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Title: Histoire de Corse
Author: Rocca, Raoul Colonna de Cesari, Villat, Louis
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de Corse" ***


                               HISTOIRE

                               DE CORSE



                   LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE

                        COLONNA DE CESARI-ROCCA

                                  et

                             LOUIS VILLAT

                               HISTOIRE

                               DE CORSE

                OUVRAGE ILLUSTRÉ DE GRAVURES HORS TEXTE

                       [Illustration: colophon]

                                 PARIS

                       ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE
                        BOIVIN & Cⁱᵉ, ÉDITEURS

                      3 ET 5, RUE PALATINE (VIᵉ)

                                 1916



                   LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE

Collection publiée sous la direction de M. A. ALBERT-PETIT, professeur
                      au Lycée Janson de Sailly.


SONT PARUES:

=Histoire de Normandie=, 6ᵉ édition, par A. ALBERT-PETIT, professeur
  au Lycée Janson de Sailly (_Couronné par l’Académie française_).
  Broché                                                               3 fr.  »

=Histoire de Franche-Comté=, 4ᵉ édition, par L. FEBVRE, professeur
  à la Faculté des Lettres de l’Université de Dijon. Broché.           3 fr.  »

=Histoire d’Alsace=, 11ᵉ édition, par Rod. REUSS, correspondant de
  l’Institut, direct.-adjoint à l’École des Hautes Études. Br.         4 fr.  »

=Histoire de Savoie=, 4ᵉ édition, par Ch. DUFAYARD, professeur au
  Lycée Henri IV. Broché                                               3 fr. 50

=Histoire de Poitou=, par P. BOISSONNADE, professeur à la Faculté des
  Lettres de l’Université de Poitiers. Broché                          3 fr. 50


EN PRÉPARATION:

     =Histoire de Gascogne et Guyenne=, par P. COURTEAULT, professeur à la
     Faculté des Lettres de l’Université de Bordeaux.

     =Histoire de Bretagne=, par A. LE BRAZ, professeur à la Faculté des
     Lettres de l’Université de Rennes.

     =Histoire de Languedoc=, par P. GACHON, professeur à la Faculté des
     Lettres de l’Université de Montpellier.

     =Histoire d’Auvergne=, par Louis FARGES, Consul général de France.

     =Histoire d’Orléanais=, par René DOUCET, agrégé d’histoire,
     professeur au Lycée de Tours.

     =Histoire de Bourgogne=, par J. CALMETTE, professeur à la Faculté de
     Toulouse.

     =Histoire du Lyonnais=, par DUPONT-FERRIER, professeur au Lycée
     Louis-le-Grand.

     =Histoire de Champagne=, par E. TOUTEY, docteur ès Lettres,
     inspecteur de l’Enseignement primaire.

               _Tous droits de reproduction
                et de traduction réservés pour tous pays._



AVANT-PROPOS


Nous avons été guidés, en écrivant ce volume, par le souci constant de
rattacher l’histoire de Corse à l’histoire générale du monde
méditerranéen: par là seulement elle prend toute sa valeur et sa
véritable signification. Dans l’anarchie méditerranéenne qui se prolonge
à travers les siècles, la Corse est le jouet d’intrigues compliquées qui
se sont nouées à Gênes, en Aragon, en Angleterre, en France même; elle
est le champ de bataille où se vident des querelles, politiques et
économiques, qu’elle n’a point provoquées; et l’on s’explique aussi
qu’il faille suivre hors de Corse la glorieuse aventure de tant de
Corses qui ne sont point revenus dans leur patrie. Napoléon tout le
premier.

Car ce petit peuple a rempli le monde du bruit de sa gloire. Un génie
comme Napoléon, un homme d’État comme Paoli, un diplomate comme Pozzo di
Borgo, un guerrier comme Sampiero suffiraient à sa réputation. Mais
l’éclat de ces noms a laissé les autres dans l’ombre: la _nation_ corse
était si peu connue. Quelles en sont les origines? Quels éléments la
constituent? Quelle fut son évolution? Que doit-elle aux Romains, aux
Arabes, à Pise, à Gênes? Quelles étaient ses mœurs, son développement
économique? Pour comprendre la constitution de Paoli, il faut la
replacer dans la continuité de la vie corse, à la suite des tentatives
d’organisation nationale dont témoignent les consultes d’Orezza et de
Caccia.

Bien que l’esprit de cette collection nous interdise en principe
d’entrer en discussions sur des points controversés, nous avons dû
exprimer les raisons qui nous font repousser certaines opinions
généralement admises. La légende de Ugo Colonna, la constitution de
Sambocuccio, l’origine corse de Christophe Colomb sont-elles compatibles
dans une certaine mesure avec la gravité de l’histoire? Les détails dont
s’agrémentent la biographie de Sampiero ou les généalogies des Bonaparte
reposent-ils sur quelques points d’appui solides? C’est ce que nous
avons tenté d’élucider dans une étude sur l’évolution de
l’historiographie corse, où nous verrons comment se sont élaborées ces
opinions et dans quelles proportions la vérité a contribué à leur
formation.

Ces quelques observations portent sur des noms assez universellement
connus pour mériter qu’on ne laisse pas s’accréditer autour d’eux des
légendes sans consistance. Nous ne les multiplierons pas, car ce modeste
ouvrage ne saurait viser à l’érudition. Tout son mérite consiste en un
choix consciencieux d’opinions et d’extraits empruntés aux études
récentes les plus poussées[A]. Grâce à M. Driault, nous avons pu donner
un copieux aperçu des négociations diplomatiques qui, pendant plus de
trente ans, préparèrent l’annexion de la Corse à la France. Les travaux
de MM. Arthur Chuquet, l’abbé Letteron, Dom Ph. Marini, Pierre Piobb
(comte Vincenti), Paul et Jean Fontana, Le Glay, Le lieut.-col. Campi,
A. Ambrosi, Franceschini, Lorenzi de Bradi, le capitaine Mathieu
Fontana, Joseph Ferrandi, A. Quentin, le capitaine X. Poli, le marquis
d’Ornano, Courtillier, ont contribué à la formation d’une synthèse que
nous aurions voulue irréprochable, mais il serait présomptueux de la
considérer comme définitive: il faudra la tenir au courant, la
compléter, la rectifier. C’est pourquoi nous nous adressons à ceux-là
mêmes dont les œuvres nous ont servi de guide pour solliciter leur
critique ainsi que la collaboration de tous ceux qui étudient le passé
de notre grande île méditerranéenne.



_L’introduction bibliographique, ainsi que les chap. IV, V, VI, VII,
VIII et IX sont de M. Colonna de Cesari Rocca; les autres chapitres sont
de M. Louis Villat._



INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE

L’ÉVOLUTION DE L’HISTORIOGRAPHIE CORSE

     _Le chroniqueur Giovanni della Grossa.--La légende de Ugo
     Colonna.--Les continuateurs de Giovanni. Versions de sa
     chronique.--Pietro Cirneo.--Les historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ
     siècles.--Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.--Les
     historiens du XIXᵉ siècle.--Les altérations de l’histoire:
     Sampiero, Sixte-Quint, Christophe Colomb, les Bonaparte.--Les
     ouvrages récents.--L’histoire d’après les sources originales._


_Le chroniqueur Giovanni della Grossa._--On peut dire de Giovanni della
Grossa et de Pietro Cirneo que leurs chroniques sont les sources uniques
d’histoire interne du Moyen Age en Corse utilisées jusqu’à nos jours. Je
parlerai peu du second dont la réputation surfaite a fâcheusement
influencé les historiens modernes. Il n’est utile que pour l’histoire
des mœurs de son temps, et parce que les détails de son livre prouvent
l’existence de sources plus anciennes utilisées par lui et par Giovanni.
Celui-ci, au contraire, d’une absolue véracité pour l’histoire de son
temps (1388-1464), a fait des deux siècles qui précèdent un récit auquel
on ne saurait reprocher que quelques erreurs chronologiques dont
certaines sont imputables à ses copistes ou continuateurs.

Car nous ne possédons aucune reproduction exacte du texte de Giovanni
qui serait si précieux. De même qu’il a absorbé les travaux de ses
prédécesseurs, son œuvre s’est transformée sous la plume de ceux qui
l’ont continuée. Les lois de l’historiographie orientale déduites par
Renan trouvent en Corse leur application: «Un livre, dit-il, tue son
prédécesseur: les sources d’une compilation survivent rarement à la
compilation même. En d’autres termes, un livre ne se recopie guère tel
qu’il est, on le met à jour en y ajoutant ce que l’on sait ou ce que
l’on croit savoir. L’individualité du livre historique n’existe pas, on
tient au fond et non à la forme, on ne se fait nul scrupule de mêler les
auteurs et les styles; on veut être complet, voilà tout. Recopier, c’est
refaire.»

C’est pourquoi les différentes versions qui nous sont parvenues de
l’œuvre de Giovanni, ne nous en donnent qu’une idée imparfaite. Les deux
principales sont du XVIᵉ siècle et enrichies des fruits de l’érudition,
voire de l’imagination des copistes. On ne saurait cependant lui
disputer la gloire d’avoir créé l’Histoire corse; quant aux
responsabilités dont les écrivains modernes l’ont chargé, elles
paraissent, après un examen consciencieux de l’homme et de l’œuvre,
remarquablement amoindries.

Né en 1388 à la Grossa, village de la seigneurie de la Rocca, Giovanni
étudia la grammaire à Bonifacio et continua ses études à Naples qui, au
temps du comte Arrigo, attirait les jeunes Corses curieux de
s’instruire. Les étapes de sa carrière sont de nature à lui mériter
notre confiance; notaire-chancelier au service des gouverneurs génois de
1406 à 1416, chancelier de Vincentello d’Istria, comte de Corse de 1419
à 1426, de Simone da Mare, seigneur du Cap-Corse de 1426 à 1430, des
Fregosi, des légats pontificaux et de l’Office de San-Giorgio, jusqu’en
1456, en un mot de tous les maîtres de la Corse, il a écrit l’histoire
de son temps avec une impartialité que n’a démentie aucun des documents
utilisés depuis.

Pour l’histoire des époques qui précèdent, Giovanni se servit de
matériaux imparfaits, transcrits sans chronologie ou mal ordonnés, de
traditions locales dénuées de sens critique, en un mot de fragments
isolés dont le groupement encore aujourd’hui ne s’effectuerait pas sans
peine. Tout le monde a observé la facilité avec laquelle le récit du
plus simple événement se modifie et se dénature par la transmission: les
légendes corses que la plume d’un éminent écrivain, M. Lorenzi de Bradi,
nous raconte dans l’_Art antique en Corse_, ne sont que l’écho poétisé
de récits que la chronique nous a livrés sous une autre forme, et elles
n’en diffèrent que parce que l’auteur a voulu les tenir directement des
pâtres de ses montagnes.

Sur tous les points de la Corse, Giovanni della Grossa recueillit les
traditions et les rares manuscrits qui s’y trouvaient. D’un côté des
Monts et de l’autre, il se heurtait à des opinions, à des récits
contradictoires; les mœurs étaient différentes, le souvenir du passé s’y
transmettait sous des formes diverses, et s’y présentait sous des
couleurs qui lui paraissaient nouvelles. Ses narrateurs étaient des gens
primitifs, et l’individu primitif est étranger aux notions de temps et
d’espace: pour lui, les événements antérieurs à sa naissance subissent
dans leur classement l’influence de l’époque où ils lui ont été
racontés; un fait ne lui paraît éloigné que par rapport au jour où il en
a pris connaissance. Voilà comment Giovanni se trouva parfois en
possession de deux récits du même épisode pourvus de divergences assez
graves pour les faire reporter à des dates extraordinairement diverses.
Giovanni n’avait ni le temps, ni les moyens de se livrer à des
opérations de critique auxquelles ses contemporains les plus érudits
étaient étrangers; elles lui eussent cependant révélé parfois la dualité
de la composition. Quand tous les matériaux de son œuvre furent réunis,
il dut donner à sa chronique un développement assez vaste pour les
embrasser tous. L’imagina-t-il ou suivit-il le chemin déjà tracé par de
plus anciens chroniqueurs? Les deux hypothèses sont tour à tour
vraisemblables, suivant les cas. Pour le guider dans ce travail de
classement, il ne rencontra que des mémoires généalogiques, bases de
toute histoire chez les peuples primitifs. Pietro Cirneo, qui les
ignora, nous prouve le désordre des matériaux historiques en son temps,
car il ne nous a laissé que des récits dépourvus de liens et dont la
portée ne peut être comparée, même de loin, à l’œuvre de Giovanni. Ce
dernier se servit des mémoires domestiques des seigneurs de Cinarca et
du Cap-Corse chez lesquels il remplit tour à tour l’office de
chancelier. Et, c’est pour n’avoir pas fréquenté les derniers marquis de
Massa, encore vaguement seigneurs en Corse, mais vivant en bourgeois
pauvres à Pise ou à Livourne, qu’il négligea l’antique histoire du
_Marquisat de Corse_, qui n’était déjà plus pour notre historien que la
_Terre de la Commune_.

Il serait presque puéril de défendre Giovanni della Grossa de
l’accusation de mensonge portée contre lui par Accinelli, Jacobi et tant
d’autres à cause des fables d’origine payenne dont il a agrémenté le
commencement de son livre. Giovanni se conformait à l’usage de son
temps; l’histoire était alors avec la philosophie les seules matières où
pût s’exercer la passion éternellement humaine du collectionneur. Il
fallait être complet. En taisant ces légendes, alors populaires,
Giovanni eût paru les ignorer et se fût attiré le dédain de ses
contemporains. En les insérant, il faisait acte d’homme qui a tout lu et
ne se croyait pas plus imposteur ou même crédule que ne se pouvait
supposer tel un Romain du temps d’Auguste sacrifiant à ses dieux.
Giovanni commit l’erreur d’adopter ou de conserver un classement qui
rejetait à des époques reculées des événements relativement proches;
mais l’illusion qu’il crée ne résiste pas à une lecture réellement
attentive de son œuvre, car on y trouve des points de repère qui
ramènent les faits à leur plan réel. Une quantité suffisante de
documents permet aujourd’hui d’en assurer le contrôle chronologique. Les
copistes de Giovanni (Ceccaldi, lui-même) ont parfois altéré
involontairement son texte et fait éclore de véritables contre-sens. On
s’étonnera aussi de trouver disjoints dans la Chronique des
enchaînements d’épisodes dont la tradition précise était intacte encore
au XVIIᵉ siècle ainsi qu’en témoignent des manuscrits de cette époque,
et l’on en conclut toujours que les morceaux étaient bons, mais qu’ils
ont été souvent assez mal ajustés. De fait, les souvenirs enregistrés
dans la mémoire de ceux qui renseignèrent Giovanni della Grossa ne
remontaient pas à plus de deux siècles, mais l’imagination leur donnait
un développement chronologique en rapport avec celui de l’histoire
générale. Nous en trouvons les preuves dans les éléments de la légende
de Ugo Colonna.

_La légende de Ugo Colonna._--On a reproché à Giovanni d’avoir, pour
rattacher son maître Vincentello d’Istria à la maison alors extrêmement
florissante du pape Martin V, inventé ou conservé la légende de _Ugo
Colonna_. L’influence de ce récit épique fut immense en Corse, et les
anachronismes dont il est appesanti n’ont pu le détruire dans l’esprit
des insulaires; les lettres patentes des rois de France et des princes
italiens dotèrent Ugo Colonna d’une authenticité officielle bien que
l’histoire ne puisse lui ouvrir ses pages sans restriction; sa
personnalité a fait couler des flots d’encre, et Napoléon, lui-même,
dans ses _Lettres sur la Corse_, s’irrite des contestations dont elle
est l’objet. Par la suite, cette légende acceptée par le plus grand
nombre, repoussée par les autres, servit de criterium aux érudits pour
juger les historiens. Ceux qui lui ont refusé toute vraisemblance en ont
attribué la composition à Giovanni. Elle est cependant le produit d’une
époque plus ancienne: le compilateur qu’était Giovanni pouvait
transcrire un récit comme on le lui avait livré, il aurait apporté plus
de soin à une composition qui eût été sienne, et à laquelle il eût
voulu imprimer la vraisemblance de l’histoire: il a simplement reproduit
un texte d’épopée. «L’épopée, suivant la définition de M. Kurth, est la
forme primitive de l’histoire, c’est l’histoire telle que le peuple la
transmet de bouche en bouche à la postérité... Elle ne retient que ce
qui a frappé l’imagination et ne garde plus d’autre élément historique
que le grand nom auquel se rattachent les faits qu’elle raconte.» Nous
allons retrouver dans la «biographie» de Ugo Colonna tous les caractères
de l’épopée.

Suivant la Chronique, à la fin du VIIIᵉ siècle, le peuple de Rome
s’étant révolté contre le pape Léon III, les chefs des rebelles
obtinrent leur pardon à la condition d’aller conquérir la Corse sur le
roi maure Negulone (ou Hugolone). Ugo della Colonna, seigneur romain,
qui s’était montré l’un des plus acharnés contre le pontife, passa dans
l’île avec un millier d’hommes et la conquit. Le pape le confirma dans
la possession de la Corse et créa cinq évêchés qui furent soumis aux
archevêchés de Gênes et de Pise. Plus tard, le roi de Jérusalem, Guy,
ayant été vaincu par Saladin, les Maures tentèrent une descente en
Corse; alors les fils de Ugo, avec l’aide du comte de Barcelone, qui
jadis avait été l’allié de leur père, taillèrent en pièces les
envahisseurs, et, maîtres de l’île, purent en transmettre la seigneurie
à leurs descendants. Des compagnons de Ugo, la tradition fait sortir la
féodalité insulaire.

Telle est la légende; on y reconnaît dès l’abord l’unification
artificielle et grossière de deux compositions différentes d’époques et
de gestes. Pris isolément, chacun des événements rapportés est
contrôlable: la révolte des Colonna contre le Pape (1100), le partage
des évêchés (1123), les guerres de Guy de Lusignan contre Saladin
(1192), l’expédition du comte de Barcelone (1147) sont des faits qui se
produisirent dans l’espace de temps normalement occupé par deux
générations. Le nom même de Negulone rappelle celui de Nuvolone ou
Nebulone consul de Gênes en 1162, de la race des Vicomtes, dont les
descendants possèdent des terres au Cap-Corse. Que les Génois aient été
confondus par la légende avec les Sarrasins, c’est fort possible
puisqu’ils le furent dans les chroniques savoisiennes et provençales.

Les grandes luttes contre les Maures sont plus anciennes et se
rattachent au cycle de Charlemagne. Les princes ou seigneurs du nom de
Hugues qui y prirent part, furent assez nombreux pour que ce nom
synthétisât les souvenirs attachés aux vainqueurs des Sarrasins. Quant
au nom même de Charlemagne, il était indispensable qu’il figurât dans
une œuvre de ce genre; c’était un usage absolu dans tout l’Occident de
rapporter à l’époque du grand empereur les événements de toute date qui
avaient frappé l’esprit des masses. Le roman de _Philomène_ et la _Vita
Caroli magni et Rolandi_ nous en fournissent des exemples; il semble que
cette époque seule ait été capable d’éveiller la curiosité populaire.
N’eût-elle pas d’autre utilité, la légende nous est précieuse en ce
qu’elle montre l’île participant au XIIIᵉ siècle au courant d’idées qui
s’élevait en Occident. Je dis au XIIIᵉ siècle, car, je le répète, ces
conceptions héroïques ne sauraient être imputées à Giovanni. Les débuts
de la légende semblent plutôt remonter à l’époque où un guerrier venu de
Sardaigne ou d’Italie s’étant imposé sur un point de la Corse, (XIIᵉ
siècle) prétendit, «qu’il appartenait à la souche des anciens
seigneurs». Ce guerrier prit le nom de Cinarca qu’il laissa à ses
descendants (Cinarchesi), et quand ceux-ci voulurent justifier de leur
origine et de l’ancienneté de leurs droits, un dédoublement du récit de
l’invasion ancestrale donna place à la légende. Par la suite, il en fut
de celle-ci comme des rescrits composés par les monastères, ou les
particuliers au cours de certains procès pour remplacer les titres
égarés ou détruits. La bonne foi n’en était pas exclue, et si
l’imagination comblait les lacunes creusées par l’ignorance ou l’oubli,
la vérité, quant au fond, était respectée. Les souvenirs populaires s’en
mêlant, on refoula bien loin les racines de l’arbre généalogique en
rejetant à l’époque de Charlemagne la première conquête, qui, effectuée
sur les infidèles, créait à la postérité du héros insulaire des droits
imprescriptibles.

Il n’y a pas d’effort à faire pour percevoir à travers la légende une
partie de la vérité historique. Si nous l’examinons de près, rien en
elle ne nous choque ni ne nous étonne; chacun des faits qu’elle énonce
trouve sa place dans une chronographie générale. Seule l’identité du
conquérant n’est pas établie. Certes il serait audacieux de voir en lui
un membre de la famille Colonna, mais cette hypothèse envisagée dans le
cadre du XIIᵉ siècle n’a plus rien d’incompatible avec l’histoire. Bien
plus; à une époque où la transmission des héritages par les femmes
rapprochait historiquement les familles, les marquis de Corse et les
comtes de Tusculum, ancêtres des Colonna, pouvaient se considérer comme
d’origine commune; mais la sincérité avec laquelle s’élabora la légende
est encore moins discutable quand on constate que l’historien Liutprand
(Xᵉ siècle) fait d’Albéric, prince de Rome, aïeul incontesté des comtes
de Tusculum, le fils du marquis Albert, (petit-fils de Bonifacio)
ancêtre des Obertenghi, marquis de Corse. Muratori, au XVIIIᵉ siècle,
corrigea cette erreur matérielle, mais, jusque-là, combien d’écrivains,
dont Baronius et Fiorentini, l’avaient reproduite!

Si l’on tient compte des conditions dans lesquelles s’est formée
l’épopée corse des origines féodales, on en usera avec Giovanni della
Grossa un peu moins cavalièrement que ne l’ont fait certains écrivains
modernes: le livre de Giovanni est l’écho des idées de plusieurs
générations de Corses, et à ce titre, il a droit à toute notre
attention. Si la première partie de son œuvre ne peut être considérée
comme une source, elle est un instrument précieux de reconstitution; son
rôle ne doit être qu’auxiliaire, mais on ne saurait repousser son
appoint quand les faits qu’elle rapporte, n’étant contrariés par aucun
monument, trouvent leur place logique et naturelle au milieu des
témoignages voisins de temps ou d’espace. En outre, si, appliquant à
l’histoire un procédé mathématique, nous considérons la Corse des XIIIᵉ
et XIVᵉ siècles comme un produit dont il faut rechercher les facteurs,
les traditions nous fourniront les éléments de la contre-épreuve. On ne
leur discutera pas ce crédit quand on aura constaté combien il est
facile de les débarrasser de leur clinquant imaginatif et de restituer
aux faits leur valeur réelle.

_Les continuateurs de Giovanni della Grossa. Versions de sa
chronique._--Des deux principales versions de Giovanni, la plus répandue
est celle de Marc’Antonio Ceccaldi, dont Filippini inséra littéralement
le texte dans son _Historia di Corsica_ imprimée à Tournon en 1594. Aux
chroniques de Giovanni della Grossa et de Pier’Antonio Monteggiani (son
continuateur, 1464-1525) qu’il avait abrégées et remaniées, Ceccaldi
ajouta celle de son temps (1526-1559), que Filippini continua et publia
avec les autres sous son nom. M. l’abbé Letteron a donné, dans le
_Bulletin de la Société des Sciences historiques de la Corse_, une
traduction française de cet ouvrage considérable et précieux surtout en
raison de la sincérité des auteurs.

L’autre version ne fut connue pendant longtemps que par les copies qu’en
avait fait exécuter, au XVIIIᵉ siècle, un officier corse au service de
la France, Antonio Buttafoco. M. l’abbé Letteron, qui a publié en 1910,
dans le _Bulletin Corse_, le texte de la Bibliothèque municipale de
Bastia, a cru pouvoir lui imposer le titre de _Croniche di Giovanni
della Grossa e di Pier’Antonio Monteggiani_. Il se peut que le plus
ancien rédacteur ait suivi d’assez près le texte de Giovanni, car on y
retrouve sous une indiscutable clarté des phrases que Ceccaldi, malgré
la supériorité de son style, avait altérées; mais il n’est pas douteux
que ses successeurs y ont glissé des interpolations de leur cru qu’il ne
faut accueillir qu’avec circonspection. Un des transcripteurs du XVIIᵉ
siècle emprunta à la _Chronique aragonaise_ de Zurita et aux _Annales
génoises_ de Giustiniani des renseignements dont il fit un judicieux
usage; il inséra en outre à leur place chronologique des copies de
documents extraits des Archives de la Couronne d’Aragon, qui, malgré
leur imperfection, dotèrent la Corse d’une ébauche de code diplomatique.
Dans l’ensemble, si l’on met de côté les interpolations suspectes qu’il
est facile de reconnaître, cette œuvre reste d’un prix inestimable,
surtout pour l’histoire des XIIIᵉ, XIVᵉ et XVᵉ siècles.

Mais si la chronique de Giovanni a fourni une grande partie des éléments
de ce travail, il ne semble pas que Monteggiani en soit l’unique auteur.
En effet, l’œuvre de celui-ci qui s’étend de 1465 à 1525 nous est
connue, au moins pour le fond, par le livre de Filippini. Or, si l’on
compare les deux versions, on constate que l’on est, pour cette période,
en présence de deux chroniques différentes aussi bien par le plan
général que par les détails, par la mise en valeur des personnages ou
des événements que par le choix des anecdotes. Les deux récits sont
également véridiques, ils se complètent l’un l’autre, mais on ne saurait
les attribuer au même auteur.

_Pietro Cirneo._--Les mouvements de réaction subis par l’historiographie
au siècle dernier profitèrent à Pietro Cirneo au détriment de Giovanni.
Ces mouvements ont été définis par M. Kurth dans sa remarquable étude
sur l’application de l’épopée à l’histoire: «Les historiens, dit-il,
n’étudiaient que des documents et non des esprits. Une fois que les
faits ne rendaient pas le son de l’authenticité, ils les éliminaient
impitoyablement sans leur accorder une valeur quelconque. Mensonge ou
fable, tel était leur jugement sommaire, et ils croyaient avoir rempli
toute leur mission quand ils avaient expulsé de l’histoire, non sans
mépris et parfois avec colère tout ce qui ne rendait pas le son de
l’authenticité.» Nul écrivain plus que Giovanni n’a été, de la part de
ceux qui lui doivent tout leur savoir, l’objet d’un dédain plus
immérité.

En gardant le silence à l’égard des fables payennes et des récits
épiques, Pietro Cirneo (1447-1503) s’acquit une réputation de
discernement qui l’éleva, dans l’esprit de nombreux écrivains, bien
au-dessus de Giovanni. De fait, son _De Rebus Corsicis_ n’est guère
qu’un recueil de récits classés à l’aventure et dans lesquels l’auteur,
à l’instar de ses contemporains Æneas-Sylvius, Paul Jove, Bembo, se
préoccupe moins de dire vrai que de bien dire. Son testament, en nous
révélant que la bibliothèque d’un érudit corse pouvait valoir en
richesse celle d’un lettré toscan, nous apprend aussi que si Pietro se
proposait de rechercher des documents pour terminer son histoire, il ne
possédait pas le moindre ouvrage relatif à la Corse. Quand il
rencontrait dans Quinte-Curce ou dans Tite-Live une période agréable, de
sonorité ou de couleur chatoyante, il s’empressait d’en sertir quelque
trait destiné à son œuvre. Les historiens de Rome, telles étaient les
sources que Pietro Cirneo employait à son histoire de la Corse. Son
manuscrit fut publié au XVIIIᵉ siècle par Muratori dans le tome XXIV des
_Rerum italicarum Scriptores_.

_Historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles._--La plupart des histoires,
annales, chroniques produites au cours du XVIIᵉ siècle, bien qu’assez
nombreuses, étant restées manuscrites, n’ont exercé sur
l’historiographie aucune influence. Parmi ceux de ces ouvrages dont
l’existence a pu être contrôlée, les travaux de Biguglia, de Canari et
de Banchero (ces derniers publiés en partie dans le _Bulletin Corse_)
ainsi que ceux d’Accinelli (1739) méritent d’être consultés. Deux
ouvrages français anonymes (le second attribué à Goury de Champgrand),
parus en 1738 et 1749, n’offrent guère d’intérêt que pour la biographie
de Théodore de Neuhoff. En 1758, l’imprimerie de Corte donne la
_Giustificazione della Rivoluzione di Corsica_, plaidoyer historique
plein d’éloquence. L’intervention française et la conquête de l’île
provoquent de nombreuses publications, entre autres l’_Etat de la Corse_
de l’Anglais Bosswell (1768), «ami enthousiaste de Paoli et de ses
concitoyens, dit M. Louis Campi, qui consacra sa fortune à la défense de
leurs droits». Puis apparaissent les histoires générales de Cambiagi
(1770-1772), Germanes (1771-1776), Pommereul (1779), Limperani
(1779-1780). Quoiqu’écrite «au coin du feu», l’_Histoire des
Révolutions de l’Ile de Corse_, de Germanes, renferme de nombreux
renseignements sur les mœurs corses et les expéditions françaises; quant
à celles-ci, Pommereul, qui fait par ailleurs à Germanes de nombreux
emprunts, est mieux informé, ayant pris part, lui-même, aux dernières
campagnes. On a accusé Pommereul de partialité; il rend cependant
justice aux Corses dont il loue fréquemment la bravoure, et s’excuse en
quelque sorte, de l’insuffisance de ses informations: «On ne doit pas
être surpris, dit-il, de trouver plus de détails sur l’attaque des
Français que sur la défense des Corses. C’est à ceux-ci à nous apprendre
ce qu’ils ont fait de leur côté pour nous repousser.» L’abbé Rossi
combla plus tard cette lacune (1822), mais l’impression de son important
ouvrage n’est pas encore terminée.

_Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio._--Germanes et Pommereul
s’étaient contentés de suivre les sentiers tracés par Filippini;
Cambiaggi (_Istoria del Regno di Corsica_, 4 vol. 1770-72) et Limperani
(_Istoria della Corsica_, 2 vol. 1779-1780) visèrent plus haut. En
publiant le recueil des écrivains italiens, Muratori avait ouvert aux
historiens de la Corse des horizons nouveaux: les annales génoises et
pisanes abondaient en renseignements inconnus des vieux chroniqueurs.
Cambiagi et Limperani puisèrent dans cette œuvre immense, ainsi que dans
l’_Italia Sacra_ d’Ughelli, une quantité considérable de citations qui
entourèrent leurs ouvrages d’un appareil d’érudition imposant, mais
parfois fragile. Les chartes de donations aux moines de Monte-Cristo,
entre autres, leur fournirent des conclusions erronées, la plupart étant
antidatées de plusieurs siècles, et certaines n’offrant aucun caractère
d’authenticité. Par une interprétation malheureuse des cahiers de Pietro
Cirneo, Limperani donna naissance au plus grossier anachronisme que
l’historiographie ait enregistré et que nombre d’écrivains contemporains
s’obstinent encore à reproduire: il reporta au XIᵉ siècle l’existence de
Sambocuccio d’Alando et le mouvement populaire dont ce personnage fut le
chef (1359) (V. chap. VII). Puis incapable de borner son imagination, il
inventa de toutes pièces un Sambocuccio, _seigneur_ d’Alando, qui
chassait de Corse les Cinarchesi (à une époque où leur présence y est
incertaine), détruisait les repaires des barons, puis, à l’instar des
Lycurgue et des Solon, dotait la Terre de la Commune d’une constitution
adéquate à ses besoins et se révélait aussi judicieux législateur qu’il
s’était montré courageux capitaine.

Bien que Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo se soient accordés pour
faire aboutir le mouvement de Sambocuccio à l’occupation génoise et au
gouvernement de Giovanni Boccanegra, Limperani, dont le texte est
constellé de références, appuyait sa nouvelle théorie sur l’autorité de
ces deux chroniqueurs. Or, on chercherait en vain dans leurs œuvres un
mot touchant le Sambocuccio de l’an mille aussi bien que le Sambocuccio
législateur. Limperani avait la manie de rectifier l’histoire, et on
remarque, dans ses deux volumes, plusieurs exemples de l’oblitération de
sa clairvoyance. Limperani vivait à une époque où la foi nouvelle en la
liberté et la fraternité enfantait autant de légendes que la foi
religieuse en avait créées; c’était le temps où, pour défendre le fictif
Guillaume Tell, insuffisamment consolidé par Tschudi, on recourait à des
falsifications et des fabrications de documents d’ailleurs maladroites.
L’atmosphère d’enthousiasme libéral dégagée par les contemporains de
Montesquieu et de Jean-Jacques, devait séduire ce Corse instruit, mais
incapable d’imposer aux écarts de son imagination un contrôle judicieux.
Aveuglé par une théorie qui attribuait à la Corse une constitution
communale au XIᵉ siècle, il trouva, pour l’appliquer, un prétexte dans
le désordre des cahiers de Pietro Cirneo. _La vie de Sambocuccio y
précédait celle de Giudice_, et ce fut pour Limperani un trait de
lumière: il ne considéra pas que Sambocuccio y requérait l’intervention
du gouverneur Boccanegra (1359), et allait lui-même à Gênes solliciter
l’envoi de Tridano della Torre (1362). Il ne voulut pas s’apercevoir que
Pietro attribuait au second Giudice (XVᵉ siècle) la biographie du
premier (XIIIᵉ siècle), et que ces transpositions n’avaient peut-être
pour origine que l’interversion des feuillets du manuscrit primitif!

C’est pourquoi sous l’influence de Limperani, les historiens de la Corse
crurent faire preuve de jugement en adoptant ce que, de bonne foi, ils
croyaient la chronologie de Pietro Cirneo: «Entre Giovanni et Pietro,
déclare l’abbé Galletti, nous n’hésitons pas à nous prononcer pour ce
dernier.» Au cours du XIXᵉ siècle, Renucci et Robiquet seuls se
conformèrent au texte de Giovanni, qui, presque contemporain de
Sambocuccio, ne méritait pas d’être suspecté sur ce point. Tous les
autres suivirent le système de Limperani. Gregori, dans son édition
nouvelle de Filippini, inséra une chronologie de la Corse qui consacra
la fable de Sambocuccio législateur de l’an mille; nous la retrouvons
reproduite dans Jacobi, Friess, Gregorovius, Galletti, Mattei, Monti,
Girolami-Cortona, tous auteurs d’histoires générales de la Corse;
également dans le _Grand Dictionnaire Larousse_ et la _Grande
Encyclopédie_, sans parler des ouvrages de moindre importance.
L’_Inventaire des Archives départementales de la Corse_ (1906) maintient
encore cette chronologie erronée. D’ailleurs, l’historien de la Corse le
plus considérable et le plus consciencieux, l’abbé Rossi, confiant en
Limperani, accepta les yeux fermés, l’histoire de Sambocuccio ainsi
modifiée.

_Les historiens du XIXᵉ siècle._--L’œuvre de l’abbé Rossi, écrite à
l’époque napoléonienne, est la seule au XIXᵉ siècle dont l’auteur s’est
soucié de documentation; mais restée manuscrite jusqu’en 1895, elle
découragea longtemps les curieux par sa graphie péniblement
déchiffrable. La patience de M. l’abbé Letteron a triomphé de cet
obstacle, et treize volumes sur dix-sept ont déjà été imprimés par les
soins de ce dernier. Ces treize volumes sont consacrés au XVIIIᵉ et au
commencement du XIXᵉ siècle; ils sont riches en détails précis et en
informations puisées aux meilleures sources.

Les autres histoires générales de la Corse ne varient guère que par
l’étendue. Cependant on consultera avec fruit Renucci (1834) pour la
période qui s’étend de 1769 à 1830, et, pour l’ensemble, les _Recherches
historiques et statistiques_ de Robiquet (1835) qu’une critique toujours
en éveil garde des erreurs où tombèrent ses contemporains Gregori et
Jacobi. Gregori a enrichi son édition de Filippini (1827) de documents
empruntés, pour la plupart, aux manuscrits exécutés par les soins de
Buttafoco; mais ayant négligé de les collationner sur les originaux, il
imprima les altérations dont chaque transcripteur avait fourni son
appoint. De Jacobi (1835) on peut dire que l’amour de son pays l’écarta
fréquemment du chemin de la vérité. Les portraits reproduits dans
l’_Histoire illustrée de la Corse_ de Galletti (1865) constituent le
mérite de cette compilation patriotique mais médiocrement digérée.
L’_Histoire_ de Friess (1852) (réserve faite de l’anachronisme de
Sambocuccio), est un bon résumé de Filippini, poursuivi avec un souci
constant d’exactitude jusqu’en 1796. Celle de Gregorovius (1854), ce
«Latin éclos au milieu des Teutons», est le groupement de morceaux
pleins d’éloquence; mais l’auteur, étranger à toute méthode historique,
a reproduit sans jugement et sans critique les fables et les opinions
courantes par quoi se comblent auprès des masses les lacunes de
l’histoire.

Le docteur Mattei, dans ses _Annales de la Corse_ (1873), a réuni et
classé chronologiquement une quantité importante de notices; si
méritoires qu’ils soient, ses efforts mal dirigés n’ont pas obtenu le
résultat que l’auteur en attendait. Cependant, on trouverait dans ce
recueil des matériaux utilisables après une révision serrée des dates et
un rapprochement des sources qui ne sont que rarement indiquées. Chez
lui, Sambocuccio, dédoublé, paraît au onzième et au quatorzième siècle.
Les _Annales de la Corse_, ainsi que l’_Histoire_ de Mᵍʳ
Girolami-Cortona (1906) riche en renseignements statistiques, sont
indispensables à ceux qui s’occupent de la période contemporaine.

_Les altérations de l’histoire: Sampiero, Sixte-Quint, Christophe
Colomb, les Bonaparte._--La plupart des écrits du XIXᵉ siècle ont
contribué à la diffusion d’allégations inexactes et de légendes sans
consistance qui ne se rencontrent pas chez leurs prédécesseurs; et,
malheureusement, ce ne sont pas les personnages de moindre envergure qui
ont attiré leur attention.

_Sampiero._--S’il est en Corse un nom populaire après ceux de Napoléon
et de Paoli, c’est sans conteste celui de Sampiero, qui acquit en son
temps la réputation d’un des plus braves capitaines de l’Europe. Cette
popularité est justifiée à double titre. Rompant le premier avec les
pratiques individualistes qui déchiraient la Corse, il éveilla chez ses
compatriotes le sentiment de la dignité collective: du pays, il fit la
patrie. Ce ne fut pas tout: si Sampiero a mérité d’être appelé le
_premier_ Corse français, ce n’est pas seulement pour avoir été en son
temps l’un des capitaines les plus remarquables de la Couronne, mais
parce qu’on lui doit le premier essai que firent les Corses de la
nationalité française. Et cette expérience fut telle que son souvenir
resta sinon comme le flambeau, du moins comme l’étoile lointaine qui
guida plus tard les premiers partisans de l’annexion française. Entre le
Moyen Age et les temps modernes, la physionomie de Sampiero synthétise
la Corse d’autrefois, rebelle aux contraintes et aux dominations, et la
Corse du XVIIIᵉ siècle, attirée plutôt que conquise par une patrie plus
grande, au charme irrésistible, qui saura l’unir à elle sans l’absorber
et lui faire place dans son histoire sans l’amoindrir.

On ne s’étonnera donc pas que la personnalité de Sampiero ait tenté des
écrivains et des artistes. Le célèbre romancier Guerrazzi et l’aimable
conteur Arrighi, dont il a été dit «qu’il puisait dans son patriotisme
les sources de l’histoire», ont laissé des _Sampiero_ que l’on lit
encore avec plaisir aujourd’hui: leurs récits, qui n’ont que des
rapports lointains avec la vérité, n’abusent personne.

Il n’en est pas de même des généalogistes comme Biagino Leca
d’Occhiatana et Lhermite Souliers, et des courtisans comme Canault dont
les œuvres mercenaires ont engendré de grossières erreurs. Le premier,
envoyé en Corse par le maréchal Alphonse d’Ornano, en rapporta les
pièces que celui-ci présenta, peut-être de bonne foi, à l’Ordre du
Saint-Esprit, mais qui n’en étaient pas moins les fruits d’une
complaisance évidente. C’est sur la foi de ces documents que de nombreux
ouvrages donnent à Sampiero le nom d’Ornano; mais il faut remarquer que
celui-ci, bien que seigneur d’Ornano du chef de sa femme, ne fit jamais
usage de ce nom et ne se prévalut jamais d’une noble origine. Sa
correspondance est toujours signée «Sampiero da Bastelica» ou «Sampiero
Corso».

Il était né, en effet, à Bastelica, et non «au château de Sampiero sur
le Tibre» ainsi que l’assure la _Biographie Firmin-Didot_. Relevons à
son sujet quelques assertions erronées. Il ne servit point comme page
dans la maison du cardinal Hippolyte de Médicis qui était de treize ans
plus jeune que lui. Il ne fut jamais colonel-_général_ des Corses,
charge qui ne fut créée qu’après sa mort pour son fils Alphonse, non
plus que colonel du _Royal_-Corse, ce genre de dénomination étant
inconnu au XVIᵉ siècle.

Bayard, ainsi que le connétable de Bourbon, raconte-t-on aussi, auraient
exprimé hautement leur admiration pour Sampiero. On ne saurait sans
parti pris nier ces propos: le colonel des Corses était digne de
l’estime de ces braves capitaines, mais si celle-ci s’est manifestée, il
est certain que ce ne fut que sous la plume d’écrivains du XIXᵉ siècle.

_Sixte-Quint._--On trouvera, dans certains ouvrages, Sixte-Quint au
nombre des personnages illustres produits par la Corse, et la raison
qu’on en a donnée est que ce pontife s’appelait dans le monde Peretti.
Si ce patronymique est répandu en Corse, il ne l’est pas moins en
Italie, où il correspond au français Péret, Petit-Pierre. Un Corse,
capitaine général des galères pontificales, Bartolomeo de Vivario, dit
da Talamone, mort en 1544, avait bien adopté le nom de Peretti qui
était celui d’une famille de Sienne à laquelle il s’était allié, et qui
se targua de sa parenté avec les Peretti de Montalto (près d’Ancône)
quand la fortune eût élevé l’un de ces derniers à la pourpre
cardinalice; mais aucun lien ne rattache Sixte-Quint à Bartolomeo
Peretti non plus qu’à d’autres familles corses qui ne furent ainsi
désignées que bien après la mort de ce pontife. Ces rapprochements
purent cependant offrir un fondement à l’opinion susdite qui a pris
depuis tous les caractères d’une tradition.

_Christophe Colomb._--On a mené grand bruit depuis une quarantaine
d’années autour d’une _découverte_ dont l’intérêt (si elle avait été
justifiée) dépassait de beaucoup les bornes de l’histoire locale. Selon
deux ecclésiastiques corses, MM. Casanova et Peretti, Christophe Colomb
serait né en Corse et, pour des raisons difficiles à comprendre, aurait
tenu son origine secrète. Cette thèse que combattit M. le chanoine
Casabianca, et contre laquelle s’inscrivirent les savants du monde
entier, a été reprise de nouveau, en 1913, dans le _Mercure de France_
par M. Henri Schœn, qui se flattait d’apporter des preuves irrécusables
de l’origine corse du grand navigateur.

L’article du _Mercure_ ne fit que reproduire les arguments émis jadis
par MM. Casanova et Peretti, à savoir que dès le XVᵉ siècle, il existait
à Calvi une famille de navigateurs fameux du nom de Colombo; que ceux-ci
étaient indifféremment connus sous les noms de Calvi, Calvo ou Corso,
mais que leur véritable patronymique est Colombo; que les Corses
paraissent avoir été nombreux dans l’entourage de Colomb; qu’une
tradition fort ancienne à Calvi, veut que le grand navigateur soit né
dans cette ville... etc.

A ces raisons--les principales--on répondra que si l’appellation de
Colombo figure dans certains actes du XVIᵉ siècle à Calvi, c’est en
qualité de prénom, et que ce prénom, fort répandu sur les bords de la
Méditerranée, devint le patronymique de tant de familles qu’il n’est
pas, suivant l’expression de M. Henry Harrisse «trois villes sur cent»
où l’on ne rencontre des familles Colomb (Colombo ou Colon).

Mais au XVᵉ siècle, rien n’établit qu’il en ait existé une à Calvi: la
famille reconstituée par les auteurs de cette thèse, se compose d’un
_gascon_ connu sous le nom de Colomb-le-jeune, d’un Corse sans
patronymique (Bartolomeo Corso), et de différents membres de la famille
Calvo _dont l’identité et le rôle historique sont strictement établis_.
Pour obtenir une famille de navigateurs du nom de Colombo à Calvi, il
fallut: 1º traduire--librement--Calvo (Chauve, Chauvin) par _le Calvais_
ou _de Calvi_; 2º supposer arbitrairement que cette dénomination ne
pouvait s’appliquer qu’à des gens du nom de Colombo; 3º fermer
obstinément les yeux sur la biographie des personnages dont on
travestissait l’identité.

Quant aux Corses dans l’entourage de Christophe Colomb, on n’en trouvera
trace ni sur les rôles d’équipage, ni dans le journal de bord de
l’Amiral, ni dans les enquêtes postérieures au voyage, ni même dans les
œuvres des écrivains insulaires.

Pour prouver l’ancienneté de la tradition de Colomb calvais, M. Schœn
cite une élégie en vers à ce sujet «que M. Gaston Paris n’hésitait pas à
placer au XVIᵉ siècle». Or, Gaston Paris, dans la séance du 5 février
1886, avait, tout au contraire, déclaré que cette pièce ne devait être
accueillie qu’«_avec beaucoup de défiance_».

M. Casanova croyait que «l’acte de baptême de Christophe Colomb existait
à Calvi». M. Schœn qui est allé enquêter sur place, ne s’étonne pas de
la disparition de ce papier concluant; car, dit-il, «il se trouve
_précisément_ que les archives de Calvi furent détruites par un incendie
à la fin du XVIᵉ siècle». M. Schœn aurait tort de déplorer plus
longtemps ce sinistre, car en supposant que les archives de Calvi soient
intactes, en admettant même que cette ville ait donné naissance à
l’Amiral, il n’y trouverait certainement pas l’acte de baptême de
Colomb, né près d’un siècle avant que le Concile de Trente eut prescrit
la conservation des actes d’église!...

Je n’aborderai pas les inexactitudes de détail, les contradictions, les
textes tronqués et les imprudentes amplifications des nouveaux avocats
de cette cause malheureuse; mais je citerai quelques opinions provoquées
en 1892 par le chanoine Casabianca: «Rien n’autorise à placer en Corse
le berceau de Christophe Colomb» (Léopold Delisle).--«Un patriotisme
local fort mal inspiré a mis en circulation la ridicule légende de
Christophe Colomb français, corse et calvais» (Auguste Himly).--«Que la
Corse laisse à Gênes ce qui appartient à Gênes; sa part reste assez
belle» (Siméon Luce).--«L’érection par le gouvernement français à Calvi
d’une statue de Christophe Colomb, risquerait de nous couvrir de
ridicule» (G. Monod).--«La Corse est assez riche de ses gloires
nationales pour n’avoir pas besoin d’aller chercher en dehors d’elle
des renommées retentissantes» (Victor Duruy).

Arrêtons-nous sur ce jugement autorisé qui synthétise la correspondance
adressée par les savants des deux mondes au chanoine Casabianca. En
rappelant les «gloires nationales de la Corse», on rendait hommage au
«patriotisme éclairé» qui l’avait poussé à «répudier pour son île natale
une gloire imméritée». Dans une lettre qui fut lue publiquement, à
l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 14 février 1890, M.
Henry Harrisse félicita M. Casabianca, d’avoir produit un travail qui
était à la fois «un bon livre et une bonne action».

_Les Bonaparte._--On s’intéresserait probablement fort peu aux Bonaparte
d’autrefois si la place imposante conquise par Napoléon dans l’histoire,
n’avait obligé celle-ci à jeter quelques clartés sur ses ancêtres. Les
multiples écrits parus sur ce sujet, ont été souvent classés dans la
_Bibliographie historique de la Corse_.

On peut affirmer sans crainte d’être démenti que presque tous renferment
des allégations d’une inexactitude outrée. Sans m’arrêter aux _Mémoires_
de la duchesse d’Abrantès qui rattachent les Bonaparte aux empereurs
d’Orient, ni aux généalogies florentines qui ne supportent pas l’examen
le plus superficiel, je me bornerai à signaler comme reposant sur un
document de fabrication contemporaine la thèse qui fait descendre
Napoléon des princes _cadolinges_, comtes de Settino, Fuccechio et
Pistoja, thèse adoptée par Garnier, dans ses _Généalogies des
Souverains_, et Bouillet, dans son _Atlas Historique_, ouvrages sur
l’autorité desquels les livres de seconde main sont d’autant plus tentés
de s’appuyer que M. Frédéric Masson dans son _Napoléon inconnu_,
consacre plusieurs pages à la biographie de ces ancêtres présumés des
Bonaparte.

Garnier et Bouillet décorent le premier Bonaparte qui vint à Ajaccio,
Francesco, du titre de général des troupes génoises. Un très grand
nombre de pièces comptables permettent de suivre la carrière de
l’ascendant de l’Empereur, qui mourut _simple soldat_ à Ajaccio après
avoir servi la République pendant cinquante ans.

Francesco cependant appartenait à une famille distinguée de Sarzane où
la charge de notaire impérial était héréditaire depuis le XIIIᵉ siècle.
Les Bonaparte qui figuraient parmi les premiers citoyens de la ville,
furent employés en Corse par les Fregosi quand ceux-ci, maîtres de
Sarzane (V. ch. VIII), eurent acquis la seigneurie de l’île.
L’importance de Cesare et Giovanni Bonaparte, grand-père et père de
Francesco se déduit des missions dont ils furent chargés par l’Office de
San-Giorgio et les Fregosi. Francesco dont le patrimoine s’était
amoindri, obtint la concession d’un terrain à Ajaccio: il y bâtit une
maison et se fixa dans la nouvelle cité. Ses descendants, notaires, se
livrant quelque peu au négoce, vécurent avec honneur, mais sans gloire
jusqu’«au 18 brumaire», date à laquelle il plaisait à Napoléon de fixer
l’origine de la noblesse des Bonaparte.

_Les ouvrages récents_: Sous le titre _La Corse_ (1908), MM. Hantz et
Dupuch ont publié un petit abrégé de l’histoire de l’île exempt des
erreurs et des anachronismes que j’ai signalés.

M. A. Ambrosi a donné en 1914 l’_Histoire des Corses et de leur
civilisation_. L’auteur n’a voulu, dit-il, que «tirer parti des pièces
d’archives ou des manuscrits qui, sur une foule de questions, ont été
imprimés».--«Presque toutes les sources, ajoute-t-il, se trouvent dans
le _Bulletin des Sciences corses_.»

La valeur du livre de M. Ambrosi s’affirme dans l’étude des temps
modernes pour lesquels l’auteur est particulièrement documenté. En
effet, M. l’abbé Letteron, président de la Société, qui dirige le
_Bulletin_ depuis 1881, s’est appliqué surtout à réunir des matériaux
pour l’histoire du XVIIIᵉ siècle qu’il a jugé avec raison capable
d’apporter une contribution plus large à l’histoire de la France. Le
_Bulletin_ est donc, pour cette période, riche en mémoires et en
documents de tout ordre. Les époques antérieures par contre y sont peu
représentées. C’est tout au plus si dans les 370 fascicules déjà parus
de ce précieux recueil, on trouverait une douzaine d’articles inédits,
généralement brefs, sur le Moyen Age. Quoi qu’il en soit l’œuvre de M.
Ambrosi permet d’apprécier l’appoint considérable apporté par la
Société, dont il est le secrétaire, à l’historiographie de la Corse.
Notons en outre la présentation raisonnée du livre où l’auteur, agrégé
de l’Université, a fait preuve de grandes qualités didactiques.

_L’histoire d’après les sources originales._--En 1872, M. Francis
Mollard, depuis archiviste départemental de la Corse, démontra la
nécessité pour l’île de posséder une histoire assise sur des bases plus
solides que des traditions dénaturées par ceux-là mêmes qui s’étaient
donné pour objet de nous les transmettre. Chargé par le Ministère de
l’Instruction Publique d’une mission en Italie, il en rapporta une
moisson assez abondante de documents qui furent publiés en partie dans
les _Archives des Missions scientifiques_ (1875), le _Bulletin
historique et philologique_ (1884) et le _Bulletin de la Société des
Sciences historiques de la Corse_ (1885).

Reprenant en 1893, sous les auspices du Ministère de l’Instruction
publique, l’œuvre interrompue de M. Mollard, j’ai pu relever dans les
différents fonds d’archives italiens, français et espagnols les copies
de plus de 2.000 documents inédits (de 960 à 1500) et y recueillir une
quantité innombrable d’extraits relatifs à la Corse ou à des Corses.

Les résultats de ces enquêtes qui ont fait l’objet de plusieurs
mémoires, ont été sommairement groupés et publiés en 1908 sous le titre
d’_Histoire de la Corse écrite pour la première fois d’après les sources
originales_. On y trouve, en tête de chaque chapitre, la liste des fonds
d’archives (cartons, registres, liasses, etc.), sources narratives,
collections, recueils et ouvrages qui ont servi à son élaboration.

                                                  C. C. R.



HISTOIRE

DE CORSE



I

LES ORIGINES

     _Les données géographiques.--Les découvertes archéologiques et
     anthropologiques.--La civilisation néolithique.--La question des
     influences orientales._


Un pays de montagnes dans la mer: telle est la Corse, âpre et riante,
qui tout à la fois repousse et accueille. Les plus hauts sommets se
dressent dans la partie médiane de l’île, sur le bord occidental d’une
dépression qui, de l’île Rousse à la marine de Solenzara, sépare la
Corse granitique, à l’Ouest, et la Corse schisteuse, à l’Est. La ligne
de faîte, qui atteint 2.710 mètres au _monte Cinto_, 2.625 mètres au
_monte Rotondo_, n’est franchie que par des cols (_foci_ ou _bocche_)
élevés de plus de 1.000 mètres. C’est de ce côté que la partie ancienne
de la Corse est le plus difficilement accessible. La vaste conque
granitique du Niolo, d’où le Golo s’échappe par des gorges sauvages,
abrite un peuple de bergers «couverts de poils» qui ont gardé, notamment
dans la _piève_ d’Asco, les mœurs d’autrefois. C’est une race de
travailleurs, rude et vaillante. «Nulle part, dit un vieux dicton corse,
on ne travaille autant que dans le Niolo.» Entre les hautes vallées du
Golo et du Tavignano, sur un seuil élevé, Corte commande le passage de
l’Ouest à l’Est: ce fut, au XVIIIᵉ siècle, le centre politique de l’île.

Des hauteurs du Niolo, que prolongent vers le Sud-Est le _monte d’Oro_,
le _monte Renoso_, l’_Incudine_, descendent vers le Sud-Ouest une série
de vallées étroites et parallèles--Liamone, Gravona, Prunelli, Taravo,
Rizzanèse--aboutissant aux nombreux golfes de la côte occidentale.
Séparées par de hautes croupes, elles communiquent malaisément entre
elles et certains «pays» ont reçu des appellations distinctes: la verte
Balagne, au Sud de Calvi,--les _Calanche_, vers Piana, où le granit
désagrégé a formé des accumulations pittoresques de rochers,--la
_Cinarca_, «le plus joli pays du monde»... La mer, qui s’ouvre à
l’ouest, fut à l’origine le seul lien entre les hommes: à cause d’elle,
l’«_Au-delà des monts_» fut la partie la plus anciennement peuplée de
toute l’île.

La région plissée, qui confine à l’Est, est beaucoup plus récente. Son
architecture est celle des chaînes alpines. Les vallées n’offrent pas la
même régularité et le même parallélisme que celles de l’ouest:
quelques-unes, comme celles du Golo et du Tavignano, n’ont pu établir
leur profil actuel qu’au prix d’énergiques captures. En tous cas le
morcellement n’est pas moindre. Voici le Cap, avec ses «marines»,--la
«conque» du _Nebbio_, dont certaines parties ont une grâce exquise,--la
riante _Casinca_, où les villages, tout blancs, coiffent les
collines,--la _Castagniccia_, où des pièves multiples--Rostino,
Ampugnani, Vallerustie, Orezza, Alesani--formèrent le réduit de
l’indépendance corse,--le _Fium Orbo_ sauvage et sublime... Tel est
l’«_En-deçà des monts_», où l’émiettement territorial est également
imposé par les conditions géographiques. Mais, sauf à Bastia et dans
quelques «marines» privilégiées, la côte est peu favorable à la vie
maritime: les alluvions, fluvio-glaciaires ou bien modernes, ont créé
deux plaines, larges de 5 à 10 kilomètres, où sévit la malaria.

A l’extrémité sud, une petite table de calcaires tertiaires s’accole au
massif ancien: c’est la région de Bonifacio, que les Corses mêmes
considèrent comme étant presque hors de Corse.

A travers cette variété il est difficile de saisir l’unité profonde qui
fera l’originalité du pays corse. Au surplus, les contrastes abondent.
La plaine féconde est délaissée pour la montagne; c’est une île, et il
n’y a pas de marins; le relief invite au morcellement, et pourtant il
n’y a pas de nationalité plus homogène que la nationalité corse. Ces
étrangetés s’expliquent par l’histoire. Grâce à sa situation centrale
dans le bassin occidental de la Méditerranée, à la sûreté de ses
mouillages, la Corse a été atteinte, et de très bonne heure, par les
courants généraux de commerce et d’invasions qui ont contribué à mêler
les races de la Méditerranée et de l’Europe; dès l’antiquité, elle tenta
les convoitises, elle devint l’arène de toutes les compétitions, le
rendez-vous de tous les conquistadores. Histoire compliquée, souvent
tumultueuse, dont les origines sont, comme il arrive, particulièrement
délicates à démêler.

       *       *       *       *       *

Pour Sénèque déjà, les temps anciens de la Corse étaient «enveloppés de
ténèbres», et l’exil du philosophe dans l’île qu’il détesta si fort
marqua longtemps le dernier fait précis jusqu’où l’on pouvait remonter
sans faire aux hypothèses une part trop grande. Vers la fin du XVIIIᵉ
siècle, l’historien de la Corse, Pommereul, constatant que «l’origine de
la plupart des peuples est couverte d’un voile impénétrable» et qu’au
surplus «l’âge d’un peuple ne peut rien ajouter à sa gloire», consent à
rester ignorant par esprit philosophique et par raison critique. Les
habitants de la grande île méditerranéenne sont-ils aborigènes? ou ne
résultent-ils pas plutôt du mélange de toutes les nations qui en ont
fait successivement la conquête? Peu importe: «ils existent, ils ont
existé, c’est une chaîne de générations dont on ne peut retrouver le
premier chaînon».

Notre époque eut de plus indiscrètes curiosités. Le capitaine Mathieu
signalait le premier, en 1810, dans les _Mémoires de l’Académie
Celtique_, la présence en Corse de monuments mégalithiques. Vers 1840,
Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, montrait,
au retour d’une mission archéologique, l’intérêt qu’il y aurait à
rassembler «tous les documents, tous les faits qui peuvent conduire à la
connaissance des origines de la Corse». Malheureusement les insulaires
répondirent mal à l’appel qui leur était adressé et, soit ignorance,
soit cupidité, ils se montrèrent mauvais gardiens des trésors que leur
sol renfermait en abondance. On vit des dolmens détruits, des objets
d’art brisés ou dispersés. L’indifférence de l’Etat fit le reste. Il y
eut des erreurs commises, et nous ne possédons même pas le relevé des
milliers de débris que la construction, sous le Second Empire, d’un
canal d’irrigation mit à jour dans la plaine de Biguglia. Mais voici que
la Corse se prépare, dans de meilleures conditions scientifiques, à
exhumer de nouveaux trésors archéologiques. Les deux lois récemment
votées sur la construction du chemin de fer de Bonifacio et sur
l’assainissement de la côte orientale prévoient de grands travaux de
desséchement, de régularisation fluviale et d’adduction d’eau potable,
qui vont bouleverser une terre éminemment historique, faite avec la
poussière de ses plus anciens monuments.

En même temps, des recherches ont été poursuivies dans d’autres
domaines. Complétant les études anthropologiques de MM. Broca, Fallot,
Jaubert et Mahoudeau, M. Pierre Rocca a mensuré 200 individus dans l’île
préalablement divisée en trois régions distinctes et il a notamment
porté ses investigations sur les montagnards du Niolo, où le type
primitif s’est sans doute le mieux conservé. Une foule de grottes ont
été explorées: quelques-unes ont abrité les hommes du néolithique et du
hallstattien.

Quelles que soient les surprises que nous réservent des fouilles
méthodiquement entreprises ou d’accidentelles découvertes, nous pouvons
dès à présent, et sans crainte de généralisation hasardeuse, classer les
débris recueillis pour reconstituer les étapes du plus lointain passé.
L’âge de la pierre, l’âge du bronze, l’âge du fer se sont succédé, ou se
sont entremêlés parfois, ici comme ailleurs.

       *       *       *       *       *

Jusqu’à présent, aucune découverte précise ne permet de croire que
l’homme paléolithique a vécu dans l’île; mais la civilisation
néolithique s’y est développée de bonne heure. A l’exclusion peut-être
des _tumuli_, on rencontre en Corse tous les types de monuments
mégalithiques qui ont été signalés en Bretagne. Les dolmens ou
_stazzone_ et les menhirs (_stantare_ ou _monaci_), les alignements et
les cromlechs y sont extrêmement nombreux, plus nombreux assurément que
ne l’a écrit M. de Mortillet.

L’imagination populaire leur attribue une origine surnaturelle: il y a
la forge du diable (_stazzona del diavolo_), la table du péché (_tola
di u peccatu_), la maison de l’ogre (_casa dell’orco_) et, quant aux
menhirs du Rizzanèse, appelés _il frate e la suora_, il faut y voir les
statues pétrifiées d’un moine et d’une religieuse qui voulaient fuir
Sartène pour cacher au loin leurs coupables amours.

Les plus caractéristiques sont dans le sud et appartiennent à
l’arrondissement de Sartène. Le dolmen de Fontanaccia est le plus beau
et le mieux conservé: sept dalles supportent une table longue de 3ᵐ,40
et large de 2ᵐ,90; la chambre, enfoncée dans le sol d’environ 40
centimètres, mesure intérieurement 2ᵐ,60 de long, 1ᵐ,60 de large et
1ᵐ,80 de haut. Sur la face supérieure de la table se trouvent trois
cuvettes réunies au bord par des rigoles taillées de main d’homme.
Auprès de ce dolmen, deux petits menhirs isolés sont cachés dans le
maquis. Au pied du rocher de Caouria, un alignement comprend 32 menhirs,
dont 26 debout et 6 renversés. A quelque distance, l’alignement de
Rinaïou comprend 7 menhirs rangés en ligne droite. Citons encore le
menhir de Vaccil Vecchio, véritable colonne de 3ᵐ,20 de haut, celui de
Capo di Luogo, plus large au sommet qu’à la base, les blocs de la vallée
du Taravo dont la longueur dépasse 4 mètres, etc.

Le groupe septentrional, qui occupe une portion de l’arrondissement de
Bastia et s’étend jusque sur celui de Calvi, est beaucoup moins riche et
moins intéressant. Les principaux menhirs sont à Lama et les dolmens du
_monte Rivinco_ sont curieusement composés de dalles de gneiss.

Des cimes de Cagna, escarpées sur le ciel, se détache une ébauche
gigantesque de statue d’homme que l’on découvre de très loin. Est-elle
due au caprice de la nature? Doit-on la rapprocher de celle
d’Appricciani, à Sagone, qui semble l’œuvre inachevée d’un artiste?
Celle-ci est une tête de géant, posée sur un piédestal, haut de 2 mètres
environ. Mérimée la prit pour une idole; Renan la mentionne dans sa
_Mission de Phénicie_, sur les indications du baron Aucapitaine, comme
un couvercle de sarcophage phénicien; ce ne serait, d’après M. Michon,
qu’un menhir sculpté.

Quoi qu’il en soit, il est certain que les traces de travail humain sont
rares sur les dolmens et les menhirs. Pour juger ce que fut la
«civilisation» des néolithiques, il convient d’examiner leur outillage
qui fut, ici comme sur le continent, très perfectionné. Haches de pierre
polie, pointes de flèches, racloirs, couteaux, débris de poteries,
percuteurs, broyeurs, polissoirs, etc., une série d’objets dont le fini
remarquable témoigne de la patience et de l’habileté des ouvriers, ont
été retrouvés en Balagne, près de Bonifacio, à Vizzavona, ailleurs
encore.

Les découvertes de M. Simonetti-Malaspina en Balagne ont une importance
particulière. Sur le territoire de Ville-di-Paraso, à 2 kilomètres
environ du village et à 8 kilomètres de la mer, se trouvent les ruines
d’une ancienne cité: les vestiges du mur d’enceinte sont encore très
apparents; sur une surface de plus de 50 hectares, le sol est couvert de
débris de poteries; on a recueilli en cet endroit des marteaux, des
polissoirs, des fragments de vases en porphyre et surtout une quantité
considérable de petits moulins à moudre le blé. On y a trouvé--on y
trouve encore--beaucoup de pointes de flèches en silex noir du
pays.--Dans d’autres régions, les ouvriers se servent de serpentine, de
quartz ou même de diorite. Près de Bonifacio, le commandant Ferton a
relevé de nombreux débris d’obsidienne provenant probablement de
Sardaigne: de bonne heure des échanges durent avoir lieu entre les deux
grandes îles de la Méditerranée Occidentale. Une même race peuplait la
Sardaigne et la Corse: celle des Ibères et des Ligures. Tels sont en
effet les peuples que l’on retrouve partout à l’arrière-plan de la
civilisation dans la Méditerranée Occidentale; ils paraissent avoir joué
le même rôle que les Pélasges dans la Méditerranée Orientale, ils sont
«le peuple _x_» de l’antiquité.

L’homme néolithique de Bonifacio trouvait un asile dans les nombreux
abris sous roche de la région; il se nourrissait des produits de la
chasse et de la pêche, principalement de coquillages marins et du
_lagomys corsicanus_, petit lièvre de la grosseur d’un rat, aujourd’hui
disparu. Il ne dédaignait pas l’art de plaire, se parant de colliers ou
de bracelets de coquilles, et se teignait le corps. Quand il mourait, on
pliait le cadavre dans la position de l’homme accroupi et on l’inhumait
avec des vivres et des outils.

Grâce à des découvertes récentes, l’âge du bronze commence à être
représenté en Corse par des spécimens assez nombreux, provenant surtout
de la Balagne. Quant à la civilisation des armes de fer, elle s’est
véritablement épanouie. C’est à elle que l’on doit les riches sépultures
qui, à Prunelli di Casacconi et surtout à Cagnano, près de Luri, ont
livré, avec de remarquables débris de squelettes, une foule de bijoux et
d’ustensiles: fibules, bracelets, agrafes, creusets pour fondre le
métal, perles en pâte de verre, boutons et appliques en or, peignes,
chaînettes et pinces épilatoires, manches de poignards hallstattiens.

Quelle est l’origine de ces objets, dont quelques-uns révèlent une
fabrication délicate? Y avait-il dans l’île des fondeurs de bronze
établis à demeure? Doit-on, au contraire, reconnaître ici l’œuvre des

[Illustration: La Tour dite de Sénèque.--Tour de Griscione. (_Sites et
Monuments du T. C. F._)

     Pl. I.--CORSE.
]

Tsiganes, ces métallurgistes ambulants, à la fois fondeurs et habiles
marteleurs, dont le nom a été donné à la première période du bronze? Ils
achetaient aux habitants leurs objets hors d’usage et, quand ils en
possédaient une certaine quantité, procédaient à leur refonte à l’aide
de moules et de creusets qu’ils portaient avec eux. Souvent, le poids de
leur collecte journalière étant trop lourd, ils la cachaient dans un
endroit plus ou moins bien repéré. Faut-il tout simplement, rapprochant
les pièces trouvées en Corse des débris exhumés à Villanova et à
Bologne, leur attribuer une provenance étrusque? L’hypothèse est
tentante et c’est vers elle que penche M. Letteron, le dernier historien
de la Corse primitive.

Pourtant il faut bien reconnaître que la civilisation de Cagnano est
analogue non pas seulement à celle qui s’est développée dans le centre
de l’Italie, mais encore au Caucase et dans la vallée du Danube. Les
influences civilisatrices sont peut-être venues de plus loin: il y a eu,
à partir du néolithique, une communication entre l’Orient et l’Occident
et une influence du premier sur le second. Mais il ne faudra rien
exagérer. En cette matière comme en beaucoup d’autres, il est difficile
de faire les parts de l’indigène et de l’exotique: trop de détails
restent inconnus. Tout ce qu’on peut faire est de peser ceux dont on
dispose, sans trop conclure, car demain il en peut surgir de nouveaux
qui remettent tout en question.



II

LA «DÉCOUVERTE» DE LA CORSE

     _Légendes éponymes.--La colonisation phénicienne.--Les Phocéens et
     les premiers marchés permanents.--Étrusques et Carthaginois._


La Corse n’entre vraiment dans l’histoire qu’au VIᵉ siècle, avec
l’arrivée des Phocéens fugitifs: ce sont eux qui ont définitivement
«découvert» la Corse et inauguré une colonisation qui se poursuivra
désormais sans arrêt.

Avant eux, sans doute, il y a eu des établissements commerciaux et des
tentatives de peuplement. Ibères, Ligures, Phéniciens sont entrés, pour
une part difficile à déterminer, en relations avec les hommes qui
habitaient la Corse dès l’époque des dolmens et qui étaient
peut-être--du moins pour les Ligures--des hommes de leur race. De vieux
auteurs l’assurent et, dans la légende qu’ils nous ont transmise, une
réalité précise apparaît sans doute. Une femme de la côte de Ligurie,
voyant une génisse s’éloigner à la nage et revenir fort grasse, s’avisa
de suivre l’animal dans son étrange et longue course. Sur le récit
qu’elle fit de la terre inconnue qu’elle venait de découvrir, les
Liguriens y firent passer beaucoup de leurs compagnons. Cette femme
s’appelait _Corsa_, d’où vint le nom de Corse. C’est la légende éponyme
que nous retrouvons à l’origine de toutes les cités antiques; mais elle
est de formation récente, car le premier nom de l’île est _Cyrnos_ et
non pas _Corsica_.

La difficulté n’était point pour embarrasser les vieux chroniqueurs,
grands amateurs de merveilleux et habitués à ne douter de rien. Il y a
d’autres légendes, et plus prestigieuses, sinon moins fantaisistes. Un
fils d’Héraclès, Cyrnos, aurait colonisé la Corse en lui donnant son
nom. Giovanni della Grossa croit que la Corse a été peuplée par un
chevalier troyen, appelé _Corso_ ou _Cor_, et une nièce de Didon, nommée
_Sica_, que Corso a bâti les villes de l’île et leur a donné les noms de
ses fils et de son neveu, Aiazzo, Alero, Marino, Nebbino. C’est ainsi
que la Grande-Bretagne a eu son _Brut_, la France son _Francus_ et que
la Corse a son _Corso_, neveu d’Enée.

       *       *       *       *       *

Faut-il parler d’une colonisation phénicienne en Corse? La chose est
vraisemblable, mais l’on sait assez ce qu’il faut entendre par ce mot.
Les Phéniciens ont su les premiers jouer le rôle fructueux
d’intermédiaires et de courtiers entre les diverses parties du monde
méditerranéen; mais ils n’ont jamais entendu s’installer à demeure sur
une terre étrangère. Après une navigation lente le long des côtes, ils
abordaient dans les îles ou sur les promontoires, échouaient leurs
navires sur le sable et, de marins devenus marchands, étalaient leur
pacotille sur la place publique. La foule se pressait autour de ces
hommes «aux beaux discours», ainsi que les appellent les poèmes
homériques, de ces hommes qui savent tromper. Les femmes soupesaient les
bijoux d’or fabriqués à Memphis ou à Babylone, les statuettes de dieux,
en bronze ou en terre cuite, les coupes de verre aux reflets chatoyants
dont les Phéniciens avaient appris la fabrication en Egypte. On
regardait aussi, et ce n’était pas ce qui excitait le moindre
étonnement, les marchands étrangers tracer sur le papyrus des signes
bizarres qui permettaient de noter à tout jamais, au moyen d’une
trentaine de signes, tous les sons de la voix humaine... Des jours et
des mois se succédaient ainsi; puis, un jour, les étrangers
disparaissaient, après avoir entassé dans leurs navires aux flancs ronds
les peaux de bêtes, la cire et le miel,--marchandises que le troc avait
mises en leur possession,--souvent aussi les jeunes gens et les jeunes
filles qu’ils vendaient comme esclaves. Et les marchands reprenaient la
mer, voguant vers d’autres régions, ballottés d’île en île.

Ainsi abordèrent-ils aux rivages de Corse et peut-être faut-il voir dans
le nom de l’île une racine phénicienne: Kir, Keras, l’île des
promontoires. Héraclès, le Melkart phénicien, dont le culte sert à
marquer les principales étapes des marins de Tyr et de Sidon, ne vint
pas en Corse, mais la légende y fait débarquer son fils Cyrnos.
Peut-être n’y a-t-il eu qu’une colonisation essaimée de Carthage, à une
époque beaucoup plus récente.

Au surplus, quand les Phéniciens auraient vraiment découvert la Corse,
il n’y aurait pas lieu d’insister. Très jaloux de conserver autant que
possible le monopole du commerce, ils ont gardé pour eux les
renseignements qu’ils avaient pu obtenir. De plus ils n’ont pas pénétré
dans l’intérieur du pays; leurs comptoirs, établis temporairement à
l’extrémité des promontoires, ne s’animaient qu’à de rares intervalles,
et les peuplades insulaires ne s’unirent point aux Phéniciens par des
relations régulières. Ces peuplades vivaient retranchées sur les
montagnes, dans un état de demi-sauvagerie, pendant que les écumeurs de
la Méditerranée s’établissaient tour à tour sur les côtes, dans un
chassé-croisé furieux dont le pays faisait tous les frais.

       *       *       *       *       *

Enfin les Phocéens vinrent, et avec eux les premiers marchés permanents.
A l’étroit dans un territoire peu fertile de l’Asie Mineure, ils
cherchèrent dès la fin du VIIᵉ siècle à s’établir au dehors; mais dans
tout l’Orient méditerranéen la place était prise. Ils se tournèrent vers
les régions plus lointaines et, montés sur des vaisseaux étroits et
rapides que 50 rameurs faisaient glisser sur les flots, ils se
dirigèrent vers le _Far West_ de l’ancien monde. Équipés pour les
batailles navales comme pour le commerce et la piraterie, ils allèrent
jusqu’au pays de Tartessos, riche en métaux, où le roi Arganthonios les
reçut amicalement et leur offrit un asile. Mais ils furent obligés de
fuir sous la menace des Carthaginois,--telle est du moins la très
vraisemblable hypothèse formulée par M. Jullian; ils recommencèrent à
longer les côtes, ils s’arrêtèrent à Rome, et même, s’il faut en croire
Trogue-Pompée, signèrent un pacte d’amitié avec le premier Tarquin. A
force d’errer, ils découvrirent la rade de Marseille, spacieuse et bien
abritée, sous un ciel qui rappelait celui de Grèce: ils s’y fixèrent
vers l’an 600.

Mais ils restaient en relations suivies avec la métropole, et les
Phocéens d’Asie considérèrent Marseille comme un point d’appui pour
organiser dans la Méditerranée occidentale un grand empire maritime, une
véritable thalassocratie. Entre l’embouchure du Rhône et le détroit de
Gibraltar, on les voit s’installer au débouché de toutes les vallées,
ils bâtissent Mainaké (Malaga). Vers 564, enfin, ils arrivent en Corse
et fondent Alalia (Aleria) «pour obéir à un oracle», dans une position
remarquable, au centre de la vaste plaine orientale, au débouché du
Tavignano. De là ils pouvaient surveiller toute la côte étrusque, l’île
d’Elbe, dont les mines de fer pouvaient compenser celles du pays de
Tartessos, la vallée du Tibre et la puissante cité d’Agylla (Cervetro)
qui avait des sommes considérables déposées dans le trésor de Delphes. A
quelques kilomètres d’Alalia, l’étang de Diana pouvait abriter une
flotte de commerce et se prêter aux évolutions d’une flotte de guerre.
Ainsi commençait à se dessiner un Empire grec dans la Méditerranée
occidentale.

Alalia grandissait lentement, des temples s’élevaient et l’œuvre de
colonisation se poursuivait lorsque les malheurs survenus à la métropole
vinrent lui donner un essor définitif. Vers 540 Phocée fut assiégée par
Harpage, lieutenant de Cyrus. Plutôt que de se soumettre au joug des
Perses, les Phocéens, voyant qu’une longue résistance était impossible,
s’embarquèrent avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs trésors et
ils allèrent demander aux habitants de Chio de leur vendre les îles
Œnusses. Ceux-ci refusèrent, «dans la crainte, écrit Hérodote, que les
nouveaux venus n’y attirassent le commerce à leur détriment». Les
Phocéens se remirent à la voile pour gagner la Corse et arrivèrent
grossir les rangs des premiers colons d’Alalia.

Actifs, industrieux, ils développèrent la prospérité de la colonie
primitive. Hérodote nous dit qu’ils élevèrent des temples et qu’ils
ravageaient et pillaient tous leurs voisins. Qu’en faut-il conclure,
sinon qu’ils ont l’intention de s’établir définitivement et d’agrandir
leur territoire? Leur ambition croît avec les succès, des relations
commerciales et politiques suivies unissent les Phocéens de la
Méditerranée Occidentale, dont la puissance maritime est devenue
considérable. Mais la ville d’Alalia ne devait pas connaître une
splendeur plus grande et, moins de cinq ans après l’arrivée des
Phocéens d’Asie, elle succombait sous les coups de ses ennemis.

L’apparition de ces étrangers, qui venaient s’implanter au cœur de la
mer Tyrrhénienne, tout près de l’Italie et de la Sardaigne, également le
long des côtes espagnoles, détermina les Carthaginois et les Etrusques à
se coaliser contre eux. Ici se manifeste l’hostilité constante de
Carthage contre les Grecs: antagonisme de races, peut-être, mais surtout
rivalité économique. Une grande bataille navale s’engagea dans les eaux
de Sardaigne, en face d’Alalia. Les Phocéens, que leurs compatriotes de
Marseille étaient venus renforcer, remportèrent la victoire, car ils
avaient réussi à empêcher le débarquement des alliés; mais ils avaient
perdu quarante vaisseaux, et vingt autres étaient hors de service, les
éperons ayant été faussés. Ils rentrèrent à Alalia et, prenant avec eux
leurs femmes, leurs enfants et tout ce qu’ils purent emporter du reste
de leurs biens, ils abandonnèrent définitivement la Corse et refluèrent
vers Marseille (535).

       *       *       *       *       *

La chute de la thalassocratie phocéenne laissait la Corse au pouvoir des
Etrusques dont la domination s’étendit à nouveau sur toutes les rives de
la mer Tyrrhénienne, véritable lac étrusque. «Maîtres de la mer», écrit
Diodore de Sicile, ils s’approprièrent les îles intermédiaires et
établirent solidement leur pouvoir en Corse: ils fondèrent Nicée et
exigèrent des habitants un tribut de miel, de cire, de bois de
construction et d’esclaves.

Pourtant la puissance de la confédération étrusque touchait déjà à son
déclin et se resserrait de plus en plus dans l’Italie Centrale. Obligés
de faire face au péril gaulois, vaincus devant Cumes par Hiéron de
Syracuse, ils durent renoncer aux grandes expéditions maritimes. Du
moins continuaient-ils à se livrer à la piraterie, se faisant corsaires
et pillant les vaisseaux étrangers qui naviguaient dans la mer
Tyrrhénienne. Il fallut que le général syracusain Apelles entreprît une
expédition en Corse d’où les Etrusques partaient pour leurs incursions
et où ils apportaient leur butin. Les Syracusains abordèrent, selon
toute vraisemblance, dans le midi de l’île et, pendant que leurs soldats
portaient le ravage dans l’intérieur, leur flotte s’abritait dans le
_portus Syracusanus_, qui est, suivant les anciens géographes,
Bonifacio, Santa-Manza ou Porto-Vecchio.

A mesure que la confédération étrusque voyait s’affaiblir sa puissance,
elle dut concentrer peu à peu toutes ses forces dans la péninsule et
abandonner les établissements qu’elle possédait dans les îles voisines.
Les Carthaginois, au contraire, délivrés sur mer de leurs rivaux
redoutables, prenaient pied dans toutes les îles de la mer de Sardaigne
et de la mer d’Etrurie. L’inexpérience des Romains, longtemps ignorants
dans l’art de la navigation, leur laissait d’ailleurs le champ
complètement libre. Pendant deux siècles ils purent jouir en paix de la
possession des îles voisines de l’Italie.

A quel système de gouvernement la Corse fut-elle alors soumise? On ne
saurait le dire. Carthage conquérait pour exploiter, et son Sénat ne se
souciait guère d’organiser fortement sa conquête comme faisait celui de
Rome. Il songeait avant tout à fonder sur les côtes des comptoirs
commerciaux, à exploiter les mines et à prélever des tributs sur les
peuples soumis, dont il avait fait au préalable démanteler les places
fortes. Les Corses, à vrai dire, ne s’étaient jamais soumis, pas plus
aux Carthaginois qu’aux Etrusques: réfugiés dans l’intérieur de l’île,
ils résistaient au milieu des rocs inaccessibles où ils s’étaient
retranchés. Les maîtres de la mer pouvaient occuper les côtes, ruiner
les comptoirs, installer des garnisons: ils ne pouvaient avoir raison de
ce peuple indomptable et fier, «dont les esclaves ne sont pas aptes, à
cause de leur caractère naturel, aux mêmes travaux que les autres
esclaves». Diodore de Sicile, qui fait cette observation, constate
également que l’île est montagneuse et couverte de bois touffus: les
«Africains» n’avaient jamais songé à la conquérir.

En dépit de sa belle apparence, l’empire carthaginois n’était donc point
solide. C’était le colosse d’airain aux pieds d’argile dont parle
l’Écriture. Il s’effondra dès qu’il fut attaqué par un ennemi puissant
et déterminé.

Cet ennemi, ce fut le peuple romain. Il allait conquérir la Corse et la
marquer de son empreinte.



III

LA CORSE ROMAINE[B]

     _La conquête.--La paix romaine: l’organisation militaire et
     administrative.--Débuts du christianisme._


Tant que les Romains avaient fait la guerre aux Étrusques et aux Grecs
d’Italie, les Carthaginois ne s’étaient pas inquiétés de leurs victoires
et y avaient même applaudi. Ils avaient fait plus. En 509, ils avaient
signé avec les Romains un traité d’alliance et de commerce, et, pendant
la guerre de Tarente, ils leur avaient offert des secours, qui furent
d’ailleurs refusés. Mais du jour où Rome posséda l’Italie continentale,
elle fut bientôt entraînée à de nouvelles conquêtes. En 264, la
possession de la Sicile mit Rome aux prises avec Carthage et ce fut le
duel d’un siècle qu’on appelle les guerres puniques. Lutte de races,
peut-être, mais surtout rivalité d’intérêts: les événements de Corse le
prouvent bien.

Dans le système politique que les Phocéens avaient une première fois
élaboré et tenté de réaliser, la Corse était un des éléments essentiels:
elle demeure un des points d’appui de l’impérialisme romain à ses
débuts. Si la puissance qui venait d’établir sa domination sur toute
l’Italie voulait être maîtresse de la mer, elle devait faire rentrer la
Corse sous son hégémonie pour ne pas avoir sur son flanc une menace
constante et un obstacle à ses progrès.

Nécessités stratégiques, nécessités économiques aussi. Par la fertilité
de sa plaine orientale, véritable grenier à blé, par l’abondance de ses
forêts, peut-être aussi par la richesse présumée de ses mines, la Corse
devait tenter les convoitises romaines.

Mais la conquête fut extrêmement pénible; véritable guerre de Cent Ans
(260-162) aux victoires précaires, aux trêves incessamment rompues, aux
révoltes toujours renaissantes, guerre d’escarmouches, plutôt que grande
guerre, et qui ne nécessita pas moins de dix expéditions.

Quand le consul Duillius eut battu près de Myles la flotte carthaginoise
(260), la Corse ressentit le contre-coup de cette victoire. Le consul L.
Cornelius Scipion, collègue de Duillius, poursuivit les vaisseaux
fugitifs jusqu’en Sardaigne, les détruisit et, après d’heureux combats
dans cette île, passa en Corse. Il eut à lutter contre les habitants et
contre Hannon, général des Carthaginois; Alalia, qui s’était relevée de
ses ruines et qui avait été entourée de remparts, fut le centre de la
résistance insulaire: elle dut se rendre après un siège mémorable dont
il est fait une mention toute spéciale dans l’inscription funéraire du
vainqueur. Mais, une fois la citadelle prise, l’île n’était point
soumise. Avec le miel, la châtaigne et le lait de leurs chèvres, les
gens de la montagne pouvaient tenir longtemps, empêcher tout envahisseur
de dépasser la plaine orientale et l’inquiéter sans cesse en descendant
brûler les moissons, abattre les maisons, sauvages razzias que la
nature du pays rendait faciles... Rome s’en rendit compte, et n’insista
pas. Et quand les Carthaginois vaincus durent signer le traité de 241,
ils abandonnaient bien la Sicile et l’Italie; mais il n’était pas
question de la Corse, dont ils restaient les possesseurs.

Rome semble avoir usé ici--et dès le premier jour--de sa tactique
habituelle: profiter des divisions existantes, en créer de nouvelles,
apparaître au moment opportun comme l’arbitre des conflits, être celle
que l’on implore et qui dicte ses conditions. Ne pouvait-on séparer la
cause insulaire de la cause carthaginoise et, dès les premiers symptômes
de mécontentement, se présenter comme les alliés nécessaires, comme les
libérateurs?

Précisément la guerre des mercenaires suscitait à Carthage les plus
graves embarras. Il fallait multiplier les levées d’hommes, faire
rentrer les impôts avec rigueur. Les Romains crurent l’instant favorable
et, en 238, Tib. Sempronius Gracchus occupait la Corse--et aussi la
Sardaigne--au mépris du traité de 241. Mais les Corses n’admirent point
les maîtres qui s’imposaient à eux. Les consuls Licinius Varus en 236,
Sp. Corvilius en 234, établissent, «non sans peine», une tranquillité
superficielle. Quand en 232 les Carthaginois reçoivent, par un ultimatum
impérieux, l’ordre d’évacuer toutes les îles, «attendu qu’elles
appartiennent aux Romains», les consuls M. Malleolus et M. Æmilius
peuvent bien rapporter de Sicile un riche butin; mais, ayant abordé sur
les côtes de Corse, ils sont assaillis et dépouillés par les habitants.
L’année suivante, le consul C. Papirius Maso refoule les insulaires dans
la montagne, mais il ne peut aller plus loin. Certes il est difficile de
déterminer, en l’absence de documents contemporains et dans la brièveté
des textes d’époque postérieure, quelle est la part des instigations
carthaginoises dans la résistance des Corses à la domination romaine.
Cette part est évidemment très grande; mais l’existence d’un sentiment
proprement corse n’est pas douteux. Obscurément l’idée d’une nationalité
indépendante apparaît chez ces peuples qui résultent déjà de tant de
mélanges mais chez qui, en face des mêmes dangers, une âme commune est
née.

La Corse fut soumise au régime provincial dès 227: c’est à cette date
que le nombre des préteurs fut porté de deux à quatre pour gouverner
d’une part la Sicile, et, d’autre part, la Sardaigne (d’où dépendait la
Corse). Mais l’ordre ne règne pas. En vain le consul Cn. Servilius
Geminus fait-il en 217 le tour de la Corse avec cent vingt vaisseaux,
fortifiant les côtes et exigeant des otages; en vain place-t-on deux
légions à la disposition des préteurs--parmi lesquels il faut citer M.
Porcius Cato et l’annaliste Q. Fabius Pictor;--en vain les généraux
vainqueurs exigent-ils des rançons (de miel et de cire) toujours plus
rigoureuses,--les Corses demeurent en état de rébellion constante.

Au surplus ils n’opèrent point par bandes confuses et sans organisation.
Ils perdent en 173, dans une seule action, 7.000 hommes et les Romains
leur font plus de 1.700 prisonniers. Etourdis plutôt que domptés par
cette défaite, les Corses se réorganisent, préparent un soulèvement
général contre lequel Rome doit envoyer en 164 l’armée consulaire de
Juventius Thalna. Mais cette fois la pacification est proche: le Sénat
décrète des actions de grâces aux dieux en l’honneur de Juventius et,
après la démonstration militaire faite par P. Scipio Nasica (163), les
Corses, épuisés ou résignés, acceptent leur destin.

On comprend facilement leur peu d’enthousiasme pour le régime qui leur
avait été imposé en 227: l’administration romaine fut dure pour la
Corse, comme pour les autres provinces, sous la République. Par
habileté, plutôt que par bienveillance, quelques gouverneurs prirent
pourtant leur rôle au sérieux, s’efforcèrent de ménager les esprits,
d’apparaître en pacificateurs et non pas en conquérants. Avant même la
réduction en province, Papirius Maso, comprenant la nécessité de se
concilier les divinités locales, avait fait le vœu d’élever un temple à
une fontaine, source de vie qu’on vénérait à la lisière de la plaine et
de la montagne; le Romain ne venait pas en destructeur des usages
consacrés et des superstitions populaires. Il pouvait changer un régime
politique, mais il ne pouvait modifier les formes rituelles: le cœur de
l’homme a éternellement peur des lacs solitaires dans les châtaigneraies
et il continue d’adorer les déesses des ruisseaux.

Les mauvais administrateurs étaient beaucoup plus nombreux, même parmi
les questeurs, qui pourtant avaient mission de représenter la légalité
et la probité. Tout un monde d’étrangers, plus avides encore
qu’ambitieux, traitèrent la Corse en pays conquis: ils l’exploitèrent,
mais pour leur compte, pillant les temples, ruinant les riches,
spéculant sur les biens des villes, multipliant les impôts. Toutes les
provinces ayant alors leur Verrès, il était naturel que la Sardaigne (et
par conséquent la Corse) eût aussi les siens. Parmi ces hommes qui,
suivant la pittoresque expression de C. Gracchus rapportée par
Aulu-Gelle, reviennent de province avec «des ceintures pleines d’argent
et des amphores pleines de vin», nul ne paraît avoir été plus rapace que
M. Æmilius Scaurus, propréteur de la Sardaigne en 57. Pour payer les
dettes nombreuses contractées pendant son édilité, il avait pressuré
Sardes et Corses et refait sa fortune à leurs dépens. Ses accusateurs
obtinrent un délai de quinze jours pour faire une enquête en Corse. Mais
Scaurus était beau-fils de Sylla et il avait Cicéron pour défenseur: il
fut scandaleusement acquitté. Si la République romaine avait vécu, la
Corse n’aurait peut-être jamais atteint le degré de prospérité auquel
elle arrivera sous l’Empire; en tout cas, Rome n’y serait jamais devenue
respectée et populaire.

Opprimée par ses préteurs, la Corse se trouvait en outre dépouillée de
tout ce qu’elle avait possédé jusque-là. Le sol provincial, devenu _ager
publicus_, était distribué à des colons et redevenait ainsi propriété
particulière en faveur des citoyens romains. Ce fut précisément ce qui
arriva quand Marius fonda à l’embouchure du Golo la colonie de Mariana
sur l’emplacement de l’ancienne Nicée et quand Sylla, quelques années
plus tard, fit passer à Aleria un certain nombre de vétérans et de
citoyens romains.

Du moins les Corses sont-ils assurés de trouver en leurs maîtres des
protecteurs efficaces contre les incursions des pirates? Non pas, car
pendant les guerres civiles qui ensanglantent Rome au dernier siècle de
la République, les pirates de Cilicie sont devenus les maîtres de la
mer. Mille vaisseaux, 400 villes, des chantiers établis dans un grand
nombre de ports semblent leur assurer l’impunité. Ils pillent la Corse
et insultent même aux côtes romaines; mais l’excès de leur audace
détermine les Romains à organiser l’expédition que Pompée dirige
triomphalement à travers la Méditerranée (67).

Six ans après cette guerre, la province de Sardaigne avait pour préteur
M. Attius Balbus, dont le nom serait resté inconnu, s’il n’eût été
l’aïeul maternel d’Auguste. Les Sardes frappèrent une médaille en son
honneur; mais leur reconnaissance eût été moins suspecte s’ils n’avaient
pas attendu, pour la frapper, que son petit-fils fût empereur. Au vrai,
la Corse n’était pas heureuse et lorsque Octavien reçut, au pacte de 43,
la Corse en partage, il ne put la posséder en paix. Le fils du grand
Pompée, Sextus, à qui une flotte puissante assurait la domination de la
mer, rêvait de reconstituer un empire maritime à son profit en
s’appuyant sur les îles, Corse, Sardaigne et Sicile. Un moment même,
cette tentative séparatiste parut près de réussir: Octavien et Antoine
durent par l’accord de Misène (39) laisser à Sextus la possession de la
Sardaigne et de la Corse. Menodorus, lieutenant de Sextus, s’installa en
Corse avec plusieurs légions et utilisa les bois de l’île pour augmenter
sa flotte. Mais Menodorus trahit et la Corse reçut sans résistance les
soldats d’Octavien, devenu bientôt Auguste: la paix romaine put
s’étendre sur elle.

       *       *       *       *       *

On admet en général que la Corse dépendait administrativement de la
Sardaigne au début de l’Empire jusqu’au règne de Vespasien: alors
seulement elle aurait formé une province séparée, gouvernée par un
_procurator_ et, après Dioclétien, par un _praeses_. Mais il semble bien
qu’il faille adopter la thèse d’Hirschfeld et faire remonter cette
séparation à l’année 6 de notre ère. A cette date la Sardaigne fut pour
la première fois enlevée au Sénat et organisée en province
procuratorienne: on a peine à croire qu’Auguste ait confié simultanément
l’administration des deux îles à un seul et même procurateur, simple
personnage de rang équestre. Notons d’ailleurs qu’une inscription de
Narbonnaise, qui date des débuts de l’Empire, nous parle d’un
_praefectus Corsicae_, appelé L. Vibrius Punicus,--le

[Illustration: Église de la Canonica près Luciana.--Bonifacio: la
Citadelle.--_Ibid._: Une rue du vieux quartier. (_Sites et Monuments du
T. C. F._)

     Pl. II.--CORSE.
]

_praefectus_ étant, comme le _procurator_, un gouverneur nommé par
l’empereur, ne relevant que de lui et préposé en général, comme lui, à
l’administration d’un territoire assez limité.

Il résidait à Aleria, centre de la domination romaine, station de la
_classis Misenensis_.

Sur un mamelon escarpé qui surplombe la plaine du Tavignano, riante et
riche, à proximité d’un port bien abrité, se dressait la citadelle que
Scipion avait emportée en 260 et dont Sylla avait compris la remarquable
position. Des soldats, venus de Rome, des commerçants la peuplèrent.
Mais de leurs efforts, qui furent considérables, de leur œuvre, qui
semble avoir connu une époque de prospérité, il ne reste aujourd’hui que
des traces incertaines. Quelques gradins du cirque, les caves à voûte de
la maison prétorienne, quelques briques, des vestiges du mur qui
traversait Aleria... Et c’est tout. Encore Mérimée refuse-t-il de
reconnaître une maison prétorienne dans l’enceinte carrée de 40 mètres
sur 30 qu’on appelle aujourd’hui la _sala real_, tant la voûte, à forme
surbaissée, du souterrain lui paraît maladroitement exécutée. Quant aux
substructions, dont la forme en ovale arrondi donne l’idée d’un petit
amphithéâtre, il semble bien que ce fut un cirque pouvant contenir en
ses trois enceintes concentriques 2.000 personnes tout au plus; mais il
pourrait bien être d’origine arabe. Le baron Aucapitaine, dans un
mémoire adressé à l’Académie des Inscriptions en 1862, y voyait les
restes d’un grenier à céréales ou même les vestiges de constructions
militaires... Tout cela évidemment est peu de chose. Quelques monnaies
romaines, des camées, des œuvres d’art, des inscriptions sur des pierres
tumulaires sont d’un médiocre secours à qui voudrait reconstituer la vie
d’Aleria la romaine.

Pline compte 33 villes romaines en Corse et Ptolémée 27 seulement. Mais
Diodore de Sicile, qui a visité la Corse, ne parle que de deux villes,
qu’il qualifie, il est vrai, de considérables: Calaris (qui est Aleria)
et Nicée (qu’il faut très probablement identifier avec Mariana). D’autre
part il résulte de l’Itinéraire d’Antonin que les Romains n’avaient
construit qu’une seule route en Corse, celle qui conduisait de _Mariana_
à _Palae_ en passant par Aleria, _Praesidium_ et _Portas Favonii_: il en
reste quelques traces non loin de la marine de Solenzara. M. Robiquet,
se fondant sur l’évaluation des distances de l’Itinéraire d’Antonin,
situe _Portus Favonii_ à Bonifacio et rejette _Palae_ sur la côte
occidentale, à la hauteur de Sartène, vers le port de Tizzano. Il semble
pourtant que _Portus Favonii_ doive être identifié avec la marine de
Favone, au Sud de la Solenzara, et, comme cette route se liait avec
celle qui traversait la Sardaigne, on a supposé que _Palae_ était situé
à la place qu’occupe aujourd’hui Bonifacio,--à moins qu’il ne s’agisse
de Porto-Vecchio... Ces difficultés de localisation expliquent à elles
seules les incertitudes et les lacunes de l’histoire corse sous l’Empire
romain. _Clunium_ est-il Biguglia, dont l’étang portait au XIIIᵉ siècle
le nom de Chiurlino? Bastia ne s’est-il pas élevé sur l’emplacement de
_Mantinum_? Lorsqu’on fit les travaux de captage des eaux sulfureuses de
Baracci (à 3 kilomètres de Propriano), en 1880, on découvrit dans une
ancienne piscine en bois quelques médailles romaines et un bronze
d’Hadrien, ce qui fait présumer qu’il y a eu à Baracci des thermes
romains; les eaux de Pietrapola furent également connues de bonne heure:
il y reste quelques vestiges des constructions romaines. Aux abords de
la grande route côtière, en quelques régions de l’intérieur
particulièrement favorables, au point de contact de la plaine et de la
montagne, sur le bord des rivières, on découvre chaque jour des
bas-reliefs et des stèles, des urnes et des amphores, des monnaies et
des médailles. Dans les champs de Palavonia, près de Bonifacio, on a
exhumé des monnaies en bronze de Marc-Aurèle, d’Antonin le Pieux, de
Septime Sévère. On doit à un pâtre de Santa-Manza la médaille de
Plautilla Augusta. Luri possède une stèle funéraire à quatre
personnages, etc. Le _Corpus_ de la Corse romaine, que M. Michon a
commencé d’entreprendre, n’est pas près d’être achevé, et il y a lieu
d’attendre beaucoup des travaux publics en cours d’exécution. Il
faudrait organiser des campagnes rationnelles de fouilles et empêcher
l’ignorance des Corses d’achever l’œuvre de destruction qu’ont accomplie
les incursions des Sarrasins et les guerres civiles.

Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble que la «romanisation»
de la Corse ait été incomplète et superficielle. Satisfaits de trouver
dans l’administration romaine de sûres garanties de paix, comprenant au
surplus par l’échec de nombreuses tentatives l’inanité de toute révolte,
les Corses ont abandonné aux Romains la région côtière et ils se sont
retirés dans leurs farouches montagnes. Diodore de Sicile évalue la
population des «barbares» à 30.000 hommes; mais il ne s’agit pas de la
population totale: ce n’est, au reste, qu’une approximation.

La plaine orientale fut évidemment prospère, elle porta des moissons;
mais il serait exagéré de prétendre qu’elle fut un des greniers de Rome.
Il suffisait aux Romains qu’elle pût nourrir ses soldats et ses agents.
Les montagnards de l’intérieur pouvaient tout au plus fournir des bois
de construction, du miel et de la cire: ils n’étaient même pas propres à
faire des esclaves. Car «ils ne supportent pas de vivre dans la
servitude; ou, s’ils se résignent à ne pas mourir, ils lassent bientôt
par leur apathie et leur insensibilité les maîtres qui les ont achetés,
jusqu’à leur faire regretter la somme, si minime soit-elle, qu’ils ont
coûtée». Le reproche que Strabon adresse aux esclaves corses est tout à
l’honneur de cette nation: ne peut-on discerner dans cette fierté
irréductible de l’esclave en face de son maître, dans cette apathie
obstinée, la passion frémissante de l’indépendance, le regret
inconsolable de la famille et du sol natal? Mais tous ces beaux
sentiments n’augmentaient guère la valeur marchande du peuple corse.

Diodore de Sicile note avec plus de sympathie ce tempérament particulier
qui rend les insulaires inaptes aux travaux ordinaires des esclaves. Il
les trouve supérieurs à tous les autres barbares qui ne vivent point
«selon les règles de la justice et de l’humanité». En Corse, «celui qui
trouve le premier des ruches de miel sur les montagnes et dans le creux
des arbres ne se voit disputer sa propriété par personne. Les
propriétaires ne perdent jamais leurs troupeaux marqués par des signes
distinctifs, lors même que personne ne les garde. Du reste, dans toutes
les circonstances de la vie, ils cultivent la pratique de la justice».
Ne se croirait-on pas vraiment au milieu des Normands policés par
Rollon? Or il s’agit, notons-le bien, des habitants de l’intérieur, de
ceux que la «romanisation» n’a pas touchés et qui parlent encore, au
début de l’Empire, «une langue particulière et difficile à comprendre».

Le malheur de la Corse voulut que Sénèque y fût exilé: il avait
entretenu des relations coupables, au dire de Messaline, avec la fameuse
Julie, fille de Germanicus et nièce de l’empereur Claude. Et Sénèque
crut adoucir le cœur de ses juges en leur représentant le pays de son
exil comme un rocher sauvage et les habitants comme des monstres. «La
barbare Corse est fermée de toutes parts par des rocs escarpés; terre
horrible où l’on ne voit partout que de vastes déserts! L’automne n’y
donne point de fruits, ni l’été de moissons; le printemps n’y réjouit
point les regards par ses ombrages; aucune herbe ne croît sur ce sol
maudit. Là, point de pain pour soutenir sa vie, point d’eau pour
étancher sa soif, point de bûcher pour honorer ses funérailles. On n’y
trouve que deux choses: l’exilé et son exil.» Le trait est joli, mais
l’exagération est manifeste: Ovide n’avait pas eu des couleurs moins
sombres en décrivant le village perdu au fond de la Thrace, où il avait
traîné pendant neuf ou dix ans une vie misérable. Quant aux Corses, ils
ne savent faire que quatre choses: se venger, vivre de rapines, mentir
et nier les dieux,

    Prima est ulcisci lex, altera vivere raptu,
      Tertia mentiri, quarta negare deos!

Distique célèbre--et sans doute apocryphe--où il ne faudrait voir, au
surplus, que le mortel ennui d’un homme habitué à la société romaine et
aux raffinements d’une vie luxueuse. Certes, il ne trouvait pas en Corse
de demeures splendides ni la large existence qu’il avait accoutumé de
mener. Mais il nous dit lui-même, dans la _Consolation à Helvia_, que
l’île renferme un très grand nombre d’étrangers. La tradition corse
place à Luri le lieu de son exil: dans les environs s’élève la «tour de
Sénèque», dont la construction n’a rien de romain: c’est un donjon de
l’époque féodale. L’ortie qui pousse au pied de la tour est «l’ortie de
Sénèque» parce que des paysans de Luri fustigèrent avec de l’ortie le
philosophe stoïcien qui s’était permis d’embrasser une jeune paysanne.
Au vrai, Sénèque a dû être relégué dans Aleria ou dans Mariana jusqu’au
jour où, Messaline morte, Agrippine le rappela pour servir de précepteur
à Néron. Or ni l’une ni l’autre de ces deux colonies ne devait offrir un
séjour enchanteur: camps retranchés dressés aux portes de la Corse
belliqueuse, étapes d’une route commerciale et surtout stratégique qui
longeait la côte, ce n’était que des agglomérations administratives et
militaires. Et même si Sénèque n’avait rien dit, il resterait que la
Corse a pu être considérée comme une terre d’exil, à l’égal de Tomes du
Pont-Euxin, et ce seul rapprochement en dit long sur le dédain où les
Romains tenaient l’île voisine.

       *       *       *       *       *

De quand datent, en Corse, les premières prédications? De quand les
premières églises? Questions encore insolubles et qui le resteront
longtemps. Il y eut sans doute des chrétiens parmi les colons de Mariana
ou d’Aleria, mais les gens de la montagne ne se laissèrent pas
facilement entamer par la foi nouvelle: ici comme ailleurs les «païens»
ce sont les paysans. Il y eut peut-être un cimetière chrétien à Mariana:
le Golo, au cours capricieux, le recouvre aujourd’hui et les pierres
tombales demeurent visibles; le jour où le fleuve sera ramené dans son
lit, on pourra se prononcer sur l’époque où ces tombes furent
construites. Des traditions locales, dont il est difficile de faire la
critique, nous font remonter à la fin du IIᵉ siècle. A mi-côte de la
colline sur laquelle Borgo est assis, à 4 kilomètres environ de
l’ancienne ville de Mariana, se trouvent, face à l’orient, les grottes
de Sᵗᵉ Dévote. Ce sont de gros blocs schisteux amoncelés par la nature
en un beau désordre. C’est là, dit-on, que les premiers chrétiens de
Mariana venaient assister en cachette à la célébration des saints
mystères, et peut-être les annelets que l’on trouve encore aujourd’hui à
une faible profondeur dans le sol, sont-ils des fragments de couronnes
ou chapelets. Sainte Dévote fut martyrisée en 303 à Mariana par les
ordres du «préfet» Barbarus (?): tant de précision nous met en défiance.

Sainte Julie n’est pas moins célèbre. Mais la légende est ici plus
incertaine. Elle fut martyrisée de la façon la plus horrible: les
bourreaux lui auraient arraché les deux seins et les auraient jetés sur
un rocher; deux fontaines aussitôt jaillirent: on les montre encore à
Nonza, dans le Cap-Corse. Mais quels furent les bourreaux? Les uns
parlent des Romains, les autres des Vandales.

Lorsque la domination romaine s’écroula sous le choc des Barbares, le
christianisme n’avait certainement fait dans l’île que des progrès
insignifiants.



IV

LA CORSE BYZANTINE ET LE POUVOIR TEMPOREL

     _Invasions des Barbares.--La Corse byzantine.--Origines du Pouvoir
     temporel.--Les incursions sarrasines.--Période carolingienne._


Les premières invasions des Barbares chassèrent en Corse un certain
nombre de familles romaines (456). Au courant des Vᵉ et VIᵉ siècles,
Genseric, roi des Vandales, Odoacre et les Hérules, Totila et les Goths
envahirent tour à tour la Corse et en persécutèrent les habitants
orthodoxes. Cyrille, lieutenant de Bélisaire, expulsa les Goths (534),
mais le joug byzantin fut aussi pesant que celui des Barbares. En 552,
Narsès réunit la Corse et la Sardaigne à l’Empire et y laissa comme
gouverneur Longin, dont les excès dépassèrent ceux de ses prédécesseurs.

Jusqu’à l’époque carolingienne, la Corse fit partie officiellement de
l’Empire byzantin. Rattachée pour l’administration politique et
ecclésiastique à la Sardaigne, elle semble avoir été soumise à
l’autorité particulière d’un _cinarque_ (Κυρνου αρχων,
archonte ou juge de Corse--ou συναρχων, archonte-adjoint),
sous la haute surveillance de l’archonte de Sardaigne ou du tétrarque
d’Italie.

Si l’on en croit les lettres de saint Grégoire le Grand, la tyrannie
exercée par les fonctionnaires de Byzance sur les pays italiens, et
particulièrement la Corse, dépassa toute mesure. Quiconque détient un
commandement veut renforcer son autorité administrative d’une fortune
territoriale qu’il accroît par les moyens les plus éhontés. Les charges
et les honneurs sont vendus à qui les peut acquérir; ce sont
généralement de vains titres empruntés aux hiérarchies en usage à
Byzance; groupés sous le nom générique de _consules_, ces dignitaires
revêtus de charges auliques, sont les plus gros propriétaires indigènes;
les autres, plus ambitieux, achètent les fonctions locales et entrent
dans les cadres administratifs de l’empire, ce sont les _juges_ ou
αρχοντες. Pour payer les faveurs dont ils sont l’objet, ils
sont autorisés à lever les taxes les plus arbitraires, et ces catégories
diverses de tyrans réduisent les Corses à une misère telle que, pour
acquitter leurs impôts, ceux-ci sont contraints, dit saint Grégoire, de
vendre leurs propres enfants. Ces magistrats, byzantins ou indigènes,
autorisent les païens à exercer leurs rites moyennant finances. La
détresse est à son comble; et l’exaspération populaire, longtemps
contenue, éclate enfin. A Ravenne, à Naples, à Rome des soulèvements se
produisent; de certains points de la Corse les habitants s’enfuient
auprès des Lombards dont la barbarie païenne leur paraît préférable à
l’oppression de leurs coreligionnaires d’Orient.

_Les origines du Pouvoir temporel._--C’est dans ce milieu favorable que
naît et se développe lentement mais sûrement le Pouvoir temporel.

Aux IVᵉ, Vᵉ, VIᵉ siècles, les empereurs avaient doté l’Église romaine de
biens situés sur différents points des pays italiens, notamment de la
Corse. Ces fonds de terre ou _massæ_ constituaient dans leur ensemble
une circonscription dite _patrimoine_. En Corse, un agent ecclésiastique
appelé _défenseur_ ou _notaire_ est préposé par le pape à la régie de
ces biens, constamment accrus par la libéralité des souverains et des
fidèles. L’administration des _massæ_ est entre les mains des
_conductores_, ou fermiers à bail. «Sans doute, sur ces terres, dit M.
Diehl, l’évêque de Rome n’exerce d’autres droits que ceux d’un
propriétaire soumis comme tout autre aux lois de l’État; mais, par
l’immense revenu qu’il en retirait et l’usage charitable qu’il en
faisait, il acquérait une influence toujours croissante; par les
intendants qu’il entretenait, il faisait sentir bien au delà du
_patrimoine_ son action et son contrôle.» En effet, en étendant la
compétence des _défenseurs_ et des _notaires_, en leur attribuant la
haute surveillance du clergé et des évêques, saint Grégoire jeta les
fondements du pouvoir temporel.

En Corse, l’action du pape est constante: ses lettres non seulement nous
dépeignent l’état lamentable de l’île, mais encore y cherchent un
remède. Il en appelle à l’empereur des exactions qui sont commises par
ses officiers. Par lui, le patrice d’Afrique, Gennadius, est invité à
veiller à la sûreté du pays que menacent des invasions d’infidèles. Un
gouverneur de la Corse, le tribun Anastase, «qui avait su gagner les
cœurs par la sagesse de son administration», est signalé au tétrarque
comme utile au pays. A Boniface, _défenseur_ de la Corse, il reproche de
ne pas hâter l’élection des évêques; il lui recommande de protéger les
pauvres et de ne pas permettre qu’un «_évêque soit traduit devant les
tribunaux laïques_»: c’est là une affirmation d’indépendance à l’égard
des empereurs et de patronage vis-à-vis des peuples disposés déjà à
courir au-devant de cette autorité paternelle et bienfaisante.

Telle est l’origine des droits si contestés du Saint-Siège sur la Corse.
Les invasions des Lombards et les incursions sarrasines donnèrent aux
papes l’occasion d’en revendiquer la possession. En 753, Etienne II
appelant à son aide Pépin le Bref contre les Lombards, lui demande de
lui faire restituer ses _patrimoines_, et le roi franc s’engage à Kiercy
à donner la Corse au Saint-Siège. Une lettre de Léon III, en 808, nous
apprend que Charlemagne avait renouvelé l’engagement pris par son père.

Longtemps mise en doute par les historiens, la promesse de Pépin a
triomphé à peu près définitivement des raisons qui la faisaient
contester et le pouvoir temporel des papes en Corse dès l’époque
carolingienne semble prouvé. Il était d’ailleurs d’autant plus facile
aux papes de revendiquer la Corse que les Carolingiens ne l’avaient pas
incorporée à leurs Etats, mais l’avaient considérée comme un poste
avancé pour tenir les Sarrasins loin du continent. Le titre même de
_défenseur de la Corse_ porté par les commandants des marches de
Toscane, semble constituer une fonction qui ne pouvait être conférée que
par l’autorité du pontife.

Plus tard (1077), Grégoire VII rappellera aux Corses et aux Génois que
la suzeraineté de l’île appartient au Saint-Siège; ce grand pontife dont
le but sera de réformer la chrétienté, échouera dans ses vues sur la
Corse où il semblera servir des ambitions plutôt que des consciences.
Après avoir mis aux prises les Génois, les Pisans et les Aragonais, le
Saint-Siège ne pourra jamais, malgré la constance de ses revendications
disposer de la Corse, et les princes à qui il l’inféodera ne
parviendront jamais à en prendre possession.

_Incursions sarrasines._--En 704, les Maures ravagent les côtes de la
Corse. Au IXᵉ siècle, leurs incursions deviennent périodiques: en 806,
ils quittent la Corse, fuyant devant la flotte de Pépin, roi d’Italie;
en 807, ils pillent une ville du littoral; Charlemagne envoie contre eux
le connétable Burchard qui leur prend treize bateaux; en 808, 809,
nouvelles incursions; en 813, Ermengard, comte d’Ampurias, défait la
flotte sarrasine à Majorque et délivre cinq cents Corses captifs; en
825, une nouvelle expédition est décidée par l’empereur Lothaire: le
comte Bonifacio et son fils Adalbert (844) sont tour à tour chargés de
la _défense_ de la Corse. En 852, les Corses s’enfuient en masse à Rome.
Revenus à la fin du IXᵉ siècle, les Maures n’abandonnèrent les îles de
Corse et de Sardaigne qu’après la défaite de Mugahid (1014), contre qui
les communes et les seigneurs italiens se sont coalisés. C’est sur cette
victoire qui porte un coup décisif au fléau mauresque en Italie que
Pisans et Génois basent leurs prétentions traditionnelles à la
possession de la Corse: l’origine de ces prétentions sera précisée plus
loin.

Quelque nombreuses qu’aient été les descentes des Sarrasins en Corse,
quelques traces funestes qu’ait laissées leur passage, les chroniques
locales ont exagéré l’importance de leur domination. Le plus autorisé
des chroniqueurs arabes, Ibn-el-Athir (1160-1223), ne consacre qu’un
seul chapitre à toutes les entreprises des Musulmans sur la Sardaigne,
et il affirme que, durant leur séjour, elle était administrée par le
_Rûm_, c’est-à-dire l’élément italien.

Les écrivains modernes ont cru trouver des vestiges de la domination
sarrasine dans certains mots du dialecte corse, ainsi que dans les noms
de quelques localités qu’ils supposent d’étymologie arabe. Les exemples
qui en ont été fournis ne sont pas toujours heureux: _sciò_ (seigneur),
_scia_ (seigneurie) ne sont que des contractions des mots _signor_ et
_signoria_; _scialare_ (exhaler), _damidjana_ (damejeanne) sont italiens
et procèdent du latin. Le préfixe _cala_ qui entre dans les noms de
localités non maritimes (Calacuccia, Calasima), vient du grec (χαλἱα,
hutte, cabane); employé à Sartène, comme en Espagne, comme à Venise,
pour désigner des voies, il trouve son étymologie directe dans le
_callis_ des Latins.

Il n’y eut jamais à proprement parler de domination sarrasine; si les
Maures parvinrent à occuper certains points du littoral ou même à
établir des campements dans la montagne, leur autorité ne laissa pas de
traces. Amari fait observer avec raison que si les habitants de la
Corse, pauvres et valeureux, n’évitèrent pas les invasions des Arabes,
ils échappèrent à leur joug et restèrent étrangers aussi bien à la
civilisation musulmane qu’à la marche ascendante du progrès en Italie.

En effet, ces deux îles, longtemps dépourvues de relations avec le
continent, conservèrent jusqu’à nos jours un aspect de sauvagerie qui en
éloigna l’étranger. D’ailleurs, la mer elle-même était un objet d’effroi
pour tous ceux qui n’appartenaient pas aux populations commerçantes du
littoral: une chronique du XIIᵉ siècle nous montre le savant Eginhard
terrifié à l’idée de se rendre en Corse, où Charlemagne veut l’envoyer
recevoir de saintes reliques: «Par terre, dit-il, envoyez-moi dans
quelque endroit du globe qu’il vous plaira, même chez les nations
étrangères, et j’exécuterai fidèlement vos ordres, mais je tremble à
l’idée de me livrer aux routes dangereuses et incertaines de l’océan...»
Dans ces conditions, la Corse ne suivit que de très loin les mouvements
politiques du continent; le seul décret impérial qui la concerne (828)
l’érige en lieu de relégation pour certains criminels.

_Période carolingienne._--Les tyrans d’origine diverse qui asservirent
l’Italie tour à tour pendant la période carolingienne, ont laissé des
souvenirs plus traditionnels qu’authentiques. Un Béranger, souvent cité
dans les chartes apocryphes de Monte-Cristo, fait penser que l’un des
deux princes de ce nom aurait pu sinon séjourner, du moins paraître en
Corse au cours des luttes qu’ils soutinrent contre leurs compétiteurs au
trône d’Italie. Le fils de Béranger II (950-961), Adalberto, se réfugia
en Corse à plusieurs reprises pour éviter la colère de l’empereur Othon.
Un siècle auparavant (872), la Corse avait également servi d’asile à
Adalgis, fils de Didier, roi des Lombards, poursuivi par l’empereur
Louis II qu’il avait, pendant un mois, retenu prisonnier.

D’une charte de l’empereur Othon III (996) on a conclu que Ugo, fils
d’Hubert, marquis de Toscane, avait incorporé l’île à ses États, mais
rien ne prouve qu’il y ait exercé aucune souveraineté effective.



V

LES ORIGINES DE LA FÉODALITÉ ET DES RIVALITÉS ITALIENNES

_Les clans féodaux.--Marquis, comtes et vicomtes.--Origine de la
rivalité des Pisans et des Génois._


Toute l’histoire du Moyen Age en Corse repose sur le développement de
trois clans féodaux dont les racines sont profondes et les ramifications
très étendues. L’hérédité est la base de l’organisation politique du
Moyen Age, elle est la source de tout droit, de même qu’elle sert de
prétexte à toute invasion, à toute violence. C’est pour avoir négligé de
suivre les héritages que les historiens de la Corse ont si longtemps
répété les mêmes anachronismes ou se sont appesantis sur les mêmes
critiques stériles.

Deux de ces clans ont introduit dans l’île les peuples dans lesquels ils
s’étaient fondus (Génois et Pisans). Le troisième, dépourvu d’attaches
avec le continent, a maintenu dans sa région le caractère autochtone. Le
système géographique de l’île a assigné à chacun d’eux les limites de
son développement.

_Les marquis._--Les comtes Bonifacio en 825 et Adalbert (son fils en
845) avaient été chargés de la _défense_ de la Corse. Leurs
descendants, _marquis en Italie_, conservèrent cette fonction. Ils
étaient _défenseurs de la Corse_ comme l’empereur était _défenseur de
Rome_. Aucun conflit entre les deux pouvoirs, le pape et l’empereur,
s’empruntant mutuellement les forces matérielles et morales dont ils
disposent. En 951, le chef des marquis toscans est _Oberto-Opizzo_,
vicaire impérial pour toute l’Italie, mais souverain direct des comtés
de Luni, de Gênes, de Milan et _des Iles_. Les historiens ont groupé ses
descendants sous le nom conventionnel d’_Obertenghi_; parmi ceux-ci nous
ne nous occuperons que de ceux qui conservèrent des biens ou des
prétentions en Corse. Ils furent assez puissants et assez nombreux pour
y maintenir l’élément toscan et y semer les germes des prétentions
pisanes.

Si l’on s’en réfère à une épitaphe tardivement rédigée il est vrai, le
marquis Alberto, au XIᵉ siècle, aurait chassé les Sarrasins de Rome et
contribué à la _défense_ de la Corse; ses descendants, marquis de Massa
ou de Parodi, sur le continent joignirent constamment à leurs titres
celui de marquis de Corse. Ce ne fut pas là, comme on pourrait le
croire, une vaine qualification: la Corse fut un des nombreux fiefs
conservés en indivis suivant la _loi lombarde_ par les descendants
d’Oberto réunis en consortium. Le partage des biens divisés en quarts,
en huitièmes, voir en trente-deuxièmes, était fictif et ne s’opérait que
sur l’ensemble des revenus. Tous les descendants d’Alberto Ruffo
portaient le titre de marquis de Corse, alors que certains d’entre eux
seulement résidaient sur le fief. Un vicomte, un gastald ou un vicaire
administrait leurs biens dont les revenus étaient répartis à chacun
proportionnellement à ses droits. Mais, comme l’a fait observer
Desimoni, il est clair que cette communauté

[Illustration: St-Florent: la Citadelle.--_Ibid._: Cathédrale de
Nebbio.--Corbara: le Couvent. (_Sites et Monuments du T. C. F._)

     Pl. III.--CORSE.
]

ne peut éternellement durer; à chaque génération les liens du sang
s’amoindrissent: la lutte pour les intérêts personnels devient plus
vive. En vain, la vieille coutume de famille, l’instinct de conservation
au milieu des éléments étrangers, les traditions combattent encore pour
la maintenir, tout est inutile; le progrès de l’émancipation
individuelle l’emporte, on ne divise pas encore le fief principal, la
capitale de ces états disséminés, mais chacun, peu à peu, se sépare du
tronc et se fixe sur une terre, dans un château où le retiendront plus
tard la pauvreté et l’impuissance.

Quoi qu’il en soit, la plupart des familles toscanes qui furent mêlées à
l’histoire de la Corse aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles, sont issues de ces
premiers marquis dont l’héritage est parfois passé, par leurs filles, en
des races étrangères. C’est ainsi que Hugues de Baux, de maison
française, devint juge de Cagliari et marquis de Corse (1219), Adelasia
d’Arborea, sa cousine par alliance, rendit hommage au Saint-Siège pour
la Corse (1236), et l’épitaphe de son mari, Enzio, fils de Frédéric
Barberousse, qualifie _roi de Corse_ ce prince infortuné. Le petit-fils
d’Adelasia, Ugolino della Gherardesca, dont le père a inspiré au Dante
l’un de ses tableaux les plus dramatiques, vint en Corse combattre
Giudice de Cinarca (1289). Les prétentions d’autres Obertenghi prouvent
que c’est bien l’héritage de Bonifacio qu’ils se disputent: en 1171, les
Malaspina, appuyés par les Pisans, font la guerre aux marquis qui, pour
défendre leurs biens corses, s’adressent aux Génois; un traité
intervient; mais un siècle plus tard (1269), c’est avec des soldats
génois qu’Isnardo Malaspina envahira le sol de la Corse.

Les souvenirs laissés par les marquis confirment l’opinion exprimée par
l’annaliste génois Caffaro (XIIᵉ siècle). «La coutume des marquis,
écrit-il, est de préférer le brigandage à l’honnêteté.» L’un d’eux
Guglielmo, fils d’Alberto Corso, se signala entre tous par ses méfaits:
il s’empara, contre tout droit, des judicats d’Arborea et de Cagliari en
Sardaigne, il persécuta l’archevêque d’Arborea, répudia sans raisons sa
femme légitime, fit contracter à sa fille des noces incestueuses et se
lia d’amitié avec les princes mahométans, toutes choses qui lui valurent
la réprobation de ses contemporains et des avertissements pontificaux
dont il ne tint d’ailleurs aucun compte. Giovanni della Grossa cite avec
indignation certains marquis qui voulaient que «les femmes de leur
seigneurie se livrassent à eux avant de vivre avec leurs maris». Peu
disposés à se soumettre à ce rite, les habitants de San-Colombano
massacrèrent trois de leurs seigneurs en un seul jour.

Au XIᵉ siècle, la part des marquis _de Massa di Corsica_ s’étendait
encore sur tout l’En-deçà-des-Monts; la révolte de leurs _vicomtes_ les
privera du Cap-Corse. Appauvris par leur accroissement, ils luttent avec
peine contre leurs anciens vassaux (seigneurs de Speloncato, de Loreto,
etc.); cependant en 1250, il leur reste encore: 1º au nord les pièves de
Giussani (Olmi-Capella), Ostriconi (Belgodere), Caccia (Castifao); 2º en
allant vers le sud-est, tout le pays compris entre les châteaux de
Rostino et de Santa-Lucia qui leur appartiennent avec leur territoire;
3º à l’ouest, les pièves de Verde et de Pietra-Pola, prolongement au
nord et au sud de la plage d’Aleria, sur une longueur de soixante milles
environ.

Les révolutions populaires du XIVᵉ siècle (bien que leur château de
San-Colombano ait été incendié par le peuple) ne ruinèrent pas leurs
privilèges féodaux. Après le mouvement communal de Sambocuccio d’Alando
(_Voir ch. VII_), ils continuent à faire des donations aux églises et à
guerroyer contre leurs voisins. Cependant l’un des moins affaiblis
d’entre eux, Andrea, en 1368, abandonne ses biens au monastère de
San-Venerio de Tiro et passe en terre ferme après avoir signé un traité
avec les seigneurs de Speloncato; il ne conservait en Corse que son
château de San-Colombano qu’il avait réparé ou reconstruit.

_Les comtes._--Ils furent, suivant la tradition, les souverains
héréditaires de la Corse du IXᵉ au XIᵉ siècle, et ont pour auteur un
comte Bianco dont la légende a fait un fils de l’hypothétique Ugo
Colonna (_V. l’introduction bibliographique_). Avec plus de
vraisemblance, nous verrons dans cette dynastie une branche des marquis
d’Italie plus anciennement fixée dans l’île que les Obertenghi, et plus
rapidement mêlée à l’élément indigène. Comme les marquis, ils se
divisent en _Bianchi_ (Blancs) et en _Rossi_ (Rouges) et se transmettent
les prénoms en usage chez les Obertenghi avec une régularité qui
prêterait à la confusion si le rôle de ces derniers n’était suffisamment
précisé par les documents. Le comté des _Iles_ était d’ailleurs sous la
juridiction directe des marquis. L’un des copistes de Giovanni della
Grossa fait judicieusement descendre les _comtes_ de Bonifacio à qui il
donne le surnom de «Bianco», conciliant ainsi la légende et la
vraisemblance, mais le transcripteur a le tort de nous présenter comme
un fait acquis ce qui n’est qu’une supposition interpolée dans le texte
du vieux chroniqueur.

Le seul personnage marquant de cette race est le bon comte
_Arrigo-bel-Messer_, assassiné en l’an mille. Celui-ci semble avoir
bénéficié de la réputation de justice et d’équité acquise plus tard par
d’autres seigneurs homonymes. Après sa mort, les Biancolacci (issus de
son frère, Bianco) perdirent leur suprématie et ne tardèrent pas à être
supplantés dans l’Au-delà-des-Monts même par les seigneurs de _Cinarca_
ou _Cinarchesi_. Des textes touffus, des versions légendaires on peut
déduire que, vers le commencement du XIIᵉ siècle, les ancêtres de ces
derniers (Arrigo et Diotajuti), venus de Sardaigne ou d’Italie,
s’emparèrent par la force du château de Cinarca et que, pour justifier
cette invasion, ils se prétendirent issus _de la souche des anciens
seigneurs_. La chronique explique à sa façon cette commune origine en
supposant qu’Ugo Colonna eut deux fils: Bianco, tige des anciens
souverains de l’île, et Cinarco ancêtre des Cinarchesi qui leur
succèdent; l’histoire se contentera de constater qu’une même charte de
1222 réunit un Cinarchese et un Biancolaccio dans un pacte avec les
Bonifaciens, et qu’en 1238, des arbitres estiment les droits de la fille
d’un Biancolaccio sur les biens des seigneurs de Cinarca. Au XIIIᵉ
siècle, les Biancolacci ne sont plus que les vassaux des Cinarchesi qui,
devenus les maîtres de l’Au-delà-des-Monts, ne cesseront de prétendre à
l’autorité suprême. En moins de deux cent cinquante ans, dix-sept
d’entre eux, dont les plus célèbres sont Giudice de Cinarca, Arrigo
della Rocca, Vincentello d’Istria et Gian-Paolo de Leca, domineront la
Corse presque entière, la plupart avec le titre de comte qu’ils
tiendront non d’un droit ancestral, mais du suffrage populaire.
Néanmoins, certaines parties du pays cinarchese restent, jusqu’au XVIIIᵉ
siècle, terres féodales.

_Les vicomtes._--Les membres d’une puissante famille exerçaient avec le
titre de _vicomtes_ le pouvoir au nom des marquis dans les comtés de
Gênes et des Iles. Quand l’empereur Conrad le Salique (1037) consacra
par une charte l’hérédité des fiefs, les officiers des Obertenghi en
profitèrent comme eux. Pendant quelque temps, les marquis conservèrent
sur leurs vicaires une faible suzeraineté, mais déjà la commune de
Gênes, ainsi que les grandes cités italiennes, travaillait à son
émancipation sous la protection de ses évêques. Ce patronage ne tarda
pas à se transformer en juridiction tolérée à l’origine, puis bientôt
considérée comme un droit. Longtemps, les vicomtes refusèrent les dîmes
à l’évêque de Gênes, bien qu’une branche de leur maison (Avogari) fût en
possession de l’avouerie héréditaire du diocèse; mais en 1052, un membre
de leur famille, Oberto, occupant le siège épiscopal, ils entrèrent en
composition, adhérèrent à la Commune et reconnurent pour leurs fiefs la
suzeraineté de l’évêque. Ils brisaient ainsi leurs liens avec les
Obertenghi dont le pouvoir, dès lors, ne cessa de décroître.

Les vicomtes étaient représentés en Corse par diverses branches qui
formèrent au XIVᵉ siècle _l’albergo Gentile_: c’étaient les familles
Avogari, Pevere, de Turca (de Curia--de Corte), de’ Mari, di Campo. Par
leur rupture avec les Obertenghi, ils constituèrent au nord de la Corse
une seigneurie indépendante, plus tard limitée au Cap-Corse.

Par eux s’introduit dans l’île l’élément ligurien: les intérêts de la
Commune sont devenus les leurs, car leur clan forme à Gênes un noyau
d’aristocratie qui détient par les évêques et les consuls, uniquement
sortis de leur race, l’autorité religieuse et civile. Pour les Pisans,
l’action des Génois en Corse était considérée comme une usurpation; pour
les marquis, les vicomtes étaient des vassaux révoltés. Les Corses
eux-mêmes, dit la Chronique, étaient malheureux; ils implorèrent
l’appui du pape Grégoire VII qui, appréciant leur «désir de retourner
conformément à leur devoir sous la domination juste et glorieuse du
gouvernement apostolique», leur déclara qu’il y avait en Toscane des
seigneurs prêts à prendre leur défense contre les envahisseurs (1077).
Mais la mission officielle de rétablir le pouvoir de l’Église en Corse
est confiée à Landolfe, évêque de Pise, qui conservera pour le compte du
Saint-Siège les citadelles et lieux fortifiés et partagera avec le pape
les revenus de la Corse (1078).

L’autorité de ceux des Obertenghi qui, dès lors, prennent d’une façon
suivie le titre de marquis de Corse, se trouvait donc bien réduite. A
cette époque, dans les républiques d’Italie, la cause de l’évêque ne se
sépare pas de celle de la commune. Si l’on observe qu’avant Grégoire
VII, l’investiture des évêques est un droit temporel attribué aux
souverains et non aux papes, on admettra que l’élévation de Landolfe au
vicariat apostolique de la Corse correspondait à une véritable
inféodation de l’île aux Pisans: ce fut bien ainsi que les Génois le
comprirent.

Pendant quarante ans, le Saint-Siège ne cessa de favoriser les Pisans.
En 1119, Pise fut érigée en archevêché, ce qui mécontenta les Génois au
point de rendre la guerre inévitable. Dans un but de pacification, le
pape Calixte II, en 1121, déclara que la Corse dépendrait à jamais
directement du Saint-Siège. Les Pisans protestèrent. Ce fut alors que la
diplomatie génoise déploya ses ressources pour la première fois. Les
ambassadeurs Caffaro et Barisone venus à Rome, y étonnèrent clercs et
laïcs par leurs prodigalités. Le 16 juin 1121, ils s’engageaient sur le
salut de leur âme et de celles des consuls, à verser à la curie romaine
mille cinq cents marcs; ils promettaient en outre de faire un don de
cinq cents onces d’or aux clercs qui auraient prononcé en concile la
révocation définitive de la primatie de la Corse. De leur côté, les
_fidèles_ du pape Calixte s’engageaient à faire donner gain de cause aux
Génois. Ces conventions furent consignées par écrit. A Rome, chacun
voulut sa part du butin inespéré: cardinaux, évêques, clercs, laïques se
firent promettre par serment des sommes proportionnées à leur influence.
Les ambassadeurs ne négligèrent personne, et quand, au mois d’avril
1123, s’ouvrit le concile de Latran, la décision des juges n’était plus
douteuse. Par un reste de pudeur, nul n’osait la formuler. «Le pape
alors, dit Caffaro, réunit douze archevêques et douze évêques pour
discuter le droit à la consécration des évêques corses et, en consultant
l’ancien registre de l’Église romaine, ils trouvèrent que les Pisans
détenaient injustement l’archevêché de Corse.» Ils se rendirent alors de
la basilique au palais, et l’archevêque de Ravenne prit la parole:
«Seigneur, seigneur, dit-il, nous n’avons pas osé proférer une décision
en ta présence, mais nous te donnons un avis qui en aura toute la force:
que le métropolitain de Pise abandonne la consécration des évêques
corses et ne s’y entremette jamais plus.»--Entendant cette parole, le
pape se leva et demanda aux juges s’ils approuvaient. Par trois fois,
ils répondirent: «_Placet, placet, placet_». «Et moi, ajouta le pape, au
nom de Dieu et du bienheureux Pierre, j’approuve et je confirme.»

Aussitôt l’archevêque de Pise, Ruggiero, se leva enflammé de colère, et,
jetant aux pieds du pontife sa mitre et son anneau: «Jamais plus,
cria-t-il, ne serai ton archevêque ou ton évêque!» Et comme il
s’éloignait, le pape, repoussant du pied la mitre et l’anneau, lui dit:
«Frère, tu as mal agi, et je t’en ferai repentir.» Le lendemain matin,
27 mars, Calixte fit connaître la sentence du concile. La bulle fut
rendue le 6 avril.

Les Pisans ne s’inclinèrent pas devant la sentence pontificale, et les
hostilités reprirent leur cours: ce fut une véritable guerre de pirates
dans les mers de Corse et de Sardaigne et sur les côtes de ces îles.
Enfin, Innocent III entreprit de faire cesser la lutte qui durait depuis
quatorze ans (1119-1133) en partageant l’objet du litige: il érigea
Gênes en archevêché et lui donna pour suffragants les diocèses de
Mariana, du Nebbio et d’Accia, au nord de la Corse; Ajaccio, Aleria et
Sagone, c’est-à-dire la plus grande partie de l’île, restèrent sous le
gouvernement de l’archevêque pisan (19 mars 1133); la paix fut signée.
Pour compenser la perte des évêchés corses, le Saint-Siège attribua à
l’archevêque de Pise de nouveaux privilèges et étendit sa juridiction
(1ᵉʳ mai 1138).

On aurait pu croire Génois et Pisans satisfaits: il n’en fut rien. Les
deux peuples étaient voués aux désastres d’une éternelle rivalité.
Chacun d’eux aspirait à l’empire des mers, et tout succès obtenu par
l’un était considéré par l’autre comme une atteinte à sa propre
grandeur. La guerre recommença en 1162, mais il ne semble pas que la
Corse, qui en subit le contre-coup, en ait été la cause. La rivalité des
deux peuples sur son territoire deviendra bientôt plus ardente que
jamais à propos d’une petite forteresse dont le nom, inconnu jusque-là,
figurera pendant des siècles à côté de celui de Gênes dans tous les
traités passés par la République. La querelle de Bonifacio, plus futile
en apparence que celle des évêchés, ne s’éteindra que par l’écroulement
de l’une des deux républiques.

Au XIIIᵉ siècle, Bonifacio, fondée, disent les chroniques, par
l’officier impérial de ce nom préposé jadis à la défense de la Corse,
était un repaire de pirates qui pillaient les vaisseaux sans distinction
de nationalité. Avant 1186, les Génois s’en étaient rendus maîtres, mais
en 1187 les Pisans les en chassent et y bâtissent un nouveau fort dont
ils sont eux-mêmes expulsés la même année.

Maîtres du rocher qui commande au détroit, les Génois sont bien décidés
coûte que coûte à le conserver. Ceux d’entre eux qui voudront y aller
habiter jouiront de privilèges exceptionnels. Chacun d’eux touche pour
son service de garde six livres de Gênes chaque année. Tout enfant mâle
qui y naît reçoit pour son entretien douze deniers par jour jusqu’à
l’âge de vingt ans; les filles ont droit à six deniers jusqu’à l’âge de
quinze ans, «et ce fait le commun de Gênes, dit le _Templier de Tyr_,
pour maintenir en habitation ledit château».

Ces colons ont été choisis dans les professions les plus diverses,
forgerons, cordonniers, tailleurs, charpentiers, médecins, etc.
L’importance de la colonie est telle que le podestat de Bonifacio
prendra plus tard le titre de _vicaire de la Commune de Gênes en Corse_,
et son succès poussera les Génois en 1272 à en fonder une semblable à
Ajaccio, mais Charles d’Anjou, fils de saint Louis, détruira la
forteresse et en chassera les Génois (1274).

Les actes dressés au sein des deux républiques nous montrent à la fin du
XIIᵉ siècle Gênes et Pise se disputant âprement la possession de
Bonifacio que chacune considère comme lui appartenant en propre. Après
vingt-cinq années de guerres et de luttes diplomatiques où tour à tour
furent invoquées l’autorité du pape et celle de l’empereur, Bonifacio
restait aux Génois.



VI

LE SIÈCLE DE GIUDICE

     _État de la Corse pendant le Moyen Age.--Bonifacio et les seigneurs
     de Cinarca.--Giudice.--Premières expéditions des Génois en Corse._


Au XIIIᵉ siècle seulement commence l’histoire des Corses; jusqu’ici,
nous n’avons pu étudier l’île que dans ses rapports avec l’étranger.
Nous touchons à l’époque où la Corse se fait connaître elle-même et où
la légende cède le pas à l’histoire. Ce n’est pas que les monuments
soient nombreux, mais ils sont précis et d’une authenticité
indiscutable; ils appuient la chronologie à des bases solides,
restituent aux personnages traditionnels leur identité parfois discutée,
fournissent à la géographie féodale des éléments de reconstitution, et,
en se reliant à la documentation externe, permettent d’apprécier le
contre-coup des événements qui ont fait peser dans l’île leur lourde
influence.

_État de la Corse pendant le Moyen Age._--Depuis le IXᵉ siècle, une
double tendance s’était manifestée en Europe: la disparition des hommes
libres dans la vassalité ou le servage, et l’absorption des petites
propriétés dans la grande propriété. La Corse non incorporée à l’empire
d’Occident, ainsi que la Sardaigne plutôt abandonnée qu’arrachée à
l’empire byzantin, échappent aux mœurs nouvelles importées par les
Germains ou du moins ne les subissent que sous une forme atténuée. En
Occident comme en Orient, en effet, dès le IXᵉ siècle, on se fait
esclave ou volontairement, ou parce que les lois condamnent à la vente
de leur corps ceux qui ne peuvent s’acquitter de leurs dettes. Les
charges auxquelles sont soumis les hommes libres et surtout le service
militaire, triomphent des dernières répugnances du peuple à sacrifier sa
liberté. En Corse, rien de semblable, le serf volontaire est
l’exception; la sobriété de l’insulaire, sa nature indépendante et
guerrière le mettent à l’abri de toute aliénation de sa personne. Il est
donc peu probable que le servage ait beaucoup pesé sur les Corses, et si
on voit s’opérer aux IXᵉ, XIIᵉ et XIIIᵉ siècles des ventes d’esclaves
corses, on doit supposer qu’ils appartiennent à des familles de captifs
musulmans.

On a déjà fait observer d’ailleurs que dans tous les patrimoines de
Saint-Pierre, le servage était moins arbitraire et moins barbare que
partout: en Sardaigne, dit M. Amat de San-Filippo, les questions entre
patrons et serfs étaient tranchées par les tribunaux.

A côté des trois clans qui se partageaient l’île s’était élevée une
féodalité autochtone dont il est permis de soupçonner les commencements.
Nous avons vu plus haut combien l’aristocratie italienne goûtait les
dignités en usage dans la hiérarchie byzantine et de quel attrait
étaient revêtus ces titres de _consuls_ et surtout de _juges_
(αργοντες) réservés d’abord aux seuls fonctionnaires.

L’influence des usages administratifs et même de la langue de Byzance
dans les îles méditerranéennes n’est plus à démontrer. En Sardaigne, au
XIᵉ siècle, les juges-souverains de Cagliari se donnaient encore le
titre d’archonte et conservaient sur leurs sceaux les caractères
helléniques. Au XIIᵉ siècle, Grégoire VII adressait une bulle aux
clercs, _consuls_ majeurs et mineurs de la Corse. Quant au titre de
_juge_, il précéda dans les deux îles toutes les qualifications
féodales. Lorsque Byzance affaiblie, isolée de ses dernières possessions
occidentales, se trouva dans l’obligation de renoncer à y envoyer des
fonctionnaires, les indigènes qui purent s’élever au-dessus de leurs
compatriotes, usurpèrent leurs fonctions et, croyons-nous, se parèrent
de leurs titres pour en imposer davantage. En Sardaigne, les monuments
confirment cette opinion; en Corse, ils apparaissent trop tard pour la
justifier, mais le souvenir des _juges_ est assez souvent évoqué dans la
chronique corse pour faire admettre qu’avant de se qualifier seigneurs
et gentilshommes, les puissants de l’île aient pris une qualification à
laquelle les masses étaient habituées. Giovanni della Grossa cite à
plusieurs reprises des _juges_ qui se firent _seigneurs_ et parvinrent à
rendre leurs fonctions héréditaires.

Ce n’était cependant pas chose aisée, car nous verrons qu’en Corse, le
droit héréditaire à l’autorité est presque toujours contesté. Le fief
passe péniblement à ses héritiers naturels; l’autorité suprême ne se
transmet jamais. Aucune constitution n’assure au chef du jour une
prépondérance certaine pour sa race. Tous les Corses aspirent au
pouvoir, et les plus forts l’arrachent tour à tour au caprice de
l’opinion populaire qu’actionne tout un rouage de volontés unies par des
intérêts trop immédiats pour être stables. Ces rouages constituent le
_clan_ dont l’organisation ne permit pas au système féodal de s’imposer
dans toute sa rudesse germanique. Ainsi que les cités italiennes, et
plus encore qu’elles, la Corse paraît avoir toujours eu dans ses rangs
inférieurs des hommes libres en quantité suffisante pour composer une
tierce classe peu différente des deux autres auxquelles elle est souvent
unie par les liens du sang. Dans un pays où la femme est tenue dans un
état constant d’infériorité, l’_amie_ (comme on dit alors) presque
toujours accueillie, du moins supportée par la femme légitime, ne
souffre pas plus de sa maternité irrégulière que son fils n’aura à
rougir de sa bâtardise. Les parentés s’étendent donc très loin, et ni
les richesses, ni l’éducation n’opposant de barrière au mélange des
classes, tous les hommes peuvent se croire égaux. Aucune hiérarchie,
aucun ordre social ne faisant de la féodalité un corps constitué, la
Corse échappe aux progrès inhérents à toute organisation même
défectueuse, et nourrit uniquement le sentiment de l’indépendance
individuelle. C’est pourquoi les clans corses n’ont jamais pu concevoir
les unions patientes et fertiles qui, à Gênes, donnèrent naissance aux
_alberghi_. Dans l’_albergo_, l’intérêt général ignore les soifs
individuelles de ses membres, alors que la famille corse ne vise qu’à
satisfaire des ambitions. C’est la plus violente et la plus appuyée par
le chiffre de ses partisans qui triomphera: les alliances ont pour
principal objet d’en augmenter le nombre. Une femme qui compte vingt
frères ou cousins germains est un beau parti, même pour un _Cinarchese_.

Lisons les chroniques, nous y verrons que le vassal, à la fois soldat et
pasteur, ignore la glèbe, car le seigneur est rarement assez puissant
pour l’y maintenir. Dès qu’il se sent opprimé, il se révolte, s’il ne
peut espérer se faire seigneur lui-même. Il sait qu’un homme robuste et
sachant manier le fer trouvera toujours bon accueil; les inimitiés des
chefs lui procureront un appui et un soutien. Le pouvoir natif du
feudataire est très limité: trop de frères, trop de bâtards surtout,
partagent son patrimoine et ses ambitions. Le vassal, ne l’oublions pas,
est souvent apparenté au seigneur, il vit de la même existence que lui
et, comme lui, porte des armes offensives et défensives; il trouvera
toujours asile dans les villages libres qu’administrent leurs consuls ou
leurs gonfaloniers. La seule loi est la force qui se manifeste surtout
par le nombre des clients accourus volontairement ou attachés au chef
par les liens du sang. Encore cette loi n’est-elle pas absolue: la
nature du pays, hérissé de montagnes, couvert de maquis, protège l’isolé
contre la masse, refrène et limite l’autorité, encourage les rébellions
et maintient la Corse dans un état d’anarchie plus désastreux pour son
progrès que les pires tyrannies.

La tradition insulaire conserva, du gouvernement des Pisans, le meilleur
souvenir: «Leurs juges, dit Giovanni della Grossa, savaient se concilier
l’affection des grands, de la classe moyenne et du peuple, parce qu’ils
maintenaient seigneurs, gentilshommes, gens du peuple et autres dans le
rang qui leur convenait. Cette paix et cette union profonde firent
oublier les malheurs des temps passés; on bâtit ces belles églises qui
sont aujourd’hui les plus anciennes, des ponts superbes et beaucoup
d’autres édifices d’une architecture remarquable et d’un art singulier
dont quelques-uns subsistent encore aujourd’hui.»

Il est certain que le gouvernement ecclésiastique des Pisans ne pouvait
qu’adoucir la condition des classes populaires et surtout des serfs de
corps--s’il en subsistait. Dans tous les pays d’Occident, aux temps les
plus durs de la féodalité, le fait de devenir le serf d’un évêque ou
d’une grande abbaye était considéré comme une grande amélioration de
sort. Mais les abus ne tardèrent pas à paraître. La féodalité
ecclésiastique s’implanta dans les mœurs et emprunta à l’autre jusqu’à
ses caractères de transmission héréditaire. Les bénéfices passent du
père au fils. En Corse, un prêtre commence presque toujours la fortune
d’une famille. C’est, d’après les chroniques, le cas des Cortinchi, ce
sera au XVᵉ siècle celui de la puissante maison d’Omessa dont les chefs,
prélats batailleurs, partageront les bénéfices entre leurs fils
naturels. Un prêtre violent, Abram de Belgodere, à la même époque,
relèvera en Corse la famille abaissée des marquis et contraindra les
moines de Portovenere à restituer une part des biens abandonnés par la
faiblesse des Obertenghi dont il revendique l’héritage pour le laisser à
ses bâtards. On pourrait multiplier les exemples; il va de soi que c’est
par une aristocratie religieuse que le pape voulait faire diriger la
Corse, aristocratie de vertu, de discipline et surtout de soumission à
l’Église; or, l’abbaye qui fut la plus favorisée en Corse, qui y
recueillit le plus de bénéfices, «était, au dire de Grégoire IX (1231),
complètement dépravée et souillée de tous les vices des moines».

_Bonifacio et les seigneurs de Cinarca. Giudice de Cinarca._--Maîtres de
Bonifacio, les Génois tentèrent de s’attacher, par des moyens
conciliants les plus puissants d’entre les féodaux. Ce fut ainsi que les
seigneurs de Cinarca et les Biancolacci furent amenés à signer des
traités d’alliance avec les Bonifaciens. Soit mauvaise foi de la part
des contractants, soit désobéissance du fait de leurs vassaux, ces
pactes furent fréquemment rompus. La plus ancienne de ces conventions
est de 1222. Le 5 septembre, Opizzo de Cinarca, chevalier, et Guglielmo
Biancolaccio se font admettre ensemble au nombre des citoyens de
Bonifacio. Ils s’engagent à aider ladite commune contre ses ennemis, et
à se tenir à la disposition du podestat et des consuls de Gênes, sans
toutefois que cet engagement puisse porter en quoi que ce soit préjudice
à leurs droits. Nous sommes déjà dans la seconde phase de l’histoire des
communes. Il n’y a pas un siècle qu’elles se faisaient confirmer leurs
privilèges par les seigneurs; maintenant elles se les attachent par les
liens d’une bourgeoisie honoraire, sans toutefois attaquer encore leur
autorité: ces actes sont des accords de puissance à puissance; dans peu,
nous verrons en Corse, comme en Ligurie, les seigneurs reconnaître la
suzeraineté de la commune.

Par la suite, les relations des Génois et des Corses sont souvent
tendues. A ces derniers, les habitants de Bonifacio reprochent de se
livrer à de fréquentes excursions sur les territoires qu’ils cultivent,
d’y faire la maraude, de piller leurs bestiaux, et d’incendier les
habitations de leurs alliés. Des traités de paix interviennent, mais ils
sont violés généralement par les Corses ou par les Génois l’année même
de leur adoption.

Mais la division régnait entre différentes branches des Cinarchesi et
des Biancolacci. Guglielmo de Cinarca fut assassiné par ses propres
neveux qui s’emparèrent de ses biens au détriment de ses héritiers
légitimes. Ceux-ci étant en bas âge, la vendetta fut tardive; elle n’en
fut pas moins énergique, les meurtriers à leur tour trouvèrent la mort
sous les coups de Sinucello, fils de Guglielmo, qui en sacrifiant ses
cousins aux mânes de son père, s’imposa comme le seul seigneur du
territoire cinarchese en attendant qu’il se rendît maître de la Corse
tout entière. Sous le nom de Giudice (Juge) qu’il adopta, Sinucello fut
le premier Corse dont les gestes imposèrent le souvenir à la postérité.
«Ce fut, dit avec raison Ceccaldi, l’un des hommes les

[Illustration: La Corse. Figure allégorique du Vatican (1585).]

[Illustration: Carte de la Corse au XVIᵉ siècle (auteur anonyme).

(_Bibl. Nat. de Paris._)

     Pl. IV. CORSE.
]

plus remarquables qui aient jamais existé dans l’île.»

Bien que les historiens insistent sur la constance de Giudice envers les
Pisans, celui-ci semble s’être déclaré, dès son arrivée en Corse, le
vassal de la commune de Gênes dont il reconnut la suzeraineté pendant la
plus grande partie de sa vie. En 1258, il fit avec les Bonifaciens un
premier traité d’alliance qui fut strictement observé jusqu’en 1277. A
cette époque, une ambassade génoise vint à Propriano lui reprocher en
termes fort mesurés de n’en avoir pas strictement observé les
conventions. On lui faisait grief seulement d’employer à son usage des
salines appartenant aux Bonifaciens et d’avoir laissé élever une
forteresse sur un emplacement relevant du district de Bonifacio: «La
Commune, dirent les ambassadeurs, se refuse à croire les crimes dont on
vous a chargé, vous, Giudice de Cinarca, citoyen génois, dont les
ancêtres ont toujours été considérés par la Commune comme des fils;
aussi ne veut-elle pas agir envers vous comme envers un étranger; les
chefs des anciens nous ont envoyés à vous pour apprendre la vérité de
votre bouche, car si les accusations portées étaient vraies, la Commune,
prenant en considération votre fidélité et celle de vos ancêtres, vous
traiterait en fils, conformément à la parole divine qui dit: «Si ton
fils pèche, avertis-le». Ils lui représentaient en outre qu’il n’avait
aucun droit sur le district de Bonifacio, mais que, s’il croyait en
avoir, c’était devant la commune de Gênes qu’il devait les faire valoir.

Giudice accueillit l’ambassade assez froidement; cependant après avoir
laissé écouler plus d’une année, il consentit à renouveler entre les
mains du podestat de Bonifacio l’hommage de 1258 (1278). En 1280, il
stipula un nouvel accord avec les Bonifaciens; mais il montra par son
langage qu’il n’entendait plus être traité en vassal: «Autrefois,
dit-il, le district de Bonifacio était une véritable caverne de voleurs:
les seigneurs de Cagna, de Biscaglia, de Corcano, d’Attala, d’Arescia et
les Biancolacci en étaient les maîtres, et la commune de Gênes n’y
pouvait rien. Ils volaient mes vassaux, dérobaient mes bestiaux et ceux
des Bonifaciens. Tous ceux qui habitent Bonifacio depuis longtemps,
savent qu’aujourd’hui, grâce à Dieu et à ma vigilance, ils peuvent
dormir et reposer sans crainte... désormais, si les Bonifaciens ont à
lutter contre des ennemis, je serai leur pasteur et leur défenseur.»

Cette déclaration confirme le récit des chroniqueurs qui narrent en
appuyant sur les moindres circonstances les luttes de Giudice contre les
autres féodaux corses. Il est probable que le bon accueil que trouvèrent
auprès de la Commune plusieurs d’entre eux, les Salaschi, les Cortinchi,
et les petits-fils des assassins de son père, indisposèrent Giudice
contre Gênes, et que son mécontentement se traduisit par une véritable
invasion du district de Bonifacio.

La guerre éclata, les troupes génoises débarquèrent. Après trente jours
de lutte, Giudice, blessé à la suite d’une chute de cheval, dut aller
demander des secours aux Pisans. Les Génois sommèrent ceux-ci de livrer
le vassal rebelle. Les Pisans répondirent que, Giudice étant leur propre
vassal, ils étaient décidés, non à l’abandonner à ses ennemis, mais au
contraire à lui prêter assistance. Giudice, en effet, bien qu’il eût été
armé chevalier jadis par Giovanni Boccanegra, capitaine du peuple de
Gênes, avait rendu hommage aux Pisans. Avec l’aide de ceux-ci, Giudice
rentra en Corse et chassa sans peine les Génois des postes qu’ils
occupaient. Les deux républiques aigries l’une contre l’autre par une
longue rivalité, exaspérées par des torts réciproques, armèrent des
flottes considérables qui se rencontrèrent à la Meloria le 5 août 1284.
Cinq mille Pisans périrent, onze mille furent faits prisonniers. «Pour
voir Pise, disait-on alors, il faut aller dans les prisons de Gênes.»
Gênes triomphante s’assurait l’empire des mers, mais la victoire lui
coûtait cher. «Il y eut en cette année, dit frère Salimbene qui écrivait
trente ans plus tard, plus de larmes et de gémissements à Gênes et à
Pise que jamais depuis jusqu’à nos jours.»

Le 3 avril 1288, les bases d’un traité de paix furent proposées à la
commune de Pise par ses citoyens captifs. Les Pisans devaient s’engager
à soumettre Giudice qui avait reconquis son indépendance et à supporter
tous les frais des nouvelles expéditions. Pise affaiblie ne put que
souscrire à des conditions d’où dépendait la liberté de ses plus
éminents citoyens. La paix fut signée le 15 avril 1288 et Gênes décida
sur-le-champ d’en faire exécuter les clauses. En vain, le chroniqueur
Jacopo D’Oria, dont la famille possédait des biens en Corse, tenta de
dissuader ses compatriotes d’une entreprise qui les poussait «au devant
d’un abîme». «Si les Génois, dit Pertz, avaient suivi ses conseils, ils
auraient épargné à la République des trésors engloutis pendant cinq
siècles sans résultat.»

Gênes ajourna cependant l’ouverture de la campagne au printemps de
l’année suivante. Au mois de mai 1289, les troupes génoises, sous les
ordres de Luchetto D’Oria, débarquèrent à Propriano. Giudice surpris, se
retire dans la montagne avec quelques partisans, alors que ses ennemis
et plusieurs de ses parents se groupent autour du général génois et lui
rendent hommage. Luchetto, qui prend le titre de vicaire général en
Corse pour la commune de Gênes, s’empare des châteaux de
l’Au-delà-des-Monts. A Aleria, l’évêque, Orlando Cortinco, lui ouvre les
portes de la ville, et sa campagne n’est plus désormais qu’une promenade
au cours de laquelle seigneurs et communes lui font leur soumission. Aux
premiers, il demande des otages, dans les villages il nomme des
_gonfalonniers_ ou syndics. Il rend la justice, tranche les différends
entre familles, en un mot fait en toutes circonstances acte de suzerain.

Giudice, alors, voyant son parti diminuer de jour en jour, envoya
proposer à Luchetto D’Oria de faire sa soumission, offrant de marier à
Gênes une de ses filles. Dans une entrevue qui eut lieu à Faona, les
deux adversaires jetèrent les bases d’une trêve qui devait durer
jusqu’au carême. Giudice envoya à Gênes des ambassadeurs et reconnut, le
8 décembre, la suzeraineté de la Commune; mais quelques jours après, ses
envoyés revinrent sans avoir pu accomplir leur mission. Dans une
entrevue qu’il eut avec Luchetto, Giudice lui fit remarquer ironiquement
qu’il avait tort de compter sur ses alliés insulaires et lui cita le
proverbe: «Qui se fie à un Corse a la tête sur un précipice». La guerre
recommença, mais Luchetto D’Oria, malade, dut s’embarquer pour Gênes,
laissant le commandement à son frère Inghetto. Jacopo D’Oria constate
amèrement alors «que la dépense de vingt-cinq mille livres nécessitée
pour les frais de la campagne, a été stérile, et que les seigneurs
corses continuent à recevoir Giudice chez eux et à le considérer comme
leur chef et souverain».

Au mois de juillet 1290, Nicolò Boccanegra débarqua en Corse à la tête
de quelques troupes génoises. Il ravagea Ornano, Istria et la plaine de
Talavo, mais une épidémie l’obligea à se retirer à Bonifacio. Privé de
ses soldats malades, il fit appel aux bourgeois et recommença la
campagne secondé par les cousins de Giudice. L’expédition fut
malheureuse: battu par les Corses, il dut bientôt retourner à Gênes,
laissant Giudice maître sans conteste de l’île. Celui-ci ne reconnut
désormais que la suzeraineté des Pisans: aussi Gênes imposa-t-elle le
bannissement de Giudice parmi les clauses principales de la trêve de
trente ans conclue avec Pise le 31 juillet 1299. «Les syndics de la
commune de Pise s’engagent solennellement à bannir Giudice de Cinarca,
sa femme, ses filles, ses fils, les femmes de ses fils, ses descendants
de tout sexe, qu’ils soient issus ou non de légitime mariage; à leur
interdire tout séjour à Pise ou sur le territoire même de la commune de
Pise.»

On ne saurait dire si cet article reçut un commencement d’exécution. On
sait seulement qu’il fut annulé par le traité définitif du 24 juin 1331.
Giudice était mort environ depuis vingt-cinq ans.

Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo racontent, avec de longs détails,
les guerres que Giudice soutint contre Giovanninello Cortinco de Loreto.
Une querelle de valets, dans laquelle les deux seigneurs étaient
intervenus, avait, au dire des chroniques, fait naître cette longue
inimitié qui survécut longtemps aux chefs des deux factions. En effet,
lorsqu’au XVᵉ siècle, Gênes partage en Corse le commandement entre deux
gouverneurs, il est bien entendu que l’un patronnera le parti de
Giudice, l’autre celui de Giovanninello.

Ainsi que l’avoue le chroniqueur D’Oria, lui-même, les campagnes des
Génois en Corse ne firent qu’interrompre le long règne de Giudice dont
l’autorité s’imposa pendant toute la seconde moitié du XIIIᵉ siècle. La
tradition veut que cette autorité ait été judicieuse et bienfaisante.
Le comte Giudice de Cinarca (car il avait pris ce titre ainsi qu’en
témoigne un document pisan) s’appliqua à faire régner partout la
justice. Suivant la Chronique, il fixa, dans une consulte générale tenue
à la Canonica di Mariana en 1264, les pouvoirs des seigneurs, et permit
d’en appeler de leurs sentences à son tribunal. Les impôts furent
limités: chacun suivant sa fortune dut payer une, deux ou trois livres
de Gênes; dans les pays féodaux, les sommes perçues étaient partagées
entre les seigneurs et Giudice; dans les autres localités, il percevait
pour son compte la totalité de l’impôt. «Il s’appliqua, dit Ceccaldi, à
donner la paix à la Corse et à la gouverner avec modération et justice.»

La tradition rapporte que Giudice devenu vieux confia la garde de ses
châteaux à ses fils naturels: Arrigo, Arriguccio, Salnese et Ugolino
devenus ainsi seigneurs d’Attalà, de la Rocca, d’Istria et de la Punta
di Rizeni, et tiges des familles féodales de ces noms. La trahison de
Salnese d’Istria le livra aux Génois: enfermé dans la prison de la
Malapaga, à Gênes, il y mourut âgé de près de cent ans. Un historien
français contemporain, le _Templier de Tyr_, secrétaire de Guillaume de
Beaujeu, confirme par son témoignage le récit des chroniqueurs. Après
avoir parlé d’un «grand seigneur d’une isle qui a nom Corse, qui se
disait Juge de Chinerc et qui, homme de la commune de Gênes, se fit
homme de la commune de Pise», rapporte comment «les Pisans abandonnèrent
le Juge de Chinerc de Corse, lequel vint à la merci de la commune de
Gênes qui le tint en prison avec Pisans et Vénitiens, et mourut après
ledit Juge de Chinerc».



VII

LA CORSE GÉNOISE

     _Gênes et l’Aragon.--Réunion de la Corse à Gênes.--Le Temps de la
     Commune et Sambocuccio d’Alando.--Arrigo della Rocca et la Maona._


_Gênes et l’Aragon._--En 1296, le pape Boniface VIII avait investi des
îles de Corse et de Sardaigne la maison d’Aragon. Se contentant
d’établir leur pouvoir dans la Sardaigne, Jayme Iᵉʳ et Alfonse
ajournèrent la conquête de la Corse, malgré les pressantes
sollicitations des seigneurs insulaires. Enfin, en 1345, Raymondo de
Montepavone, qui avait gouverné longtemps Cagliari pour le roi d’Aragon,
ayant convaincu D. Pedre, successeur d’Alfonse, de la facilité avec
laquelle il occuperait un pays où l’Aragon comptait de si nombreux
partisans, le roi se décida à envoyer des troupes que les Bonifaciens
virent avec stupeur se répandre sur leur territoire (novembre 1346).

Au temps des guerres pisanes, Gênes avait lutté en Corse plus pour
l’influence que pour la conquête. Quand Pise ruinée eut abdiqué ses
prétentions, la Commune avait cessé de s’occuper de la Corse. Seuls, les
D’Oria de Nurra, maîtres en partie de la Sardaigne et de la
Rivière-de-Ponent, avaient tenté d’en faire une terre gibeline: les uns
s’y présentaient armés de l’investiture aragonaise propre à leur
acquérir les sympathies des habitants, les autres, comme Branca D’Oria,
avec des pouvoirs fictifs qui en imposaient aux _fidèles_ de la Commune
et leur ouvraient les portes mêmes de Bonifacio. A deux reprises, Aitone
D’Oria, amiral des Gibelins, avait tenté la conquête de la Corse: la
première expédition ayant échoué, il s’était uni en 1335 à Arrigo de
Cinarca, seigneur d’Attalà, fils de Giudice, et tous deux s’étaient
rendus maîtres de la Corse entière. Comme un revirement s’était produit
à Gênes en faveur des D’Oria, Aitone faisait reconnaître par son allié
en mars 1336 la suzeraineté de la Commune, mais l’année suivante, ayant
mis ses troupes et ses galères au service du roi de France, l’amiral se
désintéressa de sa conquête et quitta la Corse pour n’y plus revenir. Il
devait périr à la bataille de Crécy.

Mais toutes ses expéditions avaient un caractère privé, et la Commune
n’en tirait bénéfice qu’occasionnellement. En 1345, le doge Giovanni da
Murta arriva au pouvoir avec de vastes projets au nombre desquels il
faut compter la ruine de l’influence espagnole en Corse et en Sardaigne:
pour obtenir ce résultat il sut réconcilier momentanément, ou du moins
unir, dans un même élan patriotique, les nobles et le peuple. Le parti
populaire triomphait à Gênes et ses tendances, entre les mains de
l’homme supérieur qu’était le doge, devenaient un instrument de
conquête. Il envoyait en Corse le chef de la puissante corporation des
bouchers, Antonio Rosso, pour y _travailler_ le peuple, et le terrible
ennemi des grands, Gottifredo da Zoagli, pour impressionner la noblesse.
En Sardaigne, ses agents tentaient de faire révolter Sassari contre le
roi d’Aragon, et les D’Oria, les Spinola, les Malaspina et les Massa,
oubliant leurs triples rancunes d’aristocrates, de gibelins, d’exilés,
secondaient les efforts de ces artisans, de ces Guelfes, de cette plèbe
qui les avaient chassés.

_Réunion de la Corse à Gênes._--Cependant les hostilités étaient
suspendues, quand la nouvelle parvint à Gênes que le territoire de
Bonifacio venait d’être envahi. Indigné, le doge se plaignit à D. Pedre
qui, au lieu de s’excuser, déclara que «l’expédition de Corse était
faite par son ordre». Cette sèche réponse dictait aux Génois une
conduite énergique: la conquête de la Corse devenait indispensable à
l’honneur de la République. En trois mois, les agents de la Commune
s’assurèrent l’adhésion des chefs, et en avril 1347, Nicolò da Levanto,
podestat de Bonifacio et vicaire pour les Génois en Corse, recevait les
hommages des Cinarchesi (Guglielmo et Ristoruccio della Rocca,--Orlando
et Arriguccio d’Ornano). Si les registres du chancelier Giberto da
Carpina, lacérés et réduits à quelques feuilles, ne nous ont conservé
que les actes relatifs à ces personnages, il n’en faut pas conclure que
les Cinarchesi furent seuls à rendre cet hommage, car le chroniqueur
florentin, Giovanni Villani, qui mourut l’année suivante (1348), dit
formellement qu’au mois d’août 1347 «_les Génois eurent la seigneurie de
toute l’île de Corse, par la volonté presque unanime de tous les barons
et seigneurs de la Corse_».

Pendant ce temps, le roi d’Aragon armait des forces importantes pour les
jeter sur la Corse. Le 12 juillet, le doge réunit le Conseil des Sages
pour délibérer «sur les événements de Corse--_supra factis Corsicæ_.»
Dans cette séance, on décréta un armement considérable auquel furent
tenus de contribuer tous les citoyens, les vassaux de la Commune, ainsi
que les seigneurs et les villes confédérés. Pour couvrir les premiers
frais de la campagne, un emprunt de 50.000 livres fut voté.

Le 18 juillet, des lettres sont envoyées en tous sens pour inviter
seigneurs et communes à coopérer au «recouvrement urgent de l’île de
Corse». Il faut répondre dans le délai d’une semaine. Les marquis del
Carretto qui gardent le silence, sont menacés et sommés d’envoyer leur
procureur. Gottifredo Impériale est chargé de recruter des soldats à
Pise et «dans tous les endroits où il en pourra rencontrer». Ces lettres
témoignent par leur rédaction d’une fièvre impatiente et inquiète; «on
ne saurait trop prévoir, disent-elles, de combien de dangers les Génois
sont menacés, _si la Corse tombait entre les mains d’un étranger ou d’un
ennemi_, et pour éviter ce péril, chacun doit, d’un cœur fidèle et
empressé, remplir un devoir aussi nécessaire que glorieux.»

Aucun détail ne nous est parvenu sur cette campagne, que commandait le
fils du doge, Tomaso da Murta. La terrible peste de 1347-48 qui ne
laissa en Corse que le tiers des habitants, au dire de Villani, anéantit
tout souvenir de cette expédition. Cependant la Chronique nous montre à
l’époque de la _grande mortalité_, l’implacable populaire Gottifredo da
Zoagli assouvissant sur des seigneurs qui avaient cependant reconnu les
premiers la souveraineté de Gênes, sa haine pour la noblesse. Sous de
futiles prétextes, il fit pendre Orlando Cortinco, et envoya deux de ses
parents mourir à la Malapaga. Il ne se montra pas moins sévère à l’égard
d’Orlando d’Ornano. Ce seigneur n’était cependant coupable que d’avoir
enlevé la femme de son frère, parce que, dit la Chronique, «il la
trouvait plus belle que la sienne». Gottifredo n’apprécia pas cette
excuse et le fit décapiter. En Balagne, il semble n’avoir pas été
étranger à l’incendie et au pillage du château des marquis de Massa à
San-Colombano par les _populaires_; mais il fit couper le nez à une
femme de mœurs douteuses qui avait séquestré la fille d’un des marquis
pour la «marier à un seigneur qui la recherchait». Cet homme vertueux et
sanguinaire, qui s’était fait élire comte de Corse par le peuple, ne
tenta pas de résister à la peste: il retourna à Gênes pour fuir le
fléau, laissant comme vicaire Guglielmo della Rocca, mais non sans avoir
pris la précaution de faire consigner en otage par celui-ci son fils
Arrigo.

Par décret du 29 novembre 1347 fut ouvert l’_Emprunt nouveau pour
l’acquisition de la Corse_. Le capital de 50.000 livres fut divisé en
500 actions (luoghi) donnant droit chacune à une voix dans les
assemblées délibératives. Malgré la peste, la République entretint des
garnisons en Corse; mais une guerre terrible, dans laquelle Gênes trouva
réunies contre elle toutes les forces maritimes des Grecs, des Vénitiens
et des Aragonais, la contraignit peu à peu à mettre toutes ses troupes
au service d’une cause d’où dépendait sa fortune commerciale. Forcée de
transiger avec ses ennemis, elle tenta de les diviser et, pour «empêcher
les étrangers de se plaindre», elle rappela de Corse les soldats qui y
restaient encore en 1350. Les pourparlers avec le roi d’Aragon
s’éternisèrent, les Génois ne voulant à aucune condition, renoncer à la
Corse et à la Sardaigne. Cependant quand ils virent que D. Pedre, en
lutte avec la Castille, était immobilisé dans son royaume, ils ne
songèrent plus qu’à reprendre les positions qu’ils occupaient avant la
guerre. Un diplomate habile, Leonardo da Montaldo, fut chargé de ramener
à la République les communes qui s’étaient séparées d’elle au cours des
hostilités avec Venise. En Corse, il procéda discrètement et reçut à
Calvi, au nom de la Commune, le serment de fidélité prononcé par les
chefs au nom du peuple corse. On envoya alors en Corse des troupes qui
occupèrent quelques forteresses, dont Baraci, lieu propre à surveiller
le débarquement des Aragonais (1357).

_Le Temps de la Commune et Sambocuccio d’Alando._--Si l’on s’en rapporte
aux chroniques, toutes les invasions génoises qui se sont succédé en
Corse, furent provoquées par les insulaires eux-mêmes réunis en consulte
à la suite de soulèvements d’importance inégale. Et de fait, si les
monuments prouvent que ce n’est pas là une satisfaction accordée par
l’auteur à l’amour-propre national, ils témoignent surtout de l’habileté
de ceux qui travaillèrent à les asservir.

Car la documentation, extraite en grande partie de la comptabilité
froide et discrète de la Commune, nous révèle que toutes ces consultes
et tous ces soulèvements sont le résultat d’intrigues dont le prix est
soigneusement consigné. Observons aussi que les ambassades corses sont
presque toujours arrivées à Gênes au moment où la République avait
intérêt à leur intervention. Elles ne représentent le plus souvent qu’un
parti, et exécutent leur mission à l’insu du plus grand nombre. Aussi
arrive-t-il parfois que leurs pouvoirs sont contestés, et que les
mandataires s’estiment heureux d’être renvoyés dans leur île sans passer
par la corde ou la prison, après avoir été traités de _faux
ambassadeurs_.

Quiconque a étudié l’histoire de la Corse ailleurs que dans les
chroniques, sait combien la portée de ces assemblées a été exagérée. Les
populations de Morosaglia et des pays voisins y prenaient part; quant
au reste de la Corse, il n’y était représenté que dans des proportions
assez faibles et uniquement par les partisans des organisateurs de la
consulte. S’il n’en était ainsi, comment comprendrait-on les résultats
contradictoires de ces réunions, où se succédaient des décisions
tellement diverses que la mobilité même du peuple corse ne suffirait pas
pour les expliquer?

On imagine donc combien il était facile à un chef de clan, à un parti,
même à une invasion étrangère, de faire sanctionner les usurpations les
moins justifiées: le pays était pauvre, les peuples oisifs, les
rivalités aveugles, les passions excessives. Dans un horizon trop étroit
pour se développer, les qualités de la race n’étaient plus qu’un danger
pour elle-même. La Corse aspirait à un champ plus vaste, toute nouveauté
lui était une espérance, tout inconnu devenait un messie. L’étranger
pouvait débarquer sur son sol, il y trouvait toujours une faction
intéressée au changement; tout au moins, s’il n’y avait rien à gagner
pour elle, y avait-il à perdre pour la fraction adverse.

Une vaste _internationale_ (que l’on me pardonne cette expression
moderne) reliait au milieu du XIVᵉ siècle les _populaires_ de tout
l’Occident. A Rome, où Rienzi, vainqueur des patriciens, ose attaquer le
dogme de la monarchie universelle et proclamer l’indépendance des
peuples, à Gênes, à Lucques, à Pise, à Sienne, partout souffle un vent
de révolte, et les marchands italiens, en propageant les idées nouvelles
sur les foires de Provence et de Champagne, apportent en France le germe
de la Jacquerie. Dans un pays comme la Corse, les Zoagli, les Rosso, les
Montaldo trouvent un terrain propice aux rébellions. Mais ce n’est pas
seulement un idéal social que poursuivent ces diplomates avisés, ils
servent leur patrie. Depuis plus d’un siècle, il existait en Corse des
villages indépendants. Dans ces petites communes qui souffrent du
voisinage des seigneurs et des fréquentes invasions des Cinarchesi,
l’intrigue génoise avait plus de facilités pour préparer les voies que
dans les pays où le seigneur est souvent un tyran, mais aussi un
protecteur. Suivant une version très ancienne de Giovanni della Grossa,
«les grands dominaient là où ils n’étaient pas _seigneurs_. Ne pouvant
supporter leurs mauvais traitements, les peuples de Mariana et du
domaine des Cortinelis s’unirent ensemble et mirent à leur tête
Sambocuccio d’Alando». La troupe toujours grossissante traverse
triomphalement la Corse et renverse les châteaux, bâtisses grossières
qui ne doivent leur force qu’à leur position naturelle. Mais les
seigneurs, revenus de leur surprise, songent à se défendre. Deux armées
sont en présence et l’avantage, au dire de Pietro Cirneo, est plutôt du
côté des seigneurs, car le prudent Sambocuccio est d’avis d’éviter la
bataille. On combattit toute une journée, sans résultat, mais «le parti
populaire, dit la Chronique, sentant qu’il ne pouvait se maintenir sans
un appui solide, envoya à Gênes quatre députés qui, en son nom,
_donnèrent la commune de Corse à la commune de Gênes_». Les
ambassadeurs, reçus avec effusion, y furent entretenus et luxueusement
habillés, dit la comptabilité, «_pour le bénéfice et l’utilité de la
commune de Gênes_».

Car telle est la morale et la conclusion de ce mouvement populaire dans
lequel un écrivain italien (le général Asserets) soutenant une thèse
politique, d’ailleurs richement documentée, a voulu voir «une révolution
telle que n’en avait jamais subi aucun pays italien». La Chronique si
fertile en détails ne nomme pas un seigneur qui ait péri au cours du
soulèvement; sauf dans le _Marchesato_ et le fief _cortinco_, qui
prendront désormais le nom de _Terre de la Commune_, tous les châteaux
seront rapidement relevés. Si justifiée qu’eût été une _jacquerie_, le
peuple qui n’a même pas pu contraindre ses chefs (_caporali_) à se
mettre à sa tête, n’a été que l’instrument de la politique génoise.

La révolution communale de Sambocuccio, encadrée par la mission de
Montaldo et précédée de pourparlers avec Gênes, ne nous apparaît donc
pas comme un acte spontané des populations. Le diplomate génois qui
partait en Corse le 30 septembre 1358, semble littéralement être allé
_chercher l’ambassade_ dont la mission à Gênes était terminée dès le 12
octobre, ainsi qu’il résulte de la facture de «25 livres 18 sous» du
tavernier Leonardo da Boncella pour frais de pain, nourriture et
boisson, des ambassadeurs du peuple corse. Ce détail a son importance,
car il nous permet de croire que l’habile politique a pu régler tout
aussi bien les phases de la révolte que rédiger les _instructions_
données par le peuple à ses mandataires.

En résumé, le _Temps de la Commune_ ne fut qu’un épisode de la guerre de
Gênes contre l’Aragon, et des luttes de la démocratie génoise contre des
tyrans dangereux, non à cause de leur tyrannie, mais en raison de leur
indiscipline. La République, qui avait laissé au peuple corse la
consolation ou plutôt l’illusion de s’être donné soi-même, envoya comme
gouverneur le frère du doge, Giovanni Boccanegra. (Octobre 1358.)

Le rôle de Sambocuccio a été considérablement amplifié par les
historiens modernes qui ont vu en lui non seulement le libérateur du
peuple, mais encore le législateur de la Corse. Il n’existe ni
tradition, ni document qui appuie cette opinion, née au XVIIIᵉ siècle,
dans des conditions que nous avons relatées au début de cet ouvrage. Le
peuple l’avait choisi pour le diriger contre les seigneurs; par deux
fois, Sambocuccio négocia avec la République l’envoi d’un gouverneur, et
représenta très probablement le parti populaire à Gênes où des actes
notariés nous signalent sa présence. En Corse, il semble n’avoir exercé
que les fonctions de _conseiller du gouverneur_ qu’il partageait avec
six autres insulaires.

Rien d’important ne signale le gouvernement de Giovanni Boccanegra.
Après son départ (1362), les seigneurs recommencèrent à peser sur le
peuple. Sambocuccio s’adressa encore aux Génois qui envoyèrent comme
gouverneurs Tridano della Torre et Filippo Scaglia. Ceux-ci détruisirent
les châteaux et soumirent tous les seigneurs. Ils se firent remettre par
chacun des Cinarchesi une caution assez forte, à défaut de laquelle ils
prirent en otage un fils ou une _amie_.

Les conventions passées entre les chefs du peuple corse et la commune de
Gênes, ne sont pas parvenues jusqu’à nous: «Les conditions, dit Giovanni
della Grossa, étaient que les Corses ne seraient jamais obligés de payer
plus de vingt sous par feu chaque année.» Les documents nous apprennent
que le gouverneur, assisté d’un vicaire et d’un jurisconsulte, devait
prendre l’avis d’un conseil composé de six Corses. Chaque paroisse était
administrée par son gonfalonier, chaque groupe de villages par un
podestat.

Des désordres de toute nature signalent le milieu du XIVᵉ siècle; c’est
d’abord l’apparition de la secte des _Giovannali_ dont «la loi portait
que tout serait commun entre eux», et que l’opinion

[Illustration: Sartène: vieilles maisons. (_Sites et Monuments du T. C.
F._)--La Porta: le Clocher et l’Église. (_Ph. Damiani._)--Cargèse.(_Sites
et Monuments du T. C. F._)

     Pl. V.--CORSE.
]

publique accusait de débordements et de crimes inqualifiables. Le pape
les excommunia et envoya contre eux un commissaire avec quelques
troupes; les Corses se joignirent à la petite armée, et les _Giovannali_
furent exterminés.

Sous le gouvernement de Tridano della Torre commença la lutte entre les
Ristagnacci (appelés à tort Rusticacci dans les manuscrits du XVIIIᵉ
siècle) et les Cagianacci, familles _populaires_ de la piève de Rogna.
Leurs _vendette_ devaient se prolonger pendant près d’un siècle.

_Arrigo della Rocca et la Maona._--Les gouverneurs génois soutenus par
les chefs populaires étaient à peu près maîtres de la Corse,
lorsqu’Arrigo della Rocca, fils de Guglielmo, qui s’était enfui en
Espagne, débarqua à Olmeto avec des troupes catalanes et, secondé par
les Cinarchesi, s’empara de l’île entière. A Biguglia, il se fit
acclamer comte de Corse. A la suite de ces succès rapides, D. Pedro le
nommait son lieutenant en Corse et en Sardaigne; mais un parti composé
des feudataires du Cap-Corse et d’un certain nombre de chefs de villages
conduits par Deodato da Casta, se forma contre Arrigo, qui abusait
violemment du pouvoir. Une consulte populaire tenue à la Venzolasca
décida l’envoi d’ambassadeurs à Gênes, qui, effrayée par les dépenses
d’une nouvelle guerre, afferma l’île à une société industrielle et
financière, composée de six membres, et désignée sous le nom de _maona_
(27 août 1378). On prétendit à Gênes que les mandataires du peuple corse
avaient sollicité ce nouveau mode de gouvernement.

Arrigo, après avoir attendu vainement des secours promis par le roi
d’Aragon, se décida à accepter une part dans la _maona_, mais il ne
tarda pas à se brouiller avec ses associés. D’accord avec les seigneurs
d’Ornano et d’Istria, il tomba à l’improviste sur les troupes génoises
et s’empara de deux membres de l’association: l’un fut mis à mort,
l’autre paya six mille florins pour sa rançon.

La _maona_ s’était résignée à la perte du pays cinarchese que
gouvernaient les seigneurs sous la suzeraineté du comte Arrigo.
L’assassinat d’un membre de la famille de Leca ralluma le feu des
divisions intestines; le gouverneur pour la société en voulut profiter:
ses troupes battirent les Cinarchesi et les refoulèrent jusqu’en Ornano.
Mais alors les seigneurs, redoublant d’énergie, tombèrent à leur tour
sur l’armée génoise qui, réfugiée à Ajaccio, dut capituler.

Cependant, Arrigo était parvenu à se rendre maître de la Corse presque
entière, il y régna tranquillement au nom du roi d’Aragon pendant
plusieurs années, n’ayant à lutter que contre des révoltes partielles.
En 1393, il perdit toutes ses conquêtes et se trouva, avec tous les
seigneurs Cinarchesi, dépossédé même des fiefs paternels.

Arrigo eut de nouveau recours au roi d’Aragon qui mit à sa disposition
deux galères. En moins de temps encore qu’il n’en avait mis à perdre
l’île, il la reconquit et fit même prisonnier le gouverneur génois,
Battista da Zoagli, frère du doge de Gênes. Mais comme les Cinarchesi ne
lui avaient apporté aucune aide, il les chassa de leurs châteaux et se
déclara seigneur de l’île tout entière. Quatre ans après, Raffaele da
Montaldo, capitaine de l’île de Corse pour les Génois, l’obligea à
repasser les monts (1398). Arrigo se préparait de nouveau à la guerre
lorsqu’il mourut en 1401.



VIII

LA FIN DU MOYEN AGE

     _Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello
     d’Istria.--Conquête de l’île par Vincentello.--Entreprises des
     Aragonais sur la Corse.--Intrigues des seigneurs, des caporali, des
     Fregosi.--Intervention pontificale._


A Gênes, en moins de quatre ans, dix doges s’étaient succédé, choisis
alternativement dans les factions des Adorni et des Fregosi. Pendant
près de deux siècles, ces deux familles d’origine populaire devaient se
disputer le pouvoir, au détriment de leur patrie qu’elles inféodèrent
tour à tour à des souverains étrangers pour enlever à la faction adverse
triomphante les bénéfices de sa victoire. A l’extérieur, la sécurité de
la République fut, au cours du XVᵉ siècle, constamment menacée: par les
Vénitiens, jaloux de la prospérité de leur commerce, par les Milanais,
voisins turbulents et intraitables, par les Musulmans, dangereux pour
leur négoce en Orient, par l’Aragon qui convoite l’empire de la
Méditerranée, et plus tard par l’ambition conquérante des princes
français. Au début du siècle, les rois aragonais ont les yeux fixés sur
la Sardaigne, qu’ils dominent imparfaitement, et sur la Corse dont ils
ne sont souverains que de nom; mais il ne semble pas qu’ils aient
poursuivi la conquête de cette dernière avec ardeur: leur ambition ne se
manifeste que par des expéditions intermittentes et des formules de
chancellerie rarement sanctionnées par des actes.

En octobre 1390, le doge Antoniotto Adorno, voyant sa patrie menacée par
le duc de Milan, Gian-Galeaz Visconti, et ne voulant pas s’effacer
devant les Fregosi, offrit la suzeraineté de Gênes au roi de France.
Charles VI accepta et envoya comme gouverneur le comte de Saint-Pol,
remplacé, peu après, par le maréchal Boucicault (1401). La Corse
devenait vassale du roi de France. Elle était alors gouvernée avec
justice et modération par Raffaele da Montaldo. Malheureusement, en mai
1403, Boucicault le remplaça par Ambrogio de’ Marini, qui ne put tenir
tête aux Corses révoltés. A la mort de celui-ci advenue en décembre de
la même année, Leonello Lomellino, alléguant qu’il avait engagé dans la
maona de Corse des sommes considérables, sollicita du roi de France la
concession de l’île en fief noble. Au mois de janvier 1404, Andrea
Lomellino son fils était nommé gouverneur de la Corse. Peu de temps
après, Leonello, l’investiture obtenue, prenait possession de l’île.
«Arrivé en Corse, avec le titre de comte, dit Giovanni della Grossa, il
se laissa aller à un tel excès d’orgueil qu’il prétendait que tout lui
appartenait: hommes, bestiaux, fruits et tout le reste. Il se vit
bientôt l’objet d’une haine profonde et déclarée.»


_Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello d’Istria._--Avec
l’appui des Génois, auxquels il s’était soumis après la mort de son
père, Francesco della Rocca, fils d’Arrigo, vicaire de la République,
avait contraint les Cinarchesi à reconnaître sa suprématie. Seul,
Vincentello d’Istria, fils de Ghilfuccio et d’une sœur du comte Arrigo,
dont le domaine était réduit au tiers de la petite seigneurie d’Istria,
ne voulut pas s’incliner devant l’autorité du bâtard de son oncle. Il
s’associa quelques aventuriers sardes et catalans avec lesquels, monté
sur une felouque de rencontre, il commença de piller les territoires des
Bonifaciens. Dès que les ressources ainsi acquises le lui permirent, il
se procura un brigantin dont l’usage énergique lui valut bientôt dans
les eaux méditerranéennes la réputation d’un corsaire redoutable. Les
navires des marchands génois, lui procurant le plus substantiel de ses
prises, sa renommée parvint à la cour d’Aragon où le roi, don Pedre, se
souvenant des services et de la constance de son oncle Arrigo, lui fit
un favorable accueil, et lui donna quelques troupes avec le titre de
_lieutenant du roi en Corse_. D’esprit pratique, Vincentello ne se para
pas bruyamment de cette dignité honorable, mais il débarqua discrètement
dans l’île, s’empara par surprise du château de Cinarca et y plaça une
garnison espagnole. Avec les Corses qui étaient venus, en grand nombre,
se ranger sous la bannière aragonaise, il marcha sur Biguglia où il ne
rencontra aucune résistance et se présenta devant Bastia. Quoique
secondé par Francesco della Rocca, Leonello Lomellino fuyant le danger,
s’était embarqué pour Gênes, laissant dans la forteresse une petite
garnison dont le chef livra la place à Vincentello pour deux cents écus.

A Biguglia, Vincentello, satisfait du nombre respectable de ses
partisans, s’était fait offrir le rameau d’oranger qui, suivant le rite
consacré en Corse, lui conférait le titre de comte. Francesco della
Rocca, à Bonifacio, se préparait à la lutte en ralliant à la cause
génoise les mécontents déçus pour avoir escompté trop tôt les avantages
de la suzeraineté aragonaise. Cependant les deux peuples étaient en
paix, et quand Francesco, jugeant ses forces suffisantes, reprit
l’offensive, une proclamation du roi de Sicile, D. Martin, fils de D.
Pedro, ordonna au gouverneur de Sardaigne et à ses officiers de porter
secours à Vincentello _contre les rebelles qu’il s’étonnait de voir
combattre sous l’étendard de la commune de Gênes_, de poursuivre lesdits
rebelles en tous lieux, mais _de respecter Calvi et Bonifacio, villes
génoises_. Cette formule n’avait pour but que de limiter les
revendications génoises et de montrer surtout qu’elle les voulait
ignorer. Gênes imita cette discrétion, mais n’en envoya pas moins, en
1407, Andrea Lomellino, fils de Leonello, avec le titre de gouverneur.
Francesco della Rocca, dont la popularité avait remplacé celle de
Vincentello, triomphait sur tous les points. Dans l’Istria, dans
l’Ornano, à Vico, il avait battu et poursuivi les troupes de ce dernier
et les avait obligées à franchir les monts. «Partout où il passait, dit
la Chronique, chacun prenait les armes pour se joindre à lui.» Il
assiégea Biguglia où le comte s’était retiré et le contraignit à fuir à
Bastia. Bloqué dans cette forteresse par Francesco et le gouverneur
génois qui venait de débarquer, Vincentello, blessé à la jambe, se jeta
en hâte sur un brigantin et s’en fut solliciter des secours en Sicile.

La faveur dont avaient joui les Génois et leur vicaire Francesco auprès
des chefs insulaires, ne fut pas de longue durée. Quand Vincentello
reparut dans la baie d’Ajaccio avec une petite flotte catalane (1408),
les Cinarchesi l’accueillirent comme un sauveur. Pour se les attacher
par des liens plus solides que ceux dont il avait éprouvé la fragilité,
il dissimula ses ressentiments, et s’engagea à partager avec les plus
influents d’entre eux les fruits de leur conquête éventuelle. Cette
union éphémère impressionna les masses et les ramena autour de
Vincentello.

L’inquiétude à Gênes fut extrême. On y décréta un armement général
auquel les communes confédérées furent énergiquement invitées à
contribuer (mai 1407). La mort de Francesco della Rocca, frappé d’un
coup d’épieu à Biguglia, débarrassa Vincentello d’un redoutable
compétiteur, et Andrea Lomellino fut tellement effrayé de l’isolement où
le laissait la disparition de son vicaire qu’il pensa renoncer à
l’entreprise et s’enfuir. Il en fut empêché par les Gentili, seigneurs
du Cap-Corse, qui, accourant avec leurs vassaux, mirent en fuite les
troupes de Vincentello.

Francesco ne laissait que des enfants en bas âge. Sa sœur _madonna_
Violante, femme de Ristorucello Cortinco, se crut assez forte pour le
venger et empêcher Vincentello de s’établir sur les ruines de sa maison.
Elle parcourut la Corse, évoquant partout la mémoire de son frère et de
son père, le comte Arrigo, «mais, dit la Chronique, le sort ne seconda
pas ses desseins; malgré le nombre infini de partisans qui suivirent
cette femme valeureuse, malgré la virilité de son courage et l’élévation
de son esprit, elle fut battue à Quenza par Vincentello; et sa défaite
fut telle qu’elle eut grand’peine à gagner Bonifacio».

       *       *       *       *       *

_Conquête de l’île par Vincentello._--Cependant Vincentello, peu rassuré
sur les conséquences de la lutte qu’il avait entreprise contre Gênes,
envoya au roi D. Martin, le gouverneur catalan du château de Cinarca,
qui, s’appuyant sur l’expérience acquise pendant son séjour dans l’île,
put convaincre son souverain des dangers que courait la cause aragonaise
abandonnée aux mains des seuls Corses. Le roi promit de prompts secours.
Malheureusement pour Vincentello, D. Martin n’arriva en Sardaigne que
pour y terminer prématurément ses jours.

En 1411, Gênes envoya en Corse Raffaele da Montaldo, qui s’y était
concilié des sympathies au temps du comte Arrigo. Il était
particulièrement lié avec la puissante famille d’Omessa dont tous les
membres, revêtus de fonctions ecclésiastiques, vivaient en chefs
redoutés plus qu’en prélats. Ambrogio d’Omessa était évêque d’Aleria, et
Giovanni son neveu, évêque de Mariana. Ceux-ci élevèrent d’abord une
barrière à l’ambition croissante de Vincentello; mais quand Montaldo fut
rappelé à Gênes, ils semèrent l’agitation dans l’île pour exploiter la
mauvaise position de ses successeurs.

Tomasino da Campo-Fregoso, alors doge, fit décréter une dépense de 5000
florins d’or pour soumettre la Corse (7 juin 1416). Son frère Abramo,
envoyé dans l’île, contraignit Vincentello à demander des secours au roi
d’Aragon. Quant aux deux évêques, quoique battus par Pietro
Squarciafico, lieutenant de Tomasino, ils ne se découragèrent pas et
recrutèrent des troupes pour lutter contre les Génois; Vincentello se
joint à eux, bat Squarciafico et le fait prisonnier. C’est alors qu’il
fit construire à Corte la citadelle dont on peut admirer encore
aujourd’hui les imposantes fondations.

Ici, les _caporali_ entrent officiellement en scène. Comme à Florence,
on appelait ainsi les gonfaloniers du peuple. Ainsi que le gonfalonier,
le caporale était toujours choisi parmi les habitants du village. Dans
l’esprit du peuple, il devait faire contrepoids à la tyrannie du
seigneur ou du podestat, mais les familles de gentilshommes,
elles-mêmes, ne tardèrent pas à apprécier une fonction que tous les
gouvernements subventionnaient tour à tour, et une nouvelle
aristocratie mixte se forma. Il y eut des familles de caporali. Au XVᵉ
siècle, le caporale n’est plus pour le gouvernement génois que le chef
d’origine locale chargé, moyennant rétribution, de maintenir son
influence. Sur ses registres de comptabilité, il confondra sous la même
rubrique les syndics des villages et les féodaux les plus puissants de
l’Au-delà-des-Monts. Par les caporali, Gênes communique avec chaque clan
et conserve ainsi dans l’île une autorité que les fonctionnaires génois
sont incapables de maintenir par eux-mêmes.

Il est probable que la suppression d’une pension qu’ils touchaient
depuis deux ou trois ans fit soulever les deux évêques et leurs amis
contre Gênes. Vincentello se les attacha en leur rendant leur
subvention. Dès lors, les familles principales de la Terre-de-la-Commune
reçurent régulièrement leur traitement, tantôt de la République, tantôt
du gouvernement aragonais, souvent aussi du seigneur cinarchese qui
avait pu se constituer un parti important. En 1443, Mariano da Caggio,
élu lieutenant général du peuple corse, voudra réprimer leurs abus: il
nivellera leurs tours et leur interdira de prendre le titre de caporale;
mais son autorité trop éphémère ne portera pas de fruits.

Pour les Fregosi, la Corse devait être un champ d’exploitation. Ils
avaient employé au mieux de leurs intérêts personnels les fonds fournis
par la République. Afin de continuer la guerre, Abramo de Campo-Fregoso
emprunta de l’argent aux Bonifaciens et vint mettre le siège devant le
château de Cinarca. Quand il s’en fut emparé, jugeant qu’il lui serait
difficile de le conserver, il le vendit 3.500 livres à Carlo d’Ornano.
Mais Vincentello d’Istria qui avait vaincu et fait prisonnier le
lieutenant d’Abramo, Andrea Lomellini, assiège le gouverneur à Biguglia
et s’empare de sa personne (1420). La prise de Bastia suit de près, et
les Génois sont chassés. Il est presque inutile d’ajouter qu’Abramo ne
rendit jamais aux Bonifaciens l’argent qu’il leur avait emprunté.


_Entreprises des Aragonais sur la Corse._--Vers la fin de l’année 1420,
le roi D. Alfonse estimant nécessaire sa présence en Sardaigne, arma une
flotte importante. Accueilli en souverain à Sassari par les Sardes, il
fit voile aussitôt pour la Corse, et reçut à son débarquement les
hommages des principaux chefs. Calvi et Bonifacio, dont les populations
étaient génoises, s’étaient préparées à la résistance; cependant les
Aragonais entrèrent dans Calvi presque sans coup férir, grâce à la
trahison d’un habitant, Giacopo-Pietro da Montelupo qui leur en ouvrit
les portes pendant la nuit. La ville ainsi occupée, presque sans
protestation de la part de sa population pacifique de pêcheurs et de
marchands, le roi distribua aux notables quelques faveurs et partit pour
Bonifacio, ne laissant, pour garder la place, que soixante Catalans sous
la conduite du capitaine Juan de Liñan. Grave imprudence, car les
Calvais, privés de communications avec Gênes, principal débouché de leur
commerce, et peut-être incommodés par la présence des soudards catalans,
s’avisèrent d’un stratagème pour s’en débarrasser. Un navire chargé de
marchandises avait jeté l’ancre au cap Saint’Ambrogio, à quatre milles
de Calvi: ils firent miroiter aux yeux des soldats les avantages d’une
prise facile, et décidèrent une partie de la garnison à courir sus au
butin. Ce piège grossier réussit: la garde de la citadelle réduite de
moitié, ne put résister aux menaces de la population armée contre elle,
et le capitaine Liñan s’estima heureux de pouvoir embarquer tous ses
hommes à destination de Bonifacio. Ainsi, fait peut-être unique dans
l’histoire, la prise d’une ville et sa délivrance s’effectuèrent presque
sans effusion de sang.

Quant à Montelupo, une délibération des habitants de Calvi réunis dans
l’église San-Giovanni le 14 août 1421, le déclara traître à sa patrie,
indigne d’habiter, de posséder ou de négocier à Calvi. Ses biens furent
confisqués et le prix de leur vente affecté à l’acquisition d’armes, de
cuirasses et de munitions pour la défense de la ville. C’est à partir de
ce moment, dit-on, que Calvi ajouta en exergue à la croix de Gênes
qu’elle portait dans ses armoiries la devise «_Civitas Calvi semper
fidelis_».

La flotte aragonaise resserrait étroitement Bonifacio. Les canons
catalans, hissés sur des tours voisines, dominaient à la fois le port et
la ville et causaient de tels ravages que les habitants, déjà décimés
par la famine et la rigueur de décembre, implorèrent une courte trêve,
promettant de se rendre s’ils n’étaient pas ravitaillés avant janvier
1421. Un brigantin fut envoyé à Gênes et, le premier janvier, une
escadre de huit vaisseaux, commandée par Battista di Campofregoso était
signalée. Aussitôt les assiégés au mépris de la trêve, dit un historien
milanais contemporain, prennent les armes et détournent l’attention des
Aragonais. Favorisée par le vent, la flotte génoise brise la chaîne qui
ferme le port et ravitaille la cité. C’en fut assez pour décourager le
roi appelé à Naples par des intérêts plus pressants, car il s’agissait
de la succession de la reine Jeanne compromise par l’ambition de la
maison d’Anjou. Il partit après avoir nommé Vincentello vice-roi de
Corse. Le pouvoir de celui-ci, en 1421, est tel que l’annaliste génois
contemporain (Stella), lui-même ne le discute pas: «La plus grande
partie de l’île, écrit-il, appartient au comte Vincentello della Rocca,
les Génois y règnent de nom, mais leur pouvoir y est nul.» Le pape
Martin V, envoyant en Corse un légat apostolique pour y organiser un
synode, l’adressa _au comte Vincentello, Souverain de la Corse_.
Celui-ci sut profiter de l’occasion pour convier à cette assemblée tous
les laïques de quelque importance, et fit savoir que la constitution
synodale devait être observée par tous, sous les peines les plus
sévères. Cet acte purement politique tendait à donner à son autorité la
sanction apparente du Saint-Siège.

La lutte des Adorni et des Fregosi fit tomber Gênes au pouvoir du duc de
Milan. Tomasino de Campo-Fregoso et les siens reçurent «en remboursement
des sommes qu’ils avaient dépensées pour le service public» près de
60.000 florins et la seigneurie de Sarzane. Ils attendirent dans cette
petite ville qu’un souffle plus favorable leur rendît les hautes charges
de la République qu’ils avaient su rendre si lucratives. Comme le roi de
France, le duc de Milan s’était engagé à respecter la constitution des
Génois et leurs franchises.

Moins tyrannique, Vincentello, malgré l’opposition des Cinarchesi,
aurait pu établir solidement son autorité en Corse. En pensionnant les
caporali, il avait fait reconnaître sa suzeraineté; les rois d’Aragon,
le Saint-Siège, Florence le traitaient en souverain, et Gênes,
elle-même, par des rapports courtois avec lui, semblait accepter l’état
de choses qu’il avait créé. Les excès dont il se rendit coupable
causèrent sa chute. En 1433, alors qu’il était en fort mauvais termes
avec Simone de Mari, seigneur du Cap-Corse, et les seigneurs della
Rocca, d’Ornano et de Bozzi, il exigea des populations qui lui
restaient fidèles une contribution extraordinaire, ce qui lui aliéna
les masses. En enlevant une jeune fille de Biguglia, il provoqua
l’indignation générale. Les habitants de la Terre-de-la Commune se
groupèrent autour de Simone de’ Mari et le comte, presque isolé, dut
quitter la Corse. Les Florentins l’accueillirent avec de grands honneurs
et lui fournirent des secours. Mais comme il revenait, accompagné de son
frère Giovanni, Zaccaria Spinola, capitaine d’une galère génoise,
s’empara d’eux. Vincentello, conduit à Gênes, fut condamné à avoir la
tête tranchée. Il revendiqua la responsabilité de tous les dommages que
son frère et les autres Corses avaient infligés aux Génois; ce qui
fournit un prétexte à la République pour déclarer ses biens confisqués.
L’importance qu’attacha le gouvernement génois à la capture de
Vincentello fut telle que Zaccaria Spinola et son lieutenant, Giacopo di
Marchisio, reçurent, en récompense, des privilèges à vie, et que chacun
des officiers qui se trouvaient à bord de leur galère fut gratifié d’un
don de cinquante livres. Vincentello fut exécuté à Gênes dans une petite
cour du _Palazzetto_ (monument qui renferme aujourd’hui les Archives
d’État). Sa tête tomba sous le couperet de la _mannaja_, instrument de
mort dont on usait communément en Italie, et qui fit depuis son
apparition en France sous le patronage du docteur Guillotin.

_Intrigues des seigneurs, des caporali et des Fregosi.--Intervention
pontificale._--Après la mort de Vincentello, les feudataires
recommencèrent à se disputer le pouvoir. Simone de’ Mari, le plus
puissant d’entre eux, se rendit maître de Bastia et se crut assez fort
pour lever des impôts; mais les Cinarchesi: Giudice d’Istria, Polo della
Rocca et Rinuccio di Leca s’unirent contre lui. Afin de diviser ses
adversaires, il commença par gagner à sa cause Polo della Rocca et
traita avec Rinuccio. Giudice ne voulut entendre parler d’aucun
accommodement: il se fit nommer comte de Corse par le roi d’Aragon,
titre qui ne fut reconnu que par ses vassaux, car les insulaires, réunis
à Morosaglia, élurent Polo della Rocca comte et seigneur de l’île.

Aussitôt Simone de’ Mari déçu dans ses espérances, fit avec les Montaldi
un traité par lequel la Corse aussitôt conquise serait partagée entre
eux et lui, par moitié. Les caporali, fidèles à leurs principes
d’intérêt personnel, abandonnèrent le comte Polo et se rangèrent avec
les Montaldi, mais ceux-ci après la victoire, s’aliénèrent les Corses en
faisant emprisonner leur allié, Simone de’ Mari. Sous les ordres de
Rinuccio di Leca, les insulaires marchèrent contre les Montaldi dont
l’armée fut taillée en pièce à Tassamone (1437).

Cette même année, Tomasino di Campo-Fregoso fut élu doge. Reprenant le
projet déjà conçu par tant de familles génoises de se constituer avec la
Corse un fief particulier, il envoya son neveu Jano qui entra en
correspondance avec les seigneurs et les caporali; grâce à de belles
promesses celui-ci n’eut aucune peine à parcourir la Corse en
triomphateur. Après avoir reçu l’hommage des seigneurs du Cap-Corse dont
il confisqua et revendit les châteaux, il passa dans l’Au-delà-des-Monts
et força Bartolomeo d’Istria, fils de Vincentello, à lui céder moyennant
200 écus le château de Cinarca qu’il revendit 3.000 écus à Rinuccio de
Leca. Pour conserver son fief, chacun des Cinarchesi paya à Jano une
somme proportionnée à son importance.

Encouragé par ces premiers succès, Jano supprima les pensions des
caporali. C’était imprudent: ceux-ci mirent à leur tête Polo della
Rocca et Rinuccio di Leca qui forcèrent le gouverneur à s’enfuir. Revenu
avec des forces importantes, il triompha des Corses, dit Giovanni della
Grossa, dans la plaine de Mariana, «grâce à des épouvantails avec
lesquels les Génois effrayaient les chevaux» (1441). Cette défaite eut
des conséquences graves pour les Corses: pendant plusieurs mois, Polo
fut poursuivi par les Génois; mais le pire, dit la Chronique, fut que
chacun des adversaires, partout où il passait, levait la taille, de
sorte que chaque feu la paya deux fois cette année.

Mais les Adorni ayant reconquis le pouvoir, les Montaldi reparurent en
Corse et se mirent en campagne contre Jano qui chercha en vain un allié
parmi les feudataires. Battu dans toutes les rencontres, Jano prit le
parti de rentrer à Gênes où la fortune de sa famille était très
compromise. Pour ne pas tout perdre, il porta la lutte sur un autre
terrain et réclama de la République une indemnité de 15.000 livres.

Au milieu des troubles qui désolaient l’île, l’évêque d’Aleria, Ambrogio
d’Omessa, qui avait contribué pour une bonne part au retour des Fregosi,
proposa aux caporali d’offrir la souveraineté de l’île au Saint-Siège.
Le pape Eugène IV accepta, mais les troupes pontificales, s’étant
rencontrées avec un parti de Cinarchesi que commandait Raffè de Leca,
fils de Rinuccio, éprouvèrent une sanglante défaite. L’avarice des
gouverneurs pontificaux acheva de détruire le prestige du régime. Un
caporale dont la valeur égalait le prestige, Mariano da Caggio, de la
famille des Cortinchi, convoqua une consulte à Morosaglia. Les
populations lasses de l’oppression où les tenaient les gouvernements
étrangers, les seigneurs et les caporali, élurent par acclamation
Mariano lieutenant général du peuple, mais se laissèrent persuader
d’accepter, entre toutes les tyrannies, celle qui théoriquement se
présentait comme la plus douce. Les troupes romaines débarquèrent donc
de nouveau et remportèrent sur les Cinarchesi d’assez gros succès, mais
la mort d’Eugène IV (1447) suggéra à son général, Mariano da Norcia, de
continuer pour son compte ce qu’il avait entrepris pour celui du pape.
Craignant l’opposition de ses alliés, il fit incarcérer Mariano da
Gaggio, le gouverneur de la Corse, évêque de Potenza, et Giudice
d’Istria, lequel, en haine des seigneurs de la Rocca et de Leca, s’était
joint au parti populaire. Ces arrestations provoquèrent l’indignation
générale. Mariano da Norcia fut obligé de se retirer dans le château de
Brando où il prépara sa fuite: encore prit-il la précaution de vendre
avant de partir le dit château pour la somme de trois cents florins
qu’il conserva ainsi que les sommes qu’il avait recueillies au nom du
gouvernement pontifical.

A Eugène IV avait succédé, sous le nom de Nicolas V, Tomaso
Parentucelli, de Sarzane, qui, sujet des Fregosi, fut flatté de voir
Lodovico, frère de Jano (nouvellement élu doge de Gênes), venir à Rome
lui baiser les pieds. Le pape témoigna sa satisfaction envers la famille
de ses seigneurs naturels en donnant à Lodovico l’investiture de la
Corse.

En prenant possession de son fief, Lodovico éprouva plus d’une
déception. La vente des citadelles et le trésor vidé par le commissaire
pontifical lui furent particulièrement sensibles. Le peuple, dirigé par
Mariano da Gaggio, paraissait peu disposé à accepter son autorité et les
seigneurs peu préparés à verser les garanties pécuniaires qu’il en
exigeait; Mariano da Gaggio appela les Corses aux armes, et Lodovico,
qui se trouvait alors à Gênes,

[Illustration: Sampiero montrant ses blessures.--Sampiero et Vannina.

Sampiero excitant les Corses à l’insurrection (_d’après l’Histoire de
Galletti_).

     Pl. VI.--CORSE.
]

dut revenir subitement avec huit cents hommes: l’évêque d’Aleria,
Ambrogio d’Omessa, passa de son côté, mais en poursuivant Mariano, qui
battait en retraite, Lodovico perdit un grand nombre des siens sur les
rives du Golo, et laissa deux cents prisonniers qui se rachetèrent à
prix d’argent.

Lodovico appelé au dogat en remplacement de son frère qui venait de
mourir, confia le gouvernement de la Corse à Galeazzo di Campo-Fregoso,
son cousin. Les instructions que donna Lodovico à celui-ci furent
surtout d’ordre économique: il l’engagea à rendre aux caporali leur
pension, estimant que mieux valait dépenser deux ou trois mille livres
en subventions qu’en armements; l’expérience qu’en avait faite son
frère, disait-il, avait été désastreuse. D’ailleurs, il indiquait les
moyens de combler les vides du trésor en exigeant cinq mille livres pour
la rançon des otages corses qu’ils conservaient; il suffisait,
ajoutait-il, pour faire verser cette somme d’augmenter les tailles dans
la proportion de _dix sous par livre_. On voit par ces détails les
raisons qui attachaient les Fregosi à la Corse. Quoique excessivement
jeune, Galeazzo, «digne de ses parents sous tous les rapports», trouva
son cousin encore trop généreux; il refusa de payer les pensions des
caporali; il salaria seulement Mariano da Caggio qui avait fait sa
soumission, et qu’il jugeait capable de maintenir la paix dans la
Terre-de-la-Commune.

Mais l’évêque Ambrogio d’Omessa poussa les autres caporali à la révolte,
et sans l’intervention de Michèle de’ Germani, évêque de Mariana, qui
conseilla à Galeazzo de faire quelques concessions, l’île entière se
soulevait à nouveau. Grâce à cette prudente intervention, l’île goûta
quelques mois de calme; les caporali patientèrent, mais lorsque leurs
réclamations devinrent importunes, Galeazzo se saisit des plus bruyants
et les jeta en prison. Il n’eut pas à se louer de cet abus de pouvoir,
car les Génois eux-mêmes le jugèrent impolitique et de nature à
compromettre définitivement l’autorité de la République. Une lettre du
doge assisté de son conseil (9 février 1451) l’en tança vertement: «Vous
n’êtes pourtant pas, lui était-il dit, sans savoir de quelle importance
est la Corse pour nous et quelle perte irréparable résulterait de son
passage aux mains d’une puissance étrangère.» Ces avis venaient
tardivement. «Les Corses, disait-on à Gênes, sont d’avis d’expérimenter
tous les régimes plutôt que de se soumettre à notre autorité.» Appelés
par le comte Polo della Rocca et Vincentello d’Istria (neveu du comte
Vincentello), les Aragonais, sous la conduite de Jayme Imbisora,
débarquaient en Corse au mois de novembre, prenaient possession de
quelques places fortes et manifestaient l’intention de bloquer
Bonifacio. Raffè da Leca resta, ainsi que Giudice della Rocca (fils de
Polo), du côté des Génois. La lutte paraissait devoir être chaude quand
Jayme Imbisora mourut. Comme le comte Polo, découragé, s’embarquait pour
Naples, il fut pris en mer par un corsaire espagnol qui le vendit 600
écus à Galeazzo. Celui-ci, moyennant la promesse d’une rançon de 700
écus, garantie par des tiers, rendit la liberté à Polo, et lui donna
même le titre de _vicaire du peuple_ pour qu’il pût, en recueillant les
impôts, réunir les fonds qu’il s’était engagé à payer. Mais le peuple
refusa de verser des _accatti_ (redevances volontaires) à un vieillard
dépourvu de forces et de soldats; ce que voyant, Polo, sans se soucier
des amis qui l’avaient cautionné auprès de Galeazzo, retourna dans ses
terres.



IX

LA BANQUE DE SAN-GIORGIO

     _Cession de la Corse à l’Office de San-Giorgio.--Révoltes des
     seigneurs.--Raffè de Leca.--Tyranie de l’Office.--Les Milanais en
     Corse.--Dernières luttes des féodaux: Gio-Paolo di Leca et Rinuccio
     della Rocca._


Jamais la Corse n’avait obéi à tant d’autorités diverses: Galeazzo di
Campo-Fregoso possédait les forteresses de San-Firenzo, de Biguglia, de
Bastia et de Corte; Calvi et Bonifacio tenaient pour la République; un
caporale, Carlo da Casta, dominait dans les campagnes de
l’En-deçà-des-Monts, tandis que chacun des Cinarchesi s’agitait pour
faire prévaloir son autorité personnelle sur l’île entière. Raffè di
Leca, bien secondé par ses vingt-deux frères, tant légitimes que
bâtards, semblait plus que tout autre appelé à ressusciter les rôles de
Giudice d’Arrigo et de Vincentello. Sa destinée se heurta à une
organisation plus puissante que toutes celles qui avaient dominé la
Corse jusqu’à ce jour. C’était l’Office ou Banque de San-Giorgio.

Cet établissement célèbre avait été créé en 1410, sous les auspices du
maréchal Boucicault dans le but de réunir aux mains d’une seule
compagnie toutes les créances de la République. En peu de temps,
l’Office des _Emprunts de San-Giorgio_ (_Offitium Comperarum
Santi-Georgii_) avait pris une importance considérable. Cette
république financière avait son sénat et ses troupes; quant aux
décisions de ses magistrats, le Doge, assisté de son conseil suprême,
hésitait avant de les contester.

Un corsaire catalan venait de s’emparer de San-Firenzo. Gênes, que la
prise de Constantinople, en coupant les communications avec ses colonies
de la Mer Noire, venait de plonger dans une situation désastreuse,
abandonnait alors à l’Office de San-Giorgio toutes ses possessions
d’outre-mer. Galeazzo, voyant que la Corse allait lui échapper, résolut
d’en tirer au moins quelque argent: il se rendit à Gênes, et céda à la
République ses droits sur la Corse. En même temps que lui, arrivaient
des députés du peuple corse qui venaient demander pour leur patrie
d’être comprise dans le lot cédé à l’Office de San-Giorgio. Est-il
permis de douter de l’unanimité de cette requête, au succès de laquelle,
Galeazzo et la Banque seuls étaient intéressés? Tout ce qu’on peut
assurer c’est que les négociations ne traînèrent pas, et que, pour
l’abandon de la Corse, Galeazzo, dit la Chronique, reçut de l’Office une
«somme importante».

Au mois de juin 1453, Pietro-Battista D’Oria commissaire de l’Office
parut dans la baie de San-Firenzo et mit le siège devant la forteresse
qu’occupait Vincentello d’Istria pour le roi d’Aragon. La place
capitula, et Pietro-Battista, après avoir pris possession officiellement
de Calvi et de Bonifacio, tint à Biguglia une consulte nationale où l’on
publia de nouvelles conventions passées entre l’Office et les Corses. La
plupart des seigneurs déclarèrent accepter la suzeraineté de l’Office.
Raffè di Leca, particulièrement distingué, fut avec son frère Anton’
Guglielmo, inscrit au _Livre d’or_ de la République et agrégé à
l’albergo Doria, faveur sans précédente et qui, dans la suite ne fut
octroyée qu’à deux Corses (Cuneo et Ristori); encore ne fut-ce qu’aux
XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, en des temps où l’inscription moyennant
finances, devenue commune, avait ôté au Livre d’or une grande partie de
son éclat.

_Révoltes des seigneurs.--Raffè di Leca._--Si jamais la politique des
seigneurs corses se montra obscure et incompréhensible, ce fut pendant
cette période où leur mobilité n’eut d’égale que la vigueur de la
répression. Presque tous sollicitèrent les bonnes grâces de l’Office qui
s’efforça de les satisfaire; mais les soupçons des gouvernants, la
susceptibilité des féodaux, leur jalousie vigilante et réciproque
épuisèrent rapidement le bon vouloir dont les uns et les autres
paraissaient animés. Dès 1454, un agent aragonais, Francesco de Zanilo,
pousse Simone et Giovanni de’ Mari à la révolte. Geronimo de Guarco, au
nom de la Banque, les soumet au bout de sept mois. On ne triompha pas
aussi aisément de Raffè malgré la coalition de Giudice et d’Antonio
della Rocca, de Vincentello d’Istria et de Mariano da Caggio contre lui.
Une descente en Corse des Sardes, sous la conduite de Berengario Erill,
vice-roi de Sardaigne pour le roi d’Aragon (1455), augmenta les
difficultés de l’Office: ce fut encore pis quand Lodovico di
Campo-Fregoso entra en relation avec Berengario dans le but de lui
vendre Bonifacio.

En juillet 1455, Génois et Aragonais ayant signé une trêve, Berengario
fut rappelé par son souverain. Astucieusement, la Banque envoya de
nouvelles troupes et la lutte recommença. Giudice, sans que l’on sût
exactement pourquoi, s’étant réconcilié avec Raffè, les Génois furent
battus et refoulés dans l’En-deçà-des-Monts. Jadis, lorsque Vincentello
et Arrigo avaient infligé à la République de tels échecs, les Génois,
démoralisés, s’étaient retirés pour attendre une époque plus propice et
mieux préparée par leur diplomatie toujours active; mais l’Office
confiant en la puissance de son or, et décidé à prendre possession d’une
marchandise qu’il avait payée, s’impressionnait peu du sang de ses
mercenaires. Une lutte sanglante et sans merci fut décidée contre les
Corses. Raffè se montra comme cruauté au niveau de ses ennemis. Un
habitant du Niolo, Arrigo da Calacuccia, s’étant emparé du gouverneur
génois Carlo de’ Franchi, Raffè lui paya son prisonnier 400 livres, puis
il l’enferma dans une sorte de cage roulante que chacun fut autorisé à
mouvoir. Le malheureux ne put supporter ce traitement et mourut au bout
de quelques jours. Quant aux soldats génois, il les vendait aux pirates
barbaresques, et pour bien afficher son mépris, il n’exigeait des
acheteurs que _huit oignons_ par tête. Plus miséricordieux à l’égard des
mercenaires, il les renvoyait souvent sans rançon. Cependant il fit
couper à l’un d’eux les mains et le nez: «Lombard, lui avait-il dit,
c’est bien toi que j’ai pris sept fois? c’est bien toi qui m’as juré de
ne plus combattre contre moi? Pour ne pas me tromper à l’avenir, je veux
te marquer d’un signe de reconnaissance.»

Raffè combattait avec l’énergie du désespoir, car les Génois avaient
envoyé des forces considérables. Giudice della Rocca à Bariccini, Raffè,
Anton’ Guglielmo, et leur oncle Giocante à Leca restaient seuls à
soutenir le poids de la guerre. Pour en finir, les Protecteurs de
San-Giorgio confièrent le commandement de leurs troupes à Antonio Calvo,
_homme énergique et implacable_, dit la Chronique. On lui donna des
instructions formelles. Il devait, en débarquant, mettre à prix les
têtes des chefs: à qui livrerait Raffè ou Giudice vivants, on verserait
mille ducats, morts cinq cents; deux cents ou cent ducats devaient
récompenser la prise des deux autres. De ceux de leurs partisans qui se
soumettraient, exiger des otages ou des cautions; quant aux rebelles
endurcis, les traiter de façon à «inspirer à chacun la terreur».

Antonio Calvo s’acquitta consciencieusement de cette besogne, avec tant
de zèle même que le gouverneur Carlo di Negro et l’évêque de Sagone
protestèrent contre ses actes de cruauté devant le tribunal des
Protecteurs. Ceux-ci ne se laissèrent pas émouvoir: «Laissez faire au
capitaine, répondirent-ils au premier: quand il s’agit de châtier, il
est plus compétent que vous.»--«La cruauté nous déplaît autant qu’à
vous, déclarèrent-ils au prélat, mais il ne faut pas traiter de cruautés
les actes de justice.»

Le 20 avril 1456, on apprit à Gênes par une lettre d’Antonio Calvo que
Leca était envahi et que Raffè restait bloqué avec ses frères et
quelques partisans dans le château. Parmi ces derniers se trouvaient des
traîtres, et l’un d’eux, Trastollo da Niolo, depuis le commencement du
mois, négociait avec le gouverneur la perte de Raffè. Cependant, la
place paraissait imprenable. Par ordre des Protecteurs, Antonio Calvo
fit arrêter tous les parents des assiégés et fit en sorte que ceux-ci
fussent informés de la situation critique de ces malheureux réduits à
l’état d’otages. Trastollo n’eut donc aucune peine à convaincre
plusieurs de ses compagnons qui, profitant de l’heure où Raffè et sa
famille étaient à table, introduisirent Calvo et ses soldats. Tous
furent pris vivants avant d’avoir pu saisir leurs armes. Raffè, sachant
qu’il n’avait aucun quartier à espérer, se jeta du haut des remparts et
se cassa la jambe. Il eut encore la force de se réfugier sous un rocher
où on le découvrit quelques heures plus tard: «Il nous sera difficile,
écrivirent les Protecteurs à Calvo, de vous exprimer par lettre ou de
vive voix la joie que nous cause, que cause à toute la ville, la capture
de Raffè, d’Anton’ Guglielmo et des autres rebelles... Mettez-les à la
torture avant de les exécuter pour leur faire avouer leurs crimes.»
Raffè fut pendu ainsi que vingt-deux de ses parents, frères ou cousins
germains, dont les corps restèrent accrochés au gibet; celui de Raffè
fut dépecé, et les morceaux envoyés dans les principales villes de la
Corse pour y être exposés. Des instructions de la Banque avaient réglé
deux mois auparavant le cérémonial de ces représailles. Pietro Cirneo
ajoute que l’on expédia à Gênes, après l’avoir préalablement salée, la
tête de Raffè.

_Tyrannie de l’Office._--La mort de Raffè découragea les feudataires:
Giocante de Leca, Arrigo della Rocca, Giudice d’Istria, Orlando d’Ornano
et Guglielmo di Bozzi se réfugièrent à Naples. Seul, Giudice della Rocca
resta en Corse, mais n’ayant plus de partisans, il dut bientôt s’enfuir
en Sardaigne où il mourut.

A l’intérieur, les sévérités et les excès des fonctionnaires de l’Office
exaspéraient les Corses. Le crime isolé d’un vulgaire bandit redoubla
les rigueurs. Sur l’ordre de Michele de’ Germani, évêque de Mariana,
Maino di Brando, dit Brandolaccio, avait subi quelques coups d’estrapade
pour un délit dont il se prétendait innocent. Sa culpabilité n’était pas
démontrée, il fut remis en liberté. En tout autre pays, ce malfaiteur
notoire se fût estimé heureux d’en être quitte à si bon marché: en
Corse, le compte se régla autrement.

Le bandit se déclara _en inimitié_ avec l’évêque, et un jour que
celui-ci, entouré d’une nombreuse escorte se rendait à une assemblée
des prêtres de son diocèse, il le tua d’un coup de javelot. Pour qu’il
fût bien établi que l’honneur de Brandolaccio était vengé, celui-ci
s’était écrié au moment où l’évêque tombait: «C’est moi! Brandolaccio!»
Cependant, ordre fut donné de rechercher le meurtrier et ses complices,
et de les poursuivre avec la dernière rigueur. Ne pouvant s’emparer de
l’auteur du crime, le gouverneur fit arrêter d’abord les Corses qui
étaient convaincus de lui avoir donné asile, et trouva le moyen de mêler
au procès les remuants caporali d’Omessa. Comme presque tous les membres
de cette famille appartenaient au clergé, l’évêque d’Ajaccio fut
autorisé par bulle pontificale à instruire contre eux, mais le bras
séculier fut plus expéditif. La torture arracha des aveux au curé piévan
de Giovellina, fils de l’évêque Ambrogio, et au curé de Casacconi,
Sinoraldo, qui furent pendus.

Michele de’ Germani était l’ami personnel du doge, ce qui explique les
excès qui vengèrent son assassinat. L’un après l’autre, les fils et les
neveux d’Ambrogio d’Omessa subirent la torture; on en pendit plusieurs,
entre autres Valentino, son frère coupable uniquement «de s’affliger de
leur mort». Le nouvel évêque de Mariana successeur de Michele, Ottaviano
fut soupçonné d’avoir trempé dans le crime, et son vicaire livré au
bourreau. De Rome, Ottaviano se plaignit énergiquement aux Protecteurs
de ces procédés: «Pour moi, écrivait-il, je les supporte aisément, car
_on ne peut me faire grand mal_, mais je me demande comment font les
Corses qui ne peuvent se faire entendre.» Il se trompait, car un jour il
disparut dans l’hécatombe qui fondait sur le clergé insulaire. Cette
fois ce fut au tour du doge d’être frappé: Pietro da Campo-Fregoso
mourut hors de la communion des fidèles.» Avant d’expirer, il avait
sollicité son pardon pour les sévices qu’il avait commis envers _un
certain évêque de Mariana, mort, dit-on, et différents membres du clergé
qu’il avait fait emprisonner et tourmenter pour la sûreté et la défense
de son État_. Mais la bulle qui levait l’excommunication ne parvint
qu’après sa mort. Le 18 février 1460, elle fut déposée en grande pompe
sur son tombeau.

Alors que cette cérémonie grandiose réunissait un peuple entier dans la
cathédrale de Gênes, la justice continuait en vain à poursuivre
Brandolaccio qui avait entrepris une lutte à mort contre les Génois.
Quand ceux-ci, pour échapper à sa mortelle étreinte, se disaient Corses,
il les forçait à articuler le mot _capra_ (chèvre) particulièrement
difficile pour une bouche génoise: en disant _cavra_, ils prononçaient
leur arrêt de mort. Brandolaccio périt de la main d’un de ses parents
acheté par l’espoir d’une grosse récompense.

En présence d’un mécontentement général, les Cinarchesi revinrent en
Corse. Leurs succès inspirèrent à la Banque une telle inquiétude,
qu’elle envoya dans l’île Antonio Spinola, l’un des meilleurs officiers
de la République. Avec l’aide de Vincentello d’Istria, qui était resté
l’allié de l’Office, Spinola contraignit les seigneurs à se retirer dans
les montagnes, et fit usage, contre ceux qui leur étaient attachés, de
terribles représailles; il ravagea la campagne, depuis les rives du Golo
jusqu’à Calvi, et livra aux flammes plusieurs villages. Peu à peu les
Cinarchesi firent leur soumission à Spinola qui avait promis au nom de
l’office une amnistie générale. «Il les convia à un festin, raconte un
Génois contemporain, et, contre la foi jurée, les fit décapiter.» Sans
parler des moyens employés pour réunir les chefs corses, le gouverneur
de la Corse, Giovanni da Levanto, annonça l’événement aux Protecteurs en
ces termes: «Nous sommes venus ici pour mettre en ordre les choses de ce
pays et nous avons fait le nécessaire; le magnifique capitaine a présidé
à l’exécution: il a décapité Arrigo della Rocca, Vincente di Leca,
Trastollo di Paganaccio et son fils, le curé doyen d’Evisa et son frère,
Abram di Leca, Guglielmo da Calocuccio, et il en a fait pendre quatorze
autres... J’ai envoyé des cavaliers faire de même à Antonio della Rocca
et à Manone di Leca.» Ces derniers n’échappèrent pas à leur sort.
Vinciguerra et Pier’ Andrea della Rocca, fils de Polo, rejoignirent leur
père en Sardaigne et Vincentello d’Istria se retira à Sarzane.

Quant à Giocante, il laissa ignorer l’endroit de sa retraite, et pour
cause: le 14 novembre 1458, deux des Protecteurs de San-Giorgio en
personne s’étaient fait amener dans la maison du vicaire de Pietra-Santa
deux criminels condamnés au dernier supplice et avaient passé par écrit
avec eux le contrat suivant: «Ils devaient poursuivre Giocante à Pise, à
Piombino, à Rome ou en quelque endroit qu’il se pût trouver, et le
mettre à mort par quelque moyen que ce fût, fer, corde ou poison»; en
échange de quoi ils obtenaient leur grâce, des vêtements neufs, les
fonds nécessaires à leurs déplacements, et deux cents ducats chacun sans
préjudice d’une gratification qui serait ultérieurement fixée par les
protecteurs. La mission des deux bravi échoua.

Gênes était passée de nouveau sous le protectorat du roi de France
(1459). D. Juan, roi d’Aragon, réclamait la Corse à l’indignation des
Génois. Un mémoire fut rédigé dans lequel on déclara la demande de D.
Juan «très injuste (_molto iniqua_), aucun roi d’Aragon n’ayant jamais
eu la possession de cette île, et les souverains aragonais n’ayant
jamais, dans leurs traités avec Gênes, prétendu autre chose que réserver
leurs droits sur la Corse». D. Juan ne perdait pas de vue la forteresse
de Bonifacio qui représentait pour lui la clef de l’île. L’archevêque de
Sassari avait des intelligences dans la ville qu’il tenta de faire
révolter par des promesses et par des menaces. Le roi offrait des fiefs
en Sardaigne et des pensions de cent à deux cents ducats aux
Bonifaciens; mais la population issue de sang génois, resta fidèle.

Giocante di Leca était alors le chef du parti aragonais. D. Juan le
gratifia de 60 florins (1461) et mit à sa disposition une galère et des
troupes. Giocante, ainsi que Polo della Rocca, également bien traité, se
réservant de faire tourner au moment opportun les événements à leur
profit, s’intéressèrent au mouvement que les réfugiés corses de Sarzane
et de Rome préparaient d’accord avec les Fregosi.

Vincentello d’Istria n’avait point pardonné à l’Office de San-Giorgio
l’assassinat des Cinarchesi, car c’était sur sa parole que ceux-ci
s’étaient rendus à l’invitation déloyale d’Antonio Spinola. D’accord
avec l’évêque d’Aleria, Ambrogio qui, à son retour en Corse, avait été
accueilli, dit la Chronique, «comme un saint ressuscité», il poussa les
Fregosi à rétablir leur autorité. Polo della Rocca et Giocante di Leca
se joignirent à eux, mais une vilenie de Lodovico di Campo-Fregoso qui
tâcha de faire tomber le comte Polo dans un guet-apens divisa les
alliés. Dans le désordre de luttes auxquelles chacun prenait part sans
en bien entrevoir le résultat, l’Office voyait le nombre de ses ennemis
s’accroître chaque jour. Le gouverneur Spinola en mourut de chagrin. Les
Fregosi cherchaient un moyen de prendre possession de la Corse sans
bourse délier; comme ils négociaient à Sarzane à ce sujet, les Adorni
profitèrent de leur absence pour livrer Gênes à Francesco Sforza, duc de
Milan. Sous le coup des mêmes influences, la Banque, par acte du 12
juillet 1463, abandonnait la Corse au duc de Milan moyennant une rente
de deux mille livres.

_Les Milanais en Corse._--En 1464, Francesco Maletta vint prendre
possession de la Corse au nom du duc de Milan; Polo della Rocca et les
seigneurs de Cap-Corse lui firent leur soumission. Dans une consulte
tenue à Biguglia le 24 septembre, le gouvernement milanais fut acclamé.

Deux années s’écoulèrent en paix. En 1467, Giorgio Pagello, commissaire
ducal, appela tous les habitants de la Corse à Biguglia, pour y prêter,
entre ses mains, serment de fidélité à Galeaz-Maria Sforza, qui
avait succédé au duc Francesco son père. Les feudataires de
l’Au-delà-des-Monts se rendirent à son invitation, disposés à rendre
hommage à son mandataire; mais une querelle qui dégénéra en rixe entre
les habitants du Nebbio et les hommes d’armes de la suite des
Cinarchesi, coupa court à ces bonnes dispositions. Irrités de ce que
Pagello avait, de sa propre autorité, fait punir les coupables, les
seigneurs regagnèrent immédiatement leurs châteaux. La guerre devenait
inévitable; déjà Giocante di Leca s’était avancé jusqu’à Morosaglia et
avait chassé les avant-postes des Milanais; il avait entraîné dans sa
cause les seigneurs della Rocca, d’Ornano et de Bozzi, et les caporali
de la Terre-de-la-Commune. Pour parer aux événements, les habitants de
l’En-deça-des-Monts se réunirent en diète dans la vallée de Morosaglia,
et mirent à leur tête, avec le titre de lieutenant du peuple,
Sambocuccio d’Alando (1466), neveu de celui qui avait jadis soulevé les
communes. Celui-ci envoya des députés au duc de Milan qui remplaça
Pagello par Battista Geraldini, d’Amelia (1468). L’empressement que mit
le nouveau gouverneur à lancer des agents du fisc dans toutes les
directions, faillit lui être fatal. Assiégé dans Matra, Battista
d’Amelia ne dut la vie qu’à l’engagement qu’il prit de se retirer à
Bastia et de n’en plus sortir. Sambocuccio d’Alando donna sa démission
de lieutenant du peuple, et fut remplacé successivement par Giudicello
da Gagio, fils de Mariano et Carlo da Casta dont les efforts furent
stériles. Il était réservé à Vinciguerra della Rocca d’apaiser les
partis et de mettre fin aux troubles; mais lorsqu’il jugea sa mission
terminée, il refusa de conserver le pouvoir et se retira dans ses terres
(1473). La sagesse de sa conduite lui avait fait donner le surnom d’_ami
de la justice_. Colombano della Rocca lui succéda et, l’année écoulée,
remit le pouvoir aux mains de Carlo della Rocca, frère de Vinciguerra,
qui prit le titre de _défenseur du peuple_, en conservant son frère pour
lieutenant.

Après trois années de paix (1476), la guerre recommença entre plusieurs
branches des Cinarchesi. Carlo et Vinciguerra furent obligés de se
retirer dans leur patrimoine, pour le défendre contre les invasions de
leurs parents; d’autre part, la mort du duc Galeaz-Maria rendit à Gênes
son indépendance.

En 1479, D. Ferdinand II, roi de Castille, venait de décider une
expédition en Corse lorsque le soulèvement des Portugais et la mort de
l’amiral Juan Villamari arrêtèrent l’exécution de ses projets.
Cependant, en Sardaigne, les intrigues continuaient pour arracher
Bonifacio aux Génois. Giovanni Peralta, d’origine sarde, prétextant un
voyage de commerce, entra en rapports avec quelques chefs corses et
intéressa à son but l’évêque d’Ajaccio, Giacomo Mancozo; mais arrêté par
les Génois, il fut mis à la torture et condamné à mort. Un Catalan,
Leonardo Esteban, poursuivit l’œuvre de Peralta et subit le même sort.
Quant à l’évêque d’Ajaccio, sa culpabilité ayant été prouvée, il fut
transféré dans la forteresse de Lerici où il semble avoir été mis à
mort.

_Dernières luttes des feudataires: Gian-Paolo di Leca et Rinuccio della
Rocca._--Par l’entremise du secrétaire d’État Cecco Simoneta, Tomasino
de Campo-Fregoso avait obtenu de la duchesse de Milan l’investiture du
comté de Corse. Pour assurer son pouvoir, il maria son fils Jano à une
fille de Gian-Paolo di Leca, l’un des plus puissants Cinarchesi, et
donna sa propre fille à Ristoruccio, fils de ce dernier. Après avoir
triomphé des quelques caporali qui lui faisaient opposition, en leur
allouant des pensions, il construisit l’enceinte de Bastia qui n’avait
été jusqu’alors qu’une forteresse flanquée de deux ou trois pauvres
habitations, et décida d’y fixer sa résidence; mais sa tyrannie fut
telle qu’il jugea bientôt prudent de laisser à Jano le gouvernement de
l’île en attendant qu’il pût l’aliéner; pour cela il lui fallait
l’autorisation du gouvernement milanais. Dans cette circonstance
délicate, il envoya à Milan le Sarzanais Giovanni Bonaparte (ancêtre
direct de Napoléon) qui l’avait accompagné en Corse. Le 18 février 1481,
celui-ci exposa la requête de Tomasino devant le conseil de régence qui
ne voulut rien entendre.

Sur ces entrefaites, Rinuccio di Leca, jaloux du prestige que valait à
Gian-Paolo sa double alliance avec les Fregosi, souleva le peuple et
offrit la Corse à Appiano IV, seigneur de Piombino, qui envoya
immédiatement son frère Gherardo, comte de Montegna. Dans une consulte
tenue à Lago-Benedetto, on fit jurer à Gherardo de ne rien entreprendre
contre la constitution du pays, et on l’acclama comte de Corse. Pour ne
pas tout perdre, les Fregosi vendirent à l’Office de San-Giorgio
moyennant deux mille écus d’or leurs droits sur la Corse. Gherardo,
après avoir assisté à la défaite de Rinuccio et de ses partisans
exterminés par Gian-Paolo, retourna en Italie.

A l’instigation de Jano, qui déplorait son marché avec la Banque,
Gian-Paolo di Leca appela les Corses aux armes. Bien que Campo-Fregoso,
convaincu de félonie, eût été incarcéré sur le champ, Gian-Paolo
continua la lutte et se fit proclamer comte de Corse et de Cinarca, à
l’indignation des seigneurs de la Rocca et d’Istria qui arguaient que
les _comtes_ avaient toujours été choisis dans leurs maisons. L’Office
encouragea leurs protestations et se montra à l’égard des partisans de
Gian-Paolo, d’une excessive sévérité. Gian-Paolo se trouva bientôt
isolé. Assiégé dans son château de Leca, il dut capituler, s’estimant
heureux de pouvoir passer en Sardaigne avec sa famille.

Mais il n’y séjourna pas longtemps; Rinuccio di Leca soupçonnant la
Banque, dont jusque-là il avait été l’allié, de vouloir faire de lui ce
qu’elle avait fait de Gian-Paolo, engagea ce dernier à revenir en Corse
pour combattre avec lui. L’exilé ne se fit pas réitérer l’invitation; il
leva une troupe de trois cents Sardes (1488), débarqua en Corse, et
joignit son cousin.

Dès que la Banque apprit ce soulèvement, elle envoya dans l’île Ambrogio
di Negro, «homme de très grande astuce», et Rollandino Conte qui se
firent battre complètement à Bocognano, mais la discorde s’étant glissée
parmi les Leca, ceux-ci

[Illustration:

     Théodore Iᵉʳ, roi de Corse (d’après une attribution du XVIIIᵉ
     siècle).--Monnaies de Théodore Iᵉʳ (_Bibl. Nat. Cabinet des
     Médailles_).--Le Satyre corse, caricature allemande (d’après Le
     Glay, _Théodore de Neuhoff_, Paris et Monaco, 1907).

PI. VII.--CORSE.
]

essuyèrent, le 29 mars 1489, une terrible défaite. Filippo di Fiesco,
capitaine-général de l’armée génoise, avait été très lié avec Rinuccio
di Leca: il en profita pour l’attirer dans un guet-apens, et l’envoya à
Gênes où il fut jeté en prison et exécuté.

Sous le gouverneur Gaspardo di Santo-Pietro (1489), tout insulaire
soupçonné d’intelligences avec les rebelles était mis à mort ou exilé,
et ses biens employés à constituer une caution; à ceux qui n’avaient
rien et même aux chefs trop dangereux on prenait, selon l’usage, leurs
fils ou leurs plus proches parents: c’était la garantie qu’ils ne
porteraient pas les armes contre la république.

Pour les moindres délits, des amendes étaient appliquées de la façon la
plus arbitraire, les fonctionnaires avaient ordre de ne pas les ménager
«d’abord, disent les instructions aux gouverneurs, parce qu’elles
retiennent les Corses dans le devoir, ensuite parce qu’elles diminuent
les dépenses que l’Office s’impose pour maintenir l’île en paix».

Dès 1457, la Banque avait conçu le projet de construire une forteresse à
Ajaccio. Les guerres contre les seigneurs de Leca firent apprécier
l’utilité de cette construction. En mars 1489, Ambrogio di Negro
écrivait aux Protecteurs: «Je rappelle à vos seigneuries que si elles
veulent la paix, il faut dépeupler la région et peupler Ajaccio, y
construire une forteresse et détruire complètement la race des Leca.»

L’ancienne ville d’Ajaccio était située au fond du golfe sur le
territoire de San-Giovanni. En 1486, l’Office décida que la ville
jusqu’alors située sur un point insalubre, serait reconstruite à deux
milles plus bas, sur la langue de terre qu’occupe aujourd’hui la
citadelle. L’ingénieur chargé de tracer le plan de la cité, Paolo
Mortara s’adjoignit pour diriger les travaux un Corse nommé Alfonso
d’Ornano. Le 2 mai 1492, ce dernier écrivit aux Protecteurs de
San-Giorgio que les murailles de la ville étaient assez avancées pour
«couper les jambes à toute espèce d’ennemis». On y envoya des colons
liguriens et pendant longtemps le séjour n’en fut toléré qu’à un petit
nombre de Corses privilégiés. Ce fut seulement en 1743, que disparurent
entre les Ajacciens les distinctions d’origine.

En 1500, Gian-Paolo de Leca retourna en Corse et souleva
l’Au-delà-des-Monts; à son appel une partie même de la
Terre-de-la-Commune prit les armes. Ambrogio di Negro, envoyé contre
lui, fit alliance avec Rinuccio della Rocca et força Gian-Paolo à
quitter l’île. Les Génois attachèrent tant de prix à cette victoire
qu’ils élevèrent une statue à l’heureux général (1501).

Un seul des Cinarchesi jouissait encore d’une certaine indépendance;
c’était Rinuccio della Rocca; unique maître de sa seigneurie au
détriment de frères incapables, il avait su se faire abandonner le fief
d’Istria par ses seigneurs. Ennemi de Gian-Paolo, il avait été l’objet
de faveurs diverses de la part de l’Office et s’était marié dans la
famille génoise des Cattanei. Malheureusement pour Rinuccio, la Banque
avait placé auprès de lui pour le surveiller un prêtre corse de moralité
douteuse, Polino da Mela, qui lui servait de secrétaire. Les intrigues
de ce dernier eurent pour résultat de faire révolter Rinuccio contre
l’Office. Il prit les armes, mais, vaincu par Nicolò D’Oria à la
Casinca, il dut abandonner ses domaines à la compagnie moyennant une
rente annuelle dont il alla vivre à Gênes.

Mais Rinuccio n’avait cédé qu’à la force. Dès qu’il le put, il quitta
Gênes secrètement et excita de nouveaux soulèvements. Nicolò D’Oria le
somma de déposer les armes et de quitter l’île, sous peine de voir
tomber les têtes de son fils et de son neveu, qui étaient ses
prisonniers. La menace fut exécutée. Dès lors, la République n’épargna,
contre la maison della Rocca, aucun crime, aucune perfidie: Giudice et
Francesco della Rocca ses fils furent assassinés. Rinuccio passa en
Sardaigne, puis en Espagne, où il sollicita des secours qui lui furent
promis, mais qu’il ne reçut pas. Louis XII, maître de Gênes, apprit par
les Cattanei la situation de ce brave capitaine; il lui dépêcha deux
gentilshommes chargés de lui offrir de grands avantages (1507). Rinuccio
se rendit à Gênes où les représentants du roi le reçurent avec
distinction; mais les négociations n’aboutirent pas et la guerre
recommença. Andrea D’Oria, qui devait acquérir plus tard une célébrité
universelle, menaça Rinuccio de mettre à mort le dernier de ses fils,
s’il ne déposait pas les armes. Traqué de toutes parts, le chef corse,
après dix ans de lutte, succomba dans une embuscade que lui avaient
tendue les descendants d’Antonio della Rocca, irréconciliables ennemis
de Rinuccio qui les avait dépouillés de leurs seigneuries (1511).
Gian-Paolo di Leca, qui n’avait pas renoncé à la guerre, vivait alors à
Rome; il y mourut en 1515. La ruine de Gian-Paolo et de Rinuccio fut
aussi celle du pouvoir féodal en Corse. Gênes ne permit pas aux maisons
della Rocca et de Leca de se relever, les seigneurs d’Istria, d’Ornano
et de Bozzi firent leur soumission et renoncèrent désormais à tout rôle
politique.



X

LA PREMIÈRE OCCUPATION FRANÇAISE

     _Henri II et la Corse.--Sampiero Corso.--État de la Corse au traité
     de Cateau-Cambrésis.--Rétrocession de l’Ile à la République de
     Gênes.--La fin de Sampiero._


Né en 1498 à Bastelica, dans les montagnes sauvages qui s’étendent
au-dessus d’Ajaccio, Sampiero Corso fit ses premières armes dans les
_bandes noires_ de Jean de Médicis. Il s’attacha ensuite à la fortune du
cardinal Hippolyte de Médicis et, à la mort de celui-ci, entra au
service de la France sous les auspices du cardinal du Bellay (1535).
Déjà il avait acquis dans toute l’Europe la réputation d’un guerrier
redoutable et valeureux. Après le traité de Crépy il revint en Corse où
il épousa Vannina d’Ornano, héritière d’un des fiefs les plus importants
de l’Au-delà-des-Monts. Au retour d’un voyage à Rome, il fut arrêté à
Bastia par ordre du gouverneur de la Corse et il fallut l’intervention
du roi de France pour lui faire rendre la liberté. De cette offense,
Sampiero conserva un souvenir cruel. La guerre entre la France et
Charles-Quint allait lui fournir l’occasion de se venger.

Henri II était au plus fort de sa lutte contre l’empereur Charles-Quint,
allié de Gênes, et il venait de solliciter des Turcs l’envoi d’une
flotte dans la Méditerranée occidentale. Aussi accueillit-il volontiers
un projet qui lui permettait d’atteindre un double but: combattre
l’empereur et la République de Gênes, obtenir dans la Méditerranée un
point d’appui pour les flottes réunies de la France et de la Turquie.

A la nouvelle de la prochaine arrivée de l’armée française, sous les
ordres du baron de la Garde, et de la flotte turque, commandée par
Dragut, l’Office s’empressa de renforcer les garnisons de Saint-Florent,
de Bonifacio et de Calvi, d’envoyer dans l’île des munitions, de
l’artillerie, des vivres et deux commissaires; mais la garnison de
Bastia, prise de peur, se rendit, imitée bientôt par le seigneur da
Mare, du Cap-Corse. Sampiero, réfugié dans le pays, excitait ses
compatriotes à reconnaître le roi de France comme leur seigneur. Corte
se rend à lui, pendant que de Thermes entre à Saint-Florent.

Les insulaires paraissent «si naturellement français», déclare du
Bellay, qu’on les pourrait conduire «par un filet à la bouche». Le 23
août 1553, de Thermes prenait possession officielle de la Corse au nom
du roi de France.

Dans l’Au-delà-des-Monts, Sampiero partageait entre ses compagnons
(appartenant pour la plupart à la famille d’Ornano) les territoires
conquis et les chargeait d’organiser de nouvelles bandes. De son côté,
Dragut s’emparait de Porto-Vecchio; Bonifacio, défendue énergiquement
par un chevalier de Malte, Antoine de Canetto, fut livrée par trahison
(1553). Le corsaire abandonna ensuite ses alliés; mais il fut remplacé
par un exilé génois, Scipion Fieschi, qui amena aux Français quelques
galères de Provence. Calvi seule, résistait encore.

«Quant aux Génois, écrit le nonce du pape au cardinal du Bellay, ils
sont délibérés de dépenser tout ce qu’ils ont, jusqu’à leurs propres
vies, sans y épargner leurs femmes et leurs enfants, au recouvrement de
ladite île de Corsègue.» Charles-Quint s’était engagé à supporter la
moitié des frais de la guerre. La Banque se décida aux plus grands
sacrifices: on arma vingt-six galères, l’empereur fournit 12.000 hommes
de pied et 500 cavaliers; le duc de Toscane, Cosme de Médicis, alors
allié de Charles-Quint, envoya 3.000 soldats, auxquels s’ajoutèrent
2.000 Milanais. Le vieil amiral, André Doria, reçut le commandement de
toutes ces troupes le 10 novembre 1553. Il fit lever le siège de Calvi,
s’empara de Bastia et vint bloquer Saint-Florent que défendait le mestre
de camp Giordan Orsini (Jourdan des Ursins). Trente-trois galères
françaises, portant les secours demandés par le maréchal de Thermes,
durent rebrousser chemin, car la flotte de Doria fermait l’entrée du
port, et la tempête les dispersa. Des Ursins se vit refuser une
capitulation honorable; mais ses soldats se frayèrent un chemin sur des
barques à la pointe de l’épée. Ce fait d’armes passa, en ce siècle
guerrier, pour un des plus merveilleux qui ait jamais été exécuté:
Brantôme et de Thou le narrent en y joignant les témoignages de la plus
énergique admiration.

Nous n’essaierons pas de raconter ici les événements de cette glorieuse
guerre, qui dura presque sans interruption et avec des vicissitudes
nombreuses jusqu’à la paix de Cateau-Cambrésis. Il suffira de savoir que
les Français, alliés des Turcs, firent tout leur possible pour se
maintenir dans l’île, tandis que l’Office dépensait des sommes énormes
pour tenir en échec les Corses et leurs défenseurs. Après la trêve de
Vaucelles, deux députés de la nation corse, Giacomo della Casabianca et
Leonardo da Corte, accompagnèrent Jourdan des Ursins auprès de Henri II
à qui ils transmirent une série de requêtes.

Le 17 septembre 1557, à la Consulte de Vescovato, tenue sous la
présidence de Sampiero, des Ursins affirma que le roi venait de
soustraire à jamais les Corses à la domination tyrannique de Gênes «et
qu’il avait incorporé l’île à la couronne de France, en telle sorte
qu’il ne pouvait abandonner les Corses sans abandonner sa propre
couronne».

       *       *       *       *       *

Le 3 avril 1559 fut signée la paix de Cateau-Cambrésis qui enlevait plus
en un jour à la France «qu’on ne lui aurait ôté en cent ans de revers».
L’opinion la plus répandue chez les Corses fut que le roi abandonnait
une contrée qui ne lui était plus utile, la guerre étant terminée. «La
vérité, dit M. Jacques Rombaldi, est que la reddition de la Corse à la
République fut l’objet des disputes les plus vives entre les
négociateurs du traité, que cette question faillit, à diverses reprises,
amener la rupture des pourparlers et rallumer la guerre, et qu’enfin
Henri II ne consentit à cet abandon qu’à la dernière extrémité.»

Jourdan des Ursins, espérant peut-être que la paix ne serait pas
définitive, tint le traité caché pendant quelque temps, mais bientôt, il
reçut l’ordre de préparer son départ. Les chefs corses vinrent alors le
trouver à Ajaccio «remontrant la fidélité qu’ils ont toujours maintenue
pour la France, la ruine qu’avait apportée la guerre en leurs maisons,
personnes et biens et demandant qu’il plût au roi de les garder envers
et contre tous, sans jamais les rendre entre les mains des Génevois
(sic); que si le roi cependant estimait que l’île était trop à charge à
sa couronne, ils contribueraient à la dépense pour le soulager en
partie, ils se taxeraient eux-mêmes de payer le lieutenant général de Sa
Majesté, la justice et les tours de garde et caps de la marine et, en
outre feraient un tribut annuel pour payer au roi quelque somme
d’argent, selon leur possibilité et pauvreté... Sire, dit plus loin
Jourdan des Ursins, ce serait chose trop longue d’écrire à Votre
Majesté, par le menu toutes les choses qu’ils me dirent, car pendant une
grosse heure ce ne fut que pleurs et lamentations, vous disant en
substance, Sire, que c’était la plus grande pitié du monde de les voir.»

       *       *       *       *       *

Pendant que le sort de la Corse se discutait à Cateau-Cambrésis, un
Génois estimait que le parti le plus sûr pour la République serait de
laisser les Corses se gouverner eux-mêmes. «Ils ont pour nous,
disait-il, une aversion aussi forte que justifiée. Nos officiers avec
leurs désirs de justice, nos concitoyens en pratiquant l’usure, les ont
véritablement provoqués à la révolte. Pour les empêcher de se révolter
encore, ils font un nouveau système de gouvernement... Qu’ils soient
donc maîtres chez eux et nous donnent des otages pour garantie de leur
fidélité; qu’ils laissent Calvi entre nos mains et mettent à leur tête
deux Génois à leur choix pour les gouverner. Chacun y trouvera
profit[C].»

Ces vues n’étaient pas celles de la République.

Rentrer en possession de la Corse, y rétablir son autorité, lui
paraissait essentiel: cela importait à la sécurité de son commerce.
L’Office promit de n’inquiéter aucun Corse, il envoya deux commissaires:
Andrea Imperiale et Pelegro Giustiniani--qui donnèrent à tous de bonnes
paroles, mais multiplièrent les actes de représailles. On procéda au
désarmement; les gens qui allaient en voyage, pouvaient seuls porter une
lance ou une épée. Ordre fut donné de démolir les châteaux, et un décret
interdit de quitter le pays pour aller prendre du service à l’étranger.
Une grande assemblée fut réunie, où les commissaires, présentant de faux
états, réclamèrent des taxes doubles: on décida de les faire supporter
par les riches. L’impôt consenti, restait à le percevoir: il fallait
pour cela faire le recensement des feux et établir le cadastre.
L’opération, indispensable après six années de guerre, fut conduite avec
rapidité, et l’on devine toutes les vexations qu’elle put comporter: les
propriétaires devaient déclarer les immeubles qu’ils possédaient, avec
l’indication de leur nature, de leur étendue et des revenus qu’ils
produisaient, tout cela sous peine d’amende.

Quand on publia le rôle des taxes, ce fut bien autre chose. Le pays
n’avait ni industrie ni commerce; les employés étant des étrangers,
l’argent sortait des mains des contribuables sans jamais y retourner. Le
sol produisait de l’orge et du blé; mais l’olivier n’était guère cultivé
qu’en Balagne. On vendait à la moisson ce qui était nécessaire pour
payer les dettes de l’année et pour ravitailler les places fortes. Or,
les prix n’étaient pas élevés. En 1552, l’hémine (13 décalitres environ)
coûtait à Ajaccio 4 livres 5 sous; l’orge, 2 livres. En 1569 (mauvaise
récolte), l’hémine de blé se vendait en Balagne 6 livres 8 sous. En
1570, à Saint-Florent, c’est-à-dire dans le Nebbio, le sac de blé
coûtait 4 livres 15 sous. Il faudrait maintenant deux sacs de blé pour
acquitter l’impôt, au lieu qu’autrefois deux boisseaux suffisaient. On
se croyait plus que jamais livré à l’avidité des usuriers étrangers,
quelques-uns même entrevoyaient l’impossibilité de payer et le risque
d’être expropriés. L’effervescence montait, et ce n’était pas la
partialité que les commissaires montraient dans l’administration de la
justice, qui pouvait la calmer.

Pour augmenter le désarroi, les corsaires barbaresques venaient prélever
dans l’île leur tribut d’esclaves. Depuis quarante ans qu’ils faisaient
des descentes dans l’île, ils avaient ravagé les côtes, transformé les
plaines en désert; ils s’avançaient maintenant dans l’intérieur, à la
suite des populations qui s’y retiraient. Débarquant le soir, ils
arrivaient par une marche de nuit jusqu’à des villages que la distance
paraissait mettre hors de leurs atteintes: Sartène et Evisa avaient été
mises à sac. Les commissaires voyaient la désolation et les ruines
accumulées, ils enregistraient le nombre des malheureux conduits en
captivité: 70 entre Ajaccio et Bonifacio, 30 dans le Fiumorbo, 25 aux
Agriates, 20 à Campoloro. Mais leur affliction n’est qu’une formule de
chancellerie, car ils persistent à exiger la démolition des tours et des
châteaux, à interdire de porter des armes, sauf sur la côte. Algaiola
obtint quatre fusils: deux ans après, il n’y avait plus que des ruines.
Les Corses captifs à Alger étaient, dit-on, plus de 6.000. Le manque de
sécurité suffisait à lui seul à éloigner les Corses d’un gouvernement
qui ne protégeait pas ses sujets.

Pour échapper aux impôts et aux corsaires il n’y avait qu’à quitter le
pays et le mouvement d’émigration s’accentua: on trouve des Corses
jusqu’en Écosse. En vain l’interdiction demeure: les Génois veulent que
la Corse, mise en culture par ses habitants, pourvoie aux besoins de
Gênes. Pour cette seule raison, l’agriculture ne pouvait qu’être
délaissée.

Sur ces entrefaites, la République se substitue (1552) à la maison de
Saint-Georges, «l’expérience ayant démontré, dit un important document
conservé à la Bibliothèque Universitaire de Gênes, que les Protecteurs
étaient trop occupés à l’administration des _Compere_ pour songer aussi
aux affaires politiques et militaires de la guerre». La cession eut lieu
moyennant un subside annuel de 50.000 lires pour la Corse. Les
ambassadeurs, envoyés à Gênes pour faire hommage aux nouveaux maîtres,
exposent la détresse du pays en termes saisissants. «Beaucoup,
disent-ils, n’ont plus qu’un souffle de vie. Ils sont réduits comme les
bêtes à chercher leur nourriture dans les maquis et à vivre d’herbes et
de racines.» Les larmes aux yeux, ils supplient qu’on diminue un impôt
trop lourd pour leurs épaules, et ne craignent pas de dire que tout
dépend de cela, «_importa il tutto_». Ils implorent en même temps une
amnistie générale qui ramènera les hommes égarés, fera tomber les
inimitiés, rétablira la liberté du travail et assurera la tranquillité
publique.

Le Sénat demeura sourd à ces prières. En refusant l’amnistie, il
obligeait un grand nombre de Corses à persévérer dans la rébellion; en
refusant d’alléger l’impôt, on attisait le mécontentement. Sampiero, qui
n’avait cessé d’espérer contre tout espoir, allait en profiter.

       *       *       *       *       *

Pendant quatre ans on le vit parcourir l’Europe, cherchant à intéresser
quelque souverain à la cause de la Corse. Reçu par les cours de Navarre
et de Florence avec beaucoup d’égard, il n’en obtint que des promesses.
Il résolut de s’adresser aux princes musulmans: on le trouve à Alger
auprès de Barberousse, à Constantinople auprès de Soliman. En vain, tout
semble l’abandonner. Sa femme elle-même veut quitter Marseille où elle
était réfugiée, pour se rendre à Gênes. De rage, il l’étrangle de ses
propres mains. C’est alors qu’il se rend à la cour de France et de Thou
nous rapporte l’impression d’indignation qu’y produit «un homme aussi
méchant». Il n’est point poursuivi, mais on ne lui accorde aucun
secours. Le 12 juin 1564, il débarque dans le golfe de Valinco avec une
petite troupe et se précipite en furieux sur Corte, qu’il emporte.

Rien ne résiste à cet homme de 66 ans; ni les Corses hésitants, ni les
Génois culbutés à Vescovato. Entre les Doria et Sampiero, la lutte prend
un caractère d’horreur tragique: les prisonniers sont jetés aux chiens
ou mutilés; les villages brûlent, à commencer par la maison de Sampiero
à Bastelica. Pendant deux ans et demi, la Corse est un champ de carnage.
Gênes n’a plus qu’une ressource: la trahison. Elle parvient à ses fins
en se servant des frères d’Ornano, cousins de Vannina, gagnés, sous
prétexte de venger leur parente, par l’espoir d’être mis en possession
de ses biens. Entraîné dans une embuscade auprès de Cauro le 17 janvier
1567, Sampiero est abattu par le capitaine Vittolo. «Dieu soit loué, dit
le gouverneur Fornari dans sa lettre au Sénat de Gênes, ce matin j’ai
fait mettre la tête du rebelle Sampiero sur une pique à la porte de la
ville d’Ajaccio, et une jambe sur le bastion. Je n’ai pu réunir les
restes du corps parce que les cavaliers et les soldats ont voulu en
avoir chacun un morceau, pour mettre à leur lance en guise de trophée.»

Sampiero a lutté jusqu’au bout pour la liberté corse. Apprécié de ses
contemporains et du pape Clément VII, général habile que Paoli
regrettera de n’avoir pas à ses côtés, il fut «le plus Corse des
Corses».

Alphonse d’Ornano, fils de Sampiero, résista encore pendant deux ans et
obtint de Georges Doria des conditions honorables. Il quitta son pays le
1ᵉʳ avril 1569 pour former un régiment de Corses au service de Charles
IX: il devait recevoir de Henri IV le bâton de maréchal de France et le
commandement de la Guyenne; son fils aussi, Jean-Baptiste d’Ornano,
devait être maréchal de France sous Louis XIII. En Corse, George Doria
avait proclamé l’amnistie; mais il ne tarda pas à être rappelé, et ses
successeurs, revêtus par Gênes d’un pouvoir sans bornes, considérèrent
la Corse comme un domaine à exploiter jusqu’à l’épuisement.



XI

LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE

I) LES ROUAGES ADMINISTRATIFS[D].

     _Les statuts de 1571. Le gouverneur et l’organisation judiciaire.
     Le Syndicat.--Les Corses éliminés de l’administration._


Le 7 décembre 1571, le Sénat de Gênes promulgua un décret par lequel les
statuts de 1357 qui régissaient l’île, revisés depuis 1559 par une
commission composée de deux Corses et de trois Génois, seraient en
vigueur à partir du 1ᵉʳ février 1572. Les insulaires avaient envoyé à
Gênes le P. Antonio de Saint-Florent et Giovan-Antonio della Serra. Le
gouvernement génois avait désigné de son côté Giovan-Battista Fiesco,
Domenico Doria et Francesco Fornari. A la suite d’une demande qui lui
fut adressée par l’orateur de Corse, le Sénat de Gênes, par décret du 8
décembre 1573, ordonna une révision nouvelle des statuts et désigna pour
la faire le gouverneur Giovan-Antonio Pallavicino, son vicaire
Gio-Battista Gentile et Martilio Fiesco, auxquels il conseillait de
demander l’avis de notaires, procurateurs, caporaux, gentilshommes de
l’île. Cette revision, de nouveau promise en 1577, puis le 19 février
1588, ne fut jamais accomplie. Les statuts de 1571 furent donc appliqués
en Corse d’une façon à peu près ininterrompue pendant toute la période
génoise. Publiés en 1603 et plusieurs fois réimprimés, notamment à
Bastia en 1694, les _Statuti civili e criminali dell’ isola di Corsica_
furent traduits en français par Serval, avocat au Parlement, en 1769,
c’est-à-dire lors de la réunion à la France et sur le désir exprimé par
Mᵍʳ Chardon, premier président du Conseil supérieur de Corse: rien ne
prouve mieux la force légale que l’on continuait à leur reconnaître. Les
Corses étaient jaloux de leur corps de lois; comme, en 1770, une
ordonnance royale leur avait fait croire que le gouvernement français
voulait en décider l’abrogation, une assemblée insulaire, sur la
proposition d’Abbatucci, en réclama avec force le maintien.

D’après ce code, le gouverneur général jouissait d’un pouvoir sans
bornes. Là où il était, cessait toute autorité. Seul il possédait en
Corse le droit _della spada_ ou _di sangue_, c’est-à-dire qu’il avait
pleins pouvoirs pour juger toutes les causes criminelles. Il pouvait
condamner à la corde, aux galères, au pilori, au fouet, sans aucune
formalité ni preuve juridique, mais _ex informata conscientia_; il
prononçait seul sur ce qui intéressait le commerce et accordait à son
gré ou refusait tout droit d’importation ou d’exportation; il disposait
enfin des revenus publics et n’était obligé de rendre des comptes qu’en
retournant à Gênes à l’expiration de son commandement.

Le gouverneur résidait à Bastia. Il avait, au début du XVIIIᵉ siècle, du
temps de Morati,--l’auteur de la _Prattica manuale_,--un traitement de
1.000 écus d’argent et, de plus, 25 pour 100 des condamnations
recouvrées et 500 écus d’argent pour la tournée qu’il devait faire dans
l’île. Il avait droit aussi, périodiquement, à certaines prestations en
nature de la part de ses administrés.

Il était assisté de nombreux fonctionnaires: le vicaire (il y en eut
deux, à partir du XVIIIᵉ siècle, s’occupant chaque année à tour de rôle
du civil et du criminel; le vicaire au criminel avait la préséance sur
l’autre, remplaçait le gouverneur empêché; l’un et l’autre touchaient le
même traitement de 2.000 lires);--le chancelier qui, au début du XVIIIᵉ
siècle, payait sa charge 7.600 lires par an, fonction lucrative et
recherchée;--le sous-chancelier, désigné, avec approbation du
gouverneur, par le chancelier (25 lires par mois);--le trésorier, qui
était en général noble; il était chargé d’encaisser les deniers publics
et de payer les fonctionnaires; son salaire fixe était de 800 lires par
an; il avait droit aussi à une certaine part dans la quantité d’huile
que la Balagne, en vertu d’un décret de 1646, fournissait à la
République;--le seigneur «_fiscale_», choisi également, en principe,
dans la noblesse et parmi les docteurs en droit; chargé de mettre en
mouvement l’action publique, il bénéficiait de la moitié des
condamnations pécuniaires prononcées en matière pénale, à charge par lui
de payer 50 lires par mois à la Chambre; le fiscal, de même que le
trésorier, avait le titre de «magnifique»;--le syndic de la Chambre
ayant pour mission de faire rentrer les impôts et de tenir un compte
exact des débiteurs;--un chapelain;--un secrétaire et un
sous-secrétaire, fonctions créées seulement à la fin du XVIIᵉ
siècle;--un maître des cérémonies, dont la charge fut établie en 1671 et
à qui, à partir de 1690, le gouverneur prit l’habitude de déléguer
certaines affaires en matière ecclésiastique;--des individus en nombre
variable (80, 100, 140) portant le nom de

[Illustration: Corte: Maison Gaffori.--_Ibid._: Statue de Paoli.

Calvi: la Citadelle. (_Sites et Monuments du T. C. F._)

     Pl. VIII.--CORSE.
]

_famegli_, sous la direction d’un capitaine ou _bargello_, ayant pour
mission d’exécuter les ordres que le gouverneur ou ses vicaires
pouvaient donner pour l’administration de la justice;--le gardien des
prisons ou _castellano_;--l’archiviste, préposé à la garde des archives
du gouvernement et notamment du «Livre rouge», le _Libro rosso_, où se
trouvaient enregistrés tous les ordres et décrets de la Sérénissime
République depuis 1471;--un avocat, enfin, chargé de défendre les
pauvres sans exiger d’eux aucune indemnité, _non vi e altra mercede a
detto avocato che quella che la divina pietà e misericordia li
contribuirà nell’ altra vita_.

La justice était rendue en Corse par le gouverneur et par d’autres
fonctionnaires, dont le nombre varia suivant les époques, et qui
portaient le titre de commissaire ou de lieutenant. En vertu d’un décret
des sérénissimes collèges de Gênes du 6 juin 1570, ils étaient élus par
ces collèges aux deux tiers des voix; un décret de 1584 porta cette
quotité aux quatre cinquièmes. Leur fonction était temporaire: ils
étaient d’abord élus pour un an seulement; puis un décret du 12 novembre
1571 déclara que les élections des gouverneurs et magistrats quelconques
se feraient tous les dix-huit mois et auraient respectivement lieu à la
fin de février ou d’août. Les titulaires de ces charges ne pouvaient
posséder à nouveau aucune d’elles qu’après trois ans d’interruption.

Tel était le droit commun; mais un certain nombre de villes jouissaient
de privilèges spéciaux. Bonifacio avait eu, dès le XIVᵉ siècle, un
«podestat» qui était envoyé par Gênes, mais qui devait, dans son
administration, observer les statuts de la cité; dans les jugements
qu’il rendait, il était nécessairement assisté des «caissiers»:
ceux-ci, élus par les habitants mêmes de Bonifacio, étaient en outre
chargés de poursuivre le recouvrement des condamnations prononcées par
le podestat et de gérer les biens de la commune. Il y avait plusieurs
juridictions d’exception en matière civile ou commerciale. Nous nous
bornerons à citer celle des _campari_ et celle des _censori_ ou
_ministrali_. Les _campari_ étaient compétents en matière de vols et
dommages champêtres. Quant aux _censori_ ou _ministrali_, au nombre de
deux, élus tous les six mois, leur juridiction s’étendait aux affaires
de commerce: ils avaient des pouvoirs de réglementation notamment pour
la pêche, pour la vente du vin, pour celle du pain dont ils
déterminaient eux-mêmes le prix.--Les Calvais également pouvaient
concourir dans une certaine mesure à l’administration de la justice: le
commissaire que la République envoyait à Calvi était assisté, en matière
civile, de trois «consuls» tirés au sort périodiquement (tous les six
mois, puis tous les trois mois) dans une liste--un _bussolo_--de
trente-six membres élus par les Calvais eux-mêmes. Le tribunal n’était
composé de la sorte que pour les procès entre Calvais, et même les
consuls jugeaient seuls et sans l’assistance du commissaire les procès
champêtres; pour les causes dans lesquelles intervenaient des gens
étrangers à Calvi, le commissaire jugeait seul.--Sᵗ-Florent jusqu’au
début du XVIIᵉ siècle, Bastia de 1584 à 1645 eurent également des
faveurs spéciales.

D’autre part les seigneurs feudataires qui existaient en Corse avaient
le droit, dont ils usaient en pratique, de publier des règlements qui
étaient appliqués dans leurs seigneuries. On a conservé--et publié--les
statuts des seigneurs de Nonza, Brando et Canari. Il est probable que
des statuts de ce genre furent promulgués par les autres seigneurs du
Cap, notamment par les da Mare, et dans l’Au-delà-des-monts, par les
seigneurs d’Istria, de Bozio et d’Ornano. Il y avait aussi des tribunaux
en matière ecclésiastique, cinq à l’époque de Morati: Bastia, Aleria,
Ajaccio, Nebbio, Sagone.

L’organisation judiciaire en Corse comprenait enfin une sorte de
tribunal suprême à fonctions diverses et qui portait le nom de
_Syndicat_, les membres qui en faisaient partie étant les «syndics». Ce
Syndicat ne fut pas toujours composé de la même façon: il y eut d’abord
des insulaires, élus par leurs compatriotes, et des Génois, désignés par
le gouvernement de la République. Deux citoyens génois se réunissaient,
pour former le Syndicat de l’En-deçà-des-monts, à six Corses élus à
raison de deux par _terziero_; leur compétence s’étendait aux
juridictions de Bastia, Corte et Aleria; l’opinion des deux Génois
valait autant que celle des six Corses réunis. Dans l’Au-delà-des-monts
on élisait de même six insulaires qui formaient, avec les deux Génois,
le Syndicat pour les juridictions d’Ajaccio, Vico et Sartène. La
Balagne, Calvi et Bonifacio élisaient aussi des délégués, qui formaient
le Syndicat, en compagnie des deux Génois, pour chacun de ces
territoires. Cette organisation, qui résulte d’un décret du 27 janvier
1573, ne subsista pas durant toute la période génoise; on ne tarda pas à
supprimer les syndics insulaires, de sorte que bientôt les représentants
de Gênes purent seuls faire partie du Syndicat.

Le Syndicat avait d’abord un pouvoir de juridiction civile. Les causes
susceptibles d’appel pouvaient être déférées en général, au choix de
l’appelant, devant le gouverneur, le gouvernement génois ou le Syndicat.
Dans ce dernier cas, le Syndicat était une véritable cour de justice
tenue, comme les autres magistrats, à l’observation des statuts. Mais
sa principale fonction consistait à surveiller la conduite des
différents fonctionnaires de l’île, qu’ils aient été élus par les Corses
ou nommés par la République. Les syndics, qui venaient en Corse tous les
ans et n’y faisaient que des tournées, recevaient les plaintes que les
particuliers pouvaient avoir à formuler contre tel ou tel
administrateur, ils statuaient en dernier ressort sur les réclamations
qui leur étaient ainsi adressées et, s’ils les reconnaissaient fondées,
ils avaient le pouvoir de prononcer contre le coupable les peines qu’ils
jugeaient convenables et qui consistaient le plus souvent, soit en une
amende, soit en la privation temporaire ou même définitive de son
office. Les commissaires syndics recevaient ensemble une indemnité qu’un
décret du 28 avril 1710 fixa à 1.770 lires. Au surplus, rien de
particulièrement original: l’institution du Syndicat, qui n’a point
d’analogue dans notre droit français, se retrouve à Gênes et en d’autres
régions italiennes.

Un tel régime n’apparaît vraiment pas comme «un régime de compression et
d’absolutisme». Le Conseil des Douze était également une garantie contre
l’arbitraire administratif, puisque ses membres étaient élus par les
procurateurs ou députés de chaque piève: les douze mandataires de
l’En-deça-des-monts, auxquels se joignaient les six de l’Au-delà,
avaient par leur «orateur» résidant à Gênes, un contact permanent avec
le gouvernement génois; mais ils ne pouvaient émettre que des vœux et
les seules attributions que la République ligurienne eût consenti à leur
laisser, étaient relatives aux travaux publics.

       *       *       *       *       *

Malgré le pouvoir illimité dont était armé le gouverneur, l’observation
des statuts pouvait garantir une tranquillité relative. Mais les
institutions valent ce que valent les hommes chargés de les appliquer.
Or les fonctionnaires que Gênes envoie en Corse ne sont pas choisis
parmi les plus dignes. Ce sont, pour la plupart, des gentilshommes
ruinés que leur incapacité éloigne des grands postes de la République.
Ils vont dans l’île refaire leur fortune. Tout pour eux devient une
marchandise: privilèges, brevets d’officiers, droits de port d’armes,
justice, permis d’importation, même les lettres de grâce acquises
quelquefois par un individu _en prévision du crime qu’il n’a pas encore
commis_. Tous les textes contemporains mentionnent les vexations sans
nombre pratiquées par les fonctionnaires génois, l’usage excessif du
droit exorbitant accordé au gouverneur de condamner _ex informata
conscientia_, l’augmentation croissante des taxes dont on grevait sans
cesse l’île, le favoritisme effréné, l’altération sans scrupule des
tarifs, la longueur des procès et surtout l’arbitraire odieux et la
partialité évidente qui osaient s’étaler au grand jour. Le _Libro rosso_
mentionne presque à chaque page les réclamations des Douze et de
l’orateur, les requêtes adressées par les élus de l’île au gouvernement
génois afin de mettre un terme aux exactions et aux injustices
révoltantes commises dans l’île par les délégués de la République. Le
renouvellement, la fréquence même de ces plaintes sont une preuve du peu
de cas que la métropole en faisait.

D’ailleurs les insulaires sont, par une violation constante des statuts,
progressivement éliminés de toute l’administration. Dès 1581, un décret
pris par le gouverneur Andréa Cataneo, interdit les fonctions de garde à
tout individu né, marié, ou habitant en Corse. D’après un décret de
1585, promulgué par Cataneo Marini, aucun Corse ne peut exercer de
fonctions judiciaires dans le lieu où il est né, dans celui où il a sa
femme et dans tous ceux où il a des parents de nationalité corse
jusqu’au quatrième degré. En 1588, Lorenzo Negroni déclare tout Corse
impropre à exercer les fonctions de notaire ou de greffier. Enfin un
arrêt de 1612 empêche tout insulaire d’exercer une fonction, même
infime, dans le lieu de sa naissance. Le même arrêt révoque les
privilèges des grandes villes, qui fournissaient elles-mêmes leur
capitaine de la milice. Deux ans après, le Sénat décide que les «Douze»
n’enverront plus à Gênes l’orateur chargé de la défense de leurs
intérêts. De nouveaux décrets excluent les Corses des charges de
collecteurs (1624) et des offices de vicaires et d’auditeurs (1634).

Notons enfin que Gênes ne se préoccupe vraiment que des villes,
n’admettant les Corses dans l’administration municipale que s’ils
renoncent à la qualité de Corses: dans ces conditions seulement Gênes
permet aux _Magnifici anziani_ d’Ajaccio de s’intéresser au
développement de la cité. De la campagne, au contraire, où se réfugient
les mécontents et les rebelles, on ne se préoccupe pas. De là la haine
que les populations voisines d’Ajaccio (Tavera, Bocagnano et Bastelica
notamment) nourrissent contre la ville privilégiée; de là des guerres
d’embuscades. Ce n’est pas des villes que viendra le sursaut de révolte
et l’origine du soulèvement.



XII

LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE

2) LA VIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE[E]

     _La police des marchés et la Composta d’Ajaccio.--Les incursions
     des Barbaresques.--La question du port d’armes et les origines de
     la vendetta.--Désorganisation sociale: une mission ecclésiastique
     dans le Niolo.--Disparition de la féodalité._


«La Corse est naturellement fertile et avantageusement située pour le
commerce. Les Génois n’y encouragèrent ni les arts ni l’agriculture.
Nulle fabrique, nulle manufacture n’y fut établie; le commerce y fut
aussi peu protégé, s’il n’y fut pas absolument prohibé.» Pommereul, qui
parle ainsi en 1779, est suspect comme «philosophe» hostile à ce qu’il
appelle «l’esprit mercantile». Certes, le système colonial des Génois,
envisage uniquement l’intérêt de la métropole: les Corses, obligés de
garder leurs denrées ou de les livrer à vil prix, se désaccoutumèrent du
travail des champs. «Le particulier qui retira de la terre les fruits et
le blé nécessaires à sa simple subsistance et à celle de sa famille, qui
put tondre quelques moutons et se faire filer de leur laine par sa femme
ou ses filles un vêtement grossier, fut aussi riche que celui qui,
possédant inutilement de beaucoup plus grands territoires, n’en put
également mettre en valeur que ce qui était suffisant pour lui procurer
la simple nourriture.»

Mais il faut distinguer la ville, colonie génoise qu’il est nécessaire
d’approvisionner régulièrement, et la campagne, ou l’indigène se réfugie
farouche. A Ajaccio, par exemple, des magistrats chargés de veiller à la
police des marchés sont élus annuellement par le Conseil des Anciens,
parmi les citoyens notables de la ville: ce sont les _Spectabili
ministrali_. Les noms de Francesco Cuneo, Leca, Colonna, Orto, Rossi,
Oberti, Bonaparte, Martinenghi, Peraldi, Paravicino, etc., figurent dans
la longue liste des _Spectabili ministrali_. Ces magistrats étaient
chargés d’arrêter la _meta_ (mercuriale) suivant les saisons et la
nature des denrées, ils s’opposaient à l’accaparement des vivres,
tenaient la main à ce que la ville fût constamment approvisionnée,
ordonnaient des recensements et ne permettaient l’exportation des
vivres, du vin et de l’huile qu’après s’être assurés que l’alimentation
de la ville n’aurait pas à en souffrir. Aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles,
Ajaccio et l’Au-delà-des-monts produisaient peu d’huile et de vin; on
était obligé d’en tirer de la Balagne, et d’ailleurs, en employant la
voie de mer. Il est bon d’ajouter qu’à cette époque la campagne
d’Ajaccio n’était pas mise en culture: elle avait l’aspect d’un désert,
parsemé de quelques petites oasis. Pour la rendre productive, on doit
faire des concessions de terre à ceux qui prennent l’engagement de les
mettre en culture dans un délai déterminé. Ces concessions de terres
remontent à 1639; les demandes devinrent générales pendant la période
1639-1670.

En été, au moment des fortes chaleurs, le Conseil des Anciens avait la
sage prévoyance de faire approvisionner la ville de neiges: c’était le
moyen de rendre buvable l’eau saumâtre des puits de la cité. La
fourniture des neiges était l’objet d’un contrat passé par devant
notaire, en présence du commissaire génois, concédant aux seules
personnes qui en étaient chargées le droit exclusif d’introduire les
neiges en ville pendant l’été.

La _Composta_ était une assemblée des notables commerçants de la ville,
qui fixait annuellement le prix des denrées pour servir de base aux
paiements à faire en nature. Elle était consultée par le gouvernement
pour tout ce qui intéressait le commerce de la cité; elle avait le droit
de présenter des observations et d’émettre des vœux. C’était une sorte
de Chambre de Commerce.

L’orateur de l’Au-delà des monts ayant demandé au Sénat de Gênes (4
avril 1584) de décider que, pendant deux années, les marchands d’Ajaccio
ne pourraient plus vendre à crédit, à l’exception des blés et autres
denrées, et, en outre, d’accorder aux débiteurs de ces mêmes négociants
un délai de deux années pour se libérer, Gio-Battista Baciocchi,
procureur de la _Composta_, répondant au nom de celle-ci, déclara que
les marchands d’Ajaccio accordaient un délai de deux années à leurs
débiteurs, mais qu’ils ne pouvaient pas admettre qu’il leur fût défendu
de vendre à crédit pendant ce même laps de temps. Il revendiqua pour les
marchands de la ville la liberté de vendre aussi bien à crédit qu’au
comptant, en ajoutant qu’une pareille prohibition était contraire aux
lois civiles et canoniques et à l’usage admis chez tous les peuples de
commercer librement. Les marchands d’Ajaccio possédaient dès le XVIᵉ
siècle une notion exacte de leurs droits, qu’ils savaient au besoin
revendiquer avec fierté.

La vie économique demeurait pourtant singulièrement trouble. L’audace
des corsaires barbaresques était telle qu’on les vit, en novembre 1582,
venir jeter la terreur et l’épouvante jusque sous les murs d’Ajaccio. La
nouvelle se répandit en ville qu’ils venaient d’enlever dix habitants de
Bastelica dans la plaine de Campo di Loro. Aussitôt Jérôme
Roccatagliata, chargé de la garde des marines, sortit d’Ajaccio avec sa
compagnie à cheval pour marcher à leur rencontre. De courageux habitants
de la ville, ayant à leur tête Niccolo Baggioco et Martino Punta, se
joignirent à lui et atteignirent les infidèles à Porto Pollo le 19
novembre 1582. Après un vif engagement, les Barbaresques furent défaits
en laissant sur le terrain vingt des leurs; on leur fit dix-neuf
prisonniers. Martino Punta reçut un coup d’arquebuse qui lui enleva le
pouce de la main droite.

Episode que la tradition a popularisé! Mille autres pourraient être
cités: sans cesse les plages de Corse sont visitées par les corsaires
barbaresques, qui pillent les campagnes et enlèvent des captifs. Les 85
tours, bâties sur le littoral par ordre du gouvernement de Gênes pour
signaler aux populations l’approche des corsaires, ne suffisaient pas
toujours à les préserver de leurs atteintes.

Ces tours sont nombreuses. De la mer, en longeant les côtes, on les voit
dans leur fauve isolement, sur les pointes les plus périlleuses. Elles
accentuent encore la désolation des rocs, des arbustes qui semblent
incrustés, des escarpements inaccessibles qu’elles commandent. Parfois,
au contraire, elles se parent des charmes d’un promontoire harmonieux et
d’une baie caressante. Ainsi nous apparaissent les tours du littoral
d’Ajaccio: celles de Capitello, construite en 1553, de l’Isolella
(1596), de la Castagna (1580), de Capo di Muro (1584), de la Parata
(1608), des Sanguinaires (1550). Dès l’apparition des voiles hostiles à
l’horizon, les laboureurs, les bergers des rivages accouraient vers la
tour la plus proche: ils y trouvaient des vivres et des armes. Aussitôt
on allumait un grand feu au sommet de la tour. C’était le signal convenu
qui se multipliait de cime en cime. Les cabanes, les villages, les cités
étaient ainsi prévenus de l’arrivée des ennemis. Puis tout s’éteignait.
La tour s’enveloppait de silence pour se réveiller quand l’ennemi
débarquait.

De temps en temps il y avait entre les pirates et les Corses des
échanges ou des rachats mutuels d’esclaves. C’est ainsi que, le 14 août
1597, quatre galères turques, commandées par Moretto Rais, après avoir
fait comprendre par leurs signaux que leur arrivée était pacifique,
allèrent jeter l’ancre dans l’anse de Ficajola et proposèrent aux
Bastiais de racheter un certain nombre d’esclaves corses.

En 1584, noble Pasquale Pozzo di Borgo, orateur de l’Au-delà des monts,
est envoyé à Gênes pour signaler au Sénat les déprédations des
infidèles, dont les nombreux rapts, disait-il, amèneront infailliblement
le dépeuplement du pays. Il supplie la République de prendre des mesures
efficaces, afin d’éloigner les Barbaresques des plages d’Ajaccio et de
la province de l’Au-delà des monts. A défaut, ajoutait-il, ce qui reste
encore de population ne tardera pas à être réduit en esclavage, au grand
détriment du corps et de l’âme. Déjà les Barbaresques pénétraient dans
l’intérieur du pays, jusqu’à 15 et 18 milles. Pozzo di Borgo proposait
d’augmenter la prime de capture, qui était de 70 lires par infidèle
capturé les armes à la main et de 13 pour un prisonnier fait _alla
stracqua_, c’est-à-dire trouvé sur le rivage où la tempête avait pu le
jeter: elle fut portée respectivement à 100 et à 50 lires, et le Sénat
accorda 30 lires pour tout Turc tué pendant le combat.

Un autre remède avait été proposé trois ans auparavant par Giovanni da
Salo, citoyen d’Ajaccio, orateur pour l’Au-delà des monts: il avait
demandé (5 janvier 1581) des permis de port d’armes afin de se défendre
non pas seulement contre les Barbaresques mais contre les ours (dont la
présence est ainsi attestée dans la Corse du XVIᵉ siècle).

       *       *       *       *       *

Les armes sont nécessaires aux Corses pour leur sécurité personnelle et
pour la défense même de l’île contre les pillages des Barbaresques; mais
on ne délivrera le permis que moyennant finances, on monnaiera cet
indispensable privilège, on en fera une mesure fiscale, un procédé de
vexation. On verra des gouverneurs vendre des ports d’armes, ordonner
ensuite un désarmement général, revendre les armes confisquées: le même
fusil, dit-on, fut vendu jusqu’à sept fois. Mais dans cette complication
même, le problème est trop simple, car de ces armes les Corses
commencent à faire un mauvais usage, s’il est vrai qu’il faille noter
ici l’origine de la _vendetta_. Les Génois semblent fondés à défendre
les armes à feu; mais la seule cause de la vendetta fut l’absence
absolue de justice sous leur gouvernement.

«Dès qu’un homicide se commettait, est-il dit dans _la Justification de
la révolution de la Corse_--ouvrage au titre caractéristique, que les
Génois eux-mêmes ne réfutèrent que faiblement,--les parents du mort
recouraient à la justice contre l’assassin; les parents de l’assassin
accouraient pour empêcher l’action de la justice. Il y avait entre les
parties une première lutte devant le greffier pour en obtenir un
procès-verbal favorable; une seconde devant le juge qui émettait son
avis; une troisième devant le gouverneur, de qui émanait la sentence. Si
les parties avaient quelques moyens pécuniaires, on profitait de
l’occasion pour faire une moisson abondante: les plus offrants gagnaient
toujours leur procès; mais si c’étaient les parents du mort, on ne
condamnait l’assassin qu’à une peine légère, et simplement pour leur
donner une sorte de satisfaction, tandis que, si c’étaient les parents
du meurtrier, le meurtrier lui-même était exempté de toute peine
afflictive ou infamante... Que si les assassins étaient pauvres, alors,
pour faire parade d’une justice incorruptible, ils étaient condamnés au
bannissement; mais bientôt, pour une pièce de 80 francs (genovina), on
accordait un sauf-conduit de six mois, même aux bannis pour peine
capitale, avec permis de port d’armes, afin que, pouvant parcourir l’île
en toute sécurité, ils fussent non seulement en état de se défendre
contre leurs ennemis, mais même de commettre de nouveaux attentats.
Quelquefois on les faisait embarquer pour Gênes où, admis au service de
la République, ils étaient élevés à des grades honorables, et même à
celui de colonel. Enfin, au bout de peu d’années, tous les bannis,
absous par des grâces générales ou particulières, retournaient chez eux
d’un air de triomphe et plus insolents que jamais.»

Effrayés des crimes et des délits de tout ordre qui restaient impunis,
les Corses eux-mêmes s’indignaient et réclamaient une répression sévère.

«En Corse, dit un chroniqueur, il y a des voleurs publics, de faux
témoins, des notaires faussaires, des malfaiteurs de toute sorte. Les
maux de cette île se sont multipliés tellement que, de même que le mal
français se soigne par le vif argent, il faudrait employer contre cet
état de choses les moyens les plus violents.»

Mais Gênes n’agissait pas, sinon pour augmenter les taxes et tirer
profit de la misère, matérielle ou morale, où l’île commençait de
sombrer. Aussi les Corses, dans la méfiance grandissante vis-à-vis de la
justice, prirent-ils décidément l’habitude de recourir à l’acte
personnel et de venger eux-mêmes l’injure qui leur était faite. Le
nombre des crimes commis pendant cette douloureuse période est presque
incroyable: on relève sur les registres de la République, en l’espace de
32 ans (de 1683 à 1715), 28.715 meurtres.

En 1714, un Jésuite, le P. Murati, député à Gênes par les Douze, obtint
qu’il ne serait plus délivré aucun port d’armes, à condition qu’une
redevance de deux _seini_ (0 fr. 40) par feu indemniserait la République
du tort que lui causait la suppression des patentes. Le nouveau
gouverneur Pallavicini, chargé d’opérer le désarmement, ne rencontra
dans sa tâche aucun obstacle, et la police de l’île parut prendre une
voie meilleure. Malheureusement, de toutes les mesures prises, une seule
survécut: l’impôt auquel les insulaires s’étaient eux-mêmes soumis.

       *       *       *       *       *

Ce n’est pas que les magistrats de Gênes n’aient rien tenté pour
l’amélioration économique et sociale de la Corse. Ils avaient donné tout
leur appui au Barnabite milanais Alexandre Sauli, qui fut évêque
d’Aleria de 1570 à 1591 et qui mérita le titre d’«apôtre de la Corse»;
mais un demi-siècle avait passé et tout devait être repris à pied
d’œuvre. En 1652, alarmés par l’impiété et le relâchement des mœurs de
leurs indomptables sujets, les Génois demandèrent à saint Vincent de
Paul quelques prêtres de sa Congrégation pour aller prêcher des missions
dans l’île, afin de ramener au bercail les brebis égarées. «Monsieur
Vincent» fit droit à cette requête: il envoya sept missionnaires; le
cardinal Durazzo, archevêque de Gênes, leur adjoignit quatre
ecclésiastiques et quatre religieux. Les quinze représentants de
l’orthodoxie prêchèrent des missions en différents endroits, à Aleria, à
Corte, dans le Niolo.

Le rapport adressé par les missionnaires à saint Vincent de Paul nous
apprend qu’à Aleria régnait le plus grand désordre, non pas à cause du
manque de directeurs spirituels, mais au contraire parce qu’il y en
avait trop. Le siège épiscopal, il est vrai, était vacant; mais il y
avait deux vicaires généraux, dont l’un était nommé par la Congrégation
de la Propagation de la Foi et l’autre par le Chapitre de l’Église
cathédrale. Ces deux vicaires généraux se faisaient la guerre: «L’un
défaisait ce que l’autre avait fait et si l’un excommuniait, l’autre
relevait cette excommunication.» De sorte que le clergé et le peuple
étaient divisés en deux clans, ni plus ni moins que s’il se fût agi de
politique: de la religion et de la morale, nul ne se souciait.

Les rapports de nos missionnaires signalent du reste le désordre qui
régnait dans la Corse entière; ils y mettent même tant de vigueur qu’on
serait assez naturellement porté à soupçonner qu’ils ont un peu chargé
le tableau pour mieux faire ressortir, par contraste, la difficulté de
leur tâche et la fécondité de leurs efforts. A les en croire, «outre
l’ignorance, qui est fort grande parmi le peuple, les vices les plus
ordinaires qui règnent dans le pays sont l’impiété, le concubinage,
l’inceste, le larcin, le faux témoignage et, sur tous les autres, la
vengeance qui est le désordre le plus général et le plus fréquent».

Les bons pères furent effrayés de l’état religieux du Niolo: «Je n’ai
jamais trouvé de gens, écrit l’auteur du rapport, et je ne sais s’il y
en a dans toute la chrétienté, qui fussent plus abandonnés qu’étaient
ceux-là.» Beaucoup n’étaient pas baptisés; la très grande majorité
ignorait les commandements de Dieu et le symbole des Apôtres; «leur
demander s’il y a un Dieu ou s’il y en a plusieurs... c’était leur
parler arabe. Il y en avait plusieurs qui passaient les 7 ou 8 mois sans
entendre la messe, et les 3, 4, 8 et 10 ans sans se confesser; on
trouvait même des jeunes gens de 15 et 16 ans qui ne s’étaient encore
jamais confessés»; bien entendu, ils n’observaient ni Carême ni
Quatre-Temps. Mais cela n’était que peccadille à côté du reste: les
hommes et les femmes se mettaient en ménage librement et ne se mariaient
qu’ensuite.

Pour remettre un peu d’ordre dans tant de désordre, les missionnaires
commencèrent par catéchiser le clergé qui en avait lui-même grand
besoin, puisque, nous dit le rapport, plusieurs ecclésiastiques
donnaient les exemples les plus déplorables et commettaient des incestes
et des sacrilèges avec leurs nièces et parentes. De ce côté, ils
n’eurent pas trop de peine: ils obtinrent assez aisément des prêtres
corses qu’ils fissent, même publiquement, la confession de leurs fautes
et qu’ils se livrassent aux austères douceurs de la pénitence.

En second lieu, les missionnaires obtinrent de ceux qui vivaient en état
de péché la cessation des scandales qu’ils causaient. Ils travaillèrent

[Illustration: Corte: la Citadelle. (_Sites et Monuments du T. C.
F._)--Tour de Casella.

Bastelica: Maison de Sampiero.

     Pl. IX.--CORSE.
]

aussi à amener des réconciliations entre ennemis acharnés. Mais cela fut
assez malaisé, surtout dans le Niolo. «Tous les hommes venaient à la
prédication l’épée au côté et le fusil à l’épaule»; quelques-uns--les
bandits--apportaient en outre «deux pistolets et deux ou trois dagues à
la ceinture». Enfin, après bien des efforts, deux ennemis firent la
paix; d’autres suivirent leur exemple, «de façon que, pendant l’espace
d’une heure et demie, on ne vit autre chose que réconciliations et
embrassements» et, ajoute l’auteur du rapport, «pour une plus grande
sûreté, les choses les plus importantes se mettaient par écrit, et le
notaire en faisait acte public». Communion générale à laquelle tous les
Niolains prennent part, fondation de nombreuses conférences de la
charité, guérison rapide et radicale de tous les maux dont souffrait la
Corse... Vaine illusion: après le départ des missionnaires, les
désordres recommencèrent de plus belle, s’il n’est pas plus vrai de dire
qu’ils n’avaient jamais cessé. Le clergé lui-même continua d’être, au
point de vue moral comme au point de vue professionnel, fort au-dessous
de sa tâche, sans organisation rigoureuse, sans instruction suffisante.

       *       *       *       *       *

Ce qui contribua plus que tout à la désorganisation sociale, c’est la
disparition de ce que l’on pourrait appeler les classes dirigeantes, la
fin de cette féodalité qui avait constitué des cadres pour les pauvres
et les inférieurs. Tactique habituelle aux grandes républiques
italiennes: elles ne laissèrent jamais s’élever au niveau de leur
patriciat (Gênes avait reconstitué le sien en 1528) la noblesse des
villes ou des pays qui composaient leurs Etats. Systématiquement les
Génois nivelèrent les castes en Corse, laissant aux chefs de clan de
vains titres honorifiques et de maigres privilèges perpétuellement
discutés.

Des fiefs cinarchèses, ceux d’Istria, d’Ornano et de Bozzi avaient seuls
conservé un semblant d’existence; mais, morcelés par de nombreux
partages, ils étaient pour leurs seigneurs d’un maigre revenu.
L’autorité de ceux-ci est d’ailleurs illusoire: un lieutenant des
feudataires exerce bien la justice en leur nom; mais il est désigné par
le gouverneur.--Les maisons della Rocca et de Leca ne possèdent plus que
des distinctions appellatives, le patronat de certaines églises et
l’exemption des dîmes et de la taille. Cette dernière exemption est
héréditaire dans une soixantaine de familles dont le «magistrat de
Corse» se fait représenter les titres à chaque génération. Le privilège
de paraître couverts devant le gouverneur leur fut enlevé en 1623.--Les
seigneurs du Cap Corse sont également dans la misère par suite de leur
accroissement même: seuls, ceux qui ont conservé des intérêts à Gênes
sont plus riches.

En somme il y a un mouvement social tout à fait curieux qui transforme
les conditions mêmes de la vie populaire. Les clans vont se former
autour d’hommes sortis du peuple, et que distingue leur instruction; les
grands patriotes du XVIIIᵉ siècle ne sont pas des seigneurs. Giacinto
Paoli, Colonna-Ceccaldi, Gaffori, Limperani, Abbatucci sont des
médecins; Leoni, Costa, Marengo, Charles Bonaparte, Saliceti, Pozzo di
Borgo sont des avocats.



XIII

BASTIA AU XVIIᵉ SIÈCLE

     _Situation topographique: les quartiers, les édifices religieux,
     les monuments publics et privés.--Le Mont-de-Piété et
     l’Hôpital.--Le collège des Jésuites et l’Académie des «Vagabonds»._


L’œuvre génoise en Corse est surtout visible dans les villes. Ajaccio,
fondée en 1492, avait été la capitale de l’île pendant l’occupation
française qui précéda Cateau-Cambrésis, et l’on y goûtait déjà, dit
Filippini, «la douceur du climat, la beauté des campagnes, ses rues
droites et larges, la fertilité du sol, les jardins délicieux». Elle fit
de rapides progrès à la fin du XVIᵉ siècle et au commencement du XVIIᵉ:
édifices religieux, écoles, institutions de bienfaisance datent de cette
époque. Lorsqu’un décret du Sénat de Gênes, en date du 3 décembre 1715,
divisa la Corse en deux gouvernements, Ajaccio devint le siège du
gouverneur de l’Au-delà des monts. Mais Bastia, plus ancienne, plus
importante pour les Génois à cause de sa situation même, était depuis
1453 la résidence du gouverneur de l’île et de son vicaire. Capitale
administrative et religieuse, bien défendue par un système compliqué de
remparts, de citadelle et de tours, en relations constantes avec Gênes,
elle eut au XVIIᵉ siècle un éclat et une prospérité incomparables: la
vie économique et intellectuelle s’y développa dans le calme. La
chronique de Filippini et les Annales de Banchero, ancien podestat de
Bastia, nous permettent d’esquisser un tableau qui contraste
singulièrement avec le spectacle des misères et des vengeances des
Corses de l’intérieur.

       *       *       *       *       *

Une montagne haute et raide, dont le pied se perd dans la mer, domine la
ville, qui occupe sur la côte un espace d’environ 800 mètres de long sur
200 de large. Vers le milieu de sa longueur, la mer forme une anse
fermée au N.-E. par un môle (inauguré en 1671) et au S.-E. par
l’escarpement du rocher sur lequel est bâtie la citadelle. C’est _Terra
Nova_, qu’enferme un mur d’enceinte. On y accède par une porte d’entrée
placée sons la garde d’un capitaine et de soldats de Gênes; la
citadelle, où habitaient le gouverneur et les officiers de sa suite,
était entourée d’un fossé et l’on y pénétrait à l’aide d’un pont-levis.
De larges rues, des places publiques, l’église paroissiale de
Sainte-Marie, qui passait pour la plus somptueuse de l’île, avec ses
colonnes en marbre de Corse, les stalles de son chœur, les bijoux,
dentelles et broderies conservés dans son trésor. Elle devait cette
richesse aux évêques de Mariana, qui s’en servaient comme de cathédrale.
La Canonica en effet tombait en ruines et, dès la seconde moitié du
XIIIᵉ siècle, les évêques de Mariana résidaient à Vescovato. Mᵍʳ
Leonardo de Fornari, évêque de Mariana, décédé en 1492, avait établi par
testament que les revenus capitalisés d’une certaine somme d’argent
placée à la Banque de Saint-Georges seraient affectés à la réparation de
la Canonica; mais en 1495 Mᵍʳ Ottavio de Fornari, nommé évêque de
Mariana, fit construire l’église Sainte-Marie de Terranova; un bref du
pape Pie V obligea les évêques et chanoines de Mariana à résider à
Sainte-Marie. Mᵍʳ Centurione commença la construction du chœur de cette
église: il y officia pontificalement le 18 juin 1575. En 1582 la commune
de Bastia céda les bénéfices de Pineto pour aider à la restauration de
l’église cathédrale de Sainte-Marie. Comme elle était devenue
insuffisante, que le pape Clément VIII avait autorisé (1600) la
substitution de Sainte-Marie à la Canonica et l’attribution, par suite,
du legs Leonardo de Fornari, on la refit sur de nouvelles bases. Mᵍʳ
Jérôme del Pozzo, de la Spezia, évêque de Mariana, posa la première
pierre de la nouvelle cathédrale en 1604; les travaux furent menés à
bonne fin en 1619; le clocher fut achevé en 1620. La consécration eut
lieu le 17 juillet 1625, par Mᵍʳ Giulio del Pozzo. Lorsque mourut ce
prélat, le 17 décembre 1644, il légua mille écus pour achat de
chandeliers d’argent et objets d’art.

La ville proprement dite, c’est _Terra Vecchia_. Plus grande, plus
peuplée que la citadelle, elle n’est fermée par aucun système de murs ou
de fossés. Sur l’emplacement de l’ancienne église paroissiale, l’église
Sᵗ-Jean Baptiste a été construite en 1640. Les rues y sont étroites et
tortueuses. Une série d’oratoires, de chapelles et de couvents: Sᵗ-Roch,
édifié en 1604; la Conception, qui s’écroula le 25 février 1609, mais
qui fut restaurée et agrandie en 1611. Les plus beaux édifices de toute
la Corse appartiennent assez ordinairement aux moines. Les Lazaristes
sont installés dans une vaste et belle maison, dont la situation, hors
de la ville et sur le bord de la mer, «est si singulière que, d’une
lieue en mer, cette maison paraît sortir de l’eau». Les couvents des
Cordeliers, des Capucins, des Récollets et des Servites, bâtis sur des
mamelons en arrière de la ville, l’entourent du côté de la terre. Deux
couvents de religieuses, notamment celui des Clarisses.

Bastia, vers le milieu du XVIIᵉ siècle, était donc une charmante ville,
dont la population ne dépassait certainement pas 7.000 habitants: tel
est le chiffre que donnent les Annales de Banchero; celui de 14.000
qu’indique le docteur Morati dans la _Prattica Manuale_, est beaucoup
moins vraisemblable. Les rues, étroites, sombres et escarpées dans la
vieille ville, plus larges aux environs de la citadelle, sont bordées de
maisons plus ou moins bien construites, généralement hautes, habitées
dans les étages supérieurs par les propriétaires et les gens aisés qui
louent le reste au peuple. On comptait près de 400 magasins.

La ville était alimentée par de nombreuses fontaines débitant une eau
excellente. Elle produisait du vin exquis, des céréales qu’elle
exportait à Livourne et à Gênes, et l’étang de Chiurlino lui fournissait
à profusion du poisson, des anguilles et du gibier d’eau.

       *       *       *       *       *

A l’exemple des anciennes villes italiennes, Bastia avait un
Mont-de-Piété, pour prêter des fonds aux pauvres à un taux modéré. Cette
institution fut créée en 1618 par l’évêque Sartario di Policastro,
visiteur apostolique, qui en établit un autre à Ajaccio, et ces deux
établissements ont précédé de plus d’un siècle et demi le Mont-de-Piété
de Paris (créé le 9 décembre 1777). L’évêque en fit annoncer l’ouverture
par l’intermédiaire des curés. Il était stipulé dans les statuts que le
Mont, placé sous la surveillance et la direction des évêques, serait
administré par trois gouverneurs, pris parmi les meilleurs, les plus
fidèles et les plus éclairés des citoyens: deux nommés par l’évêque, le
troisième par l’illustrissime commissaire de la République de Gênes;
six autres membres, nommés pour moitié par le commissaire génois, leur
étaient adjoints. Leurs fonctions étaient renouvelables chaque année le
jour de la fête de l’Annonciation de la Vierge Marie, sous la protection
de laquelle l’œuvre était placée. Les administrateurs étaient tenus de
prêter serment entre les mains de l’évêque et, en leur absence, entre
celles des vicaires généraux, soit le jour de leur nomination, soit le
lendemain.

Le registre des engagements et des retraits était confié à un gouverneur
ayant la pratique de la comptabilité. Ce registre, qui contenait 300
feuillets, portait en tête, outre les statuts, une page destinée à
recevoir les noms de bienfaiteurs disposés à faire des dons et legs à
l’œuvre. Il mentionnait la désignation des nantissements, la somme
prêtée et la date de l’engagement. Le prêt, consenti pour six mois,
représentait la moitié de la valeur de l’objet: il ne pouvait excéder 12
livres. Ce délai expiré, on vendait les gages aux enchères, sans avis
préalable. La caisse du Mont-de-Piété était confiée aux soins des
officiers municipaux; elle était à 3 clés, dont une restait entre les
mains de l’évêque, la deuxième était la propriété des conseillers
municipaux; l’un des gouverneurs, alternant tous les six mois,
conservait la troisième. Le service courant se trouvait assuré par le
dépôt entre les mains du gouverneur d’une somme de 50 écus, soit 200
livres.

«En commençant, disaient les statuts, les prêts auront lieu en argent;
par la suite, les évêques pourront les faire, partie en argent, partie
en blé; on s’en rapportera à la prudence des évêques.» Il était en outre
stipulé que le Mont-de-Piété, pour venir en aide à un plus grand nombre
de pauvres, solliciterait l’autorisation nécessaire afin de pouvoir
accepter, des emprunteurs qui y consentiraient, la restitution, «à
mesure comble, du blé prêté à mesure rase» et le versement d’un sou et
demi par écu prêté pour 6 mois. Les prêts ne devaient être faits qu’aux
vrais pauvres, sans exception aucune, avec rapidité, empressement et
charité.

La question de l’hôpital se pose en 1646. Dès le temps de la domination
pisane, des personnes charitables, s’inclinant vers les misères
humaines, avaient eu la pensée de créer un _Ospedale dei poveri_:
l’hôpital primitif, dit de Saint-Nicolas, parce qu’il était situé près
d’une chapelle dédiée à ce saint,--d’où la dénomination de la place
actuelle,--dépendait de Pise. En 1546 il fut transféré dans la haute
ville, mais bientôt reconnu insuffisant. Un siècle après, on proposait
donc d’ériger un nouvel hôpital sur l’emplacement du premier, et de le
confier à l’ordre des frères de Saint-Jean de Dieu.

       *       *       *       *       *

La seule école pour l’éducation de la jeunesse, sous le gouvernement de
Gênes, était celle des Jésuites qui datait de 1635 (celle d’Ajaccio
datait de 1617), dans le bâtiment occupé aujourd’hui par le Lycée. Le
recteur et les professeurs étaient nommés par l’évêque. Les jeunes gens
allaient compléter leur éducation dans quelques-unes des Facultés les
plus célèbres de l’Italie: médecins, jurisconsultes, hommes d’Eglise;
mais la plupart se destinaient à la carrière des armes. Ceux qui
revenaient à Bastia pouvaient se rencontrer au sein d’une Académie
littéraire qui groupait les beaux esprits de l’endroit, les honnêtes
gens qui se piquaient de beau langage et savaient manier avec élégance
la langue italienne et le vers classique. C’était l’Académie des
Vagabonds--_Accademia dei Vagabondi_--fondée en 1659: elle devait être
réorganisée en 1750 par le marquis de Cursay. On connaît le nom de
quelques-uns de ses membres, notamment de Jérôme Biguglia, dont le
tombeau se trouve dans l’église Sainte-Marie.

La population, nonchalante ou active, se pressait dans les rues pour
admirer les spectacles ordinaires et la pompe des cérémonies: le
gouverneur de Corse défilant avec sa suite, l’évêque de Mariana et son
clergé, les confréries avec leurs insignes et les membres revêtus de
leurs cagoules. Un air lumineux et léger, des physionomies riantes. Les
chroniques et les récits ne nous laissent pas l’impression d’une
population malheureuse, révoltée. Mais trop d’étrangers circulent ici:
l’âme de la Corse ne bat pas dans cette ville administrative et
commerciale, capitale militaire, _civitas_ et _praesidium_.



XIV

UNE TENTATIVE DE DÉNATIONALISATION

     _Les Grecs du Magne installés à Paomia.--Une colonie
     florissante.--Etat d’esprit des Corses: les Grecs expulsés._


En 1676 des Grecs du Magne, dans l’ancien Péloponnèse, fatigués de la
tyrannie des Turcs, demandèrent à Gênes un territoire pour eux, leurs
femmes et leurs enfants. Le Sénat génois accepta et les établit en
Corse. Tel est le fait premier et, réduit à ces termes, il ne peut
manquer de surprendre. Car enfin, si les Turcs tyrannisaient les Grecs,
les Génois tyrannisaient les Corses. En quittant le Péloponnèse pour
s’installer dans une île soumise à la domination génoise, les Grecs
n’allaient faire, semble-t-il, que changer de tyrannie.

Il n’en devait pas être ainsi, et ce n’est point par les Génois que les
Grecs allaient souffrir. Leur démarche s’explique tout d’abord par la
politique traditionnelle de Gênes dans la Méditerranée orientale: de
très anciennes relations commerciales s’étaient nouées avec les Grecs,
tandis que les Ottomans avaient toujours manifesté la plus violente
hostilité à ses entreprises, même pacifiques. Les Turcs voulaient «la
Méditerranée orientale aux Turcs» et, dans la seconde moitié du XVIᵉ
siècle, ils avaient profité des embarras de Gênes, occupée à vaincre la
révolte de Sampiero, non seulement pour reprendre l’île de Chio, où des
Génois s’étaient jadis installés, mais encore pour paraître en Corse
même comme alliés de Henri II. Ainsi, ennemis séculaires des Turcs, les
Génois devaient tout naturellement paraître sympathiques aux Grecs:
déjà, en 1663 et en 1671, des projets de capitulations avaient même été
ébauchés entre leurs envoyés et les représentants de la Sérénissime
République.

Mais la politique corse des Génois fait comprendre mieux encore
l’accueil qu’ils réservèrent aux délégués grecs. Leur domination dans
l’île demeurait précaire. Exploitée, pressurée, la Corse s’était d’abord
révoltée; mais toutes ses tentatives d’indépendance avaient été
réprimées: elle languissait dans un profond engourdissement. Les impôts
avaient été tels, écrit Filippini, que «dans toute la Corse il n’y eut
terre, roche, étang, marais, forêt, buisson, lieu sauvage, rien enfin
qui ne reçût son estimation». Les Corses, dont il ne faut pas accuser a
priori l’indolence, s’étaient découragés de travailler: ils se
réfugiaient dans la haute montagne. L’île, improductive et mal soumise,
devenait pour la République une possession inutile, un poids mort. Pour
résoudre la crise économique qu’ils avaient eux-mêmes créée et pour ne
plus se heurter à des résistances nationales, les Génois cherchèrent à
dénationaliser le pays en introduisant des éléments étrangers. «Les
étrangers en Corse et les Corses hors de Corse!» telle fut la solution,
élégante et simpliste, que les Génois prétendirent donner à la question
corse.

Dès le milieu du XVIᵉ siècle, vers 1549, et sous le gouvernement
d’Auguste Doria, ils avaient envoyé une première colonie de cent
familles génoises à Porto-Vecchio, au fond d’un admirable golfe qui
s’ouvre, entre des collines verdoyantes, sur la côte sud-orientale. Le
site était splendide et les ressources abondaient: des vignobles, des
champs d’oliviers, de grands bois de chênes-liège, une mer
poissonneuse... Mais ce premier essai de colonisation ligurienne avait
échoué, parce que l’air est dans cette région très malsain. Aujourd’hui
encore les hautes maisons, bordant des ruelles tortueuses, sont, à cause
des fièvres, abandonnées chaque année, de juin à octobre, par la plupart
des habitants. Tout autour de la ville on remarque de magnifiques blocs
de porphyre rose: c’est sur cette base inébranlable qu’avaient été
construites les anciennes fortifications, dont un bastion est encore
debout. Les Turcs de l’amiral Dragut, débarquant en 1553 avec 60
galères, les franchirent «en passant» et ils avaient achevé la ruine de
Porto-Vecchio.

Lorsque des Grecs vinrent, un siècle plus tard,--montagnards du Taygète,
marins de Vitylo,--demander asile à la République, celle-ci tenta de
reprendre dans de meilleures conditions une œuvre qui lui tenait à cœur.
Et quelle magnifique occasion pour elle de se laver de certaines
accusations qui la froissaient d’autant plus qu’elles étaient plus
justifiées! Elle allait accueillir des hommes chargés d’impôts, réduits,
comme dit Pommereul, «à l’état de la plus dure et de la plus abjecte
servitude». Qui donc après cela oserait l’accuser de maltraiter et
d’opprimer les Corses?

       *       *       *       *       *

Le 1ᵉʳ janvier 1676 un descendant de la famille impériale des Comnène,
Jean Stéphanopoli, débarquait à Gênes avec 730 compagnons après une
pénible traversée de 97 jours. Il avait profité, le 23 septembre 1675,
de la présence d’un navire français, le _Sauveur_, capitaine Daniel,
dans le port de Vitylo. Tous étaient partis, confiants dans l’avenir;
leur évêque, Mᵍʳ Parthenios, était avec eux, ainsi que plusieurs membres
du clergé.

La République les accueillit avec joie. Elle leur offrit le petit
territoire de Paomia, qui s’étend «en forme de queue de paon» sur une
hauteur de 600 mètres dominant la côte occidentale de la Corse, entre le
golfe de Porto et celui de Sagone. Le climat était sain, mais le sol
inculte. Jean Stephanopoli, chargé d’aller reconnaître le terrain, le
déclara favorable et un traité fut conclu le 18 mars 1676. Les émigrants
devaient recevoir en toute propriété les territoires de Paomia, Ruvida
et Salogna; la République s’engageait en outre à pourvoir à leur premier
établissement et à respecter leur religion et leurs institutions
municipales. De leur côté ils devenaient sujets de Gênes, à qui ils
devaient prêter serment de fidélité et payer, en plus de la dîme, cinq
livres d’imposition annuelle par feu.

A la fin d’avril, les Grecs furent transportés à Paomia et répartis, par
les soins de Marc-Aurèle Rossi, dans les hameaux de Salici, Corona,
Pancone, Rondolino et Monte Rosso. Ils furent divisés en neuf escouades,
ayant chacune un chef désigné par le suffrage de ses concitoyens. Gênes
accorda aux quatre «conducteurs» de la colonie,--Apostolo, Jean, Nicolas
et Constantin Stephanopoli,--le titre de chefs privilégiés, comportant
le privilège personnel de porter des armes à feu et l’exemption de la
taille. La colonie était administrée par un directeur génois nommé pour
deux ans: le premier directeur de Paomia fut Pierre Giustiniani, auquel
succéda le colonel Buti.

Les colons se mirent au travail avec ardeur. Gênes leur avait fourni des
habitations, des instruments d’agriculture, des bestiaux, de l’argent
et des grains. Leur «industrie naturelle» fit le reste et sut rapidement
transformer une région inculte en un excellent pays. Ils défrichèrent
les maquis, greffèrent les nombreux sauvageons qui poussent ici
spontanément. L’historien Limperani, qui visita Paomia au commencement
du XVIIIᵉ siècle, fut émerveillé des résultats obtenus par les Grecs:
leur village était certainement un des plus jolis et des mieux cultivés
de la Corse.

       *       *       *       *       *

Les insulaires regardèrent avec surprise ces étrangers qui venaient
s’installer chez eux. «La fortune des Grecs et leurs talents, écrit
Pommereul, devinrent l’objet de la jalousie des Corses, qui tentèrent
plusieurs fois de les détruire et de dévaster leurs nouvelles cultures.»
Voilà qui est vite dit--et faussement interprété. Les Corses et
particulièrement les habitants du voisinage,--les gens de Vico et du
Niolo,--virent les Grecs d’un très mauvais œil, la chose est évidente,
mais il n’est pas besoin d’invoquer la jalousie. Pour être mécontents,
il suffisait aux Corses de voir clair dans le jeu des Génois et d’y
dénoncer--ce qu’il recélait en effet--une tentative de
dénationalisation. Comment aimer des étrangers, seraient-ils animés des
meilleures intentions, quand leur présence est imposée par des
oppresseurs? Les Génois venaient d’introduire en Corse, non pas sans
doute les premiers éléments d’un Etat dans l’Etat, mais un groupe
d’hommes attachés à eux par les liens de la reconnaissance et qui leur
ménageraient un contact permanent avec l’île, un point d’appui solide en
cas de rébellion, un prétexte pour intervenir en Corse si leurs protégés
étaient molestés. Entre Grecs et Corses il y eut dès le premier jour--il
ne pouvait pas ne pas y en avoir--un malentendu difficile à dissiper et
qui allait peser d’un poids très lourd sur le développement et la
prospérité de la colonie naissante.

Lorsque la grande insurrection contre Gênes éclata en 1729, unissant
dans un même sentiment d’indignation, dans une même aspiration vers
l’indépendance, le peuple entier des deux côtés des monts, les gens de
Vico sommèrent les Grecs de se joindre à eux. Mais les Grecs n’avaient
eu qu’à se louer de la République Sérénissime: ils refusèrent de la
trahir. Alors Vicolésiens et Niolains envahirent Paomia et, malgré une
vive résistance à la tour d’Ormigna, ils désarmèrent les habitants
(avril 1731). La ville fut saccagée et les champs dévastés. Mais les
Corses laissèrent aux habitants la vie sauve. Ils ne voulaient que
détruire l’œuvre des Génois, ils ne pouvaient reprocher aux Grecs leur
fidélité et leur loyalisme: ils les laissèrent partir pour Ajaccio. Le
séjour à Paomia avait duré 55 ans.

Dans la Corse insurgée contre leurs maîtres et leurs bienfaiteurs, les
exilés, ballottés à tous les vents, sans ressources et souvent sans
abri, mènent une existence lamentable et douloureuse. Au moment de la
conquête française, ils songeaient à s’établir en Espagne. Marbeuf les
fixa en Corse: accomplissant une mesure de justice et de pitié, songeant
à rendre l’île «riche et industrieuse», il fit construire 120 maisons
non loin des anciens défrichements de Paomia et, parmi les cultures,
dans un cadre de collines dorées, Cargèse la Blanche se fonda. Après
bien des péripéties qui durèrent jusqu’en 1814, une histoire plus
paisible commença pour la ravissante bourgade grecque, cramponnée à la
terre dont on a voulu tant de fois l’expulser.



XV

LA QUESTION CORSE ET LA POLITIQUE FRANÇAISE

     _Les éléments économiques et politiques de la question
     corse.--L’affaire du droit des trois tours.--Le soulèvement de 1729
     et l’intervention autrichienne.--La révolte de 1735 et le «secret»
     de Chauvelin._


Dans leur tentative de colonisation étrangère en Corse, les Génois
avaient échoué, parce qu’ils avaient prétendu résoudre la question corse
sans les Corses et même contre eux. De ce fait leur domination même se
trouva définitivement ébranlée, et la question corse va entrer dans une
nouvelle phase.

Les soulèvements locaux étaient continuels. Sans avoir la gravité d’une
insurrection générale, ils révélaient du moins l’impuissance croissante
du gouvernement génois. En vain le Sénat recourait-il aux mesures les
plus violentes et les plus arbitraires: peine de mort contre quiconque
offenserait un agent de la République ou se disposerait à l’offenser,
contre quiconque aurait quelques relations que ce soit avec un «bandit»,
défense faite en 1715 à tous les Corses de porter les armes. Il y avait
plus de mille assassinats par an. Le clergé entretenait l’agitation, car
les meilleurs bénéfices étaient réservés par la métropole à des Génois;
ils

[Illustration: Acte de baptême de Bonaparte.--Ajaccio: Maison de
Bonaparte.

Bastia: Statue de Napoléon. (_Sites et Monuments du T. C. F._)

     Pl. X.--CORSE.
]

étaient une des plus profitables matières à exploitation. «En sorte que,
de génération en génération, les haines contre le gouvernement génois se
multipliaient et s’avivaient: elles ne pouvaient se terminer que par des
catastrophes.»

Le gouvernement français eut le mérite de comprendre tout le profit
qu’on en pouvait tirer et, de bonne heure, ses agents diplomatiques
reçurent mission d’étudier la valeur _économique_ et _stratégique_ de
l’île de Corse. Dès la fin de 1682, le sieur Pidou de Saint-Olon,
«gentilhomme ordinaire de la maison du roy, s’en allant pour le service
de Sa Majesté à Gennes», insiste sur la Corse dans le mémoire qu’il
rédige touchant «les _revenus_ et les _forces_ de la République de
Gênes». Le tableau qu’il en fait révèle un remarquable talent
d’observation. Si les habitants sont oisifs, c’est qu’«il leur suffit
d’avoir de quoi simplement vivre plus tost que de prendre peine pour les
officiers gennois qui leur enlèvent encore leur peu de substance (_sic_)
avec beaucoup de tirannie.» En réalité nulle terre n’est plus riche:
elle produit «de bons vins, des blés de toutes sortes, de l’huile assez
abondamment, et fort bonne, de façon que, si on cultivoit les oliviers
qui y viennent, il s’y en recueilleroit davantage qu’à la rivière de
Gênes. Il y a aussi beaucoup de meuriers, elle produit encore quantité
de châtaignes et presque autant qu’en nos Sévennes du Languedoc. Il y a
aussi de beaux pasturages: on y fait des fromages excellents, il y a des
bois touffus et d’haute fustaye en grande quantité, des Génois y en
tirent d’extrêmement bons pour la fabrique de leurs vaisseaux et galères
et elle en pourvoit tout cet Estat pour brusler; on y en pourroit tirer
telle quantité qu’on voudroit pour la fabrique des vaisseaux. Il y a
quantité des cerfs, des daims, des chevreuils, des sangliers et de tout
autre genre de chasse, en particulier des perdrix... Il y a de plus des
minières d’or, d’argent, de fer et de plomb, et outre cela il y a deux
ou trois bons ports, et l’on y en pourroit faire facilement d’autres
très commodes. Enfin il n’y faudroit que plus de travail et d’industrie
pour y recueillir abondamment de tout ce qui seroit nécessaire à la vie,
comme l’on pourroit faire en Provence ou en Languedoc. Ainsy il est aysé
de voir qu’on fairoit quelque chose de bon de cette isle; mais, comme a
très bien dit un habile homme parlant de la Corse, _li Genovesi vogliono
che questa gioia sia sepelita nel fango_, de peur sans doute ou de
l’envie de leurs voisins ou, comme dit un autre sur ce sujet, pour
détourner un puissant monarque de rentrer dans les justes droits qu’il a
sur cette isle. Par le dernier dénombrement cette isle avoit environ 80
mille âmes, mais capable d’en nourrir plus de 250 mille...»

Nous avons voulu insister sur ce plaidoyer, qui est probablement le
premier en date pour le relèvement économique de la Corse: dès la fin du
XVIIᵉ siècle, la Corse est à l’ordre du jour. Mais il n’y a pas encore
une question corse. Pour qu’elle soit posée, il faut attendre le règne
de Louis XV et le développement des intérêts de la France dans le bassin
occidental de la Méditerranée. Cet aspect proprement politique se
manifesta nettement pendant la guerre de la succession d’Espagne,
lorsque le petit-fils de Louis XIV devint maître, avec l’Espagne, de la
plus grande partie de l’Italie. Il parut alors au gouvernement français
que la domination de la Méditerranée Occidentale devait appartenir au
_consortium_ des trois puissances maritimes unies dans une étroite
amitié: la France, l’Espagne et la République de Gênes. Toutes trois
devaient se garantir mutuellement la liberté des routes de mer contre
toutes les ambitions des puissances extra-méditerranéennes. Un pareil
acte était dirigé contre les entreprises de l’Angleterre, qui commençait
à chercher les meilleurs points stratégiques de la Méditerranée. La
Corse occupait une situation trop avantageuse pour ne pas être
convoitée: la France avait un intérêt de premier ordre à la maintenir
entre les mains d’une puissance alliée et, au besoin, à surveiller
elle-même la liberté de ses rivages.

Un élément nouveau vint encore compliquer la question corse lorsque, au
lendemain des traités d’Utrecht et de Rastadt, l’Autriche devint la plus
grande puissance italienne. Les Génois eurent désormais le plus grand
intérêt à la ménager, sinon même à la servir. Sous prétexte de droit de
visite, nos navires furent arrêtés, nos nationaux furent molestés, et le
commerce français subit, dans les ports de Corse, de continuelles
vexations. La France se heurtait une fois de plus à l’influence des
Habsbourg et l’affaire corse n’est, à un certain point de vue, qu’un
aspect de la rivalité traditionnelle de la France et de la maison
d’Autriche.

       *       *       *       *       *

De 1715 à 1727 la France ne fut représentée à Gênes que par le consul
Coutlet, dont la correspondance a un caractère purement commercial. Mais
le 27 juillet 1727 M. de Campredon, «chevalier de Notre-Dame du Mont
Carmel et de Sᵗ-Lazare de Jérusalem», fut nommé envoyé extraordinaire à
Gênes. C’était un des diplomates français les plus en vue: il arrivait
de Sᵗ-Pétersbourg où il avait été mêlé aux plus délicates négociations
matrimoniales. Sa réputation était considérable, et le choix qui était
fait de lui pour la mission de Gênes indiquait à lui seul qu’elle
prenait une importance nouvelle.

Les instructions données à M. de Campredon étaient très générales. Mais
on lui remit également un Mémoire particulier «concernant le commerce
maritime et la navigation des sujets du roi» et, dès les premières
pages, il y est question de la Corse. En 1725 les Génois ont fait
«visiter et arrester avec violence, à la coste de l’isle de Corse», la
barque du patron Blanc de Marseille. «On en a porté des plaintes à la
République.» Elle a fait relâcher ce bâtiment, mais elle n’a pas encore
donné les ordres qui lui ont été demandés «pour la punition de ceux qui
ont commis cette violence, pour le paiement des dommages et intérêts qui
sont dus au patron et aux propriétaires». M. de Campredon est chargé
d’obtenir les satisfactions réclamées et d’assurer «l’exemption de la
visite des bâtiments français».

Il devra également veiller à l’abolition du «droit que l’on prétend
exiger des bâtimens français qui abordent à l’isle de Corse». La
République l’a établi depuis quelques années à «la Bastie (Bastia),
principal port de l’isle de Corse», pour «en estre le produit employé à
l’entretien des feux destinez pour avertir les vaisseaux des nations qui
sont en guerre avec les Barbaresques que l’on découvre de leurs
corsaires à la mer». C’est le droit dit «des trois tours»--la Giraglia,
l’Agiello et Santa Maria della Chiapella.--Les capitaines et patrons
français qui touchaient le port de Bastia refusaient énergiquement de
payer ce droit «qui n’estoit établi que pour les navires italiens et
autres qui estoient en guerre avec ces corsaires». Le vice-consul de
France, le sieur d’Angelo, soutenait leurs réclamations qui avaient
trouvé à la cour de Versailles un chaleureux appui.

La question s’était embrouillée. Le 13 décembre 1723, «MM. les maire,
échevins et députés du commerce» à Marseille avaient assuré, après
vérification dans les Archives, «que les capitaines et patrons de nos
bâtimens, qui ont esté de tous temps à la Bastie et autres ports de
l’isle de Corse n’ont jamais payé ce droit-là, que les Français ne le
doivent pas». A cela M. de Sorba, ministre de Gênes en France, avait
riposté, le 19 juin 1724, par «un extrait des certificats que le
gouverneur de l’isle de Corse s’est fait donner par les habitans du
païs, faisant mention que les vaisseaux français ont payé ce droit
depuis longtemps». Mais on s’était aperçu que ces certificats n’avaient
aucune valeur: «on a esté averty qu’ils avoient été extorqués à des gens
qui n’ont pu les refuser à ce gouverneur, à moins qu’ils n’eussent voulu
s’exposer à son ressentiment».

Quoi qu’il en soit, l’intérêt du roi est que cette affaire reçoive une
prompte solution et que la République donne incessamment les ordres qui
lui ont été demandés «pour que ce droit des trois tours ne se perçoive
plus des bâtimens français».

Telle fut la première affaire que M. de Campredon eut à traiter et, dès
1729, il obtenait une solution favorable: les Génois renonçaient à faire
payer ce droit par les vaisseaux français. Ce fut, écrit M. Driault,
«comme l’ouverture des affaires de Corse, où M. de Campredon allait être
aussitôt mêlé à des événements plus importants».

       *       *       *       *       *

M. de Campredon devait, en effet, assister aux premiers épisodes d’une
nouvelle rébellion qui allait être décisive. En 1728 des soldats corses
qui étaient au service de Gênes, à Finale, se trouvèrent mêlés à une
rixe: à la suite de quoi ils furent condamnés à mort et exécutés. Un
pareil châtiment produisit à travers l’île la plus douloureuse
impression: on cria partout vengeance et une formidable émeute se
prépara. Elle éclata le 30 octobre 1729 à l’occasion de la perception de
la taxe sur le port d’armes. Un vieillard de Bustanica, Lanfranchi, dit
Cardone, présenta une pièce de mauvais aloi; le collecteur le somma
d’avoir à compléter la somme avant le lendemain. En vain Cardone le
pria-t-il «d’avoir égard à sa misère». L’exaspération était à son
comble. Les soldats génois furent maltraités et chassés, les armes
furent tirées des cachettes, le tocsin sonna de village en village: en
quelques jours l’insurrection avait gagné toutes les vallées de
l’intérieur. Un premier chef, Pompiliani, ne parut pas assez énergique:
il fut bientôt déposé. A la consulte de San Pancrazio da Biguglia, non
loin de Furiani, deux autres chefs, Andrea Colonna-Ceccaldi de
Vescovato, et Louis Giafferi de Talasani, furent proclamés généraux du
peuple corse. Ils s’adjoignirent l’abbé Raffaelli qui jouissait d’une
grande influence sur le clergé. Pour enlever tout scrupule religieux, la
rébellion fut proclamée légitime et sainte par l’assemblée des
théologiens d’Orezza. Le chanoine Orticoni fut chargé d’aller solliciter
l’appui des puissances étrangères.

Il apparut tout de suite que ce soulèvement devait marquer la fin de la
domination génoise, et les convoitises s’éveillèrent. L’Espagne, qui
préparait l’établissement de don Carlos en Toscane, devait tout
naturellement chercher à s’assurer la voie entre Barcelone et Livourne.
D’autre part, le Sénat génois demanda un contingent de troupes
autrichiennes.

En présence de ce double péril, auquel s’ajouta bientôt la crainte d’une
intervention anglaise, la Cour de Versailles éprouva les plus vives
inquiétudes et connut un moment de désarroi. Les dépêches envoyées à M.
de Campredon trahissent l’indécision la plus complète et le dépit le
plus manifeste. Elles recommandent à notre représentant la plus grande
réserve vis-à-vis des Génois, «ces gens qui, dans leurs besoins, donnent
une préférence si marquée à l’Empereur, pendant qu’ils marquent si peu
d’attention pour la France et ne s’adressent à elle qu’en second. Ils
paieront chèrement ce secours allemand, pourvu même que, l’expédition de
Corse finie, c’est-à-dire les rebelles soumis, le corps des troupes
impériales ne se partage pas pour demeurer moitié en Corse et moitié
dans le territoire de terre ferme de la République».

Pourquoi le Sénat de Gênes s’était-il adressé à l’empereur Charles VI
plutôt qu’au roi de France? M. Driault rappelle l’importance du droit de
suzeraineté générale que l’empereur exerçait encore au XVIIIᵉ siècle sur
toute l’Italie: «Le prestige impérial, écrit-il, parut sans doute plus
capable d’en imposer aux rebelles.» Il est probable aussi que les Génois
cherchèrent à opposer un dernier obstacle aux progrès de l’influence
française dans l’île: devant l’intérêt croissant que le gouvernement de
Louis XV prenait aux choses de Corse, ils pressentaient sans doute les
solutions inévitables qui allaient intervenir. Charles VI n’était-il pas
au surplus le seul des souverains de l’Europe qui, dépourvu de toute
puissance maritime, ne serait pas tenté de rendre définitive
l’occupation de l’île par ses troupes?

Quoi qu’il en soit, une armée d’environ 15.000 hommes, commandée par le
prince de Wurtemberg et le colonel Wachtendung, jointe aux troupes
génoises de Camille Doria, remporta d’assez faciles succès sur les
Corses dans le pays de Vescovato, au sud de Bastelica. Mais Camille
Doria se fit écraser à Calenzana, le 2 février 1732, et Wachtendung se
montre inquiet sur l’issue de la campagne, «ayant à combattre,
disait-il, des hommes qui ne connaissaient pas la peur». Ceccaldi et
Giafferi entrèrent en pourparlers avec le prince de Wurtemberg, qui les
livra aux Génois. Pour sauver les deux prisonniers, les rebelles
consentirent à traiter; mais la paix de Corte (11 mai 1732) leur fut
singulièrement avantageuse: amnistie générale, admission des Corses à
tous les emplois même ecclésiastiques, pouvoir effectif rendu à
l’orateur et au Conseil des XVIII. Cette convention était placée sous la
garantie de l’empereur: c’était--on le constatait à la cour de
Versailles avec mélancolie--laisser à ce prince «la liberté de prendre
toujours telle part qu’il voudra à ce qui se passera dans ce royaume, si
ce n’est même y établir incontestablement les droits que la Cour de
Vienne prétend avoir sur tout le reste de l’Italie».

Le gouvernement français aurait-il manqué d’initiative et d’esprit
d’à-propos, et n’aurait-il pas su profiter de l’occasion qui se
présentait? Non pas: car ce fut prudence, et non pas abandon. La France
a, pour s’occuper de la Corse, un intérêt politique en même temps qu’un
intérêt commercial: c’est le double aspect de sa politique
méditerranéenne où tant d’ambitions,--autrichiennes, espagnoles,
anglaises,--se heurtent et s’entrecroisent. Mais s’il faut surveiller de
très près les affaires de Corse, réprimer les menées des Impériaux,
profiter des fautes du Sénat, il ne convient pas encore de laisser
soupçonner «nos vues sur l’île». La question corse va constituer
désormais un des «secrets» de la diplomatie française au XVIIIᵉ siècle:
il va se poursuivre, sans faiblesses, sans hésitations, à travers les
crises ministérielles qui marquent le règne de Louis XV.

       *       *       *       *       *

La paix de Corte ne pouvait être qu’une trêve, et les événements de
1729-1732 marquent en réalité le début de la grande insurrection du
XVIIIᵉ siècle. Ni les Corses n’avaient été assez naïfs pour croire à la
sincérité du Sénat--et, s’ils avaient traité, ce n’était que pour se
débarrasser des troupes impériales,--ni les Génois n’avaient eu
l’intention sérieuse de mettre un terme à leurs fructueuses exactions et
à leurs injustices plusieurs fois séculaires. La Corse restait
frémissante: une nouvelle et plus grave rébellion la souleva tout
entière au début de 1735.

Les impôts en furent l’occasion. Le règlement du 28 janvier 1733 en
avait accru le chiffre, sous prétexte de dédommager la métropole de ses
frais d’occupation militaire. Au mois de juin, les fonctionnaires génois
avaient reçu l’ordre de convoquer, au chef-lieu de chaque piève, les
députés des villages, de leur faire prêter serment au nouveau règlement
et de réclamer leur adhésion aux projets financiers du suzerain. La
mauvaise volonté fut partout visible. Dans la piève de Rostino, en
particulier, où le peuple échappait, par son isolement, à l’emprise
génoise, la résistance fut plus courageuse que partout ailleurs. A
l’invitation des commissaires, Giangiacomo Ambrosi, de Castineta, refusa
de prendre tout engagement au nom de ses concitoyens. Il quitta
l’Assemblée en prononçant ces mots: «_Io so di Castineta e mi ritiro._»
Son exemple fut suivi par Paul-François Giovannoni, délégué de Saliceto.
Leur ami, Giacinto Paoli, de Morosaglia, se joignit à eux.

Il fallait au plus tôt étouffer ce germe de rébellion et punir le
mauvais exemple donné à tout un peuple, déjà mal disposé. Le gouverneur
Pallavicino décida de recourir à la force: ce fut en vain. Le capitaine
Pippo et le capitaine Gagliardi, envoyés dans la vallée du Golo et dans
l’Ampugnani, pour intimider les villages et arrêter les meneurs, furent
surpris et obligés de capituler avant d’avoir pu être rejoints par un
troisième détachement venu de Calvi. Ainsi commençait la deuxième guerre
pour l’indépendance: elle allait durer jusqu’en 1739, et les Corses ont
gardé le souvenir du paysan farouche et patriote dont les paroles,
répétées de bouche en bouche, surexcitèrent l’enthousiasme national.

On était alors en pleine crise de la succession de Pologne. Le
soulèvement de la Corse prenait l’empereur au dépourvu: il ne pouvait
intervenir. Les Corses placèrent tout leur espoir dans l’appui de
l’Espagne: le chanoine Orticoni partit pour Madrid, pendant que Louis
Giafferi remplaçait à Corte la bannière de Gênes par celle du roi
d’Espagne. Mais Philippe V résista, tout en protestant de son intérêt
affectueux pour la cause des révoltés. Les Corses ne devaient plus
compter que sur eux-mêmes: ils se montrèrent dignes des circonstances.
Au mois de janvier 1735, Giafferi et Paoli, élus généraux du peuple,
convoquèrent à Corte une consulte générale où fut votée une véritable
constitution, rédigée par l’avocat Sébastien Costa. La Corse y fut
déclarée indépendante et à jamais séparée de la République (30 janvier).
L’assemblée populaire, source de toute loi, prendra une part directe au
gouvernement; une _Junte_, composée de six membres nommés par
l’assemblée et renouvelable tous les trois mois, devra, avec les
généraux, représenter le peuple lui-même; un comité, composé de 4
membres, s’occupera de la justice, des finances et du commerce.
Véritable constitution démocratique, adoptée par un peuple dont le
continent européen entendait parler de temps en temps d’une manière
vague et confuse, comme d’une terrible horde de sauvages. «Un petit
peuple, obscur, sans littérature, sans industrie, avait, par sa seule
force, surpassé en sagesse politique et en humanité toutes les nations
civilisées de l’Europe; sa constitution n’était point sortie des
systèmes philosophiques, mais des besoins matériels du pays.» Les
nationaux firent broder sur leurs drapeaux l’image de la Vierge, sous la
protection de laquelle fut placé le royaume. Jésus-Christ fut nommé
«gonfalonier» des Corses, c’est-à-dire porte-étendard.

Cependant la France suivait de près les affaires de Corse. Très vite
elle comprit tout le parti qu’elle pouvait tirer de la situation: elle
l’avait prévue, elle y était préparée. M. de Campredon, invité à fournir
d’urgence un rapport, insistait le 10 mars sur les intrigues espagnoles.
Et Chauvelin estima aussitôt qu’il fallait agir, sinon encore à
découvert, du moins avec précision. Dans une remarquable dépêche du 26
avril 1735, il fixe les deux traits essentiels de la politique à
laquelle la cour de Versailles allait s’attacher jusqu’au bout. Il ne
peut être question d’«enlever la Corse comme une usurpation sur les
Génois»: cette opération brutale «exciterait les cris de toute
l’Europe». Mais il faut se la faire offrir en agissant à la fois sur les
Corses et sur les Génois. D’une part, «il faut dès aujourd’hui commencer
à former _sourdement_ un party en Corse et tascher que cela se mène
sagement et _bien secrètement_». D’autre part, écrit-il à son
représentant, «appliquez-vous à inspirer (_sans laisser deviner la
France_) aux meilleures testes de la République que l’isle leur est à
charge et que, plustost de se la laisser enlever, ils devraient songer
à s’en accommoder avec quelque puissance, qui n’eust intérêt que de
protéger les Génois». Il s’agit, en somme, de faire comprendre aux
Génois que le gouvernement français est prêt à leur rendre un service
tout à fait exceptionnel,--et l’on ne saurait vraiment s’exprimer avec
plus de délicatesse ni agir avec plus d’élégance.--Au surplus, Chauvelin
a pensé à tout: il entre dans les détails les plus précis relativement à
la façon de conduire cette affaire qui lui tient à cœur: «Taschons
d’amener les choses au point, en Corse, que tous les habitans tout d’un
coup se déclarent sous la protection de la France; alors et sur-le-champ
le Roy y envoyeroit quelques troupes et ce que les habitants
demanderoient.--Nous déclarerions en même temps à Gênes que nous n’avons
envoyé ces troupes que pour que les Corses ne se donnent à personne et
que nous sommes prêts de travailler à remettre, s’il est possible, les
peuples sous l’obéissance de la République, _à moins qu’elle ne jugeât
devoir s’en accommoder avec nous par un traité de vente_. Ce sera alors
le moment de faire usage des principales testes que vous lui auriez
ménagées, et le Roy se portera à donner de l’argent pour déterminer la
pluralité.»

On ne saurait trop insister sur cette lettre du 26 avril 1735. Elle
marque, dès l’ouverture de la question de Corse, le programme de la
politique française. Campredon et Chauvelin doivent être considérés
comme les précurseurs de l’établissement de la domination française en
Corse.



XVI

THÉODORE DE NEUHOFF, ROI DE CORSE

     _Un aventurier allemand: son règne de huit mois.--Le «secret» de
     Fleury.--La politique corse du comte de Boissieux et de M. de
     Maillebois._


Le 12 mars 1736, devant la plage déserte d’Aleria, s’arrêtait une galère
aux couleurs anglaises qui venait de Tunis. Aux salves d’artillerie qui
éclatèrent du bord rien ne répondit. Alors il en descendit un messager,
qui s’en fut porter au «très illustre seigneur» Giafferi une missive lui
rappelant certaines entrevues passées à Gênes. Elle était accompagnée de
menus présents: «des dattes, des boutargues et des langues» et aussi des
«bouteilles de véritable vin du Rhin». Giafferi convoqua les autres
chefs, Sébastien Costa, Xavier dit de Matra, Giacinto Paoli. Ils se
rendirent, dès le lendemain, au-devant du Messie qui leur arrivait.

Quand il les vit approcher, le passager mystérieux descendit, dans un
accoutrement bizarre qui faisait songer au costume de mamamouchi dont M.
Jourdain est affublé dans _le Bourgeois gentilhomme_[F]. Il était vêtu,
dit le chroniqueur de la Haye, «d’un long habit d’écarlate doublé de
fourrure, couvert d’une perruque cavalière et d’un chapeau retroussé à
larges bords, et portant au côté une longue épée à l’espagnole et à la
main une canne à bec de corbin». Il avait une suite de 16 personnes: un
officier, qui prenait le titre de lieutenant-colonel, un maître d’hôtel,
un majordome, un chapelain, un cuisinier, trois esclaves maures et huit
autres domestiques. Il avait aussi deux esclaves corses, qu’il venait de
racheter sur les côtes barbaresques, à crédit d’ailleurs. La cargaison
comportait quelques armes et 15,000 bottes à la turque, «magnificence
ignorée en Corse». Ce personnage était le baron allemand Théodore de
Neuhoff, né à Cologne 42 ans auparavant. Il se donnait les titres de
grand d’Espagne, de lord d’Angleterre, de pair de France, de baron du
Saint-Empire, prince du Trône romain: titres ronflants et cosmopolites,
qui pouvaient impressionner les Corses et qui les impressionnèrent en
effet.

Le baron parlait si beau, il faisait miroiter des secours si importants
qui ne pouvaient tarder à venir, il offrit incontinent un si somptueux
festin arrosé de crus exotiques, que les chefs corses eurent confiance.
Ils n’étaient pas forcés de savoir que l’aventurier avait mené jusqu’à
ce jour une existence étrange, à Versailles, où il fut page de la
duchesse d’Orléans, en Angleterre, en Suède, en Espagne, où il se maria,
à la cour de Toscane, en qualité d’agent secret. C’est là qu’il connut
les chefs corses exilés de leur patrie, Ceccaldi, Giafferi, Aitelli, et
qu’il entendit de leur bouche la détresse d’un peuple anxieux de trouver
un «rédempteur». Théodore s’imagina peut-être que la fortune lui
souriait enfin et que, sur cette terre sauvage, «aussi peu connue que la
Californie et le Japon», il trouverait une couronne et une destinée
glorieuse.

Pour ne pas laisser refroidir l’enthousiasme, de Neuhoff mena rondement
les choses. Il se rendit à la tête d’un pompeux cortège au palais
épiscopal de Cervione, laissé vide par l’évêque d’Aleria, alors à Gênes.
Il tenait à son couronnement. Pour lui donner satisfaction, on choisit
pour lieu du sacre le couvent voisin d’Alesani. A défaut de trône, un
fauteuil flanqué de deux chaises; à la place d’un diadème d’or, une
couronne de lauriers cueillis dans le maquis.

Théodore Iᵉʳ fut acclamé comme «souverain et premier roi du royaume» le
15 avril 1736. On lui vota une constitution avec droit d’hérédité, même
pour les femmes, et on l’assista d’une diète de 24 membres--16 de l’En
deçà, 8 de l’Au-delà,--pris parmi les sujets «les plus qualifiés et les
plus méritants», qui deviendraient les magnats corses. Trois membres de
la Diète résideraient à la cour et «le roi ne pourra rien résoudre sans
leur consentement, soit par rapport aux impôts et gabelles, soit par
rapport à la paix ou à la guerre». L’autorité de cette Diète s’étendrait
à toutes les branches de l’administration. Seuls, les Corses, à
l’exclusion de tout étranger, seraient appelés aux dignités, fonctions
ou emplois à créer dans le royaume. Les Génois étaient à tout jamais
bannis de Corse, leurs biens étaient confisqués, ainsi que ceux des gens
de Paomia. La constitution réglait les impôts, tailles et gabelles, dont
les veuves étaient exemptées. Elle fixait le prix du sel, les poids et
les mesures. Une Université publique pour les études du droit et de la
physique--admirable souci pratique et digne du siècle des
philosophes--serait établie dans l’une des villes du royaume. L’article
17 portait que le roi créera incessamment un ordre de «vraie noblesse»
pour l’honneur du royaume et de «divers nationaux». Le souverain et ses
successeurs devaient pratiquer la religion catholique romaine. Les
chefs prêtèrent serment de fidélité; un banquet et des salves
interrompues de mousqueterie saluèrent l’heureux événement.

Théodore revint dans son palais de Cervione. Il fit aussitôt preuve de
roi, en distribuant des charges et des honneurs qui suscitèrent bien des
jalousies. Il nomma Paoli et Giafferi généraux et premiers ministres;
Costa devint grand chancelier, secrétaire d’État et garde des sceaux. Il
fit exécuter Luccioni qui avait livré Porto-Vecchio aux Génois pour 30
sequins, et tint tout le monde en haleine par l’espoir de prochains
secours. Il emprunte aux géographes allemands le blason de la Corse: une
tête de Maure avec le bandeau sur le front. L’argent lui manquant, il
essaie de fonder au couvent de Tavagna une frappe de monnaie. Elle ne
réussit qu’à produire un seul écu d’argent de 3 livres, plus quelques
sous de cuivre portant les initiales T.R. de Théodore Roi. _Totto Rame_,
tout cuivre, disaient les Corses frondeurs; _Tutti Ribelli_, tous
rebelles, interprétaient les Génois.

       *       *       *       *       *

Ceux-ci, après avoir mis quelque temps à se remettre de leur étonnement,
commencèrent à vouloir expulser de Corse ce roi d’occasion. Un édit
contre le baron de Neuhoff fut affiché dans les rues et communiqué aux
représentants des puissances étrangères: il noircissait ce «personnage
fameux habillé à l’asiatique» de toutes les friponneries; il traitait
Théodore de vagabond, d’astrologue et de cabaliste, il le proclamait
enfin «séducteur des peuples, perturbateur de la tranquillité publique,
coupable de trahison au premier chef». Comme tel il tombait sous les
rigueurs des lois génoises. A ce factum, dont les gazettes de Hollande
publièrent une

[Illustration: Château de la Punta.--Ajaccio, vue générale. (_Sites et
Monuments du T. C. F._)

     Pl. XI.--CORSE.
]

traduction, Théodore répondit par un manifeste assez habile, déclarant
que les véritables perturbateurs du repos public étaient les Génois
eux-mêmes, dont la tyrannie avait soulevé les Corses bien avant son
arrivée dans l’île. Quant à lui, «ministre du Saint-Siège» et confiant
dans la divine Providence, il avait été élevé au trône par la volonté
spontanée et unanime du peuple, ce qui lui permettait de considérer les
invectives génoises comme les cris «des chiens qui aboient à la lune».
Gênes lâcha dans l’île 1.500 bandits des galères, les _vittoli_,--on les
appelait ainsi du nom du compagnon de Sampiero, Vittolo, dont la
trahison avait causé la mort du chef corse.--Ceux-ci commirent de
nombreuses atrocités et Théodore, après quelques succès en Balagne,
commença de connaître les revers.

Au surplus les chefs corses, que la jalousie divisait et qui ne voyaient
pas venir la flotte attendue, se méfièrent et se mutinèrent. Théodore
jugea rapidement que la situation n’était plus tenable. Il usa de moyens
de fortune pour recruter des partisans, instituant l’Ordre de la
Délivrance «tant pour la gloire du royaume que pour la consolation des
sujets» et distribuant à cette occasion une pluie de titres de noblesse.
Afin d’attirer les étrangers, il proclama la liberté de conscience et
déclara vouloir favoriser l’industrie, à peu près inconnue en Corse. Il
autorisait également la fabrication du sel que Gênes avait prohibée. Il
réglementait la pêche dans les rivières, les étangs et sur les côtes de
la mer.

Mais ces dispositions, excellentes en elles-mêmes, ne ramenaient pas la
popularité: l’heure de la désaffection était venue. Ayant délibéré «de
passer en terre ferme pour chasser les Génois», il publia le 4 novembre,
à Sartène, un édit pour annoncer son départ et organiser la régence.
Giacinto Paoli et Louis Giafferi reçurent le commandement en chef des
provinces au delà des monts; Luca d’Ornano fut nommé gouverneur des
provinces en deçà. Puis, seul à travers les forêts, il gagna la
Solenzara. Une barque sous pavillon français le protégea des corsaires
et le débarqua à Livourne le 14 novembre 1736. Voulant dépister les
espions génois, il avait pris un costume ecclésiastique; il n’avait plus
rien avec lui, sauf quelques bribes d’argenterie, restes d’une splendeur
éphémère. Son règne avait duré huit mois.

Blessé dans son amour-propre, un chroniqueur corse, Rostini, déclare
après coup que ses compatriotes s’étaient moqués de ce roi d’opérette:
ils voulaient seulement «quelque chose qui fît du bruit» et ils
montraient ainsi qu’ils étaient disposés «à embrasser le parti le plus
étrange qui se présenterait à eux... plutôt que de se soumettre aux
Génois». D’ailleurs le roi Théodore n’avait causé aucun tort à la Corse:
il en était sorti plus pauvre qu’à son arrivée. «Grâce à lui, un rayon
de soleil avait éclairé quelque temps la nuit de l’oppression génoise.
L’île garde bon souvenir de son roi Théodore.»

       *       *       *       *       *

De cet épisode curieux une conclusion se dégage avec une évidence
indiscutable: Gênes devait renoncer à l’espérance de triompher des
Corses par ses seules ressources. Allait-elle, comme naguère en 1729,
s’adresser à l’Autriche? La guerre de la succession de Pologne peut être
alors considérée comme finie; mais l’empereur reste aux prises avec les
Turcs, et le marquis de Villeneuve, notre ambassadeur à Constantinople,
lui suscite tous les embarras désirables. Il ne reste plus au Sénat qu’à
se tourner du côté de la France, accomplissant ainsi le geste qu’avait
prévu Chauvelin et que M. de Campredon avait préparé. Le 12 juillet
1737 un arrangement fut conclu. La France enverrait en Corse une petite
armée de 8.000 hommes pour soumettre les «rebelles».

Il en fut ainsi, et le commandement en fut confié au comte de Boissieux,
neveu du maréchal de Villars. Mais la préoccupation essentielle fut de
rassurer les Corses sur les véritables intentions de la France: il ne
s’agissait pas d’une expédition militaire, mais seulement d’une «mission
de conciliation et d’arbitrage». Le comte de Boissieux s’en acquitta
d’ailleurs avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse, se bornant à
cantonner ses troupes à Bastia et à Saint-Florent, et se tenant en
relations avec les Corses de l’intérieur sans intervenir d’une façon
active et visible dans leurs rapports avec les Génois.

Les Corses ne purent que se féliciter de son «admirable conduite», de sa
«diligence» et de sa «patience». De plus, dans la lettre même où ils
rendent un pareil hommage au représentant de la France, les deux
«députés» de la nation corse, Erasme Orticoni et Jean-Pierre Gaffori,
sollicitaient du cardinal Fleury la continuation de ses bons offices. Sa
piété et son équité le désignaient pour être «leur juge et leur avocat»:
aussi la Corse, «chargée du poids de ses injures et de ses droits»,
n’hésitait-elle pas à recourir à son arbitrage. En termes qui savaient
rester dignes, ils exprimaient toute la confiance qu’ils n’avaient
jamais cessé d’avoir dans le Roi très chrétien, «notre maître», pour la
paix de l’Europe et «pour la rédemption et délivrance des Corses qui
gémissent dans l’esclavage et l’oppression».

Le plan de Chauvelin se réalisait donc point par point: il existait en
Corse un «parti français», les habitants «se déclaraient sous la
protection de la France» et le gouvernement de Louis XV avait eu la
suprême habileté de faire réclamer par les Génois eux-mêmes l’envoi
d’une armée française dans l’île. Cependant la Cour de Versailles croit
que l’heure n’a pas encore sonné. En présence de l’offre formelle faite
par Orticoni et Gaffori, le cardinal de Fleury se dérobe et craint de
s’engager.

Sa réponse (6 juin 1738) est un chef-d’œuvre de réserve diplomatique et
de sous-entendus. Il commence par poser en principe la souveraineté
«légitime» de Gênes: «Vous êtes nés sujets de la République de Gênes et
ils sont vos maîtres légitimes. Il ne s’agit point d’aller fouiller dans
des temps reculés la constitution primitive de votre pays et il suffit
que les Génois en soient reconnus depuis plusieurs siècles paisibles
possesseurs pour qu’on ne puisse plus leur contester le domaine
souverain de la Corse.» En conséquence «le roy ne peut et ne doit avoir
d’autre principe, dans les bons offices qu’il est disposé à rendre à vos
citoyens, que celui de les remettre dans l’obéissance légitime à leurs
souverains».--Mais, tout en réservant les droits de l’empereur, sous la
garantie duquel l’exécution du traité de 1732 a été placée, tout en
rassurant Gênes à l’endroit des ambitions françaises, Fleury entend
rester en bons rapports avec les «rebelles» et ménager l’avenir: «Si
vous estes bien déterminés à vous conformer à ces principes, le Roy
travaillera avec tout l’empressement possible à vous rendre une
tranquillité que vous avez perdue depuis si longtemps, et ne vous
demandera d’autre récompense de ses soins que celle d’avoir contribué au
bonheur d’un païs qui lui a toujours esté cher, aussi bien qu’à ses
glorieux ancêtres.» Au surplus, ne me forcez pas à en écrire trop long,
devinez ce que je n’avoue pas ouvertement: «M. le comte de Boissieux,
dont vous paroissés estre contens, vous expliquera plus au long les
intentions de Sa Majesté.»

       *       *       *       *       *

Le général français se trouvait aux prises avec les plus graves
difficultés, suscitées en partie par la réapparition de Théodore. Depuis
son départ de Solenzara, le roi en exil avait mené l’existence la plus
étrange. Des émissaires génois le suivent pas à pas et le font à
plusieurs reprises arrêter. A Florence, à Rome, à Paris, en Hollande, il
doit se cacher pour échapper à leurs dénonciations et même à
l’assassinat, car sa tête a été mise à prix. Emprisonné pour dettes à
Amsterdam, il réussit à se faire rendre la liberté et organise une
compagnie commerciale, commanditée par des négociants hollandais, qui se
chargera d’exploiter la Corse. Il enverra à ses sujets des munitions et
des approvisionnements; ceux-ci le rembourseront en huile, châtaignes et
autres produits. Mais les trois navires qu’il affrète ne peuvent
débarquer leur cargaison; lui-même avec le vaisseau l’_Africain_ parut
devant Sorraco près de Porto-Vecchio, mais il ne tarda pas à filer sur
Naples (septembre 1738), pendant que le comte de Boissieux prescrivait
de «courre sus» à ceux de sa suite et à ses partisans. Entouré d’espions
et de traîtres, Théodore se confine en Italie dans une mystérieuse
retraite et s’efforce de réchauffer le zèle de ses partisans par des
lettres que son neveu Frédéric apporte aux chefs. Vains efforts, qui ne
se prolongeront pas au delà d’une année.

D’autre part, M. de Boissieux devait tenir tête aux exigences
croissantes des commissaires de Gênes qui le sommaient d’intervenir plus
activement. Ne voulant pas sortir de la réserve que les instructions
dont il était porteur lui recommandaient avec insistance, il décida
seulement de procéder au désarmement des habitants. Mais les troupes
françaises du capitaine Courtois, envoyées dans ce but à Borgo, durent
battre en retraite du côté de Bastia, harcelées par les Corses qui les
poursuivirent jusqu’au delà de la plaine de Biguglia (13 décembre 1738).

Cette défaite des Français, à laquelle les insulaires donnèrent le nom
de _Vêpres corses_--mot impropre, car il n’y eut pas de guet-apens comme
en Sicile,--stupéfia le cabinet de Versailles moins qu’elle ne l’ennuya.
M. de Boissieux fut aussitôt rappelé et remplacé par le marquis de
Maillebois. Il était malade quand il apprit sa disgrâce et n’y survécut
pas. Il mourut à Bastia, dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 février 1739, et fut
inhumé dans l’église Saint-Jean où son tombeau subsista jusqu’en 1793.

Le comte de Maillebois, qui lui succéda à la tête des troupes françaises
de Corse, imita sa prudence. Pourtant il ne fallait pas, sous prétexte
de mansuétude, imposer à l’armée française une inaction pouvant porter
atteinte à son prestige aux yeux des rebelles et aux yeux des Génois.
Après avoir lancé une proclamation où il affirmait n’avoir «d’autre vue
que le bonheur et la tranquillité du pays», il entra en campagne et
décida de porter les armes jusque dans les cantons montagneux de
l’intérieur. La Balagne, où Frédéric de Neuhoff, neveu du roi Théodore,
prêchait et organisait la résistance, fut assez facilement réduite: la
prise de Lento et de Bigorno assura l’occupation presque complète de la
vallée du Golo. Puis Maillebois se rendit à Corte: tout le nord de l’île
était pacifié et même désarmé. La résistance fut plus longue dans le
sud, encombré de montagnes et de rochers, et surtout dans le canton de
Zicavo, où Frédéric s’était réfugié, dominant la vallée du Taravo.
Maillebois n’y entra qu’à la fin de septembre. Frédéric et ses partisans
durent quitter la Corse (1740). Dès le mois de juillet précédent,
Giacinto Paoli, Giafferi et Luca d’Ornano étaient partis pour Naples.

Maillebois se hâta de proclamer que la pacification était achevée. Il
s’efforça de gagner les sympathies des Corses par sa modération et son
équité; il leva un régiment spécialement composé d’insulaires, auquel on
donna le nom de Royal-Corse. Il s’enferma dans Calvi: admirant la
fertilité et l’heureuse situation de la Balagne voisine, «il en fit des
rapports à son gouvernement, appelant son attention sur l’intérêt qu’il
y aurait à s’y établir». Lui aussi voit clair et juste et entrevoit les
solutions inévitables. Les 8.000 hommes de troupes françaises que Gênes
entretient n’ont pacifié que les côtes et leur établissement dans l’île
n’est que provisoire; si les Français se retirent, les Corses, restés
maîtres de l’intérieur, remporteront sur les Génois des victoires
décisives et les chasseront de l’île, qui sera perdue pour la République
sans compensation. «L’intérêt certain de la République était de se
défaire de la Corse au meilleur prix. Il n’importait que de le lui faire
comprendre[G].»



XVII

LA CORSE PENDANT LA GUERRE DE LA SUCCESSION D’AUTRICHE

     _Les progrès de l’influence française.--La dernière aventure du roi
     Théodore.--Intrigues anglaises, sardes et autrichiennes._


M. de Campredon, vieilli, ne suffisait plus à l’activité que réclamaient
les événements nouveaux. Il demanda à se retirer (juin 1739) et fut
aussitôt remplacé par M. Chaillon de Jonville, gentilhomme ordinaire de
la maison du roi, ancien ministre à Bruxelles. Rien à signaler dans les
instructions qui lui furent remises le 24 juin 1739: c’est à peine s’il
y est question de la Corse. Mais dès qu’il fut arrivé à Gênes, en
janvier 1740, il reçut du secrétaire d’État des Affaires étrangères,
Amelot, des lettres plus précises et un mémoire très détaillé sur ce
sujet. L’objet de sa mission était d’ouvrir avec le Sénat une
négociation sur les conditions de l’intervention française en Corse. Le
gouvernement de Versailles, désireux de terminer «une affaire aussy
épineuse», réclame toute sa liberté d’action. Les troupes génoises
évacueraient entièrement toutes les places et forteresses de la Corse
«qui seraient remises entre les mains du Roi et y mettrait des
garnisons». Tout se ferait en son nom: il administrerait la justice, il
y réglerait les subsides que l’île devrait payer chaque année; en un
mot le roi de France agirait «comme s’il en estoit le seul souverain».

Il faut prévoir une certaine résistance de la part des Génois, «soit par
leur défiance naturelle, aussi bien que par leur jalousie, soit par la
crainte qu’ils auroient de nostre bonne foy». Forts de la situation, qui
nous est entièrement favorable, il faut les mettre «au pied du mur», les
menacer de retirer entièrement nos troupes et les rendre responsables de
tous les événements qui peuvent arriver: «on s’en prendra à eux si
quelque autre puissance s’emparait de l’île et on les regarderait comme
y ayant eu part eux-mêmes, dont le Roy ne pourrait qu’en tirer raison
_sur les Estats mesmes de la République_».

Cette fois la menace n’est même plus déguisée. Mais, de même qu’en
ménageant les Corses il avait fallu--et telle avait bien été la
politique du comte de Boissieux--apaiser les susceptibilités génoises,
de même il fallait aujourd’hui prendre garde, en négociant avec les
Génois, de ne pas effaroucher les Corses. Aussi Amelot exige-t-il
expressément que rien ne transpire des conversations qui vont être
engagées: la République ne devra nommer qu’un petit nombre de
commissaires, qui seront «d’une extrême prudence» et «capables surtout
d’un secret à toute épreuve».

Lorsque M. de Jonville eut fait connaître les propositions de son
gouvernement, le Sénat de Gênes nomma deux commissaires pour suivre avec
lui la négociation: Jean-Baptiste Grimaldi et Charles-Emmanuel Durazzo.
Bientôt ils laissèrent entendre--et le ministre de la République à
Versailles, Lomellini, agissait dans le même sens,--que les conditions
du gouvernement français ne pouvaient pas être acceptées intégralement.
Ils demandèrent une intervention combinée des troupes françaises et des
troupes impériales, espérant ainsi neutraliser ces deux influences l’une
par l’autre.

Sur ces entrefaites l’empereur Charles VI mourut (20 octobre 1740) et
l’ouverture de la succession d’Autriche apporta d’autres préoccupations
aux Etats européens. Du moins la France essaya-t-elle encore de profiter
des embarras de l’Autriche, comme elle avait fait une première fois
après les événements de 1732. M. de Jonville proposa au Sénat de laisser
dans l’île, _aux frais de la France_, l’armée de M. de Maillebois, à
condition que les Génois lui remettraient en dépôt quatre places de
l’île--Ajaccio, Calvi avec la tour de Girolata, la tour de Porto, le
village de Piana,--construiraient deux ponts--sur le Liamone et sur
l’Otta,--fourniraient enfin aux soldats français les lits, le bois, les
tables et tous les ustensiles nécessaires. Le Sénat faisant des
difficultés, Louis XV rappela M. de Maillebois qui alla combattre en
Bohème (mai 1741).

Les Français laissaient l’île pacifiée mais non soumise: les Corses ne
voulaient à aucun prix accepter la domination de Gênes. Si la présence
des troupes françaises les avait contenus jusqu’alors, ils reprirent sur
plusieurs points, dès 1742, les hostilités contre la République. Ce fut
en vain que le Sénat et ses commissaires généraux multiplièrent les
règlements, les _perdoni_ et les _concessioni_: ils ne purent décider
les Corses à déposer les armes. C’était, semble-t-il, la fin de la
domination génoise, d’autant plus que Théodore de Neuhoff reparut
soudain en 1743.

       *       *       *       *       *

Ses deux échecs n’avaient fait qu’augmenter sa popularité et la
caricature s’était emparée de lui. Une gravure allemande ridiculisait

    Le satyre corse visionnaire
        ou
    le rêve à l’état de veille,
    dont l’image représente
        dérisoirement
        Théodore,
    premier et dernier en sa personne,
    pseudo-roi des Corses rebelles.

Mais si les uns se moquaient, d’autres croyaient vraiment à la réussite
ou à l’influence du baron de Neuhoff: la sous-prieure du couvent des
Saints Dominique et Sixte, Madame Angélique Cassandre-Fonséca, qui
dirigeait les affaires politiques du baron à Rome et en faisait «un
martyr, grand soldat du Christ»;--François, duc de Lorraine et beau-fils
de l’empereur, qui avait jeté ses vues sur la Corse et, après s’être
servi en 1736 du louche Humbert de Beaujeu, avait en 1740 recours à
Théodore lui-même et lui promettait 1.500 fusils..... La mort de Charles
VI coupa court à ces projets. Le roi de Corse s’adressa alors à la
France, par l’intermédiaire de son beau-frère, Gomé-Delagrange,
conseiller au Parlement de Metz: il essayait «l’escroquerie politique»
après l’escroquerie commerciale. On refusa de l’entendre et c’est alors
que la guerre de la succession d’Autriche, en brouillant les puissances
européennes, mit l’aventurier au premier plan.

Au mois de janvier 1743, un navire de la Majesté britannique, le
_Revenger_, parut dans la Méditerranée. Sous le couvert du pavillon
anglais, muni d’un passeport de lord Carteret, le baron Théodore de
Neuhoff, souverain de la Corse, allait reconquérir son royaume. Une
proclamation fut distribuée aux rebelles: elle produisit un médiocre
effet; d’autant plus que Sa Majesté ne consentit pas à débarquer: elle
répugnait à l’idée de coucher sur la dure, dans le maquis, avec ses
farouches sujets. Théodore parut à peine sur les côtes de la Balagne et
distribua quelques munitions; une nuit, le commandant anglais le ramena
sur le rivage de Toscane, à l’embouchure de l’Arno. Le roi se hâta de
gagner Florence, pour continuer ses intrigues et battre monnaie au moyen
des plus savantes manœuvres de chantage.

       *       *       *       *       *

Pendant que se poursuit «le roman de sa vie», on voit se nouer autour de
la question corse le réseau compliqué des combinaisons diplomatiques. Ce
sont les menées de l’Angleterre qui apparaissent d’abord, pendant la
guerre de la succession d’Autriche, comme les plus significatives et les
plus dangereuses. Les Anglais ont compris, bien avant Nelson,
l’importance du golfe de Saint-Florent, où l’on pourrait entretenir
«nombre de gros vaisseaux qui seront toujours en vedette sur Toulon» et,
dans le début, il ne s’agit de rien moins que de «conquérir» la Corse.
Théodore essaie de séduire le représentant anglais en Toscane, Horace
Mann: celui-ci, par curiosité et par désœuvrement, consentit à avoir
plusieurs entretiens avec un personnage qui l’intriguait; il eut tôt
fait de s’apercevoir que Théodore n’était qu’un «babillard» et il
conseilla à son ministre de ne faire aucun fonds sur lui.

Lâché par l’Angleterre, Neuhoff essaya de s’imposer à la Cour de Turin:
Charles-Emmanuel III, dont les ambitions commencent à s’étendre au delà
des limites étroites du Piémont et qui, doué d’un fort appétit, ne
demande qu’à se mettre à table pour manger l’Italie feuille à feuille,
aurait volontiers commencé par la Corse le démembrement de Gênes et la
conquête de la péninsule entière. On voit poindre ainsi dès le XVIIIᵉ
siècle l’idée de l’unité de l’Italie sous le drapeau de la maison de
Savoie,--les dépêches du comte Lorenzi, envoyé de France à Florence,
sont particulièrement caractéristiques à cet égard. Or dans ces
espérances grandioses, le roi de Sardaigne sera de bonne heure soutenu
par l’Angleterre, «qui voudrait le rendre très puissant pour en faire
une digue contre la France» (lettre de Poggi, consul de Naples à Gênes,
en date du 4 janvier 1744).--Mais on n’a pas confiance en Théodore, dont
les prétentions paraissent excessives et les promesses vaines et, tandis
qu’il écrit au marquis d’Ormea, on écoute plus volontiers Dominique
Rivarola, d’origine corse, un traître et un intrigant, qui jouit malgré
tout d’un certain crédit auprès de ses compatriotes et se fait fort
d’introduire les étrangers dans sa patrie.

Restait l’impératrice Marie-Thérèse, dont l’époux François de Lorraine
avait jadis convoité l’île. La famille autrichienne se berça un moment
de l’espoir d’utiliser l’influence du personnage; elle prépara même une
expédition qu’il devait conduire, mais qui ne partit pas.

Une fois de plus, Théodore avait échoué: mais il avait fort bien vu à
qui il convenait de s’adresser pour réussir. Visiblement une triple
alliance anglo-austro-sarde se nouait en 1744: la Corse en était le
pivot, et ces projets étaient dirigés contre les Bourbons de France et
d’Espagne. Le résultat serait la formation d’une unité italienne au
profit de la Sardaigne et l’attribution de l’île à la maison anglaise de
Hanovre. Toute cette négociation, conduite par lord Newcastle à
Londres, est vraiment, suivant le mot de M. Le Glay, «de l’art dans la
diplomatie».

       *       *       *       *       *

Et les Corses? Que deviennent-ils au milieu de ces partages dont leur
île est l’objet éventuel, au milieu de ces intrigues, de ces ruses et de
ces mensonges? Peuvent-ils se sauver eux-mêmes? Effrayés de tous les
embarras qui les accablent, les Génois ont essayé de s’entendre
directement avec les Corses et préparé un règlement de pacification (3
août 1744) qu’ils espèrent faire accepter aux révoltés. Ce fut en vain.
La lutte se prolongea sans engagements importants jusqu’en 1745. Cette
année-là, au mois d’août, les Corses élurent pour chefs l’abbé Ignace
Venturini, Jean-Pierre Gaffori et François Matra, avec le titre de
«Protecteurs de la Nation». La mission confiée à ces chefs était plutôt
de porter un remède aux désordres qui désolaient l’île à ce moment; mais
les maladresses du nouveau commissaire général, Stefano Mari, ne
tardèrent pas à déchaîner une guerre ouverte.

La France sut admirablement profiter de cette situation embrouillée et
déjouer toutes les intrigues. Il fallait à tout prix empêcher
l’établissement en Corse d’une grande puissance maritime, si l’on
voulait sauvegarder la suprématie française dans la Méditerranée,
assurer la défense des côtes de Provence, avoir la route libre vers
l’Orient pour le développement du trafic maritime,--et c’est ce que
comprirent tous les hommes qui dirigèrent pendant cette période la
diplomatie française: Fleury, Chauvelin, Amelot, d’Argenson, Puysieux.
Gênes est obligée de se rejeter dans les bras de la France qui, d’accord
avec l’Espagne, lui garantit au traité d’Aranjuez (17 mai 1745)
l’intégrité de son territoire. Puis M. de Guymont, nommé ministre de
France à Gênes à la place de M. de Jonville, adresse aux peuples de
Corse une proclamation les invitant à se tenir dans le devoir et à se
défier des excitations des ennemis de la République. En fait, on vit les
insurgés corses faire cause commune avec les Autrichiens ou les Sardes,
mais il ne se passa rien d’irréparable en Corse pendant la terrible
guerre où Gênes elle-même faillit périr.

Au mois de novembre 1745, les Anglais bombardaient et prenaient Bastia:
Rivarola et les chefs insurgés occupaient la ville et la citadelle. Mais
les Bastiais prennent les armes en faveur de la République et chassent
les insurgés. Rivarola revient mettre le siège devant la ville. Il
occupe Terra Vecchia et presse si énergiquement la citadelle de Terra
Nova que sa capitulation parut inévitable. Si l’escadre anglaise de six
vaisseaux qui croisait entre Bastia et Livourne était intervenue
l’événement se serait aussitôt accompli; mais elle ne bougea pas, car le
gouvernement britannique était en ce moment occupé à négocier avec
l’Espagne. Profitant de la mort de Philippe V et de l’avènement d’un
nouveau roi à Madrid, l’Angleterre offrait la paix--et la Corse--à
l’infant don Philippe, dans l’espoir de brouiller les Bourbons de France
et d’Espagne et peut-être aussi d’obtenir d’importantes concessions
commerciales en Amérique. «Un accommodement avec l’Espagne, disait le
duc de Newcastle, est un si grand objet pour l’Angleterre, qu’elle est
résolue de ne pas risquer de le manquer pour une chose qui lui semble de
si peu d’importance comme la Corse.» La question de Gibraltar, que la
cour de Madrid réclamait, fit échouer les pourparlers. Mais, pendant
qu’ils se prolongeaient, l’escadre britannique était restée inactive et
son amiral demeurait sourd aux prières du roi de Sardaigne. «Du moment
qu’ils ne croyaient pas devoir recueillir des bénéfices personnels, les
Anglais n’entendaient pas perdre leur temps à protéger un peuple
gémissant.»

Le gouvernement français mit ses tergiversations à profit. Sur les
instances de la République de Gênes, une troupe de 500 hommes--Génois,
Français et Espagnols,--fut envoyée le 1ᵉʳ septembre 1747 au secours de
Bastia. Le lieutenant-colonel Choiseul-Beaupré, qui commandait ce
détachement, réussit à repousser Rivarola. L’année suivante, Bastia
devait soutenir un siège autrement meurtrier. Gaffori et Giulani avec
les insurgés corses, le chevalier de Cumiana avec 1.500 hommes,
Piémontais et Autrichiens, et plusieurs batteries d’artillerie,
attaquèrent furieusement la ville. Le duc de Richelieu, ministre
plénipotentiaire à Gênes, envoya en toute hâte M. de Pédemont, officier
du régiment de Nivernais, au secours du commandant génois Spinola; après
une lutte sanglante, le chevalier de Cumiana se retira sur Saint-Florent
(27 mai 1748). Deux jours après, le marquis de Cursay débarquait à
Bastia. Son arrivée rendait impossible tout succès des Austro-Sardes.
Ainsi l’action énergique et décisive de la France terminait la campagne,
et la paix prochaine d’Aix-la-Chapelle (30 octobre 1748) allait ruiner
les convoitises de la Sardaigne et les menées de l’Angleterre[H].

Il ne sera plus question du roi Théodore dans l’histoire de Corse. Son
rôle politique est fini, bien qu’il refuse d’abdiquer. Toujours dénué
tout en recevant de fortes sommes de donateurs inconnus, il fait
miroiter aux yeux des marchands ou des

[Illustration: Bastia: la Citadelle.--_Ibid._: Dans le Vieux Port. (_Ph.
Moretti._)

     Pl. XII.--CORSE.
]

souverains les avantages à tirer de la Corse, pour peu qu’on le mette en
mesure de la prendre. En fin de compte, il échoue à Londres où il est
bientôt emprisonné pour dettes. Après six ans de détention, bafoué par
les uns, renié par les autres, finalement appelé à bénéficier d’une
libération conditionnelle, il répondit au tribunal qui lui demandait une
garantie: «Je n’ai rien que mon royaume de Corse.» Il signa une cédule
par laquelle il abandonnait ses Etats (24 juin 1755). Et le royaume de
Corse fut légalement et officiellement enregistré pour la garantie des
créanciers du baron de Neuhoff! Les Anglais étaient donc arrivés à leurs
fins: ils avaient l’île, objet de leurs convoitises. Seulement cette
cession n’existait que sur un papier sans valeur. Théodore vécut encore
un an, rejeté en prison, libéré une dernière fois, loqueteux et affamé,
accueilli charitablement par un pauvre tailleur chez lequel il mourut le
11 décembre 1756. Horace Walpole fit graver sur la pierre, dans l’église
Sainte-Anne ce témoignage de compassion railleuse: «Le destin lui
accorda un royaume et lui refusa du pain!» C’est tout ce qui reste de
l’homme qui disputa à Gênes la souveraineté de la Corse!

Sa mémoire fut ridiculisée. On connaît les sarcasmes de Voltaire.
Ensuite, sur un poème de Casti, Paisiello composa en 1784 un opéra
héroïco-comique, _il Re Teodoro_: Marie-Antoinette le faisait jouer au
théâtre de Versailles et Napoléon l’écoutera dans le palais des
Tuileries, «lui qui aurait pu naître sujet du baron de Neuhoff, si
celui-ci avait réussi et fondé une dynastie»!



XVIII

ESSAIS D’ORGANISATION NATIONALE

     _Administration du marquis de Cursay.--Gaffori et la consulte
     d’Orezza.--A la recherche d’un chef: l’affaire de Malte.--La
     consulte de Caccia et l’entrée en scène de Pascal Paoli._


En 1748, un corps de troupes françaises avait débarqué en Corse, sous
les ordres de M. de Cursay. Il y demeura jusqu’en 1753 et gouverna le
pays pendant ce temps. Les commandants des postes établis dans l’île
rendaient la justice et percevaient les impôts: la souveraineté se
trouvait, pour ainsi dire, en dépôt entre leurs mains. Situation
singulière, qui s’expliquait par le rôle d’arbitres et de pacificateurs
entre Corses et Génois qu’ils avaient assumé, mais instable et
périlleuse.

M. de Cursay était un homme bienveillant et juste: «il gouverna l’île,
dit Cambiaggi, avec une grande sagesse». Recherchant les causes
profondes du désordre où la Corse se trouvait d’une façon permanente, il
«connut bien vite que tout ce qui était dans l’île avait un intérêt réel
à maintenir la révolte»: les fonctionnaires génois, parce qu’ils
pouvaient à la faveur du désordre continuer leurs malversations;--les
chefs du peuple, pour dominer et s’enrichir;--les autres, pour vivre
dans l’indépendance. «Il avait donc, écrit Pommereul, deux partis à
gagner, les chefs et le peuple: pour faire un projet solide, il fallait
que les chefs lui répondissent du peuple, et le peuple des chefs.»

Il commença par le peuple et, sachant que les abus dans l’administration
de la justice avaient été la principale cause de la révolte, il voulut
être un juge intègre et sévère. Les administrateurs des pièves
imitèrent, comme il arrive, la conduite du chef suprême et le peuple
connut une tranquillité dont il n’avait plus l’habitude: il se reprit à
respirer et à espérer et, par delà la personnalité du marquis de Cursay,
le nom de la France excita l’admiration et l’amour. Ayant ainsi agi sur
le peuple, Cursay réunit les chefs à Biguglia et se fit remettre toutes
les places dont ils s’étaient emparés; mais il eut l’art de le faire
avec leur assentiment, et pareille mesure ne se présenta pas sous les
apparences d’une vengeance administrative.

L’ordre et la paix réapparurent dans l’île. «Il y fit régner la plus
exacte justice, et fut encore plus aimé qu’il ne fut craint. Il fit
construire des pontons, raccommoder des ports. Il leva des impôts en
plus grande quantité que ceux qu’avait jamais établis la République,
sans pour cela mécontenter la nation. Il fit enfin tout ce que le
souverain le plus intelligent peut faire pour un peuple qu’il aime.»
Précurseur de la domination française, initiateur des mesures que les
intendants prendront après 1769, véritable despote éclairé, il mérita la
reconnaissance de la Corse et de la France. Il s’attacha à toutes les
branches de l’administration et tenta de greffer sur une vie économique
renaissante un développement intellectuel digne de ce peuple que tant de
luttes avaient détourné de la littérature. Il fait représenter devant
lui un drame de Marco-Maria Ambrosi, fils du fameux Castineta, intitulé
_Lavinia_. L’Académie des Vagabonds, fondée à Bastia en 1659 et dont
l’éclat avait été éphémère, fut rétablie en 1750 et proposa un prix
d’éloquence dont le sujet était cette question: «Quelle est la vertu la
plus nécessaire au héros, et quels sont les héros à qui cette vertu a
manqué?» J.-J. Rousseau concourut en 1751 pour ce prix. La disgrâce du
marquis de Cursay et les nouveaux troubles qui agitèrent la Corse
détruisirent l’Académie, «espèce d’établissement qui ne peut subsister
qu’avec la paix».

Car les Génois ne tardèrent pas à se montrer jaloux de M. de Cursay: son
administration, comme dit Pommereul, «faisait la satire de la leur» et
ne pouvait leur convenir. En offrant aux Corses le modèle d’un
gouvernement ferme, sage et modéré, tel que Gênes n’en avait jamais
adopté, il préparait de nouvelles révoltes à la République «et lui
enlevait réellement les Corses en tâchant de les lui soumettre». Gênes
se plaignit à la Cour de France, qui fit passer en Corse le marquis de
Chauvelin, officier de carrière, ambassadeur à Gênes, chargé pour la
circonstance du commandement supérieur des troupes françaises avec le
grade de lieutenant général. Il avait pleins pouvoirs et M. de Puysieux,
secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, lui transmettant les
instructions du comte d’Argenson, lui recommandait de traiter «dans des
lettres séparées» tout ce qui aurait rapport aux affaires de Corse:
c’était montrer l’intérêt que l’on y attachait en haut lieu.

M. de Chauvelin sut répondre à la confiance du ministre; il se montra
dès le premier jour organisateur éminent, rédigeant de nombreux mémoires
sur l’administration de la Corse, sur les moyens de la pacifier, et se
tenant sans cesse en correspondance avec le gouvernement. Mais il crut
habile de rendre aux Génois la garde des ports en laissant aux Français
l’administration de la justice, source de conflits évidents: ou
l’autorité de M. de Cursay s’arrêtait aux ports, et alors les
malfaiteurs pouvaient à leur gré entrer dans l’île ou en sortir, tant
les Génois faisaient mauvaise garde, ou M. de Cursay possédait
l’administration générale de la justice et devait commander également
dans les ports.

En attendant, Gênes essaya de profiter de l’œuvre de pacification
réalisée par M. de Cursay et feignit de considérer les Corses comme
soumis à la République. Un voyage de M. de Grimaldi dans l’intérieur lui
fit voir son erreur: il trouva tous les passages fermés et fut obligé de
revenir honteusement à Bastia. Il fallait à tout prix se débarrasser du
marquis de Cursay. On y parvint à la fin de 1752, lorsque furent
terminées les négociations entamées avec les deux commissaires génois,
Charles-Emmanuel Durazzo et Dominique Pallavicini. M. de Grimaldi et
Chauvelin se transportèrent en Corse. On suscita des difficultés à M. de
Cursay, on le calomnia, on l’accusa de fomenter la rébellion et
d’aspirer à la royauté. Il fut arrêté et emprisonné à Antibes; son
innocence ne tarda pas à être reconnue et il alla commander en Bretagne
et en Franche-Comté. La convention de Saint-Florent (6 sept. 1752) avait
réglé les rapports de Gênes et de la France: l’administration de l’île
était rendue aux Génois sous la garantie du roi qui leur donnerait un
subside pour l’entretien des troupes par lesquelles ils remplaceraient
peu à peu les troupes françaises. Solution précaire, essentiellement
provisoire, qui ne réglait rien et remettait tout en question.

       *       *       *       *       *

Le départ de Cursay exaspéra les Corses, mais ne les prit pas au
dépourvu: ils entendaient avoir le dernier mot et s’étaient organisés
pour la lutte. Dès le mois de juin 1751, le général des Corses, Gaffori,
qui apparaît au premier plan de l’histoire insulaire, avait provoqué une
consulte à Orezza et organisé un gouvernement dont l’autorité devait, le
moment venu, se substituer à celle des Français. Les Français présents,
ce gouvernement n’existait pas, à proprement parler; les Français
partis, il était prêt à fonctionner.

Ce gouvernement devait se composer:--1º d’une cour suprême jugeant sans
appel dans toutes les affaires civiles et criminelles et pouvant
prononcer la peine de mort, sauf confirmation des généraux;--2º d’une
junte de cinq membres (_sindicatori_), chargée de veiller sur la
conduite des officiers et des magistrats, afin d’empêcher tout abus de
pouvoir;--3º d’une junte des finances, chargée d’assurer la rentrée des
revenus publics: impôt de 26 sous par feu, condamnations prononcées par
les tribunaux, etc.; le trésorier général ne pourrait disposer d’aucune
somme si elle n’était d’abord ordonnancée par 4 membres sur 6 qui
composaient la junte;--4º d’une junte de guerre, composée de 12
membres.--Sous les ordres de cette junte de guerre, les commandants des
pièves (2 par piève exerçant l’autorité à tour de rôle, se relevant de
mois en mois), dirigeaient les capitaines des paroisses. Ceux-ci
devaient intervenir dans toutes les disputes, arrêter les délinquants,
faire exécuter les sentences des magistrats, condamner à l’amende les
fusiliers qui ne prendraient point part aux marches commandées. Dans
chaque piève, un auditeur, assisté d’un chancelier, devait juger toutes
les affaires civiles ne dépassant pas 30 livres, sous réserve d’appel à
la Cour suprême. Une loi rigoureuse était annoncée pour la répression
des crimes. Les généraux gardaient le droit de convoquer les
assemblées.

De la consulte d’Orezza était sorti un véritable gouvernement
«révolutionnaire» qu’il sera curieux de rapprocher des mesures prises
par Paoli. Inspiré par les circonstances, il rappelle l’organisation du
parti protestant en France avant Richelieu.

Or cet organisme entra en fonctions lorsque les troupes françaises
eurent quitté la Corse: dès la fin de 1752 les tribunaux se dressaient,
les magistrats rendaient la justice, la junte de guerre ordonnait des
marches, aussitôt exécutées par les commandants des pièves, les députés
aux finances recueillaient les impôts. _Principato nascente_, s’écriait
le commissaire Grimaldi; et il ajoutait: «Ce n’est encore qu’une
ébauche, mais les lignes se distinguent nettement et il sera facile de
l’améliorer de jour en jour.» Les améliorations devaient venir en effet,
et l’une des premières fut la création d’un tribunal d’inquisiteurs
chargé de surveiller les relations des Corses avec les villes et, par ce
moyen, de couper court aux intrigues toujours à craindre des autorités
génoises.

La Corse était maîtresse d’elle-même. Le péril était grand pour la
République. Pour le conjurer, Grimaldi ne trouva rien de mieux que de
faire assassiner Gaffori (3 octobre 1753). Lui mort, pensait-il, son
œuvre périssait: le nouveau principat était tué dès sa naissance. Il ne
se trompait qu’à moitié: l’homme étant difficile à remplacer, on ne le
remplaça pas, et, au lieu d’un chef imposant sa volonté, on eut une
régence de quatre membres--Clément Paoli, fils de Giacinto, Tommaso
Santucci, Simon Pietro Frediani et le docteur Grimaldi,--qui, n’ayant
pas d’unité de vues, manquait d’initiative et devait bientôt manquer
d’autorité.

L’«anarchie spontanée» éclatait dans l’île et se répandait de proche en
proche. Le magistrat suprême et les magistrats des provinces n’étaient
plus obéis. Les assassinats se succédaient; au sein des consultes, les
partis s’excommuniaient et les Génois assistaient à la décomposition de
l’unité matérielle et morale que Gaffori avait un moment réalisée: les
Corses étaient impuissants et découragés. On parlait bien d’établir des
patrouilles, de séquestrer les dîmes des évêques, de confisquer les
biens des Génois. Chansons que tout cela! disait Grimaldi, _le passioni
non gli permottono una divisa stabile_. Quelques expéditions militaires
n’eurent pas de succès, les trahisons se multipliaient. Le désir d’union
était d’autant plus vif chez les patriotes et le vœu des patriotes était
unanime: ils voulaient un chef suprême à la tête des affaires.

       *       *       *       *       *

Dès le début de 1754 les Corses résidant à Rome, dont quelques-uns
étaient de véritables personnages, avaient songé à profiter de leurs
relations pour affranchir leur île de la domination génoise, même en lui
donnant un maître étranger. Le chanoine Giulio Natali, d’Oletta, en
particulier, l’auteur du _Disinganno intorno alla guerra di Corsica_,
alors auditeur du cardinal Ferroni, ne pouvait contenir son indignation
depuis l’assassinat du général Gaffori. Lié avec le marquis Solari,
ministre de Malte auprès du Saint-Siège et bailli de l’ordre, il
s’entretenait avec lui des moyens d’assurer à leur patrie une libération
définitive et peu à peu ce plan fut conçu: placer la Corse sous
l’autorité du grand maître de l’ordre de Malte. La Corse trouverait dans
cette réunion un accroissement de forces, et l’ordre tirerait parti des
ports et des forêts de l’île; l’esprit militaire des insulaires lui
assurerait d’autre part de nombreux et vaillants soldats. L’abbé Louis
Zerbi, qui gérait à Livourne les intérêts de ses compatriotes, fut
chargé de la négociation: muni d’une lettre de créance du magistrat
suprême et d’une lettre de Solari, il partit pour Malte et traita
directement avec le Grand Maître de l’ordre, qui était alors Pinto. Une
convention fut conclue, aux termes de laquelle l’ordre de Malte
donnerait au gouvernement corse une somme suffisante pour entretenir 600
hommes de troupes, fournirait des armes et assurerait aux Corses la
protection des puissances étrangères. En revanche les Corses
s’engageaient à se rendre libres eux-mêmes; leur liberté une fois
reconquise, ils convoqueraient une diète générale et proclameraient la
religion de Malte souveraine de l’île. Tous les privilèges de la nation
seraient d’ailleurs respectés et accrus.

Malgré toutes les précautions prises pour envelopper la négociation de
mystère, elle ne put rester tellement secrète qu’Antonio Colonna de
Bozzi, qui se trouvait alors à Livourne, n’en apprît quelque chose. Il
s’embarqua pour Malte, et obtint pour ses concitoyens 30.000 piastres
qui contribuèrent à soulager les besoins de la nation. Mais son crédit
baissa dès qu’on aperçut que des préoccupations personnelles se mêlaient
à un sincère amour de la patrie. Il espérait que l’ordre de Malte, après
avoir pris possession de la Corse, y rétablirait l’ancienne noblesse des
Cinarchesi. Or les populations corses n’entendaient pas se soustraire à
la domination des Génois pour se replacer sous celle des Cinarchesi,
contre lesquels ils avaient imploré autrefois l’assistance de la
République. Antonio Colonna se trouva bientôt isolé.

Au surplus le projet s’en allait en fumée, malgré le zèle infatigable de
Zerbi, qui «se croit le premier homme de la Corse» et n’est qu’«une
taupe et un ignorant». Le gouvernement de Malte est mille fois pire que
celui de Gênes. «Les Maltais sont plus misérables que nous. Au lieu
d’être commandés par 40 ou 50 familles génoises, nous serions commandés
par tous les meurt-de-faim de l’Europe, comme cela se passe à Malte,
dont le peuple est le plus esclave de l’Europe; personne n’y ose mettre
son chapeau devant un chevalier, et chaque année on expurge l’île des
maris jaloux pour les éloigner de leurs femmes.» Qui parle ainsi, avec
ce mélange d’humour et de colère? le plus jeune des fils de Giacinto
Paoli,--il était né à Morosaglia en avril 1725,--Pascal Paoli,
sous-lieutenant au service du roi des Deux-Siciles. Il suit avec une
attention impatiente les démarches entreprises par Natali et Zerbi
auprès de la Religion de Malte, il se rend de Longone à Porto-Ferrajo
pour joindre Zerbi, il lui montre l’inanité, le ridicule même du projet
maltais. Il parle avec d’autant plus de chaleur que les Corses ont jeté
les yeux sur lui: des lettres pressantes et réitérées lui parviennent du
colonel Fabiani, de Mariani, du chanoine Orticoni, des principaux de
l’île. Giacinto s’alarme, mais Pascal est enthousiaste.

       *       *       *       *       *

Car il faut définitivement abandonner la légende d’un Pascal Paoli,
travaillant à Naples, sans trop songer à la Corse et hésitant à répondre
aux vœux de ses concitoyens. En réalité il a compris de bonne heure le
rôle qu’il pouvait jouer dans sa patrie et il s’y est préparé. Il
demande à son père en novembre 1754 de lui acheter des livres pour se
former à la science du gouvernement et pour surveiller avec compétence
l’exploitation des mines. Ces livres sont: le _Parfait Ingénieur_, les
_Histoires_ de Rollin, l’_Esprit des Lois_, les _Considérations sur les
causes de la grandeur des Romains et de leur décadence_. L’exploitation
des mines lui tient à cœur, il visite les exploitations de l’île d’Elbe,
il reçoit des renseignements de Marco-Maria Ambrosi, un des esprits les
plus distingués de la Corse, qui mourut malheureusement avant le retour
de son ami dans l’île. Paoli, qui a déjà rédigé un projet de
gouvernement, dresse un plan d’opérations militaires un peu
présomptueux. Enfin il part pour la Corse où il arrive, soit au
commencement de juillet, soit à la fin d’avril.

Dès le 21 avril, une consulte tenue à Caccia promulgue une série
d’«établissements, règlements et décrets» qui achèvent l’œuvre ébauchée
à Orezza. L’exercice de la justice est réglé dans tous ses détails. Le
fonctionnement en est assuré dans chaque piève par un juge rétribué mais
révocable en cas de prévarication. Au-dessus sont les tribunaux des
provinces et le Magistrat suprême, corps judiciaire et politique tout à
la fois. La loi annoncée à Orezza pour la répression des crimes fut
publiée à Caccia, et rien ne montre davantage le lien entre les deux
consultes: la seconde tient les promesses de la première. L’assassinat
est puni de mort et la famille de l’assassin est chassée du royaume sans
espoir de retour.--Mais en même temps qu’un Code, ces «établissements»
présentent un enseignement moral et civique, montrant le mal qu’est
l’assassinat, réprouvant le faux point d’honneur par où se perpétuent
des vengeances qui ensanglantent et déshonorent le pays: _non è bravura,
ma vero brutalità_. De ces principes doivent s’inspirer _les paceri_,
amiables compositeurs ou arbitres criminels, institués dans chaque piève
pour prévenir le mal et l’arrêter à ses débuts. Un tribunal
d’inquisiteurs, renouvelé de Gaffori, juge en secret.

Pour exécuter les sentences des magistrats, pour garder le château de
Corte et la tour de l’île Rousse--par où seulement les Corses pouvaient
communiquer avec l’Italie,--la consulte avait décrété la création d’une
troupe soldée, soumise à une discipline régulière. Non pas que le
principe fût abrogé suivant lequel tout Corse était soldat; mais la
troupe soldée présentait cet avantage d’être prête à toute réquisition
et les populations se trouvaient déchargées d’autant.--Il y avait de ce
fait une augmentation d’impôts: deux livres par feu, au lieu de 26 sous
fixés à Orezza; mais les fonctions publiques sont gratuites et le bilan
des recettes et des dépenses, qui se publiera tous les six mois, fera
connaître à tous le bon emploi des deniers publics.

Ainsi, finances et armée, police et justice, la consulte de Caccia avait
tout organisé. Le nouveau gouvernement recevait, pour accomplir son
œuvre, un instrument tel qu’aucun régime n’en avait possédé avant lui.
Désormais la Corse pouvait s’orienter vers de nouvelles destinées.
_Subditi naturali_, disaient les Génois; _subditi convenzionati_,
ripostaient les Corses. On discutait sur ces deux adjectifs. La consulte
de Caccia changea la question. «Nous transférons, dit-elle, le domaine
de l’île au Magistrat suprême (c’est-à-dire à la représentation
nationale). Les membres qui le composent forment le corps de la nation
et ont le domaine de l’île tout entière.» La souveraineté nationale
était affirmée et tout vasselage aboli. Au lieu de marcher à la suite de
la Sérénissime République, la Corse suivra désormais sa propre voie.

A quel chef confiera-t-on cet instrument d’où la Corse régénérée attend
son salut? Le commissaire de Gênes, Giuseppe-Maria Doria, parle dans la
même lettre de la consulte de Caccia et du jeune Pascal Paoli, dont le
crédit augmente chaque jour dans l’esprit des rebelles. A peine
débarqué, il seconde son frère dans ses expéditions, établit une
poudrerie, parle de l’exploitation des mines et se flatte qu’on le
proclamera général. Sa candidature est posée[I]... L’élection se fit le
13 juillet 1755 à San Antonio della Casabianca. Seize pièves en tout y
prirent part: les délégués votèrent pour Pascal Paoli. Il accepta et
prêta serment. La Corse avait trouvé le chef qu’elle cherchait.



XIX

LE GÉNÉRALAT DE PASCAL PAOLI[J]

     _Une «République» corse au XVIIIᵉ siècle.--Les tentatives
     séparatistes.--Le développement économique et la vie
     intellectuelle.--J.-J. Rousseau et la Corse._


Avec Pascal Paoli la Corse entre dans la période héroïque de son
histoire. Elle cherche à se rendre libre, à échapper à la domination
française aussi bien qu’à la domination génoise. Ce sera l’éternel titre
de gloire de Paoli aux yeux des insulaires que d’avoir incarné, pendant
la première partie de sa vie, ce beau rêve d’indépendance. Ses
contemporains le dépeignent d’un extérieur imposant, énergique et calme,
avec une parole assurée qui inspirait la confiance. Il a lu Montesquieu
et considère la séparation des pouvoirs comme le principe de toute
organisation politique. Mais ce n’est point un théoricien cherchant à
appliquer à un Etat quelconque des idées «philosophiques»: il travaille
pour la Corse, dont il connaît l’état misérable, le passé trouble et les
besoins précis. Eloigné de sa patrie, il est resté en relations avec les
«patriotes», il a reçu des conseils et des encouragements, il a rédigé
des projets de constitution, il n’arrive pas «les mains vides». Il
n’apportait avec lui, écrit à tort Gregorovius, suivi par la plupart des
historiens, «que son patriotisme, sa volonté énergique et sa philosophie
humanitaire, et c’est avec ces moyens qu’il entendait délivrer un peuple
primitif, presque entièrement sauvage, déchiré par les guerres
intestines, le banditisme et la _vendetta_, et le transformer en une
société politique et morale. Ce problème étrange, sans précédents dans
l’histoire du monde, allait pourtant être résolu aux yeux de l’Europe,
dans un temps où des peuples civilisés l’avaient tenté en vain».
Problème étrange, en effet, mais les données sont mal posées et il est
des «précédents» dont il faut tenir compte, en se référant notamment à
l’œuvre des consultes d’Orezza et de Caccia.

Le peuple était souverain. Pas de droit divin qui annihilât son pouvoir;
pas de droit d’occupation en faveur d’une dynastie. Cette autorité
souveraine, le peuple la délègue à ses représentants, qui forment la
Consulte, et la Consulte, étant le peuple, exerce tous les pouvoirs;
mais, déléguant à son tour l’exécutif et le judiciaire, elle se réserve
seulement le pouvoir législatif. Cette assemblée comprend
essentiellement des élus du peuple: les uns nommés dans le but précis
d’aller siéger à la Consulte, les autres membres de droit parce que le
peuple les avait choisis préalablement pour remplir d’autres charges.
Parfois on y voit figurer des ecclésiastiques, quelques hauts magistrats
sortis de charge, des personnages considérables: en 1762 on convoque les
fils et les frères de ceux qui ont versé leur sang pour la patrie, en
1763 les vicaires forains et les curés des chefs-lieux de pièves, en
1765 «les patriotes les plus zélés et les plus éclairés». Assemblées
parfois trop nombreuses où les délibérations étaient confuses. Une
réglementation plus stricte fut prise en décembre 1763: deux ou trois
membres par province, élus par les magistrats provinciaux (une
vingtaine), un représentant du peuple élu dans chaque piève par les
procureurs (60), les présidents de province (10). Le suffrage indirect
remplaçait le suffrage direct et cette organisation fut à peu près
observée depuis 1764. Les Consultes se réunissaient une fois par an pour
une durée très courte (deux ou trois jours) et généralement à Corte, où
Paoli établit le siège du gouvernement. Elles approuvaient les actes du
gouvernement, votaient les impôts, nommaient et contrôlaient les
fonctionnaires.

De la Consulte émanait le Conseil d’Etat ou Conseil suprême (_Consiglio
supremo_). Celui-ci était composé du Général, président-né de ses
libérations, de plusieurs conseillers et du grand chancelier. Au début
les conseillers sont extrêmement nombreux et ils forment deux
catégories: 36 présidents et 108 consulteurs, formant ensemble les trois
chambres de justice, de guerre et de finances. Chaque président n’exerce
effectivement le pouvoir que pendant un mois par an, chaque consulteur
pendant dix jours seulement, de sorte qu’à tout moment le pouvoir
exécutif «actif» était représenté par le Général, trois présidents,
trois consulteurs et le secrétaire d’Etat, dont la voix, ordinairement
consultative, devenait délibérative en cas de partage égal des opinions.
Organisation déplorable, morcellement excessif du pouvoir exécutif, et
les deux réunions que le Conseil d’Etat devait tenir chaque année au
grand complet ne pouvaient suffire à donner une impulsion d’ensemble à
la marche des services

[Illustration: La patrie de Colomba: Fozzano.--Ghisoni. (_Ph. Damiani._)

     Pl. XIII.--CORSE.
]

publics. Que pouvaient faire de sérieux un consulteur qui restait dix
jours au pouvoir, un conseiller d’Etat qui en restait trente? Assurément
le gouvernement de la Corse n’avait pas les rouages compliqués des Etats
modernes; mais il y avait tout de même des impôts à prélever, des
jugements à faire exécuter, des ordres administratifs à donner, et on
préposait à ces fonctions délicates des citoyens qui y étaient en
général peu préparés et qui les abandonnaient dès qu’ils commençaient à
pouvoir rendre des services au pays. Comment s’étonner que Paoli écrive
le 6 février 1756: «Je n’ai personne sur qui je puisse me reposer, je
fais tout par moi-même.» Un tel régime ne pouvait conduire qu’à
l’anarchie ou à la dictature. Dès 1758 le nombre des conseillers fut
réduit à 18, ils étaient élus pour 6 mois et on leur imposait la
résidence fixe à Corte. En 1764 il n’y en a plus que 9, représentant les
neuf provinces affranchies: 6 de l’En deçà (Cap Corse, Nebbio, Casinca,
Aleria, Corte, Balagne), 3 de l’Au delà (Vico, Cauro, la Rocca). Le
Conseil d’Etat pouvait opposer son veto aux décisions de la Consulte et
exiger une délibération nouvelle, précédent très curieux du veto
suspensif que la constitution du 3 septembre 1791 devait donner à Louis
XVI. Il était chargé de faire exécuter les résolutions votées par la
Consulte, d’appliquer les lois et d’administrer les finances.--Le
général présidait le Conseil d’Etat, commandait l’armée et dirigeait les
opérations militaires, représentait devant l’Europe la nation et à ce
titre avait la charge des relations extérieures et des négociations
diplomatiques. Contraint par les événements de maintenir une armée
régulière, dont il détestait le principe, Paoli prévoit pour l’avenir
une milice populaire où tous les Corses seront soldats, uniquement pour
défendre la patrie attaquée.

Le pouvoir judiciaire avait à sa tête des syndics ou censeurs, élus par
l’assemblée générale et chargés de recueillir les plaintes du peuple
contre l’administration de la justice: véritables _missi dominici_ se
transportant de piève en piève et rendant des sentences sans appel.
Institution excellente qui exerça une influence énorme et bienfaisante
sur la pacification des esprits. Paoli, qui ne voulait pas de
magistrature vénale, voulait également extirper la vendetta: son premier
décret punit de la peine capitale un de ses propres parents; d’où vint
l’expression de justice paoline, _giustizia paolina_.

La justice comprenait trois degrés: les tribunaux des podestats, les
tribunaux de province et la _rota_ civile ou cour suprême. Tous les
magistrats étaient élus pour un temps limité, à l’exception des membres
de la Cour suprême qui étaient nommés à vie. Quand la situation devenait
grave, soit par l’imminence d’une offensive génoise, soit par l’annonce
des troubles intérieurs, la Consulte ordonnait la formation d’une junte
de guerre, dont elle désignait les membres: tribunal d’exception, sorte
de cour prévôtale, munie des pouvoirs les plus étendus et pouvant faire
exécuter immédiatement ses sentences.

L’élection, la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, tels
étaient les principes dont s’inspirait cette belle constitution qui
devançait celle des États-Unis d’Amérique et celle de la France
révolutionnaire. Après quatre siècles de luttes malheureuses, le
pavillon national à la tête de Maure flottait librement dans le
«royaume» presque entier, à l’exception des ports.

       *       *       *       *       *

Pourtant les Corses n’étaient pas unanimes dans cet effort d’unité
nationale; trop de rivalités féodales subsistaient; entre l’Au-delà et
l’En-deçà des ferments de haine subsistaient, que Gênes, suivant sa
politique de divisions et de discordes, avait naturellement cultivés et
développés.

En septembre 1757, un des notables de l’Au-delà, Antonio Colonna, réunit
une consulte des gens du Talavo, Ornano, Rocca et Istria, et leur fit
adopter les propositions suivantes: «Que tous les peuples de
l’Au-delà-des-monts affirment vouloir vivre et mourir en union avec
l’En-deça en ce qui est de l’exécration du nom génois, mais déclarent
une séparation formelle pour ce qui regarde le gouvernement
économique..., qu’il soit créé un Conseil d’Etat composé d’un président
et de huit conseillers en qui résidera l’autorité suprême, pour ce qui
concerne le gouvernement politique.» Schisme possible où la Corse risque
de perdre son indépendance enfin recouvrée, jalousie que nous retrouvons
à l’origine de toutes les démocraties. Ayant vu le danger, Paoli sut y
parer avec son énergie habituelle. Il part pour l’Au-delà, visite Sari,
Mezzana, Cauro, l’Ornano et l’Istria, réunit à Sari le 10 décembre 1757
une consulte pour les pays de Cinarca, Celavo, Cauro, y établit un
tribunal provincial sur le modèle de ceux qui fonctionnaient de l’autre
côté des monts. A Olmeto, il réunit une consulte des régions de l’Istria
et de la Rocca, installe aussi une magistrature provinciale et en fait
donner la présidence à Antonio Colonna. Ainsi, «au lieu d’essayer
d’abattre celui qui se dressait contre lui dans une étroite conception
de particularisme provincial et peut-être aussi de rivalité personnelle,
il se montre au peuple, prêche aux chefs l’union contre l’ennemi commun,
leur fait comprendre qu’il n’est pas leur chef mais leur ami et les
invite à collaborer avec lui dans la lutte pour la liberté». Peu
après (juillet ou août 1758), il propose à Colonna de prendre,
avec l’assentiment du peuple, le titre de «commandant
de-l’Au-delà-des-monts»--et Colonna devient le plus vaillant adversaire
de l’influence génoise dans le fief d’Istria dont les seigneurs ont
récemment poussé les habitants à se proclamer indépendants du
gouvernement de Paoli et fidèles à la République (19 mai 1758).

Le 24 décembre de l’année suivante, Paoli délègue son autorité à un
notable de Levie, nommé Peretti, afin que celui-ci maintienne l’autorité
de la nation dans la province de la Rocca, un peu éloignée du
gouvernement central. Il écrit: «Jusqu’à ce que le gouvernement
provincial soit mieux établi dans la province de la Rocca, nous avons
cru utile, en vertu des présentes, de vous concéder toute faculté de
pouvoir commander ses troupes et nous voulons que dans cette région vous
soyez obéi en notre place par les commissaires des pièves et les
capitaines et lieutenants d’armes des paroisses de cette province...» Ne
fallait-il pas, en effet, prouver à ces provinces lointaines, un peu
portées à se croire abandonnées, la sollicitude constante du
gouvernement? Ne fallait-il pas ménager la susceptibilité «pomontiche»
et montrer que les citoyens corses ne devaient être distingués que par
leur plus ou moins grand attachement à la cause de la patrie? Aussi le
résultat ne se fait-il pas attendre: le 23 août 1760, toute la Rocca se
déclarait contre les Génois dans une assemblée où les chefs des communes
signèrent un acte d’adhésion au gouvernement national.

Depuis cette époque, il n’y eut plus en Corse de mouvement séparatiste.
Paoli qui, le 3 septembre 1755, écrivait au président Venturini: «Mon
objet n’est que d’unir nos peuples, afin que tous de concert soutiennent
les droits de la patrie», avait atteint son but: tous les Corses
collaboraient avec lui pour le bien de la patrie.

       *       *       *       *       *

Les Génois, expulsés de l’intérieur de l’île, ne tenaient plus que dans
les forteresses du littoral, où les nationaux les bloquaient de près. A
Ajaccio, par exemple, il existe un parti paoliste extrêmement fort, à la
tête duquel se trouvent les Masseria, Santo et Annibalo Folacci,
Marc-Aurelio Rossi, Giambattista Pozzo di Borgo, le chanoine Levie,
l’abbé Moresco, l’abbé Carlo Felice Pozzo di Borgo, Girolamo Levie, le
chanoine Susini, etc. Ils ne négligent aucune occasion de manifester au
général leur loyalisme, et Paoli répond en accordant aux Ajacciens les
mêmes droits qu’aux autres Corses devant les tribunaux et en les
autorisant à circuler dans l’île sans passeport. Les Ajacciens
reconnaissants composent en l’honneur de Paoli une chanson où Gênes
était malmenée. Le refrain surtout exaspérait le commissaire génois:

    Hai la stizza, ti vorra passa:
    Paoli è a Murato è ti casticarà.

«Tu es en colère, ça te passera: Paoli est à Murato et te châtiera.»

Paoli avait, en effet, créé à Murato une _Zecca_ (hôtel des monnaies),
où l’on frappait des pièces en argent et en cuivre, portant les armes de
la Corse: la tête de Maure au bandeau relevé sur le front. Les Corses
voyaient en cela l’acte de souveraineté par excellence, proclamant à la
fois l’indépendance de l’île et la déchéance de la domination génoise.

L’agriculture recevait de la part du général des soins de tous les
instants: on nomma dans l’île deux délégués à l’agriculture chargés de
veiller à ses intérêts et de régler son impulsion. Paoli introduisit en
Corse la pomme de terre dont il vulgarisa la culture. Il écrit le 14
avril 1768 à son ami le médecin florentin Cocchi: «Hier j’ai fait
planter les pommes de terre. Je les mettrai en circulation en prenant
soin de m’en faire servir tous les matins à ma table.» Ses ennemis
l’appellent par dérision le général des patates, _generale delle
patate_.

L’industrie, qui n’existait pas en Corse, fut mise en honneur par
l’exploitation de plusieurs mines de plomb et de cuivre. Le commerce se
développe. C’est pour l’augmenter que Paoli fonda le port de l’île
Rousse qui devait exporter les huiles de la Balagne et remplacer pour
les nationaux les ports de Calvi et de l’Algajola, occupés par les
Génois ou les Français.

Dans l’apaisement des guerres civiles et dans la prospérité
grandissante, la population augmente: à la consulte de 1763 les curés
présentèrent les registres de la population et l’on constata que depuis
1753 elle s’était accrue de 30.000 habitants.

La première imprimerie qui ait fonctionné dans l’île fut établie à cette
époque à Campoloro et le premier ouvrage qui sortit de ses presses
devait avoir sa signification: ce fut la _Giustificazione della
rivoluzione di Corsica_, véritable cri d’indépendance que les Génois
essayèrent en vain d’étouffer. Une gazette, sorte de moniteur officiel,
paraît depuis 1764: _Ragguagli dell’ Isola di Corsica_, Nouvelles de
l’île de Corse.

Des écoles s’ouvrent dans la plupart des villages: mais Paoli, qui croit
à la toute-puissance de l’instruction, voudrait retenir en Corse les
jeunes gens qui vont étudier dans les Universités du continent. Il
demande au clergé un don gratuit annuel de 15 livres par chaque piévain,
de 9 livres 12 sols par chaque curé, et de 6 livres par chaque chanoine
ou autre bénéfice. L’Université de Corte put être fondée: elle ouvrit
ses portes le 3 janvier 1765. On y enseigna d’abord les six matières
suivantes, fixées par la Consulte de 1764 et considérées comme
fondamentales:--1º la théologie scolastique et dogmatique «où les
principes de la religion et les doctrines de l’Église catholique seront
expliqués avec brièveté et exactitude; le professeur fera aussi une
leçon par semaine d’histoire ecclésiastique»;--2º la théologie morale,
«dans laquelle on donnera les préceptes et les règles les plus certaines
de la morale chrétienne et, un jour par semaine, on fera une conférence
sur un cas pratique se rapportant aux matières enseignées»;--3º les
statuts civils et canoniques, «où on montrera l’origine et le véritable
esprit des lois pour leur meilleur usage»;--4º l’éthique, «science très
utile pour apprendre les règles de bien vivre et la manière de se bien
guider dans les différents emplois de la société civile; elle comprendra
aussi la connaissance du droit naturel et du droit des gens»;--5º la
philosophie «suivant les systèmes les plus plausibles des philosophes
modernes; le professeur donnera aussi les principes de la
mathématique»;--6º la rhétorique.--Peu après, il y eut de nouvelles
créations de chaires et, en particulier, on nomma un professeur de
«_fisica_», c’est-à-dire des sciences de la nature. Tous les professeurs
étaient Corses. Les premiers furent Guelfucci de Belgodère, Stefani de
Venaco, Mariani de Corbara, Grimaldi de Campoloro, Ferdinandi de Brando
et Vincenti de Santa-Lucia. Paoli encourageait les étudiants par de
fréquentes visites à l’Université, par les nominations aux charges du
gouvernement. Pommereul fait le plus grand éloge des professeurs, qui
appartenaient à l’ordre de saint François: «J’y ai connu des penseurs
aussi sages que profonds; j’ai vu Voltaire, Locke, Montesquieu,
Helvétius, Hume et Jean-Jacques Rousseau orner leur bibliothèque et
faire leurs délices.»

       *       *       *       *       *

Œuvre immense que les «philosophes» admirent. Les «naissantes vertus» de
ce peuple promettent d’égaler un jour celles de Sparte et de Rome, et
Jean-Jacques Rousseau attend beaucoup de Paoli dont la gloire est à son
apogée: «J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera
l’Europe.» Dans le _Contrat social_, il avait désigné la Corse comme le
seul pays d’Europe «capable de législation», tourmenté par le besoin
d’en recevoir une, mûr pour elle et en même temps assez voisin de l’état
de nature pour que les mœurs n’y fissent pas obstacle à l’action
salutaire des lois. «La valeur et la constance, disait-il, avec laquelle
ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien
que quelque homme sage lui apprît à la conserver.» N’était-ce pas offrir
ses services? Le général Paoli lui fit demander par l’intermédiaire de
M. Buttafoco, officier corse au service de la France, d’être lui-même
cet «homme sage». Rousseau réclama des documents propres à l’éclairer et
se mit à l’œuvre. Quand cette nouvelle s’ébruita, les philosophes
trouvèrent la chose parfaitement ridicule, autant dire impossible, et
crurent Rousseau dupe d’une facétie flatteuse pour son orgueil. Voltaire
s’en égaya bruyamment. Le plus singulier, c’est que l’ombrageux Rousseau
se prit lui-même à partager ce soupçon, en dépit de la correspondance
qu’il avait dans les mains. Après cet incident comique, il se rendit
enfin à l’évidence et reprit son œuvre avec ardeur. Mais cela se
passait dans le temps le plus agité de son séjour à Motiers: sa santé,
la nécessité de tenir tête à son pasteur devenu son ennemi, lui
enlevaient tout repos d’esprit. En 1765, il forma le projet, pour se
procurer à la fois toutes les informations nécessaires et la résidence
paisible qu’il ne trouvait nulle part en Europe, d’aller s’établir parmi
les Corses. Les difficultés du voyage l’arrêtèrent, et surtout les
desseins de plus en plus manifestes du ministère français, qui ne
laissaient plus aucune illusion sur les rêves d’indépendance formés par
les patriotes corses. On comprend qu’il n’ait pas vu sans indignation
sombrer la liberté du peuple au bonheur duquel il travaillait avec la
certitude intrépide du succès. Ce qui prête à rire, ce qui est insensé,
c’est de prétendre qu’en préparant la conquête de la Corse, M. de
Choiseul eut pour but principal de faire échouer une entreprise qui
pouvait devenir glorieuse pour Jean-Jacques.



XX

LE RÈGLEMENT DE LA QUESTION CORSE

     _L’accord franco-génois de 1756 et le «secret de Choiseul».--Les
     traités de Compiègne et de Versailles.--La lutte suprême._


L’entrée en scène de Pascal Paoli modifiait singulièrement les données
du problème corse, car il en excluait les Génois. Il ne restait dans
l’île que deux pouvoirs: les ports étaient aux troupes françaises et
l’intérieur était à Paoli. Dans ces conjonctures, les Génois demandèrent
au roi de France de nouveaux subsides pour un nouvel effort contre la
rébellion.

Or le gouvernement français accepta encore de traiter avec Gênes,
reculant ainsi la solution définitive, depuis si longtemps désirée,
plusieurs fois approchée, jamais atteinte. On peut s’en étonner au
premier abord, surtout si l’on songe au prochain «renversement des
alliances» qui va permettre à Bernis de se faire garantir par le
ministre autrichien Kaunitz sa liberté d’action dans la Méditerranée.
Mais il ne faut pas oublier que les hostilités sont imminentes avec
l’Angleterre: ce sera la guerre de Sept Ans, et la Cour de Versailles
peut à bon droit craindre une intervention anglaise dans l’île. Mieux
vaut qu’aucun prétexte ne puisse être saisi par les Anglais et qu’une
alliance franco-génoise rétablisse dans l’île une tranquillité au moins
apparente et provisoire.

M. de Pujol fut envoyé à Gênes en mission temporaire, pour examiner la
question des subsides d’accord avec le comte de Neuilly, ambassadeur
régulier. «Sa Majesté, expliquait le mémoire qui lui fut remis le 22
mars 1756, n’est pas éloignée d’entrer par un subside plus considérable
dans les mesures qu’ils (les Génois) se proposent de prendre; mais,
avant que de fixer la somme qu’il conviendra de leur donner, le Roy veut
connaître, _dans le plus grand détail et avec la plus exacte précision_,
les besoins de la République et s’assurer qu’elle fera un usage utile de
l’argent qui lui sera accordé.» L’objet de la mission confiée à M. de
Pujol est «d’examiner _dans le plus grand détail_ la qualité et le
nombre des troupes que la République a actuellement sur pied, soit dans
les États de terre ferme, soit en Corse, la force des garnisons dans les
places et l’état des fortifications, _surtout dans cette isle, où il
sera nécessaire que M. de Pujol se rende, pour se procurer par lui-même
les notions les plus précises sur tous ces articles_».

Ainsi, sous prétexte de vérifier la nécessité des subsides qu’il
convenait d’accorder aux Génois, le comte de Neuilly et M. de Pujol
allaient en profiter pour demander au Sénat et transmettre à leur
gouvernement les renseignements les plus circonstanciés sur les places
de Corse, les fortifications, les casernements nécessaires, les
meilleurs emplacements des troupes. Il était impossible d’agir avec plus
de maîtrise et d’ironie: c’est de Gênes même que l’on allait tirer des
indications qui pouvaient rendre tant de services plus tard.

Un traité de subsides fut conclu «entre le Roy et la République de Gênes
et pour la sûreté de l’isle de Corse». C’est le premier traité de
Compiègne, du 14 août 1756. Le roi accordait de nouveaux subsides; mais
il augmentait également, et sans en fixer le chiffre, le nombre des
troupes françaises de Corse. Pour rassurer les Génois, il est entendu
que les officiers français devront s’abstenir de toute négociation avec
les Corses rebelles, «même dans la vue de les amener à un accommodement
de pacification et à la soumission qu’ils doivent à la République, que
cet objet doit regarder uniquement».

Qu’est-ce à dire? Les Génois sont exécrés, les Français seuls ont chance
de lier amitié avec les Corses et le roi n’entend pas que la sympathie
qui pourra être témoignée à ses officiers rejaillisse sur des alliés
qu’il importe de n’aider qu’en apparence.--En fait l’expédition
française chercha à faire aux Corses le moins de mal possible, et c’est
avec les commissaires de Gênes que les généraux français eurent des
disputes continuelles. Les renforts, d’abord placés sous le commandement
du marquis de Castries, furent bientôt concentrés presque complètement à
Calvi sous le comte de Vaux: «C’est l’unique place, écrivait Choiseul au
comte de Neuilly, qu’il nous soit intéressant de garder, puisqu’elle est
la seule qui soit en état de faire quelque résistance si les Anglais
tentaient de s’en emparer.»

Quoi qu’il en soit, le premier traité de Compiègne marquait un temps
d’arrêt dans l’évolution de la question corse vers son terme inévitable.
Il permit du moins à la France de traverser, sans incident notable de ce
côté, la crise de la guerre de Sept Ans.

       *       *       *       *       *

Elle n’était même pas terminée lorsque le gouvernement français se
trouva sollicité tout à la fois par le Sénat de Gênes, qui affirmait
hautement sa souveraineté et par Pascal Paoli qui, maître de l’île,
proclamait énergiquement son indépendance. La France se retrouvait du
premier coup dans la situation la plus avantageuse, sinon encore
maîtresse d’édicter ses volontés, du moins intervenant comme arbitre du
consentement spontané des deux adversaires. Privilège depuis longtemps
prévu et patiemment préparé.

Choiseul, qui depuis 1758 était secrétaire d’État des Affaires
étrangères, ne voulut pas s’engager tout de suite avec Pascal Paoli. Il
se borna à inviter les Corses à ne pas négocier avec une autre
puissance, et il recommanda la plus entière réserve à M. Boyer de
Fonscolombe qu’il envoyait à Gênes en 1762. Il lui signalait, entre
autres objets particulièrement dignes d’attention, «la situation des
affaires de Corse». Mais «le sieur Boyer, lorsqu’on le mettra à portée
de s’expliquer sur cette matière, déclarera _en termes généraux_ que
toutes les puissances se doivent à elles-mêmes de ne point protéger des
sujets révoltés contre leur légitime souverain». C’est le langage même
tenu par Fleury dans sa lettre du 6 juin 1738.

Boyer de Fonscolombe s’y trompa lui-même et le 13 septembre 1762 il
adressait à Choiseul un «mémoire politique» sur la Corse qui est des
plus curieux. Il expose la situation et constate que, les Génois étant
«dans l’impossibilité de se maintenir» dans l’île, il faut préparer un
arrangement qui puisse convenir «non seulement aux Génois, mais aussi à
la France et aux personnes intéressées à ne pas voir s’élever un prince
dont la marine et le commerce pourraient leur donner de l’ombrage». Il
ne saurait donc être question ni de l’empereur (comme grand-duc de
Toscane) ni du roi des Deux Siciles. Il est également inutile de songer
à des princes trop faibles qui seraient incapables d’établir ou de
maintenir leur autorité: le duc de Parme, le duc de Modène. Il n’y a que
le roi de Sardaigne qui réponde à la définition: il est le seul à qui
l’on pourrait donner la Corse «sans beaucoup craindre les conséquences
de son agrandissement et aussi sans avoir à craindre de grands obstacles
de la part des autres puissances».

Choiseul promit de lire ce mémoire quand il aurait le temps. Ce temps ne
vint pas: le ministre devait rester fidèle, pour sa politique corse, au
«secret» que lui avaient transmis ses prédécesseurs depuis Fleury et
Chauvelin.

       *       *       *       *       *

Peu à peu la question de Corse approchait de sa solution, par la force
des circonstances et l’épuisement des adversaires. Les événements se
précipitaient en Corse et faisaient prévoir aux Génois la fin de leur
domination. En vain essayèrent-ils, en désespoir de cause, de s’entendre
avec leurs adversaires en promettant de réduire leur souveraineté à un
vague protectorat, à une sorte de suzeraineté nominale: les commissaires
de la République ne furent même pas reçus. En vain essayèrent-ils de
susciter à Paoli un rival, François Matra, que l’on fit venir de
Sardaigne avec le titre de maréchal et une pension annuelle de 10.000
livres. Le «Conseil Suprême d’État du royaume de Corse» rédigea une
circulaire qu’il fit parvenir à tous les gouvernements et notamment à la
Cour de Versailles. Il y affirmait, avec une énergie peu commune et une
noblesse singulière, sa volonté de résister à outrance. «Le parti le
plus sage pour la République serait d’abandonner la guerre obstinée
qu’elle nous fait» et de «traiter tout uniment avec d’honnestes
patriotes»: car il faut bien qu’elle se persuade «qu’il n’y aura jamais
d’autre moyen de pacification, dussions-nous y périr tous».

Il devenait de plus en plus évident, comme l’affirmait fièrement ce
document, qu’il ne restait plus «aucune espérance à la République de
Gênes, notre ennemie, de pouvoir subjuguer ni remettre notre royaume
dans son ancienne servitude». Il était temps pour la France de réaliser
l’intervention décisive.

L’occasion en fut fournie par les Génois eux-mêmes, qui durent réclamer
une fois de plus (sept. 1763) le concours militaire et financier du
gouvernement français. Celui-ci montra immédiatement la plus grande
bonne volonté, il se déclara prêt à envoyer des troupes importantes en
Corse et à fournir des subsides à la République. Mais il exigea en
nantissement l’abandon d’une place forte sur le rivage de l’île. C’était
un commencement de démembrement. Le Sénat résista; les négociations
furent laborieuses et, un moment même, en 1764, elles furent rompues. En
apprenant que le Sénat essayait de s’entendre avec les cours de Vienne
et de Londres, le roi fit connaître à M. Boyer de Fonscolombe qu’il
refusait de fournir des troupes.

Il pouvait parler avec d’autant plus de netteté qu’il savait très
exactement quels étaient les sentiments des Génois. M. de
Choiseul-Praslin, secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, avait reçu
le 9 juin une longue lettre de M. de Chauvelin, qui s’était arrêté à
Gênes avant de gagner son nouveau poste de Parme. M. de Chauvelin expose
les revendications de Paoli, dont il fait--soit dit en passant--un éloge
remarquable. Il voudrait laisser à la République de Gênes «une
souveraineté vague, générale et plus nominative que réelle» et assurer
aux Corses, «sous la garantie du roi», l’exercice tranquille et
constant de l’administration. Mais il ne s’agit plus de propositions
vagues: la garantie du roi porterait «sur tous les objets intérieurs de
finances, d’économie, de justice civile et criminelle, de commerce, de
cultivation, d’autorité municipale et de recouvrement d’impositions».

Une entente intervint: ce fut le second traité de Compiègne, du 6 août
1764. Le roi accordait de nouveaux subsides à la République et
consentait à faire passer en Corse un corps de ses troupes «pour
conserver et défendre les places dont la garde leur sera confiée avec
les postes qui en dépendent», et ces places étaient Bastia, Ajaccio,
Calvi, l’Algajola et Saint-Florent. Ce ne devait être qu’un «dépôt»;
encore était-il limité «au terme de quatre années».

L’article 12 était gros de conséquences. «L’intention de Sa Majesté
étant que les commandans de ses troupes en Corse contribuent, autant
qu’il sera possible et de concert avec les représentans de la
République, à faciliter le rétablissement de l’ordre et de la
tranquillité dans cette isle, lesdits commandans seront autorisés à
entretenir pour cet effet tel commerce qu’ils jugeront à propos avec
tous les habitants de l’isle indistinctement, et à leur faire connoistre
l’intérêt que Sa Majesté prend à la pacification dont dépend le bonheur
réciproque du souverain et des sujets.» Il n’est plus question de Gênes,
et les termes les plus généraux sont employés à dessein. D’autre part,
les Génois ne devaient se faire aucune illusion sur la nature de la
propagande que les soldats de France allaient entreprendre dans l’île.

       *       *       *       *       *

Le comte de Marbeuf, nommé en décembre 1764 commandant en chef des
troupes du roi dans l’île,

[Illustration: Vallée du Vecchio.--Aqueduc de la Gravona. (_Sites et
Monuments du T. C. F._)

     Pl. XIV.--CORSE.
]

prit possession des places que le traité de Compiègne assurait à la
France. Mais conformément à ses instructions, il se borna à un rôle de
médiation et, malgré les plaintes de Gênes, il ne fit rien contre les
rebelles qui manifestaient pour la France une sympathie non équivoque.

Il y a plus: la cour de Versailles se mit en relations avec Pascal
Paoli, «général de la nation corse». Le duc de Choiseul lui offrit
d’abord d’entrer au service de la France avec le commandement du Royal
Corse: Paoli refusa. Choiseul lui proposa alors de le faire roi de Corse
«sous la suzeraineté de Gênes et sous la garantie de la France». Après
avoir consulté ses compatriotes, Paoli accepta, mais il en refusa le
prix que Choiseul y mettait: l’abandon de quelques places côtières à la
République.

Tout cela n’était fait que pour tâter le terrain et préparer sans
à-coups le résultat définitif. Quand tout fut prêt, Choiseul agit à
découvert, exigeant pour la France les places côtières qu’il avait
d’abord feint de demander pour Gênes: il réclama notamment les ports du
Cap Corse, Bastia et Saint-Florent. Paoli refusa d’admettre «un si cruel
démembrement de sa patrie». La correspondance échangée entre le ministre
français et le général corse fut rompue le 2 mai 1768.

Aussi bien convenait-il d’agir et non plus de négocier. On était arrivé
au terme fixé par le traité de 1764 pour l’occupation des places de
Corse. Le roi, reprenant la politique d’intimidation dont il avait déjà
usé en 1743, annonça son intention d’évacuer les places qu’il occupait:
c’était donner l’île à Paoli, sans que Gênes pût espérer en retirer
aucune compensation. Cette menace produisit l’effet qu’en attendait
Choiseul, et M. de Sorba, ministre de Gênes à Versailles, ne tarda pas
à recevoir de son gouvernement les instructions nécessaires pour tirer
le meilleur parti de cette affaire où il avait décidément le dessous. Le
4 juillet 1767 il proposait à la France de lui abandonner la
souveraineté de la Corse contre l’abandon des subsides qu’elle avait
avancés depuis trente ans et moyennant le paiement d’un nouveau subside
non remboursable.

Le traité fut signé à Versailles le 15 mai 1768. Le roi pouvait faire
occuper, non seulement Bastia, Sᵗ-Florent, l’Algajola, Calvi, Ajaccio,
Bonifacio, mais toutes les autres «places, forts, tours ou ports situés
dans l’isle de Corse et qui sont nécessaires à la sûreté des troupes de
Sa Majesté». La République faisait abandon de tous ses droits de
souveraineté d’une façon entière et absolue: «Si par la succession des
tems l’intérieur de l’isle se soumettait à la domination du roi, la
République consent dès à présent que ledit intérieur reste soumis à Sa
Majesté.» Deux articles «séparés et secrets» joints au traité donnaient
au Sénat quittance des sommes reçues et lui assuraient le paiement
pendant dix ans d’une somme de 200.000 livres tournois par an.

Il n’était pas question pour la France d’une domination définitive et la
République pouvait théoriquement rentrer un jour «en jouissance de la
souveraineté de la Corse». Mais le Sénat ne pourrait le faire qu’en
remboursant intégralement au roi les dépenses faites par le gouvernement
français pour la conquête et l’administration de l’île (art. 15). Il y a
là une condition qui rappelle la clause introduite par Mazarin dans le
traité des Pyrénées. C’est l’article 15 qui renferme tous les droits de
la France sur la Corse.

L’épilogue fut court et sans complications. Les Corses étaient trop
fiers pour accepter sans résistance un traité qui disposait d’eux sans
avoir été consultés. Aussi, malgré les sympathies réelles--et bien des
fois manifestées--qu’ils éprouvaient pour la France, ils se soulevèrent
une dernière fois. Leur effort fut si énergique que le colonel de Ludre
fut forcé de capituler dans Borgo, sans que Chauvelin et Grandmaison
aient pu rompre la barrière de fer qui les empêchait de rejoindre
l’assiégé (sept. 1768). Les Français s’exaspèrent et parce que l’abbé
Saliceti avec quelques partisans essaie, dans la nuit du 13 au 14
février 1769, d’introduire les troupes de Paoli dans Oletta, clé
stratégique du Nebbio et quartier général de l’armée française, on feint
de croire à une conspiration: cinq Corses subirent le supplice barbare
de la roue, et leurs cadavres restèrent exposés dans le chemin d’Oletta
à Bastia. Une seule victime fut ensevelie, grâce à l’héroïque
désobéissance de sa fiancée. Maria Gentile Guidoni, «l’Antigone corse».
Quelques officiers--Dumouriez notamment--essaient, mais en vain, de se
ménager des intelligences dans l’île. En France Louis XV veut rappeler
ses troupes et il faut toute l’énergie de Choiseul pour achever l’œuvre
patiemment poursuivie. Le comte de Vaux remporte la victoire décisive à
Ponte-Novo (8 mai 1769). En ce jour s’évanouit le rêve d’indépendance de
la Corse.

Paoli dut s’enfuir: il s’embarqua le 13 juin pour l’Angleterre. Deux
mois après, le 15 août 1769, Napoléon Bonaparte naissait à Ajaccio: son
nom et sa gloire allaient lier définitivement sa patrie à la France.



XXI

LA CORSE EN 1769

     _La conquête de la Corse et l’opinion publique en
     France.--Caractère et mœurs des habitants.--La situation économique
     et l’œuvre à réaliser._


Au moment où la Corse devient française, après tant de guerres et de
misère, au terme d’une lutte héroïque pour l’indépendance, il convient
de nous arrêter et de jeter un coup d’œil sur ce pays qui entre, le
dernier de tous, dans l’unité française. Que vaut la Corse? et que
faut-il penser de ses habitants? Question délicate et complexe que se
posèrent les contemporains de Choiseul, mais qui ne fut pas toujours
résolue d’une façon impartiale. Les jugements, imprimés et manuscrits,
des voyageurs qui visitèrent l’île et des officiers qui la conquirent ou
y tinrent garnison, mériteraient tous d’être recueillis et réunis; mais
on aurait tort de croire qu’il suffit de les résumer pour présenter «le
tableau le plus exact de l’état du pays et du caractère des habitants».
D’autre part, il faut se défier des critiques passionnées par où
l’opinion publique chercha à discréditer Choiseul. «La conquête de la
Corse, écrit Pommereul en 1779, a rencontré des censeurs qui l’ont
désapprouvée et ont blâmé le gouvernement de l’avoir entreprise.» Les
uns dépeignaient la Corse comme un amas d’inutiles rochers. Les autres
déclaraient qu’une pareille possession serait toujours onéreuse et ils
répétaient le mot du Génois Lomellino qu’on serait trop heureux de
pouvoir creuser un grand trou au milieu de l’île pour la submerger.

De tous les pamphlets qui surgirent alors, le plus violent est celui du
duc d’Aiguillon, qui ne peut découvrir «le vrai motif de l’insensé
projet de conquérir la Corse». Serait-ce pour relever, étendre et
affermir notre puissance maritime, en nous emparant d’une île dont les
ports et les bois de constructions nous seraient de quelque ressource?
Evidemment non, car «les ports de Corse ne valent rien pour une marine
royale; pas un seul ne peut recevoir un vaisseau de ligne. Quelques
frégates peuvent entrer, non sans danger et beaucoup de difficultés,
dans les ports d’Ajaccio et de Saint-Florent; partout ailleurs elles
sont obligées de rester en rade: ce sont des ports à chébecs, à
felouques et à tartanes». D’autre part «les bois de cette île propres à
la construction se trouvent dans l’intérieur des terres» et il n’y a
aucune communication entre la haute montagne et la côte: «point de
rivières navigables, ni même par où l’on puisse les flotter. Il n’y a
que des torrents qui roulent à travers des rochers pendant quelques mois
de l’année, mais qui sont à sec le reste du temps».--Inutile à la marine
royale, la Corse n’apportera aucun élément à la prospérité générale de
la France, «et on s’est moqué dans toute l’Europe des descriptions
pompeuses qui furent débitées, par ordre de M. de Choiseul, de ce
_misérable pays_, qui n’est en général ni cultivé, ni presque
cultivable, et qui n’est presque favorable qu’à la vigne et à l’olivier,
qui y a été laissé sauvage jusqu’à présent par les Corses». On n’y sème
presque point de grains, et on y mange presque partout du pain de
châtaignes. «Il n’y a point de manufactures ni de commerce, et par
conséquent point d’argent, et qu’y pourrait-on fabriquer ou en exporter,
qui ne se trouve en abondance dans l’Italie et dans tous les ports de la
Méditerranée?» Somme toute, véritable _royaume de la misère_, où les
habitants sont pauvres «et vivent et s’habillent en conséquence» et où
il n’y a rien à faire pour les employés de finances, «commis,
directeurs, même fermier général»...

Mais Choiseul et la plupart de nos officiers--et dans le nombre, des
hommes d’expérience et de talent, comme Vaux, Marbeuf et
Guibert--avaient demandé la conquête de l’île. Fallait-il laisser à
Paoli le loisir de consolider son autorité dans un pays qui serait en
temps de guerre l’asile des corsaires? Un ennemi qui posséderait la
Corse ne pourrait-il intercepter notre communication avec l’Espagne,
l’Italie et le Levant? Toute la côte de la Provence et du Languedoc ne
serait-elle pas dès lors à découvert? Pommereul insiste là-dessus en
entreprenant de justifier Choiseul aux yeux de ses détracteurs: «La
Corse, dit-il, est en temps de guerre un point essentiel pour le soutien
du commerce de la France dans le Levant; cette possession consolidée lui
procurera les moyens faciles de donner la loi à toutes les côtes
d’Italie.» La marine de France et celle d’Espagne, unies en vertu du
pacte de famille (une des grandes idées du ministère de Choiseul),
pourront combattre l’Angleterre sur l’Océan et en attendant «primer»
dans la Méditerranée. «La Corse doit assurer à la France et à l’Espagne
la domination dans la Méditerranée.» Que fût devenu notre commerce du
Levant, si les Anglais, ayant déjà Gibraltar et Mahon, avaient réussi à
s’emparer de cette île? «Il fallait renoncer à faire sortir un vaisseau
de Marseille et de Toulon.» Et d’avoir su conquérir la Corse en déjouant
les intrigues anglaises et autrichiennes, c’est vraiment «le
chef-d’œuvre de la politique». Pommereul devance ainsi le jugement des
historiens modernes qui ont su déchiffrer le «secret» des ministres de
Louis XV et déterminer l’évolution par laquelle le gouvernement français
poursuivait un dessein auquel il s’était, dès l’époque de Fleury et de
Chauvelin, fermement attaché: c’est dans le développement de la question
corse que M. Driault reconnaît «le chef-d’œuvre de la diplomatie
française au XVIIIᵉ siècle».

Au surplus la conquête de la Corse ne doit pas être seulement envisagée
en elle-même et du point de vue diplomatique. Lorsque Guibert taxe
d’ignorance et de prévention les adversaires de la conquête,--ceux-là,
déclare-t-il, ne portent pas leurs regards au delà de leur siècle et de
la surface des choses,--il envisage surtout les «possibilités»
économiques et les ressources de l’île. A la suite de Jean-Jacques
Rousseau, du fait de la conquête et des théories des «philosophes», le
problème du relèvement économique de la Corse, pour user de mots qui
sont de nos jours à la mode, est posé devant l’opinion publique
française. Les mœurs des habitants sont expliquées et non plus seulement
décrites; les ressources du pays ne sont plus seulement cataloguées,
mais on étudie avec soin les moyens de les accroître et de les répandre.
De pareilles préoccupations apparaissent dans l’ouvrage de Bellin, qui
est de 1768, et dans Voltaire, dont le _Précis du siècle de Louis XV_
date de 1769. On les retrouvera dans Boswell, «le premier globe-trotter
que la Grande-Bretagne ait envoyé à la Corse» et «le premier poète que
ses paysages aient troublé»; dans l’abbé de Germanes qui, sans avoir
jamais mis les pieds dans l’île, nous rapporte des anecdotes très
romantiques sur les bandits; dans cet officier du régiment de Picardie
qui séjourna en Corse de 1774 à 1777 et dont les Mémoires historiques
sont de tout premier ordre; dans Ferrand Dupuy, qui considère la Corse
comme «susceptible de devenir une des plus riches possessions de notre
puissance» si le gouvernement sait encourager les vues du négociant et
du spéculateur éclairés; dans Pommereul qui fait un enthousiaste tableau
des «trésors» de l’île, rend Gênes responsable de la misère actuelle et
adjure le gouvernement de faire son devoir, le gouvernement étant «le
plus naturel, pour ne pas dire le seul et le plus sûr instituteur des
peuples».

       *       *       *       *       *

Avec ses 122.000 habitants, l’île apparaît en 1769 comme dépeuplée par
les guerres continuelles, les troubles intérieurs, les descentes
fréquentes des corsaires tunisiens et algériens. Cependant «on a tout
lieu de croire que, la paix et la tranquillité une fois bien établies,
la population augmentera sensiblement en peu d’années». Les Corses sont
petits pour la plupart. Ils portent des habits d’une étoffe brune qu’ils
tissent eux-mêmes avec le poil ou la laine de leurs troupeaux et qui
paraît aux Français infiniment plus rude que la bure des Capucins:
«Quand on les aperçoit d’un peu loin, on ne sait d’abord si c’est un
ours ou une créature humaine.» Leurs culottes et leurs guêtres, faites
en forme de bas, sont de la même étoffe que l’habit. «Au lieu de
chapeau, ils portent un bonnet pointu, aussi de la même étoffe... Les
plus aisés portent des bottines de cuir, au lieu de guêtres d’étoffe.
D’autres, au lieu de guêtres, enveloppent leurs jambes avec des peaux de
chèvres, le poil en dehors.»--L’habillement des femmes consiste «en un
corset de soie, ou d’autre étoffe, avec des manches à la jésuite, très
justes, la jupe extérieure d’une autre couleur que le corset. Leurs
cheveux sont tressés avec des rubans au-dessus de la tête, et d’autres
fois ils sont enveloppés dans un filet à réseau en soie, de la couleur
qui leur plaît le plus». Cet ajustement leur sied bien quand elles sont
bien faites, «d’autant plus que leurs jupes sont très courtes sur le
devant et traînent jusqu’à terre sur le derrière». Quand elles sortent,
elles portent sur la tête un voile assez grand de toile des Indes, à
fond blanc et peint, de fort bon goût. On le nomme _mezaro_. Dans le
Niolo, et dans les parties les plus «agrestes» de l’île, la jupe et le
corset sont tout d’une pièce, et ouverts par devant, et leur coiffure
«n’est qu’une espèce de tortillon qu’elles portent sur la tête presque
toute la journée, et qui leur sert à porter le fardeau».

La langue générale de la Corse est l’italienne; mais elle diffère selon
les lieux. Dans les villes maritimes, on parle un italien épuré et
facile à entendre; les habitants de l’intérieur ont un jargon très
corrompu et entremêlé d’expressions mauresques.

La vieille armature sociale est restée intacte. Tout gravite autour de
la primogéniture. Etre l’aîné est une gloire; c’est aussi une
responsabilité, et chacun se courbe sans murmure devant les prérogatives
du droit d’aînesse. Ils sont hospitaliers farouchement: celui qui
franchit leur seuil et se confie à eux,--étranger, malheureux, ennemi
même,--celui-là est sacré. Ils ont l’horreur de l’injustice et la
reconnaissance du service rendu: ce qui dure le plus en Corse, dit
Paoli, c’est la mémoire des bienfaits.

La bravoure des Corses était proverbiale. Ils avaient tenu tête à la
France durant deux campagnes, sans place forte, sans artillerie, sans
magasins, sans argent, et les conquérants ne parlaient qu’avec estime
de ces petits hommes vêtus de brun qui se rassemblaient «au son des
sifflets ou des cornets»,--à l’appel du _colombo_,--s’avançaient à la
débandade, «épars comme une compagnie de perdreaux» et, s’abritant
derrière les broussailles, les rochers ou les murailles, assaillaient
brusquement les Français de toutes parts, puis se rejetaient en arrière
et revenaient à la charge avec la plus grande célérité. Quelques-uns
furent cruels et commirent des actes d’une férocité barbare. Mais la
plupart furent magnanimes. Des Français disaient à un prisonnier:
«Comment osez-vous guerroyer sans hôpitaux ni chirurgiens, et que
faites-vous quand vous êtes blessés?--Nous mourons.» Un Corse,
mortellement frappé, écrivait à Paoli ce billet héroïque: «Je vous
salue; prenez soin de mon père; dans douze heures je serai avec les
autres braves qui sont morts en défendant la patrie.»

En général, ils sont graves, sérieux et mélancoliques, au milieu de leur
vivacité, et ils rient peu. Les malheurs de leur patrie semblent les
occuper entièrement et leur donnent une humeur sombre et farouche. Dans
leur physionomie, intelligente et fine, quelque dureté apparaît. Pas de
divertissements, pas de danses ni de fêtes champêtres. Les jeux de
cartes, les graves sentences émises autour du _fugone_, les mélopées
plaintives des bergers de la montagne: on pourrait dire des Corses, chez
qui le ciel pourtant est si léger, si clair et si haut, ce que Renan
disait des Bretons, que la joie même est chez eux un peu triste. Crainte
de l’oppresseur, résistance tenace et indomptable.

L’esprit du moins s’est mûri par l’épreuve, les facultés d’observation
se sont aiguisées dans le silence. Le moindre d’entre eux étonnait les
officiers français par l’intelligence avec laquelle il parlait guerre
ou politique, et le dernier paysan plaidait sa cause avec autant de
force et d’astuce que le plus habile avocat, discutait ses affaires avec
une singulière abondance d’expressions et de tours, usait avec une
adresse infinie des moyens de chicane que lui fournissaient les
nouvelles formes judiciaires. Les raisonneurs de garnison durent plus
d’une fois s’avouer battus par les insulaires loquaces et subtils.
Corses des villes ou de la montagne, hommes et femmes, pauvres ou
riches, ils aiment à parler, et parlent tous naturellement bien. «Ils
veulent être écoutés et ils regardent comme un affront, dans la
conversation, quand on ne les écoute pas jusqu’à la fin.»

Car le Corse est orgueilleux, et voici peut-être le trait le plus
saillant de son caractère. Tous les Corses se regardent comme égaux, et
Marbeuf assure que la vanité est le principal ressort qui les met en
mouvement. «Ce qui les caractérise plus que tout, écrit un de nos
officiers, c’est qu’ils sont incapables de soutenir le mépris, pas même
de supporter l’indifférence.» On en voit peu demander l’aumône. «Le
dernier habitant s’estime autant que le premier... Ils sont
reconnaissants du moindre service, et ils se tiennent offensés quand on
leur offre de l’argent en reconnaissance de ceux qu’ils rendent. Leur
amour-propre paraît flatté de vous tenir dans une sorte de dépendance.»
Ils recherchent avec empressement les distinctions et les marques
d’honneur. Le roi Théodore n’avait-il pas créé des princes, des marquis,
des comtes, des barons et institué un ordre de chevalerie? Paoli ne
fondait-il pas, dans les commencements de son généralat, un ordre de
Santa Devota pour les volontaires qui combattaient avec lui Colonna de
Bozzi?

Ils aiment l’intrigue et la politique, et Marbeuf rangeait parmi les
plus grands maux dont souffrait le pays le goût des habitants pour la
cabale. Que de menées, que de manœuvres, même aux assemblées des pièves
qui n’avaient d’autre but que d’élire des députés à l’assemblée de la
province. «Que de jalousies et de mensonges, s’écriait le vicomte de
Barrin, et que de mauvais tours ces gens-ci cherchent à se jouer
réciproquement!» Pas d’assemblée en France, témoigne l’intendant La
Guillaumye, que «l’esprit individuel de prépondérance et de changement
puisse rendre aussi tumultueuse et aussi dangereuse que la plus petite
assemblée en Corse». L’homme vit plus volontiers sur la place publique
que dans son ménage et, habitué, comme disait Paoli, à «identifier la
fortune de l’Etat avec la sienne propre», il s’intéresse passionnément
aux affaires du gouvernement et de l’administration, dont il veut
prendre sa part. Il poursuit longuement, âprement, la vengeance d’une
injure faite à lui-même ou à ses proches et, puisque les Génois
vendaient la justice, il n’a recours qu’à lui-même, à son bras, à son
escopette. Pardonner est d’une âme faible, _il punto d’onore è tanto
forte in Corsica_... Les femmes sont méprisées et chargées des emplois
les plus fatigants. Le plus souvent elles ne mangent pas avec leur mari,
tant celui-ci est plein du sentiment de son importance particulière.
Sans doute l’origine d’une pareille coutume doit être cherchée dans
l’état d’hostilité où les hommes vivent depuis des siècles, luttant
contre les Génois, poursuivant une vendetta et n’ayant pas le loisir de
rester auprès des femmes. N’importe, cela choque les officiers et les
Français du XVIIIᵉ siècle, venus de la cour la plus galante de l’univers
et peu adaptés à de pareilles mœurs. Plusieurs relèvent, en des termes
à peu près identiques, la soumission que le mari exige de la jeune
épousée: «Elle se déshabille elle-même, quitte sa chemise et va se jeter
ainsi dans le lit de son époux... Dès le lendemain, elle commence à
aller aux champs, à porter le bois, les récoltes et d’autres fardeaux
sur la tête, enfin à faire les travaux d’une bête de somme. J’en ai
rencontré mille pour une, dans les montagnes et le long des chemins, par
la plus forte chaleur, porter des fardeaux très lourds sur leur tête, le
mari la suivant, monté sur son âne ou sur son mulet.»

       *       *       *       *       *

Que devient, dans de pareilles conditions morales et sociales, le
développement économique? Peu de chose en vérité. Mais qu’importe, si
les Corses sont sobres et s’ils ont peu de besoins. «Pourvu qu’un
ménage, dans la montagne, quelque nombreux qu’il soit, ait en propriété
six châtaigniers et autant de chèvres, il ne pensera pas à cultiver
d’autres productions.» Ce sont des Lucquois, des Sardes, des Génois, des
étrangers, qui viennent tous les ans, au nombre de dix à douze mille,
pour faire les travaux les plus pénibles, comme exploiter les terres et
les bois, faire les récoltes, scier les planches, tailler les pierres et
servir de domestiques ou de manœuvres. Pas d’agriculture, nulle entente
du labourage, nulle connaissance des instruments aratoires. Çà et là
quelques champs écorchés par une charrue informe. Pas de prairies. Pas
d’engrais--sinon les cendres des grosses herbes et des broussailles. De
longues étendues de pays et d’immenses déserts sans le moindre vestige
de l’industrie humaine. Et pourtant les vallons sont fertiles, tous les
produits viendraient à foison. Mais il faut de l’argent et des
débouchés. Nulle route. Des sentiers étroits, tracés au hasard, suivant
la pente naturelle du terrain, creusés presque partout par les eaux et
très éloignés des villages, parce que les habitants se sont logés dans
des endroits escarpés pour échapper sûrement à l’ennemi. Ils avaient, a
dit Napoléon, «abandonné les plaines trop difficiles à défendre pour
errer dans les forêts les moins pénétrables, sur les sommets les moins
accessibles». Les conditions historiques ont ramené les Corses à l’état
matériel du régime féodal.

Situation déplorable, mais non pas sans remède. «J’en trouve la raison,
écrit en 1774 un officier du régiment de Picardie, moins dans leur
caractère que dans le gouvernement vicieux des Génois, qui... tenait ce
peuple dans une espèce d’esclavage, le forçait à vendre au plus bas prix
ses denrées aux agents de la République, et gênait en même temps son
commerce par toutes les friponneries possibles.» Un devoir s’impose donc
aux nouveaux maîtres du pays: développer les ressources économiques de
l’île, faire les avances pour défricher les terres incultes,
entreprendre l’éducation de ce peuple, créer des débouchés. La conquête
militaire est faite: les Français sauront-ils également mener à bien
l’œuvre nécessaire de la conquête morale?



XXII

LA CORSE DANS LA MONARCHIE FRANÇAISE

     _L’organisation de la conquête et les Etats de Corse.--Les travaux
     publics et la vie économique.--La question financière et le
     mécontentement insulaire._


Quand le comte de Vaux eut vaincu les Corses, il fit un joli discours
aux notables réunis à Corte, leur disant: «Vous acquerrez une nouvelle
patrie, qui mettra toute sa sollicitude à vous rendre heureux.» Promesse
évidemment sincère, mais dont la réalisation fut lente et demeura
incomplète.

Il s’agissait avant tout de consolider la conquête en supprimant les
derniers germes de révolte, en traquant les _outlaw_, les «bandits». Les
édits rigoureux se succédèrent. Le 23 mai 1769 et le 24 mai 1770, ordre
à tous les Corses de livrer leurs armes à feu, sous peine de mort, et
quiconque ne sera pas muni d’une permission expresse du commandant en
chef sera jugé prévôtalement et sans appel. Le 24 septembre 1770, ordre
aux familles des Corses qui suivirent Paoli à Livourne de s’embarquer
incontinent, sous peine de prison ou d’expulsion ignominieuse. Au mois
d’août 1771, déclaration royale qui punit pour la première fois d’une
amende de cinquante à cent livres et, on cas de récidive, du carcan et
des galères, quiconque possédera, fabriquera, vendra un stylet ou
couteau pointu. Les partisans de Paoli sont accusés de voler et
d’assassiner: le gouvernement prescrit, le 24 juin 1770, de les pendre
sans aucune forme de procès, et, pour mieux ôter à cette «race
exécrable» la facilité d’échapper, il enjoint, le 1ᵉʳ avril suivant, de
brûler les maquis. Le 20 avril 1771, il menace de châtier toute personne
qui donnerait du secours aux bandits, tiendrait des propos séditieux ou
correspondrait avec les exilés. Le 12 mai 1771, nouvelles instructions
aux pièves: les podestats doivent avertir de la conduite des bandits et
des habitants les commandants des postes voisins, envoyer la liste et le
signalement des _pastori_ ou bergers, désigner ceux dont ils se méfient,
spécifier l’endroit où paissent les troupeaux et le nom de leurs
propriétaires; les bergers ont défense, sous les peines les plus fortes,
d’allumer des feux sur les hauteurs et de faire aucun signal, aucun
bruit, lorsqu’ils découvrent des gens armés; les pièves qui se
comportent mal paieront des amendes. Vint enfin le grand édit d’août
1772: une maréchaussée, composée d’un prévôt général, de deux officiers
et de dix-sept sous-officiers et cavaliers, fut établie à Bastia, et
quatre juntes, formées chacune de six commissaires corses et appuyées
parles compagnies ou détachements du régiment provincial, siégèrent à
Orezza, à Caccia, à Tallano, à La Mezzana, pour exercer une juridiction
de discipline et de correction contre ceux qui, suivant les termes de
l’édit, renonçaient à être sujets et citoyens pour devenir à la fois
vagabonds, déserteurs et rebelles. En dehors des ecclésiastiques, des
nobles de noblesse reconnue au Conseil supérieur et des fonctionnaires
royaux, aucun Corse ne put s’absenter sans un congé du podestat. Ceux
qui s’absentaient sans

[Illustration: Meria.--Campile: l’Église.--Ajaccio: Vieilles maisons.
(_Sites et Monuments du T. C. F._)

     Pl. XV.--CORSE.
]

congé et ne reparaissaient pas à leur domicile au bout d’un mois, furent
déclarés fugitifs et, après six mois, poursuivis comme félons. Les
fruits de leurs biens, les amendes édictées contre eux, leurs bestiaux
que confisquaient les juntes, appartinrent aux hôpitaux et
établissements de charité. Les bergers durent, sous peine de trois ans
de prison, avoir une résidence dans une paroisse ou communauté de l’île.
Tout assassinat prémédité, tout guet-apens fut puni du supplice de la
roue. En cas de vendetta, la maison du coupable était rasée, et sa
postérité déchue des fonctions publiques.

Ces ordonnances établirent la tranquillité: le nombre des meurtres
diminua, il y eut même une année où un seul meurtre fut commis dans
l’île. Et sans s’inquiéter de savoir si un pareil résultat n’était pas
obtenu par la terreur plutôt que par un régime de douceur librement
accepté, le gouvernement installa définitivement son autorité dans
l’île.

Deux commissaires du roi se trouvaient au sommet de la hiérarchie: le
commandant en chef des troupes, ou commandant général, ou, comme on le
nommait encore, gouverneur, et l’intendant, auquel incombaient, dit
Marbeuf, toutes les affaires contentieuses et ce qui s’appelle
impositions, fermes et domaines. Les commandants en chef furent le comte
de Vaux dans les premières années, le comte de Marbeuf de 1772 à 1786
et, après l’intérim du comte de Jaucourt, le vicomte de Barrin de 1786 à
1790. Les intendants ont été au nombre de quatre: Chardon, ancien
intendant de Cayenne, Pradine, ancien maître des comptes à Aix,
Boucheporn et La Guillaumye. En fait l’administration de l’ancien régime
en Corse se résume dans deux noms: dans le nom de Marbeuf et dans celui
de Boucheporn, qui fut intendant durant dix années, de 1775 à 1785, et
que les Corses qualifiaient de grand vizir de Marbeuf.

L’administration judiciaire, entièrement réorganisée, comprit un Conseil
supérieur, revêtu des attributions d’un Parlement, et onze juridictions
royales.--Le Conseil Supérieur, créé dès le mois de juin 1768, tenait
ses séances à Bastia et se composait d’un premier et d’un second
président, de dix conseillers,--dont six Français et quatre
Corses,--d’un procureur général français et de son substitut, d’un
greffier et de deux secrétaires interprètes; le commandant en chef
pouvait siéger et avait voix délibérative. M. du Tressan, «espèce de
cerveau brûlé», fut fait premier président de ce Conseil.--Chaque
juridiction comptait un juge royal, un assesseur, un procureur du roi et
un greffier. Les trois premiers officiers de justice furent toujours
deux Corses et un Français. Ils recevaient des appointements fixes; mais
les Corses ne touchaient pas de gros gages, et le maréchal de Vaux avait
dit qu’un traitement annuel de 400 livres serait plus que suffisant pour
chacun parce qu’ils étaient depuis longtemps accoutumés à une médiocre
fortune.

Le ministre de la Guerre établit un état-major d’armée et de places, un
corps d’ingénieurs pour les fortifications faites ou à faire, un corps
d’ingénieurs des Ponts et Chaussées, une prévôté, une direction des
hôpitaux, un bureau général des postes aux lettres et des bateaux de
poste, une régie des vivres à la tête de laquelle fut placé M. de
l’Isle, quatre juntes... Le ministre de la Marine établit deux bureaux
d’amirauté, l’un à Bastia et l’autre à Ajaccio, et plaça plusieurs
commissaires de marine dans différents ports.

L’organisation civile, réglée par un édit du mois de mai 1771,
comportait une hiérarchie élective de représentation municipale et
nationale analogue à celle que Turgot et Necker essaieront d’introduire
en France. A la base le _paese_ ou village, où le podestat et deux pères
du commun, annuellement élus par les chefs de famille de plus de
vingt-cinq ans, remplissaient toutes les fonctions d’administration et
de police. Au-dessus, la _pieve_ ou canton, que surveillait le podestat
major, choisi chaque année parmi les gens les plus distingués et les
plus considérables de la piève. Enfin les dix _provinces_, dont toutes
les pièves étaient surveillées par un inspecteur que le roi désignait
dans l’ordre de la noblesse.

       *       *       *       *       *

Sur le conseil du maréchal de Vaux, du comte de Marbeuf et de Buttafoco,
la France avait fait de la Corse un pays d’Etats. On croyait flatter la
nation, «entêtée de sa liberté imaginaire», en lui persuadant qu’elle
était associée au gouvernement. Chaque ordre avait 23 députés, tous élus
par les assemblées des dix provinces (pour le clergé cependant les
élections ne portaient que sur 18 piévans ou doyens, car les 5 évêques
de l’île étaient membres de droit).--Les Etats nommaient, à la fin de
chaque session, une commission permanente ou commission intermédiaire de
12 nobles, dits _Nobili Dodici_. «La nation, avait écrit Marbeuf, a du
goût pour cette espèce de représentants auprès des personnes en place.»
La commission des Douze était censée faire son service auprès des
commissaires du roi; elle devait solliciter du gouvernement le règlement
de toutes les affaires raisonnables, hâter l’exécution des mesures
ordonnées, presser la rédaction et l’envoi des mémoires que les Etats
avaient résolu de remettre sur divers objets, surveiller la besogne du
bureau dirigé par le greffier en chef, préparer les matières qui
seraient débattues dans la consulte suivante. Deux membres des Douze,
qui jouaient le rôle des procureurs généraux-syndics dans les pays
d’Etats, résidaient alternativement auprès des commissaires du roi.

Les Etats de Corse ne furent réunis que huit fois, toujours à Bastia;
mais dans ces assemblées furent présentées et discutées toutes les
questions relatives à l’administration du pays, aux impôts, à
l’éducation publique, l’agriculture, l’industrie, la police, etc.
L’histoire des Etats est l’histoire même de la Corse de 1770 jusqu’à
1789. Nous possédions déjà les procès-verbaux de ces assemblées. Nous
pouvons aujourd’hui les contrôler et les compléter par des documents
plus brefs et aussi intéressants. A la fin de chaque session, les Etats
de Corse envoyaient à la Cour trois députés pour présenter au roi les
requêtes votées par l’assemblée et approuvées par les commissaires
présidents, qui étaient le gouverneur et l’intendant. En 1770, en 1772
et en 1773, le choix des députés n’avait pas eu de signification
particulière. Mais en 1775 la rivalité qui régnait ouvertement entre le
comte de Marbeuf, gouverneur de la Corse, et le comte de Narbonne-Pelet,
commandant en second à Ajaccio, ne permit pas de procéder aux élections
avec le calme ordinaire. On reprochait à Marbeuf ses «coups d’autorité,
aussi arbitraires que multipliés» et, sous couleur de travailler «pour
le bien de la patrie», les «narbonnistes» essayèrent d’obtenir le rappel
du gouverneur et de jouir à leur tour des honneurs et des postes
lucratifs dont Marbeuf les tenait écartés. Tel fut le premier objet de
la mission dont furent chargés les députés de 1775: Mᵍʳ de Guernes,
évêque d’Aleria; César-Mathieu de Petriconi, pour la noblesse; Benedetti
Ventura, dit Venturone, pour le tiers-état. L’audience royale,
plusieurs fois retardée, fut fixée au 25 août 1776. L’évêque d’Aleria ne
formula pas moins de 29 griefs dont la liste fut remise au Ministère et
que M. Letteron a retrouvée aux Archives Nationales. Episode curieux des
querelles de personnes et des rivalités d’influence qui entravaient les
efforts de l’administration.--Plus intéressantes encore sont les
«représentations que MM. les députés ont cru devoir faire à la Cour»,
véritable cahier de doléances qui ne comprend pas moins de 63
paragraphes: finances, domaines, bois et forêts, douanes; agriculture,
arts et métiers, haras; sages-femmes et maîtres d’école; séminaires,
collèges et Université, création d’un archevêché; reconnaissance du
titre de royaume, organisation du tribunal de la junte et du régiment
provincial, etc., toutes les matières qui peuvent intéresser la
Corse--et qui ont fait au préalable l’objet de discussions attentives au
sein des Etats,--sont ici passées en revue.

Entre l’assemblée de 1775 et le commencement de la Révolution, les Etats
de Corse se réunirent encore quatre fois: en 1777, 1779, 1781 et 1785.
En 1777, «Carlo Buonaparte», assesseur au tribunal d’Ajaccio, est député
de la noblesse. Le rapport des Etats de 1785 se réfère aux événements de
1788 et 1789.

Ainsi la France cherchait à créer un esprit public en associant la
nation au gouvernement. Elle usa d’autres moyens, développant l’usage de
la langue française, faisant bénéficier la nouvelle province de cette
haute culture et de ces «lumières» qui éblouissaient l’Europe. Quelques
années à peine après l’annexion, les commissaires du roi, reprenant et
développant les projets de Paoli, proposaient d’établir une Université à
Corte avec les quatre facultés (théologie, droit, médecine et arts). De
plus ils décidaient que quatre collèges seraient fondés à Bastia, à
Ajaccio, à Cervione et à Calvi, des pensionnats à Bastia et à Ajaccio,
et des écoles dans la campagne. Enfin les séminaires, qui avaient été
occupés par les troupes, seraient rendus aux évêques.

De pareils projets donnaient-ils entièrement satisfaction à l’opinion
corse et quels vœux formait-elle à ce sujet? On peut s’en rendre compte
en parcourant les requêtes présentées au roi par les députés des Etats,
encore que de pareils documents soient forcément empreints d’un certain
optimisme officiel. Particulièrement, en ce qui touche l’instruction
publique, leurs demandes ont un grand intérêt: on y voit un exemple de
la noble et intelligente façon dont ils comprenaient leur
«francisation».

       *       *       *       *       *

La monarchie française cherche à favoriser la noblesse, en créant, en
face du tiers et du clergé plus indépendants, une classe d’hommes qui
seraient attachés au gouvernement par l’intérêt. Prolongement du
caporalisme par suite de l’égoïsme administratif. Et les jeunes nobles,
qu’on jugeait utiles de «dépayser» pour «changer leur façon de penser»,
furent admis au collège Mazarin, au séminaire d’Aix, aux écoles royales
militaires, à la maison de Saint-Cyr. On vit à Brienne Napoléon
Bonaparte; à Vendôme, Jean-Baptiste Buttafoco, que l’inspecteur Reynaud
de Monts jugeait très insubordonné et qui, avec peu de moyens, joignait
à l’entêtement de son pays le dégoût du travail; à Effiat, Luce-Quilico
Casabianca, le futur Conventionnel, que l’inspecteur Keralio trouvait un
peu sombre, mais bon, capable d’application et d’un labeur soutenu; à
Auxerre, Jean-Baptiste Casalta; à Rebais, Luc-Antoine d’Ornano et
Arrighi de Casanova; à Tiron, César-Joseph Balthazar de Petriconi, son
frère Jean-Laurent, Paul-François Galloni d’Istria, qui devint, au
sortir de l’émigration, adjudant général au service de Naples et
lieutenant-colonel d’état-major au service de France; Marius Matra, qui
fut aide de camp du général Franceschi et capitaine adjoint à
l’état-major de l’armée d’Italie, etc.[K].

Ce n’était pas assez de s’attacher la noblesse: il fallait attirer les
Corses dans les troupes du roi. Ils furent admis dans tous les régiments
de l’armée; ils eurent leur régiment particulier, le Royal Corse; après
la dissolution du Royal Corse en 1788, deux bataillons de chasseurs, les
chasseurs royaux corses et les chasseurs corses, ne se composèrent que
d’insulaires. Chaque compagnie reçut quatre soldats corses, destinés à
s’initier aux arts et aux métiers, «afin de se rendre utiles dans l’île
et de contribuer à sa prospérité».

Enfin, les Corses ne payèrent que très peu d’impôts. Il y avait l’impôt
territorial, perçu en productions soit animales, soit végétales, à
raison du vingtième des récoltes, et Napoléon a justement remarqué que
les économistes firent dans son île l’essai de l’imposition en nature.
Il y avait un impôt de deux vingtièmes sur les loyers, mais il ne
frappait que les propriétaires des villes. Il y avait des droits de
contrôle, de timbre et de douane. Mais, si les taxes d’entrée et de
sortie paraissaient excessives, elles étaient surtout à la charge des
étrangers et des Français. Bref, l’île--et ce mot revient dans tous les
mémoires du temps--l’île était _onéreuse_ au roi, et le parrain de
Napoléon, Laurent Giubega, assure que la dépense excédait de 600.000
livres le total des recettes.

Des travaux considérables furent entrepris. Deux grands chemins avaient
été ouverts depuis la conquête: de Bastia à Saint-Florent et de Bastia à
Corte. On ébauchait la route de Corte à Ajaccio. Et si les voies
restaient insuffisantes, on aurait mauvaise grâce à s’en plaindre après
vingt ans seulement d’administration française. Louis XVI fait installer
à Ajaccio une madrague pour la pêche du thon, une corderie pour les
chanvres du pays; il fait entreprendre le dessèchement de l’étang des
_Salini_, propriété de Charles Bonaparte, pour y créer une pépinière de
mûriers et autres arbres fruitiers; il accorde un subside de 21.000
livres pour l’agriculture[L]. Un édit du 23 mars 1785 accordait une
prime de dix sous par plant à toute personne qui introduirait du
continent vingt plants au moins de mûriers greffés.

Par trois fois, l’administration tenta de fonder des colonies: 80
Lorrains transportés à Poretto, des Génois près du golfe d’Ajaccio, au
domaine de Chiavari, 110 pionniers au domaine de Galeria. La plupart
succombèrent. En revanche, les Grecs de Paomia, réfugiés à Ajaccio,
furent installés non loin de leurs premiers défrichements, à Cargèse,
qui devint admirablement prospère. On commença de dessécher les plaines
de Biguglia et de Mariana. On entreprit en 1773 le plan terrier de la
Corse qui fut confié à MM. Bédigis, Testevuide et Tranchot, et qui eut
également pour but--l’abbé Rossi nous l’assure--de recueillir des
renseignements sur l’esprit public des anciennes familles paolistes.

Le commerce se développa. Ajaccio est en relations avec Marseille,
Toulon, Saint-Tropez, Antibes et la Seyne. Les droits d’entrée pour les
marchandises de provenance française sous pavillon national étaient de
2, 7-1/2, 15 et 25 p. 100 de leur valeur. Les droits de douanes
acquittés à Ajaccio pendant la période 1785-89 ont été de 37.807 francs.
Le marché de la ville est convenablement approvisionné. Le boisseau
(_bacino_) de blé de 14 livres 1/2 coûte 1 fr. 16 sous; pour l’orge et
le millet, 1 fr. 2 sous; le pot d’huile de 1 l. 7 onces 1/2, 16 sous; la
bouteille de vin, 3 sous 6 d.; la livre de bœuf ou de mouton, 5 sous; le
poisson de première qualité, 3 sous la livre.

A la faveur de ce commerce, des familles françaises vinrent s’établir en
Corse et y firent souche. Ces arrivés de la première heure furent les
Touranjon, les Serpeille, les Arène, les Garçain, les Bonnet, les Maury,
les Roux, les Picard, etc. On les désignait généralement sous le nom de
leur province d’origine. Ainsi les Serpeille, originaires du Dauphiné,
étaient connus sous le nom de _Dufiné_, les Maury sous celui de
_Languido_ (Languedoc), les Roux étaient appelés _Sciampagne_
(Champagne). Il arrivait même que le nom patronymique disparaissait
complètement pour faire place à celui de la province: le nom de
Touranjon a dû se former ainsi. D’autres enfin, comme les Picard,
étaient beaucoup plus connus par de gais sobriquets, si répandus
autrefois en France: cette famille avait celui de _Cœur joyeux_, dont on
fit, par corruption, _Cruginé_, qui s’est perpétué jusqu’à nos jours.

       *       *       *       *       *

La fusion s’accomplissait doucement, sans heurts, entre Français et
Corses. Les anciens paolistes, comprenant que l’île retirerait de son
union avec la France d’immenses avantages, se ralliaient peu à peu.
Charles Bonaparte avait été l’un des premiers: «J’ai été, répétait-il,
bon patriote et paoliste dans l’âme, tant qu’a duré le gouvernement
national; mais ce gouvernement n’est plus, nous sommes devenus Français,
_evviva il Re e suo governo_.» Laurent Giubega, greffier en chef des
Etats de 1771, que Charles Bonaparte appelait _amatissimo signor
compadre_ et qui fut le parrain de Napoléon, était également dévoué au
régime nouveau: «Puisque l’indépendance nationale est perdue, aurait-il
dit au maréchal de Vaux, nous nous honorerons d’appartenir au peuple le
plus puissant du monde, et de même que nous avons été bons et fidèles
Corses, nous serons bons et fidèles Français.» Paoli refuse en 1776
d’abandonner l’Angleterre pour entrer au service du roi de France; mais
il dicte à son secrétaire, l’abbé Andrei, un curieux mémoire sur «le
meilleur parti que pourrait tirer la France de la Corse».

Cependant la francisation n’avait pas dépassé les grandes villes du
littoral et là même elle restait précaire: les Corses étaient
mécontents, les Corses boudaient. Trop de réglementation avait surpris
ce peuple jaloux de son indépendance. Une foule d’édits, d’ordonnances,
de lettres patentes, d’arrêts du conseil, de règlements de police,
tapissaient toutes les rues «et ne produisaient d’autre effet que de
faire rire le peuple dans les commencements, parce qu’on ne savait
comment s’y prendre pour les faire mettre à exécution dans l’intérieur
du pays». Quand on s’en prenait aux podestats de leur inexécution, ils
répondaient qu’ils ne savaient pas lire le français. Pour le leur
apprendre, on leur envoyait continuellement «des exécutions militaires».
Et le Corse se cabrait. D’autant plus que le personnel administratif
n’était pas à la hauteur de sa tâche: l’intendant Chardon, qui venait de
Cayenne, considéra la Corse comme un domaine colonial dont
l’exploitation était fructueuse; il fit si bien qu’il fallut le
rappeler. Mais l’exemple venait de haut et, dans le morcellement de
l’autorité, les ministres de la Guerre, de la Justice, des Finances et
de la Marine ne songeaient qu’à créer des emplois pour y placer leurs
créatures. «Cette foule de gens, soit par ignorance, par incapacité ou
par mauvaise foi, retarde plutôt qu’elle ne contribue au bonheur
public.» La méfiance des Corses augmentait et devenait de la haine
envers ces Français qui les méprisaient. Le Tiers-État demande, dans les
cahiers de 1789, que les charges du Conseil supérieur soient conférées à
des hommes d’expérience, à des officiers des justices royales et à des
avocats émérites.

La question financière augmenta le malaise. La Corse avait d’abord été
attachée au ministère de la Guerre, à qui elle revenait de droit comme
province frontière et pays conquis. Mais en 1773 l’abbé Terray demanda
et reçut la finance de l’île. Le contrôleur général fournit dès lors aux
dépenses extraordinaires de la caisse militaire par un fonds annuel de
1.500.000 livres; par contre, il fut maître de l’administration civile,
couvrit la Corse d’employés, intervint dans toutes les affaires,
repoussa tous les projets utiles qui coûtaient quelque argent. En vain
Necker offrit la Corse à Saint-Germain, en vain d’autres voulurent la
«jeter à la tête» de Vergennes ou d’Amelot: ce fut seulement à la veille
de la Révolution que le département fut rattaché à la Guerre. La Corse
était donc en proie à la Finance. Les deux Lorrains--les frères
Coster--qui dirigeaient l’administration centrale inondèrent la Corse
de leurs parents, de leurs amis. Les Corses eussent rempli ces charges à
moins de frais, avec plus de probité et rien ne les eût rattachés
davantage à la France. «Voilà, écrivait Paoli, ce qui a brisé leur
courage; ils sont tombés dans un vide affreux, lorsqu’ils ont été privés
du plaisir de veiller, de contribuer au bien commun, lorsqu’ils n’ont
plus aperçu aucune liaison entre eux et l’intérêt général, lorsqu’ils
ont vu ces soins pénibles, patriotiques et honorables accordés à des
Français dont tout le talent consiste à unir des chiffres et à tracer
des lettres.» Et qui étaient ces Français? Vauvorn, convaincu d’avoir
volé le bois de la couronne et avouant qu’il devait au Trésor 3 à 4.000
livres, était mis à la tête de la douane de Calvi; d’autres avaient
simplement à refaire une situation compromise et s’en acquittaient
consciencieusement: Houvet, ci-devant commis des bêtes à cornes, Moreau,
déserteur du régiment de Bretagne, Sappey, ancien garçon perruquier,
trop heureux à leur arrivée d’avoir du pain, acquéraient une fortune
dans les diverses entreprises et finissaient par posséder plus de cent
mille écus.

L’impôt n’était pas lourd; mais les droits de douane, plus élevés qu’en
Italie, empêchaient la population d’augmenter et la culture de
s’étendre. Les adjudications affamaient la population. Les Corses se
soulevèrent en 1774: l’insurrection fut réprimée. Mais les habitants, se
regardant comme opprimés, n’étaient pas encore de cœur avec les
Français. «Pendant près de vingt années, écrivait Constantini à
l’Assemblée Constituante, la Corse a vu s’accroître le terrible colosse
du despotisme militaire, a vu s’accumuler les abus d’autorité, les
vexations ministérielles, les rapines judiciaires.» Un commissaire civil
de cette même assemblée ne reconnaît-il pas que les Corses étaient
avant 1789 des «sujets asservis et trop négligés, toujours prêts à
secouer le joug»? Napoléon ne dit-il pas que les bienfaits du roi
n’avaient pas touché le cœur des habitants et que la Corse était, sous
le règne de Louis XVI un pays malintentionné qui frémissait sous la main
de ses vainqueurs?



XXIII

LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE

     _Les promesses de Barère.--L’agitation séparatiste: Paolistes et
     Bonapartistes.--La Corse anglaise.--Miot et Morand.--La Corse
     napoléonienne._


Ce fut la Révolution française et, après elle, les Bonaparte, qui
gagnèrent à la France le cœur de la Corse. Provoquée par des causes
semblables à celles qui, un demi-siècle plus tôt, avaient armé les
Corses contre le despotisme génois, la Révolution fut accueillie avec
enthousiasme par le Tiers-Etat, dont les députés--l’avocat Saliceti et
le comte Colonna de Cesari Rocca--allaient bientôt compter parmi les
Constituants les plus fougueux. Les deux autres députés de la Corse--le
comte de Buttafoco pour la noblesse, l’abbé Peretti della Rocca pour le
clergé,--demeuraient au contraire fidèles à la royauté et font cause
commune avec le général de Barrin, gouverneur de la Corse. Le 5 novembre
1789, une émeute éclate à Bastia entre les patriotes, à qui le jeune
Napoléon fournit des cocardes tricolores, et les soldats du roi, qui
veulent conserver la cocarde blanche. M. de Barrin doit céder. Le 30
novembre, Volney lit à l’Assemblée Nationale une lettre, que Napoléon a
inspirée, racontant les événements tout à l’avantage des patriotes. Il
en résulta une motion, faisant cesser le régime militaire auquel la
Corse était soumise depuis son annexion et la déclarant partie
intégrante de l’Empire français.

Les Corses eurent un mouvement de joie et de confiance. Paoli se fit
l’interprète de leur fidélité et de leurs espoirs. Le champion de
l’indépendance affirma sa joie de devenir le fils adoptif du pays
généreux où la liberté venait d’éclore. Revenu de Londres à la suite du
décret du 30 novembre, il reçut de grands honneurs en passant à Paris.
Quand il débarque à Macinaggio, après un exil de vingt ans, il s’écrie
en baisant le sol: «O ma patrie, je t’ai laissée esclave, et je te
retrouve libre!» Puis il se rembarque pour Bastia, où il arrive le 17
juillet 1790.

Il apportait les pleins pouvoirs de l’Assemblée nationale, pour procéder
à l’organisation de l’île. A la consulte qui se tint à Orezza du 9 au 27
septembre 1790, et qui décida de célébrer tous les ans l’anniversaire du
décret d’incorporation de la Corse à la France, Paoli fut nommé
président du conseil administratif et reçut un traitement de 50.000
francs; il était en plus commandant des gardes nationales.

A la tribune de la Constituante, Barère, rapporteur du Comité des
Domaines, assura la Corse de toute la sollicitude de la France.
Promesses solennelles qui datent du 4 septembre 1791: «La Corse est
libre, la Corse est française, les tyrans ne l’oppriment plus: c’est à
vous de la régénérer! Elle a été riche et peuplée sous les Romains,
malheureuse et ensanglantée sous les Génois, pauvre et inculte sous
votre ancien gouvernement. Elle présente cependant tous les moyens
physiques et moraux d’une brillante et solide régénération. Ce peuple
est idolâtre de la liberté, et il n’est vraiment libre que depuis la
Révolution française; il aime les lois, et il est sans civilisation; il
a un grand caractère, et il éprouve tous les maux attachés à la
faiblesse; il a un territoire fertile, et il est pauvre; il a une
situation de commerce admirable, des ports nombreux, des pêcheries
abondantes, et cependant son commerce languit et son industrie est
nulle. De tous les peuples de l’Europe, les Corses sont aujourd’hui dans
les circonstances les plus favorables pour jouir du bienfait de la
liberté et recevoir les avantages d’une belle constitution... Cette île
peut parvenir aussi facilement que les autres départements du royaume à
un haut degré de prospérité, quoiqu’elle soit dans ce moment la plus
reculée en tout sens. Le moment de régénérer cette île est arrivé...»

La Corse est pauvre: «Une population peu nombreuse, des villes
dépeuplées, un pays sans industrie, le numéraire rare, les campagnes
n’offrant à la vue que des brandes et des taillis ou _maquis_ inutiles,
l’agriculture devenue étrangère ou indifférente aux habitants: voilà le
tableau de la Corse sous l’ancien régime de France, quoiqu’il n’y ait
pas en Europe un autre pays où la végétation soit plus abondante, plus
hâtive et plus facile à entretenir par la bonté reconnue des pâturages.»
Y aurait-il donc, continue Barère, une fatalité irrésistible «qui
condamne à jamais l’île de Corse à languir dans cet état déplorable? Et
puisque son délaissement et son inculture ne peuvent être imputés à la
nature de ses terres, qui égalent en bonté les meilleures terres de
l’Europe, serait-ce au caractère des habitants ou à la dégradation
successive de leur caractère primitif, sous l’empire des circonstances
politiques dont ils ont été si longtemps les jouets et

[Illustration: Gorges de Ponte Novo (_Phot. Moretti._)--Propriano.
(_Sites et Monuments du T. C. F._)

     Pl. XVI.--CORSE.
]

les victimes, qu’il faudrait attribuer leur malheur? Repoussons,
repoussons sans hésiter une conjecture aussi fausse qu’ingénieuse. La
Corse est malheureuse; mais elle peut dire aux représentants de la
nation dont elle fait partie: Dites un mot, et mes malheurs cesseront».

Mais à ces Corses qu’elle juge si dignes d’intérêt, à qui elle fait tant
de promesses pour l’avenir, l’Assemblée Constituante n’accorde pour le
moment qu’un petit bienfait, et partiel. Elle décrète que «les dons,
concessions, acensements et inféodations, et tous autres actes
d’aliénation, sous quelque dénomination que ce soit, de divers domaines
nationaux situés dans l’île de Corse, faits depuis 1768, époque de sa
réunion à la France, par divers arrêtés du Conseil, lettres-patentes et
tous autres actes, sont révoqués et, conformément aux lois domaniales,
sont et demeurent réunis au domaine national».--Quant aux mesures
d’ensemble, «nous regrettons, dit Barère, de ne pouvoir réclamer dans ce
moment, pour ce pays, tous les secours dont il a besoin, et dont
l’utilité se fera bientôt sentir dans toute son étendue; mais nos
successeurs immédiats s’empresseront certainement de les réclamer de la
nation pour un département qui est incontestablement le plus pauvre, le
plus malheureux, et qui peut devenir cependant un des plus beaux, des
plus riches de la France».

       *       *       *       *       *

Ni la Législative, ni la Convention ne tinrent ces promesses. On peut
dire que la Législative n’eut pas le temps. Quant à la Convention, elle
vit la Corse tenter de se séparer de la France et suivre Paoli qui
l’entraînait vers l’Angleterre. Pourquoi ce revirement? Deux hypothèses
sont possibles. Paoli aurait espéré occuper en Corse une situation
prépondérante et rester, comme par le passé, le véritable chef du pays;
mais la Convention n’entendait pas abdiquer devant lui et refusa de lui
donner le commandement en chef de l’expédition de Sardaigne. La deuxième
hypothèse repose sur l’horreur que lui auraient inspirée les actes de la
Convention, sur ses sentiments fédéralistes et girondins, sur son
hostilité vis-à-vis des Montagnards qu’il traitait de «cannibales». Les
deux hypothèses ne s’excluent pas forcément. Quoi qu’il en soit, la
conduite de Paoli lors de l’expédition de Sardaigne fut considérée comme
la cause principale de l’échec de cette expédition et, sur d’autres
accusations, auxquelles le jeune Lucien Bonaparte n’était pas étranger,
Paoli, que Marat appelle «lâche intrigant», est décrété d’accusation par
la Convention. Condorcet rédige une pompeuse adresse dénonçant aux
habitants de l’île de Corse «l’antique alliance de la tyrannie royale et
du despotisme sacerdotal». Les commissaires du gouvernement envoyés en
mission, Saliceti, Lacombe Saint-Michel et Delcher, agissent avec
vigueur. Napoléon Bonaparte, qui croit avoir trouvé l’occasion de se
révéler, se place à la tête du parti français, mais, après une vaine
tentative d’entrevue à Corte, il rétrograde à Vivario, puis à Bocognano.
Un moment arrêté dans la maisonnette dite de _la Poule noire_ par les
émissaires de Paoli, il est délivré par ses partisans qui protègent sa
retraite jusqu’à Ucciani. Rentré dans Ajaccio, il n’est pas en sécurité
dans sa demeure et se réfugie chez le maire, Jean Jérôme Levie, où il
reste trois jours, s’embarque pendant la nuit, atterrit à Macinaggio et
gagne Bastia le 10 mai 1793. Il y passe douze jours, pressant les
représentants de la Convention de venir s’emparer d’Ajaccio, afin
d’isoler dans Corte Paoli révolté. Lui-même, précédant sur un chebek la
flottille française, débarque à Provenzale près d’Ajaccio. Des bergers
lui apprennent que sa maison a été pillée par les Paolistes le 24 mai,
que sa mère et l’abbé Fesch, prévenus à temps, se sont réfugiés aux
Milelli, pendant que ses frères sont cachés dans Ajaccio. Letizia,
poursuivie par les Paolistes, ne peut trouver un asile dans la tour de
Capitello, elle doit fuir jusqu’à Casella, sur l’isthme qui rattache
Capo-di-Muro au territoire de Coti-Chiavari: on couche sur le plancher
entre les quatre murs d’une masure abandonnée.

Cependant l’attaque contre Ajaccio ne réussit pas. Loin de se soulever
comme on l’espérait, la ville est aux mains des Paolistes. La flottille,
partie de Bastia le 23 mai et retardée par une tempête jusqu’au 29, ne
fait qu’une courte démonstration devant Ajaccio. Elle regagne le
mouillage de Capitello. Napoléon se rend à Calvi, où son parrain Laurent
Giubega donne asile à sa famille. Ils en repartent bientôt pour
débarquer à Toulon, le 13 juin 1793, proscrits, désemparés. Le rôle de
Bonaparte paraît fini en Corse.

Mais Paoli ne peut triompher seul dans une île livrée à l’anarchie des
partis. Pour rompre l’unité du mouvement séparatiste, la Convention
divise l’île en deux départements, le département du Golo et le
département du Liamone (11 août 1793). Commissaire du Conseil exécutif,
Joseph Bonaparte essaie d’animer sa patrie de l’esprit révolutionnaire
et, pour cela, de «l’inonder de lumières». Il agit de loin, n’ayant pu
dépasser Toulon, et il a pour collègue, dans cette «mission de
fraternité et d’instruction», le fameux Buonarroti, dont le rôle en
Corse n’a pas encore été suffisamment étudié. Cependant l’amiral Hood
répond aux sollicitations de Paoli, et Nelson, alors capitaine de
vaisseau, apparaît dans les eaux corses. Successivement le commandant
bloque Calvi, débarque à Saint-Florent, dont il brûle la campagne,
détruit les barques et les approvisionnements de Centuri, Macinaggio,
Lavasina, Miomo et jette l’ancre enfin devant Bastia le 19 février 1794.

Sur la ville de Bastia et sur le siège qu’elle eut alors à subir, la
correspondance de Nelson fournit des renseignements précis et curieux.
C’était alors une grande cité, peuplée de 15.000 habitants, avec une
belle jetée pour les navires. Elle est défendue par 6 forts détachés et
une citadelle avec 20 embrasures; il y a 62 canons montés, en plus des
mortiers, et une garnison de 4.500 hommes. Mais Nelson croit pouvoir
compter sur le soulèvement des Paolistes, qui se sont fortifiés à Cardo.
De plus, dès le 18 mars, la disette des vivres se fait sentir: «un petit
pain se vend 3 livres»; et tandis que s’épuisent les munitions et les
vivres, Nelson, dont la flotte est renforcée par 7 navires que lui
envoie l’amiral Hood, multiplie les batteries et rend le blocus de plus
en plus rigoureux. «Nous l’emporterons, écrit-il le 26 mars, il le faut,
ou quelques-unes de nos têtes seront couchées bas.» Il a d’ailleurs
compris toute l’importance stratégique de la Corse: «Cette île doit
appartenir à l’Angleterre pour être régie par ses propres lois, comme
l’Irlande, avec un vice-roi et des ports libres...; elle commandera la
Méditerranée.»--L’héroïsme des assiégés fut à la hauteur des
circonstances. Le représentant en mission, Lacombe Saint-Michel, aidé du
maire Galeazzini et des généraux Rochon et Gentili, sut organiser une
résistance opiniâtre: «J’ai des boulets rouges pour vos navires,
déclarait-il fièrement à l’amiral Hood, et des baïonnettes pour vos
troupes. Quand les deux tiers de nos hommes auront été tués, alors je
me fierai à la générosité des Anglais.» Pourtant il fallut capituler le
22 mai: il ne restait plus que quelques jours de vivres; les assiégés
avaient eu 203 tués et 540 blessés.

Maîtres de Bastia, les Anglais étaient maîtres de la Corse. Il ne leur
restait plus qu’à s’emparer de Calvi. Il y fallut un siège qui dura du
19 juin au 10 août 1794 où s’illustra Abbatucci et où Nelson eut l’œil
droit «entièrement fendu». Le 10 juin 1794 une consulte, convoquée à
Corte par Paoli, rompit tout lien avec la France et, huit jours après,
Charles André Pozzo di Borgo y faisait acclamer une constitution
anglo-corse reconnaissant comme suzerain le roi d’Angleterre; sir
Gilbert Elliot l’accepta au nom de George III. Le Parlement corse issu
de cette constitution se réunit le 1ᵉʳ février 1795 à Bastia, et offrit
la présidence à Paoli qui refusa pour ne pas troubler le fonctionnement
du régime nouveau. Mais sa personnalité demeurait redoutable et
Morosaglia devint bientôt le rendez-vous des mécontents. L’Angleterre
prit peur et l’invita à quitter la Corse. Paoli hésita. Craignant de
faire renaître la guerre civile, et d’ailleurs hors d’état de résister
longtemps, il céda. Le 14 octobre 1795, il s’embarquait à Saint-Florent
et partait pour Londres où il devait mourir en 1807.

Son départ ne rendit pas la sécurité aux Anglais pas plus que les
glorieuses croisières de Nelson au nord du Cap Corse. Tout cela ne
pouvait empêcher les victoires continentales de la France de produire
leurs résultats. Quand l’Italie du Nord eut été conquise par Bonaparte,
le général Gentili reparut à Livourne et, avec un millier de Corses, se
prépara à revenir combattre dans sa patrie. Nelson fut chargé de bloquer
le port italien pour empêcher ce projet d’aboutir. Il avait réussi à
merveille, s’était emparé des îles d’Elbe et de Capraja, lorsque, au
mois d’octobre 1796, le gouvernement anglais décida d’évacuer la Corse.
Nelson dut se rendre à Bastia, où il recueillit le vice-roi avec la
garnison anglaise. Il intimida à tel point par ses menaces les habitants
de la ville et la petite troupe de Gentili, débarquée près de Rogliano,
qu’il put emporter tout ce qu’il voulut. Le 20 Octobre il s’embarquait
le dernier, abandonnant cette île qu’il avait contribué à conquérir et
où il avait commencé cette carrière glorieuse qui devait finir à
Trafalgar en 1805.

       *       *       *       *       *

Du quartier général de Modène, Bonaparte, général en chef de l’armée
d’Italie, expose aux citoyens directeurs, le 26 vendémiaire an V (17
octobre 1796), quelques idées sur la Corse: «La Corse, restituée à la
République, offrira des ressources à notre armée et même un moyen de
recrutement à notre infanterie légère.» Saliceti est envoyé dans l’île
pour proclamer l’amnistie et réaliser l’apaisement; mais le gouvernement
sent le danger de laisser tous les pouvoirs «entre les mains d’un homme
né dans le pays, ayant des injures personnelles à venger et qui, en
supposant même qu’il restât impartial dans le maniement des affaires, ne
pourrait jamais persuader à ses compatriotes qu’il le fût réellement».
Le Directoire lui adjoint Miot de Melito, un ancien fonctionnaire de la
Guerre, délégué auprès du grand duc de Toscane. Joseph Bonaparte
l’accompagne et lui sera «d’un précieux concours». Là où Saliceti--_u
compatriottu_--a échoué, Miot--_u francesi_--va réussir. Il débarque à
Erbalunga le 22 décembre 1796, parcourt le pays, réprime les
insurrections, organise les deux départements du Golo et du Liamone,
nomme les commissaires du pouvoir exécutif, met le pays sous l’empire
de la constitution de l’an III et regagne le continent (29 nov. 1797).
Mais l’adjudant-général Franceschi, dont Miot a fait son aide de camp,
constate que l’esprit public a été complètement corrompu par les
Anglais. Une véritable croisade est fomentée par les prêtres au couvent
de San Antonio en Casinca: ils ont persuadé aux insulaires que les
Français «nient Dieu et veulent abolir la religion». Une foule
d’hommes portant à leurs coiffures une petite croix blanche--la
_Crocetta_,--sèment la terreur et la destruction dans les cantons de
Moriani de Casinca et d’Orezza, n’épargnant à Ampugnani que la maison du
curé Sebastiani (l’oncle du général), connu pour sa haine des Français.

Quand le bruit de cette insurrection, qui fut réduite dans le sang par
le général de Vaubois, parvient à Paris, le 18 brumaire est fait.
Saliceti lutte en vain contre les troubles du Fiumorbo et de la Balagne:
il multiplie les commissions militaires et frappe le pays d’une
contribution de guerre de deux millions. C’est l’anarchie: l’île tombe
au pouvoir du général Ambert. Enfin Miot est renvoyé en Corse avec
mission de rétablir la paix et de régénérer le pays. Il débarque à Calvi
le 25 mars 1801. Joseph Bonaparte l’accompagne, Lucien cède 6.000
volumes pour la Bibliothèque d’Ajaccio. Un pépiniériste en vogue,
Noisette, fonde les jardins botaniques d’Ajaccio et de Bastia. La
culture du coton est inaugurée, et celle de la cochenille. Miot prend
des arrêtés restés célèbres où il atténue certains droits de douane,
d’enregistrement et de succession. Il supprime totalement les taxes des
contributions indirectes. Pour mieux lutter contre le banditisme, il
suspend l’exercice de la constitution et, supprimant l’institution du
jury, il forme un tribunal exceptionnel. La ville d’Ajaccio est
embellie et agrandie: sur l’emplacement des anciennes fortifications
abattues, un quartier nouveau s’élève. Quittant le pays le 24 octobre
1802, Miot pouvait déclarer au premier consul qu’il laissait le pays
«généralement tranquille, affectionné au gouvernement et jouissant de
l’avantage des améliorations qu’il vous doit».

Mais il faut des mesures exceptionnelles pour guérir la Corse de ses
maux séculaires: une justice rapide et impartiale, une dictature
militaire. Et les consuls nomment en Corse le général Joseph Morand (22
juillet 1801), investi des pouvoirs les plus étendus. Morand fait une
levée générale de troupes, prohibe les ports d’armes de la façon la plus
absolue. Mais il rencontre des obstacles de la part des autorités
constituées--Pietri, préfet du Golo, Arrighi, préfet du Liamone,
Casabianca, titulaire de la sénatorerie de la Corse. Il se heurte
surtout à la méfiance, à la colère des Corses qui le calomnient et
essaient d’obtenir sa destitution. Il reste fidèle à sa mission, dénonce
l’existence du Comité anglo-corse d’Ajaccio et réprime cruellement la
conspiration de 1809 dont beaucoup l’ont accusé d’avoir exagéré
l’importance. En 1811, il remédie à la famine que de mauvaises récoltes
ont déterminée dans l’île, ordonnant que tous les approvisionnements de
l’armée contenus dans les vastes magasins de la guerre, à Bastia, à
Ajaccio, à Calvi, à Bonifacio, à Corte, soient mis à la disposition des
habitants à titre remboursable, signalant au gouvernement les misères
des Corses «qui se nourrissent d’herbes des champs» et appelant sur eux,
par de pressantes correspondances, les secours de la métropole.
Fonctionnaire énergique, d’une implacable sévérité, mais administrateur
éminent, il ne mérite pas la réprobation dont les Corses l’ont accablé.
Le général Berthier, qui le remplace (1811-1814), se brouille avec
Bastia en organisant l’unité administrative de l’île dans un seul
département avec Ajaccio pour chef-lieu (19 avril 1811).

       *       *       *       *       *

L’empereur n’a cessé de s’occuper de son pays et sa correspondance en
fait foi. Il porte son activité sur toutes les branches de
l’administration: justice et finances, armée de terre et marine,
commerce, travaux publics, agriculture, organisation de la police. Il
veut à la tête des services des hommes qui connaissent le pays et la
langue. Il essaie d’établir à Ajaccio «une fabrique de briques et une
poterie pour le menu peuple, afin qu’il ne soit pas pour ces objets
tributaire des Génois». Il se préoccupe du développement économique de
l’île. Il y songe à Paris, à Fontainebleau, à Compiègne, à Saint-Cloud;
il y songe également sur les chemins de l’Europe, à Strasbourg, à
Potsdam, à Schœnbrunn, à Dresde. Il encourage la culture du coton; il
s’intéresse à l’établissement de hauts fourneaux destinés à employer le
minerai surabondant de l’île d’Elbe. Il s’occupe d’une manière spéciale,
surtout à partir de 1810, de la réorganisation financière du pays et de
l’exploitation de ses forêts.

Le temps manqua à Napoléon pour accomplir en Corse ses généreux projets.
Trop souvent aussi il lui manqua le concours loyal et désintéressé des
chefs de services, qui détournaient à leur profit ou faisaient servir à
d’autres usages les fonds envoyés pour améliorer la situation de l’île.

Il n’eut pas non plus la population corse avec lui. A la nouvelle de
l’abdication de Fontainebleau, personne ne songea à se soulever en sa
faveur. Le 28 avril, le préfet du Liamone, Arrighi, se rallie aux
Bourbons; le maire, François Levie, fait hisser «le cher drapeau des
lis» sur le clocher de la cathédrale et la mairie est illuminée pour
saluer le retour «des rois légitimes». Un buste en marbre de l’empereur,
donné en 1806 par le cardinal Fesch à la ville d’Ajaccio, est livré à la
foule qui le précipite à la mer. On n’a que mépris contre ce
_bastardino_, dont il faut effacer jusqu’au souvenir: les rues de la
ville prennent des noms royalistes. Bastia ouvre ses portes aux Anglais,
mais ceux-ci ne font en Corse qu’une courte apparition et le traité de
Paris la rendit à la France. Bonapartistes aux Cent Jours, les Corses
redeviennent royalistes avec le retour de Louis XVIII.



XXIV

LA PÉRIODE CONTEMPORAINE

     _Un préfet de la Restauration: Saint-Genest[M].--La Corse et
     l’opinion publique.--Napoléon III et la 3ᵉ République._


Une vie politique tout à fait agitée et généralement inféconde, un
développement économique extrêmement précaire; négligences de la
métropole, inertie des Corses; tel est le spectacle que nous offre le
XIXᵉ siècle.

Napoléon disparu, le parti bonapartiste se forma. Le marquis de Rivière,
au nom du roi, organisait en Corse la Terreur blanche. Alors se place la
curieuse guerre de Fiumorbo, pendant laquelle, dans le maquis et les
ravins de cette contrée inaccessible, le commandant Poli, petit-gendre
de la nourrice de Napoléon, qui avait suivi l’empereur à l’île d’Elbe et
sur qui Napoléon comptait pour se ménager au besoin une retraite en
Corse, tint tête pendant de longs mois aux troupes royales. Les femmes
corses combattaient avec Poli, aussi acharnées que les hommes à défendre
la liberté. La Restauration s’affermit cependant en Corse, et l’on
proclama l’amnistie générale.

Pourtant l’île reste divisée et la succession des régimes politiques a
déterminé ici comme dans les autres départements un malaise qu’il est
difficile de dissiper. «Deux partis principaux sont en présence,
écrivait le chevalier de Bruslart, ancien commandant militaire de la
Corse, dès le 6 octobre 1814; les anciennes familles attachées aux
Bourbons et les nouvelles que Bonaparte et la Révolution ont élevées.
Entre ces deux partis, l’amalgame est impossible.» Dès le début, les
administrateurs français ne songent qu’à une seule méthode: se mettre à
la tête d’un parti pour triompher de l’autre, prolonger en somme l’état
social anarchique et les errements des Génois; nul n’entreprend
loyalement, courageusement la fusion des partis, l’œuvre de concorde et
d’apaisement qu’il aurait fallu.

Rien de plus curieux à étudier que la question électorale en Corse dans
les premières années du régime censitaire. Nous connaissons les lois qui
ont réglé les élections législatives sous la Restauration ainsi que les
tendances des ministères chargés de les appliquer: nous savons ce que
fut par en haut la politique du gouvernement. Mais ne convient-il pas
d’être sceptique en matière de formules législatives et, pour pénétrer
une réalité plus concrète, il faut négliger les légiférants pour aller
chez les électeurs. Comment fut pratiqué ce régime dans l’île lointaine
où il était si difficilement applicable? Dans quel sens agirent les
candidatures officielles et les pressions administratives? Comment
furent composées les listes électorales et quelles garanties
d’indépendance laissa-t-on aux citoyens? De quelle manière les comités
électoraux et les partis politiques fonctionnèrent-ils? Autant de
questions neuves auxquelles il faudrait répondre.

Ce sont elles qui s’imposèrent à un des premiers préfets de la
Restauration, Louis Courbon de Saint-Genest, nommé en vertu d’une
ordonnance royale du 14 juillet 1815 et installé le 19 janvier suivant.
La Corse n’avait pas été représentée dans la Chambre introuvable:
l’ordonnance de convocation du 13 juillet 1815 lui avait bien accordé 4
députés; mais le temps avait fait défaut pour réunir les assemblées
cantonales et d’ailleurs la plus grande incertitude régnait au sujet de
la composition du collège électoral. Les dispositions de la Charte
étaient inapplicables en Corse où il n’existait aucune personne imposée
à 1.000 francs et où il n’y avait pas dix personnes figurant dans les
rôles pour 300 francs. Saint-Genest s’attache à reviser la liste des
plus imposés, car «la balance égale entre les partis, c’est le triomphe
des bonapartistes: ils ont pour eux le nombre, la richesse, l’unité de
vues, une tactique très exercée et plus de capacités pour tenir les
emplois». Il signale les Sebastiani, les Arrighi, les d’Ornano, les
Casablanca et «toute leur clientèle d’intrigants subalternes qui n’ont
pu être récompensés qu’avec de l’or parce que leur bassesse aurait par
trop avili les distinctions honorifiques». Il faut faire les élections
contre eux, et au besoin sans eux. Dans cette sélection savante, un nom
trouve grâce: Ramolino, «cousin de Buonaparte», mais ce choix est d’une
bonne politique et sans inconvénients, «parce que M. Ramolino est un
homme paisible, sans capacités et dont l’influence est très faible
depuis la chute de Buonaparte». Quelques «suspects» sont également
maintenus: Henri Colonna, propriétaire, ancien commissaire des guerres;
J. B. Galeazzini, ancien administrateur de l’île d’Elbe et préfet de
Maine-et-Loire pendant les Cent Jours; Philippe Suzzoni, propriétaire,
gendre du sénateur Casabianca, «d’opinions suivant les temps»; J. B.
Ambrosi, lieutenant du roi à Calvi, etc.

Faut-il convoquer le collège électoral à Ajaccio, où réside le préfet,
ou à Bastia, où réside le premier président? Grave problème, brusquement
tranché par la convocation à Corte au lendemain de la dissolution de la
Chambre introuvable. Paul François Peraldi, riche propriétaire,
«distingué par son éducation et ses sentiments autant que par sa
fortune», est choisi pour présider ce collège. Sur 120 électeurs, 95 se
présentent; Castelli et Peraldi sont élus et ils sont immédiatement
sollicités. «On croit en Corse, dit Saint-Genest, qu’un député n’a qu’à
se montrer à Paris pour se faire donner et procurer à sa famille les
meilleurs emplois.» Ces deux députés de la Corse ne devaient cependant
jouer qu’un rôle effacé: Peraldi ne parut jamais à la Chambre, Castelli
alla siéger au centre et soutint sans éclat les différents ministères.
Pourtant dans la session de 1817 il intervint dans le débat sur les
douanes pour demander que les produits corses fussent admis en franchise
dans les ports français et que la Corse, qui supportait les charges de
l’Etat, fût traitée à ce point de vue comme les autres départements
français.

Saint-Genest se donne ensuite à l’œuvre de réorganisation morale et de
relèvement économique. Il observe que les lois françaises ne conviennent
en Corse qu’aux personnes riches; pour la grande masse du pays, il faut
des institutions paternelles, despotiques mais honnêtes. La justice est
trop chère: il voudrait à Bastia et à Ajaccio des bureaux de
conciliation qui seraient gratuits; il veut faire juger les criminels
sur le continent de manière à échapper aux influences locales. Quant aux
magistrats français de l’île, ce sont trop souvent des protégés sans
mérites. Les différents fonctionnaires «oppriment ou favorisent ou font
des gains illicites». Les maires de campagne «iraient tous aux galères
si on les jugeait suivant la rigueur des lois». La situation morale du
clergé est pitoyable: 1.844 prêtres, rudes et violents, qui savent à
peine écrire: il faudrait des séminaires et des frères des Ecoles
chrétiennes. L’instruction publique est dans le marasme, les collèges de
Bastia et d’Ajaccio n’ont qu’une existence précaire, les professeurs
sont irrégulièrement payés sur les fonds communaux. D’ailleurs l’argent
n’arrive pas à destination: «les percepteurs volent le peuple et souvent
le gouvernement».

L’agriculture attire son attention. Il demande des encouragements pour
la culture de la pomme de terre, préconise la plantation de châtaigniers
dans la montagne, fait faire des essais de culture de la garance et
établit des pépinières de mûriers. Il signale les dommages causés par la
divagation des animaux, propose l’établissement de deux greniers
d’abondance, demande qu’on exploite les forêts, qu’on améliore les
routes.

Il ne s’entendait malheureusement pas avec le gouverneur militaire, M.
de Willot, et il obtint son rappel dès 1818. En l’absence d’un chef
unique, responsable, stable, les clans reprennent une vie presque
normale. Les Pozzo di Borgo sont les maîtres de l’île. La Révolution de
1830, qui amena le triomphe du parti libéral, les remplaça par les
Sebastiani. «Maréchal, ministre, ambassadeur, pair de France, le comte
Horace eut tous les honneurs. Son frère, le vicomte Tiburce, fut nommé
général de division et commandant de la place de Paris. La Corse devint
leur fief politique. Ils y distribuaient les faveurs et les emplois à
leur gré.»

       *       *       *       *       *

Les Corses durent à la Monarchie de juillet--ce que la Restauration
n’avait pas osé leur accorder--la fin d’une législature criminelle
d’exception et l’institution du jury (12 nov. 1830). L’attentat de
Fieschi, qui épargna Louis-Philippe mais frappa autour de lui tant de
personnes illustres (1835), souleva l’indignation des Corses. Le roi ne
les rendit pas responsables de cet acte isolé: il multiplia les routes,
développa les relations de l’île avec le continent (le premier navire à
vapeur était arrivé à Ajaccio le 18 juin 1830, permettant vraiment de se
rendre _per mare in carozza_). Il fit agrandir les ports d’Ajaccio et de
Bastia, éleva à Ajaccio l’Hôtel-de-Ville, la Préfecture et le Théâtre,
bref travailla à améliorer la situation du pays.

Pourtant la Corse, où les administrateurs continentaux arrivent toujours
avec les mêmes préventions, considérant leur séjour en Corse comme un
noviciat forcé ou comme un exil, n’est pas ce qu’elle devrait être.
Blanqui, dans un rapport à l’Académie des Sciences morales et
politiques, écrit vers 1840: «Comment se fait-il donc que ce
département, si heureusement partagé sous le rapport du climat, du sol
et des eaux, situé au centre de la Méditerranée, à portée presque égale
de la France, de l’Italie et de l’Espagne, ressemble aujourd’hui si peu
aux pays qui l’entourent? Pourquoi ses vallées pittoresques sont-elles
veuves de voyageurs et ses belles rades dépourvues de vaisseaux? Par
quels motifs nos constructeurs se déterminent-ils à aller chercher des
bois au Canada et en Russie, tandis que la Corse regorge de chênes
blancs, et de chênes verts, de hêtres et de pins innombrables? Pourquoi
cette île, qui pourrait nourrir un million d’hommes, n’a-t-elle qu’une
population insuffisante à sa culture?»

Le Ministre des Finances en 1839 avait déjà fait la même constatation:
«Il y a en Corse, disait-il, 100.000 hectares de bois, mais l’absence de
routes et de moyens de transport a empêché jusqu’à présent le
gouvernement d’en tirer profit.» Et plus catégorique encore, Malte-Brun
disait, dans sa _Géographie Universelle_: «Lorsque les gouvernements
européens seront las d’entretenir des colonies, reconnues depuis
longtemps plus onéreuses que profitables, la France trouvera dans le sol
fertile de la Corse, dans son climat propre à la production des denrées
coloniales, une source de richesses qui n’attend que des soins et des
encouragements pour s’y acclimater.» C’est aussi ce que pensait le
docteur Donné qui, dans un feuilleton des _Débats_ du 15 janvier 1852,
consacrait ces lignes à son pays d’origine: «Mon patriotisme souffre
lorsque je vois la France, par mode ou par ignorance, aller chercher
hors d’elle-même ce qu’elle possède et demander à des pays étrangers des
avantages que ses diverses contrées lui offrent à un degré égal ou
supérieur... Quel plus beau climat que celui de la Corse, et d’Ajaccio
en particulier!»

       *       *       *       *       *

Louis-Napoléon, nommé par la Corse en tête de ses représentants à
l’Assemblée Constituante de 1848, ramena pour la seconde fois la
couronne de France dans la famille Bonaparte. Va-t-il tenir compte de
ces vœux? Va-t-il se montrer soucieux de la Corse? On assainit bien les
marais de Calvi, de Saint-Florent et de Bastia; on prolongea bien les
quais et les jetées d’Ajaccio et de Bastia; mais c’était faire bien peu
pour la prospérité du pays, au moment où la France tout entière
réalisait des progrès économiques prestigieux. Au vrai l’histoire de la
négligence administrative à l’endroit de la Corse commence sous le
second Empire, et elle a des causes diverses, psychologiques et
sociales, qu’il faudrait, pour une grande part, chercher en Corse même.
Les grandes familles du pays se disputent les faveurs impériales et,
dans ce conflit d’ambitions rivales, où les Corses réclament des places
et des gratifications, la Corse est oubliée. Au surplus la famille
impériale se montre dans l’île. En 1860 Napoléon III vient à Ajaccio
ouvrir la chapelle funéraire qu’il a fait construire; en 1865, il envoie
son cousin, le prince Jérôme-Napoléon, inaugurer le monument de la place
du Diamant; en 1869 l’impératrice et le prince impérial visitent l’île à
leur tour. Par trois fois, les Corses ont pu affirmer leur loyalisme
impérial.

Il se manifeste à Bordeaux au sein de l’Assemblée Nationale qui, dans sa
séance du 1ᵉʳ mars 1871, confirma la déchéance de Napoléon III. Deux
députés corses, MM. Conti et Gavini, montèrent à la tribune pour
défendre «leurs convictions les plus intimes».

Mais le loyalisme français de la Corse n’était pas moins vif: 30.000 de
ses enfants allèrent défendre la France en danger. Les Corses boudèrent
le régime républicain, puis peu à peu se rallièrent. Est-ce par
reconnaissance d’une œuvre féconde accomplie en Corse? On peut nettement
répondre non, car la République n’a pas entrepris la réalisation du
programme que Barère présentait à la tribune de la Constituante dès
1791. Un réseau de chemins de fer incomplet, inachevé, des transports
maritimes trop coûteux, l’agriculture de plus en plus délaissée à cause
de ces mauvaises conditions, le reboisement des montagnes et
l’assainissement des côtes négligés, telle fut la Corse du XIXᵉ siècle,
cependant que les départements continentaux, délivrés du paludisme,
voyaient croître leur prospérité, et que la Sardaigne était
méthodiquement régénérée par l’Italie.

Le ralliement est dû aux chefs de clan que la métropole a comblés de
faveur en échange de leurs votes, et des mœurs politiques d’un autre âge
se sont perpétuées dans ce département par la faute du gouvernement
français. Ne parlons pas de Pozzo di Borgo, dont la rancune tenace se
manifeste contre les Bonaparte par la construction au-dessus d’Ajaccio
du château de la Punta, fait avec les matériaux provenant de la
démolition des Tuileries. Mais l’histoire impartiale doit noter tout le
mal que fit à son pays Emmanuel Arène, «le roi de la Corse». Sous son
joug omnipotent il semblait que les Corses eussent perdu tout sentiment
de l’intérêt général.

En 1908 pourtant la question corse fut officiellement posée par un
rapport de M. Clémenceau, président du Conseil: une commission
extra-parlementaire, placée sous la présidence de M. Delanney, rédigea
les vœux des insulaires et les cahiers de leurs légitimes
revendications. Un vaste mouvement d’opinion se dessina sur le continent
en faveur de la Corse et, dans l’île, un esprit public commença de se
former.



XXV

CORSE ANCIENNE, CORSE NOUVELLE

     _Régions diverses, caractères dissemblables.--Les courants de vie
     générale et le développement économique.--L’esprit corse._


Si peu qu’on écrive l’histoire de la Corse, on se sent toujours, au bout
d’une période, en voie de répéter le mot de Montesquieu: «Je n’ai pas le
courage de parler des misères qui suivirent...» Histoire héroïque et
douloureuse qui a façonné le caractère corse sur qui la nature avait mis
son empreinte et en qui revivait le passé.

Résumer la Corse est chose impossible: on ne résume pas une contrée
aussi diversifiée, où le paysage méditerranéen de la Riviera, aux
rochers rouges se profilant sur la mer bleue, voisine avec la falaise
dieppoise et avec la sapinière norvégienne, où le désert asiatique fait
suite à la prairie normande et confine à la lagune hollandaise, où la
cascade suisse est à flanc d’un coteau d’oliviers et de vignobles dont
l’allure rappelle ceux du Péloponnèse. Et dans la centralisation
contemporaine la Corse, protégée par son isolement, a gardé cette
diversité. _Corsica, tanti paesi, tante usanze._

Le Corse de l’Au-delà des monts, le pomontinco, est le plus fier et le
plus vaniteux de ses compatriotes. Il est aussi le plus despote et le
plus remuant. N’oublions pas que Bonaparte, issu d’Ajaccio, était un
_pomontinco_. _Pomontinchi_ également, ces chefs de parti qui
bouleversèrent la Corse avant l’annexion française, ces seigneurs de
Cinarca, d’Istria, della Rocca, de Leca, d’Ornano. _Pomontinchi_, Pozzo
di Borgo, Abbatucci, Emmanuel Arène.--Le Corse du Pomonte est le moins
agriculteur, le moins commerçant, le moins philosophe de tous. Il ne
rêve que puissance, domination, arrivisme: il est individualiste au
suprême degré. C’est un homme d’action, un politique, impitoyable pour
ses adversaires, favorisant les siens sans compter. Il connaît le moyen
de parvenir. «Quand un _pomontinco_ occupe une fonction, cette dernière
semble avoir été créée pour lui. Il est partout à sa place, surtout si
celle-ci est la première. Il incarne même tellement son emploi qu’il le
dominera et qu’il le personnifiera.»

Le Corse de l’En-deçà des monts, l’homme de la _Castagniccia_, est plus
posé, plus grave. C’est un agriculteur, c’est même un industriel. Il a
couvert ses coteaux de châtaigneraies touffues, il a mis en culture les
plaines de la côte orientale, il a établi des aciéries (_ferrere_),
aujourd’hui détruites, et transformé en acier le minerai de l’île
d’Elbe. Il a toujours été le plus riche de tous les Corses, il a
toujours été aussi le plus démocrate. C’est lui qui, au XIVᵉ siècle,
s’affranchit du pouvoir des _Cinarchesi_ et établit le régime populaire:
la _Castagniccia_ fut la _terre du commun_ et le pays des _Giovannali_.
Tous ceux qui se sont révoltés, descendirent de ces montagnes, soit
qu’ils aient eu à lutter contre l’oppression étrangère, soit qu’ils
aient soulevé le peuple contre les féodaux: Gaffori et Paoli venaient de
l’En-deça.--La proximité de l’Italie a exercé son influence: doux et
affable, le Corse est ici plus intellectuel et moins intrigant: Pietro
Cirneo, l’historien, naquit à Alesani. Une certaine maîtrise de soi:
dans la vie moderne du continent, il ne s’élancera pas furieusement à
l’assaut des places, il ira lentement, régulièrement. Il ne violentera
jamais la destinée, il la vivra dans les meilleures conditions
possibles. Plus résistant que le _pomontinco_, il incarne les qualités
du peuple corse: ce sera rarement un aventurier, et plus souvent un
résigné.

A l’extrémité sud de l’île, les Bonifaciens se replient sur eux-mêmes,
frayant surtout avec les _pomontinchi_, dont ils ont l’allure générale:
ce sont des fiers, des modestes, des casaniers et chez eux la femme est
asservie plus que partout ailleurs. Le _bonifazino_ se ressent toujours
de la domination aragonaise: on trouverait en lui une parenté
espagnole[N]. Le Corse de la Balagne est un agriculteur aisé,
indépendant. Depuis des temps immémoriaux les _Balanini_ parcourent le
pays avec leurs mulets chargés d’huile. On connaît dans les villages ce
cri familier: _Chi compra olio?_ Il annonce généralement la venue d’un
de ces trafiquants qui savent drainer l’argent. Le calme de la contrée,
aux horizons adoucis, aux spectacles familiers, se reflète dans les
mœurs; les luttes intestines ont eu ici peu de retentissement. Calvi sut
tirer parti de la domination génoise et s’y attacha, _civitas semper
fidelis_. Le _Balanino_ connaît la Corse, il l’a parcourue et il a vu
que les autres régions étaient moins belles et moins riches: il s’est
cantonné, méprisant, au milieu de ses oliviers.--Que dire des habitants
du Cap, trafiquants souples et habiles, que l’esprit d’aventure entraîna
et enrichit, «Américains» analogues aux gens du Queyras ou de
Barcelonnette, qui reviennent au soir de leur vie construire d’élégantes
villas avant de reposer dans la terre des aïeux?

A ces différences profondes que la nature a marquées dans le peuple
corse, il faut ajouter tout ce que l’histoire a fait pour multiplier les
influences. Le plus lointain passé subsiste et en plein XXᵉ siècle les
traditions les plus anciennes se perpétuent. Sur cette île est venu
battre le ressac de la civilisation méditerranéenne et toutes les
races--Grecs et Romains, Arabes et Espagnols--ont laissé leur empreinte,
sinon dans la montagne et dans le village, du moins sur les côtes et
dans les villes. Le langage est varié. En principe, c’est le toscan,
adouci par certaines intonations romaines: _lingua toscana in bocca
romana_; mais dans le Pomonte il est dur, âpre, farouche; dans l’En-deçà
des monts, il est élégant, adouci.--La façon même d’entendre le
catholicisme n’est pas la même chez _les Capi Corsini_, qui pratiquent,
chez les _Balanini_, qui sont plus tièdes, chez les _Castagnicciai_, qui
sont presque anticléricaux.

Autre motif de différenciation: la ville et le village, où les
occupations sont variées et la mentalité opposée. Et les villages mêmes
au surplus ne se ressemblent guère.

En fait l’île n’est pas un pays, mais un assemblage de cantons
montagneux, isolés de leurs voisins et du reste du monde. Ce serait trop
peu d’appeler la vie corse d’autrefois une vie de vallées. Rien de
comparable, ici, à ces couloirs alpestres qui gardent la même direction,
la même nature, le même nom sur de grandes longueurs--Valais,
Graisivaudan, Engadine--ni à ces vallées pyrénéennes qui s’étendent, en
une forte unité pastorale, du cirque à la plaine. La vallée corse se
segmente en une série de bassins étagés, séparés par des étranglements
successifs. Chacun de ces bassins, _conques_ enfermées entre de hautes
chaînes, épand ses villages sur les croupes surbaissées. Pour pénétrer
dans ce petit monde clos il faut--il fallait--s’enfermer entre des
gorges étroites et profondes, gravir des sentiers de chèvres, véritables
«escaliers» de pierre: _Scala_ de Santa Regina vers le Niolo, gradins
fantastiques de la _Spelunca_ vers Evisa, formidable entaille de
l’_Inzecca_ vers Ghisoni. Qu’un rocher vînt à rouler au travers de la
route, qu’une crue exceptionnelle emportât le pont génois, à l’arche
surélevée, au tablier en dos d’âne, et la conque n’avait plus de
rapports avec les gens d’en bas. Vers le haut on n’en pouvait sortir
qu’en franchissant des cols de 1.200, de 1.500 mètres d’altitude, que
pendant trois mois la neige rendait impraticables aux hommes et aux
bêtes. Ainsi s’explique toute l’histoire corse, la vie isolée et
farouche de ces petites républiques--_pievi_--dont la conque était le
cadre naturel, et qui luttaient contre leurs voisines pour la possession
des bonnes terres, des bons parcours de transhumance.

La route a permis de faire circuler dans cette vie cantonale--vie
d’aigles dans leur aire--les courants de la vie générale. Mais quels
profils les ingénieurs ont dû établir? D’Ajaccio à Sartène, sur 85
kilomètres, la route monte à 762 mètres au col Saint-Georges, redescend
vers la vallée d’Ornano, rebondit vers Petreto-Bicchisano, grimpe
jusqu’à près de 600 mètres à Boccelaccia, touche le niveau de la mer à
Propriano, suit la vallée basse du Rizzanèse et, par une série de
lacets, atteint l’extraordinaire acropole, ville de rêve accrochée en
balcon au flanc de la montagne, à 300 mètres dans les airs. Et presque
toutes les routes sont ainsi. Les chemins de fer gravissent des rampes
fantastiques, et des viaducs enjambent les torrents. Cela d’ailleurs est
l’exception: de la ligne Bastia-Ajaccio par Corte, deux embranchements
seuls se détachent, qui conduisent d’une part vers Calvi et l’Ile
Rousse, et d’autre part, longeant la côte orientale, vers Ghisonaccia.
Tout le sud de l’île est encore isolé, cependant que, dans le Centre si
curieusement hérissé, des cantons tels que Bocognano et Bastelica ne
sont reliés que par des sentiers de mules. L’évolution se poursuit
cependant, décisive et sûre, et l’on peut aller jusqu’à dire, avec M. H.
Hauser, que la route a créé la Corse.

       *       *       *       *       *

On saisit mieux le caractère général.

Il faut noter d’abord la joie, l’animation et l’exubérance, née de la
vie en plein air et du contact perpétuel avec une nature ensoleillée.
Nulle part ailleurs la vie ne s’écoule plus au dehors. L’homme, chez
lequel les impressions sont mobiles et l’expression très près de la
pensée, ne se plaît pas dans l’isolement: il lui faut la ville et la
société de ses semblables. Il arrive que les maisons, très hautes,
soient parfois, comme dans le vieux Bastia, de véritables caravansérails
à six ou sept étages où grouille une population des plus bariolées et
d’une extraordinaire densité. Ce sont de vastes casernes, avec un
enchevêtrement de cours intérieures tel qu’il n’est pas aisé d’en sortir
sans guide. Il en est qui abritent trois à quatre cents personnes. Il
n’y a rien là dedans pour l’aménagement intérieur, et en effet on y vit
le moins possible. Le lieu de réunion, c’est la rue, étroite, resserrée
par les hautes maisons aux étages surplombants qui la protègent du
soleil, parfois même couverte. Les jeunes gens riment des chansons pour
les jeunes filles et vont les chanter sous leurs fenêtres à la nuit
tombante, en s’accompagnant du violon ou de la mandoline. Dans l’air
parfumé que raient des vols lumineux de lucioles, se répand comme une
ivresse, et la joie de vivre fait déborder le cœur d’allégresse.

Nulle part la nature n’a façonné davantage les mœurs de l’homme. Une
curieuse et pittoresque coutume n’en est que la traduction aimable.
Quand les cloches reviennent de Rome, suivant la tradition, et se
mettent à tinter à la veille de Pâques, après deux jours de silence,
tous les habitants ouvrent leurs fenêtres toutes grandes. Et ce n’est
pas seulement par esprit religieux, pour faire pénétrer dans la maison
un peu de la bénédiction divine: c’est pour saluer le printemps qui
arrive et renouvelle toutes choses; c’est pour laisser entrer dans la
vieille demeure toute la joie du ciel païen.

Des traditions analogues se retrouvent chez tous les peuples riverains
de la Méditerranée, et il n’y a rien en somme dans tout cela qui soit
particulier à la Corse. Mais voici quelque chose de plus original: cette
humeur joyeuse est atténuée par un tempérament mélancolique, un peu
farouche même.

Pénétrons dans l’intérieur de l’île: solitudes étincelantes, senteurs du
maquis; tout est rocheux, pierreux, mais riche de verdure, et la mer
bruit à l’horizon. Protégé par son _pelone_--son grand manteau en poils
de chèvre,--un berger, assis sur un gros roc moussu, à moitié perdu dans
les hautes fougères, rêve et regarde au loin, ou bien il fredonne d’une
voix grave et lente une cantilène étrange, une mélopée saccadée, une
_paghiella_ où se reflète une âme triste et rêveuse.

La montée devient plus abrupte: cela longe les crêtes, zigzague autour
des rochers, cabriole sur les précipices.--Tout à coup, vous apercevez,
accrochée à flanc du coteau ou sur le sommet même, une ligne de maisons
serrées les unes contre les autres, tache grise et sombre sur le ciel
clair. Tout est morne, tout est triste. Le village s’anime à votre
arrivée, mais vous retrouvez cette impression de mélancolie en
participant à la veillée autour du _fugone_. Figurez-vous un petit
tréteau carré de 1ᵐ,50 de côté, 0ᵐ.35 à 0ᵐ,50 de haut, au milieu de la
pièce, et c’est là qu’est le feu: des quartiers d’arbres entiers y
brûlent, une acre fumée se répand partout, piquant les yeux, enflammant
la gorge; au plafond des poutres, disjointes à dessein, laissent
apercevoir les châtaignes qui sèchent pour l’hiver... Autour de ce
_fugone_, et les pieds dans le feu, toute la famille se réunit aux
longues soirées d’hiver, quand le vent fait rage et que la neige isole
la maison. Or, il y a très longtemps que les familles vivent ainsi dans
cet isolement, et c’est le résultat de l’histoire. Aux heures de péril
national, lorsque la Corse, écrasée par Gênes, n’avait plus qu’à vaincre
ou à périr, quand les récoltes étaient détruites, les villages brûlés,
les ports bloqués,--le peuple, réfugié aux forêts hautes et aux maquis,
trouvait à vivre avec le lait des chèvres, l’eau des fontaines et la
châtaigne. Sur les hauteurs inaccessibles, il se créait ainsi
d’imprenables réduits. Des générations ont vécu là, sous la terreur de
la domination étrangère, et l’âme en a gardé une tristesse profonde en
même temps qu’un étrange amour pour cette montagne âpre et rude, où tant
de souvenirs sont attachés.

D’avoir lutté et de ne s’être jamais soumis, les Corses ont conservé
l’orgueil et la fierté. Dernier trait que l’on peut relever. Il y a, au
fond du tempérament, un curieux mélange de vanité, de susceptibilité et
de familiarité. Les journaux corses doivent réserver une importante
place dans leurs colonnes aux découpures de l’_Officiel_ et à
l’énumération des emplois auxquels des Corses ont été appelés: il n’en
est point d’assez infime pour être dédaigné. D’autre part, le paysan
corse, plein du sentiment de son importance particulière, n’a pas
toujours pour la femme le respect et la considération d’un
continental... Mais quand on multiplierait les exemples de cette nature,
il faudra toujours en revenir à ce je ne sais quoi d’indomptable qui est
dans le sang et dans les traditions. On acquiert les Corses, on ne les
possède jamais. Dès l’antiquité, personne ne voulait des esclaves
originaires de l’île parce qu’ils ne se résignaient jamais à la
servitude. L’orgueil insulaire peut avoir ses travers, mais il a aussi
sa noblesse: évidemment c’est une race qui ne plie pas les genoux.

Faut-il voir en eux des gens rebelles au progrès, au travail manuel? Il
ne le semble vraiment pas. Les Lucquois n’ont été appelés que pour les
grands travaux de terrassement; le petit propriétaire sait cultiver et
se livrer à l’industrie, mais il lui manque les capitaux et l’appui de
la France lui a manqué. D’autre part, la France n’a pas su imposer le
respect de sa justice et de ses lois par où aurait disparu la
vendetta--et d’ailleurs, les bandits ne sont pas des brigands,--ni
réaliser encore les grands travaux publics nécessaires. Mais la Corse,
prenant mieux conscience d’elle-même, entraînée plus que jamais, après
un siècle et demi de tutelle, dans l’orbite de la grande nation
protectrice, marche avec plus de confiance vers le progrès économique,
garantie certaine du progrès intellectuel et du perfectionnement social.

Le progrès économique sera ce que le feront les efforts des insulaires
vers le travail et conséquemment vers la richesse. Déjà les anciens
genres de vie se dissocient ou se transforment: les terres basses et les
pentes inférieures se spécialisent dans les cultures méditerranéennes,
la moyenne montagne dans un élevage plus intensif ainsi que dans
l’exploitation des bois. Evolution décisive, par où l’homme s’adapte
mieux aux ressources du pays. On voit disparaître progressivement le
type transhumant, trop archaïque, cependant que la conquête de «la
plage» à la vie sédentaire se précise à l’Ouest et se dessine à
l’Est.--Le progrès intellectuel doit suivre également. Il suivra. Car la
Corse barbare, fécondée jadis par le génie italien, avec lequel elle fut
d’abord en contact, s’ouvre chaque jour davantage à la chaleur du génie
français. Ce que n’a pu donner la Corse obscure et mutilée des époques
lointaines, où la lutte fut tragique pour la liberté et même pour
l’existence, la Corse d’aujourd’hui, régénérée, adoucie, fécondée par
l’esprit moderne, le donnera. Des artistes sont nés, des poètes ont
chanté les malheurs de la nation et les mœurs de la montagne.
Quelques-uns se plaignent de la décadence du dialecte. Adieu les
_voceri_ farouches que chantaient devant les cercueils les
improvisatrices de village, adieu les cantilènes naïves que composaient
les pâtres en gardant les troupeaux! Derrière la vieille façade
romantique, le pays se transforme avec rapidité. Mais la Corse
conservera toujours dans l’unité française, l’originalité profonde
qu’elle doit à son sol âpre et rude, à son climat riant, à son passé
glorieux et tourmenté.

«Dans une remarquable gravure, le maître Novellini a vigoureusement
synthétisé l’âme de cette race qui fut toujours, au milieu de la mer
sacrée, sur le chemin des migrations humaines. Ce lion puissant de
Roccapina, sur lequel s’appuie fièrement la déesse, n’est-ce pas le
Sphinx de l’île, témoin de plus de millénaires que celui d’Égypte? Que
de hordes conquérantes il a vues fondre sur ces plages: peuples dont le
nom demeurera toujours ignoré, mercenaires carthaginois et légions
romaines, Lombards et Arabes, Barbares pilleurs, Pisans, Génois,
Aragonais; il a vu les villages et les moissons en feu, le rapt des
femmes et des hommes pour les lointains esclavages, les tueries
sauvages, et la fuite éperdue des ancêtres vers les cimes
inexpugnables...»[O] Mais les «siècles de fer» sont terminés et de la
Corse ancienne se dégage laborieusement une Corse nouvelle. Les fiers
descendants de Sambocuccio, de Sampiero et de Paoli, les fils de ceux
qui tombèrent à Ponte-Novo pour la liberté--durement acquise--et pour la
patrie expirante, ont l’âme trop haute pour se résigner à une vie
mesquine, à un rôle effacé... Et la Corse, que son isolement insulaire
met à l’écart des trépidations d’un monde américanisé, s’ouvre au
progrès qui féconde la glèbe et enracine un peuple.



TABLE DES ILLUSTRATIONS


Planche I.--La tour dite de Sénèque.--Tour de Griscione.

Pl. II.--Église de la Canonica, près Luciana.--Bonifacio: la Citadelle.--_Ibid._:
Une rue du vieux Quartier.

Pl. III.--Saint-Florent: la Citadelle.--_Ibid._: Cathédrale de Nebbio.--Corbara:
le Couvent.

Pl. IV.--La Corse, figure allégorique du Vatican.--Carte de la
Corse au XVIᵉ siècle.

Pl. V.--Sartène: vieilles maisons.--La Porta: le Clocher et l’Église.--Cargèse.

Pl. VI.--Sampiero montrant ses blessures.--Sampiero et Vannina.--Sampiero
excitant les Corses à l’insurrection.

Pl. VII.--Théodore Iᵉʳ, roi de Corse, d’après une attribution du
XVIIIᵉ siècle.--Monnaies de Théodore Iᵉʳ.--_Le Satyre corse_, caricature
allemande.

Pl. VIII.--Corte: maison Gaffori.--_Ibid._: statue de Paoli.--Calvi:
la Citadelle.

Pl. IX.--Corte: la Citadelle.--Tour de Casella.--Bastelica:
maison de Sampiero.

Pl. X.--Acte de baptême de Bonaparte.--Ajaccio: maison de
Bonaparte.--Bastia: statue de Napoléon.

Pl. XI.--Château de la Punta.--Ajaccio: vue générale.

Pl. XII.--Bastia: la Citadelle.--_Ibid._: dans le vieux port.

Pl. XIII.--La patrie de _Colomba_: Fozzano.--Ghisoni.

Pl. XIV.--Vallée du Vecchio.--Aqueduc de la Gravona.

Pl. XV.--Meria.--Campile: l’Église.--Ajaccio: vieilles maisons.

Pl. XVI.--Gorges de Ponte-Novo.--Propriano.



TABLE DES MATIÈRES


Chapitres.                   Pages.

PRÉFACE              V


I.--Les origines                  1

II.--La «découverte» de la Corse                                10

III.--La Corse romaine                                          18

IV.--La Corse byzantine et le pouvoir temporel                  32

V.--Les origines de la féodalité et des rivalités italiennes       39

VI.--Le siècle de Giudice                  50

VII.--La Corse Génoise                     63

VIII.--La fin du Moyen âge                 75

IX.--La Banque de San Giorgio              91

X.--La première occupation française      108

XI.--La Corse sous la domination génoise. 1. Les rouages
administratifs        118

XII.--La Corse sous la domination génoise. 2. La vie économique
et sociale            127

XIII.--Bastia au XVIIᵉ siècle             139

XIV.--Une tentative de dénationalisation            146

XV.--La question corse et la politique française        152

XVI.--Théodore de Neuhoff, roi de Corse             165

XVII.--La Corse pendant la guerre de la succession d’Autriche          176

XVIII.--Essais d’organisation nationale          186

XIX.--Le généralat de Pascal Paoli               198

XX.--Le règlement de la question corse           210

XXI.--La Corse en 1769                           220

XXII.--La Corse dans la monarchie française      231

XXIII.--La Révolution et l’Empire                246

XXIV.--La période contemporaine                  259

XXV.--Corse ancienne, Corse nouvelle             268


TABLE DES ILLUSTRATIONS          279


Typographie Fermin-Didot et Cⁱᵉ.--Mesnil (Eure).



CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS

ENVOI FRANCO CONTRE MANDAT OU TIMBRES-POSTE


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     Le Matériel.--Les Poudres.--Les Explosifs. Les Projectiles.--Le
     Problème des Munitions.

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TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET Cⁱᵉ.--MESNIL (EURE).


FOOTNOTES:

[A] Le cadre des _Vieilles Provinces de France_ limite nos références
aux ouvrages modernes. Pour la documentation relative à chaque époque
Cf. COLONNA DE CESARI ROCCA, _Recherches historiques sur la Corse_
(Gênes, 1901) et _Histoire de la Corse écrite pour la première fois
d’après les sources originales_ (Paris, 1908).

[B] Abbé LETTERON. _Notice historique sur l’île de Corse depuis
l’origine jusqu’à l’établissement de l’Empire romain_, dans le
_Bulletin_ (1911), pp. 30, 34, 36, 39, 45, 48, etc.--LORENZI DE BRADI.
_L’art antique en Corse_ (Paris, 1900).

[C] P. MARINI. _Gênes et la Corse après le traité de Cateau-Cambrésis_,
dans le _Bulletin_, 1912, pp. 7, 8, 12, 15.

[D] Jean FONTANA. _Essai sur l’Histoire du Droit privé en Corse_ (Paris,
1905), pp. 119 et suiv. 125, 129, 132, 134, 148.

[E] Lᵗ Colonel CAMPI. _Notes sur Ajaccio_, pp. 24, 28, 29, 42 et suiv.
LORENZI DE BRADI, _L’art antique en Corse_, pp. 49, 50.

[F] QUANTIN, _Le Corse_ (Paris, 1914) pp. 154, 155, 156.

[G] DRIAULT, dans les _Introductions aux ambassadeurs_, t. XIX (Paris,
1912). pp. LXXX à CIII, passim 273, 287, 298, etc.

[H] AMBROSI, _la Conquête de la Corse par les Français_, dans le
_Bulletin_ (1913), pp. 125, 127, 128.

[I] P. MARINI, _La Consulte de Cacia et l’élection de Pascal Paoli dans
le Bulletin_ (1913), pp. 65 à 76.--Abbé LETTERON, _Pascal Paoli avant
son généralat_, dans le _Bulletin_ (1913), pp. 14 et suiv., 36, 37, etc.

[J] MATHIEU FONTANA, _La Constitution du généralat de Pascal Paoli en
Corse_ (Paris, 1907), pp. 25 à 28, 31 à 34.--127 à 130. Lieut.-col.
CAMPI, _Notes sur Ajaccio_, Ajaccio, 1901, pp. 81 à 84.

[K] CHUQUET, _La jeunesse de Napoléon_ (Paris, 1897), t. I, pp. 18, 19,
21, 23, 24, 29, 30, 31.

[L] Lieut. Col. CAMPI, _Notes sur Ajaccio_, (Ajaccio, 1901), pp. 99,
105, 107, 108, etc.

[M] FRANCESCHINI, _Un préfet de la Restauration, Saint-Genest_, dans le
_Bulletin_ (1913).

[N] PIOBB, _La Corse d’aujourd’hui_ (Paris, 1909), pp. 25, passim, 39.

[O] FERRANDI, _La Renaissance de la Corse_ (mai 1914).





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