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Title: La Provence: Usages, coutumes, idiomes depuis les origines; le Félibrige et son action sur la langue provençale, avec une grammaire provençale abrégée
Author: Oddo, Henri
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Provence: Usages, coutumes, idiomes depuis les origines; le Félibrige et son action sur la langue provençale, avec une grammaire provençale abrégée" ***


    Au lecteur

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    ponctuation a été corrigée.

    La Table des matières ne correspondait pas exactement aux titres
    dans le livre. Quelques corrections ont été apportées, qui sont
    indiquées à la fin du livre.

    Les notes de bas de page ont été renumérotées et placées à la fin
    de chaque chapitre.

    Le texte imprimé en gras ou en italiques dans l'original est
    représenté =en gras= ou _en italiques_. Les abréviationss comme
    C{tesse} (Comtesse) indiquent que dans l'original les lettres sont
    en exposant.



                              HENRI ODDO

                                  LA
                               PROVENCE

                               Histoire

                    Usages, Coutumes, Idiomes, etc.

                                 PARIS
                             H. LE SOUDIER



                                  LA
                               PROVENCE



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


  =UN FÉLIBRE AVANT LE FÉLIBRIGE= à la cour de la
    duchesse du Maine, à Sceaux.--Mouret (J.-J.),
    d’Avignon. Broch. in-18                                 =1= fr.   »

  =LE CHEVALIER PAUL= (lieutenant-général des armées
    navales du Levant), 1598-1668. Préface de M. de Mahy,
    ancien ministre de la Marine.

    Édition non illustrée, 1 vol. in-18 jésus               =3= fr. =50=
      --    illustrée, 1 vol. in-18 jésus                   =5= fr.   »

  =DE L’UTILITÉ DES IDIOMES DU MIDI= pour l’enseignement
    de la langue française. Broch. in-8º                    =1= fr. =50=

  =LE CHEVALIER ROZE= (campagne d’Espagne, 1707; peste
    de Marseille, 1720). 1 vol. gr. in-8º.

    Édition illustrée, brochée                              =3= fr. =50=
        --             reliée                               =5= fr.   »

  =LA PROVENCE.= Usages, coutumes, mœurs et idiomes depuis
    les origines jusqu’au _Félibrige_.

    1 beau vol. in-4º avec illustrations. Broché            =7= fr.   »
    Relié                                                   =8= fr. =50=


POUR PARAITRE PROCHAINEMENT

  =AU PAYS DES CIGALES.= Contes, nouvelles et légendes
    provençales. 1re série, 1 vol. in-8º                    =3= fr. =50=



                              HENRI ODDO

                                  LA
                               PROVENCE

                       USAGES, COUTUMES, IDIOMES
                          DEPUIS LES ORIGINES


                             LE FÉLIBRIGE
                ET SON ACTION SUR LA LANGUE PROVENÇALE
                 AVEC UNE GRAMMAIRE PROVENÇALE ABRÉGÉE

             OUVRAGE ORNÉ D’ILLUSTRATIONS ET DE PORTRAITS


                                 PARIS
                        LIBRAIRIE H. LE SOUDIER
                     BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 174

                                 1902



LA PROVENCE



I

LES FÊTES

  Histoire.--Caractère.--Mœurs.--Usages.--Fêtes, jeux et coutumes
  des Provençaux.--_Fêtes civiles._--Le Jour de l’an.--Les Rois.--Le
  Carnaval.--Danse des olivettes.--Les Jarretières.--Les Bergères.--La
  Cordelle.--Les Moresques et les Épées.--Leis Bouffet, Leis
  Fieloué.--La Falandoulo.--La Reine de Saba.--Caramantran.--_Fêtes
  religieuses._--La Chandeleur.--Les Rameaux.--La Semaine
  sainte.--Pâques.--La Pentecôte.--Les Jeux de la Tarasque.--La
  Fête-Dieu.--La Saint-Jean.--La Toussaint.--Les Morts.--La Noël.--La
  Messe de minuit.--Leis calénas.--_Jeux._--Les Roumerages.--Les
  Joies.--La Targo.--La Bigue.--Courses d’hommes et d’animaux.--Combats
  de taureaux.--La Lutte.--Le Saut.--La Barre et le Disque.--Les
  Boules.--La Cible.--Les Palets.--Mât de cocagne.--Les Grimaces.--Les
  Cartes.--Le Coq.


Provence! Ce nom, évocation de tout un passé prestigieux dans les arts
et les lettres, célèbre dans le commerce et l’industrie, glorieux par
ses victoires, sympathique dans le malheur, est gravé en lettres d’or
dans l’histoire des peuples.

La place que cette ancienne province a occupée au cours des siècles
a été assez importante pour expliquer l’intérêt dont elle a toujours
été l’objet de la part des poètes, des romanciers et des historiens.
Aujourd’hui, quelques départements représentent ce que fut l’ancienne
Provence, et si, mêlée et confondue dans la grande patrie française,
avec laquelle elle ne fait plus qu’un tout, elle a perdu une partie
de son originalité en perdant sa couronne et le côté pittoresque
qu’elle pouvait avoir au temps de ses comtes, du moins elle a acquis le
bénéfice de la sécurité. Elle jouit des bienfaits dont la Révolution de
1789 a doté la France lorsqu’elle lui a donné sa devise, qui devrait
être celle de l’humanité tout entière: «Liberté--Égalité--Fraternité.»
Ces bienfaits, d’ordre surtout économique, n’ont changé en rien
l’aspect général de la Provence, qui est restée ce que la nature
l’a faite: attrayante par son climat, sa situation admirable, ses
fleurs et ses fruits, sa mer de saphir, son ciel bleu et son soleil
resplendissant. Ses enfants sont dignes de leurs ancêtres. Comme
eux, ils ont gardé l’amour du sol natal, des usages, des mœurs et
des coutumes du vieux temps, à peine atténués par les effets de la
centralisation et par la civilisation caractéristique de ce siècle. Ils
doivent à leur climat un caractère vif et enjoué, ce qui ne les empêche
nullement d’apporter dans les affaires sérieuses un esprit de suite et
une expérience incontestés.

Afin de mieux faire connaître cette partie si intéressante du sol
français, nous remonterons jusqu’à l’époque où la Provence, pays riche
et jouissant d’une civilisation avancée, vit son influence décroître
après les ravages causés par l’invasion des Sarrasins et par les
guerres qui suivirent la mort de Charlemagne.

Les faibles successeurs de ce prince ne purent la conserver et dès
lors, séparée de l’Empire, elle fut livrée sans défense aux incursions
incessantes des hordes africaines. Elle perdit ainsi, non seulement
le rang qu’elle occupait dans le monde, mais aussi un état social
intérieur qui avait fait sa renommée au point de vue des lettres et des
arts.

Pendant cette période troublée, cette magnifique province, jadis si
florissante, n’offrit plus que le spectacle lamentable d’un pays ruiné.
A la prospérité matérielle, à la culture intellectuelle avaient succédé
la misère et l’ignorance, et le manteau de l’obscurantisme s’étendit
sur elle, éteignant les lumières de l’esprit et lassant tous les
courages.

Le spectacle qu’elle présente est alors lamentable: ses plaines,
naguère couvertes de riches moissons et de villes florissantes, ne
sont plus que landes et marais, ou ruines noircies par l’incendie.
Les chemins sont défoncés, les ponts brisés; de sombres forêts,
qui remontent les pentes des vallées, rendent les communications
impossibles. La crainte de l’ennemi a forcé les paysans à construire de
nouvelles maisons sur les hauteurs et dans les lieux les plus escarpés,
sous la protection des châteaux forts. Ces constructions sont élevées,
pressées les unes contre les autres, séparées par des ruelles étroites
recouvertes souvent elles-mêmes par une voûte sombre qui supporte
d’autres maisons: le tout entouré de remparts et de ponts-levis. Le
matin, toute la population s’empresse de sortir pour se disperser dans
la campagne et se livrer aux travaux agricoles. Cette campagne, hélas!
se borne aux penchants des collines dominées par la forteresse. Plus
bas, dans la plaine, il n’y a plus que marais ou forêts, et la culture
y est devenue impossible par les incursions qu’y font constamment les
Sarrasins.

L’ingéniosité, la patience laborieuse de nos paysans se retrouvent
jusque dans l’aménagement de ces collines pierreuses. Ils
construisirent des murs en terrasse pour soutenir les terres et y
cultivèrent l’olivier, la vigne, le blé et quelques légumes. Des
sentiers étroits et pavés de cailloux formèrent des marches, que les
bêtes de somme pouvaient gravir, et qui furent en même temps les seuls
moyens de communication de l’homme avec ses semblables. Le soir,
toute cette population rentrait pour se mettre sous la protection de
la citadelle, où nuit et jour veillaient des sentinelles. Bien souvent
elles signalaient l’ennemi, et alors la petite garnison sortait pour
livrer bataille aux pillards ou protéger la retraite des ouvriers
agricoles surpris dans leurs travaux. Ces alertes continuelles, ces
combats incessants avaient fini par transformer le caractère de la
population, qui passait facilement du travail des champs au métier des
armes. Bientôt, sous les ordres de Boson, premier comte de Provence,
elle put repousser les hordes barbares et soutenir ses droits contre
le comte de Toulouse, qui lui disputait son territoire. Boson, par une
sage administration des revenus de la province et la mise en culture
des vallées, à l’aide des moines à qui il les avait abandonnées,
changea l’aspect de ce malheureux pays, replongé, par près d’un siècle
de misère, dans une quasi-barbarie. La sécurité ayant remplacé la
crainte, les villes se repeuplèrent peu à peu et le pays reconquit
bientôt, par l’énergie et le travail de son peuple, le rang qu’il
occupait autrefois. Le régime municipal fut remis en vigueur sous le
nom de _Consulat_. Marseille, Arles, Tarascon furent les premières
villes qui s’érigèrent en républiques sous la protection de l’empereur
et du pape. Ce fut pour la Provence le commencement d’une réforme
politique complète et de la répartition des habitants en trois ordres
distincts: clergé, noblesse, tiers-état. Chacun des ordres participait
à l’administration, mais dans des conditions différentes. Le tiers-état
se composait des bourgeois, des artisans et du peuple, dont les évêques
et les abbés étaient les curateurs et les défenseurs, afin que le
pouvoir de la noblesse fût pondéré. Enfin, par un acte daté du mois
d’octobre 1247, les artisans furent groupés en corporations de métiers,
avec statuts et privilèges. Chaque corporation avait à sa tête un chef
de métier, qui fut admis dans le corps municipal[1].

Ces dernières améliorations avaient été préparées sous les comtes de
Barcelone, qui transformèrent également l’administration. Les mœurs
s’adoucirent, la protection accordée aux lettres hâta les progrès de
la civilisation, que la maison d’Anjou s’appliqua à étendre à toutes
les classes de la société. Le roi René, particulièrement, favorisa
le commerce avec l’Italie et l’Espagne, protégea les arts et la
littérature, et lorsque à sa mort la Provence fit retour à la France,
elle forma l’un des plus beaux fleurons de la couronne de Louis XI.

La description des fêtes religieuses et civiles, des usages, des
costumes et des mœurs des Provençaux demanderait un volume entier,
surtout si, à l’exposé complet, on voulait joindre un commentaire
détaillé. Nous élaguerons du cadre restreint de cet ouvrage tout
ce qui est tombé en désuétude, faisant toutefois exception pour les
parties du sujet qui, quoique n’ayant pas d’actualité, offrent un
attrait particulier.


FÊTES CIVILES

Les fêtes religieuses communes à tous les peuples catholiques se
relient à des coutumes civiles populaires, qui diffèrent selon les
pays et l’histoire de chaque nation. Ce sont ces coutumes qui, seules,
doivent fixer notre attention, parce qu’elles font partie intégrante de
l’état social de la Provence et le caractérisent.


=Jour de l’an.=--Il est spécialement consacré aux visites et aux
souhaits de bonne année, comme dans toute la France. L’usage de le
célébrer existait chez les Romains, qui s’envoyaient de petits présents
désignés sous le nom de _Strenæ_, d’où le mot _Étrennes_; on remarquera
d’ailleurs que la forme latine est mieux conservée dans le provençal:
_Estrenos_. A Marseille, la période des étrennes commençait la veille
de Noël et se continuait jusqu’au jour de l’an. Les femmes pétrissaient
des gâteaux appelés _Poumpos_, dont elles se faisaient des cadeaux
réciproques. De nos jours, à l’envoi des bonbons et des jouets, que
l’on donne à Marseille comme partout, les gens des classes inférieures
ajoutent celui de la _Poumpo_, qui est d’origine grecque[2]. Dans les
communes environnantes, les parents et alliés seuls se font visite au
jour de l’an; les personnes étrangères se souhaitent la bonne année
dans la rue, lorsqu’elles se rencontrent.

A Maillane, on choisit parmi les familles les moins aisées des enfants
qui parcourent le pays et à qui l’on donne un pain. Cette sorte
d’honnête mendicité suffit, au dire des habitants, pour éviter la
disette pendant toute l’année; l’on a remarqué, en effet, qu’à Maillane
il n’y a de mendiants d’aucune espèce. Avant la Révolution, l’usage de
donner un pain aux enfants qui venaient vous souhaiter la bonne année
existait aussi à Alleins, et le pain était appelé _Lou pan calendal_.


=Les Rois.=--La cérémonie du roi de la fève se célèbre le jour de
l’Épiphanie. Dans quelques vieilles familles marseillaises, voici
comment elle se passe. Le chef de famille, ayant réuni tous les parents
et amis autour de sa table, bénit le repas, qui est ordinairement le
souper. Au dessert, on apporte sur un plat, que la tradition voudrait
d’argent, le gâteau dont les portions, coupées par un jeune enfant,
sont mises sous une serviette. Le premier morceau tiré, dit _Part de
Dieu_, est mis de côté pour être donné à un pauvre. Puis, prenant
au hasard les autres portions, l’enfant offre la première au chef
de famille et continue par tous les convives en terminant par les
serviteurs. Celui qui a la fève prend au haut de la table la place du
chef de famille et celui-ci lui cède les honneurs auxquels il a droit.
Chacun se lève alors et crie: _Vive le roi!_ Après avoir choisi la
reine, le couple rend les santés et, le repas fini, ouvre le bal.

Le soir, le roi accompagne la reine jusqu’à son domicile, suivi de tous
les invités. Une collecte est faite et le produit remis aux pauvres.

L’idée d’introduire une fève dans le gâteau semble avoir été empruntée
aux Grecs, qui donnaient leur suffrage en déposant une fève. Ici
l’élection du roi est due au hasard, mais c’est par une fève qu’elle se
manifeste.

Il n’y a pas encore bien longtemps que le village de Trets donnait à
la fête des rois un caractère religieux. La veille de l’Épiphanie, la
jeunesse se rassemblait à l’entrée de la nuit pour aller au-devant
des trois Mages, leur portant comme présents des corbeilles de fruits
secs. Arrivée à la chapelle de Saint-Roch, elle se trouvait en face de
trois jeunes gens costumés comme l’indique l’Écriture. Après avoir reçu
corbeilles et compliments, ceux-ci donnaient à l’orateur une bourse
remplie de jetons, qu’il emportait aussitôt en courant, pour ne pas
partager avec ses compagnons. Il s’ensuivait une course folle qui se
transformait en une _Falandoulo_, dans laquelle le fuyard restait pris.


=Le Carnaval.=--Le carnaval, qui semble un reste des saturnales,
est, en Provence, à peu de chose près, ce qu’il est dans les autres
départements français. Cependant, il paraît se rapprocher davantage du
carnaval italien, qui a le mieux conservé la physionomie des anciennes
fêtes païennes. Quant au nom lui-même, Pasquier le fait dériver de
_Carne vale_ (chair, adieu). On retrouve, en effet, ces mots dans
le dialecte roman, et le peuple, aujourd’hui encore, les prononce:
_Carneval_.


=Danse des Olivettes.=--Cette danse, un peu tombée en désuétude, n’est
plus conservée que dans quelques localités: Toulon, Aubagne, Roquevaire
et Cuges. Autrefois, elle était surtout prisée à Cuges, Aubagne et
Gémenos. Son nom lui vient de ce qu’elle coïncidait dans le temps
avec la cueillette des olives. Quant à son origine, on l’attribue à
la rivalité de César et de Pompée, qu’elle est censée représenter. En
conséquence, elle a été réglée ainsi qu’il suit:

Seize jeunes gens, vêtus à la romaine, ayant à leur tête divers
officiers désignés par les titres de roi, prince, etc., et précédés
d’un arlequin et d’un héraut, marchent sur deux rangs, au son des
tambourins, qui jouent une marche guerrière. Ils exécutent différentes
figures, telles que la chaîne simple, la chaîne anglaise, le pas de
deux, le tricoté. Pendant ce temps, le héraut bat des entrechats et
fait des tours de canne, qu’Arlequin contrefait d’une façon burlesque.

Arrivés sur une place publique, les danseurs miment un combat en
croisant les épées et les frappant en cadence. Le roi et le prince,
c’est-à-dire César et Pompée, vident leur querelle par un duel simulé
pendant lequel les danseurs poussent des cris de joie pour souligner
la valeur de leurs chefs respectifs, puis se divisent en deux camps;
Arlequin se place au milieu. On l’entoure en formant le cercle et en
dansant une ronde qui finit par le croisement des épées. On l’élève
sur cette espèce de plate-forme comme sur un pavois, et il chante en
français le couplet suivant:

    Je suis un Arlequin
    Monté sur des épées,
    Comme un second Pompée,
    Avec mon sabre en main;
    Mettez bas Arlequin.

On termine par un soi-disant défilé de cavalerie, que l’on imite en
chevauchant les épées, et par la passe au cercle, qui se fait avec
beaucoup d’agilité[3].


=Les Bergères.--Les Jarretières.--La Cordelle.=--A peu de chose
près, le costume est le même dans ces trois danses. Les hommes, en bras
de chemise, ont un petit jupon blanc, très court, garni de rubans; sur
la tête, une calotte d’enfant ornée de dentelles. Les femmes conservent
le vêtement du pays avec très peu de changements, mais plus élégant et
de meilleur goût que celui des hommes. Des airs appropriés se jouent
sur le tambour de guerre et le fifre.

Dans la danse des _Bergères_, les danseurs dévident leurs fuseaux
et les danseuses filent à la quenouille en cadence. Dans celle des
_Jarretières_, hommes et femmes, rangés sur deux files, tiennent de
chaque main une jarretière, s’enlacent et se dégagent tour à tour.
Dans la _Cordelle_, le jeu est un peu plus compliqué. De l’extrémité
d’une longue perche, que l’on place au milieu d’un cercle formé par les
danseurs, pendent des cordons ou tresses de diverses couleurs, appelés
_Cordelas_ en provençal. Chacun s’emparant d’un cordon s’écarte de
façon que tous ces cordons tendus forment un cône parfait. On saute en
cadence et l’on forme la chaîne simple, dont le but est d’entrelacer
régulièrement les cordons de manière à recouvrir la perche d’une sorte
de natte à carreaux dont les nuances doivent correspondre. En dansant
en sens contraire, on rétablit le premier motif de cette danse, dont
l’effet est charmant.

Ces danses, très anciennes, ont été, dit-on, introduites en Provence
par les bergers qui transhument avec leurs troupeaux dans les Alpes,
d’où elles seraient originaires. Peu ou pas usitées aujourd’hui, elles
exigeaient autrefois des costumes très frais et relativement chers.


=Les Moresques et les Épées.=--Ces danses, que l’on attribue aux
Sarrasins qui, d’après la tradition, voulurent les opposer aux
précédentes, s’exécutent encore quelquefois dans le Var, à Fréjus, à
Grasse, et aussi à Istres, où les Arabes firent un séjour prolongé.

Dans les _Moresques_, le costume consiste en une tunique blanche
très courte; les genoux sont entourés de petits grelots. Comme c’est
surtout le soir qu’on se livre à ces ébats, le danseur tient d’une
main une gaule, au bout de laquelle se balance une lanterne en papier
de couleur, et de l’autre une orange qu’il présente alternativement
à chacune des danseuses qui sont à ses côtés. Puis les hommes et les
femmes se mettent sur deux files qui se croisent. Le premier en tête
de chaque file fait des gestes fort animés et variés, successivement
imités par ceux qui suivent.

La danse des _Épées_ a toujours lieu le soir. La seule différence qui
existe entre cette danse et la précédente consiste dans le jeu des
épées que l’on brandit et frappe en cadence, de manière à figurer un
combat qui a pour objet de défendre ou d’enlever les bergères. La
musique se rapproche de celle du _boléro_ espagnol, où les grelots
remplacent les castagnettes.


=Leis Bouffet.=--=Leis Fieloué.=--=La Falandoulo.=--Dans les _Leis
Bouffet_, les jeunes gens portent une serviette nouée autour du cou, et
un soufflet à la main. Ils sautent l’un derrière l’autre, en manœuvrant
avec le soufflet et en chantant des couplets qu’ils improvisent sur un
air fort gai consacré spécialement à cette danse.

Les _Fieloué_, ou quenouilles, semblent une représentation satirique
des travers des femmes. Les jeunes gens sont travestis en femmes,
leurs costumes sont toujours une exagération des costumes féminins.
Ils portent tous de grandes quenouilles enveloppées de papier de
différentes couleurs, formant des lanternes dans lesquelles brûlent
des chandelles. Leur chaîne parcourt les rues du village en faisant
entendre des couplets plaisants sur les quenouilles et les lanternes.
Ces danses fort gaies, accompagnées du tambourin et du galoubet, sont
anciennes et probablement nationales, mais on ne sait rien sur leur
origine.

La _Falandoulo_ est assurément la plus ancienne de toutes, et la
plus caractéristique du peuple qui l’a conservée. Le nom lui-même
est absolument grec et le sens qui lui est donné exprime bien cette
phalange ou troupe d’individus liés les uns aux autres en une chaîne
indissoluble.

Apportée par les Phocéens à Marseille, elle s’est répandue, non
seulement dans toute la Provence, mais encore sur toutes les côtes où
les Marseillais avaient fondé des établissements et jusqu’en Catalogne.
Elle est aussi en usage dans les îles de l’Archipel. Expression la plus
vive de la gaieté provençale, elle s’exécute aux sons du tambourin et
du galoubet, qui sont aussi des instruments grecs. Elle est formée
spontanément par toutes les personnes présentes, de tout âge et des
deux sexes, sur les places publiques, à l’occasion d’une réjouissance
ou d’une fête. Le conducteur, placé en tête, entraîne la chaîne en lui
faisant faire beaucoup de détours. Il lui arrive ainsi d’en rejoindre
la queue; il défile alors, avec toute la bande, sous les bras levés des
derniers danseurs. Son habileté se manifeste par sa course sans arrêt,
ses retours brusques, son passage dans des endroits difficiles, où il
cherche à rompre la chaîne, tandis que ceux qui la composent, liés
entre eux par des mouchoirs qui enveloppent leurs mains, s’efforcent de
le suivre sans se séparer. La falandoulo, aussi vieille que la vieille
cité phocéenne, est encore de nos jours l’accompagnement obligé de
toutes les fêtes et réjouissances publiques dans le Midi. Les Félibres
de Paris, qui ne manquent jamais de l’improviser à l’issue de leur
fête estivale de Sceaux, l’ont fait adopter par les Parisiens qui les
suivent en se mêlant à eux dans ce divertissement: symbole de la fusion
plus profonde accomplie par le félibrige entre les races du Nord et du
Midi, elle les unit momentanément dans un même sentiment d’allégresse
et de sympathie.


=La Reine de Saba.=--Parmi les divertissements disparus, il en est
un que nous nous plaisons particulièrement à signaler, parce que
le roi René, qui l’avait emprunté aux Sarrasins, l’avait introduit
dans les jeux de la Fête-Dieu, dont nous donnerons la pittoresque
description. Par son caractère et le déguisement de ceux qui y prennent
part, il a un côté carnavalesque qui l’a fait adopter à Tarascon et
à Vitrolles, où longtemps il a joui d’une grande faveur. La _Reyno
sabo_, nom sous lequel on le désigne à Tarascon, a été réglée par le
roi René. Pour représenter la reine, on choisissait un homme très
grand. Il était coiffé d’un bonnet de femme en papier découpé et
portait des manchettes, également en papier, et que l’on appelait des
_Engageantes_. La reine donnait le bras à deux princes de sa maison;
un page tenait un parasol sur sa tête. Une troupe de jeunes gens
richement vêtus représentaient les seigneurs de sa cour et composaient
le cortège. Des danseurs la précédaient, exécutant des pas et des
figures aux sons de la musique. A chaque entr’acte, ils venaient la
saluer et elle leur répondait par trois révérences faites avec une
affectation comique qui excitait l’hilarité de la foule. A Vitrolles,
la tradition voulait que la _Reyno sabo_ fût une importation sarrasine.
Les jeunes gens y étaient vêtus à l’orientale. L’un d’eux, couvert d’un
drap, élevait une poêle noircie au-dessus de sa tête; c’était la reine.
Les danseurs venaient à tour de rôle la saluer, et, armés d’un bâton,
frappaient en cadence un coup sur la poêle.


=Caramantran.=--Ce mot, qui n’est qu’une altération de _carême
entrant_, désigne les divertissements du mercredi des Cendres, et
aussi le mannequin qui personnifie le carnaval. Traîné sur un chariot
ou porté sur une civière, Caramantran est entouré de gens du peuple
chargés de _Flasco_[4], qu’ils vident en imitant les gestes désordonnés
des ivrognes. Le cortège est précédé d’hommes travestis en juges
et en avocats; l’un d’eux, grand et maigre, représente le carême.
D’autres, montés sur des rossinantes, les cheveux épars et vêtus de
deuil, affectent de pleurer sur le malheur de Caramantran. Enfin,
après avoir parcouru les principaux quartiers de la ville, on s’arrête
sur une place publique. On dispose le tribunal et Caramantran, placé
sur la sellette, est accusé dans les formes usitées au Palais. Le
défenseur répond, le ministère public conclut à la peine capitale et
le président, après avoir consulté ses collègues, se lève gravement
et prononce l’arrêt ou sentence de mort. Alors le peuple pousse des
gémissements. Les gendarmes saisissent le condamné, que son défenseur
embrasse pour la dernière fois. Caramantran, placé contre un mur, est
lapidé et, pour comble d’ignominie, on lui refuse la sépulture. Puis on
le jette à la mer ou à la rivière.

Dans l’accusation aussi bien que dans la défense, des poètes provençaux
ont su parfois trouver d’excellents motifs qui rappelaient _les
Plaideurs_ de Racine.

Suivant les pays, Caramantran subit quelques variantes. Ainsi, aux
Saintes-Maries, le premier jour de carême est appelé _Paillado_, et
Caramantran devient un mari battu qui porte plainte contre sa femme.
Celle-ci cherche à justifier les coups de bâton qu’elle a donnés, à
la grande joie de la foule, qui chante des couplets ironiques sur la
victime.

A Trets, c’est le mariage du vieux Mathurin que l’on célèbre. C’est une
sorte de répétition de M. Denis. Un chœur de basses chante l’épithalame
en accompagnant les époux.

Dans quelques communes, on fête Bacchus. Le dieu, monté à califourchon
sur un tonneau placé dans une charrette traînée par des ânes, a la tête
coiffée d’un entonnoir. D’une main il tient une bouteille et de l’autre
un verre. Il chante le vin et la folie. Sa chanson est répétée par un
nombreux cortège de jeunes gens travestis en satyres.

A Château-Renard, la clôture du carnaval prend une tournure de
galanterie. Une foule de jeunes gens, montés sur des chevaux ou mulets
caparaçonnés, entrent en ville à la nuit. Des chars ornés de fleurs et
de verdure les suivent. Des chanteurs et des musiciens parcourent les
principales rues et, à la lueur des torches, donnent des sérénades aux
demoiselles qui se sont fait remarquer dans les bals par la grâce et la
correction de leur danse.

Le mercredi des Cendres voit paraître sur toutes les tables un mets
essentiellement local, l’_Aioli_. La veille, à minuit, la tradition
voulait qu’à la fin du repas, le roi de la fête se levât et, s’érigeant
en pontife, distribuât les cendres, pour inviter les convives au
repentir.


FÊTES RELIGIEUSES

=La Chandeleur.=--Comme nous avons eu l’occasion de le dire
précédemment, les Provençaux ont conservé, des anciennes coutumes du
paganisme, un caractère assez superstitieux qui se décèle dans les
campagnes plus ouvertement que dans les villes, où le peuple seul le
manifeste. La Chandeleur en fournit une occasion. Ce jour-là, chacun se
munit d’un cierge de couleur verte autant que possible, et le présente
à la bénédiction de la messe[5]. On doit le rapporter chez soi tout
allumé; si par hasard il venait à s’éteindre, ce serait un mauvais
pronostic. Une fois rentrée, la mère de famille parcourt toute la
maison, suivie de ses enfants et des domestiques; elle marque toutes
les portes et les fenêtres d’une croix qui est considérée comme un
préservatif contre la foudre.

On suspend le cierge bénit à côté du lit et on ne le rallume qu’en
temps d’orage, pour les accouchements ou autres circonstances critiques.

Au même ordre d’idées se rattachent les fêtes patronales où les prieurs
distribuent du pain bénit et des fruits, suivant la saison. Ainsi, pour
la Saint-Blaise, on bénit du pain, du sel et des raisins, qui sont
regardés comme des spécifiques contre le mal de gorge. Les biscotins,
fabriqués pour la Saint-Denis, sont, dit-on, un remède contre la rage,
et les gousses d’ail rôties dans le feu de la Saint-Jean chassent les
fièvres. Le jour de Saint-Césaire, à Berre, on bénit des pêches, et
l’on se trouve ainsi à l’abri des fièvres paludéennes assez communes
dans le pays. Ces quelques exemples suffisent pour démontrer un état
d’esprit où les superstitions et la religion ont fusionné jusqu’à un
certain point.


=Les Rameaux, la Semaine sainte et Pâques.=--La fête des Rameaux,
qui rappelle l’entrée triomphale du Christ à Jérusalem, est une des
plus populaires en Provence. Les fidèles arrivent à l’église avec
des branches d’olivier, de laurier ou des palmes, qui sont bénites
pendant la messe. Ces rameaux, comme les cierges de la Chandeleur, sont
conservés pieusement, car ils ont les mêmes vertus. Il y a dans le
peuple une opinion très ancienne en ce qui concerne l’olivier: c’est,
dit-on, un arbre sacré qui n’a jamais été frappé de la foudre. Les
Grecs, qui avaient consacré l’olivier à Minerve, sont les auteurs de
cette croyance et l’ont transmise aux Provençaux. L’usage de charger
les rameaux de fruits confits ou de cadeaux paraît remonter aussi très
loin. Thésée, à son retour de la Crète, ayant institué des fêtes en
l’honneur de Bacchus et d’Ariane, les Athéniens s’y rendirent, portant
des rameaux d’olivier chargés de fruits. Le pape Grégoire XIII défendit
l’usage des friandises et des fruits pour le jour des Rameaux, dans
un concile tenu à Aix, en 1585. En dépit de sa décision, on offre
aujourd’hui encore aux enfants des rameaux (_rampaù_) ornés de fruits
confits; ceux qui sont destinés aux dames portent souvent de riches
cadeaux. De même que le mercredi des Cendres est le jour de l’_Aioli_,
de même le dimanche des Rameaux est, dans toute la Provence, le jour
obligatoire des pois chiches[6]. A Marseille, pour en faciliter la
consommation, on les vend tout cuits dans les rues qui conduisent à
l’église des Chartreux, où l’usage veut que l’on aille entendre la
messe. Comme en France la gaieté ne perd jamais ses droits, on profite
de l’occasion pour jouer un tour aux montagnards nouvellement arrivés,
en leur persuadant que ces pois sont distribués gratuitement. Alors
on voit, à la risée générale, des théories entières de ces crédules
Bas-Alpins, portant chacun une énorme marmite qu’ils se proposent de
faire emplir sans bourse délier. Souvent, pour ceux qui n’ont pas goûté
la plaisanterie, les marmites brisées font les frais d’une explication
plutôt vive.

Pendant la Semaine sainte, les enfants sont armés de crécelles, de
tourniquets, claquettes et autres instruments semblables, avec lesquels
ils font un vacarme épouvantable à la porte de l’église, pendant
l’office des Ténèbres. Puis, se rangeant en file, ils parcourent les
rues en continuant leur tapage.

Le jeudi saint, on visite les églises, qui rivalisent de richesses
et d’ornements luxueux. Le samedi saint, l’usage veut que l’on fasse
porter leurs premières chaussures aux enfants qui doivent quitter le
maillot. C’est ordinairement la marraine qui en fait les frais; puis,
accompagnée de la mère, elle va présenter l’enfant au prêtre. Au
moment où l’on entonne le _Gloria in excelsis_, toutes les femmes qui
ont des enfants nouvellement chaussés les font marcher dans l’église.

Rien de particulier à signaler quant aux solennités religieuses
du jour de Pâques. Dans quelques communes, et entre autres aux
Saintes-Maries, les jeunes gens donnent, la veille, des sérénades;
et, le matin, ils passent avec des corbeilles ornées de fleurs et de
rubans, dans lesquelles les personnes qui ont été honorées de leurs
chants, accompagnés de musique, s’empressent de déposer des œufs. Car,
fait digne de remarque, dans le Midi le jour de Pâques est le jour des
œufs; on en sert de toutes couleurs et sous toutes les formes. On y
mange aussi l’agneau pascal, qui semblerait une réminiscence de l’usage
établi par Moïse, en souvenir de la sortie d’Egypte et du passage de la
mer Rouge.

La fête des Rogations a lieu le jour de saint Marc et les trois jours
qui précèdent l’Ascension. Les pénitents des confréries portent en
procession sur un brancard un coffre en forme de châsse, dans lequel
sont enfermées des reliques; de chaque côté est suspendue une étole.
On a donné au coffre le nom de _Vertus_, par allusion aux reliques
qu’il renferme et qui restent exposées trois jours dans l’église. A la
campagne, les paysans font passer par-dessus les _Vertus_ des poignées
d’herbe et de blé qu’ils donnent ensuite à manger aux bêtes de somme,
persuadés qu’après cette opération elles seront préservées de la
colique.


=La Pentecôte et les jeux de la Tarasque.=--Au point de vue religieux,
la Pentecôte provençale, comme Pâques, se conforme à l’usage ordinaire.
Mais les jeux qui l’accompagnent ont un caractère absolument local, et
méritent, par leur importance et leur variété, d’être décrits en détail.

Mentionnons, d’abord, les jeux de la Tarasque, fondés sur l’ancienne
tradition relative à sainte Marthe et que tout le monde connaît. Le roi
René, tout en les célébrant conformément à la coutume, voulait, pour
leur donner plus d’éclat, que chacun des trois ordres y participât,
sans oublier les corps de métiers dont les chefs ou prieurs faisaient
partie du conseil municipal. Il faut voir ici, dans la pensée du bon
roi, une haute leçon de fraternité et d’égalité chrétienne. Le peuple
qu’il gouvernait était considéré par lui comme une grande famille, dont
il aimait à rassembler les divers membres pour faire sentir à chacun
l’étroite liaison qui doit exister entre eux et l’estime réciproque qui
doit en résulter.

Les chevaliers dits de la Tarasque étaient choisis parmi les premières
familles de la ville de Tarascon; ils représentaient la noblesse.
L’un d’entre eux, l’_Abbat_, ou abbé de la jeunesse, présidait aux
jeux, et avait la police de la ville pendant la durée de la fête.
Les étrangers étaient invités à dîner par eux. Leur costume, très
élégant, se composait d’une culotte de serge rose, justaucorps de
batiste, manches plissées garnies de mousseline et ornées de dentelle;
bas de soie blancs, souliers blancs, talons, houppe et bordure rouges;
chapeau monté, cocarde rouge, collier de ruban rouge. Les insignes de
la Tarasque, en argent, étaient suspendus à un ruban de soie de la même
couleur, porté en sautoir.

Le jour de la Pentecôte, les chevaliers, en habits bourgeois,
parcouraient la ville avec tambours et trompettes et distribuaient
des cocardes écarlates que les hommes portaient à la boutonnière de
l’habit et les femmes sur le sein. Les mariniers du Rhône, qui les
suivaient, distribuaient des cocardes bleues attachées avec du chanvre.
Puis venaient tous les corps de métiers, chacun dans le rang que lui
assignait le cérémonial.

[Illustration: La Tarasque (d’après la légende de sainte Marthe).]

Le lendemain, cette procession était renouvelée à l’issue de la messe,
avec cette différence que les chevaliers étaient en costume. Vers
midi, un groupe d’hommes en uniforme allait chercher la Tarasque pour
la conduire hors la porte Jarnègues. Cet animal fabuleux, sorte de
dogue énorme, avait le corps formé par des cercles recouverts d’une
toile peinte; le dos était une forte carapace pourvue de pointes
et d’écailles; des pattes armées de griffes puissantes, une queue
recourbée animée d’un balancement funeste aux curieux, une tête qui
tient du taureau et du lion, une gueule béante qui laisse voir une
double rangée de dents, complètent le portrait du monstre. Porté
par douze figurants, tandis qu’à l’intérieur un autre produisait les
mouvements de la tête et de la queue, il donnait le signal de la course
au moyen de fusées attachées à ses naseaux et auxquelles un chevalier
mettait le feu. Alors il s’agitait en tous sens, comme animé de rage
et de fureur. Malheur à ceux qui se trouvaient à sa portée: heurtés,
culbutés, meurtris, ils n’avaient pas la consolation de se plaindre.
S’ils cherchaient à s’enfuir, il les poursuivait, et leur affolement
ne faisait qu’exciter les quolibets et la gaieté de la foule. La
course terminée, on portait la Tarasque à l’église de Sainte-Marthe,
où elle exécutait trois sauts en manière de salut devant la statue de
la sainte. Pendant l’intervalle des courses, les chevaliers et les
corporations procédaient à divers jeux en rapport avec leur rôle et
leur condition sociale.

Ainsi les _Portefaix_ désignaient un des leurs qui représentait saint
Christophe, patron de la corporation, pour porter sur ses épaules un
enfant richement vêtu, figurant le Christ. Six autres promenaient un
tonneau sur un brancard. Ils imitaient les ivrognes et se heurtaient
volontairement aux spectateurs. Cela s’appelait la _Bouto ambriago_.
Les prieurs présentaient à tout le monde une gourde remplie de vin, où
il était malséant de refuser de boire.

Les _Paysans_, pour imiter l’alignement que l’on trace en plantant la
vigne, tenaient un cordeau qui ne servait, il est vrai, qu’à faire
trébucher les badauds, au grand contentement de la foule.

Les _Bergers_ escortaient trois jeunes filles élégamment vêtues et
montées sur des ânesses. Un berger à l’air niais barbouillait d’huile
de genièvre (huile de cade) la figure des curieux qui s’avançaient trop
près d’elles.

Les _Jardiniers_ jetaient des graines d’épinard aux demoiselles.

Les _Meuniers_, armés de poignées de farine, s’en servaient pour
blanchir les visages indiscrets qui s’avançaient pour les examiner.

Les _Arbalétriers_ faisaient pleuvoir sur la foule des flèches sans
pointes.

Les _Agriculteurs_, montés sur des mules richement harnachées et
précédés par la musique, distribuaient du pain bénit.

Les _Mariniers_ pratiquaient le jeu de l’_Esturgeon_. Six chevaux
du halage du Rhône traînaient une grosse charrette sur laquelle
était un bateau que l’on remplissait d’eau à tous les puits que l’on
rencontrait. Une pompe placée à l’intérieur servait à asperger les
badauds qui s’enfuyaient, inondés, aux éclats d’un rire général.
Venaient ensuite les _Bourgeois_, sous le patronage de saint Sébastien,
précédés par des tambours et une fanfare, portant de petits bâtons
blancs surmontés d’un pain bénit. Enfin le clergé de la ville, le
Chapitre et le corps municipal fermaient le cortège qui entrait dans
l’église de Sainte-Marthe. Les prieurs de chaque corporation déposaient
les pains bénits aux pieds de la sainte et versaient des aumônes dans
le tronc des pauvres. A la sortie, une immense _Falandoulo_ se formait
et parcourait les rues de la ville. C’était le dernier épisode de la
fête de la Tarasque.


=La Fête-Dieu.=--Dans toute la Provence, les processions de la
Fête-Dieu se sont toujours distinguées par la pompe qu’on y déployait.
La décoration des rues pavoisées de drapeaux de toutes nuances, les
fenêtres et balcons ornés de riches draperies, les reposoirs improvisés
avec goût, les chaussées jonchées de pétales de fleurs, le peuple dans
ses plus beaux vêtements accourant en foule sur le passage, offraient
un spectacle pittoresque rehaussé par le défilé de la procession
elle-même. Alors se déroulaient en longues théories les pénitents de
toutes les confréries, coiffés de la cagoule, les corporations d’hommes
et de femmes ayant chacune son guidon ou sa bannière, les tambourins,
les trompettes et les musiques militaires escortant les prêtres revêtus
de riches chasubles, les lévites avec des palmes et des corbeilles de
fleurs, les jeunes filles, la tête couverte d’un voile de tulle et
couronnées de roses blanches, les autorités civiles et militaires en
grand costume. Enfin, sous un dais d’une grande richesse, l’évêque ou
le curé portait le Saint-Sacrement, resplendissant dans les nuages
d’encens qui s’échappaient des cassolettes agitées en un mouvement
régulier par les enfants de chœur, vêtus de pourpre et de surplis de
dentelles. Tels étaient, tels sont encore, dans quelques localités, la
composition et l’aspect d’une procession de la Fête-Dieu.

Dans certaines villes, telles qu’Aix et Marseille, on y adjoignait des
jeux, tombés maintenant en désuétude. Nous les décrirons néanmoins
sommairement.

Les officiers des jeux étaient choisis dans les trois corps qui
avaient accès au conseil municipal. La noblesse fournissait le _Prince
d’Amour_, le barreau, le _Roi de la Basoche_, et les corps de métiers,
l’_Abbé de la Jeunesse_. Le clergé s’abstenait.

Le _Prince d’Amour_ était le premier officier. En cette qualité,
il siégeait au conseil de ville après les consuls et avait voix
délibérative. Mais, comme cette charge occasionnait de grandes
dépenses, sur la demande de la noblesse le roi la supprima en 1668,
et ce fut un lieutenant du Prince d’Amour qui le remplaça. Il lui fut
accordé une indemnité de 1.000 livres et le droit de _Pelote_[7]. Il
avait droit aux trompettes, tambours, violons, et au porte-guidon. Son
costume était ainsi composé: justaucorps et culotte à la romaine, de
moire blanche et argent tout unie, manteau de glace d’argent, bas de
soie, souliers à rubans, chapeau à plumes, rubans de soie à la culotte,
cocarde au chapeau, nœud à l’épée, bouquet avec rubans; ce bouquet se
portait à la main, et le lieutenant s’en servait pour saluer les dames.

Le _Roi de la Basoche_ était élu le lundi de la Pentecôte par les
syndics des procureurs au parlement et par les notaires, sous la
présidence de deux commissaires du Parlement. Son costume était
semblable à celui du Prince d’Amour, mais il portait en plus le cordon
bleu et la plaque de l’Ordre du Saint-Esprit.

De tous les cortèges, celui de la Basoche était de beaucoup le plus
beau et le plus nombreux. Le premier bâtonnier ouvrait la marche, suivi
par une compagnie de mousquetaires portant l’écharpe en soie bleu de
ciel; le porte-enseigne avait aussi une compagnie de mousquetaires
avec écharpes roses. Le deuxième bâtonnier, le capitaine des gardes,
portaient une lance ornée de rubans. Le connétable, l’amiral, le grand
maître et le chevalier d’honneur étaient suivis de vingt-quatre gardes
en casaques de soie bleu de ciel doublées de blanc, avec des croix
en dentelle d’argent sur la poitrine et dans le dos, le mousquet sur
l’épaule et l’épée au côté. Le troisième bâtonnier était escorté par
une compagnie de mousquetaires avec écharpes bleues; puis venaient le
guidon du roi, la musique et les pages. Le Roi de la Basoche, entre
deux gardes du Parlement, suivi de ses invités, fermait la marche. Une
de ses prérogatives consistait, avant de se rendre à l’église, à faire
acte d’apparition au Palais, où il siégeait quelques instants à la
place du roi.

L’_Abbé de la Jeunesse_ était nommé sur une liste de candidats
présentés par les syndics des corporations. Cette nomination avait lieu
après celle du Prince d’Amour, et, comme celui-ci, l’abbé jouissait
du droit de pelote. Les six bâtonniers commandaient les compagnies de
fusiliers attachés à l’_Abbadie_ pour exécuter les feux ou décharges
appelées _Bravades_.

Le porte-guidon et le lieutenant avaient l’habit noir, le plumet et la
cocarde au chapeau, l’épée et le hausse-col. L’abbé était en pourpoint
et manteau noir de soie, avec rabat, etc. Il était accompagné des deux
autres abbés, et portait à la main un bouquet pour saluer les dames. Sa
suite était formée de nombreux parents et amis, gantés de peau blanche
et tenant un cierge dont il leur avait fait cadeau.

Les jeux des trois ordres avaient lieu simultanément et toujours aux
dates et heures convenues. Ils commençaient la veille de la Pentecôte
et se continuaient à toutes les fêtes qui suivaient.

_La Passade._--La veille de la Fête-Dieu, vers les trois heures
et demie du soir, les bâtonniers de l’Abbadie et de la Basoche
parcouraient la ville, accompagnés de fifres et de tambourins qui
jouaient des airs de la composition du roi René. Après s’être arrêtés
à des endroits convenus, ils simulaient des combats à la lance, comme
dans les tournois, et saluaient les dames après chaque pose d’armes.
Ce jeu, emprunté à la chevalerie, s’appelait en provençal _La Passade_.
Vers dix heures lui succédait _Le Jeu du guet_.

Le cortège, en tête duquel était placée la Renommée à cheval et
sonnant de la trompette, était ainsi composé. D’abord un groupe de
deux personnages grotesques, drapés dans un manteau rouge à rubans
jaunes, coiffés d’un casque empanaché, montés sur des ânes et
entourés de toutes sortes d’animaux, qu’on avait bien de la peine à
contenir au milieu des cris des enfants et des huées de la foule. Ces
deux caricatures représentaient ordinairement de hauts personnages
politiques dont le peuple et le roi avaient à se plaindre. A la suite,
un groupe mythologique: Momus et ses grelots, Mercure avec les ailes et
le caducée, la Nuit en robe de gaze noire parsemée d’étoiles d’argent
et tenant à la main des pavots. Mais ce groupe, on ne sait pourquoi,
était brusquement coupé en deux par un autre allégorique, composé
de _Rascassetos_: quatre individus ayant des poitrails de mulets et
trois d’entre eux des têtières, armés, l’un d’une brosse, l’autre d’un
peigne, le troisième d’une paire de ciseaux, entourent le quatrième
_Rascasseto_, affublé d’une énorme perruque, et font semblant de le
brosser, de le peigner, puis de le tondre. On avait l’intention de
figurer ainsi les lépreux de l’ancienne loi mosaïque, qui avait aussi
fourni la matière du jeu suivant.

_Le Jeu du Chat._--C’était encore une allégorie. Un Israélite portait
une perche surmontée du veau d’or; trois autres, dont l’un tenait un
chat à la main, se prosternaient devant l’idole. Arrivait Moïse, avec
les tables de la loi, le visage empreint d’une grande colère; le grand
prêtre Aaron, revêtu de ses habits pontificaux, cherchait à calmer
son courroux. Enfin celui qui portait le chat le jetait en l’air,
circonstance dont le jeu a tiré son nom. C’est cet animal qui, adoré
en Egypte, amena les Hébreux à l’idolâtrie du veau d’or. Ici, l’action
de le jeter en l’air signifiait que Moïse reçut la soumission des
Israélites, qui renoncèrent aux superstitions de l’Egypte.

Avec Pluton et Proserpine à cheval, précédant l’_Armetto_, la
mythologie reparaissait. Cette armetto se composait d’un premier groupe
de quatre petits diables vêtus de noir; une bandoulière de grelots, un
trident à la main et un masque surmonté de deux cornes complétaient
leur costume. Ils voulaient s’emparer d’une _Ame_, figurée par un
jeune enfant vêtu de blanc et à demi nu. L’enfant se cramponnait à une
croix qu’un ange lui présentait. Ne pouvant enlever l’_Armetto_[8],
les diables se vengeaient sur son protecteur qui recevait leurs coups
sur un coussin placé entre les ailes. Le second groupe se composait
de douze grands diables, dont le chef se distinguait par des cornes
plus longues et plus nombreuses. Ils entouraient Hérode, en casaque
cramoisie et jaune, avec couronne et sceptre, accompagné par un homme
habillé en femme représentant la diablesse. Dans le principe, elle se
tenait à côté de saint Jean-Baptiste et représentait Hérodiade.

Le tableau que nous allons esquisser est celui des divinités de la mer.
On voyait Neptune et Amphitrite, escortés par une foule de Dryades et
de Faunes, dansant au son des tambourins; le dieu des bergers à cheval,
poursuivant la nymphe Syrinx, qui, pour indiquer sa métamorphose,
portait un roseau; Bacchus, assis sur un tonneau, la coupe d’une main
et le thyrse de l’autre; Mars et Minerve, Apollon et Diane, Saturne
et Cybèle à cheval avec leurs attributs et suivis de deux troupes de
danseurs. Du char de l’Olympe, où trônaient Jupiter et Junon, Vénus et
Cupidon, qui président aux jeux, aux ris et aux plaisirs, souriaient à
la foule en envoyant des baisers. Le cortège finissait par les trois
Parques, pour rappeler que la mort termine tout.

A ces jeux, à ces cortèges, succédaient, le lendemain et pendant la
procession même de la Fête-Dieu, des groupes nouveaux ayant plutôt un
caractère d’allégorie religieuse.

La mise en scène du massacre des Innocents, désignés sous le nom de
_Tirassouns_, était en quelque sorte une pantomime. Hérode présidait
à l’exécution, escorté d’un tambourin, d’un porte-enseigne et d’un
fusilier[9] qui, au signal donné, faisait une décharge, abattant
quelques enfants. C’étaient ces enfants qu’on appelait tirassouns,
à demi nus, qui tombaient et se roulaient dans la poussière. Moïse,
indigné, montrait au roi sanguinaire les tables de la loi.

_La Belle Etoile_ (_la bello Estello_).--Les trois Mages, partant pour
Bethléem, étaient précédés d’un enfant vêtu en lévite et portant une
étoile d’argent à l’extrémité d’un long bâton. Trois pages chargés de
présents les suivaient.

Les Apôtres, revêtus du costume oriental, étaient munis chacun d’un
symbole propre à le faire reconnaître; Jésus, au milieu d’eux, marchait
recueilli et comme accablé sous le poids de la croix.

_Les Chevaux Frux_, que la tradition fait remonter aux Phocéens, furent
en grand honneur sous la chevalerie et le roi René. Longtemps regardés,
d’après la légende, comme l’image des combats entre les Centaures et
les Lapithes, on y voit aujourd’hui une reproduction grotesque des
anciens tournois. Ces chevaux en carton, richement caparaçonnés, la
tête ornée de panaches, étaient mis en mouvement par leurs cavaliers.
Une ouverture pratiquée dans le dos permettait à l’homme, au moyen de
courroies, de suspendre sa monture, qui avait l’air de faire corps avec
lui; les draperies masquaient les jambes, et les mouvements imprimés
par le cavalier casqué, armé d’une lance, imitaient toutes les figures
usitées dans les tournois. Cet escadron, composé d’une vingtaine de
chevaux, était précédé d’un héraut d’armes, d’un coureur et
d’un Arlequin, qui faisait toutes sortes de tours. A sa suite, la
musique, fifres et tambourins, jouait des airs gais de la composition
du roi René.

[Illustration: Un Tambourinaire.]

La Mort, comme aux jeux du Guet, apparaissait enfin, mais sous un
aspect plus repoussant. La personne qui la représentait, grande, la
figure noire, la tête couverte d’ossements, était armée d’une faux avec
laquelle elle écartait les curieux. Ces derniers attachaient une grande
importance à n’être pas touchés par la faux qui, d’après eux, désignait
ceux qui devaient mourir dans l’année.

Un usage qui s’est perpétué jusqu’à nos jours, c’est la promenade du
bœuf, pendant la semaine précédant la Fête-Dieu. La corporation des
bouchers de la ville de Marseille a toujours eu le monopole de cette
cérémonie. On choisit le bœuf le plus beau, on lui dore les sabots et
les cornes auxquelles on suspend des guirlandes de roses. On couvre son
dos d’une housse de velours à crépines d’or, et l’on y fait asseoir
le plus bel enfant que l’on peut trouver. Il est vêtu d’une tunique
blanche comme un lévite et couronné de roses. Parfois aussi il est
tout nu, avec une peau de léopard sur les épaules et la poitrine, et,
sur la tête, des feuilles de vignes entremêlées de grappes de raisin.
Quatre bouchers l’accompagnent; leur vêtement consiste en une robe de
damas de différentes couleurs, attachée à la taille et assez courte
pour laisser voir au-dessous du genou des bas de soie et des souliers à
boucles. Une ceinture de soie à franges et crépines d’or, une chemise
plissée à manches, ornée de rubans, enfin un chapeau d’abbat bordé
d’or et entouré de plumes blanches complètent le costume. Le cortège,
suivi de fifres et de tambourins, parcourt les rues où doit passer la
procession. Les bouchers portent des plats d’étain et font la quête,
dont le produit sert à payer les frais de cette exhibition. Le soir
venu, on abat le bœuf, dont les quartiers sont distribués aux pauvres
de la ville. On s’est livré à de longues dissertations pour expliquer
ces usages, et surtout la mort du bœuf. Les uns ont voulu y voir le
sacrifice du bouc émissaire des Hébreux, chargé de toutes les iniquités
du peuple. Mais alors pourquoi un bœuf, quand il était si simple de se
procurer un bouc? D’autres ont pensé que les bouchers tiennent la place
des anciens sacrificateurs romains, idée justifiée par une certaine
ressemblance de costume. Nous croyons simplement que tous les corps
de métiers étant représentés à la procession de la Fête-Dieu, sauf
les bouchers, qu’aucune bonne raison n’excluait, ils avaient pris un
bœuf comme emblème de leur corporation. Quant à l’enfant, sa robe de
lévite est une réminiscence de la religion juive. Avec les attributs de
Bacchus, il perpétue un souvenir du paganisme.

A Salon, la confrérie des paysans dite de _Diou lou payre_ (Dieu le
père) élisait tous les ans, le jour de l’Ascension, un laboureur
qui prenait le titre de _Rey de l’Eyssado_[10]. Il paraissait à la
procession de la Fête-Dieu tenant une pioche en guise de sceptre,
précédé de pages portant des épées nues. Une paysanne partageait
avec lui les honneurs de la royauté. Des dames d’honneur tenant
des bouquets, précédées par un autre paysan portant un drapeau, un
autre jouant du tambour de guerre, un berger portant une écharpe en
sautoir et jouant du bâton, enfin quatre danseurs suivis de tambourins
complétaient le défilé.

Pour la _Saint-Jean_, les artisans élisaient le _Roi de la
Badache_[11]. Cette cérémonie était annoncée la veille au son des
cloches et des tambourins par un grand feu de joie. A la procession de
la Fête-Dieu, le Roi de la Badache se montrait en habit à la française
avec, sur les épaules, un manteau bleu parsemé d’étoiles d’or et à
la main un chapeau Henri IV. Il était précédé d’un courrier, d’un
porte-drapeau, d’un joueur de pique, de trois princes d’amour, de huit
danseurs et de deux pages. Derrière lui, un second courrier annonçait
la reine et ses dames d’honneur.


=La Saint-Jean.=--A huit heures du soir, la veille de cette fête,
le corps municipal, le clergé et les prieurs des corporations se
rendaient en grand cortège sur la place où l’on avait disposé des
fagots de sarments et des fascines. Le maire a encore aujourd’hui le
privilège d’y mettre le feu et il fait trois fois le tour du bûcher,
suivi de tous les assistants. La flamme monte et éclaire la foule,
les cloches sonnent à toute volée, les boîtes à poudre font entendre
leurs détonations, les serpenteaux éclatent, traversent l’air et
tombent sur les spectateurs effarés. Bientôt la falandoulo se forme,
et c’est en dansant et en chantant que l’on voit s’éteindre le feu de
la Saint-Jean. A Marseille, on dispose sur la colline de _Notre-Dame
de la Garde_ des tonneaux de goudron qui brûlent toute la nuit. Par
intervalles, des feux de bengale de toutes couleurs changent l’aspect
de cette partie de la ville, où l’on termine la fête par un brillant
feu d’artifice. Le marché aux herbes de la Saint-Jean est trop
intimement lié à ces réjouissances pour que nous n’en disions pas un
mot. Qui ne le connaît, à Marseille? C’est un des plus anciens que nous
ait légués la tradition provençale, et c’est aux allées de Meilhan,
sous les ormes séculaires et les platanes grecs, qu’il se tient.

Les paysans de la banlieue ou du _Terradou_, comme l’on dit en
provençal, y apportent leurs plus beaux produits. A peine a-t-on fait
quelques pas que des émanations singulièrement piquantes s’échappent
d’un amoncellement d’aulx, promesse, pour les amateurs d’_aioli_, d’un
festin savoureux que n’aurait pas dédaigné Homère. Les plantes et les
fleurs, sauge, romarin, verveine, menthe, lavande, mêlent leur parfum
et leur couleur aux roses, jasmins, cassies, géraniums, pétunias,
chrysanthèmes et à toute la gamme florale si riche de la Provence,
pour arriver aux arbustes, câpriers, ifs, pistachiers, orangers,
citronniers, lentisques, palmiers, syringas, arbousiers, néfliers,
azeroliers, jujubiers: le tout soigneusement étiqueté et aligné, dans
l’arrangement le plus propice à tenter l’acheteur. Dès la première
heure la foule s’empresse, et chacun fait ses provisions pour l’année.
La coutume veut aussi que les plantes aromatiques soient cueillies sur
la montagne de la Sainte-Baume, lorsque les premiers rayons du soleil
viennent frapper le _Saint-Pilon_. D’après la légende, les herbes et
les plantes acquièrent à ce moment des vertus qu’elles n’ont pas si on
les cueille avant ou après; voilà pourquoi les marchandes n’oublient
jamais de vous dire, en vous offrant de la sauge, de la lavande ou du
romarin: «C’est de l’aurore.»


=Les Morts.=--Le soir de la Toussaint, on se réunit en famille et l’on
prend en commun le repas dit des _Armettos_[12]. Les châtaignes et
le vin cuit sont de rigueur. Ce repas est donné en commémoration des
parents décédés, dont on raconte la vie aux enfants; on le termine par
une prière pour le repos de leur âme.


=La Noël.=--De toutes les fêtes religieuses célébrées en Provence,
la Noël est certainement la plus importante, la plus populaire, la
plus généralement observée par les riches comme par les pauvres. Elle
se divise en quatre parties: la _Crèche_, les _Calenos_, la _Messe
de minuit_ et le _Jour de Noël_. La crèche a la même origine que
les mystères; ce sont les Pères de l’Oratoire qui, les premiers à
Marseille, en donnèrent le spectacle. De nos jours, la semaine qui
précède la Noël, il s’établit sur le Cours une foire où l’on vend des
crèches toutes préparées. On y trouve également les _Santons_[13] et
les accessoires pour ceux qui veulent les composer eux-mêmes. Ces
santons représentent saint Joseph, la sainte Vierge, le petit Jésus, le
bœuf, l’âne, les rois maures et, en général, tous les personnages et
les animaux qui se trouvaient à Bethléem à la naissance du Christ. Le
soir, les familles s’assemblent et, à la lueur des cierges, chantent
les noëls de Saboly.

Les _Calénos_, altération du mot _Calendes_, consistent en cadeaux
que l’on échange à cette époque. Ce sont des fruits, des poissons
et surtout un certain gâteau au sucre et à l’huile que l’on appelle
_Poumpo taillado_. Les boulangers et les confiseurs ont conservé
l’usage d’en envoyer à leurs clients. La veille de la Noël, au soir,
les familles se réunissent dans un banquet, et rivalisent d’efforts
pour lui donner plus d’éclat. On voit même de pauvres gens qui
n’hésitent pas à porter un gage au mont-de-piété, afin d’en pouvoir
faire les frais. A Marseille, il est désigné sous le nom de _Gros
soupé_; mais, pour retrouver vraiment les anciens usages, il faut aller
dans les communes rurales. Là, le père de famille conduit par la main
le plus jeune des enfants jusqu’à la porte de la maison où se trouve
une grosse bûche d’olivier, tout enrubannée, qu’on appelle _Calignaou_
ou _Bûche de caléno_. L’enfant, muni d’un verre de vin, fait trois
libations sur la bûche en prononçant les paroles suivantes:

    Alégre, Diou nous alègre.
    Cachofué ven, tout ben ven.
    Diou nous fagué la graci de veire l’an qué ven.
    Se sian pas mai, siguen pas men.

Ce qui se traduit ainsi:

  Soyons joyeux, Dieu nous rende joyeux. Feu caché vient, tout bien
  vient. Dieu nous fasse la grâce de voir l’an qui vient; si nous ne
  sommes pas plus, ne soyons pas moins.

Dans le verre, qui passe à la ronde, chacun boit une gorgée. L’enfant
soulève le calignaou par un bout, l’homme par l’autre et ils le portent
jusqu’au foyer en répétant devant les assistants les paroles de la
libation. Puis on l’allume avec des sarments et on le laisse brûler
jusqu’au coucher, moment où on l’éteint, pour le rallumer le lendemain,
en ayant soin qu’il se consume entièrement avant le jour de l’an. On
célèbre par cette cérémonie le renouvellement de l’année au solstice
d’hiver. La flamme que la bûche recèle dans ses flancs représente les
premiers feux du soleil qui remonte sur l’horizon. L’enfant est le
symbole de l’année qui commence, le vieillard de celle qui va finir.
Là où l’usage du _Calignaou_ a disparu, il a été remplacé par la lampe
de _Caléno_ ou _Calen_. C’est un carré de fer-blanc avec un rebord,
dont les quatre angles en forme de bec contiennent des mèches. On le
suspend par un crochet fixé à une tige en fer et il sert à éclairer la
crèche sur le devant de laquelle pousse, dans deux soucoupes, le blé de
Sainte-Barbe. Il doit brûler huit jours et ne s’éteindre que la veille
du jour de l’an.

Le souper, dans ces pays primitifs, comprend trois services; pour y
correspondre, la table est couverte de trois nappes de dimensions
différentes. Le premier service se compose de la _Raïto_, plat de
poissons frits auquel on ajoute une sauce au vin et aux câpres, et
qui, d’après la tradition, fut apporté de la Grèce par les Phocéens.
Des artichauts crus, des cardes, du céleri et différents légumes lui
servent d’accessoires. On enlève ensuite la première nappe et l’on sert
les _Calénos_ qui consistent en gâteaux, _Poumpo taillado_ ou autres,
des fruits secs ou confits, des biscuits, des sucreries, des marrons,
etc. On les arrose de vins vieux du pays et d’une espèce de ratafia
appelé _Saouvo-Chrestian_ (sauve-chrétien) fait avec de la vieille
eau-de-vie dans laquelle ont infusé des grains de raisins. Pour le
troisième service, on prend le café et les hommes fument une sorte de
pipe appelée _Cachinbaù_. La gaieté préside à ces agapes; on y chante
des noëls et l’on ne se sépare que pour aller à la messe de minuit.


=La Messe de Minuit.=--Elle diffère par certains détails originaux de
celle qui est célébrée dans les villes. C’est ainsi qu’au moment de
l’offrande on voit s’avancer de l’autel le corps des bergers précédés
du tambourin, de la cornemuse et de tous les instruments rustiques
que l’on peut se procurer. Ils portent de grandes corbeilles remplies
de fleurs et d’oiseaux. A Maussanne, les femmes qui accompagnent
les bergers, ou prieuresses, sont coiffées du _Garbalin_, sorte de
bonnet conique assez haut et garni tout autour de pommes et de petites
mandarines. Suit un petit char couvert de verdure, éclairé par des
cierges et traîné par une brebis dont la toison éclatante de blancheur
est piquée çà et là de pompons de rubans: c’est le véhicule de l’agneau
sans tache. Une seconde troupe de bergers et de bergères jouant et
chantant des noëls ferme la marche. Après avoir fait don de l’agneau
et des corbeilles, le cortège retourne dans le même ordre et la messe
s’achève sans autres variantes.

La _Noël_ est essentiellement dans toutes les classes de la société une
fête de famille. On se réunit à table le soir en face d’un excellent
repas dont la dinde fait le fond. Puis l’on se groupe autour du foyer,
où le chef de famille raconte les vertus des ancêtres, et répète
devant les enfants les traits capables de leur servir d’exemple ou
d’enseignement; ce jour-là, il revêt ainsi que sa femme ses habits de
mariage conservés tout exprès. Dans le peuple, le troisième jour de la
fête, le dîner se termine par un plat d’_Aioli_ ou de _Bourrido_, mets
traditionnels en Provence. En se retirant, l’on se donne rendez-vous
pour l’année suivante.


LES JEUX

Outre les fêtes que nous venons de décrire et qui sont assez
généralement célébrées dans toute la Provence, il existe d’autres
réjouissances particulières à diverses communes: ce sont les _Trains_
ou _Roumevages_[14].

La fête d’une commune est le plus souvent une fête patronale, qui
provoque l’affluence des fidèles des environs. A part les cérémonies
religieuses, qui sont les mêmes qu’ailleurs, la population et les
étrangers se livrent à des jeux qui, nés et pratiqués en Provence
depuis un temps immémorial, portent l’empreinte indiscutable de leur
origine, quoiqu’on ait pu les imiter et les conserver dans d’autres
pays.

Les instruments de musique primitifs y sont restés obligatoires,
malgré les progrès de la lutherie. Ce sont: le tambour ou _Bachias_,
mot qui paraît dériver de _Bassaren_, surnom appliqué à Bacchus, pour
les fêtes duquel on faisait beaucoup de bruit avec un énorme tambour;
le tambourin, plus long et sur lequel on ne joue qu’avec une seule
baguette; le galoubet ou petit fifre, sur lequel on joue des airs vifs
et gais, autrefois employé surtout le matin pour saluer l’aurore,
d’où son nom, galoubet ou gai réveil, gaie aubade; les _Timbalons_
ou petites timbales en cuivre attachées à la ceinture, et que les
musiciens frappent avec des baguettes; les cymbalettes les accompagnent
ordinairement: ce sont de petits cylindres en acier dont l’usage
remonte aux Grecs.

Les _Joies_ forment la partie essentielle du Roumevage. On appelle
ainsi une perche dont l’extrémité est munie d’un cercle qui sert à
suspendre les prix destinés aux vainqueurs des différents jeux, prix
consistant en plats d’étain, montres en argent, écharpes de soie,
rubans, etc...

La _Targo_, ou joute sur mer, est un des jeux les plus intéressants
de la catégorie dont nous nous occupons. Les ports où elle acquiert
le plus d’importance sont Marseille et Toulon. Les bateaux employés
sont des bateaux de pêche ou des canots de navires de guerre, armés
de huit rameurs, d’un patron et d’un brigadier. Ils sont divisés en
deux flottilles, peints en blanc avec bande de la couleur adoptée par
chaque flottille. Cette couleur se retrouve dans les rubans que portent
les rameurs, qui sont aussi en blanc, la tête coiffée de chapeaux de
paille. A l’arrière des bateaux qui doivent concourir pour la joute se
trouvent des sortes d’échelles appelées _Tintainos_[15] qui font une
saillie d’environ trois mètres. A l’extrémité, une planche très légère
soutient le jouteur, debout, tenant de la main gauche un bouclier en
bois, de la droite une lance terminée par une plaque. Au signal donné
par les juges, deux barques se détachent du groupe des concurrents. Les
patrons naviguent de façon à éviter un abordage, mais en se rapprochant
assez pour que les jouteurs puissent se porter un coup de lance; le
plus faible est précipité dans la mer et regagne à la nage le bateau
le plus voisin. La lutte continue, et, si le même champion a raison de
trois de ses adversaires, il est proclamé _Fraïre_. Tous les fraïres
joutent entre eux et celui qui reste le dernier debout est proclamé
vainqueur. On le couronne, on lui donne le prix de la _targue_ et
on le promène en triomphe dans toute la ville. Pendant la joute, la
musique des galoubets et tambourins exécute les airs les plus variés,
entre autres la _Bédocho_ et l’_Aoubado_. Le port offre un spectacle
ravissant, les navires arborent le grand pavois; des chattes[16] bien
alignées forment un avant-quai et supportent des tribunes destinées
aux autorités de la ville, aux invités et à la musique. Ce jeu[17]
constitue un spectacle assez imposant, dans tous les cas intéressant et
curieux. Il semble, dans l’antiquité, avoir remplacé, à Marseille, les
exercices des arènes, que ne possédait pas cette ville.

Le jeu de la _Bigue_ a lieu le même jour. Il consiste à marcher sur
un long mât enduit de suif ou de savon. Ce mât ou _Bigue_ est posé
horizontalement sur un ponton près du quai ou au bord d’une rivière.
Celui qui atteint l’extrémité sans tomber gagne le prix, mais il est
malaisé d’obtenir promptement ce résultat. Ce n’est qu’après un nombre
considérable de chutes dans l’eau, à la grande joie des spectateurs,
que, le frottement continu des pieds ayant peu à peu fait disparaître
le suif, le plus adroit concurrent parvient enfin à atteindre le but et
à être proclamé vainqueur.

Nous ne citerons que pour mémoire les courses de bateaux ou régates,
qui ne diffèrent pas beaucoup des régates usitées dans tous les ports
français.

La _Course_ des hommes et des femmes ne se voit plus que dans quelques
villages. Le droit de porter le caleçon de soie ou _Brayettos_[18], qui
est l’unique vêtement des hommes, est le privilège de celui qui a été
trois fois vainqueur de la course. Lorsque à son tour il est battu, il
le remet à son heureux rival. Les brayettos sont conservées avec soin
dans les familles; on se les transmet de père en fils.

_Course des animaux._--Bien avant qu’il ait été question des courses
de Longchamp, Auteuil ou autres, célèbres aujourd’hui, la Provence
connaissait les courses de chevaux. Tout Roumevage un peu important
les inscrivait à son programme. Les conditions d’âge, de race,
d’entraînement n’étaient pas imposées; tout propriétaire d’un cheval
qu’il croyait capable de gagner le prix n’hésitait pas à concourir. Au
signal donné par un coup de fusil, le peloton s’ébranlait dans un nuage
de poussière; bientôt le nom du vainqueur retentissait dans la foule
qui l’acclamait, tandis qu’il allait recevoir, des mains du maire de
la commune, le prix qui lui était destiné. Les mulets, nombreux dans
le Midi, étaient aussi admis à concourir entre eux; la course, plus
longue, présentait aux concurrents des chances de succès plus égales.
Mais la plus amusante, celle à laquelle le peuple a toujours donné et
donne encore sa préférence, est, sans contredit, la course des ânes.
Conduits par des enfants armés d’une gaule, ils partent au galop.
Libres de leurs mouvements, sans cavaliers pour les maintenir, sans
autre direction que celle des gamins qui courent après, leur humeur
vagabonde se donne libre carrière et ils se dispersent dans tous les
sens. Quelques-uns, irrités par les coups de houssine, se jettent dans
les fossés, d’autres ruent ou s’en retournent, et les spectateurs, que
ce désordre amuse, se livrent à une joie bruyante et battent des mains
lorsqu’un baudet atteint enfin le but et gagne la course. Le vainqueur
ramené, on lui octroie une muselière en cuir, insigne peu agréable de
son triomphe.

Le _Combat de taureaux_, jeu national en Espagne, est aussi usité
en Provence. Mais si, dans ces dernières années, on lui a enlevé
le caractère régional qu’il avait primitivement, il est bon de
constater que, dans certaines localités, il est resté ce qu’il était,
c’est-à-dire un amusement, un exercice où l’astuce et le courage
suffisent pour attirer et intéresser les spectateurs, sans dégénérer
en cruautés répugnantes pour nos mœurs et pour notre caractère. Pas
d’épées, pas de sang versé; un simple bâton suffit. L’habileté,
l’agilité, la force sont les trois qualités seules requises.

Arles a la spécialité de ce genre de spectacle depuis que les arènes
ont reçu les réparations nécessaires. Excité par les bandilleros, le
taureau, dont la tête est ornée d’une rose ou cocarde de ruban, se
précipite sur celui qui l’a provoqué; un coup de bâton appliqué sur
le mufle le rend plus furieux. Il bondit et cherche à atteindre son
adversaire. Après une série de tours rapides, celui qui est désigné
pour vaincre l’animal se rapproche de lui et, d’un brusque mouvement,
le saisissant par les cornes, le renverse, lui enlève la rose piquée
sur sa tête et la présente à la foule qui l’acclame. Le taureau a en
quelque sorte le sentiment de sa défaite; il se relève honteux et se
sauve vers le torril sous les huées des spectateurs. Ce jeu n’est pas
sans dangers; quelquefois le taureau, poussé à bout, se précipite sur
son adversaire avec une telle impétuosité que celui-ci n’a pas le
temps de le saisir ou de l’éviter et se trouve atteint par ses cornes
terribles. Heureusement, l’habileté des toréadors arlésiens est telle
que les blessures graves sont rares. La course landaise, la course à la
perche sont des variétés que les Provençaux ne dédaignent pas. Dans la
seconde, le Pouly et son quadrille se sont acquis une célébrité bien
méritée.

[Illustration: Combat de taureaux.]

On a toujours pensé que les courses de taureaux avaient passé
d’Espagne en Provence sous les comtes de Barcelone. Nous croyons que
l’importation en est plus ancienne et nous l’attribuons plus volontiers
aux Romains, inventeurs des jeux du cirque. Ce qui pourrait donner
une certaine vraisemblance à cette opinion, ce sont les résultats des
fouilles opérées dans les arènes de Nîmes lorsqu’il fut décidé de
reconstituer ce monument romain. Les terrassiers ont alors mis au jour
une certaine quantité de crânes de taureaux, des défenses de sangliers
et des pattes de coqs pétrifiées. Cette découverte tendrait à faire
croire que de temps immémorial la Provence a été le théâtre de combats
de taureaux, de sangliers et de coqs, et qu’elle n’a pas eu besoin de
les emprunter à l’Espagne.

_La Lutte._--Héritiers des Grecs et des Romains, les Provençaux ont, de
tout temps, aimé les jeux athlétiques. On luttait devant les tombeaux
des guerriers, dans le cirque et aux camps. De nos jours, il n’y a
pas de Roumevage un peu important sans lutteurs. Dans un grand espace
sablonneux, autour duquel prend place le public, les athlètes se
rassemblent pour mesurer leurs forces. Deux d’entre eux se présentent
vêtus seulement d’un caleçon, se serrent la main et jurent devant
les juges de combattre loyalement et sans colère. Puis, se mesurant
de l’œil, ils s’observent, se heurtent et s’enserrent, leurs bras
s’entrelacent, leurs jambes, leurs genoux buttent les uns contre les
autres; ils paraissent immobiles et on les prendrait pour deux statues
groupées si la tension des muscles qui font saillie, le gonflement des
veines et la sueur qui coule de leurs fronts n’indiquaient les efforts
et la concentration des forces. Soudain le plus robuste soulève son
adversaire et cherche à le renverser; mais celui-ci, plus souple, se
fait un point d’appui du corps auquel il est cramponné et le combat
continue, indécis. Enfin, le plus musclé, dans un effort suprême,
fait perdre pied à son adversaire. Si ce dernier tombe sur le côté,
le combat n’est pas terminé, mais reprend, au contraire, avec plus de
vivacité que jamais, car, pour être vainqueur, il faut, en Provence,
que l’adversaire soit renversé sur le dos et maintenu le genou sur la
poitrine. Quand ces conditions sont réalisées, la lutte est finie et
la foule applaudit. Le couple engagé va boire un verre de vin et se
reposer, pour laisser le champ libre au couple suivant. Les vainqueurs
luttent entre eux, le dernier est couronné et reçoit le prix. Ce jeu
est un de ceux qui excitent toujours le plus vif intérêt; les gens du
pays s’y rendent en grand nombre pour admirer le déploiement d’adresse
unie à la force, de souplesse unie à la vigueur, requis pour le
triomphe.

Le _Saut_ est un exercice qui demande beaucoup d’agilité. Il est
pratiqué dans toutes les fêtes locales ainsi qu’il suit. Après avoir
tiré à terre une ligne sur laquelle ils se rangent, les sauteurs
partent sur un pied, font ainsi deux sauts, et retombent immobiles
sur leurs deux pieds au troisième saut, qui est énorme et dépasse
souvent en envergure les deux premiers réunis. Les sauteurs habiles
peuvent ainsi franchir des espaces considérables, parfois plus de
dix-sept mètres. Une variante de ce jeu consiste à l’exécuter en sac.
Le sauteur, enfermé dans un sac d’où ne sortent que les bras et la
tête, est obligé de procéder par petits sauts, entremêlés de chutes
fréquentes qui sont l’amusement des spectateurs. Il y a aussi le saut
de l’outre. Après avoir bien gonflé une outre, on la place à terre à
l’endroit convenu. Pour gagner, il faut, après avoir fait deux sauts,
atteindre l’outre au troisième et s’y maintenir en équilibre. Si
elle éclate ou si elle glisse sous les pieds, l’homme roule dans la
poussière à la grande joie du public.

Deux autres jeux usités chez les Grecs et dont les Provençaux ont
hérité sont la _Barre_ et le _Disque_. L’instrument du premier est une
barre de fer qui sert aux carriers pour soulever les pierres, et que
l’on désigne dans le pays sous le nom de _Prépaou_. La barre lancée
vers un but, il faut, pour que le coup soit bon, que la pointe seule
touche la terre. Quant au _Disque_, il faut le lancer le bras levé
au-dessus de l’épaule, et il n’y a que le coup de volée qui soit tenu
pour bon.

[Illustration: Jeu de boules.]

Dans le jeu de _Boules_, on retrouve encore un exercice grec. Le lieu
choisi, chacun jette sa boule le plus loin possible; on reprend ensuite
de ce point en commençant par la boule restée en arrière. Celui qui
arrive au but avec le moins de coups gagne le prix. Cette façon de
jouer aux boules s’appelle le _Butaband_ ou but en avant. On les joue
également à la roulette et au mail.

La _Cible_, les _Palets_, le _Mât de Cocagne_, les _Grimaces_, les
_Cartes_ et le _Coq_ sont des jeux assez connus partout pour que nous
nous dispensions de les narrer. Il y a cependant une différence dans le
jeu des palets.

On fiche en terre une tige de fer à large tête. Les concurrents ont
trois anneaux de fer qu’ils doivent lancer sur cette tige de façon à
les y faire entrer; le prix est à celui qui les place le premier.

Les _Grimaces_ excitent toujours l’hilarité du public et les juges
sont bien souvent embarrassés pour décerner le prix. Cet amusement
burlesque, inventé par des jongleurs qui avaient suivi des troubadours
provençaux en Espagne, s’est perpétué jusqu’à nous, et l’on voit de nos
jours des dessinateurs profiter des fêtes de village pour reproduire en
croquis ces contorsions du visage qu’à l’occasion ils utilisent pour
leurs travaux artistiques.

Parmi les jeux de cartes usités dans les Roumevages, on ne peut guère
citer que l’_Estachin_, qui se rapproche de l’écarté.

Le jeu du _Coq_ termine ordinairement la fête. Assez cruel du reste,
il paraît abandonné dans la plupart des petites communes; on ne
l’introduit dans les grands Roumevages que pour corser le programme ou
sur la demande d’amateurs. La veille de la fête communale, on promène à
travers les rues et les places un beau coq qui, aux sons des galoubets
et des tambourins, pousse de temps en temps un triomphant cocorico;
le lendemain, on le suspend par les pattes à une corde tendue entre
deux poteaux. Chaque concurrent, les yeux bandés, armé d’un sabre, se
tient au milieu du cercle formé par le public. Pour gagner le prix,
qui est le coq lui-même, tous sont placés successivement à dix mètres
de la bête dont ils doivent trancher le cou avec leur sabre. A un
signal donné, ils s’avancent en manœuvrant avec leur arme. Mais, quand
ils croient l’atteindre, leurs coups le plus souvent se perdent dans
le vide, et, le temps donné étant écoulé, il leur faut se retirer
bredouilles après avoir payé le prix de leur maladresse, jusqu’à ce
qu’enfin un plus adroit ou plus malin décapite le coq et l’emporte. Les
tambourins et les galoubets se font entendre, le public applaudit.

Si l’on ajoute aux Roumevages les fêtes des corporations et les fêtes
votives, qui, les unes comme les autres, sont composées en grande
partie des éléments constitutifs de toutes les manifestations publiques
en Provence, on aura le tableau complet des divertissements et des
solennités dont la tradition nous a conservé le souvenir ou qu’elle
nous a légués.


NOTES

    [1] Parmi les principales corporations, on peut citer: les
    Drapierii, Drapiers; les Cambiatores, Changeurs; les Cannabacerii,
    Marchands de chanvre; les Macellarii, Bouchers; les Sartores,
    Tailleurs; les Fabri, Ouvriers en métaux; les Sabaterii,
    Cordonniers, etc., etc.... Chaque corporation occupait une rue qui
    portait son nom.

    [2] Le mot _poumpo_ appartient au dialecte marseillais; dans les
    pays limitrophes, on dit _fougasso_ qui vient du roman _foua_.

    [3] Le comte de Provence en 1777, le comte d’Artois en 1814 eurent
    les honneurs de l’_olivette_, lors de leur voyage dans le Midi, et
    c’est Aubagne qui leur offrit ce divertissement.

    [4] Flacons de vin.

    [5] C’est à l’église de l’ancienne abbaye de Saint-Victor, à
    Marseille, que la tradition veut que l’on aille entendre la messe
    ce jour-là et faire bénir les cierges, que l’on choisit verts pour
    les différencier des autres. C’est également à la Chandeleur que
    l’on vend un excellent gâteau, qui affecte la forme d’une navette,
    probablement en souvenir des tisseurs de chanvre qui allaient ce
    jour-là à Saint-Victor faire bénir leur instrument de travail pour
    s’assurer une bonne année.

    [6] En français; en espagnol, barbanzanos; en provençal, cèse.

    [7] Le droit de pelote fut fixé par un arrêt du Parlement de
    Provence, le 3 août 1717, à 15 livres pour les dots au-dessous
    de 3.000 livres. L’_Abbé de la Jeunesse_ le percevait sur les
    artisans, le _lieutenant du Prince d’Amour_ sur la noblesse et
    le _Roi de la Basoche_ sur la bourgeoisie. De nos jours, c’est
    l’État qui perçoit le droit de pelote sous la forme de droits
    d’enregistrement des contrats de mariage.

    [8] Armetto ou petite âme.

    [9] La présence et le rôle du fusilier au temps d’Hérode n’est pas
    ce qu’il y a de moins original dans ce spectacle.

    [10] Roi de la pioche.

    [11] Badache, altération du provençal _Besaïsso_: double pioche.

    [12] Armetto, en provençal, pour âme malheureuse, âme du purgatoire.

    [13] _Santon_, petite statuette en argile moulée et peinte
    représentant des saints et tous les personnages bibliques et autres
    de la crèche.

    [14] _Roumevage_ est formé de deux mots: _Roumo viaggi_, voyage
    à Rome. En souvenir de _Roumieu_, mot employé pour désigner un
    pèlerin qui allait à Rome. D’où l’usage de ce nom appliqué aux
    fêtes communales et pèlerinages.

    [15] Tintaino, léger, fragile; ce mot exprime également la pose
    incertaine du jouteur, rendue plus instable par les mouvements du
    bateau.

    [16] Sorte de pontons.

    [17] Nous donnerons, par la suite, sur le jeu de la Targo, dans le
    chapitre relatif à la poésie provençale, un couplet qui indique
    combien il est apprécié à Marseille.

    [18] Brayettos, petite culotte.



II

USAGES

  Le Baptême.--Le Mariage.--Les Funérailles.--Les Quatre Saisons.--Le
  Costume.--Les Mœurs.--La Vie domestique.--La Vie sociale.


Dans la vie civile de tous les peuples, une foule d’usages consacrent
les événements marquants et leur impriment un caractère solennel
et national. En Provence, le paganisme, comme nous l’avons vu
précédemment, a laissé dans les esprits des idées superstitieuses
contre lesquelles l’amélioration des mœurs, une instruction plus
avancée, effets de la civilisation, n’ont pu réagir assez pour
qu’il n’en subsiste pas quelques vestiges, surtout dans les classes
inférieures. C’est ainsi que les femmes grosses sont persuadées que,
si elles ne satisfont pas un désir de gourmandise, l’enfant naîtra
avec un signe qui aura quelque ressemblance avec l’objet convoité.
On donne à ces signes le nom d’_Envegeos_[19]. Cette croyance est si
répandue qu’elle excuse tout et que l’on n’ose rien refuser à une
femme enceinte. Dans un milieu semblable, les tireuses de cartes,
les charlatans, bohémiens, diseurs de bonne aventure et somnambules
extra-lucides trouvent de nombreuses dupes et vivent largement de la
crédulité populaire.


=Le Baptême.=--La célébration du baptême est une fête de famille; il
est d’usage que l’aïeul paternel et l’aïeule maternelle soient le
parrain et la marraine du premier enfant. Le cortège, auquel ont été
conviés parents et amis, se rend à l’église précédé d’un tambourin. A
l’issue de la cérémonie, une bande d’enfants courent après le parrain
en criant: _Peyrin cougnou_[20]. Ils ne cessent de crier que lorsqu’on
leur a jeté des pièces de monnaie et des dragées. De retour au logis,
une collation suivie d’un bal est offerte aux invités. Aux relevailles,
il est d’usage que la marraine donne au filleul un pain, un œuf, un
grain de sel et un paquet d’allumettes, en lui disant: _Siégués bouan
coumo lou pan, plen coum’un uou, sagi coumo la saou et lou bastoun
de vieillesso de teis parens._ C’est-à-dire: Sois bon comme le pain,
plein comme un œuf, sage comme le sel, et le bâton de vieillesse de
tes parents. La _Baïlo_, ou sage-femme, remet au nouveau-né un petit
coussinet bénit qu’on désigne sous le nom d’_Évangile_ et qui, dans
son esprit, est destiné à le préserver de toutes sortes de maléfices.
Chaque fois qu’il éternue, on s’empresse de dire: _Saint Jean te
bénisse_, parce que l’on croit que ces paroles le délivreront des
mauvais génies.


=Le Mariage.=--Lorsqu’un mariage est arrêté, on s’occupe de fixer la
date de la célébration, en ayant bien soin d’écarter le vendredi et
le mois de mai, considérés comme néfastes aux nouveaux mariés. Le
futur s’empresse d’offrir à sa fiancée la _Lioureio_, c’est-à-dire
la corbeille de noces, dont l’importance varie suivant la condition
des époux. Les fermiers du territoire d’Arles avaient la réputation
d’être très généreux; on estime que leurs cadeaux pouvaient valoir
jusqu’à 10.000 francs. Les diamants, les parures, dentelles, robes de
soie formaient les objets principaux. Le cortège, le jour de la noce,
est composé quelquefois de cent personnes, marchant deux à deux et
précédées des tambourins et galoubets qui jouent des airs d’allégresse.
En tête est la _Novi_[21], sous le bras de celui qui a été chargé de
la conduire et que l’on désigne sous le nom de _débooussaïré_; c’est
ordinairement un proche parent ou le parrain, ou encore l’ami intime de
l’époux. La cérémonie à l’église est suivie d’un repas, puis d’un bal
qui termine la fête. Les vêtements de la mariée varient suivant le pays
et la condition sociale, mais le voile et les souliers sont toujours
blancs; elle porte les bijoux que son époux lui a donnés. Au dessert,
on chante des couplets en son honneur et c’est lorsque l’attention des
convives est distraite par la musique qu’un jeune garçon, passant sous
la table, lui enlève sa pantoufle, qui, aussitôt, fait l’objet d’une
enchère dont le prix est distribué aux domestiques. Cet usage subsiste
encore dans le vieux quartier de Saint-Jean, à Marseille. Le soir venu,
on s’inquiète de savoir quel sera des deux époux celui qui éteindra le
flambeau nuptial, une vieille croyance le désignant comme devant mourir
le premier. Souvent, pour éviter l’ennui de ce pronostic sinistre, on
laisse brûler la bougie toute la nuit, ou la plus proche parente vient
l’enlever à un moment donné.

Quand les époux convolent en secondes noces, l’événement est marqué
par un vacarme infernal ou charivari, auquel des jeunes gens armés
de sonnettes, de pelles, poêles, chaudrons et trompettes se livrent
sous les fenêtres des fiancés. Ceux-ci ne peuvent s’en délivrer qu’en
donnant une somme d’argent aux chefs de la bande, qui l’emploie à
faire un excellent repas. Ce singulier usage semble avoir remplacé
le _Droit de Pelote_ qui existait sous l’ancienne monarchie. Nous
ne reviendrons pas sur l’historique de ce droit déjà mentionné, qui
frappait les gens étrangers à la localité, mariés à des jeunes filles
ou à des veuves du pays. Fixé d’après l’importance de la dot de la
femme, il se percevait aux portes de la ville, au son de la musique et
au bruit de la mousqueterie.

[Illustration: Les Aliscamps (cimetière des premiers chrétiens).]

=Les Funérailles.=--Pendant fort longtemps on a conservé en Provence,
et surtout à Arles, les coutumes funéraires romaines. Jusqu’au XIIe
siècle, les habitants des deux rives du Rhône mettaient le mort
dans un tonneau enduit de goudron avec une boîte scellée contenant
l’argent des funérailles. Puis, remontant le fleuve à une certaine
distance, ils abandonnaient au courant le tonneau, qui était arrêté
à Arles par des commissaires préposés à cet effet. Le cadavre était
ensuite enseveli dans les _Aliscamps_, ou Champs-Elysées, et les
droits de sépulture perçus par le chapitre de Saint-Trophime. Il faut
croire que ces revenus étaient considérables, car ils donnèrent lieu
à des contestations sérieuses entre les bénéficiaires d’Arles et
l’abbaye de Saint-Victor, de Marseille, à qui appartenait l’église de
Saint-Honorat, située dans l’enceinte des _Aliscamps_.

Au XIIIe siècle, les sépultures étaient réglées ainsi qu’il suit. Les
évêques avaient seuls le droit d’être enterrés dans les églises. Dans
les abbayes et les monastères, les chapitres avaient, au centre de leur
cloître, un jardin dans lequel étaient des caveaux pour les moines
et les chanoines. Les comtes de Provence, suivant leurs dernières
volontés, avaient été admis à la sépulture des cloîtres. La même faveur
fut accordée par la suite aux grands dignitaires de la cour. Enfin il
arriva un moment où tout le monde voulut y avoir part. On comprend
aisément que l’espace fit bientôt défaut. On creusa alors des caveaux
dans les églises, et il n’y eut plus dans les cimetières que le bas
peuple. La Révolution, par raison d’hygiène, fit cesser ces abus et
même ferma et reporta dans la banlieue les cimetières contigus aux
églises paroissiales. La veillée du mort se fait, en Provence, dans la
chambre où il est exposé. La personne qui le garde est remplacée de
deux heures en deux heures; la famille et les amis se tiennent dans
la pièce voisine. Il n’y a pas encore bien longtemps, l’usage voulait
qu’une fois arrivé auprès de la tombe le cercueil fût ouvert, afin
que les assistants pussent contempler une dernière fois les traits
du défunt et que toute méprise sur son identité devînt impossible.
Ces scènes toujours pénibles, ayant occasionné des accidents chez
les personnes impressionnables, souvent même des cas de folie et
d’épilepsie, furent supprimées.


=Les Quatre Saisons.=--L’usage d’inaugurer ou célébrer par des
réjouissances publiques ou familiales les quatre saisons de l’année a
été conservé dans la campagne.

_Le printemps._--Le paysan provençal est attentif à l’arrivée des
hirondelles, dans lesquelles il a plus de confiance que dans le
calendrier. Si l’un de ces oiseaux établit son nid sous le toit de sa
maison, il s’en estime très heureux et fête avec des amis ce présage de
bonheur.

Le 1er avril ramène périodiquement certaines plaisanteries consistant
en messages trompeurs; on en profite encore pour servir au prochain,
sous le couvert de l’anonymat, des vérités quelquefois très dures. Cet
usage, connu sous le nom de _Poissons d’avril_, est un souvenir du
temps où l’année commençait en avril. Les étrennes que l’on donnait
alors furent reportées au 1er janvier, et l’on réserva pour le 1er
avril des compliments ironiques à ceux qui n’avaient adopté qu’à regret
le nouveau régime. Mais, comme c’est au mois d’avril que le soleil
quitte le signe des poissons, les compliments, ainsi que les objets qui
les accompagnent souvent, furent nommés _Poissons d’avril_. A la fin
de ce mois, on plante dans les villages, devant la maison qu’habite
une fiancée, un _Mai_ d’amour. C’est une longue perche terminée par
un bouquet de fleurs qui arrive au niveau de la fenêtre que l’on sait
être celle de la chambre de la jeune fille; quelquefois, c’est un jeune
peuplier garni de rubans qui s’offre à sa vue, lorsque le matin elle
ouvre les volets. A ce moment, le prétendu, accompagné par des amis et
des musiciens, exécute une aubade et chante un couplet en son honneur.

En voici quelques-uns appropriés à la circonstance et empruntés au
langage des fleurs:


POUR UNE DÉCLARATION D’AMOUR

    Bello, vous representi la faligouro;
    Sabès qu’ell’ es bell’ en tout’ houro,
    Encaro mai quand es flourido,
    Vous amarai touto ma vido.


DOUTE OU SOUPÇON

    Bello, vous representi la viouletto;
    Sias din moun couer touto souletto;
    Mai per iou sarié doulourous
    Si din vouestro couer n’y avie dous.


PLAINTE

    Vous representi lou roumaniou
    Que lou matin vous lou cuilliou,
    Et que lou soir vous lou pourtavi,
    Pour vous prouvar que vous aimavi;
    Mai, bello, se m’amas plus iou.
    Rendés mé moun gai roumaniou[22].


RUPTURE

    Iou vous representi l’ourtigo,
    Bello, sarés plus moun amigo.
    Vési qu’avés trop de pounchoun,
    Maridas vous em’un cardoun[23].

Avec la fête de la _Belle de mai_ ou Maïa, et la tonte des moutons,
qui rappelle les usages des bergers de Virgile, se terminent les fêtes
agricoles du printemps.

L’_Été_ aux blonds épis voit la magnifique manifestation des
moissonneurs, dont le tableau de Léopold Robert peut donner une idée.
La dernière charrette de blé est ornée de guirlandes de feuillage,
ainsi que l’attelage. Les faucheurs, les botteleurs, les glaneuses
chantent et reviennent à la ferme en farandole joyeuse. Le soir, un bon
repas leur est servi et l’on boit à la santé du fermier.

La Provence, en automne, est la vivante image de la Grèce antique,
célébrant aux vendanges les fêtes de Bacchus. La plupart des coutumes
des anciens sont encore celles des habitants du littoral méditerranéen.
Quand on cueille le raisin, les vendangeurs barbouillent de moût les
vendangeuses. C’est ce qu’on appelle la _Moustouisso_. Lorsque se fait
le soutirage de la cuve et qu’on presse le marc, on donne à boire du
vin nouveau à tous les passants qui en demandent. Il y en a qui abusent
de cette faveur et ne tardent pas à être gris. Ils font alors toutes
sortes d’extravagances qui amusent les badauds. La récolte des raisins
secs et des figues, la fabrication du vin cuit donnent également lieu à
des réjouissances. Le jour où l’on fait le vin cuit et la confiture au
moût que l’on appelle _Coudounat_, on réunit dans un festin parents et
amis, sous prétexte de goûter aux produits nouveaux; en réalité, c’est
l’occasion d’un excellent repas, où le vin donne la note dominante, et
qui se termine par de joyeux couplets ou par une farandole, aux sons
des galoubets et des tambourins.

Enfin l’hiver, si dur dans le Nord, est assez clément dans le Midi
pour permettre la cueillette des olives et le travail des moulins
à huile qui deviennent les lieux de réunion des villageois. On y
chante, on y rit, on y conte des histoires, car la gaieté est le trait
caractéristique des Provençaux. La cueillette des olives a été de tout
temps l’occasion de jeux et de divertissements. Un sarcophage des
Aliscamps, orné d’un bas-relief où sont reproduites toutes les phases
de la cueillette des olives, permet de constater la similitude exacte
qui existe entre ces manifestations d’autrefois et celles de nos jours.
C’est là un document lapidaire qui prouve mieux que tout le reste
l’antiquité de l’olivier en Provence et celle des fêtes auxquelles il
donne lieu.


LE COSTUME

L’histoire du costume pourrait tenir dans cet ouvrage une place
importante, si l’on remontait à la fondation de Marseille, en passant
par la domination romaine, puis française, et enfin par le gouvernement
des comtes. Nous nous bornerons à mentionner le costume tel qu’il
existait avant la Révolution sur tout le territoire provençal, tel
que quelques rares communes rurales l’ont conservé. Dans les villes,
il a dû faire place à la mode générale et céder le pas aux vêtements
confectionnés que Paris ne se lasse pas d’expédier aux départements.
Les effets de la centralisation sont, dans ce cas encore, loin d’être
heureux et cette manie de prendre en toute circonstance le mot
d’ordre à Paris a fait perdre à nos provinciaux leurs habillements
si pittoresques, si bien appropriés à leurs mœurs et à leurs usages.
Nous vivons sous le régime du convenu; ceux qui ne s’y conforment pas
courent le danger redouté de passer pour ridicules.

Quant à nous, nous préférerions voir les ouvriers des ports avec leur
ancien costume du dimanche si ample et si dégagé: large pantalon de
coutil, ceinture de couleur, veste ronde, cravate de soie nouée à la
matelote, chemise blanche à col rabattu, chapeau rond et souliers
en peau blanche. Nous préférerions, disions-nous, ce vêtement au
travestissement actuel qui nous les montre serrés dans une jaquette
qu’ils ne savent pas porter, gauchement affublés d’un gilet noir,
d’un pantalon trop étroit, de bottines à boutons, d’un chapeau haut
de forme, maladroitement renversé en arrière ou penché sur l’oreille
comme la tour de Pise. Tout cela n’est pas gracieux, mais c’est la
mode et chacun d’y sacrifier. Le seul costume ancien qui ait subsisté
à Marseille est celui des prud’hommes. Sauf une légère modification,
qui a consisté à substituer la culotte aux _Grégaillos_ et l’habit au
pourpoint, cette corporation a conservé les guêtres, la petite cape
appelée _Traversière_, le chapeau à plumes noires relevé par devant à
la mode catalane. D’ailleurs, elle n’est de mise, cette parure devenue
étrange, que dans des cérémonies de plus en plus rares.

Les réflexions que nous venons de faire peuvent s’appliquer aussi
aux femmes du peuple; mais, plus coquettes et plus gracieuses, elles
savent mieux se parer et ont eu le goût de ne pas abandonner la
chaussure spéciale qui fait valoir la petitesse de leurs pieds. Leurs
yeux de flamme et la blancheur éclatante de leurs dents, qu’elles ont
petites et bien rangées, leur font pardonner l’adoption de certaines
modes, mal appropriées à leurs corps souples et vigoureux. C’est en
remontant par Saint-Chamas, Istres, Pélissane, Salon, etc., que l’on
retrouve leur ancien costume, qui se rapproche beaucoup de celui des
Arlésiennes. Elles portent, l’hiver, la robe de drap brun, et, l’été,
la robe d’indienne. La jupe est toujours courte, le bas en filoselle et
les souliers attachés autour de la jambe avec des rubans.

[Illustration: Costume d’Arlésienne.]

Les pièces principales de leur ajustement, agréable à l’œil et bien
choisi pour faire valoir leur beauté, sont un corsage de soie noire
ouvert sur le devant, une collerette de mousseline plissée fixée
autour de la chemise et rabattue sur le corsage, un foulard de l’Inde
de couleur claire, un bonnet de mousseline serré autour de la tête
par un ruban très large dont les bouts relevés sur le devant forment
une sorte d’aigrette. Mais le costume des Arlésiennes lui-même, sur
lequel celui-ci semble calqué, a subi bien des transformations, et ne
rappelle que de loin ce qu’il fut au temps de l’occupation romaine,
sous Constantin. La robe aujourd’hui est de la même étoffe que le
droulet ou pelisse, et cachée partiellement par un tablier de soie
qui monte jusqu’à la gorge. Le pluchon a été remplacé par une pointe
de mousseline en couleur, nouée sous le menton. La coiffure est
surtout remarquable; sur les cheveux lissés en bandeaux est posé un
petit bonnet terminé en pointe et entouré d’un large ruban de soie
ou de velours fixé par une épingle de prix. Le corsage, ouvert sur
le devant, est garni d’une sorte de guimpe de mousseline, ouverte,
appelée _Chapelle_. La jupe ne descend que jusqu’à la cheville,
laissant voir le pied chaussé d’un soulier découvert, à boucle d’acier,
en peau vernie. Ce costume, très seyant, existe encore à Saint-Remi,
à Tarascon, à Château-Renard et dans quelques autres communes, avec
de légères variantes. Il nous revient sur son antiquité une anecdote
historique qui pourra donner une idée de l’importance qu’y attachaient
les habitants de la ville d’Arles.

C’était au temps où la Bourgogne transjurane, réunie à la Bourgogne
cisjurane, formait le royaume d’Arles.

Ce royaume avait une certaine importance, n’en déplaise aux sceptiques
et railleurs d’aujourd’hui, car il comprenait la Provence, le Dauphiné,
la Savoie, le Bugey, la Bresse, le Lyonnais, le Velay, le pays de Vaud,
les cantons de Berne, Soleure, Fribourg, Bâle, la Franche-Comté et le
Mâconnais. Les arrêts prononcés par le roi avaient force de loi et
devaient être exécutés dans toute l’étendue de ces régions sous peine
d’amende et même de mort.

Le fait suivant, que nous empruntons aux _Chroniques de la Cour du
roi d’Arles_[24], non seulement prouve l’ancienneté du costume des
Arlésiennes, mais en indique d’une façon exacte les divers détails,
avec défense d’y rien changer dans le territoire dépendant de la
capitale.

Nous avons vu que ces fidèles sujettes, non contentes d’observer
les lois et règlements de l’époque, prirent à tâche de perpétuer
précieusement jusqu’à nos jours, du moins dans ses traits
caractéristiques, ce vêtement si coquet, qui rehausse leur beauté, y
ajoute une note pittoresque et évoque dans l’esprit des étrangers un
souvenir du pays du soleil.

Vers 1193, le roi Rodolphe avait bien voulu, sur la demande du comte
français Adhémar de Valence, parti pour la Croisade, recueillir à la
cour d’Arles ses trois filles: Marie, Marthe et Madeleine. Ce fut
l’origine de divisions dont la cause futile n’empêcha pas les tragiques
résultats. Madeleine avait introduit à la Cour les modes françaises,
d’où son partage en deux camps: l’un composé de gens attachés au
costume national, l’autre de partisans de l’innovation.

Madeleine, la plus jeune, était naturellement le chef du second parti;
à la tête du premier se trouvait le sire de Bédos, fou du roi, qui
s’était tourné contre Madeleine après l’avoir demandée en mariage et
s’être vu repoussé avec mépris.

Or, désireux de prendre femme, bien qu’il fût nain et outrageusement
contrefait, il adressa ses hommages à Marthe, la sœur cadette.

Depuis quelque temps, il courait sur le compte de Madeleine des bruits
assez injurieux pour sa vertu; et le fou, jaloux de voir qu’elle
accordait facilement à d’autres des faveurs qu’il lui était interdit
d’espérer, se vengea d’elle par un mot plein de méchanceté.

Un jour qu’en devisant avec les trois sœurs Marie lui dit en riant de
l’invoquer, il prit la parole et répondit sur-le-champ:

--«O Marie, pleine de grâce, soyez bénie entre toutes les femmes; priez
Dieu qu’il dispose favorablement pour moi le cœur de votre sœur Marthe
et qu’il pardonne à Madeleine, qui a péché.»

Rouge de confusion, Madeleine se retira; mais elle alla, tout en
larmes, trouver le roi, à qui elle raconta l’impudent sarcasme de son
fou; elle le supplia de lui permettre de venger son honneur faussement
attaqué.

Rodolphe avait pour Madeleine une affection des plus vives; il se
sentit tout disposé à lui accorder ce qu’elle demandait et l’autorisa à
faire choix d’un chevalier pour épouser sa querelle et la soutenir en
champ clos.

[Illustration: Arles: Porte de la Cavalerie.]

Non seulement Madeleine rencontra autant de champions qu’elle désira,
mais, comme elle était le chef des partisans de la mode française, et
le fou celui des amateurs de la mode nationale, il se présenta pour
l’offenseur autant de combattants que pour l’offensée.

La lice fut ouverte et appelée la «Lice de la mode».

Tous les partisans de Madeleine furent vaincus, quelques-uns tués, tous
les autres blessés.

Ce que voyant, le roi s’inclina devant ce jugement de Dieu et défendit,
sous les peines les plus sévères, les modes françaises, ordonnant qu’à
l’avenir: «Toute dame ou demoiselle, dans le royaume et cité d’Arles,
ne porterait robes ou mantels, affiquets ou enjolivements à la mode du
pays de France, et se vêtirait à l’us et coutume du pays.»

Le récit n’est pas banal. Il prouve d’abord que du dicton: _changeant
comme la mode_, les Arlésiennes ne sauraient être rendues responsables.
Peu de modes, en effet, si toutefois il en existe datant d’aussi loin,
ont donné lieu à un combat en champ clos suivi de mort d’hommes, et
sanctionné par un arrêt royal.

Dans la campagne, il n’y a, pour ainsi dire, plus de costume spécial
pour les hommes. Les fermiers des _Mas_ portent quelquefois une culotte
courte avec de grandes guêtres de peau, une veste ronde assez longue,
un gilet croisé sous la cravate et un chapeau rond à larges bords.
Les bergers, comme les charretiers, ont pour l’hiver un grand manteau
ou roulière, un chapeau de feutre noir ou gris, la culotte et les
grandes guêtres, une veste courte et un gilet croisé. Dans leur poche
se cache invariablement un couteau recourbé à usages multiples: il
sert à manger ou bien à façonner des petits objets en bois: sifflets,
castagnettes, maints jouets d’enfants. Les paysans l’utilisent
également pour ébrancher les arbres ou battre le briquet, lorsque,
après le repas dans les champs, ils prennent à leur ceinture une blague
à tabac en peau, bourrent leur pipe qu’ils appellent _Cachimbaou_, et
l’allument en tirant du feu d’une pierre à fusil, nommée _Peyrar_.
Le costume des mariniers du Rhône se rapproche beaucoup de celui des
Catalans.

Si l’on compare les trois villes de Marseille, d’Aix et d’Arles, il
est aisé de voir que la première décèle son origine grecque par son
langage, ses coutumes et ses mœurs; que la seconde, plus directement
soumise à toutes les dominations qui ont pesé sur la Provence, se
ressent de ce mélange apporté dans ses usages par tant de peuples
différents, sans avoir perdu pourtant un certain caractère national qui
remonte aux premiers âges et qui a résisté à toutes les révolutions;
enfin, que la troisième est celle qui s’est le plus identifiée avec
Rome, et que, seule peut-être à notre époque, elle reproduit, par le
costume de ses femmes imité de celui des dames romaines, certains
traits de ce peuple remarquable.


LES MŒURS

=La Vie domestique.=--Le fait d’avoir successivement vécu sous
l’influence des Grecs, des Romains, puis de la monarchie franque,
créa une sorte de fluctuation dans les mœurs et le caractère des
Provençaux. Plus tard, Marseille, Arles, Tarascon, Avignon, Grasse
et Nice secouèrent le joug des comtes de Provence et s’érigèrent en
républiques. Ce fut à partir de ce moment, et malgré tous les éléments
de discorde qui naissaient de la jalousie mutuelle de tous ces petits
États, que commença à se dessiner un ensemble de traits capables
d’intéresser l’observateur. Voici ce qu’écrivait à ce sujet Gervais de
Tilburi, maréchal d’Arles, vers le commencement du XIIIe siècle:

«Il est, disait-il, une nation que nous appelons Provençale, éclairée
dans le conseil, capable d’agir lorsqu’elle veut, trompeuse dans ses
promesses, belliqueuse quoique mal armée; qui se nourrit largement
malgré sa pauvreté. Artificieuse dans ses moyens de nuire, elle sait
supporter froidement les outrages pour attendre l’occasion favorable de
se venger. Sa prudence dans les combats de mer lui donne la victoire.
Elle endure patiemment le chaud et le froid, la disette et l’abondance,
et ne consulte en toutes choses que sa volonté. Si cette nation avait
un souverain héréditaire qu’elle craignît, aucune autre plus qu’elle ne
serait capable de tendre vers le bien; mais, comme elle n’est gouvernée
par personne, il n’en est pas non plus qui soit plus disposée à faire
le mal. La terre qu’elle habite est fertile par-dessus toutes les
autres; mais, dans cette abondance de toutes sortes de biens, une seule
chose lui manque: c’est un prince bon et juste.»

En Charles d’Anjou, les Provençaux trouvèrent le prince sévère, en
René le prince bon et juste. Le premier soumit toutes les petites
républiques et réunit tous les Provençaux sous ses lois. Il les
gouverna avec vigueur et, comme l’avait prévu Gervais de Tilburi, ils
surpassèrent tous les autres sujets de Charles dans la guerre et dans
les arts.

René fut plutôt un bon père qu’un grand roi; malgré les malheurs qui
assaillirent son long règne, il n’y eut pas à cette époque de sujets
plus heureux que les siens. Ils le prirent pour modèle, imitèrent ses
mœurs simples et bonnes. Jusque-là comprimée, leur gaîté se déploya
et se répandit du palais du souverain jusque dans les chaumières des
artisans. Toutes les haines, toutes les divisions disparurent et la
nation ne forma qu’une seule famille. Depuis, bien des troubles l’ont
agitée, mais l’impression laissée par ce règne si paternel ne s’est
jamais effacée entièrement. Si l’amour de sa liberté, qui lui a fait
prendre les armes chaque fois qu’elle l’a crue menacée, a laissé, tout
d’abord, dans les mœurs une grande susceptibilité et une apparence de
rudesse, on ne peut nier que l’éducation et l’instruction ne les aient
ensuite sensiblement adoucies.

Sous la monarchie, l’autorité paternelle était plus entière en Provence
que dans les autres provinces françaises. Le chef de famille exerçait
une véritable charge publique, son pouvoir était la base de l’état
social. Il gouvernait ses enfants aussi bien que toute la parenté.
Les membres de la famille le consultaient dans toutes les grandes
circonstances: il les convoquait et tenait conseil avec eux, rien ne
se faisait sans son approbation. A sa mort, l’aîné des enfants mâles
héritait de ses droits. Les généalogies, les titres, les délibérations,
les actes de mariage, de partage, les limites des propriétés,
l’inventaire des meubles, enfin tout ce qui pouvait avoir un intérêt
familial, se trouvait consigné dans un grand registre appelé le _Livre
de raison_. Ce livre, ainsi que les papiers, bijoux et argent, était
enfermé dans un coffre en bois sculpté, dont le chef seul avait la
clef. C’était le bréviaire de la maison; on avait pour lui un grand
respect, on le consultait comme un oracle: il réglait la conduite à
tenir. Devant cette sorte de Code, combien de procès et de dissensions
avaient expiré! il faisait loi, chacun s’inclinait devant son texte. Le
père vivant, c’était lui qui en signait tous les articles, écrits sous
sa dictée par le fils aîné.

Depuis la Révolution, l’usage des _Livres de raison_ a disparu et
la puissance du père de famille a perdu une grande partie de son
absolutisme. Les idées nouvelles ont apporté de si profonds changements
dans la vie du foyer qu’elle n’a plus que de lointains rapports avec ce
qu’elle était autrefois.

Les femmes ne parlaient à leurs maris qu’avec respect et soumission.
Elles sortaient peu et ne se mêlaient que des affaires intérieures. A
cet égard, elles avaient tous les droits et exerçaient une autorité
souveraine. Quant aux affaires du dehors, on les consultait peu et
elles n’y prenaient aucune part. Il n’est pas difficile de reconnaître
dans ce rôle effacé une importation des premiers conquérants de la
Gaule méridionale et l’application du droit romain, qui avait fait
de l’épouse une sorte de vassale. La compagne et l’égale de l’homme,
qui a toujours partagé ses labeurs et ses peines, au lieu de partager
son autorité était élevée dans les principes de l’obéissance passive
et dans une obstruction des facultés intellectuelles qui ne lui
laissait même pas le mérite de la soumission. Abandonnée sans défense
aux mains de l’homme, son sort dépendait entièrement de l’affection
et de la bienveillance, ou des sentiments contraires qu’elle pouvait
provoquer chez lui. Cette situation, indigne de notre époque, s’est
largement modifiée et tend de nos jours à une transformation totale qui
établira l’égalité entre les sexes, et relèvera la dignité de l’un sans
compromettre les intérêts de l’autre.

L’emploi du temps était ainsi réglé: on se levait avec le jour, on
déjeunait à huit heures avec une tasse de lait coupé d’une infusion de
sauge; plus tard, on y substitua le cacao, puis le chocolat et aussi
le café. Le dîner avait lieu à midi. Il se composait d’un potage au
mouton bouilli, ou d’une soupe au poisson appelée _Bouillabaisse_, puis
de légumes. Le dimanche était marqué par un petit extra; on ajoutait
au repas une entrée ou une tourte faite en famille. Pour dessert, des
fruits de saison, du fromage ou des confitures. A quatre heures, on
donnait à goûter aux enfants, soit, en été, une tranche de pastèque
ou de melon ou une tartine de _Coudounat_. A huit heures, on servait
le souper, qui se composait d’une _carbonade_, les jours gras, de
poissons frits ou bouillis, les jours maigres, de rôti et de salade,
le dimanche. Les hommes seuls buvaient du vin; il n’était permis aux
jeunes garçons d’user de cette boisson qu’après avoir atteint l’âge de
douze ans, c’est-à-dire après avoir fait leur première communion.

Pendant les soirées d’hiver, le père de famille se faisait apporter
le _Livre de raison_ et le fils aîné en donnait lecture. Dans toutes
les maisons un peu aisées, il y avait une grande pièce destinée
aux réunions familiales. Ce n’est qu’à partir du règne du roi René
qu’on y construisit une grande cheminée, dont le manteau très élevé
permettait à chacun de prendre place sur les côtés où des bancs étaient
disposés. Plus tard, sous François Ier, l’usage du jeu de cartes se
répandit, et c’était surtout après le repas du soir et autour de cette
cheminée monumentale qu’on jouait à la _Comète_, appelée en provençal
la _Touco_, à l’_Esté_ et à l’_Estachin_, qui ont quelques rapports
avec l’_Écarté_. Plus tard encore, ce fut la mode de l’_Impériale_ et
enfin du _Piquet_. Les femmes jouaient à la _Cadrète_. Dans la haute
société, on avait les _Dés_, le _Trictrac_, les _Échecs_, les _Dames_
et le _Reversi_. A neuf heures et demie, le chef de famille faisait
la prière à haute voix, tous suivaient mentalement: c’était la fin de
la journée. Maintenant, avec la facilité des voyages, les relations
entre les divers peuples se sont multipliées et les usages locaux, les
mœurs et les coutumes ont totalement changé. La vie familiale, comme
la vie publique, s’est unifiée. Il y a même une tendance assez marquée
dans le Midi à accepter sans réserve tout ce qui se fait à Paris, tant
au point de vue moral et intellectuel qu’au point de vue physique. Il
faut y voir un résultat de la pression exercée sur les populations
méridionales par une centralisation politique et administrative
poussée jusqu’à ses dernières limites, imposée par la Convention et
l’Empire, continuée depuis, et fatale à l’esprit d’initiative aussi
bien qu’à l’intelligence et au courage. Cette lutte inégale contre
une administration armée de la loi devait fatalement greffer sur le
caractère des habitants une passivité absolument contraire à leur
nature primitive. Cependant, leur cerveau est loin d’être atrophié;
il est resté ouvert aux nobles sentiments, à la science, aux progrès
modernes, et il serait à souhaiter qu’une sage décentralisation leur
permît une existence plus autonome qui produirait des résultats
féconds. Des pouvoirs plus étendus donnés aux conseils généraux,
surtout au point de vue financier et économique, seraient le point de
départ d’une évolution bienfaisante et réparatrice. Une noble émulation
surgirait de ces sages mesures dont profiterait la France entière. Le
commerce, cette clef d’or des nations, ne tarderait pas à reprendre
l’importance qu’il avait avant d’être entravé par des barrières
fiscales qui éloignent de nos ports les navires étrangers, lesquels,
grâce à l’échange des marchandises, sont de véritables instruments
de travail et de richesse. L’industrie, les arts et les lettres
puiseraient aux sources de cette liberté une force d’expansion qui leur
rendrait tout leur éclat, avec la brillante renommée qu’ils ont perdue
au détriment de tous.


=La Vie sociale.=--Sous les comtes de Provence, tous les chefs de
famille étaient appelés à prendre part aux affaires publiques, dont
les charges étaient gratuites. La noblesse, le clergé, le tiers-état
avaient leurs représentants aux États provinciaux. A Marseille, le
bourdon des Accoules se faisait entendre et annonçait l’heure de
l’assemblée, que l’on appelait le _Conseil_ et qui se tenait toujours
le dimanche ou un jour férié. Le peuple se rassemblait sur la place
du Palais et se constituait en Parlement. Le podestat ou les consuls
délibéraient avec le corps municipal et paraissaient ensuite sur
le balcon du palais pour exposer au peuple les résolutions prises.
Celui-ci approuvait par des acclamations, ou rejetait par des cris
aigus et des protestations bruyantes. Le Parlement était fini, les
magistrats se rendaient en cortège à l’église et, le soir, présidaient
aux divertissements publics.

Aujourd’hui le peuple n’a que les lois qu’on lui donne; dans ce
temps-là, il avait celles qu’il voulait avoir.

Les affaires et le commerce se traitaient pendant la semaine, soit à la
Chambre dite de commerce, soit sur une place publique et à la bourse.

La Chambre de commerce de Marseille, dont la fondation remonte au
3 novembre 1650, se composait de douze membres choisis parmi les
armateurs et les négociants les plus honorables, les plus actifs et
les plus intelligents. Elle ne tarda pas à acquérir une importance
telle que l’État, dont elle servait les intérêts, crut devoir lui
prêter le secours de son autorité. L’exemple de Marseille fut bientôt
suivi par Dunkerque, Paris, Lyon et les villes les plus importantes du
royaume, qui créèrent à son instar des Chambres de commerce. En 1791,
l’Assemblée Nationale les supprima; elles furent rétablies sous le
Consulat, en l’an XI. Depuis, elles subirent différentes modifications,
mais les services qu’elles ont rendus et qu’elles rendent encore en ont
consacré l’utilité.

Parmi les usages locaux relatifs au commerce, on a conservé à Marseille
celui de certaines mesures anciennes, dont nous allons donner
l’énumération ainsi que la conversion exacte en valeurs du système
métrique décimal:

  L’ancienne livre de Marseille compte pour 400 grammes;

  L’ancienne canne, pour 8 palmes ou 2m,012;

  La charge de blé, pour 160 litres; la charge se divise en 4 émines;
  l’émine, en 2 panaux, à 4 civadiers, à 2 picotins;

  Le picotin égale 2{lit},50;

  La charge d’avoine, 240 litres;

  La balle de farine, 122 kilogrammes et demi, poids établi, toile
  perdue;

  La millerolle, pour le vin et l’huile, équivaut à 64 litres;

  La millerolle de vin se divise en 4 escandaux, à 15 pots, à 4 quarts
  ou pitchounes;

  La millerolle d’huile se divise en 4 escandaux, à 40 quarterons.

  Pour le tafia et le rhum, on évalue en veltes; la velte vaut 7 litres
  60 centilitres.

Il semble qu’une certaine confusion dans les comptes, un embarras dans
les transactions devraient résulter de la coexistence des anciennes
mesures et des nouvelles. Il n’en est rien cependant, tant les unes et
les autres sont bien connues et en elles-mêmes et dans leurs relations
réciproques.


NOTES

  [19] Envies.

  [20] Parrain crasseux.

  [21] La mariée.

  [22] Ce qui peut se traduire ainsi:

    POUR UNE DÉCLARATION D’AMOUR

    Belle, je vous présente le thym;
    Vous savez qu’il est toujours beau,
    Mais bien davantage quand il est fleuri.
    Je vous aimerai toute ma vie.

    DOUTE OU SOUPÇON

    Belle, je vous présente la violette.
    Vous êtes dans mon cœur toute seulette,
    Mais, pour moi, il serait douloureux
    Si dans votre cœur il y en avait deux.

    PLAINTE

    Je vous présente le romarin
    Que ce matin je suis allé cueillir
    Et que ce soir je vous apporte
    Pour vous prouver que je vous aime.
    Mais, belle, si vous ne m’aimez plus,
    Rendez-moi mon gai romarin.

  [23] Ce qui peut se traduire ainsi:

    RUPTURE

    Moi, je vous présente l’ortie;
    Belle, vous ne serez plus mon amie.
    Je vois que vous avez trop d’épines.
    Mariez-vous avec un chardon.

  [24] Gourdon de Genouillac, _Histoire du Blason_.



III

LA LANGUE PROVENÇALE AU XIXe SIÈCLE

  Raynouard.--Fabre d’Olivet.--Diouloufet.--D’Astros.--Jasmin.
  --Moquin-Tandon, etc.


Lorsque, à l’exemple des conciles les plus célèbres, la _Constituante_
décréta, le 14 janvier 1790, que la traduction des lois serait
faite dans les dialectes des provinces, elle n’ignorait pas que la
proscription des idiomes locaux est le moyen le plus puissant de
désagrégation nationale. Des sentiments blessés, de la liberté outragée
naît un foyer d’où peut partir l’étincelle des incendies religieux et
politiques les plus redoutables pour le pays. Cet acte, non seulement
de sagesse, mais aussi de haute politique, lui fut probablement inspiré
par l’exemple de l’Église, ramenée par l’expérience à un sentiment plus
exact de ses intérêts. En effet, cette variété de langages, loin d’y
nuire, aida, au contraire, à la formation de l’unité religieuse, qui
fit et fait encore sa force aujourd’hui.

La _Convention_ fut moins libérale et partant moins clairvoyante. Dans
son désir bien manifeste de pousser à la centralisation du pouvoir par
tous les moyens, elle ne vit pas ou ne voulut pas voir un danger dans
la suppression brutale des idiomes locaux. Elle ne songea pas que la
langue provençale était l’histoire même de la Provence et que l’on ne
supprime pas l’histoire par un décret. Elle fut cependant obligée de
reconnaître son erreur lorsqu’elle fut saisie du rapport de son Comité
de Législation[25], qui concluait au rejet de sa première décision[26],
pour le plus grand bien de la nation et l’apaisement des esprits, que
cette mesure vexatoire avait excités au plus haut degré.

Si le _Consulat_, par son décret du 27 prairial an II, imposa l’usage
exclusif de la langue française à tous les représentants de la
puissance nationale, du moins il les autorisait à transcrire en marge
les lois, décrets, arrêtés, dans l’idiome de la province, dont l’usage
oral persista. Ainsi rien ne put prévaloir contre la force irrésistible
du langage populaire et le provençal, né du Roman, devait, sous peu,
être l’objet d’études approfondies et de manifestations philologiques
qui attestèrent une fois de plus son rôle important dans la formation
de la langue française. Son influence sur l’italien, sur l’espagnol
et sur toute la littérature de l’Europe est trop évidente pour être
discutée et les traces qu’il a laissées dans l’histoire de la monarchie
lui donnent la consécration de la langue nationale.

Il était réservé au XIXe siècle de voir s’épanouir la renaissance du
provençal. Toute une pléiade de linguistes, de poètes, de romanisants
et de curieux jeta, par ses recherches et ses travaux, un jour
absolument nouveau sur cette langue qui, à la veille d’être proscrite,
s’affirmait avec une vigueur nouvelle, en dépit des mesures arbitraires
dont elle avait été si souvent frappée.

Parmi les promoteurs du mouvement, il faut citer, comme le premier en
date, au XIXe siècle, Raynouard.


=Raynouard.=--François-Juste-Marie Raynouard naquit à Brignoles
(Var), en 1761. Il fut assurément l’historien le plus remarquable du
dialecte provençal. Après avoir occupé très honorablement sa place
comme député à la Convention, il fut poursuivi pour ses opinions,
qui l’avaient classé parmi les Girondins. Emprisonné, puis remis en
liberté, il reprit sa robe d’avocat au barreau de Draguignan. Grâce
à son talent, il y fit une petite fortune qui lui permit, dans ses
loisirs, de se livrer à ses études favorites sur la langue romane et
les poésies des troubadours. Sa science et ses patientes recherches
dotèrent son pays d’un véritable monument littéraire. Ses ouvrages
font autorité sur la matière; ils sont devenus classiques, et c’est
à cette source que les érudits, les philologues et les romanisants
sont allés puiser leurs inspirations et se renseigner sur la valeur
des termes, l’orthographe et l’histoire des dialectes du Midi. _Les
Templiers_, tragédie qu’il donna en 1805, eurent le plus grand succès.
En 1807, il entra à l’Académie, dont il devint le secrétaire perpétuel
la même année. En 1813, comme membre du Corps Législatif, ce fut lui
qui rédigea la fameuse adresse qui prépara la chute de l’Empire. Il
siégea à la Chambre jusqu’en 1814. Entre 1816 et 1824, il fit paraître
successivement un _Choix de poésies originales des troubadours_ (6
volumes), auquel il joignit une grammaire romane; et, en 1835, un
_Nouveau choix de poésies_ (2 volumes), suivi d’un lexique roman
(6 volumes), qui ne fut terminé qu’en 1844. On a de lui également:
_Recherches historiques sur les Templiers_ (1813), _Historique du droit
municipal en France_ (1829) et un certain nombre de poésies manuscrites.

[Illustration: Raynouard.]

Si l’on tient compte des tracasseries auxquelles Raynouard fut en
butte; d’un labeur journalier auquel, soit comme député, soit comme
avocat, il ne pouvait se soustraire; d’une situation peu fortunée
(car il avait donné tout ce qu’il possédait pour sauver son frère
d’une ruine imminente): on avouera qu’il eut une existence bien
remplie et le double mérite de ne négliger aucune de ses occupations,
et de se distinguer dans toutes. En effet, pour se livrer à l’étude
approfondie de la langue romane, dont les éléments dispersés ne se
prêtaient guère aux recherches d’un homme si occupé, il lui fallait
les grandes qualités dont il fit preuve. Très vif dans son attitude
et dans ses paroles, il possédait néanmoins, au plus haut degré, la
patience des chercheurs. Laborieux et profondément érudit, il voulut
tout voir par lui-même, et, lorsqu’il fut convaincu de l’authenticité
des textes, de l’exactitude de ses renseignements, il s’attacha à ce
travail considérable: la reconstitution de la langue romane écrite et
parlée aux temps des troubadours. L’amour qu’il avait voué à sa terre
natale, à sa langue maternelle, aux usages, mœurs et coutumes de son
pays, lui assura le succès là où tout autre, moins bien armé et moins
persévérant, lassé par les difficultés et l’énormité de la tâche,
n’aurait obtenu aucun notable résultat.

Nous ne saurions mieux terminer la biographie de Raynouard qu’en
reproduisant le passage du discours de M. Villemain sur le prix
Monthyon accordé à _Jasmin_, en 1852, par l’Académie Française:

«... De nos jours, dit-il, l’Académie Française et, pour dire plus
encore, l’Institut national, peuvent-ils oublier que c’est un
des leurs, et des plus illustres, M. Raynouard, érudit, poète et
législateur citoyen, qui a rendu à l’Europe savante et à nous une
moitié de l’ancien esprit français, par la restitution de cette langue
romane du XIIIe siècle, dont les monuments s’étaient comme perdus sous
la gloire du français de Rouen et de Paris, du français de Corneille et
de Molière!...»


=Fabre d’Olivet=, qui naquit à Ganges (près Nîmes) et fut le
contemporain de Raynouard, voulut, lui aussi, s’inspirer du passé
pour chanter la Provence. Il ne nous appartient pas de juger ici
l’œuvre considérable de Fabre d’Olivet. Nous ne retiendrons parmi
ses nombreuses productions que celles dont la nature intéresse notre
étude. Ses poésies occitaniques, qu’à l’époque on a pu confondre avec
certaines œuvres des troubadours, ont un cachet particulier. Elles
ont classé l’auteur parmi ceux qui ont le mieux reproduit, avec une
précision qui n’exclut ni l’élégance de la phrase ni l’expression
poétique de la pensée, les sujets traités par les premiers poètes
provençaux. Ce mérite valut à Fabre d’Olivet de fort mauvais
compliments; on l’accusa de plagiat, on le traita de pasticheur, dès
qu’on s’aperçut que le public avait été dupe d’une supercherie. C’était
pousser la critique un peu loin. Mais Fabre d’Olivet avait, par un
adroit subterfuge portant sur le titre: _le Troubadour_, laissé croire
que son volume était la reproduction imprimée d’un choix de poésies
des anciens troubadours, oubliées ou peu connues à cette époque.
L’authenticité en était difficile à reconnaître. Raynouard lui-même
fut un moment dupe de cette supercherie. Cependant, après une étude
attentive de l’ouvrage de Fabre d’Olivet, il revint sur sa première
impression et, ne pouvant s’y tromper plus longtemps, dénonça le fait
au monde littéraire[27]. C’est alors qu’on se vengea de la surprise
en accumulant sur _le Troubadour ou Poésies occitaniques du_ XIIIe
_siècle_ les épithètes les moins flatteuses. On fut d’autant moins
indulgent que l’erreur avait été plus longue et plus générale. Elle
n’avait rien pourtant dont on dût être surpris. Les précédents travaux
de Fabre d’Olivet sur les anciens écrivains romans et l’imitation
parfaite de leurs tournures poétiques en langue romane étaient bien
faits pour amener une confusion très excusable.

Vers 1806, l’abbé =Vigne= fit paraître une série de contes en vers
provençaux, qui furent édités à Aix. Ces contes, pleins de saveur, sont
toujours lus avec plaisir.


=Honorat= (Simon-Juste) occupe une des premières places parmi les
Provençaux qui, par leurs patientes recherches, leur érudition et les
documents qu’ils ont laissés, ont préparé la renaissance du provençal.
Il naquit à Allos (Basses-Alpes), le 3 avril 1783. Comme médecin, il se
signala par son dévouement à soigner les fiévreux de l’armée d’Italie.
Le Gouvernement lui remit une médaille d’or pour récompenser ses
services et, en 1815, lui offrit une sous-préfecture. Il refusa cette
fonction par modestie, et accepta plus tard la place de directeur des
postes à Digne, où il avait exercé jusqu’alors la médecine. En 1830,
il entra dans la vie privée, afin de pouvoir s’adonner complètement
à son œuvre capitale, son _Dictionnaire provençal-français_. Dans la
préface, nous trouvons cette phrase, que nous ne pouvons nous empêcher
de reproduire:

«Le principal but que j’ai eu en vue, en composant le _Dictionnaire
provençal-français_, a été de mettre les personnes qui, comme moi,
ont été élevées sous l’influence de la langue provençale, en état de
profiter de cette langue même, pour arriver à la française.»

N’est-ce pas là, en effet, une partie du programme félibréen? Honorat
avait eu l’intuition du mouvement littéraire dont la Provence allait
devenir le théâtre. Son _Dictionnaire_ ne se borne pas à donner le sens
et l’orthographe des mots; c’est une sorte d’encyclopédie des lettres,
des arts, des sciences, des coutumes et des usages de la Provence.
Il abonde en renseignements sur les institutions, les inventions
les plus remarquables, et offre une collection de proverbes à nulle
autre pareille. Toute la sagesse de la nation y est enseignée, c’est
un véritable tableau des mœurs présenté sous une forme humoristique
qui n’exclut pas l’observation et le bon sens. Frappé d’une attaque
d’apoplexie, Honorat est mort avec le regret de n’avoir pu joindre
à cet ouvrage déjà considérable un volume de biographie et de
bibliographie, ainsi qu’une grammaire et un traité de prononciation
et d’orthographe. Il avait passé quarante ans de son existence à
rassembler des documents pour son grand travail, qui reste, dans son
genre, un des monuments les plus précieux. Parmi les pièces curieuses
qu’il put mettre à contribution, il faut citer le manuscrit de _Pierre
Puget_, savant religieux de l’Ordre des Minimes. Cet ouvrage, de plus
de mille pages, contenait la signification des mots, leur origine,
et leur étymologie en français; en somme, c’était déjà un véritable
dictionnaire provençal[28]. Nul doute qu’après Honorat bien d’autres
n’en aient tiré parti et n’aient exploité une mine aussi riche.

Après les ouvrages de linguistique, nous voyons la poésie s’essayer
à nouveau dans la fable. Si quelques auteurs s’inspirèrent des
chefs-d’œuvre de La Fontaine et d’Esope, au moins ils surent donner
à leurs œuvres un cachet bien particulier; le thème seul fut pris au
célèbre fabuliste.

Dans ce genre, =Diouloufet= ne tarda pas à se faire remarquer; sa
_Filho trop dalicato et lou Loup_ et _lou Mestre doou meinagi_ sont
d’un accent sincère et simple, sans recherches ni fioritures et bien
écrites, dans l’esprit du sujet. Mais son œuvre capitale, celle qui fit
sa réputation, est incontestablement son poème _leis Magnans_ (_les
Vers à soie_), dédié à sa femme, l’_Estello de soun vilagi_, comme il
l’avait surnommée. Consacré à l’art d’élever les vers à soie, ce poème
offre cette particularité que chacun de ses quatre chants est terminé
par un épisode des _Métamorphoses_ d’Ovide arrangé à la provençale.


=Diouloufet= naquit à Eguilles, près Aix, le 19 septembre 1771.
Outre son recueil de fables, dont chacune se termine par un proverbe
provençal, et son poème des _Magnans_, dont Raynouard voulut bien
revoir les épreuves, il a laissé _l’Odo à la pipo_ et _Philippico
contro lou Mistraou et autres_, qui ne sont que des critiques, peu
méchantes d’ailleurs, contre la République et ceux qui le privèrent
en 1830 de ses fonctions de bibliothécaire de la ville d’Aix, pour le
punir de son zèle royaliste. Son poème biblique _le Voyage d’Eliézer_
lui valut le premier prix au concours de la Société archéologique de
Béziers. Enfin, en 1840, il fit paraître _Don Quichotte philosophe_,
œuvre assez importante en quatre volumes, et qui obtint plusieurs
éditions. Comme Honorat, il mourut à table, frappé par une attaque
d’apoplexie, cette même année 1840. Royaliste sincère, Diouloufet a
marqué ses œuvres du cachet de ses convictions, ce qui n’enlève à son
style ni la bonhomie qui représentait si bien son caractère ni le
charme de la simplicité qui guidait tous ses actes.


=D’Astros=, autre fabuliste, né le 15 novembre 1780, à Tourves
(Var), était le père du fameux abbé d’Astros, retenu prisonnier par
Napoléon, qui ne put lui pardonner d’avoir laissé publier la bulle
d’excommunication de Pie VII. A sa sortie de prison, à la chute de
l’Empire, la monarchie le créa cardinal et ensuite archevêque de
Toulouse.

D’Astros, entièrement occupé de médecine, ne put donner à la poésie
provençale que ses rares moments de loisir. Aussi son œuvre n’est-elle
pas considérable; mais elle se fait remarquer par un esprit très fin,
très cultivé, et par une gaieté de bon aloi. Possédant parfaitement
la langue provençale, d’Astros est supérieur à Diouloufet quant au
choix et à la pureté des termes qu’il emploie. Parmi ses fables, qui
ne furent éditées qu’après sa mort, en 1863, il faut citer comme une
des meilleures: _les Animaux malades de la peste_. C’est un véritable
bijou qu’il a su sertir, comme un poète, de détails provençaux et
bien caractéristiques. _L’Esquirou e lou Reinard_ (_l’Écureuil et le
Renard_) et _Meste Simoun e soun ai_ (_Maître Simon et son âne_) sont
d’une originalité, d’une finesse et d’un bonheur d’expressions qui
dénotent chez l’auteur assez d’imagination et de talent pour qu’il ait
pu se passer d’emprunter, comme il l’a fait, quelques-uns de ses sujets
à La Fontaine.

Si l’Occitanie attendit longtemps en vain un digne successeur de
Goudouli, du moins fut-elle amplement dédommagée par l’apparition de
Jasmin.


=Jacques Boé, dit Jasmin=, naquit à Agen, en février 1799, au bruit
d’un charivari et d’une chanson de carnaval dont son père avait
composé les couplets. Sa famille était des plus humbles. Son aïeul
était réduit, pour vivre, à aller demander son pain de maison en
maison, et le petit Jacques se ressentit souvent de cette misère. Plus
tard, dans ses _Souvenirs_, il a chanté avec naturel et émotion ses
premières tristesses. N’ayant pu faire que des études incomplètes,
il eut souvent l’occasion de constater l’utilité de l’instruction
qu’il n’avait pu recevoir et qui l’aurait aidé à donner à ses vers
une tournure plus noble, un style plus châtié. Son œuvre se ressent
de ce défaut de culture intellectuelle. Le sens philologique de
certains mots lui échappait, et de là des formes parfois incorrectes
qu’il ne parvenait pas à épurer. Mais il rachetait cette lacune par
de très grandes qualités. Il avait le don de la poésie, le vrai
sens populaire, le naturel et la simplicité dans l’expression. Les
sentiments de son cœur étaient à la hauteur de son mérite littéraire.
On a de lui un volume de poésies diverses, intitulé: _los Papillotos_
(_les Papillotes_), en souvenir de son métier de coiffeur. Ses œuvres
marquantes et qui lui ont assuré une réputation incontestée, aussi
bien dans le Nord que dans le Midi, sont: _l’Abuglo_ (_l’Aveugle_),
_Françounetto_ (_Francinette_) et _Maltro l’Innoucento_ (_Marthe la
Folle_).

A Bordeaux, où Jasmin récita _l’Abuglo_, dans une séance publique de
l’Académie de cette ville, il remporta un succès auquel son talent de
lecteur et de chanteur eut presque autant de part que son inspiration
poétique. Voici, à ce sujet, ce qu’écrivait Sainte-Beuve dans la _Revue
des Deux Mondes_ du 1er mai 1837:

«Jasmin lit à merveille; sa figure d’artiste, son brun sourcil, son
geste expressif, sa voix naturelle et d’acteur passionné prêtent
singulièrement à l’effet; quand il arrive au refrain: _les Chemins
devraient fleurir_, etc... et que, cessant de déclamer, il chante,
toutes les larmes coulent; ceux mêmes qui n’entendent pas le patois
partagent l’impression et pleurent.»

Dans _Françounetto_, Jasmin eut pour but de réagir contre les
détracteurs du provençal en démontrant l’erreur de ceux qui
prétendaient que cette langue ne pouvait se prêter à une œuvre durable,
qu’elle était condamnée à disparaître fatalement, parce qu’abandonnée
par les salons et les Académies. Piqué au jeu, il s’est plu à
retracer une page d’histoire locale où l’amour, l’envie, la jalousie,
l’ignorance sont tour à tour dépeints de main de maître. Sainte-Beuve,
déjà cité, le recevant à Paris, lui dit: «Jasmin, vous êtes en progrès;
continuez, vous faites partie des poètes rares de l’époque.» Puis,
lui montrant un rayon de sa bibliothèque, qui contenait leurs œuvres:
«Comme eux, vous ne mourrez jamais.» Quel plus bel éloge le poète
pouvait-il recevoir, et quelle réponse aux prophètes de malheur qui
l’avaient condamné à l’oubli sous prétexte qu’il avait écrit dans une
langue qui n’était pas la langue française!

_Françounetto_ fut déclamé à Toulouse, dans la salle du Musée, devant
quinze cents personnes. «Malgré la longueur du poème, deux mille cinq
cents vers, tout le monde restait encore assis, lorsque Jasmin eut
terminé, espérant s’enivrer encore à cette source de poésie[29].» La
municipalité, ratifiant le vote de l’assemblée qui voulait donner
à l’auteur, par le moyen d’une souscription, un témoignage de son
admiration, y ajouta ensuite le titre de _Fils adoptif de la ville de
Toulouse_.

On sent qu’il a dépensé dans _Maltro l’Innoucento_ (_Marthe la Folle_),
étude très fouillée du cœur humain, toutes ses qualités, tout son
génie; il y a mis toute son âme.

Ardent et généreux, il parcourait les grandes villes de France,
chantant ou récitant ses œuvres comme ses ancêtres les troubadours.
Ses biographes assurent qu’il a ainsi gagné plus de quinze cent mille
francs, et cependant il est mort dans un état proche de la misère.
C’est que les produits de ses conférences sur la langue d’oc et de ses
tournées poétiques ont été versés entre les mains des pauvres, dans
la caisse des hospices, ou bien encore ont servi à la reconstruction
d’églises de villages. Par ses conférences, il a propagé et mis en
relief les beautés de cette langue méridionale condamnée à mort depuis
des siècles et qui, plus vivante que jamais, se parle, s’écrit et se
fait écouter jusque dans le Nord. Aussi peut-on dire de lui qu’il a
été l’un des plus grands parmi les précurseurs des félibres, et que
l’épitaphe gravée sur le socle de la statue qu’on lui a élevée dans sa
ville natale est frappante de vérité:

    _O ma lengua, tout me zou dit,
    Lançarai uno estello à toun frount encrumit._

    O ma langue, tout me le dit,
    Je mettrai une étoile à ton front obscurci.

Vient ensuite =Moquin-Tandon=, dont le _Carya Magalonensis_, édité en
1836, fut l’objet de critiques de tous genres, mais n’en consacra pas
moins la réputation du savant botaniste comme écrivain languedocien.

=Azaïs=, son contemporain, se fit remarquer par ses poésies
satiriques sur des thèmes locaux. Les peintures sont énergiques, les
sujets quelquefois rabelaisiens. Dans ce genre de poésies plutôt
scatologiques, on peut citer: _lous Homes e los Femnos del temps
passat_, _lou Lavamen_, _lou Factotum del curat de Capestang_, etc...,
etc... Toutes sont animées d’un souffle comique et d’une franche gaîté;
la lecture en est facile et amusante.

Un peu avant la Révolution de 1848, des dithyrambes enflammés sur le
prolétariat valurent à =Peyrotte= une certaine popularité. Dans _leis
Léproux, la Filla de la mountagna_ et autres pièces patoises _del
Taralié_[30], comme il «aimait à se nommer», on trouve un mouvement
vraiment poétique.

Le buste élevé à Peyrotte dans sa ville natale, pour honorer sa
mémoire, est un hommage mérité que la génération actuelle a cru devoir
rendre au poète ouvrier.

C’était également un ouvrier que =Mathieu Lacroix=, à qui l’on doit ce
poème touchant et sincère: _Paouro Martino_, dont Casimir Bousquet,
de Marseille, a donné une traduction. C’est à un de ses compatriotes,
aujourd’hui doyen du _Félibrige de Paris_, M. Gourdoux, que le maçon de
la Grand’Combe en confia le manuscrit, après avoir été durement chassé
par l’administrateur de cette compagnie, qui lui retirait ainsi son
gagne-pain, sous le prétexte invraisemblable qu’un maçon ne doit pas
être poète.

Le marquis de =La Fare-Alais=, dans son recueil _los Castagnados_, se
montre tour à tour observateur et conteur fidèle des mœurs et usages
du peuple. Sa poésie est chaude, colorée; l’expression est juste. Sa
verve, comique, n’est jamais grossière; le gentilhomme se devine au
choix délicat des images et des mots. Quels échantillons donner de
ce talent supérieur qui rend le choix embarrassant? Nous prenons au
hasard: _la Fieiro de San-Bartoumieù_ (_la Foire de Saint-Barthélemy_)
et _Scarpon_, deux éclats de rire. Dans _la Festo dos Morts_ (_la
Fête des Morts_), le poète montre la souplesse de son esprit qui se
prête aussi bien aux scènes comiques qu’aux tableaux mélancoliques et
tristes. _Le Gripé_ et _la Rouméquo_ font voyager notre imagination
dans le monde fantastique et légendaire. En somme, cet auteur a su
prendre rang parmi les poètes cévenols dont la réputation est la
meilleure et en même temps la plus durable, car il a écrit pour tous
les temps, et peut être lu par tout le monde.

Dans _lou Gangui_ et _les Amours de Vénus ou le Paysan au théâtre_,
=Fortuné Chailan= atteint au plus haut comique avec naturel et abandon.

La période de 1830 à 1848 est remplie par les noms de L. Isnardon
(_Pouésios prouvençalos_), de Raymonenq (_lou Procurour enganat_),
de Désanat (_lou Troubadour natiounaou_), de Pélabon (_lou Groulié
bel esprit_), de Bénoni, Mathieu, Gastinel, Garcin, Gautier et tant
d’autres dont l’énumération serait trop longue, qui, tous, ont su
attirer et retenir l’attention de leurs lecteurs, à des titres
différents.

Avec Bellot, Bénédit et surtout Roumanille, nous atteignons la période
littéraire du provençal qui précéda l’apparition du _Félibrige_.

       *       *       *       *       *

=Pierre Bellot= fut un des représentants les plus autorisés de l’esprit
vif et de la verve de la vieille Provence. Enfant de Marseille, il
imprima à ses œuvres le cachet essentiellement marseillais du vieux
quartier des Accoules, où il était né. Et cela s’explique d’autant plus
facilement que, n’ayant jamais quitté son pays, il a pu, mieux qu’un
autre, conserver intactes les traditions du passé et la couleur de
notre belle langue. Marchand, il ne voyait le monde que du fond de sa
boutique de la rue des Feuillants, et ne se trouvait en contact, sous
les pins de sa bastide, _la Belloto_, qu’avec des gens dont la pensée
n’avait d’autre moyen d’expression que l’idiome local. On peut dire de
lui qu’il était du peuple par le cœur et de la petite bourgeoisie par
les habitudes. C’est ainsi que, sans sortir de sa personnalité modeste,
il a pu être un bon poète provençal dont le naturel et la simplicité
sont les principales qualités et font le charme dominant. Ces qualités,
on les retrouve effectivement dans toutes les poésies de Bellot. On y
voit les pins des bastides dans le doux frémissement de la brise du
soir, les tartanes aux blanches voiles se mirant dans les eaux bleues
de la Méditerranée; on y entend zonzonner les cigales, on y passe avec
lui le dimanche dans les cabanons d’Endoume, au milieu des fortes
senteurs de l’aioli et des vapeurs embaumées de la bouillabaisse. Sa
muse est bien notre Marseillaise, la _San Janenque_, aux grands yeux
noirs, au rire éclatant, à la bouche mutine, laissant voir entre des
lèvres de corail des dents éclatantes de blancheur; la taille souple
et ronde, les jupons courts, elle ne joue pas la grande dame, elle est
bonne fille et, pour être belle, elle n’a qu’à rester elle-même.

L’œuvre de Bellot forme quatre volumes, dont je n’entreprendrai
pas l’analyse. Je me bornerai à citer parmi les morceaux les plus
remarquables: _lou Poète cassaire_, qui est bien la meilleure
photographie qui ait jamais été faite du chasseur marseillais, et
_l’Ermito de la Madeleno_, où le poète se double d’un observateur aussi
intéressant que spirituel. Au théâtre, il a donné _Mousu canulo vo lou
fiou ingrat_. Enfin, il a montré un véritable talent dans l’épître et
le conte. Voici un extrait de l’épître qu’il adressa à Charles Nodier,
l’un des premiers qui ait rendu justice aux beautés de la langue
provençale:

    O tu qu’as illustra nouestro bello patrio
    Per teis brillans escrits, tout pastas de génio;
    Tu, sublimo Nodier, la perlo deis aoutours,
    Qu’as fa souto ta plumo espeli tant des flours!
    Un aoutour marsiés, din soun groussier lengagi,
    Doou fruit de seis lésirs aougeo ti faire hommagi.
    N’aourié pas près ségur aquélo liberta
    Se Pierquin de Gembloux l’avié pas excita.
    Oh! sense eou, leis escrits dé sa muso groussiéro
    N’oourien pas doou pays despassa la barriéro;
    Maï Vénén de la part doou saven inspectour,
    Bessai l’accordaras un régard proutectour, etc., etc.

Si Bellot avait eu les honneurs de la traduction française, son nom
serait aussi populaire dans le Nord qu’à Marseille même.

Qui ne connaît en Provence celui de =Bénédit=, rendu célèbre par
son poème _Chichois_, devenu bien rare aujourd’hui en librairie?
L’auteur s’est attaché à peindre, dans une note plaisante, les mœurs
de certains déclassés. Il l’a fait avec un bonheur d’expression,
une ironie mordante et un talent d’exposition qui font de _Chichois_
une composition aussi littéraire que le sujet pouvait le comporter
et assurément intéressante à tous égards. Les contes en vers qui
complètent le volume sont d’un comique achevé; on ne peut pas analyser
l’œuvre de Bénédit, il faut la lire.


NOTES

  [25] 2 thermidor an II.

  [26] 16 fructidor an II.

  [27] Dans _le Journal des Savants_ de juillet 1824.

  [28] L’original de cet ouvrage se trouve dans la Bibliothèque
  Méjanes, à Aix.

  [29] Article de M. Dufour, au _Journal de Toulouse_, 1840.

  [30] Potier.



IV

LE FÉLIBRIGE DE PROVENCE

  Période de formation.--Période d’affirmation.--Ses statuts.


Avec _Roumanille_, nous entrons dans le cycle félibréen. Le premier,
il réagit contre certaines formes vicieuses et contre l’orthographe
défectueuse du provençal, qui forcément s’était altéré après la
proscription dont il fut l’objet et le mépris dont l’honoraient ceux
qui ne le comprenaient pas. Il voulut le doter de mots propres à
rendre l’élévation de la pensée et l’épurer d’expressions triviales
qui, depuis sa chute au rang de patois, s’étaient introduites dans
le langage populaire et jetaient sur certaines œuvres une note
discordante. Il se proposa, par une réforme savante et intelligente,
d’empêcher le triomphe de ceux qui prétendaient que le provençal était
impropre à rendre des idées complexes et des sentiments élevés. Après
avoir publié _les Oubretto_, _li Margarideto_ et _li Sounjarello_,
ce fut dans _la Par daù bon Dieù_ et, plus tard, dans _la Campano
mountado_ qu’il fit les premiers essais de sa réforme orthographique.
Son œuvre est saine, morale, pleine d’enseignements. Il reste clair,
tout en cherchant à préserver sa phrase de certains termes trop
prosaïques ou susceptibles d’équivoque. Il a, de Bellot et de Bénédit,
la bonhomie et la franche gaieté, éléments de leur succès auprès des
masses populaires, pour lesquelles ils écrivaient et qui les comprirent
si bien.

Dans _Se n’en fasian un avoucat_, Roumanille dépeint sous leurs vraies
couleurs les hésitations de braves paysans cherchant une carrière pour
leur enfant, qu’ils voudraient voir arriver à une haute situation. Leur
choix fait, ils donnent sans compter le fruit de leurs économies. Mais
ils sont punis dans leur vanité. Leur fils s’amuse à Paris, au lieu de
suivre les cours de l’école de droit; il dépense en folies l’argent si
péniblement amassé par ses parents qui, à bout de ressources, tombent
dans la misère. La mère meurt, le père, vieux et infirme, va de porte
en porte mendier son pain. Le dernier vers exprime la morale de cette
histoire:

    _Aubourès pas lou fièù au dessus de soun paire._

[Illustration: Roumanille.]

Le succès local qu’obtint Roumanille devait s’étendre peu à peu
et devenir ainsi le point de départ d’une école dont il fut le
fondateur[31]. Autour d’elle se groupe bientôt toute une pléiade de
poètes provençaux: le Félibrige était né. On a beaucoup employé,
pour caractériser cet événement, l’expression de «renaissance de la
langue provençale». Il y a là, évidemment, un peu d’exagération. Si
la production des divers genres de poésie a pu se ralentir à certains
moments, il est cependant difficile d’admettre que les œuvres de
Goudouli, de La Bellodière, de Gros, de Germain, de Raynouard, de
Fabre d’Olivet, de Moquin-Tandon, d’Azaïs, de La Fare-Alais, de
Bellot, de Bénédit et de tant d’autres, qui ont précédé Roumanille et
le Félibrige, n’aient pas formé une chaîne ininterrompue jusqu’à la
fondation de cette société. Elles sont assez remarquables pour qu’il y
ait injustice à contester la place glorieusement intermédiaire occupée
par ces hommes, dont les Félibres ne sont que les continuateurs. La
seule différence appréciable entre eux et ces derniers, c’est qu’après
les premières années de tâtonnements les Félibres se sont constitués
en société, avec un règlement, des statuts, un programme défini et les
aspirations légitimes que suggère la force décuplée par l’union. Leurs
prédécesseurs n’agissaient, eux, que pour leur compte particulier;
l’isolement, qui ne diminuait rien de leur mérite, l’empêchait de
fructifier. Ils étaient privés des avantages de l’association, qui
fut un des éléments de succès du Félibrige. Somme toute, ce sont les
idées de Roumanille sur la langue provençale que les Félibres ont
développées, propagées dans tout le Midi, alors qu’elles n’avaient été
jusque-là que localisées, et soutenues par lui seul.

Nous avons assez fait connaître les précurseurs plus ou moins
éloignés des Félibres; il convient maintenant d’énumérer ceux qui
les précédèrent immédiatement. Tels: _Victor Gelu_, le chansonnier
marseillais, auteur de _Meste Ancerro_ et de _lou Garagai_; Bergeret,
de Bordeaux; Rancher, de Nice; Navarrot, du Béarn; Damase-Arbaud, de
la haute Provence; les frères Rigaud, de Montpellier; Roch-Bourguet,
de Béziers; Castil-Blaze, de Cavaillon, etc., etc. Ainsi, voilà une
nouvelle pléiade qui s’ajoute à l’ancienne pour combler toutes les
lacunes et démontrer que le Félibrige ne naquit pas spontanément, mais
fut le résultat naturel d’un état littéraire et social dès longtemps
préexistant.

Les populations méridionales l’acceptèrent comme un événement pour
ainsi dire prévu. Ceci explique la faveur dont il jouit auprès d’un
public qui, depuis Gros (pour ne pas remonter plus haut) jusqu’à
Roumanille, n’avait cessé d’être bercé aux sons de la poésie provençale.

[Illustration: Aubanel.]

Les premières réunions des Félibres eurent lieu à Fonségugne, en 1854.
Y assistaient: Roumanille, Paul Giera, Théodore Aubanel, Jean Brunet,
Anselme Mathieu, Frédéric Mistral et Alphonse Tavan; soit sept en
tout. Ce nombre sept fut adopté par eux comme un nombre fatidique. Il
rappelait d’abord les sept fondateurs des Jeux floraux de Toulouse;
c’est également le nombre sept qui semble dominer sur Avignon, la
capitale du Félibrige. On y trouvait en effet sept églises principales,
sept portes, sept collèges, sept hôpitaux, sept échevins; sept papes y
sont siégé, sept fois dix ans[32]. Enfin, la première Félibrée ayant
été tenue, le 21 mai 1854, jour de la Sainte-Estelle[33], ce fut sous
son vocable que la société se fonda, adoptant l’étoile symbolique à
sept rayons comme guide et emblème des destinées du Félibrige. Dans
les réunions qui suivirent, on décida de lancer dans le public un
ouvrage de propagande, pour faire connaître l’organisation récente et
lui assurer les moyens pratiques de réaliser son programme. En 1855,
parut donc l’_Armana prouvençaù_, qui fut ainsi le premier organe du
Félibrige, et dont le succès ininterrompu va toujours grandissant.
C’est une véritable anthologie poétique provençale en même temps qu’une
sorte d’encyclopédie des familles. On y trouve en effet des poèmes d’un
grand mérite, suivis de toutes sortes de conseils aux agriculteurs, des
recettes de tous genres, des proverbes, et nombre d’indications aussi
instructives qu’amusantes.

A partir de 1859, le rayon d’action de l’_Armana prouvençaù_ s’agrandit
singulièrement. D’abord localisé dans la Provence, il se répandit peu à
peu dans toutes les anciennes provinces du Midi. Le nombre des Félibres
augmentait chaque jour; parmi les nouvelles recrues, on remarquait Mme
d’Arbaud, Bonaventure Laurent, Anthemon, Martelly, Legré, Thouron,
Charles Poncy, Roumieux, Gabriel Azaïs, Canonge, Floret, Gaidon.
Mistral, qui s’était mis hors de pair par son beau poème _la Communioun
di sant_ et d’autres poésies où son mérite s’affirmait de plus en plus,
produisit en 1859 une œuvre géniale: _Mireille_.

[Illustration: Mireille.]

Tout a été dit sur _Mireille_, qui, traduite en français, recueillit
les suffrages des littérateurs du Nord et fut pour Paris et les hommes
de lettres la révélation la plus inattendue des beautés de la langue
provençale. Ce qui fit dire à Villemain: «La France est assez riche
pour avoir deux littératures.» _Mireille_ est un des plus beaux joyaux
de l’écrin littéraire de la Provence; c’est un diamant que l’habile
lapidaire qu’est Mistral tailla avec un rare bonheur, et qu’il sertit
dans l’or le plus pur et le plus artistement ciselé. Transportée sur la
scène de l’Opéra-Comique, ce fut un triomphe. La musique si mélodieuse
de Gounod fut le coup d’aile donné à la poésie du maître, et les
auditeurs furent saisis d’une admiration que le temps n’a pas diminuée.

Il semblait difficile qu’une gloire si éclatante pût être partagée.
Mais le succès engendre l’émulation, source intarissable de génie et
de chefs-d’œuvre. En plaçant Théodore Aubanel à côté de Mistral, le
Félibrige honore les deux plus hautes personnalités que cette société
ait vues naître dans son sein. Les vers de Théodore Aubanel, pleins
d’ampleur et de passion, le classent parmi les grands poètes.

Tout le monde connaît sa _Miougrano entreduberto_ et ses _Fiho
d’Avignoun_, _lou Pan daù pécat_ (traduit en français par Paul Arène),
_lou Pastre_, _lou Roubatâri_, _la Vénus d’Arles_ et bien d’autres
pièces, toutes dignes de celui qui les a signées.

Avec Louis Roumieux, de Nîmes, nous entrons dans la série des auteurs
gais. _La Rampelado_ et surtout _la Jarjaiado_, un chef-d’œuvre dans
son genre, sont animées d’un bout à l’autre d’une franche gaîté. Dans
_la Falandoulo_, Anselme Mathieu, dit le poète _deis poutouns_, fait
de vers en vers voltiger les baisers. Mme d’Arbaud paye son tribut au
Félibrige par la publication de _Amours de Ribas_. Enfin, _les Belugos_
font regretter à tous les amateurs de littérature provençale la mort
prématurée d’Antoinette Rivière, de Beaucaire, dont le talent venait de
s’affirmer dans ce recueil de poésies.

[Illustration: Mistral.]

Toutes ces œuvres publiées, propagées, discutées, admirées ou
critiquées, forcèrent l’attention des lettrés. Il n’est pas jusqu’aux
étrangers qui ne fussent attirés et séduits.

C’est ainsi que les Catalans, qui avaient rétabli les jeux floraux,
dépêchent leur premier lauréat, Damaso Calvet, au Félibrige, pour
l’assurer de leur concours. C’est un Irlandais, William Bonaparte
Wyse, qui s’enthousiasme pour le provençal, l’apprend avec une ardeur
surprenante et publie dans cette langue deux charmants recueils: _li
Parpaioun blu_ et _li Piado de la princesso_.

L’année 1867 fut marquée par l’apparition de _Calandau_, de F. Mistral.
Il y revendique toutes les anciennes libertés de la Provence. Comme
dans _la Countesso_, il établit un parallèle entre la situation
politique et économique de cette province sous la juridiction de
ses comtes, et l’état où elle se trouve aujourd’hui. Ce n’est pas
sans amertume et sans regret qu’il constate la perte de ses libertés
publiques, de ses franchises, de ses droits, la proscription de sa
langue. Telle est l’origine du reproche qu’on lui a souvent adressé, de
vouloir semer la désunion dans les esprits, en réclamant des libertés
locales dont la disparition dans toutes les provinces a été un mal
nécessaire pour l’unification politique et linguistique de la France.
On a poussé la malveillance à l’extrême lorsqu’on lui a attribué des
idées de séparatisme, qui certainement n’ont jamais existé dans son
esprit. Nous ne reviendrons pas sur ces incidents fâcheux. Mistral,
d’ailleurs, a fait justice de toutes ces attaques et de toutes ces
insinuations[34]. Dans l’_Ode aux Catalans_, une seule ligne suffit à
le laver de ces calomnies:

    _Siou de la grando Franço e ni court ni coustie[35]._

Qui pourrait mettre en doute ses sentiments largement patriotiques en
lisant les vers qu’il composa en 1870 sur l’invasion: _lou Saume de la
penitenci_, et, en 1871, _lou Roucas de Sisife_? Son _Tambour d’Arcole_
n’est-il pas encore une page glorieuse et bien française, quoique le
héros en soit un enfant de la Provence?

D’ailleurs, ce que Mistral voulait, ce qu’il veut encore aujourd’hui,
avec la grande majorité des populations de nos départements, du nord au
sud, de l’est à l’ouest, c’est une décentralisation sage et éclairée,
c’est la protection du gouvernement accordée aux mœurs, aux usages,
aux aspirations différentes de nos anciennes provinces, et aux idiomes
locaux. C’est l’enseignement de ces idiomes repris d’après une méthode
simple et pratique, qui permettrait à nos jeunes générations de ne pas
oublier la langue maternelle, la langue du terroir, sans pour cela
nuire en aucune façon à l’enseignement du français[36]. On peut désirer
ces améliorations sans mériter l’épithète de mauvais patriote, on peut
garder un souvenir affectueux pour sa ville natale sans renier l’amour
de la patrie. Nous irons même plus loin et nous prouverons que les gens
indifférents ou railleurs à l’égard des lieux qui les ont vus naître ne
sont pas de bons Français. La France n’est la France que par la réunion
en un seul faisceau de toutes ses anciennes provinces, et celui qui
n’aime pas la petite patrie est incapable d’aimer la grande. Jamais on
ne trouvera un traître à la nation parmi ceux qui ont conservé intact
le souvenir de leur village. Ce sont ces idées qui ont inspiré à Félix
Gras la déclaration si souvent répétée et qui a fait le tour de la
presse:

    _Ame moun vilage mai que toun vilage;
    Ame ma Prouvenço mai que ta provinço;
    Ame la France mai que tout[37]._

[Illustration: Avignon: les Remparts.]

Assurément, il faut compter avec les passions politiques, si ardentes
dans le Midi quant à la forme du gouvernement. Mais il y a une chose
sacrée qui domine toute étiquette gouvernementale, c’est la patrie,
c’est la France. Et sur ce point, ce n’est pas chez les Félibres qu’il
y aura jamais désaccord. D’ailleurs, cette tendance à leur prêter des
sentiments qu’ils n’ont jamais eus n’émane que de quelques cerveaux
malveillants, désireux de voir régner parmi eux la discorde et charmés
d’en pronostiquer les symptômes. Leur conduite en maintes circonstances
a prouvé d’une manière éclatante combien ils sont au-dessus d’une
accusation qu’on aurait voulu injurieuse et qui n’était qu’absurde.
L’opinion publique a fait justice d’une calomnie qui a tourné au
grotesque, et les diffamateurs ont dû disparaître sous le blâme des
esprits sensés et la risée générale.

Malgré la campagne entreprise contre son existence, le Félibrige
vit, au contraire, les adhésions lui arriver aussi nombreuses que
précieuses, sans distinction d’opinions politiques ou de fortune, de
toutes les anciennes provinces du Midi.

En 1876, il entra dans une nouvelle période, que l’on pourrait appeler
la période d’_affirmation_. Cette année-là tient une place à part
dans ses annales par la proclamation des statuts. Ils furent votés le
21 mai 1876, à Avignon, dans la salle des _Templiers_ de l’Hôtel du
Louvre. Nous les donnons ci-après, _in extenso_, parce qu’ils font
partie intégrante de l’histoire du Félibrige et, partant, de la langue
provençale.


STATUTS DU FÉLIBRIGE DE PROVENCE[38]

  ARTICLE PREMIER.--Le Félibrige a pour but de réunir et stimuler les
  hommes qui, par leurs œuvres, sauvent la langue du pays d’Oc, ainsi
  que les savants et les artistes qui étudient et travaillent dans
  l’intérêt de ce pays.

  Fondée le jour de Sainte-Estelle, le 21 mai 1854, cette Association
  s’est constituée et organisée dans la grande Assemblée tenue en
  Avignon, le 21 mai 1876.

  ART. 2.--Sont interdites dans les réunions félibréennes les
  discussions politiques et religieuses.

  ART. 3.--Une étoile à sept rayons est le symbole du Félibrige, en
  mémoire des sept Félibres qui l’ont fondé à Fontségugne, des sept
  troubadours qui jadis fondèrent les Jeux floraux de Toulouse, et des
  sept Mainteneurs qui les ont restaurés à Barcelone, en 1859.

  ART. 4.--Les Félibres se divisent en _majoraux_ et _mainteneurs_;
  ils se relient par les _Maintenances_, qui correspondent à un grand
  dialecte de la langue d’Oc; les Maintenances se divisent en _Ecoles_.


DES FÉLIBRES MAJORAUX ET DU CONSISTOIRE

  ART. 5.--Les Félibres majoraux sont choisis parmi ceux qui ont le
  plus contribué à la Renaissance du Gai-Savoir. Ils sont au nombre de
  cinquante et leur réunion porte le nom de _Consistoire Félibréen_; le
  Consistoire se renouvelle comme suit:

  ART. 6.--A la mort d’un Majoral, tous les Félibres mainteneurs sont
  avisés par les soins du Chancelier, et ceux d’entre eux qui désirent
  posséder le siège vacant adressent au Consistoire, dans la quinzaine,
  une demande écrite où ils font valoir leurs titres.

  Le bureau du Consistoire aura aussi le droit de prendre l’initiative
  d’une candidature, en se conformant aux conditions énoncées par
  l’article 12; le Chancelier fera connaître aux Majoraux, par une
  circulaire, les candidatures posées, et l’élection aura lieu à la
  majorité des voix, en séance consistoriale. Les Majoraux présents ont
  seuls droit de suffrage; en cas de partage, la voix du Capoulié ou
  celle de son remplaçant à la présidence entraîne le vote.

  ART. 7.--La réception solennelle du nouvel élu aura lieu pour
  Sainte-Estelle, anniversaire du Félibrige. Un membre du Consistoire,
  à ce désigné, le complimentera publiquement, et le récipiendaire,
  dans sa réponse, fera l’éloge de son prédécesseur.

  ART. 8.--Le Bureau du Consistoire se compose du _Capoulié_, des
  _Assesseurs_ et des _Syndics_, ainsi que du _Chancelier_ et du
  _Vice-Chancelier_.

  Le Capoulié préside les assemblées générales du Félibrige, les
  réunions consistoriales et le Bureau du Consistoire.

  Les Assesseurs remplacent le Capoulié empêché; la présidence est
  déférée à celui que le Capoulié désigne, et au plus âgé au cas de
  non-désignation.

  Il y a autant d’Assesseurs que de Maintenances, et chaque Maintenance
  a aussi un Syndic chargé de l’administrer.

  Le Chancelier garde les archives, tient la correspondance et perçoit
  la cotisation des Félibres majoraux. Le Vice-Chancelier le remplace
  au besoin.

  ART. 9.--Le Bureau est élu pour trois ans dans la séance
  consistoriale de Sainte-Estelle. Le vote a lieu au scrutin secret.
  Les Majoraux absents peuvent voter par correspondance, pourvu que
  leurs bulletins soient signés.

  Le Capoulié est nommé par les Majoraux; mais c’est lui seul qui nomme
  le Chancelier et le Vice-Chancelier.

  Les Assesseurs et les Syndics sont nommés par les Majoraux de leur
  Maintenance.

  Le Capoulié sortant proclame le nouveau Bureau à la réunion de
  Sainte-Estelle.

  ART. 10.--Le Consistoire peut modifier les statuts sur la demande
  écrite de sept Félibres. Il peut exclure les indignes. Il peut
  dissoudre les Ecoles qui violent les Statuts. Il peut casser les
  décisions des Maintenances. Il peut se prononcer sur les questions
  grammaticales ou orthographiques. Pour toutes ces décisions, les deux
  tiers des suffrages sont nécessaires. Si le nombre des suffrages
  exprimés compte une voix de moins qu’un multiple de 3, le Capoulié
  ou son remplaçant peut donner une voix de plus; si, au contraire, le
  nombre des suffrages exprimés est supérieur d’une unité, il en sera
  tenu compte pour le calcul de la majorité.

  Le Consistoire peut, à la majorité simple, nommer des Majoraux, des
  Associés (_soci_), ainsi que des délégués pour le représenter; il
  peut créer des Maintenances. Il règle l’emploi de ses revenus.

  Les membres présents ont seuls droit de vote et, en cas de partage,
  la voix du Capoulié ou de son remplaçant est prépondérante.

  ART. 11.--Les décisions du Consistoire doivent être signées du
  Capoulié ainsi que du Chancelier; elles sont contresignées par
  l’assesseur de la Maintenance à laquelle la décision est relative.
  Lorsque la décision intéresse le Félibrige entier, elle doit être
  contresignée par tous les assesseurs.

  ART. 12.--Dans l’intervalle des sessions du Consistoire, le Bureau
  jouira de tous les droits consistoriaux, sauf de ceux qui concernent
  la modification des Statuts, le pouvoir de se prononcer sur les
  questions grammaticales ou orthographiques, et la nomination des
  Majoraux ou des auxiliaires.

  L’exclusion d’un Félibre ou la dissolution d’une Ecole félibréenne ne
  peuvent avoir lieu qu’à la majorité des deux tiers des voix. Cette
  majorité doit être: 2 sur 3, 3 sur 4, 4 sur 5, 4 sur 6, 5 sur 7, 6
  sur 8, 6 sur 9, 7 sur 10. S’il y a plus de 10 votants, on suivra la
  règle prescrite par l’article 10.

  Lorsqu’un siège de Majoral est vacant, le Bureau peut poser une ou
  plusieurs candidatures, mais pour cela l’unanimité des suffrages
  exprimés est nécessaire.

  Les membres du Bureau peuvent voter par écrit, et leurs bulletins
  seront conservés aux archives.

  ART. 13.--Cependant, l’exclusion d’un membre ou la dissolution d’une
  Ecole ne peuvent être prononcées que provisoirement par le Bureau,
  qui devra soumettre sa décision au Consistoire. Le Consistoire peut
  annuler cette décision, pourvu que cette annulation soit prononcée
  par les deux tiers des suffrages exprimés.

  Le Félibre coupable ou l’Ecole fautive peuvent se défendre devant le
  Consistoire.

  ART. 14.--Le Capoulié a la direction du Félibrige; il réunit le
  Consistoire et son Bureau, ainsi que les Assemblées générales. Il
  autorise ou repousse les candidatures de Félibres Mainteneurs avant
  leur présentation devant l’Assemblée de la Maintenance.

  ART. 15.--Dans les félibrées, le Capoulié a pour insigne l’_Etoile
  d’or à sept rayons_, et les Majoraux, la _Cigale d’or_.

  ART. 16.--Chaque cigale recevra du Consistoire un nom particulier
  qu’elle gardera à perpétuité.


DES FÉLIBRES MAINTENEURS

  ART. 17.--Les Félibres Mainteneurs sont en nombre illimité.

  ART. 18.--Ceux qui voudront posséder ce titre devront s’adresser au
  Bureau de la Maintenance de laquelle dépend leur dialecte natal.

  Le Bureau accepte ou repousse la demande; dans le premier cas, elle
  est transmise au Capoulié.

  Si celui-ci donne un avis favorable, la demande est de nouveau
  soumise à la réunion de la Maintenance qui se prononce en dernier
  ressort.

  ART. 19.--La Maintenance, dès qu’elle a ouvert sa réunion, statue
  sur les demandes d’admission. Un délégué va aussitôt chercher les
  nouveaux élus, qui prennent place à table à côté du Syndic.

  ART. 20.--Dans les réunions félibréennes, les Mainteneurs portent
  comme insigne une _Pervenche d’argent_.


DES MAINTENANCES

  ART. 21.--On entend par Maintenance la réunion des Félibres d’un
  grand dialecte de notre langue d’Oc.

  ART. 22.--Le Bureau de la Maintenance se compose du _Syndic_, de deux
  ou trois _Vice-Syndics_, des _Cabiscols_ de la Maintenance, et d’un
  _Secrétaire_.

  Le Syndic préside les assemblées de la Maintenance. En cas
  d’empêchement, il est remplacé par le Vice-Syndic qu’il désigne, et,
  à défaut de désignation, par le plus âgé.

  Les _Cabiscols_ administrent les Ecoles; le Secrétaire tient les
  archives et la correspondance. Il perçoit les cotisations des
  Félibres Mainteneurs.

  ART. 23.--Le Bureau de la Maintenance est élu pour trois ans.

  Le Syndic est nommé comme il est dit à l’article 9.

  Les Vice-Syndics et le Secrétaire sont nommés par les Félibres de la
  Maintenance.

  Les Cabiscols sont élus par les Ecoles conformément à l’article 30.

  ART. 24.--La Maintenance peut créer des Ecoles en se conformant aux
  articles 28 et 29. Elle nomme les Félibres Mainteneurs, conformément
  à l’article 18. Elle peut célébrer des fêtes littéraires ou
  artistiques, ainsi que des Jeux Floraux, soit d’elle-même, soit en
  se concertant avec des Sociétés ou avec des villes. Elle règle la
  disposition de ses revenus.

  Les Félibres présents aux réunions de Maintenance ont seuls droit de
  vote.

  Enfin, les Majoraux qui ne font pas partie du Bureau de la
  Maintenance n’ont pas le droit de voter sur les dépenses.

  ART. 25.--Dans l’intervalle des réunions, le Bureau a tous les droits
  de l’Assemblée de Maintenance, excepté celui de nommer des Félibres
  Mainteneurs; il a le droit de poser des candidatures au titre de
  Mainteneur; mais, en ce cas, l’unanimité des voix est nécessaire. Les
  membres du Bureau peuvent voter par écrit, et leurs bulletins de vote
  sont conservés aux archives.

  ART. 26.--Le Syndic administre la Maintenance; il en réunit les
  assemblées ainsi que celles du Bureau. Enfin, chaque année, dans
  la réunion générale de Sainte-Estelle, il fait un rapport sur les
  travaux effectués.

  ART. 27.--Dans les Assemblées de Maintenance, le Syndic porte une
  _Etoile d’argent à sept rayons_.


DES ÉCOLES

  ART. 28.--L’Ecole est la réunion des Félibres d’une même région.
  Elle a pour but l’émulation, l’enseignement des uns aux autres ou la
  collaboration à des travaux communs.

  L’Ecole est constituée par décision de Maintenance sur la demande de
  sept Félibres habitant le même centre.

  ART. 29.--Les Félibres qui veulent créer une Ecole font eux-mêmes
  leur règlement, tout en se conformant à l’esprit des Statuts et à
  l’obligation prescrite par l’article 7; ils le transmettent par écrit
  en même temps que leur demande au Bureau de la Maintenance, et ne
  peuvent, sans l’autorisation de celle-ci, modifier leur règlement.

  ART. 30.--L’Ecole élit elle-même son Bureau, dont le Président porte
  le nom de _Cabiscol_ et fait partie du Bureau de la Maintenance,
  comme il est dit à l’article 22.

  Chaque année, à la réunion de la Maintenance, le Cabiscol fait un
  rapport sur les travaux et les progrès de son Ecole.

  ART. 31.--L’Ecole peut être autorisée à s’agréger comme aides
  (_adjudaires_) les personnes de bonne volonté qui ne sont pas
  affiliées au Félibrige.


DES ASSEMBLÉES

  ART. 32.--Le Félibrige doit tenir, tous les sept ans, une _Assemblée
  plénière_ où sont distribuées les récompenses (_ii Joio_) des grands
  Jeux Floraux félibréens institués par l’article 46 des Statuts. Cette
  assemblée sera publique. Elle se tiendra dans chaque Maintenance à
  tour de rôle, et, à moins d’empêchement reconnu sérieux par le Bureau
  du Consistoire, elle aura lieu pour Sainte-Estelle, c’est-à-dire le
  21 mai.

  ART. 33.--Une _Réunion générale_ du Félibrige aura lieu tous les
  ans, le 21 mai, dans la ville désignée par le Bureau du Consistoire.
  Celui-ci, cependant, peut en changer la date, l’année où a lieu
  l’_Assemblée plénière_.

  Dans la _Réunion générale_, qui aura lieu à table, on traitera des
  choses intéressant le Félibrige, et on célébrera, en buvant à la
  _Coupe_, le saint anniversaire de notre renaissance.

  ART. 34.--Le Consistoire tiendra, une fois par an au moins, une
  réunion particulière. Elle aura lieu le 20 mai dans la ville choisie
  pour la célébration de la fête de Sainte-Estelle.

  Le Bureau du Consistoire se réunit à l’endroit désigné par le
  Capoulié et chaque fois que celui-ci le croit utile.

  ART. 35.--Le Capoulié a le droit de convoquer, s’il le faut, d’autres
  _Réunions générales_ et d’autres réunions du Consistoire que celles
  indiquées par les articles précédents. Mais ces assemblées ne peuvent
  s’occuper que des questions pour lesquelles elles sont convoquées.

  ART. 36.--Chaque Maintenance tient, une fois par an, une assemblée
  qui se réunit en septembre ou octobre dans la ville désignée par son
  Bureau. Cette réunion n’est pas publique et se tient à table. On y
  traite les affaires spéciales à la Maintenance.

  Le Syndic peut convoquer, s’il le juge nécessaire, d’autres
  Assemblées de Maintenance. Il réunit le Bureau de la Maintenance
  quand il le croit utile, il choisit de même le jour et le lieu de la
  réunion.

  ART. 37.--Enfin, les Ecoles choisissent elles-mêmes, à leur gré,
  leurs jours de réunion. Les membres des Ecoles doivent félibréjer
  (_félibreja_), c’est-à-dire se réunir de temps à autre à table
  pour se communiquer leurs créations nouvelles et s’encourager à la
  propagation du Félibrige. Ces réunions se nomment _Félibrées_ et sont
  de tradition dans le monde félibréen.


DE LA COTISATION

  ART. 38.--La cotisation de chaque Félibre est de 10 francs par
  an. Les Majoraux paient la leur entre les mains du Chancelier.
  Les Mainteneurs l’acquittent entre celles du Secrétaire de leur
  Maintenance.

  ART. 39.--Il est prélevé sur chaque cotisation de Mainteneur une dîme
  de 2 francs au profit du Consistoire.

  ART. 40.--Les revenus du Consistoire sont employés aux dépenses de
  l’administration, et spécialement à la publication d’un _Cartabeù_
  annuel où seront insérés les comptes rendus des réunions générales du
  Félibrige, du Consistoire et des Maintenances, les rapports du Syndic
  au Consistoire, ceux des Cabiscols aux Maintenances, et la liste des
  membres de l’Association. Le _Cartabeù_ sera envoyé gratuitement à
  tous les Félibres.

  ART. 41.--Chaque Félibre recevra aussi du Consistoire un diplôme en
  règle, signé et scellé par les Membres du Bureau.

  ART. 42.--Les revenus des Maintenances sont d’abord affectés aux
  frais de gestion, ensuite à l’organisation des Jeux Floraux, enfin à
  subventionner les Ecoles qui font des publications.

  Les subventions données pourront représenter autant d’abonnements
  auxdites publications qu’il y a de Félibres dans la Maintenance, de
  telle sorte que les Félibres recevront celles-ci gratuitement.

  Des subventions pourront aussi être fournies sans aucune espèce de
  compensation.

  ART. 43.--Les Ecoles font ce qu’elles veulent des revenus qu’elles
  peuvent avoir. Mais elles ne peuvent imposer de cotisations qu’à
  leurs membres auxiliaires (_adjudaires_) qui ne sont pas du Félibrige.

  ART. 44.--Le Chancelier paie sur mandat du Capoulié; les Secrétaires,
  sur mandat du Syndic de la Maintenance.


DES JEUX FLORAUX

  ART. 45.--Les concours littéraires que nous appelons Jeux Floraux
  sont de deux sortes:

  Les _Grands Jeux Floraux du Félibrige_ et les _Jeux Floraux de
  Maintenance_.

  ART. 46.--Les Jeux Floraux du Félibrige ont lieu tous les sept ans
  pour Sainte-Estelle. Le Consistoire entier forme le Jury.

  Seuls peuvent concourir les écrivains en langue d’Oc. Trois
  récompenses au plus sont mises au concours.

  La première est réservée au Gai-Savoir; c’est le Capoulié lui-même,
  en Assemblée plénière, qui proclame le nom du lauréat.

  Le lauréat devra choisir lui-même la Reine de la fête, et celle-ci,
  devant tous, lui mettra sur la tête la couronne d’olivier en argent,
  insigne des maîtres en Gai-Savoir.

  ART. 47.--Les Jeux Floraux de Maintenance sont ouverts par les
  Maintenances, par les Ecoles, par les Villes, par les Sociétés. Dans
  ce cas, le Syndic de la Maintenance où ont lieu les concours les
  déclare _Jeux Floraux_ par une décision qui devra être lue avant
  l’appel des lauréats, et désigne le Jury, qui se composera de sept
  Félibres, parmi lesquels il doit y avoir au moins un Majoral.

  ART. 48.--Le titre de _Maître en Gai-Savoir_ est donné par le
  Consistoire à toute personne qui aura obtenu le premier prix des
  _Grands Jeux Floraux du Félibrige_ ou trois premiers prix à des
  Jeux Floraux de Maintenance. Les seconds ou troisièmes prix des
  Jeux Floraux du Félibrige compteront comme des premiers prix de
  Maintenance.

  Les Maîtres en Gai-Savoir reçoivent une couronne d’olivier en argent.

  ART. 49.--Enfin, le Consistoire peut accorder par diplôme le titre
  d’_Associé du Félibrige_ aux personnes qui, étrangères au pays d’Oc,
  ont bien mérité du Félibrige par leurs écrits ou par leurs actes.

  Les associés ont le droit d’assister aux assemblées générales ou
  plénières.

                                Fait et délibéré en ville d’Avignon,
                                le 21 mai 1876, jour de Sainte-Estelle.

  _Le Chancelier_,
  L. ROUMIEUX.

                                                        _Le Président_,
                                                        FR. MISTRAL.


La Société fut reconnue par le Gouvernement de la République et, le 14
avril 1877, le Ministre de l’Intérieur avisait Fr. Mistral de cette
décision par la lettre suivante:

_A Monsieur Fr. Mistral, à Maillane_ (_Bouches du-Rhône_).

  MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR

                                               Paris, le 14 avril 1877.

  DIRECTION GÉNÉRALE
  DE LA
  SURETÉ PUBLIQUE

  2me Bureau

  MONSIEUR,

  J’ai reçu la demande que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser au
  nom d’un groupe de littérateurs et d’artistes méridionaux, à l’effet
  d’obtenir l’autorisation d’organiser, sous le nom de _Félibrige_,
  une association littéraire destinée à relier et à encourager les
  lettrés et les savants dont les travaux ont pour but la culture et la
  conservation de la langue provençale.

  Je suis heureux de pouvoir vous informer, Monsieur, que cette
  demande m’a paru mériter le plus favorable accueil et que je me suis
  empressé d’écrire dans ce sens à M. le Préfet des Bouches-du-Rhône en
  l’invitant à prendre un arrêté autorisant la constitution régulière
  de l’Association du Félibrige.

  Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

                                  _Le Président du Conseil,
                                  Ministre de l’Intérieur_
                                  (Pour le Ministre et par délégation),
                                  _Le Directeur de la Sûreté Générale_,
                                  DE BOISLISLE.


_République Française_

ARRÊTÉ

  Le Préfet des Bouches-du-Rhône, correspondant de l’Institut, officier
  de la Légion d’honneur:

  Vu la demande de M. Fr. Mistral, adressée à M. le Ministre de
  l’Intérieur, à l’effet d’obtenir l’autorisation de former une
  Association littéraire sous le nom de Félibrige;

  Vu les statuts projetés pour ladite Association et produits à l’appui
  de la demande;

  Vu la dépêche de M. le Ministre de l’Intérieur, du 14 avril 1877;

  Vu le rapport de M. le Sous-Préfet d’Arles;

  Vu le décret du 25 mars 1852;

  Arrête:

  ARTICLE PREMIER.--Est autorisée la formation d’une Association
  littéraire sous le nom de _Félibrige_, dont le siège sera à Maillane,
  arrondissement d’Arles.

  ART. 2.--Sont approuvés les Statuts susvisés, dont un original
  demeurera annexé à la minute du présent; aucune modification ne
  pourra être apportée à ces Statuts sans avoir été au préalable
  approuvée par l’Administration.

  ART. 3.--Ampliation du présent arrêté sera adressée à M. le
  Sous-Préfet d’Arles, chargé de la notifier au Président, M.
  Mistral, à Maillane, sur papier timbré de 1 fr. 80, et d’en assurer
  l’exécution.

  Marseille, le 4 mai 1877.

                                   Pour expédition conforme:
                                   Pour le préfet des Bouches-du-Rhône
                                   en tournée de revision:
                                   _Le Secrétaire Général délégué_,
                                   _Signé_: A. PAYELLE.


  Pour copie conforme:
  _Le Secrétaire Général_,
  A. PAYELLE.

                             Pour le Sous-Préfet:
                             _Le Conseiller d’arrondissement délégué_,
                             _Signé_: EMILE FASSIN.

  Pour copie certifiée conforme:
  _Le Maire de Maillane_,
  LAVILLE.


Ce chapitre serait incomplet, si nous ne donnions la nomenclature des
_Capouliés_ ou Grands Maîtres du Félibrige de Provence.

Le premier en date fut _Mistral_; vinrent ensuite _Roumanille_ et
_Félix Gras_. Ce dernier, qu’une mort imprévue vient d’enlever à
l’affection de tous, a eu pour successeur M. _Pierre Devoluy_. Le
nouveau Capoulié, capitaine du génie, fait partie de cette série de
poètes-soldats, comme Florian, La Tour d’Auvergne et les anciens
troubadours, qui, la plume sur l’oreille et l’épée à la main,
s’élançaient à l’assaut des forteresses sarrasines et contaient ensuite
les prouesses des croisés en des dithyrambes qui les ont illustrés.

[Illustration: Arles: Cloître de Saint-Trophime.]

C’est à Arles la Romaine qu’a eu lieu l’élection, sous la présidence
de F. Mistral. Les concurrents de l’élu étaient au nombre de cinq, et
tous avaient des titres sérieux à cette distinction; c’étaient MM.
_Arnavielle_, le baron _Guilibert_, _Astruc_, _de Berluc-Pérussis_ et
_Alphonse Tavan_; les suffrages se portèrent sur M. _Pierre Devoluy_,
qui n’en a triomphé qu’avec plus d’éclat.

Le nouveau Capoulié, de son vrai nom _Pierre Groslong_, est surtout
connu dans le monde des lettres sous son pseudonyme Pierre Devoluy.
Jeune, ardent, actif, le Félibrige, avec lui, entrera dans une période
de travail pratique, et l’éclosion d’œuvres magnifiques devra marquer
son passage au Capouliérat. Auteur de l’_Histoire nationale de la
Provence et du Midi_, couronnée aux Jeux Floraux septennaux d’Arles en
1899, il avait donné précédemment, en 1892, toute une série de poèmes
français, sous le titre de _Bois ton sang_.

Né en 1862, à Châtillon, dans la Drôme, le successeur du regretté Félix
Gras appartient comme ce dernier à la grande famille républicaine.
Son père, après le 2 décembre, fut enfermé, avec le père de Maurice
Faure, dans la tour de Crest, de funeste mémoire. Plus tard, à
l’Ecole Polytechnique, il se rencontra avec _Cazemajou_, qui devait
mourir massacré dans cette malheureuse expédition de Binder, où le
sang français rougit à nouveau cette mystérieuse terre d’Afrique.
Cazemajou était Provençal et c’est dans leur dialecte natal que
s’entretenaient les deux amis, prenant plaisir, devant les camarades du
Nord, à renouveler par des plaisanteries cordiales ou des gamineries
les luttes du temps de la fameuse croisade contre les Albigeois. Le
sentiment littéraire, l’amour des lettres qui étaient innés chez le
jeune polytechnicien ne firent que s’affirmer par la fréquentation
d’un compatriote. Cazemajou lui rappelait la Provence, il lui
apportait comme un reflet du pays natal. Aussi peut-on dire que cette
liaison fut, pour le futur capitaine du génie, admirateur des œuvres
de Mistral, la cause déterminante qui le fit s’engager dans cette
voie de la poésie où les idées s’épanouissent comme des fleurs, où
les sentiments sont l’expression la plus pure du cœur humain. Chose
curieuse à constater: sa vocation se produisit dans le milieu le plus
défavorable, dans une école qui, par son enseignement et le but de ses
études, semblait l’atmosphère la moins propice à l’éclosion des germes
poétiques. Les garnisons du Nord exercèrent un moment leur influence
calmante sur le cerveau enfiévré de l’enfant du Midi; mais il suffit
d’un retour vers la Côte d’Azur pour que son âme s’ouvrît comme une
fleur au soleil de Provence.

A partir de ce moment, le Félibrige compta un membre de plus. Les
études en prose et en vers qu’il publia alors, soit dans l’_Aioli_,
soit dans diverses revues provençales, attirèrent sur lui l’attention
des Majoraux et le signalèrent à leurs suffrages. Les félicitations que
le Félibrige de Paris lui adressa lors de sa nomination et la réponse
si chaude et si cordiale qui lui fut faite doivent resserrer le lien
qui unit les deux Sociétés, comme deux sœurs marchant la main dans
la main vers le même but et avec les mêmes sentiments. Pour obtenir
cet heureux résultat, le nouveau Capoulié n’aura qu’à s’inspirer de
l’exemple de son éminent prédécesseur, qui considéra les deux Sociétés
comme deux forces dont l’union nécessaire doit amener la réalisation
de nos vœux les plus chers pour notre beau pays et la gloire de la
patrie française. Les Félibres de Paris, qui ont déjà pu apprécier les
mérites de M. Pierre Devoluy et subi l’influence de son charme, ne lui
ménageront ni leur concours ni leur sympathie.

Nous ne pourrions mieux terminer ce chapitre consacré au Félibrige
de Provence qu’en citant comme un de ses plus dévoués collaborateurs
le sympathique chancelier, Paul Mariéton, directeur de la _Revue
Félibréenne_ aujourd’hui si répandue et si estimée aussi bien à Paris
que dans le Midi.


NOTES

  [31] D’où son titre de _Père des Félibres_.

  [32] M. Mariéton, dans son ouvrage: _la Terre provençale_ (Paris,
  Lemerre), cite cette observation sur l’importance du nombre 7 à
  Avignon comme ayant été faite par un voyageur hollandais, qui visita
  cette ville au commencement du XVIIIe siècle.

  [33] Estelle, en provençal, signifie étoile.

  [34] Voir, à ce sujet, les discours qu’il a prononcés comme
  _capoulié_ du Félibrige aux banquets de Sainte-Estelle (_Armana
  prouvençaù_, 1877).

  [35] Nous sommes de la grande France, franchement et loyalement.

  [36] Voir, sur cette question, notre brochure sur _l’Utilisation des
  idiomes du Midi pour l’enseignement du français_ (Paris, Le Soudier,
  1898).

  [37]

    J’aime mon village plus que ton village;
    J’aime ma Provence plus que ta province;
    J’aime la France plus que tout.

    Epigraphe des œuvres de Félix Gras (Avignon, Roumanille, 1876).

  [38] Traduction française, d’après le texte provençal (Jourdanne,
  _Histoire du Félibrige_; Avignon, Roumanille).



V

LES CIGALIERS ET LES FÉLIBRES DE PARIS

  Les Provençaux à Paris après 1870.--Leur groupement.--Création de la
  première société méridionale.--La Cigale.--Le mouvement littéraire
  félibréen et la fondation du félibrige de Paris.--Son programme.--Ses
  statuts.


Le mouvement félibréen se propageait avec trop de rapidité dans le
Midi pour n’avoir pas bientôt sa répercussion à Paris. Après 1871, les
Méridionaux, dont l’émigration vers la capitale avait été restreinte
jusque-là à de moindres proportions que celles des autres provinciaux,
ne purent résister à l’impulsion générale qui, à partir de cette
époque, y fit affluer non seulement les étrangers, mais aussi les
habitants des départements les plus éloignés. Bientôt leur nombre fut
assez considérable, et, parmi ceux qui s’y établirent, on remarqua
surtout des littérateurs, des hommes politiques, des peintres, des
sculpteurs et autres artistes qui venaient y chercher la consécration
de leurs talents respectifs. Emportés dans le mouvement sans cesse
croissant de la vie parisienne, perdus dans la foule affairée et
haletante, les Méridionaux, sans cesser d’apprécier les mérites de
leur nouvelle résidence, n’avaient pas oublié le clocher natal, et le
pieux souvenir de la petite patrie était demeuré intact dans leur cœur.
De là leur désir de se connaître, de se rapprocher, afin de retrouver
dans cette union comme un reflet de la Provence. Le moment le plus
favorable pour grouper toutes les intelligences qui représentaient
avec le plus d’autorité la langue, les mœurs et les usages du Midi
parut donc être arrivé, et ce fut Maurice Faure, inconnu alors, célèbre
aujourd’hui, qui devint le promoteur du projet. Partageant ses idées
et son enthousiasme, le peintre Eugène Baudouin, qui avait emporté
sur sa palette les tons chauds et colorés des fleurs et du ciel de
son pays, et Xavier de Ricard, gentilhomme de lettres, s’étaient
joints à l’inspirateur de cette fraternelle et patriotique pensée.
Ardents, infatigables, jeunes tous trois, pleins de confiance dans
l’avenir, ils virent bientôt accourir autour d’eux les membres les plus
distingués de la colonie provençale. On y remarquait Amédée Pichot, le
poète Méry, Adolphe Dumas, qui valut à Mistral l’admiration et l’amitié
de Lamartine, Moquin-Tandon et bien d’autres. Amédée Pichot possédait
à un si haut degré le culte de la littérature méridionale qu’il fit
construire, entre Bellevue et Sèvres, une villa qui était un véritable
temple élevé en l’honneur de la muse provençale. Il le fit orner de
décorations céramiques dont l’exécution fut confiée à Balze. Elles
représentaient des scènes du Midi, qu’il ne voulut laisser à personne
le soin de caractériser par des proverbes et des vers provençaux. Tout
près de là, avenue Mélanie, J.-B. Dumas (d’Alais) fit également acte de
félibre en prenant pour devise: _Ai fa moun mas_; au-dessus de la porte
de la charmante villa qu’il habita jusqu’à sa mort, on peut lire encore
aujourd’hui: _Mas J.-B. Dumas_. Plus tard, le Félibrige de Paris, dont
nous parlerons bientôt, confia au sculpteur _Truphème_ l’érection, à
Meudon, du buste de Rabelais, en souvenir de son séjour dans le Midi et
des provençalismes dont il sema son œuvre entière.

[Illustration: Arles: Ruines du théâtre romain.]

Ce fut ainsi que, d’étape en étape, les Méridionaux de Paris fondèrent
une association qui eut nom _la Cigale_, d’après l’emblème des
troubadours. Après avoir choisi Henri de Bornier comme président,
ils résolurent de se réunir dans un banquet mensuel, dont le premier
eut lieu en 1875, au Palais-Royal, chez Corraza. Dans son excellent
discours, l’auteur déjà célèbre de _la Fille de Roland_ donna à
l’événement du jour une interprétation qu’il estimait exacte, en
l’élevant à la hauteur des besoins auxquels il répondait, aussi bien
au point de vue de l’art qu’à celui du groupement des intérêts et des
individualités les plus marquantes du Midi. Les premiers Cigaliers
s’étaient-ils réellement tracé un programme si complet, avaient-ils
visé un but si élevé? Évidemment non. Ils ne pouvaient espérer de cette
manifestation que la réalisation d’une partie de leurs aspirations.
Dans leur esprit, la part qui devait être faite à la rénovation de
la langue provençale avait été quelque peu négligée. Il semble,
d’ailleurs, qu’une société composée surtout d’artistes, où les hommes
de lettres et les poètes ne figuraient qu’en infime minorité, fût
peu qualifiée pour s’occuper utilement de littérature, de philologie
et de linguistique. Mais la situation ne tarda pas à se modifier. La
magnifique fête que les Cigaliers offrirent aux Félibres de Provence
à l’Hôtel-Continental, au lendemain de leur réception dans le Midi,
et à l’occasion de l’Exposition de 1878, fut le point de départ d’une
nouvelle organisation. A ce banquet, présidé par Henri de Bornier, qui,
dans une magnifique pièce de vers, salua en Aubanel, en Roumanille et
en Félix Gras[39] les représentants les plus illustres du Félibrige,
M. Bardoux, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, ne
craignit pas de donner aux sociétés méridionales une consécration
officielle. En une improvisation chaude et brillante, il vanta
l’enthousiasme artistique et littéraire dont elles étaient nées, sans
s’arrêter aux polémiques quelquefois injurieuses, toujours injustes,
auxquelles elles avaient donné lieu. C’est à la suite de cette
solennité que Maurice Faure, profitant très habilement de ce moment
d’accalmie, encouragé par les Félibres du Midi qui s’étaient ralliés
à ses idées, projeta la création d’une seconde société méridionale à
Paris.

Avec une foi d’apôtre et une opiniâtreté qui puisait sa force dans
son ardent amour de sa chère Provence, de sa langue si harmonieuse et
si riche, de ses mœurs et de ses usages locaux, Maurice Faure poussa
son entreprise. _La Cigale_ aurait une sœur qui, tout en conservant
l’élément artistique qui y dominait, ferait aux travaux de philologie
provençale et de littérature une part plus large.

Après s’être adjoint _A. Duc_ (_dit Ducquercy_), _Baptiste Bonnet_, le
_baron de Tourtoulon_ et le _marquis de Villeneuve-Esclapon_, Maurice
Faure proposa à ses nouveaux collaborateurs de se réunir chaque semaine
au restaurant Martin, rue Dauphine[40]. Martin était un cuisinier
marseillais qui avait su s’attirer la clientèle de ses compatriotes en
leur offrant les mets de leur pays. On y mangeait la _bouillabaisse_,
l’_aioli_, la _brandade de morue_, la _soupo aù fiéla_, la _bourrido_,
les _paquets de La Pomme_ et autres plats locaux, arrosés des vins
exquis de Châteauneuf, de la Nerthe, de Lamalgue, de Cassis, de
l’Ermitage et du Saint-Pérey mousseux, tout comme sur La Cannebière.
Son enseigne était un modèle du genre; libellée en provençal, elle
empruntait au Journal de Mistral son épigraphe:

    «NAOUTRE LI BOUN PROUVENÇAU
    AÙ SUFFRAGI UNIVERSAÙ
    VAUTAREN PER L’ÔLI
    E FAREN L’AÏOLI[41].»

S’il est vrai, comme il a été dit, qu’une bonne table n’a pas toujours
été étrangère au succès d’une bonne cause, les Félibres de Paris
doivent avouer que le restaurateur Martin a su, par sa cuisine exquise,
amener à leur société un courant sympathique et bien des adhérents
qui auraient pu l’ignorer s’ils n’avaient été séduits par les vapeurs
embaumées qui s’échappaient de ses casseroles. Le Midi lui doit d’avoir
été, dans la capitale, le propagateur le plus habile de sa cuisine,
aujourd’hui généralement répandue et pour ainsi dire classique dans
certains établissements parisiens.

Dans un de ces banquets où régnait la plus franche gaîté et qui était
comme le rendez-vous des Provençaux, Maurice Faure forma le noyau
embryonnaire du futur Félibrige parisien. Il s’était proposé de faire
naître la nouvelle Société d’une manifestation félibréenne. Il fut donc
convenu que l’on fêterait la Sainte-Estelle, patronne du Félibrige, en
1879, à Sceaux, en commémoration de la visite des Félibres en 1878, et
aussi comme un rappel de la fête qui leur avait été offerte à cette
occasion à l’Hôtel-Continental.

On s’est souvent demandé pourquoi les Félibres avaient choisi
_Sceaux_ plutôt que tout autre village des environs de Paris. C’est
que Sceaux évoquait le souvenir de Florian, dont les Cigaliers,
quoique indifférents au mouvement félibréen, pouvaient cependant
honorer la mémoire et comme Cévenol et comme fabuliste français. Ce
souvenir formait, entre Cigaliers et Félibres, la base d’une entente
qui leur permettait de se réunir amicalement dans les mêmes agapes
fraternelles, d’y glorifier le Midi en commun, sans changer leurs
programmes respectifs, sans nuire au développement de leurs aspirations
légitimes. Fêter Florian à Sceaux, c’était pour chacun se placer sur
un terrain neutre. Si les Cigaliers préféraient s’exprimer en français
pour honorer la mémoire du fabuliste, les Félibres, en employant
le provençal, rendaient également hommage à l’auteur de la romance
d’_Estelle et Némorin_:

    _Ai! savés din voste vilage
    Un jouine e tendre pastourel!_

A ces raisons, un attrait s’ajoutait encore et militait en faveur
de ce site charmant. Une Société littéraire n’était ni déplacée ni
étrangère sous les ombrages de cette ville de Sceaux qui, sous Louis
XIV, était comme une petite Athènes, avec ses poètes, ses savants, ses
philosophes. Si, par un retour sur le passé, nous faisons revivre dans
notre imagination ce qu’en 1714 on appelait les _Nuits de Sceaux_,
nous assistons à ces fêtes magnifiques données par la petite cour de
la duchesse du Maine et qui brillèrent d’un éclat assez vif pour que
l’histoire n’ait pas dédaigné de les enregistrer.

Il ne pouvait en être autrement quand Malézieu, l’abbé Genest, le
marquis de Saint-Aulaire (que la duchesse appelait son Apollon et son
berger), le duc de Bourgogne, le maréchal de Polignac, de Vaubrun,
Destouches, Mme de Staal-Delaunay et tant d’autres y dépensaient leur
esprit et leur talent sans compter. Fontenelle lui-même y fréquenta
longtemps et Voltaire y composa _Zadig_. Enfin, au point de vue
provençal, Sceaux se trouvait rattaché au Félibrige par le souvenir
qu’y laissa Mouret (d’Avignon), comme surintendant de la musique de
la duchesse. Ce fut sous ces arbres centenaires, dans les bosquets
touffus où la rose et le jasmin l’enivraient de leurs parfums en lui
rappelant sa terre natale, qu’il composa la musique des fameuses _Nuits
de Sceaux_, dont les accords mélodieux firent retentir les échos de
cette demeure princière. Mais il s’affirma surtout Méridional ardent
et Félibre avant le Félibrige lorsque, l’esprit plein des souvenirs
de sa jeunesse, il composa _la Provençale_, poème charmant qui eut
l’honneur d’être représenté à l’Opéra, où notre langue fit sa première
apparition, accompagnée par des galoubets et des tambourins. Quel
village de la banlieue de Paris aurait aux yeux des intéressés réuni
tant de titres? C’est à bon droit que les Méridionaux en ont fait le
rendez-vous annuel de leur fête patronale, la Sainte-Estelle.

Le premier banquet félibréen donné à Sceaux eut lieu en 1879. Il fut
présidé par le baron de Tourtoulon, l’historien de Jacques d’Aragon,
le fondateur de la _Revue des langues romanes_ de Montpellier.
Ce président, qui avait précédemment assisté à la fondation du
Félibrige de Provence, rappelait aux convives, par sa seule présence,
les diverses étapes de cette Société, les obstacles qu’elle avait
dû surmonter, les luttes soutenues contre l’hostilité des uns ou
l’indifférence des autres, puis le succès final. Il semblait également
les prévenir que, comme les Félibres de Provence, ils auraient leurs
détracteurs, leurs malveillants et leurs sceptiques. Mais le but
à atteindre est noble: c’est le réveil de tout un passé qui n’a
pas manqué de grandeur, c’est la rénovation d’une langue dont les
œuvres littéraires ont pu inspirer les poètes et les écrivains du
Nord, et, comme l’a dit un académicien[42], marcher de pair avec la
poésie française, «la France étant assez riche pour se payer deux
littératures».

A la suite de ce banquet, la _Société des Félibres de Paris_ (_Soucieta
felibrenco de Paris_) se trouva constituée par les sept membres
fondateurs suivants:

  MAURICE FAURE, publiciste, fonctionnaire;

  J.-B. AMY, sculpteur;

  P. GRIVOLAS, peintre;

  DUCQUERCY, homme de lettres;

  B. BONNET, qui devait plus tard nous donner _Vido d’infan_;

  J. BAUQUIER, romanisant émérite, archiviste paléographe;

  LOUIS GLEIZE, poète provençal, qui réussit également bien en
  français, auteur de la chanson _Mireille et mes amours_, un des
  grands succès des concerts.

Le programme et les statuts de la Société furent approuvés par le
Gouvernement. Nous allons les reproduire fidèlement, comme nous l’avons
fait pour ceux du Félibrige de Provence.


SOCIÉTÉ DES FÉLIBRES DE PARIS

(SOUCIETA FELIBRENCO DE PARIS)

STATUTS

I.--BUT ET ACTION DE LA SOCIÉTÉ

  ARTICLE PREMIER.--Sous le titre de «Société des Félibres de Paris
  (_Soucieta felibrenco de Paris_)», il est créé, à Paris, une
  Association ayant pour objet d’étudier le Midi de la France dans ses
  idiomes, ses beaux-arts, ses traditions, son histoire; de seconder la
  renaissance littéraire de la langue d’Oc, et de contribuer ainsi à
  l’accroissement des richesses intellectuelles de la patrie française.

  ART. 2.--La Société s’interdit de toucher aux questions politiques,
  religieuses et philosophiques.

  ART. 3.--Elle manifeste son action par des réunions périodiques, des
  assemblées générales, des fêtes, des concours, des publications ayant
  trait aux dialectes méridionaux, etc.

  ART. 4.--La Société se compose de Membres titulaires, de Membres
  correspondants et de Membres associés.

  Les Membres titulaires ne peuvent dépasser le nombre de cinquante.

  Les Correspondants sont les Membres titulaires qui ont cessé de
  résider au Siège de la Société. Pendant leur séjour à Paris, ils
  peuvent assister aux réunions périodiques, avec les mêmes droits que
  les membres titulaires.

  Les Membres associés, dont le nombre n’est pas limité, sont choisis
  parmi les amis du Félibrige qui veulent encourager par leur concours
  la _Société des Félibres de Paris_. Ils sont convoqués de droit aux
  Assemblées générales et aux fêtes organisées par l’Association.
  Ils jouissent des mêmes réductions que les titulaires et les
  correspondants sur le prix des publications de la Société.

  Il peut être créé des Membres honoraires.

  ART. 5.--L’élection des Membres titulaires et associés est faite au
  scrutin secret par les Membres titulaires.

  Tout candidat doit être présenté par deux Membres titulaires au
  moins, et adhérer au but poursuivi par la Société en affirmant sa
  ferme intention de s’associer à ses efforts.

  L’élection n’est valable que si la candidature a été régulièrement
  annoncée dans une séance antérieure à celle où le scrutin doit être
  ouvert.

  Trois voix opposantes, quel que soit le nombre des votants, suffisent
  pour entraîner obligatoirement le rejet de la candidature proposée.

  Tout titulaire nouvellement élu doit, dans la première réunion à
  laquelle il assiste, répondre par un discours en langue d’Oc aux
  paroles de bienvenue que lui adresse un Membre désigné par le Bureau.


II.--RESSOURCES DE LA SOCIÉTÉ.--COMPTABILITÉ

  ART. 6.--Les ressources de la Société se composent des cotisations de
  ses Membres, du produit des publications et des libéralités dont elle
  peut être l’objet.

  La cotisation annuelle est fixée à 10 francs pour les Membres
  titulaires, les correspondants et les associés, à 20 francs pour les
  Membres honoraires.

  Un compte rendu financier est présenté, chaque année, par le Bureau,
  dans une Assemblée générale à laquelle tous les Sociétaires sont
  convoqués.

  Les fonds provenant des cotisations ou autres, constituant les
  ressources de la Société, ne peuvent être affectés qu’à des dépenses
  d’administration ou de publication.


III.--ADMINISTRATION DE LA SOCIÉTÉ

  ART. 7.--Les Membres titulaires sont exclusivement chargés de
  l’Administration de la Société.

  Le Bureau se compose d’un Président, de trois Vice-Présidents, d’un
  Trésorier et de deux Secrétaires.

  ART. 8.--Les Membres du Bureau sont pris parmi les Membres
  titulaires; ils sont élus par ces derniers, pour un an, au scrutin
  secret, à la majorité absolue des suffrages exprimés au premier tour,
  à la majorité relative au second.

  ART. 9.--Le Président ne peut être élu plus de deux années de suite
  dans les mêmes fonctions. Il a voix prépondérante en cas de partage.

  ART. 10.--Le Bureau, sous la direction du Président, exécute les
  décisions prises dans les réunions périodiques ou en Assemblée
  générale.

  ART. 11.--Des Commissions spéciales peuvent être organisées par
  décision de l’Assemblée des Membres titulaires qui délimitent leur
  pouvoir.

  ART. 12.--Les décisions de l’Assemblée générale ou des réunions
  périodiques sont valables quel que soit le nombre des Membres
  présents, si tous les Membres qui doivent être convoqués ont été
  régulièrement avisés par le Secrétariat.

  ART. 13.--Le procès-verbal des séances, tant des réunions périodiques
  et des Assemblées générales que des Commissions, est tenu par l’un
  des Secrétaires de la Société, ou par celui des Commissions spéciales.

  ART. 14.--Le Président est suppléé, en cas d’empêchement ou
  d’absence, par l’un des Vice-Présidents.


IV.--DISPOSITIONS GÉNÉRALES

  ART. 15.--Nul changement aux présents Statuts ne peut être adopté, si
  la demande n’a été formée par trois Membres, et votée par la majorité
  absolue des titulaires présents à la séance où la modification a été
  mise à l’ordre du jour.

  ART. 16.--L’Assemblée des Membres titulaires a le droit de déclarer
  démissionnaires les Membres de la Société qui ne se conformeraient
  pas aux obligations imposées par les Statuts ou aux décisions
  régulièrement prises.

  ART. 17.--Les dames ne peuvent être admises aux réunions périodiques
  des Membres titulaires.

  ART. 18.--Le Bureau peut inviter aux séances de la Société les
  Félibres et les notabilités méridionales de passage à Paris.

  ART. 19.--Le montant des banquets qui pourront être organisés sera
  toujours payé au moyen des cotisations spéciales et personnelles des
  membres qui y prendront part.

                                            Paris, le 23 juillet 1879.
                                            Pour copie conforme:
                                            _Le Président_,
                                            C. DE TOURTOULON.


Le Programme et les Statuts de la Société des Félibres de Paris ont été
autorisés le 11 décembre 1880 par l’arrêté suivant:

  RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

                                         Société des Félibres de Paris.

  PRÉFECTURE
  DE
  POLICE

  Nº 33.389

  Nous, Préfet de Police, sur la demande à nous adressée, le 3 novembre
  1880, par les personnes dont les noms et adresses figurent sur la
  liste ci-jointe, demande ayant pour but d’obtenir l’autorisation
  nécessaire à la constitution régulière d’une association fondée à
  Paris sous la dénomination de: «_Société des Félibres de Paris_»,
  dont le Siège serait établi rue du Regard, 10;

  Ensemble les Statuts de ladite Association; vu l’article 291 du Code
  pénal et la loi du 10 avril 1834;

  Arrêtons:

  ARTICLE PREMIER.--L’Association organisée à Paris sous la
  dénomination de: _Société des Félibres de Paris_, est autorisée à se
  constituer et à fonctionner régulièrement.

  ART. 2.--Sont approuvés les Statuts susvisés tels qu’ils sont annexés
  au présent arrêté.

  ART. 3.--Les Membres de l’Association devront se conformer
  strictement aux conditions suivantes:

  1º Justifier du présent arrêté au commissaire de police du quartier
  sur lequel auront lieu les réunions; 2º n’apporter, sans notre
  autorisation préalable, aucune modification aux Statuts, tels qu’ils
  sont ci-annexés; 3º faire connaître à la Préfecture de police,
  au moins cinq jours à l’avance, le local, le jour et l’heure des
  réunions générales; 4º n’y admettre que les Membres de la Société
  et ne s’y occuper, sous quelque prétexte que ce soit, d’aucun objet
  étranger au but indiqué dans les Statuts, sous peine de suspension ou
  de dissolution immédiate; 5º se pourvoir d’autorisations spéciales
  pour les fêtes organisées par la Société et auxquelles des personnes
  étrangères seraient admises; 6º nous adresser, chaque année, une
  liste contenant les noms, prénoms, professions et domiciles des
  Sociétaires, la désignation des Membres du Bureau, sans préjudice des
  documents spéciaux que la Société doit également fournir chaque année
  sur le mouvement de son personnel et sur sa situation financière.

  ART. 4.--Ampliation du présent arrêté, qui devra être inséré en tête
  des Statuts, sera transmise au commissaire de police du quartier
  Notre-Dame-des-Champs, qui le notifiera au Président de l’Association
  et en assurera l’exécution en ce qui le concerne.

  Fait à Paris, le 11 décembre 1880.

                                        |_Le Député, Préfet de Police_,
                                        |ANDRIEUX.
                                        |Pour ampliation:
                                        |_Le Secrétaire général_,
                                        |J. CAMBON.

  Vu pour être remis en forme de notification.
  Paris, le 24 décembre 1880.
  _Le Commissaire de police_,
  DUMANCHIN.


Après avoir lu et comparé les Règlements et Statuts du Félibrige de
Provence et des Félibres de Paris, on constate que, s’il y a des
différences dans l’organisation, l’administration ou l’étendue des
pouvoirs, du moins le but général poursuivi par les deux Sociétés est
le même. Toutes deux s’appliquent à l’épuration de la langue provençale
et à sa propagation par des moyens pratiques; toutes deux ont entrepris
de rappeler les coutumes, jeux et usages dont la tradition populaire
est arrivée jusqu’à nous. Elles veulent également relier la langue
romane des derniers siècles des troubadours au provençal actuel par
une littérature forte, élevée, par des œuvres poétiques de grande
allure. L’exécution de cette partie du programme, la plus difficile,
est absolument nécessaire si l’on veut donner au dialecte provençal
l’éclat dont a joui le roman, et faire oublier une période néfaste
qui l’a empêché d’atteindre à la perfection du français. Frappée de
déchéance après la croisade contre les Albigeois, la langue romane se
ressentit forcément des siècles d’obscurantisme qui s’appesantirent
sur elle. Dégénérée, elle descendit au rang des patois, et ce n’est pas
trop des efforts des lettrés méridionaux, secondés par ceux de tous
les pays, pour lui rendre une pureté de forme et d’expression digne de
son ancienne perfection et de la place qu’elle a jadis occupée dans
l’histoire littéraire de notre Provence ensoleillée.

Lorsque la Société des Félibres de Paris se fonda, on fut tenté de la
regarder comme une branche cadette, comme une annexe du Félibrige de
Provence. La publication de ses statuts suffit pour éclairer aussitôt
l’opinion. Elle démontra, en effet, clairement que, si les deux
Sociétés poursuivent un but commun, elles ne sont pas moins absolument
indépendantes l’une de l’autre. Les Félibres de Paris ne sont rattachés
à aucune maintenance; ils conservent leur libre arbitre, et leurs
décisions, aussi bien que leurs manifestations, à Paris ou en province,
n’ont pas à recevoir l’approbation ni à craindre le _veto_ du Félibrige
du Midi.

Indépendants, ils ne sont inféodés à aucune méthode spéciale. Très
éclectiques, au point de vue linguistique, non seulement ils admettent
tous les dialectes méridionaux, mais leur organe, le _Viro-souleù_, est
une publication bilingue dont le succès s’affirme chaque jour.

[Illustration: Théâtre d’Orange.]

Accueillis tout d’abord d’une façon plutôt ironique, ils n’ont pas
tardé à obtenir un succès de curiosité. Puis leur sincérité, leur
enthousiasme débordant, l’amour qu’ils ont voué au sol natal, qu’ils
chantent et proclament dans leurs réunions et leurs fêtes, leur
ont concilié la bienveillance du Paris intellectuel. Partout, au
café Voltaire, à Sceaux, au théâtre antique d’Orange ou dans leurs
pèlerinages félibréens, il les suit, sympathique et joyeux. Il aime
ces enfants du Midi, dont l’exubérance chante la vie, dont les yeux
de flamme semblent avoir emporté un rayon de leur soleil, dont la
voix chaude et vibrante résonne comme une fanfare; c’est pour lui un
spectacle nouveau, il regarde, écoute et applaudit. Hier, c’était
au bois de Boulogne, où la petite phalange venait, sous la clarté
astrale, réciter des vers au légendaire troubadour _Catelan_. Puis,
c’est dans l’antique théâtre romain d’Orange que le Parisien bat des
mains aux magnifiques strophes de _Pallas-Athénée_, chantées par Mlle
Bréval. _Les Erynnies_, de Leconte de Lisle, _Antigone_, _Œdipe roi_,
interprétés par les artistes de la Comédie-Française, lui arrachent
des cris d’enthousiasme. Ah! c’est qu’ici nous ne sommes plus sous les
brumes du Nord; le ciel limpide et chaud communique ses ardeurs, il
a dégelé toutes les conventions plus ou moins protocolesques; chacun
redevient lui-même, la nature reprend ses droits. On a souvent parlé
de l’antagonisme entre les races du Nord et celles du Midi; on a de la
peine à y croire lorsqu’on suit les Félibres dans leurs pérégrinations
annuelles. C’est un spectacle digne d’intérêt que ces races opposées et
prétendues rivales, confondues, la main dans la main, partageant les
mêmes joies et les mêmes enthousiasmes. Là où la politique est restée
impuissante, les arts et la littérature ont triomphé. Que n’a-t-on pas
dit des effets de la croisade contre les Albigeois et de l’oppression
exercée par l’ancienne monarchie sur les provinces méridionales! Eh
bien, pour s’être fait attendre, la revanche du Midi sur le Nord n’est
pas moins complète. Et voilà comment les Félibres de Paris comprennent
la conquête. Ils jettent aux quatre vents leurs poésies et leurs
chansons, et leurs idées, comme la bonne graine, germent dans cette
terre de l’intellectualisme qu’on appelle Paris. Et Paris enivré suit
ces charmeurs, qui le mènent vers les rives azurées de la Méditerranée.
Et ce pays si beau, mais presque ignoré des Parisiens jusque-là, se
peuple et se transforme. Toute la côte d’azur se couvre de riches
villas et de jardins pleins de fleurs. La colonie étrangère ajoute
son contingent et vient planter sa tente sur ces rives embaumées; les
chemins de fer qui sillonnent le littoral transportent, aux approches
de l’hiver, tout un monde qui fuit les brouillards glacés de la Seine
et de la Tamise. C’est là un commencement de décentralisation et de
cosmopolitisme de bon aloi. Les Félibres, qui y sont bien pour quelque
chose, ont eu, sur les hommes politiques préoccupés de ces questions,
une supériorité que ces derniers ne leur avaient jamais soupçonnée.

Il est incontestable que les Félibres de Paris ont apporté à la
cause des revendications méridionales un concours assez réel pour
s’être traduit par des résultats appréciables. Grâce aux membres du
Parlement qu’ils comptent dans leurs rangs, ils ont obtenu l’appui du
Gouvernement. Le Ministre de l’Instruction publique n’a pas hésité à
faire bénéficier leurs lauréats d’un prix spécial, dont le caractère
officiel augmente la valeur. Leurs fêtes de Sceaux, présidées par
les premières illustrations littéraires de notre époque, sont le
rendez-vous des amis des lettres et des arts. Là, sous les ombrages
séculaires du parc de la duchesse du Maine, ils reconstituent les cours
d’_amour_ de _Signes_ et de _Romanin_ où, jadis, un aréopage aussi
célèbre par la beauté que par l’esprit, présidé par Stéphanette de
Baulx, la comtesse de Die, Phanette de Gantelme, Hugonne de Sabran,
etc., rendait des arrêts chantés par les troubadours. Aujourd’hui, les
vers alternent avec les chansons et chaque Félibre vient, devant la
reine de la cour d’amour, présenter ses hommages respectueux et réciter
une poésie. Tous les artistes du Midi, si aimés du public parisien,
tiennent à figurer au programme. La Comédie-Française, l’Opéra,
l’Opéra-Comique, l’Odéon et le Conservatoire de Musique prêtent leur
concours. Après avoir couronné les bustes d’Aubanel, de Florian et
du regretté Paul Arène, l’un des fondateurs du Félibrige de Paris,
le cortège s’achemine vers la mairie, au milieu des fanfares, des
Sociétés de gymnastique et des détonations des boîtes à poudre dont le
fracas, se répercutant jusqu’au fond du parc, trouble les expansions
des amoureux qui s’y sont réfugiés. Mais voici l’heure des discours. M.
Charaire, le maire si accueillant de Sceaux, M. Chateau, son successeur
aujourd’hui, souhaitent en termes émus la bienvenue aux arrivants. La
réponse de M. Sextius Michel est toujours un morceau très goûté, qui
laisse deviner les beautés plus étudiées et plus académiques de la
harangue qu’il adressera ensuite au Président.

Aimable biographe, il retrace de main de maître la carrière et les
œuvres de celui que le choix a désigné pour présider à cette fête, et
doit ainsi provoquer de sa part une réponse improvisée aussi agréable
que spirituelle. Puis, lecture du palmarès et remise des récompenses
aux lauréats. Le soir, banquet, toasts, chansons, brindes. Le tout
se termine par des illuminations, un feu d’artifice et une farandole
échevelée dans le parc, aux sons des fifres et des tambourins, après,
toutefois, l’exhibition de la _Tarasque_ au corps couvert d’écailles
d’or et de pointes acérées, à la tête monstrueuse, à la queue ballante,
terreur des gamins trop curieux.

Le champ d’action du Félibrige de Paris, grâce à ses relations avec le
monde officiel, s’est bientôt agrandi. Les départements méridionaux
en ont ressenti les heureux effets, et, sous son impulsion, ont vu
élever des statues et des monuments aux précurseurs du Félibrige. Les
poètes populaires, interprètes des sentiments du peuple, peintres de
ses mœurs, eux-mêmes souvent sortis de son sein, n’ont pas été oubliés
de lui. On lui doit encore la création d’une chaire de langue romane,
à Aix. Maurice Faure obtint ensuite un crédit pour la restauration du
théâtre antique d’Orange. Et c’est depuis cette époque qu’ont pu être
organisées ces magnifiques manifestations littéraires et artistiques
que les Ministres et le Président de la République ont officiellement
honorées de leur présence[43].

Elles réveillèrent, chez les populations impressionnables du Midi,
des talents qui sommeillaient et n’attendaient qu’une occasion pour
se produire. Une noble émulation les saisit et fit éclore, outre des
poètes lettrés, une seconde pléiade de poètes populaires dont les
œuvres, justement appréciées, doivent être signalées dans cet ouvrage.

_Philippe Chauvier_, de Bargemont, fut un des premiers qui attirèrent
sur eux l’attention du monde littéraire. Tout enfant, alors qu’il
apprenait son métier de _tachié_ (fabricant de clous pour souliers), il
crayonnait des vers sur les murs de la forge. Lui-même nous l’apprend
dans les lignes suivantes:

    Din la boutigo d’un tachié,
    Peniblamen, si degauvavo,
    Aqueù couquinas de Chauvié;
    La muso aqui, li sourriavo.
    Pu tard, quand fe lou fourjeiroun,
    Entre mitan de la ferraio,
    Sei proumié vers’ mé de carboun
    Lei marcavo sur la muraio...

Son talent s’affermit par le travail; les sonnets, les odes se
succédèrent et bientôt les journaux les reproduisirent. Il fit d’abord
paraître un poème intitulé: _Moun peis_, dans lequel il chante
Bargemont et ses gracieux paysages; suivirent _les Villageoises_
et _les Fiho daù souleù_, où il célèbre les yeux noirs et le rire
savoureux des jolies Bargemonnaises. Le tachié ayant été remplacé par
la machine (ainsi le veut le progrès), Philippe Chauvié s’est retiré
dans une petite boutique où il vend un peu de tout, mais où son art
de prédilection n’a pas perdu ses droits, car on entend encore, dans
ses moments de loisirs, le vieux _tachié_ chanter ses gais refrains,
ou bien, penché sur son comptoir, on le voit écrire ses dernières
inspirations.

Quant à _Rieu_, dit _Charloun_, le poète paysan du Paradou, déjà connu
et apprécié dans son pays, c’est aux Félibres de Paris qu’il doit
d’avoir été mis en lumière dans un monde littéraire où jusqu’alors il
n’avait pu pénétrer. C’est dans un de leurs voyages en Provence, où
tout ce qui rime et chante vient se grouper autour d’eux, que Charloun
trouva l’occasion de déclamer ses vers. Son succès mérité attira
l’attention du Ministre de l’Instruction publique, qui lui décerna
les palmes académiques. Jamais palmes ne furent mieux placées, jamais
M. Leygues, le sympathique Ministre félibre et cigalier, ne fut mieux
inspiré que le jour où, dans cette République démocratique, il attacha
sur la poitrine de cet enfant de la terre, effleuré par l’aile de la
muse provençale, le ruban violet, jusqu’ici réservé aux membres de
l’Instruction publique et aux lettrés.

Le Félibrige de Paris, qui était un peu le parrain du poète du Paradou,
en cette circonstance, s’associa à la remise de cette récompense
honorifique en votant, sur la proposition de son Bureau, l’envoi
gracieux des insignes, avec une dédicace flatteuse au nouveau titulaire.

_Lazarine de Manosque_, dont le _Viro-Souleù_ enregistrait avec
regret, il y a quelques mois, le décès prématuré, a laissé une œuvre,
dont les journaux ont publié divers fragments et qui a pour titre:
_Remembranço_. Dans sa boutique du marché des Capucins, à Marseille,
elle accueillait avec la même grâce et le même attrait les sommités du
Félibrige et les jeunes poètes encore peu connus qui venaient auprès
d’elle s’inspirer de son amour ardent pour le langage natal. Puis
vinrent les jours de deuil. Lorsque l’on apprit la mort de la vaillante
félibresse, qui s’était retirée dans sa villa _Magali_, à la Blancarde,
pour se livrer entièrement à son art, ce fut une profonde douleur pour
le Félibrige tout entier, qui perdait en elle un de ses membres les
plus dévoués. A son enterrement, MM. Galicier, Bigot, Houde, Rougou,
Bourrelier, Mouné et d’autres surent, par des paroles émues, rendre
à l’auteur regretté de tant d’œuvres gracieuses, d’une composition
simple et appropriée à l’âme du peuple, le juste hommage qui lui était
dû, et fixer son souvenir par une manifestation aussi sympathique que
félibréenne.

Mme _Joseph Gauthier_, que la mort a également fauchée, était connue
dans toute la Provence sous le nom de la félibresse _Brémonde_. A
Hyères, en 1885, elle reçut des mains de Mistral le grand prix du
Félibrige, la couronne d’olivier en argent. Elle a laissé deux ouvrages
qui rappelleront son souvenir aux générations futures: _Brut de caneu_
et _Vélo blanco_ où, entre autres morceaux, on peut citer _Matinado_,
d’une fraîcheur exquise de sentiment et d’expression.

A cette liste de jeunes poètes, nouveaux venus au Félibrige, on peut
ajouter _Joseph Renaud_, de Vacqueyras, qui, dans _Mélanio_, a révélé
les qualités d’un tempérament dramatique de grand avenir; _Charles
Martin_, que _lou Casteu e lei Papo d’Avignoun_ classe au premier rang
parmi les félibres du Midi. Nous n’aurions garde d’oublier le bon
_Crouzillat_, de Salon, hier encore si gai, aujourd’hui dormant son
dernier sommeil. _L’Eissame la Bresco e lou Nadau_ lui survivront et
rappelleront le souvenir de cet homme aimable et bon.

Nous terminerons en citant _Lucien Duc_, l’auteur de _Marinetto_;
_Louis Roux_, _Joseph Gauthier_, _Louis Roumieux_, _Maurice Raimbaud_,
l’auteur d’_Agueto_, et _Alphonse Laugier_, que ses _Surprises du
nouvel an_ ont classé parmi les meilleurs humoristes de notre époque.

Le théâtre provençal a aussi produit quelques artistes qui, en
interprétant les œuvres des félibres, ont servi la cause méridionale et
aidé à l’expansion de la langue provençale. A ce titre, ils méritent
d’être nommés et au hasard de la mémoire nous pouvons inscrire:
_Revertégat_, _Brunet_, _Boyer_, _Sicard_, _Paggi_, _Pagès_, _Duparc_,
_Foucard_, etc., tous enfants du Midi, tous animés du même esprit de
propagande, tous félibres par le cœur sinon de fait. Si nous avons pris
plaisir à mentionner quelques-uns des principaux interprètes des œuvres
félibréennes, nous n’aurons garde d’oublier les vaillantes feuilles qui
ont soutenu et propagé nos idées et nos œuvres. La presse provençale
s’est montrée à la hauteur de son rôle et nous sommes heureux de lui
rendre justice en donnant ici la nomenclature de ces publications si
curieuses à tant de titres pour les romanisants et les adeptes de la
philologie provençale, si intéressantes pour les Félibres, si dignes
d’encouragement pour tous ceux qui ont à cœur les revendications de nos
départements du Midi, ardents protagonistes de la décentralisation.

Ce sont d’abord, à Paris:

    _La Revue félibréenne_, de Paul Mariéton;
    _La Romania_, de Paul Meyer et Gaston Paris;
    _La Revue de philologie française et provençale_, de L. Clédat;
    _La Province_, de Lucien Duc;
    _La Cigale_, organe des Cigaliers;
    _Lou Viro-Souleù_, organe des Félibres de Paris.

Puis en province:

    _La Revue des langues romanes_, à Montpellier;
    _Lou Felibrige_, de Jean Monné, à Marseille;
    _Limouzi_, de Sernin Santy, à Saint-Etienne;
    _La Sartan_, de Pascal Cros, à Marseille;
    _La Terre d’Oc_, de Sourreil, à Toulouse;
    _La Campana de Magalouna_, à Montpellier;
    _Lou Calel_, de Delbergé, à Villeneuve-sur-Lot;
    _L’Homme de bronze et le Forum républicain_, Arles;
    _L’Aioli_, Avignon;
    _La Revue méridionale_, de Rouquet, à Carcassonne;
    _Le Petit Var_, Toulon;
    _Le Petit Provençal_, Marseille;
    _Le Petit Marseillais_, Marseille;
    _L’Armana marsihès_;
    _L’Armana prouvençaù_.

[Illustration: Maurice Faure.]

Parlerons-nous des concours, toujours si suivis, fondés par les
Félibres de Paris? Le nombre sans cesse croissant des concurrents
annuels suffit pour en attester le succès, qui d’ailleurs s’explique
de lui-même quand on sait avec quel soin, quel esprit de méthode sont
préparés les programmes. C’est dans la salle des délibérations, au
café Voltaire, salle ornée des portraits des personnalités marquantes
des Sociétés littéraires méridionales et des œuvres des peintres et
sculpteurs du Midi, que sont discutés longuement les divers paragraphes
du _Concours des jeux floraux_. Sous la présidence du si sympathique
maire du XVe arrondissement, M. Sextius Michel, dont on fêtait dans un
banquet mémorable, il y a quelques mois, le trentenaire des fonctions
municipales, on pose les questions à débattre. Chacun, suivant ses
goûts, ses études ou ses préférences personnelles, examine la partie
du programme qui l’intéresse davantage. Ce serait une banalité de
répéter que l’âme du Félibrige de Paris est, sans contredit, Maurice
Faure. Il suffit d’assister à une séance pour être frappé de l’entrain
qu’il communique et des résultats acquis par la façon claire et précise
dont il élucide les points douteux ou équivoques. Sa parole chaude et
éloquente donne à ces réunions un attrait qui, non seulement en fait le
charme, mais en rehausse incontestablement l’importance.

L’attrait est doublé quand M. _Deluns-Montaud_, ancien ministre,
aujourd’hui directeur des Archives aux Affaires étrangères, y ajoute
celui de sa présence. Les idées élevées qu’il développe avec une rare
éloquence sont servies par un organe si sympathique que tous, sous le
charme communicatif de l’ancien député, vice-président de la Société,
écoutent attentifs, bercés par cette voix si douce lorsqu’elle évoque
les légendes poétiques de nos vieilles provinces méridionales, tonnante
lorsqu’elle s’indigne sur les malheurs immérités qui les ont frappées
dans le passé, éclatante comme une fanfare lorsqu’elle célèbre leur
grandeur et leurs triomphes.

Puis, au hasard des yeux, on aperçoit la bonne figure rabelaisienne
d’_Auguste Fourrés_, qui sourit au souvenir des troubadours dont la vie
se partageait entre l’amour et la poésie et dont il nous promet une
histoire. En arrière, la haute stature d’_Amy_; sa barbe olympienne,
ses membres puissants font de lui comme une personnification du Rhône
auprès duquel il est né, dans ce Tarascon que Daudet a rendu célèbre,
plus que les Tarasconnais n’auraient voulu. Ses œuvres artistiques
ont honoré le Félibrige, et son _Tambour d’Arcole_, ce bronze vivant,
restera l’une de ses meilleures créations. Puis la pléiade des
peintres: _Dufau_, _Wagner-Robier_, _Roux-Renard_, _Bénoni-Auran_,
mêlés aux sculpteurs: _Hercule_, _Miale_, _Riffard_; _Injalbert_, dont
le pont Mirabeau, le monument élevé à la mémoire de Molière, à Pézenas,
et d’autres œuvres aussi importantes attestent l’habileté et justifient
la renommée. Mais voici les littérateurs et les poètes: _Baptiste
Bonnet_, le premier parmi les Félibres qui ait donné des ouvrages
en prose provençale, où le bonheur et la justesse de l’expression
s’unissent à une forme simple et naturelle et à l’enchaînement
méthodique des idées; _Roux Servine_, qui se joue des difficultés de
la poésie provençale aussi bien que de la poésie française; _Raoul
Gineste_, pseudonyme sous lequel se cache le plus provençal des
docteurs en médecine que possède Paris, l’auteur de _la Marchando
de tello_, d’un joli sonnet sur les chats, et d’autres poésies d’un
sentiment bien félibréen; _Henri Giraud_, _Fernand Hauser_, _H. Faure_,
_Fernand de Rocher_, _Loubet_ et tant d’autres producteurs d’œuvres
charmantes dont la nomenclature serait trop longue.

Que dire des soirées littéraires qui suivent le banquet mensuel? Elles
sont charmantes, pleines d’expansion et sans prétentions aucunes.
Chacun dit des vers qu’il a composés pour la circonstance; on récite
ceux des maîtres, Mistral, Aubanel, Roumanille, dont les Félibres de
Paris sont les grands admirateurs. _Jules Troubat_, l’ancien secrétaire
de Sainte-Beuve et vice-président de la Société, fait revivre l’abbé
Fabre, son compatriote montpelliérain, le Rabelais du Midi, en
récitant des extraits du _Siège de Caderousse_. Et lorsque j’aurai
cité _A. Tournier_, le bibliothécaire du Ministère de l’Instruction
publique, également vice-président, auteur du livre connu sous le
titre _Du Rhône aux Pyrénées_, d’un autre sur Gambetta, d’un autre
encore sur le conventionnel Vadier; l’intendant général _Enjalbert_,
vice-président, le sympathique secrétaire _Marignan_, ainsi que son
collègue _Jacques Troubat_, dont les procès-verbaux sont des modèles
d’exactitude et de rédaction; M. _Gardet_[44], chancelier, qui rappelle
si bien Henri IV et comme physionomie et comme galanterie; _Amy fils_,
gérant du _Viro-Souleù_, dont _Lucien Duc_ est l’imprimeur impeccable
et l’un des meilleurs rédacteurs; cela fait, dis-je, je n’aurai plus
qu’à mentionner l’aimable trésorier de la Société, _Plantier_, pour
présenter au public le Bureau complet du Félibrige de Paris.

[Illustration: Félix Gras.]

La Société a quelquefois la visite des Félibres de Provence, oiseaux
de passage que le miroitement de Paris peut attirer de temps en temps,
mais qui regagnent bien vite leur nid à tire-d’aile. C’est ainsi
qu’elle a reçu le plus grand poète provençal de notre époque, Mistral;
puis Félix Gras, le Capoulié, aujourd’hui décédé, enlevé si brusquement
à l’admiration de ses amis et à l’affection de sa famille. Le Félibrige
tout entier, plongé dans le deuil, a suivi jusqu’à sa dernière demeure
l’auteur si estimé de tant d’œuvres charmantes, entre autres des
_Carbounié_ et des _Rouges du Midi_, rendant ainsi un hommage suprême
à celui que le Ministre venait de décorer de la Légion d’honneur,
cette fleur rouge qui n’a fleuri, hélas! que sur la tombe du poète
aimé. Puis vinrent _Valère Bernard_, l’un des lauréats du Félibrige;
_Tavan_, l’auteur de _Frisoun de Marietto_; d’autres encore, dont
le nom m’échappe. Tous ont été reçus moins comme des amis que comme
de véritables frères, comme les enfants d’une même famille dont les
membres, quoique dispersés, restent liés par les mêmes traditions et le
même but à atteindre, les mêmes souvenirs et les mêmes espérances.

Le quart d’heure final des réunions que nous avons décrites est
ordinairement consacré à la chanson. Après avoir dit des fables de
_Bigot_, M. _Massip_, dont la voix se prête si bien à l’interprétation
de la romance, chante avec conviction: _T’aïmi_. M. _Gardet_, avec ses
couplets sur _la Foundetto_, nous rappelle le genre anacréontique,
cher à nos pères. M. _Gourdoux_, un des doyens de la Société, chante:
_Estello santo_, dont le refrain repris en chœur est d’un effet
charmant. Et, avant de se séparer, on entonne la chanson sur le pape
Clément V, aussi égrillarde que bien rythmée et entraînante; on répète
les derniers refrains avec une chaleur qu’explique une soirée commencée
à table et terminée à la lueur bleuâtre d’un punch félibréen.


DE L’UTILITÉ DE L’ÉPURATION DU PROVENÇAL

Nous avons dit précédemment que le Félibrige de Provence, qui n’était
d’abord qu’une réunion d’amis où, le verre en main, on entremêlait
gaiement les vieilles chansons du terroir aux morceaux de poésie
provençale, avait été frappé des différences linguistiques et
orthographiques qui existent entre le provençal de nos jours et celui
qui se parlait et s’écrivait jadis.

De là à étudier la meilleure méthode pour restaurer l’ancienne langue
et lui rendre son caractère primitif, il n’y avait qu’un pas. Il fut
bientôt franchi. On rechercha les anciens mots encore en usage chez
les paysans et les bergers, qui, ayant moins de relations que les
habitants des villes avec les populations du centre de la France et les
étrangers, avaient conservé les traditions provençales, non seulement
dans leurs mœurs et leurs usages, mais aussi dans leur langage. Ce fut
le point de départ d’une réforme qui a fait verser des flots d’encre
et donné matière à des polémiques et à des critiques nombreuses,
lesquelles, pour n’être plus aussi vives qu’au début, n’en constituent
pas moins, encore aujourd’hui, un obstacle sérieux au succès complet du
projet. On a reproché au Félibrige de produire des œuvres qui, écrites
avec une nouvelle orthographe et des mots que l’on a crus nouveaux,
parce qu’on les ignorait, ne pourraient être ni lues ni comprises par
le peuple. Traiter d’inutile cet effort et entreprendre une campagne
pour en démontrer l’inopportunité, et même le danger, fut la première
manœuvre employée par les partisans de la conservation des idiomes
locaux, tels qu’ils se parlent et s’écrivent actuellement, c’est-à-dire
avec leurs incorrections et des termes souvent grossiers. Le grand
argument des adversaires de la réforme consiste à prétendre que vouloir
ramener tous les idiomes locaux de la Provence à une langue uniforme,
c’est leur faire perdre leur caractère spécial et pittoresque, qui en
fait le charme et la raison d’être. Cette transformation, disent-ils,
amènerait une perturbation aussi intempestive que nuisible dans les
relations, les affaires et les usages. Le peuple ne lit pas et écrit
moins encore le provençal; il se prêterait peu ou pas à un changement
semblable, et l’on se demande par quels moyens on pourrait lui faire
accepter dans son langage une modification qui constituerait une
véritable révolution dans sa façon d’être et ses habitudes.

La question ainsi posée prêterait évidemment le flanc à des
appréciations dont la sévérité semblerait assez justifiée. Car
produire des œuvres d’une grande élévation d’esprit, écrites dans une
langue pure et bien orthographiée, indiquerait certes une activité
littéraire très honorable, mais appréciée seulement des linguistes, des
philologues et des littérateurs, c’est-à-dire d’une élite, forcément
restreinte, par cela même. Le peuple ne s’y intéresserait pas. Les
critiques adressées au Félibrige pourraient donc paraître fondées s’il
se bornait à écrire sans enseigner. Mais tel n’est pas le cas. Si ses
détracteurs sont de bonne foi, s’ils ne sont pas décidés à entraver
son œuvre par une opposition systématique, fortifiée d’arguments à
côté, ils doivent avant tout tenir compte de son programme et de
ses efforts constants pour l’appliquer et en obtenir le résultat
qu’il en attend. Ce résultat, pour être différé, ne sera pas moins
certain. Le jour où le Gouvernement comprendra que l’auxiliaire le
plus utile de l’enseignement du français dans nos campagnes du
Midi est le provençal, le Félibrige aura triomphé des reproches et
de leurs auteurs. Par l’application sage et raisonnée de la méthode
étymologique, l’instruction grammaticale du peuple, aussi bien en
provençal qu’en français, fera de rapides progrès. Il acquerra, grâce
à ce moyen pédagogique si préconisé, la comparaison de deux langues,
une connaissance plus exacte de l’une et de l’autre; non seulement
il apprendra à parler un provençal d’où les termes grossiers et les
formes impropres auront été chassés, mais encore il pourra s’élever de
ce point à la lecture éclairée et profitable des œuvres littéraires
du Félibrige. Celles-ci, après avoir subi tant d’assauts, après avoir
été traitées d’inutiles parce qu’inintelligibles pour certains,
deviendraient donc d’un usage courant, et comme le bréviaire d’une
langue dont la beauté d’abord méconnue ne sera ensuite que plus
éclatante. Avons-nous besoin d’ajouter que partout où des tentatives
individuelles d’enseignement du français par le provençal ont été
effectuées, les résultats ont dépassé les prévisions? Quelques exemples
prouveront l’excellence de la méthode étymologique et sa supériorité
sur toutes les autres méthodes d’enseignement. Dans le Vaucluse, c’est
le Frère _Savinien_, auteur d’une excellente grammaire romane[45]
et d’un choix de lectures ou versions provençales-françaises, dont
le nom est devenu populaire et les succès connus, même au Ministère
de l’Instruction publique; c’est M. _Funel_, instituteur à Vence
(Alpes-Maritimes); c’est M. _Bénétrix_, homme de lettres à Auch;
c’est M. _Perbosc_, dans le Lot-et-Garonne; c’est M. _Desmons_,
sénateur, dans le Gard, qui proclament, avec une autorité doublée par
l’expérience, les heureux fruits du système qu’ils ont adopté.

Mais ce n’est pas seulement dans le Midi de la France que cette méthode
pour l’enseignement de la langue nationale et l’épuration des idiomes
locaux a été conçue et appliquée, comme la plus pratique et la plus
rapide. Il y a, dans toutes les vieilles provinces, une émulation des
plus louables pour l’utilisation des dialectes du terroir, plus clairs,
plus compréhensibles aux jeunes écoliers.

Il n’est pas jusqu’à l’ancienne Armorique qui ne veuille donner
l’exemple en cette circonstance. Le rapport si intéressant du _Comité
de préservation de la langue bretonne_, présenté au Congrès de Rennes,
le 28 mai 1897, vient donner une nouvelle force aux arguments que nous
avons exposés. Il considère (et nous sommes de son avis) l’instituteur
primaire comme la principale pierre d’achoppement de notre programme.
Ces braves fonctionnaires, bien disciplinés, obéissent à un mot d’ordre
qui proscrit le breton de l’école. En vain leur fait-on observer que
l’enseignement du français se fait mieux et plus facilement quand on
se sert de la langue maternelle; en vain leur prouve-t-on d’une façon
péremptoire que le maître d’école, aidé du breton, apprendra aux
enfants en deux mois ce que, par la méthode ordinaire, on met huit mois
à leur enseigner: rien n’y fait. Aussi le rapporteur prétend-il, avec
quelque raison, que les Arabes, au point de vue scolaire, sont mieux
traités que nos compatriotes. En effet, en Algérie, la langue arabe est
enseignée aux enfants des écoles.

Le mouvement en faveur de l’enseignement du français par l’étymologie
du dialecte local s’affirme une fois de plus dans le rapport si
remarquable de M. _Raymond Laborde_, vice-président de la _Ruche
corrézienne_. Il appuie son opinion de celle des hommes les plus
autorisés de notre époque dans l’instruction publique et les études
philologiques. Ce sont MM. Antoine Thomas, Paul Passy, Gilliérou,
Michel Bréal, l’abbé Rousselot, Paul Meyer, pour Paris. Dans nos
universités provinciales, il cite MM. Chabanaud, Bourciez, Clédat,
Jeanroy, Constant, etc.

Ainsi donc, cette méthode, du Midi au Nord, de l’Est à l’Ouest, ne
rencontre plus de contradicteurs sérieux. La conservation des anciens
dialectes recrute tous les jours de nouveaux partisans, parce qu’elle
donne partout les mêmes espérances de succès, en s’appuyant sur les
mêmes exemples comme sur les mêmes raisons. La question ainsi posée,
il appartient à M. le Ministre de l’Instruction publique d’ordonner
une enquête à ce sujet. Si les conclusions en étaient favorables au
désir exprimé par les populations rurales, rien ne s’opposerait plus à
ce que les Universités de province, s’inclinant devant les résultats
acquis, réalisassent des vœux aussi nombreux qu’éclairés en donnant aux
instituteurs primaires des indications appropriées. Nul doute qu’une
telle mesure n’eût une influence considérable sur l’instruction à tous
les degrés.

NOTES

  [39] _Le Figaro_ et _l’Événement_ d’octobre 1878 reproduisent les
  discours des félibres qui étaient présents.

  [40] M. Martin est mort depuis et son restaurant a disparu.

  [41] Il ne faudrait pas voir dans cette épigraphe une indifférence
  en matière électorale, mais le désir bien affirmé des Félibres de
  s’abstenir de politique dans leurs réunions ou leurs fêtes.

  [42] Villemain.

  [43] Le Président Félix Faure et les Ministres ont assisté aux
  représentations du théâtre antique d’Orange et à toutes les
  manifestations félibréennes de l’année 1897.

  [44] Aujourd’hui décédé et remplacé par l’aimable M. _Marcel_.

  [45] Dont nous donnons plus loin des extraits.



VI

HISTOIRE DES DIALECTES DU SUD-EST DE LA FRANCE

  Langue ligurienne.--Langue grecque.--Langue latine.--Langues
  barbares.--Langue francique ou théotisque.--Langue romane.


Si, jusqu’ici, nous avons donné une relation à peu près complète des
usages et coutumes des Provençaux, nous n’avons qu’effleuré la question
de leur langue, dans un simple aperçu, indispensable à l’histoire du
Félibrige. L’histoire de la langue provençale offre un intérêt trop
considérable pour n’être pas traitée séparément. Aussi nous avons cru
devoir, dans les chapitres suivants, lui consacrer la place que son
importance lui assigne.

Dans l’historique des idiomes parlés et écrits en Provence, nous
remontons jusqu’aux origines, en passant par le grec, le latin et le
roman, parce que nous avons pensé qu’il y avait intérêt à démontrer
que le provençal actuel, né de ces langues, possède, encore de nos
jours, des mots qui lui ont été légués par cette époque primitive où
les rivages de la Méditerranée étaient habités par les Ligures. Le
lecteur pourra se rendre compte de ce fait en parcourant les petits
vocabulaires des mots restés dans le provençal usuel et se trouvera
ainsi fixé sur cette question de linguistique.

Après avoir retracé les phases brillantes ou obscures par lesquelles
ont passé les langues parlées et écrites en Provence depuis leurs
origines jusqu’à nos jours, il nous a paru indispensable, pour juger
des transformations et des progrès qu’elles ont subis, de citer des
morceaux choisis, soit en prose, soit en vers, des idiomes locaux.
Ces exemples donneront une idée des divers dialectes du Midi, de la
corrélation qui pouvait exister entre eux et de leur valeur littéraire.

Enfin, pour terminer cet ouvrage, nous donnons la grammaire provençale
que C.-F. Achard fit paraître en 1794, et qui, la première, fixa
les règles de l’orthographe et de la prononciation. Depuis, sous
l’influence du Félibrige, des modifications ont été apportées dans
notre langue. Le _Dictionnaire_ de Mistral, véritable monument
d’histoire et de linguistique, en a arrêté définitivement la forme,
l’emploi, la prononciation et l’orthographe. De son côté, le Frère
Savinien a fait paraître tout un cours de provençal à l’usage des
écoles primaires: grammaire, exercices lexicologiques, versions et
thèmes, dont nous donnons des extraits qui, avec l’ouvrage de F.-C.
Achard, permettront de comparer le provençal d’avant la Révolution avec
celui de nos jours.

Le Frère Savinien, instituteur aussi savant que modeste, a adopté
l’orthographe félibréenne et a fait dans son école une application
pratique de la méthode étymologique pour l’enseignement du français
par le provençal. Ses efforts ont été couronnés d’un plein succès et
lui ont valu les éloges et les encouragements les plus mérités du
monde littéraire et des membres les plus haut placés de l’enseignement
public. Nous sommes particulièrement heureux de le constater ici et
nous faisons des vœux pour que cet enseignement soit généralisé pour le
plus grand honneur des lettres françaises.

La parole est l’expression de la pensée et le signe distinctif du
genre humain. Mais cette manifestation la plus évidente des hautes
facultés de l’homme n’est pas la même chez tous les peuples. De là est
née la diversité des langages. Leur formation n’a rien eu de spontané;
œuvre collective d’une suite de générations, elle a subi, chez les
différentes nations, des modifications nées de la vie en commun, des
besoins de l’existence et de la diversité des races.

Les langages se divisent à l’infini; cependant les philologues, les
linguistes sont d’accord pour trouver dans ces idiomes différents des
rapports, des affinités, des analogies, marques d’une commune origine.
Partant de ce principe, on est amené à croire qu’ils ne sont que des
empreintes inégales d’un même type. De cette source seraient nés des
dialectes qu’on peut réunir dans un même groupe et rattacher plus ou
moins étroitement à une langue mère, qui, pour avoir cessé d’être
vulgaire, n’en a pas moins laissé des traces ineffaçables de son
ancienne existence et de sa domination.

Avant la conquête romaine, les habitants des Gaules parlaient
différents dialectes issus d’une même langue, que l’on est convenu
d’appeler celtique.

Dans la Provence, dont les premiers habitants n’étaient pas celtes,
mais liguriens, on parlait un langage absolument différent de celui de
la Gaule proprement dite. Vouloir déterminer ce langage d’une façon
exacte serait peut-être téméraire. Cependant notre provençal actuel
nous en a conservé quelques vestiges qui ont pu servir en partie, avec
le grec et le latin, à former notre langue.

Pas plus que les Gaulois, les Liguriens n’écrivaient; leur langage,
lorsque les Phocéens s’établirent à Marseille, s’altéra peu à peu, par
les emprunts faits à la langue grecque, qui devint rapidement, par
le fait des transactions commerciales, la langue parlée dans toute
la Provence. Puis le latin survint, imposé comme une loi à tous les
peuples vaincus, et il ne resta des anciens idiomes que quelques mots
ou rudiments qui formaient des barbarismes dans le latin des provinces.

Après la chute de l’Empire Romain, le latin résista à l’invasion des
Barbares, parce que l’Église se l’était approprié et le propageait
partout avec l’Évangile. Il n’en est pas moins vrai, cependant, que
le passage des Goths, des Francs, des Lombards et des Espagnols, qui
introduisirent en Provence des mots et des locutions à eux propres,
amena l’altération graduelle du latin. Il revêtit des formes nouvelles,
lesquelles, fixées par des règles et soumises à un système grammatical
parfaitement coordonné, donnèrent naissance à une langue que l’on
appela le _Roman_ et qui fut commune à toutes les nations soumises à
Charlemagne.

Elle eut ses poètes, ses orateurs, ses grammairiens et domina dans
toute l’Europe occidentale pendant plusieurs siècles. D’elle sortirent
ensuite les langues modernes, qui prirent des caractères différents
à mesure que les événements politiques séparèrent les nations, qui
devinrent indépendantes les unes des autres.

Les principales langues ainsi formées dans l’Europe latine furent:
l’_Italien_, l’_Espagnol_, le _Portugais_, le _Provençal_ et le
_Français_.

D’après cet exposé, l’ordre chronologique des langues parlées dans le
Sud-Est de la France peut se résumer ainsi:

    Langue Ligurienne;
    Langue Grecque;
    Langue Latine;
    Langues Barbares;
    Langue Romane;
    Langue Provençale;
    Et, enfin, langue Française[46].


LANGUE LIGURIENNE

Loin de nous la prétention de rechercher quelle était la langue
parlée par Les Liguriens, que nous savons avoir été les plus anciens
habitants de la Provence. Tout ce que l’on peut présumer, c’est que
cette langue devait avoir quelque affinité avec le Celtique en usage
chez les peuples de la Gaule. Du Celtique, que reste-t-il aujourd’hui?
Les vocabulaires où l’on a rassemblé les mots prétendus celtiques,
les commentaires qui les accompagnent ne sont que des recueils des
divers idiomes vulgaires usités dans les provinces de la France. Il
paraît à peu près impossible d’y trouver des éléments sérieux pour une
reconstitution de l’ancienne langue Celtique. Si une autorité pouvait
être invoquée en pareille matière, on citerait Adelung[47], qui admit
comme celtiques les mots n’appartenant ni au Saxon ou Germanique ni
au Latin. Cependant, il convient que le Celtique a fourni quantité de
racines au Latin et même au Grec. Il pense également que l’Irlandais et
le Gaëlic (dont le Bas-Breton est un dialecte) ont seuls pu conserver
quelque parenté avec l’ancien Celtique.

Ces conjectures sont admissibles et nous amènent à croire que le
Ligurien différait du Celtique, parce que nous retrouvons dans notre
Provençal quantité de mots qui ne se trouvent point dans les idiomes
des autres provinces, pas plus que dans l’Irlandais et le Gaëlic. Ces
mots n’ont donc pu être transmis au Provençal que par le Ligurien.
Ce qui nous confirme dans cette opinion, c’est que nous retrouvons
ces mêmes mots, avec quelques légères altérations, dans le Génois
et le langage parlé sur le parcours de la rivière de Gênes, pays
qu’habitaient les Liguriens.

Notre conclusion est que le Provençal a eu le Ligurien comme langue
mère. A l’appui de cette opinion, nous donnons ci-après un petit
vocabulaire de mots liguriens encore usités de nos jours dans notre
Provençal et considérés comme les plus sûrement dérivés de cette
langue[48].


VOCABULAIRE DES MOTS LIGURIENS RESTÉS DANS LE PROVENÇAL

    PROVENÇAL       FRANÇAIS

    A

    Abrar.          Allumer.
    Acoulo.         Arc-boutant.
    Agacin.         Cor.
    Agast.          Érable.
    Alan.           Hâbleur.
    Aléouge.        Allège.
    Aouffo.         Sparterie.
    Apen.           Fondation d’un mur.
    Arno.           Teigne.
    Atue.           Bois résineux.
    Avenq.          Gouffre.

    B

    Baccou.         Soufflet.
    Bachas.         Flaque d’eau.
    Badar.          Bâiller.
    Bajano.         Légumes en salade.
    Balouiro.       Guêtres de feutre.
    Baou.           Escarpement.
    Baoumo.         Grotte.
    Begno.          Echelette d’un bât.
    Biou.           Bucin.
    Bled.           Mèche.
    Bourneou.       Tuyau.
    Bresco.         Rayon de miel.
    Bruc.           Ruche.

    C

    Cacheio.        Fromage mou.
    Cachoflo.       Artichaut.
    Calaman.        Poutre.
    Calous.         Trognon de chou.
    Cons.           Étage.

    D

    Dai.            Faux.
    Damen (tenir).  Guetter.
    Darbou.         Mulot.
    Drayo.          Sentier.

    E

    Ego.            Haras.
    Eissado.        Houe.
    Escaboua.       Troupeau de chèvres.
    Escandaou.      Mesure pour l’huile.
    Esqueirié.      Pente pierreuse.

    F

    Faoudo.         Giron.
    Faouvi.         Sumac.
    Fedo.           Brebis.

    G

    Gaoubi.         Adresse.
    Gaougno.        Ouïe des poissons.
    Gaveou.         Sarment.
    Greou.          Cœur de laitue.
    Grupi.          Crèche.

    H

    Heli.           Lis.
    Houasco.        Hoche, Entaille.

    I

    Indé.           Vase de cuivre.
    Indés.          Trépied pour le pot-au-feu.

    J

    Jabou (â).      A foison.
    Jaino.          Poutre, Solive.
    Jarro.          Cruche.

    L

    Laouvo.         Dalle de pierre.
    Lazagno.        Pâte de ménage.

    M

    Magaou.         Pioche.
    Magnin.         Chaudronnier ambulant.
    Maloun.         Brique.
    Mareto.         Besace.
    Margaou.        Pâturin annuel (pluriel).
    Mas.            Ferme.
    Mastro.         Pétrin.
    Mavoun.         Haricots gourmands.
    Megi.           Médecin.
    Menoun.         Bouc.
    Messugo.        Ciste.
    Morven.         Genévrier.

    N

    Nasquo.         Inule visqueuse (pl.).
    Niero.          Puce.

    O

    Oc.             Oui.
    Oouruou.        Maquereau.
    Ourami.         Faucille.

    P

    Pantai.         Rêve.
    Pechier.        Cruche (petite).
    Peiroou.        Chaudron.
    Poutargo.       Caviar.

    R

    Rabas.          Blaireau.
    Raï.            Troupeau de porcs.
    Roumias.        Ronce.
    Ruelo.          Coquelicot.

    S

    Sartan.         Poêle à frire.
    Siagno.         Massette d’eau.
    Sivado.         Avoine.
    Seioun.         Pot à lait.

    T

    Tap.            Bouchon.
    Tanquo.         Barre.
    Tapet.          Genre d’escargot.
    Tarnaou.        1/8 d’once.
    Tesouiros.      Ciseaux.
    Tigno.          Engelure.
    Toouteno.       Calmar.
    Touaro.         Chenille.
    Toupin.         Pot à feu.
    Trufar (se).    Se moquer.
    Trui.           Aire pour les raisins.
    Tuy.            If.

    V

    Vabre.          Ruisseau.
    Vano.           Couverture.
    Vesou.          Voir venir.
    Vibre.          Castor.
    Vichou.         Roitelet.

Nous avons voulu seulement, dans une recherche aussi obscure que celle
des mots ou des expressions de l’antique langue ligurienne, indiquer
les analogies existant entre le Provençal actuel et la langue des
premiers habitants de la Gaule cisalpine. Une démonstration plus
étendue, un vocabulaire plus complet pourraient faire l’objet d’un
ouvrage spécial, mais ne rentrent pas dans le cadre de celui-ci.

Dans le rapide exposé que nous donnons ci-dessus, on a dû remarquer que
les mots provençaux qui sont probablement dérivés du Ligurien sont:

1º Des noms géographiques, tels que: _Gour_, lac; _Bachas_, mare;
_Baou_, escarpement, d’où viennent _Baoumo_, grotte, et _Baouco_,
nom générique donné aux graminées et aux herbes qui croissent sur
les rochers et sur les bords des sentiers; _Coumbo_, vallon, creux;
_Craou_, plaine caillouteuse; _Drayoou_, sentier; _Esqueirié_, pente
pierreuse; _Lubac_, côté d’une montagne exposé au nord; etc...;

2º Des noms de divers végétaux et animaux indigènes; tels sont:
_Agast_, érable; _Arno_, teigne; _Darbou_, mulot; _Faouvi_, sumac,
etc...;

3º Des termes relatifs à la vie pastorale, qui était celle des anciens
Liguriens, comme, par exemple, _Tapi_ ou _Tapio_, hutte; _Escaboua_,
troupeau de chèvres; _Ménoun_, bouc; _Raï_, troupeau de cochons;
_Cambis_, collier pour suspendre les sonnettes du bétail, etc...;

4º Quelques termes d’agriculture comme: _Eyssarry_ et _Eyssarryen_,
paniers pour mettre sur les bêtes de somme, ou bât; _Daï_ ou _Dayo_,
faux; _Magaou_, pioche; _Mas_, ferme; _Ourami_, faucille, etc...;

5º Enfin, des mots divers qui, par suite de circonstances particulières
ou d’une longue habitude, ont résisté à l’invasion des langues
étrangères. Ces mots sont encore assez nombreux et présentent des
marques d’origine qui ne permettent pas de les confondre avec ceux qui
ont été transmis au Provençal par le Grec, le Latin et les langues
gothiques.

Une étude approfondie de ce qui reste du Ligurien pourrait conduire
à attribuer aux racines de cette langue une certaine parenté avec
les langues sémitiques. Mais, comme nous l’avons dit précédemment,
une telle étude, trop longue pour trouver sa place dans cet ouvrage,
devrait, pour être complète, faire l’objet d’un volume spécial. Qu’il
nous suffise ici de constater qu’il y a eu une langue Ligurienne plus
ou moins différente des idiomes parlés dans les Gaules, et que cette
langue, que l’on croit morte, n’a pas totalement disparu, puisqu’elle a
laissé des traces dans le Provençal.

Nous ne pensons pas que le Ligurien se soit répandu sous la même
forme dans toute la Provence; nous penchons à croire, au contraire,
qu’il a dû se diviser en autant de dialectes qu’il y avait de nations
différentes dans ce pays et dans la Ligurie proprement dite. Aucun
fait connu ne peut nous porter à supposer que ces dialectes fussent
écrits. Les annales des Ligures, leurs lois, les préceptes de leur
religion se conservaient chez eux par la tradition, comme chez les
Gaulois. Plus tard seulement, grâce à l’influence que les Marseillais
exercèrent sur eux, et même sur les Gaulois, par l’effet du commerce,
ils connurent et adoptèrent l’alphabet grec. A partir de ce moment, les
dialectes liguriens perdirent de leur importance, ils ne furent même
plus employés dans les marchés; la langue Grecque, jusqu’à la conquête
romaine, domina toute la Gaule méridionale, et le Ligurien ne fut plus
usité que dans l’intérieur, au fond des campagnes. C’est ainsi que
nous devons aux paysans la conservation et la tradition des derniers
vestiges de la langue d’où naquit le Provençal.


LANGUE GRECQUE

L’arrivée de Prothis et de ses compagnons au pays des Ligures ne
devait pas tarder à exercer une influence sur le langage de ces
derniers. En effet, les Phocéens, qui parlaient le dialecte ionique,
l’introduisirent rapidement dans toutes les possessions marseillaises.
Comme nous l’avons dit plus haut, la langue Grecque prit bientôt le
dessus dans la Provence et dans les Gaules. Elle y fit même de tels
progrès et elle s’y parlait si purement que Marseille, surtout ville de
commerce, n’en devint pas moins illustre par le culte des Arts et des
Lettres, par ses écoles renommées, où les familles patriciennes de Rome
faisaient instruire leurs enfants. L’étude de la langue Grecque y était
l’objet d’un tel soin qu’elle contribua à mériter à notre cité le titre
d’_Athènes des Gaules_.

[Illustration: Les Phocéens à Marseille: Fiançailles de Gyptis.]

L’extension de la langue Grecque et sa prédominance dans la Gaule et
la Ligurie pourraient faire conjecturer qu’elle se mêla aussi aux
idiomes vulgaires des différents pays; il n’en fut rien, ou, du moins,
elle ne les altéra que d’une manière insensible. On en a donné comme
raison qu’introduite par l’usage et le commerce, elle ne s’était guère
étendue au-delà des limites du territoire de Marseille, et fut bientôt
remplacée par le Latin, imposé par la conquête dans tous les pays
placés sous la souveraineté de Rome.

A cet état de choses, seule, la République Marseillaise fit exception.
Ayant su conserver ses franchises et une quasi-indépendance, elle
conserva aussi le Grec comme langue officielle, aussi bien dans
les actes publics et privés que dans les rapports journaliers des
habitants; il en fut ainsi jusqu’au commencement du IVe siècle. A cette
époque, par l’influence de la religion chrétienne, qui domina enfin
dans cette République et établit à Marseille un siège épiscopal, le
Latin y devint la langue écrite, selon l’usage de la Cour de Rome.
Mais il est bon d’ajouter que le Grec fut encore pendant longtemps
le langage parlé. Il s’altéra peu à peu par la suite et finit par
fusionner avec le Provençal, sur lequel il marqua son empreinte, soit
dans les mots, soit dans la prononciation. Cette remarque suffit à
expliquer comment le Roman de la Gaule méridionale, dans la partie
spéciale à Marseille et à son territoire, est plus riche en mots grecs
que le Roman parlé en dehors de cette province.

Nous donnons ci-après un tableau des mots grecs qui s’incorporèrent au
Provençal; nous en avons trouvé la nomenclature dans l’ouvrage de M.
Martin fils, de l’Académie de Marseille[49]:

    PROVENÇAL       GREC            FRANÇAIS

    A

    Agi.            Ragion.         Grain de raisin.
    Agreno.         Agrinos.        Prune sauvage.
    Alabre.         Labros.         Glouton, vorace.
    Alapedo.        Lepas.          Patelle (coquille).
    Androun.        Andron.         Ruelle, recoin.
    Anissar.        Anypsoo.        Hérisser.
    Aqui.           Anchi.          Là, auprès.
    Aragnoou.       Araias.         Sorte de filet.
    Argui.          Ergasia.        Cabestan, treuil.
    Artoun.         Artos.          Pain.

    B

    Barri.          Baris.          Rempart.
    Bellugo.        Balleka.        Étincelle.
    Blestoun.       Blaisotes.      Matteau de chanvre.
    Bogo.           Bokes.          Bogue (poisson).
    Boucaou.        Baukalion.      Bocal.
    Boufaire.       Bouphagos.      Vorace, gros mangeur.
    Bregin.         Brochis.        Sorte de filet.
    Bourrido.       Boridia.        Soupe de poisson à l’ail.
    Bourriquo.      Brichon.        Ane.
    Brousso.        Brosis.         Lait caillé, recuite, nourriture.
    Bugado.         Bouchanda.      Lessive.

    C

    Cabesso.        Kebe.           Tête.
    Cabudaou.       Kebe-oidos.     Peloton.
    Calar.          Chaloo.         Jeter.
    Calen.          Chalumma.       Filet et lampe.
    Calignar.       Calindeo.       Courtiser.
    Calignaou.      Chalinos.       Bûche de bois.
    Canasto.        Canastron.      Corbeille.
    Canisso.        Canis.          Claie.
    Cantoun.        Canthos.        Coin.
    Capelan.        Apellakes.      Prêtre.
    Carambot.       Carabos.        Crevette.
    Caro.           Kara.           Face.
    Chilet.         Cheiloter.      Sifflet de chasse.
    Cliquetos.      Kykleo.         Crécelle.
    Corpou.         Colpos.         Fond de filet.
    Coucoumar.      Coucoumion.     Vase, pot allant au feu.
    Coufo.          Kouphos.        Corbeille, cabas.
    Courous.        Koreia.         Joli, beau, riche.

    D

    Dardailloun.    Dardaillon.     Ardillon.
    Destraou.       Dextralion.     Hache.

    E

    Eissaougo.      Eisago.         Sorte de filet.
    Escaoumé.       Skalmos.        Cheville pour rames.
    Escaravas.      Ascalabos.      Escarbot (insecte).
    Esco.           Yska.           Amadou.
    Esparmar.       Sphalmeo.       Enduire de suif.
    Esparrar.       Sparasso.       Glisser fortement.
    Esquifou.       Scafé.          Petite barque.
    Estelos.        Stoloi.         Éclats de bois.

    F

    Fanaou.         Phanos.         Fanal.
    Fanons.         Phaneros.       Magnifique.
    Fenat.          Phenax.         Mauvais sujet.
    Fregir.         Phrygo.         Frire.

    G

    Gabi.           Gabis.          Hune.
    Gamato.         Gabathon.       Auge de maçon.
    Ganchou.        Kampsos.        Croc.
    Gangui.         Gangami.        Sorte de filet.
    Gaudre.         Charadra.       Torrent.
    Gaoutos.        Gnathos.        Joues.
    Gaougno.        Chaunos.        Ouïes de poissons.
    Gazan.          Gazaa.          Gain, richesse.
    Gibous.         Ybos.           Bossu.
    Gip.            Gypso.          Plâtre, gypse.
    Gobi.           Kobios.         Goujon.
    Goï.            Guios.          Boiteux.
    Gouargo.        Gorgyra.        Egout, canal.

    J

    Jarret.         Jarax.          Jarret (poisson).
    Jimou.          Ecmaïos.        Mou, humide.

    L

    Labech.         Libonotos.      Vent du sud.
    Lan.            Lampsis.        Éclair.
    Lar.            Laros.          Vent favorable.
    Leou.           Ileos.          Poumons.

    M

    Madrago.        Mandraago.      Madrague.
    Magagno.        Manganon.       Fourberie, ruse.
    Mastro.         Mactra.         Pétrin.
    Matou.          Mataios.        Fou, niais.
    Mouledo.        Muelodès.       Mie de pain.
    Moustacho.      Mustax.         Moustache.

    N

    Nanet.          Nanos.          Nain.
    Nougat.         Nogala.         Nougat.

    O

    Onidê.          Ochetos.        Tas de pierres.
    Oustaou.        Estia.          Maison.

    P

    Pantou.         Pantoios.       Déguenillé.
    Pedas.          Paidicos.       Maillots.
    Pouaïré.        Poterion.       Seau.
    Priou.          Prioo.          Présure.
    Prueisso.       Prulées.        Foule.

    R

    Ragagé.         Ragas.          Gouffre, abîme.
    Raquo.          Rax.            Marc de raisins.
    Rajar.          Razo.           Couler.
    Raï et Riou.    Reon.           Ruisseau.
    Rusquo.         Rous.           Tan.

    S

    Sardino.        Sardinous.      Sardine (poisson).
    Saoumo.         Sagmarios.      Anesse.
    Sengounaïré.    Sagouron.       Sorte de filet.
    Sepoun.         Snepon.         Billot.
    Soulomi.        Ialemos.        Chant languissant.
    Souquet.        Sicoma.         Bonne mesure.
    Strancinar.     Strangizo.      Se consumer.
    Supioun.        Sypidion.       Petite sèche.

    T

    Tarabusteri.    Tarabéos.       Importun.
    Teso.           Tasis.          Allée d’arbrisseaux.
    Tian.           Thyeia.         Grand vase de terre.
    Tiblo.          Tryblion.       Truelle.
    Tinéou.         Thynnae.        Bas-fonds.
    Thité.          Thytthos.       Poupée.
    Toouteno.       Teuthis.        Calmer.
    Toumo.          Tomos.          Fromage mou.
    Tron.           Bronte.         Tonnerre.

    U

    Ueil.           Illos.          Œil.
    Uillaou.        Illaino.        Éclair.

    Z

    Zoubar.         Sobeo.          Frapper.

Des recherches plus longues auraient fait découvrir un nombre plus
considérable de mots provençaux tirés du Grec; ce petit vocabulaire est
cependant suffisant pour prouver la filiation de la langue Provençale
avec la langue Grecque. On pourrait trouver une nouvelle preuve de
cette filiation dans des exclamations populaires encore en usage de
nos jours à Marseille. Par exemple, le mot _Aou_, pour appeler, et
_Arri_, qui répond à _Arry_, exciter. Une expression dont les matelots
provençaux se servent encore dans un effort commun au travail: _Ala
soya lesso_, n’est qu’une variante de _Alla soi alexo_, qui servait
aux mariniers grecs pour régler leurs mouvements dans une manœuvre
d’ensemble. Enfin, _Nono Nono_, chant des nourrices pour endormir les
enfants, répond au mot grec _Nonnion Nonnion_, auquel _Hesychius_
donnait la même signification.


LANGUE LATINE

La conquête des Gaules par les Romains devait avoir sur la langue
Grecque, parlée par les habitants des côtes de la Méditerranée, une
influence beaucoup plus considérable que celle qu’exerça le Grec sur le
Ligurien.

Ce résultat fut dû en grande partie à l’obligation absolue, imposée par
les Romains, de rédiger, sous peine d’amende, tous les actes publics
en Latin. Il fut même enjoint aux magistrats de ne promulguer leurs
décrets qu’en cette langue. Toutes les Gaules durent se soumettre à
la loi du vainqueur. En Provence, si l’on en juge par les relations
historiques, le Latin s’implanta d’une façon si puissante qu’au point
de vue linguistique cette province ne se distingua plus de l’Italie.

Cependant, l’attitude de Marseille, devant l’abaissement général et
la soumission universelle aux lois imposées par les vainqueurs, fut,
comme nous l’avons dit précédemment, exceptionnelle. Elle continua
à se servir de la langue Grecque dans les actes publics, et cette
particularité mérite d’autant plus d’être remarquée qu’il n’y a pas
d’exemple d’un pareil privilège dans toute l’étendue de la domination
romaine.

Cette marque d’estime concédée à la seule République Marseillaise fut
due à l’indépendance qu’elle sut conserver sous la protection des
Romains. Ce fut aussi pour elle la cause principale de la célébrité
dont jouirent ses écoles à cette époque. On y enseignait en effet
trois langues: le Grec, le Latin et le Gaulois, avec une excellente
méthode et une pureté qui avaient valu à Marseille la préférence de
l’aristocratie romaine et des classes aisées, pour l’éducation de leurs
enfants.

La carrière du barreau et celle des lettres bénéficièrent également
de l’enseignement supérieur de ces écoles. Des noms illustres vinrent
leur donner un éclat particulier, car les premiers emplois et les
plus grands honneurs étaient réservés à ceux qui savaient le Latin.
C’est ainsi que l’on vit l’Espagne, la Gaule transalpine et la
Gaule cisalpine fournir au Sénat, au Gouvernement, aux armées, à la
littérature, des personnages de marque dont les talents contribuèrent à
soutenir la gloire et la renommée de la patrie adoptive.

Parmi ceux dont les noms sont arrivés jusqu’à nous, on peut citer pour
l’Espagne les deux Sénèque, Lucain, Pomponius Mela, Columelle, Martial,
Silvius Italicus, Hygin, etc... Quant à nous, nous ne pouvons oublier
que Cornélius Gallus, Trogue-Pompée, Pétrone, Lactance, Ausone, etc...,
naquirent dans les Gaules.

Grâce à la célébrité des écoles de Marseille, qui maintinrent assez
longtemps le niveau général des études à la hauteur de leur réputation,
la décadence du Latin fut plus lente en Provence qu’ailleurs. Il laissa
des traces profondes dans les idiomes anciens encore parlés par le
peuple, et il faut arriver à l’invasion des Barbares[50] pour marquer
la première période de sa décadence. Les divers idiomes de ces peuples,
en se mêlant au Latin, l’altérèrent au point qu’ils donnèrent naissance
à une nouvelle langue, dont le nom devait rappeler l’origine: le Roman,
c’est-à-dire langue tirée du Romain ou Latin.

Pour bien caractériser l’influence du Latin sur le Roman, qui devint
la souche de nos langues modernes, et sur le Provençal, nous donnons
ci-après, comme nous l’avons fait pour le Ligurien et le Grec, un
vocabulaire résumé des mots latins conservés, ou à peu près, dans le
Provençal de nos jours:


VOCABULAIRE DE QUELQUES MOTS LATINS CONSERVÉS DANS LE PROVENÇAL[51]

_Substantifs_

    PROVENÇAL       LATIN           FRANÇAIS

    A

    Aigarden.       Aqua ardens.    Eau-de-vie.
    Aigo.           Aqua.           Eau.
    Aillet.         Allium.         Ail.
    Api.            Apium.          Céleri.
    Areno.          Arena.          Sable.
    Arro.           Arrha.          Arrhes.

    B

    Babi.           Bubo.           Hibou.
    Berbi.          Bubo.           Dartre.

    C

    Cadeno.         Catena.         Chaîne.
    Carn.           Carnis.         Chair, viande.
    Cavillaire.     Cavillator.     Chicaneur.
    Cebo.           Cepa.           Oignon.
    Claou.          Clavis.         Clef.
    Conco.          Concha.         Pile, évier.
    Couniou.        Cuniculus.      Lapin.

    D

    Delubre.        Delubrum.       Temple.
    Di.             Dies.           Jour.

    E

    Erbetto.        Beta.           Poirée.
    Escalo.         Scala.          Échelle.
    Escoubo.        Scopæ.          Balai.
    Escoumesso.     Res commissa.   Chose jugée.
    Espigo.         Spica.          Epi.

    F

    Fabre.          Faber.          Ouvrier.
    Febre.          Febris.         Fièvre.
    Fusto.          Fustis.         Bâton.

    G

    Gaou.           Gaudium.        Joie.
    Grame.          Gramen.         Chiendent.

    J

    Jas.            Jacere (de).    Étable.
    Jouven.         Juventus.       Jeunesse.
    Judici.         Judicium.       Jugement.
    Judiou.         Judæus.         Juif.

    L

    Lach.           Lac.            Lait.
    Lagramo.        Lacryma.        Larme.
    Lambrusco.      Labrusca.       Vigne sauvage.
    Lequo.          Laqueus.        Piège.

    M

    Merso.          Mersis.         Marchandises.
    Mouloun.        Moles.          Amas.

    N

    Neblo.          Nebula.         Brouillard.

    O

    Ortigo.         Urtica.         Ortie.
    Ouardi.         Hordeum.        Orge.
    Oulo.           Olla.           Marmite.
    Ourfaneou.      Orfanus.        Orphelin.

    P

    Pacan.          Paganus.        Rustre, paysan.
    Pacho.          Pactio.         Accord.
    Palu.           Palus.          Marais.

    Q

    Quoua.          Cauda.          Queue.

    R

    Rabi.           Rabies.         Rage.
    Rego.           Riga.           Raie.
    Ribo.           Ripa.           Rive.

    S

    Salut.          Salus.          Santé.
    Saou.           Sal.            Sel.
    Saouvi.         Salvia.         Sauge.
    Sempre.         Semper.         Toujours.
    Seau.           Sebum.          Suif.
    Solco.          Solcus.         Sillon.
    Suve.           Suber.          Liège.

    T

    Tavan.          Tabanus.        Taon.
    Telo.           Tela.           Toile.
    Traou.          Trabes.         Poutre.
    Tremour.        Tremor.         Tremblement.
    Tourdre.        Turdus.         Grive.

    U

    Ubri.           Ebrius.         Ivre.

    V

    Vacco.          Vacca.          Vache.
    Vedeou.         Vitulus.        Veau.
    Vendumi.        Vindemia.       Vendange.
    Vespo.          Vespa.          Guêpe.
    Vespre.         Vesper.         Soir.
    Vurto.          Vultus.         Visage.

Cette première partie du petit vocabulaire, consacrée spécialement
aux substantifs latins, fournit la remarque que les noms des jours de
la semaine se rapprochent plus du Latin dans le Provençal que dans le
Français:

    _Dilun._        _Dies Lunæ._       Lundi.
    _Dimar._        _Dies Martis._     Mardi.
    _Dimecre._      _Dies Mercurii._   Mercredi.
    _Dijoou._       _Dies Jovis._      Jeudi.
    _Divendre._     _Dies Veneris._    Vendredi, etc.

Beaucoup de mots provençaux, que l’on croit d’origine latine, ne sont
que des mots liguriens, celtiques, slaves, etc., qui ont fourni des
racines au Latin.

Le Français et le Provençal n’ont point reçu ces mots du Latin, mais
ils les ont tirés, comme lui, des langues mères des peuples du Nord,
par exemple le mot _Graou_, qui vient de _Graou_, pierreux, et non du
Latin _Gradus_; _Mas_, habitation, qui ne dérive pas de _Mansio_, mais
qui est un mot salien; _Sartan_, poêle à frire, qui vient du Ligurien
_Sart_, et non du Latin _Sartago_, etc.

Il y a dans le Provençal une grande quantité de mots dont l’origine
est certainement grecque, mais qui se trouvent aussi dans le Latin et
le Français. On a cru longtemps que tous ces mots étaient passés du
Grec dans le Latin et ensuite dans le Français. Cela n’est vrai que
pour quelques-uns et non pour la généralité. L’introduction de ces mots
est due aux Marseillais, qui les ont incorporés d’abord aux idiomes
celtiques et liguriens usités dans les Gaules, d’où ils sont entrés
dans la langue vulgaire ou Romane, et du Roman dans le Français[52].
C’est ce qui explique la grande quantité de mots grecs qui se trouvent
dans le Français, alors que dans l’Italien, l’Espagnol et les autres
langues tirées du Roman, il y en a très peu.

Le Grec introduit dans le Français par le Provençal a mieux conservé
sa forme dans cette dernière langue, parce qu’il n’y a pas été mélangé
avec d’autres idiomes, comme dans le Nord. Il suffit de jeter un regard
sur le petit vocabulaire que nous donnons plus haut pour se convaincre
que les mots grecs ont conservé dans le Provençal les sons et la forme
de la langue Grecque importée à Marseille par les Phocéens. Il n’en est
pas de même du Latin, où l’on retrouve des mots grecs, mais altérés par
les divers idiomes qui se sont mêlés à cette langue.

Nous continuons ci-après par les _adjectifs_ le petit dictionnaire des
mots latins qui sont restés dans le Provençal, en donnant en regard la
traduction française.


VOCABULAIRE DES MOTS LATINS QUI SONT RESTÉS DANS LE PROVENÇAL

_Adjectifs_

    PROVENÇAL       LATIN           FRANÇAIS

    Bigre.          Piger.          Paresseux.
    Dooutou.        Doctus.         Savant.
    Embe.           Ambo.           Deux.
    Madur.          Maturus.        Mûr.
    Magi.           Major.          Aîné.
    Negre.          Niger.          Noir.
    Piegi.          Pejor.          Pire.
    Segur.          Securus.        Sûr.

En Provençal, le féminin des adjectifs a des formes plus variées qu’en
Français; on dit, par exemple, au féminin: bigresso, doouto, emba,
maduro, magé, negro, seguro, etc...; ces différences s’augmentent
encore par les variantes des divers dialectes.


_Pronoms_

    PROVENÇAL       LATIN           FRANÇAIS

    Iou.            Ego.            Je.
    Tu.             Tu.             Toi.
    Eou.            Ille.           Lui.
    Naoutre.        Nostrum (de).   Nous.
    Vaoutre.        Vestrum (de).   Vous.
    Elli.           Illi.           Eux.

Outre ces pronoms, il y a, en Provençal, des mots qui répondent à
des composés latins dans lesquels il entre un pronom; par exemple:
_qouniam_, _quisnam_, pour: quel; _Cooucarem_, _aliquem rem_, pour:
quelque chose, etc...


_Verbes_

Pour la conjugaison des verbes provençaux, ainsi que pour celle des
verbes latins, les pronoms ne sont pas nécessaires; il est même très
rare qu’on s’en serve.

    PROVENÇAL       LATIN           FRANÇAIS

    Addure.         Adducere.       Apporter.
    Aigar.          Aquari.         Arroser.
    Ajudar.         Adjuvare.       Aider.
    Amar.           Amare.          Aimer.
    Arar.           Arare.          Labourer.
    Ardre.          Ardere.         Brûler.
    Arrapar.        Arripere.       Saisir.
    Assetar.        Assidere.       Asseoir.
    Aver.           Habere.         Avoir.
    Blagar.         Blaterare.      Bavarder.
    Cantar.         Cantare.        Chanter.
    Coouca.         Calcare.        Fouler.
    Cremar.         Cremare.        Brûler.
    Defoundre.      Defundere.      Fondre, renverser.
    Ensertar.       Inserere.       Greffer.
    Escoundre.      Condere.        Cacher.
    Esse.           Esse.           Être.
    Ferir.          Ferire.         Blesser.
    Finger.         Fingere.        Feindre.
    Fugir.          Fugere.         Fuir.
    Gratificar.     Gratificare.    Gratifier.
    Istar.          Stare.          Demeurer.
    Jacer.          Jacere.         Reposer.
    Lagrimar.       Lacrymare.      Pleurer.
    Legger.         Legere.         Lire.
    Mouzé.          Mulgere.        Traire.
    Necar.          Necare.         Tuer.
    Ougné.          Ungere.         Oindre.
    Paissé.         Pascere.        Paître.
    Pâtir.          Pati.           Souffrir.
    Pouergé.        Porrigere.      Tendre la main.
    Querré.         Quærere.        Chercher.
    Quierar.        Queri.          Se plaindre.
    Saoupre.        Sapere.         Savoir.
    Siblar.         Sibilare.       Siffler.

Il y a en Provençal quatre conjugaisons:

La première se termine en _ar_, comme _amar_, aimer, et répond à celle
en _er_, du Français.

La deuxième se termine en _ir_, comme _finir_, et elle a sa
correspondante en Français.

La troisième se termine en _re_, comme _recebre_, recevoir, et
_rendre_, rendre; elle correspond aux deux conjugaisons en _oir_ et en
_re_ du Français.

La quatrième se termine en _er_, comme _aver_, _legger_, avoir, lire,
etc... Le _r_ final se supprime dans certains dialectes provençaux;
on dit alors: _ave_, _legge_, etc. Cette conjugaison répond au latin
_habere_, _leggere_, etc.


_Adverbes_

    PROVENÇAL       LATIN           FRANÇAIS

    Quant.          Quantum.        Combien.
    Men.            Minus.          Moins.


_Prépositions_

    Por.            Per.            Pour.
    Ounte.          Unde.           Où.


LANGUES BARBARES

Le souvenir des maux que souffrirent les peuples latins par suite de
l’invasion des diverses nations qui se partagèrent l’Empire Romain
donna au nom de barbares une signification étrangère à son étymologie.
Dans le sens strict du mot, barbares répond à _guerriers_, _forts_ ou
_terribles_. La racine _Bar_, dérivée du sanscrit, signifie _noble_,
_viril_, _fort_.

Parmi ces nations, il y en avait dont le langage, loin d’être
barbare, était régulier et épuré. Les Goths, entre autres, avaient
une langue très travaillée dont la Bible d’_Ulphilas_ est un spécimen
convaincant. Tous les philologues qui ont tenu à reconnaître la parenté
des différentes langues ont trouvé dans cet ouvrage des ressources
indispensables à leurs travaux.

Les Francs, les Bourguignons, les Slaves même avaient leurs poètes et
leurs historiens. Les Lombards, les Saxons et les Sarrasins étaient
dans le même cas; et, si tous ces peuples ont emprunté et introduit
dans leurs langues des expressions et des mots latins ou grecs,
il n’en est pas moins vrai qu’ils ont laissé dans nos provinces
méridionales des traces de leur passage, non seulement au point de vue
archéologique, social, industriel ou artistique, mais encore au point
de vue linguistique.

Dans quelles proportions leur présence dans les Gaules méridionales
a-t-elle concouru, par le contact et les relations journalières, à
enrichir le langage des habitants de ces contrées? Un rapide résumé des
mots que nous trouvons dans divers traités de linguistique nous fixera
sur ce sujet.

Les Wisigoths, qui succédèrent immédiatement aux Romains et possédèrent
la Provence environ un demi-siècle, eurent la sagesse de ne rien
changer dans l’administration et les coutumes du pays. Il en est
résulté que l’on ne retrouve dans le Provençal qu’un très petit nombre
de mots gothiques, plutôt employés en agriculture. Par exemple _Ryo_,
soc de charrue, qui vient du Gothique _ryn_, sillon. Dans quelques
verbes, la prépondérance de cette dernière langue est restée assez
sensible. Donnons comme exemple la première personne plurielle du
présent de l’indicatif du verbe être, qui est _siam_ en Provençal et
_Siyam_ en Gothique. Pour le même verbe, le présent du subjonctif en
Provençal se rapproche beaucoup plus du Gothique que du Latin.


SUBJONCTIF PRÉSENT DU VERBE «ÊTRE»

    PROVENÇAL       GOTHIQUE        LATIN        FRANÇAIS

    Sighi.          Siyau.          Sim.         Que je sois.
    Sighes.         Siyais.         Sis.         Que tu sois.
    Sighe.          Siyai.          Sit.         Qu’il soit.
    Sighem.         Siyaima.        Simus.       Que nous soyons.
    Sighès.         Siyaith.        Sitis.       Que vous soyez.
    Sigoun.         Siyaina.        Sint.        Qu’ils soient.


VERBE «ALLER»

    PROVENÇAL       GOTHIQUE

    Vaghi.          Vaiyau.
    Vaghes.         Vaiyais.
    Vaghe.          Vaiyai.
    Vagoun.         Vaiyaina.


VERBE «VÊTIR»

    Viesti.         Vastyau.
    Viestes.        Vastyais.
    Vieste.         Vastyai.
    Viesten.        Vastyaima.
    Viestès.        Vastyaith.
    Viestoun.       Vastyaina.

D’autres verbes offrent la même analogie; mais nous pensons que
l’attention a été suffisamment fixée sur ce point, qui peut avoir
de l’importance par rapport à la formation de la langue Romane. Il
est à remarquer que le Provençal emploie, comme le Gothique, le
présent du subjonctif pour l’impératif. On retrouve dans les écrits
des anciens troubadours cette même tournure de phrase dont la Bible
d’_Ulphilas_[53] fournit de nombreux exemples.


FRANCIQUE OU THÉOTISQUE

Sous Charlemagne, la langue des Francs était devenue d’un emploi
général dans le Nord de la France. Dans le Midi, au contraire, le
Latin était resté en usage, mais en s’altérant beaucoup. De ces
divers changements sortit la langue Romane, et le langage des Francs
prit le nom de _Théotisque_, qui n’est qu’une altération de celui de
_Teutonique_.

En effet, comme personne ne l’ignore, la langue des Francs était un
dialecte du _Deutch_, langue mère, d’où dérivent l’Allemand et tous ses
dialectes. On en trouve une preuve, d’ailleurs, dans le recueil des
Capitulaires des rois de France qui contient le traité de Coblentz,
conclu en 860 entre Louis le Germanique et Charles le Chauve, publié en
langue Théotisque ou Francique et en langue Romane, avec une traduction
latine.

Si l’influence des Francs n’a pas été aussi grande dans le Midi que
dans le Nord, il n’en est pas moins vrai qu’elle s’est affirmée de deux
manières: l’une générale, en altérant le Latin et le transformant ainsi
en une nouvelle langue, le Roman; l’autre particulière, en introduisant
dans le dialecte Provençal, dérivé du Roman, un certain nombre de mots
et de désinences qui, évidemment, sont sortis de la langue Francique.

On attribue en grande partie ce résultat aux tribunaux mixtes,
c’est-à-dire composés de magistrats ou clercs francs et provençaux.
Ceux-ci furent obligés d’étudier les deux langues et durent
nécessairement les confondre. On a remarqué, en effet, que les termes
de Palais furent les premiers à subir les conséquences de ce mélange.
Cependant, même dans le Provençal courant, un grand nombre de mots
franciques sont arrivés jusqu’à nous, ayant mieux conservé leur forme
primitive que dans le Français. Nous donnons ci-après un aperçu des
mots les plus usités de nos jours.


MOTS FRANCIQUES QUI SONT RESTÉS DANS LE PROVENÇAL

    PROVENÇAL       FRANCIQUE       FRANÇAIS

    Cat.            Kater.          Chat.
    Cherpo.         Schœrpe.        Écharpe.
    Cooulet.        Kohl.           Chou.
    Esteri.         Stier.          Fixe.
    Flascou.        Flasche.        Flacon.
    Fremo.          Frau.           Femme.
    Garbo.          Garbe.          Gerbe.
    Harnesch.       Harnisch.       Harnais.
    Machoto.        Nachteule.      Chouette.
    Matou.          Mat.            Fou.
    Meouffo.        Milz.           Rate.
    Mesclar.        Mischen.        Mêler.
    Muscle.         Muschel.        Moule.
    Nuech.          Nacht.          Nuit.
    Nas.            Nase.           Nez.
    Neblo.          Nebel.          Brouillard.
    Oustaou.        Haus.           Maison.
    Raisso.         Reis.           Grosse pluie.
    Ranzi.          Ranzig.         Rance.
    Reinard.        Reinhard.       Renard.
    Relukar.        Lugen.          Regarder.
    Rodo.           Rad.            Roue.
    Rooubar.        Rauben.         Dérober.
    Tasquo.         Tasche.         Poche.
    Tastar.         Tasten.         Tâter.


BOURGUIGNON

Lorsque les rois de Bourgogne eurent la souveraineté d’Arles, le
Provençal ressentit le contre-coup de ce changement politique, éphémère
d’ailleurs. Nous ne citerons qu’un petit nombre de mots qui émigrèrent
du Bourguignon dans le Provençal, simplement pour prouver que ce
dernier n’est pas dénué de toute analogie avec les idiomes populaires
de la Bourgogne et du Jura.

La cerise dite de Montmorency s’appelle _gruffien_ en Provençal, et
nous trouvons _greffion_ en patois du Jura ou Bourguignon. Nous y
trouvons aussi désignés sous le nom d’_escousseri_ ceux qui battent le
blé sur l’aire, et en Provençal on appelle _escoussous_ les fléaux avec
lesquels on bat l’avoine, le seigle et les légumes secs. _Destraou_
est, dans les deux idiomes, le nom donné à la hache. Enfin, la lessive
que l’on désigne en Provence par le mot _bugado_ est appelée _bua_ dans
le Jura.

Parmi les autres idiomes qui ont laissé des traces en Provence,
nous trouvons, pour le Slave, le mot _roupiar_, ronfler; _gnigni_,
petit objet; _bedé_ ou _bedec_, un sot; en Slave: _hropit_, _migni_,
_budaca_, avec la même signification.

Des Arabes ou Sarrasins, le Provençal a conservé: _quitran_, poix;
_endivo_, chicorée frisée.

Les mots arabes suivants, qui font partie du Provençal, ont passé dans
le Français avec très peu de variantes. Ce sont:

    EN PROVENÇAL    EN FRANÇAIS

    Artichaou.      Artichaut.
    Almanach.       Almanach.
    Magazin.        Magasin.
    Masquo.         Masque.
    Assassin.       Assassin.
    Caravano.       Caravane.
    Mousselino.     Mousseline.

Du Turc, nous avons:

    EN PROVENÇAL    EN FRANÇAIS

    Bazar.          Bazar, marché.
    Carat.          Carat ou once.
    Pelaou.         Pilau, plat de riz au safran.
    Coutoun.        Coton.
    Café.           Café (en Turc cahoué).
    Safran.         Safran.

Nous n’insisterons pas sur les mots génois, italiens ou catalans
qui ont émigré dans le Provençal par l’effet naturel des relations
commerciales avec Marseille. _Solleri_ assure que, de son temps, le
Provençal de la côte méditerranéenne était très voisin du Génois.


LANGUE ROMANE

Lorsque Constantin transféra d’Italie en Orient le siège de l’Empire
Romain, il ne se rendit pas compte qu’il devait résulter de cet acte un
affaiblissement de sa puissance militaire, et qu’il privait désormais
son gouvernement d’une force qui l’avait aidé à établir sa domination
dans le monde: la propagation de la langue latine.

En effet, les habitants qui restèrent dans l’antique cité dépouillée
de son titre de capitale perdirent peu à peu cet esprit public et cet
orgueil national qui avaient fait des Romains les maîtres du monde.
Non seulement ils n’étaient plus propres à agrandir leur territoire et
à imposer et répandre leur langue, mais ils ne purent même soutenir
le choc des peuples qu’ils avaient conquis et qui, ne se sentant
plus maîtrisés, envahissaient et franchissaient impunément leurs
frontières trop vastes, trop éloignées et trop dégarnies. Rome était
définitivement déchue et, comme tout s’enchaîne, la langue Latine dut
subir à son tour l’influence des idiomes des vainqueurs. Elle s’altéra
avec l’invasion des Goths, et cette corruption ne fit que s’accentuer
par la suite; elle se mêla aux langages divers des envahisseurs; à tel
point qu’elle forma une nouvelle langue que l’on appela Romane.

Les écrits les plus anciens dans cette langue ont été recueillis
en Italie et remontent à l’année 730. Depuis cette époque, ils se
succèdent sans interruption jusqu’à la fin du Xe siècle. _Luitprand_,
en 728, comptait en Espagne, parmi les langues qui s’y parlaient,
le _Valencien_ et le _Catalan_, reconnus pour être des dialectes
de la langue Romane. En 734, l’ordonnance d’_Alboacem_, fils de
Mahomet-Allsamar, fils de Tarif, qui régnait à Coïmbre, fut publiée
en Roman. Enfin, il était, à la même époque, parlé en Portugal, où il
portait le nom de langue _romance_.

En ce qui concerne particulièrement la France, il faut remonter au
commencement de la monarchie pour se rendre compte du développement du
Roman et de l’importance qu’il a pu y acquérir après le Latin et le
Francique ou Théotisque, qui étaient les langues primitives.

Contrairement à ce que l’on a cru longtemps, le Roman n’est pas né
seulement d’une corruption du Latin; il s’est formé, comme nous l’avons
dit précédemment, peu à peu, des mots et des locutions que le passage
des Goths, des Francs, des Lombards et des Espagnols avait introduits
dans le Latin. Si l’on compare les textes du Roman ancien avec
notre Provençal actuel, on est amené à reconnaître que, dès l’époque
des troubadours, il devait y avoir deux langues romanes, l’une qui
s’étendait sur les provinces du Nord et l’autre particulière au Midi;
ce qui donnerait une raison d’être à cette opinion, c’est que, dans le
Roman des côtes du Rhône, de la haute et basse Provence jusqu’à Nice,
on retrouve des mots, des locutions et des expressions qui ne figurent
pas dans le Roman du Nord et qui proviennent du Ligurien, du Grec et
de l’Arabe, langues qui se sont pour ainsi dire cantonnées dans les
provinces méridionales. Et, alors que le Roman de la monarchie franque
s’est transformé peu à peu en Français, le Roman du Midi, parlé et
écrit dans un pays quasi indépendant, ou qui, tout au moins, avait
conservé ses franchises, prit le nom de _Provençal_ et s’est perpétué
jusqu’à nous.

Si l’on tient compte des mœurs, des usages, du climat, des occupations
des habitants de l’Ibérie, de la Gaule cisalpine, de la Lusitanie, on
peut dire qu’à l’époque du démembrement de l’empire de Charlemagne,
le Roman parlé dans ces divers pays commença à se transformer et que
l’Espagnol, l’Italien et le Portugais en furent tirés, dans les mêmes
conditions que le Provençal, et avant que le Français eût acquis cette
forme et cette pureté qu’on lui a connues depuis. A partir de cette
époque, on appela langue _d’Oïl_ le Français tiré du Roman parlé
au-delà de la Loire, parce que cette affirmation s’y prononçait _Oui_;
et langue _d’Oc_ le Roman parlé en deçà de ce fleuve, parce que ce
même mot s’y prononçait _Oc_. Ce n’est que vers le Xe siècle que cette
distinction fut faite. Jusque-là, à la cour des rois de France, comme
en Italie, en Espagne, en Portugal et en Provence, on avait fait usage
de la langue Romane.

La langue _d’Oc_ fut aussi appelée langue Provençale, non seulement
parce que le Roman s’était conservé dans cette province avec plus de
pureté que partout ailleurs, mais encore parce que c’était le pays où
le _gai saber_, c’est-à-dire l’art d’instruire en égayant, était le
mieux cultivé et le plus considéré.


NOTES

  [46] Il nous a paru nécessaire, pour la clarté de nos explications
  sur la langue romane, de consacrer à chacune des langues qui l’ont
  précédée un résumé historique qui en marquera l’esprit et la portée.
  Nous avons pensé qu’il ne serait pas inutile d’y joindre une sorte
  de vocabulaire abrégé des mots et des principales expressions que
  chacune de ces langues, dans des proportions différentes, a fournis
  pour la formation du Roman et du Provençal. Le lecteur y retrouvera
  ces mêmes mots et ces mêmes expressions employés encore de nos
  jours, que le Provençal parlé dans nos départements méridionaux,
  particulièrement dans ceux du Sud-Est, nous a transmis à travers les
  siècles.

  [47] Adelung, savant allemand qui, entre autres ouvrages, fit un
  tableau universel des langues.

  [48] On remarquera, en parcourant ce vocabulaire, que nous
  avons évité de donner l’orthographe nouvelle, afin de démontrer
  l’ancienneté des mots, et empêcher toute confusion.

  [49] Cet ouvrage est intitulé:

  _Recueil alphabétique de mots provençaux dérivés du Grec, renfermant
  les termes particuliers au peuple de Marseille et surtout ceux
  relatifs à la marine et à la pêche._

  [50] Barbares, pour guerriers.

  [51] De Villeneuve.

  [52] Frédéric Schoell, _Tableau des peuples qui habitent l’Europe_,
  p. 62 (Paris, 1812).

  [53] _Wœlfel_, connu sous le nom d’_Ulphilas_, évêque des Goths,
  de Dacie et de Thrace, au IVe siècle, a traduit la Bible en idiome
  gothique. Il existe des fragments de cette version dans un manuscrit
  de la Bibliothèque de l’Université d’Upsal, sous le nom de _Codex
  argenteus_. Il y en eut plusieurs éditions, dont la 5e a paru à
  Weissenfels, en 1805, in-4º, avec traduction latine interlinéaire,
  grammaire et glossaire par Fulda, Reinwald et Zahn.



VII

ÉTAT DE LA PROVENCE LORS DE LA FORMATION DE LA LANGUE ROMANE

  De l’influence de la chevalerie et des croisades sur le développement
  de la langue Romane.--Période des Trouvères et des Troubadours.--Les
  Trouvères.--Les Troubadours.


Sous la suzeraineté des rois mérovingiens et l’administration
paternelle des ducs d’Aquitaine, qui avaient abandonné le soin immédiat
des affaires à la direction des comtes indigènes, la Provence, grâce à
sa situation géographique, put jouir des bienfaits d’une paix relative,
si on la compare aux autres provinces françaises dévastées par de
continuelles guerres civiles ou étrangères.

Après le partage de l’empire de Charlemagne, l’autorité de la couronne
était à peine reconnue. Victimes de ministres ambitieux, les princes,
d’un caractère faible ou adonnés aux plaisirs, ne furent plus entre
leurs mains que de simples automates. Les ducs, comtes et autres
gouverneurs de provinces, toujours prêts à empiéter sur la prérogative
royale et à l’usurper au besoin, proclamèrent publiquement leur
indépendance. Les tenures féodales disparurent violemment et les
vassaux immédiats de la couronne se levèrent tous à la fois, comme
autant de souverains allodiaux et héréditaires. Les gouverneurs
des provinces méridionales, et particulièrement de la Provence,
n’hésitèrent pas à profiter d’une occasion aussi favorable pour
réaliser un projet qu’ils nourrissaient depuis longtemps. Le promoteur
de cette revendication armée fut le célèbre _Boson_.

Le fondateur de l’indépendance provençale était le fils de _Théodoric_,
premier comte d’Autun. Par ses talents politiques et militaires, il
sut plaire à _Charles le Chauve_, qui le nomma gouverneur de Provence
et du Venaissin. Quand le roi de France vint visiter le pays, Boson
lui présenta sa sœur _Rachilde_, dont l’éclatante beauté produisit une
profonde impression sur le monarque. Ébloui, captivé par les charmes
de cette femme, Charles, pour la posséder, dut lui offrir sa main.
Les projets ambitieux de Boson furent servis par la nouvelle reine de
France, qui le fit nommer gouverneur des provinces italiennes, titre
équivalent à celui de vice-roi. Ce n’était pas là le dernier mot du
programme du beau-frère de Charles le Chauve.

De connivence avec sa sœur, il contracta un mariage secret avec
_Hermengarde_, fille unique de Louis II, roi d’Italie. Cette union,
qui devait, à la mort de son beau-père, le mettre en possession de son
trône, ne pouvait rester longtemps cachée. Quand Charles le Chauve
en eut connaissance, il en fut gravement et justement offensé. Mais
l’influence de Rachilde était sans bornes; elle intercéda en faveur de
Boson et son succès dépassa même le résultat espéré. Elle obtint, non
seulement que le roi de France approuvât le mariage, mais encore qu’il
consentît à ce qu’une nouvelle célébration de la cérémonie nuptiale eût
lieu, avec toute la pompe royale.

Après la mort de Louis le Bègue, successeur de Charles le Chauve, qui
avait maintenu Boson dans tous ses grades et honneurs, l’anarchie se
répandit dans toute la France. La réputation que ce dernier avait
acquise en Provence, l’ascendant qu’il exerçait dans toute la région en
sa qualité de gouverneur, fonction qui, durant deux règnes consécutifs,
l’y avait fait estimer et aimer, devaient amener prochainement la
réalisation d’un projet longuement médité. En 879, il convoqua un
synode de tous les évêques du Lyonnais, Dauphiné, Languedoc, Provence
et autres diocèses. Les prélats s’assemblèrent dans son château de
Montaille, sur la rive gauche du Rhône, entre Vienne et Valence,
et, préalablement gagnés en sa faveur, procédèrent à son élection
comme roi[54]. Ni la noblesse ni le peuple ne prirent part à cette
nomination, à laquelle cependant ils acquiescèrent tacitement. Telle
fut l’origine de la séparation complète de la Provence et de la
couronne de France. Cet état de choses fut accepté par le roi, car
nous voyons Charles le Gros intervenir, en 883, comme médiateur entre
Boson et Louis III qui avait envahi le nouveau royaume avec son frère
Carloman, médiation qui eut pour résultat d’attribuer à Boson, en
souveraineté absolue, la Franche-Comté, le Dauphiné, la Provence et
la Savoie. Après quelques combats heureux qu’il eut à soutenir contre
divers compétiteurs, il demeura possesseur de ces pays jusqu’à sa mort,
qui advint en 888.

[Illustration: Arles: l’Amphithéâtre.]

Son fils, Louis Boson, qui lui succéda, envahit l’Italie, augmenta
ses possessions et fut couronné empereur par le pape Jean IX. Après
lui, Hugues, gouverneur de Provence, et Rodolphe, roi de la Bourgogne
transjurane, se disputèrent ses États. Alternativement vainqueurs et
vaincus, les deux partis signèrent en 930 une convention par laquelle
_Hugues_ céda à _Rodolphe_, sous condition de réversibilité, la
totalité de ses États transalpins, ce dernier renonçant en faveur de
son rival à toutes ses prétentions sur l’Italie[55]. _Conrad_, qui fut
le successeur de Rodolphe en 944, réunit sous son sceptre les deux
parties de la Bourgogne comprenant, la première, tout le pays suisse,
depuis Schaffhouse jusqu’à Bâle, la partie occidentale de la Suisse
depuis le Rhin jusqu’au Rhône, toute la Savoie, la Franche-Comté, le
Lyonnais, le Dauphiné, la Provence, plusieurs villes du Languedoc;
l’autre partie comprenait la Bourgogne proprement dite.

Par l’exposé qui précède et qui n’était pas inutile pour expliquer
la parenté de la langue Romane ou provençale avec certains mots ou
locutions des dialectes du Nord, on a pu voir que la seconde dynastie
du royaume d’Arles avait singulièrement agrandi ses possessions.
L’importance de ses populations et l’étendue de son territoire
justifiaient la prépondérance que la langue Romane exerça, dès cette
époque, sur toute l’Europe latine.

Des descendants de Rodolphe, Conrad fut le seul qui établit sa
résidence royale en Provence. Il avait choisi à cet effet la ville
d’Arles, et vivait en paix avec ses voisins. Aimé de son peuple, il se
contentait de la sujétion, plutôt nominale qu’effective, des ducs et
comtes qui possédaient des fiefs héréditaires dans chaque district
du royaume, et mérita à juste titre le surnom de _Pacifique_, que ses
contemporains et la postérité lui ont décerné. A part les incursions
fréquentes des pirates maures, qu’il finit par exterminer, son règne,
qui dura quarante-trois ans, fut un des plus heureux dont jouirent les
Provençaux.


LA LANGUE ROMANE DANS LE NORD ET LE MIDI DE LA FRANCE

Comme nous l’avons déjà dit, le Latin, corrompu dans l’usage courant
par les dialectes des peuples envahisseurs, était resté la langue
privilégiée de l’Église, qui l’avait conservée dans ses formes les
plus pures. Par un étrange revirement d’esprit, encore difficile à
expliquer, ce rôle de protectrice du Latin, qui avait été une force
pour l’Église, fut à un moment, non seulement renié par elle, mais
blâmé en toutes circonstances. Ce fut en effet un pape qui, le premier,
tâcha d’expulser la langue Latine du refuge qu’elle avait trouvé dans
le clergé. Grégoire le Grand ne pouvait admettre qu’une langue dont
un peuple païen s’était servi pour implorer ses idoles fût également
employée par la religion chrétienne pour exprimer les louanges de Dieu.

Son mépris pour la grammaire latine le poussait à écrire ces paroles:

  «Je n’évite point les barbarismes; je dédaigne d’observer le régime
  des prépositions, etc., etc., parce que je regarde comme une chose
  indigne de soumettre les paroles de l’oracle céleste aux règles de
  _Donat_[56] et jamais aucun interprète de l’Écriture sainte ne les a
  respectées.»

Ayant appris que _Didier_, évêque de Vienne, donnait des leçons de
l’art connu alors sous le nom de grammaire, cet illustre pontife lui en
fit une vive réprimande:

  «Nous ne pouvons, écrivait-il, rappeler sans honte que votre
  fraternité explique la grammaire à quelques personnes. C’est ce que
  nous avons appris avec chagrin, et fortement blâmé... nous en avons
  gémi. Non, la même bouche ne peut exprimer les louanges de Jupiter et
  celles du Christ. Considérez combien, pour un prêtre, il est horrible
  et criminel d’expliquer en public des livres dont un laïque pieux ne
  devrait pas se permettre la lecture. Ne vous appliquez donc plus aux
  passe-temps et aux lettres du siècle.»

Le dédain que ce pontife professait pour la littérature latine, exalté
encore par la haine du paganisme, le porta à faire rechercher et brûler
tous les exemplaires de _Tite-Live_ qu’il put découvrir. Il est
heureux pour la gloire des lettres qu’il ait pu en échapper à la colère
de ce vandale que l’Église a canonisé. Saint Antonin, commentant cette
action, la donne comme honorable pour la mémoire du pontife romain. Si
ce zèle par trop ardent peut être considéré comme l’erreur du siècle,
on ne s’explique pas bien le vœu de _Jean Hessels_, professeur à
Louvain, qui s’écrie à ce sujet: «Heureux, si Dieu envoyait beaucoup de
Grégoire!»

Le résultat de cette campagne menée contre le Latin fut que, sous le
pontificat de _Zacharie_, il se trouva tel prêtre qui ne le connaissait
pas assez pour exprimer convenablement la formule du sacrement du
baptême. Ce pape eut à prononcer sur la validité de ce sacrement
conféré en ces termes: «Ego te baptiso in nomine Patria et Filia et
Spiritus sancti.»

_Saint Boniface_, évêque de Mayence, avait ordonné de baptiser de
nouveau; le pape décida que le baptême était valable si les paroles
sacramentelles avaient été mal prononcées par ignorance de la langue et
non par esprit d’hérésie.

Corrompu par les dialectes des peuples barbares qui envahirent les
Gaules, renié par le chef de l’Église, délaissé par les princes et la
royauté, le Latin devait se fondre insensiblement dans une nouvelle
langue qui, tout en s’enrichissant de certains mots empruntés aux
idiomes étrangers, conservait cependant une marque originelle dont elle
tirait son nom: le Roman.

La langue Romane, connue dans le Nord de la France dès le VIIIe siècle
sous le nom de _lingua romana rustica_, avait emprunté aux idiomes
des peuples nouveaux venus de la Germanie un caractère de force et de
dureté dans les mots et les expressions que n’avait pas et ne pouvait
avoir le Provençal. La langue Romane du Midi éclose, sous un soleil
brillant, dans une atmosphère tiède et parfumée, tout imprégnée de la
poésie du Grec et du Latin, inspira les Troubadours, poliça les mœurs
et les usages, chanta les faits glorieux et créa les cours d’amour.
Elle fut l’expression la plus belle et la plus haute de la civilisation
de la Gaule latine. Cependant, quoique subissant moins que dans le
Midi l’influence du Latin, les Francs, en y mêlant leur dialecte,
formèrent un idiome intermédiaire, un autre Roman, qui se répandit
et s’épura peu à peu. Les écrits de cette époque qui sont parvenus
jusqu’à nous et qui émanent de personnalités marquantes dénotent le
soin avec lequel on l’enseignait et le propageait dans le royaume. On
cite _saint Mummolin_, évêque de Noyon, qui écrivait non seulement dans
la langue Théotisque, mais aussi dans la Romane; _saint Adalhard_,
abbé de Corbie, était dans le même cas. Enfin, en 813, un concile tenu
à Tours prescrivait aux évêques de ne pas composer leurs homélies en
Latin, et d’avoir soin de les traduire en «langue romane rustique et en
Théotisque».

On peut avoir une idée de ce qu’était le Roman du Nord sous le règne
de Charlemagne par un passage des litanies qui se chantaient alors au
diocèse de Soissons. Lorsque les prêtres invoquaient Dieu pour faire
descendre sa protection sur l’empereur, le peuple se joignait à eux et
répondait: _Tu lo juva_[57]. Ces trois mots suffisent pour montrer que,
si le latin dominait encore dans ce langage, il était déjà bien altéré.

Enfin, le document principal qui atteste l’emploi de la langue Romane
dans le Nord de la Gaule est la convention ou serment conclu entre
Charles le Chauve et Louis le Germanique, pour déjouer les vues
ambitieuses de leur frère Lothaire. Ils se rencontrèrent à Strasbourg,
et là jurèrent avec leurs soldats de rester fidèlement liés l’un à
l’autre. Afin que chacun d’eux fût entendu par les troupes de son
frère et que l’engagement eût ainsi un caractère plus grave et plus
sincère, Louis, le chef des Germains, prononça son serment en langue
Romane, et Charles, le chef des Gaulois, dit le sien en tudesque; quant
aux deux armées, chacune d’elles se servit de sa propre langue. Nous
donnons ci-après les deux textes, roman et français, de ces serments
célèbres[58], qui furent prononcés à Strasbourg en 842 et qui sont les
plus anciens monuments connus, non seulement du Français, mais aussi de
ses sœurs les autres langues néo-latines (Italien, Espagnol, Portugais).


SERMENT DE LOUIS LE GERMANIQUE[59]

  _Pro deo amur et pro Kristian poblo et nostro commun salvament, d’ist
  di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai-eo
  cist meon fradre Karlo, et in adjudha et in cad Huna cosa, si cumo om
  per dreit son fradre solvar dist in o quid il mi ultresi fazet; et
  ab ludher nul plaid nunquam prindrai qui, meon vol, cist meon fradre
  Karle in damno sit._

  _Si Lodhwig sagrament quæ son fradre Karle jurat conservat, et Karlus
  meo seudra de suo part, non lo stanit, si io retournar non l’int pois
  ne io, ne seuls cui eo retournar int pois in nulla adjudha contra
  Lodhwig nun li iver._

Dans cette forme primitive, la langue rustique du Nord de la
France--car c’était bien du Nord qu’étaient les troupes de Charles le
Chauve à l’assemblée de Strasbourg--ne différait pas beaucoup du Roman
provençal, parce que celui-ci était également à la première période de
son développement, et que ce fut seulement par la suite qu’il acquit
la pureté et la perfection grammaticale avec lesquelles il nous a été
transmis.

Cent ans après, c’est-à-dire environ vers le Xe siècle, le Roman du
Nord avait fait des progrès sensibles. On peut s’en faire une idée par
l’extrait que nous donnons ci-après d’une cantilène en l’honneur de
sainte Eulalie[60]. Certains mots et d’autres indices permettent d’y
voir avec quelque vraisemblance un premier pas vers la transformation
de la langue rustique en Français:

    _Buena pulcella fut Eulalia[61],
    Bel avret corps, bellezour anima,
    Voldrent la veintre li Deo inimi,
    Voldrent la faire diavle servir,
    Elle n’ont eskoltet les mals conseillers._

Le plus ancien texte que l’on connaisse de la langue Romane du Nord,
après les deux que nous venons de citer, est celui des lois publiées
en 1069, pour les Anglais, par le duc de Normandie, _Guillaume le
Conquérant_. Elles commencent ainsi:

  _Ces sount les leis et les custumes que le rei Williams grentot a tut
  le puple de Engleterre après le conquest de la terre, iceles mesmes
  que li reis Edward sun cosin tint devant lui. Co est à saveir: I.
  Pais à saint yglise. De quel forfait que home ont fait en cels tens
  e il pout venir a sainte yglyse, ont pais de vie et de membre, etc.,
  etc._

Peu à peu, le Théotisque disparut du sol gaulois, et le Roman qui
s’était formé pour ainsi dire par l’usage du peuple prit possession de
la France neustrienne. Enfin, vers le XIe siècle, il devint la langue
nationale, et les troubadours survenant lui donnèrent une régularité de
forme, une pureté et une harmonie qui lui avaient manqué jusque-là.


DE L’INFLUENCE DE LA CHEVALERIE ET DES CROISADES SUR LE DÉVELOPPEMENT
DE LA LANGUE ROMANE

PÉRIODE DES TROUVÈRES ET DES TROUBADOURS

Une des causes qui contribuèrent le plus directement à la propagation
et au développement des dialectes romans, aussi bien comme langues
vulgaires qu’au point de vue littéraire, fut le rôle que joua la
Chevalerie dans la société à partir du Xe siècle. Dépouillés du
caractère barbare, plutôt brutal, qu’ils avaient eu jusqu’alors, les
chevaliers, à partir de cette époque, manifestèrent des idées et
des tendances d’un ordre plus élevé. Ils se firent les redresseurs
des torts de l’humanité, les protecteurs des faibles et surtout des
femmes. Sans nous arrêter aux récits fantastiques des poètes et des
chroniqueurs, il est hors de doute que c’est la Chevalerie qui a été
l’un des premiers instruments libérateurs de la condition du sexe
faible. Sous la royauté féodale, la femme avait constamment vécu sous
la dépendance de l’homme. Les Goths, les Lombards, les Francs, les
Germains et autres peuples du Nord, jaloux à l’excès de la chasteté
de leurs épouses, les tenaient dans une étroite sujétion. Mariées ou
non, les femmes vivaient dans un état de tutelle perpétuelle. Elles ne
sortirent de l’obscurité où elles avaient été retenues si longtemps
que lorsque la noblesse se fut séparée de la royauté. Elles exercèrent
alors leurs droits comme tutrices, et surent bientôt prendre dans la
société un rôle prépondérant, soit au foyer de famille, soit dans
les affaires civiles, et même sur le trône, dans la direction de la
politique du pays. Les faveurs les plus grandes qu’elles pouvaient
accorder furent regardées comme le juste prix de leur émancipation. Le
serment imposé aux Croisés, en mettant sur la même ligne Dieu et la
femme, consacrait à son profit un culte qui, disent les ménestrels, ne
le cédait en rien à celui de Dieu.

Cette élévation du sexe faible devait adoucir le caractère militaire
des chevaliers, qui, gagnés par la tendresse féminine, perdirent la
rudesse, la brutalité, l’âpreté qui les avaient caractérisés jusque-là.
Pour plaire, ils s’adonnèrent au culte de la musique et de la poésie;
la noblesse princière, se reposant des fatigues de la guerre, employa
ses loisirs à étudier et répandre la langue Romane, soit pour chanter
l’amour, soit pour célébrer les exploits guerriers des croisades, soit
enfin pour faire connaître les mœurs du clergé, pour qui la religion
n’était plus qu’un prétexte et l’Église un repaire d’intrigues. La
conduite des prélats était non seulement la violation flagrante de
tout principe de morale, mais elle attestait encore manifestement que
le christianisme, sous le masque de l’hypocrisie, n’était plus qu’un
simple rituel de cérémonies, un commerce, où l’on vendait fort cher
l’absolution de tous les crimes.

C’est au XIe siècle environ que l’on croit pouvoir fixer l’institution
du _Gai-Saber_ comme art. De même que les chevaliers, les Trouvères
dans le Nord, les Troubadours dans le Midi, s’inspirèrent dans leurs
actes comme dans leurs poésies des sentiments que reflétaient celles
qu’ils avaient choisies comme épouses ou comme maîtresses. La femme fut
une de leurs principales préoccupations. Ils chantaient sa grâce, sa
beauté et, en même temps que ses qualités physiques, ils ne manquèrent
pas de célébrer ses qualités morales.

Des sentiments si nobles, si élevés, ne pouvaient être exprimés que par
des mots choisis, des phrases appropriées; et c’est ainsi que, sous
l’inspiration poétique des Troubadours, la langue Romane s’épura, se
transforma, obéit à une orthographe et à des règles grammaticales qui
en fixèrent l’esprit. Cette transformation ne fut pas sans influence
sur notre belle langue Française, que ses qualités maîtresses,
l’harmonie et la clarté, devaient un jour faire préférer à toute autre,
comme instrument diplomatique.

Si, dans leurs poésies, les Troubadours chantaient la délicatesse et
la vivacité de l’amour, ils y exprimaient également leurs sensations
morales, leurs opinions politiques, leur enthousiasme pour les
personnages illustres qui exécutaient de grands exploits. Ils ne
craignaient pas non plus, dans leur juste et courageuse indignation
contre les erreurs et les fautes de leurs contemporains, si haut
placés fussent-ils, de fustiger par une ironie mordante et une satire
vengeresse tout ce qui n’était pas empreint d’idéal, de bonté et de
charité chrétienne.

Cette nouvelle littérature n’emprunta rien aux leçons et aux exemples
des anciens. Si les chefs-d’œuvre littéraires des Grecs et des Latins
n’étaient pas tout à fait inconnus des Troubadours, cependant, leur
goût n’était peut-être pas assez formé ni assez exercé pour les admirer
utilement et s’inspirer de leurs beautés classiques. Ils procédèrent,
pour ainsi dire, avec des moyens indépendants et distincts. Les formes
qu’ils employèrent, les couleurs étrangères ou locales dont ils les
revêtirent, l’esprit particulier où dominait la pensée religieuse dont
ils étaient animés, les mœurs chevaleresques, une politique spéciale,
les préjugés contemporains et comme une sorte d’idée nationale qui
commençait à germer en eux, donnèrent à leurs œuvres un cachet
d’originalité qu’on ne peut leur contester.


LES TROUVÈRES

[Illustration: Un Trouvère.]

Dans le Nord, l’enthousiasme que produisirent la Chevalerie et les
Croisades fit éclore les _Trouvères_. Si, comme on l’a constaté,
les œuvres de ces poètes manquent absolument d’art, du moins elles
rachètent ce défaut par une grande imagination et une tendance à ne
célébrer que les faits héroïques, la guerre, les aventures lointaines
et prodigieuses, les grands coups d’épée donnés ou reçus pour
l’honneur de sa foi et de sa dame. Bientôt devenus populaires, c’était
sur les places publiques, entourés par la foule, que les Trouvères
récitaient ou chantaient leurs vers en s’accompagnant de la mandore.
Lorsqu’un sujet traité par un poète plaisait au peuple, les autres
s’en emparaient et l’arrangeaient à leur goût. Il en résultait des
compositions interminables. La moyenne de certains romans de Chevalerie
devenus populaires atteignait trente mille vers. On cite comme exemple
d’une longueur sans pareille la fable de _Guillaume au Court-Nez_ (ou
Cornet), héros très aimé, qui se faisait gloire d’un coup de sabre par
lequel il avait perdu une partie du visage. Cette fable se divisait en
dix-huit parties et ne comptait pas moins de trois cent dix-sept mille
vers.

Le rythme ordinaire, pour les compositions chevaleresques, était le
vers de dix syllabes. La rime n’était marquée que par une sorte
d’assonance et, au lieu de plusieurs rimes s’entrelaçant gracieusement
de manière à flatter l’oreille comme dans les vers provençaux, les
Trouvères prolongeaient la même rime en raison du développement
consacré à une idée, fût-ce pendant cinquante vers; elle ne changeait
qu’avec le ton de l’accompagnement. De là une monotonie fatigante pour
tous autres que les fervents de ces sortes de poèmes. On ne peut nier
cependant que, dans quelques-uns, ne se trouvent çà et là quelques
belles scènes, des situations dramatiques et un sentiment profond. Dans
la chanson des _Lohérains_, de _Raoul de Cambrai_, l’ardeur belliqueuse
et l’âpreté féodale sont dépeintes avec une énergie surprenante. Les
grands romans chevaleresques des XIe et XIIe siècles sont généralement
sans noms d’auteurs, probablement parce que, devenus populaires, ils
appartenaient à tout le monde. Il en est d’autres, au contraire, dont
l’origine est certaine; on peut citer: _le Brut d’Angleterre_ et _le
Rou_, de _Wistace_; _l’Alexandre_, de _Lambert_ et d’_Alexandre de
Bernay_[62]; _le Chevalier au cygne_, de _Renaud_ et _Gander_; _Gérard
de Nevers_, par _Gibert de Montreuil_; _Garin de Lohérain_, par _Jehan
de Flagy_; _le Roman de la Rose_, par _Guillaume de Lorris_ et _Jehan
de Meung_, dit _Clopinel_.

Les Trouvères ont aussi laissé quelques poésies lyriques, telles que
_lais_, _virelais_ et _ballades_, mais leurs œuvres les plus nombreuses
et les plus importantes sont les fabliaux et les romans historiques.
Dans ces derniers, il ne faudrait pas prendre le titre à la lettre, car
on a, la plupart du temps, travesti les faits à tel point que l’on ne
peut en tirer aucun document pour l’histoire et qu’ils ne présentent
plus de vraisemblance historique que dans les noms des principaux
personnages. On y trouve cependant une peinture des mœurs, non pas du
temps où la scène est placée, mais de l’époque où elle fut écrite, soit
des XIIe et XIIIe siècles.

De toutes ces compositions, il en est une qui prime toutes les autres,
aussi bien par l’ancienneté que par la beauté du sujet et le mérite
du poème: c’est _la Chanson de Roland_ ou _Chanson de Roncevaux_, de
_Théroulde_, modèle du genre héroïque. Elle est parvenue jusqu’à nous
comme la plus haute expression du génie littéraire de cette époque,
et les belles traductions de Vitet, de Génin et de Bouchor, que l’on
trouve dans tous les recueils d’histoire et de littérature romane, sont
bien faites pour en mettre la valeur en relief. L’Angleterre, l’Italie,
l’Espagne et l’Allemagne s’inspirèrent non seulement de _la Chanson de
Roland_, mais aussi des poésies légères du XIIe siècle, pour célébrer
leur gloire et les événements les plus importants de leur histoire,
pour louer les charmes des nobles dames et chanter les louanges des
princes. Hommage aussi spontané qu’éclatant rendu au génie poétique de
la France féodale.


LES TROUBADOURS

Dans les provinces méridionales de la France, la langue Romane avait
assez fait de progrès pour que son influence se fût exercée dans
le Nord avant la première Croisade. Dès cette époque, des poètes
s’essayaient dans le genre lyrique, sans attacher toutefois une grande
importance à leurs œuvres.

D’autre part, Millin[63] cite un acte de 1040, intitulé: _Hommage à
Rajambaud, archevêque d’Arles_. _Une charte en faveur de Raymond,
évêque de Nice_, datée de 1075, est reproduite par Raynouard[64].
Enfin, le poème sur _la Translation du corps de saint Trophime,
apôtre d’Arles_, attribué à _Pierre Agard_, en 1152, forme, avec les
ouvrages précédents, un ensemble de documents qui prouveraient, non
seulement que la langue Romane s’est formée en Provence et qu’elle ne
s’est répandue que par la suite dans le Nord, mais encore que cette
province, avant toute autre, donna naissance à des poètes. On a cité à
tort, à notre avis, _Guillaume IX_, comte de Poitiers, comme ayant été
le premier Troubadour. Un mot à ce sujet nous paraît nécessaire pour
expliquer cette méprise. Le genre lyrique, frivole et badin, auquel se
livraient les Troubadours provençaux n’avait produit que des œuvres
légères que la mémoire des contemporains pouvait conserver comme de
joyeux délassements, mais qui n’avaient pas assez d’importance pour
être jugées dignes d’une transcription. D’ailleurs, il est probable que
beaucoup de ceux qui chantaient ne savaient pas écrire. Il n’y a donc
rien d’invraisemblable à admettre que ce fut seulement vers l’époque
où le thème héroïque, digne de l’histoire, devint populaire, que l’on
commença à recueillir les inspirations des poètes, surtout des princes
poètes, dont les chapelains étaient les secrétaires désignés.

Ce fut le cas de Guillaume de Poitiers, dont les œuvres purent être
conservées grâce à ce procédé. D’ailleurs, si l’on compare ses poésies
avec la langue Romane de l’an 1060 à 1125, on constate un progrès tel
qu’il a bien pu faire dire du comte de Poitiers qu’il était le premier
Troubadour de cette époque.

En parcourant l’histoire de ces poètes, on remarque que ceux dont
les productions sont les plus estimées furent généralement de braves
soldats et de vaillants chevaliers[65]. C’est une nouvelle preuve
que l’éducation donnée à la jeunesse féodale, en la rapprochant de
la femme et exaltant son enthousiasme pour toutes les nobles causes,
avait puissamment agi sur ses facultés intellectuelles; elle savait
trouver dans ses heures de loisir une distraction aussi digne de son
rang que de l’esprit français. Ces progrès dans notre littérature
furent relativement rapides pendant un siècle environ. L’étonnement que
l’on pourrait éprouver à voir des hommes jeunes, dont l’instruction
était probablement peu développée, faire des vers et composer même des
romans d’une certaine importance, est mitigé par la médiocre valeur de
ces premières poésies. Simples et naïves dans le fond, plus ou moins
incorrectes dans la forme, elles donnent bien l’impression d’un début
et d’une période de transformation de la langue. Les conseils d’un ami,
la lecture de quelques chansons manuscrites apprises plus ou moins
bien, les règles de la poésie provençale peu déterminées encore, une
grammaire rudimentaire, tels furent les faibles éléments qui servirent
aux premiers Troubadours pour esquisser les poésies du Xe siècle. On ne
peut nier les difficultés auxquelles ils se heurtèrent tout d’abord et
l’effort qu’ils durent faire pour _trouver_[66] des vers nouveaux tant
dans la forme que dans l’idée. Ce qui faisait dire à _Pierre Cardinal_:

    Un escribot farai, quez er mot maitatz
    De mots _novels_ et d’art et de divinitatz.

En effet, nous voyons les Troubadours arriver peu à peu à donner à
leurs œuvres une harmonie inconnue jusqu’alors. Leur style se colore
de nuances légères, de mots pittoresques, d’images saisissantes.
D’un idiome bâtard ils parviennent à tirer, dans un espace de temps
relativement court, une langue nouvelle, riche, correcte et que
l’ensemble de ces qualités finit par rendre nationale.

La caractéristique de la poésie chevaleresque au moyen âge fut la
foi: foi en l’amour, en la gloire, en la religion. Cette foi était
vive, ardente, enthousiaste; elle s’accusait avec force dans toutes
ses actions comme dans tous les écrits. Si l’esprit n’apparaît pas
toujours, du moins le cœur bat, et on le sent palpiter dans les œuvres
des Troubadours. Les Croisades, dans le Midi comme dans le Nord, eurent
une influence puissante sur la littérature. En même temps qu’ils
s’armaient, les chevaliers prenaient la plume et écrivaient non plus
des stances à l’amour et de tendres romances, comme ils en composaient
jadis pour les nobles dames, dans la molle oisiveté des châteaux, mais
des poésies énergiques, violentes, imagées, empreintes de la sainte
exaltation qui les animait. Les princes devinrent les protecteurs des
Troubadours, leur ouvrirent leur cour et leurs demeures seigneuriales,
les comblant de présents, de richesses et d’honneurs; en retour,
ceux-ci leur donnèrent place dans leurs chants. Les châtelaines,
sensibles à ces flatteries, les encourageaient et attendaient
agréablement dans leur société le retour des héros de la Croisade.
On cite à ce sujet une tenson de _Folquet de Romans_, qui demande à
_Blacas_, pourtant bon chevalier, s’il partira pour la terre sainte.
Celui-ci répond en riant qu’il aime, qu’il est aimé de la comtesse de
Provence et qu’il veut demeurer auprès d’elle:

    Je ferai ma pénitence
    Entre mer et Durance
    Auprès de son manoir.

[Illustration: Scène de Troubadours.]

Mais ceci n’est qu’une exception. Le nombre est grand des Troubadours
qui firent partie des Croisades et en célébrèrent les gloires. Tout le
monde connaît la romance de _Raoul de Coucy_, les vers de _Thibaut_,
comte de Champagne, ceux du _comte d’Anjou_, du _duc de Bourgogne_, de
_Frédéric II_, de _Richard Cœur de Lion_, du _Dauphin d’Auvergne_; les
poésies de _Folquet de Romans_, d’_Aimeri_, de _Péguilhan_ et celles de
_Rambaud de Vaqueiras_, d’_Elias Cairels_, de _Pons de Capdeuil_, de
_Ganselme Faydit_, toutes vaillantes et entraînantes, toutes inspirées
par l’héroïque épopée dont la terre sainte fut le but ou le théâtre.


NOTES

  [54] Castrucci, dans le tome Ier de son _Histoire de Provence_, donne
  l’acte de nomination et les noms des évêques qui le signèrent.

  [55] Castrucci, t. Ier, chap. III (Extrait des _Annales de Reims_).

  [56] Donat, grammairien latin, auteur du _Traité des Barbarismes_ et
  d’autres œuvres très appréciées.

  [57] Aide-le: _Tu illum juva_.

  [58] Nithord, _Hist. des divisions entre les fils de Louis le
  Débonnaire_, liv. III.

  [59] TRADUCTION.--Pour l’amour de Dieu et pour le commun salut du
  peuple chrétien et le nôtre, de ce jour en avant, en tout, que Dieu
  me donne de savoir et de pouvoir, ainsi préserverai-je celui-ci, mon
  frère Karle, et par assistance et en chaque chose ainsi que comme
  homme par droit l’on doit préserver son frère, en vue de ce qu’il me
  fasse la pareille; et de Ludher ne prendrai jamais nulle paix qui,
  par ma volonté, soit au préjudice de mon frère ici présent, Karle.

  Si Lodhwig garde le serment que a son frère Karle, il jure et que
  Karle mon Seigneur, de son côté ne le tienne, si je ne l’en puis
  détourner, ni moi ni nul que j’en puisse détourner, en nulle aide
  contre Lodhwig ne l’y serai.

  [60] D’après un manuscrit qui avait appartenu à l’abbaye de
  Saint-Amand (diocèse de Tournai).

  [61] TRADUCTION:

    Bonne pucelle fut Eulalie,
    Bel corps avait, et plus belle âme,
    Voulurent en triompher les ennemis de Dieu,
    Voulurent la faire diable servir,
    Elle n’a pas écouté les mauvais conseillers, etc.

  [62] Composé au XIIe siècle, en vers de douze syllabes, qui, depuis,
  prirent le nom d’Alexandrins.

  [63] _Essai sur la langue et la littérature provençales_, p. 7.

  [64] Raynouard, _Œuvres_, t. II, p. 65.

  [65] Bertrand de Born,--Guillaume de Poitiers,--le roi
  Richard,--Alphonse II d’Aragon,--Blacas,--Savari de Mauléon,--Pons de
  Capdeuil,--de Saint-Antoni, etc., etc.

  [66] De là leur nom de Troubadour.



VIII

DE L’INFLUENCE DES TROUBADOURS SUR LES TROUVÈRES
ET LA LITTÉRATURE DU NORD

  Le vers.--La chanson.--Le chant.--Le son.--Le sonnet.--Le
  planh (ou complainte).--La cobla (ou couplet).--La
  tenson.--Le sirvente.--La pastourelle.--La sixtine.--Le
  descord (discordance, pièces irrégulières).--L’aubade et la
  sérénade.--Ballade.--Danse.--Ronde.--Épître.--Conte.--Nouvelle.


Sans vouloir revenir sur l’agression que le Jésuite _Legrand d’Aussy_
dirigea contre les Troubadours, il nous sera permis d’étudier jusqu’à
quel point s’exerça l’influence littéraire de ces derniers sur la
langue du Nord et les œuvres des Trouvères. Nous le ferons sans
parti pris, d’une manière impartiale, en prenant pour base de notre
raisonnement les dates, les faits, les résultats.

Nous avons dit, d’autre part, que le berceau de la langue Romane (comme
son nom l’indique, langue tirée du Latin ou Romain) était la Provence,
c’est-à-dire la partie de la Gaule qui fut la première et le plus
longtemps sous l’influence de Rome. S’étendant peu à peu, elle pénétra
jusqu’au Nord et devint la langue vulgaire, parlée et écrite de tout le
pays. Les pièces et documents cités précédemment en donnent la preuve.
Mais cette nouvelle langue, née de la corruption du Latin par les
divers dialectes des peuples conquérants, devait elle-même, à un moment
donné, se diviser en deux grandes branches, l’une s’étendant au-delà de
la Loire et comprenant l’Est, le Nord et l’Ouest de la France, l’autre
en deçà et dominant sur le Midi.

La première s’appela la langue d’Oïl; la seconde, langue d’Oc. Nous
avons donné plus haut l’explication de ces dénominations. Il ressort de
ces faits mêmes que l’antériorité de la langue Romane du Midi sur la
langue Romane du Nord ne saurait aujourd’hui faire doute. Il est donc
bien naturel de conclure que son influence n’a pas été étrangère à la
transformation de la langue d’Oïl, tant au point de vue grammatical
qu’au point de vue littéraire. La langue du Nord a emprunté à la langue
d’Oc, non seulement une quantité de mots et d’expressions, qu’il est
d’ailleurs facile d’y retrouver, mais aussi la forme et les règles de
ses compositions lyriques.

Le perfectionnement de la langue d’Oc, qui fut la condition préalable
de son influence sur celle du Nord, se déduit facilement de la
comparaison des œuvres des Troubadours du XIe siècle avec celles du
XIIIe, époque à laquelle la langue d’Oïl, encore considérée comme
barbare, commençait son évolution. Les progrès qu’ils réalisèrent
furent étonnants comme style, comme goût, comme choix des mots les
plus propres à rendre claires et imagées leurs compositions, toujours
poétiques. Après avoir fixé définitivement les règles grammaticales,
ils surent créer une poésie dont les formes et les caractères
différents devaient s’appliquer à des sujets spéciaux. Ces formes, on
les retrouve par la suite dans les œuvres des Trouvères ou poètes du
Nord, d’où il faut bien admettre que, non seulement les Troubadours
sont antérieurs à ces derniers, mais qu’il faut accorder à leurs
productions littéraires un certain mérite, puisque les Trouvères s’en
inspirèrent pour léguer à la langue Française ces créations poétiques
désignées sous les noms de: _vers_, _ballade_, _chanson_, _chant_,
_sonnet_, _planh_ ou _complainte_, _couplet_, _sirvente_ ou _satire_,
_pastourelle_ (poésie pastorale), _aubade_, _sérénade_ ou chant
d’amour, _épître_, _conte_, _nouvelle_, etc. Nous en donnons ci-après
les définitions appuyées de quelques exemples tirés des œuvres des
Troubadours.


LE VERS

Le vers pouvait s’appliquer également aux œuvres chantées ou déclamées.
Il n’y avait point de règles absolues pour la mesure. Celle-ci était
le plus souvent déterminée par le caractère même de la pièce; mais,
si cette pièce se divisait en strophes, les strophes devaient se
reproduire successivement, coupées d’une manière uniforme quant à la
longueur et à la rime des vers.

Exemple:

    Rossinhol[67], en son repaire
    M’iras ma domna vezer,
    E ilh dignas lo mieu afaire,

    E ilh dignat del sieu ver,
          Que mout sai
          Com l’estai,
    Mas de mi ’lh sovenha,
          Que ges lai,
          Per mailh plai,
    Ab si no t retenha.

    Que tost no m tornes retraire
          Son estar, son captener,
    Qu’ieu non ai amic ni fraire
    Don tout ho vueilh ha saber.
          Ar s’en vai
          L’auzel guai
    Ab goug, ou que venha
          Ab essai,
          Ses esglai,
    Tro que trop l’ensenha.

              (_Paire d’Auvergne._)


LA CHANSON

La chanson était une pièce de vers divisée en couplets égaux. Son nom
indique assez qu’elle se chantait. L’air, composé ordinairement par
l’auteur des paroles, quelquefois même par son jongleur, était noté sur
vélin enrichi de dessins, et présenté ainsi à un grand seigneur ou à
une châtelaine qui daignait en accepter l’hommage.

Exemple:

    Jamays[68] nulh temps nom poiretz far amors
    Qui six fois ni maltrag m’a fous
    Car tamme fay aravalen se cors
    Que las perdas me restoura els dous.
    Cavia pies ad regper folatge
    E si ausioru me fets en remarrit
    Eralpdo lo destrie el dop natge
    Cataldona famos preex obezir
    Don mesmienda tot caut ma fag zofrir.

    (Vers et musique de _Guill. de Saint-Didier_.)


LE CHANT

Le chant, parfois, était synonyme de chanson; quelquefois, au
contraire, il avait un sens plus général et pouvait exprimer toute
poésie susceptible d’être chantée. Il était pris également pour
désigner un poème. Son nom vient évidemment du latin _cantare_.
Certains auteurs prétendent qu’il fut introduit dans le Provençal par
le Troubadour _Giraud de Borneil_, et qu’avant lui toutes sortes de
poésies étaient comprises sous le titre général de vers.


LE SON

Le son désigne une chanson plus légère, plus suave. Les Troubadours, en
inventant cette désignation, n’ont voulu retenir de la chanson que la
partie harmonieuse. C’est ainsi que nous avons maintenant la romance
sans paroles.


LE SONNET

Le sonnet est une poésie légère, un diminutif charmant introduit par
les Troubadours dans leur grammaire lyrique, pour exprimer leur pensée
sous une forme aussi laconique qu’élégante. Il se compose de quatorze
vers distribués en deux quatrains, sur deux rimes seulement, et en
deux tercets. Le sonnet, d’origine provençale, fut, comme la plupart
des œuvres des Troubadours, accueilli et cultivé en Italie, où nos
poètes méridionaux avaient dû se réfugier après la Croisade contre les
Albigeois. Il ne revint à la mode en France qu’après le retour de nos
compatriotes, qui le répandirent et le firent adopter par les poètes
français.

Celui que nous donnons ci-après est extrait des œuvres de LOUIS BELAUD,
poète provençal, né à Grasse. L’édition de ses œuvres, que nous avons
sous les yeux, est celle de Marseille, 1595, in-8º. Le style est clair,
facile, et se rapproche tellement du Provençal de nos jours que la
traduction en devient superflue.


SONNET SUR UNE SORTIE DE PRISON

    Despuis que quatre peds sont dévenguts à doux,
    Et que reson a pres plasso dins ma cervello,
    Et lou mascl’ay sauput destriar de la femello
    Et coignoisse lou vin aigre d’intrer lou doux.

    Despuis n’ay j’amais vis un cas tant rigouroux,
    De veir eun froumajon sourtent de la feicello
    S’y vendre may cent fès qu’un quintau de canello
    Et si per lou tenir fau mai de trente jours.

    A la villo das Baux per uno flurinado
    Avez de fromajons uno pleno faudado
    Que coumo sucre fin foundon au gargasson

    Mais sec dedins Paris ellous lou fan de ciero
    Et davan qu’en sourtir un de la froumagiero
    Poudes ben escoular la bourso et lon bourson.


LE PLANH OU COMPLAINTE

Le planh était une longue et triste chanson dans laquelle le Troubadour
déplorait la perte douloureuse d’une amante, d’un bienfaiteur ou
d’une bataille. Cette poésie répond à la complainte de nos jours, que
chantent sur les places publiques des artistes ambulants. On cite comme
des modèles du genre les planhs de _Gaucelm Faydit_ sur la mort du
roi _Richard_, de _Bertrand de Born_ sur celle du prince anglais, son
ami; ceux de _Cigala_, sur la perte de sa bien-aimée, _Berlanda_. Le
planh est composé de vers de dix ou douze syllabes et coupé en strophes
égales.

Exemple:

    De totz[69] caitins sm’ien aisselh que plus
    Ai gran dolor-é suefre gran turmen;
    Por qu’ieu volgra murir! E fora ne gen
    Qui m’aneizes, pois tan sui asperdutz,
    Que viures m’es marrimeus et esglais,
    Pus Morta es ma dona n’Azalaïs.
    Gren sofrir fai l’ira ni’l dol’ni l dan.
    Mortz trahiritz!... Be vos puese en ver dire
    Que non pognetz el mon melhor amire, etc., etc.

                               (_Pons de Capdeuil._)


LA COBLA

La cobla ou couplet désignait, comme aujourd’hui, un ensemble de vers
rimés, mesurés et groupés d’une façon régulière et se reproduisant
ensuite dans le même ordre un certain nombre de fois.

Exemple:

    Aissi[70] cum es bella eil de qui chan,
    E belhs son nom, sa terra et son castelh,
    E belhs siegs dig, sieg fag e siey semblan,
    Vuelh _mas coblas_ movon totas en belh.

                     (_Guill. de Saint-Didier._)


LA TENSON

La tenson était une pièce de vers, ou scène dramatique, dans laquelle
les interlocuteurs défendaient tour à tour, par couplets de même mesure
et en rimes semblables, des opinions contradictoires sur la question
à discuter. Ce qui donnait à la tenson un certain intérêt, c’était de
voir un poète attaqué relever le gant de la discussion et improviser sa
réponse en vers. Le juge du combat décernait une couronne au vainqueur.
Ces jeux poétiques étaient assez répandus, et on ne peut s’empêcher
d’admirer la richesse et la fécondité de la langue Provençale qui
fournissait pour ainsi dire soudainement les plus gracieuses ressources
pour le développement d’une idée. Cependant la tenson n’était pas
toujours improvisée, nombre de poètes la composaient d’avance, se
préparant ainsi à eux-mêmes d’ingénieuses réponses où ils faisaient
montre de leur savoir et de leur esprit. Il arrivait même quelquefois
qu’un Troubadour érudit composait une tenson en plusieurs langues; en
voici un exemple:

TENSON DE RAMBAUD DE VAQUEIRAS, ENTRE LUI ET UNE DAME GÉNOISE[71]

RAMBAUD

    Donna[72], tan vos ai pregada,
    Sinz platz qu’amas mi voillatz;
    Qu’en sui vostr’ endomniatz,
    Quar es pros et enseignada

    E totz los pretz austreiatz
    Per que sur plai vostr’ amistatz,
    Quar es en totz faitz corteza,
    S’es mos cors en vos fermatz
    Plus qu’en nulla Genoesa,
    Per qu’er merse si m’amatz;
    E pois serai meils pagatz,
    Que s’ara mia’ la cintatz
    Ab l’aver qu’es ajostatz
          Dels Genoes.

LA DAME

    Juiar, vos no se corteso
    Que sue chardei ai de chò
    Que niente non faro.
    Auce fosse vos a peso
    Vostri’ amia non sero,
    Certa ja v’es carnero,
    Provençal mal aqurado;
    Tal enoio vos dirò,
    Sozo, mazo, escalvado,
    Ni ja voi non amarò,
    Qu’ech un bello mariò
    Que voi no se ben lo sò,
    Andai via, frar’, en tempo.
      Meillerado, etc., etc....

On voit par la réponse de la dame génoise que Rambaud fut peu écouté
et assez malmené. Si c’est là un fait historique relatif à sa vie
aventurière et amoureuse, il faut avouer que ce Troubadour, qui n’a
pas craint de consigner sur ses tablettes cette mésaventure galante,
était d’une véracité peu commune, puisqu’il ne s’en départait pas même
quant aux circonstances de sa vie privée qui auraient pu blesser son
amour-propre.


LE SIRVENTE

Le sirvente était une pièce satirique dans laquelle les Troubadours
critiquaient les vices des hommes et des choses de leur temps. C’est
en étudiant les sirventes des XIIe, XIIIe, XIVe siècles que l’on peut
se faire l’idée la plus exacte de l’histoire de cette époque. Le
plus célèbre parmi les Troubadours qui ont abordé ce genre est, sans
contredit, _Pierre Cardinal_, surnommé le roi du Sirvente, le Juvénal
du moyen âge français. Aucun ne mania le sarcasme, ne poursuivit le
vice avec une verve plus implacable. Sa vie, qui fut très longue, ne
fut qu’un combat sans trêve contre les méchants. Hardi et courageux,
il n’épargne personne; il attaque également le clergé, la noblesse,
les grands comme le peuple. Inutile d’ajouter que ses ennemis étaient
nombreux et qu’il fut persécuté, chassé, emprisonné, sans être dompté.
C’est sans doute dans un jour de colère qu’il composa le sirvente
suivant, qui peut servir d’exemple:

AYSSI COMENSA LA GESTA DE FRA P. CARDINAL

    Cilz motz homes fan vers,
    Jeu voly esser divers,
    Que vuelh far una versa:
    Lo mou es tant revers
    Que fa del drech evers.

    To cant veg es gorbilh.
    Que lo payre ven lo filh.
    Et l’un l’autre devora;
    Lo plus gros blat es milh,
    Lo camel es conilh.
    Lo mon dins e defora
    Es plus amar que thora.

    Lo papa veg falhir,
    Car vol ric enriquesir.
    E’ls paubres no vol veyre;
    Lo aver vol reculhir,
    E fay se gent servir;
    En draps dauratz vol seyre,
    E a’ls bos mercadiers
    Que dona per deniers
    Aves quatz eymanada;
    Tramet nos ranatiers,
    Quistous amr lors letriers
    Que dono perdo per blada,
    Que fan poiezada.

    Los cardenals oudratz
    Estan apparelhatz
    Tota la nuogé l dia
    Per tost fan i mercat:
    Si voletz avescat,
    A voletz abadia.
    Si lor datz gran aver
    Els vos faran aver
    Capel vermelh o crossa.
    Am fort pauc de saber,
    A tort o a dever,
    Vos auretz renda grossa.
    May y pauc dar no y noza.

    Dels avesques m’es bel,
    Car escorjon la pel
    Als cappelas q au renda;
    Els vendo lor sagel,
    En i pauc de cartel,
    Dieu sap sey cal emeda
    E fau trop may de mal
    Que a un menestayral
    Fan per deniers tonsura;
    Tot es mal cominal
    A la cort temporal,
    Que y pert sa drechura
    E la glieyza ne pejura!

    Ades seran trop may
    Clergues, pestres, so say,
    Que no so Coayrailha;
    Caseus son por decay,
    Ben so letratz, so say,
    Ja dire no m’o calha;
    Casus son defalhens,
    Que vendo sagramens
    Et may q may las messas;
    Caut coffesso las gens
    Laygos, non malmerens,
    Donou lor graus destressas,
    Non pas a preveyressas[73].


LA PASTOURELLE

La pastourelle, appelée aussi _Vaqueyras_ (vachère), était une poésie
pastorale dialoguée entre un Troubadour et une bergère. Les plus
remarquables ont été composées par Giraud Riquier, Jean Estève, de
Béziers, et Poulet, de Marseille.

Voici, comme exemple, une pastourelle de _Jean Estève_, qui date de
1283:

    El dous temps quan la flor s’espan.
    Sus’el Verjan ab la verdor.
    M’anava totz sols delechan.
    Del joi pessan que m ven d’amor
    En un deves anhels garan
    Ien vi donan ab sur pastor
          Gaia pastorella,
          Covinent e bella,
          Que vesti gonella
          D’un drat velat belh,
          E’l pastorelh.

    Pres d’elh me mis en loc rescos,
    Que nult de dos no m pose vezer,
    E’l pastora moc sos razos
    Cum gai’e pros; e dis: per ver.

    Gui mon paire m vol dar espos
    Vielh, raïnos, e ric d’aver.
          --Mal’er La Chanzida,
          Dis Gui, sius marida,
          N’a Flors, ans oblida
          Selh que per marit
          Avotz chauzit.

    --En Gui, mos cor vos es volvenz,
    Quar praupamens vos vei estar,
    --Na Flors paupre jov’es manens,
    Quau vin jouzens, pus ses duptar
    Que’l vielh ric qu’es tot l’an dolens;
    Qu’aur ni argens nol pot joi dar.
          --En Gui, que queus aia
          Dig, amor veraia
          Vos port, nous desplaia;
          Que fin cor verai
          Amies, vos, ai.

    Del loc don los agui scotatz
    Vengui empatz tro alho ses brui,
    Coizan los trobiei abrossatz,
    D’amor nafratz, joi entr’amdui
    Saludici los, mos ver sapchatz
    Que saludatz per elhss no fui;
          E’l pastora blonda
          Dis non janziouda:
          «Senher, Diens cafouda
          «Qui joc jouziou
          «Tolh al bel blon.»

    --Na Flors, per queus desplatz de mi
    Mas quez a’n gui quar aissé so?
    --Senher, vos nostres noms cossi
    Sabetz aissi? ans me sap bo,
    --Na Flors, tan pres era d’aissi
    Que’ls noms auzi e la tenso.
          Senher noi fo facha
          Falor ni attracha.
          --Toza, gui s’en Gacha
          De ben fai atrag
          Qu’a tos temps fag.

          Ma razo retracha,
          Ses tota empacha
          Parti m de lur pocha.
          Non lur fi empog;
          Pas m retrag.
          En Guillem n facha
          De lodeva gacha
          De valor autracha,
          Per qu’ieu s’onor gach,
          Bel rai, be fach[74].»


LA SIXTINE

En poésie, la sixtine, même au temps des Troubadours, passait pour la
pièce la plus difficile à composer. Arnaud Daniel, qui, dit-on, inventa
ce genre, n’en a laissé que de bien mauvais échantillons. Il ne pouvait
en être autrement, en présence des difficultés accumulées comme à
plaisir pour le rendre à peu près impossible. La pièce se composait de
six couplets de six vers ne rimant pas entre eux. Les bouts rimés du
premier couplet étaient répétés à la fin de tous les couplets suivants
dans un ordre régulier. Ceux du second couplet se composaient de ceux
du premier, en prenant alternativement le dernier, puis le premier et
successivement, de bas en haut et de haut en bas, jusqu’à ce que toutes
les rimes fussent employées. On se servait encore du même procédé pour
chaque couplet suivant qui se combinait d’une manière semblable avec
le couplet précédent. Enfin, la pièce se terminait par un envoi dans
lequel tous ces bouts rimés se trouvaient répétés. On conçoit qu’un
pareil genre de composition ait découragé les poètes, et qu’on l’ait
abandonné.


LE DESCORD

Ce mot, qui signifie discordance, fut appliqué aux pièces irrégulières,
c’est-à-dire qui n’avaient pas des rimes semblables, un même nombre de
vers par strophe ou par couplet et une mesure égale. Inventé par Garins
d’Apchier, ce genre fut peu employé.


L’AUBADE ET LA SÉRÉNADE

L’_Alba_, ou aubade, était un chant d’amour exprimant le plaisir d’une
heureuse nuit et le désespoir de l’approche du jour.

Dans la sérénade, ou _séréna_, le poète gémissait sur la trop courte
journée qui finissait, obligé qu’il était de quitter son amie. La
mandore en sautoir, c’était à la brune que le Troubadour venait chanter
de tendres romances sous le balcon de quelque châtelaine adorée.


BALLADE.--DANSE.--RONDE.

La ballade était une sorte de chanson avec couplets et refrain, mais en
vers plus courts, d’un rythme plus rapide. Le sujet était puisé dans
une anecdote tenant du merveilleux. La danse et la ronde étaient plus
particulièrement consacrées à embellir et animer les fêtes, où elles
formaient intermède; pendant que le Troubadour chantait, l’assistance
dansait.


ÉPITRE.--CONTE.--NOUVELLE.

L’épître était une sorte de lettre poétique qui se déclamait. Le sujet
était ordinairement de respectueuses supplications adressées à un grand
seigneur, des témoignages de reconnaissance ou des remerciements pour
des services rendus. Le conte et la nouvelle rentrent dans la classe
des romans, dont ils ne sont que des diminutifs.

A ces différents genres de poésie, on peut ajouter certaines petites
pièces qui prenaient des titres particuliers se rapportant aux sujets
traités.

  Ainsi l’_Escondig_ était une chanson dans laquelle un amant demandait
  grâce à sa maîtresse;

  Le _Comjat_, une pièce d’adieu;

  Le _Devinalh_, une sorte d’énigme, de jeu de mots;

  La _Preziconza_, un sermon en vers;

  L’_Estampida_, une chanson à mettre sur un air connu;

  Le _Torney_ ou _Garlambey_ (tournoi-joute), un chant destiné à
  célébrer une fête où un chevalier s’était illustré;

  Le _Carros_ (chariot), un chant allégorique, où le poète employait
  des termes guerriers pour glorifier sa maîtresse, qu’il comparait à
  une forteresse assiégée par la jalousie et la méchanceté des autres
  femmes;

  Enfin, la _Retroensa_, une pièce à refrain composée de cinq couplets
  tous à rimes différentes.


NOTES

  [67] TRADUCTION.--Rossignol, va trouver dans sa maison la beauté que
  j’adore, raconte-lui mes émotions et qu’elle te raconte les siennes.
  Qu’elle te charge de me dire qu’elle ne m’oublie pas. Ne te laisse
  pas retenir. Reviens à moi, bien vite, pour me rapporter ce que tu
  auras entendu, car je n’ai personne au monde, ni parents, ni amis,
  dont je souhaite autant d’avoir des nouvelles.

  Or, il est parti, l’oiseau joli, il va gaiement, s’informant partout
  jusqu’à ce qu’il trouve ma belle.

  [68] TRADUCTION.--Il ne se rebutera jamais des maux de l’amour,
  puisqu’il a si bien réparé ceux qu’il avait soufferts par sa folie et
  qu’il a su fléchir par ses prières une dame qui lui fit oublier tous
  ses malheurs.--Il n’a plus songé qu’il y eût d’autre dame dans le
  monde depuis le jour que l’amour le conduisit tout tremblant auprès
  de celle dont les doux regards s’insinuèrent dans son cœur et en
  effacèrent le souvenir de toutes les autres femmes, etc.

                              (Sainte-Palaye, manuscrit G. d’Urfé, 37.)

  [69] TRADUCTION.--De tous les mortels, je suis bien le plus
  malheureux et celui qui souffre davantage; aussi voudrais-je mourir!
  et celui qui m’arracherait la vie me rendrait un grand service, etc.,
  etc.

  [70] TRADUCTION.--Comme celle que je chante est une belle personne,
  que son nom, sa terre, son château sont beaux, que ses paroles, sa
  conduite et ses manières le sont aussi, je veux faire en sorte que
  mes couplets le deviennent.

  [71] Rambaud s’exprime en Provençal et la dame en Génois.

  [72] TRADUCTION.--Madame, je vous ai tant prié qu’il vous plût de
  m’aimer; car je suis votre esclave. Vous êtes bonne, bien élevée et
  remplie de vertus; aussi me suis-je attaché à vous plus qu’à nulle
  autre Génoise. Ce sera charité de m’aimer, vous me ferez ainsi plus
  riche que si l’on me donnait Gênes et tous les trésors qu’elle
  renferme.

  --Juif, nous n’avez aucune courtoisie de venir m’importuner pour
  savoir ce que je veux faire. Non, jamais je ne serai votre amie,
  dussé-je vous voir éternellement à mes pieds. Je t’étranglerais
  plutôt, Provençal malappris; mon mari est plus beau que toi; passe
  ton chemin et va chercher fortune ailleurs!...

  [73] TRADUCTION.--Puisque beaucoup d’hommes font des vers,--je ne
  veux pas être différent.--Et je veux faire une poésie.--Le monde est
  si pervers--qu’il fait de l’endroit l’envers.--Tout ce que je vois
  est en désordre.

  --Le père vend le fils,--et ils se dévorent l’un l’autre;--le plus
  gros blé est du millet;--le chameau est un lapin;--le monde au dedans
  et au dehors--est plus amer que le fiel.

  --Je vois le pape faillir,--car il est riche et veut encore
  s’enrichir.--Il ne veut pas voir les pauvres,--il veut ramasser des
  biens;--il se fait très bien servir;--il veut s’asseoir sur des tapis
  dorés,--et il vend à des marchands,--pour quelques deniers,--les
  évêchés et leurs ouailles.--Il nous envoie des usuriers,--qui,
  quêtant de leurs chaires,--donnent le pardon pour du blé;--et ils en
  ramassent de grands tas.

  --Les cardinaux honorés--sont préparés--toute la nuit et le
  jour--à faire un marché de tout;--si vous voulez un évêché--ou une
  abbaye,--donnez-leur de grands biens;--ils vous feront avoir--chapeau
  rouge et crosse.--Avec fort peu de savoir,--à tort ou à raison,--vous
  aurez de fortes rentes;--mais, si vous donnez peu, cela vous nuira.

  --C’est moins beau chez les évêques,--car ils écorchent la peau--aux
  prêtres qui ont des revenus.--Ils vendent leur sceau--sur un peu de
  papier.--Dieu sait s’il leur faut des gratifications!--et ils font
  tellement de mal--qu’à un simple métayer--ils donnent la tonsure pour
  de l’argent.--Le mal est le même--dans leur cour temporelle;--elle y
  perd sa droiture--et l’Église en devient plus affligée.

  --Maintenant il y aura beaucoup plus de clercs--pasteurs,
  dit-on,--qu’il n’y a de brebis.--Chacun trompe les siennes.--On
  assure qu’ils sont bien lettrés,--je ne puis jamais l’avouer.--Tous
  sont en faute,--puisqu’ils vendent les sacrements--et de plus en
  plus les messes.--Quand ils confessent les gens--laïques qui n’ont
  pas fait du mal,--ils leur infligent de grandes pénitences--qu’on ne
  saurait prévoir.

  [74] TRADUCTION.--Pendant cet heureux temps où les fleurs se mêlent
  à la verdure, je m’en allais un jour tout seul, m’abandonnant aux
  joyeuses pensées que fait naître l’amour, lorsque tout à coup
  j’aperçus vers un endroit écarté un berger et une vive pastourelle,
  jeune et belle. Ils étaient beaux et bien mis l’un et l’autre.

  Je me cachai près d’eux, de manière que ni l’un ni l’autre ne pût me
  voir. La jeune fille parla la première et dit: «Vraiment, Gui, mon
  père veut me donner un mari vieux et cassé, mais riche.--Ce sera un
  mauvais parti, dit Gui, si vous vous décidez à l’épouser, dame Flore,
  et si vous oubliez celui sur qui était tombé votre choix.--Las, Gui,
  depuis que je vous vois pauvre, j’ai changé de pensée.--Dame Flore,
  un jeune homme pauvre est riche quand il est heureux, et bien plus
  riche encore que ce vieil opulent qui, toute l’année, ne fait que se
  plaindre; son or et son argent ne pourraient lui donner le bonheur, à
  lui.--Ne vous chagrinez pas, mon cher Gui, et malgré ce que je viens
  de vous dire, je vous porte un véritable amour. Ami, mon cœur vous
  est tendre et fidèle.»

  De l’endroit où j’écoutais, je m’avançai doucement près d’eux et les
  trouvai enlacés dans les bras l’un de l’autre, s’embrassant, navrés
  d’amour et de joie. En me montrant, je les saluai: mais sachez qu’ils
  ne me rendirent même pas mon salut. La blonde bergère me dit d’un
  air de fort mauvaise humeur: «Que Dieu confonde, Monsieur, ceux qui
  viennent ainsi troubler les plaisirs de jeunes jouvenceaux.»

  Mais, dis-je, pourquoi donc, dame Flore, êtes-vous plus irritée
  contre moi que Gui lui-même?--Comment donc savez-vous ainsi nos noms,
  Monsieur?--Eh! mon Dieu, Madame, parce que j’étais ici près et que
  je les ai entendus, ainsi que votre conversation.--Monsieur, nous ne
  sommes coupables ni de folie ni de trahison!--Bergère qui se tient
  sur ses gardes s’en trouve toujours bien.» Je dis et me retirai sans
  vouloir troubler plus longtemps leur doux accord.



IX

DE LA PRÉÉMINENCE DES TROUBADOURS SUR LES TROUVÈRES ET LA LITTÉRATURE
ÉTRANGÈRE

  Les Cours d’amour.--Code d’amour.--Jugements des Cours d’amour.--Les
  Cours d’amour en Provence.--Leur influence sur les mœurs.


Tels furent les principaux genres que les Troubadours créèrent et
que nous retrouvons dans leurs œuvres antérieures à l’éclosion de
la littérature française, qui se les appropria. Nous les retrouvons
également dans la poésie lyrique étrangère. Cela prouve, comme nous
venons de le dire, que les étrangers, aussi bien que les Trouvères, les
ont copiés. Circonstance heureuse, en somme, car, si les Troubadours
eurent le mérite d’être les initiateurs de la prosodie et de la
littérature poétique et lyrique sous leurs différentes formes, les
Trouvères eurent celui de les faire passer dans la langue d’oïl,
qui les transmit au français plus tard. Et cet héritage littéraire
a puissamment contribué à former des poètes incomparables comme
Corneille, Racine, Molière, Lamartine, Victor Hugo et tant d’autres
qui ont enrichi notre langue de chefs-d’œuvre et ont élevé le génie
littéraire de la France à son apogée.

L’influence de la poésie provençale sur les premiers essais de la
poésie française proprement dite se reconnaît: 1º à de nombreux
emprunts de mots et d’expressions; 2º à l’imitation complète de presque
toutes les formes de poésie lyrique employées par les Troubadours.
C’est surtout par la similitude des idées et des sentiments en
matière d’amour et de courtoisie que cette influence s’affirme. Plus
anciennement consacrés dans le Midi de la France, ces sentiments
faisaient le fond de cet ensemble d’opinions et de mœurs qu’on appela
l’esprit de la Chevalerie. A ce sujet, _Albertet de Sisteron_, dans
sa dispute avec le moine de Montaudon, revendique pour le Midi la
prééminence en fait de civilisation et la supériorité dans l’art de
bien dire et de s’exprimer purement:

    Monges, d’aisso vos aug dir gran errausa
    Que ill nostre son franc e de bel solatz,
    Gent acuilleus e de gaia semblansa
    Los trobaretz e dejus e dinatz;
    _E per els fo premiers servirs trobatz_, etc...

Ces allégations, de même que l’antériorité de l’œuvre des Troubadours,
sont confirmées par les récits de Dante et de Pétrarque, qui n’ont
jamais fait aucune mention des poètes du Nord, alors qu’ils citent à
chaque instant ceux du Midi.

Enfin, les Espagnols, les Portugais, les Italiens, en parlant de la
littérature chevaleresque, la qualifient de limousine et de provençale,
jamais de champenoise ou de française. Nouvelle preuve du même fait:
que l’on ouvre un recueil de poètes français du XIIIe siècle, celui
d’Auguis ou tout autre, Leroux de Lincy ensuite, et l’Allemand Matzner
également, on sera frappé des emprunts de mots et des expressions
absolument provençales qui se trouvent dans les vers des poètes
du Nord. C’est dans les terminaisons que l’imitation est surtout
apparente. Évidemment, la popularité qu’avaient acquise les œuvres des
Troubadours avait gagné les provinces septentrionales de la France, et
ainsi s’expliquent les adaptations et les copies même qui en furent
faites un peu partout. Nous insistons sur cette dernière remarque,
parce que ce que nous disons du Nord de la France peut s’appliquer
également à l’Italie, à l’Espagne et à l’Angleterre; les Provençaux
peuvent justement se flatter, à ce sujet, d’avoir été des modèles
presque universels, et d’avoir été regardés comme les classiques de la
France littéraire du XIIIe siècle. Les exemples suivants en donnent la
preuve convaincante.

En ce qui concerne la langue anglaise, le poète _Geoffroy Chaucer_[75]
en fut le rénovateur. Allié à la famille royale, sa situation lui
permit de visiter les cours étrangères, d’y suivre l’influence exercée
par les Troubadours sur les mœurs, les usages et le langage, et d’en
faire profiter son pays. Dans son voyage en France, il s’occupa
principalement de la traduction des œuvres de nos poètes et, plus
tard, assistant en Italie au mariage de Violente, fille de Galéas,
duc de Milan, avec le duc de Clarence, il se trouva en rapport avec
Pétrarque, Froissart et Boccace. Il est évident que les conversations
de ces hommes célèbres devaient avoir la littérature pour sujet. De là
des échanges de vues, des observations, des notes prises et conservées,
dont plus tard Chaucer fera son profit. On en retrouve la trace dans
sa _Théséide_, empruntée à Boccace, et dans la traduction du _Roman de
la Rose_ qu’il fit d’après l’original de Guillaume de Lorris. Mais la
composition qui se ressent le plus des emprunts faits aux Troubadours
et à la poésie provençale est son _Palais de la Renommée_, qui fut
imité ensuite par _Pope_. Dans le poème _la Fleur et la Feuille_, il se
rapproche de l’institution des jeux floraux et des cours d’amour. On y
trouve en effet la _Dame de la Fleur_ et la _Dame de la Feuille_ qui
président chacune un groupe de jeunes filles couronnées de feuillages
différents. Comme rapprochement, on peut citer un arrêt de Cour
d’amour, rapporté par Fontenelle, où le juge est appelé Marquis des
_fleurs et violettes_. La trace de l’influence provençale se retrouve
encore dans une traduction, par Chaucer, du _Troïlus et Cresséide_ de
Boccace, qui, comme Dante et Pétrarque, a pris au Provençal son esprit;
on pourrait ajouter que le poète anglais en a surtout pris les formules.

La paix et la guerre apportent, chacune par des moyens différents,
leur contingent à la civilisation. Un échange constant de produits
commerciaux ou industriels amène dans les mœurs, les usages et les
langues une assimilation qui, pour n’être pas toujours générale, n’en
pénètre pas moins sur certains points et devient réciproque. La guerre
contribue au même résultat, les conquérants imposant aux vaincus leurs
lois, leurs usages ou leurs idiomes.

Dans la première partie du moyen âge, la France a dominé le monde par
toutes les formes de l’imagination. Ses Troubadours, qui ont créé
la _Canso_, le _Sirvente_, la _Tenson_, le _Sonnet_, ont enseigné à
l’Europe romaine la poésie et les mètres lyriques. Ses Trouvères ont
obtenu de grands succès par leurs récits épiques et leurs histoires
si pathétiques dont on retrouve les traces dans tous les mondes. Les
premières théories modernes sur l’art de parler et d’écrire ont été
rédigées par nos Troubadours, dont les grammaires et les dictionnaires
ont été copiés, étudiés et commentés à Tolède, à Barcelone, à Florence
et dans nombre d’autres pays. Plus tard, l’Espagne, le Portugal et
l’Italie, qui avaient puisé aux sources vives de la Provence lettrée
les principes et les formes les plus pures de notre littérature, purent
produire à leur tour des maîtres en l’art d’écrire et de penser. C’est
à partir de cette époque que leur littérature se forme et que nous
constatons les succès des Quevedo, des Antonio Pérez, des d’Alorcon,
des Lope de Véga, des Guilhem de Castro, des Cervantès, dont les
chefs-d’œuvre inspirèrent à leur tour Voiture, Corneille, Molière,
Le Sage, Beaumarchais et tant d’autres qui n’ont pas su résister aux
beautés de la littérature espagnole. Pour l’Italie, on peut citer
Dante, Boccace, Pétrarque, Malaspina, Giorgi, Calvo, Cigala, Doria,
Sordel, etc. Il n’est rien de plus glorieux pour les Troubadours que
d’avoir eu de tels disciples. Si, après les avoir égalés, ces derniers
les ont surpassés par la suite, nous en dirons la cause dans le courant
de cet ouvrage. Nous verrons comment les Troubadours, poursuivis,
persécutés, chassés par la croisade contre les Albigeois, ne purent
continuer leurs études et virent le cours de leurs travaux brutalement
interrompu.


LES COURS D’AMOUR

Alors que la courtoisie la plus délicate rendait les hommes esclaves de
la beauté, et que les Troubadours célébraient les mérites et les vertus
de la femme, celle-ci consacra cette suprématie par la création des
gracieuses _Cours d’amour_. Ce tribunal, devant lequel étaient appelés
les amants coupables, où se jugeaient les questions les plus délicates
en matière de sentiment, donnait bien l’idée des mœurs, des usages et
de l’esprit de l’époque.

[Illustration: Une Cour d’amour.]

A certaines dates, les châtelaines d’une province se réunissaient;
la plus noble d’entre elles présidait l’assemblée, formée en docte
aréopage. On discutait les articles d’un Code d’amour, on délibérait
sur les cas qui étaient soumis, on jugeait et souvent on condamnait à
des peines sévères.

On peut se demander quelles étaient l’autorité de ces tribunaux et
la sanction appliquée à leurs arrêts. L’autorité ressortait de leur
composition même, qui n’admettait que l’élite de la noblesse après une
sage sélection; quant à la sanction, il n’y en avait qu’une: l’opinion
publique. Mais cette sanction était d’autant plus redoutable que les
jugements librement sollicités étaient rendus de même. Si affaiblie
qu’elle puisse être de nos jours, on ne peut nier la force morale de
l’opinion publique qui flétrit les indignes, alors qu’assez habiles
pour éluder la loi ils ne peuvent, judiciairement, être condamnés.
C’est l’opinion qui ne permet pas de refuser un duel, défendu cependant
par le Code; c’est l’opinion également qui force à payer, comme sacrée,
une dette de jeu, que la loi ne veut pas reconnaître. C’est, enfin,
l’opinion publique qui contraint les tyrans eux-mêmes à reculer
devant certains actes odieux. Au moyen âge, époque des Cours d’amour,
cette force devait être d’autant plus grande que le scepticisme qui,
de nos jours, envahit peu à peu la société ne pouvait être alors
qu’exceptionnel et que, par conséquent, l’opinion faisait loi.

Avant de citer quelques exemples des questions soumises au jugement
des Cours d’amour, il est essentiel de connaître les principales
dispositions du Code amoureux appliqué dans le Nord, suivant l’ouvrage
d’_André le Chapelain_; il repose sur une légende que nous rapportons
textuellement, d’après cet auteur.

«Un chevalier breton s’était enfoncé seul dans une forêt, espérant y
rencontrer Artus; il trouva bientôt une damoiselle, qui lui dit: _Je
sais ce que vous cherchez; vous ne le trouverez qu’avec mon secours.
Vous avez requis d’amour une dame bretonne, et elle exige de vous que
vous lui apportiez le célèbre faucon qui repose sur une perche dans la
cour d’Artus. Pour obtenir ce faucon, il faut prouver par le succès
d’un combat que cette dame est plus belle qu’aucune des dames aimées
par les chevaliers qui sont dans cette cour._

«Après bien des aventures romanesques, il trouva le faucon sur une
perche, à l’entrée du palais, et il s’en saisit. Une petite chaîne
d’or tenait suspendu à la perche un papier écrit; c’était le Code des
amoureux que le chevalier devait prendre et faire connaître, de la part
du roi d’amour, s’il voulait emporter paisiblement le faucon.»

La cour, composée d’un grand nombre de dames et de chevaliers,
adopta les règles de ce Code qui leur avait été présenté, en ordonna
fidèlement l’observation à perpétuité sous les peines les plus graves
et le fit répandre dans les diverses parties du monde. Ce Code contient
trente et un articles, et des considérations qu’il serait trop long
d’énumérer ici.

Un grand nombre d’historiens ont attribué au mariage du roi Robert
avec Constance, fille de Guillaume Ier, vers l’an 1000, l’introduction
à la cour de France des Troubadours provençaux, dont l’influence se
fit sentir rapidement. En effet, ce fut à partir de cette époque que
les manières agréables, les mœurs polies, les usages galants de la
France méridionale commencèrent à se propager. Le mariage d’Eléonore
d’Aquitaine avec Louis VII, en 1137, fut une nouvelle occasion pour les
poètes de Provence de répandre et faire apprécier l’art du gai savoir.
Petite-fille du célèbre comte de Poitiers, Eléonore d’Aquitaine reçut
les hommages des Troubadours, les encouragea et les honora. Bernard de
Ventadour, un des plus célèbres, lui consacra ses vers et continua même
de lui adresser ses œuvres lorsqu’elle fut reine d’Angleterre.

L’extension que prit bientôt la langue Romane sous l’impulsion des
Troubadours explique la création de Cours d’amour au-delà de la Loire,
et les noms d’Eléonore d’Aquitaine, de la comtesse de Champagne, de la
comtesse de Flandres et d’autres, qui les présidaient.

En Provence, les Cours d’amour les plus célèbres furent celles de
_Pierrefeu_ et de _Signe_, de _Romanin_ et d’_Avignon_.

Les dames qui présidaient les Cours de Pierrefeu et de Signe étaient:

  _Stéphanette_, dame de Baulx, fille du comte de Provence;

  _Adalazie_, vicomtesse d’Avignon;

  _Alalete_, dame d’Ongle;

  _Hermyssende_, dame de Posquières;

  _Bertrane_, dame d’Urgon;

  _Mabille_, dame d’Yères;

  La comtesse _de Dye_;

  _Rostangue_, dame de Pierrefeu;

  _Bertrane_, dame de Signe;

  _Jausserande_ de Claustral.

  La Cour de Romanin était présidée par:

  _Phanette de Gantelmes_, dame de Romanin;

  La marquise _de Malespine_;

  La marquise _de Saluces_;

  _Clarette_, dame de Baulx;

  _Laurette_, de Saint-Laurens;

  _Cécille Rascasse_, dame de Caromb;

  _Hugonne de Sabran_, fille du comte de Forcalquier;

  _Hélène_, dame de Mont-Pahon;

  _Isabelle des Berrilhans_, dame d’Aix;

  _Ursynes des Ursières_, dame de Montpellier;

  _Alaette de Méolhan_, dame de Curban;

  _Elys_, dame de Meyrargues.

  La Cour d’amour d’Avignon était présidée par:

  _Jehanne_, dame de Baulx;

  _Huguette de Forcalquier_, dame de Trest;

  _Briaude d’Agoult_, comtesse de la Lune;

  _Mabille de Villeneuve_, dame de Vence;

  _Béatrix d’Agoult_, dame de Sault;

  _Ysoarde de Roquefeuilh_, dame d’Anseys;

  _Anne_, vicomtesse de Talard;

  _Blanche de Flassans_, surnommée Blankaflour;

  _Doulce de Moustiers_, dame de Clumane;

  _Antonette de Cadenet_, dame de Lambese;

  _Magdalène de Sallon_, dame de Sallon;

  _Rixende de Puyverd_, dame de Trans.

Les Cours d’amour brillèrent du plus vif éclat depuis le XIIe siècle
jusqu’à la fin du XIVe. Vers cette époque, il se créa dans les
provinces du Nord de la France, à Lille, en Flandre et Tournay, des
institutions à peu près semblables, mais avec cette particularité
qu’elles étaient présidées par un prince d’amour. Sous Charles VI, il a
existé à la Cour de France une _Cour amoureuse_. Elle était organisée
d’après la mode des tribunaux du temps et se composait:

  Des auditeurs;

  Des maîtres de requêtes;

  Des conseillers;

  Des substituts du procureur général;

  Des secrétaires, etc...

  Mais les femmes n’y siégeaient pas[76].

En Provence, nous voyons enfin, comme une réminiscence des cours
d’amour, le roi René instituer un prince d’amour qui figurait dans la
procession de la Fête-Dieu, à Aix. Ce prince jouissait même de certains
droits, puisqu’il imposait une amende nommée _Pelote_ à tout cavalier
qui faisait aux demoiselles du pays l’affront d’épouser une étrangère,
et à toute demoiselle qui, en épousant un cavalier étranger, semblait
signifier que ceux de la région n’étaient pas dignes d’elle.

Des arrêts du Parlement d’Aix avaient maintenu le droit de _Pelote_.

Pour apprécier les Cours d’amour, il faut non pas les juger avec
l’esprit de notre temps, mais se reporter à l’époque où elles furent
instituées. Vivantes images des mœurs et des idées du moyen âge, elles
ont eu leur raison d’être et ont affirmé les principes de l’amour
pur, libre et sincère. N’auraient-elles obtenu que ce résultat, qu’il
suffirait amplement à leur renommée. Mais elles nous ont aussi transmis
l’amour et le respect de la femme, sans lesquels toute société est
bientôt vouée à la grossièreté des mœurs, à la barbarie et à l’oubli de
toute dignité personnelle. La galanterie française, proverbiale dans le
monde entier, ne nous vient-elle pas un peu des Cours d’amour? Ce titre
seul les justifierait aux yeux de ceux qui ne les ont tenues que pour
frivoles.


NOTES

  [75] G. Chaucer, né en 1328, avait épousé la sœur de Catherine
  Swynford, veuve du duc de Lancastre, dont le fils régna sous le nom
  de Henri IV. Il mourut en 1400.

  [76] Cité par Renouard d’après un manuscrit de la Bibliothèque
  Nationale, nº 626.



X

DE L’INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE ROMANE SUR LES PREMIERS ESSAIS
DU THÉATRE EN FRANCE

  Croisade contre les Albigeois.--Décadence de la langue Romane.


Il y a toujours eu des histrions, des bateleurs, des montreurs
d’animaux savants et des comédiens; mais il faut attendre un état
social assez avancé pour trouver chez un peuple un théâtre régulier.
C’est que le goût des spectacles dramatiques ne se développe largement
que lorsque la littérature est arrivée à un degré de perfection qui
lui permet d’exposer, dans une langue épurée, les grands faits de
l’histoire, les traits héroïques des guerriers, les actions des hommes
illustres. La Grèce a été la première nation qui soit entrée dans cette
voie. Sa civilisation était assez développée pour que les œuvres de
ses grands poètes fussent goûtées de tous les citoyens. Quand Rome
fut devenue la capitale du monde, que les sciences et les arts lui
eurent porté les plus nobles tributs du génie, ce fut un besoin pour
les Romains d’assister à des spectacles dramatiques. Cependant, moins
lettrés que les Grecs, les jeux du cirque les attiraient de préférence.
La population oisive se ruait aux portes des amphithéâtres et demandait
à grands cris du pain et des jeux. Le pain était noir, mais les
spectacles étaient les plus splendides de l’Univers.

En France, après l’ignorance qui a signalé les premiers siècles de
monarchie, ce furent les Troubadours suivis de leurs jongleurs et
d’une nombreuse troupe d’artistes, musiciens, chanteurs, montreurs de
bêtes savantes, qui, visitant les cours et les châteaux, donnèrent un
avant-goût de notre art dramatique. D’après une légende provençale du
XIe siècle sur _sainte Foy d’Agen_, vierge et martyre, il y avait dès
cette époque des jongleurs ambulants, qui allaient de ville en ville
chantant des légendes, non seulement en France, mais aussi en Aragon
et en Catalogne, où ils avaient pénétré. Il y a même à leur sujet un
édit de saint Louis, qui règle le droit de péage pour leur entrée
dans Paris. Il était ainsi conçu: «Tout marchand qui entrera dans la
ville avec un singe paiera, s’il l’apporte pour le vendre, la somme de
quatre deniers; tout bourgeois le passera gratis s’il l’a acheté pour
son plaisir, et enfin tout jongleur qui vivra des tours qu’il lui fait
faire acquittera l’impôt en le faisant jouer devant le péager.» D’où
est venu le proverbe _payer en monnaie de singe_.

Peu à peu les jongleurs se perfectionnèrent, à ce point que plusieurs
d’entre eux passèrent du rôle d’interprètes à celui d’auteurs. Il
arrivait alors que, protégés par un puissant seigneur, ils amassaient
de véritables fortunes, et parfois même, justifiant leur renommée par
un talent réel, ils étaient faits chevaliers et de droit pouvaient
prétendre au titre de Troubadours. Il en est quelques-uns parmi eux que
l’on peut citer comme exemples.

_Gaucelm Faydit_, dont les œuvres gracieuses sont pleines de noble
galanterie, était le fils d’un bourgeois d’Uzerches, près de Limoges.
Après avoir dissipé l’héritage de sa famille, il tomba dans la misère,
épousa une fille de mauvaise vie, d’Alais, et fut réduit pour vivre
à se faire jongleur. Il courait les fêtes et les villages, composant
des chansons que sa femme, _Guillelmette Monja_, chantait aux
applaudissements de la foule qui lui jetait quelques sous. Enfin, après
vingt ans de cette vie nomade et misérable, sa renommée grandissant,
il acquit le titre de Troubadour et trouva son puissant protecteur
dans Richard, comte de Poitou, qui l’appela à sa cour. A l’inverse de
beaucoup de ses confrères, qui obtenaient les bonnes grâces des femmes
de haut rang, Faydit ne paraît pas avoir réussi dans ses entreprises
amoureuses; mais l’échec qu’il éprouva auprès de _Marie de Ventadour_
et de _Marguerite_, comtesse _d’Aubusson_, qui se jouèrent de sa folle
tendresse, fut largement compensé par les faveurs et les biens dont il
fut comblé par _Richard_, devenu roi d’Angleterre.

_Giraud Riquier_ (de Béziers), célèbre par sa requête au roi _Alphonse
de Castille_, fut le premier à rédiger une sorte de Code des
Troubadours et des jongleurs. Il les plaçait par ordre de mérite et sut
obtenir de son protecteur, le roi Alphonse, une déclaration conforme à
sa demande. Les pastourelles de ce troubadour l’ont placé au premier
rang des poètes de son temps, et lui ont mérité du roi de Castille le
titre de _Docteur en l’art de trouver_.

_Giraud de Calanson_ qui se place après ces deux premiers, comme
troubadour et jongleur, se distingue de Riquier en ce que, plus
pratique que celui-ci, il enseignait à ses élèves et à ses amis qu’il
faut avant tout faire de bons vers et capter la faveur du public pour
arriver à la fortune et à la renommée. Les titres étaient par lui
relégués au second plan, et il pensait qu’ils ne pouvaient d’ailleurs
manquer d’échoir à ceux qui avaient du succès.

«Va, dit-il à un jongleur, applique-toi à bien trouver et rimer, sache
proposer avec grâce un jeu parti; apprends à faire retentir le tambour
et les cymbales; jette et rattrape avec adresse des petites pommes
avec des couteaux; imite le chant des oiseaux; fais des tours avec des
corbeilles; saute à travers quatre cerceaux; joue de la cithare[77] et
de la mandore[78]; pince convenablement de la manicorde[79] et de la
guitare[80] si douces à entendre, de la harpe et du psaltérion[81];
garnis la roue (la vielle) de dix-sept cordes... Va, jongleur, aie neuf
instruments de dix cordes et, si tu sais en bien jouer, ta fortune
sera bientôt faite... apprends comment l’amour court et vole, comment
on le reconnaît, nu ou couvert d’un manteau; comment il sait repousser
la justice avec des dards aigus et ses deux flèches dont l’une d’or
éblouit les yeux et l’autre d’acier fait de si profondes blessures
qu’on ne peut en guérir. Apprends de l’amour les privilèges et les
remèdes, et sache expliquer les divers degrés par où il passe. Dis bien
d’où il part, où il va, ce dont il vit, les cruelles tromperies qu’il
exerce et comment il détruit ses serviteurs.

«Quand tu seras bien instruit de toutes ces choses, alors, jongleur,
va trouver le jeune roi Aragon, car je ne connais personne qui soit
meilleur juge du mérite.»

Outre le talent poétique, qui ne verra, dans ces conseils aux
jongleurs, une haute leçon de philosophie? Giraud de Calanson connaît
l’âme humaine, il l’a étudiée dans les foules aussi bien que dans les
châteaux et les cours princières. La forme extérieure que donnent
l’éducation et la condition sociale n’est pour lui qu’un manteau sous
lequel se cache la vérité, une pour tous, partout et en tout semblable.
La logique, qui se complaît moins dans les hautes régions de la poésie
idéale que dans la réalité des faits, nous montre l’homme tel que la
nature l’a créé, avec un égoïsme personnel doublé d’un sentiment de
vanité dont notre Troubadour sait se servir au mieux de ses intérêts.
Il connaît le monde et en joue assez habilement pour en tirer honneurs
et profits.

Ses élèves profitèrent de ses conseils. Ils établirent parmi eux une
certaine discipline, appliquée à maintenir le rang et les fonctions de
chacun, ils cherchèrent et trouvèrent à varier leurs spectacles. Le
public prit alors plaisir à les voir et à les entendre. C’est ainsi
que ces jongleurs, en représentant des pantomimes, en exécutant des
tours de force et d’adresse, en composant des morceaux de musique, des
chants d’amour, de guerre et de politique, et enfin en introduisant
à la scène les pantomimes parlées dont les sujets appelés _mystères_
étaient tirés des dogmes principaux du christianisme, furent en France
les _fondateurs de la comédie_ et les _pères des comédiens_.

Peu à peu le cercle dramatique s’élargit; chaque province eut ses
poètes qui, s’inspirant des chroniques religieuses du pays, composèrent
des pièces spéciales.

Les premiers théâtres de ce genre de spectacles furent les églises,
et les prêtres, autant qu’ils le purent, retinrent la direction
exclusive des mystères et fêtes religieuses. Ils en arrivèrent même,
pour conserver ce monopole, à tolérer des représentations absurdes et
quelquefois inconvenantes.

Telles furent les fêtes burlesques de l’enterrement, de la déposition
de l’_Alleluia_, la _Messe de l’Ane_ ou des fous, les _Offices farcis_,
les _Mystères de sainte Catherine_, etc... Le mystère des _Vierges
sages_ et des _Vierges folles_[82] présente un cas assez curieux pour
être noté. Il est écrit en trois idiomes différents. Dans cette pièce,
Jésus-Christ parle en latin; les vierges sages et les marchands, en
français, et les vierges folles, en provençal. On se demande comment un
tel poème pouvait être utilement écouté par un public peu lettré, qui
devait forcément perdre le bénéfice d’une audition aussi confuse.

Les _Mystères_ vinrent à la mode et furent même adoptés à l’étranger.
On cite entre autres l’œuvre de _Guillaume Herman_, poète
anglo-normand, qui vivait au XIIe siècle. Son mystère, qui avait pour
titre _la Rédemption_, eut un certain succès. _Etienne de Langtow_,
évêque de Cantorbéry en 1207, en a aussi laissé un sur le même sujet.
Enfin, un mystère sur la Résurrection du Sauveur, écrit en vers
anglo-normands et dont le texte remonte au XIIe siècle, marque un
progrès notable; on y trouve des indications relativement importantes
sur la mise en scène:

«Avant de réciter _la Sainte Résurrection_, disposons d’abord les lieux
et les demeures.--Il y aura le crucifix et puis, après, le tombeau,--il
devra y avoir aussi une geôle pour enfermer les prisonniers,--l’enfer
sera d’un côté et les maisons de l’autre, puis le ciel et les étoiles.
Avant tout, on verra Pilate accompagné de six ou sept chevaliers et de
ses vassaux, Caïphe sera de l’autre côté et avec lui la nation juive,
puis Joseph d’Arimathie. Au quatrième lieu, on verra don Nicodème, puis
les disciples et les trois Maries. Le milieu de la place représentera
la Galilée et la ville d’Emmaüs où Jésus reçut l’hospitalité, et, une
fois que le silence régnera partout, don Joseph d’Arimathie viendra à
Pilate et lui dira, etc., etc[83].»

La vogue croissante des _mystères_ amena entre les jongleurs
spécialement désignés pour les jouer une association particulière qui
prit le titre de _Confrères de la Passion_. Ce furent les _premiers
acteurs tragiques_. Charles VI les prit sous sa protection et les
autorisa à établir leur théâtre à Paris, dans la grande salle de
l’hôpital de la Charité[84]. Ils y obtinrent un succès tel que le
clergé, dans la crainte de voir déserter les églises, changea et avança
l’heure des vêpres. Dans ce local, mieux approprié, on joua très
longtemps _le Grand Jeu de la Passion_, spectacle qui durait plusieurs
jours, et d’autres mystères, dont l’un, dit de la _Vengeance_,
représentait le Christ triomphant et vengé à travers les temps; des
spectacles préparatoires ou parades, appelés _pois-pilés_, attiraient
également le public en foule. Mais le genre dramatique ne devait pas
se borner à ces premiers essais. Dès le XIIIe siècle, on constate
l’apparition d’une sorte de comédie appelée _jeu_, dont _Adam de la
Halle_, dit le _bossu d’Arras_, a laissé des spécimens curieux; ce
sont: _li Jus de la Feuillée_, _li Jus des pèlerins_, _les Giens de
Robin et Marion_. D’autres de _Jean Bodel_ nous sont également
parvenus.

A côté des _Confrères de la Passion_, se forma une seconde société,
plus complète et aussi plus instruite, composée des _Clercs de la
Basoche_. Elle s’organisa hiérarchiquement. Le chef se para du titre
de roi des Basochiens et octroya à ses officiers ceux de maîtres des
requêtes, chanceliers, avocats, procureurs, référendaires, secrétaires,
huissiers, etc. Il présidait aux études et aux jeux de la jeunesse, il
reçut le droit de porter la toque royale, et ses chanceliers la robe
de chancelier de France. Les sceaux, sur lesquels étaient gravées ses
armes, étaient d’argent, et le blason portait trois écritoires d’or
sur champ d’azur timbrées de casques. Cette troupe, aussi gaie que la
première était tragique, ne représentait que des pièces burlesques
appelées _soties_, dont les interprètes peuvent passer à bon droit pour
les premiers acteurs comiques. Peu après la création de la confrérie
bouffonne de la Basoche se formèrent les corporations des _Enfants
Sans-Souci_, de la _Mère folle de Dijon_, et d’autres associations
dramatiques de bourgeois, d’écoliers et d’artisans, qui s’adonnèrent
sous différents noms aux divertissements de la poésie, de la musique
et du théâtre. Leur concours était demandé pour les fêtes et les
réceptions royales, ce qui n’empêchait pas les clercs de la Basoche de
s’attaquer, dans leurs satires, aux princes et au clergé; hardiesse
qu’ils payèrent, à plusieurs reprises, de la suspension de leurs jeux.
Dans leurs folles inventions, ainsi que dans les _soties_ et les
_moralités_, les _Enfants Sans-Souci_, présidés par le prince
des sots, dépensaient en improvisations fugitives beaucoup de talent,
d’observation et d’esprit. On pourrait trouver dans ces manifestations
scéniques l’idée embryonnaire de notre théâtre satirique, et dans leurs
interprètes les _précurseurs de nos acteurs comiques_.


CROISADE CONTRE LES ALBIGEOIS

DÉCADENCE DE LA LANGUE ROMANE

Ainsi qu’on a pu le remarquer d’après les chapitres précédents,
les mœurs du clergé en Provence, c’est-à-dire dans toute la partie
méridionale de la France, pouvaient malheureusement être critiquées.
L’Église avait perdu sa force et son prestige, et la vénération dont
elle avait été honorée jusque-là se changeait en raillerie. Les
Troubadours furent les premiers à dénoncer la conduite des moines et
des prêtres, qui en furent réduits, lorsqu’ils sortaient, à ramener
leurs cheveux sur la tonsure dans la crainte d’être reconnus.

D’autre part, la Gaule méridionale, comprenant l’Aquitaine, la
Gascogne, la Septimanie, la Provence et le Dauphiné, avait secoué
le joug de leurs oppresseurs et, depuis près de trois siècles
indépendante, était devenue étrangère à la France. Sa nationalité
et sa langue, absolument différente de celle des peuples soumis aux
Capétiens, avaient favorisé l’éclosion et le développement d’idées et
de sentiments auxquels ceux-ci répugnaient.

Les Méridionaux accueillaient facilement les Juifs et les savants
arabes; ils cultivaient les arts, la poésie et la musique; ils aimaient
la vie facile et les plaisirs. Toutes choses mal vues au delà de la
Loire. D’autre part, le régime féodal n’avait pu s’implanter chez eux
que partiellement; un grand nombre d’alleux s’y étaient conservés.
Les villes avaient gardé d’antiques libertés républicaines, et la
bourgeoisie riche y marchait à peu près de pair avec la chevalerie.
De ces dispositions opposées d’esprit et de mœurs, les deux régions
du Midi et du Nord de la France avaient vu naître une certaine
antipathie réciproque. Le dépit et la haine que le clergé avait voués
aux populations méridionales, sur lesquelles il avait perdu tout
prestige et toute domination, achèvent d’expliquer le rapprochement
qui se fit entre la papauté et la noblesse française. De cette entente
surgit une alliance monstrueuse dont le prétexte était le châtiment
des hérétiques, mais dont le but réel était: pour l’Église, de ramener
sous son joug des populations dont l’obéissance lui était d’autant plus
précieuse que leur générosité était sans limites; pour la noblesse de
France, les grands profits à tirer d’une expédition peu périlleuse.

Les croyances des hérétiques variaient beaucoup, mais toutes leurs
sectes étaient réunies par un sentiment commun, la haine de l’Église.
Le pape, avant de déchaîner les hordes du Nord sur la Provence,
voulut tenter un effort spirituel, afin de donner au monde catholique
l’illusion que toutes les concessions compatibles avec l’esprit de
devoir et de charité chrétienne avaient été faites. _Saint Bernard_ fut
chargé de ramener au bercail les brebis égarées. Vertfeuil lui ayant
été signalé comme un des foyers les plus ardents de l’hérésie, il s’y
rendit, et dans son premier sermon eut le tort d’attaquer les personnes
les plus considérables du pays. Celles-ci sortirent de l’église et le
peuple les suivit. Saint Bernard, resté seul, s’achemina vers la place
publique et continua de prêcher. Connaissant mal les Méridionaux,
dont on peut tout obtenir par la douceur et la persuasion, le saint
homme se trompa complètement en employant la terreur pour ramener à
Dieu ceux qui avaient souffert de ses ministres et de leurs exigences
toujours plus dures et plus âpres. Après leur avoir fait entrevoir
les supplices de l’enfer, il les menaça des armes vengeresses des
hauts barons catholiques. Leurs biens seraient confisqués et partagés,
leurs maisons incendiées, eux-mêmes ainsi que leurs femmes et leurs
enfants livrés aux bourreaux qui sauraient bien, en leur appliquant la
torture, leur faire renier les nouveaux dogmes. A son grand étonnement,
ses paroles produisirent une seconde fois le vide autour de lui, la
place devint déserte. L’envoyé du pape, humilié dans sa dignité, plein
de dépit et de colère, partit en secouant la poussière de ses pieds
et en maudissant la ville en ces termes: «Vertfeuil, que Dieu te
dessèche[85]!»

L’échec subi par saint Bernard ne fit que raffermir Innocent III dans
la résolution de continuer la lutte, il ne pouvait tolérer cet état
de révolte ouverte contre le Saint-Siège. Cependant il n’en vint pas
encore à l’emploi des moyens violents. Il envoya tour à tour, pour
combattre les hérétiques par la parole, d’abord les disciples de saint
Bernard, les moines de Cîteaux, puis l’évêque d’Osma et le vicaire de
sa cathédrale, le sombre et déjà célèbre _saint Dominique_, enfin un
légat, _Pierre de Castelnau_. Tous ces efforts restèrent impuissants
contre l’obstination de gens qui en voulaient plus au clergé qu’à la
religion elle-même. Alors les prédicateurs tournèrent leur colère
contre les Albigeois et leurs seigneurs, qui toléraient sur leurs
terres cette révolution dirigée contre l’Église.

Raymond VI, comte de Toulouse, fut le premier objet de la colère et
des menaces du pape. Souverain de la Gaule méridionale, sa puissance
était plus grande que celle du roi d’Aragon, son voisin. Il fut accusé
de protéger les hérétiques et les Juifs; de recevoir les savants
n’appartenant pas au culte catholique, de s’entourer enfin des ennemis
de l’Église. En présence du légat Pierre de Castelnau, Raymond VI
manqua absolument de vigueur et de résolution. Mal préparé pour la
lutte, peut-être n’ignorait-il pas l’infériorité de ses moyens de
défense. Ce sentiment devait avoir sur sa conduite une influence
funeste dont il ne tarda pas à subir les malheureux effets. Après
avoir nié toute participation aux erreurs des Albigeois, il consentit
à les poursuivre lui-même dans ses États. Il ne comprit pas que cette
soumission, loin d’apaiser ses ennemis, ne les rendrait que plus
audacieux. Le pape lui écrivit:

«Si nous pouvions ouvrir ton cœur, nous y trouverions et nous t’y
ferions voir les abominations détestables que tu as commises; mais,
comme il est plus dur que la pierre, c’est en vain qu’on le frappe avec
les paroles du salut, on ne saurait y pénétrer. Homme pestilentiel,
quel orgueil s’est emparé de ton cœur, et quelle est ta folie de ne
vouloir point de paix avec tes voisins et de braver les lois divines
en protégeant les ennemis de la foi! Si tu ne redoutes pas les flammes
éternelles, ne dois-tu pas craindre les châtiments temporels que tu as
mérités pour tant de crimes?»

Aucun prince ne s’était encore entendu menacer en pareils termes par
la cour de Rome. A ces injures, Raymond VI ne répondit que par des
paroles de soumission, tant était grande et redoutée à cette époque
la puissance de la papauté. Mais l’Église n’entendait pas se déclarer
satisfaite par un acte d’humilité de la noblesse et du peuple suivi
de l’abjuration de leurs hérésies: ce qu’elle convoitait au moins
autant, c’étaient leurs richesses et leurs territoires. La conduite de
Pierre de Castelnau fut la preuve évidente de cette arrière-pensée; la
douceur, les concessions de Raymond VI, le laissèrent inflexible, et il
se retira en lui lançant une dernière excommunication.

Ces actes et la violence de caractère du légat avaient indigné les
Provençaux. Le comte de Toulouse, pour éviter des représailles
possibles, ne le laissa pas partir comme il le désirait, seul, confiant
dans l’inviolabilité du mandat dont il était revêtu: il lui adjoignit
une escorte.

Avant de repasser le Rhône, le légat, s’étant arrêté dans une auberge
sur le bord du fleuve, s’y prit de querelle avec un des chevaliers qui
l’accompagnaient; ce dernier supporta les injures moins patiemment que
son seigneur et tua Pierre de Castelnau d’un coup d’épée[86].

Ce meurtre, qui rappelait celui de Thomas Becket, fut le point de
départ d’une campagne armée. Innocent III confia la vengeance de son
ministre à tous les fidèles. Aux soldats de cette nouvelle croisade,
il promit la rémission de tous leurs péchés, ainsi que la dépouille
des Provençaux, et il chargea les moines de Cîteaux d’exciter le zèle
des chrétiens pour leur faire expier le plus chèrement possible ce
qu’il appelait leur crime; tâche rendue plus facile par l’horreur
même qu’inspirait aux catholiques l’assassinat attribué à Raymond VI.
D’autre part, l’animosité jalouse de ces bandes contre la politesse
et la prospérité du Midi, la convoitise des immenses richesses de ces
paisibles et laborieuses populations étaient des mobiles décisifs pour
les soudards qui composaient l’armée des croisés. Tout en excitant
la foi des soldats, le clergé ne négligeait pas de leur assurer que
les dangers des expéditions lointaines n’étaient pas à craindre, que
cette campagne facile leur procurerait tous les honneurs et profits
spirituels auxquels ils n’avaient pas été admis jusque-là, et par
surcroît l’occasion de s’enrichir. Le duc de Bourgogne, les comtes de
Nevers et d’Auxerre et une foule de chevaliers prirent la croix, suivis
par leurs hommes d’armes et leurs vassaux. Si Philippe-Auguste ne prit
pas part aux préparatifs de cette guerre, il n’encouragea pas moins les
moines de Cîteaux et toute la chevalerie du Nord à combattre Raymond
VI, quoique ce dernier fût son vassal, son parent et qu’il eût imploré
son appui.

L’invasion du Midi par le Nord fut ainsi décidée, sous l’influence
prépondérante du haut clergé. Éternelle honte, tache ineffaçable du
règne d’Innocent III! Au lieu de s’appliquer à réformer les mœurs
des ministres de la religion, qui n’avaient plus droit au respect
parce qu’ils n’étaient plus respectables, le pape, dans son orgueil
blessé de Souverain Pontife, ne craignait pas de faire appel aux plus
basses passions pour atteindre le but qu’il poursuivait: le triomphe
de la barbarie sur la civilisation, la destruction de la nationalité
provençale. Et, pour comble, le roi de France lui donnait la main et
lui fournissait ses meilleurs auxiliaires: princes ambitieux, soudards
avides et cruels.

Nullement préparés à recevoir ce choc formidable, mais surpris plus
qu’épouvantés, les Méridionaux auraient pu cependant repousser
les envahisseurs. Malheureusement, les différents princes qui les
commandaient ne s’entendirent pas entre eux. Chacun crut pouvoir
traiter séparément avec Rome, et échapper pour son compte aux
calamités de la guerre. Raymond VI se trouva seul en face d’un ennemi
qui avait pour lui non seulement la valeur et le nombre, mais aussi
l’espoir, presque la certitude de le vaincre facilement. Il prit
alors la résolution douloureuse de se sacrifier pour son peuple en se
soumettant, suivant les exigences de Rome, à la plus humiliante des
punitions. Il se rendit dans l’Église où se trouvait le tombeau de
Pierre de Castelnau et, en présence de tout le peuple, on vit le comte
de Toulouse, duc de Narbonne, seigneur de la Haute-Provence, du Quercy,
du Rouergue, du Vivarais, d’Uzès, de Nîmes et de Béziers, flagellé par
le nouveau légat, obligé de prendre la croix contre ses propres sujets
et d’apporter son concours à cette expédition qui allait envahir le
territoire de ses vassaux.

Ce fut sur Raymond-Roger II, comte de Béziers, que se porta tout
d’abord l’effort des croisés. En vain essaya-t-il de se réconcilier
à son tour avec Rome, en faisant les mêmes promesses que le comte de
Toulouse; les bandes avides et fanatiques, accourues à la voix de
l’Église, ne pouvaient être facilement congédiées, et leur marche en
avant ne permit même pas d’entamer des négociations. Raymond-Roger, qui
ne se faisait aucune illusion sur l’issue de la lutte, voulut du moins
vendre chèrement sa vie. Il arma à la hâte les villes principales de
son territoire. Béziers reçut le premier choc. Une sortie intempestive
des troupes de la garnison contre des forces supérieures permit aux
croisés, qui la repoussèrent, d’entrer ensuite dans la ville. Ils
trouvèrent les églises pleines de monde et les prêtres à l’autel
invoquant le Seigneur. Comment, au milieu d’une telle multitude,
distinguer les catholiques des hérétiques? On envoya demander au légat
du pape, _Arnauld Amalric_, abbé de Cîteaux, ce qu’il y avait à faire.
Le digne représentant d’Innocent III rendit cette réponse, aussi
cruelle que célèbre:

«Tuez-les tous! le Seigneur saura bien reconnaître les siens.» Et, sur
cet ordre, tous furent massacrés, hérétiques et catholiques, prêtres
et soldats, femmes, enfants et vieillards. Il ne resta pas âme vivante
à Béziers. L’abbé de Cîteaux avoua quinze mille victimes, certains
historiens en portent le nombre à soixante mille.

[Illustration: Le clergé de Béziers demande grâce pour les révoltés.]

L’armée des croisés arriva rapidement et sans obstacle sous les murs
de Carcassonne, où Raymond-Roger s’était enfermé avec ses meilleurs
chevaliers. Mais, trahi par ceux qui craignaient pour la ville le même
sort que celui de Béziers, il dut capituler. Les habitants eurent la
vie sauve, tous leurs biens furent confisqués au profit des croisés.
Parmi les défenseurs, quatre cent cinquante furent brûlés ou pendus
pour l’exemple. Le reste des États de Raymond-Roger fit rapidement sa
soumission; l’Église triomphait. Le seul ennemi qu’elle eût combattu
était entre ses mains avec toutes ses terres et toutes ses richesses.
Le pape offrit ce beau domaine en présent au comte de Saint-Pol, au
comte de Nevers et à différents seigneurs croisés. A sa surprise, aucun
n’osa accepter ces terres, rouges du sang des malheureux que l’on
venait d’y massacrer. Aux instances du légat, ils répondirent qu’ils
avaient des territoires assez vastes dans le royaume de France, où
étaient nés leurs pères, et n’avaient aucune envie des pays d’autrui.
La folie du meurtre avait eu le temps de se calmer, le nuage rouge
s’était dissipé, et ils voyaient maintenant toute l’horreur de ces
combats sans pitié, qui ne furent qu’une série d’égorgements. Ils
comprenaient leur crime odieux, et c’est avec indignation qu’ils
ajoutèrent à leur refus: «Dans toute l’armée, il n’y a pas un baron qui
ne se tienne pour traître s’il accepte un tel bien[87].»

Un seul fut assez peu scrupuleux pour ne pas suivre cet exemple et
trop ambitieux pour ne pas profiter d’une telle occasion. _Simon de
Montfort_, seigneur des environs de Paris, consentit à partager avec
l’Église le profit et la responsabilité de cette épouvantable guerre.
A peine en possession des biens du malheureux comte de Béziers, qu’il
fit, dit-on, empoisonner peu après, il continua ses exploits. Après
s’être emparé de plusieurs places fortes, il poursuivit Raymond VI
jusque sous les murs de Toulouse. Le bruit de ses victoires lui
avait déjà amené de nouveaux contingents des pays les plus éloignés:
c’étaient des Lorrains, des Flamands, des Anglais, des Allemands, des
Autrichiens, à défaut des Français qui eurent horreur de cette guerre.
D’autres plus nombreux devaient suivre et augmenter à bref délai ses
bataillons. Cependant, Raymond VI, désabusé, avait enfin pris le parti
de se défendre, sa soumission à l’Église n’ayant pas, comme il l’avait
espéré, arrêté la marche des croisés. Il força Simon de Montfort à
lever le siège de Toulouse; se portant ensuite au secours de Lavaur
menacé par six mille Allemands, il les tailla en pièces. Enhardi par
ses succès, il poursuivit Simon de Montfort, qui, pour échapper à
ses coups, dut s’enfermer dans Castelnaudary. Mais alors les secours
attendus par ce dernier arrivèrent en grand nombre et, malgré la
présence du roi d’Aragon, qui s’était joint avec ses troupes au comte
de Toulouse, il remporta sur son adversaire la victoire de Muret.
Raymond VI put s’enfuir, le roi d’Aragon fut tué dès le commencement
de l’action, et son armée prise de panique, sans guide et sans chef,
fut mise en déroute. Le concile de Latran donna à Montfort tous les
territoires du malheureux comte de Toulouse, comme prix de sa victoire.
Le seigneur dépouillé ne dut qu’à certaines sympathies, qu’il avait su
se créer parmi les membres du concile, de conserver le comtat Venaissin
et le marquisat de Provence. Il fut même autorisé, le cas échéant, à
reconquérir tout son territoire les armes à la main. Ce qu’il fit
d’ailleurs par la suite, après avoir chassé de la Septimanie Simon de
Montfort et son fils Amauri.

[Illustration: Mort de Simon de Montfort, tué devant Toulouse en 1218.]

Ainsi se termina cette guerre contre les peuples du Midi. Si elle fut
trop intimement liée à l’histoire de la langue romane pour ne pas
figurer dans cet ouvrage et si l’histoire a des droits qu’on ne saurait
éluder, ce n’en est pas moins avec un sentiment de profonde amertume
que nous avons dû revenir sur une des pages les plus tristes de nos
guerres religieuses. D’autre part, si la croisade contre les Albigeois
nous a paru aussi injuste dans ses motifs qu’horrible dans ses
développements, il convient cependant, pour la juger impartialement,
d’en examiner les faits dans leur ensemble, moins avec les idées de nos
jours qu’avec l’esprit qui animait les populations des XIIe et XIIIe
siècles.

En effet, si l’on tient compte des passions violentes qui agitaient le
monde à cette époque, aussi bien au point de vue politique qu’au point
de vue religieux, avec une civilisation peu avancée, l’appât du lucre
né de l’état de guerres continuelles dans lequel étaient les anciennes
provinces, le dédain de la vie, des mœurs assez frustes pour se
ressentir de cette situation troublée, on sera amené, non pas à excuser
les auteurs de cette horrible guerre, mais à considérer celle-ci, dans
ses résultats, comme la conséquence malheureuse d’un ensemble de faits
et d’un état d’esprit qui ont pesé sur ces événements lointains avec la
brutalité farouche de l’inconscience et du fanatisme.

Si la croisade contre les Albigeois est une des pages les plus sombres
de notre histoire, du moins pouvons-nous espérer aujourd’hui, grâce à
notre esprit de tolérance, à notre amour de la liberté, au respect de
toutes les croyances et à notre civilisation, ne plus voir ces guerres
fratricides où les excès des uns amenaient les terribles représailles
des autres, les confondant tous dans une folie sanglante qu’il eût
fallu s’appliquer à prévenir plutôt que d’avoir eu à la condamner.
Voilà comment quelques années de cruelles persécutions suffirent pour
dissiper l’œuvre de plusieurs siècles d’études et recouvrir d’un
linceul éternel une littérature jeune, brillante et pleine d’espérance.
Les croisades sanglantes dirigées contre les Albigeois détruisirent à
jamais dans nos provinces méridionales cette langue provençale, déjà si
riche en poètes. Les Troubadours, qui avaient été les apôtres les plus
ardents, les missionnaires les plus infatigables des guerres lointaines
entreprises contre l’Islamisme, devinrent les plus malheureuses
victimes de leur croyance religieuse. Qui aurait pu penser que les
fils de tant de nobles seigneurs, héros des vraies Croisades, tels
que Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse; Isarn, comte de Die;
Rambaud, comte d’Orange; Guillaume, comte de Forez; Guillaume, comte de
Clermont, fils de Robert, comte d’Auvergne; Girard, fils de Guillabert,
comte de Roussillon; Gaston, vicomte de Turenne; Raymond, comte de
Castillon; que leurs fils, dis-je, seraient à leur tour massacrés comme
les musulmans?

Les rares survivants, parmi les Troubadours qui échappèrent, n’eurent
pas le courage de cueillir les fleurs de leurs poésies dans ces sillons
arrosés du sang de leurs frères. Ils se couronnèrent de cyprès et,
pleurant sur les malheurs qui frappaient leur patrie, ils prirent le
chemin de l’exil. L’Italie, l’Espagne et la Provence proprement dite
les accueillirent. Ils se mêlèrent aux poètes de ces pays, mais leurs
œuvres furent désormais voilées du deuil de la patrie absente. Par ce
qui en est parvenu jusqu’à nous, on peut juger de l’état d’esprit dans
lequel les avait laissés le souvenir de cette épouvantable guerre. Ce
ne sont plus que de longues élégies où la tristesse domine; le souffle
puissant des créations premières manque; l’esprit, la couleur, la
force, n’apparaissent qu’à de rares intervalles et comme un dernier
reflet de cette poésie mourante, condamnée par les envahisseurs.

En effet, la langue et la littérature romanes de ces doux pays du
soleil furent frappées de proscription. Le pape Honorius IV, dans
l’institution qu’il fit de l’Université de Toulouse, ordonne l’abandon
de la langue parlée jusqu’à ce jour; il va jusqu’à la maudire et
prescrire l’excommunication contre tous ceux qui la parleront ou
détiendront des ouvrages dans lesquels elle aura été employée. Tous
les manuscrits en langue romane que l’on put trouver furent apportés
sur les places publiques, où l’on en fit des _autodafés_. Cet acte de
stupide sauvagerie explique la rareté des œuvres des premiers poètes
romans.

Les hautes classes s’empressèrent d’adopter la langue du vainqueur;
elles mirent tous leurs efforts à la répandre, et dès lors le Provençal
cessa d’être cultivé. Chassé des tribunaux, des églises, des châteaux,
des livres et même des actes publics, il n’eut pour dernier refuge que
la chaumière du paysan et la cabane du pâtre, où forcément il devait se
corrompre et se dénaturer, mais non disparaître à tout jamais.

Non, elle ne devait pas disparaître complètement, cette langue
populaire dont le passé était si riche et si glorieux, et que la
moitié de la France parlait depuis plus de quatre siècles. Ce fut la
Provence proprement dite, qui ne souffrit que partiellement et par
contre-coup de la guerre des Albigeois, qui continua à la pratiquer,
et l’enrichit de termes nouveaux; elle nous l’a transmise à travers
les siècles. Nous la verrons, dans la suite de cet ouvrage, après les
patientes études des savants, des philologues, des littérateurs et des
poètes, se reformer peu à peu, prendre un caractère local et devenir,
non seulement la base de l’idiome de nos campagnes méridionales, mais
la langue usuelle et familière de toutes les populations du Midi. Des
œuvres nouvelles ont surgi dans lesquelles les Provençaux, sans oublier
ce qu’ils doivent à la France, nous rappellent leurs vieux usages, les
mœurs des ancêtres et l’amour ardent de la petite patrie. Ils font
revivre un passé glorieux, l’inspiration de leur génie nous montre le
pays de leurs aïeux tel qu’il était alors que, libre et indépendant,
il avait su par sa littérature, ses arts, son commerce, aussi bien que
par ses armes et son industrie, occuper une place prépondérante dans le
monde.


NOTES

  [77] Sorte de lyre.

  [78] Instrument de musique à manche et à cordes, dont on joue avec
  les doigts.

  [79] Petite épinette portative.

  [80] Instrument à cordes, que l’on pince avec les doigts.

  [81] Instrument à cordes que l’on pinçait ou que l’on touchait avec
  l’archet.

  [82] Le manuscrit du XIe siècle provient de l’abbaye de Saint-Martial
  de Limoges, et se trouve à la Bibliothèque nationale.

  [83] Cette pièce, malheureusement incomplète, a été publiée par M.
  Achille Jubinal, en 1834, chez Téchener.

  [84] Sur l’emplacement de la rue Grénetat.

  [85] Guill. de Puy-Laurens.

  [86] 1208.--Si le Titien nous a laissé un admirable tableau au point
  de vue artistique lorsqu’il a reproduit cette scène, on conviendra du
  moins qu’il en a singulièrement altéré la vérité historique.

  [87] _Chronique des Albigeois._



XI

LANGUE PROVENÇALE

  Le Provençal depuis le roi René jusqu’à la Révolution.--Des divers
  dialectes des anciennes provinces de France.--Dialectes poitevin et
  vendéen; de la Saintonge et de l’Aunis; du Limousin; de la haute
  et basse Auvergne; du Dauphiné et Bresse; de la Guyenne et de la
  Gascogne; de la Gironde; du Languedoc; de la Provence.


La croisade contre les Albigeois peut être regardée comme l’une des
principales causes de l’altération de la langue Romane. Dans les
chapitres précédents, nous avons vu l’Église prendre les mesures les
plus sévères pour en interdire l’usage. Comme langue vulgaire, le Roman
devait disparaître comme avait disparu le Latin, également frappé par
l’Église. Le Latin, quoiqu’il eût été employé pour répandre l’Évangile
et porter aux peuples la parole de Dieu, fut reconnu indigne d’être
enseigné, parce qu’il avait été l’organe dont les païens s’étaient
servis pour implorer leurs idoles. C’est sous l’empire de cette idée
tardive, discutable d’ailleurs, que le pape Grégoire en proscrivit
l’usage dans les églises, sans que les services rendus à la religion
par cette langue lui parussent une circonstance atténuante suffisante.
La condamnation du Latin devait naturellement amener celle du Roman,
que le clergé haïssait, parce qu’il avait souvent servi d’organe aux
satires dirigées contre lui et souvent bien méritées. En présence
de mesures aussi radicales et du goût naturel des hommes pour la
critique, on ne peut s’empêcher de penser que, pour peu que ce système
d’interdiction eût été généralisé, l’Église n’aurait plus dominé que
sur une chrétienté muette.

Si la poésie romane du Midi trouva un refuge à la cour du comte de
Provence, elle le dut à cette circonstance heureuse que le comte
s’était prononcé contre la doctrine des Albigeois, pour mettre ses
États à l’abri de la rapacité des Croisés. Ami des lettres et des
arts, il accueillit les Troubadours aquitains et gascons avec la plus
grande faveur, les traita comme les poètes de la Provence même, et les
encouragea dans la production et la propagation de leurs œuvres. Voici,
à ce sujet, ce qu’écrivait _César Nostradamus_, l’historien le plus
complet des poètes du Midi à cette époque:

«Ces rois et ces bons comtes, comme par naturelle succession, estoient
tellement magnifiques et libéraux envers les beaux et nobles esprits,
qu’ils favorisoient d’honneurs, de seigneuries et de richesses,--qu’on
ne voyait journellement qu’esclore et sortir poètes illustres et rares;
si qu’il sembloit que la Provence ne voulust jamais être stérile, ni
se reposer à la production d’esprits élevés et d’hommes excellents et
signalés.»

A la mort du dernier Bérenger, _Charles d’Anjou_, son successeur,
porta le premier coup à la langue Romane, que d’ailleurs il ignorait.
Plus enclin à la politique qu’aux lettres, avare et batailleur, il ne
donna pas aux Troubadours la protection et les encouragements qu’ils
avaient été habitués à trouver chez ses prédécesseurs. Son mariage avec
Béatrix, non moins important pour la monarchie française que l’alliance
de saint Louis avec l’héritière de Raymond IV, consacra définitivement
l’ascendant du Nord sur le Midi. La langue Romane, sous l’influence du
Français, subit une grave altération. Les œuvres des Troubadours du
XIVe siècle en donnent une idée; on s’en convaincra en lisant les vers
de _Bernard Rascas_, dont la facture est déjà toute française. Cette
altération n’a fait que s’accentuer depuis.

On peut dire de la littérature Romane du Midi qu’elle a été
l’expression d’un peuple et d’une civilisation à part; elle devait
finir avec la perte de l’indépendance de ce peuple. Il n’en est pas
moins vrai que, de Bérenger Ier à Charles III du Maine (1142-1481),
elle a duré trois cent soixante-neuf ans. Quant au nom de _Provençale_
qui lui a été donné et qui est arrivé jusqu’à nous, il s’explique
par ce fait que la Provence avait recueilli l’héritage littéraire et
politique de tout le Midi avant l’arrivée de Charles d’Anjou. Elle
représenta seule à cette époque la littérature méridionale, et il était
bien naturel que les Français du Nord, peu soucieux de poésies qu’ils
entendaient mal, aient confondu sous le titre de Provençale toute la
littérature Romane, qui n’était plus cultivée qu’en Provence lors de
leur établissement dans le Midi.

Ces explications étaient nécessaires pour ne pas confondre la langue
Romane (dite Provençale) avec le Provençal proprement dit qui en a été
tiré.

Dans l’influence littéraire ou scientifique qu’exercent les peuples les
uns sur les autres, chaque puissance tend à s’élever à son tour au rang
d’éducatrice; c’est ainsi que les Arabes et les Provençaux succédèrent
aux Romains, qui eux-mêmes avaient succédé aux Grecs. Plus tard, ce
fut l’Italie qui fit loi dans le domaine intellectuel, cédant ensuite
à l’Espagne une prépondérance dont la France, sous le règne de Louis
XIII, ressentit vivement les effets. Enfin, sous Louis XIV, c’est
la France qui, à son tour, et par ses armes et par sa littérature,
domine le monde, fixe les règles linguistiques du Français, fait
adopter par toutes les cours d’Europe son cérémonial royal, et produit
cette pléiade d’écrivains illustres dont les œuvres sont restées les
monuments classiques de la littérature française.

Quoiqu’il n’ait pas brillé d’un éclat aussi vif que les langues de ces
grandes nations anciennes et modernes, le Provençal n’en a pas moins
tenu une place très honorable dans la littérature, depuis le roi René
jusqu’au XVIIIe siècle. Il serait difficile de désigner d’une façon
exacte l’époque où il succéda au Roman dans le Midi. La transition,
selon toutes les apparences, a dû commencer sous la première maison
d’Anjou, mais la transformation n’a guère été complète qu’après le roi
René. Suivant les documents du temps, le Provençal alors en usage était
plus éloigné de celui de nos jours que du Roman. Cependant, puisqu’il
faut un point de repère, on pourrait choisir comme ligne de démarcation
entre les deux langues le règne du roi René, donnant le nom de Romane
à celle qui se parlait avant et le nom de Provençale à celle dont on
s’est servi depuis et qui est arrivée jusqu’à nous, évidemment altérée
et modifiée dans sa forme, mais identique dans ses principes.

A partir du roi René, le Roman-Provençal varie singulièrement. Les
États délibèrent et présentent leurs demandes dans un dialecte altéré
qui se rapproche de la langue vulgaire. Le roi répond tantôt en Latin,
tantôt en Français ou en Italien, plus souvent dans un dialecte Roman
plus voisin du Catalan que du Provençal. Ces changements continuels,
cette versatilité, prouvent, d’une part, que la langue vulgaire, dont
la transformation commençait à peine, ne pouvait pas encore avoir de
caractère fixe; de l’autre, l’intention évidente du roi René de ne pas
donner à l’une des langues qu’il parlait une sorte de suprématie sur
les autres. Il en était arrivé même à écrire ses lettres en plusieurs
langues. Celle que nous donnons ci-après est un amalgame de Latin,
de Roman, de Français et de Provençal; c’est l’une des premières qui
permettent d’étudier la modification, ou plutôt l’application de ces
diverses langues pour la formation du Provençal. Elle est adressée à
_Jean Allardeau_, évêque de Marseille:

    «DE PAR LE ROI,

    Moss. de Marsella e mon compère. Da porte d’alcuni poveri homini a
    moi e stato humilmente supplicato comep la supplicatione loquale
    qui interclusa ve mandamo chiaramente intenderete di alcuno loro
    errore e fallimento. Et considerato sono homi maritimi et che hanno
    de gli altri carrighi assai, ove cognoscerete sia coso di pieta p
    per quanto tocha a moi volemo loro sia in vostra Guardia. Dots al
    ponte sey lo vi giorno de jullet de l’anno MCCCCLXVIII.

    RENÉ.

Le langage de la cour était sensiblement différent de la langue
vulgaire; il se rapprochait davantage du Roman-Catalan, et le bon roi
René, qui aimait le peuple et n’ignorait pas que les langues sont
surtout formées par lui, allait, nous dit la tradition, apprendre
et parler le Provençal chez les paysans de la campagne d’Aix, aussi
bien que chez les négociants de Marseille. Le Provençal littéral
et le Provençal vulgaire de cette époque laissent voir encore leur
affinité avec la langue Romane, mais les formes grammaticales du
premier sont plus rapprochées de cette langue, et celles du second ont
plus d’analogie avec l’Italien. On peut s’en convaincre par les deux
exemples suivants, tous deux du XVe siècle:

  ACTE DE 1473

  ÉTATS DE PROVENCE SOUS LE ROI RENÉ; 9 OCTOBRE 1473[88]

  Le nom de nostre Senhor Dieu J. C. et de la siena gloriosa mayre e de
  tota la santa cort celestial envocant loqual en tota bona et perfecta
  obra si deu envocar, car del procesit tot bon et paciffié estament
  del tres que hault et tres que excellent prince et senhor nostre lo
  rey Regnier per la gracia de Dieu rey de Jérusalem, de Aragon, de
  ambos la Sicilias, de Valencia, de Sardenha et de Corsega, duc d’Anjo
  et de Bar, comte de Barcelona et de Provensa, de Forcalquier et de
  Piémont. Thuision, deffension de aquest sieu pays de Provensa ev de
  Forcalquier, et confusion et destruction de ses ennemis.

  «Item supplican et la dicha majestat que la trocha dels
  blas.--Généralement en aquest pays, per ayssins que negun nos C. S.
  extraya ni fasse extrayar directament ni indirectament degun blat
  foras del dit pays per aquest an jusque a tant que las blats novels
  seans reculhis; sus formidable pena et refrenar lo pres de tals
  blots so es que non si ausa vendre otra la soma di tres florins la
  sammodo de tres quintals del pes provensal non obstants tota gratia o
  licencia obtengudo per degun et que plasso alla dicha real majestat
  consentir letras potentas sobre aquesta requesta».

La lettre qu’on va lire, écrite en Provençal vulgaire, n’est citée que
pour établir une comparaison avec la pièce précédente, qui donne le
Provençal parlé et écrit à la cour, à la même époque.

  Senhe payre à vous de bon cor mi recoumandi, la present es per vous
  avisar como yeu ay resauput vostra letro en laqual mi mandas del
  cap de Besonhos, yeu ay resauput ma raubo ambe mas camysas, calcuns
  libres, del majister Johan Manuel Losquals los Ly ay donas; d’autre
  part se non agre pensat et sauput que mon mestre non ague tengut
  botiguo ni espéranço de tenir, sin non foso pas vengut en Arles a
  demorar emb’el, car jamais non tendra botiguo... Jen ais mandat à
  Bernard des Letros, eb non es vengut, car ero malades. Mathieu tirant
  az ais li passet, di que lo trobet au lihec... non autro al présent,
  voys que Dieu sie en vous, m’y recoumendares, si vos play à ma mayre,
  à ma sorre et cousins ea touts nostres bons amis.

                                               En tot vostre emble fils
                                               PEYRON BONPAR[89].


Jusqu’en 1486, époque de la réunion définitive de la Provence à la
couronne de France, le langage resta à peu près le même que sous le
roi René. A partir de cette époque, les registres des États furent
rédigés en double original, l’un en Français, qui était présenté
au roi et auquel il donnait son approbation, l’autre en Provençal,
qui était le seul exécutoire pour le pays. A partir de Henri II, le
Français commence à avoir assez d’influence pour altérer le Provençal.
Le sonnet de Louis Belaud sur sa sortie de prison, que nous avons cité
précédemment, pourrait servir de spécimen pour la poésie provençale du
XVIe siècle; on y voit, à côté du langage vulgaire de cette époque,
des mots absolument français; ainsi sont confirmées nos observations
sur l’influence exercée dès lors par le Français sur le langage des
habitants de la Provence.

Un morceau que l’on trouve dans tous les recueils de cantiques
provençaux, et composé par Puech, donne une idée des œuvres poétiques
du XVIIe siècle. Encore populaire de nos jours, il a été intercalé dans
la pastorale de Belot, qui se joue tous les ans à Marseille, au théâtre
Chave.

Voici les deux premiers couplets de ce noël chanté par le bohémien ou
diseur de bonne aventure, devant la crèche:

I

    N’autres sian tres booumians
    Que dounan la boueno fortuno,
    N’autres sian tres booumians
    Que devinan tout ce que vian.
    Enfant eimable et tan doux
    Bouto, bouto aqui la croux.
          Et cadun te dira
        Tout ce que t’arribara,
          Commenco Janan
            Cependant
          De ly veire la man.

II

    Tu sies, à ce que viou,
            Egau à Diou,
    Et sies soun Fiou tant adourable.
    Tu sies à ce que viou
            Egau à Diou.
    Nascu per iou dins lou néant;
            L’amour t’a fach enfant
    Per tout lou genre human;
    Une Viergi es ta mayre,
    Sies nat senso ges de payre
    Aquo parei dins ta man, etc. etc.

Ce peu de vers permet d’attribuer à l’auteur, comme premier mérite, une
grande facilité d’exposition. Ses personnages manient finement l’ironie
et, sous des dehors très simples, donnent une idée assez exacte de ce
qu’étaient ces diseurs de bonne aventure. Les noëls de Puech, réunis à
ceux de Saboly, peuvent passer pour les meilleurs du recueil. D’Argens
et Lamétrie avaient obtenu beaucoup de succès à la cour du Grand
Frédéric, en chantant en petit comité celui dont nous avons transcrit
le commencement. Puech, qui s’est borné à le traduire des _Bohémiens_
de Lope de Vega, a passé pour en être l’auteur.

Pour le XVIIIe siècle, les fables de Gros seraient toutes à citer. En
voici une, peu connue, dans laquelle le fabuliste marseillais ne le
cède en rien à l’immortel La Fontaine. Esprit d’observation, langage
imagé, excellente exposition du sujet et morale ou conclusion, tout y
concourt à mettre l’auteur au rang des premiers poètes provençaux de
cette époque[90].

LEIS RATOS ET LOU FLASCOU

    Dous ratouns, bouens amis, esten per orto un jour
        Dins seis galaries ourdinaris,
    Que soun granies, estagiero armaris,
    Troboun un flascoulet tapa, qu’a soun oudour
    Jugeoun plen d’oli fin; velei vaquitos en foesto;
        Si delegoun, fan tour sur tour,
    Et de l’abasima d’abor li ven en testo.
    Lou plus fouer s’apountelo au soou,
    S’esquicho, empigue, fa esquinetto;
    L’autre doou tap pren la cordetto,
    Fa fouerso, tiro et fa taut se que poou
    Per l’en pau boulega. Mai noun li’a ren à faïre
        Tous seis esforts, pecaïre;
        Amoussarien pas un calen.
        Las, fatigas prénoun alen.
    Quand l’un deis boustigous dis à l’autre: coumpaïre,
    Fasen pas réflexien que ce que fen voou ren.
        Mi ven uno milloüe pensado;
    Qu’es de rata lou tap, ensuito de saussa
    Nônestrei Coües din lou flascou et puis de leis sussa,
    Tout fa, tout ba. L’idéio es aprouvado
    Lou tap es assiegea, mountoun à l’escalado.
    Rouigon tant, qu’à la fin lou flascou es destapa.
    Fan navega lei coües, vague de lei lippa,
            Tiro lipo, lipo bouto.
    N’en leisseroun pas uno goutto,
    Engien voou mai que fouerco en qu soou s’entraina.


La réunion à la monarchie française des anciennes provinces du Midi
devait, comme dans la Provence proprement dite, amener la corruption
de la langue romane. Dans la Guyenne, la Gascogne, le Roussillon,
l’Auvergne, le Dauphiné et même dans quelques pays au-delà de la
Loire, l’altération du langage vulgaire donna naissance aux patois,
encore en usage aujourd’hui, modifiés, il est vrai, mais conservant
malgré tout l’empreinte de leur origine, du Roman. Il est évident que
leur orthographe et leur prononciation changent suivant les pays, se
rapprochant davantage de l’ancienne langue Romane au fur et à mesure
que l’on descend vers le Midi, son berceau. C’est ainsi que le même
mot, dans la bouche ou sous la plume d’un Marseillais, d’un Auvergnat,
d’un Poitevin ou d’un Bourguignon, aura toujours le même sens, mais le
plus souvent un son et une forme différents. Un travail de classement
des patois fut entrepris, en 1807, par le Ministère de l’Intérieur et
continué par la Société des Antiquaires de France, qui en a consigné
les résultats dans le sixième volume de ses mémoires. Faire ici
l’histoire de tous les patois serait dépasser le but de cet ouvrage;
nous nous bornerons à donner de chacun d’eux quelques notions et
quelques morceaux, afin de démontrer leur affinité avec le Roman.

La prononciation des dialectes poitevin et vendéen est généralement
lente, monotone et accentuée. L’o change de son suivant le mot. Dans
homme, il se prononce _houme_; dans non, _naon_. Le _t_ se fait sentir
à la fin des mots, ainsi qu’à Toulouse et à Montpellier; sitôt se
prononce _sitote_. Le _k_ et l’_y_ au commencement d’un mot font _tch_:
kian (celui-ci) fait _tchian_, comme en italien. Le _gli_ s’élide
également, comme dans cette langue; ainsi un gland ou un gliand se
prononce _liand_, le _g_ étant presque insensible et l’_l_ mouillé.
_Eau_ à la fin d’un mot fait _à_ ou _eâ_; chapeau, _chapeâ_; couteau,
_couteâ_. _Er_ à l’infinitif d’un verbe se prononce _aé_; aimer,
_aimâer_; souffler, _bouffàer_; _a eu_, passé indéfini du verbe avoir,
se dit _at ogu_; quant aux mots dérivant des sources méridionales, ils
sont nombreux; en voici quelques-uns, comme exemples:

    Ajudhaer.       Aider.
    Bagoulaer.      Babiller.
    Boutre.         Mettre, placer.
    Buffaer.        Souffler.
    Casse.          Petite casserole.
    Jau.            Coq.
    Jarloux.        Pot.
    Mitan.          Milieu.
    Méjor.          Midi.
    Ou avez?        Avez-vous?
    Sègre.          Suivre, etc., etc.

Voici une chanson vendéenne, consignée dans les _Mémoires de l’Académie
celtique_[91], qui donne une idée du patois de la Vendée. A part
quelques mots français, on reconnaîtra facilement les mots romans, à
côté d’autres qui ont subi une plus ou moins grande altération.

CHANSON VENDÉENNE[92]

    Un jor in hobant de Nuville
    M’en vindis de vers Poitâe
    Glie disant que dans kiae cartâe
    Ol y at ine taut belle ville,
    I n’ai-jà vu la ville mâe,
    Les maisons m’on avont empêchâe,

    J’avisis un houmm’ de piarre
    Tot au mitan d’in grand kieréa
    Glie disant qu’ol’ toit n’tre râ
    Kian qui faisait si bâe-la ghiarre
    I gli aostis bâé mon chapéâ,
    Gli ne m’aharsit srement jâ;

    I vis qu’ol y avait grand prâésse
    Dan ine eglise ou i entris;
    Glie se mirant boé nore ui dis
    A débagoulâer la grand-mâesse.
    Y croias qu’o srait bâe tout féet;
    D’ou diable si kien finisset.

  TRADUCTION.

    Un jour, en partant de Neuville,
    Je m’en vins de vers Poitiers.
    Ils disent que dans ces quartiers
    Il y a une si belle ville.
    Je n’ai point vu la ville, moi,
    Les maisons m’en ont empêché.

    J’aperçus un homme de pierre
    Tout au milieu d’un grand carrefour.
    Ils disent que c’était notre roi,
    Celui qui faisait si bien la guerre[93].
    Je lui ôtai bien mon chapeau,
    Lui ne me regarda seulement pas.

    Je vis qu’il y avait grand’presse
    Dans une église où j’entrai.
    Ils se mirent bien neuf ou dix
    A réciter la grand’messe.
    Je croyais que ce serait bientôt fait.
    Du diable si cela finissait.


    In d’oux avouet su sâes orailles
    Come ine espèce de souffliâe,
    O semblait à kielâe bornâe
    Là vir, boutâous nous aboglies,
    D’auquins de gli se moquiant
    A tot moment le découéffiant.

    Gli aviant pendus pré doux ficelles
    Come doux réchoux qui fumiant.
    Kien que dan in ptiot bot preniant
    Au fasait fumoer dé pus belle.
    Glie gli ouriant bae pocquâe pré le nâé,
    Se glie n’eût pa pris garde à sâe,

    Glie aviant d’aux paès d’incheque à la tâete,
    Deux mantéas d’or qui tréleusiant;
    Et les autres aviant eusrement
    In chaquin la pea d’ine bâête.
    Ol y avait in grand cabinet
    Qu’atait tot pliâé de flageoléet.

    Glie fasiant tot pliàé de mines,
    Torsiant la goul’, trepiant d’aux pâés.
    Pre la coue, in grand enrageâé,
    Mordait in grousse vremine.
    Daux macréas taondus corne daux œus,
    Chantiant menu come daux cheveux.

  TRADUCTION.

    L’un d’eux avait sur ses oreilles
    Comme une espèce de soufflet.
    Cela ressemblait à ces ruches
    Où nous mettons nos abeilles.
    Quelques-uns se moquaient de lui,
    A tout moment le décoiffaient.

    Ils avaient suspendu par des ficelles
    Comme des réchauds qui fumaient.
    Ce que dans un petit sabot ils prenaient
    Les faisait fumer de plus belle.
    Ils le lui auraient bien appliqué par le nez
    S’il n’eût pas pris garde à lui.

    Ils avaient, des pieds jusqu’à la tête,
    Des manteaux d’or qui brillaient
    Et les autres avaient seulement
    Un chacun la peau d’une bête.
    Il y avait une grande armoire
    Qui était toute pleine de flageolets.

    Ils faisaient tout plein de mines,
    Tordaient la bouche, trépignaient des pieds.
    Par la queue un grand enragé
    Mordait une grosse couleuvre;
    Des enfants tondus comme des œufs
    Chantaient fin comme des cheveux.


    Glie bragliant à pliene tâete,
    Came daux chaés qui se batiant.
    I caas, nâé, que glie se mordiant,
    I en d’aux avoueet ine baguette,
    Gli’eux fasait seign qu’glie s’tésissiant
    Mais glie an fasait, mais glie braigliant.

  TRADUCTION.

    Ils criaient à pleine tête
    Comme des chiens qui se battraient;
    Je croyais, moi, qu’ils mordaient.
    Un d’eux avait une baguette[96],
    Il leur faisait signe qu’ils se tussent.
    Plus il le faisait, plus ils criaient.


Le Poitou s’honore à juste titre d’avoir produit le comte Guillaume IX,
troubadour dont les œuvres furent transcrites les premières et purent
servir de modèles aux poètes qui suivirent. Il faut compter aussi parmi
les enfants du Poitou: Savary de Mauléon, appelé le _maître des braves
et chef de toute courtoisie_; Macabrès, dont _la Gente Poitevine_
a eu plusieurs éditions; Jean Drouet, apothicaire à Saint-Maixent,
qui, entre deux ordonnances médicales, trouvait le temps d’écrire _la
Mizaille à Tauny_ (_la Gageure d’Antoine_). Enfin, des recueils de
noëls anciens et nouveaux, imprimés à Niort, forment un ensemble où la
littérature patoise de la Vendée et du Poitou s’affirme souvent avec
succès.

La Saintonge, l’Aunis et l’Angoumois sont trop voisines du Poitou pour
que leurs idiomes respectifs ne puissent pas être considérés comme de
simples variétés. Nous ne nous y arrêterons donc pas davantage, afin
de passer au Limousin. Dans cette province, le patois n’est que de
l’ancien Roman très altéré, dans lequel se rencontrent des mots et
quelquefois des phrases entières de bas latin. Les articles et les
auxiliaires ont des terminaisons méridionales.

L’emploi constant des voyelles à la fin des mots et l’absence de l’_e_
muet produisent une sonorité et une harmonie qui facilitent le chant.
Comme dans le Midi, l’accent rustique domine, lorsque les Limousins
parlent français.

Deux proverbes compléteront ces indications sommaires:

_Lo pu moouvoso tsavillo de la tsareto es aquelo que fai lou may de
brut[94]._

_Oco n’es pas oub’un tombour que l’an rapello un soval estsopa[95]._

Parmi ses Troubadours célèbres, le Limousin peut compter Gaucelme
Faydit, dont nous avons déjà parlé; Bernard de Ventadour, dont
Pétrarque fait un si gracieux éloge dans _Triomphe d’amour_; Giraud de
Borneuil, cité par Dante; Jean d’Aubusson, Aubert, Guy d’Irisel. A
une époque plus récente, le Limousin a produit Duclon (Dom Léonard),
bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, auteur du _Dictionnaire
de la Langue limousine_; J. Roux, qui a donné _la Chanson limousine_,
_l’Épopée limousine_, texte, traduction et notes; de Lépinay et
Godin: _Noms patois des plantes de la Corrèze_; Champeval, _Proverbes
bas-limousins_; etc., etc.

L’Auvergne se divisait en Haute et Basse-Auvergne; la première, qui
comprend aujourd’hui le Cantal et une partie de la Haute-Loire,
a conservé la vieille langue rustique des ancêtres avec plus de
fidélité que la Basse-Auvergne. Ce fait tient surtout à des raisons
topographiques. Si l’influence du Français s’est fait sentir davantage
dans la Basse-Auvergne, c’est parce que les rapports de ses habitants
avec les gens du Nord sont plus nombreux et suivis. Cependant les
différences entre les deux patois portent moins sur la racine et
l’orthographe des mots que sur leur prononciation, et certaines règles
même sont encore restées communes à toute la province. Ainsi l’_e_
muet, qui caractérise les terminaisons féminines en Français, est rendu
par un _a_ bref et sourd:

    _Fein-na._        Femme.
    _Fi-llia._        Fille.

Dans la Basse-Auvergne, la terminaison au pluriel est plus accentuée:

    _Las fennas._     Les femmes.
    _Las fillias._    Les filles.

Le _ch_ se change en _ts_, _tsch_, soit:

    _Tsanta._         Chante.
    _Tsalour._        Chaleur.
    _Tschi._          Chien, etc.

_J_ se prononce _dz_, _dj_; ainsi:

    Im _dzou_.        Un jour.
    _Di-djau._        Jeudi.

Dans l’Auvergne méridionale, la prononciation tend à se rapprocher
davantage de la langue mère; on en fait surtout la remarque dans les
mots qui expriment une augmentation ou une diminution; il en résulte
une couleur et une harmonie que l’on ne rencontre pas ailleurs. L’on
dit ainsi:

    Chapeau.          _Tsapé._
    Grand chapeau.    _Tsapelas._
    Petit chapeau.    _Tsapelou._

    Homme.            _Omë._            _Omenass._        _Omenou._
    Femme.            _Feinna._         _Feinass._        _Feinou._
    _Feinetta._       _Feinnouna_, etc.

Quelques mots ont conservé une forme qui se rapproche plus du Latin:

    _Adzuda_,  aider,      du Latin adjutum;
    _Espeita_, attendre,       --   expeto;
    _Ligna_,   branche,        --   lignum;
    _Londa_,   boue,           --   lutum;
    _Puzët_,   bouton,         --   pusula, etc., etc.

Le commencement de la _Parabole de l’Enfant prodigue_ va montrer le
vocabulaire auvergnat mis en œuvre:

  _En ome aviot dous garçons, lou pè dzouïne diguet à soun païre: donna
  mé la part dé l’iéritadge qué mé reveit?_

  _Lon païre lour partadzed sa fourteuna._

  Quasques dzours après, lou dzouïne garçon ramassé soun bé, e
  partiguét per voudiaza diens un païs estrandgé, é dissipét ati tout
  ço qu’aviot en débaoutza, etc., etc.


L’Auvergne a produit des Troubadours célèbres, parmi lesquels on peut
citer, comme un des plus anciens, _Pierre Rogiers_, qui vivait au
commencement du XIIe siècle. Nommons encore le _Dauphin_ et l’_évêque
de Clermont_ dont les satires ne manquaient ni d’esprit ni d’à-propos;
_Peyrols_, connu surtout par ses sirventes militaires en faveur des
croisades; le _moine de Montaudon_, dont les poésies licencieuses
devaient s’accorder bien mal avec les règles et l’austérité d’un
cloître; aussi le voit-on jeter sa robe aux orties et courir les
amoureuses aventures. On ne saurait oublier la belle _Castelloza_,
femme du seigneur de Mairona, qui a laissé de très gracieuses poésies.
Enfin, l’abbé _Caldagnès_, auteur d’un recueil de poésies auvergnates
publié en 1733, a, dans une lettre intercalée dans l’exemplaire que
possède la Bibliothèque nationale et portant la date de 1739, formulé
sur le patois et la langue Française une opinion généralement admise
aujourd’hui:

  Je conviens de bonne foi que la langue Auvergnate est aujourd’hui un
  vrai patois; mais j’espère que vous voudrez bien convenir avec moi
  que ce patois et le Français ont des aïeux communs. Le Français a eu
  le bonheur d’avoir été chéri de nos anciens rois; ils l’ont ennobli,
  tous les courtisans à leur exemple, et tous les beaux esprits lui
  ont rendu successivement de grands services; cependant, malgré tant
  de faveurs, il y a quatre ou cinq cents ans qu’il n’était, tout au
  plus, qu’un petit noble de campagne, à qui les élus de ce temps-là
  pouvaient fort bien disputer la noblesse, et qu’il n’était en vérité
  guère plus riche que son frère le roturier...

Il faut également citer les _Poésies auvergnates_ de _Joseph Pasturel_,
imprimées à Riom en 1733, chez Thomas, et réimprimées en 1798.
On y remarque des notes sur l’orthographe et la prononciation de
l’Auvergnat, et sur les progrès que faisait le Français en Auvergne à
cette époque.

Les provinces de Dauphiné et de Bresse, qui comprennent aujourd’hui
les départements des Hautes-Alpes, la Drôme, l’Isère et l’Ain, ont
subi l’influence du Français plus tôt que les autres, à cause de leur
proximité avec les pays faisant partie de la monarchie française.
Cependant la langue Romane y fut longtemps en usage; on l’y désignait
sous le nom de _Materna_.

Aujourd’hui encore, les paysans du Grésivaudan ont un idiome qui se
rapproche beaucoup du Roman. Le patois des Hautes-Alpes a de grands
rapports avec le Provençal et le Languedocien, et les différences
portent plus sur la prononciation que sur l’orthographe. Un fait
curieux à constater, c’est que ce patois se parle très purement dans
certains pays d’Allemagne qui, probablement, servirent de refuge
aux émigrés forcés de quitter successivement le sol natal, lors de
la révocation de l’édit de Nantes. Le Dauphinois a de la grâce; il
est riche en expressions pittoresques et imitatives, et sa poésie se
prête avec beaucoup de charme aux pastorales et récits champêtres.
Dans la bibliographie du patois du Dauphiné, par Colomb de Batines,
nous trouvons une pièce charmante, d’un esprit délicat et gracieux,
attribuée à Dupuy, de Carpentras, maître de pension à Nyons:

LOU PARPAYOUN

    Picho couquin dé parpayoun,
    Vole, vole, té prendraï proun!
    Et poudre d’or su séïs alête,
    Dé mille coulour bigara,
    Un parpayoun su la viooulête
    Et pieï su la margaridète
    Voulestréjave dins un pra.
    Un enfan, pouli coume un angé,
    Gaoute rounde coume un arangé,
    Mita-nus, voulave après éou,
    Et pan!... manquave; et piei la bise
    Qué bouffave din sa camise,
    Fasié véiré soun picho quiéou...
    Picho couquin de parpayoun,
    Vole, vole... té préndrai proun!
    Anfin lou parpayoun s’arréste
    Sus un boutoun d’or printanié,
    Et lou bel enfan pér darnié
    Ven d’aisé, ben d’aïsé.--êt pieï, leste!
    Din sei man lou faï présounié,
    Alors vite à sa cabanète,
    Lou porte amé mille poutoun
    Maï las! quan drube la présoun
    Trove plu dédin seï manète
    Qué poudre d’or dé séïs alète!
    Picho couquin dé parpayoun, etc.

Comme les autres provinces méridionales, le Dauphiné a fourni un
nombre assez considérable de Troubadours et de poètes en tous genres:
_Ogier_, qui vivait vers la fin du XIIe siècle; _Folquet de Romans_
et _Guillaume Mayret_, qui furent, suivant la renommée, les meilleurs
jongleurs du Viennois; _Raymond Jordan_, vicomte de Saint-Antoni, dont
il est dit dans l’_Histoire des Troubadours_ qu’il était bel homme,
vaillant en armes, et faisant aussi bien les vers que l’amour; _Albert
de Sisteron_ (du Gapençois), fils du jongleur Nazur, poète, mais
surtout musicien; _J. Millet_, qui, en 1633, fit paraître _la Pastorale
et Tragi-Comédie de Janin_, _la Pastorale de la Constance de Philin et
Margoton_, _la Bourgeoise de Grenoble_.

Le voyage de _Racine_ dans le Midi de la France nous permet de
connaître le jugement du grand poète français sur le dialecte de
Valence. Sa septième lettre, datée de 1661, relate les petits ennuis
qu’il eut à subir dans ce pays dont le langage qu’il ne connaissait pas
encore, lui paraissait composé d’Espagnol et d’Italien:

  J’avais commencé dès Lyon à ne plus guère entendre le langage du
  pays, et à n’être plus intelligible moi-même. Ce malheur s’accrut
  à Valence et Dieu voulut qu’ayant demandé à une servante un pot de
  chambre elle mît un réchaud sous mon lit. Vous pouvez vous imaginer
  les suites de cette maudite aventure, et ce qui peut arriver à un
  homme endormi qui se sert d’un réchaud dans ses nécessités de nuit.
  Mais c’est encore bien pis dans ce pays. Je vous jure que j’ai
  autant besoin d’un interprète qu’un Moscovite en aurait besoin dans
  Paris. Néanmoins, je commence à m’apercevoir que c’est un langage
  mêlé d’Espagnol et d’Italien, et, comme j’entends assez bien ces
  deux langues, j’y ai quelquefois recours pour entendre les autres et
  pour me faire entendre. Mais il arrive souvent que je perds toutes
  mes mesures, comme il arriva hier, qu’ayant besoin de petits clous à
  broquette pour ajuster ma chambre, j’envoyai le valet de mon oncle en
  ville, et lui dis de m’acheter deux ou trois cents de broquettes; il
  m’apporta incontinent trois boîtes d’allumettes; jugez s’il y a sujet
  d’enrager en de semblables malentendus. Cela irait à l’infini, si je
  voulais dire tous les inconvénients qui arrivent aux nouveaux venus
  en ce pays comme moi, etc., etc.

Mentionnons parmi les bibliographes et littérateurs contemporains qui
se sont occupés du Dauphiné: Ollivier (Jules): _De l’Origine et de la
Formation des dialectes vulgaires du Dauphiné_ (Valence, Borel); 1838,
l’abbé Bourdillon: _Des Productions diverses en patois du Dauphiné et
des Recherches sur les divers patois de cette province et sur leurs
différentes origines_. Ce dernier ouvrage traite de l’origine des
patois, de leurs rapports avec la langue littéraire, de leur valeur
respective et de l’intérêt qui s’attache à leur conservation. _Pierquin
de Gembloux_ est l’auteur de l’_Histoire des patois_ et d’une étude
intitulée: _Des Traces laissées par le Phénicien, le Grec et l’Arabe
dans les dialectes vulgaires du Dauphiné_. On peut ajouter à cette
liste déjà longue A. Boissier, Clairefond, Lafosse, l’abbé Moutier,
Rolland, de Ladoucette, Allemand, Lesbros, etc., etc.

La Guyenne et la Gascogne comprenaient: la première, le Périgord,
le Quercy, l’Agenais, le Rouergue et une partie du Bordelais et du
Bazadais; la seconde, les Landes, l’Armagnac, le pays Basque, le
Bigorre, Comminges et Couserons. De la comparaison des idiomes de
ces divers pays, on peut conclure, d’une façon générale, qu’ils se
rapprochent de l’ancienne langue romane du XIIe et du XIIIe siècle. On
y retrouve l’harmonie, la correction et une certaine grâce, dont les
œuvres des Troubadours de cette époque portent l’empreinte. Il faut en
excepter le Basque, que les uns prétendent descendre du Carthaginois,
les autres des anciens Cantabres. Le dialecte de Montauban, quoiqu’il
indique, par certaines terminaisons de mots, une parenté, très éloignée
d’ailleurs, avec le Basque, trahit déjà par son harmonie l’influence du
Midi.

[Illustration: Nîmes: la Maison carrée.]

Le moyen âge a été, pour la Guyenne et la Gascogne, l’époque la
plus riche en productions poétiques. Parmi les nombreux Troubadours
auxquels elles sont dues, nous citerons les plus illustres: _Bertrand
de Born_, vicomte de Hauteford, en Périgord; _Geoffroy Rudel_; _Arnaud
de Marveil_; _Guillaume de Durfort_; _Heudes de Prades_, chanoine
de Maguelone, dont le nom rappelle le souvenir de poésies plus que
galantes; _Elyas de Barjols_, favori d’Alphonse II; _Elyas Cairels_,
qui abandonna la lime et le burin pour se livrer, non sans succès,
à la poésie; _Hugues Brunel_, de Rodez, qui fit l’admiration des
Cours des comtes de Toulouse, de Rodez et d’Auvergne; _Giraud de
Calençon_, l’habile jongleur; _Folquet de Lunel_, qui terminait son
roman sur la vie mondaine par cette phrase: «L’an 1284 a été fait ce
roman, à Lunel, par moi Folquet, âgé de quarante ans, et qui, depuis
quarante ans, offense Dieu»; _Guillaume de Latour_, qui devint fou par
amour; _Bertrand de Paris_, surnommé _Cercamons_, parce qu’il errait
constamment; _Arnaud Daniel_, etc.

Vers la fin du XVIIIe siècle, _Pierre Bernadau_, avocat-citoyen du
département de la Gironde, traduisit en dialecte bordelais _les Droits
de l’homme_. Il envoya ensuite son travail au député _Grégoire_, qui
l’avait prié de lui donner des notes sur les mœurs, les coutumes, les
usages et la langue du Bordelais et des pays limitrophes. Personne
n’ignore que Grégoire, Barrère, de Fourcroy et d’Andrieux, ayant
formé le projet d’anéantir les idiomes provinciaux, se livrèrent à
une enquête, et s’adressèrent aux hommes les plus capables de leur
fournir les renseignements qu’ils désiraient avoir, avant de déposer
leur projet de loi. La traduction des _Droits de l’homme_, que nous
empruntons à Bernadau, est un fidèle miroir du langage du Bordelais
sous la _Convention nationale_.


                         Bordeaux, le 10 septembre,
                         L’an second de la Révolution de France (1790).

  LOUS DREYTS DE L’OME[97]

  Lous deputats de tous lous Francés per lous representa et que formen
  l’Assemblade natiounale, embisatgean que lous abeous que soun dans
  lou rauïaumy et tous les malhurs puplics arribats benen de ce que
  tout lous petits particuliers que lous riches et les gens en cargue
  an oblidatlut ou mesprisat lous frans dreyts de l’ome, an resout de
  rapela lous dreyts naturels béritables, et que ne poden pas fa perde
  aux omes. Aquere declaratioun a doun esta publidade per aprene a tout
  lou mounde lur dreyts et lur débé, parlamo qu’aquets que gouberneu
  lous afas de la France n’abusen pas de lur poudé, per que cade
  citoien posque beyre quand déou se plagne s’ataquen sous dreyts, et
  per qu’aymen tous une constitutioun feyte per l’abantage de tous, et
  qu’asségure la libertat a cadun.

  Aess proco que lous dits deputats recounèchent et desclarent lous
  dreyts suibants de l’ome et dau citoien, daban Dious et abeque sa
  sainte ayde.

  PRUMEYREMEN.--Lous omes néchen et demoren libres et egaux en
  dreyts et g’nia que l’abantatge dau puplic que pot fa establi des
  distinctiouns entre lous citoiens.

  SÉGOUNDEMEN.--Lous omes n’an fourmat de les societats que per millou
  conserba lurs dreyts, que soun la libertat, la proprietat, la
  tranquillitat et lou poudé de repoussa aquets que lur boudren causa
  doumatge den lur haunour, lur corps ou lur bien.

  TROIZIÈMEMEN.--La natioun es la mestresse de toute autoritat et
  cargue de l’etzersa qui ly plait. Toutes les compagnies, tous les
  particuliers qu’an cauque poudé lou tenen de la natioun qu’es soule
  souberaine.

  QUATRIÈMEMEN.--La libertat counsiste à poudé fa tout ce que ne fey
  pas de tort à digun. Les bornes d’aquere libertat soun pausades per
  la loi et qui les passe dion craigne qu’un aute n’en féde autan per
  ly fa tort.

  CINQUIÈMEMEN.--Les lois ne diben défende que ce que trouble lou boun
  orde. Tout ce que n’es pas defendut par la loi ne pot esta empacha,
  et digun ne pot esta forsat de fa ce que ne coumande pas.

  CHEYZIÈMEMEN.--La loi es l’espressioun de la bolontat générale. Tous
  lous citoïens on dreyt de concourre à sa formation par els mêmes
  ou p’ra’quels que noumen à lur place p’raux Assemblades. Faou se
  serbi de la même loi tant per puni lous méchans que per protégen
  lous prâubes. Tous lous citoïens conme soun egaus par elle, poden
  prétendre à toutes les cargues pupliques, siban lur capacitat, et
  sens aute recoumandationn que lur mérite.

  SÉTIÈMEMEN.--Nat ome ne pot esta accusat, arrestat ni empreysounat
  que dans lous cas espliquats per les lois, et séban la forme qu’an
  prescribut, que sollicite, baille, etzécute on fey etzécuta dans
  ordres arbitraires diou esta punit sébérémen. Mai tout citoïen mandat
  ou sésit au noun de la loi diou obéir de suite; deben coupable en
  résistan.

  HUYTIÈMEMEN.--Ne diou esta pronounsat que de les punicious précisémen
  bien nécessaires; et not ne pot esta puni q’en bertu d’une loi
  establide et connéchude aban la faoute conmise et que sié aplicade
  coume coumben.

  NAUBIÈMEMEN.--Tout ome diou esta regardat inoucen jucqu’à ce que sie
  esta déclarat coupable. Sé faou l’arresta deben préne garde de ne ly
  fa not maou ni outrage. Aquels qui ly féden soufri cauqu’are diben
  esta sébéremen corrigeats.

  DETZIÈMEMEN.--Not ne pot esta inquiétat à cause de ses opinions, même
  concernan la religion, perbu que sous prépaus ne troublen pas l’ordre
  puplic establit per la loi.

  OONTZIÈMEMEN.--La communicatioun libre de les pensades es on pus
  bet dreyt de l’ome. Tout citoïen pot doun parla, escrioure, imprima
  librémen, perbu que respounde dous suites que pouyré angé aquere
  libertat den lous cas déterminats per les lois.

  DOUTZIÈMEMEN.--Per fa obserba lous dreyts de l’ome et dau citoïen,
  faou daus officiers puplics. Que sien presté, jutge sourdat, aco
  s’apere force puplique. Aquere force es establide per l’abantage
  de tous et noun pas per l’intret particulier d’aquels à qui l’an
  confiade.

  TREITZIÈMEMEN.--Per fourni à l’entretien de la force puplique, faou
  mete de les impositions su tous, et cadun n’en diou pagna sa portionn
  siban ses facultats.

  QUATORTZIÈMEMEN.--Lous citoïens on lou dreyt de berifia els mêmes
  ou pran moyen de lus députats qu’an noumat la nécessitat de les
  impositiouns et les acourda libremen prou besouin de l’Estat de
  marqua combien, coumen et duran qu’au tems libéran d’aqueres
  impositiouns et de beyre même coumen lou prébengut en es emplégat.

  QUINTZIÈMEMEN.--La sociétat a lou dreyt de demanda conte à tous lous
  agens puplics de tout so qu’an feit dens lur place.

  SETZIÈMEMEN.--Gnia pas de boune constitutioun dens toute societat ou
  lous dreyts de l’ome ne soun pas connéchuts et asségurats et ou la
  séparation de cade pouboir n’es pas ben establide.

  DARNEY ARTICLE.--Les proprietats soun une causa sacrada et oun digun
  ne pot touca sen bol. Nat ne pot en esta despouillat, exceptat quand
  lou bien puplic l’etsige. Alors fau que pareche cla qu’au besonier
  per l’abantatge commun de ce que aporten à cauque citoïen, et ly
  diben bailla de suite la balour de ce que cede.

Cet exemple assez long nous dispense d’en citer d’autres. Les emprunts
répétés faits au Français y ont tellement dénaturé le dialecte
bordelais qu’on peut se demander si le traducteur le connaissait bien,
ou si, à l’époque de la traduction, les habitants de Bordeaux ne
subissaient pas, plus que les ruraux, l’influence prépondérante de la
langue Française. Il est certain que, dans les campagnes, et en ville
même, les gens du peuple employaient et emploient encore aujourd’hui
des expressions absolument différentes de celles dont M. Bernadau s’est
servi pour traduire les _Droits de l’homme et du citoyen_.

La province de Languedoc fut celle où la croisade dirigée contre les
Albigeois détermina le plus rapidement la décadence de la langue
Romane. Cependant, les Troubadours qui purent échapper aux massacres de
Simon de Montfort ne se déclarèrent pas vaincus. Plus d’un royal asile
leur resta ouvert. Les uns se réfugièrent en Provence, où nous les
avons vus, sous Bérenger, puis sous le règne du bon roi René, partager
avec les poètes du pays les faveurs de ces princes lettrés. D’autres
franchirent les Pyrénées ou traversèrent la mer pour être amicalement
accueillis par les rois d’Aragon, de Castille et de Sicile. Cependant,
les œuvres qu’ils produisirent à partir de cette époque se ressentirent
du chagrin de l’exil, que leurs bienfaiteurs pouvaient adoucir dans
ses conséquences matérielles, mais non faire oublier. Les brutales
circonstances qui l’avaient accompagné le rendaient encore plus cruel,
et mirent une empreinte de langueur sur leur esprit, naguère encore si
vif et si primesautier. Cet amour du pays natal est éloquemment exprimé
par ces paroles de _Pierre Vidal_:

  Je trouve délicieux l’air qui vient de la Provence; j’aime tant ce
  pays! Lorsque j’en entends parler, je me sens tout joyeux, et, pour
  un mot qu’on m’en dit, mon cœur en voudrait cent. Mon amour est tout
  entier pour cette aimable nation, car c’est à elle à qui je dois ce
  que j’ai d’esprit, de savoir, de bonheur et de talent[98].


Le centre de la vie méridionale ayant été déplacé, le Roman-Provençal
perdit sa nationalité. Les populations, qu’un lien commun n’unissait
plus, parlèrent un langage d’où peu à peu les règles disparurent pour
faire place à des solécismes et à des locutions informes qui marquèrent
sa décadence profonde, surtout dans les pays pauvres ou montagneux.
Dans les villes, au contraire, le souvenir de la langue nationale se
réveilla à un moment donné, et fut le point de départ d’un travail de
recomposition. Le vieil idiome, sous l’impulsion qui lui fut donnée,
reparut, modifié, enrichi de tournures et d’expressions nouvelles, sans
toutefois perdre le caractère qui lui était propre. Le Toulousain, qui,
depuis, fut cultivé avec succès, est un des patois les plus harmonieux,
c’est un de ceux auxquels se rattachent le plus de souvenirs. Dans ses
mémoires sur l’histoire naturelle du Languedoc, _Astruc_ prétend qu’à
la faculté de Montpellier la langue d’oc était exclusivement employée
pour enseigner les préceptes de la médecine et de la botanique, puisés
dans les auteurs arabes, les seuls familiers au moyen âge dans cette
partie de la France méridionale.

Voici un spécimen du patois de Toulouse au XIVe siècle:

CANÇON DITTA LA BERTTA

_Fatta sur la guerra d’Espagnia, fatta pel généroso Guesclin,
assistat des nobles mundis de Tholosa_

                   _A Dona Clamença._

    Dona Clamença, se bous plats,
    Jou bous diré pla las bertats
    De la guérra que s’es passada
    Entre pey lou rey de Léon,
    Henric soun fray, rey d’Aragon,
    E d’ab Guesclin soun camarada,
    E lous moundis qu’éren anats,

    E les que nou tournen jamas
    S’es qu’yen demande recompença,
    Perço que non meriti pas
    D’abe de flous de bostos mas:
    Suffis d’abe bost’ amistança.

    L’an mil tres cens soixante-cinq,
    Dén boule déu rey Charles-Quint,
    Passée en aquesta patria
    Noble seignou, Bertran-Guesclin,
    Baron de la Roquo-Clarin,
    Menan amb’ et gentdarmaria.

    L’honor, la fé, l’amor de déus,
    Erou touts lous soulis motéus
    Qu’ets portavau d’ana fa guerra
    Contra lous cruels Sarrazis[99], etc., etc...

La pièce suivante, dont Goudouli est l’auteur, permettra de juger des
changements survenus dans le patois de Toulouse vers le XVIIe siècle:

    Hier, tant que le Caüs, le chot é la cabéco
    Tratabou à l’escur de lours menus afas,
    E que la tristo nèyt, per moustra sous lugras,
    Del grand calel dél cél amagabo la méco,
    --Un pastourel disie:--B’é fayt uno grand péco
    De douna moun amour à qui nous la bol pas,
    A la bélo Liris, de qui l’armo de glas
    Bol rendre pouramen ma persuto buféco,
    Mentre que soun troupél rodo le communal,
    Yen soun ouna cent cops parla, li de moun mal;
    Mès la cruélo cour à las autros pastouros,
    Ah! soulél de mous éls, se jamay sur toun se
    Yen podi fourrupa dous poutets à plaze,
    Yen faré ta gintos, que duraros très houros!


Le patois de Montpellier a quelque affinité avec l’Italien, il s’en
rapproche assez par la prononciation de certains mots. Nous trouvons,
dans les réponses adressées à l’abbé Grégoire lors de son enquête sur
les patois de France, un morceau de poésie, par Auguste Rigaud de
Montpellier, qui peut donner une idée de ce patois en 1791.

L’AMOUR POUNIT PER UNA ABEIA

    Lou pichot diou qu’és tout puissan,
    Vechen una rosa vermeia
    Voou la culi, mais una abeia
    Lou fissa redé, et, tout plouran,
    S’encouris vité vers sa mera.
    Et yé dis, d’un air bén mouquêt:
    «Vésés, mama, qu’es gros moun det
    Una abeia, dins moun partera,
    Ven, peccaïre! de mé pouni,
    Soutapa, qué me fai souffri!»
    Vénus lou pren sur sa faoudéta,
    Souris, l’acala emb’un poutou,
    Et dis: «Moun fil, suna bestiéta,
    Pus marrida qu’un parpaïou,
    Te faï tant coïré la maneta,
    Jugea un paouquét quinté es l’estat
    D’un cor que toui traits an blassat!»

Dans sa notice sur Montpellier, M. _Charles de Belleval_ donne la
traduction patoise de la cantate du _Nid d’amour_, de _Métastase_, dont
nous reproduisons ici quelques vers:

    Counouyssès la béla Liseta?
    Et bé, fugissé-là toujours:
    Lou cur d’aquéla bergèyréta
    Es ûna nizâda d’amours.
    Aqui s’én véy de touta ména;
    Un tout éscas sort dâou cruvél,
    Un âoutre né comménça à péna,
    Dé sâoupre bécâ dés per el... etc.


Le Languedoc produisit un grand nombre de Troubadours, nous nous
contenterons de mentionner les plus remarquables:

_Garins d’Apchier_, gentilhomme d’une ancienne famille du Gévaudan;
on le disait aussi bon poète que seigneur galant et prodigue. On lui
prête l’invention du _descord. Pons de Capdeuil_, célèbre par ses
chants d’amour et ses sirventes militaires, faisait de sa demeure
le rendez-vous de toute la noblesse de la contrée. Là se donnèrent
des fêtes magnifiques jusqu’au jour où, la dame de ses pensées étant
venue à mourir, Pons de Capdeuil prit un cilice, échangea ses riches
vêtements contre une cuirasse, et courut se faire tuer dans une
expédition lointaine. _Azalaïs de Procairagues_ appartenait à l’une des
familles les plus distinguées de Montpellier; il reste d’elle plusieurs
chansons qu’elle composa en faveur de _Gui Guérujat_, fils de Guillaume
VI, qu’elle aimait tendrement. _Pierre Raymond_, de Toulouse, dut à son
mérite autant qu’à son esprit le bon accueil qu’il reçut dans les cours
du roi d’Aragon, de Raymond V et de Guillaume VIII de Montpellier. On
peut encore citer _Guillaume de Balaun_, _Pierre de Barjac_, _Giraud
Leroux_, _Perdigon_, _Nat de Mons_, _Pierre Vidal_, _Figueira_, _Arnaud
de Carcassés_, _Clara d’Anduse_.

La bibliographie complète des ouvrages relatifs à la langue d’oc
parlée dans l’Hérault est trop importante pour figurer ici. Nous
en extrayons ce qu’elle présente de plus remarquable: Thomas:
_Vocabulaire des mots romans-languedociens dérivant directement du
Grec_, 1841.--Floret: _Discours sur la «lengo Romano»_.--Laurès:
_Poésies Languedociennes_.--Roque-Ferrier: _Poème en langage Bessau_
(_Hérault_).--Barthès: _Glossaire botanique languedocien_.--Tandon:
_Fables, contes en vers_ (_patois de Montpellier_).--De Tourtoulon:
_Note sur le sous-dialecte de Montpellier_.--Mushack: _Étude sur le
patois de Montpellier_.

A ces notes, nous ajouterons les suivantes pour le Gard: Abbé Séguier:
_Explication en français de la langue patoise des Cévennes_.--Boissier
de Sauvages: _Dictionnaire languedocien-français_; cet ouvrage a eu
plusieurs éditions.--De La Fare-Alais: _Las Castagnados, poésies
languedociennes, avec notes et glossaire_.--Aillaud, _Remarques sur la
prononciation nîmoise_.--D’Hombres: _Alais, ses origines, sa langue_,
etc.--Glaize: _Écrivains contemporains en langue d’oc_.--Fresquet: _le
Provençal de Nîmes et le Languedocien de Colognac comparés_.--Bigot, de
Nîmes: _Fables_.--Reboul: _Poésies diverses_.

Dans la Provence proprement dite, le Roman fut cultivé par les
Troubadours et parvint à une perfection relative avant même que le
Français eût des formes régulières. La Cour de Provence était une
des plus brillantes de l’Europe et la langue dite _provençale_ était
cultivée chez les autres peuples de préférence à toutes les autres.
Mais, après le roi René, la couronne de Provence ayant été réunie
à celle de France, la langue nationale perdit peu à peu de son
importance, elle cessa d’être officielle, s’altéra de plus en plus, et
ne conserva plus son caractère propre que dans la population rurale.
Les Troubadours de la Provence furent très nombreux; quelques-uns
acquirent une célébrité dont les derniers reflets sont arrivés jusqu’à
nous. Tel fut _Folquet de Marseille_, évêque de Toulouse. S’étant, dans
sa jeunesse, épris de la belle Azalaïs de Roquemartine, il lui dédia
des vers enflammés. Mais sa nature fougueuse lui ayant fait embrasser
la cause de la croisade contre les Albigeois, il reparut en prêtre
fanatique, prêchant les persécutions contre les malheureux, donnant
ainsi à son rôle de prêtre un caractère odieux dont l’histoire devait
faire justice. _Bertrand d’Alamanon_, gentilhomme d’Aix, se fit
remarquer par ses satires contre Charles d’Anjou, comte de Provence
et roi de Naples, qui traita son pays en conquérant brutal, le ruina
par ses impôts et le dépeupla par ses guerres. D’une nature droite,
plein de courage, habile diplomate, Bertrand d’Alamanon n’épargna ni
le pape Boniface VIII, ni Henri VII, ni l’archevêque d’Arles. _Blacas_
et _Blacasset_, ses fils, furent tous deux des gentilshommes illustres
par la noblesse de leur maison et la supériorité de leur esprit;
_Sordel_, dans une complainte célèbre sur la mort du premier, vante
son courage et les qualités qui firent de lui un héros. _Boniface III
de Castellane_ fut un des plus violents satiriques du XIIIe siècle;
Nostradamus cite plusieurs de ses chansons qui ont toutes pour refrain:
_Bocca, qu’as dich?_ (Bouche, qu’as-tu dit?), comme une sorte de regret
de la hardiesse de ses paroles. Citons encore: _Granet_; _Raymond
Bérenger V_, comte de Provence; _Richard de Noves_, qui écrivit en vers
l’histoire de son temps; _Bertrand Carbonel_; _Poulet_, de Marseille,
poète grave et correct; _Jean Estève_, dont les pastourelles gracieuses
ne manquent pas de saveur; _Natibors_ ou _Mme Tiberge de Séranon_, la
grâce faite femme, qui versifiait agréablement; _Raymond de Solas_;
_Jean Riquier_, dont un grand nombre de poésies charmantes sont
arrivées jusqu’à nous. _Arnaud de Cotignac_ et _Bertrand de Puget_
peuvent clore cette liste déjà longue. Plus tard, nous trouvons _Louis
Belaud de La Belaudière_; _Gros_, de Marseille; _Puget_, auteur d’un
_Dictionnaire provençal_; _Papon_, _Considérations sur l’histoire de la
langue Provençale_; _Carry_, de Marseille, _Dictionnaire étymologique
du Provençal_, 1699; et, enfin, _Achard_[100], dont la grammaire et le
dictionnaire fixèrent, pour la première fois, les règles du Provençal
encore en usage de nos jours. On ne peut nier que le Provençal, comme
les autres dialectes de la langue d’Oc, n’ait subi, après la réunion de
la Provence à la France, un temps d’arrêt qui nuisit considérablement
à son développement. Jusque-là langue nationale, il cessa d’être
officiel. Cependant sa déchéance fut plus apparente que réelle.
Renié par la cour, il ne fut plus, il est vrai, l’objet des mêmes
encouragements, et ne put parvenir au degré de perfection que devait
atteindre le Français. Mais il ne cessa jamais d’être la langue parlée
par le peuple dans toute la Provence proprement dite; observation qui
s’applique d’ailleurs aux dialectes des autres provinces du Midi de la
France; ils restèrent également populaires. Les productions poétiques
et littéraires devaient nécessairement être moins nombreuses, elles
le furent en effet, mais sans jamais cesser complètement. Les œuvres
de L. Belaud de La Belaudière, de Millet de la Drôme, de Gros de
Marseille, de l’abbé Caldagnès, de Pasturel, de Rigaud de Montpellier,
de Goudouli, de Boissier de Sauvages, de Tandon, de Daubian et de bien
d’autres prouvent assez que le Midi avait conservé sa langue, dont la
vitalité avait su résister à tant d’événements contraires.

L’_abbé Grégoire_ ne l’ignorait pas; son célèbre rapport à la
Convention ne fut qu’un violent réquisitoire contre ce qu’il appelait
_la Fédération des idiomes_. Les efforts de la Révolution, pas plus que
les anciennes ordonnances royales sur la proscription du Provençal,
ne réussirent à anéantir une langue parlée depuis huit cents ans;
enfin, le décret du 8 pluviôse an II, qui établissait un instituteur
français dans chaque commune des départements frontières, eut ce
résultat heureux que le Midi apprit à parler et à écrire le Français,
tout en conservant l’idiome régional dans toutes les circonstances où
le Français n’était pas absolument nécessaire. Il devint bilingue, et,
depuis cette époque, comme deux sœurs unies par les mêmes liens, la
langue Française et la langue Provençale s’enrichirent mutuellement en
se prêtant des mots, des formes et des tournures de phrases consacrés
par l’usage et ratifiés par le temps.


NOTES

  [88] Extrait des registres _Potentia_, bibliothèque Mejanes.

  [89] Lettre de la fin du XVe siècle, écrite par un fils à son père.
  L’original appartenait à la collection de l’historien provençal
  Bouche.

  [90] Deux éditions des poésies de Gros ont été publiées à Marseille,
  l’une en 1734, l’autre en 1763. _Le Bouquet provençal_ en a inséré
  quelques-unes en 1823.

  [91] _Mémoires de l’Académie celtique_, t. III, p. 371.

  [92] _Mémoires de l’Académie celtique_, t. II, p. 371.

  [93] Louis XIV.

  [94] La plus mauvaise cheville de la charrette est celle qui fait le
  plus de bruit.

  [95] Ce n’est pas avec un tambour qu’on rappelle un cheval échappé.

  [96] Le chef d’orchestre.

  [97] TRADUCTION.

    LES DROITS DE L’HOMME

    Les députés de tous les Français, pour les représenter, et qui
    forment l’Assemblée nationale, envisageant que les abus qui sont
    dans le royaume et tous les malheurs publics arrivés viennent de
    ce que tous les petits particuliers, que les riches et les gens
    en charge ont oublié ou méprisé les francs droits de l’homme, ont
    résolu de rappeler les droits naturels véritables, et qu’on ne peut
    pas faire perdre aux hommes. Cette déclaration a donc été publiée
    pour apprendre à tout le monde ses droits et ses devoirs, afin que
    ceux qui gouvernent les affaires de la France n’abusent pas de
    leur pouvoir, afin que chaque citoyen puisse voir quand il doit se
    plaindre, si on attaque ses droits, et afin que nous aimions tous
    une constitution faite pour l’avantage de tous, et qui assure la
    liberté à chacun.

    C’est pour cela que lesdits députés reconnaissent et déclarent les
    droits suivants de l’homme et du citoyen, devant Dieu et avec sa
    sainte aide.

    PREMIÈREMENT.--Les hommes naissent et demeurent libres et égaux
    en droits, et il n’y a que l’avantage du public qui puisse faire
    établir des distinctions entre les citoyens.

    SECONDEMENT.--Les hommes n’ont formé des sociétés que pour mieux
    conserver leurs droits, qui sont la liberté, la propriété, la
    tranquillité et le pouvoir de repousser ceux qui leur voudraient
    causer dommage dans leur honneur, leur corps ou leur bien.

    TROISIÈMEMENT.--La nation est la maîtresse de toute autorité, et
    elle charge de l’exercer qui lui plaît. Toutes les compagnies, tous
    les particuliers qui ont quelque pouvoir le tiennent de la nation,
    qui est seule souveraine.

    QUATRIÈMEMENT.--La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne
    fait de tort à personne. Les bornes de cette liberté sont posées
    par la loi, et qui les passe doit craindre qu’un autre n’en fasse
    autant pour lui faire tort.

    CINQUIÈMEMENT.--Les lois ne doivent défendre que ce qui trouble le
    bon ordre. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être
    empêché, et personne ne peut être forcé de faire ce qu’elle ne
    commande pas.

    SIXIÈMEMENT.--La loi est l’expression de la volonté générale. Tous
    les citoyens ont le droit de concourir à sa formation par eux-mêmes
    ou par ceux qu’ils nomment à leur place par les Assemblées.

    Il faut se servir de la même loi, tant pour punir les méchants que
    pour protéger les pauvres. Tous les citoyens, comme ils sont égaux
    par elle, peuvent prétendre à toutes les charges publiques, suivant
    leur capacité, et sans autre recommandation que leur mérite.

    SEPTIÈMEMENT.--Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni emprisonné
    que dans les cas expliqués par les lois et suivant la forme
    qu’elles ont prescrite. Qui sollicite, donne, exécute ou fait
    exécuter des ordres arbitraires doit être puni sévèrement. Mais
    tout citoyen appelé ou saisi au nom de la loi doit obéir de suite;
    il devient coupable en résistant.

    HUITIÈMEMENT.--Il ne doit être prononcé que des punitions
    précisément bien nécessaires; et nul ne peut être puni qu’en vertu
    d’une loi établie et connue avant la faute commise, et qui soit
    appliquée comme il convient.

    NEUVIÈMEMENT.--Tout homme doit être regardé comme innocent jusqu’à
    ce qu’il soit (sic) déclaré coupable. S’il faut l’arrêter, on doit
    prendre garde de ne lui faire aucun mal ni outrage. Ceux qui lui
    font souffrir quelque chose doivent être sévèrement corrigés.

    DIXIÈMEMENT.--Nul ne peut être inquiété à cause de ses opinions,
    même concernant la religion, pourvu que ses propos ne troublent pas
    l’ordre public établi par la loi.

    ONZIÈMEMENT.--La communication libre des pensées est le plus beau
    droit de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer
    librement, pourvu qu’il réponde des suites que pourrait avoir cette
    liberté dans les cas déterminés par les lois.

    DOUZIÈMEMENT.--Pour faire observer les droits de l’homme et du
    citoyen, il faut des officiers publics. Qu’ils soient prêtres,
    juges, soldats, cela s’appelle force publique.

    Cette force est établie pour l’avantage de tous, et non pas pour
    l’intérêt particulier de ceux à qui on l’a confiée.

    TREIZIÈMEMENT.--Pour fournir à l’entretien de la force publique, il
    faut mettre des impositions sur tous, et chacun en doit payer sa
    portion suivant ses facultés.

    QUATORZIÈMEMENT.--Les citoyens ont le droit de vérifier eux-mêmes,
    ou par le moyen des députés qu’ils ont nommés, la nécessité des
    impositions, et de les accorder librement, suivant le besoin de
    l’État; de marquer combien, comment et durant quel temps on livrera
    ces impositions, et de voir même comment le produit en est employé.

    QUINZIÈMEMENT.--La société a le droit de demander compte à tous les
    agents publics de tout ce qu’ils ont fait dans leur place.

    SEIZIÈMEMENT.--Il n’y a pas de bonne constitution dans toute
    société où les droits de l’homme ne sont pas connus et assurés, et
    où la séparation de chaque pouvoir n’est pas bien établie.

    DERNIER ARTICLE.--Les propriétés sont une chose sacrée, et à
    laquelle personne ne peut toucher sans vol. Nul ne peut en être
    dépouillé, excepté quand le bien public l’exige. Alors il faut
    qu’il paraisse clair qu’on a besoin pour l’avantage commun de ce
    qui appartient à quelque citoyen, et on lui doit donner de suite la
    valeur de ce qu’il cède.

  [98] Pierre Vidal, troubadour de Toulouse au XIIe siècle.

  [99] Jean de Casavateri fait mention de cette expédition dans son
  ouvrage imprimé à Toulouse, en 1544.

  [100] Achard, bibliothécaire national à Marseille, né dans cette
  ville en 1751, mort en 1809.



XII

  Grammaire provençale (d’après Achard) (1794).--Abrégé de grammaire
  provençale (d’après Dom Xavier de Fourvières).--Différences
  linguistiques et orthographiques entre le Provençal parlé et écrit
  avant la Révolution et le Provençal de nos jours, selon l’école
  félibréenne.--Conclusion.


PETITE GRAMMAIRE PROVENÇALE

Par C.-F. ACHARD[101]

BIBLIOTHÉCAIRE DE LA VILLE DE MARSEILLE

(_Avril 1794_)


PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER

DES LETTRES ET DE LA PRONONCIATION

Les Provençaux emploient les mêmes lettres que les Latins et les
Français. Ils font sonner toutes les lettres et n’aspirent pas l’_h_.
Aussi voyons-nous que la plupart des écrivains provençaux ont retranché
dans leurs ouvrages les lettres finales qui ne se prononcent que
lorsque le mot est suivi d’une voyelle.


DES VOYELLES

_A._ Se prononce comme en français.

_E._ Se prononce en provençal de deux manières: lorsqu’il se trouve à
la fin des mots, il se prononce toujours comme l’_é_ fermé du français;
il est cependant d’usage de ne pas l’accentuer; l’_è_ ouvert est
toujours prononcé fortement, comme celui que nous indiquons par un
accent circonflexe. Exemple: _addusés_, _venguet_, _linge_; prononcez:
_adûze_, _vêngué_, _lingé_. Il faut même observer que l’_e_ suivi d’une
consonne se prononce toujours de même que s’il était seul. Ainsi, dans
le mot _venguet_, que j’ai cité, il ne faut pas dire _vangué_, mais
_vé-ngué_, comme nous prononçons _ennemi_ et non pas _annemi_.

_I._ Se prononce comme en français, et il se prononce comme en latin
dans les monosyllabes _im_, _in_ et dans les mots qui en sont composés.

_O._ Cette voyelle dans les mots a la même prononciation qu’en
français; mais, à la fin des mots, elle remplace l’_e_ des Français.
Ainsi il est reçu d’écrire _verguo_, qui se prononce comme _vergue_ en
français.

_U._ La voyelle _u_ n’a rien de particulier, si ce n’est qu’il faut
prononcer _u_ dans le mot _un_ comme nous le prononçons dans le mot
_une_ et ne pas le changer en la diphtongue _eun_, comme le font les
Français.


DES DIPHTONGUES, ETC...

Les diphtongues sont l’union de deux voyelles qui ne forment qu’une
syllabe. Voici les principales:

    _Ai_, que l’on prononce _ahi_,
    _Au_,      --      --   _ahou_,
    _Ei_,      --      --   _ehi_,    mais par un
    _Ia_,      --      --   _iha_,
    _Ié_,      --      --   _ihé_,    simple son.
    _Io_,      --      --   _iho_,
    _Oi_,      --      --   _ohi_,

Les diphtongues et les quadriphthongues sont aussi usitées en provençal:

    _Aou_,  ou _au_,     prononcez: _ahou_,
    _Uou_,  -- _uhou_,       --     _huhou_,   d’un seul
    _Ueil_, -- _uheil_,      --     _hui_,       son.
    _Yeou_, --               --     _hieou_.


DES CONSONNES

Les seules consonnes dont la prononciation diffère de la syntaxe
française sont le _g_ et l’_i_ consonne. Les Provençaux prononcent
ces lettres mouillées comme les Italiens. Il en est de même du _ch_;
mais il est impossible de donner cette prononciation, à un homme qui
n’a jamais entendu parler un Provençal ou un Italien, par de simples
caractères; il ne connaîtra pas la façon de prononcer ces lettres, en
plaçant un _d_ devant le _g_, ni un _t_ devant _ch_. Il faut, pour
le mettre au fait, l’inviter à prononcer ces lettres très lentement,
comme on le fait en français; qu’il observe le mouvement de la langue,
et nous lui ferons sentir la différence. Le Français, pour prononcer
le _g_ ou le _j_, porte le bout de la langue au palais, à peu près
à la racine des dents de la mâchoire supérieure. Le Provençal et
l’Italien poussent le bout de la langue jusqu’aux dents, relèvent un
peu la langue et prononcent plus de la bouche que du gosier. Au reste,
une seule fois qu’on entende prononcer cette lettre, on en saura
plus qu’avec les plus longues explications. La même chose doit être
appliquée au _ch_.

Il ne faut pas oublier de dire ici que, lorsqu’un mot provençal a deux
_l_ mouillées, on prononce comme le peuple de Paris. Ainsi _mouille_ ou
_mouillée_ se prononce en provençal comme si l’on écrivait _mouyé_, et
comme ceux qui parlent mal le français prononcent l’adjectif _mouillé_.


NOTES

    [101] Cette grammaire fait partie du rapport que C.-F. Achard
    adressa au Comité de l’Instruction publique en l’an II de la
    République.


CHAPITRE II

DES ARTICLES

L’idiome provençal a deux articles: _lou_, le, pour le masculin, et
_la_ pour le féminin. Au pluriel, l’article _leis_, qu’on prononce
_lei_ devant une consonne, sert pour les deux genres. L’article _lou_
et l’article _la_ s’élident devant un mot qui commence par une voyelle;
ainsi l’on dit _l’ai_, l’âne, et non pas _lou ai_; _l’anduecho_,
l’andouille, et non pas _la anduecho_.

Les Provençaux ne changent pas leurs terminaisons dans les
déclinaisons; en cela nous ne différons pas de la langue française.
Exemple:

                                       SINGULIER

                     MASCULIN              |          FÉMININ
                        |                  |             |
                   +-----------+           |       +-----+-----+
                   |           |           |       |           |
               français    provençal       |   français    provençal
    Nominatif    _le_,    _lou_            |    _la_        _la_
    Génitif      _du_,    _doou_ ou _dau_  |    _de la_     _de la_
    Datif        _au_,    _aou_ ou _au_    |    _à la_      _à la_
    Accusatif    _le_,    _lou_            |    _la_        _la_
    Vocatif      _ô_,     _ô_              |    _ô_         _ô_
    Ablatif      _du_,    _doou_ ou _dau_  |    _de la_     _de la_

                                        PLURIEL
                                                MASCULIN ET FÉMININ
                                                          |
                                                +-----------------+
                                                |                 |
                           français         provençal

    Nominatif                _les_            _Leis_  prononcez _Lei_
    Génitif                  _des_            _Deis_     --     _Dei_
    Datif                    _aux_            _Eis_      --     _ei_
    Accusatif                _les_            _Leis_     --     _Lei_
    Vocatif                  _ô_              _ô_        --     _ô_
    Ablatif                  _des_            _Deis_     --     _Dei_

Tous ces mots sont monosyllabes.


CHAPITRE III

DES NOMS

Tous les noms prennent l’article devant eux, excepté les noms
propres et ceux que l’on prend indéterminément, comme _députa_,
_administratour_ (député, administrateur).

La particule _de_ remplace souvent l’article en provençal; aussi les
Provençaux font-ils beaucoup de provençalismes en parlant français, par
l’habitude qu’ils ont de leur idiome. _Donnez-moi d’eau_, _de vin_,
diront-ils, au lieu de dire: _Donnez-moi de l’eau_, _du vin_; cela
vient de ce que le Provençal dit _dounas-mi d’aiguo_, _de vin_, etc.

Il n’y a pas de règle générale pour les genres des noms; presque
tous les mots français masculins sont du même genre dans leurs
correspondants provençaux. Il y a cependant des exceptions: ainsi _le
sel_ est masculin en français, et _la saou_ est féminin en provençal;
_l’huile_ est féminin, _l’oli_ ou _l’holi_ est masculin; _le peigne_ se
rend par _la pigno_; _le balai_, par _l’escoubo_, féminin, et quelques
autres de même.

Les terminaisons des noms varient beaucoup, de même que dans le
français, mais elles sont presque toujours les mêmes au pluriel et au
singulier. Ainsi _chivau_, cheval, fait au pluriel _chivaus_, et se
prononce comme au singulier. De là vient encore que les enfants disent
ici très communément, en parlant français: _le chevau_ ou _les chevals_.

Les substantifs masculins forment quelquefois des substantifs féminins
d’une terminaison différente. En général, les noms qui se terminent
par une _n_ donnent un féminin en y ajoutant un _o_, qui équivaut à
notre _e_ muet, par exemple: _couquin_, masculin, _couquino_, féminin;
_landrin_, masculin, _landrino_, féminin.

Les mots terminés en _r_ changent cette dernière lettre en la syllabe
_so_: _voulur_, _vouluso_, féminin; _recelur_, _receluso_, féminin,
etc...

Les mots français terminés en _aire_ sont assez ordinairement terminés
en _ari_ dans l’idiome provençal.

Les adjectifs sont également très variés; ils ont un rapport direct
avec ceux de la langue française. Ceux qui se terminent en _é_ pour
le masculin et en _ée_ pour le féminin, se rendent en provençal
par la terminaison _at_, _ado_: _fortuné_, _fortunée_; _fourtunat_,
_fourtunado_.

Les adjectifs terminés par un _e_ muet en français se terminent de
même au féminin provençal, mais au masculin ils ont un _é_ fermé.
Ainsi _invulnérable_ fait au masculin _invulnérablé_, et au féminin
_invulnérablo_, que l’on prononce tout comme en français.


CHAPITRE IV

DES PRONOMS

Il y a, dans les pronoms, des observations importantes à faire sur
la différence qui existe entre le français et le provençal. Je donne
d’abord la déclinaison des pronoms personnels:

SINGULIER

    Nominatif     _Je ou moi_,     _Yeou_.
    Génitif       _De moi_,        _De yeou_, sans élision.
    Datif         _A moi_,         _A yeou_ ou _mi_, en quelques lieux
                                     _me_.
    Accusatif     _Moi_,           _Mi_ ou _me_ et _yeou_ dans le
                                      pléonasme.
    Ablatif       _Par moi_,       _Per yeou_.

_Il me conduisit moi-même: Mi menet yeou-même_ ou _m’aduguet yeou-même_.

SINGULIER

    Nominatif      _Tu_, _toi_,    _Tu_.
    Génitif        _De toi_,       _De tu_.
    Datif          _A toi_,        _A tu_, ou _ti_ ou _te_.
    Accusatif      _Toi_ ou _te_,  _Ti_ ou _te_.
    Ablatif        _Par toi_,      _Per tu_.

SINGULIER

    Nominatif       ........       ............
    Génitif         _De soi_,      _De si_ ou de _si-même_.
    Datif           _A soi_,       _A si_, ou _si_ ou _se_.
    Accusatif       _Soi_,         _Si_ ou _se_.
    Ablatif         _Par soi_,     _Per si-même_.

PLURIEL

    Nominatif       _Nous_,        _Nautreis_ pour _nous autres_.
    Génitif         _De nous_,     _De nautries_.
    Datif           _A nous_,      _A nautreis_ ou _nous_.
    Accusatif       _Nous_,        _Nautries_ ou _nous_.
    Ablatif         _Par nous_,    _Per nautreis_.

PLURIEL

    Nominatif       _Vous_,        _Vautreis_.
    Génitif         _De vous_,     _De vautreis_.
    Datif           _A vous_,      _A vautreis_ ou _vous_.
    Accusatif       _Vous_,        _Vautries_ ou _vous_.
    Ablatif         _Par vous_,    _Per vautreis_.

_Il vous a donné: v’a dounat. Il vous accuse: n’accuso._

Ces exemples sont faits pour faire connaître que le provençal fait une
élision de trois lettres devant un mot qui commence par une voyelle,
lorsqu’il est précédé d’un pronom pluriel. Le pronom _se_ est le même au
pluriel qu’au singulier.

SINGULIER

    Nominatif      _Lui_, _eou_.              _Elle_, _ello_.
    Génitif        _De lui_, _d’eou_.         _D’elle_, _d’ello_.
    Datif          _A lui_, _on eou_,         _à elle_, _an ello_
                      _à eou_, _li_;            ou _li_.
    Accusatif      _Lui_, _eou_ ou _lou_.     _La_, _la_.
    Ablatif        _Par lui_, _per eou_.      _Par elle_, _per ello_.

PLURIEL

    Nominatif      _Eux_, _elleis_.           _Elles_, _elleis_.
    Génitif        _D’eux_, _d’elleis_.       _D’elles_, _d’elleis_.
    Datif          _A eux_, _an elleis_       _A elles_, _an elleis_,
                      ou _li_.                   ou _li_.
    Accusatif      _Eux_, _elleis_, _leis_.   _Elles_, _elleis_, _leis_.
    Ablatif        _Par eux_, _per elleis_.   _Par elles_, _per elleis_.

PRONOMS POSSESSIFS

Les pronoms possessifs sont _mieou_, _tieou_, _sieou_, _nouestre_,
_vouestre_; ils sont précédés de l’article et gouvernent les deux
genres.

    _Lou mieou_, _la mieouno_.         _Le tien_, _la tienne_.
    _Lou sieou_, _la sieouno_.         _Le sien_, _le leur_,
                                         _la sienne_, _la leur_.
    _Lou nouestre_, _la nouestro_.     _Le_, _la nôtre_.
    _Lou vouestre_, _la vouestro_.     _Le_, _la vôtre_.

PRONOMS DÉMONSTRATIFS

Il y a deux pronoms démonstratifs: _aqueou_, qui fait au féminin
_aquelo_, et _aquestou_, qui fait au féminin _aquesto_, c’est-à-dire
_celui-ci_, _celle-ci_; _celui-là_, _celle-là_.

PRONOMS RELATIFS

_Lequel_, _laquelle_, _louquaou_, _laqualo_, se déclinent avec
l’article; _qui_ se traduit par _qun_ ou par _que_. Ses composés sont
_queque_, _sieque_, _quoi qu’il en soit_; _quelqu’un_, _quelqu’une_,
_quauqu’un_, _quaouqu’uno_. Exemple: _L’homme qui vint_, _l’home que
venguet_.--_Ce qui me surprend_, _ce que m’estouno_.--_Qui est là?_
_Qun es aqui?_--_Qui va, qui vient?_ _Que va, que ven?_


CHAPITRE V

DES VERBES

Le provençal a des verbes auxiliaires, des actifs et des passifs. On
appelle verbe auxiliaire celui qui sert à former les temps des autres
verbes, comme _j’ai_, _ai_; _je suis_, _sieou_.

Les verbes actifs peuvent être réduits à deux conjugaisons principales,
qui se connaissent par l’infinitif: les verbes qui se terminent à
l’infinitif en _ar_ et ceux qui finissent en _e_ ou en _ir_.

Tous les verbes en _ar_ font le participe passé en _at_. Les autres le
font en _it_ ou en _ut_.

Commençons par les verbes auxiliaires.

AVER

INFINITIF

_Avoir_, dérivé du latin _habere_.

INDICATIF PRÉSENT

    _Ai_,           j’ai.
    _As_,           tu as.
    _A_,            il a.
    _Aven_,         nous avons.
    _Avés_,         vous avez.
    _An_,           ils ont.

IMPARFAIT

    _Avieou_,       j’avais.
    _Aviés_,        tu avais.
    _Avié_,         il avait.
    _Avian_,        nous avions.
    _Avias_,        vous aviez.
    _Avien_,        ils avaient.

PARFAIT

    _Ai agut_     ou     _aguersi_,     j’ai eu.
    _As agut_     ou     _agueres_,     tu as eu.
    _A agut_      ou     _aguet_,       il a eu.
    _Aven agut_   ou     _aguerian_,    nous avons eu.
    _Avés agut_   ou     _aguerias_,    vous avez eu.
    _Au agut_     ou     _agueroun_,    ils ont eu.

PLUS-QUE-PARFAIT

    _Avieou agut_,  j’avais eu.         _Aviés agut_,  tu avais eu.

FUTUR

    _Aurai_,        j’aurai.
    _Auras_,        tu auras.
    _Aura_,         il aura.
    _Auren_,        nous aurons.
    _Aurés_,        vous aurez.
    _Auran_,        ils auront.

IMPÉRATIF

    _Agues_,        aie, etc.
    _Que ague_,
    _Aguen_,
    _Agues_,
    _Que aguoun_,

SUBJONCTIF PRÉSENT

    _Que agui_,     que j’aie.
    _Que agues_,    que tu aies.
    _Que ague_,     qu’il ait.
    _Que aguen_,    que nous ayons.
    _Que agués_,    que vous ayez.
    _Que aguoun_,   qu’ils aient.

IMPARFAIT

    _Aguessi_    ou  _aurieou_,       que j’eusse ou j’aurais.
    _Aguesses_   ou  _auriés_,        que tu eusses ou tu aurais.
    _Aguessoun_  ou  _aurien_,        qu’il eût ou il aurait.

PARFAIT

    _Que agui agut_,    que j’aie.
    _Agués agut_,       que tu aies.
    _Aguet agut_,       qu’il ait.
    _Aguen agut_,       que nous ayons.
    _Agusé agut_,       que vous ayez.
    _Aguon agut_,       qu’ils aient.

PLUS-QUE-PARFAIT

    _Aguessi_ ou _aurieou agut_, etc.   que j’eusse ou j’aurai eu, etc.

FUTUR

    _Aurai agut_, etc.  j’aurais eu, etc.

INFINITIF PRÉSENT

    _Aver_,         avoir.

PARFAIT

    _Aver agut_,    avoir eu.

GÉRONDIF

    _Per aver_,     à avoir.

PARTICIPE PRÉSENT

    _Ayent_,        ayant.

PARTICIPE PASSÉ

    _Ayent agut_,   ayant eu.


LE VERBE ÊTRE

INDICATIF PRÉSENT

    _Sieou._
    _Siés._
    _Es._
    _Sian._
    _Sias._
    _Soun._

IMPARFAIT

    _Eri._
    _Eres._
    _Ero._
    _Erian._
    _Erias._
    _Eroun._

PARFAIT

     _Sieou estat._
     _Sies estat._
  ou _Fougueri_.
     _Fougueres._
     _Fouguet._
     _Fouguerian._
     _Fouguerias._
     _Fougueroun._

PLUS-QUE-PARFAIT

_Eri estat_, _eres estat_.

FUTUR

    _Sarai._
    _Saras._
    _Sara._
    _Saren._
    _Sarès._
    _Saran._

IMPÉRATIF

    _Siegues._
    _Siegue._
    _Sieguen._
    _Siegués._
    _Siégoun._

SUBJONCTIF PRÉSENT

    _Que siegui._
    _Que siegues._
    _Que siegue._
    _Que sieguen._
    _Que siegués._
    _Que siegoun._

IMPARFAIT

     _Fouguessi._
     _Fouguesse._
     _Fouguessias._
  ou _Sarieou._
     _Sarié._
     _Sarias._
     _Fouguesses._
     _Fouguessian._
     _Fouguessioun._
     _Sariès._
     _Sarian._
     _Sarèn._

PARFAIT

    _Que siegui estat._
    _Siegues estat_, etc.

PLUS-QUE-PARFAIT

    _Fouguessi estat_  ou  _Sarieou estat_, etc.

FUTUR

    _Sarai estat_
    _Saras estat_, etc.

INFINITIF PRÉSENT

    _Estre_  ou  _esse_.

PARFAIT

    _Estre estat._

On voit que l’auxiliaire _aver_ n’entre pas dans la conjugaison
provençale du verbe _estre_. C’est ce qui nous fait entendre le
provençalisme impardonnable: _Je suis été_, pour dire: _J’ai été_.


TABLEAU DES CONJUGAISONS DES VERBES ACTIFS

    1re Conjugaison                 2e Conjugaison
    Verbe _Adoûrar_                 Verbe _Estendre_

INDICATIF PRÉSENT

    _Adôri._                        _Estêndi._
    _Adôres._                       _Estêndes._
    _Adôro._                        _Estende._
    _Adourân._                      _Estênden._
    _Adoûras._                      _Estêndes._
    _Adôrun._                       _Estêndoun._

IMPARFAIT

    _Adourâvi._                     _Estendieou._
    _Adourâvis._                    _Estendies._
    _Adourâvo._                     _Estendié._
    _Adourâviau._                   _Estendian._
    _Adourâvias._                   _Estendias._
    _Adourâvoun._                   _Estendiau._

PARFAIT

     _Ai adourat._                  _Ai estendut._
     _As adourat, etc._             _Etc..._
  ou _Adourèri_.                 ou _Estenderi_.
     _Adourères._                   _Estenderes._
     _Adoûret._                     _Estendet._
     _Adourerian._                  _Estenderian._
     _Adourerias._                  _Estenderias._
     _Adoureroun._                  _Estenderoun._

PLUS-QUE-PARFAIT

    _Avieou adourat_,               _Avieou estendut_,
    _Aviès adourat, etc._           _Aviès estendut, etc._

FUTUR

    _Adourarai._                    _Estendrai._
    _Adouraras._                    _Estendras._
    _Adourara._                     _Estendra._
    _Adouraren._                    _Estendran._
    _Adourarés._                    _Estendrés._
    _Adouraran._                    _Estendran._

IMPÉRATIF

    _Adoro._                        _Estende._
    _Qu’adôro._                     _Qu’estende._
    _Adouren._                      _Estenden._
    _Adouras_.                      _Estendés._
    _Qu’adoroun._                   _Qu’estendoun._

SUBJONCTIF PRÉSENT

    _Qu’adori._                     _Qu’estendi._
    _Qu’adorés._                    _Qu’estendes._
    _Qu’adore._                     _Qu’estende._
    _Qu’adouren._                   _Qu’estendessian._
    _Qu’adourés._                   _Qu’estendés._
    _Qu’adoroun._                   _Qu’estendoun._

IMPARFAIT

     _Qu’adouressi_,                _Qu’estendessi_,
     _Qu’adouresses_,               _Qu’estendesses_,
     _Qu’adouresse_,                _Qu’estendesse_,
     _Qu’adouressian_,              _Qu’estendessian_,
     _Qu’adouressias_,              _Qu’estendessias_,
     _Qu’adouressoun_,              _Qu’estendessoun_,
  ou _Qu’adourarieou_,           ou _Qu’estendrieou_,
     _Qu’adourariés_,               _Qu’estendariés_,
     _Qu’adourarié_,                _Qu’estendarié_,
     _Qu’adourarian_,               _Qu’estendarian_,
     _Qu’adourarias_,               _Qu’estendarias_,
     _Qu’adourarien_,               _Qu’estendarien_.

PASSÉ

    _Que agui adourat_, etc.        _Que agui estendut_, etc.

PLUS-QUE-PARFAIT

     _Que aguessi adourat_, etc.    _Que aguessi estendut_, etc.
  ou _Aurieou adourat_, etc.     ou _Aurieou estendut_, etc.

FUTUR

    _Aurai adourat_, etc.           _Aurai estendut_, etc.

INFINITIF PRÉSENT

    _Adourar_,                      _Estendre_.

PASSÉ

    _Aver adourat_,                 _Aver estendut_.

PARTICIPE PRÉSENT

    _Adourant_,                     _Estendent_.

Le passif se conjugue par l’auxiliaire _estre_ en ajoutant le participe
passif _adourat_, _estendut_, etc... _Sieou adourat_, _sieou estendut_,
etc...

On a vu que la seule différence de terminaison des verbes se trouve
dans l’imparfait, où les verbes qui ont l’infinitif en _ar_ font ce
temps en _avi_ et ceux qui ont une autre terminaison font l’imparfait
en _ieou_. D’après cela, il est facile de connaître les conjugaisons
provençales. Il est bien quelques verbes irréguliers; mais, comme
ils ont un rapport direct avec leurs correspondants français, il est
inutile d’en faire mention ici.


SECONDE PARTIE


CHAPITRE PREMIER

La synthèse de la langue provençale a tant de rapports avec la
française qu’il n’y a point de règles à donner, mais seulement des
observations à présenter sur les tournures des phrases.

DES ARTICLES

On met quelquefois l’article avant l’adjectif au lieu de le mettre
avant le substantif. C’est une chose qui nous est commune avec les
Grecs, et certainement c’est d’eux que nous tenons cette façon de nous
exprimer: _lou mieou béou_, _mon beau_; _lou mieou bel enfant_, _mon
bel enfant_; _lou sieou fraire_, _son frère_, etc.

DES NOMS

J’ai dit plus haut que les noms ne changeaient pas de terminaison dans
les nombres et qu’il était même reçu de ne pas ajouter l’_s_ final
pour désigner le pluriel, à moins que le mot suivant ne commence par
une voyelle. Mais cette règle n’est pas encore générale; on dit bien
_leis ais_, prononcez _lei zai_; mais on ne dit pas _les ais avien_ en
prononçant _lei-zai zavien_, mais _lei-zai-avien_; en sorte qu’il faut
nécessairement entendre parler le provençal ou l’écrire comme on le
parle. C’est un défaut de la langue, défaut qui ne doit pas surprendre
ceux qui savent que les idiomes vulgaires n’ont pas de règles bien
certaines, et que l’usage est la première de ces règles. Les Provençaux
ne connaissent pas de mot qui forme seul un comparatif. C’est une faute
de dire en provençal: _milhour que l’autre, piegi que vous: meilleur
que vous, pire que vous_; il faut dire _plus milhour_, _plus piegi_, ce
qui, en français, serait un pléonasme détestable.


CHAPITRE II

DES PRONOMS

Les pronoms personnels se sous-entendent toujours devant les verbes,
comme on l’a vu dans les conjugaisons que j’ai placées en leur lieu.
Ainsi on dit _vendrai_, _je viendrai_; _esveray_, _il est vrai_, etc.

Lorsqu’on parle de plusieurs personnes, on emploie toujours le pronom
_soun_, _sa_, comme s’il ne s’agissait que d’une seule: _ils viennent
de leur maison de campagne_, _venoun de sa bastido_.

De même, l’on dit pour les deux nombres: _li ai dounat_, _je lui ai_ ou
_je leur ai donné_; _li digueri_, _je lui_ ou _je leur ai dit_, etc.

Lorsqu’on parle indéterminément de quelque chose, on emploie la
particule _va_ au lieu de l’article _lou_, _le_, etc. Exemple: _Le
croyez-vous?_ _Va crésez?_ ou _va créseti? Je le ferai, va farai_.
Mais, s’il était question d’une personne, on dirait: _lou veiray_, _je
le verrai_.

L’adverbe relatif _y_, qui signifie _en cet endroit-là_, s’exprime
en provençal par _li_: _Veux-tu y aller? Li voues anar? J’(y) irai,
l’anaraï_; _passes-y_, _passos-li_; _prends-y garde_, _pren li gardo_.

Le relatif _qui_ s’exprime par _qun_ toutes les fois qu’il y a
interrogation: _Qun piquo?_ _Qui frappe?_ Mais, dans le cours d’une
phrase, il se rend par le mot _que_: _aqueou que douerme_, _celui
qui dort_; _lou cavaou_ ou _lou chivaou que vendra_, _le cheval qui
viendra_.


CHAPITRE III

DES VERBES

Le nominatif précède toujours le verbe; cependant j’ai souvent entendu
les gens de la campagne, et surtout les enfants, dire: _a dich moun
paire_, pour _moun paire a dich_.

Le verbe _Estre_, _Être_, s’emploie ordinairement comme gouvernant
l’accusatif _si je fusse_ (_sic_) _en leur place_, _se fouguessi
elleis_. On dit aussi _se fougueissi d’elleis_ en sous-entendant _en
plaço_.

Les infinitifs forment tout autant de noms substantifs: on dit _lou
proumenar_ pour _la proumenado_, _lou dourmir_ pour _lou souen_,
etc... Il semble même que cette façon d’exprimer les choses est plus
énergique.

Il est d’usage encore d’employer le pronom _si_, se à la première
personne du pluriel: _nous nous reverrons_, _si vereins_;
_allons-nous-en_, _s’en anan_ ou _Enanen s’en_.

On dit aussi: _sau pas ce que si fa_, _il ne sait pas ce qu’il
fait_; _quelle heure est-il?_ _quant soun d’houro?_ Ce qui signifie
littéralement: _combien est-il d’heures?_

Je ne dirai rien des adverbes et des prépositions, mais il y aurait
encore beaucoup de choses à dire sur les tournures des phrases. J’ai
cru qu’il ne serait pas hors de propos de donner une courte notice de
la poésie provençale et de citer quelques morceaux qui n’ont pas été
livrés à l’impression.

L’auteur (comme exemple) donne un quatrain de Toussaint Gros, _sur la
Mort_; il cite la _Bourrido deis Dious_, de Germain, et un extrait du
_Nouveau Lutrin_, par d’Arvieux.


DIFFÉRENCES LINGUISTIQUES ET ORTHOGRAPHIQUES ENTRE LE PROVENÇAL
PARLÉ ET ÉCRIT AVANT LA RÉVOLUTION ET LE PROVENÇAL DE NOS JOURS,
SELON L’ECOLE FÉLIBRÉENNE, D’APRÈS L’OUVRAGE DU FRÈRE SAVINIEN
ET DOM XAVIER DE FOURVIÈRES

Les nombreux exemples que nous avons donnés de la poésie provençale
nous dispensent de citer dans cet ouvrage des extraits, forcément
incomplets et qui n’ajouteraient rien à la beauté de la langue. Mais
ce que nous avons cru nécessaire de ne pas omettre, comme nous l’avons
dit précédemment, c’est un aperçu grammatical du Provençal tel qu’on
l’écrit et qu’on le parle aujourd’hui, d’après la méthode de la
nouvelle école félibréenne, en parallèle avec la grammaire d’Achard,
qui date des premières années du siècle dernier. Le lecteur pourra,
par lui-même, constater les différences qui existent entre les deux
orthographes et se faire une opinion, au point de vue linguistique et
orthographique, sur les œuvres qui ont précédé le mouvement félibréen
et celles qui l’ont suivi.


ALPHABET PROVENÇAL USITÉ DE NOS JOURS[102]

L’alphabet provençal aujourd’hui en usage se compose de vingt-trois
lettres; l’_y_ et l’_x_ supprimés formaient la vingt-quatrième et la
vingt-cinquième avant la réforme orthographique.

_A_ garde le son qu’il a en français; _B_ également, mais ne se
prononce pas à la fin des mots, comme _plumb_, plomb.

_C_ ne diffère de la prononciation française que lorsqu’il est suivi
d’un _h_. Ainsi le mot chien s’écrit _chin_, et se prononce _tsin_.
Cependant cette prononciation est plutôt vauclusienne que marseillaise.
A Marseille, en effet, on écrit et on prononce _chin_.

Le _D_, comme en français. Ainsi que le _b_, il ne se prononce pas à la
fin des mots: _verd_, vert.

L’_E_, dans la grammaire d’Achard, ne devait pas, suivant l’usage
observé jusqu’à la Révolution, être accentué; aujourd’hui, sans accent
ou avec un accent aigu, il se prononce comme l’_e_ ouvert français.
Ainsi _devé_, devoir, _teté_, sein, sonnent comme cité, vérité.

L’_E_ est ouvert s’il est suivi d’une consonne, comme dans _terro_,
terre, et encore s’il est surmonté d’un accent grave, comme dans
_venguè_, il vint. Il est faible à la fin des mots: _te_, toi; fort
dans les monosyllabes: _vese_, je vois.

_F_, pour _efo_, comme en français.

_G_, placé devant les voyelles _a_, _o_, _u_, est dur, comme dans
_goi_, boiteux; _gau_, coq; _degun_, personne; mais, devant un _e_ ou
un _i_, il se prononce comme le _z_ italien: soit _gibous_, bossu, que
l’on prononce _dzibous_. Toutefois, cette dernière prononciation n’est
pas usitée dans les Bouches-du-Rhône, où l’on continue à dire gibous,
comme s’il était écrit _djibous_.

_H_, en provençal _acho_, n’est aspirée que dans quelques
interjections: _ho! ha! hoù! hoi! hèi!_ On l’emploie également
pour rendre le son _ch_ comme dans _charpa_, gronder, et remplacer
l’ancienne forme _lh_ pour séparer deux voyelles, ainsi: _famiho_,
famille; _abiho_, abeille; _Marsiho_, Marseille.

_I_ se prononce comme en français: _camiso_, chemise; mais, dans les
monosyllabes _im_ et _in_, il prend en provençal la prononciation
latine; _simplo_, simple, _ansin_, ainsi; _cinsaire_, priseur;
_timbre_, timbre.

Il y a aussi l’_i_ fort et l’_i_ faible: _pali_, pâlir; _pàli_, dois.

Le _J_ devant l’_e_ et l’_i_ se prononce comme le _g_ ou le _z_ dans
le provençal rhodanien: _jamai_, pour _dzamai_, jamais; _genesto_,
_dzenesto_, genêt. A Marseille, on prononce _jamai_, _ginesto_.

_K_ est peu ou pas usité en provençal, on le remplace généralement par
_c_, _qu_ et _ch_, suivant les cas.

_L_ ou _élo_, comme en français; deux _l_ précédées de la voyelle _i_
ne se prononcent pas. Ainsi: mouillé se prononce, en provençal, _mouyé_.

_M_ ou _émo_, comme en français. Cette lettre équivaut à l’_n_ devant
un _b_ ou un _p_.

_N_ ou _éno_, comme en français.

_O_, comme en français dans le corps des mots, mais remplace l’e
français à la fin de quelques-uns. Exemple: _Prouvenco_, Provence; la
_peissounièro_, la poissonnière.

_P._ En provençal, la forme _ph_ est remplacée par _f_: _farmacian_,
pharmacien.

_Q_ conserve le son du _k_ français: _que_, que; _quitran_, goudron.

_R_ ou _ero_ se prononce comme en français.

_S_ ou _esso_ également. Deux _s_ en provençal remplacent l’_x_
français. Ainsi Maximin se prononce et s’écrit: _Meissemin_; exemple,
_eissèmple_.

_T_ ou _té_ conserve toujours en provençal le son dur, même lorsqu’il
précède un _i_ suivi d’une voyelle: _carretoun_, petite charrette;
_conventialo_, religieuse; _t_ dans la fin des mots ne se prononce pas:
_nougat_, nougat.

_U_ ne se prononce pas exactement comme en français. Dans le mot
_un_, on le fait sonner comme dans _une_, tandis qu’en français il
se change en la diphtongue _eun_. Dans le cas où l’_u_ est précédé
des voyelles _a_, _e_, ou d’un _o_ accentué, il se prononce comme en
italien; exemple: _oustaù_, maison, que l’on prononce _oustaou_ suivant
l’ancienne orthographe; _néu_, neige, _ne-ou_, _pôu_, pour _poou_, sont
dans le même cas.

_V_, _vé_, se prononce comme en français ainsi que le _z_, _izido_.


DIPHTONGUES

Les diphtongues servent à unir deux voyelles ne formant qu’une syllabe.

Les cinq voyelles forment en provençal plusieurs diphtongues; ainsi:

    _Ai_, qui se prononce: _aï_.
    _Ei_,  --       --     _eï_.
    _Oi_,  --       --     _oï_.
    _Au_,  --       --     _aou_.
    _Eu_,  --       --     _èou_.

Exemples:

    _Aigo_, eau,      se prononce d’une seule émission: _aïgo_.
    _Rèi_, roi,             --           --             _rèï_.
    _Galoi_, joyeux,        --           --             _galoï_.

Avant la réforme orthographique, ces diphtongues s’écrivaient comme on
les prononçait.

Comme _triphtongues_, les cinq voyelles donnent:

    _Iau_, dans _niau_, éclair.
    _Iai_,  --  _biais_, manière de faire.
    _Ièi_,  --  _pièi_, puis.

Ces triphtongues se prononcent également par un simple son.


L’ACCENT TONIQUE

L’accent tonique est la base de la prononciation du provençal. Dans les
mots terminés par _e_ ou par _o_, il doit se porter sur la pénultième,
ainsi: _capello_, chapelle, se prononce _capélo_; _campana_, cloche,
_campàno_; il se porte sur toute syllabe accentuée: _armàri_, armoire.

Dans les mots terminés par _a_ et _i_, il se porte sur la dernière
syllabe: _verita_, vérité; _sournaru_, sournois; _durbi_, ouvrir. Mais,
dans le cas où la dernière syllabe terminée en _i_ est précédée d’une
syllabe qui porte un accent, l’_i_ devient muet, comme dans _barri_,
rempart.

Si le mot est terminé par une consonne, on appuie plus fortement sur la
dernière syllabe: _auceloun_, petit oiseau.

Dans les diphtongues, on doit appuyer sur la première voyelle: _l’ai_,
l’âne, se prononce _àï_.

Dans le dialecte marseillais, la prononciation est souvent différente
de celle du rhodanien. Ainsi la voyelle _o_ se change souvent en _oue_;
exemples:

    _Font_, fontaine, fait fouent.
    _Cor_,  cœur,      -- couer.
    _Colo_, colline,   -- coueli.

_U_ se change en _ue_ quelquefois, comme dans: _adurre_, apporter,
_aduerre_.

_Io_ se change en _ue_: _fio_, feu, fait _fue_; _agrioto_, cerise, fait
_agrueto_.

_Ioù_ fait _uou_: _bioù_, bœuf, _buou_; _aurioù_, maquereau, _auruou_.

_Ioun_ se change en _ien_: _nacioun_, nation, fait _nacien_;
_religioun_, religion, _religien_; _incarnacioun_, incarnation,
_incarnacien_.


DE L’ARTICLE

Voici le tableau des articles en provençal singulier, en français et en
provençal pluriel:

    _Lou_, _la_,     --  le, la,     --  _li_, _les_,
    _Doù_, _de la_,  --  du, de la,  --  _di_, _des_,
    _Au_, _à la_,    --  au, à la,   --  _i_, _aux_,
    _De_,            --  du, de la,  --  _de_, _des_.

Dans le dialecte marseillais, _li_, _di_, _i_ font _lei_, _dei_, _ei_,
au singulier, et _leis_, _deis_, _eis_, au pluriel.

L’_article_, en provençal, s’emploie comme en français devant les noms
communs. Il y a exception dans les proverbes, dans les énumérations et
quand des noms se trouvent liés à certains verbes.

On l’emploie également devant les noms propres des personnes
généralement connues, et dans un sens familier: _la Marietto_, la
petite Marie; devant le nom d’un personnage jouissant d’une certaine
célébrité, il trouve aussi son emploi: _Victor Gélu es lou Bérengier de
Marsiho_, Victor Gélu est le Bérenger de Marseille.


DU NOM

Il y a en provençal trois sortes de noms: le nom commun, le nom propre
et le nom collectif.

Exemples de noms communs: _l’oustaù_, la maison; _l’escalo_, l’échelle;
_lou chin_, le chien.

Exemples de noms propres: _Anfos_, Alphonse; _José_, Joseph;
_Goundran_, Gontran.

Le nom de famille chez la femme affecte la forme féminine; on dira:
_Goundrano_, et la forme diminutive chez l’enfant, que l’on appellera
_Goundranet_.

Exemples de noms collectifs: _la pinèdo_, bois de pins; _la
mélouniéro_, champ de melons; etc.

Les noms terminés par un _o_ sont généralement féminins; il y a
toutefois exception pour les noms propres d’hommes, d’animaux mâles, de
science et de certaines professions.

_La cadiero_, la chaise; _la telo_, la toile, sont des noms communs
féminins. Les noms qui se terminent par un _n_ deviennent féminins en y
ajoutant un _o_: _couquin_, _couquino_; ceux terminés en _r_ changent
cette lettre en la syllabe _so_: _voulur_, _vouluso_.

Les noms terminés par un _e_ sont généralement du masculin: _ome_,
homme; _pese_, pois.

Les terminaisons en _cioun_ sont féminines: _nacioun_, nation;
_donacioun_, donation; _creacioun_, création.

Les terminaisons par _ta_ sont féminines: _carita_, charité.

Celles en _aire_ et en _adou_ sont masculines: _pagaire_, _pagadou_,
payeur; _pescaire_, _pescadou_, pêcheur.

Enfin les noms collectifs terminés en _rès_, _arès_, _eirés_, _un_,
_au_, sont du masculin.

Il y a dans le dialecte marseillais quelques variations dans ces
diverses règles. Ainsi les mots terminés en _e_ ou en _o_ ou rhodaniens
se terminent par un _i_ en marseillais. Ainsi _juge_, juge, fait
_jùgi_; _justico_, justice, fait _justiçi_.

Ceux en _ouso_ se changent en _ouo_; _urouso_, heureuse, fait _urouo_.

Dans le provençal actuel, l’s a disparu en tant que marque du pluriel.
C’est par l’article qu’on reconnaît cette marque. On dit et on écrit
ainsi: _l’ome_, l’homme, au singulier; _lis ome_, au pluriel; etc., etc.

La langue provençale est riche en augmentatifs et en diminutifs.

Les augmentatifs donnent une idée de force et de grandeur, ils se
terminent en _as_ au masculin et en _asso_ au féminin. Ainsi: _oustaù_,
maison, devient _oustalas_; _ome_, homme, _oumanas_.

Quelquefois, on se sert d’un augmentatif comme terme de mépris. On
dira de quelqu’un qui aura des manières communes et grossières: _ès un
pastras_, augmentatif de _pastre_, berger. Pour un homme sale: _ès un
pourcassas_.

Les diminutifs sont employés comme termes d’amitié et aussi pour
exprimer l’idée de quelque chose de joli, de mignon. Au masculin, ils
se terminent en _oun_, _et_, _ot_, _in_; au féminin, en _ouno_, _eto_,
_oto_, _ino_. Ainsi on dira: d’une chemise, _camiso_, _camisoun_,
_camisoto_; _auceloun_, petit oiseau, _aucelet_; _chato_, jeune fille,
_chatouno_, _chatouneto_.


DES ADJECTIFS

Les adjectifs, en provençal, sont tout aussi variés qu’en français,
et, comme les noms, quand ils sont qualificatifs, peuvent subir une
désinence augmentative ou diminutive. On dit ainsi d’un enfant doux et
sage: _ès brave_, _ès bravas_, _ès bravet_, _ès bravihoun_.

Le genre se forme au masculin en ajoutant la lettre _o_, qui remplace
l’_e_ en français et l’_a_ espagnol et italien: aimable, _amablo_;
bonne, _buèno_; gracieux, _gracioso_; fortuné, _fourtunad_, et
fortunée, _fourtunado_.

Il est cependant des cas où l’adjectif, terminé par un _e_ muet
en français, se termine en provençal par un _e_ ouvert. Ainsi:
invulnérable fait au masculin provençal _invulnérable_, et au féminin
_invulnérablo_.

Les adjectifs qui, en provençal, se terminent au masculin par:

    _Aú_          font au féminin _Alo_.
    _Aire_         --        --   _Arello_ ou _eiris_.
    _Adou_         --        --   _Adouiro_.
    _Eire_         --        --   _Erello_ ou _eiris_.
    _En_           --        --   _Enco_.
    _Eû_           --        --   _Ello_.
    _Ieu_          --        --   _Ivo_ ou _ilo_.
    _I_ ou _ique_  --        --   _Ico_.
    _I_ ou _it_    --        --   _Ido_.
    _Ou_           --        --   _Olo_.
    _U_            --        --   _Udo_.

Comme le nom, l’adjectif ne prend pas la forme du pluriel quand il est
placé après un nom pluriel. Ainsi, on dira: _l’ome brave_, _lis ome
brave_, les hommes sages.

Placé avant un nom pluriel, l’adjectif s’accorde avec ce nom et prend
le pluriel: _la bello chato_, _li bélli chato_: la belle et les belles
filles.

Dans le dialecte de Marseille les terminaisons en _i_ et en _is_ se
changent en _ei_ et _eis_. On dira donc ici: _lei béllei chato_, les
belles filles.

Ne donnant ici qu’un abrégé de grammaire, nous passerons rapidement sur
les adjectifs numéraux, possessifs et démonstratifs.

Pour les premiers, on dit:

    _Un_, _uno_   pour    Un, une.
    _Dous_, _dos_  --     Deux.
    _Tres_         --     Trois.
    _Quatre_       --     Quatre.
    _Cinq_         --     Cinq.
    _Sieis_        --     Six.
    _Sèt_          --     Sept.
    _Vue_          --     Huit.
    _Noû_          --     Neuf.
    _Dès_          --     Dix.
    _Vounge_       --     Onze.
    _Douge_        --     Douze, etc., etc., puis
    _Proumié_      --     Premier.
    _Seound_       --     Second.
    _Tresen_       --     Troisième, etc.

Quant aux adjectifs possessifs, ils font au masculin singulier:

    _Moun._        Mon.
    _Toun._        Ton.
    _Soun._        Son.
    _Nostre._      Notre.
    _Vostre._      Votre.
    _Soun._        Leur.

Au féminin, ils font:

    _Ma._           Ma.
    _Ta._           Ta.
    _Sa._           Sa.
    _Nostro._       Notre.
    _Vostro._       Votre.
    _Sa._           Leur.

Au pluriel:

_Mi_, mes. _Ti_, tes. _Si_, ses. _Nostre_ ou _nostro_, nos. _Vostre_ ou
_vostro_, vos. _Si_, leurs.

Les adjectifs démonstratifs sont:

    Au masculin.             Au féminin.
    _Aquèu._          Ce     _Aquelo._    }
    _Aquest._         Cet    _Aquesto._   } Cette.
    _Est_ ou _este_.  Cet    _Esto._      }

                   Au pluriel.
    _Aquéli._     _Aquesti._     _Èsti._

Pour le dialecte marseillais, même remarque que précédemment:

            _Mi_,  _ti_.     _Si_,  _aquèsti_.     _Aquèli_,  _èsti_.
    font    _Mei_, _tei_.    _Sei_, _aquestei_.    _Aquèlei_, _èstei_.

           _Nostre_,     _Nostro_,     _Vostre_,     _Vostro_.
    font   _Noste_,      _Noueste_,    _Vosto_,      _Vouesto_.

    et { _Voste_ }
       { _Vosto_ } fait _Voueste_ et _Vouesto_.
         _Nôsti_    --  _Nouèstei_.
         _Vôsti_    --  _Vouèstei_.


DES PRONOMS

Les pronoms personnels sont, pour la première personne:

        _Ièu_,               je, moi.
        _Me_,                me, moi.
        _Nous_,              nous.
        _Nous aùtro_,        nous autres.
    ou  _Noutre_, _Nautro_,    nous.

Deuxième personne:

         _Tu_,         tu, toi.
         _Te_,         te, toi.
         _Vous_,       vous.
         _Vous autre_, _vous autro_. }
    ou   _Vautre_,     _Vautro_.     } pour vous.

Troisième personne:

    _Eù_,          il, lui.
    _Élo_,         elle.
    _Éli_,         ils, eux, elles.
    _Lou_, _la_,   le, la.
    _Li_,  _lei_,  les.
    _Iè_,          lui, leur, y.
    _Se_,          se, soi.
    _En_,          en, de lui, d’elle, d’un, d’elles.

Les pronoms _ieù_, _tu_, _eù_, _nous_, _vous_, _éli_ se suppriment
généralement devant les verbes. On dit ainsi:

    _Rènde_    et non _ieù rende_.
    _Rèndes_    --    _tu rèndes_.
    _Rènd_      --    _eù rend_.
    _Rendên_    --    _nous rendèn_.
    _Rendès_    --    _vous rendès_.
    _Rèndon_    --    _éli rendon_.

Les pronoms possessifs sont:

  Au masculin singulier:

    _Lou mieù._      Le mien.
    _Lou tieù._      Le tien.
    _Lou sieù._      Le sien.
    _Lou nostre._    Le nôtre.
    _Lou vostre._    Le vôtre.
    _Lou sieù._      Le leur.

  Au masculin pluriel:

    _Li mieù._       Les miens.
    _Li tieù._       Les tiens.
    _Li sieù._       Les siens.
    _Li nostre._     Les nôtres.
    _Li vostre._     Les vôtres.
    _Li sieù._       Les leurs.

  Féminin singulier:

    _La mieùno._     La mienne.
    _La tieùno._     La tienne.
    _La sieùno._     La sienne.
    _La nostro._     La nôtre.
    _La vostro._     La vôtre.
    _La sieùno._     La leur.

  Féminin pluriel:

    _Li mieùno._     Les miennes.
    _Li tieùno._     Les tiennes.
    _Li sieùno._     Les siennes.
    _Li nostro._     Les nôtres.
    _Li vostro._     Les vôtres.
    _Li sieùno._     Les leurs.


PRONOMS DÉMONSTRATIFS

Les pronoms démonstratifs ont cette particularité en provençal qu’ils
peuvent être employés sous deux formes différentes.

    1º _Aquest_, aqueste, pour celui-ci.
       _Aquesto_,         pour celle-ci.
       _Aquésti_,          --  ceux-ci.
       _Aquèù_,            --  celui-ci, celui-là.
       _Aquelo_,           --  celle, celle-là.
       _Aqueli_,           --  ceux, celles, ceux-là, celles-là.
       _Eiço_,             --  ceci.
       _Ço_,               --  ce.
       _Aco_,              --  cela, ça.

    2º _Aquest_,  _d’eici_.  }
       _Aquest_,  _d’aiça_.  } Pour celui-ci.

       _Aquesto_,  _d’eici_. }
       _Aquesto_,  _d’eiça_. } Celle-ci.

       _Aquèsti_,  _d’eici_. }
       _Aquèsti_,  _d’eiça_. } Ceux-ci.

       _Aquèù_,   _d’aqui_.  }
       _Aquèù_,   _d’eila_.  } Celui-là.

       _Aquelo_,  _d’aqui_.  }
       _Aquelo_,  _d’eila_.  } Celle-là.

       _Aquèl_,  _d’aqui_.   }
       _Aquèl_,  _d’eila_.   } Ceux-là, celles-là.

       _Eiço_,    _d’eici_.  }
       _Aco_,     _d’aqui_.  } Celui-ci.

       _Aco_,     _d’eila_.    Cela.


PRONOMS RELATIFS ET DÉMONSTRATIFS

Les pronoms relatifs s’emploient avec ou sans l’article suivant les cas.

Exemples sans l’article: _quau_ ou _qu_ répond à qui; _que_, à qui,
que, dont; _de que_ ou _de qu_, à de qui, dont.

Exemples: _quau m’aime me seguis_, qui m’aime me suive; _que ben
travaiho gagno de téems_, qui travaille bien gagne du temps.

Avec l’article, mais peu usité:

    _Dou quau_,     pour lequel;
    _Doù quau_,      -- duquel;
    _Au quau_,       -- auquel;
    _La qualo_,      -- laquelle;
    _De la qualo_,   -- de laquelle;
    _A la qualo_,    -- à laquelle.


DES VERBES

En provençal, il y a, comme en français, deux verbes auxiliaires:
estre ou être; avé ou avoir. Mais, par contre, il n’y a que trois
conjugaisons:

La première en _a_, qui correspond à _er_: _ama_, aimer;

La deuxième en _i_, qui correspond à _ir_: _fini_, finir;

La troisième en _e_, qui correspond à _dre_: _rèndre_, rendre.

La conjugaison en _oir_ n’existe pas en provençal; mais, par contre, il
possède un grand nombre de verbes irréguliers qui s’y rapportent.

Les verbes auxiliaires:


AVÉ -- AVOIR

D’après la nouvelle méthode orthographique, on prononce et on écrit
_avé_ ou _agué_, _avedre_ ou _aguedre_ pour avoir, et non _aver_ usité
précédemment.

Ce qui donne au passé:

_Avé agu_ ou avoir eu, au lieu de _aver agut_.

Participe présent:

_Avènt_ ou _aguent_ pour ayant.

Ainsi de suite pour les autres temps du verbe.


ESTRE -- ÊTRE

Le verbe être, en provençal, a cette particularité qu’il se conjugue
sans le secours de l’auxiliaire avoir, comme cela a lieu en français.
Voici les principaux temps:

INFINITIF

_Estre_ ou _esse_, -- être.

PASSÉ

_Estre-esta_, -- avoir été.

PARTICIPE PRÉSENT

_Estènt_, _siguènt_, -- étant.

PASSÉ

_Esta_, qui a son féminin _estado_, -- été.

PASSÉ INDÉFINI (DE L’INFINITIF)

_Estènt_, _esta_, _estado_, -- ayant été.

INDICATIF PRÉSENT

    _Sieù_,          je suis.
    _Siès_,          tu es.
    _Es_  ou  _ei_,  il est.
    _Sian_,          nous sommes.
    _Sias_,          vous êtes.
    _Soun_,          ils sont.

IMPARFAIT

    _Ére_   (autrefois _éri_),   j’étais.
    _Eres_,      --            tu étais.
    _Ero_,       --            il était.
    _Erian_,     --            nous étions.
    _Erias_,     --            vous étiez.
    _Éron_,      --            ils étaient.

PASSÉ DÉFINI

    _Siguère_     ou   _fuguère_,    je fus.
    _Siguères_    --   _fuguères_,   tu fus.
    _Sigué_       --   _fugué_,      il fut.
    _Siguérian_   --   _fuguérian_,  nous fûmes.
    _Siguérias_   --   _fuguérias_,  vous fûtes.
    _Siguéron_    --   _fuguéron_,   ils furent.

PASSÉ INDÉFINI

_Sieù esta_ (primitivement _sieoun estat_), -- pour j’ai été.

PLUS-QUE-PARFAIT

_Ère esta_ (primitivement _éri esta_), -- j’avais été.

PASSÉ ANTÉRIEUR

_Siguère esta_ ou _fuguère_ (primitivement _sigueri estat_), -- j’eus
été, etc.

FUTUR

_Sarai_, _Saras_, _Sara_, _Saren_, _Sarès_, _Saran_, -- je serai, etc.

IMPÉRATIF

Le verbe être, en provençal, prend une troisième personne dans ce
temps:

    _Siègues_  ou  _fuguès_,  --  sois.
    _Siègue_   --  _fugue_,   --  qu’il soit.
    _Siguen_   --  _fuguen_,  --  soyons.
    _Sigués_   --  _fugués_,  --  soyez.
    _Siegon_   --  _fugon_,   --  qu’ils soient.

SUBJONCTIF

_Que siégue_ ou _fugue_, -- que je sois, etc.

IMPARFAIT

_Que siguésse_ ou _fuguésse_, -- que je fusse, etc.

PARTICIPE PRÉSENT

_Estènt_, -- étant.

La première conjugaison des verbes est en _a_ ou en _ar_ qui correspond
à _er_.

INFINITIF

_Cantar_, -- chanter.

INDICATIF PRÉSENT

_Canti_, -- je chante.

IMPARFAIT

_Cantavi_, -- je chantais.

PARTICIPE PASSÉ

_Canta_, _cantado_, -- chanté, chantée.

PARTICIPE PRÉSENT

_Cantan_, -- chantant.

FUTUR

_Cantarai_, -- je chanterai, etc.

SUBJONCTIF

_Que canti_, -- que je chante, etc.

Dans la première conjugaison, les verbes qui se terminent en _ia_,
comme _remercia_, et qui font en rhodanien _remercie_, _remerciès_,
_remercian_, etc..., changent cette terminaison en dialecte
marseillais, ainsi qu’il suit: _remercien_, _remerciès_, _remerciè_,
_remercias_, etc.

Deuxième conjugaison en _i_:

INFINITIF

_Fini_, -- finir.

PASSÉ

_Avé fini_, -- avoir fini.

PARTICIPE PRÉSENT

_Finissènt_, -- finissant.

PASSÉ

_Fini_, _finido_, -- fini, finie.

INDICATIF PRÉSENT

_Finisse_, -- je finis.

IMPARFAIT

_Finissieù_, -- je finissais.

PASSÉ DÉFINI

_Finiguère_, -- je finis.

FUTUR

_Finirai_, -- je finirai.

PASSÉ

_Aurièù fini_, -- j’aurai fini.

IMPÉRATIF

    _Finisse_,   --   finis.
    _Finigue_,   --   qu’il finisse.
    _Finissen_,  --   finissons.
    _Finissés_,  --   finissez.
    _Finigon_,   --   qu’ils finissent.

SUBJONCTIF

_Que finigue_, -- que je finisse.

IMPARFAIT

    _Que finiguesse_,     --   que je finisse.
    _Que finiguessiau_,   --   que nous finissions.

La troisième conjugaison se termine en _e_ et correspond à la quatrième
du français en _dre_, ainsi: _rèndre_ à l’infinitif, rendre.

PASSÉ

_Avé rendu_, -- avoir rendu.

PARTICIPE PRÉSENT

_Rendènt_, -- rendant.

PASSÉ

_Rendu_, _rendudo_, -- rendu, ue.

INDICATIF

_Rènde_, -- je rends.

IMPARFAIT

    _Rendieù_, -- je rendais.
    _Rendian_, -- nous rendions.

PASSÉ DÉFINI

    _Rendeguère_,    --  je rendis.
    _Rendeguerian_,  --  nous rendîmes.

PASSÉ INDÉFINI

_Ai rendu_, -- j’ai rendu.

FUTUR

    _Rendrai_, -- je rendrai.
    _Rendren_, -- nous rendrons.

IMPÉRATIF

    _Rènde_  ou  _rend_,  -- rends.
    _Rènde_,              -- qu’il rende.
    _Renden_,             -- rendons.
    _Rendès_,             -- rendez.
    _Rèndan_,             -- qu’ils rendent.

SUBJONCTIF

    _Que rènde_,  --  que je rende.
    _Que rènden_, --  que nous rendions, etc.

IMPARFAIT

    _Que rendeguèsse_,   --  que je rendisse.
    _Que rendeguessian_, --  que nous rendissions.

Les verbes pronominaux des trois conjugaisons se forment en provençal
en ajoutant les pronoms _me_, _te_, _se_, _nous_, _vous_, _se_.
Exemples: se couper, _me coupi_, _te coupès_, _se coupe_, etc...

Enfin, pour terminer ce chapitre des verbes, nous ajouterons que,
comme en français, l’infinitif, en provençal, peut s’employer comme
substantif. Exemple: _lou dourmi_, le sommeil; _lou mangea_, le manger.

L’accord du participe avec le sujet ou le régime diffère absolument des
règles grammaticales appliquées en français. _Es estado brave_, elle a
été sage; _l’oustaù qu’ai louga_, la maison que j’ai louée.

Dans les verbes pronominaux, on se sert des pronoms, _me_, _te_, _se_,
_nous_, _vous_, _se_, que l’on supprime devant les personnes des verbes
_sieu_, _siès_, _ès_; mais, dans les autres cas et contrairement au
français, un seul pronom suffit au lieu de deux. Exemple:

    _Me conufessi_,    je me confesse.
    _Te conufessès_,   tu te confesses, etc.

Ces pronoms se placent après le verbe à l’impératif:

    _Taiso-te_,        tais-toi.
    _Taiso-se_,        qu’il se taise.
    _Teisen-nous_,     taisons-nous.
    _Teisaz-vous_,     taisez-vous.
    _Taisan-se_,       qu’ils se taisent.


DE LA PRÉPOSITION

Les principales prépositions usitées en provençal sont:

    _A_, en français _à_.

Mais, devant un nom commençant par une voyelle, on la remplace par
_en_: _m’en vaù en Avignoun_.

    _Contro_,                contre ou auprès d’eux.
    _Davans_,                devant ou avant.
    _Darrié_, _à reire_,     derrière.
    _De_,                    pour, de ou en.
    _Enco de_, _vers_,       chez.
    _Ente_,                  entre eux, parmi, au milieu de...
    _Pèr_,                   par, pour, à travers, pendant.
    _Séns_  ou  _sènso_,     pas, sans.
    _Toucant_,               vers, près de.
    _Vers_,                  vers, du côté de, et chez.


DE L’ADVERBE

On distingue en provençal plusieurs sortes d’adverbes.

ADVERBES DE LIEU

Dans ce genre d’adverbes, comme dans les adjectifs, on remarquera des
augmentatifs qui donnent aux mots une grande expression de clarté et de
force.

    _Eici_  ou  _eicito_,              ici.
    _Pereici_,                         par ici.
    _Aqui_  ou  _aquito_,              là.
    _Pèraqui_,                         par là.
    _Amount_  ou  _peramount_,         en haut, là-haut.
    _Amoundaùt_  ou  _peramoundaùt_,   par là-haut.
    _Avan_,                            en bas.
    _Peravan_,                         là-bas.
    _Alin_, _peralin_,                 et par là-bas.
    _A bas_, _perabas_,                au loin, plus loin.
    _Eila_, _pereila_,                 là, là-bas, de l’autre côté.
    _Eilamount_, _pereilamount_,       là-haut, tout là-haut.

    _Eilavaut_, _pereilavaut_.       }
    _Eilalin_, _pereilalin_.         } Là-bas, tout au loin.
    _Eilabas_, _pereilabas_.         }

    _Eiça_,                            çà, ici.
    _Pereiça_.                         de ce côté-ci.

    _Eiçamount_, _pereiçamount_.     }
    _Eiçamoudaut_, _pereiçamoudaut_. } Vers cette hauteur.

    _Eiçavaut_, _pereiçavaut_.       } Ici-bas, dans
    _Eiçalin_, _périçalin_.          }   le pays lointain où
    _Eiçabas_, _pereiçabas_.         }   nous sommes.

    _Ounté_, _mounté_, _vounté_.      que pour où.
    _Dedins_, _défouéro_.             dedans, dehors.

ADVERBES DE TEMPS

    _Vuei_, _aujour-d’uéi_, _encuei_,      aujourd’hui.
    _Aro_, _aier_, _deman_,                maintenant, hier, demain.
    _Anue_, _tard_,                        ce soir, tard.
    _Quatecant_, _subit_,                  aussitôt, tout à coup.
    _Subran_ ou _subre_, _lèse_,           soudain, de suite.
    _Autan_, _desenant_,                   jadis, désormais.
    _Adés_, _tout-aro_, _tout-escas_,      tout à l’heure.
    _Sèmpre_, _toujour_, _jamai_,          toujours, jamais.
    _Enterin_, _entanterin_, _entrensen_,  pendant ce temps.
    _Mai_, _encoro_,                       encore.

ADVERBES D’ORDRE

    _Avans_,              avant.
    _Piei_,               puis.
    _Proumieramen_,       premièrement.
    _Darrieramen_,        dernièrement.

ADVERBES DE QUANTITÉ

    _Pau_, _gaire_,       peu, guère.
    _Bèn-cop_, _forço_,   beaucoup.
    _Proun_,              assez.
    _Quàsi_, _quasimen_,  presque.
    _Mai_,                davantage, plus.
    _Majamen_,            principalement.

ADVERBES DE COMPARAISON

    _Mai_, _mens_,        plus, moins.
    _Autant_,             autant.
    _Miès_ ou _mieus_,    mieux.
    _Piéjé_,              pire.
    _Pulèn_,              plutôt.

ADVERBES DE MANIÈRE

    _Ansin_, _autan_,     ainsi.
    _Bèn_, _mau_,         bien, mal.
    _Vite_, _vitamen_,    vite.
    _D’aise_, _plan_,     doucement, lentement.
    _Courentamen_,        couramment.

ADVERBES DE DOUTE, D’AFFIRMATION ET DE NÉGATION

    _Beleù_, _bessai_,    peut-être.
    _Segur_,              sûrement.
    _O_, _si_,            oui.
    _Noun_, _nani_,       non.


DE LA CONJONCTION

Les principales conjonctions sont les suivantes:

    _E_,                         et.
    _Emai_,                      et, aussi, quoique.
    _Que_,                       que, car.
    _Car_,                       car.
    _Ni_, _ni mai_, _ni mens_,   ni, pas davantage, pas moins.
    _Mai_,                       mais, pourvu que.
    _Se_,                        si.
    _Or_,                        or.
    _Dounc_, _adounc_,           donc.
    _O_,                         ou.
    _Quand_, _quouro_,           quand.
    _Coume_,                     comme.
    _Pamens_,                    pourtant.
    _Tre que_, _entre que_,      dès que.
    _Enterin que_,               tandis que.
    _Doùmaci_,                   car, en effet, parce que.
    _Perqué_,                    parce que, car.

Les interjections, trop nombreuses pour être reproduites ici, sont
très usitées dans le provençal, pour exprimer la joie, la douleur,
la compassion, la crainte, le désir, l’admiration, la surprise,
l’aversion, le dégoût, l’indifférence, l’approbation, etc...


CONCLUSION

Ici se termine l’exposé grammatical du provençal parlé et écrit
selon la nouvelle méthode orthographique. Nous en avons puisé les
principaux éléments dans les ouvrages du Frère Savinien et la
_Grammaire_ de dom Xavier de Fourvières qui, aujourd’hui répandue dans
les écoles congréganistes des départements de Vaucluse, du Gard, des
Bouches-du-Rhône et du Var, rend les plus grands services aux élèves
en facilitant leurs progrès, tant dans la langue française que dans la
langue du pays natal. Nous renouvelons le vœu déjà formulé, à savoir
que cet ouvrage ainsi que ceux du Frère Savinien (_Lectures ou versions
provençales-françaises_) soient répandus également dans les écoles
communales laïques (garçons et filles) de tous nos départements du Midi.

Nous ne saurions trop insister sur l’application de la méthode de dom
Xavier de Fourvières et du Frère Savinien, dont les résultats passés
garantissent les succès futurs. Ce faisant, nous ravivons la pensée,
nous nous associons au intentions de ceux qui l’ont patronnée et
encouragée par leurs discours ou leurs écrits. Elle a été recommandée
au Ministre de l’Instruction publique par _M. de Boislisle_, qui
présidait le Congrès des Sociétés savantes de Paris et des départements
à la Sorbonne, en 1896; par _Mistral_, le grand poète de notre
Provence, qui, dans une lettre rendue publique adressée à l’auteur, en
signalait les avantages en un style étincelant de verve, de logique
et de clarté; par _Paul Meyer_, le distingué directeur de l’École des
Chartes; par _Mgr Dupanloup_, l’évêque patriote, dont le souvenir
est encore présent à la mémoire de tous les Français qui l’ont vu
lutter contre l’invasion allemande, en 1870; par _Michel Bréal_, qui
n’a jamais cessé d’être l’apôtre de cette juste revendication; par
_Saint-René Taillandier_, qui disait si justement: «Pour fortifier
le sentiment de la grande patrie, il faut cultiver les traditions et
la langue de la petite province; pour atteindre ce but et obtenir
les meilleurs résultats, il faut faire voir aux enfants les rapports
intimes, profonds, naturels du provençal et de la langue nationale.
Ainsi envisagée, l’étude du provençal ne peut être qu’utile, car, en
même temps qu’elle nous attache plus fortement à notre foyer, à notre
Provence, elle nous fait mieux aimer la France, en nous montrant
l’unité de notre origine et le berceau commun de notre développement.»

Ici se termine cet ouvrage que nous mettons sous la haute protection
des noms autorisés que nous venons de citer, aussi bien que de tous
ceux qui s’intéressent à notre passé historique, à notre langue
provençale et à sa propagation dans nos écoles du Midi, où elle sera
le moyen le plus sûr, le plus prompt et le plus direct d’améliorer
l’enseignement de la langue nationale: le français.


NOTES

  [102] D’après le Frère Savinien.



TABLE DES MATIÈRES


  I

  LES FÊTES

                                                                 Pages.
  Histoire.-Caractère.--Mœurs.--Usages.--Fêtes, jeux et coutumes
    des Provençaux                                                   1
  _Fêtes civiles._--Le jour de l’an                                  4
      Les Rois                                                       4
      Le Carnaval                                                    5
      Danse des Olivettes                                            5
      Les Jarretières.--Les Bergères.--La Cordelle                   6
      Les Moresques et les Épées                                     7
      Leis Bouffet.--Leis Fieloué.--La Falandoulo                    7
      La Reine de Saba                                               8
      Caramantran                                                    9
  _Fêtes religieuses._--La Chandeleur                               10
      Les Rameaux.--La Semaine sainte.--Pâques                      11
      La Pentecôte.--Les Jeux de la Tarasque                        12
      La Fête-Dieu.--La fête, les jeux                           15-20
      La Saint-Jean                                                 20
      La Toussaint.--Les Morts.--La Noël                            21
      La Messe de Minuit.--Leis Caléna                              23
  _Jeux._--Leis Roumevage.--Les Joies                               24
      La Targo                                                      24
      La Bigue                                                      25
      Courses d’hommes et d’animaux                                 25
      Combats de taureaux                                           26
      La lutte                                                      28
      Le saut.--La barre.--Le disque                             28-29
      Les boules.--La cible.--Les palets                            29
      Le mât de cocagne.--Les grimaces                              29
      Les cartes.--Le coq                                        29-30

  II

  USAGES

      Le Baptême                                                    31
      Le Mariage.--Les Funérailles                               32-33
      Les Quatre Saisons                                            34
      Le Costume                                                    37
  _Les Mœurs._--La vie domestique                                   41
      La vie sociale                                                44

  III

  LA LANGUE PROVENÇALE AU XIXe SIÈCLE                               47

  IV

  LE FÉLIBRIGE DE PROVENCE

      Période de formation                                          59
      Période d’affirmation                                         66
      Ses statuts                                                   66

  V

  LES PROVENÇAUX A PARIS APRÈS 1870

      Les Cigaliers et les Félibres de Paris                     77-78
      Leur groupement.--Création de la première société
        méridionale.--_La Cigale_                                   78
      Le mouvement littéraire félibréen et la fondation du
        _Félibrige de Paris_                                        79
      Son programme.--Ses statuts                                   82
      De l’utilité de l’épuration du provençal                      94

  VI

  HISTOIRE DES DIALECTES DU SUD-EST DE LA FRANCE

  AVANT-PROPOS                                                      99
  Histoire des dialectes du Sud-Est de la France                    99
      Langue ligurienne                                            102
          -- grecque                                               105
          -- latine                                                110
      Langues barbares                                             116
      Langue francique ou théotisque                               118
          -- romane                                                121

  VII

  ÉTAT DE LA PROVENCE LORS DE LA FORMATION DE LA LANGUE ROMANE     123

  La langue romane dans le nord et le midi de la France            126
  De l’influence de la chevalerie et des croisades sur le
    développement de la langue romane                              130
      Période des Trouvères et des Troubadours                     130
      Les Trouvères                                                132
      Les Troubadours                                              134

  VIII

  DE L’INFLUENCE DES TROUBADOURS SUR LA LITTÉRATURE DU NORD

      Le vers                                                      138
      La chanson                                                   139
      Le chant                                                     140
      Le son.--Le sonnet                                           140
      Le planh (ou complainte)                                     141
      La cobla (ou couplet)                                        141
      La tenson                                                    142
      Le sirvente                                                  143
      La pastourelle                                               146
      La sixtine                                                   148
      Le descord (pièces irrégulières)                             148
      L’aubade et la sérénade                                      148
      Ballade.--Danse.--Ronde                                      149
      Épître.--Conte.--Nouvelle                                    149

  IX

  DE LA PRÉÉMINENCE DES TROUBADOURS SUR LES TROUVÈRES
  ET LA LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE                                      151

  _Les Cours d’amour_                                              154
      Code d’amour                                                 154
      Jugements des Cours d’amour                                  154
      Les cours d’amour en Provence                                156
      Leur influence sur les mœurs                                 157

  X

  DE L’INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE ROMANE
  SUR LES PREMIERS ESSAIS DU THÉÂTRE EN FRANCE                     159

      Croisade contre les Albigeois                                164
      Décadence de la langue romane                                171

  XI

  LANGUE PROVENÇALE

  Le Provençal depuis le roi René jusqu’à la Révolution            173
  Des divers dialectes des anciennes provinces de France
    par rapport au roman                                           173
      Dialectes poitevin et vendéen                                179
          --    de la Saintonge et de l’Aunis                      182
          --    du Limousin                                        182
          --    de la Haute et Basse-Auvergne                      183
          --    du Dauphiné et Bresse                              185
          --    de la Guyenne et de la Gascogne                    186
          --    de la Gironde                                      188
          --    du Languedoc                                       191
          --    de la Provence                                     194

  XII

  GRAMMAIRE PROVENÇALE

  Petite grammaire provençale (d’après Achard, 1794)               197
  Différences linguistiques et orthographiques entre le
    provençal parlé et écrit avant la Révolution et le
    provençal de nos jours, selon l’Ecole Félibréenne,
    d’après l’ouvrage du Frère Savinien et dom Xavier
    de Fourvières                                              210-211

  CONCLUSION                                                       227

  TABLES                                                           229



TABLE DES NOMS CITÉS DANS L’OUVRAGE

  A

  Achard, 99, 195.
  Adalazie (V{tesse} d’Avignon), 156.
  Adalhard (saint), 127.
  Adam de la Halle, 163.
  Adelung, 101.
  Adhémar (de Valence), 170.
  Agard (Pierre), 134.
  Agoult (Béatrice d’), dame de Sault, 156.
  Aillaud, 135.
  Aimeri de Péguilhan, 136.
  Alaete (dame d’Ongh), 156.
  Alaete de Méolon, 156.
  Alarcon, 153.
  Albert de Sisteron, 151, 186.
  Allardeau (Jean), évêque de Marseille, 175.
  Alphonse II d’Aragon, 187, 191.
  Alphonse de Castille, 161.
  Amy (père), 82, 93.
  Amy (fils), 93.
  André (le Chapelain), 155.
  Andrieux, 78.
  Anselme Mathieu, 61, 63.
  Antoinette de Cadenet (dame de Lambesc), 156.
  Arène (Paul), 62.
  Argent (d’), 178.
  Armand de Carcassés, 143.
  Arnaud de Cotignac, 195.
  Armand Daniel, 135.
  Armand de Marveil, 175.
  Astros (d’), 62.
  Astruc, 73, 191.
  Athènes, 109.
  Aubanel (Th.), 61, 62.
  Aubert, 79.
  Aubusson (J. d’), 160.
  Auguis, 152.
  Auran (Bénoni), 93.
  Ausone, 109.
  Authénon, 66.
  Autun, 123.
  Azaïs (G.), 54.
  Azalaïs de Porcairagues, 194.
  Azalaïs de Roquemartine, 194.

  B

  Bâle, 125.
  Barnadou (Pierre), 188.
  Barthès, 144.
  Baudouin, 77.
  Béatrix (C{tesse} de Provence), 156, 174.
  Beaumarchais, 153.
  Becket (Thomas), 166.
  Belaud (Louis), 140, 177.
  Belleval (Ch. de), 193.
  Bellot, 55.
  Bénédit, 55.
  Bénétrix, 96.
  Bénoni (Mathieu), 55.
  Bergeret de Bordeaux, 61.
  Bernard de Ventadour, 155, 182.
  Bernay (Alexandre de), 118.
  Béranger Ier, 174.
  Berluc Pérussis, 73.
  Bertrand d’Alamanon, 194.
  Bertrand de Born, 187.
  Bertrand Carbonel, 195.
  Bertrand de Paris (dit Cercamons), 187.
  Bertrand de Puget, 195.
  Bertrane (dame d’Orgon), 156.
  Bertrane (dame de Signe), 156.
  Béziers, 168.
  Bigot (de Nîmes), 194.
  Blacas, 136, 195.
  Blacasset, 195.
  Blanche de Flassans (dite Blancaflour), 156.
  Boccace, 153.
  Boé (Jacques). Voir _Jasmin_.
  Boislisle (de), 228.
  Boissier (A.), 186.
  Boissier de Sauvages, 194.
  Bonaparte Wyse (William), 63.
  Bonnet (Baptiste), 79, 82, 93.
  Boniface III, de Castellane, 195.
  Bornier (de), 69.
  Boson, 123.
  Bouchor (M{ce}), 97.
  Bourciez, 97.
  Bourdillon (l’abbé), 186.
  Bousquet (C.), 178.
  Bréal (Michel), 97, 228.
  Bréval (Mme), 86.
  Briaude d’Agoult, 156.
  Brunet (Jean), 61.

  C

  Cairéls (Elias), 136.
  Caldagnès, 184.
  Calvet, 63.
  Calvo, 153.
  Canonge, 62.
  Cardinal (Pierre), 135, 143.
  Carloman, 123.
  Carry, 195.
  Casavétéri (Jean de), 192.
  Castelloza de Mairona, 184.
  Castil-Blaze, 61.
  Castrucci, 125.
  Cazemajou, 74.
  Cercamons (Bertrand de Paris), 187.
  Cervantès, 153.
  Chabanaud, 97.
  Chailan (Fortuné), 55.
  Champagne (C{tesse} de), 155.
  Champeval, 183.
  Charaire, 88.
  Charlemagne, 123.
  Charles d’Anjou, 174, 194.
  Charles le Chauve, 123, 128.
  Charles le Gros, 123.
  Charles III du Maine, 174.
  Château, 87.
  Chaucer (Geoffroy), 152.
  Chauvier, 88.
  Cigala, 153.
  Clara d’Anduze, 194.
  Clarence (duc de), 152.
  Clarette (dame de Baulx), 156.
  Clédat, 97.
  Clopinel, 133.
  Coblentz, 123.
  Coïmbre, 118.
  Columelle, 109.
  Conrad, 125.
  Constant, 97.
  Constantin, 121.
  Corneille, 153.
  Cornélius-Gallus, 109.
  Coucy (Raoul de), 134.

  D

  Damase-Arbaud, 61, 63.
  Dante, 152, 153.
  Daubian, 195.
  Dauphin d’Auvergne, 184.
  Deluns-Montaud, 92.
  Désanat, 55.
  Desmons, 96.
  Deudes de Prades, chanoine de Maguelonne, 136.
  Devoluy (Pierre), 73.
  Die (C{tesse} de), 156.
  Diouloufet, 51.
  Donat, 126.
  Doria, 153.
  Doulce de Moustiers, 156.
  Drouet (Jean), 182.
  Duc (Lucien), 93.
  Duclou (dom Léonard), 183.
  Ducquercy, 79, 82.
  Dufau, 93.
  Dufour, 52.
  A. Dumas, 78.
  Dupanloup (Mgr), 228.
  Duparc, 91.
  Dupuy (de Carpentras), 185.

  E

  Eléonore d’Aquitaine, 155.
  Elyas de Barjols, 187.
  Elyas Cairels, 187.
  Elys (dame de Meyrargues), 156.
  Enjalbert, 93.
  Espagne, 160.
  Évêque de Clermont, 184.

  F

  Fabre d’Olivet, 50.
  Faydit (Ganselme), 136, 160, 182.
  Faure (H.), 93.
  Faure Maurice. Voir _Maurice Faure_.
  Fesquet, 120.
  Figueira, 194.
  Flagy (Jean de), 133.
  Floret, 62, 194.
  Folquet de Lunel, 187.
  Folquet de Marseille, 194.
  Folquet de Romans, 136, 186.
  Fontenelle, 81.
  Foucart, 91.
  Fourès (A.), 93.
  France, 64, 172, 177.
  Frédéric II, 178.
  Froissard, 153.
  Funel, 96.

  G

  Gaidon, 62.
  Galéas (duc de Milan), 154.
  Gander, 133.
  Garcin, 55.
  Gardet (J.), 93, 94.
  Garins d’Apchier, 193.
  Gastinel, 55.
  Gaston de Turenne, 171.
  Gauthier, 55, 90.
  Gélu (Victor), 61.
  Génin, 194.
  Geoffroy Rudel, 187.
  Germain, 60.
  Gibert de Montreuil, 133.
  Giera (Paul), 61.
  Gilliéron, 97.
  Gineste (Raoul), 93.
  Giorgo, 153.
  Girard de Roussillon, 130.
  Giraud (Henri), 93.
  Giraud Leroux, 194.
  Giraud de Calençon, 160, 161, 187.
  Giraud de Borneil, 182.
  Giraud Riquier, 160.
  Glayse, 82, 194.
  Godin, 183,
  Goudouli, 191.
  Gourdoux, 55, 94.
  Granet, 195.
  Gras (Félix), 64, 72, 94.
  Grégoire le Grand, 126, 193.
  Grivolas, 82.
  Gros de Marseille, 178.
  Groslong. Voir _Devoluy_, 73.
  Guillaume de Ballaun, 194.
  Guillaume de Castro, 155.
  Guillaume (C{te}) de Clermont, 171.
  Guillaume de Durforte, 187.
  Guillaume de Latour, 187.
  Guillaume Mayret, 186.
  Guillaume de Poitiers, 134.
  Guillaume de Saint-Didier, 139, 142.
  Guillelmette Monja, 160.
  Guy Guérujat, 194.
  Guy d’Ursel, 195.

  H

  Hauser (F.), 93.
  Hélène (dame de Mont-Pahon), 156.
  Henri IV (d’Angleterre), 154.
  Hercule, 93.
  Hermon, 102.
  Hermengarde, 123.
  Hermyssende (dame de Posquières), 156.
  Hessels, 127.
  Hesychius, 104.
  Hombres (d’), 194.
  Honorat (S.-J.), 50.
  Honorius IV (le pape), 172.
  Hugues, 125.
  Hugues Brunot de Rodez, 187.
  Huguette de Forcalquier (dame de Trets), 156.
  Hygin, 109.

  I

  Injalbert, 93.
  Innocent III (le pape), 167.
  Isabelle des Berrihons (dame d’Aix), 156.
  Isnardon, 55.

  J

  Jasmin, 52.
  Jausserande de Claustral, 156.
  Jean Estève (de Béziers), 195.
  Jean Estève, 146.
  Jean Riquier, 195.
  Jeanroy, 97.
  Jehanne de Baulx, 156.
  Jordan, 186.
  Jubinal (Achille), 162.

  L

  Laborde (Raymond), 97.
  Lactance, 109.
  La Fare-Alais, 55, 194.
  Lamartine, 78.
  Lambert, 134.
  Lamétrie, 178.
  Lancastre (duc de), 154.
  Laurent (Bonaventure), 62.
  Laurette de Saint-Laurent, 156.
  Lazarine de Manosque, 90.
  Leconte de Lisle, 86.
  Legrand d’Aussy, 137.
  Legré Touron, 62.
  Léopold Robert, 36.
  Lépinay, 183.
  Leroux de Lincy, 152.
  Lesage, 153.
  Leygues, 90.
  Lope de Vega, 153, 178.
  Lorris (Guillaume de), 133.
  Loubet, 93.
  Louis d’Italie, 124.
  Louis VII, 155.
  Louis XIV, 175.
  Louis le Germanique, 128.
  Luitprand, 121.

  M

  Mabille de Villeneuve (dame de Vence), 156.
  Mabille (dame d’Yères), 156.
  Macabrés, 182.
  Magdeleine de Salon, 156.
  Mahomet Althamar, 121.
  Malespina, 153.
  Malespina (M{ise} de), 156.
  Marcel, 93.
  Marignan, 93.
  Mariéton, 61, 75.
  Marseille, 109.
  Martelly, 62.
  Martial, 109.
  Martin fils, 90, 105.
  Massip, 94.
  Mathieu-Lacroix, 53.
  Matzner, 152.
  Maurice-Faure, 74, 77, 79, 82, 92.
  Méry, 78.
  Métastase, 193.
  Meung (J. de), 133.
  Meyer (Paul), 97, 228.
  Miale, 93.
  Michel (Sextius), 87.
  Millet (J.), 186, 195.
  Millin, 134.
  Mistral (F.), 61, 62, 63, 72, 99, 228.
  Moine de Montaudon (Le), 151, 184.
  Molière, 153.
  Montaille, 124.
  Moquin-Tandon, 54, 78.
  Muret, 169.
  Mushacki, 118.

  N

  Nat de Mons, 194.
  Natibor (ou Tiberge de Seranon), 195.
  Navarrot, 61.
  Nazur, 186.
  Nice, 87.
  Nostradamus, 174.

  O

  Ogier, 185.
  Ollivier (Jules), 186.

  P

  Papon, 195.
  Passy (Paul), 97.
  Pasturel, 184.
  Paulet de Marseille, 195.
  Peire d’Auvergne, 139.
  Pélabon, 55.
  Perbosc, 96.
  Perdigon, 194.
  Pérez (Antonio), 153.
  Pétrarque, 152, 153, 182.
  Pétrone, 109.
  Peyrols, 184.
  Peyron-Bompar, 177.
  Peyrotte, 54.
  Phanette de Gantelme (dame de Romanin), 156.
  Philippe-Auguste, 167.
  Pichot, 78.
  Pierquin de Gembloux, 186.
  Pierre de Barjac, 194.
  Pierre de Castelnau, 165.
  Pierre Vidal. Voir _Vidal_, 191.
  Plantier, 93.
  Pomponius Mela, 109.
  Poncy (Ch.), 62.
  Pons de Capdeuil, 136, 141, 193.
  Pope, 152.
  Prothis, 104.
  Provence, 1.
  Provence (C{te} de), 6.
  Puech, 177.
  Puget, 195.
  Puy-Laurens (Guil. de), 168.

  Q

  Quevedo, 153.

  R

  Rachilde, 124.
  Racine, 186.
  Rajambaud, 134.
  Rambaud de Vaqueiras, 136, 142.
  Rancher, 61.
  Rascasse (Cécile), 156.
  Raymond (évêque de Nice), 134.
  Raymond (Pierre), de Toulouse, 194.
  Raymond VI (C{te} de Toulouse), 165, 169.
  Raymond-Bérenger, 193.
  Raymond-Bérenger V, 195.
  Raymond de Castillon, 171.
  Raymond-Roger II de Béziers, 167.
  Raymond de Saint-Gilles, 171.
  Raymond de Solas, 195.
  Raynouard, 48.
  Reboul, 194.
  Renaud, 90.
  René (le roi), 175.
  Rennes, 97.
  Reymonenq, 55.
  Richard (le roi), 136, 160.
  Richard de Noves, 125.
  Rieu, 87.
  Riffart, 93.
  Rigaut de Montpellier, 61, 193.
  An. Rivière, 63.
  Rixende de Puyvard (dame de Trans), 156.
  Roch-Bourguet, 61.
  Rocher (de), 93.
  Rodel (Jean), 136.
  Rodolphe (le roi), 124.
  Rogier (Pierre), 184.
  Rome, 168.
  Roqueferrier, 194.
  Roquefeuille (Ysarde de), 156.
  Rostangue (dame de Pierrefeu), 156.
  Roumanille, 55, 59, 61, 72.
  Roumieux, 62, 63, 91.
  Rousselot (l’abbé), 97.
  Roux (J.), 91, 183.
  Roux-Renard, 93.
  Roux-Servine, 93.

  S

  Saboly, 178.
  Sabran (Hugonne de), 156.
  Saint-Antoni (V{te} de), 186.
  Saint Bernard, 165.
  Saint Louis (roi), 160.
  Saint-Pol (C{te} de), 169.
  Sainte-Beuve, 53.
  Sainte-Palaye, 139.
  Saluce (M{ise} de), 156.
  Savari de Mauléon, 182.
  Savinien (le frère), 96, 97, 227.
  Schaffhouse, 125.
  Schœll (Frédéric), 114.
  Séguier (l’abbé), 194.
  Silius Italicus, 109.
  Simon de Montfort, 169.
  Sordel, 153.
  Stéphanette de Baulx, 156.
  Swynford, 142.

  T

  Taillandier (René), 228.
  Tallard (Anne, V{tesse} de), 156.
  Tandon, 194.
  Tarif, 118.
  Tavan (A.), 61, 73, 94.
  Théodoric, 123.
  Théroalde, 133.
  Thibaut de Champagne, 136.
  Thomas (A.), 97, 174.
  Tiberge de Séranon, 158, 195.
  Titien (le), 166.
  Tournier (A.), 93.
  Tourtoulon (de), 79, 81, 194.
  Trogue-Pompée, 109.
  Troubat (Jules), 73.
  Troubat (Antoine), 93.

  U

  Ulphilas, 117, 118.
  Ursynes des Ursières, 156.

  V

  Valence, 124.
  Vertfeuil, 165.
  Victor Hugo, 153.
  Vidal (Pierre), 191.
  Vienne, 124.
  Vigne (l’abbé), 50.
  Villemain, 81.
  Villeneuve-Esclapon, 79.
  Violante (princesse), 154.
  Vitet, 97.
  Voiture, 153.

  W

  Wagner-Robier, 93.
  Wistace, 152.
  Wœlfel, 118.

  X

  Xavier de Fourvières (dom), 227.
     »   de Ricard, 77.

  Z

  Zacharie, 127.



BIBLIOGRAPHIE


  Achard, _Dictionnaire provençal_ et _Grammaire provençale_.

  Berluc-Pérussis (de), _Carte des dialectes et sous-dialectes
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    et Antibes_ (1890).

  Vidal, _Etude sur les analogies linguistiques du Roumain et du
    Provençal_ (1885).

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    Félibrige_ (1901).


TOURS, IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES, 6, RUE GAMBETTA.


       *       *       *       *       *


  Corrections dans la Table des matières
    et dans les titres des chapitres et sections

  Page 210: Titre de section inséré:
    «DIFFÉRENCES LINGUISTIQUES ET ORTHOGRAPHIQUES ENTRE LE PROVENÇAL
    PARLÉ ET ÉCRIT AVANT LA RÉVOLUTION ET LE PROVENÇAL DE NOS JOURS,
    SELON L’ECOLE FÉLIBRÉENNE, D’APRÈS L’OUVRAGE DU FRÈRE SAVINIEN
    ET DOM XAVIER DE FOURVIÈRES».

  Page 227: Titre de section inséré: «CONCLUSION».

  Page 229 (Table des matières): «I — HISTOIRE» remplacé par
    «I — LES FÊTES».

  «Caractère.—Mœurs.—Usages.» etc. remplacé par
    «Histoire.—Caractère.—Mœurs.—Usages.» etc.

  Page 230: «V — LES PROVENÇAUX A PARIS APRÈS 1870» remplacé par
            «V — LES CIGALIERS ET LES FÉLIBRES DE PARIS».

  «Les Cigaliers et les Félibres de Paris» remplacé par «Les Provençaux
    à Paris après 1870».

  Titre ajouté: «De l’utilité de l’épuration du provençal».

  Page 231 (Chapitre VII): Titre ajouté: «La langue romane dans le nord
    et le midi de la France».

  Page 232: «XI — LE PROVENÇAL DEPUIS LE ROI RENÉ JUSQU’A LA RÉVOLUTION»
    remplacé par «XI — LANGUE PROVENÇALE».

  Titre ajouté: «Le Provençal depuis le roi René jusqu’à la Révolution».

  XII — GRAMMAIRE PROVENÇALE: l’original ajoute «(D’APRÈS
    ACHARD), 1794» que nous avons supprimé.

  «Abrégé de la grammaire provençale (d’après dom Xavier de Fourvières)»
    remplacé par «Petite grammaire provençale (d’après Achard, 1794)».





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