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Title: Roi de Camargue
Author: Aicard, Jean
Language: French
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                                  ROI

                                  DE

                               CAMARGUE

                                  PAR

                              JEAN AICARD

                      ILLUSTRATION DE GEORGE ROUX

                            [Illustration]

                                 PARIS

                        ÉMILE TESTARD, ÉDITEUR
                   LIBRAIRIE DE L’ÉDITION NATIONALE
                        _10, rue de Condé, 10_

                                 1890



                            ROI DE CAMARGUE

                     EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE


                         Œuvres de JEAN AICARD

             _Collection in-18 jésus à 3 fr. 50 le volume_

=La Chanson de l’enfant.= Ouvrage couronné par l’Académie française  1 vol.

=Miette et Noré.= Ouvrage couronné par l’Académie française          1 vol.

=Roi de Camargue=                                                    1 vol.

=Notre-Dame d’Amour=                                                 1 vol.

=Diamant noir=                                                       1 vol.

=L’Ibis bleu=                                                        1 vol.

=Fleur d’Abîme=                                                      1 vol.

=L’Été à l’Ombre=                                                    1 vol.

=Don Juan=                                                           1 vol.

=Jésus.= Poème                                                       1 vol.

=Le Père Lebonnard.= Drame en 4 actes                                1 vol.

=L’Ame d’un Enfant=                                                  1 vol.


38639.--Imprimerie LAHURE, rue de Fleurus, 9, à Paris.



ROI

DE

CAMARGUE

PAR

JEAN AICARD

NOUVELLE ÉDITION

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR.

RUE RACINE, 26, PRÈS L’ODÉON



ROI DE CAMARGUE



I


Une ombre, tout à coup, obstrua la fenêtre étroite. Livette, qui allait
et venait, mettant la table pour le souper, dans cette salle basse de la
ferme du Château d’Avignon, jeta un petit cri de peur et leva les yeux.

La jeune fille avait deviné, senti, que ce n’était père ni grand’mère,
ni personne amie, qui s’amusait à la surprendre si brusquement, mais
bien une personne étrangère.

Plus étrangère, ce n’était guère possible!... Mais comment les chiens
n’avaient-ils pas jappé?... Ah! cette Camargue, elle est bien mal
fréquentée, en cette saison surtout, vers la fin du mois de mai, à cause
de la fête des Saintes-Maries-de-la-Mer qui attire, comme une foire,
tant de gens, dupes et voleurs, tant de bohémiens malfaisants!...

La figure qui, du dehors, s’était accoudée à la fenêtre, obstruant le
jour, apparaissait à Livette en ombre noire durement découpée sur le
bleu du ciel; mais, aux cheveux crespelés, lourds, encerclés d’un
clinquant de cuivre, à la forme générale du buste, aux anneaux des
oreilles très grands, au bas desquels se balançait une amulette, Livette
avait reconnu certaine bohémienne que tout le monde appelait la Reine,
et qui, depuis bientôt deux semaines, apparaissait aux gens sur des
points de l’île fort éloignés les uns des autres, inattendue toujours,
comme surgissant des fossés, des touffes d’ajonc, de l’eau des marais,
pour dire aux travailleurs, aux femmes de préférence: «Donnez-moi ceci
ou cela,» car la reine, le plus souvent, n’acceptait pas ce qu’on lui
voulait offrir, mais seulement ce qu’elle voulait qu’on lui offrit.

--Donne-moi, Livette, un peu d’huile dans une bouteille, dit la jeune
bohémienne en dardant sur la jolie demoiselle, aux cheveux clairs, filés
de soleil, un regard de flamme noire.

Livette, si charitable en toute occasion, se sentit tout de suite en
garde contre cette vagabonde qui savait son nom. Son père et sa
grand’mère étaient allés à Arles, pour voir le notaire qui aurait à
s’occuper bientôt de son mariage avec Renaud, le plus fier «gardian» de
toute la Camargue. Elle était seule à la maison. La méfiance lui donna
la force de refuser.

--Notre Camargue n’est pas un pays d’oliviers. L’huile est rare ici,
dit-elle sèchement. Je n’en ai pas.

--J’en vois pourtant dans la jarre qui est au bas de l’armoire, à côté
de celle de l’eau.

Vivement, Livette se retourna vers l’armoire. Elle était fermée; mais,
en effet, c’est là qu’était, dans une jarre, à côté de celle où l’on
gardait l’eau du Rhône pour les besoins de la journée, la provision
d’huile d’olive.

--Je ne sais, dit Livette, ce que vous voulez dire.

--Le mensonge est sorti de tes lèvres comme un vilain bourdon noir d’une
fleur de jardin, petite! fit la figure toujours immobile, accoudée
lourdement, et visiblement décidée à demeurer là. Où j’ai dit, l’huile
se trouve, et plus de vingt-cinq litres; je vois cela d’ici. Allons,
allons, prends une bouteille claire et l’entonnoir de fer-blanc, et me
donne vitement ce que je désire. Je te dirai, en échange, ce que je vois
dans ton avenir.

--Ce que Dieu ne veut pas qu’on sache, c’est, dit Livette, péché mortel
de vouloir l’apprendre, et vous pouvez deviner que l’huile se garde dans
les armoires, sans être plus sorcière que moi. Passez, femme, votre
chemin. Je peux, si vous voulez, vous donner de ce pain, pétri chez nous
cette nuit, mais d’huile, je vous dis, je n’en ai pas.

--Et pourquoi t’appelle-t-on Livette, dit la Reine tranquillement, sinon
à cause du champ de vieux oliviers,--les plus vieux et les plus beaux
du pays,--que possède, près d’Avignon, ton père? Là, tu es née. Là, tu
es restée jusqu’à dix ans, et depuis cet âge,--voilà sept ans, ce qui
est un _nombre_,--tu es venue ici, où, par le maître avignonnais, de ce
«Château d’Avignon», le plus beau de toute la Camargue, ton père a été
nommé fermier, directeur des gardians, commandant de tout...--«Livettes!
livettes!» ainsi tu demandais des olivettes, des olives,--quand tu étais
toute petite. Tu les aimais beaucoup, et le surnom t’en est resté....
Joli surnom, ma foi, et qui te va bien, car si tu n’es pas brune comme
l’olive mûre, tu es blonde comme l’huile vierge, une perle d’ambre au
soleil, et puis tu es fruit vert encore. Ovale est ton visage, et non
pas tout rond bêtement comme une pomme normande. Tu as la pâleur des
feuilles d’olivier vues par-dessous.... Et de les voir ainsi bientôt,
mignonne, c’est la grâce que je te souhaite, comme disent les curés de
vos chapelles, où l’on nous reçoit par pitié.... Sois comme eux
pitoyable au nom de ton Dieu Jésus-Christ, et vitement, je te dis,
donne-moi de ton huile..., au nom de l’extrême-onction, et du jardin de
l’agonie!

La bohémienne avait dit tout cela d’un trait, d’une voix monotone,
sourde, comme étouffée, puis ce fut brusquement, d’une voix haute et
sifflante, saccadée, qu’elle ajouta: «Comprends-tu ce que je te dis?»
Et elle mit dans ces simples paroles une violence d’autorité
extraordinaire... Livette fit un grand signe de croix.

--Allons, assez! dit-elle, je n’ai rien ici pour vous, et l’huile de
l’extrême-onction, nous la gardons pour de meilleurs chrétiens!--Et,
voulant faire la brave:--Va-t’en, va, païenne!

--Des trois saintes, reprit la bohémienne, qui, après la mort de Jésus
le Christ, dans une barque s’embarquèrent pour fuir les juifs
crucificateurs, une était, comme moi, Égyptiaque et jeteuse de sorts.
Elle savait la science des mages, de ceux-là avec qui lutta de
sortilèges le grand Moïse. Elle savait, à sa volonté, commander aux
grenouilles d’être plus nombreuses que les gouttes d’eau des marécages,
et elle tenait en main une verge qui, sur son ordre, pouvait devenir
vipère. Devant Jésus, elle s’inclina comme Magdeleine, et Jésus l’aima,
elle aussi. Dans l’orage, en passant la mer, sa baguette indiquait la
route à suivre, et pour cela faire avec sûreté, n’avait pas besoin
d’être bien longue. Te faut-il plus de gages, encore, de ma puissance et
de ma science? Que dois-je te dire de plus pour te faire me donner cette
huile dont j’ai grand besoin? Si tu étais un homme, je te dirais:
Regarde! je suis noire, mais je suis belle! Je suis une descendante de
cette Sara l’Égyptienne qui, lorsque aborda, sur le sable de Camargue,
la barque des trois saintes, paya le batelier en lui montrant son chaste
corps tout nu, sans mauvaise pensée et sans péché vraiment, mais sachant
bien que la beauté est rare, et que la seule vision en est meilleure que
la possession des trésors de Salomon. Ainsi soit-il!

Livette prit peur. L’assurance de la bohémienne, sa voix sourdement
insinuante, impérieuse par éclats, ces récits étranges, pleins d’une
malignité sacrée, ce diabolique mélange de choses païennes et de choses
mystiques, le sentiment de sa solitude, tout l’affola. Elle perdit la
tête.

--Allez-vous-en, allez-vous-en, cria-t-elle, reine de voleurs! reine de
bandits! allez-vous-en, ou j’appelle!

--Ton «gardian» ne t’entendrait pas: il garde aujourd’hui sa «manade» au
bord du Vaccarès.... Allons, donne l’huile, te dis-je, ou je jette à
terre cette baguette noire, et tu verras si les serpents mordent!

Mais Livette, vaillante et butée, dit en frémissant: «Non!» et, pour se
rassurer, jeta un coup d’œil sur la poutre basse au long de laquelle
était accroché le fusil du père.... La gitane vit ce regard.

--Oh! ton fusil ne me fait pas peur, et pour preuve... attends!
dit-elle.

Elle quitta la fenêtre. Le jour entra dans la salle, mettant un peu
d’aise au cœur angoissé de Livette qui suivit des yeux la bohémienne.
Maintenant, en pleine lumière du dehors, par ce beau soir du mois de
mai, elle apparaissait, la bohème, grande sur la ligne lointaine de
l’horizon tout plat de ce désert camarguais qu’on apercevait par une
échappée, entre les hauts arbres du parc.

Livette eut un mouvement de plaisir en voyant courir à l’horizon un
troupeau de cavales suivi de leur gardian, la lance haute.... Jacques
Renaud sans doute, son fiancé.... Mais que cela était loin! les chevaux,
d’ici, semblaient moindres qu’un troupeau de petites chèvres.... Et ses
yeux revinrent à la reine tzigane. A quelques pas de la ferme, devant le
château seigneurial, vaste bâtisse carrée, aux nombreuses fenêtres
depuis longtemps closes, et qui inspire des pensées d’abandon, de mort,
de tombeau,--la bohémienne, dressée sur la pointe de ses pieds, attirait
à elle la plus basse branche d’un arbre épineux. Les épines de cet arbre
sont longues, longues comme le doigt. C’est avec une branchette de cet
arbre que fut faite la couronne du Crucifié.

Elle cassa une branchette épineuse, la ferma en cercle, les deux
extrémités se contournant l’une sur l’autre comme serpents, et revint
vers la fenêtre.

Livette, à ce moment, vit que les deux chiens de garde suivaient la
bohémienne, tenant leur queue basse, leur museau sur ses talons, avec de
petites plaintes amoureuses. Et elle, la reine bohême, svelte, comme
hautaine, droite sur ses hanches, dans une jupe en haillons aux grands
plis, dont les trous déchiquetés laissaient voir une cotte rouge, le
buste serré dans des chiffons orange qui se croisaient au-dessous de son
sein rebondi, ses amulettes sonnant aux oreilles, des médailles tintant
sur son front encerclé d’un gros fil de cuivre, elle avançait, la Reine,
tenant en main la couronne de longues épines rigides où tremblotaient en
festons quelques mignonnes feuilles vertes;--et, tout bas, tout bas,
elle poussait la même plainte caressante que les deux grands chiens
domptés, leur disant, en leur langue, des choses mystérieuses qu’ils
comprenaient....

--Tiens! dit la bohémienne, que ton bon cœur soit récompensé comme il le
mérite! Le malheur, qui pour toi travaille, te donnera bientôt de ses
nouvelles. Comment cela, Dieu te le dise! Du côté de l’amour, le vent
qui pour toi souffle est empoisonné par le marécage. La charité que ton
Dieu commande, c’est, dit-on, l’autre amour, qui porte bonheur à
l’amour. Et voici mon cadeau de reine!

Aux pieds de Livette, par la fenêtre, elle lança la couronne d’épines.

--Madame! fit Livette terrifiée.

Mais la tzigane avait disparu.

Une détresse infinie envahit le cœur de la pauvrette. Les yeux fixés sur
la couronne, Livette se rappelait les légendes où le bon Dieu Jésus
apparaît déguisé en mendiant,--et où il récompense ceux qui l’ont reçu
avec pitié douce.

Dans une de ces légendes, le Pauvre, mal accueilli, en butte aux
moqueries, aux lâches injures, frappé de bâtons, de gobelets, de
bouteilles lancés par des buveurs ivrognes--finalement, debout contre le
mur, se met à devenir un Christ en croix qui, par les trous des mains et
des pieds, saigne!--Et, malade d’épouvante, elle se demandait si elle ne
venait pas de mal recevoir une des trois saintes qui, dans une barque,
après la mort de Jésus, traversèrent la mer pour venir aborder en
Camargue, faisant de leurs jupes relevées des voiles, et, aidées par la
rame d’un batelier que l’une d’elles, Sara l’Égyptiaque, paya de monnaie
païenne, en lui laissant voir, pour prix d’une chrétienne action, son
chaste corps tout nu, sur la plage même où aujourd’hui s’élève l’église.

Lentement, elle ramassa la couronne et, dans le feu sur lequel cuisait
la soupe, elle la jeta. Avant de disparaître en cendres, la couronne
d’épines, un moment, parut être tout en or.



II


Tous les ans, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, le village qui se dresse à
l’extrémité méridionale de la Camargue, au-dessus des marais, sur une
plage de sable dont les grosses mers et les vents d’orage déplacent les
ondulations, tous les ans, à la date du 24 mai, on célèbre la fête des
trois Saintes; et c’est à l’occasion de cette fête que les bohémiens
arrivent nombreux en Camargue, poussés par une piété singulière, mêlée
du désir de dévaliser les pèlerins.

Les légendes, comme les arbres, naissent du sol, en sont l’expression
même. Ce sont aussi des essences. On retrouve à chaque pas, en Camargue,
sous différentes formes, l’éternelle légende des saintes, comme on y
rencontre éternellement les mêmes tamaris, mêlés, sur l’horizon, aux
mêmes mirages.

Donc, les deux Maries, Jacobé, Salomé, et,--selon
quelques-uns,--Magdeleine, et avec elles, leurs servantes Marcelle et
Sara, exposées sur la mer, dans une barque sans mâts ni voiles, par les
Juifs maudits, après la mort du Sauveur, tendirent au vent des lambeaux
de leurs jupes, leurs fins et longs voiles de femmes, et le vent les
poussa jusque sur cette place de Camargue.

Là fut élevée une église. Les saints ossements, retrouvés par le roi
René, furent enfermés dans une châsse qui n’a pas cessé d’opérer des
miracles. Et chaque année, de tous les coins de la Provence, du Comtat
et du Languedoc, les derniers des croyants accourent, apportant leurs
vœux, leurs prières, traînant leurs amis, leurs parents malades ou leurs
propres misères, leurs plaies et leurs lamentations.

Rien de plus singulier que ce pays de désolation, traversé tous les ans
par un peuple d’infirmes, en route vers l’espérance!

De loin, au bout de ce désert, on aperçoit l’église crénelée qui parle
des guerres d’autrefois, des invasions sarrasines, de la vie précaire
que menaient les pauvres vivants du moyen âge. Elle se dresse avec ses
tours et son clocher qui dominent, comme des tronçons de mâts
gigantesques, la masse des maisons groupées autour d’elle; et le
village, coupé, à mi-hauteur des maisons basses, par la ligne de
l’horizon de mer, semble, dans les sables onduleux, flotter à la dérive,
vaisseau fantôme,--comme jadis la barque des pauvres saintes,--et
s’échouer enfin dans la désolation du désert.

Dans cette Camargue, tout est bizarre. Il y a là des eaux comme celles
du vaste étang central, le Vaccarès, au milieu desquelles on peut
patauger de pied ferme; des terres sous lesquelles le piéton s’enfonce,
enlisé, noyé. Tout trompe aisément ici. Ces limons verdissants que vous
prendriez pour des prairies,--prenez garde,--on s’y noie; ces vastes
étendues d’eau qui vous paraissent de petites mers,--repassez demain:
évaporées, elles n’auront laissé qu’un miroir de sel blanc qui craque
sous les pieds. Ici, vous voyez l’eau tranquille, mais profonde? des
arbres au bord? Eh bien, non, vous pouvez courir à cette eau: c’est la
terre ferme; le mirage seul a créé ces arbres, comme il vous a montré
tout proche et de très haute taille ce petit enfant qui passe à une
lieue de là. Pays de visions, de songes et de rudes travaux. Pays de
sédentaires qui s’agitent sur un vaste espace au bord des eaux infinies,
dans les infinies variations du mirage, des rayons, des reflets et des
couleurs. Pays de fièvre, où des hommes forts terrassent journellement
des bœufs en fureur. Pays de départ, puisqu’il est aux confins d’une
terre à peine habitée, au bord de cette grande voie bleue et
blanchissante, la mer; au point même où le Rhône, venu des montagnes,
part pour son grand voyage dans les eaux sans fond, où le soleil le
reprendra pour le rendre à ses sources. Pays imposant où l’on sent à la
fois la fin de tant de choses, du grand fleuve créateur de villes, de la
grande Foi, expirante aussi, qui vient finir dans les sables, en
battant de ses derniers flots une pauvre église à créneaux, parmi les
chants, mêlés de plaintes, d’un peuple d’agonisants.

La cérémonie du 24 mai, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, est à coup sûr un
des spectacles les plus barbares auxquels il puisse être donné à un
homme moderne d’assister encore.

Depuis que la science a conquis les esprits, la foi même des derniers
croyants s’est transformée. Les plus convaincus savent pertinemment que
Dieu peut se manifester quand et comme il lui plaît, mais ils savent
aussi qu’il ne lui plaît jamais, en nos temps positifs, de modifier la
marche des grands rouages de sa création, non pas même pour l’humble
plaisir de se prouver à sa créature. La Foi des civilisés n’attend plus
rien du ciel en ce monde.

Le 24 mai, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, c’est le rendez-vous des
derniers barbares de la Foi.

Ceux qui viennent demander aux saintes la santé du corps et du cœur,
sont des êtres bruts, d’une foi vierge. Ils croient, voilà tout. Un cri,
une prière, et, en réponse, les saintes peuvent leur donner ce qu’ils
n’ont pas: les yeux, les jambes, les bras, la vie! Et ils leur demandent
le miracle aussi simplement qu’un condamné implore sa grâce du chef de
l’État. Qu’ils soient exaucés, cela est aussi possible, presque plus
probable, car les saintes ont plus de pitié. Les quelques milliers de
croyants, longtemps les mêmes, qui chaque année visitent les Saintes,
ont vu chaque fois un ou deux miracles... Ils ont vu, quand le prêtre
sortant de l’église, suivi d’une procession, étend vers la mer le «Bras
d’argent» qui contient des reliques... ils ont vu la mer reculer! Cela
tous les ans. Songez alors de quelle force ils viennent importuner les
saintes, à qui tant coûte si peu! de quel élan ils accourent! de quel
soupir leur âme s’élance! de quel hurlement ils implorent! de quelle
ferveur ils élèvent leurs regards, tendent leur cou, tendent leurs
mains. Le tout en vain.... Les dernières attitudes de la grande douleur
vainement suppliante sont là, au bout de ce désert de France, entre les
bras de ce fleuve qui meurt, au bord de cette mer qui ronge cette île,
sous la voûte de cette église si blanche au dehors, toute noire au
dedans, où chaque main tient un cierge, vacillant comme une étoile de
misère humaine, qui brûle pour Dieu, graisse les doigts et coûte cinq
sous à des mendiants qu’un petit sou réjouirait.

Tout ce pays semble à la fois un chemin d’exil et un lieu de refuge
farouche. Aussi les bohémiens l’aimaient-ils. C’est un des principaux
carrefours de leurs voies entre-croisées qui enveloppent le monde; c’est
une des patries préférées de la race sans patrie.

Et, chaque année, les gypsies viennent en Camargue jouir du droit très
ancien qu’ils ont d’occuper, sous le chœur de l’église, une crypte
noire, ou chapelle basse, consacrée à sainte Sare, l’Égyptienne.

Dans ce caveau, on peut les voir accroupis au pied d’un autel chargé
d’une petite châsse, crasseuse de baisers,--celle de sainte
Sare,--tandis que là-haut, dans l’église, les grandes châsses, celles
des deux Maries, descendent de la voûte au milieu des prières
vociférées.

Ils sont là, dans la crypte, les bohémiens, assis sur leurs talons,
têtes crépues, lèvres ardentes, suant à grosses gouttes au milieu de
centaines de cierges qui suent leur suif et chauffent ce four, maniant
des chapelets gras, exhalant une odeur de fauves dans leur tanière,
poussant de temps à autre un rauque appel adressé à sainte Sare, mêlant
un sourire de crime méditatif à une grimace de remords peut-être
sincère, enviant les sous, volant les mouchoirs, grattant les plaies,
grouillant dans un fumier mystérieux où l’on sent fleurir malgré tout je
ne sais quel lis mystique, l’aspiration involontaire de l’abjection vers
la pureté.

Cette année-là, aux Saintes, dès les premiers jours de mai, la bande des
bohémiens avait amené avec elle une jeune femme qu’ils appelaient leur
«Reine».

Cette «Reine», en attendant le jour prochain de la fête, passait une
partie de son temps assise sur le banc de bois, sous le dais d’ajoncs
que les douaniers ont installé devant le village, entre deux tamaris,
sur la dune, et elle regardait la mer.

Elle s’appelait Zinzara.

Ses cheveux d’un noir dur, crespelés, se massaient, lourdement tordus,
sur le sommet de sa tête. Deux lambeaux un peu lâches avançaient sur ses
tempes, creux par-dessous, pleins d’ombre. Ses yeux de flamme noire
luisaient sous l’arc du sourcil bien peint. Un cercle de cuivre d’où
pendaient des sequins était posé sur son front, un peu de côté, en
manière de couronne.

Les étoffes éclatantes dont elle affublait son buste accusaient sa
poitrine énergique, ses hanches qui ondoyaient à chaque pas; et la loque
qui formait sa jupe avait de beaux plis au bas desquels son pied
avançait, nu, brillanté de sable.

Le soir la surprenait sur son banc, sous les ajoncs, devant la mer. Le
soleil jaunissait, puis rougissait les vagues et les sables. Le vent de
nuit faisait frissonner les enganes et les écumes.... Lentement, la
bohémienne tirait un mouchoir de couleur retenu à sa ceinture, et
l’arrangeait sur sa tête.--Elle l’appliquait contre sa face pour en
nouer les bouts derrière son chignon, le relevait ensuite, le rejetait
par-dessus sa tête, sur son dos.... Alors, appliqué en coiffe sur la
tête qu’il enveloppait, il encadrait le visage, à grands plis larges et
rigides, retombant de chaque côté,--et, l’Égyptiaque, ses mains à plat
sur ses genoux, l’œil fixé vers le large, au bout de ce désert de sable,
ressemblait à je ne sais quelle figure d’Isis, tandis qu’au-dessus
d’elle un vol de flamants roses, ou quelque ibis solitaire, parlait, en
cris hiéroglyphiques, aux sables de Camargue et aux roseaux du Rhône,
des sables de la Lybie et des lotus du Nil.



III


Jacques Renaud, le fiancé de Livette, était, dans cet étrange pays
camarguais, «gardian» de taureaux et de chevaux, sur le domaine du
Château d’Avignon.

Les «manades», ou troupeaux de Camargue, vivent en liberté, taureaux et
cavales, dans la vaste lande, sautant les fossés, pataugeant dans les
marais, mâchant les herbes amères, buvant au Rhône, galopant,
bondissant, se vautrant, hennissant et meuglant vers le soleil ou vers
les mirages, secouant à grands coups de queue les nuées de «mouïssales»
attachées à leurs flancs, puis se couchant par groupes au bord des
marais, les genoux repliés sous les lourds poitrails, las et somnolents,
leurs yeux pleins de rêve vaguement fixés sur les horizons.

Les gardians, à cheval, les laissent libres, mais surveillent leur
liberté; puis, selon les jours et les pâturages, courent aux manades,
les maintiennent, les rassemblent, les dirigent.

De loin, ils apparaissent parfois, immobiles sur leurs chevaux blancs,
la pique appuyée à l’étrier fermé, bien droits sur la selle à la
«gardiane», comme des chevaliers du moyen âge qui attendent, pour
entrer dans la lice, la sonnerie du héraut.

Le cheval camarguais, à forte croupe, puissant d’encolure, la tête un
peu lourde, mais bon coursier, descend des cavales sarrasines et du
palefroi des croisés. Il a conservé un harnachement ancien. De gros
étriers fermés battent ses flancs; la courroie large de la martingale
passe, sur son poitrail, dans un morceau de cuir en forme de cœur, et la
selle est un fauteuil où le cavalier s’encastre entre deux solides
cloisons, celle de devant aussi haute que le dossier.

A de certains jours, si les nouveaux pâturages sont sur l’autre rive du
Rhône, les gardians poussent les manades vers le fleuve. Arrivées au
bord, on les presse, on les précipite. Le fleuve roule ses eaux couleur
de terre en bouillonnant. Les bêtes hésitent. Quelques-unes penchant
leur tête avec lenteur, boivent, sans savoir ce qu’on leur demande.
D’autres, «au ramage» de l’eau, s’animent tout à coup, tendent le col,
aspirent l’air bruyamment, puis meuglent et hennissent. Un cheval, que
fouette un gardian, se défend, rue, puis se cabre et retombe dans l’eau,
qui rejaillit sous le poids de tout son ventre... mais il s’est élancé,
il nage et tout suit. Mufles et naseaux, crinières et cornes, s’agitent
sur le fleuve grouillant de têtes. Tous soufflent l’écume, l’air et
l’eau. Plus d’un, mis en gaîté, mord une croupe voisine. Des pieds se
lèvent sur des dos qui les secouent d’une torsion brusque et les
rejettent dans les vagues. Parfois, une bête affolée, étourdie de
quelque ruade, veut retourner à la rive, et, chassée à nouveau par les
gardians, perd la tête, suit le courant, vogue à la mer, se sent
faiblir, boit, lutte, tournoie sur elle-même, plonge et boit encore,
chavire enfin comme une barque, et disparaît.

Enfin, le gros du troupeau a gagné la rive opposée, se secoue au soleil,
s’ébroue de joie et bondit. Les queues fouettent les flancs et les
croupes. De jeunes chevaux que le bain affole, détalent et, côte à côte,
s’enfuient vers l’horizon, se mordant, l’un l’autre, les longs crins de
leur crinière envolée.

Alors, c’est le tour des «gardians». Les uns s’élancent à cheval dans le
fleuve. D’autres, au milieu de l’arrière-garde de la manade, dirigent, à
l’aviron, une barque plate qu’un coup de pied démonterait, et leurs
chevaux, tenus par la bride, suivent le sillage en nageant.

En d’autres temps, les «gardians» conduisent aux ferrades de la
Camargue, des plaines de Meyran ou d’Arles, d’Avignon, de Nîmes,
d’Aigues-Mortes, les taureaux destinés aux jeux.

Ces taureaux quelquefois voyagent captifs dans une sorte de haute
clôture sans plancher établie sur des roues, traînée par des chevaux, et
dans laquelle ils marchent, heurtant des cornes le mur de bois qui
résonne.

Le plus souvent, les taureaux vont aux jeux, libres, sous la
surveillance des gardians à cheval, la pique au poing.

Ces voyages ont lieu la nuit. On traverse les bourgs où les gens se
mettent aux fenêtres. Les jeunes hommes attendent «les bœufs», essayant
de les faire échapper hors du cercle des gardians qui s’irritent,
grondent et frappent, et ce jeu s’appelle l’abrivade. En Arles, si
l’arrivée des taureaux a lieu en plein jour, les gardians ont fort à
faire, car tous les jeunes hommes de la ville s’acharnent à rompre la
ligne des cavaliers, pour faire échapper un taureau, plusieurs, s’il est
possible, qu’on lance à travers la ville. La ville se défend. Des
chariots renversés barricadent l’entrée des rues. Des boutiques se
ferment. Le taureau, fou, bondit çà et là, rêve aux carrefours, se
décide à prendre une direction, se rue sur un passant, le renverse, et
choisit le plus souvent la boutique d’un marchand de faïences et de
verroteries pour s’y ébattre aux cris d’une populace ameutée.

Les gardians sont une race libre, intrépide, sauvage, un peu dédaigneuse
des villes, amoureuse de son désert.

Un gardian vit au soleil, à la pluie, au vent terral, au vent de mer.

Un gardian sait donner des coups et en recevoir; il poursuit un taureau
au galop, et, d’un coup de lance poussé sur la croupe, en prenant bien
son temps, il le «tombe» à coup sûr.

Il sait courir derrière un taureau fou qui gagne le large.... Son cheval
bien dressé mord à la croupe la bête en rage qui se retourne.... Le
gardian, la lance en arrêt, pique au naseau le taureau qui se précipite;
et il l’arrête.

On a vu un gardian à pied, seul, poursuivi par une vache «qui a le veau»
et qui, furieuse, semble inévitable,--se retourner, et,--le bras tendu,
comme s’il tenait la pique,--présenter à l’animal trois doigts écartés,
figurant les trois pointes du trident.... Devant l’homme immobile, la
vaquette saisie de peur a reculé, en labourant du pied la terre, tête
baissée, corne prête; puis, dès qu’elle s’est jugée hors de l’atteinte
de l’homme, elle s’est enfuie.

Une manœuvre fréquente du gardian en belle humeur est celle-ci: le
taureau poursuivi, il le dépasse au galop, de vingt, de trente mètres,
s’arrête court, saute à bas de son cheval; le taureau surpris vient sur
l’homme; l’homme a mis un genou en terre. Le taureau est là, courant, la
corne basse.... Trois appels frappés dans la main: le taureau s’est
arrêté!... Son souffle chaud court sur le visage du dompteur qui déjà
l’a saisi, à pleins poings, par les cornes. L’homme, debout aussitôt,
s’efforce de renverser l’animal à droite. Le taureau qui lui résiste se
renverse en sens contraire. Les deux efforts se contrarient un moment,
se balancent, égaux, incertains, puis brusquement, l’homme cède, et
l’animal, poussé à l’improviste dans le sens même de sa résistance,
tombe sur le flanc.... L’adresse s’est aidée de toutes les forces de la
brute, pour vaincre.

C’est ainsi qu’on opère dans les ferrades, où il s’agit de marquer au
fer rouge les bouvillons.

Pour un gardian, prendre aux naseaux les poulins, les monter à cru;
rouler avec son cheval au fond du fossé d’où l’on ressort bien assis en
selle; dompter les étalons par la fatigue, et, si l’on est démonté,
panser tranquillement sa chair, ouverte par quelque ruade, comme fait un
bouchonnier pour une simple entaille de couperet, tout cela n’est que
jeux d’enfant.

Un gardian, pris entre deux cornes (heureusement assez écartées), lancé
en l’air, et retombant à terre, n’a, quand il se relève, qu’un souci,
assez surprenant pour n’être pas ridicule: remonter sa culotte et
renouer sa taïole.

Race particulière, dure, brutale, qui apparaîtrait héroïque (comme la
race corse), si elle avait à employer à de grandes choses ses grandes
qualités.



IV


Jacques Renaud, le fiancé de Livette, était donc un des plus braves
gardians de la Camargue.

Il savait, comme pas un, poursuivre, prendre et dompter un cheval
sauvage, attaquer un taureau rebelle et s’en rendre maître; il était le
Roi de la lande.

Pour les réjouissances publiques, on l’appelait à Nîmes, à Arles,
lorsqu’on voulait, dans les arènes, une course vraiment belle. Et si
souvent il avait fait dire dans toutes les arènes provençales: «Oh!
celui-là, c’est _le roi_!» que le surnom lui en était resté. Et lui-même
avait donné à son plus fier étalon le nom de Leprince.

Tous les tours d’adresse et de force que d’autres faisaient, il les
faisait mieux.

Avec cela, il était beau, pas trop grand ni petit, la tête fine, à peau
bistrée et mate, les cheveux en broussaille, noirs, courts, tordus sur
eux-mêmes, la moustache bien peinte, du même noir du diable que les
cheveux, et la barbe toujours rasée, car, dans les sacs de cuir attachés
à l’arçon de sa selle, il avait toujours, ce sauvage, un couteau affilé
en rasoir, une pierre pour l’aiguiser, et un petit miroir rond dans un
étui de peau de mouton.

Et lorsque, sa forte jambe bien prise dans la botte pesante, ses pieds
dans les étriers fermés, bien droit sur la selle à haut dossier, la
longue pique appuyée à la botte, il se dressait, immobile, grandi par
l’effet de réfraction du désert, au milieu de son peuple de cavales et
de taures sauvages, oui, vraiment, sous le chapeau rond dont les bords
étroits le couronnaient de paille dorée et luisante, il avait l’air d’un
roi bizarre et barbare, le gardian!

Et ce n’est cependant pas un jour de ferrade et pour ses hauts faits de
dompteur que la douce blondinette s’était mise à l’aimer.

D’abord, elle était habituée à en voir beaucoup, de ces pasteurs; et
puis, fille de riche intendant, elle eût été plutôt prête à les mépriser
un peu, comme valets de troupeaux. Son père, et sa grand’mère même,
n’avaient pas consenti tout de suite à la promettre à Renaud qui, lui,
était pauvre et n’avait plus aucuns parents; mais Livette était fille
unique, et tant avait pleuré et prié la mignonne, qu’à la fin ils
avaient dit: oui.

Et voici comme le gardian Renaud, qui avait l’habitude d’être recherché
des belles filles, avait pris dans sa main lourde le petit cœur
tremblant de Livette.

C’était un matin où il faisait, pour son cheval qui, la veille en se
baignant au Rhône, avait perdu le sien, un autre «séden».

C’est un licol, le séden de Camargue, mais un licol tressé en poils de
cavales, l’usage étant de laisser toujours aux étalons crinières et
queues longues et vierges, en signe de force et de fierté. Le séden, le
plus souvent, est blanc et noir. C’est après tout une longue corde qu’on
enroule sur elle-même en paquet pour la suspendre au cou du cheval et
qui, licol la plupart du temps, _lasso_ quelquefois, peut servir, selon
l’occasion, à bien des usages.

Seulement le séden, chose essentiellement camarguaise, ne doit pas
sortir du pays. Il en sort plus d’un, à coup sûr, mais c’est par la
méprisable vénalité de tels ou tels gardians qui se moquent des vieilles
coutumes, bonnes pour les gens d’autrefois.

Donc, Renaud faisait un «séden». C’était devant une des fermes
dépendantes du Château d’Avignon, maisonnette basse et longue, logis à
gardian plutôt que ferme, perdue dans la lande, si écrasée qu’elle avait
l’air de vouloir ne pas être vue, comme un animal qui se tapit.

On était en octobre. Les alouettes chantaient. A cheval sur Blanquet (ou
Blanchet), son favori, la petite, d’après l’ordre de son père, arrivait
chercher Renaud et, de bien loin, elle l’aperçut qui, marchant à
reculons, faisait le cordier. Dans une toile attachée autour de ses
reins et gonflée devant lui, comme un tablier retroussé en grande poche,
il prenait à pincées les touffes de poil blanches, puis noires, qu’il
entre-mêlait, et qui se tordaient en une corde à vue d’œil toujours plus
allongée. Un enfant tournait l’épaisse roue de bois, creuse, d’où
partait le séden déjà long, et Renaud,--au rythme de la roue, qui à
chaque tour frappait, ne sais comme, un coup sourd,--chantait une
chanson qui vers Livette arrivait, portée par une petite brise, comme un
appel doux et fort de l’amour qu’elle ignorait encore.

    _N’use pas sur les routes_
      _Tes souliers:_
    _Descends plutôt le Rhône_
      _En bateau._

    _Laisse Lyon, Valence,_
      _De côté;_
    _Salue-les de la tête_
      _Sous les ponts._

Il avait une belle voix, unie et souple, puissante sans effort, étendue.

    _Avignon est la reine..._
      _Passe encor:_
    _Tu ne verras qu’en Arles_
      _Tes amours..._

    _La plaine est belle et grande,_
      _Compagnon..._
    _Prends tes amours en croupe,_
      _En avant!_

Livette avait arrêté son cheval, pour mieux entendre. C’était le matin.
Il y avait dans la lumière cette jeunesse du jour qui fait bondir
l’espérance dans les cœurs de seize ans, et qui met une espérance encore
au cœur des vieux.

Vague espoir qui n’est que le désir d’aimer et dont la perte, pire que
la mort, rend consolante l’idée de mourir!

    _Prends tes amours en croupe..._
      _En avant!_

répéta le chanteur, et la petite, d’un mouvement vers la chanson qui
l’appelait, lança, sans le vouloir, son cheval.

--Tiens! dit Renaud qui s’arrêta de travailler, tiens, demoiselette!
vous voilà de bon matin!... avec un cheval blanc qui sera tout rouge
bientôt!

--Oui, dit-elle en riant, d’œstres et de mouïssales, il y en a beaucoup!
et même trop, ma foi de Dieu!

--Vous en êtes couverte, demoiselette, comme un rayon de miel est
couvert d’abeilles, ou comme une touffe de genêt fleuri!... Mais qui
vous amène?

--J’arrive de la part du père. Il faut avec moi vous en venir tout de
suite.

--...C’est que mon cheval, tout à l’heure, le camarade Rampal me l’a
demandé pour aller jusqu’aux Saintes. Ils sont partis l’un sur l’autre.

--Prenez-donc le mien, dit Livette.

--Et vous, demoiselette?

Elle eut honte de l’étourderie et devint toute rouge.

--Moi? dit-elle,--et la chanson lui sonnait au cœur:

    _Prends tes amours en croupe,_
      _En avant!_

--A moins, dit-il, riant à son tour, qu’il ne vous plaise me prendre en
croupe!

--On en parlerait longtemps dans toute notre Camargue, dit-elle de sa
voix mêlée de rire.... Un gardian comme vous, le terrible parmi les
cavaliers, en croupe comme une fillette? Non, non, sans honte, ce sera
ma place. Nous ôterons ma selle, que vous me rapporterez demain.

--Fort heureusement, dit Renaud, Rampal m’a laissé la mienne, que je ne
prête jamais.

Livette sauta à bas de son cheval; et, au vent de sa jupe, un essaim de
grosses mouches, d’énormes moustiques, s’envola, bruissant autour
d’elle. La croupe très blanche de Blanchet parut alors comme recouverte
d’une résille de soie pourpre, tant les filets de sang s’y
entre-croisaient, nombreux. Un instant après, œstres et mouïssales,
s’abattant de nouveau sur la croupe toute sanglante, la tachetèrent
d’une myriade de points noirs, mais Blanchet, ombrageux pourtant, était
habitué à cette peine-là.

Livette l’attacha à un des anneaux du mur, et, assise sur le banc de
pierre, attendit que Renaud eût achevé le séden.

La roue tournait, frappant, à chaque tour son coup sourd, très régulier.

--C’est une jolie chanson, Renaud, dit Livette tout d’un coup, répondant
à ses pensées avant de l’avoir voulu; c’est une jolie chanson que vous
chantiez tout à l’heure!

--Je l’ai apprise, dit Renaud, d’un batelier, ami de mon père, avec
lequel j’ai remonté le Rhône jusqu’à Lyon--et l’ai ensuite
redescendu....

--Et c’est beau, tout ce pays jusque là-bas? fit-elle.

--Oui, dit-il, c’est beau!

Et il n’ajouta rien.

--Vous n’avez pas l’air, Renaud, de penser ce que vous dites. Vous
n’avez donc pas aimé cette ville de Lyon, dont on parle?

Il y eut un assez long silence. On n’entendait que le rythme monotone de
la roue.

--Pas de soleil! dit Renaud brusquement.... C’est une ville dans un
nuage froid!--Il ajouta: Le Rhône n’est beau que lorsqu’on le redescend.

Livette le regarda, et ses yeux, très grands ouverts, voulaient dire:
«Pourquoi cela?»

Il répondit à son regard:

--Quand un des nôtres va vers là-bas, comprenez-vous, demoiselette, il
quitte tout pour n’arriver nulle part, et ne demande, au bout du chemin,
qu’à repartir pour le retour!...--Quand il vient de là-bas vers ici, au
contraire, il ne quitte rien du tout et il sait qu’au bout de la route,
il sera le bien arrivé!... Devant la mer, voyez-vous demoiselle, il faut
bien que, de force, le meilleur cheval s’arrête,--et c’est là seulement
que je veux bien, moi, consentir à ne pas aller plus loin.... Où la mer
n’est pas, tout le chemin reste toujours à faire....--Assez, petit!
ajouta-t-il en élevant la voix.

La roue s’arrêta. Il examina le séden. La corde, bien régulièrement
noire et blanche, était achevée.

--C’est de bon ouvrage, voyez, dit-il, demoiselle.

Il se pencha, tout contre elle, pour regarder un point de la corde qui
lui semblait un défaut; il se pencha, et une boucle de ses courts
cheveux noirs toucha imperceptiblement les cheveux fous, presque pas
visibles, qui faisaient comme un léger nuage doré au-dessus du front de
Livette.... Et alors, il leur sembla à tous deux--si jeunes!--que leurs
cheveux s’enflammaient, grésillaient tout bas comme une herbe fine qui
prendrait feu, l’été, au soleil.... Ah! sainte jeunesse!

Alors, pour la première fois, Renaud songea à la fille. Jusque-là, il
n’avait jamais vu en Livette que la «demoiselette».... Ils restaient
inclinés tous deux, elle sur la corde qu’elle paraissait examiner
attentivement; lui, sur les cheveux de Livette. Livette avait la
«coiffure du matin», faite d’un petit mouchoir blanc qui enserre le
chignon, et qu’on noue de telle façon que les deux bouts, formant
oreillettes, se relèvent, creux et pointus, au sommet de la tête.
Lorsqu’elles sont en grande toilette, les Camarguaises entourent le haut
chignon, pris dans une fine coiffe blanche, d’un large velours, presque
toujours noir, dont les longs bouts retombent inégalement derrière la
tête, un peu sur le côté.

Il regardait donc, Renaud, les cheveux de Livette, blonds, clairs, mêlés
de deux ou trois floques d’un or plus sombre--bien noués sur la tête,
ondulés en petites vagues sur les tempes, très coquettement soignés,
mais si jeunes qu’il s’en échappait à toute force quelques-uns, de tous
les côtés, assez pour faire au-dessus de sa tête ce léger brouillard de
lumière.

Il regardait la nuque jolie, ronde, où poussait cette chevelure comme
une herbe ardente si frêle, si fine! et si longue et si vivace! Et la
tentation d’y mettre ses lèvres l’attirait comme l’eau attire, après un
jour de marche, dans une colline pierreuse, sans eau, le cheval de
Camargue habitué aux pâturages mouillés.

Elle se sentit trop regardée.

--Partons! fit-elle tout d’un coup. Mon père a commandé que vous veniez
au plus vite.

Renaud crut qu’il se réveillait d’un sommeil long, et d’un rêve. Il eut
un sursaut. Sans une parole, il alla à Blanchet, lui ôta la selle de
femme qu’il enferma dans la maison, lui mit la sienne, et sauta sur la
bête que les moustiques à la fin impatientaient.

En croupe, d’un bond, aidée par la main vigoureuse du gardian, sauta
après lui Livette, très amusée, et qui, d’un bras, entoura la taille de
Renaud. C’est la mode des Camarguaises qui, toutes, les jours de fête,
aux plaines de Meyran, aux Saintes-Maries ou ailleurs, arrivent
«appareillées» sur le cheval de leur promis.

Le gardian enleva Blanchet au galop, lui rendit la main, et le laissa
faire. Blanchet quitta le chemin battu, prit droit sa route vers le
Château, à travers la lande dans le sable semé de salicornes arrondies
en touffes rigides et voisines, inégalement espacées. La bonne bête
volait au-dessus de ces plantes, effleurant à peine les tiges, retombant
toujours entre les touffes, dans le sable mou, d’où pourtant, par
habitude, elle retirait le pied sans effort, mesurant d’avance
l’écartement des obstacles, galopant juste, d’un galop calculé et libre,
changeant de pied à sa guise, se jouant de la difficulté, heureuse
d’être laissée à elle-même.

Et il fallait que Livette enserrât étroitement la taille du gardian. Il
était souple, le cavalier; il ondoyait avec l’animal. Et la vitesse,
l’air libre, la jeunesse et l’amour, tout les grisait, les deux jeunes
gens; et, sans le vouloir, sans y songer, assez haut pour être entendu
de la fille, le cavalier, entre ses dents, répétait sa chanson de tout à
l’heure:

    _Prends tes amours en croupe!_
      _En avant!_

Et il leur semblait que l’horizon était à eux.

Quand ils sautèrent à bas de cheval, devant la ferme du Château,--ils ne
s’étaient pas dit une parole, mais ils avaient échangé en silence le
plus subtil et le plus fort d’eux-mêmes.

Depuis ce jour, Renaud, sincèrement amoureux, devint attentif à plaire.
Il soigna sa mise, arrangea mieux sa taïole, se rasa de plus près, et
n’eut plus un seul regard pour les autres fillettes, même les plus
jolies.

Un jour, enfin, il avait dit à Livette:

--Votre père ne voudra jamais!

C’étaient ses premières paroles d’amour.

--Si je veux, mon père voudra. Et ce que veut mon père, mère-grand le
veut toujours!

--Le bon Dieu le fasse! répondit Jacques.

Et, en effet, comme elle l’avait dit,--cela était arrivé.... Maintenant,
depuis cinq mois à peu près, ils étaient promis.

Ce qui le charmait en Livette, c’est qu’elle était tout le contraire de
lui, si fine, si frêle, si blonde, si enfant,--et c’était que, à ne pas
s’y tromper, elle l’aimait de toutes ses forces, la mignonnette.



V


Si fraîche était Livette qu’on répétait souvent en parlant d’elle, ce
mot de Provence: «On la boirait dans un verre d’eau!»

       *       *       *       *       *

A aimer Livette, Renaud éprouvait ce plaisir, si doux au cœur des forts,
d’avoir à protéger quelqu’un, une petite femme qui était une enfant.
Grâce à la fragilité, à la petitesse de Livette, le rude gardian, bâti
pour des amours violentes, le cavalier du désert camarguais, le bouvier
au poing robuste, le dompteur de cavales et de taureaux, éprouvait une
sorte d’amour fait de pitié douce, de respect pour la faiblesse
gracieuse; il apprenait la tendresse en un mot, qu’il n’eût pas su avoir
peut-être pour une de ses pareilles.

Il ne lui serait jamais venu à l’idée de lui dire, à elle, quelqu’une de
ces grosses plaisanteries à double entente dont il régalait volontiers,
aux jours de ferrades ou de courses, les fortes belles filles de sa
connaissance. Il lui eût semblé qu’il abusait vilainement de sa
puissance et de son expérience d’homme.

Encore moins Livette lui donnait-elle cet âpre désir, bien connu de lui,
qui, parfois, auprès des autres filles, lui montait au cerveau en coup
de sang, ce désir de toucher avec ses mains, de prendre avec ses bras,
de renverser au revers du fossé, en riant de la résistance molle, du
consentement qui repousse un peu, de la lutte égale entre la fille et le
garçon qui tous deux s’entendent, au fond, pour être voleur et volée.
Non, devant Livette, Renaud se sentait nouveau à lui-même. Il lui
venait, de la petite demoiselle aux cheveux d’or, une tranquillité de
cœur dont il était bien surpris. Il a mille formes, l’amour. Celui
qu’éprouvait Renaud pour Livette était un apaisement. Il lui «voulait du
bien». Voilà ce qu’il se répétait en songeant à elle. Et, comme il
désirait toutes les autres un peu à la façon des taureaux de sa manade,
dans la saison où les germes travaillent, il se trouvait que la seule
qu’il aimât vraiment, il lui semblait ne la désirer point.

Alors, de cela, il éprouvait un charme bon, qu’il savourait comme une
eau pure après la longue marche dans la poussière, au soleil. Il se
réjouissait en lui-même de son amour comme d’un repos, d’une halte sous
un ombrage d’arbre, au bord d’une source très fraîche, très claire,
pendant que des oiseaux chantent, au réveil, le matin. Quelquefois, dans
le flamboiement de midi, quand il traversait, sur son cheval qui
baissait la tête, le désert miroitant de sables, de sel et d’eau, il
sentait le souvenir de Livette lui arriver doucement, et il lui semblait
alors qu’une brise lente l’accompagnait, passait sur son front, le
lavait en quelque sorte de sa fatigue, de la poussière, comme un bain.
Il était rafraîchi et il se sentait sourire. Ranimé, il avait un frisson
d’aise qui parcourait tout son être, et qui, par les genoux et par la
main, imperceptiblement, commandait à son cheval de relever la tête. Il
la relevait sans autre commandement, s’ébrouait; le cheval de l’amoureux
secouait sa crinière, chassait, du coup de fouet brusque de sa queue,
les mouïssales qui ensanglantaient ses flancs et, d’un pas allongé,
gagnait les abris à l’ombre, au bord du Rhône, sous les aubes, sous les
peupliers,--dont les feuilles toujours tremblotent et bruissent comme
l’eau, comme les cœurs d’homme, comme tout ce qui vit, espère, souffre
et meurt.

Non seulement par sa grâce et sa faiblesse elle le charmait, lui fort et
brutal; mais aussi par les soins de sa mise, par son élégance de femme
riche, elle l’enchantait, lui pauvre; et elle lui semblait une créature
neuve, étrange, d’un autre monde. Et elle l’était en effet. D’une autre
qualité, se disait-il; un être hors de sa région, bien au-dessus.

Qu’il pût dénouer un jour les cordons de ses petits souliers, cela «ne
lui venait pas», et cependant elle était à lui, Livette, la fille des
intendants du château d’Avignon! elle était sa fiancée, sa promise, sa
future femme!

Il se faisait l’effet de l’héritier d’un trône. Devant l’idée seule de
son avenir, il éprouvait quelque chose comme l’embarras d’un mendiant au
seuil d’un palais, devant les tapis qu’il faut fouler, pour y entrer,
avec des souliers lourds de boue.

Elle tenait un peu pour lui de la sainte Madone, en bois sculpté, peinte
d’or et de bleu, chargée de colliers de perles et de fleurs, qu’il
voyait, enfant, dans l’église d’Arles, à Saint-Trophime.

Aussi éprouvait-il un étonnement secret à se savoir aimé.

       *       *       *       *       *

Cela ne lui paraissait pas vrai tout à fait; et comme il fallait bien se
rendre à l’évidence, toutes les fois qu’elle lui parlait, il éprouvait
sans fin la nouveauté de son amour.

Et il était embarrassé un peu, devant elle, ne trouvait plus ses mots,
se contentait de lui sourire, de lui être soumis comme un enfant, de
courir pour aller chercher ceci ou cela, la devinant sur un regard; se
trompant quelquefois, mais rarement; goûtant, à être le valet de la
fillette, le plaisir d’un gros nain domestique amoureux d’une
mignonnette fille de roi.

Son sobriquet de _Le Roi_ à côté d’elle maintenant lui semblait une
moquerie. Elle l’embarrassait, il était humble devant elle.

Et il était surpris, indigné même, au dedans de lui, de l’aisance des
autres avec Livette. Il lui semblait étrange que ses compagnes la
traitassent en égale; que son père, sa grand’mère, n’eussent pas pour sa
fiancée les égards, le respect qu’il avait, lui.

Volontiers, quand la grand’mère criait à Livette: «Fais ceci ou cela,
cours! dépêche-toi!» il se serait fâché, lui aurait dit: «Pourquoi la
commandez-vous? Elle n’est pas faite pour obéir! Vous êtes une méchante
grand’mère! Ne voyez-vous pas bien qu’elle est trop délicate pour ces
besognes, et trop jolie!»

Mais ce n’était qu’un sentiment caché en lui; il n’aurait pas osé
l’avouer, car les femmes sont faites, selon nos anciens, pour être les
servantes de l’homme. Il n’en disait donc rien du tout. Il se trouvait
même, de l’éprouver, un peu ridicule. Il se contentait de faire très
vite, à la place de Livette, la chose qu’on lui commandait, si c’était
de celles qu’il pouvait faire.

Oh! par exemple, si un homme se fût permis, avec Livette, une
plaisanterie malsonnante, eût pris une liberté, oh! alors, avant de
réfléchir, certainement, celui-là, il l’eût assommé du poing, là, tout
de suite!

Si, même dans la foule, un jour de fête, quelqu’un, homme ou femme, non
loin d’elle, lançait un mot grossier, un de ceux-là que lui-même, à
l’occasion, savait faire sonner très bien, il éprouvait, contre
l’inconnu, une rage; il lui semblait véritablement qu’on eût dû
s’apercevoir de la présence de Livette, la sentir près de là, comprendre
que, devant elle, on devait se respecter.

Tout cela, il eût été incapable de l’expliquer, mais il l’éprouvait,
confus et certain, en lui.

       *       *       *       *       *

Pour Livette, elle sentait finement l’adoration du bouvier. Elle en
jouissait sans trop en avoir l’air. Elle voyait très clairement qu’elle
avait, sans aucun effort, dompté une bête sauvage. Elle riait parfois,
en le regardant, d’un rire honnête, clair, où il y avait cependant le
triomphe de la mystérieuse magie féminine, merveilleuse invention de la
nature qui veut que le fort soit, au gré de la faiblesse exquise,
attiré, vaincu, roulé à terre. Ce miracle, opéré par la vie, par la
nature, par l’amour, elle le croyait son œuvre, à elle Livette, et elle
était travaillée d’un peu d’orgueil, la petite femme! D’autant plus que
souvent elle se disait: «Comment ai-je fait? je ne mérite pas ce
bonheur; non, en vérité, je ne le mérite pas!» Elle voyait très bien
que, pour lui, elle était un être à part; qu’il ne la traitait pas du
tout comme faisait tout le monde; et, très étonnée, elle en était fière.

Puis, se demandant, en son cœur sincère, ce qu’elle avait de «plus», de
mieux qu’une autre, et ne trouvant pas, il lui arrivait de juger, malgré
elle, son amoureux un peu, un tout petit peu bête d’être comme cela, lui
si fort, dominé par elle! Alors elle se moquait gentiment, riait de lui
tout haut:

--Ah! grand nigaud!

Ainsi, obscurément, toute la Femme, profonde, ondoyante, était dans
cette paysanne simple, qui n’aurait rien su dire sur elle-même.

Il lui arrivait aussi de se trouver jolie, belle, la plus belle, la plus
jolie, de s’admirer. Quand cette idée lui venait, et, il faut l’avouer,
ce fut bientôt la plus fréquente, oh! c’est alors qu’elle sentait son
orgueil! Et elle ne trouvait plus bête du tout son amoureux; il lui
semblait bien heureux, au contraire, trop heureux! Oh! c’est lui qui ne
la méritait guère!... Dans ces moments-là, elle accueillait ses
services, ses humilités, avec un petit air de princesse habituée aux
hommages.

Alors aussi, elle se demandait pourquoi tous les autres ne faisaient pas
pour elle ce qu’il faisait, lui? Et, par contre, elle concevait aussitôt
pour lui une sorte de reconnaissance.... Cette mobilité d’impressions
qui tournent en nous, souvent opposées, sans fin variées, autour de
l’idée fixe, voilà l’amour.... Eh oui, vraiment, il méritait d’être aimé
seulement pour avoir su la connaître!... la choisir!... C’étaient les
autres jeunes hommes, qui, tous, étaient des sots!

Bienvenu était-il s’il arrivait à la ferme quand elle en était à cette
pensée.... Elle poussait un petit cri d’oiseau content et courait à son
ami.

--Bonjour, monsieur Jacques!

--Bonjour, demoiselle Livette!

Ils se prenaient la main.

--Venez-vous au Rhône?

--De bon cœur!

Et souvent ils allaient s’asseoir ensemble au bord du Rhône, sous le
grand aube, un arbre de plus de cent ans, qui est là, connu de tout le
monde.... Les aubes, assez pareils aux trembles et aux bouleaux, sont
des arbres bien camarguais.

Quelquefois, en y allant, elle lui tendait une branchette verte, souple,
cueillie à un peuplier du chemin, et ils marchaient attachés l’un à
l’autre et séparés à la fois par la branchette courte que suivait un vol
de fins moucherons aux petites ailes irisées.

Elle aimait beaucoup ce jeu de le faire marcher ainsi, pas trop près,
pas trop loin, le tenant sans le toucher, l’attirant à volonté, le
maintenant à distance selon sa fantaisie, faisant de la baguette
feuillue un fouet, s’il venait à entrer en révolte.

Elle se sentait ainsi bien maîtresse de lui, se rappelant qu’ainsi
quelquefois elle s’était fait suivre docilement de son cheval Blanchet,
en lui tendant une gerbe mince d’avoines en fleurs;--qu’ainsi parfois
elle avait ramené derrière elle, calme comme un bœuf, un taureau
méchant, échappé, blessé dans les courses, et qu’elle avait rencontré au
fond d’une touffe d’ajoncs, au bord du chemin, en train de tendre sa
langue baveuse aux filets de sang qui découlaient de son mufle.

Arrivés au bord du Rhône, sous le grand aube au tronc rugueux et noir,
aux branches lisses et blanches, qui s’étend largement au-dessus du
fleuve, avec son vaste feuillage bruissant, ils s’asseyaient côte à
côte, les fiancés, sur les racines qui sortent de terre ou bien sur un
paquet de roseaux coupés.

Et ils regardaient couler l’eau. L’eau terreuse, jaunâtre, charriant des
amas d’écumes tournoyantes, allant à la mer.

Ils s’asseyaient et ils regardaient.

Ils ne parlaient pas. Ils vivaient en silence, au bruit du Rhône dont
les petites vaguelettes, obliquement, sur les bords, viennent jouer,
s’attacher dans les pieds innombrables des roseaux, des peupliers
jeunes, tandis que le gros du courant passe au milieu, pressé, rapide,
comme en hâte d’arriver là-bas, à la mer qui est sa perte.... Ils
rêvaient, ils ne parlaient pas.

Ils se sentaient vivre de la même vie que tout ce qui les entourait. De
temps en temps, un martin-pêcheur, azuré et mordoré, filait devant eux,
se posait sur une basse branche, regardant l’eau de côté, le bec en
arrêt, puis brusque, traversait le Rhône. Et avec l’oiseau bleu, leur
pensée traversait aussi le fleuve, s’arrêtait là-bas, sur quelque
branche courbée en arc dont le fin bout trempait dans l’eau, tout
vibrant de la course du fleuve, et entouré d’écumes accumulées, de
feuilles mortes, de brindilles. Comme un sorcier, l’oiseau, tout à coup,
avait disparu!...

--C’est joli! disait parfois Livette.

Et c’était tout.

Lui ne répondait pas. Il ne savait que lui dire. Il était trop heureux.
Le roi n’était pas son cousin!

Aux heures du soir, beaucoup de tout petits lapins, des jeunes, en cette
saison de mai, sortaient du parc, des haies sauvages, et jouaient
presque invisibles, gris, dans l’ombre au pied des buissons, trahis par
l’agitation d’une touffe d’herbe, d’une branchette basse, horizontale,
qui barrait leur coulée.

Il y avait aussi, pour la joie des deux fiancés, la chanson du
rossignol, à l’heure où la lune monte. Écoutez-là: c’est toujours beau,
dans la nuit, cette chanson du rossignol. Il commence par trois cris
distincts et bien prolongés; on dirait un signal, un appel convenu; cela
commande l’attention. Puis la modulation s’élève, hésitante. On dirait
qu’il est timide, qu’il a peur de n’être pas exaucé.... Mais bientôt il
prend courage, il s’assure, et le chant monte, s’élève, éclate, se
répand dans un tumulte ordonné.... Et c’est l’amour, c’est la jeunesse
et l’amour qui ne se contiennent plus, que rien n’arrête, qui réclament
leur droit à la vie.... Il se tait.

       *       *       *       *       *

Il s’était tu, que les amoureux écoutaient longtemps encore le chant de
l’oiseau se répéter dans l’écho ténébreux d’eux-mêmes.

       *       *       *       *       *

... C’était l’heure de rentrer. Ils se levaient, s’acheminaient vers la
ferme qui est tout proche.

La grand’mère appelait du seuil de la porte:

--Livette! Livette!

Sa voix leur arrivait comme plaintive, caressante, un peu triste, du
bord de la grande plaine qui élevait aussi dans l’obscurité, vers les
étoiles, vers la vie, vers l’amour, un long appel mélancolique. La voix
des nuits sur la plaine se répand et monte tranquille sans se heurter à
aucun écho, triste d’être seule dans trop d’étendue.

Et autour des amoureux qui regagnaient la ferme, dans les vergers, dans
le parc, s’élevait bientôt, à mesure que croissait la nuit,
l’assourdissante clameur des grenouilles, tapage puissant qui est le
total d’une addition de bruits faibles, énorme brouhaha, fait de menus
coassements inégaux qui, accumulés, s’écrasant l’un l’autre, arrivent à
n’être plus qu’un tumulte régulier, pareil au ronflement continu d’une
cataracte.

Et au milieu de cette formidable clameur d’éternité, faite des milliers
de voix des toutes petites rainettes amoureuses, traversée d’un cri de
courlis ou de héron en chasse, accompagnée du bourdonnement des deux
Rhônes, et du battement de la mer,--les amoureux, émus l’un de l’autre,
n’entendaient rien que le battement calme de leurs deux cœurs.

Et à mesure que le temps passait, l’amour grandissait en eux, accru du
souvenir de toutes ces heures vécues ensemble.

Renaud n’était plus seulement Renaud pour Livette, mais l’être par qui
elle éprouvait la vie, à travers qui lui venait ce grand souffle de
toutes les choses, des horizons de terre et de mer, cette émotion
d’être, ce désir d’avenir, d’accroissement, ce flux d’espérances vagues,
qui est l’amour et qui fait l’intérêt de vivre.

Et maintenant, si on eût voulu arracher Jacques à Livette, elle en
serait morte, et celui qui aurait voulu prendre à Jacques Livette, en
serait mort, oui, mes amis, encore plus sûrement.

C’est une belle et bonne chose que l’amour soit sans cesse occupé à
rajeunir le monde,--et le rossignol, comme les grenouilles, ne se
lassent pas de le répéter.



VI


Ce Rampal, qui avait emprunté le cheval de Jacques Renaud, n’était plus
revenu.

Renaud ne montait plus maintenant d’autre cheval que Blanchet.

Rampal était un mauvais gueux, joueur, coureur de cabarets, bien connu à
Arles dans toutes les maisons louches tapies le long du Rhône.

Chassé par plusieurs maîtres, gardian sans manade, il passait sa vie
maintenant à courir à cheval d’une ville à l’autre, d’Aigues-Mortes à
Nîmes, de Nîmes à Arles, d’Arles aux Martigues, et, dans chacune de ces
villes, exerçait quelque métier douteux, trichait un peu aux cartes,
gagnant de quoi vivre une semaine sans rien faire, et repartant, cette
semaine-là, pour la Camargue qu’il aimait, où il avait, dans deux ou
trois fermes, des femmes à qui plaisait son existence de forban
mystérieux.

Pour cette vie, il fallait un cheval. Gardian à pied, Rampal avait
d’abord volé un cheval à une manade, mais celui-là, la seconde nuit,
rompant son entrave, l’avait quitté, avait traversé le Rhône à la nage
et rejoint son troupeau. C’est alors que le gueux, ayant en effet des
affaires pressées, avait dit à Renaud:

--Je prends ton cheval Cabri, j’ai besoin d’aller aux Saintes.

--Prends mon cheval, avait dit Renaud.

Il ne lui était pas venu à l’esprit que Rampal ne reviendrait pas. Sûr
de sa réputation de force et de vaillantise, Jacques ne croyait pas
qu’on pût s’exposer à sa colère.

Et puis, il avait pour Rampal une sorte de pitié mêlée d’un peu
d’admiration. C’était un hardi cavalier que Rampal, et sans les femmes
et les cartes, avec Renaud ou après lui, il eût été, lui aussi, un roi
des gardians! En sorte que si Rampal faisait pitié à Renaud, Renaud
faisait envie à Rampal.

Quant aux fredaines de ce «marrias», de ce mauvais chenapan, c’étaient
jeux d’homme libre. Ni marié, ni fiancé, orphelin de père et de mère,
n’ayant à nourrir, à aider personne, à complaire à personne, il avait
bien raison de vivre à sa guise! Ainsi, du moins, pensaient la plupart
des gens.

Renaud, d’ailleurs, quoique honnête, avait des goûts de vagabond.

Avant d’avoir au cœur, pour Livette, son étrange amitié, dont il se
sentait comme attaché, lié aux pieds et aux mains, il avait, à la
vérité, souvent couru avec Rampal de singulières aventures.

Plus d’une fois ils avaient galopé côte à côte, portant chacun en
croupe, vers la libre plaine, une fille au rire facile qui, au sortir
d’une course de taureaux à Aigues-Mortes ou en Arles, avait consenti à
les suivre pour une nuit.

Seulement, en ces aventures, Renaud toujours avait joué franc jeu, ne
promettant jamais ni mariage ni rien, offrant aux belles un cadeau, un
souvenir, bague de laiton ou foulard,--fichu à plisser suivant la mode
arlésienne, ou large ruban de velours à former coiffure, tandis que
Rampal avait des trahisons, promettait beaucoup, sans tenir, bref
n’était qu’un «féna», un vaurien.

Rampal avait donc emprunté le cheval de Renaud avec l’intention de le
ramener le soir même, mais, ce soir-là, on lui avait annoncé une fête
aux Martigues, et il était parti, sans se soucier de Renaud. «Il
prendra, s’était-il dit, un cheval de sa manade»... Or, Audiffret, le
père de Livette, l’intendant du château, avait voulu que Renaud prît
Blanchet.

--Prends Blanchet, lui avait-il dit. Il me fait peur pour notre fille.
C’est un maître cheval, mais ombrageux, des fois. Achève de nous le
dresser. Je veux qu’il coure cette année aux fêtes de Béziers.
Entraîne-le.

Et, heureuse que Blanchet fût à «son ami», car déjà elle appelait ainsi
Renaud, dans le silence de son cœur,--Livette, qui aimait Blanchet,
avait simplement dit:

--Je vous le recommande.

Il y avait plus de six mois de cela.

Rampal, qui avait fait parler de lui cependant, et dont Renaud avait eu
plusieurs fois des nouvelles, n’avait pas ramené le cheval.

Renaud patientait. Plusieurs fois, informé que Rampal était ici ou là,
il avait essayé de le joindre sans y parvenir.

--Je l’attraperai quelque jour! disait Renaud; il ne perd rien pour
attendre.

Il espérait bien que la fête des Saintes-Maries ramènerait ce coquin.

--Avec les bohémiens voleurs, celui-là reviendra! répétait-il, et il ne
se trompait pas.

Rampal, pour un empire, n’aurait pas manqué une fois de venir au
pèlerinage des Saintes. Le gueux se serait cru damné. C’était pour lui
habitude d’enfance de venir demander pardon de ses fautes aux deux
Maries et à Sara la servante, dont il ne faisait que rire par
fanfaronnade, ne pouvant s’assurer à lui-même s’il croyait en elles ou
non.

Cette année-là, affilié aux bohémiens, pour des affaires de
maquignonnage (on sait que les bohémiens, hommes et femmes, roms et
juwas, comme ils disent, ont une connaissance approfondie de tout ce
qui se rapporte au cheval), Rampal leur avait été une excellente source
de renseignements.

Par différents moyens, on l’avait fait parler sur ceci, sur cela, sur
tous et sur toutes. Il ne savait pas bien lui-même qu’il eût conté tant
de choses.

On l’avait interrogé, tantôt nettement, à l’improviste; tantôt d’une
façon détournée et lente, et puis pendant l’ivresse, et même pendant le
sommeil. Et la mémoire infaillible des gitanes avait rigoureusement
enregistré ses réponses,--de quoi étonner toute la Camargue.

Rampal n’avait pas même été questionné par la reine bohême qui se
méfiait de sa discrétion, et qui tenait de seconde main sa connaissance
des secrets du pays.

Une fois seulement il lui avait adressé la parole. C’était un soir où la
reine mendiante s’était mise à danser pour elle-même, sur le grand
chemin au bruit de son tambour de basque qui ne la quittait guère.

--Tu es belle! lui avait-il dit.

--Tu es laid! avait-elle répondu très vite avec mépris.

--Donne-moi, fit Rampal, la bague de ton doigt, je t’en donnerai une
autre.

Elle avait regardé d’un œil tout plein d’étincelles sa bague barbare, en
argent battu au marteau, puis le chrétien insolent, et elle avait dit:

--Un coup de bâton sur les reins, voilà ce que je donnerai, chien! si tu
ne me laisses!

Et, laidement, elle avait craché comme par dégoût.

Un peu troublé, Rampal avait quitté la partie.

Cette femme avait une façon de regarder qui troublait les gens. On eût
dit qu’il sortait de ses yeux un feu noir, une flamme aiguë. Cela
pénétrait, fouillait, et on n’y pouvait rien. Elle entrait dans votre
regard, mais on n’entrait pas dans le sien--qui, au contraire,
repoussait, s’opposait au vôtre comme une chose solide. Et, dans ces
moments, elle était fièrement cambrée, la tête un peu en arrière, tout
le corps en arrêt, si onduleux et si rigide à la fois, qu’on eût dit
d’une vipère à cornes dressée sur sa queue, fascinante et prête à
bondir.

--Je ne peux pas vous expliquer, Jacques, comme cette femme m’a fait
peur, avait dit à Renaud Livette. J’en ai encore le sang gelé!... Elle
m’a menacée! Et quand cette couronne d’épines est tombée devant moi,
j’ai cru que j’allais--Bonne Mère!--m’évanouir!

--Celle-là aussi, avait répondu Renaud, si je la rencontre, elle aura à
qui parler!

--Laissez, Jacques, les païens tranquilles! Ce n’est pas bon d’avoir
affaire au diable.

Mais le gardian aimait la bataille, et il ne désirait rien tant que
rencontrer Rampal et Zinzara, le joueur et la reine des tarots,--«deux
bohémiens, deux voleurs ensemble,» pensait Renaud.



VII


Ce fut la bohémienne qu’il rencontra d’abord.

Renaud, à cheval sur Blanchet, allait le long de la plage, vers les
Saintes.

Il avait la mer à sa droite; à sa gauche, le désert. Il marchait dans le
sable; et la lame, de moment en moment, venait s’étaler sous les jambes
de son cheval, entourant d’écume gaie les sabots roses vite relevés.

Renaud pensait à Livette.

Il regardait devant lui, et voyait l’église des Saintes, ses hauts murs
droits, crénelés, et il se demandait si ce serait là ou à Saint-Trophime
en Arles qu’il conduirait, vêtue de blanc, couronne en tête, sa petite
reine.

Il regardait la mer et se demandait si rien ne lui viendrait par là; si
son oncle, le capitaine au long cours, parti depuis tant d’années, ne
débarquerait pas quelque jour avec une cargaison de choses vagues et
merveilleuses, un million fait d’objets précieux, d’étoffes et de
pierreries? Dans son imagination de pauvre et d’ignorant, l’idée de la
fortune était une vision de trésors légendaires, comme ceux qui sont
dans les cavernes des contes arabes.

Un instant, il voyait cela, de ses yeux, le voyait en réalisation dans
l’éclat papillottant de la vaste mer qui étincelait à l’infini, par
scintillements vifs et brusques, comme un miroir cassé en étroits
morceaux irréguliers et mobiles. C’était une nappe ondulante de diamants
et de saphirs. Le soleil, à mesure qu’il baissait sur l’horizon, jetait
des feux de plus en plus roux sur les miroitements moins rapides, et
toute l’eau fut bientôt semblable à du vieil or bruni, qui se mouvait
avec lenteur; on eût dit, sous des luisants polis de vitrine, un immense
trésor fondu! De très loin en très loin une vague haute se gonflait,
ronde, pesante, un nuage passait; et dans l’épaisseur de la vague
chaperonnée d’or, dans l’ombre lente du nuage s’approfondissait un bleu
noir, puissant. Le soleil s’abaissait toujours et de grandes bandes d’un
rouge vif se mettaient à dominer les bandes d’ocre, d’améthyste, de vert
citronné, d’azur pâle, qui s’étageaient sur la ligne d’horizon.... La
mer changeante était maintenant semblable à un manteau de pourpre royale
à franges d’azur, d’argent et d’or.

Sur le désert, les marais aussi se transformaient en draperies
éclatantes, en broderies étalées. Tout n’était qu’étincellement, les
sables, les eaux, le sel.... Par moments, un flamant rose se soulevait
du milieu des enganes, volait, lourd, semblait emporter à son flanc un
peu du rouge de l’eau et du ciel,--puis se reposait au bord des eaux
luisantes.

Les goélands étaient comme les blancs oiseaux de rêve de ce pays
d’enchantement. Ils s’asseyaient par bandes, pareils à des colombes
couveuses, sur les vagues de la mer au large, ou sur les sables chauds,
ou sur les étangs.

Et là-bas, dans le nord-ouest, Renaud cherchait de l’œil la haute
terrasse carrée du Château d’Avignon, où montait quelquefois Livette
pour voir si, dans la plaine, elle n’apercevait pas Blanchet et la lance
droite de son bon ami Renaud.

Renaud, tout à coup, arrêta son cheval et regarda fixement un point noir
qui se mouvait sur la mer, s’abaissant, s’élevant avec les courbes des
vagues, à deux cents pas du rivage.

Il crut reconnaître une tête de femme; une tête aux cheveux noirs
ruisselants d’eau, couronnés d’un cercle de cuivre, où luisaient, en
pendeloques, des médailles d’Orient....

La gitane nageait, s’ébattait dans les vagues, qui, venues du fond de la
mer, se soulevaient, rares, lentes. Elle y glissait comme un congre,
heureuse de sentir sa peau caressée par les souplesses de l’eau salée.
Elle avait des ondulements pareils à ceux de la mer elle-même; elle
serpentait comme ces algues que fait ondoyer la force des houles. De
loin en loin, la vague plus lourde et plus haute arrivait contre elle.
Elle lui faisait face, étendait, à la manière des plongeurs, au-dessus
de sa tête baissée, ses mains rapprochées en pointe, et entrait
horizontalement sous la lame large qu’elle traversait de part en part.

Du haut de son cheval, Renaud voyait la tête brune émerger de l’autre
côté de la lame bombée qui, en arrivant le long du rivage, se
contournait en volute blanchissante, s’écroulait aussitôt en neige
d’écume, s’étalait enfin sous lui, sur le sable, en minces nappes
transparentes qui se surmontaient l’une l’autre, toutes pailletées
d’étincelles. Il ne voyait pas distinctement le corps de la nageuse. A
peine, sous les transparences de l’eau limpide, en apercevait-on les
contours fuyants, qu’ils se voilaient aussitôt d’ondoiements et de
reflets.

Tout à coup, la nageuse se dirigea vers la terre, parut prendre pied,
et, élevant un bras hors de l’eau, fit à Renaud signe de s’en aller,
avec des cris:

--Passe ton chemin!

Mais lui qui, jusque-là, regardait avec curiosité, sans colère aucune,
fut, à ce mot, pris d’irritation. Il n’avait rien oublié, certes, des
plaintes de Livette contre la bohémienne. Il n’y avait pas huit jours
que la tzigane avait rendu au Château d’Avignon sa visite menaçante.
Seulement, dans cette lumière, dans cette beauté du soir, Renaud
s’était senti le cœur paisible, et il avait reconnu la reine bohême sans
émotion. Peut-être une curiosité dominait-elle en lui, qui le poussait
vers cet être étranger, mystérieux, surpris au bain, dans la grande
solitude du désert et du soir; une curiosité de voyageur pour un animal
inattendu et de chrétien pour une femme païenne. «Passe ton chemin!»
Cette injonction qu’une voix de femme lui lançait de loin, le blessa
tout à coup, à l’endroit de son cœur où était le souvenir de Livette
menacée par la tzigane.

--Ah! c’est toi, cria-t-il, c’est toi qui vas au seuil des portes faire
peur aux filles qui restent seules! qui fais des menteries et des
singeries pour les forcer à te donner ce qu’elles te refusent! Que cela
ne t’arrive plus, voleuse! ou tu sentiras le bois des fourches à foin et
celui des tridents à vaches!

La reine, insultée, eut dans tout son être un sursaut de rage folle....
Si elle eût été près du gardian, elle eût sauté à sa gorge tout droit,
comme un serpent qui se détend en flèche et se fixe à sa proie. Elle se
sentit pâlir, eut un redressement de tout son corps, et, cambrée, comme
la couleuvre qui menace, la tête un peu en arrière, elle avança vers le
cavalier... mais qu’elle en était loin!

--Ah! ah! lui cria-t-il, tu t’approches pour mieux entendre! Viens donc,
païenne, viens! on s’expliquera! Au souvenir de Livette menacée par
cette femme, la colère le prenait.... Ce n’étaient pas des chrétiens,
ces gens de Bohême, mais tous des voleurs, des bandits.... On raconte
qu’aussi bien ils mangent de la chair humaine, de la chair d’enfant,
lorsqu’ils n’en trouvent point d’autre. Comment auraient-ils, si
souvent, sans cela, des quartiers de chair saignante dans la marmite?...
Ah! race de loups! race de renards maudits!

--Avance! cria-t-il encore.

Elle avançait en effet, mais péniblement, ayant à repousser l’eau
pesante devant elle, à chaque pas. Elle n’avait pas encore les épaules
hors de l’eau; et--sous l’eau--elle aidait sa marche en ramant des deux
bras. Si elle se fût mise à la nage, elle eût fait plus vite le même
chemin, mais elle n’y pensait même pas. Elle songeait à bien autre
chose!

Renaud, machinalement, jeta un coup d’œil sur le rivage, derrière lui,
et aperçut à quelques pas, hors des atteintes de la vague, en tas,--et
son tambour de basque jeté dessus,--les hardes de la bohémienne; puis il
reporta ses regards vers la femme qui s’avançait contre lui. Elle avait
maintenant de l’eau jusqu’aux aisselles, et il vit, alors seulement,
qu’elle se baignait toute nue.

Son buste, lentement, émergeait. A cent pas du rivage, elle n’eut plus
de l’eau que jusqu’aux genoux. Elle était belle. Son corps, ferme et
svelte, était bien jeune. Très cambrée, elle semblait marcher au combat
sans aucune idée de pudeur. On l’attaquait: elle courait à l’agresseur,
voilà tout. Ses poings étaient fermés, ses bras légèrement repliés, sa
tête toujours un peu en arrière. Toute sa démarche était menaçante.
L’eau roulait en perles brillantes de sa nuque à ses pieds, sur tout son
corps bronzé, d’un fauve sombre. Sa poitrine, bombée, tendue en avant et
comme offerte, semblait prête à recevoir, telle qu’un bouclier magique,
des coups qui resteraient impuissants.

Le gardian demeurait immobile d’étonnement. Il regardait venir à lui
cette femme qui, ainsi vue, jaillissant hors de l’eau, entourée de
blancheurs d’écume, avec sa couleur étrange, lui paraissait un être
surnaturel.

Que venait-elle faire? Elle avançait, hardiment agressive, et, dans son
esprit de sorcière, il y avait sans doute bien des ruses méchantes.

Ne s’était-elle pas courbée un instant, comme pour ramasser, au fond de
l’eau, des cailloux à lapider son ennemi? En avait-elle dans ses deux
poings qu’elle tenait crispés? Non, les sables de la Camargue vont très
loin sous l’eau, s’abaissant en pentes très douces, sans que le pied nu
du nageur y puisse rencontrer le moindre galet.

Que venait-elle faire alors?

Et voici qu’elle était tout près du cavalier, toujours plus curieux.
Cependant le gardian ne s’interrogeait plus. Il la regardait, stupide et
ravi.

Fasciné, il la suivait du regard, oubliant sa pique posée sur l’étrier,
oubliant son cheval, oubliant tout....

Et bien droite maintenant, à trois pas devant lui, insolente dans toute
son attitude, dans tous les contours de son corps, elle le regardait en
face, avec cet œil d’où sortait une flamme acérée et dans lequel ne
pouvait pénétrer aucun regard. Et comme elle lui présenta, une seconde,
son visage de profil, il eut le sentiment rapide, à peine conscient,
d’une ressemblance du bas de ce visage (du dessous des narines
au-dessous du menton),--avec la tête du lézard des sables et celle des
tortues et des couleuvres du marais. C’était la même coupe verticale,
fendue d’une bouche mince, un peu retombante, d’où il s’attendit, comme
en un rêve du diable, à voir sortir une langue fourchue, vibrante.

Puis, cette impression vite effacée, il ne vit plus que la femme, jeune,
belle, nue, comme offerte d’elle-même à son désir de sauvage, dans la
liberté de ce rivage désert, au bruit des vagues, dans l’air qui venait
du grand large, au soleil du soir, qui ruisselait sur tout ce beau corps
avec l’eau marine.

Et il allait, ébloui, ivre, aveuglé par le flot de son sang qui,--du
cœur où il avait couru d’abord, l’oppressant, le faisant chanceler sur
sa selle,--maintenant lui bondissait au cerveau, rougissant sa face et
son cou de taureau, il allait sauter à bas de sa bête, ou peut-être se
baisser seulement, enlever de terre, à la force du poignet, la créature
légère pour lui, l’emporter sur sa croupe de centaure,--quand, plus
prompte, elle s’élança, les deux bras en avant, et de sa main gauche,
prit et serra de tout son poids la double bride du cheval qui, à demi
cabré, recula. Et de sa main droite, elle souffletait la figure de la
bête!

--Va dire, chien! va dire à tes pareils qu’une femme s’est vengée de
toi, et que, sur la figure du cheval, elle a souffleté le cavalier!
Tiens, lâche! Tiens, bouvier de malheur! Va conter cela à ta fiancée! Va
lui dire que, battu par moi, tu n’as su que dire ni que faire!

Il n’y avait plus beaucoup de colère dans Renaud; il n’y avait plus que
de la peur, mêlée à l’étonnement. L’action de cette femme lui paraissait
vraiment surprenante, diabolique. De couleur, d’attitude, de regard,
d’audace, elle était bien sorcière. Une terreur étrange était en lui.
Peut-être eût-il gaiement, sans remords, commis le péché avec toute
autre que cette gitane de malheur, qui le terrifia. Il craignit surtout
pour Livette. Il la sentit, et lui avec elle, sous la menace d’un
malheur compliqué, obscur; et l’idée de lui être infidèle l’épouvanta
comme le commencement de la catastrophe. Il avait peur pour lui-même,
peur pour Livette, de l’être inattendu, inexplicable, qui surgissait
devant lui, le provoquant à quelles luttes?... Ainsi, la méchanceté et
la haine lui apportaient cette femme comme n’eût pas fait l’amour! Il
était éperdu. Il n’attendait, prêt à enlever sa bête au galop, que
d’être lâché, n’ayant pas la colère qu’il aurait fallu pour renverser,
pour fouler aux pieds de son cheval une femme, fût-elle sorcière, au
risque de la tuer.

Mais pourquoi n’avait-il plus assez de colère? C’est que ses yeux,
malgré lui, s’attachaient à tous les mouvements de ce corps, étrangement
beau, qui était celui d’une ennemie.

--Tu voudrais fuir comme un lâche, lui criait-elle à présent. Tu ne
partiras que quand je voudrai!

Profitant de la stupeur curieuse du cavalier, elle avait saisi avec les
dents un long bout du séden qui pendait déroulé au cou du cheval, et, à
l’aide d’une seule main (l’autre serrant toujours la bride), elle avait
prestement, dans un nœud barbare, pris, serré les naseaux.... D’une
pesée féroce sur ce nœud de torture, elle maintenait la bête, là, à
l’endroit où elle voulait.

--Il faudrait, dit-elle encore, que tes camarades vinssent à passer! Il
faudrait qu’on vît un dompteur de bœufs, pris par une femme!

«En effet, songea Renaud, ce serait là une chose, comme elle le dit,
bien risible!» Et il fit reculer un peu son cheval, croyant le dégager,
mais, comme s’il eût été amarré à un mur, le cheval, la tête et le cou
tendus, tirant au renard, infléchit les quatre jambes, portant sa
croupe, abaissée, en arrière. La bohémienne ne lâchait pas pied. Elle
riait, montrant des dents blanches, fines, jolies, nombreuses,
terribles.

--Prends garde! dit enfin Renaud, je vais me pousser contre toi, du
poitrail de ma bête!

--Je t’en défie, répondit-elle avec tranquillité.

Elle voyait de son œil sûr, dans les yeux du gardian, un trouble: le
charme opérait! C’était maintenant à travers un brouillard qu’il
regardait cette femme dont il était, par curiosité ardente, déjà voisine
d’amour, l’étrange captif. Elle souriait.

Cela dura quelque temps.... Renaud, à la fin, se sentait stupide. Pour
demeurer fidèle à Livette, qu’il ne pouvait trahir cependant avec
celle-là même dont il s’était promis de la venger, il devait ne pas
descendre de cheval, car, en mettant pied à terre, il fût devenu le plus
fort! Pour rester fidèle, il devait courageusement rester le vaincu,
dans cette lutte de la beauté contre la force. Et il attendait.

Elle surprit le regard du gardian, un instant détourné vers la plaine.

--Ah! ah! tu as peur qu’on te voie, lâche!... mais sois tranquille! On
saura toujours ce qui t’arrive.... J’y prendrai peine! Tu viendras me
conter quelque jour ce que t’en aura dit ta blonde pâle, à sang de
neige!

Humilié d’être ainsi forcé d’obéir à une femme, mais rendu indécis et
faible par la joie physique qu’elle lui donnait, il restait donc là! Sa
bête, qu’il excitait sans la violenter, plusieurs fois chercha à se
faire libre, sans y parvenir. Renaud regardait.... Légère, souple comme
un petit chat-tigre, agile et forte,--habile à lutter avec un
cheval,--la bohémienne, dont la main gauche ne lâchait pas la corde
cruelle, avait entortillé la longue crinière, saisie d’abord à pleine
poignée, autour de l’autre main, et quand le cheval se dressait,--ainsi
agrippée à lui, elle se laissait soulever de terre, toute droite, la
pointe des orteils tendue et crispée, ou bien, obliquement, elle
accrochait ses pieds à la jambe du cavalier, s’attachant à lui comme un
poulpe, avec ses lanières, se colle au rocher, et riant toujours, d’un
air obstiné, méchant et triomphateur.

--Tu ne te délivreras plus de moi!

A la longue, de plus en plus inquiet, il eut horreur d’elle comme d’un
insecte malfaisant, vu en rêve, araignée ou mouche à poison, qui se
mettrait à vous suivre opiniâtrément, ou comme d’une couleuvre qui,
prise de haine intelligente, étrange, s’obstinerait sur vos traces,
implacablement patiente, et deviendrait épouvantable, malgré la
petitesse inoffensive, par le surnaturel acharnement.

Et en vérité, la fermeté rageuse, la persévérance maligne, l’entêtement
démoniaque de cette femme, protégée par sa beauté et par sa faiblesse,
étaient effrayants.

Mais le jeu des muscles, qui faisait ondoyer cette peau féminine,
luisante, humide maintenant de sueur, intéressait l’homme, malgré tout,
lui plaisait toujours davantage. Le désir, en lui, se réveilla. Et, tout
aussitôt, il n’accepta plus sa défaite, eut une révolte.

--Prends garde!... cria-t-il alors, et il poussa son cheval,
l’éperonnant; mais, pincée aux naseaux, la bête ne fit que trois bonds
et demeura immobile, soufflant du feu.... Pauvre Blanchet, qui avait
connu les caresses et les gâteries de la jeune fille! il apprenait
maintenant à connaître la femme.

Enfin, la bohémienne lâcha sa double proie.

--Pars! tu m’as assez vue! dit-elle tout à coup.

Renaud la regarda encore un instant sans rien dire et sans bouger. La
force et le chaos de ses tentations l’arrêtaient une seconde encore, le
fixaient là.... Cette chose extraordinaire (qu’il ne retrouverait pas)
était donc finie!...--Des idées violentes, nette chacune, confuses par
le nombre, se heurtaient dans sa tête. Comment n’avait-il pas mis fin
plus tôt à ce combat? Que dirait-on de lui quand on le saurait? Comment
avait-il pu, lui qui était le roi de la lande, ne pas se baisser pour
ramasser cette joie? Mais Livette!... Ah oui! Livette!

Il enfonça brusquement ses deux éperons dans le ventre de Blanchet qui
vola vers les Saintes.

La bohémienne, debout sur le rivage, regarda son fuyard longtemps. Elle
souriait. Elle repassait en elle-même les péripéties de la lutte, et
mesurait sa victoire. Elle rappelait une à une, pour en bien jouir, les
idées qui avaient passé par son esprit lorsqu’elle avait marché vers le
rivage.

Elle n’avait pas prémédité son agression, et sa première pensée avait
bien été de ramasser quelques pierres pour les lancer, y étant adroite,
à la tête de Renaud.... Mais elle n’en avait pas trouvé. Alors elle
avait continué sa marche en avant, sans savoir ce qu’elle allait faire,
mais certaine d’avoir à faire quelque chose contre ce chrétien insolent.

Puis, dès qu’elle avait senti fraîchir hors de l’eau sa belle poitrine
nue, elle s’était dit à elle-même, en sa langue mystérieuse, pleine
d’images et de mots cabalistiques, que si une sainte avait pu payer,
rien qu’en lui montrant sa beauté toute nue, un batelier son ami,--une
païenne pouvait bien, par un moyen pareil, châtier un bouvier brutal,
car l’amour, c’est l’herbe à sorcier, c’est la douce-amère, la plante
aux deux saveurs, baume et poison à la fois; et la femme est amère comme
l’eau salée de la mer, effroyable comme la mort, et ses mains sont des
chaînes plus fortes que le fer, et tout son être est redoutable comme
une armée!

Elle qui était brune, presque noire de peau à côté de la blancheur des
blondes, ne pourrait-elle pas commander, si elle le voulait bien, à cet
amoureux de la pâle Livette? En vérité, pour qu’il fût infidèle à sa
blonde fiancée, que fallait-il autre chose que se montrer à lui, et ne
pouvait-elle pas le faire sans avoir l’air d’y songer? Assurément,
insultée par ce chrétien, elle pouvait feindre d’en oublier, de colère,
sa nudité, et l’attaquer avec cette nudité même!... Non, non, il n’était
pas besoin de philtres, de paroles magiques, de flammes allumées la
nuit, à la lune nouvelle, sous les trépieds où bouillonne l’eau du
marécage, pleine de couleuvres, pour ensorceler celui-ci!... Elle
sortirait de l’eau, nue et belle comme elle était, et le démon, à son
ordre, ferait le reste!... Qu’était-ce que des cailloux lancés contre un
homme jeune, à côté de la puissance qui s’échappait d’elle-même?... Oui,
c’était là le charme des charmes. Elle le savait,--étant sorcière tout
comme une autre, la femme! C’est le désir de son corps qu’elle allait
jeter en lui comme un mauvais sort; dont elle allait l’empoisonner... et
ensuite, tranquille, elle regarderait les ravages du poison.

Elle s’était donc avancée, petite et formidable, la reine! Elle savait
aussi qu’autrefois, au temps des païens d’Europe, une déesse, une
immortelle, était sortie de la mer, en avait jailli, blonde et nue,
comme une fleur merveilleuse, et que, debout sur les eaux bleues, ses
pieds dans une coquille de nacre, elle avait longtemps commandé aux
hommes,--avant le règne du Christ Jésus.

Renaud, se retournant sur sa selle, vit la bohémienne, toujours toute
nue et debout, qui étirait ses bras au soleil, comme si elle eût voulu,
de loin encore, étonner et fasciner de sa beauté, le fiancé de Livette.

Le soleil avait disparu derrière la ligne d’horizon, et c’est sur un
ciel de cuivre rouge que se profilait en noir la silhouette de la femme
nue, plus mystérieuse dans le crépuscule.



VIII


Des Saintes, où il allait demander combien il devrait amener de taureaux
pour sa part, le jour de la fête, Renaud regagna tout de suite le
Château d’Avignon.

Il avait hâte de revoir Livette, d’oublier près d’elle la scène de la
journée, à laquelle, malgré lui, son esprit revenait toujours.

Quatre ou cinq lieues, et il fut rendu.

Livette et ses parents étaient tous trois, près de leur ferme, à prendre
le frais sur le banc de pierre qui est là contre la façade du château, à
côté des vieux rosiers grimpants qui, au-dessus, encadrent les fenêtres
de leurs touffes vertes piquées de fleurs.

C’était aussi une des places favorites de nos amoureux, tout contents
d’avoir sur leurs têtes ce feuillage parfumé, dans l’épaisseur duquel
venait souvent chanter un des rossignols du parc.

--Eh! bonsoir, Jacques.

--Eh! bonsoir à tous!

--Qui t’amène si tard? as-tu dîné, au moins?

--J’ai mangé, aux Saintes, une anchoïade....

--Cela n’est que pour mettre en train l’appétit. Veux-tu autre chose? tu
n’as qu’à parler.

--Merci, maître Audiffret.... Je vais soigner Blanchet à l’écurie, et je
reviens. Je n’irai pas au «jass» ce soir. Je coucherai dans la fénière,
près des bêtes.

Maître Audiffret, sa pipe entre les doigts, se leva et suivit Renaud
jusqu’à la porte de l’écurie, d’où il le regarda bouchonner son cheval.

--Quand il vous plaira, maître Audiffret, reprendre Blanchet pour
Livette.... Je ne lui trouve point de défauts; au contraire. C’est un
bon cheval, et très doux.

--Il t’est soumis parce que tu le fatigues, toi, vois-tu, mais comme il
ne lui fait pas service tous les jours, tant s’en faut,--j’ai toujours
peur pour elle. S’il lui prend fantaisie de le monter parfois, tu le lui
prêteras, et alors tu prendras, toi, le premier venu.... Puis, tu vas,
j’espère, ravoir ton Cabri. On a vu Rampal, hier, en Crau. Il montait ta
bête; il est donc sûr qu’il ne l’a pas vendue. Il va te la ramener,
c’est à croire.

--Oh! mais, j’irai, dit Jacques, à sa rencontre, car de penser qu’il me
la ramènera, non; ce serait fait déjà.... Pouvez-vous me dire,
Audiffret, où on l’a vu aujourd’hui, ce Rampal?

--Entre le mas Tibert et le mas d’Icard, en Crau. Il y a par là, tu sais
bien, en plein mitan d’un marais de bourbe, une cabane à laquelle on ne
peut arriver que par un sentier caché sous l’eau, établi sur pilotis, et
qu’on reconnaît,--avec l’habitude,--à quelques piquets plantés, de loin
en loin, tout le long. J’ai idée qu’il s’y veut retirer, le gueux, à la
manière de ce déserteur qui vint y passer son temps de service....

--Ah! ah! il s’est retiré à la _Cabane du Conscrit_? Eh bien, j’irai l’y
voir, dit Renaud, soyez tranquille!

Blanchet, bien bouchonné, faisait creniller sous ses dents la bonne
luzerne. Renaud sortit de l’étable, et, avec Audiffret, ils vinrent
s’asseoir près de Livette et de la grand’mère.

Tous quatre gardèrent le silence un long moment. On n’entendait que le
triste fracas continu que faisaient les grenouilles, et sous lequel il y
avait, sans qu’on pût cependant les distinguer, les rumeurs sourdes des
deux Rhônes et de la mer.

Le ciel était un fourmillement d’étoiles menues, innombrables, qui
semblait répondre aux palpitations des bruits de la lande; et, comme le
Rhône qui, après s’être élancé dans la mer toute bleue, y court
longtemps sans s’y mêler, sans perdre sa couleur de terre,--le chemin de
Saint-Jacques, fait d’une poussière d’astres, marchait, distinct, dans
l’océan des étoiles.

Renaud se sentait gêné.

En retrouvant sa fiancée, il n’avait pas éprouvé tout ce qu’il sentait
d’ordinaire, un mouvement joyeux vers elle, comme une pression au creux
de l’estomac, un sursaut brusque et doux du sang dans le cœur qui
chavire!--Et déjà Livette, de son côté, éprouvait au profond de son cœur
un vague malaise, qu’elle ne s’expliquait pas. Quelque chose était entre
eux.... Il avait, en effet, pour la première fois, quelque chose à lui
cacher; et, pensant que cela pouvait, devait se sentir:

--Je ne suis pas bien ce soir, dit-il tout à coup.

--Prends garde aux fièvres!... fit Audiffret. Je sais bien qu’elles ne
sont pas fréquentes comme autrefois, ni si dangereuses, mais enfin, il
se faut méfier! Méfie-toi! et prends le remède. Tiens, il y a là-haut,
dans la pharmacie du château, les registres de la première
exploitation,--du temps où les gens du Château d’Avignon gagnaient tous
les jours sur le marécage un peu de terrain maniable. Eh bien, c’est par
quinze, par vingt chaque jour, que les hommes allaient à l’infirmerie.
Et quelles doses de quinine, mes enfants!... Tout cela est écrit
là-haut, dans le _Livre de Raison_. Autrefois, toutes les fermes d’ici
avaient un livre pareil, appelé de même, comme les marins ont un livre
de bord. C’était le temps de l’ordre et de la vaillantise. Les
paysannes, en ce temps-là, n’est-ce pas, grand’mère? ne cherchaient pas
à copier les bourgeoises de Paris en se mettant des robes qui leur vont
mal, au lieu du costume des anciennes, qui les rend avenantes parce
qu’il est bien à elles....

--Oui, soupira la mère-grand, nous sommes au siècle d’orgueil, et mon
siècle à moi est fini.

C’est le mot familier de tous nos vieux paysans.

--On lisait moins de journaux, au temps passé, reprit Audiffret, on
s’occupait moins des affaires du monde entier, et beaucoup plus chacun
des siennes. Les choses n’allaient que mieux. Les propriétaires vivaient
sur leurs terres, faisaient des familles, au lieu d’aller vivre à Paris
et d’y périr, par orgueil, de dettes ou d’autre chose. Le _Livre de
Raison_ est là-haut, qui explique les batailles de nos pères contre le
marais et la fièvre.... La pharmacie est encore en ordre, avec les
balances et les pots dans les casiers, sous la poussière. Et le livre
raconte tout, les maladies et les morts.... Aujourd’hui, de la fièvre,
on ne meurt plus guère chez nous. Elle s’en va. Les digues, les
roubines, tout fait un bon service, et cette Cochinchine de France,
comme me dit ce matelot que j’avais mené voir les rizières de Giraud, la
voilà tout à l’heure, notre Camargue, aussi saine que la
Crau!--Cependant, je te dis, méfie-toi, et prends le remède! n’attends
pas à demain; Livette te donnera ce qu’il faut. Or çà, je vais me
coucher.... Restez encore un peu, les jeunes, si cela vous convient....
Venez-vous, grand’mère?

--Non, je demeure, moi, dit la vieille,--un petit moment encore, avec
cette jeunesse.

Audiffret tapota, sur l’angle du banc, le bord de sa pipe renversée,--et
l’ayant mise en poche, monta se coucher.

Et sur le banc, le silence se fit.

La grand’mère, lasse, somnolait, relevant de temps à autre sa tête
molle, d’un mouvement de réveil brusque,--puis recommençait à baisser le
cou lentement....

--Il tombe bien de l’humide, dit tout à coup Livette.

--Oui, demoiselle.

--Voyez! dit-elle ingénûment en tendant son bras pour qu’il touchât
l’humidité sur sa manche de laine. Mais lui, ne tendit pas la main. Il
n’était pas, ce soir-là, à Livette tout entier, comme à l’ordinaire.
Chose bien drôle, elle ne l’intimidait pas, ce soir. Il n’était pas,
comme d’habitude, tout saisi, devant elle. Elle ne le dominait plus. Et
il s’en voulait. Il souffrait.

Il reconnaissait en lui-même que sa pensée était bien plus au souvenir
de la journée, qu’avec sa fiancée qui était là, si près de lui.

--A quoi pensez-vous? fit Livette, qui, depuis un moment, quoiqu’on fût
dans l’ombre, fixait son regard sur lui comme si elle eût pu voir
distinctement son visage. Décidément, elle le sentait ailleurs. Rien de
plus subtil que ces divinations d’amoureuse.

--Je pense, dit Renaud un bon moment après la question,--à mon cheval
que je reprendrai demain à Rampal, s’il est en Camargue ou en Crau.

--Et puis?

--Et puis? dit-il... je pense à la _Cabane du Conscrit_ où il est
peut-être à cette heure,--caché.

--Et puis encore? insista Livette.

--Eh! que sais-je, moi! à la fièvre,--à tout ce que nous venons de
dire....

--Hélas! fit la mignonnette, et à moi, Renaud, pas du tout? on n’y pense
plus?

Elle avait la voix triste.

Il eut un tressaillement qui n’échappa point à la petite. Il avait cru
revoir à ce reproche de Livette, la bohémienne telle qu’il l’avait vue
dans la journée, debout devant lui, tout près, nue et si brune! brune
comme si, ayant coutume de vivre nue au soleil, elle était, des pieds à
la tête, noircie par les rayons. Et comme elle était souple, et
nerveuse, cette sauvage! Une vraie bête, une petite cavale arabe, bien
plus fine que les aigues de Camargue. Hélas! depuis trop longtemps, par
fidélité à sa fiancée, il était sage comme une fille, le rude garçon, et
maintenant cette sagesse se vengeait, prenait sa sourde revanche,
l’agitait de folles envies amoureuses qui n’étaient pas pour Livette.
Ainsi le respect même qu’il avait pour elle--pauvre mignonne!--c’est
cela qui tournait contre elle!

--Jacques? fit Livette, de cette voix à peine expirée que donne aux
amants l’émotion de l’amour, voix suave, voilée, qu’entend le cœur plus
que l’oreille.

Renaud ne l’entendit pas. Il _voyait_.--Il voyait la bohémienne comme si
elle eût été là, bien mieux même. Dans le noir de la nuit, son corps,
pourtant brun, lui apparaissait en clair, comme une substance opaque qui
laisserait s’exhaler par transparence une très pâle lumière. Cette forme
nue, obscure à la fois et comme éclairante, était là immobile sous ses
yeux... puis elle s’animait... et il croyait voir la bohémienne se
baigner dans une de ces mers phosphorescentes des mois d’été, où les
nageurs agitent dans l’eau sombre une lumière liquide, froide, qui suit,
dessine et montre leurs contours, d’où elle semble rayonner.... «Est-ce
que j’ai la fièvre?» se disait-il.

Comme pour lui répondre, Livette lui prit la main. Elle tâtait la
sécheresse de cette main, du poignet.

--Oui, dit-elle, prenez garde; mon père a raison, il y a un peu de
fièvre.... Venez là-haut chercher le remède.

Heureux de cette diversion:

--Allons! dit-il.

--Venez donc, répéta-t-elle, et faites doucement: grand’mère dort!

       *       *       *       *       *

La vieille Audiffrette dormait en effet. Adossée au mur, elle ne remuait
plus du tout. Le mouchoir blanc, noué à l’arlésienne, au lieu de ne
prendre que son chignon, lui enserrait presque toute la tête, laissant
échapper, en brouillard, de chaque côté de son visage, deux touffes de
cheveux rudes, blanchissants, et tout tortillés.

Elle dormait, la bouche un peu entr’ouverte, une étincelle sur ses dents
qu’elle avait belles encore.

Ils la laissèrent.



IX


Livette ouvrit la porte du Château, qui cria dans la résonance vide du
spacieux escalier de pierre.

Elle alluma le «calen», qui était suspendu à un clou, et ils montèrent,
elle préoccupée de lui, et lui d’elle, mais non plus dans ce trouble
d’attirance où ils étaient d’ordinaire.

C’est lui qui tenait la lampe de fer, balancée au bout de sa tige à
crochet; et, par acquit de conscience, pour faire son devoir de galant
et peut-être donner ainsi le change sur ses préoccupations, peut-être
pour tromper lui-même l’inquiétude amoureuse dont il était pris, pour se
forcer à revenir tout entier à Livette, et qui sait?--si obscur est
l’homme en ses fonds du diable!--peut-être pour contenter, avec
celle-ci, à son insu, un peu du désir allumé par l’autre, pour toutes
ces raisons ensemble, plus inextricablement mêlées que les ramilles du
rosier grimpant, il se dit: «Je vais l’embrasser!» Cela, jamais il ne
l’avait fait, du moins hors de la présence des vieux, mais le Renaud de
ce soir-là n’était plus pour Livette, on vous dit, le Renaud de tous les
jours. Les forts levains de sa nature de sauvage lui gonflaient les
veines. Bien véritablement il avait la fièvre, au moins une sorte de
fièvre. Tous ses nerfs étaient surexcités, tendus; ses yeux lui
montraient même les objets les plus indifférents autrement qu’à
l’ordinaire. Et, en Livette, il voyait, malgré lui, tout en se le
reprochant, des choses qu’à l’ordinaire il se refusait à voir. Et comme
elle avait, étant toujours vêtue à l’arlésienne, ce fichu de mousseline
blanche croisé bas, et qui laisse voir, sous la chaîne et la croix d’or,
la naissance de la gorge au-dessus de l’entre-croisement des plis
roides, accumulés, réguliers, c’est là qu’allait son regard allumé, au
milieu de ce délicat arrangement de mousseline, si gentiment appelé la
«chapelle».

Il tenait, dans sa main gauche, le calen, qu’il élevait à hauteur de son
épaule, en l’éloignant de lui le plus possible à cause des gouttes
d’huile,--et, de son bras droit, il enlaçait la taille de Livette, qui,
elle, avait posé la main sur la rampe de fer.

Il sentait, à chaque marche gravie, le jeu des muscles du corps jeune de
sa fiancée communiquer au bras dont il l’entourait une langueur d’aise
qui courait dans tout son être,--et pourtant son cœur ne s’en
réjouissait pas; et il trouvait qu’à l’ordinaire un seul bout du velours
de la coiffure de Livette, s’il venait à en être touché au visage, lui
mettait dans les sangs un plaisir plus doux, dont surtout il était plus
sûr. De cela, il se dépitait en lui-même comme d’une déchéance, il
souffrait comme d’un pressentiment, comme d’un malheur vaguement assuré.
Et elle, elle subissait toujours davantage le contre-coup de ce qu’il
éprouvait. Elle se sentait menacée. Quelque chose décidément était
contre elle. Ce bras qui l’enlaçait ainsi quelquefois, ne lui semblait
plus le bras de son ami, mais celui d’un homme. Elle en souffrait, et ne
comprenait pas. Le regard qu’elle voyait était sur elle comme un regard
nouveau de lui, sans amitié, sans pitié même. Elle le connaissait
pourtant bien, ce brave Renaud, son promis, et voici qu’elle en avait
peur comme d’un étranger!

Tout cela, en eux, se passait très vite, en émotions d’autant plus
rapides qu’ils ne savaient que les éprouver, ne s’attardaient pas à
essayer de les connaître en eux. La toute-puissante électricité humaine,
plus inconnue que l’autre, jouait, en eux, par les millions de réseaux
de ses courants, de ses correspondances, son jeu impossible à suivre.
Dans ces deux êtres d’instinct, le prodige, sans fin renouvelé, de
l’amour, des affinités,--des sympathies et des répulsions,--se
renouvelait, aussi inconnu, aussi merveilleux, aussi profond que jamais.
Pour la nature, il n’y a que deux êtres: un homme et une femme; il n’y a
pas de catégories. A la base de l’humanité, la vie est une, la passion
est une. Le savant des races supérieures perfectionne sans cesse sa
réflexion et l’expression de lui-même; mais, dans le cœur de son frère
ignorant, il y a plus de vie abondante et inextricable que dans la tête
de ces philosophes qui, à force de s’analyser, ne savent souvent plus
sentir. Ceux qui se croient les plus habiles à découvrir en eux l’homme
vrai ne s’aperçoivent pas qu’ils dénaturent les mouvements secrets de
leur âme à force de les surveiller. La clarté de leur lampe de mineur
change les conditions psychologiques, comme une constante lumière
modifierait l’état physiologique des êtres et des plantes. L’amour et la
mort, pendant ce temps, répètent, dans l’éternelle obscurité des cœurs
simples, leurs miracles sans témoins.

Ils étaient arrivés sur le palier, grand comme une chambre,--au premier
étage. Devant la dernière marche, Renaud, soulevant presque Livette pour
l’y faire arriver, voulut l’attirer à lui, mais elle eut, elle, un désir
de résistance, et lui un subit désir de se résister à lui-même qui,
isolés, n’eussent rien empêché, et qui, combinés, créèrent la force
suffisante pour mettre entre eux un obstacle consenti. Et cette force,
c’était le sortilège qui opérait.

Et comme ils n’échangèrent pas une parole, leur embarras s’accrut.

Vivement, pour échapper à la gêne qu’ils éprouvaient l’un par l’autre,
elle courut à la porte de droite et entra. Et lui, content aussi de
pouvoir mettre en eux quelque chose qui les rapprochât, au moins une
parole, dit:

--Attendez la lumière, Livette! j’arrive.

Mais Livette venait, tout à coup, de songer à la menace de la
bohémienne.... «C’est le sort, se dit-elle, je le reconnais!» Et elle se
sentit pâlir.

Alors elle eut une inspiration:

--Suivez-moi, Renaud.

Ils traversèrent des chambres où dormaient, pendantes du plafond, à
grands plis rigides et comme desséchés, les hautes tentures; où
sommeillaient, sous les housses, les meubles du temps de l’empire; tout
cela, rarement visité par les maîtres, mais soigné par la grand’mère et
par Livette.

Et tous deux, Livette et Renaud, arrivèrent dans une salle aux murs nus,
blanchis à la chaux, et qui servait autrefois de chapelle.

Un autel de bois, dévêtu de toute draperie, de tout ornement, se
dressait au fond. Devant la porte du tabernacle blanc et doré, la pierre
sacrée manquait, laissant un trou carré dans la menuiserie de l’autel.

Mais Livette ouvrit, au ras du mur, une large porte. C’était celle d’une
armoire enfoncée dans l’épaisseur de la muraille. La porte ouverte à
deux battants, ils purent voir, au-dessous d’une étagère à hauteur de
leur tête, suspendues très roides et très droites, des chasubles, des
étoles,--avec de grandes croix d’or en broderie épaisse;--des soleils
d’où sortait la colombe; des triangles mystiques, des _Agnus Dei_. Au
milieu de tous les autres, étaient les ornements des cérémonies de
deuil,--noirs, dont les broderies lourdes figuraient des ossements
blancs, des échelles de bourreaux, des marteaux, des clous;--et,--ce qui
frappa Livette,--il y avait, au centre d’une étole, en moire obscure
comme la nuit, une couronne d’épines, en argent, qui, à la flamme du
calen, lança des éclairs.

Sur l’étagère, au-dessus de tous ces vêtements de prêtre,--vus de
dos,--suspendus de telle sorte qu’on croyait voir des prêtres à
l’autel,--flamboyait, entre le calice et le saint-ciboire, un
saint-sacrement, soleil radiant, monté sur un pied comme un candélabre;
et, au centre des rayons, luisait un rond de vitre, vide, mais qui
reflétait, lui aussi, étrangement, la flamme mobile de la lampe.

--A genoux, Renaud! fit Livette. Pour ce qui nous arrive, la prière est
le remède. Prions un peu!

Le gardian obéit. Il avait compris que Livette voulait conjurer le sort.

Elle priait en silence, avec ferveur. Lui, étonné, inhabitué aux
attitudes de la prière, et cherchant une contenance, regardait de temps
à autre le calen qu’il avait à la main, l’élevait pour mieux voir
l’étalage de ce trésor ecclésiastique, et, distrait un moment, par tout
son manège, de ses troubles de cœur, il ne fut que plus malheureux
quand, tout à coup, de nouveau, sa pensée revint à Livette.

Il se dit alors que vraiment elle venait de deviner; qu’un sortilège
était en effet sur lui! Et dans son cœur, il supplia le bon Dieu de la
croix, le triangle mystique, l’oiseau et l’agneau symboliques, de lui
venir en aide.

--Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous
ont offensés! dit tout à coup Livette à haute voix, songeant à la
bohémienne.--Mon Dieu, ajouta-t-elle, nous vous promettons de faire
porter, le jour de la fête des saintes Maries,--que voici
proche,--chacun trois cierges dans leur église, et d’attendre que, l’un
après l’autre, ils se soient consumés pour elles jusqu’à brûler les
ongles de nos doigts!

Puis elle se releva,--mais, avant de partir, ils renfermèrent, dans
l’ombre de l’abandon, derrière la double porte de ce placard banal, ces
objets d’un culte mort, le calice sans vin, le saint-ciboire sans
pain,--et ce saint-sacrement, dont le rayonnement de métal encadrait un
foyer vide!



X


... Il savait bien, lui aussi, qu’il n’avait pas besoin du remède qu’on
donne aux fiévreux, et que la fièvre qu’il avait ne lui venait pas du
marécage.

Elle ne parla plus de la drogue, mais comme, sur le palier, il
s’apprêtait à descendre:

--... Si nous allions, dit-elle, sur la terrasse?

Livette voulait prolonger le tête-à-tête, voir si elle retrouverait,
après la prière, son Renaud.

Il déposa sa lampe en haut de l’escalier; et, poussant la porte qui
s’ouvrait au-dessus de la dernière marche, tous deux se trouvèrent sur
la terrasse qui domine tout le Château.

Terrasse carrée, au milieu de laquelle dormait, gisante à terre,
renversée sur le flanc avec sa cage de fer, la grosse cloche, de trois
pieds de diamètre, qui, autrefois, commandait le travail aussi bien que
la prière, et qui, sonnant l’angélus, faisait s’agenouiller, au bord des
marais pleins de miasmes, les fiévreux travailleurs du domaine.

Du bout de leur pied, machinalement, tous deux, tour à tour, frappèrent
la grosse cloche couchée sur le flanc. Elle rendit une plainte courte,
vite étouffée par le contact avec les dalles. Ce fut comme le soupir
d’un cœur mystérieux.

Le cœur plaintif comme cette cloche, ils s’accoudèrent aux parapets de
pierre, devant la nuit.

Livette et Renaud s’aimaient, mais, à lui, la tendresse ne suffisait
plus. La sève du printemps, qui bouillait en désirs dans ses veines,
fleurissait, au cœur de Livette, en douces fleurs de songerie.

Au-dessus de leur tête, le fourmillement des étoiles était magique. Il y
en avait comme il y a des mouïssales et des grenouilles dans le désert,
comme il y a des vagues dans la mer. Elles semblaient s’ouvrir et se
fermer à demi, comme les fleurs d’un pré qu’agite un petit souffle
rapide; comme des paupières qui font un signe.

Elles semblaient avoir quelque chose à dire.... Elles remuaient comme
des lèvres qui parlent une langue vive, qui disent une chose très
pressée, qu’il faut qu’on sache, mais nul bruit venant d’elles ne frappe
les oreilles des hommes, car l’ouïe des hommes n’est pas assez fine. Et,
de même, leur regard n’est pas assez subtil pour voir que les poussières
(pâles comme des pollens) du chemin de Saint-Jacques,--sont aussi des
étoiles. Ils l’ont vu avec un autre regard que s’est fait leur esprit,
mais ce regard-là est encore impuissant à pénétrer plus loin, plus
profond,--à tout connaître.

Et puis,--et Renaud lui-même avait entendu dire ces choses par des
gardeurs de moutons, de ceux qui passent l’hiver en Camargue et en Crau,
et qui, l’été, sur les sommets des Alpes, passent leurs nuits à compter
les étoiles,--il y a, dans le ciel,--par delà les ciels visibles,--des
feux allumés si loin de nous, si loin, que leur lumière, en train de
venir vers notre terre, n’y parviendra que dans des siècles. Les hommes
sortis de nous, après des siècles, verront scintiller des étoiles qui,
de notre temps, allumées déjà, faisaient des signes perdus pour nous.
Et, en ce temps-là, des idées, qui sont déjà allumées dans des âmes
d’hommes, et qui aujourd’hui sont vues uniquement de ceux-là même en qui
elles brillent,--brilleront pour tous, et l’une d’elles sera, dans
chacun, l’amour et la pitié du monde.

Et ni Livette, non certes, ni Renaud, ne pouvaient approfondir ces
infinis, mais, de l’immensité de ce ciel, fourmillant de fines lumières,
il leur venait au cœur une émotion innomée, faite de toutes les
espérances à naître.

Des mondes futurs, plus beaux, rêvaient en eux, avec eux.

En eux aussi, parce qu’ils étaient jeunes et créatures humaines, il y
avait une part d’avenir. En eux aussi était le dépôt des vies futures.
En eux aussi s’agitait sourdement l’inconnu des générations à naître,
auxquelles un couple suffirait, sur les ruines du monde aboli, pour
qu’elles eussent le désir de vivre et qu’elles en eussent le pouvoir.

Une étincelle, c’est tout le feu. Un couple, c’est tout l’amour. Le
nombre infini n’est pas plus grand que le nombre deux. Et c’est pourquoi
les grands savants qui calculent comme Barrême, n’en savent pas plus
long sur la vie et sur le cœur, que Livette et Renaud,--qui ne savent
rien.

Ils savaient seulement qu’ils vivaient, qu’ils voulaient aimer, qu’ils
se cherchaient et se fuyaient en même temps,--mais ils ne se demandaient
pas pourquoi. Ils ne se disaient rien. Ils éprouvaient. Ils ne pouvaient
pas se dire que les rivalités et les jalousies, c’est-à-dire la douleur,
servent le dessein de la nature qui veut sans doute, en les provoquant,
exaspérer le désir, afin que la création soit assurée par les
paroxysmes, et l’avenir universel par l’impérieux besoin de la joie.

Qu’importe à la loi, le faible, le vaincu? c’est le fort, dit-on,
qu’elle veut reproduire, seul.

La pitié et la justice sont l’invention de l’homme et n’auront de
triomphe que quand elles auront été lentement mêlées par l’esprit humain
à la matière dont il est fait.

Ils souffraient, ils aspiraient à jouir,--sous l’inconnu d’un ciel de
printemps. Ils attendaient leur joie, ils appelaient toute l’espérance,
et ils regardaient l’horizon obscur, le désert où miroitaient les sables
parmi les enganes sombres, et (entre les lignes noires des tamaris) les
étangs scintillants de sel. Ils regardaient cette immensité où ils
semblaient perdus, et où pourtant ils sentaient bien qu’à eux seuls ils
étaient tout; et ils écoutaient, sans l’entendre, le bruissement éternel
de l’île, murmures d’eaux, froissements de roseaux, de feuilles remuées,
rumeurs de bêtes errantes, grondements éloignés de deux fleuves en
route, de mer tressautante;--et cette voix de toute l’île accompagnait
avec justesse, par l’étendue et le nombre des sonorités qui la
composaient, ce pétillement muet des étoiles que personne n’entend.

Il y avait dans le parc, invisible pour eux à cette heure, un arbre
étranger dont on voyait, dans le jour, les fleurs s’ouvrir avec un bruit
doux. Ils s’amusaient quelquefois à regarder cet arbre, venu de Syrie,
disait-on. Une détonation légère, comme étouffée, et voilà qu’un petit
nuage très odorant sort de la cellule qui éclate. Cet arbre continuait,
dans la nuit, à jeter sa poussière de désirs en quête, et vers les
fiancés montait son odeur sauvage.

Rien qu’à se frôler, ils tremblaient de joie.... Ah! si elle avait pu
lui donner, par ce beau soir de mai, tout ce qu’il appelait d’amour
avec sa jeunesse! s’il avait pu sentir, sous ses lèvres chaudes, les
lèvres de la jeune vierge se fondre amollies, là, sur cette haute
terrasse qui dominait les cimes rondes des grands arbres du parc, sous
ce ciel noir, magnifique d’étoiles, sans doute elle fût restée seule
maîtresse de lui, la petite fiancée!...

Mais entre Livette et Renaud, il y avait trop d’obstacles; et comme il
s’efforçait sagement de ne plus aller à elle, c’est vers l’autre qu’il
allait en pensée.

Et Livette se sentait déjà la détresse des abandonnées. Tout ce grand
pays plat, que ses yeux connaissaient bien et qu’elle devinait dans la
nuit tout autour d’elle, lui paraissait tout à coup vide, vraiment un
désert, et tout semblable par là à son cœur même. Et doucement, en
silence, elle s’était mise à pleurer,--ce que voyant, l’un des deux
grands chiens de la ferme, son favori, qui la cherchait partout depuis
un moment, vint lécher sa main pendante.

Et là-bas, tout là-bas, au-dessus de cette barre sombre qui était la
mer, Renaud, pendant ce temps, croyait voir monter, droite, comme
suspendue dans l’espace, ou portée par les vagues, une forme de femme
nue, qui l’attendait.

--Livette! Livette!

C’était la grand’mère qui appelait.

Ils redescendirent sans échanger une parole.

--Bonsoir, monsieur Jacques, dit la jeune fille.

--Bonne nuit, demoiselle, répondit Renaud.

Ainsi, ils s’appelèrent, ce soir-là, monsieur et mademoiselle, et, un
instant après qu’ils se furent quittés, Renaud, dans le plus grand
silence, prit son cheval à l’écurie et s’éloigna.

Il ne sentait pas que Livette, à sa fenêtre, le regardait partir avec
des yeux où remontaient les larmes.

--Où s’en va-t-il?

Elle suivit un moment du regard le point brillant, un reflet d’étoile,
qui, allumé au bout de la pique du gardian, dansait dans l’ombre, à
travers les arbres, comme un feu follet,--et quand l’étincelle
s’éteignit, elle ne vit plus les étoiles.



XI


Où il allait, il n’en savait rien. Il errait commandé par sa force qui
s’agitait en lui et qui voulait être dépensée.

L’amour le gouvernait comme il gouvernait lui-même son cheval. En même
temps qu’il était le cavalier de la bête, il était la bête damnée du
désir qui le poussait, l’éperonnait, lui criait: «Marche!» dirigeait,
de-ci, de-là, sans la régler, sa course à travers la lande. Il était,
lui aussi, monté, harcelé, bridé, fouetté, le mors dans la bouche,
emporté et impuissant. Et le cheval subissait les impressions du
cavalier, qui subissait celles de l’amour; si bien que Blanchet, tout
las de sa fatigue du jour, n’ayant eu tout à l’heure qu’un court repos,
s’affola pourtant. Heureusement connaissait-il fossés, roubines,
marécages, et, dans sa vitesse, la bride lâche sur le col, il
choisissait encore sa route. Tantôt il ralentissait devant les fossés,
afin d’y descendre, tête première, forçant alors le cavalier à se tenir
tout debout sur les grands étriers, le dos touchant la croupe; tantôt il
les franchissait à toute volée.

Grisé, tête nue, son chapeau ayant roulé quelque part, dans la nuit, les
cheveux traversés d’un air sifflant, Renaud courait, pour courir, parce
que la violence de la course correspondait à ses violences intérieures.
Il courait à la manière d’une bête qui se déplace, par rage et fureur
d’être seule, dans la saison des ruts.

Et il se disait que cela était abominable de penser à l’autre, quand il
avait à lui cette fleur de beauté, de douceur et de sagesse; mais c’est
de bien autre chose qu’il avait soif maintenant; et il sentait dans sa
bouche une amertume forte, une salive collante et âpre, un suc qui
l’altérait tout entier.

Et ne comprenant pas comment il échapperait à tout ce qu’il avait de
méchantes volontés en lui-même, il allait avec deux désirs qu’il
s’avouait: ou bien rencontrer Rampal, sur qui il se vengerait de tout,
ou bien tomber au revers d’un fossé, ne plus se relever, changer ainsi
de méchant destin,--et un troisième désir qu’il ne s’avouait pas:
rencontrer, à l’aube, la bohémienne, mendiant au seuil de quelque
ferme.... Et alors?... Il ne savait pas!

Tout à coup, il crut entendre un écho doubler, derrière lui, le bruit de
son galop; il se retourna et il vit,--il vit en vérité!--le poursuivant
à toute bride, la bohémienne nue, bien droitement campée, à la manière
d’un homme, sur un cheval pâle, qui ne touchait point terre.

Envolée et riant, elle lui criait:

--Arrête, lâche!

Il se dit que cela n’était pas vrai, mais il ne se dit pas que c’était
une vision; il songea: «C’est le sortilège,» et la peur le prit, une
peur égale à son désir, et il se mit à fuir l’image de ce qu’il
cherchait.

Il ne se retournait plus, il fuyait. Il entendait toujours un galop
double: le sien, celui de «l’autre». Il passait dans des brumes claires
qui se traînaient sur les sables mouillés, salins; et en coupant ces
nuages qui rampaient, il lui semblait courir dans le ciel, au-dessus des
nuages d’en haut. Véritablement, un vertige était dans sa cervelle, car
l’amour veut être obéi, et le vœu de sa jeunesse était en lui comme une
folie.

Tout à coup, les quatre jambes de Blanchet toujours lancé
s’arc-boutèrent immobiles, rigides comme des pieux, et ses sabots sans
fer se mirent à glisser sur une surface d’argile absolument lisse, dure,
et comme savonnée. A toute vitesse le cheval glissait, bien debout,
creusant des rainures avec sa corne sur cette surface polie, et, à la
fin de sa vitesse acquise, il s’arrêta, voulut reprendre sa course, leva
un pied, et, lourdement, épuisé, la bouche et les naseaux soufflant le
désespoir, s’abattit.

Déjà Renaud, appuyé sur sa pique qu’il n’avait pas lâchée, debout à la
tête de son cheval, s’efforçait de le relever, l’encourageant de la
voix. Blanchet, appuyé sur la bride que maintenait l’homme, se remit sur
ses pieds, après deux glissades inutiles.

Renaud regarda autour de lui: il n’y avait rien, que la nuit, le désert,
les étoiles... des brouillards blafards, en loques, qui se traînaient çà
et là, comme accrochés à des buissons, à des tamaris, à une touffe de
roseaux... et qui prenaient par instant des formes de bêtes
fantastiques.

Renaud remonta sur Blanchet, mais il le prit en pitié. Et, le cheval,
tantôt se laissant glisser, les quatre jambes raidies, sur ses quatre
sabots sans fer, tantôt mettant un pied devant l’autre, écorchant ce
sol, à la fois ferme sous son poids et tendre sous le tranchant de sa
corne écaillée, ils sortirent de l’argile.

C’était pitié et remords à la fois qu’inspirait à Renaud le cheval de
Livette.

Quel droit avait-il, le gardian, d’abîmer, au service de sa passion pour
une sorcière, la bonne bête, tant aimée de sa mignonne fiancée?

Renaud descendit donc de son cheval et, ôtant la selle et la bride à
Blanchet, il lui dit: «Va! fais ce qu’il te plaît.» Puis il coupa autour
de lui des apaïuns dont il se fit un lit, et, couché sur le dos, la
selle sous la nuque, un foulard sur la face, il attendit le jour.

Un sommeil l’engourdit, durant lequel sa douleur se gonfla en lui,
creva, s’extravasa, sortit de lui, prit des figures.... La même vision
revenait toujours.

En s’éveillant, deux heures plus tard, il trouva qu’il avait le visage
en larmes, et ses deux mains sur son visage. Alors il se prit en pitié
lui-même, et, ayant commencé de pleurer en rêve, il laissa couler ses
larmes qu’il eût refoulées d’abord, si elles eussent voulu sortir
pendant la veille.

Il se trouva malheureux et pleura sur lui, avec rage, convulsivement,
puis avec joie, comme si, en pleurant, il eût versé hors de lui pour
toujours toute sa peine. Il pleurait d’être pris, impuissant, entre deux
choses contraires, ennemies; de vouloir l’une et de désirer, malgré lui,
l’autre. Il frappa la terre de ses deux poings; il déchira sa cravate
qui l’étranglait; il broya des roseaux avec ses dents, et, comme un
enfant, il s’écria, lui qui était un orphelin:

--Mon Dieu! ma mère!

Et il aurait ainsi pleuré longtemps encore peut-être, vidé les sources
amères de son cœur, si, tout à coup, il n’eût senti une caresse,
tiède,--deux caresses tièdes, molles, humides, effleurer sa joue, son
front, ses yeux fermés.

Il entr’ouvrit ses paupières et vit Blanchet qui, debout à son côté,
lui touchait la face, de sa lèvre pendante, comme lorsque, en cherchant
un morceau de sucre, il caressait la main de Livette.

Une autre bête avait imité Blanchet: c’était le _dondaïre_ Le Doux, le
favori du gardian, le meneur de son troupeau de taureaux et de vaches
sauvages, dont Renaud n’avait pas entendu la sonnaille, et qui avait
reconnu le gardian.

Cette pitié des deux bêtes exaspéra d’abord l’aigre douleur de Jacques.
A la manière des enfants qui se mettent à hurler dès qu’on les plaint,
il eut, de se voir assez misérable pour être plaint, lui, par des bêtes,
un grand cri intérieur--qu’il étouffa dans sa gorge; puis, touché de
voir leur bonne figure, et distrait par là de lui-même, il se calma
brusquement, se mit sur son séant, étendit la main vers ces naseaux,
vers ces mufles de bêtes puissantes, si dociles, et il leur parla:

--Braves, braves bêtes, oh! les braves bêtes!

Le petit jour paraissait. Et le gros taureau noir, et le cheval blanc,
tous deux, comme pour répondre à l’homme et pour répondre aussi à ce
premier regard de la lumière de retour, qui faisait courir sur toute la
plaine un frisson d’aise, tendirent le cou vers le levant; et le
hennissement du cheval retentit, éclatant, trépidant comme une fanfare,
soutenu par la basse des mugissements du taureau.

Aussitôt s’éleva, tout autour de Renaud, un concert de meuglements et de
hennissements mêlés. Sa libre manade avait passé la nuit par là. Il
était entouré de ses bêtes familières.

Elles accoururent à l’appel de Blanchet, à celui de Le Doux, à la voix
du gardian. Les cavales étaient blanches comme le sel. Elles arrivaient
les unes au petit trot, d’autres au galop, quelques-unes suivies de leur
poulain; passaient la tête entre des roseaux, regardaient curieusement
et restaient là,--ou bien, comme espiègles, repartaient avec l’air de
dire: «C’est le dompteur, allons-nous-en!»--Et des ruades du côté de
l’homme.

Quelques taureaux, quelques taures noires, sèches, nerveuses, fouettant
leurs flancs de la queue, arrivaient aussi, prenaient peur, se souvenant
d’avoir été châtiés pour quelque méfait, et, tournant la croupe,
détalaient de même, puis, hors de vue, s’arrêtaient vite....

Comme le dondaïre demeurait là, bœufs et chevaux ne s’écartaient guère.

Quelques-uns, les plus sages ou les plus vieux, s’agenouillaient
lentement, comme pour reprendre le repos interrompu, puis flairaient le
sol autour d’eux, enveloppaient de leur langue torse une touffe d’herbe
salée, la tiraient à eux et mâchaient, une bave d’argent leur tombant du
mufle.

D’autres, ainsi couchés, se léchaient doucement. Une mère qui faisait
téter son veau le regardait d’un œil très doux, très calme.

Ici un étalon s’approchait d’une cavale, faisait deux bonds à côté
d’elle, la queue haute, la crinière énergique, avec un appel de la voix,
hardi, sonore, puissant,--puis se cabrait, et quand la cavale, sous lui,
se dérobait, il la mordait, évitant aussitôt, d’un écart brusque, le
coup de pied qu’elle détachait vers lui.

Plus d’un taureau aussi faisait la cour aux femelles, se soulevait,
lourd, sur ses jambes de derrière,--retombait à vide sur ses quatre
pieds.

Le réveil du troupeau n’était pas complet. Des lassitudes liaient encore
ces bêtes dans l’engourdissement. Elles attendaient le soleil.

Renaud s’approcha d’un étalon à demi dompté, qu’il avait monté
quelquefois, et lui lança au cou le séden qu’il préparait à cette fin
depuis un moment, le séden de Blanchet, de Livette, tout sali de boue
par la chute de tantôt!

Il offrit du sucre à la bête sauvage, qui se laissa seller sans trop de
résistance, désireuse peut-être de retrouver pour un jour le foin
abondant des écuries du Château, dont elle avait le souvenir.

Renaud dit à Blanchet:

--Repose-toi, vieux!

Et sur sa monture fraîche, la pique au poing, il repartit, dans l’idée
de chercher Rampal.

L’étalon que montait Renaud était son préféré, celui qu’il avait appelé
Leprince.

Et Renaud éprouvait une satisfaction honnête à se dire que du moins ce
ne serait plus le cheval de Livette qui aurait à supporter ses caprices
et ses violences d’amoureux. Il se sentait, de cela, bien aise, allégé
d’une triple responsabilité, de cavalier, de gardian et de fiancé.

Leprince parut désappointé quand Renaud le contraignit à tourner la
croupe au Château d’Avignon.

Renaud se dirigeait du côté de la cabane dont lui avait parlé Audiffret.
Il était bien possible, en effet, que Rampal en eût fait son gîte. Il
voulait savoir. Or, cette cabane étant, comme on sait, non pas en
Camargue, mais en Crau, non loin du mas d’Icard, à près de neuf à dix
lieues dans l’est, il fallait passer le grand Rhône. Mais, en ce vaste
pays plat, les cavaliers parcourent de très longues distances pour un
oui ou pour un non, et trente ou quarante kilomètres n’étonnaient pas
Renaud.

Vu l’endroit où il se trouvait, le plus court lui parut de longer le
Vaccarès au sud.

La bonne fraîcheur du matin chassait de lui les pensées noires, les
visions, les cauchemars; il éprouvait un peu de calme. Du reste, brisé
par la fatigue, il se sentait à moitié endormi, et trouvait cet état
délicieux. Il ne se sentait plus la force de suivre ses pensées, de les
guider encore moins, en sorte qu’il était soumis, comme une chose, comme
une herbe, à l’air qui passe, au rayon qui brille.

L’heure et la couleur du jour étaient vraiment réjouissantes, et une
gaieté physique entrait en lui, qui ne réfléchissait plus.

Un frisson courait sur les eaux, les herbes, et sentait le sel. L’aurore
éclatait maintenant. Encore une minute, et le soleil allait paraître,
jeter sur la plaine son filet horizontal aux mailles d’or. Il parut. Les
murmures devinrent des bruits: les reflets, des resplendissements; les
réveils, des activités.

La pique à l’étrier, appuyant son front lourd sur le bras qui la tenait,
Renaud qui fermait les yeux, au bercement du cheval, les rouvrit tout à
coup, et promena autour de lui le regard d’un roi joyeux.

Il s’arrêta un moment à contempler un attelage de plusieurs chevaux qui
tiraient une grande charrue et faisaient d’un mauvais champ pierreux un
terrain défoncé à planter de la vigne.

Le phylloxera, qui a fait tant de mal à des pays riches et sains, est,
pour la Camargue, une occasion nouvelle de combattre la fièvre et de
gagner du terrain sur le marécage. Les sables sont, en effet, favorables
à la vigne, défavorables à l’insecte parasite, et ce pays de l’eau
deviendra lentement, s’il plaît à Dieu, un vrai pays de vin!

Et Renaud regardait le laboureur avec un sentiment de joie, à cette idée
de l’enrichissement de son pays par le travail; et avec un confus
sentiment de regret, car il préférait que sa lande restât sauvage,
libre, inculte. L’idée d’une plaine cultivée de bout en bout, où nulle
place n’est laissée au pas capricieux des chevaux telle que Dieu l’a
faite,--cette idée l’attristait.

Il se disait toujours, en passant devant les campagnes civilisées:

«Non, là, en vérité, on ne peut ni vivre ni mourir.»

Les champs de blé ou d’avoine, même dans la saison d’été, lorsqu’ils
sont d’un si beau roux, si pareils à la terre surchauffée, si semblables
aux eaux limoneuses et rayonnantes du Rhône,--ne l’enchantaient pas. Ils
lui donnaient l’impression d’un obstacle devant lequel il fallait
détourner la course de son cheval, et Renaud ne connaissait d’obstacle
respectable--que la mer!

Il pardonnait davantage à la vigne parce qu’il lui semblait qu’il y
avait une gloire pour son pays à produire du vin, à l’heure où les
autres terres de France n’en pouvaient plus donner. Et puis, le Rhône,
le mistral, les chevaux, les taureaux, le vin, tout cela lui paraissait
aller bien ensemble, comme des choses de vigueur et de fête, de courage
et de joie. Ils savent boire, allez, ceux de Saint-Gilles, et ceux
d’Arles, et ceux d’Avignon. Dans l’île de la Barthelasse, au milieu du
Rhône, devant Avignon, Renaud avait été de noce une fois et là, il avait
goûté d’un vin rouge dont il voyait encore la couleur! C’était un vieux
vin du Rhône, lui avait-on dit, et il se rappelait que, pour faire
honneur à ce vin en même temps qu’à la mariée, il avait, ayant la tête
un peu échauffée, jeté solennellement, après la dernière rasade, son
verre en forme de coupe au fond du Rhône. Il y a comme cela, au fond du
Rhône, des coupes mortes, mais non pas brisées, où la joie, hier encore,
a été bue. A travers l’eau, en se balançant avec lenteur, elles sont
descendues sur un fond de sable....

Là elles dorment, recouvertes de limon, et dans deux, trois mille ans,
qui sait? les vieux savants d’alors les découvriront comme aujourd’hui
on découvre, à Trinquetaille, des amphores de terre cuite, et, auprès
des amphores, quelquefois une urne de verre où chatoient, dès qu’on la
déshabille de sa robe de poussière, toutes les couleurs de
l’arc-en-ciel.

Le verre de Renaud, qui sait? ce verre si cassant, où il a bu le
meilleur vin de sa jeunesse, peut-être restera plein pendant des
siècles, tout plein des sables et des eaux du Rhône, et peut-être
que,--dans des siècles,--d’autres jeunesses y retrouveront la même
joie. Car tout se recommence.

Ainsi vagabondait la pensée du vagabond, de fil en aiguille, de vigne en
verre. Ah! son verre, lancé dans le Rhône! Il y revenait encore, à ce
souvenir d’une ivresse. Il lui semblait maintenant qu’en le jetant ainsi
au fleuve, un jour de mariage, il s’était à lui-même prédit son destin,
et que lui, le fiancé de Livette, il ne se marierait jamais! Au verre
jeté il ne boirait plus.

L’impression de joie première qui lui était venue avec la nouveauté du
matin était déjà passée; il s’attristait déjà de nouveau, à mesure que
le jour perdait son charme gai de chose commençante.

Et, ainsi rêvant, Renaud coupait à travers les marécages, Leprince
pataugeant dans l’eau jusqu’aux jarrets.

Oui, mes amis, il pardonnait à la vigne,--ce Renaud,--d’envahir la
Camargue. D’ailleurs, après les vendanges faites, n’est-ce pas pour les
taureaux un excellent pâturage que les champs de vignes rouges et
blancs? Car il y en a de tout rouges, à l’automne, et de tout blancs
aussi, ou du moins d’un jaune clair doré,--comme si les pampres, sous
les grands soleils couchants, s’amusaient à se répéter les deux couleurs
du vin.

N’a rien vu qui n’a pas vu les rayons d’un soleil couchant, en
novembre, jaunes comme l’or, rouges comme le sang, s’étaler sur un champ
de pampres rougis, sur un champ de pampres jaunis, étalés eux-mêmes à
perte de vue....

Du reste, n’est-elle pas la patrie des lambrusques, cette Camargue? La
lambrusque, c’est la vigne sauvage, camarguaise, différente de nos
vignes cultivées en ce que le mâle et la femelle sont sur des plants
séparés. Les raisins qui chargent les lambrusques femelles font un vin
un peu âpre, mais bon, et les sarments de cette vigne sont, à la main,
de légers et vigoureux bâtons.

Arrivé au Grand Pâtis, Renaud traversa le Rhône à cheval, en trois fois,
allant de terre camarguaise à l’île du Mouton; de l’île du Mouton à
l’île Saint-Pierre, et de l’île Saint-Pierre en terre ferme.

Il était maintenant dans les marais de la Crau, de cette Crau qui
s’ajoute, désert de cailloux, à la Camargue, désert de limon.

Ces deux steppes très différents joignent, pour le regard, leurs
étendues par-dessus le Rhône. D’Aigues-Mortes à l’étang de Berre, il y
a, mes amis, un joli coup d’œil de «planure», et l’aigle de mer a beau
faire, il y a pour lui, en belle ligne droite, vingt bonnes lieues à
voler, les ailes toutes larges! Et c’est là le royaume du roi Renaud.

La Camargue a les salicornes, les graminées, les plantains et les
bardanes, en touffes minces, séparés par des intervalles sablonneux;
elle a les gapillons, qui sont les joncs verts évasés en bouquets, aux
mille pointes sèches plus fines que des aiguilles; çà et là, les
tamaris, et, au bord des deux Rhônes, les ormeaux tant de fois taillés
et retaillés, par le besoin de leur prendre du bois à brûler, qu’ils
ressemblent à de grosses chenilles droites sur leur queue, hérissant
leurs poils courts.

La Crau est en terrains nus et en bruyères. C’est, à vrai dire, un champ
de cailloux. Ils sont venus, dit-on, du mont Blanc, tous ces cailloux
qui maintenant dorment ici. Rhône et Durance les ont charriés, puis ont
changé de lit, après avoir joûté ensemble sur ce vaste espace au pied
des Alpilles. De dessous les cailloux de Crau, en mai, sort une herbe
fine et rare, paturin ou chiendent. Du bout de leur museau, les brebis
poussent la pierre, broutent la petite herbe pendant que le berger, dans
le vent et le soleil, rêve....

Mais cette Crau des cailloux est plus loin, au delà de l’étang de
_Ligagnou_, qui longe le fleuve. Ici, dans la Crau des bords du Rhône,
on est en plein dans les marais, desséchés presque entièrement une
grande partie de l’année,--mais perfides quelques-uns, et qu’il faut
bien connaître.

Renaud remonta vers le nord-est, et, au quartier du mas d’Icard, il fut
arrivé bientôt.

Renaud venait de s’arrêter.

--Où est-elle donc, la cachette? murmurait-il.

Et de tous ses yeux, il s’efforçait de percer le fouillis d’ajoncs, de
siagnes, massètes, carex et scirpes, qui jaillissait là-bas du fond d’un
marécage, au beau mitan. Ce marais ne semble pas, non, plus inquiétant
qu’un autre, mais les taures et les cavales le redoutent, et,
soigneusement, l’évitent.

A la surface du marécage, s’étalait comme une épaisse croûte de verdure
moisie. Ce n’était pourtant pas cette lèpre, faite de lentilles d’eau,
qui dort sur les mares. C’était comme un feutrage composé d’ajoncs
morts, de racines, d’herbages entrelacés, et cela faisait à l’eau une
surface solide et mobile, ondulante sous les pieds qui s’y aventurent,
prête à les porter et prête à crever.

Cette croûte (la _trantaïère_), lézardée çà et là, laissait voir, par
les lézardes, une eau sombre comme la nuit, dont la surface, piquée de
menus reflets, étincelait comme une glace en verre noir.

Sur les bords, autour de quelques tamaris, poussaient drus, pressés,
innombrables, des roseaux et encore des roseaux, toujours froissés entre
eux, et sans cesse frôlés, avec un bruit de papyrus, par l’aile sèche
des libellules à tête de monstre.

Beaucoup de ces _canéous_ portent des fleurs d’un blanc violacé. Étagées
le long de ces hampes, on les prendrait pour des fleurs de grande mauve.
Ces roseaux à grandes corolles éveillent l’idée de thyrses antiques, qui
auraient été fichés là debout, dans la terre humide, par des bacchantes,
en train maintenant de dormir quelque part, à l’ombre des tamaris, ou de
se livrer aux centaures. Ils font songer aussi au bâton de la légende
qui, planté en terre, se couvre aussitôt de fleurs et commande par là
les épousailles.

Ces thyrses du marécage sont des roseaux escaladés par des liserons. Le
convolvulus s’attache au roseau, y enroule ses festons, s’élève en
spirale autour de lui, cherche la lumière à sa cime et jette, tout le
long de la tige qui murmure, une harmonie de couleur éclatante.

Les jeunes feuilles aiguës des roseaux se dressaient en fer de lance.
Les vieilles, cassées, retombaient à angles droits. Quant aux tamaris,
le fin feuillage grêle en est comme un nuage transparent, et leurs
petites fleurs rosées, en épis, trop lourdes, surtout avant d’être
écloses, font pencher de tous côtés les panaches flexibles de l’arbre
arrondi.

A travers tamaris et roseaux, Renaud cherchait à voir la cabane qu’il
connaissait et dont, la veille au soir, lui avait parlé Audiffret. Mais
à peine pouvait-il distinguer la petite croix inclinée que portent sur
l’arête de leur toit, à l’extrémité même, les cabanes camarguaises,
faites de madriers, de planches, de boue grisâtre (_tape_) et de paille.
La cabane était tout entière visible autrefois de l’endroit où il se
trouvait, mais les roseaux, sur l’îlot où elle est construite, avaient
poussé si dru qu’ils la cachaient maintenant. Le sentier qui y
conduisait était d’ailleurs sur le bord opposé. Il dut faire un grand
détour pour y parvenir, ce marais de la cabane étant de forme très
capricieuse.

Du sud, il avait passé au nord de la cabane. Ce n’est plus la
_trantaïère_ qu’il avait devant lui, mais, sous l’eau où foisonnaient
les siagnes, les triangles et les ajoncs, la _gargate_, la fange où,
brusquement, qui s’avance enfonce.

Il y a bien d’autres dangers dans les marais maudits. Il y a les
_lorons_, sortes de puits sans fond, ouverts çà et là sous les eaux, et
dont il faut connaître l’emplacement. Aigues et taures les connaissent
très bien, savent les fuir, et pourtant, des fois, plus d’une y tombe,
plus d’un homme aussi. Qui y tombe y reste. Pas de raisonnements, mon
homme! Tu y es, adieu!

Les gardians vous diront, et c’est la vérité, que de chaque loron sort
une petite fumée tournoyante, à laquelle on reconnaît ces bouches
d’enfer. Cent lorons, cent fumées. Voilà, mes amis, de quoi rêver,
n’est-ce pas, quand la fièvre maligne, sortie des marais, vous jette
sur le flanc!

Renaud voulait savoir si Rampal habitait la cabane, mais non pas l’y
attaquer, car l’endroit est traître. «S’il y est, il sortira un moment
ou l’autre.... Je l’attendrai en terre ferme.... Ah! voici le
sentier!...»

Le sentier serpentait, caché sous une nappe d’eau peu profonde. C’était
un empierrement étroit, mais très ferme, dont le bord droit était
marqué, jusqu’à la cabane, par quelques pieux émergeant à fleur d’eau,
et peu éloignés l’un de l’autre.

Renaud mit pied à terre, et, tenant son cheval par la bride, chercha le
premier de ces pieux. Bien qu’il en sût la position, il fut quelque
temps à le retrouver. Du bout de son trident, il écartait les herbes, et
quand le piquet fut reconnu, il tâta le chemin solide dont il mesura la
largeur. Courbé, il regarda très longtemps, très attentivement, les
herbes, les roseaux dont les tiges se touchaient par endroits au-dessus
du passage secret, et, quand il se releva, il avait jugé à coup sûr que
le passage, depuis quelque temps, n’avait pas servi.

Il ne se trompait pas. Rampal, en effet, se méfiait un peu de cette
cachette, trop connue, pensait-il, et où on pouvait le traquer. Il
gîtait souvent aux environs, prêt à se réfugier dans cette impasse, si
cela devenait nécessaire, mais il aimait mieux, en attendant, se sentir
libre, avec beaucoup d’espace ouvert tout autour de lui.

Renaud remonta sur Leprince et, une heure après, repassa le Rhône. Le
soir, il coucha dans une de ces grandes cabanes qui sont des étables,
des «jass» d’hiver, pour les troupeaux de cavales, en ces mois où le
temps est si mauvais que les taureaux ne trouvent pâture qu’en brisant
la glace à coups de cornes.

Et le lendemain, une heure avant midi, il apercevait là-bas, devant lui,
l’église des Saintes découpée comme un haut navire sur le bleu de la
grande mer.

De petits martinets noirs tournoyaient à l’entour, mêlés par hasard à un
vol de grands goélands aux ailes arrondies.

Une charrette venait lentement sur le chemin de sable.

--Bonjour, Renaud.

--Bonjour, Marius. Où vas-tu?

--Porter des poissons en Arles.

Ce Marius souleva des branchages qui semblaient charger son char et qui
faisaient de l’ombre sur une douzaine de baquets et de paniers. Tout
aise de sa cargaison, il écarta la bâche qui, sous les branchages,
recouvrait son trésor. Baquets et paniers étaient, jusqu’au bord, emplis
de poissons pêchés aux étangs et à la mer. Il y avait des sars, des
muges, des dorades, vivants encore, prismes animés, les ouïes et les
bouches ouvertes comme des fleurs marines rougeoyantes au milieu des
bleus sombres, des verts glauques, des ors humides. Il y avait des
anguilles énormes, la plupart prises aux roubines de Camargue,
véritables viviers de réserve.

Ces congres visqueux, sombres, glissaient les uns dans les autres,
composant et décomposant sans fin les nœuds coulants de leurs corps
serpentins.

Aux taches livides, de couleur triste, qui tigraient certaines de ces
grosses anguilles, Renaud reconnut des murènes, ouvrant une bouche
vorace, armée de dents affilées.

--Comme tout ça bouge, tu vois! dit Marius.

A ce moment, comme pour lui donner raison, un gros poisson plat,
bondissant hors d’un baquet, tomba à terre.

Du fer de son trident, le gardian à cheval le cloua sur le sol pour
l’empêcher de sauter au fossé plein d’eau, qui longeait la route....

--Tiens! dit-il étonné, n’est-ce pas une torpille? Quand je la pêche
avec la «fouine», qui est une lance plus longue que mon trident, elle me
donne alors une secousse que je n’ai pas sentie aujourd’hui?

--C’est qu’alors, dit Marius en riant, la torpille est dans l’eau et ta
fouine est mouillée. Mais, ajouta-t-il, laisse la bête à terre. Ça ne
vaut pas grand’chose. Les serpents s’en régaleront.

Là-dessus, cavalier et charretier pêcheur, chacun tira de son côté.

Et la pensée du gardian allait de la torpille et de la murène aux
gymnotes d’Amérique, dont lui avaient parlé de vieux marins. On lui
avait dit qu’électriques comme la torpille, mais semblables au congre
pour la forme, les gymnotes peuvent, d’une décharge foudroyante, tuer un
cheval; car afin de leur faire épuiser leur provision de forces, et de
les prendre ainsi sans danger, on pousse dans l’eau, contre elles, des
chevaux sauvages qui reçoivent les premières secousses et qui en meurent
quelquefois.

Et Renaud, tout en continuant sa route vers les Saintes, confusément
rêvait aux miracles de la vie, que rien n’explique.



XII


Livette ne s’était pas endormie. Quand Renaud eut disparu dans la nuit,
elle ferma doucement ses fenêtres et, se jetant sur son lit, la face sur
les coussins, elle pleura avec épouvante.

       *       *       *       *       *

Pendant ce temps--pendant que pleurait Livette et que Renaud, affolé,
courait la lande, se croyant poursuivi par la bohémienne,--la
bohémienne,--elle, dormait.

Les deux êtres dont elle commençait à désoler la vie souffraient déjà
mille morts, et elle, sous une des charrettes de sa tribu, dans son
campement espacé autour du village, dormait, toute vêtue, tranquille,
son joli visage énigmatique souriant aux étoiles de cette belle nuit de
mai.

Quand Renaud l’avait laissée au soleil couchant, toute nue sur la plage,
lentement elle avait étiré au soleil ses bras fauves, se plaisant à la
sensation d’être nue au plein air, de se sentir caressée par la brise du
large qui séchait sur elle l’eau roulante en perles lourdes.... Puis,
lentement, elle s’était rhabillée, bien lentement, afin de retarder
l’instant d’être de nouveau prise dans la gêne de ses hardes, afin de
jouir de l’aisance de son corps comme une bête libre.

Elle avait alors longé la plage, imprimant son pied nu, bien fait, dans
les sables recouverts à temps égaux par la nappe mince de la vague qui,
peu à peu, fondait l’empreinte.

La dernière caresse de la mer sur ses pieds, où se collait un peu du
sable brillant, l’enchantait. Elle riait à l’eau, jouait avec elle,
l’évitant parfois d’un saut brusque, parfois allant au-devant d’elle, la
taquinant.

Il lui semblait voir, dans les replis onduleux des vaguelettes, les
serpents familiers qu’elle charmait parfois au son d’une flûte, qui
venaient alors s’enrouler à ses bras, à son cou, et qui maintenant
l’attendaient, couchés sur de la laine au fond de leur coffre, dans son
chariot.

A Renaud, elle ne pensait plus, déjà. Elle était tout entière à
l’instant, toujours, n’ayant jamais ni regrets ni remords d’aucun
passé,--n’ayant de prévisions que par éclairs, au moment où la passion
et l’intérêt le lui commandaient. Elle avait la réflexion courte, comme
saccadée; et sa profondeur, sa puissance, son énigme, étaient de n’avoir
point de cœur, ni, par conséquent, de conscience.

Les hommes, les femmes qui l’approchaient pouvaient redouter ou espérer
d’elle quelque chose, lui supposer telle résolution, essayer de déjouer
son plan, mais elle n’en avait pas, ce qui les trompait par avance.

Elle déroutait et triomphait d’abord par l’indifférence; puis, comme
elle sortait tout à coup de son indolence, en bête, au gré d’un appétit,
d’un caprice, elle déroutait toujours toutes les défenses,--son attaque,
ses décisions, ses habiletés, ses mensonges, étant toujours spontanés,
jaillis des circonstances à mesure qu’elles s’offraient.

Non, elle ne combinait rien à l’avance, froidement; elle ne préparait
jamais aucun plan de longue main; mais, d’un coup, elle pouvait, au
besoin, en inventer un, et l’exécuter sur-le-champ, tout d’une haleine,
ou bien en commencer rageusement l’exécution, qu’elle abandonnait
presque aussitôt par ennui, pour n’y plus songer que le jour où un
mouvement de passion l’y ramenait soudainement.

Elle était comme une araignée qui, en un clin d’œil, tirerait
d’elle-même toute sa toile, pour lier au vol la mouche; ou bien elle
tendait un premier fil, qu’elle oubliait jusqu’à ce qu’une occasion
éveillât en elle l’idée d’en tendre un second.

Et, ainsi faite, elle était moins mauvaise et pire que d’autres, parce
qu’elle était plus changeante que le miroir de l’eau, couleur du temps.

Fataliste, la gypsy se disait que ce qui doit arriver arrive, et non,
jamais, elle ne s’était donné la peine de combiner un projet de
vengeance. Elle posait d’abord une menace, sachant bien que la terreur
inspirée par une prédiction est un premier malheur qui en prépare
d’autres en troublant les esprits, les cœurs, les jugements. Puis,
quelque chose de fâcheux, «dans l’année», arrive toujours, qui vient
collaborer avec les sorciers et que les gens attribuent au «mauvais
sort» jeté sur eux. Il est sur eux, en effet, parce qu’ils y croient.
Enfin, on aide, si l’occasion se présente, la malice du sort, avec un
mot, un geste, un rien,--et si l’occasion se présente, c’est que cela
était écrit de toute éternité, fixé d’avance dans la destinée!

Être tout d’instinct, la gypsy n’avait pas d’autre secret que de n’en
point avoir.

Elle allait à sa joie, satisfaction de vengeance, de haine ou d’amour,
sans tenir compte de rien ni de personne; et, ainsi semblable aux bêtes,
elle devenait, étant créature humaine, redoutable aux êtres civilisés,
comme la nature. Ces créatures-là sont implacables. La gypsy aimait la
vie et la vivait en animal, sans y réfléchir. C’est là le pauvre et
profond mystère de la Sphinge. Elle procède à la façon de la brute,
voisine des origines basses, malgré son beau visage humain, où les yeux,
troubles comme ceux de Pan, semblent voilés de mensonge parce qu’ils
sont voilés pour eux-mêmes de leur propre inconnu, de leur incertitude
en attente. Regardez l’œil des chèvres et des génisses. Il est profond
comme la Bestialité rusée et forte, tapie dans les ombres du bois sacré.
La vie veut vivre. Elle est là, embusquée. Sûre d’elle, elle s’attend.
La bête humaine, en plus des ruses du renard ou du tigre, a la parole.
Rien de plus effroyable que la parole sans la conscience.

Au bout du compte, la Zinzara était toujours sincère sans jamais le
paraître, parce que sa versatilité la mettait d’heure en heure en
contradiction avec elle-même.

La caresse et la blessure qu’on recevait d’elle coup sur coup ne
prouvaient ni qu’elle eût feint l’amour ni qu’elle eût feint la
haine.... Elle avait tour à tour, d’une minute à l’autre, haï et aimé,
ou plutôt, sans aimer ni haïr, elle s’était complue à elle-même, avec
des sincérités contradictoires,--très naïvement.

Elle avait quelque chose de la guenon, qui, au moment où, au sommet de
l’arbre, elle berce d’un air humain son enfant tendrement pressé entre
ses bras, les ouvre brusquement, et laisse tomber le nourrisson oublié
pour cueillir un fruit qui s’offre à elle.

Elle s’importait à elle-même et ne voyait, à propos de tout et de tous,
qu’elle-même.

La gypsy était redoutable comme un esprit caché dans un élément dont il
serait le serviteur. Elle avait la force d’un coup de foudre, d’un
tremblement de terre, d’un événement fatal, impossible à prévoir, à
parer.

La vipère n’est point méchante. Elle ne prépare pas son venin. Elle l’a.
Qu’on la dérange, elle a mordu avant de s’y être décidée.

Comme les torpilles ou les gymnotes, l’Égyptiaque pouvait lancer des
coups d’électricité mortelle. Dès qu’on l’approchait,--par nécessité
d’être. Il pouvait lui arriver aussi de s’amuser au jeu de répandre
autour d’elle sa puissance maligne, pour rien, pour voir les effets,
parce que c’était son heure et son jour, son caprice.

Pour se défendre et pour jouer, elle avait les mêmes moyens.

Elle n’aurait pas pu ne pas être funeste. Il ne fallait pas qu’elle
songeât à vous, voilà tout. C’était déjà une bonne fortune que de n’être
pas regardé par elle.

Quoique fille d’une race qui met à haut prix la chasteté, elle n’était
pas chaste, non qu’elle aimât par-dessus tout la volupté, mais elle la
détenait comme un moyen de domination, d’autant plus sûr qu’elle en
faisait moins de cas. Toujours supérieure, dans sa froideur, au désir
qu’elle inspirait, c’est en cela vraiment qu’elle se sentait reine,
sorcière,--un peu déesse, de par le diable! Les caresses d’un bain
libre lui plaisaient mieux que d’autres. Elle était comme les femelles
des lambrusques qui sont fécondées par le vent.

Comme les cavales de Camargue, qui souvent s’assemblent sur les bords de
la mer pour respirer tout le large, quand elle ouvrait ses lèvres à la
brise saline, par ces beaux soirs de mai, elle se sentait plus heureuse
que d’aucun baiser d’homme. L’âme errante de sa race aspirait sur ses
lèvres, dans l’air, avec la liberté des espaces, une espérance inconnue,
vide et infinie.

Ainsi faite, elle se savait à la fois inquiétante, et protégée par
quelque chose qui se dégageait d’elle. Cela la remplissait d’orgueil.
Dans son sourire, il y avait de cet orgueil-là. Il y avait aussi le
ressouvenir perpétuel de choses éprouvées, connues d’elle seule et d’un
certain nombre d’hommes, qui s’ignoraient.

Leur ignorance, son œuvre, la faisait sourire comme le reste. Et ce
sourire, c’était ironie et mépris. Elle savait sa force et toute leur
faiblesse. Elle souriait donc toujours.

Elle régnait, sans autre politique, sur sa tribu errante par escouades,
changeant, en vraie reine, de favori, au hasard des occasions autour
d’elle et des impressions en elle-même, mais laissant croire à chacun
d’eux qu’il était, qu’il avait été le seul aimé, sinon le premier.

Tromper des zingari,--beau succès de zingara!

Et il y avait, parmi les quinze ou vingt enfants de sa troupe, un jeune
dauphin issu de cette reine, mais, depuis qu’il avait quitté le sein,
elle n’y prenait pas plus garde qu’une lice à son petit destiné à
devenir son mâle.

Quand elle était arrivée près de son campement, tout émue des contacts
de la vague dont le sel, séchant, craquant sur elle, pressait partout sa
peau voluptueuse, la tzigane, tiède dans tout son être, avait regardé du
côté d’un de ses bohémiens, jeune homme à peau de bronze, à barbe rare
et frisée.

Et, à la nuit,--lorsqu’on eut mangé la soupe qui avait bouilli dans la
marmite suspendue à trois pieux inclinés, au plein air,--le zingaro se
glissa près de la zingara.

C’était le moment où, par elle, deux êtres souffraient dans le plus
profond de leur conscience, où Livette et Renaud se regardaient et déjà
ne se reconnaissaient plus.

Les fiancés, ses victimes, se débattaient sous le sort mauvais jeté par
son regard, au moment même où ce regard semblait se faire doux pour
répondre à celui dont la couvrait son amant, au revers du fossé, sous la
menue lueur des étoiles.

Renaud, à cette heure-là, rêvait de revoir la nudité de la gypsy, de la
conquérir, se demandant, au souvenir de cette forme svelte et jeune, si
ce n’était pas là une vierge, quoique fille de grand chemin; appelant
confusément un amour étrange, entier, absolu, la possession triomphale
d’un être neuf, d’une taure jusque-là farouche, méchante même aux
taureaux; d’une cavale qui n’aurait connu ni frein, ni selle de
cavalier, et qui serait restée rebelle à l’étalon....

Renaud rêvait tout cela, mais il n’existait pas de Renaud pour Zinzara.

Zinzara, juste à cette heure, dans l’herbe mouillée de rosée, se tordait
comme le congre des légendes qui sort des mers pour se livrer aux
caresses enchevêtrées des serpents de terre.

       *       *       *       *       *

Deux jours Livette attendit, s’interrogeant sur ce qui se passait. Lasse
enfin de chercher sans deviner, elle se mit en route pour les Saintes,
le matin du troisième jour. «Là, songeait-elle, j’aurai peut-être des
nouvelles.» Son père, pour cette fois, lui sella un vieux bon cheval.

--Tu iras, lui dit-il, à midi, chez Tonin, le pêcheur, manger la
bouillabaisse. Avertis-le, en arrivant, avec le bonjour de ma part.

Livette, à cheval, sur la route, regardait tout autour d’elle la plaine
tranquille, bien verdoyante, gaie, éclatante de deux lumières, celle
qui tombait du ciel, celle qui, partout, montait des eaux.

Dans les rayons, la danse des mouïssales était joyeuse. Quand les
mouïssales dansent, elles font avec leurs ailes la musiquette de leur
bal, et dans toute la plaine, par les jours tranquilles, sur les fils
d’or de la lumière, c’est un bourdonnement de guitare. Il y avait aussi,
dans l’air, de grands longs fils très fins, des fils de la Vierge, venus
on ne sait d’où, qui volaient, mollement onduleux, comme si, rendues
visibles, quelques menues chanterelles de l’invisible instrument dont
jouent les petits musiciens de l’air, s’en allaient, brisées, au caprice
d’un souffle.

De très loin peut-être, ils venaient, ces fils. Peut-être dans les bois
des Maures, dans l’Estérel, vivaient les «aragnes» travailleuses qui,
patiemment, les avaient filés. Un souffle d’air, bien doucement, les
avait pris, et maintenant ils étaient en voyage.

Livette les regardait flotter doucement, et songeait à un conte que lui
avait conté sa grand’mère. Ces fils, d’après la mère-grand, venaient des
manteaux que les trois saintes avaient présentés au vent comme des
voiles. Le vent de la mer en les gonflant les avait un peu, très
finement, effilochés; et pour toujours, au-dessus de la plage
camarguaise, où est bâtie l’église des Saintes, ils flottent, ces fils
frêles, jadis pris dans la trame des manteaux miraculeux. Au-dessus du
pays, sans cesse ils flottent, comme autant de signes de bénédiction,
mais on les voit bien rarement, et quand, par hasard, un beau jour, on
les aperçoit, c’est qu’un bonheur inconnu est pour vous dans l’air.

Et l’âme de Livette, dans le bleu transparent de cette matinée, se
balançait suspendue à chacun de ces fils de passage; mais la fillette
avait beau vouloir se donner confiance, elle sentait son cœur trop lourd
pour demeurer lié longtemps à ces choses envolées. Elle avait peur, la
mignonne, et sentait contre elle des signes cachés.

Hélas! la pauvre, pendant qu’au-dessus de sa tête volaient des fils
dorés, quelque part autour d’elle l’araignée noire avait tissé son piège
à la prendre comme une mouche.

Toujours songeant, Livette avançait et finit par distinguer, loin devant
elle, autour du clocher des Saintes, les hirondelles tournoyantes et les
martinets. De si loin, on eût dit des vols de mouïssales. Et, avec les
martinets et les hirondelles, volaient des mouettes. Toutes ces ailes,
grandes et petites, tantôt vues par-dessous et sombres, tantôt vues
par-dessus et luisantes, tournaient, viraient, valsaient, croisant,
emmêlant leur cercle de cent façons. C’étaient jeux de printemps et de
matinée dans la clarté fraîche du ciel.

Pour avoir des nouvelles, Livette songea à passer par la citerne
publique, car c’était l’heure où les filles et les femmes des
Saintes-Maries-de-la-Mer vont chercher la provision d’eau.

A l’entrée du village, elle aperçut, sur sa droite, le campement des
bohémiens, mais détourna la tête.

A ce moment elle rencontra, allant à l’eau, deux femmes qui marchaient
d’un pas bien régulier, entre les deux barres qu’elles portaient à bout
de bras, et auxquelles est suspendue, juste au milieu, par ses deux
cornes, la cornue. «C’est bien l’heure de l’eau,» se dit Livette, et, au
pas de son cheval, elle les suivit.

--Bonjour, mademoiselle, avaient dit en passant les deux femmes, car de
tout le monde elle était connue, la jolie fille du Château d’Avignon.

Devant la citerne, il n’y avait encore personne. Les deux femmes
attendirent. Livette avec elles.

--Vous vous promenez, comme ça, mademoiselle? Cherchez-vous quelqu’un,
si matin?

--Oui, dit Livette, je me promène, et puisque c’est l’heure de l’eau, je
m’arrête un moment ici. Pour sûr, des amies que j’ai aux Saintes y vont
venir à leur tour.

Elles se turent toutes les trois; et, attentivement pour la première
fois, n’ayant rien autre à faire là, Livette regarda l’écusson de pierre
sculptée qui est au beau milieu du grand mur cintré de la citerne. Ce
sont les armes de la ville, et, comme on pense bien, on y voit un bateau
représenté, un bateau sans mât ni rames, où sont debout les deux Maries,
Jacobé et Salomé.

--Je me suis souvent demandé, fit Livette, pourquoi les images ne font
voir jamais que deux saintes dans le bateau. En fin de compte, est-ce
que nos mères ne nous ont pas toujours dit qu’elles étaient trois?
Étaient-elles trois, oui ou non?

--Elles étaient trois assurément, belle innocente, dit la plus âgée des
deux femmes, mais Sara était la servante, et l’honneur ne lui est pas
dû!

--Si la troisième était sainte Sare, ce n’était donc pas trois Maries?
J’ai toujours entendu dire pourtant que Marie-Magdeleine en était, et
que, partie d’ici, elle alla mourir à la Sainte-Baume.

--Oui, elle en était, Marie-Magdeleine, et bien d’autres avec elle!
Lazare aussi était dans ce bateau, mais, une fois à terre, chacun tira
de son côté: Marie-Magdeleine alla à la Baume, et les deux Maries nous
restèrent avec Sara. C’est alors qu’une source jaillit du sable, par la
grâce de notre Seigneur. En bâtissant l’église, on a enfermé la source
au milieu.

--On eût, ma foi, bien fait de la laisser en dehors de l’église, la
source!

--Et pourquoi? l’eau en est gâtée?...

--Elle n’est bonne que le jour de la fête.

--Et encore!... Et il y en a si peu!

--Nous aurions demandé aux saintes de la rendre abondante et bonne....
En nous y mettant toutes avec nos prières, nous aurions bien obtenu ça.

--Un miracle de plus ou de moins!

--Les miracles, ma belle, ne sont que pour les étrangers.

--Et c’est ce qu’il faut, voisine. Si c’était autrement, voyons, les
étrangers ne viendraient plus,--et, sans eux, de quoi vivrait le pays?
pauvres nous! Où sont nos récoltes, à nous autres? Notre blé, notre
avoine, où sont-ils, dites, bonnes gens? Sans les saintes, ce pays-ci
serait un pays maudit! Un jour de fête par an, et les pèlerins (que Dieu
bénisse!) nous remplissent la bourse.

--Les jours de miracle ne sont que trop rares.... Il faudrait deux fêtes
par an!

--Que vas-tu dire là, sotte que tu es? Deux fêtes par an, Bonne Mère! Ce
serait la mort du pèlerinage. Pour que l’usage se maintienne, il faut
qu’il soit ce qu’il est, et que rien ne bouge. Nos hommes le savent
bien. Rappelle-toi la visite que nous fit, avec ces grandes dames,
l’archevêque d’Aix, il y a vingt ans.

Et une fois de plus fut racontée l’histoire de la visite que fit aux
Saintes-Maries-de-la-Mer l’archevêque d’Aix, il y a vingt ans ou trente.

Un 24 mai, avec quelques vieilles dames de la noblesse d’Aix,
l’archevêque arriva aux Saintes. Mais ce 24 mai se trouva être un 25, au
soir!... Tout le monde peut se tromper!... En sorte qu’au lieu de
descendre à quatre heures, les châsses étaient remontées ce jour-là, et
quand monseigneur entra dans l’église, avec les belles dames, adieu mes
saintes! Elles avaient été hissées déjà, au bout de leurs cordes, au
milieu des cantiques, dans la chapelle haute.

--Eh bien! dit l’archevêque à M. le curé, elles redescendront pour nous.

Le curé allait obéir, mais le bruit de l’affaire avait déjà couru le
village!... Ah! misère de moi, quel train-coquain!

--Comment! disaient les vieux Saintins! On ferait descendre les châsses
un jour autre que le 24! Mais si, alors, la chose est si facile et
fréquente, pourquoi voulez-vous que les malheureux, de tous les coins de
la Provence et du monde, accourent vers nous au jour fixé? Non, non, ce
serait, entendez-vous bien, la ruine du pays!

Pour finir d’un mot, on prit les fusils, et les Saintins, en armes, dans
l’église même, imposèrent au prince de l’Église la volonté souveraine du
peuple des Saintes.

--Et très bien, firent-ils, car c’est grâce à la rareté que les miracles
demeurent précieux.

Une des femmes ayant raconté cette histoire bien connue de chacune,
toutes se mirent, dès qu’elle se tut, à rompre leur grand silence par de
beaux éclats de voix, approuvant à qui mieux mieux la révolte des
Saintins contre les évêques qui veulent abuser de la bonne volonté des
deux Maries.

--C’est égal, dit tout à coup une des vieilles, nous sommes heureuses
d’avoir maintenant, au lieu de la source saumâtre qui donnait à boire
aux saintes, une bonne citerne en bonne pierre. Je me rappelle, moi, le
temps où nous prenions l’eau à la _pousaraque_ (mare artificielle) comme
font encore les gens de nos fermes. L’eau du Rhône, qui y venait par la
roubine, était si boueuse toujours qu’elle en était épaisse à couper au
couteau!

--Bah! elle avait le temps de déposer dans nos jarres.

--C’est drôle pourtant d’être si malheureux pour l’eau dans un pays si
mouillé! dit une jeune qui arrivait. Cette eau, c’est une misère! Sainte
Sare, la servante, doit savoir par elle-même qu’on a assez de travail
dans les maisons, sans perdre son temps à attendre devant des robinets
fermés.... Sainte Sare, protégez-nous, et faites ouvrir la fontaine!

Les femmes se mirent à rire.

Presque toutes les ménagères des Saintes étaient là rassemblées, à
présent. Un dernier groupe arrivait. Les unes portaient sur leur tête
des jarres sans anses, avec un balancement gracieux de la tête et de
tout le corps. Elles-mêmes, les poings sur les hanches, ressemblaient à
des amphores vivantes. D’autres, une cruche sur la tête, portaient
encore une cruche dans chaque main, la «dourgue» verte, à anse et à
goulot; d’autres des seaux de bois, d’autres des cornues, chacune ayant
choisi des vases plus ou moins grands, suivant les besoins de sa maison.

--Quel pot apportes-tu là, Félicité?

Et de rire.

Celle qu’on interpellait ainsi, répondit:

--J’ai cassé ma cruche, pauvre moi! Et puisqu’il me fallait de l’eau,
j’ai pris le pot que j’ai trouvé, un pot ancien que, dans tous les
temps, j’ai vu chez nous, derrière la porte. S’il tient l’eau, ça
suffira pour aujourd’hui, ma belle!

--Porte-le à M. le curé, pour sa bibliothèque; c’est une antiquaille qui
vaut de l’argent!

Félicité, en effet, venait à l’eau ce matin avec une véritable amphore
romaine, trouvée dans les sables du Rhône, à peine un peu égueulée, une
jarre de deux mille ans!

Aux Saintes, chaque famille--c’est selon--a droit, par jour, à une ou
deux cornues d’eau de citerne.... La porte de la Fontaine ne s’ouvrait
pas.

Livette, sur son cheval, rêveuse et triste, parmi les bavardages,
attendait toujours ses amies.

--Que disiez-vous, par ici? interrogèrent, en arrivant, les dernières
venues.

Et mises au courant, chacune, sur les saintes et la servante Sara,
disait son idée et son mot, sans s’occuper des paroles des autres,--si
bien que le caquetage des filles et des femmes semblait ici un _ramadan_
d’agaces et de geais ramassés dans un de ces bouquets de pins qui sont
isolés au milieu de la Camargue.

--Je vous demande un peu si c’est juste, criait l’une des femmes, de ne
pas mettre aussi partout le portrait de sainte Sara! Une sainte est une
sainte, et où il y a une sainte, il n’y a plus de servante!

--Les saintes ne sont pas fières! et d’être ou non en peinture, sainte
Sara s’en moque un peu!

--Qu’elle s’en moque, c’est possible, mais c’est un affront qu’on lui
fait!

--Eh! dit une autre, le bon roi René et le pape ont su ce qu’ils
faisaient, en arrangeant ainsi les choses. Sara était femme de
Ponce-Pilate, et c’est elle qui avait conseillé à son mari de se laver
les mains du crime des païens!

Un murmure de réprobation courut parmi les commères.

--Ah! voici la vieille Rosine, qui va nous mettre d’accord.

Sur son cheval immobile, Livette écoutait vaguement ces choses. Elle
était distraite et intéressée.

Quand la vieille Rosine, très sourde, eut fini par comprendre ce qu’on
voulait d’elle, et qu’elle devait s’expliquer sur Sara la servante:

--Ah! mes enfants, dit-elle, Dieu connaît les siens, et Sara est à coup
sûr une grande sainte....

Rosine, ici, fit un signe de croix, et fut, par toutes les vieilles,
imitée aussitôt.

--Mais, ajouta Rosine, Sara était païenne d’Égypte, et non pas Juive de
Judée; et les païens, voyez-vous, marchent, dans l’estime du monde, bien
après les Juifs. Ne voyez-vous pas que les Juifs sont semés un peu
partout, mais partout s’arrêtent et deviennent les maîtres par la force
de l’avarice? Cela est leur manière d’être bénis de leur Seigneur. Mais
les païens d’Égypte, au contraire, sont errants et pauvres quoique
voleurs, et plus dispersés et plus maudits que les Juifs.... Eh bien,
voyez-vous, mes enfants, sainte Sara est leur sainte, oui, la sainte des
païens d’Égypte! C’est une sainte pas bien catholique, celle qui, pour
payer son passage au batelier, lui donna, avec la facilité, je pense,
d’une ancienne pécheresse,--le spectacle de son corps tout nu! Elle
passe donc justement après les deux Maries, car il y a des rangs dans
le ciel. Et voilà pourquoi les ossements de sainte Sara ne sont point
entre les planches de la grande châsse de l’église, mais sous les vitres
de la toute petite châsse qui est dans la crypte, comme qui dirait dans
la cave. La cave est un endroit assez bon,--sous les pieds des
chrétiens,--pour les bohémiens de malheur! et il est juste qu’il en soit
ainsi.

--Rosine a bien parlé! s’écria l’une des femmes. C’est le malheur du
pays que la fréquente visite des bohémiens. Quand arrivent nos pèlerins,
riches et pauvres, croyez-vous qu’ils soient bien aises de trouver
installés ici tous ces gens malfaiteurs, qui, si adroitement, savent
voler mouchoirs et bourses? Croyez-vous que cela ne nous enlève pas du
monde? Que de gens viendraient peut-être qui ne se veulent pas
compromettre en tel voisinage!

--Ah çà! va, allons donc! dit une bossue, ceux qui ont la foi ne
s’arrêtent pas en route pour si peu! Et ceux qui, ayant un mauvais mal,
l’espèrent guérir chez nous, n’ont pas peur de ces voleurs ni de leur
vermine. Otez-moi ma bosse, grandes saintes, et je me charge bien de
m’ôter toute seule, les uns après les autres, mes poux et mes puces!

Il y eut un énorme éclat de rire qui, comme par enchantement, s’arrêta
tout de suite.... La petite porte de la citerne venait d’être enfin
ouverte, et au bruit de l’eau jaillie du robinet, toutes les femmes
couraient prendre, non sans menues querelles pour la priorité,--leur
rang à la file.

Enfin arrivèrent quelques jeunes filles amies de Livette.

Les voyant venir d’un peu loin, elle alla à leur rencontre.

Quand Livette se fut éloignée:

--Que cherche-t-elle, la Livette, de si bonne heure à cheval? se dirent
les femmes.

--Eh, dit la bossue, son gueux de Renaud, donc! Il n’a pas l’habitude,
celui-là, d’être attaché comme une chèvre au piquet, et pour le tenir
fidèle elle aura du mal, la petite, malgré sa belle dot!... De loin,
l’autre jour, sur la plage, Rampal, vous savez, le gardian bon
enfant,--l’a vu, ce Renaud, causer avec une gitane qui n’était pas
habillée d’hiver!

--Elle n’avait pas de fourrures ni de manteau, ni le reste, pauvre moi!
elle était à se baigner comme Dieu l’a faite.... Il faut se méfier de la
plaine. On ne se croit pas vu parce qu’on pense y voir très loin
soi-même, mais une touffe d’engane suffit à la _rassade_ (au lézard)
pour y cacher ses deux yeux qui regardent.

Et les femmes de chuchoter, avec des rires étouffés bientôt.

Pendant ce temps:

--Non, non, disaient à Livette ses deux amies, nous ne l’avons pas vu,
ton promis, ma belle; mais déjà, contre l’église, on prépare les
gradins pour la ferrade, et d’être ici bientôt, il ne peut pas y
manquer.

A ce moment, une musique bizarre s’éleva non loin. C’étaient des sons de
flûte, qui, modulés avec douceur d’abord, brusquement se transformaient
en cris déchirants. Un frappement sourd, grave, calme, singulier, les
soutenait, semblait encourager le cœur malade, qui, en plaintes aiguës,
appelait au secours....

--Ah! voilà les Bohêmes et leur musique du diable, écoute, Livette!...
Va donc voir un peu,... c’est si drôle. Nous te rejoindrons tout à
l’heure.

--Et mon cheval? fit Livette.

--Si tu n’es pas ici pour longtemps, il y a justement dans le mur de
l’église un gros fer fixe en forme de bracelet, nouvellement scellé pour
les barres de clôture de la ferrade. Attache-le là, ton cheval, et n’aie
pas peur qu’il s’envole. On le reconnaîtra pour tien, aux belles lettres
en clous de cuivre que tu as fait mettre à l’arçon.

Au fer du mur de l’église, Livette attacha son cheval, et se dirigea
vers la musique des Bohêmes. Il lui semblait que, là, elle saurait
quelque chose. Or, Zinzara, l’Égyptiaque, avait vu arriver Livette au
village,--et sa musique n’était que pour l’attirer, elle, et, si Renaud
était par là, son fiancé avec elle. Pourquoi? pour voir;--pour réunir,
un instant, sans dessein fixe, sur le même point du vaste monde qu’elle
parcourait, deux des personnages dont elle «amusait son temps»; pour se
donner la comédie de la vie, et en voir naître la suite, avec le désir
de la faire tourner en mal, au hasard. Elle aimait «l’étrange» qui sort
du pêle-mêle des circonstances.

La Zinzara tournait un kaléidoscope dont le champ était vaste comme
l’horizon de son voyage éternel, et dont les morceaux de verre,
diversement colorés, étaient des âmes vivantes.--Elle tournait le cornet
pour voir ce qu’amènerait de mauvais, grâce à elle, le destin. Jeux de
femme, jeux de sorcière.



XIII


La vie est étrange. Le silence éternel des espaces n’est qu’un
bruissement infini de cercles invisibles qui, tournoyant les uns dans
les autres, se quittent, se reprennent, se perdent et ne se retrouvent
jamais ou s’entrelacent pour toujours. La vie est étrange. On en peut
voir un peu le commencement, la fin pas du tout; la signification nous
en échappe, mais tous les cercles font la chaîne et quelqu’un sait le
reste.

Qu’il y ait deux bouts à l’échelle, cela est certain. Le jour n’est pas
la nuit, et l’un n’est pas sans l’autre. Il y a joie et peine, santé et
maladie, heur et malheur, vie et mort, pour la bête de chair et d’os,
bien et mal en un mot. Et celui-ci est un bon être, et celui-là un
mauvais. Les religions et les morales n’y font rien, et n’expliquent
rien; mais les petits enfants savent que cela est ainsi, et les gens
sans esprit le savent également. Ceux qui raisonnent savamment la chose
la perdent. Ceux qui tirent le fil le cassent. Il y a quelqu’un et il y
a quelque chose. Rien n’est pas, voyons, bonnes gens, et ce vieil idiot
qui bave, assis sur la borne, au pied du calvaire des Saintes, devant
l’église, et qui tend la main à Livette, sait mieux que nous les choses,
les deux choses: bien et mal. Cet idiot, quand il a, ce matin, passé
près des voitures des bohémiens, a parlé amicalement, oui, parlé, durant
quelques minutes, avec deux ou trois chiens maigres qui sont sous ces
voitures, attachés par des chaînes; mais quand il a vu Zinzara, la
reine, le regarder, il a pris peur, l’idiot, et s’est bien vite sauvé.
Il a pris peur parce qu’_il y a_, dans le regard de Zinzara, _quelque
chose qui n’est pas bon_.

Et maintenant Livette, en passant, le regarde, et l’idiot, qui sourit,
lui tend, pauvre larve humaine, une perle de verre,--un trésor pour
lui--qu’il a trouvée ce matin dans l’ordure du ruisselet voisin. La
perle brille. Elle est bleue. L’idiot y voit la beauté, et il l’offre à
la belle fille qui passe. Livette lui sourit et, lui, il rit à Livette,
l’idiot qui bave, et qui se traîne, estropié. Il rit, et sent son cœur
d’homme, en lui, vaguement s’ouvrir... à quoi?--_à quelque chose qui
est_, dans les yeux de Livette, et _qui est bon_.

       *       *       *       *       *

Dieu est sur nous, et, sous nous, le diable. Dieu? que voulez-vous dire?
L’humanité bonne, celle qui est au-dessus de nous et vers laquelle nous
marchons; cet idéal, sorti de nous, qui, à force de s’exprimer et de se
faire aimer, se réalisera dans nos enfants. Le diable! que dites-vous?
la bête obscure, la larve gloutonne, aveugle, qui fut nous, et dont nous
nous éloignons.

       *       *       *       *       *

Quelque chose est plus près du mystère que l’esprit, c’est l’instinct.

Nous sommes, certes, plus près de notre origine que de nos fins, et
l’instinct nous explique presque l’origine parce qu’il s’y traîne
encore, mais notre esprit ne peut expliquer la fin parce qu’il en est
encore bien loin! D’où venons-nous? La bête, qui rampe, peut s’en
douter.--Où allons-nous? Comment le saurait-elle, la bête qui ne vole
pas?

Le lien qui fortement nous rattache à la terre n’est pas coupé. L’homme
porte à jamais la cicatrice de sa naissance. Il voit donc, là encore,
comment il se rattache, _en arrière_, à l’infini; mais comment, _en
avant_, par la mort, il se rattache à la vie dans l’éternité, il ne le
voit pas.

L’instinct, comme un ver luisant, éclaire les fonds d’où sort l’homme;
mais l’intelligence n’éclaire pas les profondeurs d’en haut où elle se
perd elle-même, au point précis où Dieu s’explique.... Ah! que Dieu est
obscur!

Oui, entre l’origine et l’intelligence, il y a l’instinct, comme un
pont. Entre l’intelligence et la fin, il y a le vide. Ici la raison ne
passe pas. Il faut bondir. L’homme ne peut facilement concevoir que ce
qui est en bas. Ce qui est en bas, sa pesanteur l’attire à le
comprendre.

Pour comprendre ce qui est en haut, il faudrait une faculté de s’alléger
que l’homme n’a pas, une aile qui manque. L’instinct, ici, agit sur
l’esprit même, en sens inverse de l’effort spirituel.

A quelques esprits, elle vient parfois, cette faculté de s’enlever; mais
l’homme ne conçoit que selon ce qu’il éprouve, et le temps est passé où
l’on se fiait aux mages, à ceux qui conçoivent plus et mieux. Peut-être
a-t-on raison. Peut-être ne doit-on concevoir que par soi-même, et nul
ne saura rien _pour toujours_ avant de l’avoir mérité.

Pour une minute, dans le rêve surtout, dans la veille même, l’homme
_sait_, quelquefois. Il a l’intuition profonde; mais rien n’est plus
fugitif pour l’homme que ce vif sentiment de l’éternel.

Les meilleurs de nous sont des aveugles que hante le souvenir d’un
éclair.

Qui de nous n’a su, pour l’avoir senti, comment on vole hors de soi? Le
sens du mystère, à peine perçu, nous a fui, mais qui n’a-t-il pas
pénétré, une seconde?

La vérité, comme l’amour, n’est qu’une seconde en laquelle il faut
croire,--à jamais.

Et ces pensées sont en leur lieu, car tout est dans tout. Celui-ci
étudie l’hysope; celui-là le chêne; Cuvier le mastodonte et Lubbock la
fourmi; mais tous arrivent au même point, à un point qui est tout.

Savez-vous pourquoi les bohémiens, les gitanos, les zincali, les
zingari, les zigeuners, les zinganes, les tziganes, les gypsies, les
romani, les romichâl (toutes façons diverses de désigner la même race
errante) excitent si fort la curiosité des peuples civilisés?

Il y a à cela deux raisons.

La première, c’est que, très sauvage, très primitif, le bohémien
apparaît au milieu des civilisés comme l’image d’eux-mêmes dans le
passé. Les zingari sont comme les fantômes de nous-mêmes.

En nous revoyant en eux, nous nous plaisons, assis dans la sécurité de
notre foyer fixe, au regret de n’avoir plus devant nous l’espace cher à
la bête que nous fûmes; de n’être plus en rapport constant avec la
terre, la plante et l’animal, qui sont les _mères_ dont nous sortons et
que nous aimons pour cela. Ils sont demeurés ce que nous étions au
départ, et cela nous touche.

La seconde raison, c’est que, véritablement, ils ont su jadis, du sens
de la vie, quelque chose.

Il est certain qu’ils sont sorciers. Ils ont entrevu la source obscure,
et vaguement s’en souviennent, en ont gardé le reflet noir dans leur
regard.

Le regard! ils en connaissent la puissance endormante et suggestive. Ils
savent soumettre, par le regard, l’âme des faibles.

Les moins sorciers d’entre eux croient encore que le «secret» des choses
a été caché quelque part, sous une pierre, et, dans leurs courses à
travers tous les pays du monde, bien des fois ils soulèvent de lourdes
roches dont la forme étrange semble indiquer qu’elles peuvent sceller le
mystère.... Ils ne trouvent jamais, sous les pierres soulevées, que des
crapauds, des vipères et des scorpions; mais, du sang et du venin de ces
bêtes, ils savent composer des philtres redoutables.

Ils connaissent aussi la nature secrète des plantes, et comment, coupées
à de certaines époques, à de certaines heures, selon l’influence des
saisons et des rayons de la lune, ciguë ou belladone ont des vertus
différentes.

Ils sont habiles dans l’art des poisons, les zangui. Hommes et
femmes,--_roms_ et _juwas_--ils excellent dans l’art de donner aux
troupeaux des maladies.

Leurs métiers ne sont que des prétextes à se présenter au seuil des
maisons. Ils sont chaudronniers parce que l’art de soumettre au feu les
métaux fut inventé par le fils de Caïn, père des maudits. Et ils sont
selliers parce qu’ils aiment fréquenter les chevaux, chers aux
vagabonds.

Les zangui, originairement adorateurs du feu, et qui n’ont plus de
religion propre, mais toujours un peu celle du pays qu’ils traversent,
sont aux hommes ce que Lucifer est aux anges.

«Nous venons d’Égypte, si l’on veut, disait parfois Zinzara à ceux de sa
tribu. C’est là, en effet, que nous avons été puissants et sédentaires,
aux temps de Moïse. Alors nos aïeux étaient magiciens des rois de
l’Égypte, qui ont vaincu la mort; mais notre origine est plus haute et
plus lointaine.

«Nous venons d’un pays où la _Puissance secrète du monde_ a été
pénétrée: un dragon en garde le mystère, au sommet d’une haute montagne,
dans une caverne, à l’abri des déluges qui viendront.

«Notre aïeul Çoudra avait appris des grands prêtres l’art de se faire
obéir par le dragon. Il entra dans la caverne et conçut la science de
toutes choses, et il résolut de s’en servir au dehors, pour être à son
tour un roi puissant parmi les hommes, car pourquoi était-il pauvre?...
Pourquoi la misère et pourquoi la mort?

«A peine eut-il conçu son projet de juste révolte, que le dragon voulut
le dévorer. Notre aïeul lui échappa, et crut alors que, au moyen des
secrets qu’il avait dérobés, il serait tout-puissant sur la terre, mais
il s’aperçut tout à coup qu’il les avait presque tous oubliés, comme par
enchantement. Il ne connaissait plus que ceux qui nuisent, ceux qui
font les maladies, les douleurs, les misères et la mort, tous les maux
dont justement il aurait voulu s’affranchir.

«Et les grands prêtres le maudirent, lui et ses fils. Manou a dit contre
eux: _Ils habiteront hors du village; ils ne posséderont de vases
qu’endommagés; ils n’auront rien à eux, si ce n’est un âne ou un chien.
Leurs vêtements seront ceux dont on dépouillera les morts; leurs plats,
des plats cassés; leurs bijoux ne seront que de fer. Ils iront sans
repos d’un endroit à un autre endroit. Tout homme fidèle à ses devoirs
se tiendra éloigné d’eux. Ils n’auront d’affaires qu’entre eux. Et entre
eux seulement ils s’épouseront._

«Et les Tchandalas ont pu fuir la patrie mais non pas la sentence.

«Et voilà ce que nous sommes.

«La couronne de Çoudra est un cercle brisé,--armé de pointes, comme le
collier des dogues, et son sceptre est une tige de fer, rompue mais
redoutable. Car pourquoi la misère, la douleur et la mort! Dieu est
mauvais.»

C’est avec ce conte, mis en chansons, que la reine tzigane avait parfois
endormi son fils.

Et lorsqu’elle suit d’un long regard méchant, au seuil de quelque
château, une jeune mère qui, en l’apercevant, fait rentrer bien vite son
petit enfant, voici les pensées que roule en sa tête la Zinzara: «Les
secrets, songe-t-elle, que savent nos voïvodes, nos ducs, nos princes et
nos rois, peuvent faire trembler sur leur base toutes vos cités, vos
trônes et vos églises, car pourquoi la misère, la douleur et la mort?
L’heure viendra--nous l’attendons--où vos peuples seront dispersés au
vent des colères, à moins que les mages qui nous ont maudits deviennent
vos maîtres,--mais vous êtes pour cela trop loin de leur sagesse! Vous
serez à nous.

«En attendant, malheur à ceux d’entre vous que nous trouvons seuls! Nous
les regardons fixement, et l’âme du mal fait le reste!...»

Et voici ce qu’en arrivant près du campement des bohémiens vit la petite
Livette.

Ils étaient là toute une tribu. Leurs voitures, nombreuses, étaient de
différentes grandeurs, la plupart construites en forme de maisonnettes
oblongues, assez semblables, avec leurs petites fenêtres, aux arches de
Noé qu’on fabrique pour les enfants en Allemagne. Les bohémiens avaient
aligné leurs voitures côte à côte, à la file, faisant face chacune à une
maison du village. La file des maisons roulantes formait ainsi, avec les
maisons bâties du village, une véritable rue tournante qui, prolongée,
eût entouré les Saintes-Maries comme une ceinture. Ainsi, pour le temps
de leur séjour, les zinganes pouvaient avoir l’illusion d’être fixés là,
d’être des Saintins, l’un établi en face du boulanger, l’autre en face
du cabaretier, mais nul n’oubliait que les maisons bohèmes restent
posées sur des roues qui tournent et peuvent faire le tour du monde. «Je
plains l’arbre, dit le zangui, il me regarde passer avec envie.... Il
est jaloux des pieds de mon âne.» La plupart des voitures étaient
rapiécées avec des planchettes multicolores, ramassées, volées un peu
partout.

Les voitures des bohémiens étaient établies à la vérité, sur le derrière
des maisons du village, en sorte que les habitants de ces maisons, le
cabaretier ou le boulanger, occupés sur le devant de leur boutique,
pouvaient sans affectation ne pas trop paraître dans la rue zingane.

Les zangui seuls y grouillaient donc à l’aise. Ne demeurant guère à
l’intérieur des voitures que lorsqu’ils sont en route et fatigués ou
malades, ils passaient leurs journées au plein air, assis dans la
poussière, ou sur les degrés des petites échelles qu’ils abaissent du
seuil de leurs portes jusqu’à terre; ou bien ils restaient de longues
heures couchés sous les charrettes à l’ombre,--fumant des pipes et
rêvant.

Pour l’instant, dans la lumière du matin, un certain nombre de femmes çà
et là se livraient à la même occupation: chacune d’elles, avec des
gestes de singe, cherchait la vermine parmi les cheveux crépus d’un de
ses enfants, qu’elle maintenait dans l’étau serré de ses genoux.

Le petit, de temps à autre, poussait un hurlement, quand la mère tirait
par mégarde ou arrachait un de ses cheveux, durs et noirs comme du
charbon. Il avait alors, pour s’échapper, un ondulement sournois, mais
l’étau des genoux le pressait, brusquement resserré, et c’étaient, çà et
là, des piaillements de cochons de lait qui ne veulent pas être saignés.
Alors les taloches de pleuvoir et les cris de redoubler. Puis tout à
coup le plus pleurard de ces gamins cessait de crier, pour suivre, avec
un intérêt subit, l’apparition d’une poule du voisinage ou les ébats de
quelque chien de chasse égaré par là et bon à chiper.

Quant aux mères, elles accomplissaient leur besogne matinale d’un air
automatique qui, très clairement, signifiait: «Ce que nous tentons là
est tout à fait inutile, car la vermine pullule et toujours pullulera;
mais il faut bien faire quelque chose. C’est toujours un bon moment
d’occupé; et puis, sous l’œil des civilisés, cela nous donne une
excellente contenance. On voit que nous sommes propres.»

--Achète-moi mon chien, disait l’une d’elles d’un air narquois à un
villageois ahuri. Tu seras content de sa fidélité. Il est si fidèle, si
fidèle! que j’ai pu le vendre quatre fois.... Il revient toujours!

Toutes ces femmes à peau fauve, bistrée et même noirâtre, avaient des
cheveux d’un noir singulier, mat, d’un noir de charbon.--Les unes les
portaient relevés en lourd paquet tordu sur le sommet de la tête.
Plusieurs, toutes jeunes, les laissaient pendre en longs serpents
sinueux sur leur poitrine et sur leur dos. Les yeux aussi étaient d’un
noir singulier, très luisant, pareil au noir d’un velours vu sous du
verre. La vie y éclatait sourdement, sans expression déterminée.
Quelques mères vaquaient à leurs affaires tout en gardant sur leur dos
leur nourrisson enveloppé dans une toile qu’elles portaient en
bandoulière et dont les bouts nouaient sur leur épaule. La tête du petit
sommeillait pendante, ballottée à tout mouvement.

Le rouge, l’orangé, le bleu, dominaient dans leurs haillons, mais
ternis, fanés, noyés sous les épaisseurs de poussière sale;--un Orient
enfumé.

Beaucoup de ces femmes tenaient entre les dents une pipe courte. Les
hommes étendus çà et là, accoudés à terre, fumaient presque tous,
placides, leur œil de sylvain fixé devant eux dans le vague. Ils
avaient, sous leurs loques, de grands airs de fierté. Quelques-uns
dormaient sous les cabanes roulantes.

La file des voitures qui longeait le village était encore dans l’ombre,
mais, en tête de la file, le soleil frappait la première de ces cabanes
qui dépassait, un peu isolée, la ligne des maisons. Cette première
voiture, mieux peinte et plus soignée que les autres, était celle de
Zinzara, et, devant, au soleil, quelques Saintins s’étaient rassemblés,
attirés par les sons du tambour et de la flûte.

Livette, en approchant du groupe, ne se doutait guère qu’en face de la
voiture, dans la maison du cabaretier, derrière le rideau d’une fenêtre
du premier étage, s’était posté Renaud, pour voir, de là, à son aise, la
bohémienne qui jouait de la flûte et qui, en même temps, dansait, pieds
nus et bras nus.

La flûte, une flûte double, aux deux tuyaux légèrement écartés, Zinzara
la tenait avec beaucoup de grâce, et, les joues légèrement gonflées,
elle y soufflait en soulevant tour à tour et abaissant les doigts, au
gré d’un air bizarre, tantôt lent, tantôt furieusement saccadé. Et elle
avait la tête rejetée en arrière,--en sorte qu’elle paraissait plus
fière et plus agressive que jamais.

       *       *       *       *       *

Tout en jouant de la flûte, Zinzara dansait une danse mystérieuse comme
elle. Ses pieds nus ne faisaient guère que marquer sur place un rythme
lent. Sa danse n’était pour ainsi dire qu’un jeu d’attitudes. Elle
variait en cadence les ondulations de tout son corps qui, très flexible
et vigoureux, s’accusait, à chaque mouvement, sous les étoffes molles.
Quand le rythme se faisait rapide, elle piétinait vivement, sur place
toujours, comme en hâte d’arriver à un rendez-vous d’amoureux, où
recommençaient des langueurs.

Assis à quelques pas de la danseuse, un jeune bohème, au regard noir et
vague, frappait du poing, en songeant à autre chose, sur un large
tambour de basque, autour duquel tressautaient diverses amulettes
suspendues, scarabées d’Égypte, coquilles de nacre, bagues, larges
anneaux d’oreilles.

Et le tambour semblait dire à la flûte double: «Sois tranquille: le mâle
veille. Je suis là, père ou fiancé, moi, le mâle à la voix forte, et tu
peux chanter en liberté ta joie et ta peine, nul ne te troublera: je
veille! et c’est pour toi que bat mon cœur, dans ma poitrine large et
bien sonore.»

Mais dans les sons du tambour de basque, la bohémienne, elle, entendait
de tout autres choses; et, souriante, soufflant dans sa flûte aux deux
tuyaux écartés, abaissant et relevant sur les trous ses doigts légers,
Zinzara, attirante pour tous, serrée dans ses haillons souples, qui,
plaqués sur elle, moulaient tour à tour ses hanches ou sa
poitrine;--montrant, sous ses jupes relevées et accrochées à la
ceinture, ses mollets nus, de couleur fauve,--Zinzara semblait ne pas
voir les spectateurs.

Vingt à trente personnes la regardaient, et elle semblait danser pour
elle-même, mais son œil de sorcière suivait, sans en avoir l’air, les
moindres mouvements de la tête de Renaud, apparue parfois tout entière
dans l’écartement des rideaux de serge, à carreaux rouges, derrière les
vitres du cabaret, là, sous le rebord du toit de la maison d’en face.

Quant elle vit venir Livette, la danseuse eut un battement de pieds très
vif comme irrité, et de la flûte s’échappa un cri, un cri de guerre,
aigu, prolongé, pareil au crissement d’une étoffe de soie rapidement
déchirée.

Livette involontairement en tressaillit et, se mêlant au groupe accru de
minute en minute, elle regarda.

Zinzara fit un signe et prononça, entre deux temps très forts, une
parole gutturale, bizarre, qui était un ordre précis, car un enfant
tzigane, qui s’était approché d’elle depuis un moment, se glissa sous la
voiture, d’où il ressortit armé d’une longue baguette blanche, avec
laquelle il fit signe aux assistants d’avoir à se reculer un peu. Puis,
il se plaça en face de Zinzara, au milieu du premier rang des
spectateurs, et se retournant vers eux, il leur recommanda le silence,
en mettant un doigt sur la bouche. Un mot d’ordre circula, et les
assistants, plus silencieux, comprirent que _quelque chose_ allait se
passer.

La danse avait fini. Le tambour cessa de résonner à temps égaux. La
flûte seule, entre les mains de Zinzara, dont les doigts remuaient
lentement, chantait. C’était à présent une voix cristalline, menue comme
le prolongement du son d’une goutte d’eau tombant au fond d’une vasque;
c’était un appel très doux, insinuant, mélancolique, comme aussi serait
le prolongement de l’appel du crapaud, la nuit, au bord d’une mare, dans
l’écho d’une vallée rocheuse.

Et, du bout de sa baguette, le petit enfant désigna à l’un des
spectateurs quelque chose qui, à terre, sous la voiture, rampait,
s’approchant. C’était un serpent, mignon, strié de jaune et de rouge,
qui arrivait, attentif au son de la flûte. Un autre suivit, et bientôt
il y en eut plusieurs; il y en eut cinq.

Arrivés devant la musicienne, entre elle et l’enfant à la baguette, ils
dressèrent leur tête, la balancèrent lentement d’abord, puis plus vite,
accompagnés par le rythme de la flûte.... Les serpents dansaient, et, en
sa pensée, chaque spectateur, malgré lui, comparait leur danse à celle
qu’il avait vue tout à l’heure, à celle de la femme. C’étaient les mêmes
ondulements, les mêmes grâces malignes, et chacun éprouvait, à ce
spectacle, une inquiétude.

Livette, surprise, troublée d’une émotion singulière, croyait rêver. Ce
qu’elle voyait, s’accordait étrangement, tristement, à l’état de son
cœur. Elle n’en connaissait pas le rapport secret, profond, avec sa
destinée, mais elle en subissait la tristesse maléfique. Le regard de
Zinzara, par instants, passait sur la fille et ne s’y arrêtait pas. Au
sujet de sa propre influence, Zinzara savait... ce qu’elle savait.

Fins, fins comme de la soie filée, les sons de la flûte se firent très
fins, ténus comme des fils qui allèrent s’enrouler au col des petits
serpents, et les petits serpents se mirent à suivre les sons de la
flûte, qui les attiraient. Zinzara marchait à reculons. Les petits
serpents la suivaient comme s’ils eussent été attachés par les fils
soyeux qui étaient les sons de la flûte. La tzigane s’arrêta, et les
sons _s’accourcirent_, en quelque sorte, comme des fils qu’on enroule
autour d’une bobine.... Alors les serpents se rapprochèrent de la
magicienne, et Zinzara, avec lenteur, s’étant accroupie, et, ayant
abaissé jusqu’à eux ses mains qui tenaient toujours sa flûte toujours
résonnante, les petits serpents s’enroulèrent à ses bras nus. De là l’un
d’eux monta se nouer autour du cou, laissant pendre sur la poitrine
bombée de la sorcière sa petite tête balancée, la bouche ouverte, la
langue vibrante. Et deux autres, quand elle se releva, furent aperçus
noués à ses chevilles, au-dessus de ses anneaux de jambes. Alors elle
posa sa flûte et se mit à rire. Son rire découvrit ses dents, bien
rangées, très blanches.

--A présent, dit-elle, à qui me donnera la main, je dirai la bonne
aventure!

Mais, devant sa main tendue, aucune main ne se tendit à cause des petits
serpents.

Zinzara rit très fort, et son rire, véritablement, rappelait certains
sons de sa flûte double.

Livette fit en cet instant un mouvement pour se retirer.

--Allons, toi, lui dit aussitôt la gitane, tu as une fois refusé de
m’entendre, mais aujourd’hui tu dois avoir une grande envie d’apprendre
où est ton fiancé, la belle! Donne-moi ta main sans peur, si vraiment tu
es digne de devenir la femme d’un cavalier courageux.

Livette rougit vivement. Ses deux compagnes de tout à l’heure arrivaient
au même moment et elles avaient entendu. «Ne te laisse pas faire!» lui
dit, à voix basse, l’une d’elles, en tirant par derrière la jupe de
Livette; mais, provoquée par le regard de la zingane, où elle crut voir
un éclair de moquerie, Livette, non sans se recommander intérieurement
aux saintes Maries, offrit sa main à la bohémienne. La tzigane prit
cette main dans la sienne. Les serpents dardaient leur langue fourchue.
Livette était un peu pâle.

Elles étaient très petites toutes deux, la main de la magicienne et
celle de la demoiselle.

Renaud, de là-haut, très surpris, un peu inquiet, regardait de tous ses
yeux.

La zingane garda un moment dans la sienne la main de Livette, heureuse
de sentir palpiter l’oiseau qu’elle fascinait. Elle avait eu l’espoir,
du reste, d’intimider Livette, et le courage que montrait la petite
l’irritait.

--Ton futur, dit-elle, n’est pas loin d’ici, ma belle, mais non pour
toi, sache-le! Pour qui? c’est à deviner!

Livette, déjà pâle un peu, devint toute blanche.

--Cela seul, je pense, t’importe, gente amoureuse? Alors je ne te dis
plus rien, sinon pourtant ceci encore: prends garde! le serpent qui est
à mon poignet gauche vient de me souffler quelque chose. Veille à ton
amour.

Il y eut dans le groupe des spectateurs un petit frémissement qui courut
comme un pli de vague sur le marais. L’un des serpents, en effet,
sifflait finement.

La bohémienne lâcha la main de Livette qui, en se retournant aussitôt
pour s’en aller, reconnut, tout contre elle, Rampal.... Errant dans le
village depuis le matin, il venait à peine d’arriver là, sans être
aperçu de personne, pas même de Renaud.

Livette eut un instinctif mouvement de recul, tellement marqué que
Rampal put le prendre pour un affront. Elle était, par malheur, ayant
quitté le premier rang, retenue dans le groupe qui s’était refermé sur
elle.

--Oh! oh, demoiselle, fit Rampal, on ne connaît donc plus les amis!

--Bonjour, bonjour, Rampal, répondit Livette, redoublant le salut, comme
c’est l’usage du pays; mais laissez-moi passer, donc! Faites-moi place,
je vous dis!

--_Sur le pont d’Avignon_, fredonna la tzigane en riant, _tout le monde
paye passage!_

Renaud, toujours derrière sa vitre, là-haut, venait de reconnaître
Rampal. Tumultueux, mais avisé, il se demandait s’il allait descendre
contre lui tout de suite, ou s’il attendrait que Livette fût partie.

Il ne fallait pas toujours un prétexte à Rampal pour embrasser les
belles filles,--et ici, il en avait un!

--Vous entendez, fit-il, demoiselle? Le péager sera payé de bon cœur,
ou, de lui-même, se paiera!

Il tenait par la taille, à pleins bras, la pauvre petite. Elle se pliait
en arrière, écartant de lui, le plus qu’elle pouvait, son corsage et sa
tête, mais, par deux fois, le gueux, penché, tendu contre elle, le
souffle ardent, de force la ramenant un peu à lui, à pleines lèvres
l’embrassait.

Un juron formidable éclata derrière eux, en l’air. Tous se retournèrent,
et, levant les yeux au bruit, reconnurent Renaud, qui secouait là-haut
la vieille fenêtre difficile à ouvrir. Deux secousses encore, et la
fenêtre céda, s’ouvrit brusquement avec un grand fracas de vitres qui
éclatent, et Renaud, debout sur l’appui, s’élançait... touchait le
sol....

--Ah! le gueux! ah! le gueux! où est-il ce _gueusas_!

Mais Rampal, depuis une minute, avait sauté sur le cheval qui
l’attendait, attaché, près de là, aux barres d’une fenêtre basse, et au
galop, il fuyait.

Il fuyait, lancé comme en un jour de course, quasi debout sur les
étriers, le corps penché, et faisant tournoyer sans cesse et très vite
un nerf de bœuf lié à son poignet et qui, sifflant tout contre les
oreilles droites de la bête, la rendait folle.

--Lâche! lâche! ne put s’empêcher de crier vers lui un des jeunes hommes
de l’assistance.

--Lâche? oh que non! fit Renaud,--voleur seulement! car s’il n’était pas
sur un cheval à nous, qu’il compte bien ne jamais nous rendre, je le
connais, l’homme, il ne fuirait pas!

Et se tournant vers Livette terrifiée:

--Soyez tranquille, demoiselle, il ne l’emportera pas en paradis, notre
cheval!

Renaud, en parlant ainsi, voulait-il donner à penser à la bohémienne
qu’il tenait à venger plutôt le vol du cheval que l’injure faite à sa
fiancée? Peut-être; mais le diable est si fin que Renaud lui-même
ignorait que cette ruse fût en lui.

Quant à la gitane, elle se disait que Renaud, en sautant par la fenêtre,
au lieu de descendre sans tapage par l’escalier, avait compromis sa
vengeance pour le plaisir de lui montrer, à elle, sa souplesse de
bohémien. Et il avait sauté en effet comme un chat sauvage, et rebondi à
terre sur des pattes élastiques! Il était souple vraiment comme un vrai
zingaro! Il était beau et hardi comme un voleur! Ce sont aussi des
bohémiens, ces gardeurs de taures, ces errants meneurs de cavales!

Renaud, qui avait disparu, le temps de «nouer» la sangle de son cheval,
repassa, au bout de quelques minutes, montant Leprince, sur le lieu de
la scène, où discutaient encore ceux qui y avaient assisté.

--Attrape-le! attrape-le! mange-le, le Roi! lui crièrent en chœur vingt
voix de jeunes hommes.

--Avec le Roi et Leprince contre lui, ajouta l’un d’eux en riant, Rampal
est un homme tombé!

Renaud déjà était au large. Il n’avait pas regardé la zingane, mais il
s’était senti regardé par elle, et il se sentait maintenant, de loin,
suivi par son regard; et cela, sur la selle, lui donnait des
redressements dont il avait conscience, et qu’il se reprochait vaguement
à cause de Livette, mais sans les réprimer. Ma foi, oui, tout en
galopant, dans sa colère, il galopait d’une certaine façon, pour qu’on
vît bien sa colère même, pour paraître beau et fier cavalier, comme il
l’était en effet. Il sentait tous ses mouvements... il croyait se voir
et voulait qu’on le vît bien, le Roi!

Le paon, dans la saison de l’amour, a de plus magnifiques plumes et fait
la roue. Le rossignol et le rouge-gorge ont des voix plus belles. Chacun
se plaît d’être paré pour plaire.

--Où vas-tu, Livette? dirent à la jeune fille ses deux amies.

--Je vais voir M. le curé. Il faut, pauvre moi, que je lui parle! car,
d’avoir écouté cette sorcière, voyez-vous, c’est un gros péché!



XIV


Tous deux avaient la lance, Renaud et Rampal.

En passant près du mas Neuf, à une demi-lieue des Saintes, Rampal, qui
ne possédait au monde que sa selle, et qui, n’étant à cette époque qu’un
gardian sans place, n’avait pas de trident, en avait vu un laissé là,
appuyé contre un figuier... et l’avait pris sans descendre de cheval,
l’avait «emprunté sans rien dire», songeant que pour sa défense il en
aurait sans doute besoin.

Maintenant, son nerf de bœuf dans la botte, la pique appuyée à l’étrier,
courbé sur son cheval, il galopait à travers la plaine.

Renaud s’était trompé de route dans sa poursuite emportée. Peut-être la
bohémienne en était-elle cause, car, malgré lui, pour rester sous son
regard, Renaud avait piqué droit vers le Vaccarès, tandis que, tout
bonnement, Rampal avait suivi la route d’Arles, ne rusant pas pour mieux
ruser, se disant que Renaud à coup sûr se persuaderait qu’il avait gagné
le milieu de l’île pour s’y réfugier dans quelque «jass» abandonné.

Renaud devina l’idée de Rampal.

Il gardera la route, se dit-il tout à coup, et, certain de cela, il
tourna à gauche, et fila droit dans l’ouest. Rampal, ayant sur lui une
avance d’une bonne lieue, arrêta son cheval, aux environs des
Grandes-Cabanes, et, appuyé fortement sur sa lance piquée en terre, il
mit, l’un après l’autre, ses pieds sur la croupe de son cheval immobile,
et de là, durant quelques secondes, examina la plaine derrière lui....

Entre deux touffes de tamaris, il vit, comme un éclair ou comme un lapin
qui «fuse» entre deux bouquets de thym, un cavalier.... Renaud,
sûrement! Rampal comprit que Renaud, si c’était lui, rejoignait la
route, et alors, il la quitta, et fit en sens inverse, le chemin
parallèle à celui que faisait au loin son ennemi. Quand Renaud arriva
sur la route, et se mit à la suivre, Rampal avait devant lui le
Vaccarès, et tournant à gauche, se mettait à en suivre le bord. Il
comptait passer le grand Rhône et gagner la cabane du Conscrit, au
milieu de la «gargate», le gîte où il se promettait de trouver, dans les
périls graves, un refuge suprême. Malheureusement pour lui, il avait été
vu,--lorsque, debout sur son cheval, il guettait son homme,--par un
pêcheur d’anguilles qui, accroupi au bord de la roubine, lançait à
l’eau, au bout d’un roseau, une grappe de vers de terre enfilés et tout
entortillés, au bout de la cordelette courte.

--N’avez-vous pas vu Rampal, compère? fit Renaud arrêtant net son
cheval, dès qu’il aperçut le pêcheur qui était en train de changer de
place.

--Tiens, le Roi! c’est toi qui le cherches? fit le pêcheur, un vieil
homme. Il doit être à cette heure, s’il a gardé la route qu’il a prise
pour t’échapper (car j’ai bien vu qu’il guettait quelqu’un derrière
lui), il doit être maintenant au bord du Vaccarès, et, de là, s’il ne
retourne pas aux Saintes, c’est qu’il remontera vers
Notre-Dame-d’Amour.... Tu le prendras,--car ta bête est bonne,--entre le
Vaccarès et la Grand’Mar.

Renaud était reparti comme avec des ailes.

Au bout d’une heure et demie d’une course folle (il avait su pourtant
changer plusieurs fois, très sagement, d’allure), il s’arrêta, un peu
découragé, puis, après une halte et un coup d’eau-de-vie bu à la gourde
qui ne quittait jamais ses fontes, il reprit,--non sans avoir
soigneusement laissé boire à son cheval une seule gorgée d’eau de la
roubine,--sa course de rage.

Arrivé entre le marais de la Grand’Mar et le Vaccarès, il trouva, sous
la conduite de Bernard (le jeune gardian qui était son aide), sa propre
manade au repos.

Chevaux et taureaux marins, couchés, au bord du Vaccarès, se reposaient,
immobiles, dans le rayonnement double du ciel et de l’eau, car l’heure
allait vers midi et la lumière était éclatante.

Bernard, couché sur le dos, la tête sur sa selle, son chapeau sur les
yeux, se reposait aussi, non loin de son cheval qui, entravé, apprenait
l’amble.

Devant Renaud s’étendait le Vaccarès gris perle, luisant comme une
immense table d’acier poli, au milieu de laquelle dormait un véritable
îlot blanc de mouettes assises, immobiles.

Derrière lui, s’étendait une plaine d’un gris cendré, qu’on voyait, par
places, aux endroits où ressort le sel en efflorescences cristallines,
scintiller à travers un vaste réseau violâtre de saladelles en fleurs,
car les saladelles s’étalent en larges touffes grêles, très ramifiées,
sans feuillage, pointillées d’une multitude de fleurettes lilas, à
travers lesquelles on aperçoit la terre.... Et plus bas commençaient les
champs d’enganes, aux feuilles charnues, juteuses,--d’un beau vert de
plante grasse, quand elles sont jeunes,--mais que la «marine» colore
bientôt en rouge sanglant, en sorte que les plus vieilles, et les plus
proches de la mer, sont les plus pourprées.

Çà et là, des tamaris, bas, rares, aux troncs noueux, bosselaient la
plaine, avec leur feuillage léger que voilaient de rose doux leurs
fleurettes en épis, mignonnettes, et pourtant lourdes au bout de leurs
branches si flexibles.

Et, par vastes plaques, dans des fonds desséchés et craquelés,
s’étalaient, bien verts, drus comme des moissons de bon blé, les
siagnes, les triangles, les ajoncs, les apaïuns de toute espèce, les
caneoùs, ces roseaux nains qui servent à faire des toitures et
paillassons,--toutes sortes de tiges d’eau, bien droites, dont les
bataillons rigides, moissonnés en été, s’échancrent, sous les faucilles,
en larges demi-cercles. Au-dessus de ces étendues de verdure,
bruissantes à la moindre brise, passaient quelques libellules à têtes
monstrueuses, insectes-hirondelles, voraces mangeurs de moucherons.
Elles tournaient, mêlées aux hirondelles, au-dessus des eaux d’où
naissent les moustiques, et, dans les feuilles des roseaux, elles
faisaient, lorsque s’y engageaient leurs ailes de mica transparent, aux
nervures noires, un bruit métallique.

Renaud considérait ces choses familières et s’y oubliait. Une seconde,
il se prit à croire qu’il gardait là sa manade, et qu’il n’avait rien
autre à faire qu’à demeurer avec ses bêtes, perdu, comme elles, dans la
contemplation tranquille, animale, du désert qui l’entourait. Il cessa
d’aimer, de haïr, de désirer et de poursuivre.

Des ombres d’ailes passèrent à ses pieds. Il leva les yeux et vit,
au-dessus de sa tête, deux flamants roses. «Ceux-là, songea-t-il
simplement, ont fait ici leur nid, cette année.»

Mais Leprince, le bon cheval, avait reconnu ses cavales préférées, et
allongeant tout droit son cou, élargissant ses naseaux pour respirer le
grand large des marais et du désert, soulevant ses lèvres et découvrant
ses dents,--il poussa un hennissement qui fit, d’un seul bond, se
dresser toutes les cavales, et lever la tête des taureaux, et Bernard
lui-même bondir tout debout sur ses deux pieds, la pique au poing.

Renaud, serrant les genoux, rassemblant son cheval, le maintint,
frémissant sous lui, et dansant des quatre pieds dans l’argile molle.

En même temps, une rafale de mistral passa sur la plaine, et cassa en
brusques vaguelettes le miroir du Vaccarès.

--Si c’est Rampal que tu cherches, fit Bernard, il n’est pas loin d’ici,
pour sûr. Quand il m’a reconnu tout d’un coup,--voici un moment,--il a
gagné par là. Et comme je l’ai perdu de vue assez vite, m’est avis qu’il
est entré dans quelque cabane. Faudrait voir près la tour de Méjeane.

Renaud était reparti.

Tout à coup, ses yeux tombèrent sur une cabane basse, avec sa toiture
d’apaïun en forme de camelle, ou bien de meule de paille, et surmontée,
ainsi qu’elles le sont toutes, de sa croix de bois penchée en arrière,
comme si le mistral la couchait.

Une idée lui vint: «Ce Rampal est là! Son cheval doit être fatigué. Il
sera revenu un peu sur ses pas, sans être vu de Bernard, et se sera
caché là,--afin que, trompé, je le dépasse.... Pour sûr, il est là!»

Renaud tourna bride, et, l’œil attentif, piqua droit sur la cabane, ce
que voyant, Rampal, caché là en effet, d’où il guettait son ennemi par
les trous de la muraille en ruines, sortit, en effrayant un hibou qui
s’envola effaré, et s’élança sur son cheval qui broutait, entravé tout
proche, invisible au fond d’un fossé.

Le mistral qui, vers ces heures-là, quand il se décide, arrive en coup
de canon, se mit brusquement à ronfler. Renaud, pour recevoir la
bourrasque, avait baissé la tête, en sorte qu’il n’avait pas aperçu la
manœuvre de l’ennemi.

Et Rampal parut sortir de terre tout à coup, à vingt pas de Renaud, qui
ne fut pas surpris, et qui courut sur lui, la lance haute, tout pareil à
un chevalier du temps de saint Louis, dont parlent nos légendes....
(C’était le beau temps d’Aigues-Mortes!)

Mais la Camargue est, comme on sait, la mère du mistral. C’est elle,
dit-on, l’immense plaine soleilleuse, c’est elle, avec la Crau, qui, à
force de renvoyer l’air en haut en le surchauffant, est bien forcée
d’en appeler d’autre, pour respirer. Et alors, de la vallée du Rhône,
descend, à l’appel du désert, un torrent d’air frais, compagnon du
fleuve, et qui s’appelle le mistral.... Il ronflait, le mistral, comme
au fond d’une voile, dans la veste ouverte de Renaud, et, prenant
Leprince de biais, il le retardait un peu. Sauter le fossé devint
difficile. Cela donna de l’avance à Rampal qui, face au vent, trottait
maintenant à franche allure.

Le fossé était entre les deux hommes, et Rampal, en le longeant au grand
trot, voulait seulement dégourdir les jambes de la bête. Renaud,
renonçant à franchir le fossé tout de suite, se décida à suivre de côté.
Les deux cavaliers trottèrent ainsi un moment. L’avisé Rampal avait,
contre le mistral, serré sa tête dans un foulard rouge, dont les bouts
flottaient sur sa nuque.

Tout à coup, profitant d’un resserrement des berges, Renaud enleva son
cheval,--qui se trouva de l’autre côté du fossé, juste à la minute où,
ayant fait en sens contraire la même manœuvre, Rampal, du côté que
venait de quitter Renaud, prenait sa course....

Renaud ne retrouva pas tout de suite le passage favorable, et Rampal
gagnait du terrain....

Ayant enfin de nouveau franchi l’obstacle, Renaud maintenant poursuivait
Rampal, à toute volée,--et si vite que, lorsque Rampal se retourna pour
juger la distance, il vit Renaud à cinquante pas à peine derrière lui.

Tout juste il eut le temps de faire volte-face, et, la lance en arrêt,
il attendit, immobile, penché en avant, les semelles en arrière
fermement posées à plat dans les étriers larges.

Renaud, par malheur, chargeait contre le mistral. Une grêle, faite de
sable, et de ces petits colimaçons arrachés aux feuilles des enganes où
ils vivent collés par myriades, le frappait au visage, le «contrariait».

Là-bas, à cinq cents pas, Bernard regardait,--sans rien dire, par peur
de Rampal,--mais faisant tout bas des vœux pour Renaud, et il croyait
voir deux héros de targue debout sur la haute échelle, à l’avant des
bateaux de joûte, la pique sous le bras droit, et tenue ferme en
main.... Le trident de Rampal, abaissé trop bas brusquement, par un faux
mouvement de son cheval, piqua le talon de la botte de Renaud, et érafla
le flanc de Leprince qui fit un écart violent, comme lorsqu’il évitait
les cornes des taures.

La pique de Renaud, déchirant la manche bleue de la chemise de son
ennemi, en emporta le lambeau.

Les cavaliers s’étaient croisés et dépassés.

Rampal se retourna le premier et, prêt à frapper par derrière, rejoignit
Renaud qui, pour lui faire face, s’efforça d’arrêter Leprince trop
lancé, et Leprince, sentant derrière lui le pas précipité et le souffle
ardent du cheval adversaire, furieux d’être maintenu, craignant d’être
dépassé, fit, dans sa colère, un tête-à-queue si inattendu que Rampal,
terrifié, de nouveau tourna bride, mais involontairement.

Et Renaud, voyant son poursuivant redevenir malgré lui son fugitif,
lâcha la bride à Leprince, libre.

L’étalon prit son vol.

Les deux cavaliers, vent arrière à présent, aidés par la bourrasque,
filaient.

Les aigues et les taures, toute la manade, bien debout, les têtes
hautes, l’œil fixe, les naseaux large ouverts, regardaient venir à eux
les deux cavaliers, courbés en avant, la bride vibrante, comme chassés
par l’ouragan, le long de l’étang dont les eaux dansaient, clapotantes.

Çà et là, les petits tamaris, eux aussi, le dos voûté, semblaient fuir
devant le temps. Il n’y avait plus, allez, de mouïssales ni de
demoiselles en l’air. Au-dessus du Vaccarès, volaient bas des poussières
d’eau. Le mistral balayait tout.

Et deux minutes après, impuissants à maîtriser leurs bêtes énervées
qu’affolaient la lutte et le vent, les deux ennemis traversaient la
manade, ventre à terre.

Alors, excitées à la vue de leurs deux étalons en fureur, effrayées à
la vue des tridents, ivres du vent sauvage qui leur entrait au corps par
leurs naseaux qui montraient le rouge,--les aigues hennissantes,
cabrées, s’enlevèrent toutes d’un bond, au galop.... Les taures
suivirent.... Des centaines de sabots et de pieds fourchus battirent le
sol d’une crépitation de tempête, et le troupeau, fouetté par le mistral
qui, en hurlant, le mordait et le poussait, se mit à rouler comme un
Rhône à travers la plaine.... Et tandis qu’en toute hâte Bernard sellait
son cheval pour les rejoindre, les deux adversaires chevauchaient dans
cet ouragan, comme charriés par le piétinement de quatre-vingts bêtes
qui faisaient voler derrière elles tantôt des poussières d’eau, tantôt
des plaques de limon, tantôt des nuages de sable, dans le vent qui les
dépassait!

C’est en tête, et au milieu pourtant de ce tourbillon, que Renaud
parvint à joindre Rampal.... Lorsqu’il fut à le toucher, il choisit le
moment précis où le cheval poursuivi relevait son pied gauche de
derrière, pour frapper la croupe à droite. La jambe droite, au moment où
elle allait poser sur le sol, s’infléchit sous un coup de trident qui
pesait le poids d’un homme lancé au galop, et Rampal roula avec sa bête,
sous le fourmillement des pattes galopantes dont trépidait la terre.

Taureaux et chevaux bondirent par-dessus ces deux corps, de bête et
d’homme, étendus, et quand le troupeau, las et calmé, s’arrêta, une
demi-lieue plus loin, Renaud, bien en selle sur Leprince, tenait en main
le cheval reconquis, dont le flanc seulement et les naseaux saignaient.

Debout, à côté de lui, la rage entre les dents, souillé de boue et de
poussière, la face sanglante, la paume des deux mains pelée, toute
rouge,--Rampal s’occupait à remonter sa culotte et à renouer sa
ceinture!

--A la prochaine, Renaud! Après ça, tu peux y compter, un homme,
n’est-ce pas, se doit _revancher_!

Mais sa voix se perdait, grêle, dans le ronflement du mistral.

--Rends-moi ma selle! cria-t-il plus fort.

La selle du gardian, c’est toute sa fortune. Il la soigne, l’aime, en
est fier.

--Ta selle? répondit Renaud plein de méfiance.... Suis-moi, viens la
prendre! Bernard te la rendra.

Et, haussant les épaules, il rejoignit, sans autre parole, la manade à
laquelle il reconduisait le cheval amaigri dont Rampal avait abusé.

En vérité, il était content que Blanchet n’eût pas été de ce duel.... Il
le reconnaissait de loin, Blanchet, perdu là-bas parmi les aigues, mais
plus soigné, plus fin que les autres bêtes. Un vrai cheval de
demoiselle, tout vaillant qu’il fût!... Il allait donc pouvoir le
rendre à la maîtresse, à présent qu’il avait, outre Leprince, son ancien
cheval. Et l’orgueil de la victoire enflait ses narines. Sa poitrine
respirait tout le grand large.

Il pensait à deux femmes--oui à deux, pas à une seule!--qui, en
apprenant la chose, se diraient de lui: «C’est un homme!» Et le beau
cheval de Renaud ressentait toutes les fiertés de son cavalier, dans la
liberté qui lui était laissée de marcher fièrement pour son compte, avec
des bonds d’étalon vainqueur à la course sous les yeux de tout son
troupeau.



XV


M. le curé des Saintes était un homme de près de soixante ans, bien
conservé, très grand, solide, avec des yeux fort vifs, qu’il éteignait
sous des lunettes, et des gestes énergiques que sa volonté rendait
lents.

Le presbytère est tout près de l’église, le seuil ombragé de quelques
ormeaux. La maison, selon l’usage du pays, est blanchie à la chaux, une
fois par an, à l’intérieur et à l’extérieur, comme les maisons arabes.

Les maisons des Saintes sont basses. Les rues serpentent, étroites, pour
fuir le soleil. L’ombre, sous les tendelets des petites boutiques, est
bleuâtre. Devant les portes, ouvertes sur la rue, retombent des rideaux
transparents, en toile commune, ou même faits quelquefois d’un filet à
mailles fines, qui arrêtent les mouches et laissent entrer la lumière
ainsi passée au tamis. Et, là derrière, les filles des Saintes sont
enfermées comme des oiselets en cage ou comme de petites bêtes très
dangereuses.... Ne faut-il pas craindre un peu toutes les filles,
voyons?

Les filles des Saintes portent la coiffure d’Arles, et le fichu aux
plis accumulés, réguliers, fixés par des centaines d’épingles, par
autant d’épingles qu’un rosier a d’épines; et, dans l’entre-bâillement
du fichu épais de plis, on voit, tout au fond de la «chapelle», sur la
chair jeune que soulève le soupir féminin, briller la petite croix d’or.
Sur la jupe, qui est ample, le tablier a l’air, lui aussi, d’une jupe,
tant il est large, et, de là-dessous, les pieds sortent, menus, agiles
comme les pattes rouges de la perdrix de Camargue qui vite, vite, aiment
à se mettre l’une devant l’autre pour fuir le chasseur, sachant que la
Camargue est large et que l’horizon ne manquera pas.

Plus d’une figure est pâle, aux Saintes, car, on a beau dire, le marais
engendre toujours la fièvre, et ce pays, où l’on vient pour se guérir
par miracle, est à l’ordinaire un pays de maladie; mais la pâleur va
bien sous les cheveux noirs, ondulés, gonflés en bandeaux sur les
tempes, et retombant sur la nuque en deux masses lourdes qui remontent
vers le chignon. Pour oublier ce qui est triste, on a ici, comme
partout, la coquetterie--et le reste!... Et puis on s’habitue à la
fièvre, qui donne des rêves, des visions; on l’apprivoise: elle n’est
pas méchante pour ceux qu’elle connaît et ne les conduit que très vieux
au cimetière.

Le cimetière est à quelques pas du village, à quelques pas de la mer.
Dans son cadre de murailles basses, il est là, au pied des dunes. Entre
la mer et le désert camarguais, là dorment les Saintins: beaucoup de
pêcheurs qui vécurent dans les bateaux plats; des gardians qui vécurent
à cheval dans la plaine....

Les uns comme les autres retrouvent là, dans la mort, les choses au
milieu desquelles s’agita leur vie: le sable salé, plein de menues
coquilles, les enganes, poussant malgré tout, rougies par «la marine»,
grasses de soude, et l’ombre grêle des tamaris empanachés de rose. De là
ils entendent les hennissements des cavales sauvages, le cri des
gardians qui luttent, les jours de fête, à la course, ou qui, dans le
cirque, sous les murs de l’église, excitent les taureaux noirs. Ils
entendent les voiles claquer, et le «han» des pêcheurs qui, les jambes
nues, mettent à l’eau leurs bateaux sans quilles, les _bettes_ plates;
et, de nuit et de jour, le battement de la mer, qui s’efforce de
repousser l’île camarguaise, tandis que le Rhône, au contraire, sans
cesse la pousse dans la mer, en l’accroissant de limons et de cailloux
charriés depuis la source. La mer la frappe, l’île, comme si elle n’en
voulait pas, mais elle a beau faire, elle ne peut que l’accroître, elle
aussi, de ses sables rejetés.

Et les sables de la mer font aux rivages de la Camargue un ourlet de
dunes.

On voit bien, là, que les dunes, ces mouvantes collines de sable,
pareilles à des tombeaux, ont dû servir de modèle aux massives pyramides
qui sont les tombeaux des rois, aux déserts d’Égypte.

Au pied des petites pyramides de sable, dorment les morts de Camargue.

       *       *       *       *       *

Où donc nous a entraînés la mort? Pourquoi sommes-nous ici, tandis qu’au
seuil de M. le curé Livette soulève timidement le marteau de la porte?

Le coup résonne à l’intérieur dans le vide du corridor. Livette est
émue. Que va-t-elle dire? Par où commencera-t-elle? C’est le
commencement qui est toujours le plus difficile. Elle voudrait,
maintenant, se sauver, mais il est trop tard. Elle entend, derrière la
porte, des pas. La vieille servante, Marion, lui ouvre.

Marion a l’œil exercé. Elle sait, quand on frappe chez M. le curé, rien
qu’à examiner les figures, ce qu’on demande, et, de son chef, répond en
conséquence; car M. le curé a des rhumatismes; il est sujet aux fièvres,
et Marion soigne M. le curé! S’il écoutait Marion, il se soignerait si
bien que les malades mourraient toujours tout seuls, sans
extrême-onction, car Marion aurait toujours une bonne raison à lui
donner pour l’empêcher de sortir, de jour ou de nuit, par le mistral ou
le vent d’est, été ou hiver, pluie ou soleil.

Mais M. le curé sourit et n’en fait qu’à sa tête. C’est un bon prêtre.
Il est toujours à son devoir. Il aime ses paroissiens. Il les aide, en
toute occasion, de sa bourse et de ses conseils. Il est aimé de tous.

Il aime ses paroissiens, sa commune, sa curieuse église, qui fut une
forteresse, et dont il connaît tous les moindres détails de pierre. Il
l’aime comme prêtre et comme archéologue, car M. le curé est un savant,
et son église est, en effet, un des plus curieux monuments de France,
avec ses murailles étrangement épaisses, hautes et menaçantes,
couronnées de mâchicoulis et surmontées de créneaux bien ouverts, qui
surveillent de tous les côtés l’horizon de mer et de terre, et que
dominent les quatre tourelles, dépassées par la tour du milieu, du haut
de laquelle la cloche, autrefois, bien souvent, a sonné l’alarme--en
répétant à toute volée: «Voici les païens, gens des Saintes! Attention!
Qu’on s’enferme ici! Préparez les flèches! l’huile et la poix
bouillantes!» Ou bien: «Courez au rivage, gens des Saintes! Un navire de
France est en perdition!»

Et aujourd’hui elle semble dire encore, à tous, de plus loin: «Je vous
vois! Je vous vois!»

Sur l’église des Saintes, on n’en finirait pas de donner des
explications et de conter des histoires.

Derrière les créneaux, tout là-haut, en bordure au toit de pierres
plates qu’il encadre exactement, court un étroit chemin de ronde, où
jadis, entourés du vol éternel des hirondelles de mer, circulaient les
archers et les vigies. Le toit, aux larges pierres plates imbriquées,
entre lesquelles verdoient quelques grosses touffes de nasques, érige,
tout le long de son arête, une haute crête sculptée, faite de courbes
ogivales que surmontent des fleurs de lis.

Cela est beau et grand, mais une petite chose dont les Saintins sont
fiers autant que du clocher et des tourelles, c’est une plaque de
marbre, de cinq pans environ de longueur sur trois de hauteur, où sont
représentés deux lions. L’un protège son lionceau; l’autre semble
protéger, comme si c’était son petit, un jeune enfant. Il paraît que
cette image a été taillée par un ouvrier grec, dans les temps.

Ce marbre-là est incrusté dans le mur de l’église, au midi, à côté de la
petite porte.

Vous entrez. La voûte de la nef, en ogive, vous oblige à lever les yeux
très haut. Et en entrant, par la grande porte, vous êtes frappé de voir,
en face de vous, au fond de l’église, une voûte romane dont l’arc, en
son milieu, à cinq mètres au moins au-dessous de la nef ogivale,
supporte les saintes châsses, qui reposent sur l’appui d’une ouverture
en forme de fenêtre et flanquée de deux colonnettes. De là descendent,
au bout de deux cordes, tous les ans une fois, les châsses
miraculeuses.

Le chœur est exhaussé de quelques pieds au-dessus du dallage de
l’église. On y monte par deux escaliers symétriques, entre lesquels se
trouve la porte grillée par laquelle on descend dans la crypte de Sara.
La voyez-vous, cette grille, juste devant vous, au bout du passage qui,
entre les chaises, suit le milieu de l’église? On dirait, en vérité, le
soupirail d’une prison.

Là-dessous, dans la crypte froide, bas voûtée, aux murs nus, cachot
véritable, sur un autel de marbre mutilé, se trouve la petite châsse
vitrée qui contient les reliques de sainte Sare, patronne des bohémiens.
C’est là qu’au milieu des fumées de leurs cierges, dans un air vicié
d’odeurs humaines, on les voit, accroupis et pressés en foule, une fois
par an, gémir leurs prières suspectes.

Cette crypte, au temps des invasions sarrasines, servait de magasins de
vivres, lorsque les habitants de la petite ville étaient forcés de se
réfugier tous dans l’église-forteresse.

Aigues-Mortes a ses murs et la tour de Constance, massive comme Babel;
Nîmes a ses Arènes et la Fontaine, et le pont du Gard, insolent de
beauté, est à elle; Avignon a ses ponts, ses remparts et ses
jacquemards; Tarascon, son château miré dans le Rhône; les Baux ont les
ruines bizarres de leurs maisons creusées à même, comme des alvéoles de
ruche, dans le massif de sa colline évidée; Montmajour ses petites
tombes d’enfants creusées aussi, l’une à côté de l’autre, dans le roc
vif, et qui, pareilles à des abreuvoirs de colombe, sont aujourd’hui
toutes pleines de terre et de fleurs; Orange a son théâtre et son arc
triomphal; Arles a son théâtre avec les deux colonnes encore bien
droites au milieu; il a encore Saint-Trophime, au portail ouvré, et son
allée des Alyscamps bordée de sarcophages chrétiens et de hauts
peupliers.... Mais les Saintes-Maries-de-la-Mer ont leur église, que M.
le curé ne donnerait pas pour tous les trésors des autres villes!

       *       *       *       *       *

... Marion a bien vu que Livette est triste; Marion s’est sentie touchée
quand Livette a dit: «Il faut que je voie M. le curé....» Et comme
d’ailleurs le dérangement ne sera pas grand pour son maître, puisqu’on
ne l’appelle pas au dehors, Marion a introduit Livette dans le salon.

C’est une pièce blanchie à la chaux; seulement, M. le curé a fait de son
salon un véritable musée, et les murs disparaissent sous les étagères de
bois blanc, menuisées par lui-même, et toutes chargées de ses
collections.

Il y a là des poteries antiques, d’antiques verres tout irisés. Il y a
de vieilles médailles.

Une de ces médailles rend Livette attentive. On y voit un taureau qui
tombe; une de ses jambes de devant a fléchi. Un homme, son vainqueur,
le saisit aux cornes. Elle a des siècles et des siècles, cette médaille
grecque. Une pancarte l’explique à Livette, qui croit voir Renaud. Tout
se recommence.

Voici les herbiers, et des boîtes pleines de coquilles, et aussi
beaucoup d’oiseaux empaillés, tous ceux qu’on trouve en Camargue. Les
pêcheurs, les chasseurs, depuis plus de trente ans, offrent à M. le curé
des choses, des bêtes curieuses. Cette bête-ci, c’est une loutre du
Rhône. Cette autre, un castor, à la queue en truelle, aux dents
recourbées.... C’est une grosse question de savoir si les castors ne
sont pas nuisibles aux digues du Rhône. L’essentiel, voyez-vous, est que
les roubines, de tous côtés, envoient au fleuve, à la mer, les eaux des
marais. Il faut que les digues tiennent bon, ne laissent point passer le
Rhône. Et les castors, dit-on, détruisent les digues. Ils y creusent,
pour se mettre à l’abri, quand viennent les grandes crues, des galeries
montantes, et ils se réfugient au fond; et quand l’eau les y poursuit,
ils percent, pour se sauver, un trou vertical, et voilà ma jetée minée,
rongée au dedans de l’eau! Cela est mauvais....

Livette lève les yeux. Au plafond, est suspendu un lézard, la gueule
ouverte; il est très gros. Je crois bien! c’est un petit crocodile, le
dernier qu’on ait tué en Camargue, voilà bien longtemps!

Et dans tous les coins laissés libres par les curiosités naturelles, on
aperçoit quelque image pieuse. Ici, les deux saintes Maries dans le
bateau, Là, les saintes Femmes ensevelissant le Christ. Ailleurs,
Magdeleine à la Sainte-Baume, à genoux devant la tête de mort.... Mais
Livette ne voit jamais de sainte Sara!

Livette s’est assise; elle attend. M. le curé ne vient pas. C’est que M.
le curé, qui est déjà l’auteur de deux notices, l’une intitulée _la Cure
de Boismaux_, l’autre _la Villa de la Mar_, travaille en ce moment à une
troisième: _Concordance des légendes des saintes Maries_, avec ce
sous-titre: _De la confusion bizarre et regrettable qui tend à s’établir
entre sainte Sare et Marie la Gipecienne_.

_La Cure de Boismaux_ a aussi un sous-titre: _Monographie du domaine du
Château d’Avignon en Camargue_. M. le curé y rappelle que le domaine du
Château d’Avignon constituait naguère une commune à part. Cette commune
naturellement avait un curé, et, en ce temps-là, le propriétaire du
_Château d’Avignon_ était le général Miollis, frère de cet évêque de
Digne dont parle M. Victor Hugo dans les _Misérables_, en le désignant
sous le nom de Myriel.

M. le curé recherche, inutilement d’ailleurs, dans un chapitre spécial,
pour quelles causes, telluriques ou autres, le domaine du Château
d’Avignon est le plus particulièrement sujet aux invasions de
sauterelles, qu’il faut faire combattre parfois en Camargue, comme en
Afrique, par des régiments.

Quant à la _Concordance_, c’est un ouvrage très important et bien
nécessaire. Il s’appuie notamment sur l’autorité du _Livre Noir_. Ce
livre latin, conservé aux archives des Saintes, a été écrit en 1521 par
Vincent Philippon, qui signe: 2,000 Philippon! (Jésus lui-même n’a pas
dédaigné le calembour.) Il existe une traduction française du _Livre
Noir_. Elle est de 1682 et commence ainsi:

    _Au nom de Dieu mon œuvre comancée_
    _Par Jésus-Christ soit toujours advancée._
    _Le Saint-Esprit conduise sagement_
    _Ma main, ma plume et mon entendement._

Voici donc la vérité sur les saintes patronnes de Notre-Dame-de-la-Mer.

Marie Jacobé, mère de saint Jacques le Mineur, Marie Salomé, mère de
saint Jacques le Majeur et de saint Jean l’Évangéliste, n’arrivèrent pas
seules en Camargue. Le bateau sans mât ni rames portait encore leurs
servantes Marcelle et Sara, Lazare et toute sa famille, et plusieurs
disciples du Christ.

M. le curé prouve, avec pièces à l’appui, que Marie-Magdeleine n’était
pas dans la barque. Elle arriva en Provence d’autre façon, on ne sait
pas par quel autre miracle.

A l’exception des deux Maries et de Sara, tous les passagers du bateau
miraculeux se dispersèrent, prêchant et convertissant.

Les saintes ne quittèrent pas la Camargue, l’île du Rhône, divisée alors
par les étangs en un grand nombre de petites îles, véritable archipel,
nommé _Sticados_, et habité par des infidèles. En ces temps, toutes ces
petites îles, formées par les marais, étaient couvertes de forêts et
pleines de bêtes fauves. Et ce delta du Rhône était infesté de
crocodiles.

Or, bien longtemps après la mort des saintes, un chasseur, suivi de sa
meute, passant sur le lieu de leur sépulture ignorée, y rencontra un
ermite, près d’une source.

--Seigneur, lui dit l’ermite, j’ai eu cette nuit, en rêve, une
révélation. Près de cette source, dans le sable, reposent les corps de
trois saintes!

Le seigneur était un comte de Provence. Son palais était à Arles, et M.
le curé a tout lieu de croire qu’il s’appelait Guillaume Ier, fils de
Boson Ier, célèbre par ses libéralités envers les églises.

On était en 981. Ce Guillaume avait vaincu les Sarrasins, et Conrad
Ier, roi de Bourgogne, son suzerain, l’aimait et le respectait.

Le prince, ayant écouté l’ermite, s’en alla, l’esprit très occupé; et,
peu de temps après, il revint, et fit bâtir, par-dessus la source même,
une église en forme de citadelle, au beau milieu d’une très spacieuse
enceinte de fossés.

Il fit ensuite publier dans toute la Provence que des privilèges
seraient accordés à tous ceux qui viendraient bâtir des maisons entre le
fossé et l’église.

Ainsi naquit la Villa-de-la-Mar,--qui est une ville, bien qu’on la
traite trop souvent de village sous son nom de Saintes-Maries.

De tous temps, les comtes de Provence accordèrent à cette ville des
privilèges.

Sous la reine Jeanne, une vigie devait sans cesse, du haut des tours de
l’église, observer les navires et faire des signaux. Des sentinelles
devaient, toutes les nuits, d’heure en heure, s’appeler et se répondre.
Aussi les Saintins furent-ils, par la reine, dispensés de payer le péage
et la gabelle.

M. le curé explique toutes ces choses dans son livre qui est bon. Il y
raconte aussi, «comme de juste», la découverte des ossements sacrés.

En 1448, le roi René, étant à Aix, sa capitale, entendit un prédicateur
affirmer que les saintes Maries Jacobé et Salomé devaient être enterrées
sous l’église de la Villa-de-la-Mar.

René aussitôt consulta son confesseur, le père Adhémar, et envoya un
messager au pape, lui demandant l’autorisation de faire des fouilles
sous le sol, dans l’église. Cette autorisation lui fut accordée au mois
de juin de la même année. L’archevêque d’Aix, Robert Damiani, présida
aux fouilles.

On retrouva la source; près de la source, un autel de terre; au pied de
l’autel, une plaque de marbre avec cette inscription que M. le curé
commente longuement:

                              D.      M.
                        IOV. M. L. CORN. BALBUS
                            P. ANATILIORUM
                              AD RHODANI
                           OSTIA SACR. ARAM
                              V. S. L. M.

On trouva enfin, parfaitement reconnaissables, les ossements des saintes
et, en outre, une tête enfermée dans une caisse de plomb qui, selon M.
le curé, est la tête de saint Jacques le Mineur, apportée de Jérusalem
par Marie Jacobé, sa mère.

Les ossements, ayant été recueillis pieusement, furent, en grande
cérémonie, enfermés dans des châsses de bois de cyprès. Le roi était là
avec sa cour. Il y avait le légat du pape, un archevêque, douze évêques,
un grand nombre de dignitaires des chapitres, de professeurs et de
docteurs. Le chancelier de l’Université d’Avignon était présent. Il y
avait, comme en font foi les procès-verbaux, trois protonotaires du
Saint-Siège et trois notaires publics.

Rien n’est donc plus sûr que l’authenticité des reliques des Saintes
Maries.

Mais des légendes apocryphes viennent contredire la vraie, et voici la
page qui retient à son bureau M. le curé, tandis que Livette, toujours
plus troublée, l’attend au salon:

«Parmi les erreurs populaires, écrit M. le curé, qui détruisent la pure
tradition, il faut relever comme une des plus fâcheuses, des plus
pernicieuses même, celle qui tend à mettre au nombre des passagers de la
barque miraculeuse, une sainte Marie surnommée l’Égyptiaque. C’est là
une véritable hérésie! Comment a-t-elle pu prendre source et quelles
sont ses racines?»

M. le curé se propose de retoucher tout à l’heure cette dernière phrase,
et pour cause.

«Sans aucun doute, poursuit-il, les Égyptiens ou Bohémiens, en
manifestant, depuis des temps reculés, une dévotion particulière à
sainte Sara, qui était, d’après eux, Égyptienne et épouse de
Ponce-Pilate, ont contribué à la formation d’une absurde légende, mais
celle-ci a sa source, ou sa racine, dans une autre raison: il y a dans
la vie de l’Égyptiaque une histoire de barque qui prête à l’erreur, en
causant les confusions.»

       *       *       *       *       *

M. le curé se propose de revenir aussi sur ce paragraphe.

«Née aux environs d’Alexandrie, Marie l’Égyptienne quitta sa famille
pour mener, dans la grande ville, la vie honteuse de son choix. Une
rivière s’étant présentée, elle dut la passer dans un bateau, et,
n’ayant pas de quoi payer son passage, elle récompensa le batelier d’une
manière impure.

«Elle entreprit plus tard un voyage à Jérusalem, avec un grand nombre de
pèlerins, et là encore elle paya les frais de sa route d’une façon
diabolique, si l’on songe surtout que ceux qu’elle entraînait au mal
étaient de pieux pèlerins! Aussi, quand elle se présenta à la porte du
temple, une force invisible et invincible la repoussa. Elle ne put y
pénétrer.»

       *       *       *       *       *

M. le curé, plus content, respire sa tabatière.

       *       *       *       *       *

«Elle se retira alors au désert où elle vécut quarante-sept ans. Son
simulacre apparut un jour au moine Zozime, à Jérusalem. Elle lui apparut
toute nue et le pria de venir la confesser. Il obéit et se rendit dans
le désert. Elle était toute nue, en effet, mais très vieille. Et Zozime
comprit sa sainteté à ceci qu’elle avait le pouvoir de marcher sur les
eaux. Zozime écouta sa confession. Elle mourut en odeur de sainteté,
aussi décrépite et affreuse à voir qu’elle avait été belle et agréable.
Un lion lui creusa une fosse avec ses pattes dans le sable du désert.

«La longue pénitence de l’Égyptiaque avait donc racheté sa vie, et, sous
Louis IX, les Parisiens lui consacrèrent une église qui porta le nom de
_Sainte-Marie-l’Égyptienne_,--qui, plus tard, fut appelée la
_Gypecienne_ par corruption, puis la _Jussienne_. Cette église était
dans la rue _Montmartre_, à l’angle de la rue de la _Jussienne_.

«On y voyait un vitrail naïf représentant la sainte et le batelier, avec
cette inscription: _Comment la sainte offrit son corps au batelier pour
son passage_[A].

«On ne doit donc, en aucun cas, confondre sainte Sara, contemporaine du
Christ, avec Marie l’Égyptienne... laquelle vivait au Vᵉ siècle... ce
qui coupe court à toute controverse!

«Il est très heureux, poursuivait M. le curé, satisfait de sa conclusion
un peu tardive, qu’une pécheresse pareille ne se soit pas trouvée à bord
de la barque de nos Maries-de-la-Mer, car dans cette barque, comme nous
l’avons dit plus haut, il y avait un certain nombre de disciples du
Christ.... _Spiritus quidem promptus est; caro autem infirma._»

       *       *       *       *       *

M. le curé prend une prise, ôte et remet ses lunettes. M. le curé
s’oublie.... Il repasse les toutes premières pages de sa notice, il
biffe et rebiffe; il se bat avec les mots rebelles. De temps en temps,
il assure ses lunettes, ouvre et consulte un vieux gros livre. Il est
très occupé, très absorbé par son travail favori. M. le curé oublie
qu’on l’attend, et la pauvre Livette, toute seule, dans le salon, avec
les oiseaux morts et les coquilles, roule en son cœur des inquiétudes.
La tristesse qui est en elle n’est pas dissipée,--loin de là!--par
l’endroit où elle se trouve.

Tous ces oiseaux morts, qu’elle reconnaît la plupart pour des oiseaux de
passage, lui racontent les ennuis de l’hiver, de la saison où les brumes
se traînent sur l’île inondée....

Il y a des effraies, ces chouettes d’un jaune pâle, qui habitent les
clochers et qui, la nuit, vont boire l’huile des lampes des églises;
des vautours qui, des Alpes et des Pyrénées, descendent ici par les
grands froids; le vautour cendré, qui habite la Sainte-Baume. Il y a de
ces petites mésanges, nommées _serruriers_, qu’on ne trouve qu’aux bords
du Rhône, et des _pendulines_, ainsi nommées parce qu’elles suspendent
leurs nids, comme de petites escarpolettes, aux branches flexibles qui
se balancent au-dessus de l’eau; des _faiseurs de bas_, dont les nids
ressemblent au tissu d’un bas tricoté; et l’alcyon, c’est-à-dire le
_bleuret_ ou martin-pêcheur; et la sirène, aux couleurs variées,
merveilleuses, appelée aussi _mange-miel_, qui passe au mois de mai et
se tient de préférence en Camargue. Voici une cigogne, qui trouvait sans
doute la Camargue, entre les digues du Rhône, un peu semblable à la
Hollande. Voici le héron, avec son jabot de fines plumes retombantes,
comme des franges longues, sur sa gorge. Livette ne le connaît que sous
le nom de _galejon_ qu’on lui donne ici parce que les hérons, de
préférence, se rassemblent dans l’étang de Galejon. En voici un qui
porte sur son socle cette date: 1807, et la mention: _Acheté au marché
d’Arles_; il est bleu d’ardoise et il a sur la tête trois plumes grêles,
noires, longues d’un pied. Puis, des flamants, il y en a, pardi, à
volonté, puisqu’on les voit quelquefois nicher dans les marais de Crau,
assis par myriades, jambe de-ci, jambe de-là, sur leurs nids hauts
comme leurs pattes. Et des plongeons! et des grêbes! et des pingouins
manchots, qu’on voit rarement! Et le vilain pélican, que les gens d’ici
nomment _grand gousier_!

Livette croit entendre au loin, lamentable et déchirant, l’appel des
oiseaux de passage surmonter le bruit des rafales, des eaux pleurant
dans les eaux; dominer le gémissement des choses, la nuit.... Les grues,
les pétrels, le courlis d’Égypte, l’ibis, que de fois elle les a
entendus crier, au-dessus du Château d’Avignon, dans la saison où les
nuits sont longues, où la vue du feu réjouit le cœur comme une chose
vivante, pleine de promesses, quand la mort noire enveloppe le monde.
Ces oiseaux lui rappellent aussi les soirs de Noël, ces soirs où les
bûches en flamme dans la grande cheminée, les lampes nombreuses,
semblent dire: «Courage! la nuit passera.» C’est en ce temps que le blé
montre sa tige verte, disant, lui aussi: «Oui, courage! le mauvais temps
finit comme l’autre.»

Livette songe ainsi, et machinalement ses yeux se lèvent vers le plafond
où est suspendu le crocodile[B].

Elle ne se dit pas, Livette, qu’il y a quelque part, de l’autre côté de
la grande mer, dans cette Égypte où s’enfuirent saint Joseph et la
Vierge Marie, afin de dérober l’enfant Jésus aux persécutions du roi
Hérode, un grand fleuve, frère puissant du Rhône, et qu’aux heures
chaudes, dans les îlots du Nil, les crocodiles nombreux se traînent sur
le sable surchauffé, pour offrir leur dos aux rayons d’un ciel ardent
comme un four.

Elle ne se dit pas que sainte Sare, la noire patronne des bohémiens, est
par eux appelée l’Égyptienne, et que, dans le Nil, les zangui, aussi
bien que dans le Rhône, font boire leurs chevaux maigres. Elle ne peut
pas se dire--parce qu’elle l’ignore--que les Égyptiens tenaient des
Hindous une magie dégénérée, et que c’est sans doute la même, plus
corrompue encore, qui fait la puissance de Zinzara.

Que Zinzara, dans un des coffres de sa maison roulante, emporte, à côté
d’un crocodile du Nil et d’un ibis sacré, trouvés tous les deux dans une
crypte égyptienne, une momie de jeune fille, âgée de six mille ans, et
dont la face, dépouillée de ses bandelettes, porte un masque d’or,
Livette l’ignore aussi. Elle ne peut établir aucun rapport entre l’ibis
du Nil et celui-ci, tué l’an passé au bord du Vaccarès; mais elle subit
l’influence de toutes ces correspondances de mystère, pour qui l’espace
et le temps ne sont rien.

Ces êtres morts, rangés autour d’elle, revivent par la puissance de la
forme perpétuée.... Et la peur la prend, car voici que, tout à coup,
l’idée folle, magique, à la fois vague et précise, lui entre dans
l’esprit, d’une ressemblance du profil de ce grand lézard, suspendu au
plafond, avec le bas du visage de la zingara....

Livette se croit malade, et se lève pour s’en aller, sans plus attendre;
mais comme elle approche sa main de la porte, elle pousse un cri.... Un
mille-pieds, bien vivant, court sur la clef. Elle recule, et voit, sur
la blancheur du mur, à hauteur de sa tête, une _tarente_, immobile, qui
semble, avec ses yeux gris pâle, la guetter. La tarente est inoffensive,
mais Livette n’en sait rien. C’est le gecko de Mauritanie, qui abonde en
Provence, un lézard répugnant au regard, avec ses granulations grises
sur la tête et sur le dos, semblables à celles des melons cantalous. Et
puis... cela si petit, cette bête, si petitette, ressemble au
crocodile!... Livette, pour sûr, a la fièvre....

--Qu’avez-vous donc, mon enfant?

C’est M. le curé qui entre. Il a un air de bonté qui, tout de suite,
rassure la pauvrette.

Il lui montre une chaise. Elle s’assied, et n’ose rien dire. Par où
commencer?

Il la presse.

--Voyons, mon enfant!...

Il ferme les yeux, pour ne pas l’embarrasser avec son regard, qu’il sait
pénétrant. Il a laissé là-haut ses lunettes sur son gros livre. Il ferme
les yeux; et, les lèvres serrées, il presse l’une contre l’autre ses
mâchoires, d’un effort rythmé, en sorte qu’on voit se gonfler et
s’abaisser ses tempes, comme des ouïes de poisson. C’est un tic. Il a
croisé ses mains sur sa ceinture; il mêle ses doigts et joue à les faire
virer l’un sur l’autre, machinalement; mais il est très attentif. M. le
curé aime les âmes. Il sait qu’elles souffrent, que la vie est infinie,
et que, dans l’espace et le temps, elles tournent en s’appelant comme
des oiseaux de tempêtes. Il réfléchit. C’est un bon prêtre. Il a
l’esprit de l’Évangile. Il est indulgent. Ne sait-il pas que de grandes
saintes ont été de grandes coupables? Il veut être bon. Il sait l’être.

De quoi s’agit-il?

Livette enfin parle. Elle dit tout: la première apparition de la gitane,
son refus de lui donner l’huile qu’elle demandait insolemment avec des
moqueries sur l’extrême-onction; puis le sort jeté, menaçant, déjà
réalisé peut-être; le changement de caractère de son Renaud, ses
froideurs, sa fuite, et puis, ce matin même, la scène des serpents;
comment elle a été attirée--elle, Livette--par la curiosité sans doute,
mais aussi par la conviction qu’elle aurait là des nouvelles de
Renaud.... Et elle a livré sa main à la bohémienne, pour se faire dire
la bonne aventure! Cela, elle l’a fait bien malgré elle! Elle sait que
c’est une faute.... Qui lui eût dit, un instant plus tôt, qu’elle
commettrait un péché pareil? Mais elle a eu peur de paraître peureuse,
et cela non pas à cause du monde, mais à cause d’_elle_, de cette gitane
devant qui elle a cru devoir faire la fière, montrer du courage. Elle la
sent très ennemie. Elle en a peur, et cependant, malgré elle, elle la
bravera. C’est plus fort qu’elle.... Elle arrive enfin à son aveu le
plus pénible... elle est jalouse.... Une terreur lui est venue: est-ce
que Renaud pourrait?... Mais non.... N’a-t-il pas, pour la défendre
contre Rampal, risqué sa vie, sauté d’un premier étage, toute la hauteur
de la maison? Il est vrai que Rampal a volé un cheval de Renaud et que
depuis longtemps Renaud le cherche....

Livette s’est tue. Elle a regardé M. le curé qui, maintenant, avant de
répondre, s’écoute lui-même, les yeux toujours fermés, pour n’être pas
distrait. Il joue à faire tourner les uns sur les autres ses doigts
entre-croisés.

Autour d’eux, les cygnes, le pélican, le flamant rose, le pétrel,
l’ibis, regardent avec leurs yeux de verre enchâssés dans leurs têtes
qui ont vécu! Les ailes repliées, une patte en avant, ils sont là, ces
fantômes d’oiseaux, exactement pareils de forme, de couleurs, de
plumage, à des oiseaux qui volent à cette heure, par delà les mers, sur
le Nil, sur le Gange, et non moins pareils à d’autres oiseaux qui, il y
a six mille ans, vécurent.

Le lézard du plafond, qui rit là-haut avec ses dents aiguës, longues,
nombreuses, ressemble en vérité, vaguement, un peu, à quelqu’un... à
qui?

Livette, qui s’interroge, tout à coup se trouve folle, parfaitement
folle, d’avoir eu pareille idée! Elle en sourit elle-même. Et voici
qu’elle _sent_ son sourire. Elle le sent. Elle croit le voir!

Et à ce moment, elle a l’impression--qui lui est pénible--d’être là,
dans cette même salle, au milieu de ces bêtes et devant un
prêtre,--_pour la seconde fois_ de sa vie!...

Oui, tout ce qui l’entoure ici, elle l’a _déjà vu_... ce qui lui arrive
lui est _déjà arrivé_. Seulement, la première fois, c’était... oh!
c’était il y a longtemps, si longtemps! Le grand lézard du plafond s’en
souvient peut-être.... C’est pour cela qu’il rit.... Mais elle, elle _a
tout_ oublié. Pourquoi est-elle ici? Elle n’en sait même plus rien.
C’est bête, d’être venue là!

Voyez-vous, ce pays de Camargue est un pays de fièvre maligne. Il sort
des marécages, au soleil, avec l’odeur du corrompu, certaines
exhalaisons qui troublent le sang, la tête.... Des choses mortes, des
eaux mortes, il sort, comme une fumée, certaines songeries, la
fièvre.... Il y a _le mauvais air_... et _le mauvais œil_, songe
Livette.

Or, qui sait à quoi songe, pendant ce temps, dans la voiture de Zinzara,
la momie couchée, que Livette ignore, et qui a l’âge de Livette, plus
six mille ans? Elle a, comme Livette, des cheveux ondés, très longs,
mais un peu rougis par le temps. Ils étaient bien noirs autrefois, comme
des cheveux d’Arlésienne.... Elle a l’âge de Livette, la momie, plus six
mille ans!... Les zanguis prétendent que tant que la forme des morts
subsiste, quelque chose de leur esprit reste en elle. La Zinzara raconte
que cette momie, qu’elle a prise en Égypte, lui parle quelquefois, lui
apprend des choses....

Ah! si l’on se mettait à approfondir les faits les plus simples, comme
ils nous troubleraient! Nos cavales sarrasines de Camargue, sœurs
d’Al-Borak, la jument blanche de Mahomet, et les taureaux du Vaccarès,
frères d’Apis, quelquefois, de leur dent distraite, attirent à eux, du
fond des marécages, la longue tige, mollement ondulante, du lotus
mystérieux qui vit de trois existences à la fois, dans le limon par ses
racines, dans l’eau par sa tige, dans l’air bleu par sa fleur.

Ce n’est pas sans raison qu’ils viennent, les zanguis, descendants de
Çoudra, vénérer, dans la crypte de l’église aux trois étages, la châsse
de Sara, femme de Pilate,--Égyptienne....

Eh bien, M. le curé, qui est un savant, confusément roule en lui ces
choses,--sans les bien comprendre, lui non plus--et il s’interroge.

Ah! s’il pouvait, comme il balayerait, loin de l’île, cette vermine de
bohémiens! Mais il ne peut pas. La tradition commande. Sara dans la
crypte est leur sainte. Il y a là un mélange de païen et de chrétien
certainement bien fâcheux, mais qu’on n’a pas le droit de défaire.
L’essentiel est que le chrétien saisisse le païen, en triomphe, que Dieu
ait raison contre Satan,--car pour sûr, quoi qu’en disent quelquefois
les bohémiens, ils ne descendent pas de ce roi mage qui était nègre et
qui porta la myrrhe à Jésus.

Comment défendre Livette?

--Ne restez pas avec vos pensées, mon enfant. Portez sur vous toujours
votre chapelet, et dites-le souvent, en y songeant bien et non pas
machinalement. Confiez les chagrins de votre cœur à votre bonne
grand’mère, dont je connais les sentiments chrétiens. Cette vieille
femme simple a un très grand cœur.

Évitez de venir à la ville. Dites à votre père--qui a toujours fait vos
volontés, sans avoir d’ailleurs à s’en repentir--de surveiller sa
maison, de ne jamais vous laisser seule. Fuyez Renaud quelque temps; du
moins, ne le cherchez pas. Il faut qu’il voie clair en lui-même; il ne
faut pas l’aider--en essayant de le ramener à vous--à se tromper sur ses
sentiments pour vous, qui ne sont peut-être pas assez profonds. Je lui
parlerai du reste quand il le faudra. C’est après-demain la fête des
Saintes. Venez y assister; apportez-nous, ce jour-là, un cœur plein de
foi et du désir de bien faire. Vous y rencontrerez beaucoup
d’infortunes. Tournez vos yeux vers de plus malheureux que vous, et vous
verrez, par la comparaison, que vous êtes heureuse, vous qui avez
jeunesse et belle santé.

La santé de l’âme dépend de nous-mêmes. Vous la sauverez en vous.

Enfin ce sera vous, le jour de la fête (je vous le demande et je vous
l’impose au besoin comme pénitence), qui chanterez le solo d’invocation,
au moment où descendront les châsses.

Qui pense à Dieu et aux Saintes oublie les maux de la terre. Frappez et
l’on vous ouvrira.... Ceux qui craignent seront rassurés.... Heureux
ceux qui pleurent, car ils seront consolés....

M. le curé, brusquement, s’interrompit. Il venait de sentir, avec son
cœur de brave homme, que sa harangue tournait, par la force de
l’habitude, au sermon banal, et vite, se levant, et se dirigeant vers
la porte, il donna sur la joue de l’enfant tremblante, avec deux doigts
de sa main, qui tenait sa tabatière, une tape affectueuse, en lui disant
d’un ton paternel:

--Va, petite, tu as un bon cœur. Les méchants ne pourront rien contre
nous. Je prierai pour toi à la messe.... Tout le monde t’aime dans le
pays.... Ne crains rien, ma fille.

Livette sortit. Le curé, demeuré seul, soupira. Il entrevoyait, devant
Livette, un péril confus, inconnu, satanique, de ceux qu’on ne détourne
pas, que Dieu seul peut conjurer.

--C’est le sort, murmura-t-il, employant, sans y songer, un mot à double
entente. C’est le sort, répéta-t-il. La vie est trouble, et Dieu
profond.



XVI


Renaud, après sa victoire, descendit un moment de cheval, et, s’asseyant
à côté de Bernard, au bord du Vaccarès, où bœufs et cavales de sa manade
reprirent leur attitude de repos,--il se mit à repasser en lui les
choses.

Détruire le projet de son mariage, son avenir, à cause de cette
bohémienne, à cause de cet amour mauvais qui lui travaillait la tête, à
cela, sûrement, Renaud n’y songeait pas.

La première fougue de son désir dépensée en bonds sauvages, à la manière
de Leprince, il trouvait avec lui-même des accommodements. Son honnêteté
brute était entamée. Il essayerait d’obtenir de la gitane maudite ce qui
se pourrait, à l’occasion; et cela--il en était bien certain--n’ôtait
rien à Livette!

Tout comme un raisonneur savant, il combattait en lui sa pensée honnête,
prime-sautière, par des raisons qu’il trouvait à grand’peine et qu’il
affinait ensuite avec complaisance, rusant contre lui-même.

Maintenant qu’il pouvait se vanter d’avoir battu Rampal à cause de
Livette,--en négligeant dans sa pensée les deux autres raisons qu’il
avait eues de se battre, à savoir la volonté de reprendre le cheval volé
et le désir de montrer sa force et son courage à la Zinzara,--maintenant
il pouvait retourner, la tête haute, au Château d’Avignon, et revoir sa
fiancée comme si de rien n’était!

Pourquoi, après tout, aurait-il honte? Ne venait-il pas de gagner de
nouveaux titres à l’estime des parents et à la reconnaissance de
Livette?

Il ramènerait à la jeune fille ce pauvre Blanchet, qu’elle aimait
tant,--et il pourrait annoncer à Audiffret que le cheval volé broutait
de nouveau, avec la manade, les roseaux du domaine.

Non, il n’y avait rien, tout bien réfléchi, qui pût lui faire honte.

Tant qu’on n’est pas marié, d’ailleurs, est-on tenu d’être si fidèle? Et
comment faire, après tout, quand les choses se présentent?

Les yeux voient, bien avant qu’on le leur ait pu défendre! Même marié,
peut-on s’empêcher d’être ému en voyant de belles jeunesses? Est-ce
qu’on est maître des mouvements de son sang? Désir n’est pas péché, et
tant que Livette ne savait rien, tant qu’elle ne souffrait pas par lui,
qu’aurait-il eu, voyons, en toute franchise, à se reprocher?

Rien n’était de sa volonté. Il était décidé encore à ne pas parler à la
femme bohême,--mais il serait bien sot de ne pas étendre le bras, si la
pêche dorée venait s’offrir d’elle-même à lui.

Et le vent salé qui souffle sur les enganes, affolant les troupeaux
sauvages, lui courait dans les sangs, faisait monter à ses joues de
soudaines brûlures.

Que peut, contre ce vent-là, que respirent avec joie les taures, tous
les «je ne veux pas» d’un jeune homme qui sent sa jeunesse? Le bon Dieu
en pardonne d’autres! «Je me donne, depuis quelque temps, bien du
tourment d’esprit pour peu de chose!...» Et Renaud conclut sagement
qu’il allait retourner tout de suite aux Saintes, pour rassurer Livette,
comme c’était son premier devoir, sans éviter ni rechercher l’autre....

Pendant ce temps, qu’avait-elle fait, Livette?

En sortant de chez M. le curé, à l’heure à peu près où Renaud atteignait
Rampal, Livette avait envie de reprendre son cheval et de retourner tout
de suite, sans dîner même, à sa maison.

Elle se sentait comme perdue, si près de ces zangui de malheur.

Elle avait pensé d’abord que Renaud, s’il avait rencontré Rampal, dont
il ne pouvait manquer d’être le vainqueur, irait, tout de suite après,
au Château d’Avignon.

Mais sa seconde idée fut qu’il reviendrait aux Saintes pour y montrer
son triomphe. Elle le connaissait, ce Renaud! Il avait l’orgueil de sa
force, de son adresse. Gâté par le public des courses, qui applaudit des
mains, de la voix, il aimait s’entendre dire: «Bravo, Renaud!»--et il
reviendrait aux Saintes, oui, bien sûr!

Il pouvait deviner aussi qu’elle, Livette, y était restée, et y revenir
pour elle... comme aussi un peu, en même temps, pour l’autre!... Ah!
pauvre petite! quelque chose de soupçonneux commençait à lui venir! Si
elle allait lui plaire, à Renaud, cette zingara, bon Dieu!

Livette, ayant repris son cheval, toujours attaché au mur de l’église,
le fit mettre à l’écurie de l’auberge, et alla manger la bouillabaisse
du pêcheur Tonin.

--Tu as bien fait, Livette, lui dit ce Tonin, tu as évité un bon coup de
mistral. Mais je m’y connais; ce n’est qu’une bourrasque, et cette
après-midi tu marcheras tranquille. Il ne fera que trop chaud! Mais
qu’as-tu, d’être si pensive?

... Livette n’entendit pas grand’chose de tout ce qui fut dit à la table
du pêcheur, et ayant bien réfléchi, vint de nouveau, plus tard, chez M.
le curé.

--Tu es encore aux Saintes, petite? fit-il avec un sourire triste.

--Une peur m’est venue, mon père....

Par habitude de la confession, ainsi quelquefois Livette nommait le
curé.

--Une peur? et laquelle?

--S’ils se sont battus, qui sait, mon Dieu! le hasard est fort, et ce
Rampal est si traître que ce pourrait être Renaud, le vaincu.... Je
voudrais, monsieur le curé, avec votre permission, monter tout de suite
sur l’église, et, de là, beaucoup plus tôt, je pourrais apercevoir
Renaud, s’il doit revenir ici.

Cette bonne idée lui était venue, d’épier de là son fiancé, comme il
avait, lui, le matin même, épié Rampal, de la fenêtre du cabaret.

Le curé, de nouveau, sourit, et, bonnement, prit les clefs du petit
escalier qui mène à la chapelle haute, et de là au clocher.

Il sortit, suivi de Livette.

Au pied du grand mur nu, si haut, si froid, de l’église,--un rempart,
c’est bien vrai, avec ses créneaux découpés tout là-haut sur le bleu du
ciel,--le brave curé ouvrit la petite porte.

Ils montèrent....

Arrivés à la chapelle haute, qui est, comme on le sait, juste au-dessus
du chœur de l’église:

--Je reste ici, moi, petite, à prier un peu les saintes... tu peux aller
seule.

Mais sans répondre, Livette, auprès du curé, dévotement, devant les
châsses, s’agenouilla un instant.

Les châsses étaient là, derrière les cordes enroulées au cabestan, au
moyen desquelles on les descend dans l’église, tout comme on descend,
dans le puits miraculeux qui est en bas, la petite cruche où boivent
avidement les lèvres des fidèles;--elles étaient là sur le rebord de
l’ouverture par où on les pousse dans le vide....

Dans l’encadrement de cette fenêtre, ouverte sur l’intérieur de
l’église, Livette voyait, tout en bas, les chaises bien alignées, et,
plus haut, les tribunes et la chaire, et les tableaux,--tout cela perdu
au fond d’une ombre noire que traversaient deux rayons entrant comme des
flèches, par les meurtrières étroites.

Là-bas, bien en face, au-dessous de la tribune du fond, on voyait luire,
en fines raies de feu, les jointures de la grande porte carrée.

Elle regarda, un long moment, les saintes châsses, et les conjura
d’éloigner le maléfice qu’elle sentait autour d’elle.

Et, malgré elle, en les regardant, ces châsses qui ont la forme de deux
cercueils juxtaposés et soudés l’un à l’autre, Livette se sentait venir
des pensées plus tristes. N’avait-elle pas vu, tous les ans, quelque
infirme au désespoir s’étendre, sur des coussins, dans le creux, en
angle aigu, formé par les deux couvercles de la châsse double? Et
combien de ceux-là avaient été guéris! Un, de loin en loin, sur
cinquante mille?

Et pourtant, dans cette chapelle haute, que d’ex-voto, tableaux, plaques
de marbre commémoratives, béquilles, fusils aux canons crevés, petits
bateaux offerts par des marins sauvés d’un naufrage! Oui, mais en
combien de temps ont été faits les miracles dont ces ex-voto sont le
souvenir.... On tremble d’y songer.

Et Livette, heureuse de détourner sa pensée de ces choses pénibles,
laissa M. le curé à ses prières et monta sur la terrasse de l’église.

La vaste lumière du ciel, tout grand déployé sur elle, l’éblouit. Elle
dut cligner les paupières, puis regarda la plaine. La plaine était
rayonnante.

Ce gueux de mistral qui, lorsqu’il s’établit, souffle par trois, six et
neuf jours, n’avait eu qu’un caprice, comme Tonin l’avait bien prévu.
Maintenant plus rien ne remuait. La mer n’avait pas eu le temps de se
fâcher jusqu’au fond. Elle riait. Les étangs étaient lisses. Le soleil,
dans l’air nettoyé, ne rayonnait que plus chaud.

Tout autour de Livette, les hirondelles, les martinets, poussaient en
tournoyant ces cris grêles, finement perçants, qui se succèdent l’un
derrière l’autre et sans fin s’éloignent et se rapprochent. Les ailes
pointues des martinets, qu’on nomme aussi _arbalétriers_, rasaient les
tourelles, filaient dans les créneaux comme des flèches.

Livette regardait au loin, droit devant elle, et, n’apercevant pas ce
qu’elle attendait, laissait son regard errer çà et là sur cet immense
pays attirant et monotome, qu’on peut voir tout entier sans apercevoir
jamais autre chose que la répétition des mêmes sables, des mêmes touffes
d’herbe, des mêmes eaux reluisantes.

Du haut de l’église, l’horizon apparaît presque infini de tous côtés,
car les Alpilles dorées, perdues là-bas dans le nord-est, ne semblent
que des découpures de nuages.

Quand vous les regardez de là, vous avez à droite, c’est-à-dire dans
l’est, la Crau et les sansouïres, les Martigues, et puis Marseille par
delà les salins de Giraud, divisés en hauts rectangles de sels
scintillants. Dans l’ouest, la petite Camargue avec ses étangs
temporaires, ses quelques pinèdes, les euphorbes et les asphodèles
rameuses, et son Étang des Fournaux, père des mirages,--et plein de
coquilles, quoique la mer n’y pénètre pas.

Dans ce pays si plat et si vaste, l’esprit et les regards prennent
l’habitude de se porter toujours aux horizons, d’embrasser le plus
d’espace possible, pour chercher l’accident.

Mais ils ne peuvent échapper à cette vaste monotonie, plus égale que
celle de la mer qui, elle, change de couleurs, tour à tour noire, bleue,
dorée, vert pâle ou tout empourprée.

Dans notre désert, toujours les mêmes tamaris, les mêmes enganes,
et,--autour des six mille hectares d’eau du Vaccarès,--toujours les
mêmes lignes d’horizon, nulle part simplement unies, mais partout au
contraire festonnées très légèrement par les touffes des tamaris;
toujours le mirage d’un étang apparu, luisant, sur un point de la plaine
où il n’en existe pas; et, par réfraction, toujours le grandissement
démesuré de quelque pêcheur qui, longeant la plage, grandit toujours
davantage à mesure qu’il s’éloigne.

Le mois de mai, quelquefois, est ici chaud comme l’août.

    _Au mois de mai,_
    _Va comme il te plaît._

Livette, éblouie, s’abîme les yeux à fouiller, de son regard tendu, les
touffes les plus lointaines des tamaris, à suivre le ruban, à peu près
invisible, du chemin charretier qui, du Vaccarès, tombe sur les
Saintes-Maries. Ses yeux sont fatigués, brûlés. Rien ne les repose.

Partout en effet le sol sans arbres exhale une ardente respiration qui
s’élève en vibrations visibles. L’esprit de la terre se dégage, flotte
au-dessus d’elle. On le voit qui brûle et ondoie. Les yeux perçoivent
cet ondoiement diaphane, la chaleur tremblotante de l’air chaud, l’âme
même du feu, si frémissante aux regards qu’on croit l’entendre bruisser.
C’est la danse éternelle de la lumière réverbérée.

Lasse du resplendissement de la plaine, Livette se tourna vers la mer,
mais la mer n’était qu’un immense miroir brésillé qui, par les milliards
de facettes de ses fragments vivement mobiles, renvoyait aux yeux
l’éclat sans fin multiplié du ciel flamboyant.

Quand ses yeux se portèrent sur la plaine, elle vit, à près d’une lieue,
un cavalier qui, au grand trot, arrivait droit vers les Saintes.
Facilement,--à je ne sais quoi de très parlant dans l’allure de cette
fourmi,--elle reconnut son Renaud.

Il ne lui était donc arrivé aucun mal!

Et elle allait redescendre, quand tout à coup elle se commanda de
demeurer là encore un peu, pour voir ce que, dès l’arrivée, il allait
faire.

Déjà il passait près de la citerne publique. Il tourna bride à sa
gauche, disparut un moment derrière les maisons.... Il venait vers
l’église.

De créneau en créneau, elle courait, Livette, pour le suivre du regard;
et il arriva en quelques secondes devant l’église, sur la place, au
pied du Calvaire qui est là.

Penchée, elle le regardait.... Où allait-il?... Il s’était arrêté. Son
cheval, las, immobile, ne remuait que sa queue longue, pour chasser les
œstres et les mouïssales qui criblaient de piqûres sa croupe saignante,
car--après le mistral tombé--les mouïssales dansent. Et puis? Rien. Un
grand silence dans une grande lumière vide. Machinalement, Livette
remarquait que l’ombre du cheval, violette, bien découpée sur le sol,
allongée déjà, devait marquer quatre heures....

Et elle continuait à s’interroger sur l’attitude de Renaud (que
faisait-il là, ainsi immobile?) quand tout à coup monta vers elle le son
d’une voix de femme qui chantait.

Dans le grand silence, cette voix, très claire, lançait des paroles
barbares que ni Renaud ni Livette ne comprenaient.

       *       *       *       *       *

La zingara disait:

     _Laissez passer le romichâl, le tzigane. C’est le spectre vrai d’un
     roi. Royal est son manteau troué. Une selle est son trône. Ton
     royaume, c’est la terre entière, Romichâl!_

     _A Bœrenthal, on parle le zend. Oh! le çoudra deviendra pape!
     Croyez-vous que ce soit le malin qui a fait la malignité? Non, non;
     méfie-toi donc de Dieu, et reste libre, Romichâl!_

     _Le Rhin aussi est un Nil. Et le Rhône est un Nil également. Mais
     c’est dans le fleuve du Châl que ta cavale préfère boire! Le Nil
     seul fait hennir ton espérance, Romichâl!_

De son œil d’oiseau rôdeur, la zingara avait depuis longtemps aperçu
Livette, perchée là-haut entre les créneaux de la haute église, et
voyant ensuite Renaud venir vers elle, la gitane, toujours joueuse,
s’était mise à chanter, par fantaisie et bravade, dans l’écho des hautes
murailles.

Comme les serpents au son de la flûte, Renaud était charmé. La tzigane
s’en doutait bien.

Et quand elle eut chanté, elle se montra.

--As-tu assommé ton ennemi au moins, romi? lui dit-elle. Tiens! je ne
vois pas son cœur au bout de ta pique? Ta poulette au sang de neige te
le demandera tout à l’heure. Ah! que voilà, pour un chrétien, un baiser
bien vengé!... Car si ton ennemi était encore en selle, tu n’y serais
plus, toi, je suppose? Écoute donc, mon beau,--quoique à la vérité ce
soit un crime pour nous, femmes de zingari, de trouver beau un chrétien,
je dois te le dire quand même! Parole de reine, romi! tu es beau comme
un fils de ma race, brave comme un voleur de grand chemin, cavalier
comme les meilleurs de nous, fier comme un homme libre enfin!... Je ne
regrette ni ma colère de l’autre jour, ni ma chanson de tout à l’heure,
ni mon compliment de ce soir: car je ne fais jamais, sache-le, que ce
qui me plaît! et mes colères elles-mêmes me servent mieux que des
réflexions! Adieu, romi, ton Dieu te garde, s’il me connaît!

Des paroles de la zingara, Livette n’avait guère entendu que le bruit,
incisif et saccadé.

Mais la bohémienne qui s’éloignait, prit soin, quand elle fut près de
disparaître à l’angle de la place, d’envoyer, du bout des doigts, au
gardian, un baiser qui, à lui, parce qu’il voyait son sourire, devait
sembler signe de moquerie, et à Livette d’amour partagé.

Renaud alors s’avoua à lui-même qu’il n’était pas venu chercher autre
chose aux Saintes que ce compliment de la gitane,--une nouvelle approche
de l’attirante créature!

Maintenant, il n’avait qu’à s’en retourner.... Il n’aurait pas voulu
retrouver Livette tout de suite! Il préférait reprendre le large du
désert, pour débrouiller ses idées, reconnaître en lui ses sentiments,
calculer ses chances, et demeurer bien seul, en fin de compte, avec
l’image de cette gitane, dont il s’éloignait cependant volontiers.... Ce
n’est pas sans plaisir en effet qu’il allait, pour mieux penser à elle,
se retrouver loin d’elle, dans ses chemins libres....

Avant de quitter la terrasse de l’église, Livette jeta un dernier coup
d’œil sur l’étendue du pays camarguais. Ah! que cette immensité était
vide! Les quelques maisons éparses qu’elle aurait pris plaisir à voir
dans la plaine, étaient cachées par les bouquets de pins parasols qui
les abritent. Rien d’humain ne répondit au cri de détresse de son pauvre
cœur qui aurait voulu suivre au vol dans le désert le gardian ensorcelé,
et il lui sembla que, du haut de la tour, il tournoyait, son cœur,
jusqu’à terre, où il s’écrasait du coup, comme un oiseau tombé du nid.



XVII


Renaud, au pas de son cheval, gagnait le _Ménage_, une des fermes du
Château d’Avignon. Il avait commandé à Bernard de lui amener là
Blanchet, qu’il voulait reconduire au Château. Du Ménage au Château la
distance ne serait plus rien.

       *       *       *       *       *

Chose décidément surprenante pour lui, plus il réfléchissait à ce qui
venait de lui arriver, et qu’en somme il avait souhaité, plus il était
mécontent.

Il s’aperçut qu’il avait fini par se faire, malgré tout, du caractère de
la gitane, une idée assez bonne,--celle qui le flattait. Il s’était dit
simplement qu’elle était une sauvage, celle qui avait pu oublier ainsi
toute honte d’être nue, dans sa hâte à châtier de son mieux un homme
trop hardi.... De son impudeur même, de l’arrogance, de la méchanceté
qu’elle lui avait prouvée à leur première rencontre, il avait tiré
bizarrement la preuve d’une chasteté si sûre d’elle-même, si dédaigneuse
du péril, que l’effrontée gitane ne lui en paraissait que plus
désirable.

Il n’ignorait pas que les femmes bohèmes estiment les voleuses mais non
pas les impures, et il s’était plu à voir en Zinzara on ne sait quelle
vierge farouche, féroce même comme une bête des pays d’Orient, dont il
aurait, lui, dompteur, la première joie et l’orgueil. Et voilà qu’elle
lui inspirait tout à coup une répulsion qu’il s’expliquait mal. Voilà
que,--seulement pour lui avoir entendu prononcer quelques paroles
obscures comme toutes les paroles de zingari, menaçantes comme il
fallait s’y attendre, et, au bout du compte, plus aimables qu’il ne
pouvait l’espérer,--il la croyait, comme en une révélation de rêve,
capable de tout, une «mauvaise femme!» Il sentait en elle le diable.

Sur son âge, il ne savait rien de précis. Avait-elle dix-sept ou
vingt-cinq ans? Le ton bistre de son visage impassible et pourtant
souriant ne disait rien, cachait rougeurs et pâleurs.

Ce visage était infiniment jeune et l’expression en était sans âge.
Renaud avait subi le charme inexplicable de ce visage où, toute menteuse
pour être toute-puissante, la malignité de l’expérience féminine avait
quelque chose d’enfantin.

De plus forts que lui y eussent été pris. Ni un roi, ni un prêtre
n’aurait pu échapper au charme mauvais de la gitane! Elle n’aurait eu
qu’à vouloir. Cela même qui repoussait d’elle, était attirant!

Renaud était donc pris, et en vérité cela se voyait un peu. Sur son
cheval fatigué, sur l’étalon que finissaient par calmer tant de courses
en tous sens, et qui portait moins haut la tête, le gardian, appuyant
sur l’étrier le fer de son trident dont le bois reposait dans le pli de
son bras, semblait maintenant un roi vaincu, humilié de se sentir
prisonnier à l’air libre.

       *       *       *       *       *

Il trouva Bernard au Ménage, dans la vaste salle basse, pareille à
toutes celles des fermes du pays, avec la haute cheminée à manteau, la
longue table massive au milieu, le pétrin de noyer bien ciré, la huche à
pain sculptée, à colonnettes, accrochée au mur comme une cage, les
bassines de cuivre bien reluisantes. Sur la blancheur des murs, çà et
là, se détachaient quelques gravures enluminées: les saintes Maries dans
le bateau; Napoléon Ier sur le pont d’Arcole, et Geneviève de
Brabant, avec la biche, au fond d’une forêt.

Un vieux pâtre, assis à table, à côté de Bernard, mangeait lentement sa
tranche de pain.

--C’est toi, le Roi! dit-il en voyant entrer Renaud.... Je t’ai connu
plus fière mine!... Qu’est-ce donc qui te ronge? tu es soucieux. N’es-tu
donc plus gardeur de bœufs, mon bon? La vertu des bergers, mon homme,
c’est, souviens-t’en, la patience. Ce qui ne se trouve pas en un jour,
se trouve en cent ans.

--Ah! vous voilà, Sigaud? répondit Renaud... sans répondre. Quand
partez-vous pour l’Alpe?

--Tout à l’heure, mon fils. Nous sommes en retard cette année.... Je
m’apprête.

Rien autre ne fut dit. Quand ils eurent mangé en silence leur tranche de
pain et leur fromage de brebis, et bu un coup d’un âpre vin de
lambrusque, ils se levèrent.

Le berger jeta sur son bras sa cape, prit son bâton dans un coin, et,
ayant ôté son large chapeau devant une vieille image de la Nativité,
suspendue au mur, ornée d’un rameau chargé de cocons, et au-dessous de
laquelle, sur une tablette de chêne sculptée, dormait une petite lampe,
éteinte depuis bien longtemps, il sortit à pas lents.

Quand Renaud, à cheval sur Leprince, tenant en main Blanchet, quitta le
Ménage, il marcha quelque temps avec les bergers, le long de l’immense
troupeau en route vers les Alpes où ils allaient passer la saison d’été.

Deux mille brebis, béliers en tête, rangées par bataillons et par
compagnies, sous la garde de plusieurs pâtres dont le vieux Sigaud était
le chef, s’en allaient, le cou baissé, faisant, avec leurs huit mille
pieds, un roulement sourd, étouffé, de grêle, dans la poussière
soulevée.

Les chiens labris couraient sur les côtés, affairés, mais l’œil
fréquemment tourné vers le maître.

Quelques ânes, entre les différentes compagnies, portaient, dans le
double panier de sparterie, des agneaux bêlants, somnolents, le cou
ballotté.

Le vieux Sigaud, réjoui, songeait à l’Alpe fraîche, où l’herbe est
verte, où l’eau est pure, où, dans le ciel criblé de myriades d’étoiles,
on regarde en paix, toutes les nuits, le char des Ames, les Trois Rois
et la Poussinière.

--Adieu, Sigaud, fit Renaud, arrêtant son cheval, au moment de se
séparer de la troupe en marche.

Et Sigaud, devant lui, s’arrêta aussi.

--Adieu, Renaud, fit-il gravement. Il y a de la femme sous ton chagrin.
Tu es trop triste. Mais nous t’avons appelé _le Roi_ pour faire honneur
à ton courage, il faut que tu t’en souviennes. Souviens-toi aussi que
tout sert, mon bon, et que même le mal sert au bien. Il faut de tout
pour faire un monde!...

... Renaud trouva Livette au seuil du Château, assise sur le banc de
pierre. Il n’avait pas sauté à bas de Leprince, que déjà elle couvrait
Blanchet de caresses. Audiffret fut content d’apprendre que le cheval
volé avait fait retour à la manade; mais quand Renaud eut expliqué qu’il
venait, à cette occasion, rendre Blanchet, Livette montra de
l’humeur....

--Vous n’êtes donc pas content de ses services? dit-elle. Un si joli
cheval! si brave!... ou bien cela vous ennuie-t-il de le dresser pour
moi, d’empêcher qu’il prenne à l’écurie de mauvaises habitudes, de
l’entraîner pour que j’aie la joie de le voir revenir vainqueur des
fêtes de Béziers où veut l’envoyer mon père, le mois prochain?

--Certainement, Renaud, disait Audiffret, tu devrais le garder encore.
Il se rouille ici, dans l’écurie... Je suis surpris pourtant d’entendre
Livette... Figure-toi qu’elle le regrettait ce matin, disant qu’elle
voulait qu’on te le redemande aujourd’hui même. Et maintenant elle n’en
veut plus!... Bien malin qui comprend les filles!

Ce qu’Audiffret ne comprenait pas,--Renaud, lui, très bien, l’avait
deviné. Elle se disait, l’amoureuse, que son fiancé se débarrassait, en
rendant le cheval, d’un souvenir d’elle, qui lui était un remords
peut-être,--tandis qu’en amoureux jaloux il aurait dû vouloir, le plus
possible, garder Blanchet, le soigner pour elle!

Renaud résistait de son mieux... Il allait avoir, au moment des fêtes,
des courses longues à faire; il ne voulait ni surmener Blanchet, ni le
laisser, avec la manade, redevenir sauvage.

Là-dessus, Audiffret, influencé facilement par le dernier qui parlait,
donna raison à Renaud.

Tout en disputant sur la chose, Renaud avait installé à l’écurie les
deux bêtes. Cela fait, il gagna prestement la fénière, d’où il jeta, par
les trous ouverts dans le plancher, une brassée de fourrage aux
râteliers.

Quand il redescendit, Blanchet, devant les mangeoires, le nez haut,
était tout seul à happer pâture.... Renaud courut à la porte....
Livette, ayant ôté son licol à Leprince, le mettait en fuite, libre et
nu, d’un grand cri et d’un grand geste de ses jolis bras levés.... Le
bonhomme Audiffret, ravi de l’espièglerie de sa petite, riait, riait! Et
Leprince, heureux, après ces quelques jours d’esclavage, de retourner au
désert, sans plus songer à l’avoine du Château, se mâtait debout comme
une chèvre, lançait au ciel des ruades de gaieté, secouait sa crinière
foisonnante, érigeait sa queue qui fouettait l’air où tournoyaient les
mouches chassées de sa croupe,--et détalait vers l’horizon, par la
trouée des arbres du parc.

Force fut à Renaud d’en prendre son parti d’un air de reconnaissance, et
de rire aussi;--mais il lui déplaisait toujours davantage de monter un
cheval qui lui appartenait encore moins que tous les autres de la
manade, et qui était celui de sa fiancée.

Audiffret, là-dessus, l’occupa à différents ouvrages; et, deux heures
plus tard, dans la salle basse de la ferme, où tous étaient réunis,
Renaud, saisi d’un subit ennui à la pensée qu’il était, d’un moment à
l’autre, exposé à un tête-à-tête embarrassant avec cette même Livette
tant recherchée naguère, parla de se retirer. Audiffret se récria et
l’invita à souper.... On boirait en l’honneur de sa victoire.... Renaud
refusa gauchement, sentant combien son refus sans motif manquait de
bonne grâce.

Mais la mère-grand ayant insisté, elle qui ne parlait guère, il demeura.

       *       *       *       *       *

Elle parlait rarement, la vieille, songeant toujours au grand-père mort,
qui avait été le compagnon fidèle de sa vie travailleuse. Elle se
desséchait lentement, comme un bois bien sain dans toutes ses fibres,
mais où la sève ne monte plus. C’était une de ces belles vieillesses des
pays de cigales, où les gens vivent sobres, conservés par la lumière.
Venue déjà vieille en Camargue, elle n’avait jamais souffert des
malfaisances du marais. Il était trop tard. Le bois de cyprès ne se
laisse pas piqueter aux vers.

Elle attendait la mort, patiente, marmonnant quelquefois des _pater_ sur
son chapelet en noyaux d’olives, regardant sans peur, de ses yeux
troubles, droit devant elle, l’ombre vague où l’attendait son vieil
homme parti, son brave et fidèle Tiennet, qui, en quarante ans, ne lui
avait pas donné sujet de peine, et à qui, même au temps de sa plus belle
jeunesse, elle n’avait pas fait tort d’un sourire. Tiennet, du fond de
l’ombre, l’appelait parfois doucement, et on entendait alors la vieille
murmurer d’une voix de songe: «J’y vais, mon homme!... On y va!»

       *       *       *       *       *

... Seul un moment avec Livette, un instant avant souper, Renaud ne sut
que dire. Elle non plus. Il n’osait mentir et elle espérait qu’il
ouvrirait son cœur, se confesserait.

Tantôt elle voulait, en le laissant dans son silence, se donner par là
la preuve de sa trahison, et tantôt, au contraire, elle se disait: «Si
tous deux s’étaient mis d’accord, il ne serait pas là! J’étais folle! Il
m’aime.»

Au souper, il s’étourdit, raconta des luttes, des chasses; comment,
l’année dernière, avec ce gueux de Rampal, il avait forcé à la course, à
cheval, dans une seule matinée, deux compagnies de perdreaux. Ils en
avaient pris vingt-huit, dont plus de vingt tués, au vol, d’un jet de
leur bâton lancé à la manière arabe.

Audiffret, tout à fait joyeux de ravoir un cheval qu’il avait cru perdu
pour toujours, tira, de dessous les fagots, une bouteille antique, un
cadeau des maîtres, de ces maîtres toujours absents,--comme tous ceux de
Camargue, qui préfèrent habiter les villes, Paris et Marseille ou
Montpellier, laissant le désert à leurs _bayles_.... «Ah! les seigneurs
d’autrefois! disait Audiffret, ils étaient plus courageux, mieux servis
et mieux aimés!...» Renaud, s’animant de plus en plus, trouvait
meilleurs les temps nouveaux... La grand’mère, toujours grave, dit une
fois à Audiffret, à table, en parlant de Renaud: «Sers ton fils, mon
fils.» Allons, allons, décidément il était de la famille.

Et voilà que cette certitude, qu’il lui fallait garder à tout prix, au
lieu de gagner franchement son cœur à la reconnaissance, le poussait à
l’hypocrisie. Il était prêt à trahir Livette, sans renoncer à elle, car
il l’aimait si sincèrement, si bien, qu’il se sentait prêt d’autre part
à renoncer, sans trop de peine, à la gitane, dans le cas où les
circonstances le commanderaient. Il riait beaucoup, levant son verre
souvent, et clignant des yeux du côté d’Audiffret, sans le vouloir,
comme pour dire: «Nous sommes malins!» Mais ce brave Audiffret ne
pouvait pas s’apercevoir de cette folie.... Il ne s’était jamais occupé
que des comptes du domaine. Il n’avait jamais rien deviné de toute sa
vie, oh non!... Quant à la bohémienne, pour sûr, elle ne quitterait pas
les Saintes avant la fête, c’est-à-dire avant huit jours. Après, elle
irait un peu où elle voudrait! il ne s’en embarrassait guère. Que
pouvait-il espérer d’une fille errante? Un rendez-vous d’une heure, au
carrefour du grand chemin d’Arles! voilà tout!

Du côté de Zinzara, il avait l’espérance; du côté de Livette, la
sécurité. Et il était gai.

       *       *       *       *       *

Aussi, quand vint le moment de la retirée, il eut, vers sa nouvelle
famille, un grand mouvement de tendresse, bien contraire à ses allures,
à celles des gardians, qui sont rudes par métier.

       *       *       *       *       *

Il faut savoir que les paysans, en général, ne s’embrassent pas, si ce
n’est aux grands jours de noce ou de baptême. Les mères seules baisent
les tout petits.... L’homme de la terre est sévère.

       *       *       *       *       *

Audiffret, venait de dire tout à coup à son fils la mère-grand, posant
sur la table son tricot, et sur le tricot, ses lunettes:--Audiffret,
chaque jour me pousse, et je voudrais voir ce mariage avant de mourir.
Il faudra le faire au plus tôt possible, puisqu’il est décidé. Et si je
ne dois pas être là, le jour de la noce, n’oubliez pas, mes enfants, que
du plus profond de son cœur, la vieille ce soir vous a bénis....

       *       *       *       *       *

Et, sans autre geste, paisiblement, elle reprit le bas et les
aiguilles.

Elle avait parlé presque sans inflexion, d’un ton grave, calme, ne
remuant que les lèvres.

Tous furent émus. Livette regarda Renaud. Lui, sans arrière-pensée,
entraîné, il oublia en ce moment tout ce qui n’était pas cette nouvelle
famille qui s’offrait à lui, l’orphelin. Livette le vit bien et lui en
sut gré. Elle le sentait reconquis, comme le cheval volé, et s’étant
levée d’un élan:

--Embrassez-moi, mon promis! dit-elle fièrement.

Il l’embrassa, avec tout le bon de son cœur.

Le père et la grand’mère les regardaient d’un œil qui devenait trouble.

Et, quand il eut serré la main du père, Renaud, se tournant vers la
mère-grand qui, dans les touffes de ses cheveux blancs, ébouriffés sur
ses tempes, plantait son aiguille à tricoter:

--Embrassez-moi, grand’mère!... dit-il en lui souriant.

La vieille eut un sursaut, et, se levant toute droite, puis reculant
d’un pas, comme apeurée:

--Depuis que mon mari est mort, jamais homme, dit-elle,--pas même mon
fils qui est là!--ne m’a embrassée.... Que les jeunes promis
s’embrassent. La vie est pour eux.... Moi, ajouta-t-elle, je suis avec
mes morts....

Et toujours bien droite, rigide, sèche, la vieille paysanne, image d’un
temps qui fut, et où il était beau de demeurer voué à un sentiment
unique, gagna son lit de vieillesse qui bientôt devait la voir morte,
ayant sur sa face de parchemin la tranquillité des cœurs simples,
aimants et fidèles.



XVIII


C’est le grand jour. De tous les points du Languedoc et de la Provence
sont arrivés les pèlerins, riches et pauvres. Ils sont bien dix mille
étrangers.

Depuis trois jours, dans des véhicules de toutes les formes, de tous les
âges, il en arrive! il en arrive!

Beaucoup de ces pèlerins logent chez l’habitant, à des prix étranges,
princiers. Une paillasse sur le carreau se paie vingt francs. Le Saintin
dort sur une chaise, ou passe la nuit à la belle étoile, sur le sable
tiède des dunes. Si les taureaux, pour la course du lendemain, arrivent
dans la nuit, il va assister les gardians, qui les poussent au _toril_,
à la suite du _dondaïre_, le gros bœuf à sonnaille.

Les maisons regorgent bientôt. Il faut camper. On dresse des tentes. On
habite les charrettes, les carrioles, les breaks, les tilburys, les
calèches, les omnibus, le plus à l’écart possible, bien entendu, du
campement des bohémiens.

Autour de la petite ville, toutes ces voitures, par centaines, forment
une ville volante, posée là comme un vol d’oiseaux de passage autour du
marais.

Et ce ne sont partout que des loqueteux, béquilleux, bossus, tordus,
borgnes, aveugles, tous misérables de santé, boiteux, manchots,
cancéreux et paralytiques, traînés ou se traînant, portés à bras ou à
brancard, les uns avec des bandages sur la face, d’autres montrant des
plaies vives dont on se détourne.

Un tel, qui a été mordu par un chien enragé, erre d’un air sournois,
tourmenté d’une inquiétude et d’une espérance folles, car le pèlerinage
aux Saintes est particulièrement efficace contre la rage.

Toutes les disgrâces sont ici représentées. Tous les enfants de Job et
de Tobie se sont mis en route pour trouver l’ange guérisseur et le
poisson miraculeux.

Une foule bariolée grouille, sur la place des Saintes, au plein soleil;
et, dans les rues étroites, sous l’ombre lumineuse des tendelets. De
temps en temps elle se divise, avec des cris, devant quelque gardian à
cheval qui passe, fier, sa promise en croupe lui enlaçant la taille.

Çà et là, des éventaires chargés de chapelets, de saintes images, de
couteaux catalans, de foulards aux couleurs éclatantes, se dressent
comme des îlots au milieu du flot des promeneurs, et toute la
marchandise est teintée, en rose ou en bleu tendre, par l’ombre
transparente des grands parasols fixes qui l’abritent.

On entend, sous les tons perçants, envolés en arabesques, d’un
galoubet, le tambourin bourdonner sourdement en cadence, à l’intérieur
d’un cabaret, où dansent des filles du pays, en costume provençal, aux
dents blanches sous des lèvres sensuelles, à la peau fauve, très
semblables à des Mauresques, petites-filles de quelque pirate sarrasin,
ravageur de plages ligures.

Le soleil est joyeux. Le «monde» est endimanché. Sur cette plage de
fièvre où tout un peuple accourt demander aux saintes Maries la santé du
corps, ce soleil si gai est dangereux. Et c’est ici comme une fête, un
bal d’hospice, donnés par des moribonds. Le diable peut-être tient
l’archet. On le croirait, à voir les figures des bohémiens dont, malgré
certains regards narquois, l’expression reste indéchiffrable.

       *       *       *       *       *

Dans l’église aux murs noirs, sales, que tant de misères accumulées, de
chair malade, de corps en sueur, emplissent d’une odeur infecte, on se
presse autour de la balustrade en fer du petit puits, comme autour d’une
fontaine de Jouvence. La pauvre cruchette verte, égueulée, humblement
descend au bout de sa corde, va chercher dans le sable une eau saumâtre,
qui, ce jour-là, paraît douce.

Gardez-leur la foi, ô saintes!--La foi donne ce qu’on souhaite.

Et l’on attend quatre heures, l’heure où descendront les châsses.

       *       *       *       *       *

A quatre heures juste, le volet de la haute fenêtre, tout là-haut, sous
l’ogive de la nef, s’ouvrira. Les châsses descendront vers les bras
tendus. On élèvera vers elles les petits enfants. On soulèvera vers
elles les bras morts des paralytiques. Vers elles les aveugles
tourneront les globes tout blancs de leurs yeux, ou leurs orbites vides
et sanguinolentes.

En attendant, Livette qui est là, au beau milieu du monde, bien en face
de l’autel, devant la grille par où l’on descend dans la crypte, se
prépare à chanter le solo d’invocation. C’est sa voix fraîche, pure, qui
va devenir celle de tous ces misérables, accablés sous l’impureté de
leurs maux.

Juste au-dessous du maître-autel constellé de cierges, les bohémiens
accroupis, des cierges aux mains, invoquent Sara dans leur crypte. Ce
caveau est noir. Les bohémiens sont noirs. La petite châsse vitrée de
sainte Sare, sous la crasse des ans, est devenue noire. Du milieu de
l’église, on voit, par la grille du caveau ouverte comme un soupirail
d’enfer, les nombreux points brillants des cierges d’en bas, mobiles
dans les mains qui les tiennent. Une sourde rumeur de prière vaincue
sort du soupirail.

Dans l’église, depuis un moment, pas une main qui n’ait son cierge, et
tous, de l’un à l’autre, se sont allumés rapidement. Toutes ces
étincelles dansent. Noir aussi est l’intérieur de cette nef. Les hauts
murs, percés de meurtrières, sont encrassés par le temps. Et toute cette
obscurité, où rampent souffrance et misère, est étoilée comme un ciel.
Pour les bohémiens de la crypte qui ne verront pas, eux, descendre les
saintes châsses, ce sol de l’église, qu’ils entrevoient d’en bas par
leur soupirail, est déjà un ciel supérieur, le monde des élus.

Ces élus, hélas! se trouvent des damnés. Leur ciel à eux, c’est cette
chapelle haute, dans laquelle dort--sous le bois colorié des caisses en
forme de cercueil double--le pouvoir invoqué, qui peut-être restera
sourd, le pouvoir tout-puissant, qui peut-être ne s’éveillera pour
personne, le merveilleux pouvoir d’où dépendent les guérisons, et qui
détient le bonheur!

       *       *       *       *       *

Tel est, ce jour-là, l’intérieur à trois étages de l’église des
Saintes-Maries. Et par-dessus la chapelle haute, il y a le clocher qui
voit le dehors. Entouré du vol incessant des hirondelles et des
mouettes, depuis des siècles, il regarde le désert scintillant,
l’éblouissante mer, l’infini muet qui a l’explication des choses, lui,
et qui pourtant rayonne, rit.

L’heure approche. La foule halette de chaleur, et d’espérance et de
crainte.

Renaud n’est pas là.

--Nous avons promis de brûler--souviens-t’en--chacun trois cierges
devant les châsses, lui a dit tantôt Livette.

--J’irai cette nuit, a-t-il répondu. Il y a ferrade aujourd’hui. J’ai à
m’occuper de mes taureaux.

Aussi Livette est un peu distraite. Elle pense à rejoindre Renaud, à
assister à la ferrade, à surveiller son promis. Où est-il?

       *       *       *       *       *

Mais M. le curé a fait un signe: Livette s’est mise à chanter.... Hélas!
pourquoi n’est-il pas là, le promis? Sa voix, qu’elle sait jolie, ferait
sur lui quelque chose peut-être. Comme il écoutait, l’autre jour, avec
attention, chanter la gitane! Livette chante, et le bourdonnement des
prières, des litanies, des invocations les plus diverses, que chacun
murmurait à sa guise, s’apaise à mesure que monte sa voix, très pure.
Qu’est-ce donc, bon Dieu! que notre humanité? Elle est sale, abjecte,
mais elle en a honte. Les plus vils savent implorer la guérison de leur
infamie. Et, si roulés qu’ils soient dans l’abjection de nature, un
moment vient toujours où ils allument des flammes, où ils brûlent de
l’encens, et où tous se taisent pour écouter la voix qui monte, appelant
sur eux une grâce que nul ne connaît, qui n’existe peut-être pas, et
que chacun conçoit et désire!

--«Mange ton excrément, chien! disent les Zangui, que m’importe! Il y a
dans l’œil du chien une lumière qui n’est pas souvent dans les yeux des
rois.»

Livette chante. Le curé se dit: «Celle-là, peut-être, ô mon Dieu,
obtiendra grâce devant vous!»

La voix de Livette est fraîche comme l’eau de salut dont a soif ce
peuple assemblé. Aussi, comme on l’écoute! Seulement, à la fin de chaque
couplet, le peuple, las de retenir en lui l’élancement désordonné de son
espérance, pousse, du fond de ses mille poitrines, un formidable
hululement articulé où se reconnaissent ces deux mots:--_Saintes Maries_

Livette chante:

    _Quand vous étiez sur la grande eau,_
    _Sans rames à votre bateau,_
            _Saintes Maries!_
    _Rien que la mer, rien que les cieux..._
    _Vous appeliez de tous vos yeux_
    _La douceur des plages fleuries_[C].

--_Saintes Maries!_ hurle le peuple; et, poussé d’un même élan par
mille poitrines, cet appel furieux part comme une explosion.

Tous appellent de toutes leurs forces, car il faut bien que les saintes
entendent! Chacun crie de tous ses poumons, de tout son cœur, de tout
son corps, on peut le dire. Le ciel est si loin! Les bouches s’ouvrent,
béantes vers le haut, avec des torsions. Les veines des cous sont
gonflées à éclater. Les muscles s’épaississent sur les visages où le
sang afflue. Les frères, les fiancés, les maris, les mères, les pères
des malades, profitent de leur vigueur pour appeler au secours, avec des
hurlements de bêtes fauves blessées, tournées vers l’aube. Toute cette
foule douloureuse, toute cette chair grouillante, entassée, malade,
infecte, pousse un cri terrifiant de monstre qui souffre.... Et toujours
la plainte suraiguë de quelque mère affolée domine ce tumulte féroce.
Et, autour de l’église, pleine de l’appel sans nom de ces damnés de la
terre, s’étalent, insensibles, le désert, muet, calme, la mer bleue, aux
écumes gaies, la lumière.

    _Sous le soleil, sous les étoiles,_
    _De vos robes faisant des voiles_
            _(Vogue, bateau!)_
    _Sept jours, sept nuits vous naviguâtes,_
    _Sans voir ni trois-ponts ni frégates..._
    _Rien que la mer et la grande eau!_

--_Saintes Maries!_ rugit le peuple, et chaque fois ce cri, poussé par
mille poitrines, éclate, brusque et d’ensemble, comme une explosion
unique!

    _Dieu, qui fait son fouet d’un éclair,_
    _Pour fouetter le ciel et la mer,_
            _Saintes Maries!_
    _Amena la barque à bon port..._
    _Un ange, qui parut à bord._
    _Vous montra des plages fleuries!_

--_Saintes Maries!_ mugit encore le peuple.

Et cette clameur d’appel, faite de tant d’appels, éclate comme un paquet
de mer qui crève en bloc, aussitôt éparpillé contre une roche! Et de
nouveau la voix de la jeune fille s’élève, monte au-dessus de tous ces
êtres grimaçants qui vocifèrent.... Ne croirait-on pas voir une
hirondelle de mer, toute blanche, pareille à la colombe de l’Arche,
voler au-dessus des abîmes!

    _Vous pour qui Dieu fit ce miracle,_
    _Voyez, devant son tabernacle,_
            _Tous à genoux,_
    _Souillés du péché de naissance,_
    _Nous invoquons votre puissance..._
    _Saintes femmes, protégez-nous!_

Et, pour la dernière fois, l’appel monstrueux brise les poitrines:

--_Saintes Maries!_

Oh! ces mille, ces deux mille élancements de désirs fous, qui, d’un seul
vol, s’enlèvent, claquant des ailes tous à la fois, pour retomber,
morts, sur eux-mêmes!

Il est bien certain qu’il y a, dans la frénésie de cette prière, toute
la rage de souffrir, toute la colère de n’être pas exaucés, une fureur
d’animaux, déchaînée contre celles-là mêmes que l’on implore!

Cependant le volet double ne s’ouvre pas encore là-haut. Et, selon la
recommandation de M. le curé, Livette doit reprendre le dernier couplet.

Elle le recommence donc:

    _Vous pour qui Dieu fit ce miracle...._

... Mais à peine a-t-elle chanté ces premiers mots que sa voix a fléchi,
et elle s’est tue. Il y a, dans l’église, quelques secondes d’un grand
silence plein d’étonnement. A quoi donc songe Livette?... A quoi? Depuis
un moment, bon Dieu! elle fixe obstinément ses yeux sur l’ouverture
noire par où l’on descend à la crypte. Au bord de ce soupirail, au ras
du sol de l’église, une tête lui est apparue: c’est la Boumiane qui, du
fond de la crypte, monte, maligne, curieuse de voir Livette chanter.
Juste au-dessous du maître-autel, elle apparaît sur la profondeur
obscure du caveau d’où sort la fumée des cierges. Elle arrive de son
royaume d’en bas, et, avec sa couronne de cuivre et ses anneaux
d’oreilles qui reluisent, avec sa peau sombre, ses yeux d’un noir en
feu, elle fait à Livette l’effet d’une vraie diablesse d’enfer.

Zinzara a monté encore deux marches, et son buste paraît. Elle a dardé
sur Livette son regard perçant, fixe. Voilà pourquoi Livette s’est
troublée, invoquant de toutes ses forces, contre cette femme de la
chapelle du dessous, celles de là-haut, les femmes de pitié, les
Saintes.

Et voilà que, là-haut, les volets qui cachaient les châsses se sont
ouverts. Et, au bout des deux cordes ornées çà et là de petits bouquets,
les châsses suspendues, en se balançant, descendent, avec de légères
saccades, très lentement.

N’est-ce pas ici l’image de toute la vie? Voilà tout notre monde!
Quelque chose du ciel descend; quelque chose de l’enfer monte; et nous
souffrons de terreur et d’espérance.

--_Saintes Maries!_

Au milieu des vociférations, Livette perd la tête, elle oublie de
chanter, et entraînée par la folie commune, espoir et terreur, elle se
prend à crier avec tous les autres, comme une perdue, tandis que
Zinzara, là-bas dessous, la regarde toujours de son œil fixe.

Que diriez-vous, monsieur le curé, des pensées de Livette qui, pauvre
être du monde où nous sommes! entre les Saintes et la diablesse, ne sait
plus que devenir? N’a-t-elle pas raison de trembler? Car les châsses ont
beau descendre, elles ne nous apporteront que des reliques
mortes,--tandis que la magicienne est un être de chair et d’os, dont les
pieds marchent, dont les yeux regardent.

       *       *       *       *       *

Elles sont loin, bien loin de nous, dans le pays des rêves, des
espérances surhumaines, par-dessus le ciel et toutes les étoiles, les
âmes saintes qui ont pitié; aussi loin de l’homme que le paradis, les
chastes épouses qui dans les aromates ensevelissent les crucifiés,
tandis qu’elle est là, toujours toute prête, toujours armée contre le
repos des âmes, la reine d’amour diabolique qui, ne cherchant que son
caprice, se moque de tout!

       *       *       *       *       *

Livette s’est troublée de plus en plus sous l’œil fixe de Zinzara, et en
vain, au milieu d’un profond silence enfin rétabli, elle a essayé de
reprendre l’invocation... Elle balbutie et s’arrête encore.

Un grand trouble alors se fait parmi la foule des assistants. Tous ces
gens qui restaient muets afin d’écouter, dans la voix de la jeune fille,
le chant même de leur âme, la secrète et pure prière qui est en eux et
qu’ils ne savent pas dire, sont retombés, une fois de plus et plus
désespérément, sur eux-mêmes, sur leur impuissance, au moment où Livette
s’est tue... C’est juste à l’instant décisif, que leur interprète leur
manque! Ils ont peur de leur grand silence, si contraire à l’élan de
leur cœur! Il faut, pour qu’elle soit entendue là-haut, que leur prière
soit proférée; et, saisi de la même pensée, chacun chante ou crie à sa
guise, les uns reprenant le commencement, les autres la suite du couplet
qu’ils savent par cœur ou qu’ils lisent dans le livre, d’autres
récitant, au hasard, des lambeaux de litanies, ceux-ci le _credo_,
ceux-là le _pater_, et jamais prière n’a fait devant Dieu pareil vacarme
d’enfer, depuis que montent au ciel les cris discordants de toutes les
douleurs des hommes.

       *       *       *       *       *

De plus fortes que Livette seraient troublées comme elle, se sentiraient
défaillir... Elle porte à son front sa main, pour retenir sa pensée qui
lui échappe. N’est-elle pas cause de tout ce désordre? Que devient-elle
donc? Elle a peur et elle a honte.

Au lieu de regarder en haut, de voir les saintes reliques qui à présent
sont à mi-chemin de leur descente, elle ne peut s’empêcher de regarder
fixement, elle aussi, en bas, la femme bohême dont le regard la
pénètre.

Livette souffre beaucoup. Le regard de la gitane entre en elle et elle
sent qu’elle ne peut rien. Il lui semble qu’une bête avec des dents
rongeuses lui travaille le cœur. Au lieu de prier, elle écoute en elle
de terribles pensées. Elle croit sentir la haine sortir d’elle avec les
regards de ses yeux! Elle essaye d’en piquer au cœur cette mauvaise
créature qui la nargue, là-bas. Est-ce qu’on ne la tuera pas, cette
sorcière, cause de tout!... Ah! saintes Maries! quelles pensées en lieu
pareil! en pareil moment!

Les châsses lentement descendent, et, au milieu des rugissements qui les
accueillent, Livette, l’imagination surexcitée, croit se voir elle-même
cramponnée à Renaud qu’elle supplie de lui être fidèle et bon, de ne pas
aller vers cette femme; et comme il la quitte, elle saute au visage de
la gitane, l’égratigne, s’acharne contre elle comme un chat.

Ainsi l’âme de la magicienne passe dans Livette.

Voici que déjà, sans s’en douter, elle se met à ressembler à son
ennemie, à cette tzigane qui a sauté aux naseaux du cheval de Renaud,
l’autre jour. Elle n’est pourtant pas de ces noires filles d’Arles qui
ont dans les veines du sang d’Afrique et du sang d’Asie, cette petite
blonde! N’importe, elle a aussi des fureurs de bête. L’amour et la
jalousie sont en train de faire une âme de femme....

Les châsses descendent toujours; et, fiévreusement, sur son chapelet,
Livette égrène les _pater_ et les _ave_... Enfin, patience! au lendemain
de la fête, elle le sait,--les bohémiens quitteront la ville!... Encore
deux jours et son supplice sera fini.

En attendant,--elle prend devant les saintes cet engagement,--elle ne
donnera pas à Renaud la joie de se montrer à lui jalouse comme elle est,
et ce n’est que plus tard,--la Zinzara partie, bien loin, sans aucune
chance d’être retrouvée,--qu’elle dira peut-être à son futur qu’il a
menti, qu’il est un traître, puisqu’au lieu de la venger de la
bohémienne, il a, au bout du compte, trahi avec elle sa fiancée, car il
l’a trahie, puisqu’il n’est pas là!... Elle le lui dira alors, non plus
par passion, mais pour le punir. Ce sera justice.

       *       *       *       *       *

A force de se dérouler par petites secousses, les cordes ont amené les
reliques presque à portée des mains qui s’élèvent au-dessous d’elles....
Alors la foule des misérables ne se contient plus. Tous veulent les
premiers arriver à les toucher. Ceux qui sont déjà dans le chœur,
au-dessous même des châsses suspendues, chancellent, refoulés par ceux
qui du fond de l’église arrivent, se bousculant, s’écrasant les uns les
autres, d’une pesée continue. Dans ce flot, Livette emportée ne voit
plus rien, et n’a plus qu’une pensée: toucher, elle aussi, les saintes
reliques!... Il faut cela, pour qu’elle échappe à l’influence du regard
que lui a jeté la femme noire. Elle va enfin conjurer le sort qui est
contre elle depuis le jour où elle a vu cette sorcière pour la première
fois! Mais arrivera-t-elle?... Livette se sent saisir à la taille par
deux bras solides. Elle se retourne: c’est Renaud! Il vient d’entrer
dans l’église avec deux autres gardians, ses amis. Ces trois jeunes
hommes, tout brûlants de la lumière du dehors, bien sains et bien forts
parmi cette foule de malades, ont l’insolence, involontairement cruelle,
de la beauté, de la vie elle-même. Ils dégagent la jeune fille,
l’entourent... elle peut respirer.

--Vous voulez toucher les châsses, demoisellette?

Et sans grand effort, sans pitié, fendant au-devant d’elle cette foule
de souffreteux, ils se font faire passage. Livette se dépêche, elle
approche, et Renaud, la saisissant par la taille, la soulève comme un
enfant, si bien que, la toute première, elle a touché les saintes
châsses!

Protégée toujours par les trois garçons, devant lesquels il faut bien
qu’on s’écarte, et sans plus songer,--pauvres vous! c’est la loi du
monde,--aux malheurs sans nombre et sans nom dont elle est entourée,
elle s’en va contente! La paix lui est rentrée au cœur. Son Renaud est
là près d’elle. Tout ce qu’elle craignait n’est donc qu’un rêve?

--Ah! c’est bon, le dehors! dit-il en respirant à pleine poitrine.

--Oui, mais les cierges, Renaud, que, selon ma promesse, vous devez
brûler à l’église, quand les allumerez-vous?

--Oh! j’ai devant moi, lui répondit-il, un jour tout entier. Allons aux
courses, maintenant.



XIX


Les châsses descendues, une grande partie des assistants quitte l’église
noire, regagne le dehors éblouissant.

A mesure que, par les étroites portes latérales, la foule dégorge, une
foule nouvelle, qui avance difficilement, faisant deux pas tous les
quarts d’heure, se presse sous le grand portail, toute chaude de soleil,
en sueur, dans un nuage de poussière lumineuse.

Bien des jeunes gens sont là, pour la joie d’être serrés, par la poussée
de la foule, contre les belles filles, leurs bien-aimées, dont ils
sentent, tout contre eux, le corps sinueux, et qui, là, ne peuvent leur
échapper. Que de mains, de tailles pressées, sans que les mères puissent
rien voir!

Et tout bas:

--Je t’aime, Lionnette.

--Finis, François!

--Laisse-moi, Tiennet!...

Ainsi, à côté des infirmes, des incurables, qui n’éprouvent rien des
bonnes choses de la vie, l’amour effronté joue et rit, se cherche et se
sent. L’encens de l’église ne sert qu’à exciter son désir, et plus d’un
offre à sa bonne amie un chapelet dont il a, sous ses yeux, baisé
ardemment la croix de buis, afin qu’elle y retrouve ce baiser sous ses
lèvres.

Et, tout le jour, de nouveaux pèlerins, de nouveaux malades, entrent
dans l’église. Beaucoup y passeront la nuit, veillant, avec les cierges,
à genoux ou prosternés devant les châsses; plus d’un même, chacun à son
tour, couché dessus, et sur des coussins apportés exprès.

Pour l’heure (c’est la première journée), on n’entend plus, dans les
rues de la ville, que des conversations sur les taureaux et les
ferrades.

--Allez-vous aux courses?

--Oui.

--Leprince court-il? C’est le meilleur cheval de toutes les manades!

--Il ne court pas, non; Renaud, qui le ménage à l’ordinaire, m’a dit
qu’il l’a trop fatigué.

--Ah! tant pis!

--Et les taureaux? En aurons-nous d’un peu méchants?

--Il y a _le Sirous_, _le Dogue_ et _Mâchicoulis_. Je les ai _triés_
moi-même avec Bernard et Renaud. Ils nous ont donné bien du mal! Ils
refusaient de quitter le troupeau. A peine triés, ils y retournaient.
Mais nous leur avons lâché dans les jarrets _Martin_ et _Commetoi_,
deux chiens de taureaux qui n’ont pas leurs pareils; et _Mâchicoulis_
lui-même a fini par obéir!

--Martin et Commetoi? En voilà des noms pour un chien!

--C’est pour rire. Quand on demande: «Comment s’appelle ton chien?» Le
maître répond: «Commetoi!» L’autre se fâche, et l’on rit!

--Et le pur-sang espagnol, avec ses cornes contournées en lyre, le
verra-t-on?

--_Angel Pastor?_ Il est malade. J’aime bien mieux nos taureaux à cornes
droites. L’essentiel est que deux cornes soient assez écartées pour que
le corps d’un homme puisse passer entre elles!

--Et des vaquettes, y en a-t-il?

--Une méchante, _la Serpentine_.

--Et des bioulets?

--Des taureaux jeunes? Renaud en a gardé six, expressément pour donner
aux étrangers le spectacle d’une ferrade.

--Et quand aura-t-elle lieu, la ferrade?

--Dans un moment. Allons-y.

       *       *       *       *       *

La bohémienne assistait à la ferrade.

Le cirque était contre l’église, à l’extrémité opposée au portail.

L’enceinte polygonale, à côtés inégaux, était formée, d’un côté, par le
haut mur de l’église; d’un autre, par une maison isolée, à laquelle
s’adossait une estrade à gradins, grossement charpentée; d’un autre côté
encore, par trois ou quatre petites maisons, dont les fenêtres
encadraient chacune plus de quinze visages de filles et de garçons,
entassés et tout riants. Au bas d’une de ces maisons, un café ouvrait
sur le cirque sa porte vitrée, barricadée au moyen de quelques tables et
quelques chaises renversées. De chaque côté de cette porte sont peintes,
en noir violent, sur le mur très blanc, deux silhouettes de taureaux
bien encornés, bien camarguais, c’est-à-dire à cornes bien droites.

Tous les côtés de l’enceinte, qui n’étaient pas formés par des murs de
pierre, étaient faits de charrettes dételées, engoncées les unes dans
les autres par leurs brancards fortement assujettis.

A l’angle du mur de l’église, il y avait trois gros bracelets de fer,
fixes, superposés, et dans lesquels entraient trois barres de bois,
étagées et parallèles, glissant à volonté.

Cette barrière devait s’ouvrir devant les jeunes taureaux qui, l’un
après l’autre, une fois marqués, sont lâchés hors de l’arène et
regagnent seuls le désert. En dehors de cette barrière, un système de
barricades leur fermait les issues de la ville, et,--les forçant à
passer derrière ces quelques maisons dont la façade donnait sur le
cirque,--les conduisait forcément au bord même de la libre plaine, en
moins de cent pas.

Zinzara, debout sur une charrette, assistait donc aux jeux du cirque.
Elle en suivait d’un œil impassible toutes les péripéties, qu’elles
fussent grotesques ou héroïques.

Ces duels entre la bête et l’homme prennent en effet laideur ou beauté
selon le caractère des adversaires. Il arrive que l’homme attaque
lâchement, ou que la bête, soit étonnement, soit fatigue, recule et
cherche l’étable. Les belles luttes sont même rares.

Tantôt une pierre aiguë est lancée de loin par un ennemi déloyal...
L’animal surpris l’a reçue en plein mufle; le sang lui coule des
naseaux, en longs filets, jusqu’à terre.... Il regarde devant lui, avec
ses grands yeux encore pleins de mirage, et ne bouge, comme attristé et
méprisant.

Tantôt, un gars malin imagine de venir lui jeter, de très près, dans les
yeux, du sable à pleines mains. Un autre, plus malin encore, le couvre
d’ordures ramassées au coin d’une borne! Mais voici que le premier,
atteint par ces immondices, en attrape une poignée, et les deux héros
luttent à coup de fumier, de bouse ramassée fumante à terre, sous la
queue même du taureau, aux applaudissements et aux rires de tout un
peuple, jusqu’à ce que brusquement les deux champions, salis et puants,
soient séparés par le taureau, qui s’émeut enfin et les charge.

       *       *       *       *       *

--Par ici! par ici, Livette!

Livette arrive. On lui fait une place sur les gradins de l’estrade. Ses
petites amies l’appellent. On se serre volontiers pour elle.

Une écurie qui est là, à côté du café, a été transformée en toril. Juste
au-dessus de la porte de cette écurie, la fenêtre du grenier à foin
s’ouvre au ras du plancher. Deux gardians encadrés dans cette fenêtre,
jambes pendantes au dehors, de temps en temps se lèvent, et on les voit
là-haut, qui, par les trous à foin ouverts dans le plancher, au-dessus
des crèches, piquent le dondaïre, le bœuf à sonnailles, conducteur aimé
du troupeau. Le dondaïre sort, et vient chercher le taureau fatigué
qu’il ramène à l’étable. Un homme adroit, chaque fois qu’une bête
nouvelle quitte le toril ou qu’une bête fatiguée y rentre, ferme
lestement la porte.

Toutes ces choses, peu nouvelles sans doute pour la bohémienne, qui
devait d’ailleurs connaître les courses tragiques de Madrid et de
Séville, la laissaient indifférente. Son œil ne s’allumait pas; il
regardait, morne, vague, comme celui des génisses.

Les «amateurs» jouèrent avec quelques taureaux. Ils n’étaient pas
méchants. On en prit un par la queue. Une farandole entière s’y
attacha... bientôt dispersée. La course jusqu’ici n’était pas belle,
mais elle était amusante.

Derrière la porte vitrée du café, ouverte sur le cirque même, quelques
buveurs vidaient bouteille et fumaient, tout en jouissant du spectacle.
La porte était protégée par un rempart de tables renversées, leurs
quatre jambes en l’air passées au travers d’un enchevêtrement de chaises
dépaillées.

Tout à coup, le taureau, bousculant tables et chaises, mit en fuite les
buveurs: il avait passé sa lourde tête au travers d’un carreau de
vitre.... Le café retentit de joyeux cris d’alarme. Les charrettes du
cirque furent secouées d’un piétinement de joie; les bordages en furent
décloués par des mains en délire; les gens qui se trouvaient aux
fenêtres des maisons basses agitèrent les volets à grand fracas de
gaieté. A voir rire les groupes entassés sur les toitures on put
craindre un écroulement. Ainsi fut applaudi le taureau folâtre. La
bohémienne seule ne riait pas.

Un grand coffre à avoine était là, exprès peut-être, dans un coin du
cirque. Un très vieil homme, demeuré farceur, armé d’un vieux parapluie
rouge, souleva le couvercle, entra dans le coffre, ouvrit son parapluie
d’un rouge éclatant. Le taureau se précipita.... Le vieillard laissa
retomber le couvercle. Parapluie et coffre se refermèrent en même temps
sur la tête chauve qui riait. L’hilarité du public fut portée à son
comble. La bohémienne ne parut pas amusée par la facétie du
vieillard.... Elle ne rit pas non plus quand on planta au milieu du
cirque un mannequin que le taureau emporta sur ses cornes et lança à
toute volée au milieu des spectateurs; et elle ne sourit même pas quand,
une fenêtre du rez-de-chaussée s’étant ouverte, on vit, derrière les
barreaux de fer, un tout petit enfant sur les bras de sa mère agacer
l’animal en fureur. A travers la grille, il tendait en riant son joujou,
un petit moulin de carton, dont l’aile, en papier rose et bleu, tournait
au souffle du monstre.

Puis vint un épisode tragique. Un homme, «un amateur», atteint par les
cornes aiguës; la cuisse percée de part en part; le premier mouvement de
fuite lâche des autres lutteurs; le retour des vaillants qui vinrent
distraire le taureau, l’attirer contre eux, pendant que l’homme était
emporté chez lui, accompagné des cris aigus de sa femme et de sa fille.

Enfin, cela devenait sérieux. A ce moment, on annonçait la ferrade....
Et tout de suite après aurait lieu le jeu des cocardes, qui consiste à
arracher une cocarde fixée par une ficelle entre les deux cornes du
taureau. A la main ou avec un crochet, le coureur casse la ficelle,
arrache la cocarde.... Crac, un tour sur lui-même, et le vainqueur a
gagné l’écharpe!

La ferrade est un travail, tourné en jeu, qui consiste à marquer au fer
rouge les bioulets au chiffre du maître.

Un jeune taureau ayant donc été lâché dans l’arène, Renaud marcha à lui
et, comme la bête s’élançait, il l’évita adroitement en pivotant sur
lui-même. Le taureau s’étant alors arrêté court, Renaud le saisit aux
cornes.

Par ses deux poings, serrés comme des nœuds d’acier, l’homme, attaché à
la bête, fut un moment traîné tout debout sur l’arène que ses semelles
fortes égratignaient, creusaient en rubans. On battit des mains. Le
taureau, tête basse, devint immobile. Renaud, les deux jambes écartées,
un peu infléchies, les deux pieds rivés en terre, portait tout le poids
de son effort à gauche. On voyait, sous la chemise du gardian, collée à
sa peau par la sueur, tous les nœuds de son torse et de ses bras. La
bête, de toute sa lourde force, tentait de se rejeter en sens contraire.
Renaud brusquement lui céda, et le taureau, perdant l’appui de la
résistance de l’homme, tomba sous un effort brusquement inverse. Voici
que, haletant, il gisait, collé à terre, sur le flanc, de tout son long.

L’homme, qui n’avait pas lâché prise, lui clouait la tête contre le sol.

--Bravo, le Roi! bravo, le Roi! criait la foule.

Dans un brasier, Bernard prenait le fer rouge, l’apportait à Renaud. Et
lui, alors, lâchant une corne, pesant du genou sur l’encolure,
saisissait le fer rouge de sa main droite, et l’appuyait sur l’épaule de
la bête. Les poils, la chair fumaient. Renaud se relevait bien vite et
le taureau, brusquement debout, se secouait tout entier, fouettait son
flanc de sa queue, mugissait de colère, creusait la terre du pied, puis,
au milieu des cris, enfilait la barrière ouverte à ce moment.... On le
voyait, un peu après, fuir au grand galop, bien loin, en plein désert.
Il regagnait la manade, qu’ils savent bien retrouver tout seuls,
fût-elle de l’autre côté du Rhône, souvent traversé à la nage.

Six taureaux tour à tour furent ainsi renversés par Renaud.

Ce jeu l’animait, il s’enivrait de sa force. Excité encore par
l’applaudissement d’un peuple, il palpitait de tout son être. Il suait à
grosses gouttes et, de temps en temps, du dos de sa main essuyait son
front.

Une bande de soleil coupait, sur un des bords, l’arène où le mur de la
haute église jetait toute sa grande ombre. Renaud y courait sans
chapeau, en bras de chemise, sa taïole rouge très serrée, secouant les
courtes mèches tortillées de ses cheveux drus, bien noirs.

Les filles applaudissaient, je vous jure, plus fort que les garçons, un
peu jaloux. L’œil de Zinzara, dont la charrette se trouvait dans la raie
de soleil, s’était avivé enfin.--Et Livette, toute rouge, se sentait
fière de son Roi.

Quand le sixième taureau _tombé_ fut sous lui, Renaud fit un signe à
Bernard. Bernard accourut, s’agenouilla à son côté et saisit, à sa
place, le taureau aux cornes. Un autre gardian vint aider Bernard à
maintenir la bête, et Renaud se leva.

Il traversa l’arène et, étant arrivé devant Livette, il l’appela. Tout
le monde comprit et applaudit.

Elle s’avança au bord de l’estrade et, légère, mit le pied sur la forte
traverse qui servait d’appui aux spectateurs du premier rang; et de là,
s’élançant avec confiance, elle tomba dans les bras de Renaud qui,
l’ayant saisie à la taille, la posa à terre comme il eût fait d’une
toute petite enfant. Il la prit par la main, et la conduisit vers le
taureau.

Si Renaud, à ce moment, eût regardé Zinzara, il eût surpris dans son
regard l’éclair qu’elle cachait de son mieux sous ses paupières
mi-fermées. Le sourire de ses lèvres moqueuses s’était effacé.

Mais Livette et Renaud, les beaux promis, étaient tout à la fête, rien
qu’à eux-mêmes, à ces fiançailles étranges où tout leur peuple
assistait, et telles que des princes ne pourraient se donner les
pareilles, car elles veulent du fiancé force et adresse rares. C’était
ici, vraiment, le triomphe d’un roi mâle.

--Bravo, le Roi! Bravo, la Reine!

En passant près du brasier, au milieu du cirque, il se baissa vivement,
saisit, de sa main libre,--sans s’arrêter et sans quitter la main de
Livette,--le fer rougi, qu’il lui présenta dès qu’ils furent arrivés
près du taureau. Elle le prit et, s’étant inclinée, marqua le taureau à
l’épaule; et quand, sous le fer qu’elle tenait de son petit bras ferme,
on vit fumer la chair, quand le taureau se mit à faire frissonner sa
peau, de colère,--l’enthousiasme du peuple éclata. Les chapeaux, les
mains, les écharpes s’agitaient:

--Bravo, le Roi! Bravo, la Reine!

Et Renaud, envié de tous, reconduisit la jolie fille à sa place, pendant
que le taureau, lâché, s’élançait hors du cirque à son tour et gagnait
la plaine. Non, Zinzara ne riait plus.

Maintenant allait avoir lieu le jeu des cocardes.

Les deux ou trois premières furent assez facilement enlevées, une même
au front d’Angel Pastor, le taureau espagnol,--par des jeunes gens des
Saintes, sans que Renaud songeât à s’en mêler.

Enfin, la Serpentine, une petite vache nerveuse, fut lâchée dans
l’arène. Tout le monde comprit tout de suite qu’elle était méchante, et
qu’elle allait se défendre.

Plusieurs s’essayèrent contre elle, mais, au moment où l’on étendait la
main vers la cocarde, la Serpentine se retournait d’un mouvement si
prompt, si souple pour une taure, si inattendu, qu’on lâchait pied. Ah!
la mâtine! Zinzara se prit à s’intéresser au jeu. Renaud descendit dans
le cirque.

--Le Roi! le Roi! vive le Roi! cria la foule.

Et Renaud fit des prodiges.

A trois reprises, il mit son pied sur le front baissé de la Serpentine,
et se fit lancer dans l’espace pour retomber sur ses jambes élastiques.
Et au moment où, pour la troisième fois, il retombait à terre, il se
retourna vif comme un éclair, courut droit à la vache, lui arracha la
cocarde,--tout en évitant le coup de corne qu’elle lui détacha,
furieuse,--et il s’éloignait tranquille... quand le souple animal revint
contre lui à la charge.

Renaud prit sa course, sans choisir sa direction, poursuivi de près par
la bête, et, quand il eut bondi au hasard sur la charrette la plus
voisine, il se trouva près de la bohémienne qu’il avait, d’un mouvement
nécessaire, saisie par la taille.

La taure déjà s’était retournée contre d’autres joûteurs, et très
heureusement, car la bohémienne, debout au bord de sa charrette, appuyée
à peine de la hanche contre le bordage, perdit l’équilibre et fit, de
force, le saut dans l’arène, avec Renaud.

Livette là-bas était pâle.

La vaquette revenait à fond de train du côté de Renaud et de Zinzara
qui, gênée dans les plis de ses oripeaux, se crut perdue.--Insolemment,
elle fit face au péril, trop fière pour fuir, du moins sans utilité.
Mais déjà Renaud avait passé devant elle pour la protéger, et, pris d’on
ne sait quelle folle idée,--bravade de dompteur, peut-être
d’amoureux,--au lieu d’entrer en lutte avec la taure, de l’empoigner aux
cornes ou aux jambes, il s’arrêta, et sans cesser de regarder la bête
bien en face, il mit rapidement un genou en terre, s’assit sur son
talon, croisa les bras et, le buste rejeté en arrière, il la défia.
Comme les «coureurs» expérimentés, il comptait sur la surprise de la
bête qui en effet s’arrêta court, pour juger avec méfiance; et la
bohémienne étant remontée, les lèvres serrées, à sa place, sur la
charrette, put voir encore son protecteur dans cette attitude de
singulière audace. Tout le monde, comme on pense, criait «Vive Renaud!»
On ne s’en fatiguait pas.

Quand il se releva, chargé par la Serpentine, il n’eut que le temps de
regagner son refuge auprès de la tzigane; et la bête en rage vint
attaquer, juste au-dessous de leurs pieds, le plancher de leur
charrette, d’un si furieux coup de sa tête fortement armée, qu’elle y
demeura un moment clouée par ses deux cornes, dont Renaud dut repousser
la pointe à grands coups du talon de sa grosse botte ferrée.

Cette fois la bohémienne avait souri, et, légèrement inclinée vers
l’oreille du gardian, elle chuchota deux paroles qui firent sourire à
son tour le beau dompteur.

Livette,--qui cependant était bien loin de là, à l’autre bout du cirque,
mais presque en face d’eux, et qui les voyait en pleine
lumière,--n’avait pas perdu un seul de leurs gestes, pas un seul de
leurs regards.

Ce que la jalousie ne voit pas, elle le devine, et cela n’est pas
surprenant, car ce qui n’est pas, elle le voit.



XX


Les châsses passeront vingt-quatre heures exposées dans l’église.

Le second jour elles remonteront dans leur chapelle au milieu du même
hurlement des misérables dont elles emporteront l’espérance.

C’est à ce moment du départ des châsses que le spectacle devient
terrifiant. Quoi! tout est fini! quoi! elles nous laissent dans nos maux
aigris par la déception! C’est fini! fini, pour un an! Et la puissance
qui guérit est là cependant, enfermée là, dans cette boîte, si près de
nous! parmi nous.... On se rue autour des châsses, on s’y cramponne. Des
ongles crispés se retournent, saignants, contre les ferrures des
angles!--Et l’inexorable treuil tourne là-haut, arrachant à la foule,
qui se tord au fond de ce puits, le cercueil étrange qui monte, monte,
au bout des cordes tendues.... Haussés sur la pointe des pieds, les
malheureux, se bousculant, se renversant, s’écrasant sans pitié les uns
les autres, tâchent d’avoir chacun le dernier contact,--le suprême,
celui qui peut-être, parce qu’il est le dernier, obtiendra la grâce
unique!... Le tout en vain.... Au bruit des litanies qui pleurent, le
seau fermé, mystérieux, remonte vers la chapelle haute, emportant l’eau
de salut où tant de lèvres fiévreuses voudraient boire. Et quand la
châsse disparaît là-haut, près de la voûte, derrière les volets
rabattus, alors de véritables râles s’entendent, furieux, dans cette
foule qui ne veut pas mourir à l’espérance.

C’est alors que le tumulte est effroyable; c’est alors que les égoïsmes
démuselés poussent, chacun pour son compte, le cri bestial qui doit
amener sur lui seul la pitié d’en haut; alors la plainte est sauvage, la
supplication est horrible, la prière est forcenée! Et c’est, dans cette
fosse profonde, dont les murs tressaillent, un hourvari de bêtes fauves
et puantes, affamées de leur Dieu comme d’un bien physique, comme d’une
pâture promise et vainement attendue! Et, cloué contre l’une des vastes
parois de l’église-forteresse, un grand Christ en croix, bras ouverts et
face au ciel, par-dessus toutes ces têtes grimaçantes, tous ces bras
levés et tordus, semble mêler aux lamentations féroces des brutes
humaines, sa longue plainte divine mais non moins inutile et bien plus
désespérée!

Et cependant, c’est presque toujours à la dernière minute, à la seconde
précise où les châsses disparaissent, que le miracle a lieu, et qu’un
paralytique marche, qu’une fillette aveugle voit. Elle pousse un cri:
«Miracle!»

Heureuse, celle-là! On l’entoure, on l’étouffe.

«--Y vois-tu?--J’ai vu!--Vois-tu encore?--Attendez... oui!--Quoi?--Un
lis de feu! un éclair! un ange!--Miracle! miracle!»

       *       *       *       *       *

Un homme, un Saintin, prend aussitôt l’enfant dans ses bras. Ah! il en a
vu, celui-là, des miracles! Aussi, comme il se dépêche d’enlever
l’enfant sur ses épaules, sur le pavois! Il la porte ainsi pour que tous
la voient bien, la miraculée! pour que personne n’oublie qu’aux Saintes,
il se fait vraiment des miracles, et pour qu’on revienne! Et la foule
suit en rendant grâce. On court au presbytère; on enregistre le miracle
devant plusieurs prêtres assemblés.

«--Tu as vu!--Oui, j’ai vu!»

Et la promenade reprend de plus belle.

Ah! le vieux forban, que ce Christophore!...--Comme il se hâte dans sa
course, son mensonge sur ses épaules!--C’est un pauvre habitant des
Saintes, à qui la présence de tant d’étrangers tous les ans rapporte
quelque chose, comme à tous les Saintins, et qui promène, joyeux, sa
réclame vivante!

Le lendemain, on retrouve l’enfant du miracle toute seule au pied du
calvaire, sur la plage, laissée là un instant par la femme ou l’enfant
qui la guide.

«--Eh bien, y vois-tu?--Non.--Et alors, le miracle?»

Oh! la pauvre enfant! De sa voix plaintive elle répond: «--Il est
reparti!--Mais tu as _vu_, hier?--Oui.--Si tu y voyais, pourquoi te
portait-on?--Oh! monsieur, je voyais seulement des fleurs, des lis de
feu; mais pour marcher, oh! non, je n’y voyais pas!... Et à présent
c’est tout noir. Je n’y vois plus, plus du tout;... oui, le miracle,--il
est reparti!»

Dès que les châsses sont remontées, on sort de l’église en procession,
pour aller bénir la mer, cette mer qui a porté les saintes jusqu’en
Camargue, et où, tous les jours, se risquent les braves pêcheurs.

Le curé marche en tête. Il tient dans sa main un reliquaire: c’est le
Bras d’argent, creux, où sont enfermées, visibles à travers une petite
vitre carrée, quelques reliques des saintes.

La foule en ordre, suit. On est cinq cents, on est deux mille, en rang.
Des milliers de pèlerins, juchés sur les dunes, regardent la procession
qui se déroule, en serpentant, le long de la plage sablonneuse où
dorment, tirés à terre, quelques bateaux plats.

Derrière M. le curé, six hommes portent sur leurs épaules une image
peinte et taillée, assez grande, en bois: les deux saintes dans la
barque. Pour se disputer l’honneur de remplacer les porteurs, on se
bouscule si souvent et en si grand nombre que la barque tangue et roule
sur les épaules des gens comme si elle voguait sur la mer par un grand
vent.

Sainte Sare, la sainte noire, arrive ensuite, portée par des bohémiens
aux cheveux sombres, aux faces fauves, aux yeux de jais très
luisants.... Les petits de ces hommes, pendant ce temps, se glissent à
travers la foule comme des rats, entre les jambes du monde, et volent
mouchoirs et bourses.

Et, à la suite des saintes, arrivent des jeunes filles, des jeunes
garçons, tenant des lis, des lis parfumés, apportés en gerbe, chaque
année, par des fidèles, pour cette procession.

D’autres tiennent des cierges dont les flammes jaunes ne paraissent plus
rien, sous la pleine lumière du soleil, mais les lis embaument.... C’est
la joie de Livette, ces lis.

M. le curé arrive au bord de la mer. Il étend le Bras d’argent. Alors la
mer, une seconde, recule... seulement un peu. Les pauvres femmes des
pêcheurs font vite un signe de croix....

Et tous ceux qui, debout sur les dunes, regardent la procession se
dérouler, voient, à mesure qu’elle avance, les porteurs qui sont en tête
grandir, grandir à chaque pas, de plus en plus, par un effet de mirage.

Et, sur les épaules de ceux qui les portent, les saintes avec eux
lentement grandissent, grandissent dans la lumière, montent vers le
ciel, démesurées comme une vision....

--Protégez-nous, grandes saintes! que la mer, cette année, soit bonne
aux Saintins!

... Pauvres gens, pauvres âmes! A l’an prochain.

... Chaque année, c’est la même chose. Tout cela reviendra toujours,
comme les saisons.

Le lendemain du jour où les châsses sont remontées, le gros des pèlerins
quitte le village.... Tous les campements sont levés presque à la même
heure.

Les carrioles de toutes sortes, les cabriolets, les dog-carts, les chars
à bancs, les jardinières, les casse-cou, les breaks des fermiers riches,
les charrettes des paysans, recouvertes de tentes posées sur des
cerceaux, emmènent sept ou huit mille, jusqu’à dix mille voyageurs de
tout âge, sains ou malades, et le long défilé s’éloigne en serpentant
sur la route plate, entre deux déserts. Çà et là, sur la gauche du
défilé, des cavaliers, beaucoup portant une fille en croupe, se
cherchent, s’attendent, se rejoignent, puis partent au galop pour
dépasser la caravane.

Et c’est encore un spectacle que ce départ, pour les Saintins qui, par
groupes bruyants, aux abords du village, font un dernier geste d’adieu
aux hôtes qu’ils ont exploités.

Ceux qui par force, ayant hébergé des amis, ont dû mettre à moins haut
prix leur hospitalité, répètent allègrement cette formule comique, moins
arabe à coup sûr que les chevaux du pays: _Les amis qui viennent nous
voir nous font toujours plaisir: Si ce n’est pas lorsqu’ils arrivent,
c’est quand ils partent!_

Le surlendemain du jour où la bohémienne avait souri au gardian, quand
défila à son rang, en queue de la caravane, la troupe des zingari, les
uns montés sur des rosses étiques, d’autres cahotés dans leurs
misérables charrettes,--quelques femmes, à pied pour mieux mendier,
portant sur leur échine leurs enfants roulés dans des toiles en
bandoulière,--on remarqua que la voiture de la reine n’y était pas.

Zinzara était restée aux Saintes.

Elle voulait se donner la joie de rebuter le gardian de qui elle avait
pour le soir même accepté un rendez-vous.

Voici ce qui s’était passé....

Pendant la ferrade, Renaud avait chuchoté à l’oreille de Zinzara:

--Ah! je te tiens, boumiane! et c’est dommage devant tout ce monde!

--J’ai, ma foi, _en ce moment_, la même pensée, avait-elle répondu, très
touchée du beau sang-froid qu’il venait de montrer pour la défendre.

--Eh bien, lui avait-il dit, j’irai te parler tout à l’heure. Les nuits
sont belles.

--Non, demain, fit-elle, demain, entends-tu, après le départ des
voitures.

Mais à la fin de la course, tout de suite, quand il vit venir à lui
Livette pâle, si pâle qu’elle semblait une morte, il fut pris d’un grand
remords.

«Elle m’a vu, se dit-il, et elle souffre par la jalousie.»

Et si grande lui vint la pitié pour la petite demoiselle, qu’il se
sentit capable de lui sacrifier une bonne fois, au moment où c’était
devenu le plus difficile, le désir fou qu’il avait de l’autre. Toute la
douce amitié qu’il avait dès le premier jour éprouvée pour Livette, si
différente de la passion, si bonne à ressentir, lui revint comme une
bouffée d’air salubre qui réveille d’un rêve méchant.

En plus, il était tout surpris et comme déconcerté de n’avoir pas, des
promesses formelles de la gitane, la joie qu’il en attendait lorsqu’il y
rêvait dans le désir!

       *       *       *       *       *

Livette quitta Renaud pour rejoindre son père. Elle ne devait rentrer au
château que le lendemain au soir, deux ou trois heures après le départ
des pèlerins, afin d’assister à la fête jusqu’au bout, et d’éviter la
grosse poussière et la lenteur forcée du défilé.

Et ce jour-là,--dans l’après-midi,--Renaud rencontra M. le curé.

--Bonjour, gardian. Qu’as-tu, mon garçon? Ton air est préoccupé.

--Oh! curé, fit Renaud, il est difficile parfois de bien faire!

Et comme il s’éloignait sur ce mot, le curé le retint en lui saisissant
le bras.

--Eh! curé, fit Renaud, vous avez encore la main solide!

--Prends garde, Renaud, dit lentement le prêtre, de devenir très
coupable. Je sais ce que je sais. Ta fiancée pleure. Elle est jalouse.
Déjà, sur ton compte, des bruits courent.... Et pour qui, bon Dieu! la
trahirais-tu, cette petite, si sage, qui, riche, se donne à toi, pauvre
et orphelin? C’est une famille que tu perdrais, pauvre toi! et tout
l’honneur de ta vie, et tout le repos de ton cœur, pour toujours! Le
diable est malin, tu as raison, et bien faire est difficile, mais ceux
que le diable inspire, quand on suit leur caprice du moment et sa propre
fantaisie vous mènent à des abîmes plus profonds que les «lorons» des
paluns. Tu marches en ce moment sur la «trantaïère»! Si elle crève,
adieu mon homme! Tu y passeras tout entier. Et toi, ce n’est rien! mais
de quel droit fais-tu courir à la petite le risque de ton malheur? Tu as
affaire à un esprit de malédiction, à une femme qui ne se connaît pas,
qui n’est soumise à rien, et qui ne craint pas le malheur des autres.
Elle le fera, rien que pour rire. Je l’ai regardée et je l’ai vue....
Les saintes m’ont appris bien des choses. Prends garde! La petite est
brave, il peut y avoir un jour, sur tes mains, du sang innocent, si tu
vas par la route que je te défends, car le diable est dans l’affaire, je
te dis, et tous les monstres t’attendent au détour du mauvais chemin.
L’infidélité des promis, comme celle des mariés, couve un œuf plein
d’affreuses bêtes qui éclot quelquefois. Si tu as un cœur, montre-le,
Renaud, et regagne, crois-moi, tes aigues et les bœufs, dans la solitude
de tes paluns où la fièvre maligne est moins à craindre que le mal que
tu gagnes ici!

Renaud, ce grand gaillard terrible, écoutait la bonne parole, tête
basse, le pauvre, comme un enfant grondé au catéchisme.

--Si tu es un homme, voyons, prends ta résolution «de suite» et m’en
donne ta parole de brave gardian.

--Touchez-moi la main, monsieur le curé. Ma parole, je vous la donne.
J’étais en train de mal faire. Un sortilège était sur moi.

Les deux hommes échangèrent une poignée de main.

Le curé s’éloigna soucieux. Il savait Renaud sincère, mais il
connaissait la force du désir des hommes, et leur ingéniosité à se
mentir.

Ainsi, le curé était informé?--Alors, courir avec la bohémienne,
c’était risquer la rupture avec Livette?

Renaud allait donc quitter le village, ou, si l’on veut, la ville, dans
la résolution ferme de renoncer à la gitane. Il la sacrifiait décidément
à Livette, à son franc désir d’avoir un foyer tranquille, une famille,
lui, le bouvier errant, l’orphelin, l’enfant perdu du désert. Le
bonheur, c’était cela: un toit sous lequel on se réfugie, qu’on voit de
bien loin fumer à l’horizon, en songeant: les petits, la femme sont là.

Il renonçait à la gitane, oui, mais cette résolution, il entendait bien
la lui porter lui-même. A l’idée de quitter les Saintes sans l’avoir
_revue_ pour lui dire qu’il ne la _verrait plus_, il se sentait pris
d’ennui, il lui semblait que, brusquement, il était enfermé dans un
espace étroit, où il restait sans air, sans horizon.... Mais il la
reverrait... il le fallait. Cela valait mieux. Ne fallait-il pas
l’apaiser d’abord? elle serait bien assez irritée ainsi. A quoi bon
l’exaspérer?... En vérité, s’il la revoyait, c’était (en réfléchissant
bien, il arrivait à cette pensée), c’était ma foi, surtout pour protéger
contre elle la pauvre Livette! Oui, oui, c’était pour cela qu’il allait
la revoir.... La revoir! A ce mot, qu’il se répétait en lui-même, un
bonheur d’être, d’aller devant soi, de respirer, rentrait en lui....

Pendant ce temps, Zinzara, de son côté, se jurait à elle-même qu’elle
allait bien rire lorsque le gardian la viendrait chercher tout à
l’heure!

Pourquoi alors avait-elle répondu oui à ses demandes amoureuses? Eh!
c’est qu’au moment où il les avait chuchotées près de son oreille, si
elle eût pu, sur-le-champ même, se laisser prendre par ce sauvage tout
pantelant de sa lutte avec les taures et les taureaux, oui, sans doute,
elle l’eût fait! Il lui avait donné envie, comme le chaud donne soif,
comme un soir d’été donne le désir du bain.--Et puis, elle avait été
bien aise de se dire que là-bas, à l’autre bout du cirque, souffrait
celle à qui il venait de faire un honneur de reine en lui tendant le fer
fumant, le fer rouge, pareil à un sceptre de magicien, de méchant roi
zingaro.

Mais, à présent, le mâle venait trop tard. L’envie avait passé, et le
suprême du plaisir allait être à présent pour elle, tout en donnant à
croire à Livette que Renaud avait eu joie d’elle, de refuser cette joie
promise au chrétien qu’elle détestait.

Et, seule, assise sur une pierre, à quelque distance de sa charrette,
elle attendait le gardian. Sa résolution de vengeance par le refus était
écrite sur ses lèvres serrées, dont le sourire s’emmaliça encore
lorsqu’elle vit venir vers elle le cavalier.

A quelques pas d’elle, il s’arrêta. Il sentit, en la regardant, un
sursaut brusque de tout son sang, une pression étrange et douce au creux
de l’estomac. Il reconnut le trouble d’amour; mais, faisant un effort,
et d’une voix qu’il sentait tremblante: «Je devais être libre ce soir;
je ne le suis pas. Le maître m’a commandé, et je dois être loin d’ici,
cette nuit. Il faut donc que je parte.... Adieu, boumiane!»

La zingara comprit, vitement, d’un trait, qu’il se dérobait, et
pourquoi!... Elle se leva, pareille au serpent qui, dressé sur la queue,
siffle la colère. Toute son âpre résolution tourna sur elle-même, plus
vite que du lait; et d’une voix sèche, brève, saccadée, singulière,
d’une voix autre que sa voix naturelle: «Je te veux, entends-tu, toi!
Rien ne te commandera, quand je te commande. Ce que je veux qu’on fasse,
on le fait. Vas-tu être lâche, dis, toi qui me plais parce que, sur ton
cheval, tu ressembles à un zingaro qui ne connaît ni maître ni Dieu?...
Allons, marche!...»

Ainsi, au fond, les mêmes motifs de haine passionnée, savoureuse pour
elle comme l’amour, qui tantôt la décidaient à ne pas suivre Renaud,--la
rejetaient vers lui. Et pour lui, amour ou haine, c’était d’une telle
femme, du moment qu’elle se donnait, tout à fait même chose; n’était-ce
pas toujours sa passion, son visage en éveil, ses yeux avivés, ses
lèvres en mouvement montrant des dents humides, où luisaient des
étincelles? C’était tout son corps de danseuse, flexible et expressif,
tendu vers ce qu’elle exigeait.

Une joie sauvage secoua Renaud des pieds à la nuque; et, du frisson de
son cavalier, comme au toucher d’une torpille, le cheval, sous lui,
éprouvant quelque chose, piétina un instant, entre les genoux qui
l’étreignaient d’une involontaire violence.

Que faire?... Ah! bonnes saintes! Les fiançailles, vous savez, depuis un
long temps le gardaient sage, loin des filles faciles qu’il courait
autrefois, et sa jeunesse parlait. Au taureau marin, il faut la taure
sauvage. Des lions qui ont aimé des gazelles, selon la légende arabe, en
sont morts. Les créatures vivantes, de par la loi de la nature,
cherchent les paroxysmes d’amour; tant qu’elles ne les ont pas, les
appellent; et les payent à l’occasion de leur sang et du sang des
autres. Qui leur donnera tort d’entrer parfois en délire, si l’on songe
que la vie veut vivre, et que ce désir-là commande à la mort elle-même?

--Allons, marche!

Elle donnait l’ordre d’amour, la reine!

Et, d’un bond, elle sauta en croupe.... Déjà elle avait enlacé de son
bras droit la taille du cavalier: «Marche donc!» dit-elle; puis plus
bas, d’une voix qui était un souffle parlant, tiède, soufflé sur la
nuque de l’homme, et qui le faisait frémir dans la racine de ses
cheveux: «Je te veux, entends-tu, toi? Je te veux, répétait-elle.
Marche! marche donc! qui marche arrive!»

Il était pris, lié. Le bras de la sorcière lui ceignait les reins. Il le
sentait contre lui, vivant, frémissant, plus fort que tout!

Renaud, stupéfait, chercha à se reconnaître,--à secouer le charme. Il
demeurait là, abêti, ne sachant encore ce qu’il pensait, ce qu’il
ferait, essayant de ressaisir ses idées de tout à l’heure, les idées du
bon curé, sa résolution, sa parole d’honneur, qu’il ne retrouvait plus,
qu’il ne parvenait pas à se répéter, dans sa tête, avec des paroles.
Tout cela était fondu, échappait à la prise de son effort de mémoire....
Quand l’intensité du désir amoureux commande, elle est légitime comme la
force... l’honnêteté n’est pas trahie, non: elle n’existe plus!

Ces quelques secondes d’attente donnèrent à Zinzara le sentiment exact
de ce qui se passait en lui. Elle n’était même plus, pour son orgueil,
assez désirée, puisqu’il avait pu balancer un peu!

Où allons-nous? dit-elle, en reprenant sa voix sèche et saccadée, un peu
sifflante. Où allons-nous? Tu dois savoir, quelque part, une cachette,
une cabane perdue au milieu de tes marais, un endroit sûr,--bien à
toi,--où tu en as mené d’autres... que m’importe! Je pense bien, pardi!
que tu ne m’as pas attendue pour _connaître_!--Où tu me conduiras,
j’irai. Il faut--songes-y--qu’on ne puisse me découvrir, car ma race
répugne à la tienne: la zingara qui se donne à un chrétien est, chez
nous, la seule méprisée,--et, si j’étais vue d’un des nôtres, il y
aurait du couteau dans l’air,--sois-en sûr--pour toi et pour moi!

Il hésitait encore, se souvenant qu’il avait des raisons d’hésiter, sans
parvenir à se rappeler lesquelles. Machinalement, il retenait son cheval
(c’était Blanchet!), qui se cabra.

... Et enfin, dans la débâcle de ses pensées, il ressaisit, au hasard,
un souvenir perdu, celui des cierges promis par Livette aux saintes
Maries.... Il aurait dû, cette nuit passée, ou ce matin, dans l’église,
les brûler dévotement. Hier encore sa fiancée lui avait rappelé ce vœu.
Livette sans doute les avait allumés pour lui, les cierges, mais ce
n’était pas la même chose! Quoi qu’il fît donc, il était au diable. La
rage le prit. Il se sentait glisser sur une pente, et ne pouvant rien
contre cela, il s’abandonna tout entier, précipita sa chute....

--Où nous irons, dit-il, je le sais. A la _Cabane du Conscrit_, dans la
gargate.

Il lui semblait qu’il était forcé de répondre, mais, contre cette
obligation, il n’avait plus aucune révolte, au contraire.

--Est-ce loin?

--Oui, de l’autre côté du Rhône, en Crau, près le mas d’Icard. Le
diable ne m’y retrouverait pas. Rampal seul pourrait y venir....

--Attends, dit-elle à ce mot, avec un éclair dans ses yeux de bête.

Et elle siffla.

Il se disait que quelqu’un des Saintes à coup sûr, en ce moment, devait
les voir, et que Livette apprendrait tout... qu’il vaudrait mieux
maintenant partir tout de suite.... Ou bien, qui sait, ce retard était
bon! Livette pouvait passer et tout serait changé. Il courrait à elle,
alors. On serait sauvé. Qui, sauvé? et de quoi? d’une chose vague et
terrible qui était devant lui.... Il n’aurait pas su dire.... Ce n’était
que l’abandon de sa volonté.

       *       *       *       *       *

Le fin sifflet, très vif, de la tzigane avait fait accourir un petit
zingaro de dix ans, un vrai chat sauvage.

Du haut du cheval, elle lui jeta sur un ton de commandement, bref,
rapide, quelques paroles en langue bohème. Il y a, dans la langue
bohème, de l’allemand, du cophte, de l’égyptien, du sanscrit. Renaud,
sans se douter du sens de ses paroles, écoutait parler la gitane.

Prise de haine amoureuse, la reine fauve disait à son nain:

--Tu connais le gardian Rampal? cherche-le.... Il est au village; je
l’ai vu tantôt.... Et va lui dire tout de suite ceci: il me trouvera
cette nuit, avec son ennemi que tu vois, à la _Cabane du Conscrit_,
qu’il connaît bien!... Et pour toi, avec la voiture, je te retrouverai
demain soir dans la ville d’Arles, près des vieux tombeaux.

Elle pensait à tout. Le chat sauvage disparut.

Qu’as-tu dit? demanda Renaud.

Elle se mit à rire d’un rire insolent.

Il sentit qu’il la détestait, qu’il aurait joie à la tenir vaincue,
tombée sous lui, tout en son pouvoir, comme une simple femme, la gitane
reine et sorcière.

Ils se désiraient dans la haine.

Elle riait, songeant que celui qu’elle tenait là, qu’elle enlaçait du
bras, comme une amoureuse, elle le menait à sa perte! Cette nuit même
(avant ou après la joie d’amour--qu’en savait-elle?)--il y aurait, entre
cet homme-ci et l’autre, une lutte de bêtes enragées qu’elle voulait
voir, un sabbat d’amour à réjouir les morts; et elle riait.

--Les reines, dit-elle, ne peuvent, sans laisser des ordres secrets,
quitter leur royaume. Allons, ma bête!

Était-ce à l’homme qu’elle parlait, ou au cheval?--à l’homme, sans
doute, en qui elle éveillait en effet une bête semblable à elle.

Elle pressa sa taille... et de nouveau:

--Va, va! souffla-t-elle.

Et lui, dans les cheveux ras de sa nuque, sentit le souffle de la stryge
courir, et un frisson chaud descendre à ses pieds qui, nerveusement,
touchèrent les flancs de sa bête. Renaud tremblait. Toute sa passion
l’avait ressaisi. Il sembla qu’un ouragan entrait dans l’homme et dans
le cheval. Ils s’enlevèrent.

Renaud croyait tenir une proie, mais il était la proie lui-même, et il
emportait la sorcière enroulée à lui,--comme parfois le milan des
marécages, la couleuvre dont il se croit maître, mais qui, dans ses
nœuds, l’étranglera.



XXI


Ils galopaient. A chaque temps de galop, Renaud se sentait, par le bras
de la fille, doucement pressé. Ils galopaient, Zinzara et Renaud, sur le
cheval de Livette!

A quoi songeait-il, le gardian?

Fille ou femme? Il s’obstinait malgré lui, par orgueil d’homme, à
vouloir qu’elle fût fille, bien que cela ne lui parût guère probable.
Elles sont mûres si vite, ces femelles de païens!

Un souffle d’air passa. Il leur vint aux narines une senteur mâle de
fleurs de tamaris. Il ralentit la marche de son cheval.

--Va, va! dit-elle, presse-toi! Plus tard nous causerons... chez nous,
Romi, à l’abri des yeux.

Le cheval, de nouveau, s’élança.

Renaud sentait des fiertés, un orgueil confus et puissant d’être là, de
fouler la plaine avec quatre pieds, de ne pas connaître d’obstacles,
d’avoir à lui, tout près, cette femme,--et, là-bas, une autre!

L’une, pour lui, courait des périls, trahissait sa race. Et l’autre, si
elle venait à l’apprendre, en pourrait mourir! Et, bien qu’il l’aimât,
cette pensée lui donnait un mouvement, vite réprimé, de joie cruelle....
Heureusement, du reste, elle ne saurait rien.... Et il se grisait de
vitesse et d’orgueil, homme et bête, follement lâché.

Magnifique était le ciel, piqueté de plus d’étoiles que les dunes n’ont
de grains de sable et le désert de fleurs tremblotantes, accrochées aux
ramilles des saladelles. La voie lactée était blanche comme le sel des
camelles vu à travers le brouillard du matin. On eût dit qu’un grand
voile de mariée traînait, déchiré, sur toute la plaine en rumeur
d’amour.

D’innombrables petits colimaçons blancs surmontaient, comme des
fleurettes, les tiges des frames, des enganes, et s’y balançaient.

Une brise très lente passait, soulevait, tout contre le bord des marais,
un pli de vague, mince, faible, et cela faisait juste le bruit d’un
baiser furtif, entre les roseaux qui étaient en fleurs.... Parfois une
alouette, un flamant, endormi dans les sansouïres ou au bord de l’eau,
parlait, en s’éveillant un tout petit peu, et c’était un gazouillis
menu, de quoi faire entendre à sa femelle ou à son mâle qu’on est là,
pas loin.

Juin n’est pas plus chaud. Des odeurs de rosiers, très lentes, très
diffuses, venues de jardins lointains, passaient parfois en bouffées....
Là-bas, dans le parc du Château d’Avignon, l’arbre de Syrie jetait des
poussières....

Renaud, après avoir longé la mer, remontait droit sur le nord-est, au
delà de l’étang de la Dame.

Il allait au Grand-Pâtis. Les gens du Sambuc avaient des barques qu’il
connaissait.

Ils passèrent, à un moment, près d’une manade. Des taureaux, à peine
entrevus, de l’eau jusqu’aux jarrets, paissaient les roseaux en fleurs.
Des cavales blanches s’enfuirent à leur approche, suivies fidèlement des
étalons attentifs à ne pas les perdre. La sève de mai grésillait
sourdement dans les frames et les enganes rigides, dans les sambucs et
les tamaris. L’eau elle-même exhalait un arome salé plus vigoureux et
plus chargé de désirs. Les lambrusques appelaient le mâle, qui leur
arrivait dans l’haleine lourde du désert en sève....

De nouveau, Renaud s’arrêta, pris d’un vertige lent et très doux.

Le grand courant de l’air amoureux, qui les baignait de toutes parts,
finalement le commandait.

--Descends, dit-il, descends vite! Le repos ici sera bon.

Mais elle, froidement, songea à l’ordre qu’elle avait donné.

--Où nous allons, dit-elle, il faut aller. Je ne descendrai que là. Il
faut, dis-tu, passer le Rhône? Presse-toi donc!... Au galop! la gitane
aime le cheval.

Elle ne voulait caresse de lui qu’au lieu désigné. Elle ne le subirait
voluptueusement que mis par elle en péril de mort ou de douleur. Tout
autre baiser serait triomphe pour lui, et c’est pour elle seule qu’elle
se donnait. Elle voulait, au jeu des caresses, savoir que l’humidité de
sa lèvre était du poison, que sa morsure amènerait une agonie ou une
rage.

Fermement assise sur la croupe, tenant toujours du bras le gardian--sa
proie--bien enlacé, ses jambes nues mollement pendantes dans les plis de
sa jupe que soulevait le vent de la course, très fièrement cambrée, elle
se laissait aller, souple, au bercement du galop; et sa face blafarde,
sous la lueur du ciel nocturne, tout contre la nuque de
l’homme,--qu’elle emmenait, en se faisant emporter par lui,--était
souriante....

       *       *       *       *       *

Lorsque Hérodiade eut obtenu la tête de Jean, elle la prit par les
cheveux, dans le plat d’or où elle reposait droite, le cou encerclé de
sang, la souleva à la hauteur de son visage, et, après en avoir examiné,
curieuse, les paupières closes aux longs cils, toute la pâleur diaphane,
appuyant tout à coup sa bouche sur la bouche, elle chercha, de sa langue
dardée, à pénétrer sous les lèvres jusqu’au froid des dents trop
serrées, trouvant à ce baiser, infligé à l’ennemi mort, volupté plus
savoureuse qu’aux caresses de l’inceste--qu’il lui avait reprochées.

De ses méfiances contre Zinzara, que restait-il à Renaud, pendant
qu’elle souriait dans la nuit et que le souffle de ses lèvres courait
sur la nuque du gardian? Il ne réfléchissait plus; il allait. Il
retardait volontiers, puisqu’il y était forcé, l’heure appelée. Il ne
songeait pas à la violence.... C’était sûr.... Il pouvait attendre.
Pourtant, au milieu de ces déserts, tout chauds encore du jour,
rafraîchis par la nuit, l’amour était commandé, mais il en trouvait
l’attente meilleure que tout ce qu’il connaissait.... Et puis, elle
pouvait lui échapper encore. Il ne fallait pas l’effaroucher. Là-bas, au
gîte, il la garderait quelque temps. Et il allait, respirant ce désert
salé, qui était à lui,--battant, des quatre pieds sans fer de son
étalon, les sables et les eaux, qui étaient siens,--gagnant l’horizon,
qui allait lui appartenir.

Une fois pourtant, au beau milieu d’un marais, son cheval ayant de l’eau
par-dessus les jarrets, il l’arrêta encore.

--Qu’y a-t-il? dit-elle.

Renaud tourna la tête, et, se renversant en arrière, l’appela d’un bruit
de lèvres.

--C’est quand je veux! dit Zinzara d’une voix riante.

Et sur ce mot, Blanchet bondissant, enlevé des quatre pieds, fit éclater
autour d’eux dans l’eau un rejaillissement qui retomba sur leurs têtes,
en lourde pluie.

Et, invisible pour Renaud, la gitane, derrière lui, souriait tout contre
sa nuque, en repiquant dans ses cheveux la longue épingle dorée qu’elle
venait d’enfoncer dans la croupe de la bête!

Tout à coup, devant eux, partit un cri de «Qui vive?» si inattendu, dans
la solitude, que, de nouveau, Blanchet fit un bond.

--Qui vive? répéta la voix.

--Le Roi! répondit gaiement Renaud.

--Ah! c’est toi, Renaud? fut-il répondu.

C’étaient les douaniers; mais, pour qu’on ne connût point la gitane,
Renaud, vite, passa au large.

Ils étaient près de la saline de Badon. Les tas de sels rectangulaires
(les camelles) semblaient autant de maisons longues et basses, avec leur
toiture aiguë. Dans sa blancheur de linceul, la saline avait l’air d’une
petite ville géométrique endormie sous des neiges mortes. Ils arrivèrent
au bord du grand Rhône.

Zinzara avait glissé à terre avant que Renaud eût arrêté son cheval.

Il descendit à son tour, donna la bride à la bohémienne. Elle tint
Blanchet, qui buvait au fleuve.

--Un peu d’avoine à présent! dit Renaud.

Il prit un petit sac, posé et lié en travers de l’arçon, d’une fonte à
l’autre, et à la demande de Zinzara il le vida dans sa robe tendue à
deux mains.

Pauvre, pauvre Blanchet! il n’y avait plus là qu’une poignée de grain.

--Attends-moi, je vais querir le bateau.

Renaud disparut dans la nuit claire, derrière les aubes, les saules et
les roseaux du bord, noyés d’une brume, pâles et comme flottants dans la
nuit.

Zinzara n’entendait plus que le bruit de l’eau et le crenillement tendre
de l’avoine sous les dents de Blanchet, qui, de sa longue lèvre, happait
le grain au creux de la robe tendue.... Oh! si Livette avait pu voir
cela!

--Me voici, viens! dit la voix de Renaud.

Il abordait, élevant les deux avirons.... Elle avança.

--Tiens ferme la bride.... Le cheval nous suivra.

Elle mit un pied dans la barque, se tint debout à l’arrière.... Blanchet
suivit, dans le sillage.

Renaud connaissait le courant à cet endroit. Il le traversait en
diagonale et il aborda de l’autre côté, plus de cent mètres plus bas.

Il attacha la barque au tronc d’un aube, visita les nœuds des sangles,
et repartit.

Il fallait remonter, pour trouver, beaucoup plus haut, un passage sur
le canal qui va d’Arles à Port-de-Bouc. Le canal passé:

--Nous approchons, dit-il.

Ils avaient marché près de cinq heures.

La joie lui venait d’être proche du but. L’impatience du dernier quart
d’heure le prenait. Il avait la vision de la chose attendue. Il dit:

--C’est dans la gargate. Et il expliqua: Dans la gargate, on entre comme
dans de l’eau épaisse. C’est de la boue. La cabane où nous serons est au
milieu d’une de ces boues. Ah! là, crois-moi, gitane, nous serons bien
gardés. Un homme y a vécu longtemps, autrefois; un conscrit qui voulait
échapper au sort, et, plus tard, un forçat évadé, un homme du pays, qui
savait. Personne, là, ne put le dénicher.... D’autres connaissent
l’endroit, mais ne dis rien, j’ai mes ruses. Crois-moi, gitane, nous
serons bien gardés, par la mort--cachée dans l’eau autour de nous!

       *       *       *       *       *

Ils étaient arrivés.

Renaud attacha son cheval à un saule, et ayant pris Zinzara par la main:
«Suis-moi,» dit-il. La lune se levait. Du bout d’un bâton, il lui
montra, à fleur d’eau, les têtes des pieux, tout noirs parmi les tiges
d’ajoncs, de roseaux, et les feuilles larges étalées des nénufars.

--Mets ton pied, dit-il, toujours à gauche des pieux, ils indiquent le
bord droit du sentier solide qui est sous l’eau.

Renaud s’était déchaussé. Elle, soulevant ses jupes, marchait jambes
nues. Il lui tenait la main. Ils allèrent ainsi quelque temps. Elle
était curieuse de cet endroit. Il lui plaisait.

L’eau remuait un peu çà et là. Elle s’arrêta la regardant.

--Les tortues, dit-il. Et il ajouta:--Voici la cabane.

La cabane était là, au milieu du marécage, établie sur pilotis, comme le
sentier qui y conduisait. Des roseaux, quelques tamaris, l’enserraient,
la rendaient invisible, presque de toutes parts. Sur le toit gris
cendré, fait de siagnes, et en forme de meule, luisait, aux rayons de la
lune, la petite croix inclinée en arrière, comme renversée par le vent.

La cabane tournait le dos au mistral. Ils entrèrent. Une allumette
brilla. Renaud tira de son bissac une chandelle. La clarté dansa sur les
murs.

Les murs bas étaient en «tape», saisis dans une lourde charpente. Le sol
était recouvert d’un lit de roseaux. Une toile de protection contre les
mouïssales retombait devant la porte. Une table fixe attenait au mur de
droite, à la tête du lit; c’était une pierre plate portée sur quatre
madriers trapus fichés en terre.

Renaud, sur la pierre, colla sa chandelle. La tzigane, assise déjà sur
ce lit sauvage, le regardait faire, d’un air farouche. Voilà qu’elle se
trouvait un peu trop chez lui, trop en son pouvoir.

La cabane était pareille à toutes celles du pays. Les fleurs des roseaux
pendaient du plafond en panaches d’argent flexible.

Les grosses traverses du plafond étaient reliées entre elles par des
chevilles dont le gros bout faisait saillie, et auxquelles étaient
encore appendus quelques menues ficelles, des lambeaux de hardes hors
d’usage. Il y avait un foyer dans un coin, fait de grosses pierres
rapprochées, et, au-dessus du foyer, dans le toit, un trou pour la
fumée.

A l’une des chevilles Renaud suspendit son bissac.

--Maintenant, attends-moi, dit-il avec un gros rire, je vais m’occuper
de mon cheval.

Elle fut étonnée, mais, l’ayant regardé... elle ne songea plus qu’à
Rampal!

Il sortit, rejoignit Blanchet, lui ôta la selle qu’il posa à terre et,
le montant à cru, il le conduisit au galop à quelque distance de là,
dans un pâtis où il le laissa, après l’avoir entravé.

Un quart d’heure après, Renaud, sa selle sur les épaules, regagnait la
cabane où l’attendait Zinzara. Mais, à mesure qu’il avançait sur le
sentier solide, ruban noir, perdu sous une mince nappe d’eau, il
déplaçait les pieux qui marquaient l’un des bords du passage, et de
droite les portait à gauche,--en sorte que si ce gueux de Rampal, le
seul qui pût songer à le poursuivre dans cette cachette, voulait y
venir, pour sûr il n’irait pas loin, et devrait demeurer là, enlisé au
moins jusqu’au cou.

Quand il eut déplacé les vingt premiers piquets, les seuls qui, de la
berge, pouvaient être visibles, Renaud se redressa et marcha vivement
vers la cabane. Son cœur à ce moment était sombre, et plus vaseux, plus
plein de bêtes obscures que l’eau du marais qui,--luisant sous la
lune,--était noir en dessous.



XXII


Dans la cage étroite, dont la toiture de siagnes, avec son arête de
tuiles roses, luisait au milieu des paluns, sous la lune, les deux bêtes
de même espèce, Zinzara et Renaud, étaient enfermées ensemble.

--J’ai faim, dit-elle d’un ton hostile.

Du bissac, il tira une boîte de fer-blanc, dont il souleva le couvercle
à poignée; il avait là du «vivre»; il coupa le pain, déboucha la
bouteille.

Elle mangeait, silencieuse, l’air toujours farouche. Il la servait,
mordant aussi dans le pain très sec; accolant la bouteille plate et
bombée, pleine d’un fort vin de lambrusque.

Quand ils eurent mangé, il lui tendit une gourde, petite; de
l’eau-de-vie. Elle en but, joyeusement, et bientôt ses yeux
étincelèrent. Il la regardait, prêt à l’étreindre. Elle lui répondait
d’un regard si moqueur, si obscur, qu’il hésitait, attendant il ne
savait quoi, las d’ailleurs, et sentant se brouiller en lui ses idées.

Il la vit alors prendre son tambour de basque, qu’elle portait attaché,
sous sa cotte, par une cordelette à sa ceinture; elle se mit à en jouer.
Elle était assise. Elle frappait des coups réguliers, monotones, sur la
peau vibrante, et, à chaque coup, les amulettes, qui pendaient autour du
tambourin, s’entre-choquaient.

Puis, lentement, elle se mit à chanter des mots bizarres en continuant à
frapper le tambourin. Et cela, à la longue, charmait le gardian qui la
regardait, immobile, fasciné comme un lézard qui écoute la cigale,
l’été, au soleil.

Cela dura une heure. Il la regardait ravi, fier, ne songeant plus à
rien, à rien d’autre, et il sentait dans sa poitrine, à chaque coup du
tambourin, son cœur sauter et vibrer.

Mais on eût dit qu’elle s’entourait d’un cercle qu’il ne pouvait
dépasser.--Il attendait que ce cercle fût rompu. Il était là comme un de
ces grands chiens de taureaux, si hardis contre les coups de corne, et
qui, docilement assis, regardent le repas du maître, puis, attendent une
miette, esclaves du roi, de leur Dieu qui est l’homme.

Elle lui faisait maintenant l’effet d’une vraie reine, d’une reine des
contes de fée, avec ses attitudes étudiées qu’accompagnait cette musique
monotone, scandée par le bruit des sequins qui frémissaient autour de sa
couronne de cuivre, sur son front fauve et sur le noir mat de ses
cheveux.

Tout à coup elle posa son tambourin à terre. Il fit vers elle un
mouvement. Elle le retint d’un regard dur, et, arrachant le foulard qui
couvrait ses épaules, elle apparut en corsage bariolé, riche; et il vit
sur sa poitrine des colliers de pièces d’or,--sa fortune d’Orientale.

--Attends mon heure, dit-elle. Laisse-moi en paix un moment.

Elle couvrit sa tête de l’ample foulard qu’elle avait retiré, et demeura
cachée sous ce voile un instant. Renaud entendait un murmure, des mots
barbares, _mormô_, _gorgô_, des mots de sorcière, sans doute....

Quand elle rejeta son voile, elle riait.

Quelle vision avait-elle évoquée, la magicienne? Qu’avait-elle appris,
la voyante?

--Ce sera mieux que je n’espérais!... dit-elle. A présent, regarde!

Elle se leva, et au seul bruit des médailles de son diadème et des
pièces d’or de son collier qu’agitait sa danse lente, dansée sur place,
elle ôtait, un à un, tous ses vêtements.

Aux lueurs vacillantes de la chandelle, dont parfois un souffle du
dehors inclinait la flamme, Renaud regardait cette apparition connue lui
réapparaître.

La Zinzara ondulait, dégrafait l’une après l’autre sa veste, ses
jupes,--les ôtait avec des flexions, des grâces, des bras recourbés
au-dessus de sa tête ou abaissés jusqu’à ses chevilles.... Et maintenant
on eût dit une statue de bronze, luisante, dans cette demi-obscurité.
Renaud la connaissait bien, cette forme, pour l’avoir vue un jour au
grand soleil, et si souvent, depuis, revue en pensée....

Sur les seins bombés, tintait le collier; aux chevilles plusieurs grands
anneaux; sur le front, la couronne d’où pendaient des médailles.

Elle se tordait, souple, avec des miroitements sur sa peau brune.

--Tu vois, Zinzara se donne, lui dit-elle, on ne la prend pas, romi. La
fille sauvage n’est qu’à elle. Et maintenant encore, je pourrais, s’il
me plaisait, te clouer où te voilà, pour toujours!

Elle jeta à terre, sur ses hardes, un stylet serpentin, qui tout à coup
avait lui dans sa main.

Viens! dit-elle.

       *       *       *       *       *

... Ils étaient étendus, côte à côte, au fond de cette tanière, sur les
roseaux qui craquaient.

En ce moment, il la regardait au fond des yeux, et il voyait, tout au
fond, les choses vagues dont il avait été, plusieurs fois déjà,
épouvanté en son cœur. L’arrière-pensée de la gitane, obscure à
elle-même, s’agitait dans le dessous de son regard, et, sans se laisser
deviner, se laissait sentir.

Son sourire, qui, à l’ordinaire, n’était visible que dans un coin de sa
bouche, s’était répandu, plus insaisissable, sur tout son visage. Une
moquerie triomphante y rayonnait, l’embellissant encore. Plus
mystérieuse elle apparaissait et plus elle était désirable. Si Renaud
eût connu les bêtes de pierre sculptées qui dorment au désert d’Égypte,
il en eût retrouvé l’expression, que nul mot n’explique, sur ce visage
bien vivant qui le regardait, l’appelait.

Et voilà qu’une haine, déjà éprouvée pour ce regard, pour ce visage, lui
revint impérieuse, rapide; l’envie irrésistible de prendre au cou cette
femme et de serrer, avec ses mains dures, solides.

Cela encore était de l’amour, car autrement l’idée de se séparer
brusquement de la sorcière, de la fuir, cette idée-là lui serait venue,
au moins une fois, et elle ne lui vint pas. Il sentait bien au contraire
qu’il ne la possèderait vraiment qu’avec des violences pareilles. Est-ce
que pour les aigues, les morsures ne sont pas des caresses?--Elle vit,
dans son regard, passer cette fureur, et se mit à rire.

De nouveau elle reconnaissait distinctement, avec joie, la bête
semblable à elle qu’elle éveillait en lui. Et elle l’éveillait pour se
prouver sa puissance à la dompter, d’un regard.

--Oh! tu peux! dit-elle, souriante.

Il eut, à ce mot, une conscience rapide de ce qu’elle était dans sa
destinée: le mal définitif, la perte du bonheur vrai, de tout repos,
l’amour faux,--le plus fort.

Leurs haines amoureuses se croisaient dans leurs regards comme des lames
de couteau.

Il la saisit au cou, il fut tout près de serrer réellement; il crut
qu’il l’étoufferait.--«Va, va!» dit-elle, d’une voix soupirée: mais,
brusquement, ayant senti la pesée de la main qui, tout de bon, la
serrait à la gorge, elle eut un sursaut vers lui et, avec un rire
étranglé, heurtant sa bouche à celle du gardian, elle le mordit aux
lèvres.... Ils entendirent sonner leurs dents.... Il poussa un cri
aussitôt étouffé, fondu, car, à peine s’étaient-elles touchées, les deux
bouches, irritées, s’étaient amollies....

Elle le regarda longtemps, cherchant toujours ses yeux. Elle les vit,
plus d’une fois, se troubler, se voiler, mourir, et, alors, heureuse de
sentir tout faible, par elle, ce taureau, elle riait en silence, mais
jamais aucun trouble n’éteignait son regard à elle.... Tout à coup, lui,
enfin calmé, à un soupir plus profond qu’elle fit, regarda, attentif, la
créature sauvage enfin vaincue sous lui. Une pâleur de l’autre monde
était répandue sous le brun de sa face aux traits distendus. Elle ne
souriait plus. Le pli qui soulevait à l’ordinaire un coin de ses lèvres
et leur donnait un air de moquerie, s’était effacé. Les deux coins de la
bouche au contraire tombant un peu, semblaient exprimer la tristesse. On
eût dit, en vérité, un autre être. Il n’y avait plus trace d’expression
vivante sur son visage. Elle ne s’appartenait plus. Un tournoiement de
vertige avait emporté, en arrière, sa pensée perdue. Elle n’était plus
qu’une noyée à la dérive. Quelque chose d’éternel comme la mort avait
été plus fort qu’elle.

Comme du fond d’un de ces rêves qui, en une seconde, ont ouvert
l’infini, elle revint à elle avec étonnement.

La charmeuse de serpents eut le sentiment d’une défaite assez nouvelle
pour elle, elle éprouva une honte bizarre, le regret orgueilleux de
s’être oubliée, comme jamais.... Et puis, allait-il, sans même s’être
douté du piège qu’elle lui avait tendu, emporter tranquillement la joie
d’amour qui avait été l’appât du piège? Elle se serait, alors, trahie
elle-même!... Elle serait donc la vaincue de son amant détesté! de ce
fiancé de Livette!....--La seule pensée lui en fut intolérable.... Et,
rageuse, humiliée, étendant un bras, elle chercha, sans rien dire, de sa
main tâtonnante, dans les replis de ses hardes entassées tout proche, le
stylet qu’elle y avait tout à l’heure insolemment jeté.

Renaud ne comprit qu’une chose: la bête redevenait maligne! Et,
saisissant les deux poignets de la sorcière, clouant au sol ses deux
bras en croix, à son tour il se mit à rire.

Sa rage folle s’agitait en elle. Elle se tordit; tâcha de mordre, et ne
put pas. Elle se sentait déchue, livrée décidément à plus fort qu’elle.
Sans la comprendre, il la sentait dangereuse et la maîtrisait. Il la
tenait donc, le chrétien! C’était trop. Elle sentit des larmes, prêtes à
jaillir, lui crever les deux yeux, mais elle se résista. Un peu d’écume
parut au coin de ses lèvres....

--Chien! dit-elle.

Et lui, alors, dont elle voyait la face au-dessus de la sienne, se
courbant, vite relevé, effleura ses lèvres.... Et il eut l’impression
que la main, crispée sur le stylet, s’était détendue....

A ce moment, au dehors, une plainte de loin arriva, déchira l’air
au-dessus de la cabane, et trop brusquement se perdit, avant de se faire
lointaine, comme si l’oiseau qui jetait dans l’espace cet appel de
détresse se fût posé tout proche dans les roseaux, en se taisant
aussitôt.

Le visage de Renaud quitta celui de la gitane.

--Qu’est cela? dit-il. Et elle, immobile:--Un courlis qui passe!--Le
courlis passe l’hiver.

Renaud, debout, était pâle.

--Roi, disait-elle, aimes-tu ta reine? Regarde-la donc!

Et couchée sur le dos, elle se mit, en riant, à faire ondoyer et
miroiter son corps de couleuvre, au son rythmé de son tambour de basque,
qu’elle élevait au-dessus de sa tête....

Les éclats de rire, dont elle scandait sa musique barbare, découvraient
jusqu’au fond toute sa mâchoire blanche.

--Reviens là, dit-elle. As-tu peur?

Il eut honte et regagna, sur le lit de paille, sa place de molosse
dompté, amoureux d’une louve.

Le jeune homme, en cette seule nuit, éprouva toute sa jeunesse, goûta
plus de vie, épuisa plus de rêves que bien des rois véritables.

La joie d’amour n’est pas meilleure aux princes qu’au charbonnier.

       *       *       *       *       *

Le jour se fit. Des bandes violettes qui étaient sur l’horizon, se
firent roses, jaunes.... Une fraîcheur de réveil courut comme un frisson
sur tout le désert de sable et d’eau, entra dans la cabane, éteignit un
reste de lumière sur la table de pierre.

Un coq lointain appela l’aurore.

Renaud voulut sortir alors, pour aller voir son cheval. Et puis, le
bissac était vide.

--Au mas d’Icard, dit-il, je trouverai ce qu’il faut.

--Et crois-tu, lui dit-elle, que je veuille ici passer tout le jour
comme une oie captive?...

--Est-ce donc fini, dit-il? et vas-tu partir ainsi?

--Revenir peut être une joie, dit-elle, demeurer n’est jamais qu’ennui.

Elle fredonna en langue bohême:

    _Dieu n’a pas bridé ta cavale, Romichâl!_

--Allons, si tu veux, reprit-elle, courir ensemble jusqu’au soir.... Ma
maison à moi a des ailes.

--Soit, dit Renaud. Repasse donc la première sur la terre ferme. Nous
irons ensemble prendre mon cheval. Le jour sera beau.

--... Et bon! sois-en bien sûr! dit-elle de sa voix saccadée, sa voix
qui semblait _d’une autre_.

Il l’accompagna, pour lui indiquer la route sûre, jusqu’au premier des
piquets qu’il avait déplacés, et quand il la vit, soixante pas plus
loin, toucher le bord du marais, il se baissa et commença, en allant
vers la terre ferme, de remettre un à un les piquets en place.

Quand il arriva au dernier, il se releva dans un sursaut, tout debout,
les yeux hagards.

       *       *       *       *       *

La tête de Livette, renversée, la face vers le ciel, les yeux clos, la
bouche ouverte, des herbes emmêlées sur ses cheveux défaits, semblait
dormir, dans un mauvais rêve, au milieu des nénufars. Il voyait aussi
hors de l’eau les deux petites mains crispées, accrochées à des
roseaux.

Un moment changé en statue, Renaud se réveilla et, courbé sur Livette,
il la prit, à plein bras, sous les aisselles. Tout le pauvre corps,
enfoncé dans le limon visqueux et noir, en sortit, lentement arraché,
comme la tige molle d’un lis d’eau.

Quand il eut entre ses bras ce pauvre corps tout flexible, glacé, mort
peut-être, la pauvre fillette aimée, dont les jupes entortillées dans un
réseau d’herbes longues, serraient les jambes ballantes, Renaud tout à
coup poussa un hurlement de bête enragée, et, courant aussi vite qu’il
le pouvait, il alla comme un fou au mas le plus proche.



XXIII


Les seuls aimés sont ceux qu’on pardonne; les seuls aimants sont ceux
qui pardonnent. L’amour à son apogée n’est que la puissance d’inspirer
des pardons et d’en répandre; et les lois sociales, qui sont de la
justice mécanique, paraissent l’avoir compris, puisqu’elles récusent
tout ceux qui, à un degré quelconque, doivent, semble-t-il, aimer le
coupable.

La sympathie n’est qu’une abdication,--en faveur des êtres aimés,--de
cette sévérité implacable dont on use peu contre soi et qui suppose,
d’ailleurs, chez les justiciers, une sûreté de sagesse qui n’est pas
humaine ou une confiance en soi qui l’est trop.

Livette, malade, couchée dans le meilleur lit du mas d’Icard, avait déjà
pour Renaud, en son cœur tout plein de sa peine, un sentiment
d’indulgence adorable qui faisait sourire de joie, dans le ciel mystique
de la chapelle haute, les saintes filles qui ensevelirent le Crucifié.
Elle croyait bien mourir de son fiancé, et elle le plaignait.... Le
pardon, tôt ou tard, rachète qui le reçoit et console qui l’accorde.
Dans la pitié est caché l’avenir divin des hommes.

Renaud, lui, ignorait encore l’indulgence de Livette. Il ne pouvait la
mériter du reste qu’après s’en être considéré comme à jamais indigne.

Pour l’heure, il n’avait même pas fini de descendre dans l’enfer des
pensées mauvaises.

Quand il avait trouvé Livette à demi noyée dans la gargate, son premier
mouvement, tout d’amour vrai et de pitié pour elle, dans l’oubli réel,
entier, de lui-même,--n’avait guère duré que le temps d’un éclair, mais
enfin il avait existé. Renaud avait d’abord et tout simplement souffert
en elle.

Son second mouvement, presque immédiat, bon encore quoique déjà égoïste,
avait été un retour sur lui-même par la crainte des responsabilités
morales. N’avait-il pas déplacé, de sa main, les pieux du sentier, dans
la pensée, condamnable d’ailleurs, que Rampal se prendrait à ce moyen
perfide de défense?... Oui, presque tout de suite après avoir jeté son
cri de douleur, il avait eu une épouvante, à l’idée seule du remords,
dès qu’il avait senti, en prenant Livette entre ses bras, qu’elle était
comme morte.

Quand il l’eut confiée aux femmes, dans la grande ferme du mas d’Icard,
mise en rumeur par une telle aventure, à cette heure-là de la nuit,--il
interrogea deux vieilles paysannes, plus entendues que tous les
médecins de la terre. Après les premiers soins, elles affirmèrent
gaiement que la pauvre n’en mourrait pas, et même que «ce n’était rien!»
Lui, rassuré, ne s’occupa même point de comprendre comment elle était
venue, de si loin, se prendre au piège!

Elle ne mourrait pas! L’essentiel en ce moment, c’était cela.... Quel
soulagement _pour lui_, qui déjà s’accusait de la mort de sa petite
fiancée!... il avait eu si peur!... Et voilà que ce n’était qu’une
alerte! Dieu soit loué, et bénies les grandes saintes, qui allaient
faire un tel miracle!

       *       *       *       *       *

... Mais en regardant dans la conscience de Renaud, le diable se
réjouissait, car il voyait la pente que ses idées allaient suivre et qui
menait du bien au pire!

Rassuré sur Livette,--et sur lui-même, il eut, contre la gitane maudite,
cause au moins indirecte de tout le mal, un mouvement de rage indignée:
«Oh! la gueuse! je la tuerai!... il sera facile de la retrouver.... Elle
ne peut être loin... je vais la tuer!...» Cette colère l’envahit... il
courut à son cheval.... La tuer!--la tuer! Rien de plus juste.... Et il
y allait.

Pauvre Renaud, victime de tous les mensonges spontanés qui, jaillis de
nous-mêmes, et s’engendrant l’un l’autre, poussent parfois les
meilleurs, presque irresponsables, aux catastrophes, quand la passion
nous rend fous!

Cette chaîne, souvent insaisissable, de fausses bonnes raisons dont on
se dupe, toutes sortant l’une de l’autre sans secousse, chacune
expliquant et légitimant la suivante,--aboutit insensiblement aux actes
inexplicables pour qui ne sait pas remonter les chaînons. C’est la
chaîne de FATALITÉ où les maillons des menus faits suggestifs, des
circonstances déterminantes, ignorées parfois du coupable, alternent
avec les faux bons motifs qu’il s’est forgés à lui-même dans les
mouvements réflexes de sa pensée! Retrouver cette suite logique des
faits, des sensations transformées subitement en idées, c’est l’œuvre de
l’équité qui pense, ou de l’amour qui devine. Faute de remonter la suite
des transitions insensibles et impérieuses, on trouve entre le criminel
longtemps honnête et son acte, l’abîme devant lequel les sots et les
indifférents ne manquent jamais de crier, pleins de leur orgueil de
pécheurs implacables: à la monstruosité! mais si Dieu, l’amour infini,
existe, tout est pardonné parce que tout est compris: il n’y a peut-être
plus que des malheureux d’un côté et de la pitié de l’autre.

Avec une âpre joie, oui certes, pour venger Livette, Renaud l’eût tuée,
la sorcière. Mais ce désir, qu’il croyait légitime, n’était-il pas le
seul prétexte qu’il pût avoir encore de la rechercher ce jour-là, de la
revoir une fois encore?... C’est du moins ce que pensait, accroupi dans
la crypte de l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer, à la place occupée
hier par les noirs sorciers de Bohême, sous la châsse de sainte
Sare,--le diable en personne!

Et donc, à cheval sur Blanchet, Renaud, pour tuer Zinzara, galopait
furieusement sur ses traces de la nuit.

... Livette ne mourrait pas!--Cette idée lui donnait une grande joie, si
grande qu’à peine au dehors, dès qu’il n’eut plus sous les yeux le
spectacle pénible, ennuyeux, de la pauvre enfant évanouie, il fut,
hélas! aisément repris tout entier par la puissance du gai soleil, et
respira d’aise.... Déjà il ne songeait plus aux souffrances de Livette.
Sa satisfaction déjà n’était plus qu’égoïsme: non seulement il n’aurait
pas à se reprocher sa mort, mais de plus, maintenant qu’elle savait
tout, n’était-il pas comme dégagé? Il n’y avait plus rien à craindre.
Tout le pire était arrivé! Et voilà qu’il se sentait léger, comme
redevenu sincère envers elle! meilleur en somme, grâce aux événements!
Sans qu’il raisonnât ces choses, elles se passaient ainsi en lui. C’est
là ce qu’il éprouvait. Car tout sert la passion d’amour; elle tourne à
son profit même ce qui semble devoir la contrarier le plus! Du reste, il
pouvait être tranquille dans sa conscience, puisqu’il allait la
châtier... la tuer enfin, cette bête maligne,--mauvaise race!

Non, elle ne pouvait être bien loin. Sans doute, si elle avait préparé
le malheur, elle s’était cachée par là, pour voir....

Il remonta vers le pont du canal. Là, on n’avait pas vu la bohémienne.
Il redescendit, le long du Rhône, jusqu’à la barque qu’ils avaient prise
cette nuit. La barque était à la même place, amarrée par le même nœud.

Il commença à craindre de ne pas la retrouver.... Mais lorsque, après
deux heures de recherches, il en fut certain, il fut bien surpris de
ressentir non point la rage d’un justicier à qui sa vindicte échappe,
mais la soudaine détresse d’un amant trahi! Il ne s’écriait pas en
lui-même: «Je ne la punirai donc point!» mais: «Je ne la verrai donc
plus!...» Et ce cri éclata en lui comme une révélation furieuse de
l’amour sans pardon, sans merci. Quoi! il l’aimait donc! il l’aimait! et
il l’apprenait seulement en cette minute! il en convenait avec lui-même
pour la première fois!... oui, à coup sûr, il l’aimait... _maintenant_!
Le cœur lui manqua. Il fut oppressé. Il éprouva un bien-être sourd qui
était la joie d’aimer, traversée d’une douleur très aiguë, qui était le
sentiment de l’abandon où il allait être. Il se fit horreur, et dans le
même instant, en prit son parti avec rage.

Elle est superbe et infâme, la puissance physique de l’amour. Elle ne
tient compte de rien. Et près des désespérés, des mourants, même chéris,
ceux qui les assistent se sentent courir au cœur la flamme de joie, si
l’être qu’ils aiment avec leur jeunesse, vient à passer.

Renaud, lui, venait de tenir Livette presque morte entre ses bras, et
déjà il n’avait de regrets que pour l’autre, pour celle-là même qu’il
aurait dû écraser.

Alors, tous les souvenirs de la nuit lui revinrent, achevèrent de
l’empoisonner. Il ne put accepter la pensée de ne plus ravoir jamais ce
qu’il avait eu si peu de temps! Non, cela ne pouvait pas être fini....
Si elle était criminelle, eh bien, il l’aimerait dans le crime, voilà
tout!... Le taureau noir était lâché.... Mais Livette? ah bien, Livette!
une plume de cygne ou de flamant rose, sous le sabot de son cheval!

Qu’était cette tendresse, ce calme, que lui avait inspirés la jeune
fille, à côté de l’emportement de douleur et de joie que lui donnait
l’autre? Joie et douleur confondues, voilà l’amour; et l’amour qu’on
préfère n’est pas celui des meilleures joies comparées à celui des pires
douleurs,--c’est celui de l’intensité. C’est cette loi de passion que
subissait Renaud. Il comprenait bien qu’il avait décidément choisi
l’autre, l’Égyptienne, malgré le cri de son honnêteté en révolte.

Ce cri de son cœur honnête, qu’il n’écoutait plus, il l’entendait encore
malgré lui, et il souffrait, à demi conscient,--pour beaucoup de raisons
qu’il ne distinguait pas une à une, mais dont le résultat était, en lui,
le sentiment confus d’être un monstre.

Un monstre! car maintenant qu’il approfondissait la chose, il devenait
certain pour lui que la gitane avait voulu tuer Livette,--et cependant
c’était cette même gitane qu’il aimait! qu’il voulait revoir!

Ah! la sorcière!... Bien sûrement, elle avait vu Livette, sa pauvre
petite tête comme morte, sur l’eau, dans les herbes, sa bouche ouverte
pour le dernier cri, ses dents luisantes d’eau, au soleil. Elle n’avait
pu ne pas la voir!... Et elle avait passé sans rien dire.... C’est
qu’elle avait voulu la perdre.... Elle l’avait, bien évidemment, amenée
au piège.... Comment? qu’importait! mais, à n’en plus douter, c’était
ainsi.

Mais alors... si vraiment elle était coupable, il ne pouvait douter non
plus qu’ayant vu ce qu’elle voulait voir,--elle avait fui! Elle ne
paraîtrait plus! il ne la tuerait pas! il ne la reverrait donc pas! Et
ce qui déjà le touchait plus, dans le malheur de Livette, c’est cette
idée qu’il entraînait la fuite de Zinzara!... Et il avait beau
repousser ce regret abominable, il revenait en lui comme une vague....
Quoi! il ne la verrait plus!

... Oh! ces caresses de la nuit, dans la cabane du marais, il les avait
sur lui comme des couleuvres, enlacées à ses bras, à ses jambes. Elles
s’enroulaient, ces caresses, autour de son corps, comme les plantes
grimpantes aux bras du tamaris, ou comme la murène à la murène en le
mordant. Et des frissons le secouaient....

--Ah! la sorcière! répétait-il. Ah! la sorcière! Quoi! plus jamais!

Plus jamais!--N’avait-il pas cru, cette nuit même, qu’il allait pouvoir
la retenir dans son île; que cela durerait une année au moins, jusqu’aux
fêtes prochaines; qu’il aurait à lui, dans ce désert, dans son gîte de
bête, cette bête à lui, à lui seul, toute à lui, avec son corps de
souplesse et de vigueur, les anneaux de ses chevilles et ses bracelets,
et sa couronne de reine mendiante?...

Mais elle ne l’aimait donc pas? Tout n’avait donc été de sa part que jeu
et ruse?

... Sous les deux éperons du gardian le sang du cheval coulait; mais
plus cruellement mille fois le cœur du cavalier saignait au dedans de
lui.

... Tout n’avait été que jeu et ruse! il se le redisait et ne le voulait
pas croire.

Qu’elle fût fausse tout entière, il le croyait fermement, et, à force
d’y penser, ne le croyait bientôt plus. Cela véritablement aurait été
trop affreux! Sa pitié de lui-même et un besoin d’être fier de lui
l’éloignaient de cette idée, qui, chassée à un moment, revenait ensuite
avec plus de force, comme une chose sûre, prouvée, connue. Elle lui
revenait comme un coup de lumière qui, lui sautant aux yeux, les lui
blessait. Oui, oui, elle était fausse tout entière! oui, cette femme par
plaisir de vengeance l’avait trompé, de plusieurs manières, depuis le
fameux jour du bain, où, si elle s’était montrée à lui toute nue,
ç’avait été uniquement pour arriver, par un calcul à longue visée, à le
tromper, à le laisser un jour perdu, dans son désert, sans fiancée, sans
amour,--seul!

Et il cherchait désespérément à la revoir au moins dans son souvenir,
afin d’interroger son visage de ruse, mais, quelque effort qu’il fît,
son esprit ne parvenait pas à lui rendre l’image effacée, noyée sous un
brouillard tremblant, irritant. Il ouvrait alors les deux yeux tout
grands, comme si, à force de mettre dans ses deux yeux la volonté fixe
de la voir, il eût pu l’obliger à lui apparaître en chair et en os,
réelle. Et il ne voyait plus du tout les arbres, la lande qui étaient
devant lui, ni l’horizon ni le ciel, mais il ne voyait pas non plus
celle qu’il évoquait. Alors brusquement, il fermait les paupières,
et,--durant une seconde,--dans le noir, il l’apercevait.... Était-ce
bien elle?... Il n’avait pas le temps de la reconnaître.... Une fois
pourtant, l’image se précisa et il la _vit_; mais ce n’était toujours
qu’une figure douteuse, toujours voilée de mensonge, et qu’il ne put pas
pénétrer.

Ce qu’il cherchait, c’était son vrai visage, QUI N’EXISTAIT PAS, car un
visage exprime une âme, et elle n’avait point d’âme! L’avait-elle aimé?
voilà du moins ce qu’il aurait voulu savoir!... Avait-elle souri à
Rampal? Peut-être.... Serait-ce Dieu possible!... Qui sait? De quoi
n’avait-elle pas été capable pour arriver à son crime? Et voilà que,
pour la puissance de perfidie qu’il lui supposait, il l’admirait
sourdement!... Il n’avait pas pour rien dans les veines du sang de
Sarrasin, du sang de païen pirate!

... Oui ma foi, si, pour son œuvre de haine, elle avait eu besoin de
Rampal, avec qui il l’avait vue causer plusieurs fois,--n’était-il pas
possible qu’elle se fût donnée à lui, pour le soumettre à toute sa
volonté?... Qu’allait-il imaginer là! Donnée à lui? Non, pas cela!...
Pas cela tout à fait... mais elle avait pu lui donner d’elle quelque
chose, lui laisser voler un baiser,--long peut-être,--sur ses lèvres!...
Et le bouvier se sentait en plein cœur le coup de trident de la
jalousie!

Il songeait, il songeait, le fiévreux d’amour, excité par trop de
fatigues, depuis plusieurs jours, et il allait à travers la plaine, dans
les herbes, les marais et les cailloux de Crau, dans le bourdonnement
des mouïssales exaspérées par le soleil, qui était terrible.

Bon Dieu! la veille encore, il avait cru qu’elle avait pour lui un
véritable entraînement de femme, un amour semblable à ceux qu’il avait
plus d’une fois éveillés chez des filles, avec sa force, son courage,
son assurance de cavalier et de dompteur. Et comme elle était fille de
race libre, celle-ci, et vraiment reine de tribu, il s’était senti très
fier. Il avait eu, sur sa selle, des redressements de roi couronné,
vainqueur dans les batailles. Il avait manié sa pique d’une main plus
ferme. Il avait regardé d’un air d’orgueil, les autres, les bouviers ses
camarades, se sentant bien décidément «plus qu’eux», puisque cette reine
sauvage qui, à travers le monde, avait vu sans doute tant d’hommes beaux
et hardis, l’avait choisi,--fût-ce à son tour!--lui, le Camarguais, elle
à qui la loi de son peuple interdisait d’aimer un chien d’Europe,
esclave après tout des villes!

Maintenant que ces bonheurs étaient perdus, il en sentait tout à coup le
prix. Un vide immense était devant lui. Pour la première fois, le désert
lui paraissait triste, trop vaste, dénudé. Il comprenait que plus rien
d’autre que son passé ne pouvait plus le toucher! Il n’était plus roi,
le Roi!... Il ne le serait plus!... Elle ne l’avait pas aimé! Et elle
avait fait semblant!

Quand elle avait crié pourtant, et pâli entre ses bras, elle avait
oublié même le mensonge? Il fallait donc qu’elle fût bien sûre de
trouver partout semblables caresses, aussi ardentes, et d’un autre? Sans
quoi, elle ne l’aurait pas fui, car il n’admettait pas, de sa part, la
peur.... Elle ne pouvait avoir aucune peur, celle-là! Et si, comme il
l’avait pensé la veille encore, si vraiment il lui avait plu, ne
serait-elle pas demeurée, même coupable, pour retrouver ses caresses,
dût-elle en mourir?

Mais elle n’en serait pas morte! Elle devait bien le savoir, elle, une
sorcière, qu’il aurait tout pardonné. C’est donc qu’elle avait _voulu_
partir.... Elle ne tenait pas à lui! S’il lui avait plu de le garder, au
contraire, de continuer l’amour, elle aurait su, malgré tout. Elle
n’avait qu’à vouloir. Elle n’avait pas _voulu_!... Eh bien, il la
voulait, lui!

Il partit à fond de train. Il fallait qu’il la retrouvât.... On verrait
après! Et il tournait en rond, comme un épervier, autour de la cabane du
marais, fouillant du regard les touffes d’ajoncs, les tamaris, les
roseaux.... Oh! il la retrouverait!

Il courait depuis plusieurs heures, et il sentait son effort devenir
inutile. Si, à présent, elle était en dehors de ce dernier cercle, le
plus grand, que traçait sa course,--c’était fini, il était trop tard.

Enfin, convaincu de sa défaite, il se jeta à terre, s’assit au revers
d’un fossé. Il devait être midi. Il n’avait ni faim, ni soif, mais, au
soleil, on voyait bien qu’il était midi.

Les mouïssales bruissaient tournoyantes autour de lui, le dévoraient,
criblaient de piqûres son cheval qui baissait le cou, flairait, sans y
mordre, une touffe d’herbe saline, tirant un peu sur la bride que, d’une
main molle, tenait Renaud, toujours assis.

Renaud regardait devant lui, et décidément assuré de son malheur,
n’ayant plus ni fiancée ni maîtresse, ni présent ni avenir,--voilà qu’il
se sentit devenir froid et dur en lui-même, et s’en étonna. Il eut
l’impression que son malheur maintenant frappait sur du bois, sur de la
pierre. La pierre et le bois c’était lui. Comment avait-il pu redouter
si fort la certitude qu’il avait enfin? Tant qu’il craignait, il
espérait encore, et il souffrait. Maintenant que tout était dit, il se
voyait insensible,--une manière de mort. Et cela lui plaisait.

Lui, qui naguère avait tant pleuré, la nuit où il avait essayé de se
défaire de la passion commençante,--présentement, dans ce malheur final
qui aurait dû appeler toutes les larmes de son corps, il se sentait
comme desséché. Au lieu de se retrouver plus attendri, il se retrouvait
étrangement ferme, comme armé contre le sort.--Il le recevait en soldat,
en gardian. Ce qu’il y avait de définitif dans l’excès de sa peine le
trouvait définitivement et à l’excès tranquille.

Tranquillité d’une heure, peut-être! Mais qu’importait! Il ne s’en
doutait pas. Il se trouvait fort. Ah! elle a pu partir? Elle se moquait
de moi? Soit! Je n’ai pas besoin d’elle, la vagabonde!... Je l’ai percée
à jour, la sorcière! Je la connais, je la connais! Bonsoir!

Il se leva pour rentrer.... Comme il redressait la tête, il aperçut la
gitane... à cinq cents pas devant lui.... Elle lui tournait le dos et
tranquillement s’en allait.

Déjà il était à cheval.... «Arrête!» Blanchet, cinglé d’un coup de
courroie, filait, faisant voler les sables, les cailloux, soufflant de
vitesse et de colère, sous l’éperon qui mordait.... Ils firent ainsi, en
quatre minutes, une demi-lieue.... La bohémienne, toujours devant eux,
leur tournant le dos, s’éloignait en paix.... C’était bien son foulard
orange, sa couronne de cuivre, sa démarche ondulante.... C’était bien
elle!

Tout à coup, arrivée au bord d’un étang, elle se mit, de son pas
tranquille, à marcher sur l’eau qui la portait comme une glace! tandis
que, non loin de là, à travers les bruyères et les kermès de Crau, sur
la terre desséchée, s’avançait, toutes voiles dehors, un grand brick
pavoisé....

Renaud baissa tristement la tête.... Le brick expliquait tout. Tout
n’était que spectre et mirage! Le découragement s’abattit sur l’homme.

Ainsi, toutes ces violences dépensées, son acceptation honteuse d’un tel
amour, cette journée de marche excessive, après la course folle de la
nuit, l’éreintement du cavalier, l’épuisement du cheval, tout cela
aboutissait à l’infinie déception d’un mirage!

La sorcière devait être loin! Et dans quelle direction?... Il n’y avait
plus qu’à renoncer à la poursuite. Renaud reprit le chemin du mas
d’Icard. L’inutilité de l’effort l’accablait plus que l’effort lui-même.

Il ne cherchait plus, il ne pensait plus, il n’aimait plus, ne haïssait
plus. La lassitude, brusquement, lui était tombée sur les épaules et sur
les reins comme un poids trop lourd. Il allait, pliant l’échine,
s’abandonnant, comme une chose inerte, au ballant du pas de son cheval.
Il se sentait descendre dans une sorte de sommeil de malade. Ses yeux,
fatigués de sonder le large et de fouiller partout chaque buisson, se
fermaient malgré lui. Sa main molle ne savait plus où était la bride;
son cerveau, où étaient ses idées.

Blanchet, le cou tombant vers la terre, avançait d’un pas mécanique. Il
allait sans volonté lui aussi, surmené, accablé, ses yeux injectés de
sang, l’haleine courte et rapide, ses flancs battant la charge.

En tout autre moment, le bon cavalier, qui aimait ses bêtes, eût bien
vite senti l’animal se faire poussif, se gonfler sous lui, par
saccades, de ce souffle énergique et court; mais Renaud ne sentait plus
rien. Il n’y avait plus rien dans sa tête, qu’un vide ardent. Il ne
désirait même pas l’ombre ni le repos, rien. Il subissait cet
accablement qui suit les crises terribles, les grandes douleurs venues
de la mort, les désespoirs sans recours. Tout empli de sa lassitude
égoïste, s’il eût été capable de reconnaître en lui un sentiment, il y
eût trouvé l’ennui vague, lâche, d’avoir à rentrer dans une chambre de
malade, d’avoir à subir le spectacle des souffrances de Livette! Il eût
voulu, mais il n’en avait plus la force, descendre de cheval et se
coucher à l’air libre, sous un tamaris, et là dormir, longtemps,
longtemps, s’oublier, ne plus voir, ne pas parler, ne pas entendre, ne
pas s’écouter, ne plus être!... Il sommeillait à la manière d’un
somnambule....

Tout à coup Blanchet, s’arrêtant, se mit à trembler de tout son corps,
et, avant que son cavalier fût revenu à lui-même, ses quatre jambes,
raidies sous lui comme des piquets, semblèrent se rompre d’un seul coup:
il s’écroula.

Renaud se réveilla debout, à côté de son cheval tombé. Blanchet se
mourait. Ce fut rapide. La bonne bête ouvrit démesurément ses gros yeux
ternis, glauques comme l’eau morne des marais, pleins de cet étonnement
que donne aux regards des petits enfants, des bêtes et des moribonds,
l’infini mystère de vivre ou d’avoir vécu; elle allongea ses quatre
pattes, aussi droites, aussi frémissantes que les roseaux du
marécage.... Un frisson secoua toute sa peau, criblée des piqûres d’une
myriade de mouïssales et de grosses mouches dont quelques-unes,
s’envolant, revinrent se poser au coin des yeux troubles, restés
ouverts.... Puis tout l’animal demeura immobile, avec on ne sait quoi,
dans son immobilité, d’inquiétant et de terrible, de contraire à toute
joie,--de visiblement définitif.... C’était la mort. Blanchet avait fini
en plein désert, au plein soleil, sa pauvre vie de camarguais. Il était
mort, le cheval de Livette, au service de la passion de Renaud pour
Zinzara!

Elle n’avait pas su, la bête, ce qui lui arrivait; elle n’avait pas su
pourquoi ces courses forcées, ces blessures multipliées sous l’éperon de
Renaud, sous les dards des mouïssales, sous l’épingle que Zinzara avait
plantée dans ses chairs; elle avait obéi, muette, à sa destinée de
souffrir par ceux-là même qui auraient pu lui faire une vie meilleure,
et morte, elle avait encore dans les yeux sa stupeur infinie de n’avoir
pas compris ce qu’on lui voulait.

Et c’était fini. Elle était morte. Le caressant animal était tombé sous
des violences et des malignités de passions humaines. L’homme l’avait
trahi, à cause de la femme. Et maintenant ses belles formes, faites
pour les mouvements rapides, étaient infiniment tristes à voir, parce
que les yeux voyaient très bien,--entendez-vous,--ce qu’il y avait, dans
leur immobilité, de contraire à leur vœu--et d’irréparable.

Renaud, stupide, regardait.... Il revoyait déjà comme autant de
reproches, le dernier regard de Blanchet, son souffle saccadé, le
frisson de sa peau saignante! Et, rendu à lui-même par cette fin
inattendue qui éveillait en lui mille pensées salubres, il sentit se
résoudre l’endurcissement de son cœur.... Doucement il fondit en larmes.

Ainsi Blanchet en mourant servait une fois encore sa maîtresse. «Tout
sert!» disait Sigaud.

Renaud se baissa, rendit au brave animal, sur ses naseaux tièdes encore,
le baiser qu’il avait reçu de lui au jour de son premier désespoir;
puis, l’ayant dépouillé de la bride et de la selle, qu’il cacha en lieu
sûr, il gagna à pied le mas d’Icard, dans un grand désir attendri de
soigner lui-même de son mieux et de consoler la pauvre Livette vers qui
son cheval--mort--le ramenait plus tôt.

Il se promettait d’ensevelir Blanchet, mais il n’en devait pas avoir le
temps. La brave bête appartenait au vautour et à l’aiglon.

Et le soir de ce même jour, quand Livette, profondément endormie,
paraissait à tout le monde hors de péril,--tandis que Renaud se
couchait, comme un chien, en travers de sa porte, bien résolu à la
défendre et à la sauver,--la Zinzara arrivait aux Alyscamps d’Arles.

Là, pensant que Renaud pourrait, le diable aidant, parvenir à la
rejoindre,--quoiqu’elle eût ses motifs peut-être pour deviner que le
cheval du gardian était, à cette heure, hors de service,--elle quitta sa
maison roulante afin de n’y être pas surprise comme une bête au gîte, et
non point par peur, mais par désir avant tout de ne pas le revoir. Et
elle alla, au fond de l’allée des Alyscamps, entre les hauts peupliers,
au milieu des cercueils de pierre, allumer un feu de brindilles, de quoi
s’éclairer un instant, assez pour choisir une place où dormir
tranquille.

Elle y alla tard, quand les amoureux, qui, par les soirs de mai,
viennent s’aimer là sur les tombes, sont rentrés dans la ville
endormie....

Tout le long de l’avenue, entre les hauts peupliers, droits comme des
ifs, courent deux rangées de sarcophages, les uns très grands, élevés,
avec leurs couvercles massifs, les autres sans couvercle, bas, montrant
au fond quelques fleurettes semées par le vent. Les morts qui ont dormi
là étaient envoyés jusqu’à Arles, dans des vases scellés, livrés au
courant du Rhône par les villes riveraines. Maintenant leur poussière
est en fleurs; et leurs tombes ouvertes ne sont plus que des lits de
vagabonds et d’amoureux.

Zinzara, à la clarté vive de son feu, qui faisait danser, sur le mur de
la chapelle en ruine, son ombre démesurée, a choisi sa couche. Elle a
mis, au fond d’un sarcophage, une brassée d’herbe et de feuilles; et
maintenant,--tandis que le rossignol, qui tous les ans vient là faire
son nid, chante à tue-tête dans la nuit--elle dort, face au ciel,
l’étrange créature, sans inquiétude, sur la foi de sa destinée; et,--un
rayon de lune frappant son visage calme aux paupières baissées,--la
voilà, la magicienne, ressemblant à sa momie noire, qui cache et
idéalise une pourriture embaumée--sous un masque d’or.



XXIV


Averti par l’enfant bohème, Rampal, encore endolori de sa chute de
l’autre jour, ne songea pas à venir surprendre Renaud pour son compte.
Il fit mieux. Il alla tout aussitôt dénoncer à Livette le rendez-vous
dans la cabane.

--Ton fiancé, Livette, celui qui si bien te défend contre un baiser sans
malice, est, cette nuit, avec une femme, et tu dois deviner laquelle, au
mas d’Icard, dans la _Cabane du Conscrit_.

Et comme Livette demeurait toute saisie et pâle:

--Ton père a de bons chevaux. Si tu veux voir, tu verras. La chose en
vaut la peine!

--Merci, Rampal, dit Livette.

Pas un instant, elle ne douta que ce ne fût vrai; et elle avait dit à
son père:

--Allons au mas d’Icard, mon père, puisque vous en connaissez les
fermiers. Allons au mas d’Icard tout de suite; mon bonheur en dépend.
J’ai là, demain matin, quelque chose à voir.

Il n’avait pas compris, le pauvre homme, mais il était toujours docile
à ses caprices. Tout de suite on était parti pour le Château d’Avignon.

Au Château, on avait laissé la carriole; on avait attelé au cabriolet
les deux meilleurs chevaux, et, d’un trait, fait sept à huit lieues.

--Merci, mon père. Il fallait que je fusse ici demain matin. Je vous
dirai pourquoi....

Il était onze heures du soir.

Et quand tout le monde fut couché, Livette, furtivement, connaissant
«l’endroit»,--qu’elle s’était de nouveau fait désigner par son père,
tantôt, dans cette nuit claire,--Livette était venue rôder autour de son
malheur, car l’amour ne sait pas d’obstacles, et à travers tout, nous
allons à notre destin et courons jusqu’à la mort après notre dernière
peine.

Et alors?... Oh! à travers sa rêverie de malade, Livette se revoyait
toujours à ce moment terrible où elle rôdait autour du marais. Vraiment,
elle y était encore, en détresse!

Autour du marais, dans la nuit, Livette tournait comme une mouette en
peine. Comme une âme d’enfer, elle tournait, autour du marécage,
essayant de percer du regard la masse sombre des roseaux et des tamaris.

De temps en temps, selon l’endroit d’où elle regardait, elle apercevait
la toiture grise de la cabane, comme argentée sous la lune.

Y avait-il quelqu’un? Rampal lui avait-il dit vrai? Allait-elle perdre
cette occasion de se convaincre par ses yeux de la trahison de Renaud?

Allait-elle donner sa vie à un traître, sans être parvenue à le
dévoiler, quoique avertie? Et, de ses yeux dilatés, elle croyait voir
des lueurs, qui n’existaient pas, ou bien,--si elle voyait réellement un
peu de la lumière qui sortait par les joints de la porte,--elle doutait
de ses yeux.

Dans ses oreilles, où tintait son sang, elle croyait entendre des
paroles. Il semblait à Livette, par moments, que sa tête éclatait. Elle
voyait, dans sa tête, sous son crâne, une grande clarté toute blanche,
et, au milieu de cette lumière, la gitane et Renaud, ensemble.... Oh! ne
pas savoir!...

Et si cela était, que ferait-elle?

L’essentiel était de savoir. Après, on verrait. Si elle était assez
forte, si elle pouvait,--sans doute, elle tuerait cette femme.--Comment?
Livette ne savait pas. Rien qu’avec un regard peut-être!... La folie
monte du marais, avec les miasmes, la nuit.... Livette se sentait
devenir folle.

--Par où, mon père, avait-elle dit, va-t-on jusqu’à la cabane?

Ah! oui, le sentier marqué par des piquets? Il est à gauche des piquets,
le sentier! Ces pieux, elle ne les voyait pas, dans l’eau noire, montrer
leur tête. Des crapauds étaient dessus peut-être, tournés vers la lune;
des tortues, sur ceux qui affleuraient l’eau.... Mais non, c’étaient des
herbes qui les recouvraient tous. Et les yeux de Livette se faisaient
mal à force de s’ouvrir tout grands, dans la nuit, sur les choses
vagues, et d’y vouloir lire.

Mais si Rampal l’avait trompée?

A un moment, il lui sembla entendre quelque chose de semblable à cette
musique bohémienne qui avait fait danser les serpents... mais si
faible!... C’était, pour sûr, dans sa tête malade... car, si c’était la
vraie musique, toutes les couleuvres du marais en sortiraient pour
danser aussi, toutes à la fois, sous la lumière de la lune!

Bah!... Pourquoi avoir peur? Est-ce qu’il y en a tant que ça, de ces
reptiles, dans le pays? Ils n’aiment ni le sel des marécages ni le grand
vent....

Elle tournait autour du marais, comme une mouette perdue en mer....

... Pour sûr, pour sûr, voici le passage, voici le sentier sous l’eau,
les piquets qui le marquent! Il faut avoir, en marchant, les piquets à
main droite....

Elle va faire un pas, et n’ose... mais voilà qu’un bruit de voix vient à
elle.... Elle reconnaît deux voix!... deux!... à ne pas s’y tromper!...
Et voici maintenant, pour sûr, le bruit métallique du tambour de basque,
qui, tressautant sous la lune, à travers les roseaux, lui apporte au
cœur la vision affreuse de la joie de l’autre!

... Elle ira donc. Après tout, puisque son malheur est certain, quand
elle en mourrait, qu’importe! Ah! comme il serait puni, si, au petit
jour, en sortant, il la trouvait là, noyée....

Elle fait un pas: elle enfonce! mais elle n’a pas crié... non! elle se
tirera de là toute seule, il le faut. Elle saisit à pleins poings les
herbes, les roseaux qui craquent.... Elle enfonce! Ah! mon Dieu!...
est-ce qu’elle va mourir là?... Ils seraient trop contents, tous les
deux, de l’avoir tuée!... Il ne faut donc pas qu’elle meure! Elle ne
veut pas, d’abord!... Elle se débat, et enfonce davantage. En soulevant
un pied, elle fait du large à l’autre qui descend, descend, et la vase
la gagne. Elle en a jusqu’à la ceinture; et pourtant elle ne peut
s’empêcher de relever, l’un après l’autre, ses pieds, comme pour monter
l’escalier imaginaire, l’échelle solide qu’elle rêve, qu’elle ne trouve
jamais!...

A chaque effort vers en haut, elle descend plus bas; c’est horrible. Et
dans ses mains trop petites elle ne prend pas assez d’herbes, pas assez
de roseaux à la fois!... Tout cède, tout manque tout autour d’elle!...
Comme ils cassent entre les doigts, les roseaux!... comme des fils de
verre! Il lui semble que des bêtes froides frôlent ses jambes, ses
mains... ah! oui, les couleuvres... les sangsues! Elle sera dévorée
vivante, par les sangsues... Mais où donc est ce piquet, près du
bord,--qu’elle a cru voir tantôt? Elle lâche les herbes qu’elle tient,
et cela fait qu’elle enfonce davantage encore, toujours davantage.
Maintenant, l’eau froide inonde ses seins, entoure son cou, monte vers
sa bouche.... Lui faudra-t-il tout à l’heure boire cette eau sale?...
Alors, elle se débat dans un dernier effort.... Ses cheveux dénoués
s’enroulent à son cou, comme pour l’étrangler, mouillés, visqueux,
froids... des couleuvres!... Elle se débat, jette ses deux mains en tous
sens.... Le piquet de bois, solide, ferme, se rencontre sous une de ses
deux mains.... Saintes Maries!... Elle le saisit, crispe ses doigts
dessus, ne le lâche plus, y fait entrer ses ongles.... Elle ne le
lâchera pas, même morte!... Mais son bras n’a plus la force de la
soulever, et sa tête, qui se renverse, lui tourne, lourde... ses yeux se
ferment.... Est-ce que c’est cela, mourir? C’est alors, en
s’évanouissant, qu’elle a crié, la courageuse petite,--alors seulement.
Et son cri sur le marais a passé comme l’appel des oiseaux d’hiver qui,
éternellement, au-dessus de toutes les eaux du monde, cherchent un repos
qui jamais ne se trouve....

Ce mauvais rêve, Livette le recommença plusieurs fois, pendant que les
femmes du mas d’Icard s’empressaient, un peu trop bruyantes, autour de
son lit. Enfin, le silence se fait dans sa chambre! Elle voit entrer
son père, à qui elle ne veut rien expliquer.... On a fait dire à la
mère-grand de ne pas s’inquiéter, qu’on reviendra dans trois jours
seulement.... Livette demande à voir Renaud. Le père va le lui chercher.
Elle ferme les yeux.

Elle croit se rappeler, maintenant, certaines choses qu’elle a éprouvées
durant son sommeil de mort, dans la gargate, et qu’elle n’a pas
retrouvées dans son rêve. Elle se sent soulevée par les bras de Renaud,
et cela, enfin, c’est la chose désirée, après tout, la vie quand même,
la protection de celui qu’elle aime; c’est la douleur de son ami sur
elle, qui est morte.... Mais avant cela, un moment avant, n’a-t-elle pas
senti sur elle l’influence d’un regard?...

... Entre ses paupières, son regard à elle filtre, voilé; il passe à
travers ses cils qui lui semblent un grillage épais, et, devant elle,
elle croit voir, debout, la gitane, la bohémienne de malheur! Oui, c’est
elle, c’est bien elle. Elle est là, droite. Elle semble grande, très
grande. Elle touche le ciel avec sa tête. Elle est sur le sentier qui
conduit à la cabane. Elle revient à présent du rendez-vous.... Elle
vient d’embrasser Renaud! Quand paraîtra-t-il, lui? Ne va-t-elle pas
s’en aller, l’ombre noire de la sorcière, qui est là, toute droite? «Que
veux-tu encore, sorcière? Ne vois-tu pas bien que je suis morte? Il faut
que tu me croies morte.... Alors tu me laisseras, à la fin!... Elle
sourit toujours, cette femme si méchante.... Ah! la voilà qui s’en
va.... Comme son regard était lourd! Et comme elle était grande! Elle me
cachait toute la lumière! Maintenant, je revois le ciel.... C’est toi,
Renaud, c’est toi, Jacques, qui dans tes bras m’as prise comme morte?...
Enfin, c’est toi!»

Ainsi criait, dans un délire qui l’avait ressaisie, la pauvre Livette.
Mais, près de son lit, Renaud était assis, et, la face dans ses mains,
il l’écoutait. Elle reprit: «C’est toi? tu me crois morte? et dans tes
bras, vite, tu m’emportes, je le sens bien.... Mais pourquoi, en me
voyant ainsi, ne pleures-tu pas?... Enfin, c’est toi! Je suis morte et
je te sens, cependant! Tu me tiens. Ton cœur bat fort. Le mien ne bat
plus.... Où donc étais-tu, méchant? Que lui disais-tu? Enfin, cela est
passé!... Elle est donc bien plaisante à ton cœur, cette femme? Pourquoi
ne viens-tu plus, les soirs, dans la maison de mon père? Il t’aime bien.
La grand’mère est bonne. Vois-tu comme elle est encore fidèle à son
mari, qui est mort?... Les gens de son siècle, comme elle dit, savaient
mieux s’aimer. Est-ce vrai! le crois-tu, Jacques? Et si je meurs, ne
garderas-tu pas mon souvenir, comme grand’mère celui de père-grand?...
Pourquoi me fais-tu souffrir?... C’est donc fini d’aller à nous deux
sous le grand aube? Notre joli banc de pierre sous les rosiers, il est
triste à présent et seul comme une pierre de tombe!... Ah! si tu avais
voulu! J’étais jolie, va, jolie, jolie! Et maintenant, je serai laide.
Car j’ai fini de vivre, même si je ne suis pas morte.... J’ai fini,
fini, fini!...»



XXV


Livette, transportée depuis bien des jours au Château d’Avignon, ne se
relevait pas. Les fièvres, obstinées, revenaient. Rien n’y faisait.

Est-ce que vraiment, mon Dieu! elle était condamnée à mourir! et lui à
le voir? Est-ce qu’il allait perdre cet avenir entrevu, de bonheur
paisible, d’amour calme, dans le mariage? Cette joie, goûtée si peu de
temps, d’avoir à protéger une femme mignonne, faible et chérie comme une
enfant?--La douceur d’avoir une famille, cette douceur qu’il ignorait,
l’orphelin, à laquelle il avait rêvé souvent comme à une chose de
paradis, était-il condamné à ne pas la connaître, pour en avoir oublié
le désir un seul jour? Cette image, chère aux gens de campagne, d’une
cheminée qui, fumante sur le toit, semble leur dire, du plus loin: «La
soupe est chaude, la femme attend, l’enfant appelle,» lui revenait
parfois en l’esprit, et il soupirait profondément!

Le châtiment qu’il voyait venir ne lui paraissait pas proportionné à la
faute. Il n’y avait pas de justice!

Quel est donc ce mystère, terrible entre tous: l’amour du cœur séparé de
l’autre, et l’amour des sens plus puissant, quand bien même on reconnaît
le premier comme certain et plus doux?

Entre la chapelle haute et la crypte souterraine de l’église des
Saintes-Maries-de-la-Mer, sur le plain-pied de la vie humaine, le
miracle vient-il toujours d’en bas? Et, si cela est, en est-ce moins le
miracle? Qui de vous a sondé la vie? Qui peut dire: «Elle est injuste»,
ou: «Elle est inutile», ou bien: «Ce que je ne vois pas n’est point»?
Qui dira si les souffrances de Livette ou de Renaud, leurs troubles et
leurs efforts d’âme, tous les mouvements invisibles et inexprimables
d’eux-mêmes (qui en sont inconscients) ne préparent pas des réalités
d’esprit inconcevables à nos esprits? L’_idéal_, ce rêve du mieux, est
la condition essentielle du développement _matériel_ des êtres. Aucune
force ne se perd; toutes se transforment: «Tout sert! disait le vieux
berger Sigaud. Il faut de tout pour faire un monde!»

Livette avait pardonné à Renaud. Renaud ne s’était pas pardonné à
lui-même.

Quelquefois il la regardait avec attendrissement et il souffrait en
elle, des heures entières. Quelquefois il avait contre elle de subites
rages, et comme des accès de méchanceté.... N’était-elle pas
l’obstacle? Il se croyait, dans ce moment-là, possédé d’un diable, et
près du lit de Livette, il s’agenouillait alors en invoquant les
saintes, les femmes de pitié.

--Oh! maintenant, comme elle était amaigrie! Ses yeux semblaient avoir
grandi, et, de bleus qu’ils étaient, être devenus noirs, parce que la
pupille en était toujours dilatée. Ses longs cheveux blonds ne luisaient
plus. Il semblait que l’eau boueuse du marais les eût ternis pour
toujours.

Elle tressaillait souvent à des bruits qu’elle croyait entendre.

Elle, qui jadis ne parlait guère, elle ne cessait de conter des choses
qu’elle avait rêvées, se fâchant lorsqu’on ne s’en souvenait pas.

Les médecins d’Arles essayèrent de tout. Rien n’y fit.

--Je ne veux plus de leurs remèdes, dit-elle un jour à Renaud. Pour la
fièvre du marais, oui, peut-être, ils y pourraient faire, mais il y a
autre chose. C’est mon cœur que tu as noyé... Je ne te croirais plus: il
vaut mieux que je meure.

Elle n’avait rien expliqué à son père, à la grand’mère.

--Ils t’auraient chassé, disait-elle, et je voulais te voir jusqu’à la
fin.

Son voyage au mas d’Icard, sa fuite nocturne, son accident, tout était
mis sur le compte d’un accès de fièvre, qui l’aurait fait agir, tandis
qu’au contraire son mal venait de tout cela.

Renaud, par un effort désespéré, se ressaisit enfin.... Était-ce pour
toujours? Il voulait le croire puisqu’il fallait que cela fût, pour la
faire vivre.

Il ne voulait pas penser à l’autre. Il voulait se repentir. Il arrachait
à chaque instant de lui, avec sa volonté,--comme une herbe avec la
main--quelqu’un de ses souvenirs.... Il contait de gaies histoires,
faisant semblant d’en rire le premier.

Il avait donc pour Livette une grande pitié; mais n’importe: il n’aurait
pas fallu soulever une pierre bien grosse pour retrouver dans son cœur,
à un endroit qu’il savait bien, la vipère endormie.

--Je mourrai, je mourrai! disait souvent Livette, mais je veux revoir la
fête des Saintes. Je veux durer jusque-là. Tu me porteras sur les
châsses, c’est là que je veux mourir. Et, à mon enterrement, je veux que
les gardians, tes camarades, suivent à cheval,--promets-le-moi--avec
leurs piques baissées vers la terre, comme des soldats que j’ai vus, en
Avignon, un jour, porter ainsi leurs fusils en allant vers le cimetière.

Avec une sorte de gaieté, elle revenait souvent sur cette image de son
enterrement, l’embellissait d’un détail, disant de l’air d’un enfant qui
joue:

--Il y aura des lis, comme à la procession des Saintes lorsqu’on va
bénir la mer; je veux beaucoup de lis!... C’est si joli, les lis blancs,
si blancs! Ils sont si fiers sur leurs tiges, ils sentent si bon!

Cependant la saison tournait; les mois revenaient, tout semblables aux
mêmes mois du passé, depuis des siècles.

L’été incendia le ciel, la mer et la terre, tirant des marécages jusqu’à
la dernière goutte d’humidité, faisant flotter, dans l’air lourd qu’on
respire, la malice des miasmes.

Les moissons se firent; puis les vendanges. C’était l’automne.
Maintenant le rouge-gorge chantait dans le parc du Château d’Avignon.
Les nuits redevenaient longues. Les feuilles tombaient. La tristesse de
l’année recommençait.

Les boutons d’or avaient disparu. Le Vaccarès, desséché tout l’été, ne
montrait plus au soleil son beau fond de terre gris de souris. C’était,
de nouveau, une mer. Le ton léger, citronné, des ciels de septembre,
s’était depuis longtemps caché sous les brumes montantes.

Les oiseaux de passage recommençaient à voler sur l’île miroitante, qui
leur promettait des proies. L’aiglon accourait des Alpilles faire la
guerre aux oiseaux pêcheurs. Et dans les nuits bourdonnantes de pluie et
de rafales, les cigognes et les grues, les oies, qui là-haut, dans le
noir mouillé, s’avancent en triangles, poussaient des cris pareils à des
cris d’alarme.

Les douleurs de Livette s’aigrissaient. Elle passait toutes ses journées
assise près de sa fenêtre.

Un soir que Renaud veillait à côté d’elle, en silence (une lampe
éclairait faiblement la chambre), pendant que la grand’mère et le père
Audiffret dînaient dans la salle basse, Livette, tout à coup, se leva
toute droite, puis recula, en criant:

--La voici! la voici! non! non! ne la suis pas! Je ne veux pas! non,
non, Jacques!

Renaud, debout lui aussi, regarda Livette d’un œil égaré; puis, ayant
suivi la direction de son regard, il se mit à trembler. Dans le cadre de
la fenêtre, un spectre pâle, incertain, mais très reconnaissable, la
bohémienne... était là!... A peine l’eut-il reconnue, qu’elle disparut,
en lui faisant un signe d’intelligence:

«Viens!»

Ce n’était pas une vision de la malade puisque, lui aussi, il avait vu!

En tous deux peut-être l’île fiévreuse avait mis le poison de ses
miasmes. La semence de la fièvre fourmillait et fleurissait en eux. Le
mal des paluns mettait dans leur cerveau, comme dans un miroir trouble,
l’image éternellement répétée des choses plaintives du désert,
auxquelles se mêlait la forme de leurs pensées.

--N’y va pas! n’y va pas! mon Jacques!

Sur ses genoux, Livette se traînait à terre, suppliante, secouée de
sanglots, s’accrochant des deux mains à la veste du gardian....

Le père et la grand’mère étaient accourus.

Le père sanglote aussi et ne sait que faire. La grand’mère, lente,
s’assied au chevet du lit où Renaud, bien doucement, a déposé
Livette....

Muette, calme, la vieille, vers le crucifix de cuivre, vers les images
des Saintes, accrochées au fond de l’alcôve, lève un long regard, beau
de confiance.

Et--sur le lit--Livette poussant ses cris d’oiseau perdu, crispant ses
doigts autour d’elle comme pour se rattacher à la vie, aux roseaux du
marais où elle croit se noyer encore,--Livette se meurt....

Livette est morte.

Les gardians, à cheval, la pique baissée, l’ont accompagnée au
cimetière. Son chien préféré l’a suivie.

Renaud, sur sa tombe, a mis des lis. Elle dort dans le cimetière des
Saintes, au pied des dunes, sous les lis cultivés, parmi les asphodèles
sauvages, au bord de la mer.

Renaud est retourné au désert, trop pareil à ce taureau qui, blessé dans
le cirque, regagne ses horizons, les solitudes du marais, où il pourra
lécher ses blessures, se répandre en fureur, meugler aux nuages, et
secouer inutilement mais en liberté le fer resté dans la plaie.

On a trouvé un jour, au bord du Vaccarès, le corps sanglant de Rampal,
percé de deux coups de corne. Bernard seul a pu voir son duel avec
Renaud, un soir, à l’heure où le couchant est tout rouge.... Ils se
prirent corps à corps, au milieu même de la manade, et Renaud, soulevant
de terre son ennemi, à pleins bras, le coucha de dos, crevé, sur les
cornes d’une taure qui arrivait contre eux, et qui, d’un coup de sa tête
lourde, rejeta en l’air un cadavre.

Sans un cri, Rampal était mort. Où Rampal tomba, il resta trois jours.
Les taureaux noirs, qui neuf jours pleurent lorsque l’un d’eux est tombé
mort dans le pâturage, mugirent trois jours durant, autour du corps de
Rampal, de loin.

Bernard seul a vu le duel et n’en a rien dit; mais les gens du désert le
savent; ils ont deviné.

Renaud, après cela, est devenu, lui aussi, comme un fantôme.

Par tous les temps, été, hiver, pluie et soleil, on l’aperçoit, ici ou
là, au bout des horizons camarguais, droit et triste sur son cheval, son
trident au poing....

Il regrette Livette. Il aime Zinzara. Il ne pleure que sur lui, le
malheureux! Il a perdu le paradis des tendresses entrevues et l’enfer
savoureux des amours sauvages qu’il a goûtées. Il n’a rien. Il lui
semble que la mort de Livette, qu’il se reproche, le laisse libre de se
ruer à sa passion pour l’autre, mais l’autre est absente,--et, absente,
elle le torture avec autant d’acharnement que le jour où, attachée aux
crins de son cheval, elle le bravait d’insultes, le poignait de désirs,
sans qu’il osât la secouer, la fouler à terre, ni la prendre.

Son souvenir est sur lui comme l’œstre obstiné à revenir sur la trace
saignante de sa piqûre. Il se secoue en vain: il ne peut pas s’en
débarrasser. Renaud aime Zinzara; il la veut sans espérance, et, dominé
par ce désir unique, il n’en éprouve plus aucun autre, en sorte que la
puissance de sa jeunesse s’accumule en lui et l’affole.

Les maisons amies, les lieux de fête où il accourait autrefois ne
l’intéressent plus, parce que le seul être qu’il cherche ne peut pas s’y
trouver. Le désert, peuplé jadis pour lui d’espérances, lui est vide
maintenant. Les chemins qui s’y croisent ne mènent plus pour lui nulle
part.

Il s’est surpris parfois, dans les nuits, à mugir avec ses taureaux, à
travers le vent qui les tourmente, vers les horizons perdus. C’est un
possédé. Un démon l’habite.

Quand, las d’errer et d’être à cheval, il veut s’étendre enfin un jour
et dormir, il gagne la cabane de ses amours, au milieu de la gargate, et
là, bien sûr de sa solitude, il se vautre comme une bête dans sa rage
d’être seul. Il ressort un matin de sa retraite, plus défait, plus
misérable, plus poursuivi de visions que jamais.

Il croit voir par instants, sous les sabots de son cheval, Livette,
suppliante, folle, les mains tendues... mais il donne de l’éperon et il
passe.... Un cri terrible le suit partout.

Il marche vers un autre spectre qui, là-bas, à l’autre bout de
l’horizon, l’appelle.... Il dit, à qui veut l’entendre, qu’il est venu
d’Égypte où il était roi, et qu’il y retournera un jour, le roi de
Camargue.

Son esprit fou semble maintenant l’esprit même de la lande sauvage. Il
croit voler en cercle avec les oiseaux du marais qui pleurent dans la
bruine. Le mistral fouette ses ailes. Quand le vent passe dans ses
cheveux, il plaint la pauvre herbe de la steppe que le mistral torture.

C’est en lui-même que bourdonnent toutes les lamentations des roseaux,
des eaux, des marais, des fleuves, et toute cette grande rumeur
gémissante est sans cesse traversée en lui par un cri--oh! si
déchirant!--le cri de Livette!

Comme le clocher de l’église des Saintes est plein de hiboux, son cœur
est plein de ses remords de chrétien; et la bonté du curé pour lui ne
les chasse pas.

Quand il arrive devant la mer, l’envie, bien des fois, lui vient de
pousser son cheval, sanglant sous l’éperon, vers le grand large,
toujours, toujours, jusqu’à ce qu’il se perde là-bas, du côté de ce
pays, vaguement rêvé, d’où viennent les saintes et les bohémiens... mais
quelque chose l’arrête; sa destinée le retient; il appartient à son
royaume!

S’il a ressenti une heure de paix, ce fut un matin, où parmi les
cauchemars habituels que lui inspirait le souvenir de Zinzara, il a vu,
dans un bon rêve, Livette, souriante, vêtue de blanc, des lis aux mains,
pareille aux saintes des tableaux d’église, et lui disant: «Je t’ai
pardonné. Pardonne-toi.»

Le répit n’a pas duré, car il ignore, le bouvier, que l’excès du
repentir est un crime, lorsqu’il en arrive à sécher dans l’homme les
sources de la volonté, qu’il stérilise les champs d’action, qu’il barre
les voies du mieux faire.

Le pardon de soi-même, à l’heure utile, après les justes pénitences, est
un des secrets de la sagesse des hommes; puisque, sans cela, la première
faute, entraînant le désespoir définitif, dispenserait à tout jamais de
tous les courages.

C’est l’avis de M. le curé, que Renaud écoute en confession, sans
l’entendre.

Il souffre donc sans cesse, en attendant l’heure d’apaisement. Il est
pareil à ces gîtes, abandonnés des pâtres et des troupeaux, à ces
«jass» du désert, tout noirs d’un vieil incendie, et entourés de ronces
à l’endroit même où fleurissaient quelques rosiers jadis. Il est pareil
encore aux agaves qui, après avoir poussé si haut la tige fleurie de
leurs amours, pourrissent aussitôt sur place, dans la désolation.

       *       *       *       *       *

Le rêve où Renaud a vu Livette, M. le curé, à plusieurs reprises, le lui
a expliqué, mais toujours inutilement.

Comment, du reste, son remords cesserait-il, puisque sa passion dure
toujours, et qu’éternellement il recommence, en désirs, la faute d’où
est sorti tout le mal?

Il n’y a pourtant, mes amis, qu’une sagesse: «Plante un arbre, bâtis une
maison, fais un enfant. Sois patient: tout arrive. Ce qui ne se trouve
pas en cent ans, se trouve en six mille.... L’avenir, c’est encore toi!»

       *       *       *       *       *

Lorsque Renaud, dans le songe de sa vie malade, vient à sentir parfois
l’amour en lui plus fort que sa passion, il lui semble alors que
Livette, de son côté, l’attire dans la mort; mais les êtres de vérité et
de bonté n’inspirent jamais la destruction.

Cela, du moins, il le sent bien. Il croit que la mort volontaire ne le
ferait pas sortir du cercle des maudits.... Il descendrait, en effet,
plus bas, dans le gouffre en spirale des damnés d’amour.

       *       *       *       *       *

On dit que les noyés du Rhône, entraînés sans doute par l’irrésistible
courant, qui les rassemble tous aux embouchures, reviennent, à de
certains soirs, faire à la surface des eaux, un sabbat de désespérés.

Heureux sont-ils cependant, puisqu’ils sont, alors, réunis!

Mais les noyés des eaux stagnantes, et ceux qui, pour les rejoindre,
sont morts volontairement, restent des spectres solitaires. Ils se
cherchent sans cesse, et ils ne s’atteindront jamais. Ce sont des âmes
damnées. Elles errent dans le désert en s’appelant, sans même se
rapprocher ni se voir; et, sans fin, sans fin, dans la nuit, on entend,
aux déserts de Crau et de Camargue, des plaintes longues, perdues,
inutiles, se croiser à travers les étendues....

       *       *       *       *       *

Ce sont les horizons mêmes qui s’appellent et se répondent en
fuyant....



TABLE DES CHAPITRES


                                                                   Pages.

I. Livette et Zinzara                                                  1

II. En Camargue                                                       10

III. Les gardians                                                     18

IV. Le séden                                                          24

V. Les fiancés                                                        36

VI. Rampal                                                            48

VII. La rencontre                                                     55

VIII. Sur le banc                                                     71

IX. La prière                                                         80

X. La terrasse                                                        87

XI. La cachette                                                       94

XII. Une sorcière                                                    116

XIII. La psylle                                                      139

XIV. Tournoi                                                         162

XV. L’archéologie de M. le curé                                      175

XVI. Du haut de l’église                                             204

XVII. La vieille                                                     218

XVIII. Les saintes châsses                                           231

XIX. La ferrade                                                      248

XX. Le piège                                                         263

XXI. Hérodiade                                                       282

XXII. Au gîte                                                        293

XXIII. La poursuite                                                  304

XXIV. Dans la gargate                                                325

XXV. Fantôme                                                         334


38369.--Imprimerie LAHURE, 9, rue de Fleurus, à Paris.


NOTES:

[A] Q’aurait dit M. le curé, s’il eut appris qu’un poète contemporain,
M. Pierre Gauthiez, a consacré l’erreur trop répandue! Selon lui, une
Marie l’Égyptienne vint en Camargue dans la barque des Saintes....
Quand elles eurent abordé, il fallut payer le passage au batelier
dévoué qui les avait aidées à faire la traversée prodigieuse. L’une lui
donna un brin de romarin qui avait touché les lèvres du Christ; l’autre
une boucle de ses blonds cheveux.... Et quant à la troisième....

    _L’Égyptienne au doux œil sombre,_
    _Debout auprès d’un olivier,_
    _Regarda le beau batelier._

    _Elle prit son voile de lin,_
    _Et découvrit sa chair de vierge,_
    _Pure et luisante, ainsi qu’un cierge_
    _Sous le soleil à son déclin._
    _Elle fut toute nue, et comme_
    _Sur le sable roux, le jeune homme_
    _S’agenouillait, la lèvre en feu,_
    _Tendant ses bras comme vers Dieu,_
    _La sainte, sans robe ni voiles,_
    _Pareille aux célestes étoiles,_
    _Lui dit: «Tu vois, mon batelier,_
    _Je n’ai que Moi pour te payer!»_


[B] La _tarasque_ n’est peut-être que la représentation, follement
grandie par l’imagination populaire, des crocodiles du Rhône. Celui-ci,
le dernier qu’on ait vu en Camargue, dit-on, est aujourd’hui suspendu,
avec une inscription qui en constate la provenance, à _l’Hôpital des
Antiquailles_ de Lyon. L’inscription ajoute: «Don de M. le curé des
Saintes-Maries-de-la-Mer.»

[C] Parmi les chants naïfs qu’adressent aux saintes les pèlerins,
souvent éclatent les hymnes, devenus populaires de celui qu’Alphonse
Daudet a nommé le Gœthe de la Provence, Frédéric Mistral.





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