nous arrivâmes à
Swaparava ou Suppawahara, où sont les mines de cuivre. Ce lieu est
éloigné d’une lieue de la rivière, et il fallut faire tout ce chemin à
pied.

Nous fûmes extrêmement réjouis, à notre arrivée, d’apprendre qu’il y
avait un Français dans ce lieu. Vous voyez, monsieur, qu’il n’y a point
d’endroit, si reculé qu’il puisse être, où les Français ne se fassent
jour. Il y avait près de trente ans qu’il travaillait aux mines; il est
vrai qu’il avait plus la mine d’un sauvage que d’un homme; il ne laissa
pas de nous servir beaucoup, quoiqu’il eût presque oublié sa langue; et
il nous assura que depuis qu’il était en ce lieu, bien loin d’y avoir vu
des Français, il n’y était venu aucun étranger plus voisin qu’un
Italien, qui passa il y a environ quatorze ans, et dont on n’a plus
entendu parler depuis. Nous fîmes tout doucement que cet homme reprît un
peu sa langue naturelle, et nous apprîmes de lui bien des choses que
nous eussions eu de la peine à savoir d’un autre que d’un Français.

Ces mines de Swapavara sont à trente milles de Torno et quinze milles de
Konges (il faut toujours prendre trois lieues de France pour un mille de
Suède). Elles furent ouvertes, il y a environ vingt-sept ans, par un
Lapon nommé..., à qui l’on a fait une petite rente de quatre écus et de
deux tonneaux de farine; il est aussi exempt de toute contribution. Ces
mines ont été autrefois mieux entretenues qu’elles ne sont: il y avait
toujours cent hommes qui y travaillaient; mais présentement à peine en
voit-on dix ou douze. Le cuivre qui s’y trouve est pourtant le meilleur
qui soit en toute la Suède; mais le pays est si désert et si
épouvantable, qu’il y a peu de personnes qui y puissent rester. Il n’y a
que les Lapons qui demeurent pendant l’hiver autour de ces mines; et
l’été ils sont obligés d’abandonner le pays, à cause du chaud et des
moucherons, que les Suédois appellent _alcaneras_, qui sont pires mille
fois que toutes les plaies d’Egypte. Ils se retirent dans les montagnes
proche la mer occidentale, pour avoir la commodité de pêcher, et pour
trouver plus facilement de la nourriture à leurs rennes, qui ne vivent
que d’une petite mousse blanche et tendre, qui se trouve l’été sur les
monts Sellices, qui séparent la Norwége de la Laponie, dans les pays les
plus septentrionaux.

Nous allâmes le lendemain, mercredi, voir les mines, qui étaient
éloignées d’une bonne demi-lieue de notre cabane. Nous admirâmes les
travaux et les abîmes ouverts, qui pénétraient jusqu’au centre de la
terre, pour aller chercher, près des enfers, de la matière au luxe et à
la vanité. La plupart de ces trous étaient pleins de glaçons; et il y en
avait qui étaient revêtus, depuis le bas jusqu’en haut, d’un mur de
glace si épais, que les pierres les plus grosses que nous prenions
plaisir à jeter contre, loin d’y faire quelque brèche, ne laissaient pas
même la marque où elles avaient touché; et lorsqu’elles tombaient dans
le fond, on les voyait rebondir et rouler sans faire la moindre
ouverture à la glace. Nous étions pourtant alors dans les plus fortes
chaleurs de la canicule; mais ce qu’on appelle ici un été violent peut
passer en France pour un très-rude hiver.

Toute la roche ne fournit pas partout le métal; il faut chercher les
veines, et lorsqu’on en a trouvé quelqu’une, on la suit avec autant de
soin qu’on a eu de peine à la découvrir. On se sert pour cela, ou du feu
pour amollir le rocher ou de la poudre pour le faire sauter. Cette
dernière manière est beaucoup plus pénible, mais elle fait
incomparablement plus d’effet. Nous prîmes des pierres de toutes les
couleurs, de jaunes, de bleues, de vertes, de violettes; et ces
dernières nous parurent les plus pleines de métal et les meilleures.

Nous fîmes l’épreuve de quantité de pierres d’aimant que nous trouvâmes
sur la roche; mais elles avaient perdu presque toute leur force par le
feu qu’on avait fait au-dessus ou au-dessous: ce qui fit que nous ne
voulûmes point nous en charger, et que nous différâmes d’en prendre à la
mine de fer à notre retour. Après avoir considéré toutes les machines et
les pompes qui servent à élever l’eau, nous contemplâmes à loisir toutes
les montagnes couvertes de neige qui nous environnaient. C’est sur ces
roches que les Lapons habitent l’hiver. Ils les possèdent en propre
depuis la division de la Laponie, qui fut faite du temps de
Gustave-Adolphe, père de la reine Christine. Ces terres et ces montagnes
leur appartiennent, sans que d’autres puissent s’y établir; et, pour
marque de leur propriété, ils ont leurs noms écrits sur quelques pierres
ou sur quelques endroits de la montagne qu’ils ont eue en propriété ou
qu’ils ont habitée: tels sont les rochers de Luparava, Kerquerol,
Kilavara, Lung, Dondere, ou _roche du Tonnerre_, qui ont donné le nom
aux familles des Lapons qui y habitent, et qu’on ne connaît dans le pays
que par les surnoms qu’ils ont pris de ces roches. Ces montagnes ont
quelquefois sept ou huit lieues d’étendue; et quoiqu’ils demeurent
toujours sur la même roche, ils ne laissent pas de changer fort souvent
de place lorsque la nécessité le demande, et que les rennes ont consommé
toute la mousse qui était autour de leur habitation. Quoique certains
Lapons aient pendant l’hiver certaines terres fixes, il y en a beaucoup
davantage qui courent toujours, et desquels on ne saurait trouver
l’habitation; ils sont tantôt dans les bois et tantôt proche des lacs,
selon qu’ils ont besoin de pêcher ou de chasser; et on ne les voit que
lorsqu’ils viennent l’hiver aux foires, pour troquer leurs peaux contre
autre chose dont ils ont besoin, et pour apporter le tribut qu’ils
payent au roi de Suède, dont ils pourraient facilement s’exempter, s’ils
ne voulaient pas se trouver à ces foires. Mais la nécessité qu’ils ont
de fer, d’acier, de corde, de couteaux et autres, les oblige à venir en
ces endroits, où ils trouvent ce dont ils ont besoin. Le tribut qu’ils
payent est d’ailleurs fort peu de chose. Les plus riches d’entre eux,
quand ils auraient mille ou douze cents rennes, comme il s’en rencontre
quelques-uns, ne payent ordinairement que deux ou trois écus tout au
plus.

Après que nous nous fûmes amplement informés de toutes ces choses, nous
reprîmes le chemin de notre cabane, et nous vîmes en passant les forges
où l’on donne la première fonte au cuivre. C’est là qu’on sépare ce
qu’il y a de plus grossier; lorsqu’il a été assez longtemps dans le
creuset pour pousser dehors toutes ses impuretés, avant que de trouver
le cuivre qui est au fond, on lève plusieurs feuilles qu’ils appellent
_rosettes_, dans lesquelles il n’y a que la moitié de cuivre, et qu’on
remet ensuite au fourneau pour en ôter tout ce qu’il y a de terrestre:
c’est la première façon qu’on lui donne là; mais il faut à Konges qu’il
passe encore trois fois au feu pour le purifier tout à fait, et le
rendre en état de prendre sous le marteau la forme qu’on lui veut
donner.

Le jeudi, le prêtre des Lapons arriva avec quatre de sa nation, pour se
trouver le lendemain à un des jours de prières établies par toute la
Suède, pour remercier Dieu des victoires que les Suédois ont remportées
ces jours-là.

Ce furent les premiers Lapons que nous vîmes, et dont la vue nous
réjouit tout à fait. Ils venaient troquer du poisson pour du tabac. Nous
les considérâmes depuis la tête jusqu’aux pieds. Ces hommes sont faits
tout autrement que les autres. La hauteur des plus grands n’excède pas
trois coudées; et je ne vois pas de figure plus propre à faire rire. Ils
ont la tête grosse, le visage large et plat, le nez écrasé, les yeux
petits, la bouche large, et une barbe épaisse qui leur pend sur
l’estomac. Tous leurs membres sont proportionnés à la petitesse du
corps: les jambes sont déliées, les bras longs; et toute cette petite
machine semble remuer par ressorts. Leur habit d’hiver est d’une peau de
renne faite comme un sac, descendant sur les genoux, et retroussée sur
les hanches d’une ceinture de cuir ornée de petites plaques d’argent;
les souliers, les bottes et les gants sont de même: ce qui a donné lieu
à plusieurs historiens de dire qu’il y avait des hommes vers le nord
velus comme des bêtes, et qui ne se servaient point d’autres habits que
de ceux que la nature leur avait donnés.

Ils ont toujours une bourse des parties de renne qui leur pend sur
l’estomac, dans laquelle ils mettent une cuiller. Ils changent cet
habillement l’été, et en prennent un plus léger, qui est ordinairement
de la peau des oiseaux qu’ils écorchent, pour se garantir des
moucherons. Ils ne laissent pas d’avoir par-dessus un sac de grosse
toile, ou d’un drap gris-blanc, qu’ils mettent sur leur chair; car
l’usage du linge leur est tout à fait inconnu.

Ils couvrent leur tête d’un bonnet qui est ordinairement fait de la peau
d’un oiseau gros comme un canard, qu’ils appellent _loom_, qui veut dire
en leur langue _boiteux_, à cause que cet oiseau ne saurait marcher: ils
le tournent d’une manière que la tête de l’oiseau excède un peu le
front, et que les ailes leur tombent sur les oreilles.

Voilà, monsieur, la description de ce petit animal qu’on appelle Lapon;
et l’on peut dire qu’il n’y en a point, après le singe, qui approche
plus de l’homme. Nous les interrogeâmes sur plusieurs choses dont nous
voulions nous informer, et nous leur demandâmes particulièrement
l’endroit où nous pouvions trouver de leurs camarades. Ces gens nous
instruisirent sur tout, et nous dirent que les Lapons commençaient à
descendre des montagnes qui sont vers la mer Glaciale, d’où le chaud et
les mouches les avaient chassés, et se répandaient vers le lac
Tornotracs, d’où le fleuve Torno prend sa source, pour y pêcher quelque
temps jusqu’à ce qu’ils pussent, vers la Saint-Barthélémy, se rapprocher
tout à fait des montagnes de Swapavara, Kilavara, et les autres où le
froid commençait à se faire sentir, pour y passer le reste de l’hiver.
Ils nous assurèrent que nous ne manquerions pas d’en trouver là des plus
riches, et que pendant sept ou huit jours que nous serions à y aller,
les Lapons emploieraient ce temps à y venir. Ils ajoutèrent que, pour
eux, ils étaient demeurés pendant tout l’été aux environs de la mine et
des lacs qui sont autour, ayant trouvé assez de nourriture pour quinze
ou vingt rennes qu’ils avaient chacun, et étant trop pauvres pour
entreprendre un voyage de quinze jours, pour lequel il fallait prendre
des provisions qu’ils n’étaient pas en pouvoir de faire, à cause qu’ils
ne pouvaient vivre éloignés des étangs qui leur fournissaient chaque
jour de quoi vivre.

Le vendredi, 15 août, il fit un grand froid et il neigea sur les
montagnes voisines. Nous eûmes une longue conversation avec le prêtre,
lorsqu’il eut fini les deux sermons qu’il fit ce jour-là, l’un en
finlandais, et l’autre en lapon. Il parlait, heureusement pour nous,
assez bon latin, et nous l’interrogeâmes sur toutes les choses qu’il
pouvait le mieux connaître, comme sur le baptême, le mariage, et les
enterrements. Il nous dit, au sujet du premier, que tous les Lapons
étaient chrétiens et baptisés; mais que la plupart, ne l’étaient que
pour la forme seulement, et qu’ils retenaient tant de choses de leurs
anciennes superstitions, qu’on pouvait dire qu’ils n’avaient que le nom
de chrétiens, et que leur cœur était encore païen.

Les Lapons portent leurs enfants au prêtre pour baptiser, quelque temps
après qu’ils sont nés: si c’est en hiver, ils les portent avec eux dans
leurs traîneaux; et si c’est en été, ils les mettent sur des rennes,
dans leurs berceaux pleins de mousse, qui sont faits d’écorces de
bouleau, et d’une manière toute particulière. Ils font ordinairement
présent au prêtre d’une paire de gants, bordés en de certains endroits
de la plume de _loom_, qui est violette, marquetée de blanc, et d’une
très-belle couleur. Sitôt que l’enfant est baptisé, le père lui fait
ordinairement présent d’une renne femelle, et tout ce qui provient de
cette renne, qu’ils appellent _pannikcis_, soit en lait, fromage, et
autres denrées, appartient en propre à la fille; et c’est ce qui fait sa
richesse lorsqu’elle se marie. Il y en a qui font encore présent à leurs
enfants d’une renne lorsqu’ils aperçoivent sa première dent; et toutes
les rennes qui viennent de celle-là sont marquées d’une marque
particulière, afin qu’elles puissent être distinguées des autres. Ils
changent le nom de baptême aux enfants lorsqu’ils ne sont pas heureux;
et le premier jour de leurs noces, comme tous les autres, ils couchent
dans la même cabane, et caressent leurs femmes devant tout le monde.

Il nous dit, touchant le mariage, que les Lapons mariaient leurs filles
assez tard, quoiqu’elles ne manquassent pas de partis, lorsqu’elles
étaient connues dans le pays pour avoir quantité de rennes provenues de
celles que leur père leur a données à leur naissance et à leur première
dent: car c’est là tout ce qu’elles emportent avec elles; et le gendre,
bien loin de recevoir quelque chose de son beau-père, est obligé
d’acheter la fille par des présents. Ils commencent ordinairement au
mois d’avril à faire l’amour, comme les oiseaux.

Lorsque l’amant a jeté les yeux sur quelque fille qu’il veut avoir en
mariage, il faut qu’il fasse état d’apporter quantité d’eau-de-vie,
lorsqu’il vient faire la demande avec son père ou son plus proche
parent. On ne fait point l’amour autrement en ce pays, et on ne conclut
jamais un mariage qu’après avoir vidé plusieurs bouteilles d’eau-de-vie
et fumé quantité de tabac. Plus un homme est amoureux, plus il apporte
de brandevin; et il ne peut par d’autres marques témoigner plus
fortement sa passion. Ils donnent un nom particulier à cette eau-de-vie
que l’amant apporte aux accords, et ils l’appellent la bonne arrivée du
vin, ou _soubbouvin, le vin des amants_. C’est une coutume chez les
Lapons d’accorder leurs filles longtemps avant que de les marier: ils
font cela afin que l’amoureux fasse durer ses présents; et s’il veut
venir à bout de son entreprise, il faut qu’il ne cesse point d’arroser
son amour de ce breuvage si chéri. Enfin, lorsqu’il a fait les choses
honnêtement pendant un an ou deux, quelquefois on conclut le mariage.

Les Lapons avaient autrefois une manière de marier toute particulière,
lorsqu’ils étaient encore tout à fait ensevelis dans les ténèbres du
paganisme, et qui ne laisse pas encore d’être observée de quelques-uns.
On ne menait point les parties devant le prêtre; mais les parents les
mariaient chez eux, sans autre cérémonie que par l’excussion du feu
qu’ils tiraient d’un caillou. Ils croient qu’il n’y a point de figure
plus mystérieuse, et plus propre pour nous représenter le mariage; car
comme la pierre renferme en elle-même une source de feu qui ne paraît
que lorsqu’on l’approche du fer, de même, disent-ils, il se trouve un
principe de vie caché dans l’un et l’autre sexe, qui ne se fait voir que
lorsqu’ils sont unis.

Je crois, monsieur, que vous ne trouverez pas que ce soit fort mal
raisonné pour des Lapons; et il y a bien des gens, et plus subtilisés,
qui auraient de la peine à donner une comparaison plus juste. Mais je ne
sais si vous jugerez que le raisonnement suivant soit de la même force.

J’ai déjà dit que lorsqu’une fille est connue dans le pays pour avoir
quantité de rennes, elle ne manque point de partis; mais je ne vous
avais pas dit, monsieur, que cette quantité de biens était tout ce
qu’ils demandaient dans une jeune fille, sans se mettre en peine si elle
était avantagée de la nature, ou non; si elle avait de l’esprit, ou si
elle n’en avait point; et même si elle était encore pucelle, ou si
quelque autre avant lui avait reçu des témoignages de sa tendresse. Mais
ce que vous admirerez davantage et qui m’a surpris le premier, c’est que
ces gens, bien loin de se faire un monstre de cette virginité, croient
que c’est un sujet parmi eux de rechercher de ces filles avec autant
d’empressement, que, toutes pauvres qu’elles sont bien souvent, ils les
préfèrent à des riches qui seraient encore pucelles, ou qui passeraient
du moins pour telles parmi eux. Il faut pourtant faire cette
distinction, monsieur, qu’il faut que ces filles dont nous parlons aient
accordé cette faveur à des étrangers qui vont l’hiver faire marchandise,
et non pas à des Lapons; et c’est de là qu’ils infèrent que, puisqu’un
homme qu’ils croient plus riche et de meilleur goût qu’eux a bien voulu
donner des marques de son amour à une fille de leur nation, il faut
qu’elle ait un mérite secret qu’ils ne connaissent pas, et dont ils
doivent se bien trouver dans la suite. Ils sont si friands de ces sortes
de morceaux, que lorsqu’ils viennent quelquefois pendant l’hiver à la
ville de Torno, et qu’ils trouvent une fille grosse, non-seulement ils
oublient leurs intérêts, en voulant la prendre sans bien, mais même,
lorsqu’elle fait ses couches, ils l’achètent des parents autant que
leurs facultés le leur peuvent permettre.

Je connais bien des personnes, monsieur, qui seraient assez charitables
pour faire ainsi la fortune de quantité de pauvres filles, et qui ne
demanderaient pas mieux que de leur procurer, sans qu’il leur en coûtât
beaucoup de peine, des partis avantageux. Si cette mode pouvait venir en
France, on ne verrait pas tant de filles demeurer si longtemps dans le
célibat. Les pères de qui les bourses sont nouées d’un triple nœud n’en
seraient pas si empêchés, et elles auraient toujours un moyen tout prêt
de sortir de la captivité où elles sont. Mais je ne crois pas, monsieur,
quoi que puissent faire les papas, qu’elle s’y introduise sitôt: on est
trop infatué de ce mot d’_honneur_; on s’en est fait un fantôme qu’il
est présentement trop malaisé de détruire.

Comme les Lapons ignorent naturellement presque toutes les maladies, ils
n’ont point voulu s’en faire d’eux-mêmes, comme nous. La jalousie et la
crainte du cocuage ne les troublent point. Ces maux, qui possèdent tant
de personnes parmi nous, sont inconnus chez eux; et je ne crois pas même
qu’il y ait un mot dans leur langue pour exprimer celui de cocu; et l’on
peut dire plaisamment avec cet Espagnol, en parlant des siècles passés
et de celui dans lequel nous vivons:

    Passò lo de oro,
    Passò lo de plata,
    Passò lo de hierro;
    Vive lo de cuerno.

Et tandis que ces gens-là font revivre le siècle d’or, nous nous en
faisons un de _cornes_. En effet, monsieur, vous allez voir parmi eux ce
que je crois qu’on voyait du temps de Saturne, c’est-à-dire une
communauté de biens qui vous surprendra. Vous avez vu les Lapons être ce
que nous appelons _cocus_, devant le sacrement; et vous allez voir
qu’ils ne le sont pas moins après.

Quand le mariage est consommé, le mari n’emmène pas sa femme, mais il
demeure un an avec son beau-père, au bout duquel temps il va établir sa
famille où bon lui semble, et emporte avec lui tout ce qui appartient à
sa femme. Les présents même qu’il a faits à son beau-père au temps des
accords lui sont rendus, et les parents reconnaissent ceux qui leur ont
été faits, par quelques rennes, suivant leur pouvoir.

Je vous ai remarqué, monsieur, que les étrangers ont en ce pays un grand
privilége, qui est d’honorer les filles de leur approche. Ils en ont un
autre qui n’est pas moins considérable, qui est de partager avec les
Lapons leurs lits et leurs femmes. Quand un étranger vient dans leurs
cabanes, ils le reçoivent le mieux qu’ils peuvent, et pensent le régaler
parfaitement, s’ils ont un verre d’eau-de-vie à lui donner; mais après
le repas, quand la personne qu’ils reçoivent est de considération, et
qu’ils veulent lui faire chère entière, ils font venir leurs femmes et
leurs filles, et tiennent à grand honneur que vous agissiez avec elles
comme ils feraient eux-mêmes: pour les femmes et les filles, elles ne
font aucune difficulté de vous accorder tout ce que vous pouvez
souhaiter, et croient que vous leur faites autant d’honneur qu’à leurs
maris ou à leurs pères.

Comme cette manière d’agir me surprit étrangement, et n’ayant pu jusqu’à
présent l’éprouver moi-même, je m’en suis informé le plus exactement
qu’il m’a été possible; et, parmi quantité d’histoires de cette nature,
je vous en dirai donc ce qu’on m’a assuré être véritable.

Ce Français que nous trouvâmes aux mines de Swapavara, homme simple, et
que je ne crois pas capable de controuver une histoire, nous assura que
pour faire plaisir à quantité de Lapons, il les avait soulagés du devoir
conjugal; et pour nous faire voir combien ces gens lui avaient fait
d’instances pour le faire condescendre à prendre cette peine, il nous
dit qu’un jour, après avoir bu quelques verres d’eau-de-vie avec un
Lapon, il fut sollicité par cet homme de coucher avec sa femme, qui
était là présente, avec toute sa famille; et que, sur le refus qu’il lui
en fit, s’excusant du mieux qu’il pouvait, le Lapon, ne trouvant pas ses
excuses valables, prit sa femme et le Français, et les ayant jetés tous
deux sur le lit, sortit de la chambre et ferma la porte à la clef,
conjurant le Français, par tout ce qu’il put alléguer de plus fort,
qu’il lui plût de faire en sa place comme il faisait lui-même.

L’histoire qui arriva à Joannes Tornæus, prêtre des Lapons, dont j’ai
déjà parlé, n’est pas moins remarquable. Elle nous fut dite par ce même
prêtre qui avait été longtemps son vicaire dans la Laponie, et qui avait
vécu sous lui près de quinze ans; il la tenait de lui-même.

«Un Lapon, nous dit-il, des plus riches et des plus considérés qui
fussent dans la Laponie de Torno, eut envie que son lit fût honoré de
son pasteur; il ne crut point de meilleur moyen pour multiplier ses
troupeaux et pour attirer la bénédiction du ciel sur toute sa famille;
il le pria plusieurs fois de lui vouloir faire cet honneur; mais le
pasteur, par conscience ou autrement, n’en voulut rien faire, et lui
représentait toujours que ce n’était pas le plus sûr moyen pour
s’attirer un Dieu propice. Le Lapon n’entrait point dans tout ce que le
pasteur lui pouvait dire; et un jour qu’il le rencontra seul, il le
conjura à genoux, et par tout ce qu’il avait de plus saint parmi les
dieux qu’il adorait, de ne pas lui refuser la grâce qu’il lui demandait;
et ajoutant les promesses aux prières, il lui présenta six écus, et
s’offrit de les lui donner, s’il voulait s’abaisser jusqu’à coucher avec
sa femme. Le bon pasteur songea quelque temps s’il pouvait le faire en
conscience, et ne voulant pas refuser ce pauvre homme, il trouva qu’il
valait encore mieux le faire cocu, et gagner son argent, que de le
désespérer.»

Si cette aventure ne nous avait pas été racontée par le même prêtre qui
était alors son disciple, et qui était présent, je ne pourrais jamais la
croire; mais il nous l’assura d’une manière si forte, que je ne puis en
douter, connaissant d’ailleurs le naturel du pays.

Cette bonne volonté que les Lapons ont pour leurs femmes ne s’étend pas
seulement à l’égard de leurs pasteurs, mais aussi sur tous les
étrangers, suivant ce qu’on en a dit, et comme nous voulons le prouver.

Je ne vous dis rien, monsieur, d’une fille à qui le bailli de Laponie,
qui est celui qui reçoit le tribut pour le roi, avait fait un enfant. Un
Lapon l’acheta, pour en faire sa femme, de celui qui l’avait déshonorée,
sans autre raison que parce qu’elle avait su captiver les inclinations
d’un étranger. Toutes ces choses sont si fréquentes en ce pays, que,
pour peu qu’on vive parmi les Lapons, on ne manque pas d’en être bientôt
convaincu par sa propre expérience.

Ils lavent leurs enfants dans un chaudron, tous les jours trois fois,
jusqu’à ce qu’ils aient un an; et après, trois fois par semaine. Ils ont
peu d’enfants, et il ne s’en trouve presque jamais six dans une famille.
Lorsqu’ils viennent au monde, ils les lavent dans de la neige jusqu’à ce
qu’ils ne puissent plus respirer, et pour lors ils les jettent dans un
bain d’eau chaude; je crois qu’ils font cela pour les endurcir au froid.
Sitôt que la mère est délivrée, elle boit un grand coup d’huile de
baleine, et croit que cela lui est d’un secours considérable. Il est
aisé de connaître dans le berceau de quel sexe est l’enfant. Si c’est un
garçon, ils suspendent au dessus de sa tête un arc, des flèches, ou une
lance, pour leur apprendre, même dans le berceau, ce qu’ils doivent
faire le reste de leur vie, et leur faire connaître qu’ils doivent se
rendre adroits dans leur exercice. Sur le berceau des filles on voit des
ailes de _lagopos_, qu’ils appellent _rippa_, avec les pieds et le bec,
pour leur insinuer dès l’enfance la propreté et l’agilité. Quand les
femmes sont grosses, on frappe le tambour pour savoir ce qu’elles
auront. Elles aiment mieux des filles, parce qu’elles reçoivent des
présents en les mariant, et qu’on est obligé d’acheter les femmes.

Les maladies, comme j’ai déjà remarqué, sont presque toutes inconnues
aux Lapons; et s’il leur en arrive quelqu’une, la nature est assez forte
pour les guérir d’elle-même, et sans l’aide de médecins ils recouvrent
bientôt la santé. Ils usent pourtant de quelques remèdes, comme de la
_racine de mousse_, qu’ils nomment _jeest_, ou ce qu’on appelle
_angétique pierreuse_. La résine qui coule des sapins leur fait des
emplâtres, et le fromage de renne est leur onguent divin; ils s’en
servent diversement. Ils ont du fiel de loup qu’ils délayent dans du
brandevin avec de la poudre à canon. Lorsque le froid leur a gelé
quelque partie du corps, ils étendent le fromage coupé par tranches sur
la partie malade, et ils en reçoivent du soulagement. La seconde manière
d’employer le fromage, pour les maux extérieurs ou intérieurs, est de
faire entrer un fer rouge dans le fromage, qui distille par cette ardeur
une espèce d’huile, de laquelle ils se frottent à l’endroit où ils
souffrent; et le remède est toujours suivi d’un succès et d’un effet
merveilleux. Il conforte la poitrine, emporte la toux, et est bon pour
toutes les contusions; mais la manière la plus ordinaire pour les plaies
plus dangereuses, c’est le feu. Ils s’appliquent un charbon tout rouge
sur la blessure, et le laissent le plus longtemps qu’ils peuvent, afin
qu’il puisse consumer tout ce qu’il y a d’impur dans le mal. Cette
coutume est celle des Turcs; ils ne trouvent point de remède plus
souverain.

Ceux qui sont assez heureux en France, et en d’autres lieux, pour
arriver à une extrême vieillesse, sont obligés de souffrir quantité
d’incommodités qu’elle traîne avec elle; mais les Lapons en sont
entièrement exempts, et ils ne ressentent pour toute infirmité dans cet
état qu’un peu de diminution de leur vigueur ordinaire. On ne saurait
même distinguer les vieillards d’avec les jeunes, et on voit rarement de
tête blanche en ce pays: ils retiennent toujours leur même poil, qui est
ordinairement roux. Mais ce qui est de remarquable, c’est qu’on
rencontre peu de vieillards qui ne soient aveugles. Leurs vues, déjà
affaiblies par le défaut de la nature, ne peuvent plus supporter ni
l’éclat de la neige, dont la terre est presque toujours couverte, ni la
fumée continuelle causée par le feu qui est toujours allumé au milieu de
leur cabane, et qui les aveugle sur la fin de leurs jours.

Lorsqu’ils sont malades, ils ont coutume de jouer du tambour dont je
parlerai ci-après, pour connaître si la maladie doit les conduire à la
mort, et lorsqu’ils croient être persuadés du succès fâcheux, et que le
malade commence à tirer à sa fin, ils se mettent autour de son lit; et
pour faciliter à son âme le passage à l’autre monde, ils font avaler à
l’agonisant ce qu’ils peuvent d’eau-de-vie, en boivent autant qu’ils en
ont, pour se consoler de la perte qu’ils font de leur ami, et pour
s’exciter à pleurer. Il n’est pas plus tôt mort qu’ils abandonnent la
maison, et la détruisent même, de crainte que ce qui reste de l’âme du
défunt, que les anciens appelaient mânes, ne leur fasse du mal. Leur
cercueil est fait d’un arbre creusé, ou bien de leur traîneau, dans
lequel ils mettent ce que le défunt avait de plus cher, comme son arc,
ses flèches, sa lance, afin que, si un jour il rentre en vie, il puisse
exercer sa même profession. Il y en a même, de ceux qui ne sont que
cavalièrement chrétiens, qui confondent le christianisme avec leurs
anciennes superstitions, et qui, entendant dire à leurs pasteurs que
nous devons un jour ressusciter, mettent dans le cercueil du défunt une
hache, un caillou et un fer pour faire du feu (les Lapons ne voyagent
point sans cet équipage), afin que, lorsque le défunt ressuscitera, il
puisse abattre les arbres, aplanir les rochers et brûler tous les
obstacles qui pourraient se rencontrer sur le chemin du ciel. Vous
voyez, monsieur, que, malgré leurs erreurs, ces gens y tendent de tout
leur pouvoir: ils y veulent arriver de gré ou de force, et l’on peut
dire, _his per ferrum et ignes ad cœlos grassari constitutum_, et qu’ils
prétendent par le fer et par le feu emporter le royaume des cieux.

Ils n’enterrent pas toujours les défunts dans les cimetières, mais bien
souvent dans les forêts ou dans les cavernes. On arrose le lieu
d’eau-de-vie; tous les assistants en boivent, et trois jours après
l’enterrement on tue le renne qui a conduit le mort au lieu de sa
sépulture, et on en fait un festin à tous ceux qui ont été présents. On
ne jette point les os, mais on les garde avec soin pour les enterrer au
côté du défunt. C’est dans ce repas qu’on boit le _paligavin_,
c’est-à-dire _l’eau-de-vie bienheureuse_, parce qu’on la boit en
l’honneur d’une personne qu’ils croient bienheureuse.

Les successions se font à peu près comme en Suède: la veuve prend la
moitié; et si le défunt a laissé un garçon et une fille, le garçon prend
les deux tiers du bien, et laisse l’autre à sa sœur.

Nous étions au plus fort de cette conversation, quand on nous vint
avertir qu’on apercevait sur le haut de la montagne des Lapons qui
venaient avec des rennes. Nous allâmes au-devant d’eux, pour avoir le
plaisir de contempler leur équipage et leur marche; mais nous ne
rencontrâmes que trois ou quatre personnes, qui apportaient sur des
rennes des poissons secs pour vendre à Swapavara. Il y a longtemps,
monsieur, que je vous parle de _rennes_, sans vous avoir fait la
description de cet animal, dont on nous a tant parlé autrefois. Il est
juste que je satisfasse présentement votre curiosité, comme je contentai
pour lors la mienne.

_Rheen_ est un mot suédois dont on a appelé cet animal, soit à cause de
sa propreté, soit à cause de sa légèreté: car _rhen_ signifie _net_, et
_renna_ veut dire _courir_ en cette langue. Les Romains n’avaient aucune
connaissance de cet animal, et les Latins récents l’appellent
_rangifer_. Je ne puis vous en dire d’autre raison, sinon que je crois
que les Suédois ont pu avoir autrefois appelé cette bête _rangi_ auquel
mot on aurait ajouté _fera_, comme qui dirait _bête nommée rangi_; comme
je ne voudrais pas dire que le bois de ces animaux, qui s’étend en forme
de grands rameaux, ait donné lieu de les appeler ainsi, puisqu’on aurait
aussitôt dit _ramifer_ que _rangifer_: quoi qu’il en soit, il est
constant, monsieur, que, bien que cette bête soit presque semblable à un
cerf, elle ne laisse pas d’en différer en quelque chose. Le renne est
plus grand que le cerf; la tête est assez semblable, mais le bois est
tout différent; il est élevé fort haut, et se courbe vers le milieu,
faisant une forme de cercle sur la tête; il est velu depuis le bas
jusqu’en haut, de la couleur de la peau, et est plein de sang partout;
en sorte qu’en le pressant fort avec la main, on s’aperçoit, par
l’action de l’animal, qu’il sent de la douleur dans cette partie. Mais
ce qu’il a de particulier, et qu’on ne voit en aucun autre animal, c’est
la quantité de bois dont la nature l’a pourvu pour se défendre contre
les bêtes sauvages. Les cerfs n’ont que deux bois, d’où sortent quantité
de dagues; mais les rennes en ont un autre sur le milieu du front, qui
fait le même effet que celui qu’on peint sur la tête des licornes, et
deux autres qui, s’étendant sur ses yeux, tombent sur sa bouche. Toutes
ces branches néanmoins sortent de la même racine, mais elles prennent
des routes et des figures différentes; ce qui leur embarrasse tellement
la tête, qu’ils ont de la peine à paître, et qu’ils aiment mieux
arracher les boutons des arbres, qu’ils peuvent prendre avec moins de
difficulté.

La couleur de leur poil est plus noire que celle du cerf,
particulièrement quand ils sont jeunes; et pour lors ils sont presque
noirs comme les rennes sauvages, qui sont toujours plus forts, plus
grands et plus noirs que les domestiques.

Quoiqu’ils n’aient pas les jambes si menues que le cerf, ils ne laissent
pas de le surpasser en légèreté. Leur pied est extrêmement fendu et
presque rond; mais ce qui est remarquable dans cet animal, c’est que
tous ses os, et particulièrement les articles des pieds, craquent comme
si l’on remuait des noix, et font un cliquetis si fort, qu’on entend cet
animal presque d’aussi loin qu’on le voit. L’on remarque aussi dans les
rennes, que, quoiqu’ils aient le pied fendu, ils ne ruminent point, et
qu’ils n’ont point de fiel, mais une petite marque noire dans le foie
sans aucune amertume.

Au reste, quoique cette bête soit d’une nature sauvage, les Lapons ont
si bien trouvé le moyen de les apprivoiser et de les rendre domestiques,
qu’il n’y a personne dans le pays qui n’en ait des troupeaux comme de
moutons. On ne laisse pas d’en trouver dans les bois grande quantité de
sauvages, et c’est à ceux-là que les Lapons font une chasse cruelle,
tant pour avoir leur peau, qui est beaucoup plus estimée que celle des
rennes domestiques, que pour la chair, qui est beaucoup plus délicate.
Il y a même de ces animaux qui sont à demi sauvages et domestiques, et
les Lapons laissent aller dans les bois leurs rennes femelles, dans le
temps que ces animaux sont en chaleur; et ceux qui proviennent de cette
conjonction ont un nom particulier; et ils les appellent _kattaigiar_,
et ils deviennent beaucoup plus grands et plus forts que les autres, et
plus propres pour le traîneau.

La Laponie ne nourrit point d’autres animaux domestiques que les rennes;
mais on trouve dans ces bêtes seules autant de commodités qu’on en
rencontre dans toutes celles que nous nourrissons. Ils ne jettent rien
de cet animal; ils emploient le poil, la peau, la chair, les os, la
moelle, le sang et les nerfs et ils mettent tout en usage.

La peau leur sert pour se garantir des injures de l’air; en hiver ils
s’en servent avec le poil, et en été ils ont des peaux dont ils l’ont
fait tomber. La chair de cet animal est pleine de suc, grasse, et
extrêmement nourrissante; et les Lapons ne mangent point d’autre viande
que de celle de renne. Les os leur sont d’une utilité merveilleuse pour
faire des arbalètes et des arcs, pour armer leurs flèches, pour faire
des cuillers, et pour orner tous les ouvrages qu’ils veulent faire. La
langue et la moelle des os est ce qu’ils ont de plus délicat parmi eux;
et les amants portent de ces mets à leurs maîtresses, comme les plus
exquis, qu’ils accompagnent ordinairement de chair d’ours et de castor.
Ils boivent souvent le sang; mais ils le conservent plus ordinairement
dans la vessie de cet animal, qu’ils exposent au froid, et le laissent
condenser et prendre un corps en cet état; et lorsqu’ils veulent faire
du potage, ils en coupent ce qu’ils ont de besoin, et le font bouillir
avec du poisson. Ils n’ont point d’autres fils que ceux qu’ils tirent
des nerfs, qu’ils filent sur la joue de ces animaux. Ils se servent des
plus fins pour faire leurs habits, et ils emploient les plus gros pour
coudre ensemble les planches de leurs barques. Ces animaux ne
fournissent pas seulement aux Lapons de quoi se vêtir et de quoi manger,
ils leur donnent aussi de quoi boire. Le lait de renne est le seul
breuvage qu’ils aient; et parce qu’il est extrêmement gras et tout à
fait épais, ils sont obligés d’y mêler presque la moitié d’eau. Ils ne
tirent de ce lait que demi-setier par jour des meilleures rennes, qui ne
donnent même du lait que lorsqu’elles ont un veau. Ils en font des
fromages très-nourrissants; et les pauvres gens, qui n’ont pas le moyen
de tuer leurs rennes pour manger, ne se servent point d’autre
nourriture. Ces fromages sont gras et d’une odeur assez forte, mais ils
sont fades, comme étant faits et mangés sans sel.

La plus grande commodité qu’on retire des rennes, c’est pour faire
voyage et pour porter des fardeaux. Nous avions tant de fois entendu
parler avec étonnement de la manière dont les Lapons se servent de ces
animaux pour marcher, que nous voulûmes dans le moment satisfaire notre
curiosité, et voir ce que c’est qu’un renne attelé à un traîneau. Nous
fîmes dans le moment venir une de ces machines que les Lapons appellent
_pulaha_, et que nous nommons traîneau, dont j’ai fait la description
ci-devant. Nous y fîmes attacher le renne sur le devant, de la distance
que sont ordinairement les chevaux, à ce morceau de bois dont j’ai
parlé, qu’ils appellent _jacolaps_. Il n’a pour collier qu’un morceau de
peau où le poil est resté, d’où descend vers le poitrail un trait qui
lui passe sous le ventre entre les jambes, et va s’attacher à un trou
qui est sur le devant du traîneau. Le Lapon n’a pour guide qu’une seule
corde attachée à la racine du bois de l’animal, qu’il jette diversement
sur le dos de la bête, tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, et lui
fait connaître le chemin en la tirant du côté qu’elle doit tourner.

Nous allâmes ce jour-là, pour la première fois, dans ces traîneaux avec
un plaisir incroyable; et c’est dans cette voiture que l’on fait en peu
de temps un chemin considérable. On avance avec plus ou moins de
diligence, suivant que le renne est plus ou moins vite et vigoureux. Les
Lapons en nourrissent exprès de bâtards, qui sont produits d’un mâle
sauvage et d’une femelle domestique, comme je vous ai déjà dit; et
ceux-là sont beaucoup plus vites que les autres et plus propres pour le
voyage. Zieglerus dit qu’un renne peut en un jour changer trois fois
d’horizon, c’est-à-dire joindre trois fois le signe qu’on aura découvert
le plus éloigné. Cet espace de chemin, quoique très-considérable et fort
bien exprimé, ne donne pas bien à connaître la diligence que peut faire
un renne. Les Lapons la désignent mieux, en disant qu’on peut faire
vingt milles de Suède, ou cinquante lieues, en ne comptant que deux
lieues et demie de France pour un mille de Suède. Les milles de Suède
sont de 6,600 toises, et les lieues de France de 2,600 toises; cependant
ordinairement le mille de Suède passe pour trois lieues de France. Cette
supputation satisfait plus que l’autre. Mais comme on étend le jour
autant qu’on veut, et que les Lapons ne distinguent point si c’est le
jour naturel de vingt-quatre heures, ou la journée que fait un voyageur,
il est plus à propos, pour donner à comprendre ce qu’un renne peut faire
par heure, au moins autant que je l’ai remarqué par la supputation qui
précède, et par ma propre expérience, de dire qu’un bon renne entier,
comme sont ceux qui se rencontrent dans la Laponie _Kimi lapmarch_, qui
sont renommés pour les plus vites et les plus vigoureux, peut faire par
heure, étant poussé, six lieues de France; encore faut-il pour cela que
la neige soit fort unie et fort gelée: il est vrai qu’il ne peut pas
résister longtemps à ce travail, et il faut qu’il se repose après sept
ou huit heures de fatigue. Ceux qu’on veut ménager davantage ne feront
pas tant de chemin, mais dureront aussi plus longtemps. Ils résisteront
au travail pendant douze ou treize heures, au bout desquelles il est
nécessaire qu’ils se reposent un jour ou deux, si l’on ne veut pas
qu’ils crèvent au traîneau.

Ce chemin, comme vous voyez, monsieur, est très-considérable; et s’il y
avait des postes de rennes établies en France, il ne serait pas bien
difficile d’aller de Paris à Lyon en moins de vingt-six heures. La
diligence serait belle; mais quoiqu’il semble que cette manière de
voyager soit fort commode, on en serait beaucoup plus fatigué. Les sauts
qu’il faut faire, les fossés qu’il faut franchir, les pierres sur
lesquelles il faut passer, et le travail continuel nécessaire pour
s’empêcher de verser, et pour se relever quand on est tombé, feraient
qu’on aimerait beaucoup mieux aller plus doucement, et essuyer moins de
risques.

Quoique ces animaux se laissent assez facilement conduire, il s’en
trouve néanmoins beaucoup de rétifs, et qui sont presque indomptables;
en sorte que, lorsque vous les poussez trop vite, ou que vous voulez
leur faire faire plus de chemin qu’ils ne veulent, ils ne manquent pas
de se retourner; et, se dressant sur leurs pieds de derrière, ils
viennent fondre avec une telle furie sur celui qui est dans le traîneau,
qui ne peut ni se défendre ni sortir, à cause des liens qui
l’embarrassent, qu’ils lui cassent souvent la tête, et le tuent
quelquefois avec leurs pieds de devant, desquels ils sont si forts,
qu’ils n’ont point d’autres armes pour se défendre contre les loups.

Les Lapons, pour se parer des insultes de ces animaux, n’ont point
d’autre remède que de se tourner contre terre, et de se couvrir de leur
traîneau, jusqu’à ce que leur colère soit un peu apaisée.

Ils ont encore une autre sorte de traîneau beaucoup plus grand, et fait
d’une autre manière, qu’ils appellent _racdakeris_. Ils s’en servent
pour aller quérir leur bois, et pour transporter leurs biens, lorsqu’ils
changent d’habitation.

Voilà, monsieur, la manière dont les Lapons voyagent l’hiver, lorsque la
neige couvre entièrement toute la terre, et que le froid a fait une
croûte glissante par-dessus. L’été, il faut qu’ils aillent à pied, car
les rennes ne sont pas assez forts pour les porter; et ils ne les
attellent point à des chariots, dont l’usage leur est tout à fait
inconnu, à cause de l’âpreté des chemins: ils ne laissent pas de porter
des fardeaux; et les Lapons prennent une forte écorce de bouleau, qu’ils
courbent en forme d’arc, et mettent sur la largeur ce qu’ils ont à
porter, qui n’excède pas de chaque côté le poids de quarante livres.
C’est de cette manière qu’ils portent pendant l’été leurs enfants
baptiser, et qu’ils suivent derrière.

La nourriture la plus ordinaire des rennes est une petite mousse blanche
extrêmement fine, qui croît en abondance par toute la Laponie; et
lorsque la terre est toute couverte de neige, la nature donne à ces
animaux un instinct pour connaître sous la neige l’endroit où elle peut
être; et aussitôt ils la découvrent en faisant un grand trou dans la
neige avec les pieds de devant, et ils font cela d’une vitesse
incroyable; mais quand le froid a si fort endurci la neige qu’elle est
aussi dure que la glace même, les rennes mangent pour lors une certaine
mousse faite comme une toile d’araignée, qui pend des pins, et que les
Lapons appellent _luat_.

Je pense déjà avoir dit que les rennes n’ont de lait que lorsqu’elles
ont un veau, qui tette pendant trois mois; et sitôt que le veau est
mort, elles n’ont plus de lait. Ils leur mettent des cocons de pin,
lorsqu’ils veulent qu’ils mangent; et quand ils tettent et qu’ils
piquent leur mère, elle leur donne des coups de cornes.

L’on dit de ces animaux qu’on leur parle à l’oreille, si l’on veut
qu’ils aillent d’un côté ou d’un autre; cela est entièrement faux: ils
vont presque toujours avec un conducteur qui en conduit six après lui;
et s’il arrive que quelqu’un veuille faire voyage en quelque endroit,
s’il peut trouver un renne de renvoi qui soit du pays où il veut aller,
il n’aura besoin d’aucun guide, et le renne le mènera à l’endroit où il
veut aller, quoiqu’il n’y ait aucun chemin tracé, et que la distance
soit de plus de quarante lieues.

Le samedi, nous nous mîmes en chemin pour aller à pied au logis du
prêtre, qui était éloigné de cinq milles, pour prendre ensuite notre
chemin au nord-ouest, et aller à Tornotresch, où nous devions trouver
les Lapons que nous cherchions. Nous ne fûmes pas plus tôt hors de
Swapavara, que nous trouvâmes de quoi souper: nous tuâmes trois ou
quatre oiseaux qu’on appelle en ce pays _fielripa_ ou _oiseau de
montagne_, et que les Grecs appelaient _lagopos_ ou _pied-velu_. Il est
de la grosseur d’une poule, et pendant l’été a le plumage du faisan,
mais tirant plus sur le brun, et est distingué en certains endroits de
marques blanchâtres. L’hiver, il est tout blanc. Le mâle imite, en
volant, le bruit d’un homme qui rirait de toute sa force. Il se repose
rarement sur les arbres. Au reste, je ne sais point de gibier dont le
goût soit si agréable. Il a ensemble et la délicatesse du faisan, et la
finesse de la perdrix: on en trouve en quantité sur les montagnes de ce
pays.

A deux milles de Swapavara nous rencontrâmes la barque des Lapons à qui
nous avions parlé le jour précédent, et qui devaient nous conduire à
Tornotresch. Ils avaient pêché toute la nuit, et nous apportèrent des
truites saumonées fort excellentes, qu’ils appellent en ce pays _œrlax_.
De là, continuant notre chemin par eau, nous vînmes camper sur une
petite hauteur. Nous passâmes la nuit au milieu des bois, dont nous nous
trouvâmes bien; car le froid fut extrêmement violent, et nous fûmes
obligés de faire un si beau feu pour nous garantir des bêtes, et
particulièrement des ours, que ce jour-là nous mîmes le feu à la forêt:
on oublia de l’éteindre en partant, et il prit avec tant de violence,
excité par une horrible tempête qui s’éleva, que, revenant quinze jours
après, nous le trouvâmes encore allumé en certains endroits de la forêt,
où il avait brûlé avec bien du succès; mais cela ne faisait mal à
personne, et les incendiaires ne sont point punis en ce pays.

Nous ne fîmes qu’un demi-mille le dimanche, à cause des torrents et d’un
vent impétueux qui nous terrassait à tous moments; et, pendant le temps
que nous fûmes à faire ce chemin à pied, nous n’avancions pas quatre pas
sans voir ou sans entendre tomber des pins d’une grosseur extrême, qui
causaient, en tombant, un bruit épouvantable qui retentissait par toute
la forêt. Cette tempête, qui dura tout le jour et la nuit, nous obligea
de rester, et de passer cette nuit, comme nous avions fait la
précédente, avec d’aussi grands feux, mais plus de précaution, pour ne
pas porter l’incendie où nous passions; ce qui faisait dire à nos
bateliers qu’il ne faudrait que quatre Français pour brûler en huit
jours tout le pays.

Le lendemain lundi, las d’être exposés à la bise sans avancer, nous ne
laissâmes pas, malgré la tempête qui durait encore, de nous mettre en
chemin sur un lac qui paraissait une mer agitée, tant les vagues étaient
hautes; et après quatre ou cinq heures de travail pour faire trois
quarts de mille, nous arrivâmes à l’église des Lapons, où demeurait le
prêtre.

Cette église s’appelle Chucasdes, et c’est le lieu où se tient la foire
des Lapons pendant l’hiver, où ils viennent troquer les peaux de rennes,
d’hermines, de martres et de petits-gris, contre de l’eau-de-vie, du
tabac, du _valmar_, qui est une espèce de gros drap dont ils se
couvrent, et duquel ils entourent leurs cabanes. Les marchands de Torno
et du pays voisin ne manquent pas de s’y trouver pendant ce temps, qui
dure depuis la Conversion de saint Paul, en janvier, jusqu’au deuxième
de février. Le bailli des Lapons, suivi du juge, s’y rendent en
personne, l’un pour recevoir les tributs qu’ils donnent au roi de Suède,
et l’autre pour terminer les différends qui pourraient être parmi eux,
et punir les coupables et les fripons, quoiqu’il s’en rencontre
rarement; car ils vivent entre eux dans une grande confiance, sans qu’on
ait entendu jamais parler de voleurs, qui auraient pourtant de quoi
faire facilement leurs affaires, les cabanes pleines de plusieurs choses
restant toutes ouvertes lorsqu’ils vont l’été en Norwége, où ils
demeurent trois ou quatre mois. Ils laissent au milieu des bois, sur le
sommet d’un arbre qu’ils ont coupé, toutes les munitions nécessaires; et
on entend rarement parler qu’ils aient été volés. Le pasteur, comme vous
pouvez croire, monsieur, ne s’éloigne pas dans ce temps; et c’est pour
lors qu’il reçoit les dîmes de peaux de rennes, de fromage, de gants, de
souliers, et autres choses, suivant le pouvoir de ceux qui lui font des
présents.

Les Lapons les plus chrétiens ne se contentent pas de donner à leurs
pasteurs, ils font aussi des offrandes à l’église. Nous avons vu
quantité de peaux de petits-gris qui pendaient devant l’autel; et quand
ils veulent détourner quelque maladie qui afflige leurs troupeaux, ou
demander à Dieu leur prospérité, ils portent des peaux de rennes à
l’église, et les étendent sur le chemin qui conduit à l’autel, par où il
faut nécessairement que le prêtre passe; et ils croient ainsi s’attirer
la bénédiction du ciel. Les prêtres ont beaucoup d’affaires pendant ce
temps; car comme la plupart ne viennent que cette fois à l’église
pendant toute l’année, il faut faire pendant huit ou quinze jours tout
ce qu’on ferait ailleurs en une année. C’est dans ce temps que la plus
grande partie fait baptiser les enfants, qu’ils enterrent les corps de
ceux qui sont morts pendant l’été; car lorsqu’il meurt quelqu’un dans le
temps qu’ils sont vers la mer Occidentale, ou dans quelque autre endroit
de la Laponie, comme ils ne sauraient apporter les corps, à cause de la
difficulté des chemins, et qu’ils n’ont point de commodité pour les
transporter, ils les enterrent sur le lieu où ils sont morts, dans
quelque caverne ou sous quelques pierres, pour les déterrer l’hiver,
lorsque la neige leur donne la commodité de les porter à l’église.
D’autres, pour éviter que les corps ne se corrompent, les mettent dans
le fond de l’eau, dans leur cercueil, qui est, comme j’ai dit, d’un
arbre creux ou de leur traîneau, et ne les tirent point que pour les
porter au cimetière. Ils font aussi leurs mariages pendant la foire:
comme tous leurs amis sont présents à cette action, ils la diffèrent
ordinairement jusqu’à ce temps, pour la rendre plus solennelle et se
divertir davantage.

Les marchandises que les Lapons apportent à ces foires sont des rennes
et des peaux de ces animaux: ils y débitent aussi des peaux de renards,
noires, rouges et blanches; de loutres, _gulonum_, de martres, de
castors, d’hermines, de loups, de petits-gris, et d’ours; des habits de
Lapons, des bottes, des gants et des souliers; de toutes sortes de
poissons secs et des fromages de rennes.

Ils changent cela contre de l’eau-de-vie, de gros draps, de l’argent, du
cuivre, du fer, du soufre, des aiguilles, des couteaux, et des peaux de
bœufs, qui leur sont apportées par les Moscovites. Leurs marchandises
ont toujours le même prix: un renne ordinaire se donne pour la valeur de
deux écus; quatre peaux vont pour un renne; un _limber_ de petits-gris,
composé de quarante peaux, est estimé la valeur d’un écu; une peau de
martre autant; celle d’ours se donne pour autant; et trois peaux
blanches de renard ne coûtent pas davantage. Le prix des marchandises
est limité de même: une demi-aune de drap est estimée un écu; une pinte
d’eau-de-vie autant; une livre de tabac vaut le même prix; et quand on
veut acheter des choses qui coûtent moins, le marché se fait avec une,
deux ou trois peaux de petits-gris, suivant que la chose est estimée.

Tous ces marchés ne se font plus avec la même franchise qu’ils se
faisaient autrefois; et comme les Lapons, qui agissaient avec fidélité
se sont vus trompés, la crainte qu’ils ont de l’être encore les met sur
leurs gardes à tel point, qu’ils se trompent plutôt eux-mêmes que d’être
trompés.

Il n’y a rien qui fasse mieux voir le peu de christianisme qu’ont la
plupart des Lapons, que la répugnance qu’ils ont d’aller à l’église pour
entendre le prêtre, et pour assister à l’office. Il faut que le bailli
ait soin de les y faire aller par force, en envoyant des gens dans leurs
cabanes pour voir s’ils y sont. Il y en a qui, pour s’exempter d’y
aller, lui donnent de l’argent; quelques-uns croient pouvoir se
dispenser d’assister à la prédication, en disant qu’ils y étaient
l’année passée, et d’autres s’imaginent avoir une excuse légitime de
s’absenter, en disant qu’ils sont d’une autre église à laquelle ils ont
été. Cela fait voir clairement qu’ils ne sont chrétiens que par force,
et qu’ils n’en donnent des marques que lorsqu’on les contraint de le
faire.

Nous fûmes occupés le reste de ce jour, et toute la matinée du mardi, à
graver sur une pierre des monuments éternels, qui devaient faire
connaître à la postérité que trois Français n’avaient cessé de voyager
qu’où la terre leur avait manqué, et que, malgré les malheurs qu’ils
avaient essuyés, et qui auraient rebuté beaucoup d’autres qu’eux, ils
étaient venus planter leur colonne au bout du monde, et que la matière
avait plutôt manqué à leurs travaux que le courage à les souffrir.
L’inscription était telle:

    Gallia nos genuit; vidit nos Africa; Gangem
    Hausimus, Europamque oculis lustravimus omnem:
    Casibus et variis acti terraque marique,
    Hic tandem stetimus, nobis ubi defuit orbis.
        DE FERCOURT,   DE CORBERON,   REGNARD.
    18 Augusti 1681.

Nous gravâmes ces vers sur la pierre et sur le bois; et quoique le lieu
où nous étions ne fût pas le véritable endroit pour les mettre, nous y
laissâmes pourtant ceux que nous avions gravés sur le bois, qui furent
mis dans l’église au-dessus de l’autel.

Nous portâmes les autres avec nous pour les mettre au bout du lac de
Tornotresch, d’où l’on voit la mer Glaciale, et où finit l’univers.

Lorsque les Lapons qui devaient nous conduire et nous montrer le chemin
furent arrivés de chez eux, où ils étaient allés pour prendre quelques
petites provisions, consistant en sept ou huit fromages de renne et
quelques poissons secs, nous partîmes de chez les prêtres sur les cinq
heures du soir et vînmes nous reposer à un torrent impétueux qu’ils
appellent Vaccho, où nous arrivâmes à une heure après minuit. Nous eûmes
le plaisir, tout le long du chemin, de voir le coucher et l’aurore du
soleil en même temps. Le soleil se coucha ce jour-là à onze heures et se
leva à deux, sans qu’on cessât de voir aussi clair qu’en plein midi.
Mais, lorsque les jours sont les plus longs, c’est-à-dire trois semaines
devant la Saint-Jean et trois semaines après, on le voit continuellement
pendant tout ce temps, sans qu’au plus bas de sa course il touche la
pointe des plus hautes montagnes. On est aussi, pendant les plus courts
jours de l’hiver, deux mois entiers sans le voir; et l’on monte à la
Chandeleur sur le sommet des montagnes, pour le regarder poindre pendant
un moment. La nuit n’est pourtant pas continuelle, et sur le midi il
paraît un petit crépuscule qui dure environ deux heures. Les Lapons,
aidés de cette lumière et de la réverbération de la neige, dont la terre
est toute couverte, prennent ce temps pour aller à la chasse et à la
pêche, qu’ils ne finissent point, quoique les rivières et les lacs
soient gelés partout, et en quelques endroits de la hauteur d’une pique:
mais ils font des trous dans la glace d’espace en espace, et poussent,
par le moyen d’une perche qui va dessous cette glace, leurs filets de
trou en trou, et les retirent de même. Mais ce qu’il y a de plus
surprenant, c’est que bien souvent ils rapportent dans des filets des
hirondelles qui se tiennent avec leurs pattes à quelque petit morceau de
bois. Elles sont comme mortes lorsqu’on les tire de l’eau, et n’ont
aucun signe de vie; mais lorsqu’on les approche du feu, et qu’elles
commencent à sentir la chaleur, elles remuent un peu, puis secouent
leurs ailes, et commencent à voler comme elles font en été. Cette
particularité m’a été confirmée par tous ceux à qui je l’ai demandée.

Nous nous mîmes le mercredi matin en chemin, et, après avoir passé de
l’autre côté du torrent, nous fîmes une petite lieue à pied. Nous
rencontrâmes dans notre chemin la cabane d’un Lapon, faite de feuilles
et de gazon: toutes ses hardes étaient derrière sa cabane sur des
planches, qui consistaient en quelques peaux de rennes, quelques outils
pour travailler, et plusieurs filets qui pendaient sur une perche. Après
avoir tout examiné, nous poursuivîmes notre route à l’ouest dans les
bois, sans suivre aucun chemin. Nous trouvâmes dans le milieu un magasin
de Lapon, construit sur quatre arbres qui faisaient un espace carré.
Tout cet édifice, couvert de quelques planches, était appuyé sur ces
quatre morceaux de bois, qui sont ordinairement de sapin, dont les
Lapons ôtent l’écorce, afin que particulièrement les loups et les ours
ne puissent monter sur ces arbres, qu’ils frottent de graisse et d’huile
de poisson. C’est dans ce magasin que les Lapons ont toutes leurs
richesses, qui consistent en poisson sec ou chair de rennes. Ces
garde-manger sont au milieu des bois, à deux ou trois lieues de
l’endroit où le Lapon a son habitation: le même en aura quelquefois deux
ou trois en différents endroits. C’est pourquoi, comme ils sont exposés
continuellement à la fureur des bêtes, ils emploient toute leur adresse
pour rendre leurs efforts vains; mais il arrive bien souvent, quoi
qu’ils puissent faire, que les ours détruisent tout le travail d’un
Lapon, et mangent en un jour tout ce qu’il aura amassé pendant une année
entière, ainsi qu’il arriva à un certain que nous trouvâmes sur le lac
de Tornotresch, et que nous rencontrâmes à notre retour, fort désolé de
ce que les ours avaient détruit son magasin, et dévoré tout ce qui était
dedans.

Ils ont encore une autre sorte de réservoir, qu’ils appellent _nalla_,
qui est pourtant comme les autres au milieu des bois, mais qui n’est que
sur un seul pivot. Ils coupent un arbre de la hauteur de six ou sept
pieds, et mettent sur le tronc deux morceaux de bois en croix, sur
lesquels ils établissent ce petit édifice, qui fait le même effet que le
colombier, et qu’ils couvrent de planches. Ils n’ont d’autre échelle
pour monter à ce réservoir qu’un tronc d’arbre dans lequel ils creusent
comme des espèces de degrés.

Après avoir encore marché environ une demi-heure, nous arrivâmes sur le
bord du lac, où nous trouvâmes un petit Lapon extrêmement vieux, avec
son fils, qui allait à la pêche. Nous l’interrogeâmes sur quantité de
choses, et particulièrement sur son âge, qu’il ne savait pas; ignorance
ordinaire aux Lapons, qui presque tous n’ont pas même le souvenir de
l’année dans laquelle ils vivent, et qui ne connaissent les temps que
par la succession de l’hiver à l’été. Nous lui donnâmes du tabac et de
l’eau-de-vie; et il nous dit que, nous ayant aperçus du haut de sa
cabane, il s’était sauvé dans le bois, d’où il pouvait pourtant nous
voir; et qu’ayant reconnu que nous ne lui avions fait aucun dommage, et
que nous n’avions emporté aucune chose, il s’était hasardé à sortir de
son fort pour vaquer à son travail. Le bon traitement que nous fîmes à
ce pauvre homme en tabac et en eau-de-vie, qui est le plus grand régal
qu’on puisse faire aux Lapons, fit qu’il nous promit de nous mener chez
lui à notre retour, et qu’il nous ferait voir ses rennes, au nombre de
soixante-dix ou quatre-vingts, et tout son petit ménage.

Nous passâmes outre, et allâmes passer la nuit dans la cabane d’un Lapon
qui était à l’endroit où le lac commence à former le fleuve. Il y a
longtemps, monsieur, que je vous parle des maisons des Lapons, sans vous
en avoir fait la description; il faut contenter votre curiosité.

Les Lapons n’ont aucune demeure fixe, mais ils vont d’un lieu à un
autre, emportant avec eux tout ce qu’ils ont. Ce changement de place se
fait, ou pour la commodité de la pêche, dont ils vivent, ou pour la
nourriture de leurs rennes, qu’ils cherchent ailleurs lorsqu’elle est
consommée dans l’endroit où ils vivaient. Ils se mettent ordinairement
pendant l’été sur le bord des lacs, à l’endroit où sont les torrents; et
l’hiver ils s’enfoncent davantage dans les bois, aux endroits où ils
croient trouver de quoi chasser. Ils n’ont pas de peine à déménager
promptement: en un quart d’heure ils ont plié toute leur maison, et
chargent tous leurs ustensiles sur des rennes, qui leur sont d’un
merveilleux secours; ils en ont en cette occasion cinq ou six sur
lesquels ils mettent tout leur bagage, comme nous faisons sur nos
chevaux, et les enfants qui ne sauraient marcher.

Ces rennes vont les uns après les autres; le second est attaché d’une
longue courroie au col du premier, et le troisième est lié au second;
ainsi du reste. Le père de famille marche derrière ces rennes, et
précède tout le reste de son troupeau, qui le suit comme on voit les
moutons suivre le berger. Quand on est arrivé en un lieu propre pour
demeurer, l’on décharge les bêtes, et l’on commence à bâtir la maison.
Ils élèvent quatre perches qui font le soutien de tout leur bâtiment.
Ces bâtons sont percés à l’extrémité d’en haut, et joints ensemble d’un
autre sur lequel sont appuyées quantité d’autres perches qui forment
tout l’édifice, et font le même effet que ferait une cloche. Toutes ces
perches servent à soutenir une grosse toile qu’ils appellent _waldmar_,
qui fait ensemble et les murailles et le fort de la maison. Les plus
riches emploient une double couverture pour se mieux garantir des pluies
et des vents, et les pauvres se servent de gazon. Le feu est au milieu
de la cabane, et la fumée sort par un trou qu’ils laissent pour cela au
sommet. Ce feu est continuellement allumé pendant l’hiver et pendant
l’été: ce qui fait que la plupart des Lapons perdent la vue lorsqu’ils
arrivent sur l’âge. La crémaillère pend du haut du toit sur le feu:
quelques-unes sont faites de fer; mais la plupart sont d’une branche de
bouleau, au bout de laquelle il y a un crochet. On voit toujours un
chaudron qui pend sur le feu, et particulièrement l’hiver lorsqu’ils
font fondre la neige; et lorsque quelqu’un veut boire, il prend de la
neige dans une grande cuiller, et l’arrose de cette eau bouillante,
jusqu’à ce qu’elle soit entièrement fondue. Le plancher de leur cabane
est fait de branches de bouleau ou de pin, qu’ils jettent en confusion
pour leur servir de lit. Voilà, monsieur, quelles sont les habitations
des Lapons. Là sont les vieux comme les jeunes, les hommes et les
femmes, les pères et les enfants. Ils couchent tous ensemble sur des
peaux de rennes, tout nus, ce qui occasionne bien souvent des désordres
fort dangereux. La porte de la cabane est extrêmement étroite, et si
basse qu’il y faut entrer à genoux; ils la tournent ordinairement au
midi, afin d’être moins exposés au vent du nord.

Il y a encore une autre sorte de cabane qui est fixe, et qu’ils font de
figure hexagone, avec des pins qu’ils emboîtent les uns sur les autres,
et dont les fentes sont bouchées de mousse. Celles-là appartiennent aux
plus riches, qui ne laissent pas de changer de demeure comme les autres,
mais qui reviennent toujours au bout de quelque temps au même endroit,
qui est ordinairement sur le bord des cataractes qui apportent une
grande commodité pour la pêche.

Ce fut dans une de ces cabanes que nous passâmes la nuit. Elle n’était
couverte que de branches entrelacées qui soutenaient de la mousse. Nous
y rencontrâmes deux Lapons que nous saluâmes en leur donnant la main, et
leur disant _pourist_, qui est la salutation laponne, qui veut dire
_bienvenu_. Ces pauvres gens nous saluèrent de même et nous rendirent le
salut par le mot _pourist oni, soyez le bienvenu aussi_. Ils
accompagnèrent ces mots de leur révérence ordinaire, qu’ils font à la
mode des Moscovites, en fléchissant les deux genoux. Nous ne manquâmes
pas, pour faire connaissance, de leur donner de l’eau-de-vie, et de cinq
ou six sortes; de manière qu’en ayant trop pris pour leur tête, et la
cervelle commençant à leur tourner, un d’eux voulut faire le sorcier, et
prit son tambour. Comme cet article est le point de leur superstition le
plus essentiel, vous voulez bien, monsieur, que je vous parle de leur
religion.

Tout le monde sait que les peuples les plus voisins du Septentrion ont
toujours été adonnés à l’idolâtrie et à la magie. Les Finlandais y ont
excellé par-dessus tous les autres, et on les dirait aussi savants dans
cet art diabolique, que s’ils avaient eu pour maître Zoroastre ou Circé.
Les anciens les connaissaient pour tels; et un auteur danois, en parlant
des Finlandais, desquels les Lapons sont sortis, disait: _Tunc
Biarmenses, arma artibus permutantes, carminibus in nimbos solvere
cœlum, lætamque aeris faciem tristi imbrium aspergine confuderunt._ «Les
Biarmiens, employant leur art au défaut des armes, changent les temps
sereins en des tempêtes cruelles, et remplissent le ciel de nuages par
leurs enchantements.» Cela fait connaître que les Biarmiens qui sont les
Finlandais d’à présent, étaient aussi méchants soldats qu’ils étaient
grands magiciens. Il en parle encore en un autre endroit en ces termes:
_Sunt Finni ultimi septentrionis populi; vix quidem habitabilem orbis
terrarum partem cultura complent: acer iisdem telorum est usus; non alia
gens promptiore jaculandi peritia fruitur; grandibus et latis sagittis
dimicant, incantationum studiis incumbunt_, etc. «Les Finlandais sont,
dit-il, les derniers peuples qui habitent vers le Septentrion; ils
vivent dans la partie du monde la moins habitable, et se servent si bien
de traits, qu’il n’y a point de nation plus adroite à tirer de l’arc;
ils combattent avec des flèches fort longues et fort larges, et
s’étudient aux enchantements.»

Si les Finlandais étaient autrefois si adonnés à la magie, les Lapons,
qui en descendent, ne le sont pas moins aujourd’hui: ils ne sont
chrétiens que par politique et par force. L’idolâtrie, qui est beaucoup
plus palpable, et qui frappe plus les sens que le culte du vrai Dieu, ne
saurait être arrachée de leur cœur. Les erreurs des Lapons se peuvent
réduire à deux chefs: on peut rapporter au premier tout ce qu’ils ont de
superstitieux et de païen et au second leurs enchantements et leur
magie. Leur première superstition est d’observer ordinairement les jours
malheureux, pendant lesquels ils ne veulent point aller chasser, et
croient que leurs arcs se rompraient ces jours-là, qui sont les jours de
Sainte-Catherine, Saint-Marc et autres. Ils ont de la peine à se mettre
en chemin le jour de Noël, qu’ils croient malheureux. La cause de cette
superstition vient de ce qu’ils ont mal entendu ce qui se passa ce
jour-là, quand les anges descendirent du ciel et épouvantèrent les
pasteurs; et ils croient que des esprits malins se promènent ce jour-là
dans les airs, qui pourraient leur nuire. Ils sont encore assez
superstitieux de croire qu’il reste quelque chose après la mort, appelé
mânes, qu’ils appréhendent fort; et lorsque quelqu’un meurt en dispute
avec quelque autre, il faut qu’un tiers se transporte au lieu de la
sépulture, et qu’il fasse l’accord de pacification entre celui qui est
vivant et celui qui est mort. C’est là proprement l’erreur des païens,
qui appelaient mânes _quasi qui maneant post obitum_. Tout cela n’est
que superstition; mais vous allez voir ce qu’ils ont d’impie, de païen,
de magique.

Premièrement, ils mêlent indifféremment Jésus-Christ avec leurs faux
dieux, et ils font un tout de Dieu et du diable, qu’ils croient pouvoir
adorer suivant leur fantaisie. Ce mélange se remarque particulièrement
sur leurs tambours, où ils mettent _Storiunchar_ avec sa famille
au-dessus de Jésus-Christ et de ses apôtres. Ils ont trois dieux
principaux: le premier s’appelle Thor, ou _dieu du tonnerre_; le second
Storiunchar; et le troisième Parjute, qui veut dire _le soleil_.

Ces trois dieux sont adorés des Lapons de Lula et de Pitha seulement,
car ceux de Kimiet et de Torno, parmi lesquels j’ai vécu, n’en
connaissent qu’un, qu’ils appellent Seyta, et qui est le même chez eux
que Storiunchar chez les autres. Ces dieux sont faits d’une pierre
longue, sans autre figure que celle que la nature lui a donnée, et telle
qu’ils la trouvent sur les bords des lacs; en sorte que toute pierre
faite d’une manière particulière, raboteuse, pleine de trous et de
concavités, est pour eux un dieu; et plus elle est extraordinaire, plus
ils ont de vénération pour elle.

Thor est le premier des dieux; et c’est celui qu’ils croient maître du
tonnerre, et qu’ils arment d’un marteau. Storiunchar est le second, qui
est le vicaire du premier; comme qui dirait, Thorjunchar, _lieutenant de
Thor_.

Il préside à tous les animaux, aux oiseaux comme aux poissons; et comme
c’est celui dont ils ont le plus besoin, c’est à lui aussi à qui ils
font plus de sacrifices pour se le rendre favorable. Ils le mettent
ordinairement sur le bord des lacs et dans les forêts, où il étend sa
juridiction et fait voir son pouvoir. Le troisième dieu, qu’ils ont de
commun avec quelques autres païens, est le soleil, pour lequel ils ont
une grande vénération, à cause des grandes commodités qu’ils en
reçoivent. C’est celui de tous les trois qu’ils ont, ce me semble, le
plus de sujet d’adorer. Premièrement il chasse, à son approche, le froid
qui les a tourmentés pendant plus de neuf mois; il découvre la terre et
donne la nourriture à leurs rennes; il ramène un jour qui dure quelques
mois, et dissipe les ténèbres dans lesquelles ils ont été ensevelis fort
longtemps: ce qui fait qu’en son absence ils ont un grand respect pour
le feu, qu’ils prennent pour une vive représentation du soleil, et qui
fait en terre ce que l’autre fait dans les cieux.

Quoique chaque famille ait ses dieux particuliers, les Lapons ne
laissent pas d’avoir des endroits généraux où ils en ont de communs. Je
vous parlerai dans la suite d’un de ces lieux où j’ai été moi-même voir
leurs autels; et c’est là qu’ils font ordinairement les sacrifices dans
la manière suivante.

Lorsque les Lapons ont connu, par l’exploration du tambour, que leur
dieu est altéré de sang et qu’il demande une offrande, ils conduisent la
victime, qui est un renne mâle, à l’endroit où est l’autel du dieu à qui
ils veulent sacrifier, et ne permettent à aucune femme ou fille
d’approcher de ce lieu, à qui il est aussi défendu de sacrifier: ils
tuent la victime au pied de l’autel, en lui perçant le cœur d’un coup de
couteau qu’ils lui enfoncent dans le côté; puis, approchant de l’autel
avec respect, ils prennent de la graisse de l’animal, et du sang le plus
proche du cœur, dont ils frottent leur dieu avec révérence, en lui
faisant des croix avec le même sang. On met derrière l’idole la corne
des pieds, les os et les cornes; on pend d’un côté un fil rouge orné
d’étain, et de l’autre les parties avec lesquelles l’animal augmente son
espèce. Le sacrificateur emporte chez lui tout ce qui peut être mangé,
et laisse seulement les cornes à son dieu. Mais quand il arrive que
l’autel du dieu à qui ils veulent sacrifier est sur le sommet des
montagnes inaccessibles où ils croient qu’il demeure, alors, comme ils
ne peuvent le frotter du sang de la victime, ils prennent une petite
pierre qu’ils trempent dedans, et la jettent au lieu où ils ne sauraient
aller.

Ils n’offrent pas seulement des sacrifices aux dieux; ils en font aussi
aux mânes de leurs parents ou de leurs amis, pour les empêcher de leur
faire du mal. La différence qu’ils apportent dans le sacrifice des mânes
est que le fil, qui est rouge à l’autre, est noir à celui-ci, et qu’ils
enterrent les restes des bêtes, comme sont les os et le bois, et ne les
laissent pas découverts comme ils font sur les autels.

Voilà, monsieur, ce qu’ils ont de semblable avec les païens: voyons
présentement ce qu’ils ont de particulier dans leur art magique. Quoi
que les rois de Suède aient pu faire par leurs édits menaçants, et par
le châtiment de quelques sorciers, ils n’ont pu abolir entièrement le
commerce que les Lapons ont avec le diable; ils ont fait seulement que
le nombre en est plus petit, et que ceux qui le font encore n’osent le
professer ouvertement.

Entre plusieurs enchantements dont ils sont capables, l’on dit qu’ils
peuvent arrêter un vaisseau au milieu de sa course, et que le seul
remède pour empêcher la force de ce charme est de répandre des
purgations de femme, dont l’odeur est insupportable aux malins esprits.
Ils peuvent aussi changer la face du ciel et le couvrir de nuages; et ce
qu’ils font le plus facilement, c’est de vendre le vent à ceux qui en
ont besoin; et ils ont pour cela un mouchoir qu’ils nouent en trois
endroits différents, et qu’ils donnent à celui qui en a besoin. S’il
dénoue le premier, il excite un vent doux et supportable; s’il a besoin
d’un plus fort, il dénoue le second; et s’il vient à ouvrir le
troisième, il excitera pour lors une tempête épouvantable. L’on dit que
cette manière de vendre le vent est fort ordinaire dans ce pays, et que
les moindres petits sorciers ont ce pouvoir, pourvu que le vent dont ils
ont besoin commence un peu à souffler, et qu’il faille seulement
l’exciter. Comme je n’ai rien vu de tout ce dont je parle, je n’en dirai
rien: mais pour ce qui est du tambour, je vous en puis dire quelque
chose de plus certain.

Cet instrument, avec lequel ils font tous leurs charmes, et qu’ils
appellent _kannus_, est fait du tronc d’un pin et d’un bouleau qui croît
en un certain endroit, et dont les veines doivent aller de l’orient au
couchant. Ce _kannus_ n’est fait que d’un seul morceau de bois creusé
dans son épaisseur, en ovale, et dont le dessous est convexe, dans
lequel ils font deux trous assez longs pour passer le doigt, et pour
pouvoir le tenir plus ferme. Le dessus est couvert d’une peau de renne,
sur laquelle ils peignent en rouge quantité de figures, et dont l’on
voit pendre plusieurs anneaux de cuivre et quelques morceaux d’os de
renne. Ils peignent ordinairement les figures suivantes: ils font
premièrement, vers le milieu du tambour, une ligne qui va
transversalement, au-dessus de laquelle ils mettent les dieux qu’ils ont
en plus grande vénération, comme Thor avec ses valets, et Seyta; et ils
en tirent une autre un peu plus bas comme l’autre, mais qui ne s’étend
que jusqu’à la moitié du tambour: là l’on voit l’image de Jésus-Christ
avec deux ou trois apôtres. Au-dessus de ces lignes sont représentés la
lune, les étoiles et les oiseaux; mais la place du soleil est au-dessous
de ces mêmes lignes, sous lequel ils mettent les ours, les serpents. Ils
y représentent aussi les animaux, quelquefois des lacs et des fleuves.
Voilà, monsieur, quelle est la figure d’un tambour; mais ils ne mettent
pas sur tous la même chose, car il y en a où sont peints des troupeaux
de rennes, pour savoir où ils les doivent trouver, quand il y en a
quelqu’un de perdu. Il y a des figures qui font connaître le lieu où ils
doivent aller pour la pêche, d’autres pour la chasse, quelques-unes pour
savoir si les maladies dont ils sont atteints doivent être mortelles ou
non; ainsi de plusieurs autres choses dont ils sont en doute.

Il faut deux choses pour se servir du tambour: l’indice, qui doit
marquer la chose qu’ils désirent; et le marteau pour frapper dessus le
tambour, et pour mouvoir cet indice jusqu’à ce qu’il se soit arrêté fixe
sur quelque figure. Cet indice est fait ordinairement d’un morceau de
cuivre fait en forme de bossettes qu’on met au mors des chevaux, d’où
pendent plusieurs autres petits anneaux de même métal. Le marteau est
fait d’un seul os de renne, et représente la figure d’un grand T. Il y
en a qui sont faits d’une autre forme; mais ce sont là les manières les
plus ordinaires. Ils ont cet instrument en telle vénération, qu’ils le
tiennent toujours enveloppé dans une peau de renne, ou quelque autre
chose; et ils ne le font jamais entrer dans la maison par la porte
ordinaire par où les femmes passent; mais ils le prennent ou pardessus
le drap qui entoure leur cabane, ou par le trou qui donne passage à la
fumée. Ils se servent ordinairement du tambour pour trois choses
principales: pour la chasse et la pêche, pour les sacrifices, et pour
savoir les choses qui se font dans les pays les plus éloignés; et
lorsqu’ils veulent connaître quelque chose de cet article, ils ont soin
premièrement de bander la peau du tambour en l’approchant du feu; puis
un Lapon se mettant à genoux avec tous ceux qui sont présents, il
commence à frapper en rond sur son tambour; et, redoublant les coups
avec les paroles qu’il prononce comme un possédé, son visage devient
bleu, son crin se hérisse, et il tombe enfin sur la face sans mouvement.
Il reste en cet état autant de temps qu’il est possédé du diable, et
qu’il en faut à son génie pour rapporter un signe qui fasse connaître
qu’il a été au lieu où on l’a envoyé; puis, revenant à lui-même, il dit
ce que le diable lui a révélé, et montre la marque qui lui a été
apportée.

Le second usage, qui est moins considérable, et qui n’est pas aussi
violent, est pour connaître le succès des maladies, qu’ils apprennent
par la fixation de l’indice sur les figures heureuses ou malheureuses.

Le troisième, qui est le moindre de tous, leur montre de quel côté ils
doivent tourner pour avoir une bonne chasse; et lorsque l’indice, agité
plusieurs fois, s’arrête à l’orient ou à l’occident, au midi ou au
septentrion, ils infèrent de là qu’en suivant le côté qui leur est
marqué, ils ne seront pas malheureux.

Ils ont encore un quatrième sujet pour lequel ils se servent du tambour,
et connaissent si leurs dieux veulent des sacrifices, et de quelle
nature ils les veulent. Si l’indice s’arrête sur la figure qui
représente Thor ou Seyta, ils offrent à celui-là, et connaissent de même
quelle victime lui plaît davantage.

Voilà, monsieur, de quel usage est ce tambour lapon si merveilleux, et
dont nous ne connaissons pas l’usage en France. Pour moi, qui crois
difficilement aux sorciers, et qui n’ai rien vu de ce que je vous écris,
je démentirais volontiers l’opinion générale de tout le monde, et de
tant d’habiles gens qui m’ont assuré que rien n’était plus vrai, que les
Lapons pouvaient connaître les choses éloignées. Jean Tornæus, dont je
vous ai parlé, prêtre de la province de Torno, homme extrêmement savant,
et à la foi duquel je m’en rapporterais aisément, assure que cela lui
est arrivé tant de fois, et que certains Lapons lui ont dit si souvent
tout ce qui s’était passé dans son voyage, jusqu’aux moindres
particularités, qu’il ne fait aucune difficulté de croire tout ce qu’on
en dit. Les archives de Berge font foi d’une chose arrivée à un valet
marchand, qui, voulant savoir ce que son maître faisait en Allemagne,
alla trouver un certain Lapon fort renommé; et ayant écrit la déposition
du sorcier dans les livres de la ville, la chose se trouva véritable, et
le marchand avoua que le maître un tel jour avait couché avec une fille.
Comme le Lapon avait dit mille autres histoires de cette nature, qui
m’ont été contées dans le pays par tant de gens dignes de foi, je vous
avoue, monsieur, que je ne sais qu’en croire.

Que ce que je vous mande soit vrai ou faux, il est constant que les
Lapons ont une aveugle croyance aux effets du tambour, dans laquelle ils
s’affermissent tous les jours par les succès étranges qu’ils en voient
arriver. S’ils n’avaient que cet instrument pour exercer leur art
diabolique, cela ne ferait de mal qu’à eux-mêmes, mais ils ont encore un
autre moyen pour porter le mal, la douleur, les maladies, et la mort
même, à ceux qu’ils veulent affliger. Ils se servent pour cela d’une
petite boule de la grosseur d’un œuf de pigeon, qu’ils envoient par tous
les endroits du monde dans une certaine distance, suivant que leur
pouvoir est étendu; et s’il arrive que cette boule enflammée rencontre
quelqu’un par le chemin, soit un homme ou un animal, elle ne va pas plus
loin, et fait le même effet sur celui qu’elle a frappé que sur la
personne qu’elle devait frapper. Le Français qui nous servit
d’interprète pendant notre voyage en Laponie, et qui avait demeuré
trente ans à Swapavara, nous assura en avoir vu plusieurs fois passer
autour de lui. Il nous dit qu’il était impossible de connaître la forme
que cela pouvait avoir. Il nous assura seulement que cette boule volait
d’une extrême vitesse, et laissait après soi une petite trace bleue
qu’il était facile de distinguer. Il nous dit même qu’un jour, passant
sur une montagne, son chien, qui le suivait d’assez près fut atteint
d’un de ces _gans_ (car c’est ainsi qu’ils appellent ces boules), dont
il mourut sur-le-champ, quoiqu’il fût plein de vie un moment devant. Il
chercha l’endroit par où son chien pouvait avoir été blessé, et vit un
trou sous sa gorge, sans pouvoir trouver dans son corps ce qui l’avait
frappé. Ils conservent ces _gans_ dans des sacs de cuir; et ceux qui
sont les plus méchants ne laissent guère passer de jours qu’ils ne
jettent quelqu’un de ces _gans_, qu’ils laissent ravager dans l’air
lorsqu’ils n’ont personne à qui les jeter; et quand il arrive qu’un
Lapon qui se mêle du métier est en colère contre quelque autre de la
même profession, et lui veut faire du mal, son _gans_ n’a aucun pouvoir,
si l’autre est plus expert dans son art, et s’il est plus grand diable
que lui. Tous les habitants du pays appréhendent extrêmement ces
émissaires; et ceux qui sont connus pour avoir le pouvoir de les jeter
sont extrêmement respectés, et personne n’ose leur faire du mal. Voilà,
monsieur, tout ce que j’ai pu apprendre de leur art magique par mon
expérience, et par le récit qui m’en a été fait par tous les gens du
pays, que je croyais extrêmement dignes de foi, et particulièrement par
les prêtres, que j’ai consultés sur toutes ces choses.

Sitôt que notre Lapon eut la tête pleine d’eau-de-vie, il voulut
contrefaire le sorcier; il prit son tambour, et commençant à frapper
dessus avec des agitations et des contorsions de possédé, nous lui
demandâmes si nous avions encore père et mère. Il était assez difficile
de parler juste sur cette matière: nous étions trois; l’un avait son
père, l’autre sa mère, et le troisième n’avait ni l’un ni l’autre. Notre
sorcier nous dit tout cela, et se tira assez bien d’affaire. Quoique
ceux avec qui nous étions, qui étaient des Finlandais et des Suédois,
n’en eussent aucune connaissance qui nous pût faire soupçonner qu’ils
auraient instruit le Lapon de tout ce qu’il devait dire; comme il avait
affaire à des gens qui ne se contentaient pas de peu, et qui voulaient
quelque chose de plus sensible et de plus particulier que ce qui pouvait
arriver par un simple effet du hasard, nous lui dîmes que nous le
croirions parfaitement sorcier, s’il pouvait envoyer son démon au logis
de quelqu’un de nous, et rapporter un signe qui nous fît connaître qu’il
y avait été. Je demandai les clefs du cabinet de ma mère, que je savais
bien qu’il ne pouvait trouver que sur elle, ou sous son chevet; et je
lui promis cinquante ducats s’il pouvait me les apporter. Comme le
voyage était fort long, il fallut prendre trois ou quatre bons coups
d’eau-de-vie pour faire le chemin plus gaiement, et employer les charmes
les plus forts et les plus puissants pour appeler son esprit familier,
et le persuader d’entreprendre le voyage et de revenir promptement.
Notre sorcier se mit en quatre, ses yeux se tournèrent, son visage
changea de couleur, et sa barbe se hérissa de violence. Il pensa rompre
son tambour, tant il frappait avec force; et il tomba enfin sur sa face,
roide comme un bâton. Tous les Lapons qui étaient présents empêchaient
avec soin qu’on ne l’approchât en cet état, éloignaient jusqu’aux
mouches, et ne souffraient pas qu’elles se reposassent sur lui. Je vous
assure que quand je vis toute cette cérémonie, je crus que j’allais voir
tomber par le trou du dessus de la cabane ce que je lui avais demandé,
et j’attendais que le charme fût fini pour lui en faire faire un autre,
et le prier de me ménager un quart d’heure de conversation avec le
diable, dans laquelle j’espérais savoir bien des choses. J’aurais appris
si mademoiselle... est encore pucelle, et ce qui se passe entre
monsieur... et madame... Je lui aurais demandé si monsieur... a dépucelé
sa femme depuis trois ans qu’il est avec elle; si le dernier enfant qu’a
eu madame... est de son mari, ou non; enfin, monsieur, j’aurais su bien
des choses qu’il n’y a que le diable qui sache.

Notre Lapon resta comme mort pendant un bon quart d’heure; et, revenant
un peu à lui, il commença à nous regarder l’un après l’autre avec des
yeux hagards; et, après nous avoir tous examinés l’un après l’autre, il
m’adressa la parole, et me dit que son esprit ne pouvait agir suivant
son intention, parce que j’étais plus grand sorcier que lui, et que mon
génie était plus puissant; et que si je voulais commander à mon diable
de ne rien entreprendre sur le sien, il me donnerait satisfaction.

Je vous avoue, monsieur, que je fus fort étonné d’avoir été sorcier si
longtemps, et de n’en avoir rien su. Je fis ce que je pus pour mettre
notre Lapon sur les voies. Je commandai à mon démon familier de ne point
inquiéter le sien; et avec tout cela nous ne pûmes savoir autre chose de
notre sorcier, qui se tira fort mal d’un pas si difficile, et qui sortit
de dépit de la cabane, pour aller, comme je crois, noyer tous ces dieux
et les diables qui l’avaient abandonné au besoin, et nous ne le revîmes
plus.

Le jeudi matin nous continuâmes toujours notre chemin vers le lac de
Tornotresch; et à l’endroit où il commence à former le fleuve, on voit à
main gauche une petite île, qui est de tous côtés entourée de cataractes
épouvantables, qui descendent avec une précipitation furieuse sur des
rochers, où elles causent un bruit horrible. Là, il y a eu de tout temps
un autel fameux, dédié à Seyta, où tous les Lapons de la province de
Torno vont faire leurs sacrifices dans les nécessités les plus
pressantes. Jean Tornæus, dont je vous ai parlé plusieurs fois, faisant
mention de cet endroit, en parle en ces termes: _Eo loco ubi Tornotresch
ex se effudit fluvium in insula quadam in medio cataractæ Dara dictæ,
reperiuntur Seytæ lapides, specie humana, collocati ordine. Primus
altitudine viri proceri; post, quatuor alii paulo breviores, juxta
collocati; omnes quasi pileis quibusdam in capitibus suis ornati; et
quoniam res est difficillima periculique plenissima, propter vim
cataractæ indictam, navigium appellere, ideo Laponi pridem desierunt
invisere locum istum, ut nunc explorari nequeant, ultrum, quomodove ulli
fuerint in istam insulam._ «Au lieu, dit-il, où le lac de Tornotresch se
répand en fleuve dans une certaine île, au milieu de la cataracte
appelée Dara, on trouve des Seyta de pierre, de figure humaine, mis par
ordre. Le premier est de la hauteur d’un grand homme, et quatre autres
plus petits mis à ses côtés, tous ayant sur la tête une espèce de petit
chapeau: et parce qu’il est très-difficile et même dangereux d’approcher
en bateau de cette île, à cause de la violence de l’eau, les Lapons ont
cessé la coutume, depuis longtemps, d’aller à cet autel; et ils ne
peuvent s’imaginer comment on a pu adorer ces dieux, et de quelle
manière ces pierres sont venues en cet endroit.» Nous approchâmes de cet
autel, et aperçûmes plutôt un grand monceau de cornes de rennes, que les
dieux qui étaient derrière. Le premier était le plus gros et le plus
grand de tous. Il n’avait aucune figure humaine, et je ne puis dire à
quoi il ressemblait; mais ce que je puis assurer, c’est qu’il était
très-gras et très-vilain, à cause du sang et de la graisse dont il était
frotté: celui-là s’appelait _Seyta_; sa femme, ses enfants, et ses
valets étaient rangés par ordre à son côté droit; mais toutes ces
pierres n’avaient aucune figure, que celle que la nature donne à celles
qui sont exposées à la chute des eaux. Elles n’étaient pas moins grasses
que la première, mais beaucoup plus petites. Toutes ces pierres, et
particulièrement celle qui représentait Seyta, étaient sur des branches
de bouleau toutes récentes; et l’on voyait à côté un amas de bâtons
carrés, sur lesquels il y avait quelques caractères. On en remarquait un
au milieu, beaucoup plus gros et plus haut que les autres, et c’était,
comme nous dirent nos Lapons, le bourdon dont Seyta se servait pour
faire voyage. Un peu derrière tous ces dieux, il y en avait deux autres,
gros et gras, et pleins de sang sous lesquels il y avait, comme sous les
autres, quantité de branches: ceux-ci étaient plus proches du fleuve; et
nos Lapons nous dirent que ces dieux avaient été plusieurs fois jetés
dans l’eau, et qu’on les avait toujours retrouvés en leurs places.
Quelque temps après, je vis quelque chose de contraire à ce que Tornæus
avance: il dit, premièrement, que ce lieu n’est plus fréquenté des
Lapons, à cause de la difficulté qu’on a d’en approcher; et c’est ce qui
fait qu’il est en plus grande vénération parmi eux, parce que,
disent-ils, les Seyta se plaisent dans des lieux difficiles et même
inaccessibles, comme on voit par les sacrifices qu’ils font au pied des
montagnes, où ils trempent la pierre dans le sang de la victime, qu’ils
jettent sur le sommet lorsqu’ils ne peuvent y monter. Ce lieu est aussi
fréquenté qu’auparavant, comme nous assurèrent nos Lapons, et comme nous
vîmes nous-mêmes par les branches sur lesquelles ces pierres reposaient,
où l’on voyait encore quelques feuilles vertes qui y restaient, et par
le sang frais dont ces pierres étaient encore trempées. Pour ce qui est
des chapeaux que Tornæus dit qu’ils ont dessus leurs têtes, ce n’est
autre chose qu’une figure plate qui est au-dessus de la pierre, et qui
excède en cet endroit. Il n’y a pourtant que les deux premiers, qui
représentent Seyta et sa femme, qui aient cette marque; et les autres
sont d’une pierre de figure longue, pleines de bosses et de trous, qui
viennent finir en pointe, et représentent les enfants de Seyta et toute
sa basse famille. Au reste, l’autel n’est fait que d’une seule roche,
qui est couverte d’herbe et de mousse, comme le reste de l’île, avec
cette différence, que le sang répandu, et que la quantité des bois et
des os de rennes, ont rendu la place plus foulée.

Quoi que nos Lapons pussent nous dire pour nous empêcher d’emporter de
ces dieux, nous ne laissâmes pas de diminuer la famille de Seyta, et de
prendre chacun un de ses enfants, malgré les menaces qu’ils nous
faisaient de leur part, et les imprécations dont ils nous chargeaient,
en nous assurant que notre voyage serait malheureux, si nous excitions
la colère de leur dieu. Si Seyta eût été moins gras et moins pesant, je
l’aurais emporté avec ses enfants. Mais, ayant voulu mettre la main
dessus, je ne pus qu’à grand’peine le lever de terre. Les Lapons, voyant
cela, me comptèrent alors pour un homme perdu, et qui ne pouvait pas
aller loin, sans être du moins foudroyé; car la marque la plus certaine
parmi eux d’un dieu courroucé, c’est la pesanteur qu’on trouve dans
l’idole: au lieu que la facilité qu’on a en le levant fait connaître
qu’il est propice, et prêt à aller où l’on veut: c’est de cette manière
aussi qu’ils connaissent s’il veut des sacrifices, ou non.

Aussitôt que nous eûmes quitté cette île, nous entrâmes dans le lac de
Tornotresch. De ce lac sort le fleuve de Torno: sa longueur s’étend
environ quarante lieues de l’est à l’ouest, mais sa largeur n’est pas
considérable. Il est gelé depuis le mois de septembre jusqu’après la
Saint-Jean, et fournit aux Lapons une abondance de poisson presque
inconcevable. Le sommet des montagnes, dont il est partout environné, se
dérobe à la vue, tant il est élevé; et les neiges dont elles sont
continuellement couvertes font qu’on ne saurait presque les distinguer
d’avec les nues. Ces montagnes sont toutes découvertes, et ne portent
point de bois: il ne laisse pas d’y avoir beaucoup de bêtes et
d’oiseaux, et particulièrement des _fiælripor_, qui se plaisent là plus
qu’en tout autre endroit. C’est autour de ce lac que les Lapons viennent
se répandre quand ils reviennent de Norwége, où la chaleur et les
mouches les ont relégués pour quelque temps; et c’est là aux environs
aussi où sont les richesses de la plupart. Ils n’ont point d’autre
coffre-fort pour mettre leur argent et leurs richesses.

Ils prennent un chaudron de cuivre qu’ils emplissent de ce qu’ils ont de
plus précieux, et le portent dans l’endroit le plus secret et le plus
reculé qu’ils peuvent s’imaginer. Là ils l’enterrent dans un trou assez
profond qu’ils font pour cela, et le couvrent d’herbe et de mousse, afin
qu’il ne puisse être aperçu de personne. Tout cela se fait sans que le
Lapon en donne aucune connaissance à sa femme ou à ses enfants, et il
arrive souvent que les enfants perdent un trésor, pour être trop bien
caché, lorsque le père meurt d’une mort inopinée, qui ne lui donne pas
le temps de découvrir à quel endroit sont ses richesses. Tous les Lapons
généralement cachent ainsi leurs biens, et on trouve souvent quantité de
rixdales et de vaisselle d’argent, comme sont des bagues, des cuillers
et des _demi-seins_, qui n’ont point d’autre maître que celui qui les
trouve, et qui ne se met pas en peine de le chercher quand il y en
aurait. Nous avançâmes bien sept ou huit lieues dans le lac, proche une
montagne qui surpassait toutes les autres en hauteur. Ce fut là où nous
terminâmes notre course, et où nous plantâmes nos colonnes. Nous fûmes
bien quatre heures à monter au sommet, par des chemins qui n’avaient
encore été connus d’aucun mortel; et quand nous y fûmes arrivés, nous
aperçûmes toute l’étendue de la Laponie, et la mer Septentrionale,
jusqu’au cap du Nord, du côté qui tourne à l’ouest. Cela s’appelle,
monsieur, se frotter à l’essieu du pôle, et être au bout du monde. Ce
fut là que nous plantâmes l’inscription précédente, qui était sa
véritable place, mais qui ne sera, comme je crois, jamais lue que des
ours.

    Gallia nos genuit; vidit nos Africa; Gangem
    Hausimus, Europamque oculis lustravimus omnem:
    Casibus et variis acti terraque marique,
    Hic tandem stetimus, nobis ubi defuit orbis.
        DE FERCOURT,   DE CORBERON,   REGNARD.
    Anno 1681, die 22 Augusti.

Cette roche sera présentement connue dans le monde par le nom de
_Metavara_, que nous lui donnâmes. Ce mot est composé du mot latin
_meta_, et d’un autre mot finlandais _vara_, qui veut dire _roche_;
comme qui dirait la roche des limites. En effet, monsieur, ce fut là où
nous nous arrêtâmes; et je ne crois pas que nous allions jamais plus
loin.

Pendant le temps que nous fûmes à monter et à descendre cette montagne,
nos Lapons étaient allés chercher les habitations de leurs camarades.
Ils ne revinrent qu’à une heure après minuit; et nous rapportèrent
qu’ils avaient fait bien du chemin, et qu’ils n’avaient trouvé personne.
Cette nouvelle nous affligea, mais elle ne nous abattit pas: car nous
n’étions venus en cet endroit que pour voir les plus éloignés, et nous
en avions laissé quantité derrière nous, que nous avions différé de voir
à notre retour. Nous voulûmes employer notre première ardeur aux
recherches les plus pénibles, de crainte que ce feu de curiosité venant
à se ralentir, nous ne nous fussions contentés de voir les plus proches.

Nous résolûmes donc de retourner sur nos pas. En effet, dès le grand
matin, le vent s’étant fait ouest, nous mîmes à la voile, et revînmes en
un jour trouver ce petit vieillard lapon dont je vous ai parlé, qui nous
avait promis de nous mener chez lui à notre retour. Nous le rencontrâmes
sur le fleuve qui pêchait; et nous fîmes tant par notre tabac et notre
eau-de-vie, que nous lui persuadâmes de nous mener chez lui, quoiqu’il
tâchât pour lors de s’en défendre, et d’oublier la promesse qu’il nous
avait faite. Il dit à un de nos conducteurs lapons, qui était son
gendre, le lieu de sa demeure; et ayant pris son chemin dans les bois
avec un de nos interprètes, à qui nous défendîmes de le quitter, nous
prîmes le nôtre en continuant notre route sur le fleuve. Nous arrivâmes
au bout de deux heures à la hauteur de sa cabane, qui était encore fort
éloignée; et ayant mis pied à terre, et pris avec nous du tabac et une
bouteille de brandevin, nous suivîmes notre Lapon, qui nous mena pendant
toute la nuit dans des bois. Cet homme qui ne savait pas précisément la
demeure de son beau-père, qu’il avait changée depuis peu, était aussi
embarrassé que nous. Tantôt il approchait l’oreille de terre pour
entendre quelque bruit; tantôt il examinait les traces des bêtes que
nous rencontrions, pour connaître si les rennes qui avaient passé par là
étaient sauvages ou privés. Il montait quelquefois comme un chat sur le
sommet des pins pour découvrir la fumée, et criait toujours de toute sa
force d’une voix effrayante, qui retentissait par tout le bois. Enfin,
après avoir bien tourné, nous entendîmes un chien aboyer: jamais voix ne
nous a paru si charmante que celle de ce chien, qui vint nous consoler
dans les déserts. Nous tournâmes du côté où nous avions entendu le
bruit, et, après avoir marché encore quelque temps, nous rencontrâmes un
grand troupeau de rennes, et peu à peu nous arrivâmes à la cabane de
notre Lapon, qui ne faisait que d’arriver comme nous.

Cette cabane était au milieu des bois, faite comme toutes les autres, et
couverte de son _valdmar_. Elle était entourée de mousse, pour nourrir
environ quatre-vingts bêtes qu’il avait. Ces rennes font toute la
richesse de ces gens. Il y en a qui en ont jusqu’à mille et douze cents.
L’occupation des femmes est d’en avoir soin, et elles les lient et les
trayent dans de certaines heures. Elles les comptent tous les jours deux
fois; et lorsqu’il y en a quelqu’un d’égaré, le Lapon cherche dans les
bois jusqu’à ce qu’il l’ait trouvé. On voit courir fort longtemps ces
bêtes égarées, et suivant même pendant trois semaines leurs traces
marquées dans la neige. Les femmes, comme j’ai dit, ont un soin
particulier des rennes et de leurs faons; elles les veillent
continuellement, et les gardent le jour et la nuit contre les loups et
les bêtes sauvages. Le plus sûr moyen de les garder contre les loups,
c’est de les lier à quelque arbre; et cet animal qui est extrêmement
défiant, et qui appréhende d’être pris, craint que ce ne soit une
adresse, et qu’il n’y ait auprès de l’animal quelque piége dans lequel
il pourrait tomber. Les loups de ce pays sont extrêmement forts, et tout
gris; ils sont presque tout blancs pendant l’hiver, et sont les plus
mortels ennemis des rennes, qui se défendent contre eux des pieds de
devant, lorsqu’ils ne le peuvent faire par la fuite. Il y a encore un
animal gris brun, de la hauteur d’un chien, que les Suédois appellent
_jœrt_, et les Latins _gulo_, qui fait aussi une guerre sanglante aux
rennes. Cette bête monte sur les arbres les plus hauts, pour voir et
n’être pas vue, et pour surprendre son ennemi. Lorsqu’il découvre un
renne, soit sauvage, soit domestique, passant sous l’arbre sur lequel il
est, il se jette sur son dos, et mettant ses pattes de derrière sur le
cou, et celles de devant vers la queue, il s’étend et se roidit d’une
telle violence, qu’il fend le renne sur le dos, et enfonce son museau,
qui est extrêmement aigu, dans la bête, dont il boit tout le sang. La
peau du _jœrt_ est très-fine et très-belle; on la compare même aux
zibelines. Il y a aussi des oiseaux qui font des guerres cruelles aux
rennes: entre tous les autres l’aigle est extrêmement friand de la chair
de cet animal. Il y a quantité de ces aigles en ce pays, et d’une
grosseur si surprenante, qu’ils enlèvent de leurs serres les faons des
rennes de trois à quatre mois, et les portent dans leur nid au sommet
des plus hauts arbres. Cette particularité me parut d’abord ce que je
crois qu’elle vous semblera, c’est-à-dire difficile à croire; mais cela
est si vrai, que la garde qui se fait aux jeunes rennes n’est que pour
cela. Tous les Lapons m’ont assuré la même chose; et le Français qui
était notre interprète en Laponie m’a assuré qu’il avait vu plusieurs
exemples pareils; et qu’un jour, ayant suivi un aigle qui emportait le
faon d’une de ses rennes jusqu’à son nid, il coupa l’arbre par le pied,
et trouva que la moitié de la bête avait déjà servi de nourriture aux
petits. Il prit les aiglons, et fit d’eux ce qu’ils avaient fait de son
faon, c’est-à-dire, monsieur, qu’il les mangea. La chair en est assez
bonne, mais noire et un peu fade. Les rennes portent neuf mois: quand
les Lapons veulent sevrer leurs faons, ils leur mettent un caveçon de
pin, dont les feuilles sont faites en pointe, et piquent extrêmement; et
quand le faon s’approche de sa mère pour prendre sa nourriture,
ordinairement, se sentant piquée, elle éloigne son faon avec son bois,
et l’oblige à aller chercher à vivre ailleurs qu’auprès d’elle. Cette
occupation n’est pas la seule qu’aient les femmes; elles font les
habits, les souliers et les bottes des Lapons.

Elles tirent l’étain pour en revêtir le fil. Elles font cela avec les
dents; et tenant un os de renne dans lequel il y a plusieurs trous de
différentes grosseurs, elles passent leur étain dans le plus grand, puis
dans un plus petit, jusqu’à ce qu’il soit en l’état qu’elles le
souhaitent, et propre pour couvrir le fil de renne, dont elles ornent
leurs habits et tout ce qu’elles travaillent. Ce fil se fait, comme je
vous ai déjà dit, avec des nerfs de rennes pilés, qu’elles tirent par
filets, et le filent ensuite sur leur joue, en le mouillant de temps en
temps, et le tournant continuellement. Elles n’ont point d’autre manière
pour faire le fil. Tous les harnais des rennes sont faits aussi par les
femmes. Ces harnais sont faits de peaux de rennes. Le poitrail est orné
de quantité de figures, faites avec du fil d’étain, d’où pendent
plusieurs petites pièces de serge de toutes sortes de couleurs, qui font
une espèce de frange. La sonnette est au milieu, et il n’y a rien qui
donne la vigueur à cet animal et qui le réjouisse davantage que le bruit
qu’il fait avec cette sonnette en courant.

Puisque j’ai commencé à vous parler des occupations des femmes dans ce
pays, cela me donnera occasion de vous parler de l’emploi des hommes. Je
vous dirai d’abord, parlant en général, que tous les habitants de ce
pays sont naturellement lâches et paresseux, et qu’il n’y a que la faim
et la nécessité qui les chassent de leur cabane et les obligent à
travailler. Je dirais que ce vice commun peut provenir du climat, qui
est si rude qu’il ne permet pas facilement de s’exposer à l’air, si je
ne les avais trouvés aussi fainéants pendant l’été qu’ils le sont
pendant l’hiver. Mais enfin, comme ils sont obligés de chercher toujours
de quoi vivre, la chasse et la pêche font leur occupation presque
continuelle. Ils chassent l’hiver et pêchent pendant l’été, et font
eux-mêmes tous les instruments nécessaires pour l’un et l’autre de ces
emplois. Ils se servent pour leurs barques du bois de sapin, qu’ils
cousent avec du fil de renne, et les rendent si légères qu’un homme seul
en peut facilement porter une sur son épaule. Ils ont besoin d’avoir
quantité de ces barques à cause des torrents qui se rencontrent souvent;
et comme ils ne peuvent pas les monter, ils en ont d’un côté et d’un
autre en plusieurs endroits. Ils les laissent sur le bord après les
avoir tirées sur terre, et mettent dedans trois ou quatre grosses
pierres, de crainte que le vent ne les enlève. Ce sont eux qui font
leurs filets, et les cordes pour les tenir. Ces filets sont de fil de
chanvre, qu’ils achètent des marchands. Ils les frottent souvent d’une
certaine colle rouge, qu’ils font avec de l’écaille de poisson séchée à
l’air, afin de les rendre plus forts et moins sujets à la pourriture.
Pour les cordes, ils les fabriquent d’écorce de bouleau ou de racine de
sapin. Elles sont extrêmement fortes lorsqu’elles sont dans l’eau. Les
hommes s’occupent encore à faire les traîneaux de toutes les sortes, les
uns pour porter leurs personnes (qu’ils appellent _pomes_), et les
autres pour le bagage. Ces derniers sont nommés _raddakères_, et sont
fermés comme des coffres. Ils font aussi les arcs et les flèches. Les
arcs sont composés de deux morceaux de bois mis l’un dessus l’autre.
Celui de dessous est de sapin brûlé, et l’autre de bouleau. Ces bois
sont collés ensemble, et revêtus tout du long d’une écorce de bouleau
très-mince, en sorte qu’on ne saurait voir ce qu’elle renferme. Leurs
flèches sont différentes: les unes sont seulement de bois, fort grosses
par le bout, et elles servent à tuer (ou, pour mieux dire, à assommer)
les petits-gris, les hermines, les martres, et d’autres animaux dont on
veut conserver la peau. Il y en a d’autres, armées d’os de rennes,
faites en forme de harpon, et hautes sur le bout: cette flèche est
grosse et pesante. Celles-là servent contre les oiseaux et ne peuvent
sortir de la plaie quand elles y sont une fois entrées: elles empêchent
aussi, par leur pesanteur, que l’oiseau ne puisse s’envoler, et emporter
avec lui la flèche et l’espérance du chasseur. Les troisièmes sont
ferrées en forme de lancette, et on les emploie contre les grosses
bêtes, comme sont les ours, les rennes sauvages; et toutes ces flèches
se mettent dans un petit carquois fait d’écorce de bouleau, que le
chasseur porte à sa ceinture. Au reste, les Lapons sont extrêmement
adroits à se servir de l’arc, et ils font pratiquer à leurs enfants ce
qu’autrefois plusieurs peuples belliqueux voulaient qu’ils sussent
faire; car ils ne leur donnent point à manger, qu’auparavant ils n’aient
touché un but préparé, ou abattu quelque marque qui sera sur le sommet
des pins les plus élevés.

Tous les ustensiles qui servent au ménage sont faits de la main des
hommes; les cuillers, d’os de renne, qu’ils ornent de figures, dans
lesquelles ils mettent une certaine composition noire. Ils font des
fermetures de sac avec des os de rennes, de petits paniers d’écorce et
de jonc, et de ces planches dont ils se servent pour courir sur la
neige, et avec lesquelles ils poursuivent et attrapent les bêtes les
plus vites. La description de ces planches est ci-devant.

Mais ce qu’il y a de remarquable, c’est que les hommes font toujours la
cuisine, et qu’ils accommodent tout ce qu’ils prennent, soit à la
chasse, soit à la pêche: les femmes ne s’en mêlent jamais qu’en
l’absence du mari.

Nous remarquâmes cela sitôt que nous fûmes arrivés: le Lapon fit cuire
quelques sichs frais, qu’il avait pris ce jour-là. Ce poisson est un peu
plus gros qu’un hareng, mais incomparablement meilleur; et je n’ai
jamais mangé de poisson plus délicieux. D’abord qu’il fut cuit, on
dressa la table faite de quelques écorces de bouleau cousues ensemble,
qu’ils étendent à terre. Toute la famille se mit autour les jambes
croisées à la mode des Turcs, et chacun prit sa part dans le chaudron
qu’il mettait ou dans son bonnet, ou dans un coin de son habit. Ils
mangent fort avidement, et ne gardent rien pour le lendemain. Leur
boisson est dans une grande écuelle de bois à côté d’eux, si c’est en
été; et en hiver dans un chaudron sur le feu. Chacun puise à son gré
dans une grande cuiller de bois, on boit à même, suivant sa soif. Le
repas fini, ils se frappent dans la main en signe d’amitié. Les mets les
plus ordinaires des pauvres sont des poissons, et ils jettent quelque
écorce de pin broyé dans l’eau qui a servi à les faire cuire en forme de
bouillie. Les riches mangent la chair des rennes qu’ils ont tués, à la
Saint-Michel, lorsqu’ils sont gras. Ils ne laissent rien perdre de cet
animal; ils gardent même le sang dans sa vessie; et lorsqu’il a pris un
corps et s’est endurci, ils en coupent, et en mettent dans l’eau qui
reste après qu’ils ont fait cuire le poisson. La moelle des os de renne
passe chez eux pour un manger très-exquis; la langue ne l’est pas moins;
et le membre d’un renne mâle est ce qu’ils trouvent de plus délicieux.
Mais quoique la viande de renne soit fort estimée parmi eux, la chair
d’ours l’est incomparablement davantage: ils en font des présents à
leurs maîtresses, qu’ils accompagnent de celle de castor. Ils ont un
ragoût pendant l’été dont j’ai tâté, et qui me pensa faire crever. Ils
prennent de certains petits fruits noirs qui croissent dans les bois, de
la grosseur d’une groseille, qu’ils appellent _crokberg_, qui veut dire
_groseille de corbeau_: ils mettent cela avec des œufs de poisson crus,
et écrasent le tout ensemble, au grand mal au cœur de tous ceux qui les
voient, et qui ne sont pas accoutumés à ces sortes de ragoûts, qui
passent pourtant chez eux pour des confitures très-délicates. Le repas
fini, les plus riches prennent pour dessert un petit morceau de tabac,
qu’ils tirent de derrière leur oreille; c’est là le lieu où ils le font
sécher, et ils n’ont point d’autre boîte pour le conserver. Ils le
mâchent d’abord; et lorsqu’ils en ont tiré tout le suc, ils le remettent
derrière l’oreille, où il prend un nouveau goût; ils le remâchent encore
une fois, et le replacent de même encore; et lorsqu’il a perdu toute sa
force, ils le fument. Il est étonnant de voir que ces gens se passent
aisément de pain, et qu’ils aient tant de passion pour une petite herbe
qui croît si loin d’eux.

Nous interrogeâmes notre Lapon sur quantité de choses. Nous lui
demandâmes ce qu’il avait donné à sa femme en se mariant; et il nous dit
qu’il lui en avait bien coûté, pendant ses amours, deux livres de tabac,
et quatre ou cinq pintes de brandevin; qu’il avait fait présent à son
beau-père d’une peau de renne, et que sa femme lui avait apporté cinq ou
six rennes, qui avaient assez bien multiplié pendant plus de quarante
ans qu’il y avait qu’il était marié. Notre conversation était arrosée de
brandevin, que nous répandions de temps en temps dans le ventre du
bonhomme et de sa femme; et la récidive fut si fréquente, que l’un et
l’autre s’en ressentirent. Ils commencèrent à se faire des caresses à la
laponne, aussi pressantes que vous pouvez vous les imaginer; et leur
tendresse alla si loin, qu’ils se mirent à pleurer tous deux, comme
s’ils avaient perdu tous leurs rennes. La nuit se passa parmi ces
mutuelles douceurs; et nous remarquâmes pour lors (ce que je crois vous
avoir déjà écrit) que toute la famille couche ensemble sur la même peau.
Cette confusion règne toujours parmi les Lapons; et un marié ne couche
pas seulement avec sa femme le premier jour de ses noces, mais avec
toute la famille généralement.

Nous fîmes le lendemain matin tuer chacun un renne qui nous coûta deux
écus, pour en rapporter la peau en France. Si je m’en étais retourné
tout droit, j’aurais essayé d’en conduire quelques-uns en vie: il y a
bien des gens qui l’ont tenté inutilement; et on en conduisit encore
l’année passée trois ou quatre à Dantzick, où ils moururent, ne pouvant
s’accoutumer à ces climats, qui sont trop chauds pour ces sortes
d’animaux. Nous différâmes à les tuer lorsque nous serions chez le
prêtre, où nous le pouvions faire plus commodément; et après avoir pris
deux ou trois de ces petits colliers qui servent à charger ces animaux,
et d’autres pour les lier, nous nous remîmes en chemin, et fîmes passer
le fleuve à nos rennes, et arrivâmes le même jour samedi chez le prêtre
des Lapons, où nous avions demeuré en passant.

Au moment même que nous y fûmes arrivés, notre premier soin fut de tuer
nos animaux. Les Lapons se servent de leur arc pour cela, et d’une
flèche pareille à celle dont ils tuent les grosses bêtes. Nous eûmes le
plaisir de voir l’adresse avec laquelle ils dressèrent leur coup, et
nous nous étonnâmes qu’une grosse bête comme un renne mourait si vite
d’une blessure qui ne paraissait pas considérable. Il est vrai que la
flèche alla jusqu’à la moitié de la hampe; mais j’aurais cru qu’il
aurait fallu une plaie plus dangereuse pour le faire mourir sitôt.

    ... Hæret lateri lethalis arundo.

Nous fîmes écorcher nos bêtes le mieux que nous pûmes. Les Lapons
s’emparèrent du sang, et nous leur en donnâmes la moitié d’un. Il est
difficile de s’imaginer que deux hommes seuls aient pu manger la moitié
d’un gros cerf, sans pain, sans sel, et sans boire: c’est pourtant ce
qui est très-véritable; et nous avons vu cela avec un grand étonnement
dans nos Lapons.

Nous remarquâmes que les rennes n’ont point de fiel, mais seulement une
petite tache noire dans le sang. La viande de cet animal est très-bonne,
et a assez du goût de celle du cerf, mais plus relevée. La langue est un
manger très-délicat, et les Lapons estiment fort la moelle. Il devient
gras à la Saint-Michel, comme un porc; et c’est pour lors que les plus
riches Lapons les tuent, pour en faire des provisions pendant le reste
de l’année. Ils font sécher la chair au froid, qui fait le même effet
que le feu, et qui la dessèche en sorte qu’on peut facilement la
conserver. Leur saloir est un tronc d’arbre creusé des mains de la
nature, qu’ils ferment le mieux qu’ils peuvent, pour empêcher les ours
de le ravager.

Nous demeurâmes quelques jours chez le prêtre, pour attendre un Lapon
qui passait pour grand sorcier, et que nous avions envoyé chercher à
quelques lieues de là par nos Lapons. Ils revinrent au bout de quelques
jours, et firent tant pour gagner l’argent que nous leur avions promis
s’ils l’amenaient, qu’au bout de trois jours nous les vîmes revenir avec
notre sorcier, qu’ils avaient déterré dans le fond d’un bois. Nous voilà
dans le même temps contents comme si nous tenions le diable par la
queue, si je puis me servir de ce terme; et ce qui acheva de nous
satisfaire, ce furent les promesses que notre enchanteur nous fit de
nous dire bien des choses qui nous surprendraient. Nous nous mîmes
aussitôt en chemin par les bois, par les rochers et par les marais. Où
n’irait-on pas pour voir le diable ici-bas? Nous fîmes plus de cinq
lieues, par des chemins épouvantables sur lesquels nous rencontrions
quantité de bêtes et d’oiseaux qui ne nous étaient point connus, et
particulièrement des petits-gris. Ces petits-gris sont ce que nous
appelons _écureuils_ en France, qui changent leur couleur rousse lorsque
l’hiver et les neiges leur en font prendre une grise. Plus ils sont
avant vers le nord, et plus ils sont gris. Les Lapons leur font beaucoup
la guerre pendant l’hiver, et leurs chiens sont si bien faits à cette
chasse, qu’ils n’en laissèrent passer aucun sans l’apercevoir sur les
arbres les plus élevés, et avertir par leurs aboiements les Lapons qui
étaient avec nous. Nous en tuâmes quelques-uns à coups de fusil, car les
Lapons n’avaient pas pour lors leurs flèches rondes, avec lesquelles ils
les assomment; et nous eûmes le plaisir de les voir écorcher avec une
vitesse et une propreté surprenantes. Ils commencent à faire la chasse
au petit-gris vers la Saint-Michel, et tous les Lapons généralement
s’occupent à cet emploi; ce qui fait qu’ils sont à grand marché, et
qu’on en donne un _timbre_ pour un écu: ce timbre est composé de
quarante peaux. Mais il n’y a point de marchandise où l’on puisse être
plus trompé qu’à ces petits-gris et aux hermines, parce que vous achetez
la marchandise sans la voir, et que la peau est retournée, en sorte que
la fourrure est en dedans. Il n’y a point aussi de distinction à faire;
toutes sont d’un même prix, et il faut prendre les méchantes comme les
belles, qui ne coûtent pas plus les unes que les autres. Nous apprîmes
avec nos Lapons une particularité surprenante touchant les petits-gris,
et qui nous a été confirmée par notre expérience. On ne rencontre pas
toujours de ces animaux dans une même quantité: ils changent bien
souvent de pays, et l’on n’en trouvera pas un en tout un hiver, où
l’année précédente on en aura trouvé des milliers. Ces animaux changent
de contrée: lorsqu’ils veulent aller en un autre endroit, et qu’il faut
passer quelque lac ou quelque rivière, qui se rencontrent à chaque pas
dans la Laponie, ces petits animaux prennent une écorce de pin ou de
bouleau, qu’ils tirent sur le bord de l’eau, sur laquelle ils se
mettent, et s’abandonnent ainsi au gré du vent, élevant leurs queues en
forme de voiles, jusqu’à ce que le vent se faisant un peu fort, et la
vague élevée, elle renverse en même temps et le vaisseau et le pilote.
Ce naufrage, qui est bien souvent de plus de trois ou quatre mille
voiles, enrichit ordinairement quelques Lapons qui trouvent ces débris
sur le rivage, et les font servir à leur usage ordinaire, pourvu que ces
petits animaux n’aient pas été trop longtemps sur le sable. Il y en a
quantité qui font une navigation heureuse et qui arrivent à bon port,
pourvu que le vent leur ait été favorable, et qu’il n’ait point causé de
tempête sur l’eau, qui ne doit pas être bien violente pour engloutir
tous ces petits bâtiments. Cette particularité pourrait passer pour un
conte, si je ne la tenais par ma propre expérience.

Après avoir marché assez longtemps, nous arrivâmes à la cabane de notre
Lapon, qui était environnée de quantité d’autres, qui appartenaient à
ses camarades. Ce fut là que nous eûmes le plaisir d’apprendre ce que
c’était que la Laponie et les Lapons. Nous demeurâmes trois ou quatre
jours chez eux, à observer toutes leurs manières, et à nous informer de
quantité de choses qu’on ne peut apprendre que d’eux-mêmes.
Premièrement, notre sorcier voulut nous tenir sa promesse. Nous conçûmes
quelque espérance d’apprendre une partie de ce que nous voulions savoir,
quand nous vîmes qu’il avait apporté avec lui son tambour, son marteau,
et son indice, qu’il tira de son sein, qui leur sert de pochette. Il se
mit en état, par ses conjurations, d’appeler le diable; jamais possédé
ne s’est mis en tant de figures différentes que notre magicien. Il se
frappait la poitrine si rudement et si impitoyablement, que les
meurtrissures noires dont elle était couverte faisaient bien voir qu’il
y allait de bonne foi. Il ajouta à ces coups d’autres qui n’étaient pas
moins rudes, qu’il se donnait de son marteau dans le visage; en sorte
que le sang ruisselait de toutes parts. Le crin lui hérissa, ses yeux se
tournèrent, tout son visage devint bleu, il se laissa tomber plusieurs
fois dans le feu, et il ne put jamais nous dire les choses que nous lui
demandions. Il est vrai qu’à moins d’être parfaitement sorcier, il eût
été assez difficile de nous donner les marques que nous lui proposions.
Je voulais avoir quelque preuve certaine de France en hiver, de la
légation de son démon; et c’était là l’écueil de tous les sorciers que
nous avons consultés. Celui-ci, qui était connu pour habile homme, nous
assura qu’il avait eu autrefois assez de pouvoir pour faire ce que nous
voulions; que son génie pourtant n’avait jamais été plus loin que
Stockholm, et qu’il y en avait peu qui pussent aller plus loin; mais que
le diable commençait présentement à le quitter, depuis qu’il avançait
sur l’âge, et qu’il perdait ses dents. Cette particularité m’étonna; je
m’en informai plus particulièrement, et j’appris qu’elle était
très-véritable, et que le pouvoir des plus savants sorciers diminuait à
mesure que leurs dents tombaient; et je conclus que, pour être bon
sorcier, il fallait tenir le diable par les dents, et que l’on ne le
prenait bien que par là. Notre homme, voyant que nous le poussions à
bout par nos demandes, nous promit qu’avec de l’eau-de-vie il nous
dirait quelque chose de surprenant. Il la prit, et regarda plusieurs
fois attentivement, après avoir fait quantité de figures et
d’évocations. Mais il ne nous dit que des choses fort ordinaires, et
qu’on pouvait aisément assurer sans être grand sorcier. Tout cela me fit
tirer une conséquence, qui est très-véritable: que tous ces gens-là sont
plus superstitieux que sorciers, et qu’ils croient facilement aux fables
que l’on leur fait de leurs prédécesseurs, qu’on disait avoir grand
commerce avec le diable. Il s’est pu faire, monsieur, qu’il y ait eu
véritablement quelques sorciers autrefois parmi eux, lorsque les Lapons
étaient tous ensevelis dans les erreurs du paganisme; mais présentement
je crois qu’il serait difficile d’en trouver un qui sût bien son métier.
Quand nous vîmes que nous ne pouvions rien tirer de notre Lapon, nous
prîmes plaisir à l’enivrer; et cette absence de raison, qu’il souffrit
pendant trois ou quatre jours, nous donna facilité de lui enlever tous
ses instruments de magie: nous prîmes son tambour, son marteau, et son
indice, qui était composé de quantité de bagues et de plusieurs morceaux
de cuivre, qui représentaient quelques figures infernales, ou quelques
caractères liés ensemble avec une chaîne de même métal. Et lorsque, deux
ou trois jours après, nous fûmes sur le point de partir, il nous vint
demander toutes ses dépouilles, et s’informait à chacun en particulier
s’il ne les avait point vues. Nous lui dîmes, pour réponse, qu’il
pouvait le savoir, et qu’il ne lui était pas difficile de connaître le
recéleur, s’il était sorcier.

Nous quittâmes celui-ci pour aller chez d’autres apprendre et voir
quelque chose de leurs manières. Nous entrâmes premièrement dans une
cabane, où nous trouvâmes trois ou quatre femmes, dont il y en avait une
toute nue, qui donnait à téter à un petit enfant, qui était aussi tout
nu. Son berceau était au bout de la cabane, suspendu en l’air: ce
berceau était fait d’un arbre creusé, et plein d’une mousse fine, qui
lui servait de linge, de matelas et de couverture; deux petits cercles
d’osier couvraient le dessus du berceau, sur lesquels était un méchant
morceau de drap. Cette femme nue, après avoir lavé son enfant dans un
chaudron plein d’eau chaude, le remit dans son berceau; et le chien, qui
était dressé à bercer l’enfant, vint mettre ses deux pattes de devant
sur le berceau, et donnait le même mouvement que donne une femme.
L’habit des femmes n’est presque point différent de celui des hommes; il
est de même waldmar, et la ceinture est plus large: elle est garnie de
lames d’étain qui tiennent toute sa largeur, et diffère de celle des
hommes, en ce que celle-ci n’est marquée que de petites plaques de même
métal mises l’une après l’autre. A cette ceinture pend une gaîne garnie
d’un couteau; la gaîne est ornée de fils d’étain: on y voit aussi une
bourse garnie de même, dans laquelle ils mettent un fusil pour faire du
feu, et tout ce qu’ils ont de plus précieux; c’est aussi là l’endroit où
pendent leurs aiguilles, attachées à un morceau de cuir, et couvertes
d’un morceau de cuivre qu’elles poussent par-dessus. Tous ces
ajustements sont ornés, par en bas, de quantité d’anneaux aussi de
cuivre, de plusieurs grosseurs, dont le bruit et le son les divertit
extrêmement; et elles croient que ces ornements servent beaucoup à
relever leur beauté naturelle. Mais peut-être, monsieur, qu’en parlant
de beauté, vous aurez la curiosité de savoir s’il se trouve de jolies
Laponnes. A cela je vous répondrai que la nature, qui se plaît à faire
naître des mines d’argent et d’autre métal dans les pays septentrionaux
les plus éloignés du soleil, se divertit aussi quelquefois à former des
beautés qui sont supportables dans ces mêmes pays. Il est pourtant
toujours vrai que ces sortes de personnes, qui surpassent les autres par
leur beauté, sont toujours des beautés laponnes, et qui ne peuvent
passer pour telles que dans la Laponie. Mais parlant en général, il est
constant que tous les Lapons et les Laponnes sont extrêmement laids, et
qu’ils ressemblent aux singes: on ne saurait leur donner une comparaison
plus juste. Leur visage est carré, les joues extrêmement élevées; le
reste du visage très-étroit, et la bouche se coupe depuis une oreille
jusqu’à l’autre. Voilà, en peu de mots, la description de tous les
Lapons. Leurs habits, comme j’ai dit, sont de waldmar. Le bonnet des
hommes est fait d’ordinaire d’une peau de _loom_, comme je l’ai décrit
ailleurs, ou bien de quelque autre oiseau écorché. La coiffure des
femmes est d’un morceau de drap; et les plus riches couvrent leur tête
d’une peau de renard, de martre ou de quelque autre bête. Elles ne se
servent point de bas; mais elles ont, seulement pendant l’hiver, une
paire de bottes de cuir de renne, et mettent par-dessus des souliers qui
sont semblables à ceux des hommes, c’est-à-dire d’un simple cuir qui
entoure le pied, et qui s’élève en pointe sur le devant: on y laisse un
trou pour les pouvoir mettre dans le pied, et ils les nouent, au-dessus
de la cheville, d’une longue corde faite de laine, qui fait cinq ou six
tours; et afin que leurs chaussures ne soient point lâches, et qu’ils
aient plus de commodité pour marcher, ils emplissent leurs souliers de
foin, qu’ils font bouillir tout exprès pour cela, et qui croît en
abondance dans toute la Laponie. Leurs gants sont faits de peaux de
rennes, qu’ils distinguent en compartiments d’un autre cuir plus blanc,
cousu et appliqué sur le gant. Ils sont faits comme des mitaines, sans
distinction de doigts; et les plus beaux sont garnis par en bas d’une
peau de loom. Les femmes ont un ornement particulier, qu’ils appellent
_kraca_, fait d’un morceau de drap rouge, ou d’une autre couleur, qui
leur entoure le cou, comme un collet de jésuite, et vient descendre sur
l’estomac, et finit en pointe. Ce drap est orné de ce qu’ils ont de plus
précieux: le cou est plein de plusieurs plaques d’étain, mais le devant
de l’estomac est garni de choses rares parmi eux. Les riches y mettent
des boutons et des plaques d’argent, les plus belles qu’ils peuvent
trouver; et les pauvres se contentent d’y mettre de l’étain et du
cuivre, suivant leurs facultés. Nous nous informâmes encore chez ces
gens-là de toutes les choses que nous avions apprises des autres, qu’ils
nous confirmèrent toutes; et ce qu’ils nous dirent de plus particulier,
je l’ai porté à l’endroit où j’en ai parlé, que j’ai augmenté de ce
qu’ils m’ont dit: mais nous voulûmes être instruits de tous les animaux
à quatre pieds qui vivaient dans ce pays, et ils nous en apprirent les
particularités suivantes:

Ils nous assurèrent premièrement qu’il régnait quelquefois dans leur
pays des vents si impétueux, qu’ils enlevaient tout ce qu’ils
rencontraient. Les maisons les plus fortes ne leur peuvent résister; et
ils entraînent même si loin les troupeaux des bêtes, lorsqu’ils sont sur
le sommet des montagnes, qu’on ne sait bien souvent ce qu’ils
deviennent. Les ouragans font élever en été une telle quantité de sable
qu’ils apportent du côté de la Norwége, qu’ils ôtent si fort l’usage de
la vue qu’on ne saurait voir à deux pas de soi; et l’hiver, ils font
voler une telle abondance de neige, qu’elle ensevelit les cabanes et les
troupeaux entiers. Les Lapons qui sont surpris en chemin de ces tempêtes
n’ont point d’autre moyen, pour s’en garantir, que de renverser leur
traîneau par-dessus eux, et de demeurer en cette posture tout le temps
que dure l’orage: les autres se retirent dans les trous des montagnes,
avec tout ce qu’ils peuvent emporter avec eux, et demeurent dans ces
cavernes jusqu’à ce que la tempête, qui durera quelquefois huit ou
quinze jours, soit tout à fait passée.

De tous les animaux de la Laponie, il n’y en a point de si commun que le
renne, dont j’ai fait aussi la description assez au long. La nature,
comme une bonne mère, a pourvu à des pays aussi froids que sont ceux du
septentrion, en leur donnant quantité d’animaux propres pour faire des
fourrures, pour s’en servir contre les rigueurs excessives de l’hiver,
qui dure presque toujours. Entre tous ceux dont les peaux sont estimées
pour la chaleur, les ours et les loups tiennent le premier rang. Les
premiers sont fort communs dans le septentrion; les Lapons les appellent
les _rois des forêts_. Quoiqu’ils soient presque tous d’une couleur
rousse, il s’en rencontre néanmoins très-souvent de blancs; et il n’y a
point d’animal à qui le Lapon fasse une guerre plus cruelle pour avoir
sa peau et sa chair, qu’il estime par-dessus tout, à cause de sa
délicatesse. J’en ai mangé quelquefois, mais je la trouve extrêmement
fade. La chasse des ours est l’action la plus solennelle que fassent les
Lapons. Rien n’est plus glorieux parmi eux que de tuer un ours, et ils
en portent les marques dessus eux; en sorte qu’il est aisé de voir
combien un Lapon aura tué d’ours en sa vie, par le poil qu’il en porte
en différents endroits de son bonnet. Celui qui a fait la découverte de
quelque ours va avertir tous ses compagnons; et celui d’entre eux qu’ils
croient le plus grand sorcier joue du tambour, pour apprendre si la
chasse doit être heureuse, et par quel côté l’on doit attaquer la bête.
Quand cette cérémonie est faite, on marche contre l’animal; celui qui
sait l’endroit va le premier, et mène les autres, jusqu’à ce qu’ils
soient arrivés à la tanière de l’ours. Là, ils le surprennent le plus
vite qu’ils peuvent; et avec des arcs, des flèches, des lances, des
bâtons et des fusils, ils le tuent. Pendant qu’ils attaquent la bête,
ils chantent tous une chanson en ces termes: _Kihelis pourra, Kihelis
iiscada soubi jœlla jeitti_. Ils rendent grâce à l’ours qu’il ne leur
fasse aucun mal, et qu’il ne rompe pas les lances et les armes dont ils
se servent contre lui. Quand ils l’ont tué, ils le mettent dans un
traîneau pour le porter à la cabane, et le renne qui a servi à le
traîner est exempt pendant toute l’année du travail de ce traîneau; et
l’on doit aussi faire en sorte qu’il s’abstienne d’approcher aucune
femelle. L’on fait une cabane tout exprès pour faire cuire l’ours, qui
ne sert qu’à cela, où tous les chasseurs se trouvent avec leurs femmes,
et recommencent des chansons de joie et de remercîment à la bête, de ce
qu’ils sont revenus sans accident. Lorsque la viande est cuite, on la
divise entre les hommes et les femmes, qui ne peuvent manger des parties
postérieures, mais on leur donne toujours des antérieures. Toute la
journée se passe en divertissements; mais il faut remarquer que tous
ceux qui ont aidé à prendre l’ours ne peuvent approcher de leurs femmes
de trois jours, au bout desquels il faut qu’ils se baignent pour être
purifiés. J’avais oublié de marquer que, lorsque l’ours est arrivé près
de la cabane, on ne le fait pas entrer par la porte; mais on le coupe en
morceaux, et on le jette par le trou qui fait passage à la fumée, afin
que cela paraisse envoyé et descendu du ciel. Ils en font de même
lorsqu’ils reviennent des autres chasses. Il n’y a rien qu’un Lapon
estime plus que d’avoir assisté à la mort d’un ours, et il en fait
gloire pendant toute sa vie. Une peau d’ours se vend ordinairement...

Les loups sont presque tous gris-blancs; il s’en trouve de blancs et les
rennes n’ont point de plus mortels ennemis. Il les évitent en fuyant;
mais lorsqu’ils sont surpris par leurs adversaires, ils se défendent
contre eux des pieds de devant, dont ils sont extrêmement puissants, et
de leurs bois lorsqu’ils sont assez forts pour soutenir le choc; car les
rennes changent tous les ans de bois; et lorsqu’il est nouveau, ils ne
peuvent s’en servir. Pour empêcher que les loups n’attaquent les rennes,
les Lapons les tiennent à quelque arbre, et il est fort rare qu’ils
soient pour lors attaqués; car le loup qui est un animal fort
soupçonneux, appréhende qu’il n’y ait quelque piége tendu, et qu’on ne
se serve de ce moyen pour l’y attirer. Une peau de loup peut valoir...,
et il y a peu de personnes, même des grands seigneurs en Suède, qui n’en
aient des habits fourrés; et ils ne trouvent rien de meilleur contre le
froid.

Les renards abondent dans toute la Laponie; ils sont presque tous
blancs, quoiqu’il s’en rencontre de la couleur ordinaire. Les blancs
sont les moins estimés; mais il s’en trouve quelquefois de noirs, et
ceux-là sont les plus rares et les plus chers. Leurs peaux sont
quelquefois vendues quarante ou cinquante écus; et le poil en est si fin
et si long, qu’il pend de quel côté l’on veut; en sorte qu’en prenant la
peau par la queue, le poil tombe du côté des oreilles, et se couche vers
la tête. Tous les princes moscovites et les grands de ce pays
recherchent avec soin des fourrures de ces peaux, et après les
zibelines, elles sont les plus estimées. Mais puisque j’ai parlé de
zibelines, il faut que je vous dise ce que j’en sais. Ce que nous
appelons zibeline, on l’appelle ailleurs _zabel_. Cet animal est de la
grosseur de la fouine, et diffère de la martre en ce qu’il est beaucoup
plus petit, et qu’il a les poils plus longs et plus fins. Les véritables
zibelines sont damassées de noir, et se prennent en Moscovie et en
Tartarie: il s’en trouve peu en Laponie. Plus la couleur du poil est
noire, et plus elle est recherchée; et vaudra quelquefois soixante écus,
quoique sa peau n’ait que quatre doigts de largeur. On en a vu de
blanches ou grises, et le grand-duc de Moscovie en a fait présent, par
ses ambassadeurs, au roi de Suède comme de peaux extrêmement précieuses.
Les martres approchent plus des zibelines que toutes les autres bêtes:
elles imitent assez la finesse et la longueur du poil; mais elles sont
beaucoup plus grandes. J’en ai rencontré de la grosseur d’un chat, et il
y a peu de pays où elles soient plus fréquentes qu’en Laponie. Sa peau
coûte une rixdale, et celles qui ont le dessus de la gorge cendré sont
plus estimées que celles qui l’ont blanc. Cet animal fait un grand
carnage de petits-gris, dont il est extrêmement friand, et les attrape à
la course sans grande difficulté; il ne se nourrit pas seulement
d’écureuils, il donne aussi la chasse aux oiseaux; et montant sur le
sommet des arbres, il attend qu’ils soient endormis pour se jeter dessus
et les dévorer. S’ils sont assez forts pour s’envoler, ils s’abandonnent
dans l’air avec la martre, qui a ses griffes aussi fortes et aussi
pointues qu’aucun autre animal et se tient dessus le dos de l’oiseau, et
le mord en volant, jusqu’à ce qu’enfin il tombe mort. Cette chute est
bien souvent aussi funeste à la martre qu’à l’oiseau; et lorsqu’il s’est
élevé bien haut dans l’air, la martre tombe bien souvent sur les
rochers, où elle est brisée, et n’a pas un meilleur sort que l’autre.

J’ai parlé ailleurs des _jœrts_ en suédois, et _gulones_ en latin, au
sujet des rennes qu’ils fendent en deux. Cet animal est de la grosseur
d’un chien; sa couleur est noir-brun, et on compare sa peau à celle des
zibelines: elle est damassée, et fort précieuse.

La quantité des poissons de la Laponie fait qu’on y rencontre aussi
beaucoup de castors, que les Suédois appellent baver, et qui se plaisent
fort dans ces lieux, où le bruit de ceux qui voyagent ne trouble point
leur repos. Mais le véritable endroit pour les trouver, c’est dans la
province de Kimi, et en Russelande. Les rognons de castors servent
contre quantité de maladies. Tout le monde assure qu’il n’y a rien de
plus souverain contre la peste que d’en prendre tous les matins; cela
chasse le mauvais air, et entre dans les plus souveraines compositions.
Olaüs, grand prêtre de la province de Pitha, m’en a fait présent, à
Torno, de la moitié d’un, et m’a assuré qu’il ne se servait point
d’autre chose pour ses meilleurs remèdes. Il était fort habile en
pharmacie. Il m’assura de plus qu’il tirait une huile de la queue du
même animal, et qu’il n’y avait rien au monde de plus souverain.

Il se voit aussi un nombre très-considérable d’hermines en Laponie, que
les Suédois appellent _lekat_. Cet animal est de la grosseur d’un gros
rat, mais une fois aussi long. Il ne garde pas toujours sa couleur; car
l’été il est un peu roux, et l’hiver il change de poil, et devient aussi
blanc que nous le voyons. Ils ont la queue aussi longue que le corps,
qui finit en une petite pointe noire comme de l’encre; en sorte qu’il
est difficile de voir un animal qui soit et plus blanc et plus noir. Une
peau d’hermine coûte quatre ou cinq sous. La chair de cet animal sent
très-mauvais, et il se nourrit de petits-gris et de rats de montagne. Ce
petit animal, tout à fait inconnu ailleurs, et fort singulier, comme
vous allez voir, se trouve quelquefois en si grande abondance, que la
terre en est toute couverte. Les Lapons l’appellent _lemmucat_. Il est
de la grosseur d’un rat; mais la couleur est plus rouge, marquée de
noir; et il semble qu’il tombe du ciel, parce qu’il ne paraît point que
lorsqu’il a beaucoup plu. Ces bêtes ne fuient point à l’approche des
voyageurs; au contraire, elles courent à eux avec grand bruit; et quand
quelqu’un les attaque avec un bâton, ou avec quelque autre arme, elles
se tournent contre lui, et mordent le bâton, auquel elles demeurent
attachées avec les dents, comme de petits chiens enragés. Elles se
battent contre les chiens, qu’elles ne craignent pas, et sautent sur
leur dos, et les mordent si vivement, qu’ils sont obligés de se rouler
sur terre pour se défaire de ce petit ennemi. On dit même que ces
animaux sont si belliqueux, qu’ils se font quelquefois la guerre entre
eux, et que, lorsque les deux armées se trouvent dans des prés, qu’ils
ont choisis pour champ de bataille, ils s’y battent vigoureusement. Les
Lapons, qui voient ces différends entre ces petites bêtes, tirent des
conséquences de guerres plus sanglantes ailleurs, et augurent de là que
la Suède doit bientôt porter les armes contre le Danois ou le Moscovite,
qui sont ses plus grands ennemis. Comme ces animaux ont l’humeur
martiale, ils ont aussi beaucoup d’ennemis, qui en font des défaites
considérables. Les rennes mangent tous ceux qu’ils peuvent attraper. Les
chiens en font leur plus délicate nourriture, mais ils ne touchent point
aux parties postérieures. Les renards en emplissent leurs tanières, et
en font des magasins pour la nécessité; ce qui cause du dommage aux
Lapons, qui s’aperçoivent bien lorsqu’ils ont de cette nourriture, qui
fait qu’ils n’en cherchent point ailleurs, et ne tombent pas dans les
piéges qu’on leur tend. Il n’y a pas même jusqu’aux hermines qui ne s’en
engraissent. Mais ce qui est admirable dans cet animal, c’est la
connaissance qu’il a de sa destruction prochaine, prévoyant qu’il ne
saurait vivre pendant l’hiver. On en prend une grande partie pendue au
sommet des arbres entre deux petites branches qui forment une fourche.
Une autre, à qui ce genre de mort ne plaît pas, se précipite dans les
lacs; ce qui fait qu’on en trouve souvent dans le corps des brochets,
qu’ils ont nouvellement engloutis: et ceux qui ne veulent pas être
homicides d’eux-mêmes, et qui attendent tranquillement leur destin,
périssent dans la terre lorsque les pluies, qui les ont fait naître, les
font aussi mourir. On chasse grande quantité de lièvres, qui sont pour
l’ordinaire tout blancs, et ne prennent leur couleur rousse que les deux
mois les plus chauds de l’année.

Il n’y a guère moins d’oiseaux que de bêtes à quatre pieds en Laponie.
Les aigles, les rois des oiseaux, s’y rencontrent en abondance. Il s’en
trouve d’une grosseur si prodigieuse, qu’ils peuvent, comme j’ai déjà
dit ailleurs, emporter les faons des rennes, lorsqu’ils sont jeunes,
dans leurs nids qu’ils font au sommet des plus hauts arbres; ce qui fait
qu’il y a toujours quelqu’un pour les garder.

Je ne crois pas qu’il y ait de pays au monde plus abondant en canards,
en cercelles, plongeons, cygnes, oies sauvages, et autres oiseaux
aquatiques, que celui-ci. La rivière en est partout si couverte, qu’on
peut facilement les tuer à coups de bâton. Je ne sais pas de quoi nous
eussions vécu pendant tout notre voyage, sans ces animaux qui faisaient
notre nourriture ordinaire; et nous en tuions quelquefois trente ou
quarante pour un jour, sans nous arrêter un moment; et nous ne faisions
cette chasse qu’en chemin faisant. Tous ces animaux sont passagers, et
quittent ces pays pendant l’hiver pour en aller chercher de moins
froids, où ils puissent trouver quelques ruisseaux qui ne soient point
glacés; mais ils reviennent au mois de mai faire leurs œufs en telle
abondance, que les déserts en sont tout couverts. Ils leur tendent des
filets, et la peau des cygnes écorchés leur sert à faire des bonnets;
les autres leur servent de nourriture. Il y a un oiseau fort commun en
ce pays, qu’ils appellent _loom_, et qui leur fournit leurs plus beaux
ornements de tête. Cet animal est d’un plumage violet et blanc, perlé
d’une manière fort particulière. Il est de la grosseur d’une oie, et se
prend quelquefois dans les filets que les pêcheurs mettent pour prendre
du poisson, lorsque l’ardeur de la proie l’emporte trop, et qu’il
poursuit quelque poisson sous l’eau. On garnit aussi de sa peau les
extrémités des plus beaux gants. Les coqs de bruyère, les gélinottes,
s’y trouvent en abondance.

Mais il y a dans ce pays une certaine espèce d’oiseau que je n’ai point
vue ailleurs, qu’ils appellent _snyeuripor_, et que les Grecs appelaient
_lagopos_, de la grosseur d’une poule. Cet oiseau a pendant l’été son
plumage gris de la couleur du faisan, et l’hiver il est entièrement
blanc, comme tous les animaux qui vivent en ce pays; et la nature
ingénieuse les rend de la même couleur que la neige, afin qu’ils ne
soient pas reconnus des chasseurs, qui les pourraient facilement
apercevoir s’ils étaient d’une autre couleur que la neige, dont la terre
est toute couverte. J’ai fait ailleurs la description de cet oiseau. Il
est d’un goût plus excellent que la perdrix, et donne par ses cris une
marque assurée qu’il doit bientôt tomber de la neige, comme il est aisé
de voir par son nom, qui signifie _oiseau de neige_.

Les Lapons leur tendent des filets sur cette neige, et forment une
petite haie, au milieu de laquelle ils laissent un espace vide, où les
lacets sont tendus, et par où ces oiseaux doivent passer.

Il est impossible de concevoir la quantité du poisson de la Laponie.
Elle est partout coupée de fleuves, de lacs et de ruisseaux; et ces
fleuves, ces lacs et ces ruisseaux sont si pleins de poissons, qu’un
homme peut, en une demi-heure de temps, en prendre autant qu’il en peut
porter avec une seule ligne. C’est aussi la seule nourriture des Lapons:
ils n’ont point d’autre pain; et ils n’en prennent pas seulement pour
eux, ils en font tout leur commerce, et achètent ce qu’ils ont de besoin
avec des poissons, ou avec des peaux de bêtes; ce qui fait que la pêche
est toute leur occupation: car, soit qu’ils veuillent manger ou
entretenir le luxe, qui ne laisse pas de régner dans ce pays, ils n’ont
point d’autre moyen de le faire. Il est vrai que les riches ne pêchent
jamais. Les pauvres pêchent pour eux; et ils leur donnent en échange, ou
du tabac, ou de l’eau-de-vie, ou du fer, ou quelque autre chose de cette
nature.

Sans m’arrêter à parler de tous les poissons qui sont en ce pays, je
dirai qu’il n’y en a point de plus abondant en saumons. Ils commencent à
monter au mois de mai, et pour lors il est extrêmement gras, et beaucoup
meilleur que lorsqu’il s’en retourne au mois de septembre. Il y a des
années où dans le seul fleuve de Torno on en peut pêcher jusqu’à trois
mille tonnes, qu’on porte à Stockholm, et à tous les habitants de la mer
Baltique et du golfe Bothnique. Les brochets ne se trouvent pas en
moindre abondance que les saumons: ils les font sécher, et en portent
des quantités inconcevables.

J’ai décrit ailleurs la manière dont ils se servent pour le pêcher la
nuit, à la lueur d’un grand feu qu’ils allument sur la proue de leurs
barques. Les truites y sont assez communes; mais il y a une sorte de
poisson qui m’est inconnu, qu’ils appellent _siel_; il est de la
grosseur d’un hareng, et d’une grande délicatesse.

Après avoir demeuré quelques jours avec ces Lapons, et nous être
instruits de tout ce que nous voulions savoir d’eux, nous reprîmes le
chemin qui nous conduisait chez le prêtre; et le même jour, mercredi 27
d’août, nous partîmes de chez lui, et vînmes coucher à Cokluanda, où
commence la Bothnie, et où finit la Laponie.

Mais, monsieur, je ne sais si vous n’aurez pas trouvé étrange que je
vous aie tant parlé des Lapons, et que je ne vous aie rien dit de la
Laponie: je ne sais comment cela s’est fait, et je finis par où je
devrais avoir commencé. Mais il vaut encore mieux en parler tard que de
n’en rien dire du tout; et avant que d’en sortir, je vous en dirai ce
que j’en sais.

On ne peut dire quel nom cette province a eu parmi les anciens
géographes, puisqu’elle n’était pas connue, et que Tacite et Ptolémée ne
connaissaient pas de province plus éloignée que la Sérisinie, que nous
appelons présentement Bothnie, ou Biarmie, et qui s’étend à l’extrémité
du golfe Bothnique.

Ce que l’on sait aujourd’hui de la Laponie, c’est qu’elle se peut
diviser en orientale et occidentale. Elle regarde l’occident du côté de
l’Islande, et obéit au roi de Danemark. Elle est orient du côté qu’elle
confine à la mer Blanche, où est le port d’Archangel; et celle-là
reconnaît le grand duc de Moscovie pour son souverain. Il faut ajouter
une troisième, qui est au milieu des deux, et qui est beaucoup plus
grande que toutes les deux autres ensemble; et celle-là est sous la
domination du roi de Suède, et se divise en cinq provinces différentes,
qui ont toutes le nom de Laponie, et qu’on appelle Uma Lapmarch, Pitha
Lapmarch, Lula Lapmarch, Torno Lapmarch et Kimi Lapmarch. Elles prennent
leurs noms des fleuves qui les arrosent, et ces mêmes fleuves le donnent
encore aux villes où ils passent, si on peut donner ce nom à un amas de
quelques maisons faites d’arbres.

La province de Torno Lapmarch, qui est justement située au bout du golfe
Bothnique, est la dernière du monde du côté du pôle arctique, et s’étend
jusqu’au cap du Nord. Charles IX, roi de Suède, jaloux de connaître la
vérité et l’étendue de ses terres, envoya, en différents temps de
l’année 1600, deux illustres mathématiciens, l’un appelé Aaron Forsius,
Suédois, et l’autre Jérôme Bircholto, Allemand de nation.

Ces gens firent le voyage avec toutes les provisions et les instruments
nécessaires, et avec un heureux succès; et rapportèrent, à leur retour,
qu’ils n’avait trouvé aucun continent au septentrion au delà du soixante
et treizième degré d’élévation; mais une mer glaciale immense; et que le
dernier promontoire qui avançait dans l’Océan était Nuchus, ou Norkap,
assez près du château Wardhus, qui appartient aux Danois. C’est dans
cette Laponie que nous avons voyagé, et que nous avons remonté le fleuve
qui l’arrose jusqu’à sa source.

Nous arrivâmes le lendemain à Jacomus Mastung, qui n’était distant du
lieu où nous avions couché que de deux lieues: nous en fîmes trois ou
quatre à pied pour y arriver, et nous ne perdîmes pas nos pas. Il y a
dans ce lieu une mine de fer très-bonne, mais qui est abandonnée
presque, à cause du grand éloignement. Nous y allions pour y voir
travailler aux forges, où ne voyant rien de ce que nous souhaitions,
nous fûmes plus heureux que nous n’espérions l’être.

Nous allâmes dans la mine, d’où nous fîmes tirer des pierres d’aimant
tout à fait bonnes. Nous admirâmes avec bien du plaisir les effets
surprenants de cette pierre, lorsqu’elle est encore dans le lieu natal.
Il fallut faire beaucoup de violence pour en tirer des pierres aussi
considérables que celles que nous voulions avoir; et le marteau dont on
se servait, qui était de la grosseur de la cuisse, demeurait si fixe en
tombant sur le ciseau qui était dans la pierre, que celui qui frappait
avait besoin de secours pour le retirer.

Je voulus éprouver cela moi-même; et ayant pris une grosse pince de fer,
pareille à celles dont on se sert à remuer les corps les plus pesants,
et que j’avais de la peine à soutenir, je l’approchai du ciseau, qui
l’attira avec une violence extrême, et la soutenait avec une force
inconcevable. Je mis une boussole que j’avais, au milieu du trou où
était la mine, et l’aiguille tournait, continuellement d’une vitesse
incroyable. Nous prîmes les meilleures, et nous ne demeurâmes pas
davantage en ce lieu.

Nous allâmes retrouver nos barques, et vînmes coucher à Tuna Hianda,
chez un de nos bateliers, qui nous fit voir ses lettres d’exemption de
taille qu’il avait du roi, pour avoir trouvé cette mine de fer. Ce
paysan s’appelait Las Larszon, Laurentius à Laurentio.

Le lendemain dimanche nous fîmes une assez bonne journée, et arrivâmes
le soir à Konges, où nous avions demeuré un jour en passant.

Nous achetâmes là des traîneaux, et tout le harnais qui sert à atteler
le renne. Ils nous coûtèrent un ducat la pièce.

Nous ne partîmes le lundi que sur le midi, à cause que nous fûmes
obligés d’attendre les barques qu’il faut aller quérir assez loin, et
passer un long espace de chemin pour éviter les cataractes, qui sont
extrêmement violentes en cet endroit.

Nous couchâmes cette nuit-là à Pello, où nous eûmes le plaisir de voir,
en arrivant, cette pêche du brochet dont je vous ai déjà parlé, et qui
me parut merveilleuse. Il ne faut pas s’étonner si les habitants de ce
pays cherchent tous les moyens possibles de prendre du poisson: ils
n’ont que cela pour subsister; et la nature, qui donne bien souvent le
remède aussitôt que le mal, refusant ses moissons à ces gens, leur donne
des pêches plus abondantes qu’en aucun autre endroit. Nous vînmes le
lendemain, 1er de septembre, coucher chez le préfet des Lapons, Allemand
de nation, dont j’ai déjà parlé; et le lendemain nous arrivâmes à Torno,
après avoir passé plus de quarante cataractes. Ces cataractes sont des
chutes d’eau très-impétueuses, et qui font en tombant un bruit
épouvantable. Il y en a quelques-unes qui durent l’espace de deux et
trois lieues, et c’est un plaisir le plus grand du monde de voir
descendre ces torrents avec une vitesse qui ne se peut concevoir, et
faire trois ou quatre milles de Suède, qui valent douze lieues de
France, en moins d’une heure. Plus la cataracte est forte, et plus il
faut ramer avec vigueur pour soutenir sa barque contre les vagues: ce
qui fait qu’étant poussé du torrent et porté de la rame, vous faites un
grand chemin en peu de temps.

Nous arrivâmes à Torno le mardi, et nous y vînmes à la bonne heure pour
voir les cérémonies des obsèques de Joannes Tornæus, dont je vous ai
parlé auparavant, qui était mort depuis deux mois. C’est la mode de
Suède de garder les corps des défunts fort longtemps. Ce temps se mesure
suivant la qualité des personnes; et plus la condition du défunt est
relevée, et plus aussi les funérailles sont reculées. On donne ce temps
pour disposer toutes choses pour ces actions, qui sont les plus
solennelles qui se fassent en ce pays: et si l’on dit que les Turcs
dépensent leurs biens en noces, les Juifs en circoncisions, les
chrétiens en procès, on pourrait ajouter, les Suédois en funérailles. En
effet, j’admirai la grande dépense qui se fit pour un homme qui n’était
pas autrement considérable, et dans un pays si barbare, et si éloigné du
reste du monde.

On n’eut pas plutôt appris notre arrivée, que le gendre du défunt
travailla aussitôt à une harangue latine qu’il devait le lendemain
prononcer devant nous, pour nous inviter aux obsèques de son beau-père.
Il fut toute la nuit à y rêver, et oublia tout son discours lorsqu’il
fut le matin devant nous. Si les révérences disent quelque chose, et
sont les marques de l’éloquence, je puis assurer que notre orateur
surpassait le prince des orateurs; mais je crois que ses inclinations
servaient plus à cacher la confusion qui paraissait sur son visage, qu’à
rendre son discours fleuri. Comme nous savions le sujet de sa venue,
nous devinâmes qu’il venait pour nous prier d’assister à la cérémonie;
car nous n’en pûmes rien apprendre par son discours, et quelque temps
après, le bourgmestre de la ville avec un officier qui était là en
garnison, vinrent nous prendre dans la même chaloupe pour nous passer de
l’autre côté de l’eau, et nous mener à la maison du défunt.

Nous trouvâmes à notre arrivée toute la maison pleine de prêtres vêtus
de longs manteaux noirs, et de chapeaux qui semblaient, par la hauteur
de leur forme, servir de colonnes à quelque poutre de la maison. Le
corps du défunt, mis dans un cercueil couvert de drap, était au milieu
d’eux. Ils l’arrosaient des larmes qui dégouttaient de leurs barbes
humides, dont les poils séparés formaient différents canaux, et
distillaient cette triste humeur, qui servait d’eau bénite. Tous ces
prêtres avaient quitté leurs paroisses, et étaient venus de fort loin.
Il y en avait quelques-uns éloignés de plus de cent lieues; et on nous
assura que si cette cérémonie se fût faite l’hiver, pendant lequel temps
les chemins en ces pays sont plus faciles, il n’y aurait eu aucun
prêtre, à deux ou trois cents lieues à la ronde, qui ne s’y fût trouvé,
tant ces sortes de cérémonies se font avec éclat. Le plus ancien de la
compagnie fit une oraison funèbre à tous les assistants, et il fallait
qu’il dît quelque chose de bien triste, puisqu’il s’en fallut peu que
son air pitoyable ne nous excitât à pleurer nous-mêmes, qui n’entendions
rien à ce qu’il disait. Les femmes étaient dans une petite chambre
séparées des hommes, qui gémissaient d’une manière épouvantable, et
entre autres la femme du défunt, qui interrompait par ses sanglots, le
discours du prédicateur. Pendant que l’on prêchait dans cette salle, on
en faisait autant dans l’église en finlandais; et quand les deux
discours furent finis, on se mit en chemin pour conduire le corps à
l’église. Sept ou huit bourgeois le chargèrent sur leurs épaules, et il
n’y eut personne des plus apparents qui ne voulût y mettre la main; et
je me souviens pour lors de ce que dit Virgile à l’entrée du cheval dans
Troie, quand il dit qu’il n’y avait ni jeune ni vieux qui ne voulût
aider à tirer cette machine dans leur ville: _Funemque manu contingere
gaudent._

Nous suivions le corps comme les plus apparents, et ceux qui menaient le
deuil; et la veuve était ensuite, conduite par-dessous les bras de deux
de ses filles: l’une s’attristait beaucoup, et l’autre ne paraissait pas
émue. On mit le corps au milieu de l’église en chantant quelques
psaumes; et les femmes, en passant près du défunt, se jetèrent sur le
cercueil, et l’embrassèrent pour la dernière fois.

Ce fut pour lors que commença la grande et principale oraison funèbre,
récitée par Joannes Plantinus, prêtre d’Urna, qui eut une canne d’argent
pour sa peine. Je ne puis pas dire s’il l’avait méritée, mais je sais
qu’il cria beaucoup, et que, pour rendre tous les objets plus tristes,
il s’était même rendu hideux, en laissant ses cheveux sans ordre, et
pleins de plusieurs bouts de paille qu’il n’avait pas eu le temps
d’ôter. Cet homme dit toute la vie du défunt, dès le moment de sa
naissance jusqu’au dernier soupir de sa vie. Il cita les lieux et les
maîtres qu’il avait servis, les provinces qu’il avait vues, et n’oublia
pas la moindre action de sa vie. C’est la mode en ce pays de faire une
oraison funèbre aux laquais et aux servantes, pourvu qu’ils aient un écu
pour payer l’orateur.

Je me suis trouvé, à Stockholm, à l’enterrement d’une servante où la
curiosité m’avait conduit. Celui qui faisait son oraison funèbre après
avoir cité le lieu de sa naissance et ses parents, s’étendit sur les
perfections de la défunte et exagéra beaucoup qu’elle savait
parfaitement faire la cuisine, distribuant les parties de son discours
en autant de ragoûts qu’elle savait faire; et forma cette partie de son
oraison, en disant qu’elle n’avait qu’un seul défaut, qui était de faire
toujours trop salé ce qu’elle apprêtait, et qu’elle montrait par là
l’amour qu’elle avait pour la prudence, dont le sel est le symbole, et
son peu d’attache aux biens de ce monde, qu’elle jetait en profusion.

Vous voyez par là, monsieur, qu’il y a peu de gens qui ne puissent
donner matière de faire à leur mort une oraison funèbre, et un beau
champ à un orateur d’exercer son éloquence. Mais celui-ci avait une plus
belle carrière. Joannes Tornæus était un homme savant; il avait voyagé
et avait même été en France précepteur du comte Charles Oxenstiern.

Quand l’oraison funèbre fut finie, on nous vint faire encore un
compliment latin, pour demeurer au festin. Quoique nous n’entendissions
pas davantage à ce second compliment qu’au premier, nous n’eûmes pas de
peine à nous imaginer ce qu’il nous voulait dire: nos ventres ne nous
disaient que trop ce que ce pouvait être; et ils se plaignaient si haut
qu’il était près de trois heures qu’ils n’avaient mangé, qu’il ne fut
pas plus difficile à ces gens d’entendre leur langage qu’à nous le leur.

On nous mena dans une grande salle, divisée en trois longues tables; et
c’était le lieu d’honneur. Il y avait cinq ou six autres encore plus
pleines que celle-ci, pour recevoir tous les gens qui s’y présentaient.

Les préludes du repas furent de l’eau-de-vie de bière, et une autre
liqueur qu’ils appellent _calchat_, faite avec de la bière, du vin, et
du sucre, deux aussi méchantes boissons qui puissent entrer dans le
corps humain. On servit ensuite les tables, et on nous fit asseoir au
plus haut bout de la première table, avec les prêtres du premier ordre,
tels qu’étaient le père prédicateur et autres. On commença le repas dans
le silence comme partout ailleurs, et comme le sujet le demandait: ce
qui fit dire à Plantin, qui était à côté de moi, qu’ils appelaient les
conviés _Nelli_. _N_ signifie, _Neque vox, nec sermo egreditur ex ore
eorum; loquebantur variis linguis; in omnem terram exivit sonus eorum._

Toutes ces paroles étaient tirées de l’Ecriture, et je ne crois pas
qu’on les puisse mieux faire venir qu’à cet endroit; car on ne peut se
figurer une image plus vive des noces de Cana, que le tableau que nous
en vîmes représenter devant nos yeux, plus beau et plus naturel que
celui de Paul Véronèse. Les tables étaient couvertes de viandes
particulières, et, si je l’ose dire, antiques, car il y avait pour le
moins huit jours qu’elles étaient cuites. Des grands pots de différentes
matières, faits la plupart comme ceux qu’on portait aux sacrifices
anciens, paraient cette table et faisaient par leur nombre une confusion
semblable à celle que nous voyons aussi aux anciens banquets.

Mais ce qui achevait cette peinture, c’était la mine vénérable de tous
ces prêtres armés de barbe, et les habits finlandais de tous les
conviés, qui sont aussi plaisants qu’on les puisse voir. Il y avait
entre autres un petit vieillard avec de courts cheveux, une barbe
épaisse et chauve sur le devant de la tête. Je ne crois pas que l’idée
la plus vive de quelque peintre que ce soit puisse mieux représenter la
figure de saint Pierre. Cet homme avait une robe verte doublée de jaune,
sans façon, et faisant l’effet d’une draperie, retroussée d’une
ceinture. Je ne me lassai point de contempler cet homme, qui était le
frère du défunt.

Pendant que je m’arrêtais à considérer cet homme, les autres avaient des
occupations plus importantes, et buvaient en l’honneur du défunt, et à
la prospérité de sa famille d’une manière surprenante. Les prêtres,
comme les meilleurs amis, buvaient le plus vigoureusement; et après
avoir bu des santés particulières, on en vint aux rois et aux grands. On
commença d’abord par la santé des belles-filles, comme c’est la mode par
toute la Suède, et de là on monta aux rois. Ces santés ne se boivent que
dans des vases proportionnés par leur grandeur à la condition de ces
personnes royales; et pour m’exciter d’abord, on me porta la santé du
roi de France, dans un pot qui surpassait autant tous les autres en
hauteur, que ce grand prince surpasse les autres rois en puissance.
C’eût été un crime de refuser cette santé. Je la bus, et vidai ce pot
fort courageusement. Il n’y avait pas d’apparence, étant en Suède,
d’avoir bu la santé du roi de France, et d’oublier celle du roi de
Suède. On la but dans un vase qui n’était guère moins grand que l’autre,
et après avoir fait suivre plusieurs santés à celle-ci, tout le monde se
tut pour faire la prière.

Il arriva malheureusement dans ce temps qu’un de notre compagnie dit un
mot plaisant, et nous obligea à éclater de rire si longtemps, et d’une
manière si haute, que toute l’assemblée, qui avait les yeux sur nous, en
fut extrêmement scandalisée. Ce qui était de plus fâcheux, c’est que
tout le monde avait été découvert pendant le repas à cause de nous, et
qu’on avait emporté nos chapeaux, en sorte que nous n’avions rien pour
cacher le ris dont nous n’étions pas les maîtres; et plus nous nous
efforcions à l’étouffer, et plus il éclatait. Cela fit que ces prêtres,
croyant que nous nous moquions de leur religion, sortirent de la salle
et n’y voulurent plus rentrer. Nous fûmes avertis par un petit prêtre,
qui était plus de nos amis que les autres, qu’ils avaient résolu de nous
attaquer sur la religion. Nous évitâmes pourtant de parler avec eux sur
cette matière, et nous les allâmes trouver dans un autre lieu où était
passée l’assemblée pour fumer, tandis qu’on levait les tables.

On apporta pour dessert des pipes et du tabac, et tous les prêtres
burent et fumèrent jusqu’à ce qu’ils tombassent sous la table. Ce fut
ainsi qu’on arrosa la tombe de Joannes Tornæus, et que la fête finit.
Olaüs Graan, gendre du défunt, se traîna le mieux qu’il put pour nous
conduire à notre bateau, le pot à la main; mais les jambes lui
manquèrent: il s’en fallut peu qu’il ne tombât dans la rivière; et, par
nécessité, deux hommes le ramenèrent par-dessous les bras.

Nous croyions que toute la cérémonie fût terminée, quand nous vîmes
paraître le lendemain matin Olaüs Graan, suivi de quelques autres
prêtres, qui nous venait prier de nous trouver au lendemain.

Je vous assure, monsieur, que cela me surprit: je n’avais jamais entendu
parler de lendemain qu’aux noces, et je ne croyais pas qu’il en fût de
même aux enterrements. Il fallut se résoudre à y aller une seconde fois,
et nous eûmes une conférence avec Olaüs Graan, pendant le bon intervalle
qu’il souffrit entre l’ivresse passée et la future.

Cet Olaüs Graan, gendre du défunt, est prêtre de la province de Pitha,
homme savant, ou se disant tel, géographe, chimiste, chirurgien,
mathématicien, et se piquant surtout de savoir la langue française,
qu’il parlait comme vous pouvez juger par ce compliment qu’il nous fit:
La grande ciel (nous répéta-t-il plusieurs fois) conserve vous et votre
applicabilité tout le temps que vous verrez vos gris cheveux. Il nous
montra deux médailles, l’une de la reine Christine, et l’autre était un
sicle des Juifs, qui représente d’un côté la verge de Moïse, et de
l’autre une coupe d’où sort une manière d’encens. Entre toutes les
autres qualités, il prétendait avoir celle de posséder en perfection la
pharmacie, et pour nous le prouver, il tira de plusieurs poches quantité
de boîtes de toutes grandeurs, de confortatifs, et assez pour lever une
boutique d’apothicaire. Il me donna un morceau de testicule de castor,
et m’assura qu’il tirait une huile admirable de la queue de cet animal,
qui servait à toutes sortes de maladies.

Quand notre conversation fut finie, on nous reconduisit où nous avions
été le jour précédent, où chacun, pour faire honneur au défunt, but
épouvantablement; et ceux qui purent s’en retournèrent chez eux.

Nous demeurâmes à Torno, à notre retour de Laponie, pendant huit jours.

Le mercredi et le jeudi se passèrent à l’enterrement.

Le vendredi, samedi et dimanche, ne furent remarquables que par les
visites continuelles que nous reçûmes, où il fallait faire boire tout le
monde.

Le lundi, le bourgmestre nous donna à dîner; et le mardi, à la pointe du
jour, le vent s’étant mis à l’ouest, nous fîmes voile. Le vent demeura
assez bon tout le reste du jour. La nuit, il fut moins violent; mais le
lendemain mercredi nous eûmes un calme.

Le jeudi ne fut pas plus heureux, et nous demeurâmes immobiles comme des
tours.

Nous jetâmes plusieurs fois la sonde pour donner fond; mais n’en
trouvant aucun, il fallut faire notre route dans des appréhensions
continuelles d’aller échouer en terre.

Le vendredi, le brouillard étant dissipé, nous fîmes un peu de chemin à
la faveur d’un vent est et nord-est, et passâmes les petites îles de
Querhen.

Mais le lendemain, le vent s’étant fait contraire, nous fûmes obligés de
retourner sur nos pas, et de relâcher dans un port appelé Ratan.

Nous y passâmes une partie de ce jour à chasser dans une île voisine, et
le soir nous allâmes à l’église, éloignée d’une demi-lieue. Le prêtre
nous y donna à souper; mais la crainte qu’il avait que des jeunes gens
frais revenant de Lapmarck n’entreprissent quelque chose sur son
honneur, il s’efforçait, afin que nous ne passassions pas la nuit chez
lui, de nous faire entendre que le vent était bon, quoiqu’il fût fort
contraire. Nous revînmes donc à notre barque toute la nuit, après avoir
acheté un livre chez lui; et le dimanche matin, le major du régiment de
cette province nous envoya quérir dans sa chaloupe par deux soldats.

Nous y allâmes, et nous trouvâmes tous ses officiers, avec un bon dîner,
qui nous attendaient. Il fallut boire à la suédoise, c’est-à-dire vider
les cannes d’un seul trait; et quand on en vint à la santé du roi, on
apporta trois verres pleins sur une assiette, qui furent tous vidés.
J’avoue que je n’avais pas encore expérimenté cette triplicité de
verres, et que je fus fort étonné de voir qu’il ne suffisait pas de
boire dans un seul. Il est encore de la cérémonie de renverser son verre
sur l’assiette, pour faire voir la fidélité de celui qui boit.

Nous nous en retournâmes à notre vaisseau; et le lendemain, sur les dix
heures, nous allâmes voir de quel côté venait le vent. Il était est, et
l’ignorance de notre capitaine et de notre pilote leur faisait croire
qu’ils ne pouvaient sortir hors du port de ce vent. Je leur soutins le
contraire, et je fis tant que je les résolus à se hasarder de sortir.
Nous le fîmes heureusement, et sur le midi le vent se mit nord-est si
fort, qu’ayant duré toute la nuit et le lundi suivant jusqu’à midi, nous
fîmes pendant vingt-quatre heures plus de cent lieues.

Mais le vent étant tombé tout d’un coup, nous demeurâmes à huit lieues
d’Agbon, lieu où nous devions descendre pour aller par terre à
Coperberyt. Nous ne le pûmes faire que le lendemain; et, ayant trouvé
heureusement à la côte de petites barques qui venaient de la foire
d’Hernesautes, nous vînmes coucher à Withseval, petite ville sur le bord
du golfe Bothnique; et le lendemain nous prîmes des chevaux de poste, et
fîmes une très-rude journée, soit par la difficulté du chemin, ou soit
qu’ayant été longtemps sans courir la poste, nous en ressentissions plus
la fatigue.

Nous nous égarâmes la nuit dans des bois; et s’il est toujours fâcheux
d’errer pendant les ténèbres, il l’est incomparablement davantage en
Suède, dans un pays plein de précipices et de forêts sans fin, où l’on
ne sait pas un mot de la langue, et où l’on ne trouve personne pour
demander le chemin, quand on la saurait.

Néanmoins, après avoir beaucoup avancé notre route par une pluie
épouvantable, à la faveur d’une petite chandelle, plus agréable mille
fois dans cette nuit obscure, que le plus beau soleil dans un des plus
charmants jours de l’été, nous arrivâmes à la poste; et le vendredi
suivant, étant fort rebutés de la journée précédente, nous ne fîmes que
trois lieues, et couchâmes à Alta.

Le samedi fut assez remarquable, pour l’aventure qui nous arriva. Nous
partîmes à six heures du matin pour faire quatre milles de Suède, qui
font douze lieues de France; et après avoir marché jusqu’à deux heures
après midi, nous arrivâmes à une misérable cabane, que nous ne crûmes
point être le lieu où nous devions prendre d’autres chevaux, qui l’était
néanmoins; et n’ayant trouvé personne à qui parler, nous poursuivîmes
notre route par des chemins qu’il n’y a que ceux qui y ont été qui en
puissent concevoir la difficulté. Nous croyions être fort proches de la
poste, et nous marchâmes jusqu’à quatre heures au soir sans rencontrer
une seule personne pour demander le chemin, ni le moindre toit pour nous
mettre à couvert.

Surcroît de malheur, la pluie vint en telle abondance, qu’il plut cette
nuit-là pour trois mois qu’il y avait qu’il n’était pas tombé une seule
goutte d’eau. L’espérance qui nous flattait que nous pourrions bien
rencontrer quelque maison de paysan, faisait que, malgré la lassitude
épouvantable dont nous étions accablés, nous ne laissions pas de
marcher; mais enfin la pluie vint si forte, et la nuit si noire, que nos
chevaux rebutés, et qui n’avaient mangé non plus que nous depuis le
matin, demeurèrent tout d’un coup, sans qu’il fût possible de les faire
avancer davantage. Nous voilà donc tristement demeurés au milieu des
bois, sans avoir quoi que ce soit au monde, que le ventre des chevaux
pour nous mettre à couvert: et on le pouvait faire sans danger, car les
pauvres bêtes étaient si accablées, qu’elles passèrent la nuit sans
remuer, et sans manger non plus que leurs maîtres.

Toute notre consolation fut que nous fîmes un bon feu qui nous réchauffa
un peu. Mais il n’y avait rien de si plaisant que de nous voir dans cet
équipage, tous extrêmement tristes et défaits, comme des gens qui
n’avaient mangé depuis vingt-quatre heures, et qui baissaient
languissamment la tête pour recevoir la pluie qu’il plaisait au ciel
faire tomber sur nous avec largesse. Ce qui acheva de rendre l’aventure
plaisante, fut que le lendemain nous ne fûmes pas plus tôt à cheval, à
la pointe du jour, que nous découvrîmes, à deux portées de mousquet, une
petite maison que nous avions tant cherchée, et dans laquelle nous
allâmes boire un peu de lait.

A quelque chose, comme on dit, malheur est bon; car cet égarement fut
cause que nous arrivâmes le lendemain dimanche à Coperberyt, où nous ne
fussions arrivés que le jour d’après.



VOYAGE DE FLANDRE ET DE HOLLANDE COMMENCÉ LE 26 AVRIL 1681


Nous partîmes de Paris le 26 avril 1681, par le carrosse de Bruxelles.

Bruxelles, la seconde ville du Brabant, est très-agréable et
très-peuplée, à cause de la demeure ordinaire que les gouverneurs des
Pays-Bas y font, et la quantité de gens de qualité qui suivent la cour:
c’est pour cela qu’elle est appelée la Noble.

L’hôtel de ville est un bâtiment assez curieux: il fut fait par un
Italien, qui se pendit de dépit d’avoir manqué à mettre la tour au
milieu, comme son épitaphe le fait connaître; et cet homme fit par
avance de lui ce qu’aurait fait un bourreau. Il ne méritait pas moins
qu’une corde, pour avoir manqué à un point où des gens qui n’auraient
pas les moindres connaissances de l’architecture ne manqueraient pas.
Les églises de Bruxelles, comme toutes celles des Pays-Bas, sont
très-belles et fort bien entretenues. Nous vîmes dans la collégiale du
nom de Sainte-Gudule les trois hosties miraculeuses sur lesquelles on
dit qu’on voit quelques gouttes de sang.

Nous allâmes voir la communauté des béguines, qui est un ordre
particulier en ce pays. Elles sont vêtues de blanc dans l’église, et
vont par les rues avec un long manteau noir, qui leur descend du sommet
de la tête et leur tombe sur les talons. Elles portent aussi sur le
front une petite huppe, qui forme un habillement assez galant: et on
trouve des filles sous cet habit dévot, que j’aimerais mieux que
beaucoup d’autres avec l’or et les diamants qui les environnent: elles
étaient pour lors au nombre de huit cents dans le béguinage...

Malines est appelée la Jolie, et non sans raison; car il semble plutôt
que ce soit une ville peinte que réelle, tant les rues en sont propres
et bien pavées, et les bâtiments bien proportionnés.

Tout le commun peuple travaille, comme par toute la Flandre, à faire des
dentelles blanches qu’on appelle de ce nom; et le béguinage, qui est le
plus grand et le plus considérable de tous, n’est entretenu que par ce
travail, que les béguines exercent, et dans lequel elles excellent. Ces
béguines sont des filles ou femmes dévotes, qui se retirent dans ce lieu
autant de temps qu’elles veulent; elles y ont chacune une petite maison
séparée, où elles sont visitées de leurs parents. Il y en a même
quelques-unes qui prennent des pensionnaires. Le lieu s’appelle
Béguinage, et les portes s’en ferment tous les soirs de bonne heure. Il
y a à Malines une tour qui est fort estimée pour la hauteur, de laquelle
on découvre extrêmement loin.

Anvers, la première et la plus grande ville du Brabant, et à qui l’on
pourrait donner des titres encore plus superbes, surpasse toutes les
autres villes que j’ai vues, à l’exception de Naples, Rome, Venise,
non-seulement par la magnificence de ses bâtiments, par la pompe de ses
églises, et par la largeur de ses rues spacieuses, mais aussi par les
manières de ses habitants, dont les plus polis tâchent à se conformer à
nos manières françaises, et par les habits, et par la langue, qu’ils
font gloire de posséder en perfection.

La première chose que nous admirâmes en y entrant, ce fut la beauté de
ses superbes remparts, qui, tout couverts de grands arbres, forment une
promenade la plus agréable du monde; ils sont revêtus partout de pierres
de taille, et arrosés d’un fossé d’eau vive qui court tout autour de la
ville, et qui sert autant à l’embellir qu’à la défendre. La cathédrale
est fort bien bâtie; et le clocher, ouvrage des Anglais, est d’une
délicatesse surprenante, mais qui pourrait peut-être quelque jour lui
devenir funeste. On y voit des peintures admirables, et, entre autres,
une descente de croix de Rubens, qui peut passer pour une pièce achevée.

L’église des Jésuites ne cède en magnificence à pas une de toutes celles
que j’ai vues en Italie, et est d’autant plus superbe, que le marbre
dont elle est toute bâtie y a été apporté de fort loin, et avec une
grande dépense. Toute la voûte est ornée de cadres de la main des plus
excellents maîtres. Il est aisé de juger de la magnificence de cette
église, quand on dira que le seul balustre de marbre qui ferme le
maître-autel coûte plus de quarante mille livres.

Je ne crois pas aussi qu’on puisse jamais voir un ouvrage plus achevé:
le marbre est manié si délicatement, qu’il semble qu’il ait quitté sa
dureté naturelle pour prendre la forme qu’on lui a voulu donner, et se
fléchir comme de la cire, suivant la volonté de l’ouvrier.

Du temps de Philippe II, fils de Charles-Quint, les dix-sept provinces
étaient gouvernées par..., sœur de Charles-Quint, et par conséquent
tante de l’empereur, qui en était le maître, et qui a voulu lever sur
ces peuples certains droits nouveaux, et introduire parmi eux
l’inquisition. Les Hollandais s’opposèrent à ces nouvelles déclarations,
et le prince d’Orange, soutenu du comte de Horn, et de..., à la tête de
la populace, firent des remontrances à la gouvernante, et lui
proposèrent deux cents articles, sur lesquels ils voulaient qu’on leur
donnât satisfaction. Cette femme, surprise de ce tumulte, se retourna
vers un des premiers de son conseil, qui lui dit, comme en se moquant,
qu’elle ne devait point se mettre en peine de ces gens, qui n’étaient
que des gueux; ce qui fut rapporté à ce peuple mutiné, il en devint si
courroucé, qu’ils formèrent entre eux un parti, qui depuis a été appelé
le parti des Gueux. La gouvernante cependant étant retournée en Espagne,
et connaissant le naturel remuant des peuples des dix-sept provinces, ne
voulut pas s’y faire voir, qu’elle ne les contentât sur une partie des
articles qu’ils demandaient; ce qui fit que Philippe II envoya le duc
d’Albe, qui depuis a tant fait de carnage, et a été cause de l’entière
rébellion de ces provinces. On dit qu’il a fait mourir par la main du
bourreau plus de dix-huit mille personnes. Il ne fut pas plus tôt à
Bruxelles, qu’il y convoqua les états. Le comte de Horn, ne voulant
point paraître chef de la sédition, y alla; mais le prince d’Orange,
craignant les Espagnols, dont il se défiait, sortit des états pour ne
point s’y trouver; et le comte de Horn rencontrant le prince d’Orange
qui s’absentait: _Adieu_, lui dit-il, _prince sans terre_; à quoi le
prince répondit: _Adieu, comte sans tête_, comme en effet cela se trouva
vrai; et ayant été arrêté aux états, on lui fit sauter la tête avec une
quantité presque innombrable de gens qu’on croyait suivre son parti, ou
qui étaient suspects; étant un crime de lèse-majesté parmi les Espagnols
d’être seulement suspect à son prince. Le prince d’Orange, voyant, par
la mort du comte de Horn et de ses adhérents qu’il avait très-bien fait
de se sauver, voulut encore songer à son salut; et, appuyant la faction
des mécontents, il se mit à leur tête; et après plusieurs combats, où il
eut toujours le dessous, il prit enfin la Brille, d’où le duc d’Albe
prétendit le chasser; mais n’en ayant pu venir à bout, il donna occasion
à ces tableaux que l’on a faits de lui, dans lesquels il est dépeint par
dérision avec des lunettes sur le nez, parce que Brille, en hollandais,
signifie lunettes. La Hollande se divise en sept provinces unies qui
sont la Gueldre, la Hollande, la Zélande, Utrecht, la Frise,
l’Over-Yssel, et Groningue.

Nous arrivâmes à minuit à Rotterdam, et nous fûmes obligés de passer
par-dessus les murailles pour entrer dans la ville, dont les portes
étaient fermées. Cette ville est la seconde de tout le pays, et il est
aisé de juger de sa richesse par la quantité de vaisseaux qu’on y voit
aborder de tous les pays, et qui emplissent le canal de la ville, qui
est extrêmement large. Cette ville est remarquable par l’étendue de son
commerce et par la beauté de ses maisons, qui ont toutes la propreté
qu’on remarque dans toutes les villes de Hollande. L’on voit au milieu
d’une grande place la statue d’Erasme, qui était natif de cette ville,
et qui a assez bien mérité de la république pour avoir une statue en
bronze sur le pont qui est au milieu de la grande place.

Nous partîmes de Rotterdam sur les deux heures après midi par les
barques, qui sont d’une commodité admirable par toute la Hollande. Elles
partent toutes en différentes heures, et à une demi-heure l’une de
l’autre; ce qui fait qu’à toutes les demi-heures du jour et de la nuit
il part de ces commodités qui vont en cent endroits différents, et qui
sont si ponctuelles, que le cheval est attelé à la barque lorsque
l’heure est prête à sonner, et qu’à peine elle a frappé que le cheval
marche.

Nous passâmes à Delft, petite ville à deux lieues de la Haye, où nous
vîmes le frère d’un de nos amis que nous avions laissé esclave en Alger.
Nous entrâmes dans le principal temple de la ville, où nous vîmes le
tombeau du fameux amiral Tromp.

Nous arrivâmes le soir à la Haye, le plus beau et le premier village du
monde. C’est le lieu où le prince d’Orange fait sa résidence ordinaire.
Il n’y était pas pour lors, et il était allé à une chasse générale qui
se faisait en Allemagne sur les terres de... avec le...

Le prince d’Orange s’appelle Guillaume III de Nassau. Ces dernières
guerres ont servi à le rendre recommandable dans la Hollande, et à le
faire déclarer stathouder, capitaine général des armées des
Provinces-Unies des Pays-Bas, et grand amiral. Les états lui accordent
pour cela une pension de cent mille francs, et font la dépense de toute
sa maison. Quelques remuants lui ont voulu mettre en tête de se faire
déclarer souverain dans la Hollande pendant qu’il était maître absolu de
toutes les troupes; mais les plus politiques lui ont fait connaître
premièrement la difficulté de son dessein, et entendre ensuite que quand
il serait assez heureux pour le mettre en exécution, il ne pourrait
jamais se maintenir dans cette souveraineté, la Hollande étant un pays
qui périrait bientôt, si elle était gouvernée par un particulier et si
elle cessait d’être république, à cause des grands frais qu’il faut
renouveler continuellement pour la conservation du pays, et des grandes
levées qu’un prince serait obligé de faire sur ses sujets, que des
républicains, qui se repaissent du titre spécieux de liberté, donnent
avec plaisir, n’ayant tous pour but que la même chose, ce qui fait qu’il
n’y a point de pays plus vexé d’impôts et de subsides que la Hollande;
et ces peuples se flattent que comme ce sont eux qui se les imposent,
ils sont libres de se les ôter lorsqu’ils le veulent. Ce conseil, le
plus sûr et le plus politique, fut suivi du prince d’Orange qui s’en
trouva bien.

On voit, en sortant du château, une porte qui est proche le logis de
M... le lieu où se fit le massacre du pensionnaire de With, qui fut tué
par la populace au commencement de la guerre; tout cela par les menées
du prince d’Orange, à cause qu’il avait été fait depuis peu un édit par
lequel il était défendu de reconnaître le prince d’Orange pour
souverain, que le peuple voulait reconnaître tel.

Le prince Guillaume de Nassau, qui était à la tête des mécontents
lorsqu’ils secouèrent le joug espagnol, se comporta si généreusement
dans toute cette rébellion, qu’après avoir forcé l’Espagnol, par la
paix, à reconnaître les Hollandais et leur république pour souverains,
ils se trouvèrent obligés de récompenser sa vaillance, en lui donnant le
titre de protecteur des états. Ce titre est dévolu à ses successeurs.
Mais le conseil des provinces et particulièrement les de With, qui
faisaient une faction particulière, et qui en entraînèrent d’autres avec
eux, firent cet édit perpétuel par lequel ils déclaraient qu’on ne
pourrait jamais proposer le prince d’Orange comme souverain et le firent
même signer au prince d’Orange d’aujourd’hui encore jeune.

La guerre de France est arrivée sur ces entrefaites; et le peuple
appréhendant la domination des Français, et croyant que, s’ils avaient
le prince d’Orange à la tête de leurs armées, ils feraient des
merveilles, le proposèrent: mais étant arrêtés par cet édit perpétuel,
ils éclatèrent contre de With, le général des troupes, et le firent
arrêter, l’accusant du crime de trahison, et d’avoir voulu perdre
l’Etat; mais n’ayant point trouvé de sujet pour le faire mourir, on se
contenta de le bannir pour satisfaire le peuple et la faction du prince
d’Orange. Son frère, le pensionnaire à la Haye pour les affaires de la
province de Hollande, demanda la permission de le voir; mais en voulant
entrer dans la prison, le peuple mutiné, souffrant impatiemment la vue
d’un homme qui s’opposait à ses menées, se rua dessus lui, et
l’assassina cruellement sur la place; ils le traînèrent un peu plus
loin, où ils le pendirent. Chacun accourut à ce spectacle; et le peuple
était si animé, qu’il le coupa en pièces, dont chacun prit des morceaux
de chair, qui se vendaient quelques jours après fort cher à ceux qui
n’avaient pas eu le plaisir d’assister à cette boucherie.

Le peuple, qui est une bête féroce qui porte toujours dans les
extrémités, parce qu’il agit sans raison, et qui est timide par excès ou
impétueux dans l’extrémité, n’est pas à se repentir de cette action. Il
reconnaît que cet édit était fait pour son utilité; et la mort du
pensionnaire a été le premier échec qui ait été donné à la république.

Les Provinces-Unies doivent, après le ciel, leur liberté aux princes
d’Orange, qui ont tant fait qu’ils ont obligé le roi d’Espagne à signer
leur liberté et à les reconnaître pour peuples libres, indépendants de
tout autre, ce qui est une circonstance fort remarquable. Guillaume Ier
cimenta de son sang les fondements de cette république. Maurice et
Henri, ses fils, en accrurent la splendeur par le gain de plusieurs
batailles. Guillaume II égala les autres, mourut fort jeune, et laissa
pour successeur de ses vertus Guillaume, IIIe du nom, prince d’Orange
d’à présent, fils de Guillaume II et de Marie-Stuart, fille aînée de
Charles Ier, roi d’Angleterre, qui eut la tête coupée. Ce prince l’eut à
la trente-six ou trente-septième année de son âge, et a épousé la fille
du duc d’York. Il ne vint au monde qu’après la mort de son père, et il
perdit à onze ans la princesse royale sa mère, qui mourut à Londres de
la petite vérole, de même que le feu prince Guillaume son mari.

La Haye est le lieu où la noblesse de Hollande fait résidence; il n’y en
a guère de plus agréable dans le monde. Un grand bois de haute futaie,
bordé de magnifiques palais d’un côté, et de l’autre, de vastes et
agréables prairies qui l’entourent, rendent son aspect un des plus
riants de l’Europe. On voit devant le château un étang revêtu de pierres
de taille; de hauts arbres qui le bordent servent à embellir le palais
du prince. On va de la Haye à la mer en moins d’un quart d’heure, par un
chemin très-agréable. Nous vîmes en y allant un chariot à voiles que le
prince d’Orange a fait faire, et nous entrâmes dans un lieu où l’on
court la bague sur des chevaux de bois.

Nous allâmes voir une maison du prince d’Orange à quelques lieues de la
Haye, appelée Osnadin; c’est là où il passe une partie de l’année, et où
il entretient quantité de bêtes extraordinaires. Nous y vîmes des vaches
de Calicut très-particulières avec une bosse sur le dos, et quantité de
cerfs.

Nous partîmes de la Haye et fûmes dîner à Leyde, qu’on appelle _Lugdunum
Batavorum_, recommandable par son université, par son anatomie, et par
la propreté de ses bâtiments; plus agréable à mon goût que pas une ville
de Hollande. Nous y vîmes quantité de choses curieuses, entre autres un
hippopotame, ou vache de mer, que les Hollandais ont rapporté des Indes.
On voit dans le cabinet anatomique plus de choses que n’en peut contenir
un gros volume.

De Leyde nous allâmes à Amsterdam, et vîmes en passant Harlem, où nous
remarquâmes une grande église: nous arrivâmes le soir à Amsterdam. Cette
ville des villes, si renommée dans tout l’univers, peut passer pour un
chef-d’œuvre: les maisons y sont magnifiques, les rues spacieuses, les
canaux extrêmement larges, bordés de grands arbres, qui, venant à mêler
leur verdure avec la diversité des couleurs dont les maisons sont
peintes, forment l’aspect du monde le plus charmant. Cette ville paraît
double: on la voit dans les eaux; et la réverbération des palais qu’on
voit dans les canaux fait de ces lieux un séjour enchanté. L’hôtel de
ville est sur le Dam: cet ouvrage pourrait passer pour un des plus beaux
de l’Europe, si l’architecte n’avait manqué dès le commencement, et eût
fait quelque distinction de la porte avec les fenêtres qu’il faut
chercher de tous côtés, et qu’il faut bien souvent demander.

Nous montâmes en haut, où nous vîmes quantité d’armes et un très-beau
carillon. Nous découvrîmes Utrecht du clocher. Ce fut le lieu où le roi
borna ses conquêtes. Le Spineus est une aussi plaisante invention que je
sache: c’est là où l’on renferme toutes les filles de mauvaise vie, que
l’on condamne pour un certain temps, et où elles travaillent. Il n’y a
peut-être point de lieu, après Paris, où le libertinage soit plus grand
qu’à Amsterdam; mais ce qui est de particulier, c’est qu’il y a de
certains lieux où demeurent les accoupleuses, qui gardent chez elles un
certain nombre de filles. On fait entrer le cavalier dans une chambre
qui communique à plusieurs autres petites chambres dont vous payez les
portes, et au-dessus le portrait et le prix de la personne qu’elle
renferme; c’est à vous à choisir: on ne fait point sortir l’original que
vous n’ayez payé le prix de la taxe: tant pis pour vous si la copie a
été flattée.

Le Raspeus est un autre lieu pour les mauvais garnements, et pour les
enfants dont les pères ne sauraient venir à bout: on les emploie à scier
du Brésil. Il y a dans la grande église d’Amsterdam une chaîne d’un prix
infini pour la délicatesse de son travail. On permet à Amsterdam, et par
toute la Hollande, toutes sortes de religions, excepté la catholique:
c’est un point de leur plus fine politique; et ils savent bien que ce
serait un grand échec à leur liberté si les catholiques y étaient
soufferts, qui pourraient ensuite se rendre les maîtres. On y voit des
luthériens, des calvinistes, des arminiens, des nestoriens, des
anabaptistes, et des Juifs qui y sont plus puissants qu’en aucun autre
endroit de la terre.

Leur synagogue est incomparablement plus belle que celle de Venise, et
ils y sont beaucoup plus puissants. La maison des Indes, qui est hors de
la ville, marque bien qu’elle appartient aux plus riches négociants de
l’Europe. On y bâtissait un très-beau vaisseau qui devait, un mois
après, faire le voyage des Indes.

Nous allâmes voir les vaisseaux de guerre, qui n’ont rien de beau, et je
n’en vis pas un qui approchât de la beauté de nos vaisseaux. Ils ne
veulent point de galerie à la poupe comme nous; ils croient que cela
retarde la course du vaisseau: mais, bien loin d’y apporter aucun
défaut, je trouve que cela est d’une grande utilité pour les officiers,
et d’un grand ornement au vaisseau.

Je partis d’Amsterdam le 25 mai 1681, et nous arrivâmes à Enkhuyse le
soir même, où sans nous arrêter qu’autant de temps qu’il faut pour
manger, nous remarquâmes que cette ville portait trois harengs pour ses
armes, à cause de la pêche considérable qui s’y fait de ce poisson.

Nous frétâmes la nuit une barque à Vorkum, où nous arrivâmes le
lendemain matin. Cette province s’appelle Nord-Hollande, et je ne crois
pas qu’au reste de la terre il se puisse trouver de plus jolies femmes.
Les paysannes ont une beauté qui ne le cède point aux anciennes
Romaines, et qui donne de l’amour à la première vue.

Nous arrivâmes à Leeuvarden, capitale de la Frise, ville très-jolie, qui
reconnaît le prince de Nassau pour son gouverneur, n’ayant point voulu
donner sa voix pour le prince d’Orange. Ce prince peut avoir vingt-cinq
ou vingt-six ans: il perdit son père il y a environ dix-huit ans, à la
septième année de son âge. Ce prince mourut par un accident funeste: un
pistolet, qui se lâcha malheureusement, ôta en même temps un grand homme
à l’Europe, et un généreux gouverneur à la Frise.

Hambourg est une ville hanséatique, libre et impériale, qui, par sa
bonne milice et ses fortifications régulières, est en état de ne point
appréhender quantité de princes qui envient fort ce morceau; et
particulièrement le roi de Danemark, à qui elle siérait parfaitement
bien. Ce prince la bloqua pendant ces dernières guerres avec vingt-cinq
mille hommes; mais ayant vu les troupes auxiliaires qui lui venaient de
toutes parts, il ne put rien entreprendre davantage. Il a cédé depuis
peu, pendant son vivant, toutes les prétentions qu’il pouvait avoir sur
cette ville moyennant la somme de deux cent mille écus. Elle est
gouvernée par quatre bourgmestres et dix-huit conseillers. Les femmes y
sont très-belles; elles se couvrent le visage à l’espagnole.



DU DANEMARK


De Hambourg nous partîmes pour Copenhague.

Copenhague est située sur la mer Baltique fort avantageusement. Elle est
frontière du côté de la province de Schonen, et a soutenu le siége fort
vigoureusement pendant deux ans contre le grand Gustave-Adolphe, père de
la reine Christine, que nous avons vue à Rome. Les clochers de
Sainte-Marie portent les marques de ce siége.

La tour de l’observatoire, sur laquelle un carrosse peut monter, est une
pièce fort curieuse. Elle fut bâtie par Frédéric II. Du haut de la tour
on découvre toute la ville, qui ne nous parut pas fort grande, mais
presque de tous côtés environnée d’eau. On y voit un globe céleste de
cuivre, fait de la main de Tycho-Brahé, mathématicien fameux, originaire
du pays.

La bourse est un fort beau bâtiment qui fait face au Louvre. Son clocher
est d’une manière assez particulière; quatre lézards, dont les queues
s’élèvent en l’air, en forment la flèche. C’est là où se vendent toutes
les curiosités, comme au palais.

Le cabinet du roi est au-dessus de la bibliothèque. Ce sont plusieurs
chambres remplies de curiosités, entre autres une queue de cheval, qui
est la marque d’autorité, et que les bachas mettent devant leurs tentes
lorsqu’ils sont à l’armée; le Grand Seigneur, trois, et le vizir, deux.
Nous y vîmes une belle mandragore femelle; les pantoufles d’une fille
qui fut _taponata_ sans en rien sentir; l’ongle qu’on dit être de
Nabuchodonosor, et un des enfants de cette comtesse de Flandre qui en
mit au monde autant que de jours en l’an.

Il n’y a point de langue plus propre à demander l’aumône que la danoise:
il semble toujours qu’ils pleurent.

Le Danemark est un pays très-gras et très-abondant, consistant en
quantité d’îles, dont les plus renommées sont Séeland, Falster,
Langeland, Laland et Fionie, renommée par cette dernière victoire qui
sauva le royaume de sa perte totale, lorsque les Danois secondés des
Hollandais, défirent Charles-Gustave dans cette île, lequel avait tenu
deux ans Copenhague assiégée. Le roi de Danemark est encore maître de
l’île d’Islande, qu’on croit être l’_ultima Thule_ connue des anciens.
Cette île malgré les neiges qui la couvrent, ne laisse pas d’avoir des
montagnes brûlantes, qui vomissent les feux et les flammes de leur sein,
et auxquelles les poëtes comparent le sein de leur maîtresse. Il y a des
lacs fumants qui convertissent en pierre tout ce qu’on y jette, et
plusieurs autres merveilles qui rendent cette île recommandable.



DE LA SUÈDE


Ce que nous appelons présentement Suède était autrefois appelé Scandie
ou Scandinavie, qui n’est pour ainsi dire qu’une presqu’île, qui s’étend
entre l’Océan, la mer Baltique, et le golfe Bothnique.

Celle province n’est pas des plus fertiles partout. La Laponie est la
stérilité même; et ce peuple, que j’ai eu la curiosité d’aller voir au
bout du monde, est entièrement abandonné de la nourriture du corps et de
l’âme, n’ayant ni le pain matériel, ni l’évangélique. Mais la Gothie et
l’Ostrogothie sont des pays qu’on peut comparer à la France pour leur
fertilité; et la terre y est si bonne, qu’elle donne en trois mois ce
qu’elle produit en neuf en d’autres endroits. Les autres lieux, où l’on
force la nature pour l’obliger à nourrir les habitants, sont la Schonen,
la Schanmolande, l’Angermanie, la Finlande; et c’est dans ces lieux où
la nature, refusant la fertilité des plaines, accorde l’abondance des
forêts, que les habitants brûlent l’hiver, pour semer l’été prochain du
grain sur les cendres, qui y vient en perfection, et en moins de temps
que partout ailleurs.

Les Suédois sont naturellement braves gens; et sans parler des Goths et
des Vandales, qui, franchissant les Alpes et les Pyrénées, se rendirent
maîtres de l’Italie et de l’Espagne, considérons de nos jours un
Gustave-Adolphe, l’honneur des conquérants, suivi de très-peu de
Suédois, qui passa victorieux toute l’Allemagne comme un éclair, et qui
fit ressentir à tous les princes la valeur de ses armes. Voyons un
Charles-Gustave, dernier roi de ce pays, qui réduisit les Danois, ses
plus fiers ennemis, à se retirer dans leur ville capitale, qui leur
restait seule de tout le royaume où il les assiégea pendant deux ans;
qui, après plusieurs batailles vint finir ses jours à Gothembourg, d’une
fièvre, à l’âge de trente-sept ans, le 12 février 1660.

Ce prince, qui n’a jamais fait que des merveilles, obligea aussi le ciel
à le seconder et à le secourir, et à faire des miracles pour lui. Il
affermit les eaux du Belt, pour lui donner occasion d’entreprendre une
action héroïque. Charles X fit passer toutes ses troupes sur une mer
glacée de deux lieues de large, avec tout le canon, et y campa plusieurs
jours avec une intrépidité de cœur qui surprenait tous les autres, et
qui lui était naturelle. Si ce prince était grand guerrier, il ne fut
pas moins politique, et il le fit bien voir pendant le gouvernement de
la reine Christine, qui, s’amusant à consulter quantité de savants
qu’elle faisait venir de toutes parts, et qui ne lui apprenaient pas
l’art de régner, lui donna occasion de captiver l’esprit de tous les
sénateurs, rebutés du gouvernement de cette reine, qu’ils obligèrent à
abdiquer le royaume entre ses mains.

Le grand Gustave-Adolphe n’a-t-il pas montré le chemin à ce digne
successeur? et, après avoir mené une vie tout héroïque et toute
guerrière, il la finit dans le champ de la victoire, et au milieu de ses
armées, d’un coup de mousquet, qui ôta à l’Europe son plus grand
conquérant.

La reine Christine a été un digne rejeton de ce grand prince: cette
princesse avait l’âme toute royale, et a épuisé toutes les louanges des
grands hommes. Elle aurait régné plus longtemps, si elle eût été plus
maîtresse d’elle-même; et la jalousie qu’elle excita parmi les
sénateurs, qui voyaient impatiemment les dernières faveurs qu’elle
accordait au _ristrosse_, dont elle eut des enfants, lui ôta la couronne
de dessus la tête. Elle changea de religion à la persuasion d’un
ambassadeur d’Espagne, qui lui promit qu’elle épouserait le roi son
maître, si elle voulait se faire catholique. Elle est demeurée à Rome
presque tout le temps qu’elle a quitté le sceptre, où elle s’entretenait
de dix mille écus de pension que le pape lui donnait tous les ans,
jusqu’à ce que le roi de France l’ait fait rentrer dans tous ses biens.
Elle s’était réservé les îles fertiles d’Aland et de Gothland, qui sont
sur la mer Baltique; mais elle les a échangées depuis peu contre le
territoire de Norcopin en Ostrogothie.

Charles XI, à présent régnant, est fils de Charles-Gustave, comte
palatin, de la maison de Deux-Ponts, et de Hedwige-Eléonore, fille
puînée du duc de Holstein. C’est un prince qui ne dément point la
générosité de ses ancêtres, et son port fier et royal fait assez voir
qu’il est du sang des illustres Gustaves. Les inclinations de ce prince
sont toutes martiales; et n’ayant plus d’ennemis à combattre, sa plus
grande occupation est d’aller à la chasse aux ours. Cette chasse se fait
mieux en hiver qu’en été; et lorsque quelque paysan a découvert leurs
passages par les traces qui sont imprimées dans la neige, il en donne
avis au grand veneur, qui y conduit le roi. L’ours est un animal
intrépide; il ne fuit point à l’aspect de l’homme, mais il passe son
chemin sans se détourner. Quand on l’aperçoit assez proche, il faut
descendre de cheval, et l’attendre jusqu’à ce qu’il soit fort près de
vous; et vous le faites lever sur ses pattes de derrière, par un coup de
sifflet que vous donnez: c’est le temps qu’il faut prendre pour le
tirer, et il est fort dangereux de ne le pas blesser mortellement; car
il vient de furie se jeter sur le chasseur, et l’embrassant des pattes
de devant, il l’étouffe ordinairement: c’est pourquoi il faut avoir
encore un pistolet pour lui lâcher à bout portant, et un épieu pour la
dernière extrémité. Nous en vîmes un à Stockholm, que le roi avait tué
lui-même, en secourant son favori Yakmester, qui en était presque
étouffé.

Cet animal est couché trois ou quatre mois de l’année, et ne prend pour
lors aucune nourriture qu’en suçant sa patte. Le roi a toujours autour
de lui trois ou quatre petits ours, à qui on coupe les dents et les
ongles tous les mois.

Il faut remarquer, à la chasse de l’ours, qu’elle se fait aussi en
Pologne de plusieurs manières. Comme il n’y a rien d’aussi délicat que
les pattes d’ours, qu’on sert à la table des rois, il n’y a point aussi
de chasse à laquelle les gentilshommes prennent plus de plaisir. Il est
dangereux de manquer son coup, car l’ours frappé retourne sur le
chasseur, et l’étouffe des pattes de devant. Il nous fut dit, par un
gouverneur d’une province de la Prusse, qu’il n’y avait pas quinze jours
qu’un de ses parents avait eu le bras rompu à la chasse d’un ours, et le
cou tordu dont il mourut. Les paysans les chassent autrement: ils savent
l’endroit où ils vont les attaquer avec un couteau à la main. Lorsque
l’ours vient à eux, ils lui mettent dans la gueule la main gauche
entortillée de beaucoup de linges, et de l’autre l’éventrent. L’autre
façon n’est pas si périlleuse. L’ours est extrêmement friand de miel que
les abeilles font dans des troncs d’arbres: il monte attiré par l’odeur
de la proie, au sommet des arbres les plus élevés. Les paysans mettent
de l’eau-de-vie parmi ce miel; et l’ours, qui trouve cette nourriture
agréable, en prend tant que la force du brandevin l’enivre et le fait
tomber, où le paysan alors le trouve étendu sans force, et n’a pas
grand’peine à s’en rendre le maître.

Je partis de Copenhague pour Stockholm le 1er juillet. Nous vîmes
Frédériksbourg, le lieu de plaisance du roi, qu’on peut appeler _le
Versailles du Danemark_. La chapelle en est magnifique; la chaire et le
tabernacle, et quantité d’autres figures sont d’argent massif; mais ce
qui me parut de plus curieux fut un orgue d’ivoire qu’on dit avoir coûté
quatre-vingt mille écus de sculpture.

De Frédérisbourg nous vînmes coucher à Elseneur, où est le détroit du
Sund; c’est là que tous les vaisseaux payent au roi de Danemark. Les
vaisseaux suédois sont exempts de payer aucun tribut; ce qui fait que la
plupart des vaisseaux prennent bannière suédoise, qui est de bleu avec
une croix jaune. Ce passage est gardé d’un bon château; mais je ne crois
pas qu’il soit bien difficile d’y passer sans rien payer.

Nous vîmes en passant Riga, Engelholm, Laholm, Halmstad, ville fortifiée
et recommandable par la dernière bataille que le roi de Suède y donna.
Ce fut là le premier combat qu’il soutint, et la première victoire qu’il
remporta, aidé de M. de Feuquières, lieutenant général des armées du
roi, et ambassadeur auprès du roi de Suède. Ce fut dans cette même
bataille que ce jeune roi se laissant emporter à son courage, et se
croyant suivi de son régiment de drabans, qui sont ses gardes avec
lesquels il se croit invincible, s’avança seul au milieu de l’armée
ennemie, cherchant partout le roi de Danemark, et l’appelant à haute
voix; et ne le trouvant point, il se mit à la tête d’un régiment ennemi
qu’il trouva sans capitaine, faisant le commandement en allemand, comme
toutes les nations du Nord, et le conduisit au milieu de son armée, où
il fut haché en pièces.

Nous arrivâmes à Stockholm le lundi à onze heures du soir, ayant été six
jours à marcher continuellement et le jour et la nuit, par des rochers
et des bois de pin et d’espérias, qui forment la plus belle vue du
monde. Nous fîmes ce chemin dans un chariot que nous achetâmes quatre
écus à Drasé; et nous remarquâmes les maisons des paysans, qui sont
faites à la moscovite avec des arbres entrelacés. Ces gens ont quelque
chose de sauvage; l’air et la situation du pays leur inspirent cette
manière.

Stockholm est une ville que sa situation particulière rend admirable.
Elle se trouve située presque au milieu de la mer Baltique, au
commencement du golfe Bothnique. Son abord est assez difficile, à cause
de la quantité de rochers qui l’environnent; mais du moment que les
vaisseaux sont une fois dans le port, ils sont plus en sûreté qu’en
aucun endroit du monde: ils y demeurent sans ancre, et s’approchent
jusque dans les maisons. Stockholm est la ville de la mer Baltique du
plus grand commerce; et, comme cette mer n’est navigable que six mois de
l’année, rien n’est plus superbe que la quantité des vaisseaux qui se
voient dans son port, depuis le mois d’avril jusqu’au mois d’octobre.

Sitôt que nous fûmes arrivés à Stockholm, nous allâmes saluer M. de
Feuquières, lieutenant général des armées du roi, qui y était
ambassadeur depuis dix ans. Il nous reçut avec tout l’accueil possible,
et nous mena le lendemain baiser la main du roi. Ce prince, âgé de
vingt-cinq ans, est fils de..., prince de Holstein, entre les mains
duquel la reine Christine, fille d’Adolphe, dernier roi de la maison de
Vasa, laissa la couronne de Suède, lorsqu’elle voulut se défaire du
gouvernement et changer de religion.

Son humeur est toute martiale; les exercices de la guerre et de la
chasse lui sont familiers; et il n’a pas de plus grand plaisir que celui
qu’il prend dans ces travaux. Nous eûmes l’honneur de l’entretenir
pendant près d’une heure et le plaisir de le contempler tout à notre
aise. Il est d’une taille bien proportionnée: son port est fier et tout
en est royal.

L’on fit, pendant notre séjour à Stockholm, de grandes réjouissances
pour la naissance d’une princesse. Nous fûmes présents à la cérémonie de
son baptême. Il y eut table ouverte; et le roi, pour marquer sa joie,
entreprit de soûler toute la cour et se fit lui-même plus gaillard qu’à
l’ordinaire. Il les excitait lui-même en leur disant qu’_un cavalier
n’était pas brave lorsqu’il ne suivait pas son roi_. Il parlait le peu
de français qu’il savait à tout le monde; et je remarquai que c’était le
seul de sa cour qui le parlait le moins. Tous les cavaliers suédois se
font une gloire particulière de bien parler notre langue. Le comte de
Stembok, grand maréchal du royaume, le _ristrosse_ ou vice-roi, comte de
la Gardie, le grand trésorier Steint-Bielke, le comte Cunismar, tous ces
gens-là parlent aussi bien français que des Français mêmes. L’envoyé
d’Angleterre fit des merveilles dans cette débauche, c’est-à-dire qu’il
se soûla le premier. L’envoyé de Danemark, qui avait tenu la princesse
au nom du roi son maître, le suivit de bien près, et ne raisonna guère.
Après lui toute la compagnie n’en fit pas moins. Les dames furent aussi
de la partie. Les deux belles-filles du _ristrosse_ tenaient les bouts
du poêle qui couvrait l’enfant; elles s’y firent distinguer par-dessus
toutes les autres dames par leur beauté et leur bonne grâce.

La mine de Coperbéryt est ce qu’il y a de plus curieux en Suède, et qui
fait toute la richesse du pays. Quoiqu’il s’y trouve beaucoup de mines,
celle-là a toujours été la plus estimée; et on ne se souvient point du
temps qu’elle a été ouverte: elle est à quatre journées de Stockholm. On
découvre cette ville longtemps avant que d’y être, par la fumée qui en
sort de toutes parts, et qui la fait plutôt paraître la boutique de
Vulcain que la demeure des hommes. On ne voit de tous côtés que
fourneaux, que feux, que charbon, que soufre et que cyclopes, qui
achèvent de perfectionner ce tableau infernal.

Mais descendons dans cet abîme, pour en mieux concevoir l’horreur. On
nous conduisit d’abord dans une chambre où nous changeâmes d’habits, et
prîmes chacun un bâton ferré pour nous soutenir dans les endroits les
plus dangereux. De là nous entrâmes dans la mine par une bouche d’une
longueur et d’une profondeur épouvantables, qui empêchaient de voir les
gens qui travaillaient dans le fond, dont les uns élevaient des pierres,
d’autres faisaient sauter des terres; quelques-uns détachaient le roc du
roc par des feux apprêtés pour cela; enfin tous avaient leur emploi
différent. Nous descendîmes dans ce fond par quantité de degrés qui y
conduisaient; et nous commençâmes alors à connaître que nous n’avions
encore rien fait, et que ce n’était là qu’une préparation à de plus
grands travaux. En effet, nos guides allumèrent alors des flambeaux de
bois de sapin, qui perçaient à peine les épaisses ténèbres qui régnaient
dans ces lieux souterrains, et ne donnaient de jour qu’autant qu’il en
fallait pour distinguer tous les objets affreux qui se présentaient à la
vue. L’odeur du soufre vous étouffe, la fumée vous aveugle, le chaud
vous tue: joignez à cela le bruit des marteaux qui retentissent dans ces
cavernes, la vue de ces spectres nus comme la main et noirs comme des
démons; et vous avouerez avec moi qu’il n’y a rien qui donne une plus
forte idée de l’enfer que ce tableau vivant, peint des plus sombres et
des plus noires peintures qu’on se puisse imaginer.

Nous descendîmes plus de deux lieues dans terre par des chemins
épouvantables, tantôt sur des échelles tremblantes, tantôt sur des
planches légères, et toujours dans de continuelles appréhensions. Nous
aperçûmes dans notre chemin quantité de pompes, et de machines assez
curieuses pour élever les eaux; mais nous ne pûmes les examiner à cause
de l’extrême fatigue dans laquelle nous nous trouvions: nous aperçûmes
seulement quantité de ces malheureux qui travaillaient à ces pompes.
Nous allâmes jusqu’au fond avec beaucoup de peine; mais quand il fallut
remonter, _superasque evadere ad auras_, ce fut avec des peines
incomparables que nous regagnâmes la première hauteur, où il fallut nous
jeter contre terre pour reprendre un peu d’haleine, que le soufre nous
avait coupée. Nous arrivâmes, par le secours de quelques gens qui nous
prirent par-dessous les bras, à la bouche de la mine. Ce fut là que nous
commençâmes à respirer avec autant de plaisir que ferait une âme qui
sortirait du purgatoire; et nous commencions à reprendre un peu de
vigueur, quand un objet pitoyable se présenta devant nous. On reportait
en haut un pauvre malheureux qui venait d’être écrasé d’une pierre qui
était tombée sur lui.

Cela arrive tous les jours; et les pierres les plus petites, venant à
tomber d’une hauteur extraordinaire, font le même effet que les plus
grosses. Il y a toujours sept ou huit cents hommes qui travaillent dans
cet abîme: ils gagnent seize sous par jour; et il y a presque autant de
piqueurs, qui ont une hache à la main pour marque de commandement.

Je ne sais si l’on doit avoir plus de compassion du sort de ces
malheureux, ou de l’aveuglement des hommes, qui, pour entretenir leur
luxe et assouvir leur avarice, déchirent les entrailles de la terre,
confondent les éléments, et renversent toute la nature. Boëce avait bien
raison de dire, en se plaignant des mœurs de son temps:

    Heu! primus quis fuit ille
    Auri qui pondera tecti
    Gemmasque latere volentes,
    Pretiosa pericula fodit?

En effet, y a-t-il rien de plus inhumain que d’exposer tant de gens dans
de si sérieux périls? Pline dit que les Romains, qui avaient plus besoin
d’hommes que d’or, ne voulaient point permettre qu’on ouvrît des mines
qu’on avait découvertes en Italie, pour ne pas exposer la vie de leurs
peuples; et les malheureux qui ont mérité la mort ne peuvent être plus
rigoureusement punis qu’en les laissant vivre pour être obligés de
creuser tous les jours leurs tombeaux. On trouve dans cette mine du
soufre vif, du vitriol bleu et vert, et des octaèdres: ce sont des
pierres taillées naturellement en forme pyramidale de l’un et de l’autre
côté.

De Coperbéryt nous vînmes à une mine d’argent qu’on voit à Salbéryt,
petite ville à deux journées de Stockholm, dont l’aspect est un des plus
riants qui soient en ce lieu. Nous allâmes le lendemain à la mine, qui
en est distante d’un quart de mille. Cette mine a trois larges bouches,
dans lesquelles on ne voit point de fond. La moitié d’un tonneau
soutenue d’un câble sert d’escalier pour descendre dans cet abîme, qui
monte et qui descend par une même machine assez curieuse, que l’eau fait
tourner de l’un et de l’autre côté. La grandeur du péril où l’on est se
conçoit aisément, quand on se voit ainsi descendre; n’ayant qu’un pied
dans cette machine, et qu’on connaît que la vie dépend de la force ou de
la faiblesse d’un câble. Un satellite noir comme un démon, tenant à la
main une torche de poix et de résine, descend avec vous, et chante
pitoyablement un air dont le chant lugubre semble être fait exprès pour
cette descente infernale. Quand nous fûmes vers le milieu, nous fûmes
saisis d’un grand froid, qui, joint aux torrents qui tombaient sur nous
de toutes parts, nous fit sortir du profond assoupissement dans lequel
nous semblions être en descendant dans ces lieux souterrains.

Nous arrivâmes enfin, après une demi-heure de marche, au fond de ce
premier gouffre; là nos craintes commencèrent à se dissiper: nous ne
vîmes plus rien d’affreux; au contraire, tout brillait dans ces régions
profondes. Nous descendîmes encore fort avant sous terre, sur des
échelles extrêmement hautes, pour arriver dans un salon qui est dans
l’enceinte de cette caverne, soutenu de plusieurs colonnes du précieux
métal dont tout était revêtu. Quatre galeries spacieuses y viennent
aboutir; et la lueur des feux qui brillaient de toutes parts, et qui
venaient à frapper sur l’argent des voûtes, et sur un clair ruisseau qui
coulait à côté, ne servait pas tant à éclairer les travaillants qu’à
rendre ce séjour plus magnifique que le palais de Pluton, qu’on nous met
au centre de la terre, où le dieu des richesses a déployé tous ses
trésors. On voit sans cesse dans ces galeries des gens de toutes les
nations, qui recherchent avec tant de peine ce qui fait le plaisir des
autres hommes. Les uns tirent des chariots, les autres roulent des
pierres, et d’autres arrachent le roc du roc. C’est une ville sous une
autre ville: là il y a des maisons, des cabarets, des écuries et des
chevaux; et ce qu’il y a de plus admirable, c’est un moulin qui tourne
continuellement dans le fond de ce gouffre, et qui sert à élever les
eaux qui sont dans la mine. On remonte dans la même machine pour aller
voir les différentes opérations pour faire l’argent.

On appelle stuf les premières pierres qu’on tire de la mine, lesquelles
on fait sécher dans un fourneau qui brûle lentement, et qui sépare
l’antimoine, l’arsenic, et le soufre, d’avec la pierre, le plomb, et
l’argent, qui restent ensemble. Celte première opération est suivie
d’une autre, et ces pierres séchées sont jetées dans des trous pour y
être pilées et réduites en limon, par le moyen de quantité de gros
marteaux que l’eau fait agir: cette boue est délayée dans une eau qui
coule incessamment sur une grosse toile mise en glacis, qui, emportant
tout ce qu’il y a de terrestre et de grossier, retient le plomb et
l’argent dans le fond, d’où on le tire pour le jeter, pour la troisième
fois, dans des fourneaux qui séparent l’argent d’avec le plomb qui sort
en écume.

Les Espagnols du Potosi ne s’arrêtent plus à toutes les différentes
fontes pour purifier l’argent et le rendre malléable, depuis qu’ils ont
trouvé la manière de l’affiner avec le vif-argent, qui est l’ennemi
mortel de tous les autres métaux, qu’il détruit, excepté l’or et
l’argent, qu’il sépare de tout ce qu’ils ont de terrestre pour s’unir
entièrement à eux. On trouve du mercure dans cette mine; et ce métal,
quoique quelques-uns ne lui donnent pas ce nom, parce qu’il n’est pas
malléable, est peut-être un des plus rares effets de la nature: car
étant liquide et coulant de lui-même, et la chose du monde la plus
pesante, il se convertit en la plus légère, et se résout en fumée, qui,
venant à rencontrer un corps dur ou une région froide, s’épaissit
aussitôt, et reprend sa première forme sans pouvoir jamais être détruit.

La personne qui nous conduisit dans la mine, et qui en était intendant,
nous fit voir ensuite chez lui quantité de pierres curieuses qu’il avait
ramassées de toutes parts. Il nous fit voir un gros morceau de cette
pierre ductile qui blanchit dans le feu loin de se consumer, et dont les
Romains se servaient pour brûler les corps de leurs défunts. Il nous
assura qu’il l’avait trouvée dans cette même mine, et nous fit présent à
chacun d’un petit morceau, que, par grâce spéciale, il détacha.

Nous partîmes le même jour de cette petite ville pour aller à Upsal, où
nous arrivâmes le lendemain d’assez bonne heure. Cette ville est la plus
considérable de toute la Suède, pour son académie et pour sa situation:
c’est là où tous ceux qui veulent embrasser l’état ecclésiastique vont
étudier; et la politique de ce royaume défend aux nobles d’entrer dans
cet état, afin de maintenir toujours le nombre des gentilshommes, qui
peuvent servir plus utilement ailleurs.

Nous vîmes la bibliothèque, qui n’a rien de considérable que le _Codex
argenteus_, manuscrit écrit en lettres gothiques d’argent, par un évêque
nommé Ulphila, en Mésie, ou Asie Mineure, trouvé dans le sac de Prague,
et enlevé par le comte de Conismarck, qui en fit présent à la reine
Christine.

Nous allâmes ensuite dans l’église, où nous vîmes le tombeau de saint
Eric, roi de Suède, qui eut la tête coupée. On nous donna sa tête et ses
os à manier, qui sont tout entiers dans une caisse d’argent. On voit
dans une grande chapelle, derrière le chœur, le mausolée de Gustave Ier
et de ses deux femmes, dont il y en a une armée d’un fouet, à cause de
sa cruauté. On nous montra dans la sacristie une ancienne idole, Thor,
que les Suédois adoraient, et un très-beau calice, présent de la reine
Christine. Il y a quantité de savants hommes, entre autres Rudbekius,
médecin, qui a fait un livre très-curieux qu’il nous fit voir lui-même.
Cet homme montre par tout ce qu’il a d’auteurs, comme Hérodote, Platon,
Diodore Sicilien, que les dieux viennent de son pays. Il en donne des
raisons fortes; il nous persuada, par le rapport qu’il y a dans sa
langue à tous les noms des dieux. Hercule vient de _Her_ et _Coule_, qui
signifie _capitaine_. _Diana_ vient du mot gothique _dia_, qui signifie
_nourrice_. Il nous fit voir que les pommes Hespérides, qui rendaient
immortels ceux qui en avait tâté, avaient été dans ce lieu. Il nous fit
voir que cette immortalité venait de la science qui faisait vivre les
hommes éternellement. Il nous montra un passage de Platon, qui, parlant
aux Romains, leur dit qu’ils ont reçu leurs dieux des Grecs, et que les
Grecs les ont pris des barbares. Il s’efforça de nous persuader que les
colonnes d’Hercule avaient été en son pays, et quantité d’autres choses
que vous croirez, si vous voulez.

Nous vîmes dans son cabinet quantité d’ouvrages de mécanique: un des
_bâtons ruténiques_ pour connaître le cours du soleil, que les Suédois,
à ce qu’il dit, ont connu avant les Egyptiens et les Chaldéens. Toutes
les lettres runiques sont faites en forme de dragon, qu’il dit être le
même qui gardait le jardin des Hespérides. Les lettres runiques, dont
les Suédois se servaient, n’étaient que seize en nombre. Ovenius est
encore un célèbre médecin. Rédeleius et Loxenius sont renommés: le
premier, pour les antiquités, et l’autre pour le droit; Columbus, pour
l’histoire, et Scheffer, qui a écrit des Lapons, était fort estimé pour
la logique.

On voit dans la vieille ville d’Upsal quantité d’antiquités, comme les
tombeaux des rois de Suède et le temple de Janus Quadri-Front, qui a
donné lieu d’écrire à Rudbekius. Nous nous mîmes dans une petite barque
qui partait pour Stockholm, pour de certaines raisons; et le vent, qui
était bon, s’étant changé étant encore à la vue d’Upsal, nous marchâmes
deux grands milles de Suède, qui valent cinq ou six lieues de France, et
arrivâmes à la poste, où nous prîmes des chevaux qui nous conduisirent
pendant toute la nuit jusqu’à Stockholm, où nous entrâmes à quatre
heures du matin, le samedi 27 septembre, où nous terminâmes enfin notre
pénible voyage, le plus curieux qui fut jamais, que je ne voudrais pas
n’avoir fait pour bien de l’argent, et que je ne voudrais pas
recommencer pour beaucoup davantage.


FIN


Paris.--Imprimerie Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet.

R. Barré, directeur.



Bibliothèque Nationale.--Volumes à 25 c.

CATALOGUE AU 1er JANVIER 1887



  Alfieri. De la Tyrannie                                   1
  Arioste. Roland furieux                                   6
  Beaumarchais. Mémoires                                    5
  -- Barbier de Séville                                     1
  -- Mariage de Figaro                                      1
  Beccaria. Délits et Peines                                1
  Bernardin de Saint-Pierre. Paul et Virginie               1
  Boileau. Satires. Lutrin                                  1
  -- Art poétique. Epîtres                                  1
  Bossuet. Oraisons funèbres                                2
  Boufflers. Œuvres choisies                                1
  Brillat-Savarin. Physiologie du Goût                      2
  Byron. Corsaire. Lara. etc.                               1
  Cazotte. Diable amoureux                                  1
  Cervantès. Don Quichotte                                  4
  César. Guerre des Gaules                                  1
  Chamfort. Œuvres choisies                                 3
  Chapelle et Bachaumont. Voyages amusants                  1
  Cicéron. De la République                                 1
  -- Catilinaires. Discours                                 1
  -- Discours contre Verrès                                 3
  Collin-d’Harleville. Le vieux Célibataire.--M. de Crac    1
  Condorcet. Vie de Voltaire                                1
  -- Progrès de l’Esprit humain                             2
  Corneille. Le Cid.--Horace                                1
  -- Cinna.--Polyeucte                                      1
  -- Rodogune.--Le Menteur                                  1
  Cornélius Népos. Vies des grands capitaines               2
  Courier (P.-L.). Chefs-d’œuvre                            2
  -- Lettres d’Italie                                       1
  Cyrano de Bergerac. Choix                                 2
  D’Alembert. Encyclopédie                                  1
  -- Destruction des Jésuites                               1
  Dante. L’Enfer                                            2
  Démosthènes. Philippiques et Olynthiennes                 1
  Descartes. De la Méthode                                  1
  Desmoulins (Camille).--Œuvres                             3
  Destouches. Le Philosophe marié.--La fausse Agnès         1
  Diderot. Neveu de Rameau                                  1
  -- Romans et Contes                                       3
  -- Paradoxe sur le Comédien                               1
  -- Mélanges philosophiques                                1
  Duclos. Sur les Mœurs                                     1
  Dupuis. Origine des Cultes                                3
  Epictète. Maximes                                         1
  Erasme. Eloge de la Folie                                 1
  Fénelon. Télémaque                                        3
  -- Education des Filles                                   1
  Florian. Fables                                           1
  -- Galatée.--Estelle                                      1
  Foé. Robinson Crusoé                                      4
  Fontenelle.--Dialogue des Morts                           1
  -- Pluralité des Mondes                                   1
  -- Histoire des Oracles                                   1
  Gilbert. Poésies                                          1
  Gœthe. Werther                                            1
  -- Hermann et Dorothée                                    1
  -- Faust                                                  1
  Goldsmith. Le Vicaire de Wakefield                        2
  Gresset. Ver-Vert. Méchant                                1
  Hamilton. Mémoires du Chevalier de Grammont               2
  Helvétius. Traité de l’Esprit                             4
  Homère. L’Iliade                                          3
  -- L’Odyssée                                              3
  Horace. Poésies                                           2
  Jeudy-Dugour. Cromwell                                    1
  Juvénal. Satires                                          1
  La Boétie. Discours sur la Servitude volontaire           1
  La Bruyère. Caractères                                    2
  La Fayette (Mme de). La princesse de Clèves               1
  La Fontaine. Fables                                       2
  -- Contes et Nouvelles                                    2
  Lamennais. Livre du Peuple                                1
  -- Passé et Avenir du Peuple                              1
  -- Paroles d’un Croyant                                   1
  La Rochefoucauld. Maximes                                 1
  Lesage. Gil-Blas                                          5
  -- Diable boiteux                                         2
  -- Bachelier de Salamanque                                2
  -- Turcaret. Crispin rival                                1
  Linguet. Hist. de la Bastille                             1
  Longus. Daphnis et Chloé                                  1
  Mably. Droits et Devoirs                                  1
  -- Entretiens de Phocion                                  1
  Machiavel. Le Prince                                      1
  Maistre (X. de). Voyage autour de ma Chambre              1
  -- Prisonniers du Caucase                                 1
  Malherbe. Poésies                                         1
  Marivaux. Théâtre                                         2
  Marmontel. Les Incas                                      2
  Massillon. Petit Carême                                   1
  Mercier. Tableau de Paris                                 3
  Milton. Paradis perdu                                     2
  Mirabeau. Sa vie, ses Discours                            5
  Molière. Tartufe. Dépit                                   1
  -- Don Juan. Précieuses                                   1
  -- Bourgeois gentilhomme.--Comtesse d’Escarbagnas         1
  -- Misanthrope. Femmes savantes                           1
  -- L’Avare. Georges Dandin                                1
  -- Malade imaginaire. Fourberies de Scapin                1
  -- L’Etourdi. Sganarelle                                  1
  -- L’Ecole des Femmes. Critique de l’Ecole des Femmes     1
  -- Médecin malgré lui. Mariage forcé. Sicilien            1
  -- Amphitryon. Ecole des Maris                            1
  -- Pourceaugnac.--Les Fâcheux. L’Amour médecin            1
  Montesquieu. Lettres persanes                             2
  -- Grandeur et Décadence des Romains                      1
  -- Le Temple de Gnide                                     1
  Ovide. Métamorphoses                                      3
  Pascal. Pensées                                           1
  -- Lettres Provinciales                                   2
  Piron. La Métromanie                                      1
  Plutarque. Vie de César                                   1
  -- Vie de Pompée. Sertorius                               1
  Prévost. Manon Lescaut                                    1
  Quinte-Curce.--Histoire d’Alexandre-le-Grand              3
  Rabelais. Œuvres                                          5
  Racine. Esther. Athalie                                   1
  -- Phèdre. Britannicus                                    1
  -- Andromaque. Plaideurs                                  1
  -- Iphigénie. Mithridate                                  1
  -- Bérénice. Bajazet                                      1
  Regnard. Voyages                                          1
  -- Le Joueur. Folies                                      1
  -- Le Légataire universel                                 1
  Roland (Mme). Mémoires                                    4
  Rousseau (J.-J.). Emile                                   4
  -- Contrat social                                         1
  -- De l’Inégalité                                         1
  -- La Nouvelle Héloïse                                    5
  -- Confessions                                            5
  Saint-Réal. Don Carlos.--Conjuration contre Venise        1
  Salluste. Catilina. Jugurtha                              1
  Scarron. Roman comique                                    3
  -- Virgile travesti                                       3
  Schiller. Les Brigands                                    1
  -- Guillaume Tell                                         1
  Sedaine. Philosophe sans le savoir. La Gageure            1
  Sévigné. Lettres choisies                                 2
  Shakespeare. Hamlet                                       1
  -- Roméo et Juliette                                      1
  -- Othello                                                1
  -- Macbeth                                                1
  -- Le Roi Lear                                            1
  -- Le Marchand de Venise                                  1
  -- Joyeuses Commères                                      1
  -- Le Songe d’une nuit d’été                              1
  -- La Tempête                                             1
  -- Vie et Mort de Richard III.                            1
  -- Henry VIII.                                            1
  Sterne. Voyage sentimental                                1
  Suétone. Douze Césars                                     2
  Swift. Voyages de Gulliver                                2
  Tacite. Mœurs des Germains                                1
  Tasse. Jérusalem délivrée                                 2
  Tassoni. Seau enlevé                                      2
  Vauban. Dîme royale                                       1
  Vauvenargues. Choix                                       1
  Virgile. Enéide                                           2
  -- Bucoliques et Géorgiques                               1
  Volney. Ruines. Loi naturelle                             2
  Voltaire. Charles XII.                                    2
  -- Siècle de Louis XIV.                                   4
  -- Histoire de Russie                                     2
  -- Romans                                                 5
  -- Zaïre. Mérope                                          1
  -- Mahomet. Mort de César                                 1
  -- La Henriade                                            1
  -- Contes en vers et Satires                              1
  Xénophon. Retraite Dix mille                              1
  -- La Cyropédie                                           2



La BIBLIOTHÈQUE NATIONALE, fondée en 1863, dans le but de faire pénétrer
au sein des plus modestes foyers les œuvres les plus remarquables de
toutes les littératures, a publié, jusqu’à ce jour, les principales
œuvres de

  Bachaumont.             Florian.                Ovide.
  Beaumarchais.           Foë (de).               Pascal.
  Beccaria.               Fontenelle.             Perrault.
  Bernardin de            Gilbert.                Piron.
    Saint-Pierre.         Gœthe.                  Plutarque.
  Boileau.                Goldsmith.              Prévost.
  Bossuet.                Gresset.                Quinte-Curce.
  Boufflers.              Hamilton.               Rabelais.
  Brillat-Savarin.        Helvétius.              Racine.
  Byron.                  Homère.                 Regnard.
  Cazotte.                Horace.                 Roland (Madame).
  Cervantès.              Jeudy-Dugour.           Rousseau (J.-J.).
  César.                  Juvénal.                Salut-Réal.
  Chamfort.               La Boëtie.              Salluste.
  Chapelle.               La Bruyère.             Scarron.
  Cicéron.                La Fayette (Mme de).    Schiller.
  Collin d’Harleville.    La Fontaine.            Sedaine.
  Condorcet.              Lamennais.              Sévigné (Mme de).
  Corneille.              La Rochefoucauld.       Shakespeare.
  Cornélius Népos.        Lesage.                 Sterne.
  Courier (Paul-Louis).   Linguet.                Suétone.
  Cyrano de Bergerac.     Longus.                 Swift.
  D’Alembert.             Mably.                  Tacite.
  Dante.                  Machiavel.              Tasse.
  Démosthènes.            Maistre (de).           Tassoni.
  Descartes.              Malherbe.               Vauban.
  Desmoulins (Camille).   Marivaux.               Vauvenargues.
  Destouches.             Marmontel.              Virgile.
  Diderot.                Massillon.              Volney.
  Duclos.                 Mercier.                Voltaire.
  Dupuis.                 Milton.                 Xénophon.
  Epictète.               Mirabeau.

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