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Title: Les deux romanciers
Author: Boylesve, René
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les deux romanciers" ***


  RENÉ BOYLESVE
  de l’Académie Française

  LES DEUX
  ROMANCIERS


  PARIS
  J. FERENCZI ET FILS, ÉDITEURS
  9, Rue Antoine-Chantin, 9



DU MÊME AUTEUR


  Le médecin des Dames de Néans                      1 vol.
  Les bains de Bade                                  1 vol.
  Sainte-Marie-des-Fleurs                            1 vol.
  Le parfum des Iles Borromées                       1 vol.
  Mademoiselle Cloque                                1 vol.
  La becquée                                         1 vol.
  L’enfant à la balustrade                           1 vol.
  La leçon d’amour dans un parc                      1 vol.
  Le bel avenir                                      1 vol.
  Mon amour                                          1 vol.
  Le meilleur ami                                    1 vol.
  La jeune fille bien élevée                         1 vol.
  Madeleine jeune femme                              1 vol.
  La marchande de petits pains pour les canards      1 vol.
  Tu n’es plus rien                                  1 vol.
  Le bonheur à cinq sous                             1 vol.
  Nymphes dansant avec des satyres                   1 vol.
  Elise                                              1 vol.
  Le carrosse aux deux lézards verts                 1 vol.
  Le dangereux jeune homme                           1 vol.
  Je vous ai désirée un soir                         1 vol.
  Souvenirs du jardin détruit                        1 vol.
  Les nouvelles leçons d’amour dans un parc          1 vol.
  La Touraine                                        1 vol.



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:


  Mille exemplaires sur papier Alfa
    édition originale
  Soixante quinze exemplaires sur papier de Hollande
    numérotés de 1 à 75
  Cent soixante exemplaires sur papier Lafuma
    numérotés de 76 à 235


Tous droits de reproduction, traduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.

_Copyright by_ J. FERENCZI ET FILS, 1926.



LES DEUX ROMANCIERS


Dissemblables en tout, mais unis par une camaraderie ancienne et une
carrière heureuse, ils aimaient à se rencontrer, et s’invitaient, quatre
ou cinq fois l’an, à dîner tête à tête au cabaret. L’un était gros et
court, l’autre maigre et de haute taille, l’un du midi, l’autre du nord,
l’un affirmatif et répandant la foi, l’autre âpre négateur en toutes
matières, l’un optimiste enfin, tandis que l’autre était convaincu que
tout va des pis dans le plus malheureux des mondes. Peut-être
s’empruntaient-ils l’un à l’autre ce que chacun d’eux sentait lui
manquer par trop pour la confection de ses ouvrages, et bien que le
public de Bombourg tout comme celui de Grimarest aimassent retrouver
dans leur auteur, annuellement, la même conception partiale et fausse de
la vie, à savoir: les personnages de bonne compagnie exclusivement, ou
au contraire l’unique gibier de cour d’assises, les aventures «tournant
bien» comme les allées du parc aristocratique qui conduisent en pente
douce à la grille du perron d’honneur, ou au contraire les raboteuses
péripéties au cours desquelles la créature humaine, vouée à l’ignominie,
laisse à chaque virement un lambeau de sa chair.

Lorsqu’un client du restaurant où s’attablaient les deux écrivains, par
hasard les reconnaissait, il ne manquait pas de chuchoter leur nom aux
oreilles voisines, et, invariablement, des sourires égayaient les
visages, à cause du contraste que formait l’union tout amicale d’un
Grimarest et d’un Bombourg. Non moins invariablement il se trouvait
quelqu’un pour affirmer que la littérature de Bombourg était du dernier
crétinisme, et une autre personne pour répondre qu’un livre de Grimarest
ne supportait pas la lecture. Mais Bombourg et Grimarest avaient aussi
leurs partisans, et ceux-ci, comme du reste les détracteurs, n’allaient
pas se priver de raconter à tout venant qu’ils avaient mangé côte à côte
avec deux hommes célèbres.

Bombourg et Grimarest, eux, tout de même que s’ils eussent pris un
intérêt réciproque à leurs ouvrages, ne manquaient pas, au cours du
repas, de s’interroger: «Et toi, vieux, quand parais-tu?... Et ton sacré
éditeur?... La situation inextricable de mon dernier chapitre? ma foi,
voilà par quelle ficelle je m’en suis tiré, etc...» Et ils se donnaient
une avant-première de leurs romans, avec un abandon, une complaisance,
et bientôt un total oubli de l’interlocuteur, enfin de telle façon
exactement que si chacun eût été assuré que l’autre était son admirateur
passionné. En réalité ils ne se comprenaient pas du tout, avaient la
plus grande peine à suivre le sujet exposé, et transposaient
immédiatement, chacun à sa manière, les caractères et les situations.

Cependant, à certains détours, la conduite du récit, heurtant un point
de doctrine littéraire, rendait la discussion obligatoire. Alors ils
s’amusaient à essayer mutuellement de se convaincre l’un l’autre, comme
des débutants remplis d’illusions encore.

--Je compte quatre personnages principaux dans ton bouquin, disait
Grimarest, cinq si tu veux, en admettant la jeune fille parmi eux. Or,
pas un d’eux qui ne soit «beau et bien fait» comme on disait dans les
contes, pas un qui ne soit d’honorable souche et qui n’ait coutume
d’accomplir des actions méritoires...

--S’il te plaît! objectait Bombourg. Tu oublies que mon héroïne a failli
prendre un amant...

--J’ai failli, moi, te dire qu’elle méritait un reproche pour ne pas
l’avoir pris.

--Oh!

--Mais oui. Car en me plaçant au point de vue de la morale,--dont tu
tiens que tes personnages soient les parangons,--elle a fait de son
aventure un bruit étourdissant, alors qu’une femme adultère est
d’ordinaire, du moins dans le monde que tu peins, si discrète! en sorte
que, au cas où, par hasard, sa charmante fille eût ignoré qu’une mère de
famille peut s’oublier jusqu’à être la maîtresse d’un homme--d’ailleurs
distingué,--elle a appris par l’abstention bruyante de sa maman que
l’accomplissement de ce désordre social n’a tenu qu’à un cheveu.
Considération bien dangereuse pour un jeune esprit! Au contraire, laisse
s’accomplir le forfait, sans mot dire: il y a cent chances pour que la
jeune fille en demeure ignorante et ne se complaise pas en ses rêveries
à voir l’auteur de ses jours aux bords de l’abîme, et de quel abîme!...
Car, entre nous, mon cher, il est irrésistible, ton séducteur éconduit,
oh! oh! tu lui as donné un de ces charmes! tudieu, quel attrayant abîme!

BOMBOURG

Ton esprit est pervers...

GRIMAREST

Point du tout. Je poursuis. _Secundo_: me plaçant au point de vue des
résultats que nous donne l’observation commune, quelle extraordinaire
aventure que la réunion de seulement cinq personnes si suaves!

BOMBOURG

«L’observation commune!...» quelle plaisanterie! Nous vivons dans
l’illusion pure. Tiens, cette femme-là, en face de nous, j’affirme
qu’elle est blonde, toi tu lui vois les cheveux teints. La salle où nous
dînons m’apparaît gaie, la chère de ce restaurant excellente: j’ai
entendu soutenir ce matin même qu’on mangeait mal ici et qu’on n’y
voyait goutte. La vérité? Il y a la mienne, il y a la tienne, il y a
celle du voisin. Rien de mieux que d’admettre pour vrai ce qui nous est
démontré être la vérité des honnêtes gens.

GRIMAREST

Moyennant quoi, on s’interdit d’être original.

BOMBOURG

Le beau malheur! Originalité: la plupart du temps prétention, sottise et
folie.

GRIMAREST

On s’interdit d’être sincère.

BOMBOURG

Sincérité de notre sens propre! à qui, à quoi importe une telle
puérilité? Notre sens propre change de couleur comme nous de chemise.
Quel crédit accorder à la forme d’un nuage, à l’humeur d’un homme? Les
Grecs, plus sages que nous, faisaient leurs dieux eux-mêmes versatiles
et capricieux comme des femmes. Tout est convenu, mon ami; observons la
convention la plus sympathique et la plus favorable. Mes personnages
sont bons; je leur accorde un visage plaisant; si je leur fais courir
des risques qui provoquent le frisson, c’est parce que le roman
proprement dit ne consiste que dans cet enfantillage. Mais mon lecteur
est assuré dès le début que, meilleur moi-même que mes héros, je les
sauverai à la fin, et ne me séparerai jamais d’eux sans les avoir fait
tous ensemble joyeusement danser en rond ou chanter quelque cantique
d’action de grâces. Ce n’est pas plaisanterie, car il importe que
l’homme ait confiance dans le lendemain et dans la générosité de la
Providence.

GRIMAREST

J’admire ton courage. Si je te comprends bien, c’est un mensonge civique
que tu commets. Tu veux que l’humanité devienne bonne, et tu crois que
le moyen de la convertir est de la persuader qu’elle l’est déjà?

BOMBOURG

Je me garde d’une si noble ambition.

GRIMAREST

Loin de moi, mon cher Bombourg, la prétention de nier l’existence des
saints. Je les trouve rares, il est vrai. J’ai tendance à croire qu’ils
sont d’un autre temps. Mais les honnêtes gens, c’est bien pis: il n’y en
a jamais eu!

Bombourg faillit s’étrangler. Il roulait des yeux de poule effarouchée,
bordés de rouge et dessinés au compas. Il était fort mal à l’aise,
incertain si Grimarest jonglait avec les paradoxes ou confessait avec
sincérité sa vision atroce de l’univers.

GRIMAREST

Je veux dire que les saints c’est comme les hommes auxquels on donne du
génie: ce sont des gens qui, non sans mérite, la plupart du temps, bien
entendu, sont loin de valoir ce qu’on dit d’eux, mais ils bénéficient, à
des époques mystérieusement déterminées, du besoin ancien qu’ont les
hommes d’élever l’un d’eux sur le pavois, du besoin populaire de croire
à la perfection, à l’absolu. Alors ne discutons pas, chantons comme tout
le monde, inclinons-nous, les yeux fermés. Seulement, si tu veux
m’entretenir dans le particulier, en me vantant la probité de celui-ci,
la vertu de celui-là, eh bien! je me fais fort, après examen de chaque
cas, de te prouver que sous ta probité maint calcul se cache, et, sous
tes grandes vertus, des vices même qui font compensation et rétablissent
le fatal équilibre de misère. L’humanité ne vaut que par le petit
cabotinage qui réussit à faire applaudir tel ou tel, ou par les grandes
explosions d’hypocrisie collective.

BOMBOURG

Tu es odieux! Franchement tu m’indisposes. A t’entendre, je me croirais
moi-même, au bout de dix minutes, un chenapan. Changeons de
conversation.

Le plafond de l’établissement venait de s’illuminer tout à coup au moyen
de mille ampoules, le jazz succédait à l’orchestre, et quelques couples
commençaient à tanguer.

--Cette danse, poursuivit Bombourg, on en peut médire. J’en ai fait
nettement l’éloge dans mon roman sous presse. Dans quelques années on
soutiendra qu’elle était niaisement innocente. J’ai voulu prendre les
devants. Je l’idéalise.

--Ses mouvements, dit Grimarest, sont accusés d’inspirer des idées
malsaines. Pour moi leurs brusques coupures me paraissent rythmer les
hoquets d’une digestion laborieuse. Et toi, tu réussis à idéaliser ça?

BOMBOURG

Certainement. Regarde la femme blonde dont le corps oscille selon un
rythme que le Créateur a indiqué à notre première mère au Paradis
terrestre. Quels bras! quelles courbes! et quel symbole! Son cavalier a
la taille plus fine qu’elle, et avec ça, mesure-lui la largeur des
épaules: le canon de l’art préclassique, de l’art mycénien, de l’art
pharaonesque!...

Sur quoi Grimarest se permit quelques plaisanteries à l’adresse de son
confrère dont la vie chaste et l’œuvre littéraire aux exemples plus
beaux que nature ne semblaient pas le disposer à faire l’éloge de filles
dansantes et de la plastique. Mais Bombourg, abandonné avec deux
enfants, après quelque quinze ans de mariage, par une épouse démoralisée
précisément grâce à la danse, avait récupéré le droit de commenter les
troublantes beautés. Et, comme on lui faisait, par taquinerie familière,
allusion à cette liberté neuve, Bombourg, incliné aux confidences par le
repas copieux et l’atmosphère voluptueuse, parla même de la fugitive
coupable, en parla abondamment et avec cette sorte de satisfaction que
la détente seule procure. Tout l’autorisait, dans un aparté amical, à
juger son ancienne femme sans indulgence; et quelles sévérités
n’avait-elle pas méritées pour qu’un Bombourg eût dû recourir au divorce
qu’il abhorrait! Or, loin de cela, Bombourg entama un complet éloge de
la femme qui, pour courir après un champion de saut en longueur, l’avait
abandonné, lui, au seuil de la vieillesse, avec deux enfants à peine
élevés. Nulle charge en sa mémoire ne demeurait au désavantage de
l’ex-madame Bombourg; la biographie qu’il eût écrite d’elle, eût été le
plus édifiant de ses livres, et l’histoire de ses années conjugales eût
précipité les jeunes générations en masse vers les justes noces.

Le ton de sincérité écartait toute interprétation ironique. Au contraire
il inspirait la bonhomie et prédisposait le plus sceptique aux
confidentiels épanchements. A l’issue d’un repas et au son des musiques,
qui donc ne se sent pas le cœur bon? Grimarest, qui tenait dans le
secret une liaison presque ancienne déjà, tout à coup s’en ouvrit à son
confrère et ami, pendant que les lumières baissées donnaient plus de
mystère aux enlacements lents et langoureux de la danse.

Il aspira son cigare, et rejetant le buste en arrière, il se vautra sur
la banquette confortable:

--Les femmes! soupira-t-il.

--Peuh! dit Bombourg. Les femmes, pour un gâcheur de ton espèce, n’ont
dû jamais compter beaucoup.

GRIMAREST

C’est ce qui te trompe, mon ami: tel que tu me vois, depuis cinq ans
sonnés, je suis, de la société française, le monsieur le plus amoureux.

BOMBOURG

Ce n’est encore pas beaucoup dire.

GRIMAREST

Comment! ce n’est pas beaucoup dire! Tu prétends qu’il y a peu
d’amoureux? Mais, à un roman par an, voici, depuis cinq années, cinq
amants éperdus, pas un de moins, que tu nous peins de pied en cap dans
tes ouvrages: où les as-tu pris?

BOMBOURG

Au magasin!--Et le romancier optimiste indiquait du doigt son propre
front.--Je n’ai pas la prétention de les peindre d’après nature.
L’amoureux transi! Oiseau rarissime! Je m’exténuerais à sa poursuite.

GRIMAREST

Eh bien! ne te fatigue pas, mon garçon! Fais-en ton bien si ça te
chante: un amoureux, je t’en présente un.

BOMBOURG

Invraisemblable. Pur effet d’imagination.

GRIMAREST

Quand il s’agit de toi, on peut soupçonner l’imagination: tu modèles tes
personnages à ta convenance. Mais c’est de moi, réaliste et cynique,
qu’il est parlé en ce moment. Je n’ai aucune imagination.

BOMBOURG

Et tu prétends me faire encaisser que tu idolâtres une femme!

GRIMAREST

Mais non: que je l’aime, simplement.

BOMBOURG

Tu l’aimes! Mais sais-tu seulement ce que c’est qu’aimer? C’est ne pas
voir l’objet, c’est en voir un autre, c’est donner à la glaise vulgaire
les formes et la ligne d’une personne immortelle, c’est mettre une
statue neuve sur l’autel des dieux Lares, c’est, par une aberration
ineffable, reconnaître à une créature la qualité céleste.

GRIMAREST

Ne sachant pas ce qu’est une créature céleste, peut-être, après tout, me
suis-je heurté à ce phénomène!

BOMBOURG

Blagueur! pas toi, pas toi.

GRIMAREST

Pourquoi, pas moi?

BOMBOURG

Parce que tu nies l’existence du vrai, du beau et du bien. Toi, mon
vieux, gangrené comme on te connaît, tu t’emballes peut-être pour
d’insignes monstruosités, pour quelque tare épouvantable!... Amours
baudelairiennes!... Et puis, non et non. Je lis dans ton jeu: tu veux me
faire aller.

GRIMAREST

Je t’affirme que j’aime. J’aime, depuis cinq ans. Pas plus, pas moins.
Je suis aimé aussi. Je suis heureux. Nous sommes heureux.

BOMBOURG

Tu es aimé!...

GRIMAREST

J’en suis sûr.

BOMBOURG

Il en est sûr! Ah! l’aventure est exquise! Si je faisais dire à un de
mes héros qu’il est sûr d’être aimé, qu’est-ce que je prendrais de ta
part! Tu es sûr d’être aimé? Je serais curieux de savoir comment tu t’y
prends...

GRIMAREST

Pour aimer?

BOMBOURG

Non.

GRIMAREST

Pour être aimé?

BOMBOURG

Non. Pour en être sûr.

GRIMAREST

Du résultat je ne te permets pas de douter.

BOMBOURG

Laissons cela. Nous ne faisons pour ainsi dire pas de personnalité ici.
Nous nous entretenons d’un cas curieux. Nous parlons en psychologues.
Etre sûr de quelque chose! As-tu songé à cette énormité? Etre sûr d’être
aimé!... Colossal! Tu es sûr!...

GRIMAREST

Je suis sûr.

BOMBOURG

Autrement dit, tu as la foi?

GRIMAREST

Celle-ci, assurément.

BOMBOURG

En ce cas, en effet, pas de discussion possible.

GRIMAREST

Si tu _la_ voyais, tu croirais comme moi.

BOMBOURG

Je croirais peut-être qu’elle t’aime avant que je te puisse croire
amoureux...

GRIMAREST

Non. Tu croirais en même temps l’un et l’autre.

BOMBOURG

Vous jetez des feux?... Vous portez l’auréole?... L’amour, comme un
foyer, rayonne autour de vos têtes?...

GRIMAREST

Mais quand tu parles d’un couple épris, toi, tu fais fleurir les
jardins, le ciel n’a plus de nuages, les oiseaux se mettent à chanter,
les personnages les plus obtus semblent deviner la présence du
Créateur!...

BOMBOURG

Les livres sont les livres; la réalité, encore une fois... Non, je veux
dire: toi, tu n’es pas un livre, tu n’es pas un de mes livres surtout.

GRIMAREST

D’accord. Je n’affirme pas non plus que la pluie cesserait si tu me
voyais avec la femme que j’aime, ni que les camélias s’épanouiraient par
enchantement dans la rue Saint-Denis, mais je mets en fait que tu
verrais, je ne sais pas à quoi tu verrais, mais tu verrais jusqu’à ne
pas douter.

Bombourg, de sa main, balaya l’espace devant lui comme pour le purifier
de toute ambiguïté, puis, après avoir fermé tous les doigts de la main
gauche, il releva premièrement le pouce, ce qui signifiait qu’il
entendait procéder à une enquête, et avec ordre.

--_Primo_, dit-il, est-ce une femme du monde?

--Il s’agit bien de cela! dit Grimarest. Une femme qui aime n’appartient
à aucune catégorie sociale.

BOMBOURG

Une femme appartient toujours à l’une de ces catégories avant de devenir
une femme qui aime. La connaissance que l’on fait d’une femme qui vous
est présentée dans un salon, n’équivaut pas à celle...

GRIMAREST

... que l’on fait, dans la rue, d’une femme qui ne vous est pas
présentée? Eh bien, si, mon vieux. Au point de vue de la qualité du
sentiment qui s’ensuit, à mon avis, c’est équivalent. Mais sois édifié:
la personne dont il est question n’est ni une midinette ni une femme
galante, je n’ai fait sa connaissance ni en lui offrant de partager
l’abri de mon parapluie ni en échangeant avec elle dans le monde des
propos salés; c’est une femme qui est venue me trouver dans mon cabinet.

BOMBOURG

Une admiratrice?

GRIMAREST

C’est tes livres qu’elle connaissait, non les miens.

BOMBOURG

Alors pourquoi allait-elle chez toi?

GRIMAREST

Pour me taper. C’est bien ordinaire.

BOMBOURG

Mais elle t’avait fourni, afin d’être introduite, un prétexte?

GRIMAREST

Celui de me taper.

BOMBOURG

Enfin, tu étais, ce jour-là, d’humeur à recevoir une inconnue.

GRIMAREST

Dieu me pardonne! tu n’as jamais donné aux actes de tes personnages des
dessous aussi vraisemblables.

BOMBOURG

C’était une nouvelle pauvre?

GRIMAREST

Mais non, une dame très chic, qui quêtait.

BOMBOURG

Ah!

GRIMAREST

Que les réputations sont erronées! Tu passes pour tout colorer des tons
enchanteurs de l’aurore, et te voilà à chercher à un incident ordinaire
la face ingrate qu’il pourrait avoir!

BOMBOURG

Une honnête femme vient pour une bonne œuvre à ton domicile, et tu en
fais ta maîtresse!... Tu m’accuses de chercher la face ingrate de
l’incident!...

GRIMAREST

Cette femme m’a invité chez elle pour me remercier. J’y suis allé. Elle
m’a plu. Je le lui ai laissé entendre. Elle a bien voulu m’écouter. La
complaisance est venue par la suite. Puis, quelque chose de mieux. Cette
femme est heureuse aujourd’hui, t’ai-je dit. Je suis comblé par elle. Où
est la face ingrate de l’incident?

BOMBOURG

Dieu me garde d’altérer l’idylle. Elle me surprend. J’en suis pantois.
Excuse ma maladresse.

GRIMAREST

Mais tu ne me fais pas l’honneur de croire à mon idylle. D’abord il
s’agit d’une femme qui a eu, pendant la guerre, une très brillante
conduite.

BOMBOURG

Ah!

GRIMAREST

Tu fais «ah!» sur un singulier ton. Des femmes ont eu pendant la guerre
une très brillante conduite!

BOMBOURG

Loin de moi la pensée d’en douter. Je fais «ah!» et voilà tout.

GRIMAREST

Elle est décorée de la Légion d’honneur.

Bombourg s’inclina.

--Ecoute, dit Grimarest, tu m’agaces: tu as l’air de te moquer des
choses les plus respectables.

BOMBOURG

Mais, point! J’ai l’air d’écouter avec une légère impatience des détails
qui ne sont que préliminaires. Tu l’avoueras: aucun rapport entre Légion
d’honneur et amour?

GRIMAREST

Je fais allusion à ces circonstances en effet extérieures, pour répondre
à ta première question sur la catégorie sociale de la femme que j’aime.
Dans un roman, ne te contenterais-tu pas de ma réponse?

BOMBOURG

Oh! dans un roman!

GRIMAREST

Mais le roman, pour moi, c’est la vie, c’est la vie plus vraie encore
qu’elle ne nous apparaît!

Bombourg hocha la tête.

--Ne perdons pas nos moutons, dit-il.

--J’y reviens, dit Grimarest. C’était une femme dont l’aspect physique
n’était pas de ceux qui m’enchantent...

BOMBOURG

Ouille!... Voilà un détail pourtant qui a de l’importance.

GRIMAREST

Je n’aurais pas attendu cette remarque de toi. Bref, cette femme ne
correspondait pas au type que je puis caresser dans mes rêves. Ne va pas
te la figurer laide. Mais, par exemple, moi, j’aime un nez léger,
c’est-à-dire prenant par son extrémité un soupçon d’indépendance. Ne
traduis pas ceci par: un nez retroussé, mais par un nez qui fait songer
au retroussé. Or elle a le plus beau nez aquilin. Je croyais n’aimer que
les blondes: elle est brune; que les cheveux bouffants: elle les porte
plats comme une calotte de Pierrot. Je croyais que mon esthétique ne
pouvait se satisfaire que d’un corps gracile: le sien est haut, ample,
développé. Elle est ce qu’on appelle une belle femme.

BOMBOURG

Enfin de celles que tous les hommes regardent dans la rue.

GRIMAREST

Admettons. Cela t’inquiète pour moi?

BOMBOURG

Je ne dis pas cela. Mais, connaissant ton penchant à interpréter les
signes avec malignité...

GRIMAREST

Eh bien, non! je l’aime tant et elle m’inspire une telle confiance, que
de voir qu’on la regarde et qu’on l’admire me plaît. Je la sentirais
convoitée, c’est de l’orgueil qui m’en viendrait.

BOMBOURG

Je vois, ton cas est grave.

GRIMAREST

Je ne crois pas perdre la tête.

BOMBOURG

Quiconque aime l’a déjà perdue.

GRIMAREST

Mais, sacrebleu! tu as passé ta vie à exalter l’amour! L’aurais-tu fait
si tu l’avais cru insensé?

BOMBOURG

Pardon! Je l’ai toujours opposé à l’amour conjugal. Dans un ménage, avec
des marmots, des nourrices, une vie de relations, des comptes de
cuisinière à tenir et beaucoup de linge à laver, on ne se monte pas le
job!

GRIMAREST

Sous une autre forme: à l’amour proprement dit, superbe, altier,
fascinateur et dangereux, on présente en un petit cadre à treize sous
l’image ingrate de l’amour domestique et bourgeois. Délicieux tableau de
genre. Mais, mon cher, «l’amour est enfant de bohème!»

BOMBOURG

Alors il est trahi, il est malheureux, il finit dans le sang.

GRIMAREST

On n’a pas le choix entre les deux extrêmes?

BOMBOURG

Entre ces deux extrêmes il y a place pour toutes sortes d’amourettes qui
ne sont ni si raisonnables ni si méchantes.

GRIMAREST

«Amourettes!...» C’est un blasphème d’accoler un tel mot au grand nom de
l’amour.

BOMBOURG

C’est toi, Grimarest, qui parles! et de quel ton!

GRIMAREST

C’est mon ton. J’accepte que l’amour que j’éprouve soit «méchant», comme
tu dis, qu’il soit «trahi», «malheureux» et qu’il «se termine dans le
sang», mais je n’admets pas qu’il soit désigné par un diminutif.

BOMBOURG

... signé: «Grimarest», auteur illustre de vingt volumes dont la
conclusion est le nihilisme intégral! C’est donc qu’il y a quelque chose
de nouveau, du moins pour toi; il y a une valeur humaine que tu
ignorais, ce qui te prouve qu’il existait une paille dans ton système.

GRIMAREST

J’ai passé vingt-cinq ans à vérifier le bien-fondé de mon système. Il
s’applique à tout.

BOMBOURG

Mais il ne s’applique pas à ton cas!

GRIMAREST

Eh bien, au diable! Mon cas est mon cas.

BOMBOURG

Complet! Oh! oh! Amoureux, tu l’es! En voilà la preuve irréfutable: tu
admets que ton cas soit unique.

GRIMAREST

Personne n’était moins disposé que moi à l’amour; personne n’était plus
rebelle à croire que l’on pût m’aimer. Or j’aime, et je suis assuré
qu’on m’aime. Voilà la constatation. Est-elle un indice de démence?

BOMBOURG

A n’en pas douter.

GRIMAREST

Ecoute, mon vieux. Tout ce que nous faisons là, c’est du raisonnement,
c’est de la critique, c’est de la science psychologique, c’est du
travail intellectuel, c’est des bêtises. Il y a une chose bien
supérieure à tout ça, c’est ma petite histoire. Si tu m’avais laissé te
la raconter tout bêtement, tu aurais été le témoin d’un fait, tu aurais
vu de tes yeux, entendu de tes oreilles, la vérité t’aurait brûlé! Cette
femme, il faut que je te le dise, mon cher vieux, mais elle est
exquise!...

BOMBOURG

Tu me l’as déjà dit.

GRIMAREST

Pas assez!... jamais assez!

Et pendant que Bombourg était interrompu dans ses répliques par l’examen
et le paiement de l’addition, Grimarest commençait de raconter sa petite
histoire. Puis les deux romanciers se levèrent, on leur apporta leurs
manteaux, ils sortirent. La pluie s’était interrompue. La marche dans le
Paris nocturne est, comme on sait, favorable au récit. Celui de
Grimarest en fut réconforté, et, à chaque tournant de rue, il semblait
recevoir une nouvelle vigueur, et il s’amplifiait.

Ce n’était qu’une petite histoire pareille à beaucoup d’autres. Mais
Grimarest la tenait pour un conte des Mille et une Nuits, et, tous les
quarante mètres, il suspendait le pas, étonné que son auditeur ne le fît
pas le premier, sidéré par les splendeurs d’une telle aventure.

Bombourg tirait à force sur son cigare.

--Enfin, disait le brillant adepte du scepticisme absolu, l’homme le
plus averti, le mieux avisé du Paris incrédule, enfin, tout ce que tu
aimes à décrire, tu le trouves en mon idylle: pureté des cœurs, élan de
la passion désintéressée, esprit de sacrifice, lumineuse auréole d’un
feu supraterrestre...

--Justement, dit Bombourg, tout ceci est mon sujet! Tu m’as toujours
fait entendre qu’il était chiqué, que je n’en avais jamais vu d’exemple,
que la vérité n’avait son expression que chez toi, uniquement chez toi
qui refuses de reconnaître à de tels sujets toute valeur littéraire.

--Mais il ne s’agit plus de valeur littéraire! La valeur littéraire, je
m’en f...! Je suis amoureux.

BOMBOURG

Cependant tu prétends que la littérature c’est la vérité. Il faudrait
s’entendre. Moi qui n’ai jamais eu souci de ta vérité, il se trouve que
j’ai écrit précisément les cas analogues à celui qui aujourd’hui te
bouleverse et qui est la négation de tout ce que tu as écrit.
Qu’allons-nous en conclure?

GRIMAREST

Je ne demande aucune conclusion.

BOMBOURG

Veux-tu me permettre d’écrire ton cas? Ce sera bien la première fois que
je fais un roman à ma manière, quoique conforme à la vérité observée.

GRIMAREST

Ecris, écris. Mais tu n’écriras pas la vérité.

BOMBOURG

Pourquoi?

GRIMAREST

Parce que la vérité ne s’écrit pas.

BOMBOURG

Alors, qu’est-ce donc que tu as écrit?

GRIMAREST

Tu veux que je te le dise? J’ai écrit une interprétation conventionnelle
des choses, propre à flatter les tendances de certains esprits, comme ta
convention à toi en flatte d’autres. La mienne a été nommée «vérité»,
parce qu’elle est ingrate; la tienne «imagination», parce qu’elle est
satisfaisante. La croyance générale de l’homme cultivé, tu ne l’ignores
pas, est que la vie est plus mauvaise que bonne. Si tu t’adresses à la
foule, sois optimiste; si tu souhaites le suffrage des mandarins, sois
grincheux et désenchanté. En réalité, ces deux pôles opposés sont
éloignés de la vie, étrangers à sa sphère.

BOMBOURG

Qu’est donc la vie selon toi?

GRIMAREST

Un amas de contradictions. Pour en parler il faut établir là-dedans des
divisions, des groupements, un ordre artificiel. On élague, on tranche,
on ajoute en trichant, on aplanit les terrains tourmentés, on dessèche
les étangs bourbeux, on amène l’eau sur le sol aride, on pratique des
allées aux perspectives plaisantes, on met des bancs, on s’assoit, et
l’on déclare adorer la nature. Ce que les jardins sont à la nature, la
littérature l’est à la vie. Tu dessines des parcs à la Lenôtre, moi des
jardins dits anglais qui imitent l’imitation des prairies et des bois.
«C’est plus vrai», dit-on d’eux. En fait, nous sommes de pauvres
menteurs. Hors de nous sont les pampas, les fourrés inextricables, le
bourbier: ceci, c’est l’âme de l’homme. On n’y entre pas, ces lieux
épouvanteraient...

BOMBOURG

Cependant, quand tu veux rendre ne fût-ce que le vraisemblable?

GRIMAREST

Eh bien, il s’agit d’avoir une extrême finesse des sens et de deviner.
On déambule aux environs du cratère en éruption, comprends-tu? on entend
des bruits étonnants, on renifle des puanteurs; et le grand chaos
infernal, on se le figure comme on peut. Mais de choses observées il ne
saurait être question. Méthode scientifique? Allons donc! C’est du
prodige qui s’accomplit ici. Nous sommes plus près de la voyante et du
marc de café que du laboratoire et du sens commun. Condamnés à ne voir
ni ne toucher rien, nous devons augurer juste. Ramassant quelques bribes
de l’enfer humain: lave refroidie, gaz allégés, notations du
vacarme--piètres matériaux au total--nous traitons ces éléments selon
l’inspiration de notre génie, et le mieux que nous puissions faire n’est
pas de restaurer l’horrible vérité, mais d’extraire de ces poisons
atténués, captés toutefois à la source unique, _des images propres à
produire la délectation des plus hauts esprits_.

BOMBOURG

Alors, c’est cela, cette vérité pour laquelle on fait tant de foin?

GRIMAREST

Humblement. Je reconnais que ce n’est pas mieux que cela.

BOMBOURG

Et cela vaudrait les ridicules efforts?

GRIMAREST

Que cela les vaille ou bien non, moi je m’en moque: je te dis que je
suis amoureux.

BOMBOURG

En d’autres termes, tu abdiques, tu brûles tes Dieux, tu renies ton art?

GRIMAREST

Point de grands mots, je t’en supplie; nulle torsion de désespoir,
aucune pompeuse attitude; épargnons-nous les cérémonies d’abjuration,
comme les sublimes chants d’un _credo_... J’aime, et peut-être
trouverai-je en cet acte simple et humain ce que le feu dérobé au ciel,
autrement dit le génie, apporte à des hommes plus favorisés...

BOMBOURG

Apporte... Mais quoi donc?

GRIMAREST

Eh bien, la grâce de transposer toutes les images recueillies--celles
des Parthénons ou celles des bouges, tous les bruits entendus--le vers
virgilien ou l’insinuation calomnieuse, toutes les idées--les justes et
les perfides, en une matière littéraire qui est la vérité et qui
cependant ne l’est pas puisqu’elle l’humilie, qui a horreur d’être un
décor et qui cependant embellit, qui se rit des beaux sentiments en même
temps qu’elle les suggère, qui bouleverse l’étalage des conventions tout
en fournissant l’exemple du rythme souverain.

BOMBOURG

Enfin, enfin, comment l’appelles-tu?

GRIMAREST

Je ne trouve pas son petit nom, mais je sais qu’elle appartient à la
famille de la poésie.



«J’AI ECRIT UNE PETITE HISTOIRE»


--Que vous êtes drôles, vous et vos cartomanciennes, chiromanciennes,
voyantes et sorcières de tout poil. Vous enragez de savoir de quoi
demain sera fait; vous payez cher le risque d’apprendre d’une drôlesse
ou d’une folle que votre mari vous trompera; et si un homme, appuyé sur
la logique et l’expérience, vient vous dire: «Mais, mon petit bec, dans
dix ans nous ne nous aimerons plus comme aujourd’hui», vous vous
révoltez, vous gémissez comme des colombes poignardées.

--Dans dix ans comme dans dix ans! Parbleu, dans dix ans, j’aurai
peut-être du ventre et des moustaches... Les chiromanciennes, ce n’est
pas qu’on y croie si fort, mais elles suppléent souvent à l’imagination
qui nous manque: elles nous racontent des histoires où nous avons un
rôle; au fond, elles nous causent un plaisir de feuilleton. Votre manie,
à vous, est de croire que nous prenons tout au sérieux... Mais, mon cher
petit...

--Allons donc! C’est nous qui aimons à plaisanter, fût-ce aux moments où
nous avons l’air le plus sérieux; et c’est vous qui ne comprenez pas
l’ironie!

--Oui, mais c’est vous qui ne nous comprenez jamais.

--Ouais; nous? même les romanciers psychologues?

--Surtout les romanciers psychologues.

--En effet, je me rappelle t’avoir fait un jour, à ce propos, le procès
des romanciers psychologues.

--Tu m’as dit, un jour: «Nous n’entendons rien, nous autres, à la
psychologie, parce que nous sommes romanciers. Un psychiâtre, comme ils
disent en employant un vocable qui évidemment désigne un savant moisi
dans les laboratoires, un psychiâtre, après tout, serait peut-être un
peu moins aveugle que nous, parce que, du moins, il prononcerait des
formules en un langage qui vous asseoit... Mais, entre nous, un innocent
de village, doué d’un peu de sensibilité, leur en remontrerait à eux
comme à nous.» Tu ne peux pas t’empêcher de rire? Ai-je assez bien
attrapé ton style oratoire? Ah! par exemple, je ne me rappelle pas du
tout comment tu concluais que «vous autres, romanciers psychologues»,
tout en n’étant pas forts, aviez cependant sur les autres une certaine
supériorité. Dis-le-moi.

--Ce que tu ne te rappelles pas, c’est ce que je ne t’ai peut-être pas
dit, car la causerie commence entre nous comme en toutes les occasions,
tu le sais, et elle est presque toujours interrompue par un de ces
petits événements domestiques qui, en coupant une pensée, un récit, une
explication, peuvent détourner le sens de la vie. Je ne t’ai peut-être
pas dit, mais j’ai voulu te dire que, par le fait que nous pouvons
mettre un roman debout, dans lequel il y ait de la vraisemblance, on
nous dit psychologues, alors qu’il n’en est rien. Ecoute-moi. Qu’est-ce
qu’un psychologue? C’est un monsieur qui sait ce qui se passe chez
autrui. Eh bien, amène-moi autrui, n’importe qui, quelqu’un que je
connais ou quelqu’un que je n’ai jamais vu; je suis capable de
t’établir, d’après des signes physiologiques comme se plaît à en
énumérer Balzac, son _pedigree_ et son caractère, te dire la situation
qu’il occupe dans le monde et ce qu’il est dans son intimité, etc., etc.
Je te parie que, me conformant à tous les beaux principes dits
scientifiques, neuf fois sur dix je commets une erreur monstrueuse! Et
c’est là que je te dirai que l’innocent de village ou la tireuse de
cartes, ou celui qui lit dans l’écriture, en savent plus que moi. Bon.
Maintenant, si, après mûre réflexion, je me mets devant mon papier
blanc, si je fais apparaître peu à peu aux yeux du lecteur un
personnage, si je pousse celui-ci, cette figure sera souvent bien
construite, elle aura toutes les apparences de la vérité observée; on
jurera l’avoir rencontrée, et il se peut que la justesse des remarques
que j’accumule sur elle étonne. Alors on dira de moi: «C’est un
psychologue.» Pas du tout! Il faudra traduire très modestement cette
parole louangeuse par ceci: «C’est un écrivain, intuitif ou observateur,
qui a ramassé parmi les nombreux exemples d’humanité soumis à lui, ou
qui a eu recours à un sens inné du vraisemblable, pour construire une
poupée à qui il ne manque rien et qu’il rend intéressante parce qu’il
est doué d’un certain talent.» Autrement dit: je n’ai pas deviné ce
qu’il y avait dans tel individu donné; j’ai construit moi-même un
individu véridique. L’un et l’autre cas sont bien différents. Par
exemple, tu es ma femme depuis quatre ans; je vis constamment avec toi,
je t’adore; et, comme tu le disais fort bien tout à l’heure, je ne te
connais pas. A côté de cela, j’ai écrit depuis quinze jours une petite
histoire...

--Tu as écrit une histoire dont tu ne m’as pas parlé!...

--Dont je te parlerai incessamment, et où il y a une dame que je n’ai ni
vue ni connue, mais que je crois «un peu là». C’est une femme, une vraie
femme. Tout le monde la reconnaîtra.

--Qui est-ce?

--Je te répète que je ne l’ai ni vue ni connue!

--Tu en connais que tu me caches!...

--Quelle plaisanterie! Je te dis tout.

--Tout!... Tu me dis tout... Mais le reste?

--Qui dit tout, dit qu’il ne reste rien.

--Il y a tout et tout. Tu sais parfaitement me parler de tout, et me
cacher ce qu’il ne te plaît pas de m’en dire.

--Cela, c’est l’idée préconçue des femmes. Vous décidez _a priori_ que
nous vous tenons mille choses cachées. La vérité est exactement le
contraire. Maintes fois nous vous racontons plus qu’il ne s’est passé.

--Alors c’est mentir. Celui qui est capable d’altérer la vérité, est
toujours suspect de mensonge.

--Il y a chez nous le mensonge professionnel, qui consiste à faire du
reportage inexact. Je m’explique: nous avons été témoins d’un fait
divers, n’est-ce pas? Nous le racontons. Eh bien! nous le racontons
autre que nous ne l’avons vu, non pas toujours très différent, mais
assez falsifié pour qu’un co-témoin ordinaire soit autorisé à nous
accuser de boniment. Pourquoi faisons-nous cela? Ce n’est pas manquer de
respect pour le fait, ce dont pourraient nous accuser les esprits
scrupuleux; c’est utiliser le fait pour la confection d’un certain art
auquel les profanes n’entendent rien, et qui est la littérature.

--Moi, tu sais, j’ai toujours cru que, la littérature, ça consistait à
faire un certain chichi.

--Ne te gêne pas, surtout! Il y a d’ailleurs beaucoup plus de vérité
dans ta définition que tu ne le crois toi-même; seulement, la
littérature, c’est comme les mimosas: il y en a soixante-seize espèces.

--Quelle est la tienne?

--Sûrement pas celle que tu préfères.

--Merci. Tu me traites de cruche.

--Non; mais tu veux qu’on ne te dise que l’exacte vérité, alors que tu
n’as précisément de plaisir qu’à lire des péripéties invraisemblables!

--J’aime à lire des histoires qui ne ressemblent pas à ce que je vois,
et j’aime que tu ne me racontes que ce que j’aurais pu voir avec toi...

--Dis-moi, Denise: est-ce que je t’ennuie habituellement avec mes
histoires qui ne sont jamais des potins et qui ont toujours la
prétention d’être des vérités générales?

--Ah! ah! mon petit, je ne divise pas comme cela les choses que tu me
racontes! Voilà comment je fais: je mets à part celles où il paraît
évident que tu as fait la cour à une femme ou bien où on te l’a faite.
Toutes les autres, je les fourre dans la boîte à côté.

«A propos, et l’histoire de la dame?

--Quelle histoire?

--Mais l’histoire que tu écris depuis quinze jours! Alors, je ne sais
rien de ce que tu fais. Quand monsieur peine, s’arrache les cheveux,
déchire ses papiers, eh! nous en avons une musique à moi spécialement
dédiée. Mais si on est content de son travail: silence total, nul besoin
d’une confidente.

--On n’est jamais content de son travail. D’ailleurs, je te l’ai dit
soixante-dix-huit fois: je ne travaille pas.

--Non, mon bijou: c’est la Providence en personne qui t’apporte tous les
jours tes quatre ou cinq pages griffonnées. C’est connu d’ailleurs...

--Ah! Qui te l’a dit?

--Ma femme de chambre: elle lui a ouvert plusieurs fois. Dis-moi: comme
tu ne travailles pas, «bien entendu», allons-nous faire une promenade?

--Tu as des euphémismes pleins de saveur: faire une promenade,
aujourd’hui, en 1925, sur la Côte d’Azur, par un temps radieux, cela se
traduit par «bouffer» trois kilos de poussière et s’exposer cinquante
fois à la mort. Précisons! Tu as ton chapeau? Bon. N’oublie pas de
prendre une écharpe, enfin une espèce de masque contre les gaz... Oh!
moi, j’emporte un cache-nez pour me boucher les narines à chaque auto.

--Tu disais: l’histoire de la petite femme?

--Attention! Voilà une auto. Garons-nous à gauche, elle monte derrière
nous...

--Mais en voilà une autre qui descend!...

--Reste à gauche, reste à gauche, puisque nous y sommes. Descends dans
le fossé. Et deux tours d’écharpe!... Attends que ça passe. Il y en a
bien pour une demi-minute. Est-ce que tu m’entends à travers mon
cache-nez? Je vais te commencer mon histoire.

--Reprenons notre marche.

--C’est que mon histoire, il ne faut pas te le dissimuler, est terrible.
Il s’agit d’un homme d’environ quarante-huit ans, d’un homme de science,
et d’un vrai... C’est une sorte de Curie, tu comprends, un Docteur Roux,
si ça te dit davantage... Cet homme de science... il sait qu’il n’en a
plus que pour quatre jours à vivre, et il commence à faire le récit de
son aventure.

--Il a une aventure? un homme comme ça?

--Oui; il a une aventure, mais avec sa femme.

--Qu’est-ce que tu dis?

--Attends. Voilà une auto...

--Deux.

--Et même trois. Reprenons la manœuvre. Tu sais combien la poussière est
dangereuse: c’est le «véhicule», comme ils disent, de toutes les
maladies.

--En somme, Paris est plus sain.

--Ce n’est pas douteux. Quand, par hasard, il n’y pleut pas, on arrose.
Mais on risque peut-être encore plus de se faire écraser.

--Tu crois? Tiens, en voilà encore une!

--La vie est difficile à défendre, à notre époque démocratique, pour les
gens, encore nombreux, qui ne roulent pas carrosse.

--Et dire qu’ici, à douze cents kilomètres de Paris, dans un des plus
beaux sites du monde, deux honnêtes gens qui ont besoin de prendre l’air
et veulent entendre ou raconter une histoire, ne peuvent ni marcher ni
parler! Où en étais-tu? Le savant a une aventure avec sa femme... Bon.
C’est tout de même curieux...

--Oh! mais une aventure effroyable. C’était, figure-toi, un ménage
stérile... Les cornues, les acides, les rayons X ou Y, enfin, sais-je,
moi, quelle en était la cause? Tout, hormis la volonté. Pendant dix ans,
ça va tant mal que bien, et puis la femme fait un voyage...

--Ouiche!...

--Pas du tout ce que tu crois: elle fait un honnête voyage pour enterrer
un parent. Le mari, lui, est trop absorbé par ses travaux; il n’a pas le
temps de remplir ce petit devoir de famille... Attention: Auto!

--Oh! les veaux! un centimètre de plus et ils me raflaient par mon
écharpe. Ce qui sert à nous préserver de la mort qu’ils sèment à tous
vents, est ce qui, précisément, peut nous précipiter sous leurs roues.
Et as-tu vu ces g... d’idiots, médusés, les yeux exorbités, qui
regardent celui ou celle qu’ils vont écraser et brûlent à cent à l’heure
les plus beaux paysages?...

--Où en étais-je de mon histoire? La femme ayant fait le petit
voyage,--qui a duré un certain temps, entre parenthèses, pour règlement
d’affaires de famille, pour petite maladie aussi, et pour petite
convalescence au bon air,--la femme, dis-je, rentre au domicile
conjugal. Bien.

--Hum!...

--Oui, en effet. En tout cas, elle rentre. Elle rentre, mais elle est
grosse.

--Je l’aurais parié.

--Eh bien! tu aurais gagné, et voilà tout. Elle rentre, disais-je, elle
est grosse. Or, ça ne peut pas être de son mari. Celui-ci, docteur en
médecine, agrégé, tout ce que tu voudras, et psychiâtre, ne l’oublions
pas, enfin, un malin, s’aperçoit rapidement de ce qu’il y a de nouveau.

--Ah! Et qu’est-ce qu’il fait... Nom d’un pépin, en voilà encore une
autre!

--Remarque, mon amour, que cette fois c’est une voiture de courses; tous
gaz ouverts, vrombissant à vous décrocher le cœur, vomissant la peste
pour les poumons. Le pilote qui la monte doit être un homme pressé: je
gage qu’il doit prendre un cocktail dans un quart d’heure à Monte-Carlo
par la Grande-Corniche. Nous autres, au fossé, au fossé, vite, malgré
les cactus!

--Aïe!

--Qu’y a-t-il?

--Mais, je suis piquée! Ces plantes me font presque aussi peur que les
voitures.

--Pas à hésiter entre les deux. Ah! Voici notre char infernal passé. Une
minute de silence sous le masque pour laisser tomber les remous de son
sillage mortel, et...

--Deux autres, mon chéri, deux! Zut! zut! Mais ton histoire
m’intéressait, moi!

--Quelle importance a mon histoire dans le vaste monde, chère enfant? Je
te dis d’avance qu’elle tend à prouver l’ineffable stupidité d’une des
plus grandes lois de la nature. Or ces gens-là, avec leur passion féroce
et puérile de se transporter d’un point à un autre sans autre but que ce
transport--sans aucun autre but, entends-tu bien?--car ils ne font rien
que d’être hébétés durant qu’ils parcourent la trajectoire, et ils ne
font rien, le but atteint, qu’ils n’eussent aussi bien pu faire sans
«quitter leur chambre», comme disait Pascal, eh bien! ces gens
démontrent surabondamment, en même temps que l’ingéniosité mécanique de
l’homme, la définitive impossibilité de l’élever à quelque conception
intellectuelle...

--Tu dois exagérer, comme cela t’arrive, parce que nous mangeons de la
poussière. Enfin, moi, je m’en moque; je veux la suite de l’histoire.
Ton docteur, disais-tu, s’aperçoit que sa femme va le rendre père...

--Père de l’enfant d’un autre, oui.

--Ceci m’amuse énormément.

--Il n’y a pas de quoi.

--Chacun prend son plaisir où il le trouve. Moi, Je m’aperçois, à la
tournure de ton histoire, que ce n’en est pas une qui te soit arrivée.

--Qui sait? Je suis peut-être le père de l’enfant?... ou l’amant d’une
femme qui m’a trahi? Prenons ce sentier escarpé, désespoir de celui qui
paie les notes du bottier, mais lieu de salut pour les derniers des
hommes qui pensent... En effet, regarde, une fois à l’abri de cette
horde sauvage, ne sens-tu pas que voici notre cerveau qui s’équilibre,
nos idées qui s’ordonnent et s’accommodent à ce ciel d’azur: à peine
avons-nous perdu contact avec cette piste d’ingénieurs, véritable cercle
dantesque, la terre nous réapparaît dans sa fraîcheur, et nous la
trouvons belle. Contemple-moi cette ville, ces vergers fleuris, cette
baie mieux dessinée encore qu’elle n’est peinte, ces montagnes
lointaines, et ce ciel enfin: c’est un des plus parfaits paysages du
globe.

--Ceci ne me dit pas le parti que prend ton psychiâtre?

--Mais j’ai commencé par te dire qu’il prenait le parti d’écrire son
aventure, n’ayant plus que quatre jours à vivre.

--Comment sait-il qu’il n’a plus que quatre jours à vivre?

--C’est un savant. Et puis il est empoisonné.

--Empoisonné! Le pauvre homme! Sûr qu’il s’est drogué à cause de son
malheur? Pas moderne, ce cornichon-là!...

--Il ne s’est pas drogué. On l’a drogué.

--On: sa femme. C’est une petite crapule.

--Mon Dieu, pas tant qu’on le croirait. Tout l’intérêt de l’histoire est
justement de savoir si elle est ou non ce que tu dis.

--Si elle est ou non une crapule?

--Oui.

--Comment ça fait-il doute?

--Ah! voilà. Ecoute-moi. Cette femme sait que son mari n’admettra pas
d’endosser la paternité d’un enfant qui n’est pas de lui.

--Un peu naïf. Mais enfin, on trouve encore des gens comme ça. Alors, on
divorce.

--Elle appartient à une famille qui n’admet pas le divorce.

--A pas de chance, la dame. Mais aussi, elle est une cruche...

--Comment ça?

--Ça saute aux yeux. Elle aurait bien pu, voyons, se comporter avec son
mari, dès son retour, de façon à lui faire croire, après, qu’il était
enfin père.

--Mais si elle avait perdu l’habitude de... de se comporter de cette
façon? Ça arrive.

--Alors, ça légitime tout. Elle a bien fait de se... comporter comme ça
avec un autre.

--Elle a bien fait; là n’est pas la question. Il reste qu’elle rapporte
avec elle les conséquences--peut-être voulues par elle--de s’être
comportée avec un autre que son mari; deuxièmement, que son mari ne les
accepte pas; troisièmement, qu’elle ne peut pas se séparer de son mari.
Situation épineuse.

--Alors, pour en sortir, elle recourt au moyen de supprimer le mari?

--Et le mari accepte cette solution. C’est ici le point peut-être un peu
original.

--Original! pour le moins. Comment! voilà un benêt, témoin qu’on
l’empoisonne, et qui se laisse empoisonner?

--C’est un savant, un homme d’une très haute culture, un penseur, un
génie peut-être, un caractère, en tout cas. Il a réfléchi à la valeur
des préjugés qui l’empêchent, lui, d’endosser une paternité étrangère et
qui empêchent sa femme d’admettre le divorce. Je ne te cache pas que
cette réflexion sur les préjugés ou les prétendus préjugés, est un des
points principaux de ma nouvelle--qui est du genre ennuyeux, cela va de
soi;--mon savant a réfléchi, en outre, à l’utilité publique que pouvait
être la vie d’un homme comme lui n’ayant pas encore atteint cinquante
ans... Il a réfléchi à la vieillesse d’un homme, à la jeunesse d’un
autre. Il a pesé le passé, le présent et l’avenir. Quel thème! Le
présent, si riche et beau qu’il soit, mais connu, défloré, épuisé déjà
par définition, s’immolant devant l’avenir incertain, mais que gonflent
toutes les possibilités! En avant, les débauches de lyrisme ou, tout au
moins, de déclamation! Jamais, je ne trouverai dans mes soutes les
éléments de rhétorique nécessaires à un si noble effet. Si je te
racontais tout au long cette nouvelle, il y aurait de quoi t’endormir
debout! Sais-tu que j’en pourrais faire un drame à laisser croire que,
tout romancier que je sois, je suis un homme sérieux? Je disais donc
qu’il a conclu, mon savant, que cette vie, la sienne, quelle qu’en fût
la valeur, devait fléchir devant celle de l’enfant inconnu, de l’enfant
portant peut-être dans ses veines le sang d’une canaille ou d’un crétin,
mais qui, tel quel, à lui seul, représente des choses de l’ordre
mystique: la Vie, le Futur... Tu vois ça d’ici: du vague, évidemment,
mais dont on peut faire du grand.

--Ce sacrifice est odieux à admettre, mon ami. D’abord, il est idiot.

--Précisément, il est idiot, comme presque tout le sublime. Et il faut
que ce soit une grande intelligence qui conçoive qu’il est idiot et qui
cependant l’exécute...

--Je ne comprends pas.

--Est-il si nécessaire de comprendre?

--Ecoute-moi, Jean. Tu vas me faire observer que je me répète, mais je
dis pour la deuxième fois aujourd’hui: «Tu exagères...» Vous aimez cela,
vous autres écrivains, surtout aujourd’hui, parce que la mode est aux
idées qui semblent très fortes. Moi, je soupçonne qu’il faut se méfier
beaucoup de ces belles choses-là et que, la plupart du temps, des contes
de nourrices assureraient mieux votre renommée. Tu m’entends bien: il me
semble que vous jouez à un jeu facile. En effet, il suffit de pousser la
moindre petite pensée jusqu’à ses dernières conséquences, et le fameux
trompe-l’œil est badigeonné. C’est à qui tirera le plus loin; on va
afficher les cartons, n’est-ce pas? Ça me fait songer à l’interrogation
de ces Américaines que l’on voit partout ici: «Quel est l’homme le plus
riche dans la ville? Comment appelez-vous votre plus grand peintre à
cette heure? et votre premier écrivain?» Tu ne vas pas être content,
d’abord; mais tu me rendras justice plus tard. Réfléchis: moi, à ta
place, je n’écrirais pas cette histoire-là.

--Je ne t’en veux pas, ma petite. Ecoute: mon histoire, je ne l’ai pas
écrite; je l’essayais: j’essaie toujours mes ouvrages sur toi, comme des
robes sur un modèle parfaitement bien fait. Entre nous, je te dirai même
que c’est un tort. Si ça peut être avantageux neuf fois, la dixième, ça
peut parfaitement faire jeter un chef-d’œuvre au panier. Je ne prétends
pas que ce soit le cas! Embrasse-moi! Voici le canon de midi qui tonne
au château; toutes les cheminées de Nice ont leur panache de fumée; cela
diffuse au-dessus de la ville un brouillard rose, féerique; le sol
échauffé sent le thym et le poivre; tout est beauté autour de nous:
j’oublie le sort des hommes, les autos, les conditions d’une bonne
petite histoire, mon savant, sa fausse paternité, son empoisonnement, et
jusqu’à la sacrée littérature elle-même: embrasse-moi! Ça vaut tout.



LES TIROIRS VIDES


Qui se souvient encore de ce pauvre Charles Semaine, qui, sous un
pseudonyme qu’il est inutile de rappeler, publia, de 1880 environ à
1892, une dizaine de romans dits «d’amour», eut de beaux succès de
vente, et jouissait d’une très grande notoriété, lorsqu’il se fracassa
le crâne en tombant de cheval, sur les rochers d’une plage bretonne?
Cette fin tragique et inopinée fit du bruit pourtant; la presse
s’attendrit sur le destin d’un «si prestigieux talent» et sur le sort de
«l’infortunée jeune veuve», puis le public perdit l’habitude de voir aux
étalages des libraires, chaque printemps, ces titres fascinateurs où le
mot «amour» était infailliblement amalgamé grâce aux plus ingénieuses
combinaisons; et--on peut bien le dire aujourd’hui--comme les romans
d’amour de Charles Semaine n’étaient à la vérité que de misérables
anecdotes de fausse passion, fabriquées au goût du jour dans le seul but
mercantile, pas un n’a survécu à la disparition de l’auteur, et tout le
monde a oublié et les circonstances de cette mort émouvante et
l’intéressante jeune veuve et jusqu’au pseudonyme de Charles Semaine,
puisqu’un roman posthume, publié au printemps dernier, sous ce nom
avant-hier célèbre, a passé complètement inaperçu.

Complètement inaperçu du public, oui, mais non pas des quelques amis
pour qui la mort de Charles Semaine était restée environnée d’une énigme
particulièrement douloureuse et impénétrable.

                   *       *       *       *       *

Je fus, dans ce temps-là, de ceux que Mme Charles Semaine, la veuve,
exécuteur testamentaire, admit à contempler les tiroirs du bureau de son
mari, laissés par lui, affirmait-elle, absolument vides; je fus de ceux
qui s’en étonnèrent, et même du très petit nombre de ceux qui avaient
des raisons toutes spéciales d’en être stupéfaits.

Je connaissais presque intimement Charles Semaine, non que j’eusse été
attiré à lui par sa littérature, qui ne me plaisait guère, mais
précisément parce qu’ayant eu l’audace de lui confesser ce que je
pensais de ses livres, il s’était aussitôt appliqué à me découvrir en
lui un homme que ses publications ne laissaient pas soupçonner. Et je
n’eus jamais de plus grande surprise que le matin où, assis à ce bureau
qu’il devait laisser vide, il voulut bien ne pas s’offenser de
l’impertinence d’un gamin de vingt ans, en sourire même--d’un sourire
d’augure--et me prouver combien l’écrivain inédit, en lui, était
supérieur au romancier illustre. Il me montra une sensibilité délicate
et originale, une observation juste et étendue, un jugement à la fois
très élevé et très positif, une intelligence de la sociologie qui
devançait la plupart des travaux récents sur cette science nouvelle, et
avec cela une certaine gentillesse d’esprit, d’une tournure imagée,
spirituelle, avertie et poétique, à la Montaigne. Je m’émerveillais en
silence, il s’en apercevait et me charmait avec le talent d’un derviche.
Et je me tenais à quatre pour ne pas lui crier: «Mais, tout ça, tout ça,
que n’en introduisez-vous seulement la centième partie dans vos livres!
C’est avec de tels dons qu’on fait un ouvrage immortel!...» Il était
très fin; il devina ce que contenait mon regard un peu naïf, et je me
souviens qu’il me dit, en frappant du poing sur son bureau alors tout
couvert de paperasses: «D’abord, voyez-vous, jeune homme, dans la
carrière des lettres, le succès!... Le succès avant tout... Le jour, ah!
le jour où vous tenez votre public à la gorge--et il faisait brutalement
le geste d’étrangler un être imaginaire--eh bien! ce jour-là, à votre
public, vous pouvez lui chuchoter le fin du fin à l’oreille...» Et il
regardait avec une complaisance émue ses tiroirs; de la main qui avait
tout à l’heure «tenu le public à la gorge», il tira même à demi l’un
d’eux et sembla le caresser, avant de me laisser voir les cahiers épais
dont il était bondé. L’un de ceux-ci était écrit sur un grand papier
vergé, barbelé, un papier coûteux et durable que je remarquai à cause de
cette particularité et à cause de l’abondance de corrections et de
surcharges qui l’illustraient, si l’on peut dire, et témoignaient du
soin extrême apporté à sa rédaction. Charles Semaine me dit: «Mes livres
sont tirés à quarante mille, mais moi, je ne suis pas connu», et,
feuilletant le manuscrit: «L’homme que je suis est enfermé ici... Peuh!
fit-il en réemprisonnant le cahier, comme M. de Chateaubriand je préfère
parler du fond de mon cercueil...» Et il ajouta, à demi souriant: «J’ai
confiance en mon exécuteur testamentaire.»

                   *       *       *       *       *

Tout l’entourage savait qu’en effet sa jeune femme et lui faisaient un
ménage excellent. Elle l’adorait, elle avait pour lui un dévouement sans
bornes; on prétendait qu’il lui était fidèle, tout romancier de l’amour
qu’il fût.

Souvent, lorsque le hasard me laissait seul avec lui, je tâchais
d’incliner la conversation vers ce qu’il nommait cette «œuvre posthume»,
la seule qui me captivât en lui, et j’eus assez d’entretiens avec lui à
ce propos pour ne pas douter que la majeure partie de son travail était
consacrée à cette œuvre-là, que cette œuvre-là était sa marotte, faisait
son intime bonheur et, je le crois même, sa passion, tandis que l’autre
était «bâclée» au fur et à mesure des «commandes».

Nous ne fûmes guère que trois, je le pense, à avoir eu connaissance de
quelques-uns de ces manuscrits--trois hommes d’âges, de tempéraments,
d’idées esthétiques très dissemblables--et nous étions tout à fait
d’accord sur la valeur exceptionnelle de cette œuvre inconnue dont
l’austère beauté eût certainement dérouté le public des sots romans
d’amour, mais eût suffi, nous l’affirmerions encore après dix-sept ans
écoulés, à assurer la gloire de l’auteur. Mme Semaine était informée de
l’existence de cette œuvre secrète; mais son mari, pour des raisons à
lui, ne l’avait jamais initiée à la lecture des cahiers fameux; elle en
concevait une certaine amertume et peut-être quelque jalousie, «mais,
disait-elle, s’il faut qu’un homme ait une passion, mieux vaut celle-ci
qu’une autre!...» Ce secret l’intriguait, sans doute; mais le caractère
d’austérité sur lequel nous étions tous d’accord, la rassurait. «Du
moment que vous m’affirmez, disait-elle, qu’il n’y a pas d’intrigue en
tout cela!» D’ailleurs, le seul mot «posthume» appliqué aux ouvrages de
son mari, j’en fus témoin, lui donnait la nausée et provoquait chez elle
des crises de larmes. Imaginer qu’elle dût jamais être séparée de son
mari lui était impossible. Elle lui disait, un peu puérilement, mais
avec une réelle tendresse: «Moi, je mourrai avec toi!...»

Elle n’est pas morte avec lui, pourtant, et elle eut la force, dès les
premiers jours de son deuil, de nous accompagner dans la bibliothèque
pour nous donner le déconcertant spectacle des tiroirs vides. Un à un,
elle nous les ouvrit, ces tiroirs, il y en avait sept, trois à droite,
trois à gauche, un grand, plat, au milieu. Elle nous dit, assez
sèchement, pour répondre à un doute que nous ne pouvions pas maîtriser:
«Mais, regardez, voyez vous-mêmes, messieurs...» Pas un roman commencé,
pas une ébauche de nouvelle, pas un carnet de notes, pas une lettre! Je
dis bien, pas une lettre. Pas la trace que ce meuble eût appartenu à un
homme sachant lire et écrire!... Quel drame s’était passé ici? Quel
drame rapide et imprévu? Car nous étions plusieurs qui avions vu Semaine
à son bureau, huit jours avant son départ pour la Bretagne, et à cette
date les papiers étaient dans les tiroirs, et parmi les papiers, nous
avions remarqué cela, il y avait des lettres, enfermées dans leurs
enveloppes dont la suscription était d’une grande écriture féminine.
Oui, nous avions tous ce détail parfaitement présent à l’esprit, mais
nous ne pouvions pas le signaler à la veuve harassée et larmoyante qui
nous répétait, entre ses sanglots: «Vous voyez vous-mêmes, rien, rien,
rien!» Si le malheureux avait anéanti son œuvre de prédilection avant
son départ pour le voyage où il devait trouver la mort, n’était-on pas
en droit d’émettre l’hypothèse d’une double résolution désespérée, d’un
double suicide où il eût voulu que l’œuvre et l’homme périssent du même
coup? Mme Semaine n’accompagnait pas son mari dans ce dernier voyage.
Dans quel état était-il en partant? «Mais, très calme, affirmait-elle.
Il s’absentait ainsi quelquefois, seul, pour trois ou quatre jours, sous
le prétexte de décors indispensables au roman en train». Emportait-il
avec lui ses papiers? «Jamais.» L’un de nous n’avait-il pas supposé que,
dans un moment d’aberration, l’habitude du geste romanesque reprenant le
dessus, l’infortuné Semaine avait jeté son œuvre à l’Océan? Car enfin,
dans la cheminée de la bibliothèque, nulle trace de cendres. Avait-il un
coffre dans quelque établissement de crédit? Oui, oui. Mais ce coffre,
on l’avait ouvert, et il ne contenait pas de manuscrits.

                   *       *       *       *       *

Or, vers le milieu du mois d’avril de cette année même, paraissait un
roman inédit, sous le pseudonyme de notre malheureux ami.

Un nouveau roman de Charles Semaine, dix-sept ans après sa mort! Ah! si
le public y fut indifférent, je vous prie de croire que quelques-uns,
toutefois, se précipitèrent sur le volume! Etait-ce la publication de
l’œuvre si chère enfin retrouvée? Retrouvée où? Par quel hasard? Et
donnée par les soins de qui? Le bruit avait couru, il y a plusieurs
années, que Mme Semaine était morte. C’est ce que nous confirma,
d’ailleurs, l’éditeur du volume nouvellement paru, qui nous dit en avoir
reçu le manuscrit copié à la machine, expédié par la famille de la veuve
qui vivait retirée dans une petite ville du Jura.

Non! Non! Ce n’était pas l’œuvre chérie de Charles Semaine! Ce n’était
même pas un des médiocres livres qu’il écrivait à la diable et publiait
avec tant de succès, car dans ceux-ci il faisait preuve, au moins, d’un
métier très sûr et d’une très grande habileté. Le volume que nous
tenions là était d’une folle inexpérience, d’une gaucherie d’écolier, et
sur les quatre cents pages de son texte--car il était copieux--il n’y en
avait pas vingt qui supportassent la lecture, non, il n’y en avait pas
vingt, mais il y en avait quinze exactement qui étaient tout à fait
curieuses. Elles constituaient une scène évidemment «vue» et «vécue» au
milieu d’une affabulation entièrement arbitraire; celui ou celle qui les
avait écrites, ou bien disait la vérité par hasard,--ce qui est peu
probable,--ou bien avait échafaudé les événements et combiné les
intrigues les plus invraisemblables, pour arriver à loger enfin un fait
simple, humain, tragique, qui, un jour, une heure dans sa vie, avait
marqué une empreinte ineffaçable. Si le récit était, comme cela semblait
admissible, une confession, de quelle torture une telle empreinte ne
l’avait-elle pas dû faire souffrir!...

On démêlait, tant mal que bien, dans le roman, qu’il s’y agissait d’une
femme--d’une jeune femme ayant toute la beauté, toutes les vertus,
toutes les grâces, cela va sans dire--pour qui l’amour, comme il va de
soi, était la vie même. Cette jeune femme adorait éperdument son mari.
Ce mari était auteur dramatique, «un de nos plus jeunes et séduisants
auteurs dramatiques», mais connu principalement par des œuvres légères,
qui «retardaient son essor suprême dans les hautes sphères» et même,
écrivait le narrateur, «mettaient un frein à sa pénétration définitive
dans les plus profondes couches sociales». Or, ce mari bien-aimé, cet
auteur non satisfait, avait «écrit une pièce définitive», une pièce non
seulement destinée «à la Comédie-Française», mais une pièce dont «la
haute tenue et la générosité des sentiments» devaient infailliblement
lui «ouvrir les portes de l’Académie». De cette pièce, la «compagne
intelligente et dévouée» seule avait le secret, elle seule savait où le
manuscrit unique en était déposé: dans un «coffret»--le mot coffret
avait paru plus noble que «tiroir»--dans un coffret de bois d’ébène,
enfermé lui-même «dans un amour de meuble anglais, style de la reine
Elisabeth». Elle savait où était enfermée la pièce sur laquelle son mari
fondait son avenir, mais elle ne connaissait pas la pièce.

                   *       *       *       *       *

Or, un jour, pendant une courte absence de son mari, ayant su découvrir
«la mignonne clef» du coffret d’ébène, elle ouvrait celui-ci et, que
voyait-elle?...

C’est ici que le style quittait ce ton de convention détestable, propre
aux récits mensongers; il se faisait court, haletant, franchement ému,
dépouillé de tout faux ornement. Il montrait à nu le cœur d’une femme,
ne croyant que commettre un acte d’indiscrétion, presque une espièglerie
conjugale, et entraînée en l’espace d’une minute à commettre un acte
criminel!

Dans le coffret béant était, en effet, la pièce, les trois actes fameux,
divisés en autant de cahiers. Elle en soulevait un pour voir, oh! pour
voir ne fût-ce que le nom des personnages; mais entre le premier acte et
le second étaient éparses des lettres, une, deux, trois, quatre lettres
parfumées et d’une élégante écriture de femme. Ah! par exemple, elle ne
s’attendait pas à cela! Et elle lisait, non pas la pièce en vérité, non,
pas la pièce! mais les lettres, une, deux, trois et jusqu’à la
quatrième, quoique la première eût suffi à la convaincre que le plus
grand des malheurs qui puisse atteindre une femme éprise la terrassait.
Ces lettres étaient d’une actrice très connue pour son talent comme pour
sa beauté; c’était elle qui devait incarner le rôle principal de la
pièce; c’était pour elle que la pièce était écrite; elle disait:
«_Notre_ pièce»; elle disait: «_Notre_ triomphe commun»; elle disait:
«_Tu_ n’avais donc jusqu’ici jamais aimé?...» Et la malheureuse, trahie,
dans un moment d’ivresse douloureuse empoignait le coffret contenant
lettres et cahiers, amour et gloire, passé et avenir, qu’importe? et
descendait le jeter tel quel à la cuisine, devant les domestiques
ahuris, dans la gueule du fourneau embrasé. L’auteur dramatique rentrant
un quart d’heure après, elle l’amenait elle-même à la cuisine,
soulevait, à l’aide du crochet, le disque de fonte, et, au coupable
penché, les yeux dilatés, sur la fournaise, elle disait ce seul mot:
«Regarde!» Ici recommençait le galimatias. Sa vengeance accomplie, la
malheureuse suppliait son mari de la tuer; mais lui, «dédaignant de lui
accorder cette faveur», se brûlait simplement la cervelle.

Ce roman a paru absurde, et il l’est; mais quand j’en rapproche le
travestissement ridicule de ce que je sais du pauvre Charles Semaine et
de la double disparition énigmatique de son œuvre et de lui-même, je ne
peux retenir un certain frisson. Et la pensée que peut-être ç’a été le
sort de cet homme d’une réelle valeur, d’atteindre la renommée par le
moyen de romans d’amour, suaves et faux, et d’être tout à coup broyé
dans sa vie et anéanti dans sa gloire posthume par un seul geste--mais
vrai--de l’amour si fréquemment aveugle, brutal et imbécile, je demeure
bouche bée, incertain si je dois m’indigner ou applaudir, comme
lorsqu’on voit de grandes injustices accomplies et à la fois de
salutaires exemples fournis par les mouvements obscurs des foules ou par
les forces terrifiantes de la nature.



LE CONFORT MODERNE


Il n’y a pas longtemps, vivait, rue Garancière, un vieux lettré, nommé
M. Pouchard, fort estimé de quelques membres de l’Institut et même de
plusieurs hommes célèbres, à cause de ses travaux, obscurs chez nous,
mais presque classiques à l’étranger. Il habitait le troisième étage
mansardé d’un hôtel du XVIIIe siècle ayant un beau porche, un escalier
de pierre et une cour pavée où l’herbe poussait autour d’une fontaine
coiffée d’un dauphin vomissant. La modestie, le quasi-délaissement et le
haut accueil simple et souriant de cette maison convenaient très bien au
locataire.

M. Pouchard avait un fils nommé Jean-Paul, qui, de bonne heure, fut
destiné à l’Ecole centrale, à cause des aptitudes ingénieuses
manifestées dès son enfance, à cause aussi, et surtout, des conseils
d’une certaine Mme de San Stefani, femme riche et ambitieuse qui se
piquait de protéger les talents méconnus et s’était fait fort de tenir
lieu de mère au fils du vieil écrivain lorsque celui-ci devint veuf. Mme
de San Stefani, sans cesse à l’affût des succès, croyait fermement que,
dans un avenir prochain, les sciences appliquées à l’industrie seraient
aux sciences morales, voire aux arts et à la littérature, ce que les
Etats-Unis d’Amérique sont à la République de Saint-Marin; et, tirant le
jeune Jean-Paul hors de la poussière des bibliothèques paternelles, elle
se donnait le lustre d’avoir accompli un sauvetage.

M. Pouchard n’avait pas vu sans chagrin son fils s’éloigner de l’étude
des lettres, qui avait fait l’intime bonheur de sa vie, qui l’avait
imprégné, lui tout entier, sa substance, sa chair même, disait-il, à tel
point qu’il ne formulait pas une pensée, même commune, qu’il n’exécutait
pas un geste, qu’il ne percevait ni une douleur, ni une joie, que le
moindre de ses actes n’évoquât et ne fît retentir en lui, par analogie,
cette ample, magnifique et profonde symphonie, composée de tout ce que
l’élite de l’humanité a pensé ou senti avant nous. Ce n’eût pas été la
peine d’accumuler un tel trésor s’il en fût résulté que M. Pouchard
méprisât les applications matérielles de la science, dont l’importance
économique, et partant morale, n’échappe à personne; mais il jugeait que
ce n’était pas la peine que l’humanité fendît les eaux de la mer à une
vitesse de trente-huit nœuds, brûlât les routes à cent cinquante
kilomètres à l’heure, ou remontât le courant des fleuves aériens, si,
pour un avantage dont il était aisé de se passer, elle doit dorénavant
négliger de s’occuper de ce qui fait proprement la force et l’ornement
de l’âme.

Aux philosophes, aux moralistes, à quelques rares romanciers joignant à
ces deux qualités celle d’être des artistes, qui montaient par
l’escalier de pierre à ses mansardes, le père Pouchard s’était ouvert de
sa tristesse. Mais même parmi ces amis d’intelligence, un penchant de
complaisance, une conspiration à peine avouée se laissait apercevoir en
faveur des hommes nouveaux qui bouleversaient la surface du monde. Ces
messieurs étaient sensibles aux «améliorations de la vie matérielle».
Ils ne parlaient point de la «rapidité des communications», sans que
leur œil brillât de cette flamme qu’on dut voir au visage des premiers
chrétiens annonçant la venue du royaume de Dieu, des inventeurs des
manuscrits ou de la statuaire antique, à la Renaissance, ou des candides
apôtres sociaux de tous les temps. Beaucoup d’entre eux étaient
entraînés à cet émerveillement, précisément par leurs enfants, des
bambins qui ne s’intéressent plus qu’aux joujoux de la mécanique la plus
récente, et qui, dès l’âge de huit ans, sont enclins à n’accorder de
valeur qu’à ce qui se vérifie de l’œil et du doigt.

«J’admets, disait M. Pouchard, que l’homme, aidé de la
machine,--vraisemblablement poussée à un degré de perfection
stupéfiant,--arrive à se jouer si bien des forces naturelles que l’état
économique du monde en soit modifié; mais encore l’homme n’en
demeurera-t-il pas moins l’être moral que la civilisation a fait, et
avec un plus grand besoin de vie morale précisément à mesure que
l’évolution économique se produira plus vite,--et toujours indéfiniment
plus vite,--car ce sont là des secousses que l’on ne traverse pas sans
avoir l’âme chevillée; à moins qu’il ne devienne lui-même le serviteur,
de plus en plus abêti, de la machine sans cesse perfectionnée avec un
effort moindre, et alors c’est une espèce de retour à l’état barbare,
que vous me permettrez de ne point fêter avec enthousiasme. En résumé,
ou l’homme se dispose à rejoindre la brute à une vitesse de cent
cinquante kilomètres à l’heure, et je me retourne en arrière avec
dégoût;--ou bien il demeure un être moral,--et, j’y tiens, de plus en
plus moral,--et donc il doit, plus que jamais, cultiver son âme par la
méthode morale qui ne saurait être--si l’on n’invente rapidement autre
chose--que l’étude des «humanités», de la philosophie ou de la
religion.»

L’avenir s’oriente vers une amélioration indiscutable de la vie
matérielle de l’homme!... Et le vieux M. Pouchard considérait sa
bibliothèque mansardée, sa petite chambre monacale, la table de bois
noirci d’encre où il avait, cinquante ans, lu, écrit, médité, dans une
quasi-indigence, dans l’ignorance à peu près complète de «la vie
matérielle», dans le ravissement perpétuel et parfait d’un esprit sans
cesse avide de connaître et de goûter.

Mais le moyen d’arracher son fils à l’influence de Mme de San Stefani,
alors que la direction inconsciente de cette femme se trouvait être
exactement dans le même sens que le courant fameux qui emportait le
monde?

                   *       *       *       *       *

Il est inutile de dire que le jeune Jean-Paul monta à bicyclette avant
d’avoir perdu sa première dent de lait. Mme de San Stefani lui fit
cadeau d’une machine, sous prétexte d’hygiène. Il s’enivra d’abord de la
course, mais pas longtemps: l’étude comparative de sa machine, de celles
de ses petits camarades, et même de ses grands confrères de sport,
l’absorba davantage. Il fut rapidement instruit des différentes marques
et de leurs valeurs respectives. Dès lors, tout son amour-propre fut de
posséder la bonne marque qui, d’ailleurs, changeait avec les années,
presque avec les saisons. Mme de San Stefani admirait sa compétence
précoce, et collectionnait les marques célèbres, en double exemplaire,
car sa fille Rita imitait Jean-Paul. Assez rapidement, Jean-Paul se
lassa de la bicyclette; néanmoins, il tenait à honneur d’avoir au
râtelier la marque dernière.

Les progrès de l’hygiène faisaient l’objet des préoccupations de Mme de
San Stefani. Jean-Paul était le dernier de sa classe au lycée
Saint-Louis; mais il visitait les expositions industrielles,
collectionnait les catalogues, était initié aux plus infimes détails de
l’art hydrothérapique. Les jours de congé, il passait l’eau, non pour
courir les filles, ni même pour aller aux courses, mais au Hammam se
faire transsuder la peau et masser les muscles; et quand il en sortait,
le col de son pardessus relevé, il méprisait sincèrement ceux qui n’y
allaient point. Non qu’il préméditât, par ces soins spéciaux,
d’atteindre la beauté plastique ou la force de l’athlète: il était sans
ambition d’aucune sorte! Non pas davantage qu’il y prît plaisir, car il
lui arriva bientôt de manquer souvent d’aller au Hammam, dès qu’il fut
avéré parmi ses connaissances qu’il y allait, et il se contentait de
montrer ses cachets d’abonnement.

Au commencement des vacances qui suivirent la quinzième année de
Jean-Paul, le proviseur avisa M. Pouchard père qu’il s’agissait de
modifier radicalement les allures de son fils, si son intention était
ferme de le destiner à Centrale. Le père Pouchard s’emporta; il adressa
à son fils force semonces; il menaça d’envoyer promener Mme de San
Stefani et la fortune, disant que peu importaient, en somme, les
millions à la vie de l’homme, pourvu qu’il fixât à sa vie un but et
s’escrimât proprement à l’atteindre. Mme de San Stefani hocha la tête
sans acrimonie et sans passion, car elle possédait la sérénité que donne
la certitude; et elle avait la certitude que le père Pouchard était un
honnête et vieux radoteur, et qu’elle avait, elle, inculqué à Jean-Paul
l’âme moderne. L’apparente sagesse, le sérieux précoce de Jean-Paul
concilièrent les exigences de ses deux mentors.

Il promettait de travailler. Mais auparavant, de grâce! qu’on lui permît
d’amener la lumière sur sa table, qu’on le laissât poser des rayons où
placer ses livres, installer une douche pour se refaire le corps!
L’appartement de son père rappelait l’âge de pierre; autant eût valu
vivre dans le logement des troglodytes. Enfin, était-il admissible que
l’homme prétendît avoir atteint le faîte de la civilisation, se fût
distingué par son savoir, fréquentât des membres de l’Institut, et
habitât des pièces carrelées où le jour pénétrait par des lucarnes!

Jean-Paul exposa ses plans de réfection touchant deux petites pièces
affectées à son usage personnel. Il fit à ce propos, dans le cabinet
paternel, au tableau noir, une conférence où, ma foi, le vieux savant et
ses confrères apprirent maintes choses, notamment sur les appareils à
douche. Jean-Paul les connaissait tous; il en traça les schémas, en
exposa les principes, et termina par le plus simple, le plus économique,
le plus réduit en volume, le plus parfait. On trouva le gamin
intéressant; on releva l’orgueil froissé du père.

Jean-Paul installa son appareil dans un lieu que l’on n’eût point cru
pouvoir contenir un porte-parapluie. Il appela la lumière en des
retraits où l’ombre était séculaire, et l’air mouvant et vivifiant dans
des recoins encore imprégnés de l’odeur du patchouli et du tabac à
priser; le tout à peu de frais, et par une sorte de prestidigitation.

Une notable portion de l’Académie des sciences morales passa à la queue
leu leu par les deux pièces transfigurées. On examina les appareils
d’hydrothérapie, de massage et de gymnastique; on les discuta, on les
éprouva, autant que faire se pouvait. Le giclement de l’eau humecta des
rosettes et mit de la bonne humeur parmi ces messieurs; de curieux
outils de massage japonais provoquèrent des digressions érudites, et de
gauloises. Puis on vit la bibliothèque modèle, les rayons mobiles, si
aisément démontables et transportables, la bibliothèque tournante, les
appuis-livres, le meuble à fiches, les fiches blanches, en beau bristol,
au nombre de quatre mille, les classeurs, le panier à papier, le
porte-plume-réservoir à plume d’or inusable, l’encre sympathique,
l’éponge, le fauteuil à bascule, se haussant, se baissant, s’inclinant
devant, derrière, et virant, en tabouret de piano, au gré du
travailleur; enfin le bureau américain, dernier mot du génie pratique,
et sur lequel la lumière abondante, et doucement tamisée par un store de
toile écrue toute simple, caressait une rame de papier teinté,
filigrané, anglais, où Jean-Paul Pouchard pouvait se pencher désormais
et travailler sans être trop en retard sur son temps, sinon sur ses
camarades.

                   *       *       *       *       *

Jean-Paul Pouchard fut refusé, haut la main, au concours de l’Ecole
centrale. Cette chute fut surtout sensible à M. Pouchard père. Le fils
professait déjà, vis-à-vis des examens et des concours, cette espèce de
dédain, peut-être importé d’Amérique, à moins qu’il ne soit la fleur de
l’esprit égalitaire, qui semble pressentir que, bientôt, l’humanité
civilisée en aura fini avec ces méthodes de recrutement de mandarins.
Jean-Paul avait bien sans cesse à la bouche l’expression de «lutte pour
la vie»,--car il croyait avoir lu Darwin, et il disait cela en
Anglais,--et il était assez intelligent pour comprendre que cette
théorie équivaut à proclamer la nécessité d’un concours perpétuel; il
admettait le concours perpétuel; mais quelque chose, en son âme moderne,
répugnait à ce que ce concours eût pour juges des personnages
compétents.

Les amis de M. Pouchard, des hommes de poids, s’employèrent à adoucir la
blessure par des arguments qu’ils n’exprimaient pas à la légère; ils les
puisaient dans «l’air du temps», à cette source d’inspiration anonyme
qui fait que tant d’hommes s’inclinent à la fois dans le même sens comme
les épis des blés sous le vent. «Bast! lui disaient-ils, cette
mésaventure aura l’avantage de préserver l’esprit du jeune homme de
l’exclusivisme si fâcheux qui tache d’une manière indélébile les anciens
élèves d’une école du gouvernement. Elle le libérera de ce servilisme
qui alourdit à jamais les esprits de jeunes gens astreints plusieurs
années à recevoir et à respecter la doctrine d’un maître..., etc.» Il y
eut des discussions animées sur ce qu’on nommait autrefois «l’esprit de
corps»; quelques hardies intelligences prononcèrent le mot de «livrée».
Mais le vieux père Pouchard, qui n’avait confiance que dans les cadres
tout faits pour diriger les hommes qui ne sont pas nés supérieurs, ne se
consolait point.

                   *       *       *       *       *

Père Pouchard! qu’entendez-vous par «un homme né supérieur»? Voilà
précisément des messieurs reconnus comme tels qui, en présence de votre
fils, hésitent, s’interrogent et se demandent si ce garçon battu par ses
camarades sur les bancs de l’école ne les battra pas dans le combat de
la vie dont la tactique et les armes changent avec les siècles. Et voilà
quelques-uns de ses camarades mêmes, non des moindres, que l’espèce de
génie de Jean-Paul a touchés, qui sont séparés de lui par une intense
culture intellectuelle dont ils pourraient s’enorgueillir, qui peuvent à
peine prendre contact avec lui sur un sujet de conversation, et qui
cependant le vénèrent comme une force aveugle; qui laisseraient, pour un
rien, entendre que l’humanité attend quelque chose de lui; qui, pour un
peu plus, vous soutiendraient que l’appareil à douche à bon marché et
les casiers démontables sont la «poule au pot» de la société future. Et
une des particularités du génie ne consiste-t-elle pas à être de son
temps? On s’accorde à reconnaître à votre fils le sens du moderne!

L’attrait et l’influence des esprits nettement positifs sont
considérables; si l’on fréquente volontiers les autres, c’est en
souriant du coin des lèvres qu’on les aborde et surtout qu’on les
quitte, comme on quitte les enfants et les poètes. Ce que les enfants
nous donnent à apprécier d’eux-mêmes n’est qu’ébauche, promesses,
espérances, inachevé; l’œuvre des poètes est difficilement appréciable
et n’est jamais assise que lorsqu’ils sont devenus très vieux,
lorsqu’ils sont devenus populaires par la politique, ou lorsqu’ils sont
morts; on sourit moins des musiciens, parce que leurs œuvres s’exécutent
avec les doigts et sont l’occasion d’un commerce actif; on en peut dire
presque autant des peintres; les philosophes en imposent parce qu’on
sait que depuis l’avant-dernier siècle le plus mesquin de leurs traités
lance un défi à la religion dans quoi l’instinct profond des foules
reconnaît une grande puissance. Mais tous ces gens-là sont jaugés par
nous de loin ou de haut, comme on voudra, sans que nous possédions pour
les apprécier une mesure bien certaine; et dans notre jugement à leur
endroit interviennent mille influences étrangères. Quelle différence
lorsqu’il s’agit de nous former une opinion de ce genre d’homme qui
commence à pulluler dans une classe prépondérante de la société
«moderne»! Il a rejeté préalablement de son orbite les éléments
métaphysiques, surnaturels, spiritualistes et même moraux qui sont du
vent pour un maître de la matière. Il ne quitte point du pied le sol; il
ne s’aventure point; il n’avance rien que vous ne puissiez immédiatement
contrôler ou qui ne se puisse à la rigueur vérifier par une formule
algébrique: et n’est-il pas vrai que de savoir qu’il y a une formule
algébrique dans l’affaire vous arrache et votre assentiment et votre
respect? Parlez-vous sociologie, militarisme, dépopulation ou
tuberculose, il vous clôt le bec en vous citant les tables de la
statistique qui ont remplacé pour beaucoup les Tables de la Loi; il vous
conquiert par la précision de ses renseignements sur le prix des denrées
sous Louis-Philippe, sur les coûts comparés des transports
transatlantiques par voie allemande ou française, sur la balance des
victimes de la Saint-Barthélemy et de la Révolution française, sur le
prix de revient d’un corset. Il sait tous les infiniment petits détails
qui s’acquièrent en procédant pas à pas, par voie d’analyse toujours;
par paquets de chiffres, par additions, il s’élève à des totaux
d’apparence irréfutables, comme jadis s’élevait l’homme, en vertu du
privilège de la raison, jusqu’aux idées générales. A discuter avec une
femme des sentiments du cœur humain, comme un La Rochefoucauld ou un
Benjamin Constant, on risque fort de passer pour un songe-creux ou un
niais; mais Jean-Paul Pouchard démontrant, chez Mme de San Stefani,
combien c’est idiot, au XXe siècle, d’employer encore des portes à un ou
deux battants qui s’ouvrent malaisément, qui se ferment avec bruit, qui
vous forcent à reculer vos meubles ou vous défoncent une glace, alors
qu’une clôture à coulisse glissant sur billes, suspendue d’en haut, est
ouverte sans efforts, sans fracas et sans dommage par le petit doigt
d’un enfant ou le museau d’un loulou, Jean-Paul Pouchard émet une
vérité, contrôlable par le premier venu, utilitaire au premier chef, une
vérité qui n’est pas du temps des romances, qui est d’aujourd’hui,
et--ce qui fait toujours bon effet--une vérité qui vous a un petit air
d’être de demain.

Cette attitude d’innovateur qu’il faut absolument adopter en France, si
l’on ne veut pas passer pour un imbécile, n’y réussit pleinement,
toutefois, que si les malins découvrent qu’elle cache les plus sûrs
instincts du vieux conservatisme pratique. C’est bien dans cette
conviction que Mme de San Stefani préféra Jean-Paul, sans diplômes et
sans profession, à la séquelle des jeunes blancs-becs métaphysiciens ou
glossateurs, gent poussiéreuse, rats de bibliothèque, de qui l’avenir, à
son gré, n’avait que faire; et elle lui donna la main de sa fille Rita.

                   *       *       *       *       *

Rien ne fut épargné pour permettre au jeune ménage de s’installer
conformément à tous les principes de la salubrité, du confort et de
l’art décoratif les plus fraîchement éclos. Cette installation devait
être si parfaite et fut si minutieusement conduite qu’elle dura quinze
mois.

Deux amies de Rita, qui s’étaient mariées presque en même temps qu’elle,
au bout d’un an avaient déjà fait un voyage en Norvège, passé l’hiver en
Algérie, reçu brillamment chez elles au printemps, enfin étaient mères.
Rita et Jean-Paul, attachés à Paris par les travaux exigeants de leur
futur appartement de l’avenue Kléber, avaient dû accepter l’hospitalité
provisoire de Mme de San Stefani qui, nonobstant ses idées, était logée
à l’ancienne mode, rue du Bac.

Là, Jean-Paul perdit, à donner un tour plus frais aux pièces que lui
prêtait sa belle-maman, un temps précieux qu’il dérobait aux préparatifs
de l’avenue Kléber: mais il ne pouvait vivre nulle part sans imposer des
métamorphoses. Et, dans l’espace de ces quinze longs mois, le jeune
ménage se tint caché, prit l’air à peine, ne reçut point du tout, parce
que Jean-Paul n’ignorait pas que son crédit tenait à la magistrale
ordonnance d’un «confort moderne», et que s’exhiber, pour un début, dans
un appartement portant toutes les marques du siècle de Louis XIV,
c’était faire une entrée pitoyable, se déconsidérer.

Enfin, ils furent chez eux! Que dire de cet appartement?

On a plaisir à parler du cabinet d’un homme de goût: le seul énoncé
d’une toile, d’une gravure, d’une estampe décorant un panneau, évoquent
les préférences d’un esprit, un caractère, un homme; jusque dans le
style convenu, monotone et presque obligatoire d’un boudoir de femme, il
y a moyen de tirer, des nuances mêmes de la banalité, quelques
renseignements curieux, amusants, touchants parfois, sur le tempérament
qui s’y pelotonne; il n’est pas sans intérêt ni sans profit de connaître
la cabane des sauvages, la hutte des castors ou la ruche des abeilles,
qui nous enseignent quelques grandes lois gouvernant le monde. La plume
regimbe à décrire l’appartement des jeunes Pouchard.

Que l’on parcoure les prospectus des fournisseurs d’appareils
hydrothérapiques, les annales de la bactériologie, les tableaux
anatomiques et démonstratifs employés dans les écoles de culture
physique, les annonces de bains turco-romains, les réclames pour
porte-pantalons, tendeurs, malles et mallettes démontables, etc., et
l’on aura, si l’on y tient, une impression de ce sybaritisme nouveau
qu’on appelle le «confort moderne» et qui est plutôt la croyance
superstitieuse à l’excellence du bien-être physique que le goût du
bien-être.

Cela tenait du sanatorium, du haras, du hammam, de l’hôpital, de la
couveuse et des boxes d’expositions d’hygiène. Cela était destiné à
recevoir et à abriter des corps humains, à les coucher, à les nourrir, à
leur faciliter l’absorption d’oxygène pur, à les laver, à les flatter
dans leurs fonctions digestives, à exciter le jeu de leurs muscles par
des exercices inutiles, à leur éviter, par contre, tout mouvement, tout
effort tendant à satisfaire les exigences naturelles de l’organisme. La
mécanique y suppléait à la vie normale de l’homme: des fauteuils
suédois, dit-on, monstres animés, pour peu que vous leur confiez votre
séant, s’y mettaient à vous agiter chaque membre, à vous faire jouer
chaque articulation, ployer chaque fibre musculaire sans plus vous
intéresser le cerveau que si vous eussiez pour chef une noix creuse.
Jean-Paul et Rita consentaient à tirer, quatre fois par jour, par
périodes réglées, sur de longs caoutchoucs, en regardant la muraille
d’un œil morne; ils s’exténuaient à manier des massues; mais en revanche
le moindre geste leur était épargné pour atteindre un vêtement dans
l’armoire, une paire de bottines sur la planchette, un journal sur
l’étagère, tous ces objets se présentant, comme d’eux-mêmes, précisément
à la hauteur de la main, au lieu juste où il était prévu que Monsieur ou
Madame en pourrait éprouver la nécessité. Et les pièces étaient
disposées avec tant de prévoyance, selon l’ordre quotidien des besoins
généraux et même des désirs particuliers, qu’il devenait en vérité à peu
près oiseux à Monsieur et à Madame d’être montés sur jambes, comme
l’humanité vulgaire, car il ne leur était pas indispensable de faire dix
pas dans une après-midi. En un mot, à l’appartement de l’avenue Kléber,
toute demande du corps humain était satisfaite et comblée avant même,
pour ainsi dire, qu’elle eût atteint la conscience, tout effort était
inutile, toute intervention cérébrale superflue.

Qu’eut-on inventé de plus raffiné pour l’abêtissement définitif de
l’homme?

Cependant, les jeunes époux n’avaient pas passé huit jours dans ce
paradis, qu’ils partaient pour la Suisse, la saison étant belle, et tous
les deux tombant d’accord qu’il était trop juste de se reposer des
fatigues que leur merveilleuse installation leur avait values.

--Eh quoi! leur dit Mme de San Stefani, en quel endroit du monde
pouvez-vous désormais être mieux que chez vous?

--N’avons-nous pas, disait Jean-Paul, toute la vie pour être chez nous?
Pour le moment, l’essentiel est de nous refaire au grand air.

                   *       *       *       *       *

Ils se refirent dans une chambre d’hôtel en pitchpin fort ordinaire, au
bord du lac des Quatre-Cantons. Ils n’avaient pas emmené de femme de
chambre, sous le prétexte de s’enivrer d’indépendance; une grosse
rougeaude d’Allemande, au service des vingt-cinq numéros de l’étage,
brossait les robes de Rita et les suspendait le matin au bouton de la
porte. Jean-Paul, en caleçon, ouvrait lui-même, et le corps pincé dans
l’entre-bâillement, saisissait les souliers jaunes, ses pantalons, les
jupes de sa femme, les imperméables et quelquefois le broc d’eau chaude;
il s’accrochait le flanc au verrou ou se contusionnait l’épaule au
bec-de-cane dans un mouvement trop prompt, si une chambre s’ouvrait
soudain en face de lui; et il rentrait grimaçant, jurant, chargé comme
un portefaix. L’eau manquait pour la toilette, le petit déjeuner était
en retard, ou bien c’était le linge qu’on apportait avec la longue note
incompréhensible, pendant que Monsieur changeait de chemise ou que
Madame s’amusait à gambader comme un jeune chevreau sur le lit. Quant à
faire entendre au personnel un mot de français, ah! bien, ouitche! au
premier seulement, une femme de chambre était Lorraine. C’était le
diable que d’obtenir des petits pains sans anis ou de faire remplacer
par quelques morceaux de sucre le miel qui accompagne le café au lait.
Impossible de dîner à part: ils s’asseyaient à table d’hôte, en même
temps que 250 Allemands retentissants et emplis d’une fierté nationale
que quelques-uns mettaient aux pieds de la Parisienne en disant des mots
galants qui la faisaient pouffer.

Ni Rita, ni Jean-Paul ne s’étaient encore autant amusés.

Ils dépassèrent, sans y prendre garde, le temps prévu pour leur
villégiature. De Paris, la belle-mère adressait vainement des lettres de
rappel, et pour séduire les vagabonds, leur décrivait leur propre
appartement de l’avenue Kléber qu’ils connaissaient bien.

A propos d’appartement, Jean-Paul vit, au salon de l’hôtel, des
photographies d’intérieurs artistiques exécutés en Bavière, qui
prouvaient que les Allemands s’étaient mis à faire dans l’ameublement
des progrès remarquables. Il prit le train pour Munich.

Quant au confort proprement dit, l’infériorité de l’avenue Kléber ne lui
paraissait pas évidente; mais la sobriété et l’appropriation du décor
allemand, par exemple, ridiculisaient, démolissaient dès le premier
aspect cent niaiseries d’ornementation que Jean-Paul avait accueillies
chez lui trop précipitamment, sous couleur de nouveauté. Il écrivit, de
Munich, des lettres ambiguës où il faisait de brumeuses allusions à une
déconvenue grave, à l’écroulement d’une opinion, et en même temps pour
l’avenir à de hardies résolutions. Rien de clair. C’est qu’il s’agissait
de préparer la belle-mère à un coup d’Etat.

La pauvre femme n’y comprit goutte, ou plutôt, crut pouvoir y comprendre
qu’un espoir de paternité avait été violemment déçu, à la suite, c’était
probable, de quelque chute dans la montagne; et elle se montrait
grandement inquiète de la santé de Rita; pis que cela: elle menaçait de
prendre le train, d’arriver après-demain à Munich. Ce malentendu fouetta
Jean-Paul en ses hardies résolutions: «La belle-maman sera trop heureuse
d’apprendre qu’il n’y a qu’une affaire d’ébénisterie là où elle a craint
un danger pour sa fille, et, comme tous les coups d’Etat, le mien sera
approuvé.» Il ramena sa femme à sa mère, mais paya le voyage de
l’ébéniste allemand qui devait mettre sens dessus dessous l’appartement
de l’avenue Kléber.

                   *       *       *       *       *

Cet appartement fut mis sens dessus dessous par l’ébéniste allemand,
malgré les hauts cris de Mme de San Stefani, qui était, il est vrai,
rassurée quant à la santé de Rita, mais qui soldait de sa bourse le
surcroît de dépenses du ménage. Il tardait à cette femme, c’est trop
juste, que son gendre enfin parût devant le monde, présentât les
créations de son génie, enfin lui fît honneur. Elle estimait, non sans
raison, qu’il avait jusqu’ici différé beaucoup de la satisfaire, et elle
se prenait à soupçonner à sa satisfaction des ajournements indéfinis.
C’était une femme à se montrer indulgente aux plus grands gaspillages,
pourvu qu’il s’agît de choses par leur nature inutiles: la toilette, les
fleurs, les bijoux; mais elle n’admettait pas que des objets d’usage,
tels des meubles, fussent revendus sans avoir servi. A voir tout ce
«modern style», dont elle avait appris avec tant de bonne volonté à
faire l’éloge, déjà démodé et cédé à vil prix, elle conçut des doutes,
pour la première fois, sur la valeur de Jean-Paul, sur elle-même, sur
son temps, sur l’avenir; et elle alla verser ses doléances, rue
Garancière, sous le toit mansardé de M. Pouchard.

--Madame, dit le père Pouchard, j’ai toujours considéré que les
commodités matérielles sont le plus dangereux ennemi de l’homme, et,
comme dirait Montaigne, la plus belle «piperie» où puisse donner sa
bêtise. Mais n’oublions pas que la plupart de nos grandes querelles
viennent de malentendus sur les mots. Si les grammairiens avaient plus
de crédit, bien des horions seraient évités. Par exemple, voilà ce terme
de «progrès» dont il fut tant question entre nous lorsqu’il s’agissait
de mon fils: il signifie un pas en avant; vous y entendez un état
meilleur, volontiers excellent, et, par-dessus le marché, stable,
définitif! Vous avez dirigé les pas de mon fils dans une voie nouvelle:
le pauvre garçon met une jambe devant l’autre; il hésite, il trébuche,
il se relève, il repart en avant: ce sont les risques de la voie
nouvelle. Si son esprit est fertile, je ne prévois pas qu’il s’arrête.
Où ira-t-il? Dieu seul le sait. Dans les innovations matérielles,
l’homme, à franchement parler, ne dirige plus; il est emporté par la
matière. Une application nouvelle exige une autre application peut-être
absolument insoupçonnée, et il n’y a plus d’autres bornes aux
transformations que les lois naturelles, probablement peu favorables à
l’homme et qui l’anéantiront, c’est bien possible. Si l’homme
s’enorgueillit de gouverner la matière, la matière aura sa revanche...
Mais où me laissé-je entraîner, Madame? Je voulais dire seulement que
celui qui veut donner la main aux innovations qui nous emportent à
l’inconnu, doit renoncer héroïquement à ses habitudes de stabilité et à
la douceur de vivre en paix; en d’autres termes, que les gens du monde,
qui sont par définition esclaves du convenu et amis des plaisirs, et qui
veulent par surcroît se donner le luxe d’appuyer les réformateurs, sont
ou bien d’innocents aveugles ou de coupables hypocrites qui montent en
nacelle à grand fracas pour le Pôle Nord, croyant bien que le ballon
atterrira à Chantilly.

Mme de San Stefani quitta M. Pouchard père sur quelques mots aigres-doux
et, pour faire la nique au vieux radoteur, contresigna les ruineux devis
bavarois.

                   *       *       *       *       *

Là-dessus, le jeune couple alla passer l’été, puis l’automne au bord de
la mer, en Normandie, à Biarritz ensuite. Ils prolongèrent
l’arrière-saison comme ils purent, en s’attardant, à visiter des villes
qui ne les intéressaient guère en province, dans d’exécrables auberges.
C’est qu’ils n’avaient point de domicile à Paris.

Un voyage à Munich fut jugé indispensable, avant l’hiver, car il ne
s’agissait pas de laisser commettre quelques gaffes à ces ouvriers
allemands, si appliqués assurément et si dociles, mais qui ont besoin de
direction. Ils y passèrent des mois, sans connaissances, visitant chaque
jour l’ébéniste, allant au théâtre ou au restaurant à des heures
absurdes, bâillant à des pièces qu’ils ne comprenaient point et où ils
trouvaient si triste de ne pas entendre causer dans la salle. Rita
commençait à remarquer que la correspondance de ses amies de Paris se
faisait rare; on la négligeait, mais elle-même répondait avec gêne, ne
sachant de quoi écrire puisqu’elle ignorait ce qui se disait à Paris;
les journaux français l’ennuyaient depuis qu’elle n’y lisait plus son
nom au carnet mondain. Jean-Paul s’épaississait dans les brasseries et
il faisait sa compagnie du gérant de l’hôtel qui l’entretenait des
établissements grandioses que la compagnie fondait à Baden-Baden, à
Costebelle près d’Hyères, à Florence, à Palerme, à Corfou, à Séville,
car les Allemands conquièrent l’Europe, entre autres moyens, par les
hôtels. Dans ces conversations, Jean-Paul élargissait ses idées de
«confort» et il en fournissait d’avantageuses à son ami le gérant.

A la vérité, il s’accoutumait insensiblement à la vie d’hôtel qui
convient mieux que le «home» aux esprits en quête perpétuelle
d’améliorations. Le home fleure un relent de définitif et déjà de
routine, avouons-le, dès l’instant qu’on a mis la dernière main à
l’accommoder. C’est par les hôtels cosmopolites que le grand mouvement
de confort moderne, qui prend ses sources à New-York ou à Londres, se
répand sur le monde avec une rapidité qui n’a nul rapport avec la
distance, et qui atteint plus tôt Melbourne ou Yokohama que Paris même.
Dans un milieu sans cesse mouvant et renouvelé, nulle entrave aux
innovations; joignez à cela que le voyageur qui passe vingt-quatre
heures en un lieu y manifeste plus d’exigences qu’en quarante années
vécues chez lui. Jean-Paul ne se l’osait pas dire, mais il subissait,
dans la chambre nº 75, dans le hall, dans les salles de lecture, de
musique ou de restaurant de l’Hôtel des Quatre-Saisons, où il n’avait de
commerce qu’avec un gérant et un ébéniste, l’attrait qui doit précipiter
tous ses pareils, amateurs énervés des nouveautés confortables, vers la
vie nomade.

Rita avait découvert avec angoisse que, de leurs visites à l’ébéniste,
Jean-Paul revenait sans contentement. Il lui manquait cette petite
fièvre que donne l’objet commandé qui se façonne et se parachève entre
les mains de l’ouvrier. N’était-il pas déjà las du style allemand, grand
Dieu! avant même que le nouveau décor de l’avenue Kléber eût pris forme?
L’artiste lui-même, probablement, avait fait la même observation que
Rita, et le malheureux s’ingéniait, par tous les moyens, à rendre
éclatant le charme de son ouvrage. C’était un gros homme blond, d’un
teint d’enfant qui vient de jouer, et il ne semblait pas malin. Il
l’était! car ce balourd, d’un trait génial, rajeunit son œuvre et infusa
à son client défaillant le désir net de la voir exécutée.

Sans avoir l’air d’y prendre garde, l’ébéniste caressait de l’œil des
lavis de sa conception, appendus aux murs de l’atelier. Ils
représentaient, avoua-t-il, le motif cher à son cœur: des degrés larges
et plats évoluant hardiment, élégamment, dans une cage bien éclairée. Et
ce faisant, il critiquait la mode de Paris qui est de s’enfermer dans
une boîte d’ascenseur truquée comme une chambre d’électrocution, avec
des boutons, des numéros, une ou deux cordes, et une pancarte où il
n’est question que du danger que l’on va courir! L’ascenseur! le monstre
du génie moderne, qui n’a pas pour but, croyez-le, de nous élever
commodément aux étages supérieurs, mais bien de permettre à des
entrepreneurs d’entasser étages sur étages, jusqu’à des hauteurs si
prodigieuses qu’il soit au-dessus des forces humaines de les atteindre.
«Et en Amérique, mon brave homme, lui criait Jean-Paul Pouchard, ces
ustensiles vous lancent jusqu’au trentième étage!...» L’ébéniste
bavarois se bouchait les oreilles; et puis son œil s’adoucissait et son
doigt décrivait dans l’espace les harmonieuses spirales de l’escalier,
que l’œil oublie. L’escalier c’est l’âme de la maison; c’est lui qui
relie de sa courbe charmante les heures diverses de la vie, qui vous
descend au travail, aux repas, aux réunions, qui vous reconduit le soir
au sommeil. Que les bonjours, que les adieux y sont jolis! Que de
souvenirs laissent une main penchée sur la rampe, un pied, la traîne
d’une jupe qui disparaît au tournant, un baiser envoyé d’en haut! C’est
un des derniers lieux du monde où les hommes se croient tenus à la
politesse: ils y saluent parfois encore une femme en la croisant.

Une nouvelle révolution agitait sa tempête sous le crâne de Jean-Paul
Pouchard. Phénomène curieux: par l’art, auquel il faut toujours revenir
en définitive, même pour l’accommodement des combinaisons modernes les
plus machinées, il était ramené aux conceptions les plus simplistes de
la demeure, et, dégoûté des monte-charge pour chair humaine, il
concevait l’envie ardente de gagner sa chambre par un bel et bon
escalier, dans une maison à soi. Le philtre agit d’une manière rapide et
sûre. Aucun mot ne fut prononcé, mais l’ébéniste, mentalement, prit note
de la commande d’un escalier pour l’hôtel particulier de M. Jean-Paul
Pouchard.

Mais Jean-Paul Pouchard n’avait point d’hôtel. Il en aurait un, parbleu,
pour se payer un escalier!

Voilà ce que saisit très bien l’ébéniste; voilà ce qui n’échappa point
non plus à Rita.

Rita comprit que jamais leur installation n’aurait de fin. Elle en avait
douté; elle avait conservé quelque espoir d’atteindre une solution.
Après l’affaire de l’escalier, elle aussi arrêta son parti. Elle ne
concevait pas la vie, éloignée de ses relations parisiennes. Dût-elle
coucher sous les ponts, elle voulait retourner à Paris: elle le signifia
à Jean-Paul.

Jean-Paul y consentit à la condition que Rita adhérerait au projet qu’il
avait de louer ou d’acheter un petit hôtel. On touchait d’ailleurs à la
fin de la troisième année du bail de l’appartement, avenue Kléber, et il
importait de prendre une décision, d’urgence, afin de donner congé dans
les délais réglementaires.

--Trois ans! s’écria Rita; et nous ne l’avons pas encore habité! Que
dira maman?

Ils revinrent à Paris. Loger chez Mme de San Stefani, il n’y fallait pas
songer, car le courroux de la dame croissait sans cesse contre son
gendre, et elle s’était hâtée de faire démolir chez elle les ingénieux
travaux exécutés par lui. On n’osa point lui parler des projets d’achat
d’immeuble, ni de l’escalier, ni du congé donné avenue Kléber. Les
travaux avançaient, assurait-on.

Rita ayant résolu de recevoir, on descendit au _Sardanapalus-Palace_,
aux Champs-Elysées. Le séjour y coûtait les yeux de la tête; la
belle-mère ne concevait pas ce genre de luxe, hormis à l’étranger;
malgré le plaisir qu’elle avait de revoir sa fille, elle l’eût préférée
à Rome, à Biskra, au Caire.

Rita reçut au _Sardanapalus-Palace_. Mais tout le monde avait pour le
_Sardanapalus-Palace_ les yeux de Mme de San Stefani, et les railleries
de pleuvoir sur Jean-Paul et son fameux génie aboutissant après trois
ans à loger à l’hôtel.

Jean-Paul comprit qu’il ne s’agissait pas de plaisanter et qu’il y
allait de l’avenir de leurs relations s’il ne se dépêchait pas d’habiter
comme tout le monde, car Paris, qui fait profession de rechercher les
singularités, est féroce pour celles qu’il rencontre. Il acheta
rapidement, sur la dot de sa femme, un hôtel avenue Raphaël, au
Ranelagh, et télégraphia à l’ébéniste munichois d’accourir.

Il essaya de renouer avec ses connaissances anciennes, avec les
camarades qu’il avait eus chez son père. Mais la tentative fut
pitoyable; les préoccupations de ces jeunes gens, presque tous appliqués
à des concours d’agrégation, étaient exclusivement d’ordre spéculatif;
Jean-Paul avait achevé d’en perdre le langage: ils se regardaient comme
des hommes de couleur différente, et n’avaient rien à échanger. En plein
Paris, logé au _Sardanapalus-Palace_, le jeune Pouchard goûtait
l’amertume du déclassement, pire que l’exil.

                   *       *       *       *       *

Il était peut-être perdu; il allait s’achever dans l’inaction et
l’ennui. Mais les époques complices de tels désordres, celles qui, comme
la nôtre, arrachent par leurs attraits matériels un rejeton à une lignée
intellectuelle, produisent des ressources inattendues et étonnantes et
qu’on dirait destinées à assurer le recrutement et la tutelle de sujets
nouveaux.

C’était le moment où l’automobilisme commençait d’agiter la ville et la
banlieue, de soulever le simoun sur les routes, de culbuter les
promeneurs paisibles, de troubler les chiens endormis au milieu des
chemins, les enfants, les poules et les oies qui formaient avec le
fumier, dans la rue du village, un assemblage si pittoresque et si
tranquille depuis le temps lointain des diligences. Jean-Paul ne pouvait
demeurer longtemps étranger à ce sport; il eut tôt fait de se lier avec
ses premiers champions. Il participa à une course sous un nom d’emprunt.

Hélas! ce fut une occasion de dépenses, réitérées et croissantes, qui
atteignirent sa fortune. Pendant que le petit hôtel inavoué du Ranelagh
et le séjour au _Sardanapalus_ pompaient la dot de Rita, Jean-Paul
trafiquait, achetait, revendait, se compromettait avec les agences,
afin, non pas seulement d’avoir son automobile, mais, comme il en avait
été jadis de la bicyclette, pour avoir l’automobile de l’année quand ce
n’était pas celle de la saison, et pour posséder la «marque»
momentanément cotée par le résultat des dernières courses, et sur
laquelle, exclusivement, il convenait d’être reconnu.

Ces machines créaient autour d’elles, dans leur atmosphère empestée, un
monde nouveau. Les femmes ayant adopté les lunettes monstrueuses et la
peau de bique, une société naissait sur la poussière des routes ou à la
table des auberges. Ouverte comme un café ou une salle des Pas-Perdus,
mais solidement édifiée sur une passion et des intérêts communs, elle
attirait et retenait les matériaux de démolition de tous les mondes par
un talisman incomparable: le plaisir physique. C’était un monde avec qui
l’on pouvait s’entretenir sans effort, à l’abri, plus que partout
ailleurs, des piquants «de la politique et de la religion», et où même
on pouvait briller du jour au lendemain sans culture et presque sans
éducation, pourvu que, la main au guidon, l’on possédât du sang-froid,
de la présence d’esprit et une certaine audace, ce qui n’est certes pas
le fait du premier venu. Une sorte de fraîcheur, un air de jeunesse,
étaient répandus sur cette société qui rappelle les enfants dans la
quinzaine du jour de l’An, turbulents, affolés, passant d’un jouet à un
autre et ravis particulièrement de toutes les choses qui marchent ou qui
ont l’air de marcher par elles-mêmes. Beaucoup y semblaient nés
d’avant-hier ou du mois dernier, et l’on eût eu bien mauvaise grâce à
leur reprocher de ne pas connaître au monde de plus important problème
que celui d’aller le plus rapidement possible d’un point à un autre.

Ce milieu était fait pour Jean-Paul Pouchard; Jean-Paul Pouchard avait
été créé et mis au monde pour ce milieu.

                   *       *       *       *       *

Dans les premiers mois qu’il s’adonnait avec ivresse au nouveau sport,
Jean-Paul fut rapporté, un soir, assez tard, au _Sardanapalus_, avec une
fracture à la cuisse, une oreille fendue, trois côtes fort maltraitées:
il avait été victime d’un «dérapage», et était allé s’aplatir au fond
d’un ravin, sur la route des Vaux-de-Cernay. Le mécanicien était tué.

Les journaux relatèrent l’accident. On publia les nom, prénoms, l’âge et
le nombre d’enfants du mécanicien décédé; on publia surtout le portrait
de Jean-Paul, en chauffeur, en civil; la photographie de la voiture
avant l’accident, la même culbutée dans le ravin, tirée hors du ravin et
ramenée sur la route par un attelage de bœufs, crevée, disjointe, tordue
comme une charpente de fer au lendemain de l’incendie. On publia même,
par une touchante attention, la photographie de M. Pouchard, le père,
savant modeste, chevalier de la Légion d’honneur depuis 1867.

Les reporters affluèrent au _Sardanapalus_: Rita, Mme de San Stefani,
les garçons, les maîtres d’hôtel répondirent à leurs questions aux lieu
et place du «jeune et intrépide sportsman», de qui la vie tout entière
retracée et librement interprétée devenait un récit à la Plutarque, une
lutte héroïque pour la conquête définitive des éléments; on lui prêtait
l’invention d’un «dirigeable»; on donnait la longue liste des travaux de
son père. Quelques notes, touchant le luxe dont l’intéressant personnage
était environné au _Sardanapalus_, devaient achever d’impressionner les
lecteurs.

Mme de San Stefani et Rita se regardaient, parcouraient les journaux,
entassaient les coupures du _Courrier de la Presse_, contemplaient les
traits de Jean-Paul gravés à des cent mille exemplaires, et ceux aussi
du vieux papa Pouchard qu’aucune presse jamais, durant cinquante ans de
labeur, n’avait frappés; et elles s’interrogeaient honnêtement: «Mais
qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que tout cela signifie? Si encore
Jean-Paul avait fait quelque chose, mais il a seulement causé la mort
d’un homme, et il s’est cassé la cuisse au fond d’un ravin!»

Il vint au _Sardanapalus_ une si grande affluence qu’un chasseur avait
assez à faire de monter les cartes tout le long du jour. Jean-Paul reçut
des félicitations jusque même de ses anciens camarades qu’il ne voyait
plus; lui-même se demandait si ces compliments n’étaient pas ironiques,
car ils lui venaient de pauvres garçons destinés à travailler toute leur
vie durement pour un gain dérisoire, et il en connaissait parmi eux qui
avaient perdu l’œil ou le doigt, et failli maintes fois laisser leur
peau tout entière dans des travaux anatomiques, au milieu du silence
professionnel; mais non! ils semblaient franchement touchés, comme la
foule innombrable, par le simple retentissement fait autour de son nom.

Le père Pouchard lui-même, qui pourtant se possédait assez bien, eut un
moment de fierté paternelle après sa stupéfaction première; il y alla
d’une larme, dit-on: à cause du nom de son fils, ou à cause du sien
propre, de sa photographie et des titres de ses ouvrages répandus par la
même occasion? Il crut, un instant, à la science divinatoire de Mme de
San Stefani et il le lui dit, sans la convaincre d’ailleurs, car c’est
elle qui, de tout cela, demeurait le plus ébaubie. Elle avait eu foi en
son gendre; puis elle avait cessé de croire en lui; mais elle n’avait
jamais compté que la gloire pût venir comme cela, pour rien.

--Mais si! lui disait le père Pouchard.

Il se présentait au _Sardanapalus_ des inventeurs malheureux que M.
Pouchard père se plut à recevoir quand il se trouvait là. Et il en nota
quelques-uns qui portaient des mémoires fort intéressants: ruinés par
des expériences coûteuses, ou perpétuellement éconduits par la science
officielle, ces infortunés venaient, humblement, offrir à M. Jean-Paul
Pouchard le bénéfice de leurs recherches, pour que sa notoriété les
illustrât, et ils déclaraient qu’ils se contenteraient en retour d’une
charité, d’autres même ne demandaient rien. Emu de telles scènes, M.
Pouchard père disait: «La gloire n’a aucun lien nécessaire avec le
mérite individuel; c’est une sorte de capital divin jeté du haut du ciel
entre de certaines mains privilégiées, en vertu de l’antique principe
que nous croyons injuste parce que nous n’en connaissons pas l’essence:
l’esprit souffle où il veut. Ce capital est destiné à mettre en valeur
l’apport anonyme de collaborateurs obscurs. Rien de plus vain que de
prétendre attacher un juste nom à une œuvre. C’est la nature entière qui
travaille par nos mains et enfante dans notre douleur. Effaçons-nous.
Inclinons-nous devant l’éclat mystique qui environne certaines têtes,
fussent-elles celles que notre débile entendement personnel serait tenté
de coiffer du bonnet d’âne.» Raisonnant avec cette indulgence, M.
Pouchard père ne se défendait pas complètement de penser à son nom, à sa
photographie répandus à profusion dans les feuilles publiques par le
fait de «l’éclat mystique» qui environnait son fils, auteur d’un
accident d’automobile.

                   *       *       *       *       *

Eh bien, dans cette affaire, le plus étranger à la vanité de la
renommée, c’était Jean-Paul Pouchard, étendu, d’ailleurs, la cuisse dans
un appareil, le thorax assez mal en point, la tête emmaillotée de
bandelettes, comme celle d’une momie. Non qu’il souffrît énormément de
son état; mais son esprit était totalement appliqué à imaginer des
systèmes plus parfaits pour soulever un moribond dans son lit, pour lui
permettre de manger, de boire et d’accomplir avec la plus grande aisance
l’ensemble des fonctions indispensables.

Entre temps, il s’émerveillait de voir sa belle-mère lui sourire, lui
confier qu’elle savait l’achat clandestin de l’hôtel du Ranelagh,
qu’elle lui pardonnait, qu’elle l’aiderait de ses deniers, qu’elle
prenait à sa charge la pension à la veuve du mécanicien. Il était
quelque peu confus de l’avoir satisfaite en agissant d’une manière si
éloignée de cette intention. Quant à lui, il n’avait jamais ambitionné
la gloire, il ne convoitait encore que de posséder la meilleure marque
d’automobile et l’habitation la plus ingénieusement combinée; et, dans
l’inaction de la convalescence, au _Sardanapalus_, il caressait le jour
où les chirurgiens autoriseraient son transfert avenue Raphaël.

M. Pouchard père s’accoutumait à quitter la paisible rue Garancière pour
l’avenue des Champs-Elysées, et il entrait maintenant comme chez lui, ma
foi! dans ce temple moderne du _Sardanapalus_ dont la dorure des
portiers, la pourpre des petits chasseurs, le tohu-bohu, les sonneries,
l’avaient tant effaré tout d’abord. Il s’intéressait non seulement à la
santé de son fils, mais à l’avenir qui lui semblait désormais assuré. La
maison même dont l’industrie avait failli coûter la vie à Jean-Paul
Pouchard, ne venait-elle pas de lui proposer dans ses bureaux une place
de 40.000 francs? Sur quoi, une maison rivale lui offrait 60.000!
«60.000!» prononçait Mme de San Stefani: «J’ai entendu, de mes oreilles
entendu, j’étais là.» Et le vieux savant entendait, de ses oreilles
entendait, que son fils allait se faire en une année ce qu’il ne gagnait
pas, lui, en vingt ans.

M. Pouchard père avait un jeune protégé de qui l’intelligence et
l’érudition précoces égalaient la pauvreté. Il n’avait pu, malgré nombre
de démarches dans les mondes académique et universitaire, obtenir à ce
garçon un modeste emploi. Un député, ancien entrepreneur de maçonnerie,
intrépide chauffeur aujourd’hui, qui se trouva au chevet de Jean-Paul
pendant que le vieux père Pouchard se lamentait, prit en main sa cause
et la gagna en l’espace de trois semaines.

M. Pouchard père avait reçu le ruban de la Légion d’honneur sous
Napoléon III, lors de la publication d’un immense travail sur l’Egypte,
qui avait eu la chance de paraître à l’époque de l’inauguration du canal
de Suez; depuis lors, absorbé par des études sur l’inégalité des races,
dépourvues d’actualité, du moins en apparence, il vivait très loin des
faveurs. Le maçon lui obtint la rosette au 14 juillet. Le nouvel
officier de la Légion d’honneur invita le maçon à déjeuner avec une
dizaine de membres des différentes sections de l’Institut, au milieu
desquels le maçon ne se trouva pas plus mal à l’aise que cela, d’autant,
affirme-t-on, que deux ou trois lui firent la cour.

Jean-Paul reçut la visite d’anciens camarades, jeunes agrégés sortis de
Normale, et jeunes ingénieurs de l’Ecole centrale où il n’avait pu
entrer, qui venaient sans vergogne solliciter son crédit, ceux-là pour
être tirés d’un petit trou de province où ils gisaient, ceux-ci pour
obtenir une place de contremaître dans une industrie active, ou
même «n’importe quoi, c’est bien simple, pour manger». Des
docteurs-ès-lettres souhaitaient ardemment faire insérer une chronique,
une nouvelle, dans des journaux de sport. «Fichtre! leur disait-on, mais
ce sont les plus lus: vous entreriez plus aisément au _Figaro_!» Ces
doctes jeunes gens se retiraient avec leur copie, mais remplis d’une
déférence plus béate et plus ahurie pour cette étrange et nouvelle
puissance créée par des moyens matériels de déplacement.

                   *       *       *       *       *

Enfin l’intéressant blessé, ayant été transporté avenue Raphaël, dès
qu’il fut debout inaugura son hôtel par une grande réception.

A la vérité, l’hôtel ne produisit pas beaucoup d’effet, malgré
l’escalier fameux, malgré les féeriques machineries. Jean-Paul Pouchard
était connu à Paris pour avoir été un des premiers estropiés dans
l’exercice d’un sport, objet momentanément de la curiosité générale: il
n’en faut pas demander davantage aux esprits. Tout au plus pouvait-on
consentir à lui reconnaître d’autre valeur que celle d’être l’Estropié
de qui l’on parle, l’Estropié qui figurera dans les revues de
cafés-concerts. Et puis, les cervelles bourgeoises, lorsqu’on leur
annonce une installation coûteuse et peu commune, rêvent de
magnificences dites «princières» ou tout au moins de trucs d’un
machiavélisme inouï. L’extrême sobriété de ce «style» les déconcerta. A
la seule annonce d’ameublement moderne, ils avaient eu des visions
d’arborescences d’aquarium ou bien d’ossuaires «artistement» distribués.
L’absence systématique de l’or leur fut pénible comme un mets sans sel:
l’or, la couleur vive, les étoffes riches, une certaine abondance de
reliefs, forment le repas préféré de l’œil de l’homme. Le fils du père
Pouchard, même inculte, était bien trop affiné encore pour exécuter
consciemment une œuvre qui emportât les suffrages publics. Quelle erreur
de produire des décors simples, juste à une époque où les grosses mœurs
des gens d’affaires fleurissent naturellement en faste!

M. Pouchard, le père, fut invité à la réunion, et il y vint avec
quelques personnes de son monde qui étaient les obligées de Jean-Paul.
Il y vint avec sa bonhomie habituelle, par le moyen des tramways qui
l’amenèrent au Ranelagh dans le même temps qu’il faut pour aller à
Versailles; mais à qui sait penser, les heures sont courtes et légères.

Il trouva là son ami, le maçon, qui lui prit le bras familièrement et le
présenta à nombre de gens, un peu comme un bahut que l’on vient de faire
épousseter chez l’antiquaire. Cinquante ans de travaux historiques, même
traduits en plusieurs langues, n’atteignaient pas pour ce monde le poids
du dernier roman pornographique ou de la blague de la semaine dans le
journal _La Rigolade_. On disait: «Ah! c’est le vieux papa!... Eh bien!
c’est gentil de l’avoir fait décorer.» M. Pouchard qui aimait à rappeler
les souvenirs d’antan, avait dit devant le député, ancien maçon, qu’il
s’honorait d’avoir connu M. Mérimée et de posséder de lui de fort belles
lettres. Le député, ancien maçon, voulant flatter M. Pouchard, répétait
en perroquet: «Il a connu M. Mérimée.» Et le nom de Mérimée voletait
dans cette réunion de 1900 sans évoquer rien. Le député, à mi-voix,
faisant le pédant, résumait en deux mots tout ce que lui redisait le
sujet: Mérimée rappelait «Badinguet»; Badinguet rappelait «mœurs
scandaleuses»; et le vague de ces débauches se personnifiait en «Cora
Pearl». Et il allait disant: «Badinguet... Cora Pearl!...» et clignant
de l’œil avec finesse et gauloiserie. M. Pouchard disait: «Madame,
avez-vous lu _Colomba_?» Il se rencontra deux femmes qui avaient lu
_Colomba_; mais elles n’avaient jamais remarqué le nom de l’auteur.--«Et
_Carmen_ aussi? vraiment?... mais je croyais...»--«Oh! pas la musique.»

Quand le bonhomme eut fait le tour des salons, il alla s’asseoir dans
une encoignure et se prit la tête à deux mains pour ne point la perdre.

«Ah çà; saperlipopette! se disait-il, je n’ai pas la berlue? Voilà
Monsieur mon fils qui, toujours, représenta à mes yeux le type achevé du
«propre-à-rien». Ce garçon, d’intelligence ordinaire, ne fut jamais
qu’un manœuvre industrieux, encore qu’un peu fainéant: incapable de
suivre les études classiques élémentaires, retranché par avance du seul
avenir que ma vanité paternelle eût souhaité pour lui, il a échoué
piteusement au concours d’entrée de la seule école où ses facultés
semblaient lui permettre de frapper... La sueur perle à mon front au
souvenir de cette épreuve humiliante!... Désespéré, je l’abandonne à une
femme, un peu hurluberlue à mon sens, qui le gratifie de sa fille et de
la fortune. Mon dadais gâche quatre années à flairer, révérence parler,
comme un chien, pour savoir le lieu le plus propice où déposer son
bagage. Bref, il perd tout commerce avec Paris et il gaspille la dot de
sa femme. Et voilà que, pour six mois d’esbroufe au _Sardanapalus_, pour
une chute d’automobile retentissante, pour la construction d’un hôtel
impayé, qui ne flatte même pas le goût des gens qu’on y réunit, et qui
est déjà--je viens de l’entendre chuchoter--un sujet de caricature dans
les journaux qu’on lit chez le coiffeur, voilà un gaillard qui attire
chez lui, d’un seul coup, plus de monde que n’en reçurent, dans le
courant de leur carrière, M. Renan, M. Taine ou M. Pasteur! Et quel
monde! Si mes oreilles ne me trompent pas, ce ne sont pas là des noms
quelconques recrutés au hasard par l’allèchement d’un bol de punch; ce
sont les noms qui éclaboussent de lumière l’œil du badaud parisien et de
l’étranger de passage; ceux qui entretiennent nos journaux et nos revues
par les annonces; ceux aussi qui gouvernent le marché: des commerçants,
des grands industriels; ceux qui produisent et ceux qui font circuler,
gens essentiels dans la nation, oserai-je dire, gens affairés, opulents
et naturellement enclins au plaisir, auxquels se joignent tous ceux qui,
dans une grande ville, sont avides de jouir: descendants de familles,
aujourd’hui sans emploi, fêtards de tradition, noceurs de naissance, et
encore tout ce qui court après la vie aisée, remuante et agissante:
cosmopolites, artistes, auteurs dramatiques attachés au monde où il se
passe quelque chose, romanciers valets de la société à la mode,
autrement dit les rois du monde, leur suite, leurs maîtresses, leurs
bouffons, leurs historiographes. Ils sont les maîtres et les trafiquants
de la matière, dont les transformations et les échanges règlent la vie
économique, laquelle règle la vie universelle et en définitive la vie
particulière de chacun de nous. Il ne faut pas rire: c’est une puissance
qui est là!

«De quoi suis-je étonné? De ce qu’elle est là chez mon fils? Elle est là
chez mon fils, parce qu’elle ne sait où aller et parce qu’il faut
qu’elle aille quelque part, étant essentiellement agissante; elle est
chez mon fils parce qu’elle manque de direction, parce qu’elle se
transporte au hasard, comme elle adopte un restaurant ou un petit
théâtre... Ou, plus exactement, elle est chez mon fils parce qu’il a
poussé par hasard le cri qui l’attire, dans la langue qu’elle connaît.
Il s’est cassé la cuisse sur l’un de leurs joujoux, et il avait, pour
ainsi dire, préparé de longue date cet événement-réclame en abondant
dans le sens du mouvement actuel: le bien-être mécanique, le confort
scientifique.»

Qu’il se tournât à droite ou bien à gauche, M. Pouchard surprenait un
sujet de conversation identique: il s’agissait de la rapidité et de la
mauvaise odeur du métropolitain, de la lenteur des tramways, de
l’archaïsme de l’institution des bureaux d’omnibus et des contrôleurs
pour «correspondance militaire» ou pour le «voyageur descendu de
l’impériale», ou bien du goût nouveau de se loger loin du centre de la
ville, où cependant l’on est attiré tous les jours pour le couturier,
pour le goûter, pour tout, en somme; où l’on descend le matin, où l’on
passe l’après-midi, où l’on retourne le soir au restaurant, au théâtre
et aux soupers de nuit; et de la peine qu’on se donne pour exécuter ces
allées et venues, et combien l’existence en est compliquée!--«Mais
pourquoi habiter si loin?--Ah que voulez-vous?... Le chauffage central,
le garage pour automobile!... le confort moderne!...» Et ces
appartements, dont le perfectionnement augmente sans cesse, et qu’on n’a
pas le temps d’occuper la durée d’un bail, que d’autres s’élèvent en
face, plus parfaits encore, et qui vous laissent dégoûtés de celui dont
vous étiez content! Presque tous ces gens, peu ou prou, ressemblaient à
Jean-Paul Pouchard. Une pauvre dame, en six ans, avait déménagé quatre
fois; elle s’avouait rompue, elle désirait, disait-elle, la tranquillité
de la tombe: «Mais que voulez-vous?... le confort moderne!...» Une
autre, gâtée par les «avantages de l’automobile», n’osait plus prendre
ni tramways ni fiacres; mais comme l’auto ne pouvait se frayer partout
passage, elle la laissait à la Madeleine et faisait toutes ses courses à
pied: «Que voulez-vous?... le confort moderne!...» Un de ces messieurs,
fort entouré sortait tout frais de la Santé où il avait purgé une
condamnation à un jour de prison pour contravention aux règlements de
vitesse. Il s’indignait d’avoir été anthropométré, douché, soumis à la
visite intime... «Que voulez-vous?... le confort moderne!»

«Je ferais volontiers une conférence, reprenait M. Pouchard, pour
démontrer que la foi en l’avènement du bonheur par le moyen du bien-être
est la plus abjecte imbécillité, car l’homme n’éprouve de plaisir que
dans l’effort et dans la lutte, et sa plus grande volupté est de se
vouer à une idée ou à un être...»

Toutefois, il s’en abstenait ce soir, parce qu’il se défendait mal d’une
certaine indulgence pour ces gens qui ignoraient le nom de Mérimée, mais
qui allaient répandre le sien. Le bruit qui est d’essence grossière est
d’essence divine cependant, comme le vent brutal et stupide qui tout de
même féconde les fleurs. Les travaux de Pouchard, trente ans ensevelis,
soulevés un jour par un bête ouragan, vont retomber entre vingt mille
mains et porter quelque part des fruits!...

Et M. Pouchard s’arrêtait, pour méditer ce mystère. «Au reste,
ajoutait-il, ce n’est pas vraiment le «confort» qu’aiment ces gens, mais
l’ingéniosité qui le crée; et c’est un hommage rendu par leur
matérialisme à l’intelligence.»

Au cours de son monologue, M. Pouchard suivait des yeux, dans la cohue,
le membre du Parlement, ancien maçon, à qui il devait sa nomination au
grade d’officier de la Légion d’honneur. Ne se sentait-il pas pour cet
homme une affection particulière?

Ce maçon s’était mis en tête de lui louer un appartement dans une maison
qu’il venait de construire «avec tout le confort moderne». Et il n’était
déjà plus de toute invraisemblance que M. Pouchard quittât la rue
Garancière, uniquement pour lui être agréable.

Oh! M. Pouchard, le père, glissait, lui aussi, dans un ravin dangereux
pour n’être pas celui des Vaux-de-Cernay. Et pour innocenter son
attitude, il se reprenait à discourir:

«Pourquoi suis-je au milieu de cette société, en intrus, isolé et
presque sans possibilité d’engager avec elle une conversation? J’appelle
«moi» ma classe: les lettrés, les savants, ceux qui pourraient le mieux
s’entendre avec ces parvenus ou ces «parvenants» pleins d’énergie et de
vie, ceux qui pourraient leur communiquer l’étincelle spirituelle qui
leur manque ou l’idée morale qui «polariserait», comme nous disons en
notre jargon trop spécial, leur but d’action, leur manière de vivre et
leurs plaisirs. Et n’aurions-nous pas, nous, lettrés et savants, grand
bénéfice au frottement de ces rustres sanguins et quasi incultes? Ils me
choquent, moi, vieux bonhomme descendu de mon cabinet et de mes séances
académiques, par la grossièreté de leurs appétits et par l’aveuglement
qui les précipite dans l’abîme de la vie exclusivement matérielle; mais
c’est parce que j’ai pris l’habitude de ne fréquenter que mes pareils,
et de vivre sans cesse à l’écart des tâcherons qui ont un rôle important
dans la vie sociale, et que nos lumières devraient éclairer. Que
faisons-nous, tout seuls, entre nous? Songe-t-on à ce que cette chère et
charmante expression française «entre nous»--qui marque autant notre
esprit sociable que notre esprit de caste--contient de sot et coupable
égoïsme, et d’éléments de caducité précoce pour chacun de ces petits
groupes résolus à ne vivre que d’eux-mêmes? Que font mes amis les hommes
de lettres de haute culture? Ils vivent entre eux, tirent la
quintessence de leur art; ils s’affinent si bien que le contact d’un
homme moins poli qu’eux-mêmes leur est intolérable; ils s’alimentent
d’un même air sans cesse respiré, et ils abandonnent le noble et
redoutable rôle de romancier des mœurs ou d’écrivain de comédie à une
meute de talents gouailleurs, pessimistes par paresse, qui, au lieu de
pénétrer avec complaisance dans les âmes de malheureux affolés,
d’essayer de les discipliner, de les conduire, de les élever en tout
cas, flattent hypocritement leurs bassesses et leurs vices en les leur
peignant plus hideux et incurables, et les encouragent à se vautrer dans
leur fange en prophétisant comme prochaine la fin de toute société, de
toute espérance...»

M. Pouchard poursuivit ses pensées et ses chimères qu’il voyait courir
entrelacées en groupes ailés, jusqu’à ce que la fatigue abaissât ses
paupières. Il s’éveilla en sursaut lorsque se tut le ronronnement
langoureux des tziganes qui supplée, dans ces réunions, à l’insuffisance
de la conversation; il tira sa montre et s’éclipsa rapidement pour ne
point manquer le dernier tramway.

                   *       *       *       *       *

Quelques heures plus tard, Jean-Paul Pouchard et Rita montaient à leur
chambre d’acajou, passaient à leurs cabinets de toilette d’érable
moucheté, et ils eussent pu s’asseoir, pour faire enlever leurs
chaussures, sur de ravissantes chaises de citronnier marqueté, à siège
et dossier mobiles, s’adaptant aux inclinaisons du corps les plus
variées. Mais Jean-Paul et Rita préféraient congédier tout domestique.

Jean-Paul se déshabillait à demi couché sur son lit, selon une habitude
de gamin, en battant du pied la courtepointe et repassant les événements
de la journée. Rita aimait jeter ses chaussures fort loin d’elle, autant
que possible par-dessus la tête de Jean-Paul, pour le narguer, lui, ses
manies de confort et les embauchoirs tout préparés, et la petite armoire
à tour qui était à portée de sa main et destinée à faire passer les
bottines aux mains du valet de chambre par le même truc dont usait jadis
Jean-Jacques pour se débarrasser de ses enfants! Elle n’eût eu qu’à
tourner une manette d’argent pour faire couler par le bec des cygnes
l’eau chaude et l’eau froide. Mais ces beaux cygnes ciselés et leur
vomissement l’exaspéraient, et il lui fallait maintenant, pour son
bonheur, un bon broc d’eau, une bonne bouillotte à l’anse brûlante
qu’elle empoignait à l’aide d’un vieux journal replié. Faire balancer sa
cuvette sur un récipient invisible qui fait longtemps «glouglou» comme
une personne qui a de la dilatation d’estomac! pouah!... Rita respectait
l’installation de son cabinet de toilette, mais elle usait d’une petite
cuvette de quatre sous, où elle s’était lavée jeune fille, et elle la
posait sur une chaise. Sur quelle chaise? Sur une chaise de la cuisine,
ne vous déplaise, parce que celle-ci avait le siège plat et les pieds
solides. Son luxe? Il consistait à verser ses eaux de toilette dans un
seau vulgaire, et même en grande partie à côté du seau, en éclaboussant
le linoléum et faisant des lacs. A la bonne heure, c’était amusant!

1903.



L’USAGE


«Les raisons qui font qu’une femme tombe, comme on disait autrefois, ah!
elles sont de bien des sortes, et il y en a parmi elles d’inattendues et
même de paradoxales. Nous n’en sommes pas, ma chère amie, à une
confidence près, et je puis vous faire celle-ci sans inconvénient pour
moi: à vous elle pourra, à l’occasion, être plus utile qu’un exemple
édifiant.

«J’avais presque dix années de mariage et pas la moindre peccadille à me
reprocher,--vous savez que je me suis mariée très jeune,--lorsque, les
affaires de mon mari devenant plus étendues et plus prospères, nous
fûmes tout naturellement, insensiblement, entraînés à voir un monde
étranger au nôtre. Je n’éprouvais pour ma part aucun besoin de faire de
nouvelles connaissances; mais nous dînions; nous n’étions, il faut le
croire, trop déplaisants ni l’un ni l’autre,--mon mari, plus recherché
que moi, certes, à cause de sa jolie voix;--on nous invitait; nous ne
refusions guère; c’est ainsi qu’en l’espace de quelques mois nous nous
sommes trouvés environnés de figures que nous ignorions totalement
l’année précédente. Les manières, le ton changeaient comme la toilette.
Ça amusait plus mon mari que moi, tout d’abord; mais comme il me
trouvait rajeunie à mesure que je me faisais plus élégante, et comme
nous pénétrions dans des maisons où le compliment est autrement dru et
fréquent qu’il ne l’est dans les nôtres, je suis femme n’est-ce pas? et
je mentirais si je disais que je suis restée insensible à ces
changements.

«C’est une chose curieuse, à Paris, que l’on puisse, et pour ainsi dire
en passant d’un étage à un autre, rencontrer--le mot n’est pas trop
gros--des civilisations si dissemblables. Nous nous étions tenus
jusque-là dans ce milieu que vous connaissez, non pas austère, mais très
réservé de ton et de manières, où la galanterie existait à peine, et où
l’amour, qui existe partout, se dissimulait sous des airs de correction
extrêmement difficiles à tenir et qui donnaient un mal fou aux
malheureux passionnés sortis des voies régulières. Vous ferai-je
soupçonner le fossé que nous traversions pour passer d’un milieu à
l’autre, en vous disant que Guillaume prit de l’ombrage la première fois
qu’il vit des hommes me baiser la main? Cela ne se faisait pas chez
nous. Quant à monter dans une voiture avec un monsieur rencontré en
visite, ce dont presque aucune femme ne se gênait sur l’autre bord du
fossé, je n’ai moi-même jamais pu m’y faire: qu’est-ce qu’aurait dit
maman, seigneur Jésus! ou n’importe quelle personne de notre vieux
monde, si elles m’avaient aperçue en auto avec un étranger!

«Dès la première année de notre nouvelle vie, nous fîmes la connaissance
d’une famille dont je ne vous dirai pas le nom, mettons les X..., si
vous voulez bien. Comment se fit l’accrochage entre les X... et nous? Du
diable si je saurais vous le dire! Il n’y avait aucun de leurs membres
qui me plût à moi particulièrement, ni que je parusse charmer non plus;
mon mari ne trouvait même pas chez eux à exercer sa belle voix;
c’étaient des gens d’une fortune dix fois supérieure à la nôtre, et nous
n’avions pas un seul goût commun. Eh bien, nous fûmes aspirés dans leur
remous; nous fûmes de toutes leurs fêtes; nous nous disions quelquefois,
Guillaume et moi, en recevant leurs invitations: «Quelle corvée!...»,
mais nous acceptions cependant.

«Dès le commencement de l’été, ils nous prièrent à la campagne.

«Ils avaient un très beau château, pas très loin de Paris, mais qu’il
fallait gagner en traversant en auto un pays infect, et ces excursions
nous faisaient enrager. Tout le long du chemin, mon mari déblatérait
contre les X...; il les trouvait insupportables, les femmes pas jeunes
et laides, pas musiciennes surtout, les hommes, tous désœuvrés, presque
tous débauchés et niais; et il fallait le voir singer leurs expressions
et leurs gestes, et surtout la manière dont l’un de ces messieurs, que
j’appellerai M. Arthur, usait pour se courber sur le poignet d’une femme
et le lui baiser sérieusement, longuement, comme s’il eût bu de l’eau.
Ma foi, la seule chose qui m’amusait en allant chez les X..., c’était la
répétition burlesque, que nous faisions en voiture, des scènes que nous
étions assurés d’y voir, et en revenant de chez eux, c’était de nous
féliciter d’avoir prévu juste. Cela, me direz-vous, ne valait pas le
déplacement! Mais, vous le savez aussi bien que moi, la vie est pleine
d’inconséquences.

«Un certain soir de la fin de mai, il faisait exceptionnellement doux et
beau; c’était la première fois, nous disait-on, que l’on pouvait prendre
l’air après le dîner, et même s’asseoir dehors sans être incommodé par
la fraîcheur; nous étions assez nombreux, le repas avait été plus gai
que de coutume; toute la compagnie se répandit dans le parc. C’est un
endroit magnifique, vous ai-je dit; le château est planté à mi-côte; le
parc s’incline doucement vers la rivière et est arrêté brusquement par
une longue et large terrasse, en partie plantée, en partie découverte.
Généralement la promenade aboutit là, qu’il fasse jour ou nuit; on
s’accoude et l’on bavarde en regardant la vallée. Il faisait ce soir-là
un clair de lune admirable: cette eau glissant dans les prairies comme
une couleuvre, ces bouquets de peupliers qu’on entendait frissonner, ces
images incertaines où l’on essayait de retrouver les silhouettes
d’objets connus, ces conversations autour de nous réduites à l’état de
chuchotements, ces rires de femmes, tout à coup, dans l’ombre, ah! que
tout cela agit d’une singulière façon sur les nerfs! Oui, je mets mon
trouble sur le compte de l’heure charmante, parce que je n’éprouvais
aucune espèce de séduction de la part de l’homme qui à ce moment
m’accompagnait, c’est-à-dire précisément de ce M. Arthur. Je traversais
tout simplement une de ces minutes où, sous l’influence d’un bien-être
qui s’exalte par une irrésistible admiration pour la beauté des choses,
nous nous sentons envahies du désir d’un bonheur inédit... C’est à ces
moments-là que se prépare le triomphe de l’inconnu. Nous les dépassons
souvent sans qu’il soit rien intervenu de plus que notre désir imprécis,
et nous nous déclarons encore très heureuses d’avoir éprouvé un tel
désir; mais dans tout élément de nouveauté qui se présente alors à nous,
nous croyons reconnaître, pauvres folles, celui qui va nous combler!...

«M. Arthur n’était pas un vilain homme, assurément; de sa personne, il
était impeccable: grand, bien fait, de jolies dents et même de très
beaux yeux; je me moquais de lui à cause de ses galanteries excessives
et uniformes, quelle que fût la femme à qui il s’adressait; il ne me
déplaisait pas, il m’était tout à fait indifférent. Ses manières
galantes et l’extraordinaire toupet qu’il avait dans ses propos ne
dépassaient pas de beaucoup, en somme, les libertés que prenaient avec
nous la plupart des hommes de son monde; j’en avais été effarouchée au
début, et c’est peut-être pour cela même que ces messieurs s’étaient
intéressés à moi; mais une fois admis que c’était l’usage, je me pliais,
moi, plus aisément qu’aucune autre, en raison même de mon application à
ne pas manquer aux usages.

«Vous baiser la main n’était rien; on le faisait en vous disant bonjour,
en vous disant adieu, et dans l’intervalle on ne s’en privait pas, au
détour d’une allée ou sous le prétexte que vous aviez dit un mot exquis
ou que votre chapeau vous allait à ravir. Je vous ai dit que M. Arthur
vous buvait le poignet; il lui arrivait aussi de vous retourner
brusquement la main et de se désaltérer dans le creux; il remontait avec
non moins de prestesse sur l’avant-bras, y sachant insister tout juste
ce qu’il fallait pour vous relisser, de la lèvre, le duvet dérangé par
la brusquerie de l’attaque... Mais oui, que voulez-vous? cela se
faisait, c’était l’usage dans une maison extrêmement «chic» et qui nous
en imposait de toutes les façons, beaucoup plus que nous n’osions le
reconnaître.

«Pendant que je considérais avec tant d’agrément les fantaisies de la
clarté lunaire sur l’eau, sur les peupliers et sur les prairies, M.
Arthur, accoudé à côté de moi sur le mur bas, me versait avec abondance
et facilité de ces paroles que nous jugeons banales quand nous les
entendons adresser à d’autres, ou bien quand leur effet sur nous est
usé, mais qui, dans le bon moment, sont estimées et bien reçues. Je me
rappelle parfaitement les sornettes qu’il me contait, et si je les
répétais aujourd’hui, je rougirais, bien plus que de ce qui est arrivé
par la suite, de les avoir jugées sur l’heure parfaitement spirituelles.
Oh! les hommes de l’espèce de M. Arthur ne tenaient point le boniment de
tendresse et de poésie dont s’accompagnent les scènes classiques au
clair de lune. Chose étrange! mon état, mon bonheur intime était bien
conforme à celui qui anime ces scènes à la Verlaine ou à la Musset tant
de fois lues, vues au théâtre, ou bien chantées; et cependant mon
bonheur, de cette famille-là, s’accommodait très bien des propos
cyniques d’un monsieur qui se fichait, je vous prie de le croire, de la
lune, de la poésie... je n’ose ajouter: «et de moi-même», car enfin il y
avait quelque chose de moi à quoi il tenait, ce soir-là, assez fort.

«Il profita d’un geste que je fis, en désignant sur la rivière une
petite barque qui avançait très lentement et où il était presque
obligatoire, par une telle soirée, qu’on supposât des amoureux, pour me
baiser le bras, à la saignée, en appuyant un peu plus que de jeu. Je
retirai mon bras sitôt que je le pus en disant: «Ah! pardon, vous vous
oubliez!» Il me dit: «C’est ma foi vrai.» Et il m’entraîna un peu plus
loin, sous le couvert de la charmille, sous prétexte de ne pas perdre de
vue la barque des amoureux. On croit que ce n’est rien, un baiser;
celui-ci, ma chère, m’avait transpercée, et l’homme qui me l’avait donné
était transfiguré pour moi.

«Je n’étais pas dupe du tout du motif au nom duquel il m’entraînait dans
la partie ombreuse, et je le suivis, faisant sciemment la cabotine,
simulant une attention ardente entre les troncs des tilleuls pour une
barque qui était certes le cadet de mes soucis. Il m’arrêta tout à coup
en m’empoignant le bras, plus haut que le coude; il me faisait de ses
doigts un anneau qui m’entrait dans la chair. Il sentit bien mon bras
qui se raidissait et se refusait, et il me dit: «Oh! c’est bien
innocent!... préfériez-vous donc le baiser?» Est-ce curieux! oui, en
effet, le baiser, si sensible qu’il eût été pour moi, mais pour le fond
de moi, me semblait plus inoffensif que l’anneau, parce que les baisers
se donnaient, étaient d’usage: j’en avais déjà l’habitude! Le baiser de
tout à l’heure comptait assurément pour moi, mais je soupçonnais qu’il
ne comptait pas beaucoup pour M. Arthur. Je lui dis, hypocritement: «Les
baisers, c’est de la politesse»... Façon de lui faire entendre que, dans
mon esprit, je ne lui avais accordé aucune faveur particulière. «C’est
exact, me répondit M. Arthur: en effet, une femme de qui on ne serait
pas tenté de baiser ne fût-ce que le bras, serait autorisée à penser
qu’on ne la trouve guère jolie...--Ne fût-ce que le bras! sapristi,
comme vous y allez! Comptez-vous cela pour rien?--Pour rien du tout!» me
dit-il. Et là-dessus, il me commença un petit cours énervant de
libertinage, des sophismes inimaginables, ma chère, des horreurs. Et, ce
disant, il continuait à me baiser le bras, parce que l’axiome était posé
que cela ne comptait pour rien du tout. Ce qu’il me débitait formait un
sujet qui, pour moi, d’ordinaire, est assez dégoûtant, et contre quoi
j’éprouve une répulsion naturelle. Eh bien! écoutez-moi, car c’est là
peut-être ce qu’il y a de plus caractéristique dans le cas que je vous
raconte; mon état, ce soir-là, était tel--mon état inspiré d’abord par
le clair de lune et la beauté nocturne--que ces sujets répugnants
s’accommodaient de lui comme s’ils y eussent été chez eux; ils
m’agaçaient, mais c’était un agacement que je n’eusse pas voulu
interrompre ni soulager, et en voici la preuve. Pendant que cet animal
d’homme me dévidait son diabolique chapelet, on m’appela. C’était la
belle-sœur de M. Arthur qui m’appelait, je reconnus sa voix; elle
m’appelait pour m’épargner que mon mari lui-même n’allât à ma recherche.
Et je m’aperçus qu’il ne devait plus y avoir personne en nos environs,
et que c’était l’heure de partir. La voix se rapprocha, et il ne me vint
pas à l’idée que de ne pas répondre c’était, vis-à-vis de l’homme qui me
caressait les bras, un aveu assez net de complicité. J’étais à la fois
honteuse et désireuse de ne pas bouger. La belle-sœur arrivait; elle
pénétra sous les tilleuls; et, sans nous donner le mot, l’homme et moi,
nous l’évitâmes en nous serrant de près et en guettant doucement dans le
coin d’ombre d’un gros tronc. Elle n’était pas à quatre pas de nous, que
je sentis ma bouche captée sous une moustache qui sentait bon...

«C’était une canaillerie de la part d’Arthur, de m’avoir imposé cela
dans l’instant même où je ne pouvais pas faire _ouf_ sans me
compromettre, mais il vit bien, hélas! à la façon dont j’acceptai cela,
que je ne lui reprocherais pas sa canaillerie.

«Nous remontâmes par une allée opposée à celle par où la belle-sœur
regagnait le château en m’appelant. Je crois qu’elle ne nous avait pas
vus; elle se garda de faire allusion même à la recherche à laquelle elle
avait eu la complaisance de se livrer, et je ne pus l’en remercier. Mon
mari me dit, au fond de la voiture, au retour: «Il me semble que vous
vous en payez un flirt avec monsieur Arthur!...» Il me dit cela sans la
moindre arrière-pensée, car le flirt était d’usage chez les X...

«Ah! ma chère amie, il ne se doutait pas, il ne s’est jamais douté de
l’embarras où certains usages peuvent plonger une femme, qui, toute
exempte de préméditation, n’est cependant pas héroïque! Si nous ne
sommes pas héroïques, il faut peu de chose pour nous faire sauter le
premier pas; mais ce qui contribue le plus à composer ce peu de chose,
croyez-le bien, c’est la caresse. Il faut bien des façons et bien des
salamalecs, dans votre monde, avant que vous n’en veniez seulement à
vous laisser baiser le creux du bras; quand vous en venez là, c’est que
vous consentez à beaucoup plus, disons à tout, c’est en un mot que vous
êtes rendue; un long cérémonial vous a laissé le temps de réfléchir.
Mais si nous commençons par ce qui devrait être presque un
aboutissement, si les trois quarts du chemin sont faits avant que vous
n’ayez pu prendre garde!... «On s’aguerrit, me direz-vous, on
s’accoutume précisément à considérer les trois quarts du chemin comme un
parcours nul; et, comme en ces matières tout dépend de l’idée que nous
associons aux faits, on n’est, en dépit de ces usages, pas plus près de
l’extrémité!...» Non, ma belle, tout ne dépend pas en ces matières de
l’idée que nous nous faisons des choses, car il intervient, dans les
usages que je vous ai signalés, un élément qui se moque un peu de
l’interprétation que nous faisons de lui; cet élément, c’est la
sensation physique... Tiens! mais vous êtes bonne; ça compte, je vous
prie de le croire; et quand ça y est, bernique! Vous pouvez gloser, nous
sommes prises bel et bien. Et nous pouvons l’être, voilà ce qu’il y a de
vexant, par un homme que nous n’avons pas choisi.

«Toujours est-il que me voilà, moi, à l’issue de la soirée que je vous
ai racontée, dans une situation singulière. La première résolution que
je pris, et dès le retour en voiture, à côté de mon mari qui se payait
la tête de M. Arthur d’une façon vraiment désobligeante pour moi, ma
première résolution fut de ne jamais remettre les pieds dans la maison
d’où nous sortions. Mais mon mari, qui plaisantait si bien les X..., fut
le premier à me faire entendre que ma résolution n’était pas tenable. Il
m’annonça, toujours en plaisantant et comme si la chose n’eût pas eu
pour lui d’autre importance, que par l’intermédiaire de M. X... il avait
acquis ce soir l’assurance d’être décoré à la prochaine promotion. Or,
je savais combien cette chose, qu’il affectait de traiter à la légère,
non seulement lui tenait à cœur, mais lui serait avantageuse au point de
vue de ses affaires. Ah! non, le moment n’était pas venu de donner à M.
Arthur son congé!... Alors quoi? Lui avouer loyalement ce qui était, à
savoir que je regrettais vivement un instant de faiblesse auquel
j’entendais ne donner aucune suite, attendu que je n’éprouvais pas le
plus petit sentiment pour lui? Ah! bien oui, je l’entendais rire, M.
Arthur, et me répondre que de mes sentiments il se souciait en vérité
bien peu, que c’était autre chose qu’il souhaitait de moi, et que cet
autre chose il était bien sûr de le tenir ou de le provoquer, puisqu’il
l’avait eu déjà! Un moment de faiblesse de ma part, mais il savait
désormais comment cela s’obtient!... Alors? alors? Eh bien! lui échapper
en évitant tout aparté? Mais s’il tenait à m’avoir, il était homme à
organiser avec moi un tête-à-tête, coûte que coûte, et à me demander au
nom de quoi je me refusais. Au nom de mon honneur de femme? Ah! c’est un
argument à mettre en avant que notre honneur de femme, quand nous avons
écouté et soutenu des conversations où la vertu est tenue pour la chose
la plus rococo et la plus ridicule du monde, quand nous nous sommes
laissé tripoter et lécher comme des grues, et quand, surprises tout à
coup par une défaillance de la chair, nous nous sommes quasi pâmées dans
les bras mêmes du monsieur à qui nous irions parler de notre honneur de
femme!... Alors? alors?... Dire au monsieur qu’il nous dégoûte? Mais le
lui faire croire serait plus difficile, attendu qu’il nous a paru si
désirable l’avant-veille!... C’est tout bonnement, ma chère, une
situation sans issue et où le parti le moins odieux est peut-être de se
montrer bonne joueuse et de tenir le coup, puisqu’on a engagé la partie.
Oui, si disgracieux que cela paraisse, c’est, je crois, le moindre mal,
et c’est le parti qu’aujourd’hui, moi qui ne suis pas une vertu, je
regrette presque de n’avoir pas adopté; car, après une liaison que
j’aurais pu rendre aussi brève que possible et rompre décemment, j’en
aurais été quitte; tandis qu’en me refusant, comme je l’ai fait, j’ai
laissé répandre par M. Arthur, qui m’avait un instant vue si faible, le
bruit que je n’étais qu’une allumeuse, et bonne tout au plus à acheter
au rabais «avec soixante-quinze pour cent de remise»--c’est l’expression
dont il s’est servi--la décoration de mon mari.»



LA BETE NOIRE


Vous savez de quel œil malin on voit venir à soi un ancien camarade que
l’on n’a pas rencontré depuis qu’il est marié. «Eh bien, mon pauvre
vieux?...» tels sont les premiers mots dont votre expérience de la vie
humaine vous engage à aborder celui qui vous fit part, un jour, qu’il
jouait son va-tout, mais négligea depuis de vous informer des résultats.
Dans l’espace des trois pas qui vous séparent de lui, l’urbanité corrige
votre calcul des probabilités évidemment pessimistes, et, la bouche en
cœur, hypocrite, vous demandez à ce vieux copain des nouvelles de Madame
et de la petite famille. La réponse d’un homme qui sait vivre est de
même qualité que la demande: «Mais ça va bien, mon vieux, ça va très
bien! très bien!»

Ce fut exactement ce que me dit, il y eut cinq ans ces vacances, sur les
planches de Trouville, un camarade à moi, nommé Thomasseau. Je n’avais
pas vu Thomasseau depuis le lycée; ce n’est pas depuis hier! Il avait,
lui, sept ans et demi de mariage, deux enfants; sa mine était
excellente; ni rides, ni embonpoint, ni poil blanc: «Tu te conserves,
toi, sacré bougre!...» D’après mes souvenirs, il n’était pas un type à
s’agiter outre mesure ni à se forger des ennuis chimériques; le «ça va
bien!» de celui-ci pouvait, ma foi, être sincère.

Au bout de quatre tours de «planches», j’étais à peu près informé et de
la vie et des affaires de Thomasseau. Son ménage était parfait, et il
vivait dans les meilleurs termes avec son beau-père et avec sa
belle-mère. On peut ne rien souhaiter de plus à un homme. Thomasseau
avait mieux: sa situation était particulièrement prospère. Il
appartenait, en qualité d’ingénieur-administrateur, à une des maisons
d’automobiles les plus renommées et dont je savais, comme tout le monde,
la hausse considérable des actions. Il me cita un de nos communs
camarades qu’il avait récemment sauvé de la détresse et plongé d’un coup
presque dans l’opulence en le faisant admettre dans la maison. C’était
m’affirmer son crédit. Et il ajouta:

--J’y ai bien fait entrer mon beau-frère!

Mais, ici, il ricana avec amertume. Je ne comprenais pas quel mérite il
y avait à avoir fait entrer à la maison son beau-frère, de qui il ne
m’avait pas encore soufflé mot.

--Ah! hasardai-je, ta femme a un frère?

--Oui, oui, dit-il, ma femme a un frère!

Et je vis soudain la figure de mon Thomasseau toute changée; il
regardait fixement au loin, devant lui, en amenuisant les yeux, comme
pour discerner quelqu’un qui eût pu poindre, tout petit, là-bas, là-bas.
Il fronçait les sourcils, et sa mâchoire se contractait. Je crus qu’il
apercevait précisément son beau-frère, ou quelqu’un dont la rencontre
lui allait être désagréable; mais nous continuâmes à avancer sans qu’il
abordât personne. C’est en pensée qu’il s’était représenté quelque
figure redoutable. Il me parla d’ailleurs aussitôt du «Circuit des
Ardennes», qu’il avait suivi en touriste...

--En touriste, à la bonne heure! J’espère bien que tu ne prends jamais
part personnellement à ces courses folles?...

--Ah! non, dit-il, c’est assez, pour la famille, qu’il y en ait un qui
fasse cette sottise! Dès avant la course, trois semaines durant, ma
femme en émoi, ma belle-mère pendue au téléphone: «Court-il?...
Empêchez-le de courir! Examinez vous-même la voiture, au moins!... De
grâce! prêtez-lui votre mécanicien, alors! Ou suivez-le! Ne le perdez
pas de vue!...» C’est-à-dire, entre nous: «Risquez de vous rompre les os
vous-même, mon gendre.» Cela, pourquoi? Pour secourir un crétin!...

--Un crétin?...

--Mon beau-frère, parbleu!...

--Oh! pardon, j’ai répété un terme...

--Répète! répète! mon cher ami, répète le terme!... Mon beau-frère est
un crétin! C’est connu, entendu, jugé, publié en première page des
journaux sportifs!... Mon beau-frère? Mais tout le monde se fout de
lui!...

Monté sur ce qui était évidemment son dada favori, voilà Thomasseau
lancé à perdre haleine. Nulle discrétion ne le tient plus; il semble
qu’un hasard m’ait fait témoin de cette tare de famille, et il en
épanche tout le flot bilieux sur un terrain complaisant; il avait
commencé par être amer et acerbe; mais, en devenant expansif, il devient
quasi joyeux. Exprimer son aversion est un des besoins les plus
incoercibles de cet homme d’ailleurs heureux, mais en proie, comme tant
de gens, à un excitant peut-être moins néfaste qu’on l’imagine et qui se
nomme «une bête noire».

                   *       *       *       *       *

--J’ai eu, dit Thomasseau, le pressentiment de ce que serait pour moi
mon beau-frère, dès avant mon mariage. A l’époque où je faisais la cour
à ma fiancée, est-ce que ce serin-là ne s’était pas mis en tête de jouer
le rôle de Père-la-pudeur? Pas une entrevue où je n’aie trouvé ce grand
nicodème plus près de moi que ne l’était sa sœur! La maman? le papa?
eux? jamais! Des amours, mes beaux-parents, t’ai-je dit; c’est à se
demander comment ils ont pu donner le jour à une ganache pareille!

--Ils auraient pu, du moins, le retenir, l’empêcher de t’importuner...

--Il m’avait voué dès le début une affection sans borne! Il me fallait
m’en déclarer touché; et les parents, la sœur elle-même, en étaient
attendris, tant ils auguraient bien de cette amitié pour l’avenir. La
chère petite, elle, était un peu timide, elle ne parlait guère, mais, au
fond, elle comprenait très bien que son frère me gênait, et je lisais
dans son sourire fin qu’elle m’engageait à prendre patience. Ne
serions-nous pas seuls un jour? Ah! vertubleu! que le jobard m’a embêté!

--Tu es peut-être injuste envers ce garçon, Thomasseau. Oublies-tu le
rôle bienfaisant de l’obstacle en amour? Combien de mariages, qui
n’auraient été que de raison, ont dû à de vieilles tantes raseuses
d’être aiguillonnés jusqu’au plus vif désir! Combien de maris jaloux ont
provoqué de passions pour leur femme!...

--Je te trouve excellent, avec ton obstacle, mon vieux! J’aurais voulu
te voir prendre part à ce steeple! Nous n’étions pas depuis trois
semaines en voyage de noces, que l’escogriffe nous rejoignait en Italie,
sous le prétexte qu’aucune occasion meilleure ne saurait se présenter
pour lui de compléter son éducation artistique! Inutile de te dire que
cette variété de serin se destinait à la littérature!... Et il a fallu
voyager avec ça, visiter des musées avec ça, avoir ça en tiers avec soi
à la petite table dans les hôtels et sur le strapontin des voitures, et
rapporter ça sur ses clichés photographiques! Ah! non! Ah! non! Je te
trouve exquis avec ton obstacle bienfaisant! Celui-là m’a empoisonné mon
voyage de noces. Ce n’était pas la peine d’aller jusqu’à Naples, pour
n’aspirer qu’à s’enfermer à clef, le soir,--enfin seuls!--dans sa
chambre, ou à rentrer le plus tôt possible à Paris,--enfin chez soi!...

--Tu vois, tu vois, Thomasseau: il y avait du bon! Ton beau-frère, qui
sait? t’a décuplé le goût de l’intérieur, de l’intimité à deux...

--Merci, mille fois! Je me serais passé de son coup de main! Et depuis,
tu crois que j’en suis quitte pour l’encombrement des débuts? Jamais,
pas un seul jour, entends-tu bien, je n’ai cessé de me heurter sur mon
chemin à cette oie battant des ailes! La carrière littéraire du
monsieur, sais-tu en quoi elle a consisté? A mettre à profit mes
relations d’affaires avec le monde des journaux pour obtenir l’insertion
de quelque ânerie; à tromper pendant quatre ans ses père et mère par ce
succès factice; à me rendre, moi, redoutable dans les salles de
rédaction: «Thomasseau et la «copie» de son beau-frère?... la barbe!...»
à mettre, il est vrai, mes beaux-parents à mes pieds, le sort de leur
benjamin dépendant de moi, et tu vas trouver, je n’en doute pas, que
c’était encore pour moi tout bénéfice!... Il est certain que, grâce à
leur encroûté de rejeton, j’ai revêtu, à leurs yeux, la figure même de
la divine Providence. Mais quel rôle à jouer! quelle charge! Faire
passer tous les quinze jours les «exquises bleuettes» de mon homme de
lettres n’était rien; un jour, il a fallu le faire exempter du service
militaire: démarches, temps perdu, médecins, mensonges, humiliations,
aventures inénarrables! Un autre jour, ç’a été pis, je suis tenté de le
croire: j’ai perdu mon unique mois de vacances à opérer le sauvetage du
jocrisse, englué jusqu’au col dans une très ennuyeuse histoire de femme!
Un jour, enfin, ç’a été le comble: il a fallu, coûte que coûte, mettre
un niais totalement incapable en état de gagner de l’argent!

«J’en suis là. Je l’ai fait entrer, te disais-je, à la maison. Je l’ai
dans mon bureau, du matin au soir, en face de moi, à ma table, où je me
nourris de l’air de ses poumons en faisant son ouvrage et en gagnant les
trois cents francs qu’il touche à la fin du mois, quand je n’absorbe pas
la poussière et les gaz d’échappement de sa voiture, afin d’être le
premier à le panser, à reconsolider son existence précieuse si le
malheur voulait qu’elle fût compromise dans un mauvais virage!... Et,
mon vieux, ce n’est pas pour me flatter, mais l’accident s’est produit,
il y a dix mois, non pas en course, mais en rase campagne, à dix
kilomètres de toute habitation: si je ne l’avais pas suivi et tiré de
sous sa voiture, mon cher beau-frère était nettoyé. Il me doit la
vie!... C’est un lien, entre lui et moi, que je trouve gentil, élégant,
pas banal, hein? Tu es de mon avis, cette fois, j’espère?... Que j’aie
sauvé la vie à ce bougre-là, sacredié! de ma part, il n’y a pas à dire,
je trouve ça propre! Mais de tous les embêtements qu’il m’a causés,
c’est celui-là qui me fait le plus rager, n... de D...!»

                   *       *       *       *       *

Thomasseau m’avait amusé avec sa «bête noire»; l’ayant aperçu dans le
cours de l’année suivante, à Paris, je pris la peine de traverser la rue
Royale pour le plaisir de lui serrer la main. Il était radieux. Nous
fîmes ensemble un bout de chemin; je constatais en lui une allégresse si
pure que je ne me retins pas de lui dire, souriant à demi de mon audace:

--Ah çà! Thomasseau, tu n’aurais pas perdu ton beau-frère?...

Il éclata de rire: il n’avait point perdu son beau-frère; mais il le
perdait cependant, me confia-t-il, l’œil tout humide de joie. L’unique
aptitude du garçon étant définitivement de conduire une auto, il s’en
allait, de son plein gré, comme simple mécanicien, dans la Russie
méridionale, au diable, mais chez un prince.

--Et la famille? hasardai-je.

--La famille, dit le malicieux Thomasseau, aime mieux qu’il porte là-bas
qu’ici sa jolie livrée couleur café au lait.

Le triomphe de Thomasseau était presque indécent.

                   *       *       *       *       *

Trois années passent. Je retrouve mon Thomasseau, ces vacances
dernières, comme la première fois, sur les planches, à Trouville. Il se
souvient de nos heures d’épanchement, il me prend le bras, il m’entraîne
jusqu’aux Roches-Noires, à l’écart. Bigre! il y a, je le vois, quelque
chose de changé. J’interroge avec un brin d’angoisse Thomasseau:

--Ton beau-frère?

Thomasseau, hachant ses mots, me dit:

--Toujours là-bas... chez son prince: va très bien... Il ne s’agit pas
de mon beau-frère... On lui a toujours mis tout sur le dos, à ce pauvre
garçon... Il était cornichon, je le reconnais, mais, en somme, assez
inoffensif... Oui, je ne le nie pas, je l’ai chargé moi-même, fortement,
du temps qu’il était là... Eh bien, mon vieux, du temps qu’il était là,
j’avais la paix, oui... j’avais la paix... tandis qu’aujourd’hui la vie
est intenable!...

--Ton ménage est excellent... tes beaux-parents...

--Sont des amours! c’est entendu. N’est-ce pas moi-même qui en ai
répandu le bruit? Eh bien, on se trompe, voilà tout... Ah! il faut des
années pour ouvrir les yeux, mon cher... Veux-tu que je te dise? nous
sommes des aveugles... nous ne voyons pas ce qui est... Et puis, tout à
coup, une main inconnue vous arrache la taie, et on voit. Stupéfaction!
Comment! c’est avec ces gens-là qu’on vivait!...

Et le brave Thomasseau de me dépeindre «les gens avec qui il vivait».
Mon Dieu! ces gens n’avaient point du tout des travers extraordinaires.
Sa belle-mère était autoritaire, indiscrète et tatillonne; son
beau-père, «assommant avec sa politique»: ne voilà-t-il pas des cas bien
exceptionnels? Sa femme, il me le laissa entendre avec plus de
ménagements, était une assez simple créature, dénuée de malice comme
d’esprit, une bonne mère de famille, au bout du compte très bornée quant
aux agréments, comme bien d’autres! Ce qu’il me narrait aujourd’hui avec
tant d’amertume, on le pouvait soupçonner autrefois, du temps qu’il
agonisait sa «bête noire». La présence importune de son beau-frère lui
avait voilé la médiocrité de sa fiancée, comme les particularités
vexatoires du caractère de la famille; puis les soucis de la carrière du
jeune homme, obligeant les uns et les autres à remettre chaque jour au
lendemain le plaisir de causer enfin d’un sujet agréable, avaient reculé
durant des années la sinistre découverte de ce vide affreux, de ce
lamentable néant qui s’ouvre entre les membres de beaucoup de familles
lorsqu’elles n’ont plus à s’entretenir d’un souci commun. Je dis à
Thomasseau:

--Comme tu tombes bien, mon cher! j’ai ton remède!

--Un remède? dit Thomasseau, incrédule.

--Mon vieux, hâte-toi de faire revenir ton beau-frère!»


FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                     Pages
  Les deux Romanciers                    3
  «J’ai écrit une petite histoire»      47
  Les tiroirs vides                     73
  Le confort moderne                    89
  L’Usage                              155
  La bête noire                        175



  ACHEVÉ D’IMPRIMER
  LE 10 OCTOBRE 1926
  SUR LES PRESSES
  DE L’IMPRIMERIE
  RAMLOT ET Cie
  52, AVENUE DU MAINE, 52
  PARIS
  POUR J. FERENCZI
  ET FILS, ÉDITEURS



J. FERENCZI & FILS, ÉDITEURS

PARIS--9, Rue Antoine-Chantin.--PARIS


                                               vol.
  BRULAT (Paul)
    L’Etoile de Joseph, roman                     1
    Eldorado, roman                               1
    Rina, roman                                   1
    L’Ame errante, roman                          1
    Les Destinées                                 1
  BOYLESVE (René)
    Les Deux Romanciers                           1
  CHARBONNEAU (Louis)
    Mambu et son Amour, roman                     1
    Fièvres d’Afrique                             1
  CARCO (Francis)
    Perversité, roman                             1
  COLETTE
    La Maison de Claudine                         1
  DELARUE-MARDRUS (L.)
    L’Apparition, roman                           1
    Le Pain Blanc, roman                          1
    A côté de l’Amour, roman                      1
    La Mère et le Fils, roman                     1
    Graine au Vent, roman                         1
  DERENNES (Charles)
    Le Pou et l’Agneau, roman                     1
    L’Enfant dans l’Herbe, roman                  1
  DUPOUY (Auguste)
    L’Affligé, roman                              1
    Le Chemin de ronde                            1
    La Paix des Champs                            1
  ERLANDE (Albert)
    Le Crime et son excuse, roman                 1
    T. W. Fair, roman                             1
    La Tragédie du Consolateur                    1
  De La FOUCHARDIÈRE et F. CELVAL
    La Résurrection du Bouif, roman               1
    Tifs d’Etoupe et Nib de Tifs, roman           1
    Son Excellence le Bouif, roman                1
    Le Bistro de la Chambre, roman                1
    Une Poule au Volant, roman                    1
  GERMAIN (José)
    Le Roi des Rosiers, roman                     1
    Le Roi des Coqs, roman                        1
  GILBERT (Marion)
    Celle qui s’en va, roman                      1
    La Trop Aimée, roman                          1
    Celui qui reste, roman                        1
    Le Joug, roman                                1
  GUICHES (Gustave)
    La Tueuse, roman                              1
    En vacances, roman                            1
  HENRY-LACAZE (Lydie)
    Les Irresponsables, roman                     1
    Tu ne tromperas plus, roman                   1
  JALOUX (Edmond)
    L’Ami des jeunes Filles, roman (10e mille)    1
  LÉVY (Jacob)
    Les Pollaks, roman                            1
    Les Demi-Juifs, roman                         1
  LEVEL (Maurice)
    Lady Harrington, roman                        2
    Les Morts Etranges                            1
  LICHTENBERGER (André)
    Raramémé, roman                               1
    Père, roman                                   1
    Rédemption, roman                             1
    Les Centaures, roman                          1
  MACHARD (Alfred)
    Le Royaume dans la Mansarde, roman            1
    Coquecigrole, roman                           1
  MACHARD (Raymonde)
    L’Œuvre de Chair, roman                       1
  MILLE (Pierre)
    L’Ange du Bizarre                             1
    Myrrhine, Courtisane et Martyre, roman        1
  De MIOMANDRE (Francis)
    Le Greluchon Sentimental, roman               1
    La Bonbonnière d’Or, roman                    1
    La Naufragée, roman                           1
    L’Amour de Mlle Duverrier, roman              1
  RACHILDE
    L’Hôtel du Grand Veneur                       1
  ROUQUETTE (Louis-F.)
    Le Grand Silence Blanc, roman                 1
    La Bête Errante, roman                        1
    Les Oiseaux de Tempête, roman                 1
    L’Ile d’Enfer, roman                          1
    L’Epopée Blanche, roman                       1
  VEBER (Pierre)
    Une Aventure de la Pompadour                  1
    Archytas Roi                                  1
    La seconde vie de Napoléon, roman             1
    Tout mais pas ça, roman                       1




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