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Title: Pêcheur d'Islande
Author: Loti, Pierre
Language: French
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[Illustration]

Pêcheur d’Islande

par Pierre Loti



Première partie



Chapitre I


Ils étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une
sorte de logis sombre qui sentait la saumure et la mer. Le gîte, trop
bas pour leurs tailles, s’effilait par un bout, comme l’intérieur d’une
grande mouette vidée; il oscillait faiblement, en rendant une plainte
monotone, avec une lenteur de sommeil.

Dehors, ce devait être la mer et la nuit, mais on n’en savait trop
rien: une seule ouverture coupée dans le plafond était fermée par un
couvercle en bois, et c’était une vieille lampe suspendue qui les
éclairait en vacillant.

Il y avait du feu dans un fourneau; leurs vêtements mouillés séchaient,
en répandant de la vapeur qui se mêlait aux fumées de leurs pipes de
terre.

Leur table massive occupait toute leur demeure; elle en prenait très
exactement la forme, et il restait juste de quoi se couler autour pour
s’asseoir sur des caissons étroits scellés au murailles de chêne. De
grosses poutres passaient au-dessus d’eux, presque à toucher leurs
têtes; et, derrière leurs dos, des couchettes qui semblaient creusées
dans l’épaisseur de la charpente s’ouvraient comme les niches d’un
caveau pour mettre les morts. Toutes ces boiseries étaient grossières
et frustes, imprégnées d’humidité et de sel; usées, polies par les
frottements de leurs mains.

Ils avaient bu, dans leurs écuelles, du vin et du cidre, qui étaient
franches et braves. Maintenant ils restaient attablés et devisaient, en
breton, sur des questions de femmes et de mariages.

Contre un panneau du fond, une sainte Vierge en faïence était fixée sur
une planchette, à une place d’honneur. Elle était un peu ancienne, la
patronne de ces marins, et peinte avec un art encore naïf. Mais les
personnages en faïence se conservent beaucoup plus longtemps que les
vrais hommes; aussi sa robe rouge et bleue faisait encore l’effet d’une
petite chose très fraîche au milieu de tous les gris sombres de cette
pauvre maison de bois. Elle avait dû écouter plus d’une ardente prière,
à des heures d’angoisses; on avait cloué à ses pieds deux bouquets de
fleurs artificielles et un chapelet.

Ces cinq hommes étaient vêtus pareillement, un épais tricot de laine
bleue serrant le torse et s’enfonçant dans la ceinture du pantalon; sur
la tête, l’espèce de casque en toile goudronnée qu’on appelle suroît
(du nom de ce vent de sud-ouest qui dans notre hémisphère amène les
pluies).

Ils étaient d’âges divers. Le capitaine pouvait avoir quarante ans;
trois autres, de vingt-cinq à trente. Le dernier, qu’ils appelaient
Sylvestre ou Lurlu, n’en avait que dix-sept. Il était déjà un homme,
pour la taille et la force; une barbe noire, très fine et très frisée,
couvrait ses joues; seulement il avait gardé ses yeux d’enfant, d’un
gris bleu, qui étaient extrêmement doux et tout naïfs.

Très près les uns des autres, faute d’espace, ils paraissaient éprouver
un vrai bien-être, ainsi tapis dans leur gîte obscur.

... Dehors, ce devait être la mer et la nuit, l’infinie désolation des
eaux noires et profondes. Une montre de cuivre, accrochée au mur,
marquait onze heures, onze heures du soir sans doute; et, contre le
plafond de bois, on entendait le bruit de la pluie.

Ils traitaient très gaîment entre eux ces questions de mariage, — mais
sans rien dire qui fût déshonnête. Non, c’étaient des projets pour ceux
qui étaient encore garçons, ou bien des histoires drôles arrivées dans
le pays, pendant des fêtes de noces. Quelquefois ils lançaient bien,
avec un bon rire, une allusion un peu trop franche au plaisir d’aimer.
Mais l’amour, comme l’entendent les hommes ainsi trempés, est toujours
une chose saine, et dans sa crudité même il demeure presque chaste.

Cependant Sylvestre s’ennuyait, à cause d’un autre appelé Jean (un nom
que les Bretons prononcent Yann), qui ne venait pas. En effet, où
était-il donc ce Yann; toujours à l’ouvrage là-haut? Pourquoi ne
descendait-il pas prendre un peu de sa part de la fête?

— Tantôt minuit, pourtant, dit le capitaine.

Et, en se redressant debout, il souleva avec sa tête le couvercle de
bois, afin d’appeler par là ce Yann. Alors une lueur très étrange tomba
d’en haut:

— Yann! Yann !... Eh! l’homme!

L’homme répondit rudement du dehors.

Et, par ce couvercle un instant entr’ouvert, cette lueur si pâle qui
était entrée ressemblait bien à celle du jour. — “Bientôt minuit...”
Cependant c’était bien comme une lueur de soleil, comme une lueur
crépusculaire renvoyée de très loin par des miroirs mystérieux.

Le trou refermé, la nuit revint, la petite lampe se remit à briller
jaune, et on entendit l’homme descendre avec de gros sabots par une
échelle de bois.

Il entra, obligé de se courber en deux comme un gros ours, car il était
presque un géant. Et d’abord il fit une grimace en se pinçant le bout
du nez à cause de l’odeur âcre de la saumure.

Il dépassait un peu trop les proportions ordinaires des hommes, surtout
par sa carrure qui était droite comme une barre; quand il se présentait
de face, les muscles de ses épaules, dessinés sous son tricot bleu,
formaient comme deux boules en haut de ses bras. Il avait de grands
yeux bruns très mobiles, à l’expression sauvage et superbe.

Sylvestre, passant ses bras autour de ce Yann, l’attira contre lui par
tendresse, à la façon des enfants; il était fiancé à sa soeur et le
traitait comme un grand frère. L’autre se laissait caresser avec un air
de lion câlin, en répondant par un bon sourire à dents blanches.

Ses dents, qui avaient eu chez lui plus de place pour s’arranger que
chez les autres hommes, étaient un peu espacées et semblaient toutes
petites. Ses moustaches blondes étaient assez courtes, bien que jamais
coupées; elles étaient frisées très serré en deux petits rouleaux
symétriques au-dessus de ses lèvres qui avaient des contours fins et
exquis; et puis elles s’ébouriffaient aux deux bouts, de chaque côté
des coins profonds de sa bouche. Le reste de sa barbe était tondu ras,
et ses joues colorées avaient gardé un velouté frais, comme celui des
fruits que personne n’a touchés.

On remplit de nouveau les verres, quand Yann fut assis, et on appela le
mousse pour rembourrer les pipes et les allumer.

Cet allumage était une manière pour lui de fumer un peu. C’était un
petit garçon robuste, à la figure ronde, un peu le cousin de tous ces
marins qui étaient plus ou moins parents entre eux; en dehors de son
travail assez dur, il était l’enfant gâté du bord. Yann le fit boire
dans son verre, et puis on l’envoya se coucher.

Après, on reprit la grande conversation des mariages:

— Et toi, Yann, demanda Sylvestre, quand est-ce ferons-nous tes noces?

— Tu n’as pas honte, dit le capitaine, un homme si grand comme tu es, à
vingt-sept ans, pas marié encore! Les filles, qu’est-ce qu’elles
doivent penser quand elles le voient?

Lui répondit, en secouant d’un geste très dédaigneux pour les femmes
ses épaules effrayantes:

— Mes noces à moi, je les fais à la nuit; d’autre fois, je les fais à
l’heure; c’est suivant.

Il venait de finir ses cinq années de service à l’État, ce Yann. Et
c’est là, comme matelot canonnier de la flotte, qu’il avait appris à
parler le français et à tenir des propos sceptiques. — Alors il
commença de raconter ses noces dernières qui, paraît-il, avaient duré
quinze jours.

C’était à Nantes, avec une chanteuse. Un soir, revenant de la mer, il
était entré un peu gris dans un Alcazar. Il y avait à la porte une
femme qui vendait des bouquets énormes aux prix d’un louis de vingt
francs. Il en avait acheté un, sans trop savoir qu’en faire, et puis
tout de suite en arrivant, il l’avait lancé à tour de bras, en plein
par la figure, à celle qui chantait sur la scène? — moitié déclaration
brusque, moitié ironie pour cette poupée peinte qu’il trouvait par trop
rose. La femme était tombée du coup; après, elle l’avait adoré pendant
près de trois semaines.

— Même, dit-il, quand je suis parti, elle m’a fait cadeau de cette
montre en or.

Et, pour la leur faire voir, il la jetait sur la table comme un
méprisable joujou. C’était conté avec des mots rudes et des images à
lui. Cependant cette banalité de la vie civilisée, détonnait beaucoup
au milieu des ces hommes primitifs, avec ces grands silences de la mer
qu’on devinait autour d’eux; avec cette lueur de minuit, entrevue par
en haut, qui avait apporté la notion des étés mourants du pôle.

Et puis ces manières de Yann faisaient de la peine à Sylvestre et le
surprenaient. Lui était un enfant vierge, élevé dans le respect des
sacrements par une vieille grand’mère, veuve d’un pêcheur du village de
Ploubazlanec. Tout petit, il allait chaque jour avec elle réciter un
chapelet, à genoux sur la tombe de sa mère. De ce cimetière, situé sur
la falaise, on voyait au loin les eaux grises de la Manche où son père
avait disparu autrefois dans un naufrage.

— Comme ils étaient pauvres, sa grand’mère et lui, il avait dû de très
bonne heure naviguer à la pêche, et son enfance s’était passée au
large. Chaque soir il disait encore ses prières et ses yeux avaient
gardé une candeur religieuse. Il était beau, lui aussi, et, après Yann,
le mieux planté du bord. Sa voix très douce et ses intonations de petit
enfant contrastaient un peu avec sa haute taille et sa barbe noire;
comme sa croissance s’était faite très vite, il se sentait presque
embarrassé d’être devenu tout d’un coup si large et si grand. Il
comptait se marier bientôt avec la soeur de Yann, mais jamais il
n’avait répondu aux avances d’aucune fille.

A bord, ils ne possédaient en tout que trois couchettes, — une pour
deux — et ils y dormaient à tour de rôle, en se partageant la nuit.

Quand ils eurent fini leur fête, —célébrée en l’honneur de l’Assomption
de la Vierge leur patronne, — il était un peu plus de minuit. Trois
d’entre eux se coulèrent pour dormir dans les petites niches noires qui
ressemblaient à des sépulcres, et les trois autres remontèrent sur le
pont reprendre le grand travail interrompu de la pêche; c’était Yann,
Sylvestre, et un de leur pays appelé Guillaume.

Dehors il faisait jour, éternellement jour.

Mais c’était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien; elle
traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d’eux,
tout de suite commençait un vide immense qui n’était d’aucune couleur,
et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane,
impalpable, chimérique.

L’oeil saisissait à peine ce qui devait être la mer: d’abord cela
prenait l’aspect d’une sorte de miroir tremblant qui n’aurait aucune
image à refléter; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine
de vapeur, - et puis, plus rien; cela n’avait ni horizon ni contours.

La fraîcheur humide de l’air était plus intense, plus pénétrante que du
vrai froid, et, en respirant, on sentait très fort le goût de sel. Tout
était calme et il ne pleuvait plus; en haut, des nuages informes et
incolores semblaient contenir cette lumière latente qui ne s’expliquait
pas; on voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et
toutes ces pâleurs des choses n’étaient d’aucune nuance pouvant être
nommée.

Ces trois hommes qui se tenaient là vivaient depuis leur enfance sur
ces mers froides, au milieu de leurs fantasmagories qui sont vagues et
troubles comme des visions. Tout cet infini changeant, ils avaient
coutume de le voir jouer autour de leur étroite maison de planches, et
leurs yeux y étaient habitués autant que ceux des grands oiseaux du
large.

Le navire ce balançait lentement sur place; en rendant toujours sa même
plainte, monotone comme une chanson de Bretagne répétée en rêve par un
homme endormi. Yann et Sylvestre avaient préparé très vite leurs
hameçons et leurs lignes, tandis que l’autre ouvrait un baril de sel
et, aiguisant son grand couteau, s’asseyait derrière eux pour attendre.

Ce ne fut pas long. A peine avaient-ils jeté leurs lignes dans cette
eau tranquille et froide, ils le relevèrent avec des poissons lourds,
d’un gris luisant d’acier.

Et toujours, et toujours, les morues vives se faisaient prendre;
c’était rapide et incessant, cette pêche silencieuse. L’autre
éventrait, avec son grand couteau, aplatissait, salait, comptait; et la
saumure qui devait faire leur fortune au retour s’empilait derrière
eux, toute ruisselante et fraîche.

Les heures passaient monotones, et, dans les grandes régions vides du
dehors, lentement la lumière changeait; elle semblait maintenant plus
réelle. Ce qui avait été un crépuscule blême, une espèce de soir d’été
hyperborée, devenait à présent, sans intermède de nuit, quelque chose
comme une aurore, que tous les miroirs de la mer reflétaient en vagues
traînées roses...

— C’est sûr que tu devrais te marier, Yann, dit tout à coup Sylvestre,
avec beaucoup de sérieux cette fois, en regardant dans l’eau. (Il avait
l’air de bien en connaître quelqu’une en Bretagne qui s’était laissé
prendre aux yeux bruns de son grand frère, mais il se sentait timide en
touchant à ce sujet grave.)

— Moi!... Un de ces jours, oui, je ferai mes noces — et il souriait, ce
Yann, toujours dédaigneux, roulant ses yeux vifs — mais avec aucune des
filles du pays; non, moi, ce sera avec la mer, et je vous invite tous,
ici tant que vous êtes, au bal que je donnerai...

Ils continuèrent de pêcher, car il ne fallait pas perdre son temps en
causeries: on était au milieu d’une immense peuplade de poissons, d’un
banc voyageur, qui, depuis deux jours, ne finissait pas de passer. Ils
avaient tous veillé la nuit d’avant et attrapé, en trente heures, plus
de mille morues très grosses; aussi leurs bras forts étaient las, et
ils s’endormaient. Leur corps veillait seul, et continuait de lui-même
sa manoeuvre de pêche, tandis que, par instants, leur esprit flottait
en plein sommeil. Mais cet air du large qu’ils respiraient était vierge
comme aux premiers jours du monde, et si vivifiant que, malgré leur
fatigue, ils se sentaient la poitrine dilatée et les joues fraîches.

La lumière matinale, la lumière vraie, avait fini par venir; comme au
temps de la Genèse elle s’était séparée d’avec les ténèbres qui
semblaient s’être tassées sur l’horizon, et restaient là en masses très
lourdes; en y voyant si clair, on s’apercevait bien à présent qu’on
sortait de la nuit, — que cette lueur d’avant avait été vague et
étrange comme celle des rêves.

Dans ce ciel très couvert, très épais, il y avait çà et là des
déchirures, comme des percées dans un dôme, par où arrivaient de grands
rayons couleur d’argent rose.

Les nuages inférieurs étaient disposés en une bande d’ombre intense,
faisant tout le tour des eaux, emplissant les lointains d’indécision et
d’obscurité. Ils donnaient l’illusion d’un espace fermé, d’une limite;
ils étaient comme des rideaux tirés sur l’infini, comme des voiles
tendus pour cacher de trop gigantesques mystères qui eussent troublé
l’imagination des hommes. Ce matin-là, autour du petit assemblage de
planches qui portait Yann et Sylvestre, le monde changeant du dehors
avait pris un aspect de recueillement immense; il s’était arrangé en
sanctuaire, et les gerbes de rayons, qui entraient par les traînées de
cette voûte de temple, s’allongeaient en reflets sur l’eau immobile
comme sur un parvis de marbre. Et puis, peu à peu, on vit s’éclairer
très loin une autre chimère: une sorte de découpure rosée très haute,
qui était un promontoire de la sombre Islande...

Les noces de Yann avec la mer!... Sylvestre y repensait, tout en
continuant de pêcher sans plus oser rien dire. Il s’était senti triste
en entendant le sacrement du mariage ainsi tourné en moquerie par son
grand frère; et puis surtout, cela lui avait fait peur, car il était
superstitieux.

Depuis si longtemps il y songeait, à ces noces de Yann! Il avait rêvé
qu’elles se feraient avec Gaud Mével, — une blonde de Paimpol, — et
que, lui, aurait la joie de voir cette fête avant de partir pour le
service, avant cet exil de cinq années, au retour incertain, dont
l’approche inévitable commençait à lui serrer le coeur...

Quatre heures du matin. Les autres, qui étaient restés couchés en bas,
arrivèrent tous trois pour les relever. Encore un peu endormis, humant
à pleine poitrine le grand air froid, ils montaient en achevant de
mettre leurs longues bottes, et ils fermaient les yeux, éblouis d’abord
par tous ces reflets de lumière pâle.

Alors Yann et Sylvestre firent rapidement leur premier déjeuner du
matin avec des biscuits; après les avoir cassés à coups de maillet, ils
se mirent à les croquer d’une manière très bruyante, en riant de les
trouver si durs. Ils étaient redevenus tout à fait gais à l’idée de
descendre dormir, d’avoir bien chaud dans leurs couchettes, et, se
tenant l’un l’autre par la taille, ils s’en allèrent jusqu’à
l’écoutille, en se dandinant sur un air de vieille chanson.

Avant de disparaître par ce trou, ils s’arrêtèrent à jouer avec un
certain Turc, le chien du bord, un terre-neuvien tout jeune, qui avait
d’énormes pattes encore gauches et enfantines. Ils l’agaçaient de la
main; l’autre les mordillait comme un loup, et finit par leur faire du
mal. Alors Yann, avec un froncement de colère dans ses yeux changeants,
le repoussa d’un coup trop fort qui le fit s’aplatir et hurler.

Il avait le coeur bon, ce Yann, mais sa nature était restée un peu
sauvage, et quand son être physique était seul en jeu, une caresse
douce était souvent chez lui très près d’une violence brutale.



Chapitre II


Leur navire s’appelait la Marie, capitaine Guermeur. Il allait chaque
année faire la grande pêche dangereuse dans ces régions froides où les
étés n’ont plus de nuits.

Il était très ancien, comme la Vierge de faïence sa patronne. Ses
flancs épais, à vertèbres de chêne, étaient éraillés, rugueux,
imprégnés d’humidité et de saumure; mais sains encore et robustes,
exhalant les senteurs vivifiantes du goudron. Au repos il avait un air
lourd, avec sa membrure massive, mais quand les grandes brises d’ouest
soufflaient, il retrouvait sa vigueur légère, comme les mouettes que le
vent réveille. Alors il avait sa façon à lui de s’élever à la lame et
de rebondir, plus lestement que bien des jeunes, taillés avec les
finesses modernes.

Quant à eux, les six hommes et le mousse, ils étaient des Islandais
(une race vaillante de marins qui est répandue surtout au pays de
Paimpol et de Tréguier, et qui s’est vouée de père en fils à cette
pêche-là).

Ils n’avaient presque jamais vu l’été de France.

A la fin de chaque hiver, ils recevaient avec les autres pêcheurs, dans
le port de Paimpol, la bénédiction des départs. Pour ce jour de fête,
un reposoir, toujours le même, était construit sur le quai; il imitait
une grotte en rochers et, au milieu, parmi des trophées d’ancres,
d’avirons et de filets, trônait, douce et impassible, la Vierge,
patronne des marins, sortie pour eux de son église, regardant toujours,
de génération en génération, avec ses mêmes yeux sans vie, les heureux
pour qui la saison allait être bonne, — et les autres, ceux qui ne
devaient pas revenir.

Le saint-sacrement, suivi d’une procession lente de femmes et de mères,
de fiancées et de soeurs, faisait le tour du port, où tous les navires
islandais, qui s’étaient pavoisés, saluaient du pavillon au passage. Le
prêtre, s’arrêtant devant chacun d’eux, disait les paroles et faisait
les gestes qui bénissent.

Ensuite ils partaient tous, comme une flotte, laissant le pays presque
vide d’époux, d’amants et de fils. En s’éloignant, les équipages
chantaient ensemble, à pleines voix vibrantes, les cantiques de Marie
Étoile-de-la-Mer.

Et chaque année, c’était le même cérémonial de départ, les mêmes
adieux.

Après, recommençait la vie du large, l’isolement à trois ou quatre
compagnons rudes, sur des planches mouvantes, au milieu des eaux
froides de la mer hyperborée.

Jusqu’ici, ont était revenu; — la Vierge Étoile-de-la-Mer avait protégé
ce navire qui portait son nom.

La fin d’août était l’époque de ces retours. Mais la Marie suivait
l’usage de beaucoup d’Islandais, qui est de toucher seulement à
Paimpol, et puis de descendre dans le golfe de Gascogne où l’on vend
bien sa pêche, et dans les îles de sable à marais salants où l’on
achète le sel pour la campagne prochaine.

Dans ces ports du Midi, que le soleil chauffe encore, se répandent pour
quelques jours les équipages robustes, avides de plaisir, grisés par ce
lambeau d’été, par cet air plus tiède; — par la terre et par les
femmes.

Et puis, avec les premières brumes de l’automne, on rentre au foyer, à
Paimpol ou dans les chaumières éparses du pays de Goëlo, s’occuper pour
un temps de famille et d’amour, de mariages et de naissances. Presque
toujours on trouve là des petits nouveau-nés, conçus l’hiver d’avant,
et qui attendent des parrains pour recevoir le sacrement du baptême: —
il faut beaucoup d’enfants à ces races de pêcheurs que l’Islande
dévore.



Chapitre III


A Paimpol, un beau soir de cette année-là, un dimanche de juin, il y
avait deux femmes très occupées à écrire une lettre.

Cela se passait devant une large fenêtre qui était ouverte et dont
l’appui, en granit ancien et massif, portait une rangée de pots de
fleurs.

Penchées sur leur table, toutes deux semblaient jeunes; l’une avait une
coiffe extrêmement grande, à la mode d’autrefois; l’autre, une coiffe
toute petite, de la forme nouvelle qu’ont adoptée les Paimpolaises: —
deux amoureuses, eût-on dit, rédigeant ensemble un message tendre pour
quelque bel Islandais.

Celle qui dictait — la grande coiffe — releva la tête, cherchant ses
idées. Tiens! Elle était vieille, très vieille, malgré sa tournure
jeunette, ainsi vue de dos sous son petit châle brun. Mais tout à fait
vieille: une bonne grand’mère d’au moins soixante-dix ans. Encore jolie
par exemple, et encore fraîche, avec les pommettes bien roses, comme
certains vieillards ont le don de les conserver. Sa coiffe, très basse
sur le front et sur le sommet de la tête, était composée de deux ou
trois larges cornets en mousseline qui semblaient s’échapper les uns
des autres et retombaient sur la nuque. Sa figure vénérable s’encadrait
bien dans toute cette blancheur et dans ces plis qui avaient un air
religieux. Ses yeux, très doux, étaient pleins d’une bonne honnêteté.
Elle n’avait plus trace de dents, plus rien, et, quand elle riait, on
voyait à la place ses gencives rondes qui avaient un petit air de
jeunesse. Malgré son menton, qui était devenu “en pointe de sabott”
(comme elle avait coutume de dire), son profil n’était pas trop gâté
par les années; on devinait encore qu’il avait dû être régulier et pur
comme celui des saintes d’église.

Elle regardait par la fenêtre, cherchant ce qu’elle pourrait bien
raconter de plus pour amuser son petit-fils.

Vraiment il n’existait pas ailleurs, dans tout le pays Paimpol, une
autre bonne vieille comme elle, pour trouver des choses aussi drôles à
dire sur les uns ou les autres, ou même sur rien du tout. Dans cette
lettre, il y avait déjà trois ou quatre histoires impayables, - mais
sans la moindre malice, car elle n’avait rien de mauvais dans l’âme.

L’autre, voyant que les idées ne venaient plus, s’était mise à écrire
soigneusement l’adresse:

A monsieur Moan, Sylvestre, à bord de la MARIE, capitaine Guermeur, —
dans la mer d’Islande par Reykjavik.

Après, elle aussi releva la tête pour demander:

— C’est-il fini, grand’mère Moan?

Elle était bien jeune, celle-ci, adorablement jeune, une figure de
vingt ans. Très blonde, — couleur rare en ce coin de Bretagne où la
race est brune; très blonde, avec des yeux d’un gris de lin à cils
presque noirs. Ses sourcils, blonde autant que ses cheveux, étaient
comme repeints au milieu d’une ligne plus rousse, plus foncée, qui
donnait une expression de vigueur et de volonté. Son profil, un peu
court, était très noble, le nez prolongeant la ligne du front avec une
rectitude absolue, comme dans les visages grecs. Une fossette profonde,
creusée sous la lèvre inférieure, en accentuait délicieusement le
rebord; — et de temps en temps, quand une pensée la préoccupait
beaucoup, elle la mordait, cette lèvre, avec ses dents blanches d’en
haut, ce qui faisait courir sous la peau fine des petites traînées plus
rouges. Dans toute sa personne svelte, il y avait quelque chose de
fier, de grave aussi un peu, qui lui venait des hardis marins d’Islande
ses ancêtres. Elle avait une expression d’yeux à la fois obstinée et
douce.

Sa coiffe, était en forme de coquille, descendait bas sur le front, s’y
appliquant presque comme un bandeau, puis se relevant beaucoup des deux
côtés, laissant voir d’épaisses nattes de cheveux roulées en colimaçon
au-dessus des oreilles — coiffure conservée des temps très anciens et
qui donne encore un air d’autrefois aux femmes paimpolaises.

On sentait qu’elle avait été élevée autrement que cette pauvre vieille
à qui elle prêtait le nom de grand’mère, mais qui, de fait, n’était
qu’une grand’tante éloignée, ayant eu des malheurs.

Elle était la fille de M. Mével, un ancien Islandais, un peu forban,
enrichi par des entreprises audacieuses sur mer.

Cette belle chambre où la lettre venait de s’écrire était la sienne: un
lit tout neuf à la mode des villes avec des rideaux en mousseline, une
dentelle au bord; et, sur les épaisses murailles, un papier de couleur
claire atténuant les irrégularités du granit. Au plafond, une couche de
chaux blanche recouvrait des solives énormes qui révélaient
l’ancienneté du logis; — c’était une vraie maison de bourgeois aisés,
et les fenêtres donnaient sur cette vieille place grise de Paimpol où
se tiennent les marchés et les pardons.

— C’est fini, grand’mère Yvonne? Vous n’avez plus rien à lui dire?

— Non, ma fille, ajoute seulement, je te prie, le bonjour de ma part au
fils Gaos.

Le fils Gaos!... autrement dit Yann...

Elle était devenue très rouge, la belle jeune fille fière, en écrivant
ce nom-là.

Dès que ce fut ajouté au bas de la page d’une écriture courue, elle se
leva en détournant la tête, comme pour regarder dehors quelque chose de
très intéressant sur la place.

Debout elle était un peu grande; sa taille était moulée comme celle
d’une élégante dans un corsage ajusté ne faisant pas de plis. Malgré sa
coiffe, elle avait un air de demoiselle. Même ses mains, sans avoir
cette excessive petitesse étiolée qui est devenue une beauté par
convention, étaient fines et blanches, n’ayant jamais travaillé à de
grossiers ouvrages.

Il est vrai, elle avait bien commencé par être une petite Gaud courant
pieds nus dans l’eau, n’ayant plus de mère, allant presque à l’abandon
pendant ces saisons de pêche que son père passait en Islande; jolie,
rose, dépeignée, volontaire, têtue, poussant vigoureuse au grand
souffle âpre de la Manche. En ce temps-là, elle était recueillie par
cette pauvre grand’mère Moan, qui lui donnait Sylvestre à garder
pendant ses dures journées de travail chez les gens de Paimpol.

Et elle avait une adoration de petite mère pour cet autre tout petit
qui lui était confié, dont elle était l’aînée d’à peine dix-huit mois;
aussi brun qu’elle était blonde, aussi soumis et câlin qu’elle était
vive et capricieuse.

Elle se rappelait ce commencement de sa vie, en fille que la richesse
ni les villes n’avaient grisée: il lui revenait à l’esprit comme un
rêve lointain de liberté sauvage, comme un ressouvenir d’une époque
vague et mystérieuse où les grèves avaient plus d’espace, où
certainement les falaises étaient plus gigantesques...

Vers cinq ou six ans, encore de très bonne heure pour elle, l’argent
était venu à son père qui s’était mis à acheter et à revendre des
cargaisons de navire, elle avait été emmenée par lui à Saint-Brieuc, et
plus tard à Paris. - Alors, de petite Gaud, elle était devenue une
mademoiselle Marguerite, grande, sérieuse, au regard grave. Toujours un
peu livrée à elle-même dans un autre genre d’abandon que celui de la
grève bretonne, elle avait conservé sa nature obstinée d’enfant. Ce
qu’elle savait des choses de la vie avait été révélé bien au hasard,
sans discernement aucun; mais une dignité innée, excessive, lui avait
servi de sauvegarde. De temps en temps elle prenait des allures de
hardiesse, disant aux gens, bien en face, des choses trop franches qui
surprenaient, et son beau regard clair ne s’abaissait pas toujours
devant celui des jeunes hommes; mais il était si honnête et si
indifférent que ceux-ci ne pouvaient guère s’y méprendre, ils voyaient
bien tout de suite qu’ils avaient affaire à une fille sage, fraîche de
coeur autant que de figure.

Dans ces grandes villes, son costume s’était modifié beaucoup plus
qu’elle-même. Bien qu’elle eût gardé sa coiffe, que les Bretonnes
quittent difficilement, elle avait vite appris à s’habiller d’une autre
façon. Et sa taille autrefois libre de petite pêcheuse, en se formant,
en prenant la plénitude de ses beaux contours germés au vent de la mer,
s’était amincie par le bas dans de longs corsets de demoiselle.

Tous les ans, avec son père, elle revenait en Bretagne, - l’été
seulement comme les baigneuses, - retrouvant pour quelques jours ses
souvenirs d’autrefois et son nom de Gaud (qui en breton veut dire
Marguerite); un peu curieuse peut-être de voir ces Islandais dont on
parlait tant, qui n’étaient jamais là, et dont chaque année
quelques-uns de plus manquaient à l’appel; entendant partout causer de
cette Islande qui lui apparaissait comme un gouffre lointain — et où
était à présent celui qu’elle aimait...

Et puis un beau jour elle avait été ramenée pour tout à fait au pays de
ces pêcheurs, par un caprice de son père, qui avait voulu finir là son
existence et habiter comme un bourgeois sur cette place de Paimpol.

La bonne vieille grand’mère, pauvre et proprette, s’en alla en
remerciant, dès que la lettre fut relue et l’enveloppe fermée. Elle
demeurait assez loin, à l’entrée du pays de Ploubazlanec, dans un
hameau de la côte, encore dans cette même chaumière où elle était née,
où elle avait eu ses fils et ses petits-fils.

En traversant la ville, elle répondait à beaucoup de monde qui lui
disait bonsoir: elle était une des anciennes du pays, débris d’une
famille vaillante et estimée.

Par des miracles d’ordre et de soins, elle arrivait à paraître à peu
près bien mise, avec de pauvres robes raccommodées, qui ne tenaient
plus. Toujours ce petit châle brun de Paimpolaise, qui était sa tenue
d’habillé et sur lequel retombaient depuis une soixantaine d’années les
cornets de mousseline de ses grandes coiffes: son propre châle de
mariage, jadis bleu, reteint pour les noces de son fils Pierre, et
depuis ce temps là ménagé pour les dimanches, encore bien présentable.

Elle avait continué de se tenir droite dans sa marche, pas du tout
comme les vieilles; et vraiment malgré ce menton un peu trop remonté,
avec ces yeux si bons et ce profil si fin, on ne pouvait s’empêcher de
la trouver bien jolie.

Elle était très respectée, et cela ce voyait, rien que dans les
bonsoirs que les gens lui donnaient. En route elle passa devant chez
son galant, un vieux soupirant d’autrefois, menuisier de son état;
octogénaire, qui maintenant se tenait toujours assis devant sa porte
tandis que les jeunes, ses fils, rabotaient aux établis. — Jamais il ne
s’était consolé, disait-on, de ce qu’elle n’avait voulu de lui ni en
premières ni en secondes noces; mais avec l’âge, cela avait tourné en
une espèce de rancune comique, moitié maligne, et il l’interpellait
toujours:

— Eh bien! la belle, quand ça donc qu’il faudra aller vous prendre
mesure?...

Elle remercia, disant que non, qu’elle n’était pas encore décidée à se
faire faire ce costume-là. Le fait est que ce vieux, dans sa
plaisanterie un peu lourde, parlait de certain costume en planches de
sapin par lequel finissent tous les habillements terrestres...

— Allons, quand vous voudrez, alors; mais ne vous gênez pas, la belle,
vous savez...

Il lui avait déjà fait cette même facétie plusieurs fois. Et
aujourd’hui elle avait peine à en rire: c’est qu’elle se sentait plus
fatiguée, plus cassée par sa vie de labeur incessant, — et elle
songeait à son cher petit-fils, son dernier, qui, à son retour
d’Islande, allait partir pour le service. — Cinq années!... S’en aller
en Chine peut-être, à la guerre!... Serait-elle bien là, quand il
reviendrait? - Une angoisse la prenait à cette pensée... Non,
décidément, elle n’était pas si gaie qu’elle en avait l’air, cette
pauvre vieille, et voici que sa figure se contractait horriblement
comme pour pleurer.

C’était donc possible cela, c’était donc vrai, qu’on allait bientôt le
lui enlever, ce dernier petit-fils... Hélas! Mourir peut-être toute
seule, sans l’avoir revu... On avait bien fait quelques démarches (des
messieurs de la ville qu’elle connaissait) pour l’empêcher de partir,
comme soutien d’une grand’mère presque indigente qui ne pourrait
bientôt plus travailler. Cela n’avait pas réussi, — à cause de l’autre,
Jean Moan le déserteur, un frère aîné de Sylvestre dont on ne parlait
plus dans la famille, mais qui existait tout de même quelque part en
Amérique, enlevant à son cadet le bénéfice de l’exemption militaire. Et
puis on avait objecté sa petite pension de veuve de marin; on ne
l’avait pas trouvée assez pauvre.

Quand elle fut rentrée, elle dit longuement ses prières, pour tous ses
défunts, fils et petits-fils: ensuite elle pria aussi, avec une
confiance ardente pour son petit Sylvestre, et essaya de s’endormir,
songeant au costume en planches, le coeur affreusement serré de se
sentir si vieille au moment de ce départ...

L’autre, la jeune fille, était restée assise près de sa fenêtre,
regardant sur le granit des murs les reflets jaunes du couchant, et,
dans le ciel, les hirondelles noires qui tournoyaient. Paimpol était
toujours très mort, même le dimanche, par ces longues soirées de mai;
des jeunes filles, qui n’avaient seulement personne pour leur faire un
peu la cour, se promenaient deux par deux, trois par trois, rêvant aux
galants d’Islande...

“... Le bonjour de ma part au fils Gaos...” Cela l’avait beaucoup
troublée d’écrire cette phrase, et ce nom qui, à présent, ne voulait
plus la quitter.

Elle passait souvent ses soirées à cette fenêtre, comme un demoiselle.
Son père n’aimait pas beaucoup qu’elle se promenât avec les autres
filles de
son âge et qui, autrefois, avaient été de sa condition. Et puis, en
sortant du café, quand il faisait les cent pas en fumant sa pipe avec
d’autres anciens marins comme lui, il était content d’apercevoir
là-haut, à sa fenêtre encadrée de granit, entre les pots de fleurs, sa
fille installée dans cette maison de riches.

Le fils Gaos!... Elle regardait malgré elle du côté de la mer, qu’on ne
voyait pas, mais qu’on sentait là tout près, au bout de ces petites
ruelles par où remontaient des bateliers. Et sa pensée s’en allait dans
les infinis de cette chose toujours attirante, qui fascine et qui
dévore; sa pensée s’en allait là-bas, très loin dans les mers polaires,
où naviguait la Marie, capitaine Guermeur.

Quel étrange garçon que ce fils Gaos!... fuyant, insaisissable
maintenant, après s’être avancé d’une manière à la fois si osée et si
douce.

*****


Ensuite, dans sa longue rêverie, elle repassait les souvenirs de son
retour en Bretagne, qui était de l’année dernière.

Un matin de décembre, après une nuit de voyage, le train venant de
Paris les avait déposés, son père et elle, à Guingamp, au petit jour
brumeux et blanchâtre, très froid, frisant encore l’obscurité. Alors
elle avait été saisie par une impression inconnue: cette vieille petite
ville, qu’elle n’avait jamais traversée qu’en été, elle ne la
reconnaissait plus; elle y éprouvait comme le sensation de plonger tout
à coup dans ce qu’on appelle, à la campagne: les temps, les temps
lointains du passé. Ce silence, après Paris! Ce train de vie tranquille
de gens d’un autre monde, allant dans la brume à leurs toutes petites
affaires! Ces vieilles maisons en granit sombre, noires d’humidité et
d’un reste de nuit; toutes ces choses bretonnes — qui lui charmaient à
présent qu’elle aimait Yann — lui avaient paru ce matin-là d’une
tristesse bien désolée. Des ménagères matineuses ouvraient déjà leurs
portes, et, en passant, elle regardait dans ces intérieurs anciens, à
grande cheminée, où se tenaient assises, avec des poses de quiétude,
des aïeules en coiffe qui venaient de se lever. Dès qu’il avait fait un
peu plus jour, elle était entrée dans l’église pour dire ses prières.
Et comme elle lui avait semblé immense et ténébreuse, cette nef
magnifique, — et différente des églises parisiennes, avec ses piliers
rudes usés à la base par les siècles, sa senteur de caveau, de vétusté,
de salpêtre! Dans un recul profond, derrière les colonnes, un cierge
brûlait, et une femme se tenait agenouillée devant, sans doute pour
faire un voeu; la lueur de cette flammèche grêle se perdait dans le
vide incertain des voûtes... Elle avait retrouvé là tout à coup, en
elle-même, la trace d’un sentiment bien oublié: cette sorte de
tristesse et d’effroi qu’elle éprouvait jadis, étant toute petite,
quand on la menait à la première messe des matins d’hiver, dans
l’église de Paimpol.

Ce Paris, elle ne le regrettait pourtant pas, bien sûr, quoiqu’il y eût
là beaucoup de choses belles et amusantes. D’abord, elle s’y trouvait
presque à l’étroit, ayant dans les veines ce sang des coureurs de mer.
Et puis, elle s’y sentait une étrangère, une déplacée: les Parisiennes,
c’étaient ces femmes dont la taille mince avait aux reins une cambrure
artificielle, qui connaissaient une manière à part de marcher, de se
trémousser dans des gaines baleinées: et elle était trop intelligente
pour avoir jamais essayé de copier de plus près ces choses. Avec ses
coiffes, commandées chaque année à la faiseuse de Paimpol, elle se
trouvait mal à l’aise dans les rues de Paris, ne se rendant pas compte
que, si on se retournait tant pour la voir, c’est qu’elle était très
charmante à regarder.

Il y en avait, de ces Parisiennes, dont les allures avaient une
distinction qui l’attirait, mais elle les savait inaccessibles,
celles-là. Et les autres, celles de plus bas, qui auraient consenti à
lier connaissance, elle les tenait dédaigneusement à l’écart, ne les
jugeant pas dignes. Elle avait donc vécu sans amies, presque sans autre
société que celle de son père, souvent affairé, absent. Elle ne
regrettait pas cette vie de dépaysement et de solitude.

Mais c’est égal, ce jour d’arrivée, elle avait été surprise d’une façon
pénible par l’âpreté de cette Bretagne, revue en plein hiver. Et la
pensée qu’il faudrait faire encore quatre ou cinq heures de voiture,
s’enfouir beaucoup plus avant dans ce pays morne pour arriver à
Paimpol, l’avait inquiétée comme une oppression.

Tout l’après-midi de ce même jour gris, ils avaient en effet voyagé,
son père et elle, dans une vieille petite diligence crevassée, ouverte
à tous les vents; passant à la nuit tombante dans des villages tristes,
sous des fantômes d’arbres suant la brume en gouttelettes fines.
Bientôt il avait fallu allumer les lanternes, alors on n’avait plus
rien vu — que deux traînées d’une nuance bien verte de feu de Bengale
qui semblaient courir de chaque côté en avant des chevaux, et qui
étaient les lueurs de ces deux lanternes jetées sur les interminables
haies du chemin. — Comment tout à coup cette verdure si verte, en
décembre?... D’abord étonnée, elle se pencha pour mieux voir, puis il
lui sembla reconnaître et se rappeler: les ajoncs, les éternels ajoncs
marins des sentiers et des falaises, qui ne jaunissent jamais dans le
pays de Paimpol. En même temps commençait à souffler une brise plus
tiède, qu’elle croyait reconnaître aussi, et qui sentait la mer.

Vers la fin de la route, elle avait été tout à fait réveillée et amusée
par cette réflexion qui lui était venue:

— Tiens, puisque nous sommes en hiver, je vais les voir, cette fois,
les beaux pêcheurs d’Islande.

En décembre, ils devaient être là, revenus tous, les frères, les
fiancés, les amants, les cousins, dont ses amies, grandes et petites,
l’entretenaient tant, à chacun de ses voyages d’été, pendant les
promenades du soir. Et cette idée l’avait tenue occupée, pendant que
ses pieds se glaçaient dans l’immobilité de la carriole...

En effet, elle les avait vus... et maintenant son coeur lui avait été
pris par l’un d’eux...



Chapitre IV


La première fois qu’elle l’avait aperçu, lui, ce Yann, c’était le
lendemain de son arrivée, au pardon des Islandais, qui est le 8
décembre, jour de la Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, patronne des
pêcheurs, — un peu après la procession, les rues sombres encore tendues
de draps blancs sur lesquels étaient piqués du lierre et du houx, des
feuillages et des fleurs d’hiver.

A ce pardon, la joie était lourde et un peu sauvage, sous un ciel
triste. Joie sans gaîté, qui était faite surtout d’insouciance et de
défi; de vigueur physique et d’alcool; sur laquelle pesait, moins
déguisée qu’ailleurs, l’universelle menace de mourir.

Grand bruit dans Paimpol; sons de cloches et chants de prêtres.
Chansons rudes et monotones dans les cabarets; vieux airs à bercer les
matelots; vieilles complaintes venues de la mer, venues je ne sais
d’où, de la profonde nuit des temps. Groupes de marins se donnant le
bras, zigzaguant dans les rues, par habitude de rouler et par
commencement d’ivresse, jetant aux femmes des regards plus vifs après
les longues continences du large. Groupes de filles en coiffes blanches
de nonnain, aux belles poitrines serrées et frémissantes, aux beaux
yeux remplis des désirs de tout un été. Vieilles maisons de granit
enfermant ce grouillement de monde; vieux toits racontant leurs luttes
de plusieurs siècles contre les vents d’ouest, contre les embruns, les
pluies, contre tout ce que lance la mer; racontant aussi les histoires
chaudes qu’ils ont abritées, des aventures anciennes d’audace et
d’amour.

Et un sentiment religieux, une impression de passé, planant sur tout
cela, avec un respect du culte antique, des symboles qui protègent, de
la Vierge blanche et immaculée. A côté des cabarets, l’église au perron
semé de feuillages, tout ouverte en grande baie sombre, avec son odeur
d’encens, avec ses cierges dans son obscurité, et ses ex-voto de marins
partout accrochés à la sainte voûte. A côté des filles amoureuses, les
fiancées de matelots disparus, les veuves de naufragés, sortant des
chapelles des morts, avec leurs longs châles de deuil et leurs petites
coiffes lisses; les yeux à terre, silencieuses, passant au milieu de ce
bruit de vie, comme un avertissement noir. Et là tout près, la mer
toujours, la grande nourrice et la grande dévorante de ces générations
vigoureuses, s’agitant elle aussi, faisant son bruit, prenant sa part
de la fête...

De toutes ces choses ensemble, Gaud recevait l’impression confuse.
Excitée et rieuse, avec le coeur serré dans le fond, elle sentait une
espèce d’angoisse la prendre, à l’idée que ce pays maintenant était
redevenu le sien pour toujours. Sur la place, où il y avait des jeux et
des saltimbanques, elle se promenait avec ses amies qui lui nommaient,
de droite et de gauche, les jeunes hommes de Paimpol ou de
Ploubazlanec. Devant des chanteurs de complaintes, un groupe de ces
“Islandais” était arrêté, tournant le dos. Et d’abord, frappée par l’un
d’eux qui avait une taille de géant et des épaules presque trop larges,
elle avait simplement dit, même avec une nuance de moquerie:

— En voilà un qui est grand!

Il y avait à peu près ceci de sous-entendu dans sa phrase:

— Pour celle qui l’épousera quel encombrement dans son ménage, un mari
de cette carrure!

Lui c’était retourné comme s’il eût entendue et, de la tête aux pieds,
il l’avait enveloppée d’un regard rapide qui semblait dire:

— Quelle est celle-ci qui porte la coiffe de Paimpol, et qui est si
élégante et que je n’ai jamais vue?

Et puis, ses yeux s’étaient abaissés vite, par politesse, et il avait
de nouveau paru très occupé des chanteurs, ne laissant plus voir de sa
tête que les cheveux noirs, qui étaient assez longs et très bouclés
derrière, sur le cou.

Ayant demandé sans gêne le nom d’une quantité d’autres, elle n’avait
pas osé pour celui-là. Ce beau profil à peine aperçu; ce regard superbe
et un peu farouche; ces prunelles brunes légèrement fauves, courant
très vite sur l’opale bleuâtre de ses yeux, tout cela l’avait
impressionnée et intimidée aussi.

Justement c’était ce “fils Gaos” dont elle avait entendu parler chez
les Moan comme d’un grand ami de Sylvestre; le soir de ce même pardon,
Sylvestre et lui, marchant bras dessus bras dessous, les avaient
croisés, son père et elle, et s’étaient arrêtés pour dire bonjour...

... Ce petit Sylvestre, il était tout de suite redevenu pour elle une
espèce de frère. Comme des cousins qu’ils étaient, ils avaient continué
de se tutoyer; - il est vrai, elle avait hésité d’abord, devant ce
grand garçon de dix-sept ans ayant déjà une barbe noire; mais, comme
ses bons yeux d’enfant si doux n’avaient guère changé, elle l’avait
bientôt assez reconnu pour s’imaginer ne l’avoir jamais perdu de vue.
Quand il venait à Paimpol, elle le retenait à dîner le soir; c’était
sans conséquence, et il mangeait de très bon appétit, étant un peu
privé chez lui...

... A vrai dire, ce Yann n’avait pas été très galant pour elle, pendant
cette première présentation, — au détour d’une petite rue grise toute
jonchée de rameaux verts. Il s’était borné à lui ôter son chapeau, d’un
geste presque timide bien que très noble; puis l’ayant parcourue de son
même regard rapide, il avait détourné les yeux d’un autre côté,
paraissant être mécontent de cette rencontre et avoir hâte de passer
son chemin. Une grande brise d’ouest qui s’était levée pendant la
procession, avait semé par terre des rameaux de buis et jeté sur le
ciel des tentures gris noir... Gaud, dans sa rêverie de souvenir,
revoyait très bien tout cela: cette tombée triste de la nuit sur cette
fin de pardon; ces draps blancs piqués de fleurs qui se tordaient au
vent le long des murailles; ces groupes tapageurs d’“Islandais”, gens
de vent et de tempête, qui entraient en chantant dans les auberges, se
garant contre la pluie prochaine; surtout ce grand garçon, planté
debout devant elle, détournant la tête, avec un air ennuyé et troublé
de l’avoir rencontrée... Quel changement profond s’était fait en elle
depuis cette époque!...

Et quelle différence entre le bruit de cette fin de fête et la
tranquillité d’à présent! Comme se même Paimpol était silencieux et
vide ce soir, pendant le long crépuscule tiède de mai qui la retenait à
sa fenêtre, seule, songeuse et enamourée!...



Chapitre V


La seconde fois qu’ils s’étaient vus, c’était à des noces. Ce fils Gaos
avait été désigné pour lui donner le bras. D’abord elle s’était imaginé
en être contrariée: défiler dans la rue avec ce garçon, que tout le
monde regardait à cause de sa haute taille, et qui, du reste, ne
saurait probablement rien lui dire en route!... Et puis, il
l’intimidait, celui-là, décidément, avec son grand air sauvage.

A l’heure dite, tout le monde étant déjà réuni pour le cortège, ce Yann
n’avait point paru. Le temps passait, il ne venait pas, et déjà on
parlait de ne point l’attendre. Alors elle c’était aperçue que, pour
lui seul, elle avait fait toilette; avec n’importe quel autre de ces
jeunes hommes, la fête, le bal, seraient pour elle manqués et sans
plaisir...

A la fin il était arrivé, en belle tenue lui aussi, s’excusant sans
embarras auprès des parents de la mariée. Voilà: de grands bancs de
poissons, qu’on n’attendait pas du tout, avaient été signalés
d’Angleterre comme devant passer le soir, un peu au large d’Aurigny;
alors tout ce qu’il y avait de bateaux dans Ploubazlanec avait
appareillé en hâte. Un émoi dans les villages, les femmes cherchant
leurs maris dans les cabarets, les poussant pour les faire courir; se
démenant elles-mêmes pour hisser les voiles, aider à la manoeuvre,
enfin un vrai branle-bas dans le pays...

Au milieu de tout ce monde qui l’entourait, il racontait avec une
extrême aisance; avec des gestes à lui, des roulements d’yeux, et un
beau sourire qui découvrait ses dents brillantes. Pour exprimer mieux
la précipitation des appareillages, il jetait de temps en temps au
milieu des phrases un certain petit hou! prolongé, très drôle, - qui
est un cri de matelot donnant une idée de vitesse et ressemblant au son
flûté du vent. Lui qui parlait avait été obligé de se chercher un
remplaçant bien vite et de le faire accepter par le patron de la barque
auquel il s’était loué pour la saison d’hiver. De là venait son retard,
et, pour n’avoir pas voulu manquer les noces, il allait perdre toute sa
part de pêche.

Ces motifs avaient été parfaitement compris par les pêcheurs qui
l’écoutaient et personne n’avait songé à lui en vouloir; — on sait
bien, n’est-ce pas, que, dans la vie, tout est plus ou moins dépendant
des choses imprévues de la mer, plus ou moins soumis aux changements du
temps et aux migrations mystérieuses des poissons. Les autres Islandais
qui étaient là regrettaient seulement de n’avoir pas été avertis assez
tôt pour profiter, comme ceux de Ploubazlanec, de cette fortune qui
allait passer au large.

Trop tard à présent, tant pis, il n’y avait plus qu’à offrir son bras
aux filles. Les violons commençaient dehors leur musique, et gaîment on
s’était mis en route.

D’abord il ne lui avait dit que ces galanteries sans portées, comme on
en conte pendant les fêtes de mariage aux jeunes filles que l’on
connaît peu. Parmi ces couples de la noce, eux seuls étaient des
étrangers l’un pour l’autre; ailleurs dans le cortège, ce n’était que
cousins et cousines, fiancés et fiancées. Des amants, il y en avait
bien quelques paires aussi; car, dans ce pays de Paimpol, on va très
loin en amour, à l’époque de la rentrée d’Islande. (Seulement on a le
coeur honnête, et l’on s’épouse après.)

Mais le soir, pendant qu’on dansait, la causerie étant revenu entre eux
deux sur ce grand passage de poissons, il lui avait dit brusquement, la
regardant dans les yeux en plein, cette chose inattendue:

Il n’y a que vous dans Paimpol, — et même dans le monde, - pour m’avoir
fait manquer cet appareillage; non, sûr que pour aucune autre, je ne me
serais dérangé de ma pêche, mademoiselle Gaud...

Étonnée d’abord que ce pêcheur osât lui parler ainsi, à elle qui était
venue à ce bal un peu comme une reine, et puis charmée délicieusement,
elle avait fini par répondre:

— Je vous remercie, monsieur Yann; et moi-même je préfère être avec
vous qu’avec aucun autre.

Ç’avait été tout. Mais, à partir de ce moment jusqu’à la fin des
danses, ils s’étaient mis à se parler d’une façon différente, à voix
plus basse et plus douce...

On dansait à la vielle, au violon, les mêmes couples presque toujours
ensemble. Quand lui venait la reprendre, après avoir par convenance
dansé avec quelque autre, ils échangeaient un sourire d’amis qui se
retrouvent et continuaient leur conversation d’avant qui était très
intime. Naïvement, Yann racontait sa vie de pêcheur, ses fatigues, ses
salaires, les difficultés d’autrefois chez ses parents, quand il avait
fallu élever les quatorze petits Gaos dont il était le frère aîné.

— A présent ils étaient tirés de la peine, surtout à cause d’une épave
que leur père avait rencontrée en Manche, et dont la vente leur avait
rapporté dix mille francs, part faite à l’État; cela avait permis de
construire un premier étage au-dessus de leur maison, — laquelle était
à la pointe du pays de Ploubazlanec, tout au bout des terres, au hameau
de Pors-Even, dominant la Manche, avec une vue très belle.

— C’était dur, disait-il, ce métier d’Islande: partir comme ça dès le
mois de février, pour un tel pays, où il fait si froid et si sombre,
avec une mer si mauvaise...

... Toute leur conversation du bal, Gaud, qui se la rappelait comme
chose d’hier, la repassait lentement dans sa mémoire, en regardant la
nuit de mai tomber sur Paimpol. S’il n’avait pas eu des idées de
mariage, pourquoi lui aurait-il appris tous ces détails d’existence,
qu’elle avait écoutés un peu comme fiancée; il n’avait pourtant pas
l’air d’un garçon banal aimant à communiquer ses affaires à tout le
monde...

-... Le métier est assez bon tout de même, avait-il dit, et pour moi je
n’en changerais toujours pas. Des années, c’est huit cents francs;
d’autres fois douze cents, que l’on me donne au retour et que je porte
à notre mère.

— Que vous portez à votre mère, monsieur Yann?

— Mais oui, toujours tout. Chez nous, les Islandais, c’est l’habitude
comme ça, mademoiselle Gaud. (Il disait cela comme une chose bien due
et toute naturelle.) Ainsi, moi, vous ne croiriez pas, je n’ai presque
jamais d’argent. Le dimanche c’est notre mère qui m’en donne un peu
quand je viens à Paimpol. Pour tout c’est la même chose. Ainsi cette
année notre père m’a fait faire ces habits neufs que je porte, sans
quoi je n’aurais jamais voulu venir aux noces; oh! non sûr, je ne
serais pas venu vous donner le bras avec mes habits de l’an dernier...

Pour elle, accoutumée à voir des Parisiens, ils n’étaient peut-être pas
très élégants, ces habits neufs d’Yann, cette veste très courte,
ouverte sur un gilet d’une forme un peu ancienne; mais le torse qui se
moulait dessous était irréprochablement beau, et alors le danseur avait
grand air tout de même.

En souriant, il la regardait bien dans les yeux, chaque fois qu’il
avait dit quelque chose, pour voir ce qu’elle en pensait. Et comme son
regard restait bon et honnête, tandis qu’il racontait tout cela pour
qu’elle fût bien prévenue qu’il n’était pas riche!

Elle aussi lui souriait, en le regardant toujours bien en face;
répondant très peu de chose, mais écoutant avec toute son âme, toujours
plus étonnée et attirée vers lui. Quel mélange il était, de rudesse
sauvage et d’enfantillage câlin! Sa voix grave, qui avec d’autres était
brusque et décidée, devenait, quand il lui parlait, de plus en plus
fraîche et caressante; pour elle seule, il savait la faire vibrer avec
une extrême douceur, comme une musique voilée d’instruments à cordes.

Et quelle chose singulière et inattendue, ce grand garçon avec ses
allures désinvoltes, sons aspect terrible, toujours traité chez lui en
petit enfant et trouvant cela naturel; ayant couru le monde, toutes les
aventures, tous les dangers, et conservant pour ses parents cette
soumission respectueuse, absolue.

Elle comparait avec d’autres, avec trois ou quatre freluquets de Paris,
commis, écrivassiers ou je ne sais quoi, qui l’avaient poursuivie de
leurs adorations, pour son argent. Et celui-ci lui semblait être ce
qu’elle avait connu de meilleur, en même temps qu’il était le plus
beau.

Pour se mettre davantage à sa portée, elle avait raconté que, chez elle
aussi, on ne s’était pas toujours trouvé à l’aise comme à présent; que
son père avait commencé par être pêcheur d’Islande, et gardait beaucoup
d’estime pour les Islandais; qu’elle-même se rappelait avoir couru
pieds nus, étant toute petite, — sur la grève, - après la mort de sa
pauvre mère...

...Oh! cette nuit de bal, la nuit délicieuse, décisive et unique dans
sa vie, — elle était déjà presque lointaine, puisqu’elle datait de
décembre et qu’on était en mai. Tous les beaux danseurs d’alors
pêchaient à présent là-bas, épars sur la mer d’Islande — y voyant
clair, au pâle soleil, dans leur solitude immense, tandis que
l’obscurité se faisait tranquillement sur la terre bretonne.

Gaud restait à sa fenêtre. La place de Paimpol, presque fermée de tous
côtés par des maisons antiques, devenait de plus en plus triste avec la
nuit; on n’entendait guère de bruit nulle part. Au-dessus des maisons,
le vide encore lumineux du ciel semblait se creuser, s’élever, se
séparer davantage des choses terrestres, — qui maintenant, à cette
heure crépusculaire, se tenaient toutes en une seule découpure noire de
pignons et de vieux toits. De temps en temps une porte se fermait, ou
une fenêtre; quelque ancien marin, à la démarche roulante, sortait d’un
cabaret, s’en allait par les petites rues sombres, ou bien quelques
filles attardées rentraient de la promenade avec des bouquets de fleurs
de mai. Une, qui connaissait Gaud, en lui disant bonsoir, leva bien
haut vers elle au bout de son bras une gerbe d’aubépine comme pour la
lui faire sentir; on voyait encore un peu dans l’obscurité transparente
ces légères touffes de fleurettes blanches. Il y avait du reste une
autre odeur douce qui était montée des jardins et des cours, celle des
chèvrefeuilles fleuris sur le granit des murs, — et aussi une vague
senteur de goémon, venue du port. Les dernières chauves-souris
glissaient dans l’air, d’un vol silencieux, comme les bêtes des rêves.

Gaud avait passé bien de soirées à cette fenêtre, regardant cette place
mélancolique, songeant aux Islandais qui étaient partis, et toujours à
ce même bal...

... Il faisait très chaud sur la fin de ces noces, et beaucoup de têtes
de valseurs commençaient à tourner. Elle se rappelait, lui, dansant
avec d’autres, des filles ou des femmes dont il avait dû être plus ou
moins l’amant; elle se rappelait sa condescendance dédaigneuse pour
répondre à leurs appels... Comme il était différent avec celles-là!...

Il était un charmant danseur, droit comme un chêne de futaie, et
tournant avec une grâce à la fois légère et noble, la tête rejetée en
arrière. Ses cheveux bruns, qui étaient en boucles, retombaient un peu
sur son front et remuaient au vent des danses; Gaud, qui était assez
grande, en sentait le frôlement sur sa coiffe, quand il se penchait
vers elle pour mieux la tenir pendant les valses rapides.

De temps en temps, il lui montrait d’un signe sa petite soeur Marie et
Sylvestre, les deux fiancés, qui dansaient ensemble. Il riait, d’un air
très bon, en les voyant tous deux si jeunes, si réservés l’un près de
l’autre, se faisant des révérences, prenant des figures timides pour se
dire bien bas des choses sans doute très aimables. Il n’aurait pas
permis qu’il en fût autrement, bien sûr; mais c’est égal, il s’amusait,
lui, coureur et entreprenant qu’il était devenu, de les trouver si
naïfs; il échangeait alors avec Gaud des sourires d’intelligence intime
qui disaient: “Comme ils sont gentils et drôles à regarder, nos deux
petits frères!...”

On s’embrassait beaucoup à la fin de la nuit: baisers de cousins,
baisers de fiancés, baisers d’amants, qui conservaient malgré tout un
bon air franc et honnête, là, à pleine bouche, et devant tout le monde.
Lui ne l’avait pas embrassée, bien entendu; on ne se permettait pas
cela avec la fille de M. Mével; peut-être seulement la serrait-il un
peu plus contre sa poitrine, pendant ces valses de la fin, et elle,
confiante, ne résistait pas, s’appuyait au contraire, s’étant donnée de
toute son âme. Dans ce vertige subit, profond, délicieux, qui
l’entraînait tout entière vers lui, ses sens de vingt ans étaient bien
pour quelque chose, mais c’était son coeur qui avait commencé le
mouvement.

— Avez-vous vu cette effrontée, comme elle le regarde? Disaient deux ou
trois belles filles, aux yeux chastement baissés sous des cils blonds
ou noirs, et qui avaient parmi les danseurs un amant pour le moins ou
bien deux. En effet elle le regardait beaucoup, mais elle avait cette
excuse, c’est qu’il était le premier, l’unique des jeunes hommes à qui
elle eût jamais fait attention dans sa vie.

En se quittant le matin, quand tout le monde était parti à la
débandade, au petit jour glacé, ils s’étaient dit adieu d’une façon à
part, comme deux promis qui vont se retrouver le lendemain. Et alors,
pour rentrer, elle avait traversé cette même place avec son père,
nullement fatiguée, se sentant alerte et joyeuse, ravie de respirer,
aimant cette brume gelée du dehors et cette aube triste, trouvant tout
exquis et tout suave.

... La nuit de mai était tombée depuis longtemps; les fenêtres
s’étaient toutes peu à peu fermées, avec de petits grincements de leurs
ferrures. Gaud restait toujours là, laissant la sienne ouverte. Les
rares derniers passants, qui distinguaient dans le noir la forme
blanche de sa coiffe, devaient dire: “Voilà une fille, qui, pour sûr,
rêve à son galant.” Et c’était vrai, qu’elle y rêvait, — avec une envie
de pleurer par exemple; ses petites dents blanches mordaient ses
lèvres, défaisaient constamment ce pli qui soulignait en bas le contour
de sa bouche fraîche. Et ses yeux restaient fixes dans l’obscurité, ne
regardant rien des choses réelles...

... Mais, après ce bal, pourquoi n’était-il pas revenu? Quel changement
en lui? Rencontré par hasard, il avait l’air de la fuir, en détournant
ses yeux dont les mouvements étaient toujours si rapides.

Souvent elle en avait causé avec Sylvestre, qui ne comprenait pas non
plus:

— C’est pourtant bien avec celui-là que tu devrais te marier, Gaud,
disait-il, si ton père le permettait, car tu n’en trouverais pas dans
le pays un autre qui le vaille. D’abord je te dirai qu’il est très
sage, sans en avoir l’air; c’est fort rare quand il se grise. Il fait
bien un peu son têtu quelquefois, mais dans le fond il est tout à fait
doux. Non, tu ne peux pas savoir comme il est bon. Et un marin! A
chaque saison de pêche les capitaines se disputent pour l’avoir...

La permission de son père, elle était bien sûre de l’obtenir, car
jamais elle n’avait été contrariée dans ses volontés. Cela lui était
donc bien égal qu’il ne fût pas riche. D’abord, un marin comme ça, il
suffirait d’un peu d’argent d’avance pour lui faire suivre six mois les
cours de cabotage, et il deviendrait un capitaine à qui tous les
armateurs voudraient confier des navires.

Cela lui était égal aussi qu’il fût un peu un géant; être trop fort, ça
peut devenir un défaut chez une femme, mais pour un homme cela ne nuit
pas du tout à la beauté.

Par ailleurs elle s’était informée, sans en avoir l’air, auprès des
filles du pays qui savaient toutes les histoires d’amour: on ne lui
connaissait point d’engagements; sans paraître tenir à l’une plus qu’à
l’autre, il allait de droite et de gauche, à Lézardrieux aussi bien
qu’à Paimpol, auprès des belles qui avaient envie de lui.

Un soir de dimanche, très tard, elle l’avait vu passer sous ses
fenêtres, reconduisant et serrant de près une certaine Jeannie Caroff,
qui était jolie assurément, mais dont la réputation était fort
mauvaise. Cela, par exemple, lui avait fait un mal cruel.

On lui avait assuré aussi qu’il était très emporté; qu’étant gris, un
soir, dans un certain café de Paimpol où les Islandais font leurs
fêtes, il avait lancé une grosse table en marbre au travers d’une porte
qu’on ne voulait pas lui ouvrir...

Tout cela, elle le lui pardonnait: on sait bien comment sont les
marins, quelquefois, quand ça les prend... Mais, s’il avait le cœur
bon, pourquoi était-il venu la chercher, elle qui ne songeait à rien,
pour la quitter après; quel besoin avait-il eu de la regarder toute une
nuit, avec ce beau sourire qui semblait si franc, et de prendre cette
voix douce pour lui faire des confidences comme à une fiancée ? A
présent elle était incapable de s’attacher à un autre et de changer.
Dans ce même pays, autrefois, quand elle était tout à fait une enfant,
on avait coutume de lui dire pour la gronder qu’elle était une mauvaise
petite, entêtée dans ses idées comme aucune autre; cela lui était
resté. Belle demoiselle à présent, un peu sérieuse et hautaine
d’allures, que personne n’avait façonnée, elle demeurait dans le fond
toute pareille.

Après ce bal, l’hiver dernier s’était passé dans cette attente de le
revoir, et il n’était même pas venu lui dire adieu avant le départ
d’Islande. Maintenant qu’il n’était plus là, rien n’existait pour elle;
le temps ralenti semblait se traîner — jusqu’à ce retour d’automne pour
lequel elle avait formé ses projets d’en avoir le cœur net et d’en
finir...

... Onze heures à l’horloge de la mairie, — avec cette sonorité
particulière que les cloches prennent pendant les nuits tranquilles des
printemps.

A Paimpol, onze heures, c’est très tard; alors Gaud ferma sa fenêtre et
alluma sa lampe pour se coucher...

Chez ce Yann, peut-être bien était-ce seulement de la sauvagerie; ou,
comme lui aussi était fier, était-ce la peur d’être refusé, la croyant
trop riche?... Elle avait déjà voulu le lui demander elle-même tout
simplement; mais c’était Sylvestre qui avait trouvé que ça ne pouvait
pas se faire, que ce ne serait pas très bien pour une jeune fille de
paraître si hardie. Dans Paimpol, on critiquait déjà son air et sa
toilette...

... Elle enlevait ses vêtements avec la lenteur distraite d’une fille
qui rêve: d’abord sa coiffe de mousseline, puis sa robe élégante,
ajustée à la mode des villes, qu’elle jeta au hasard sur une chaise.

Ensuite son long corset de demoiselle, qui faisait causer les gens, par
sa tournure parisienne. Alors sa taille, une fois libre, devint plus
parfaite; n’étant plus comprimée, ni trop amincie par le bas, elle
reprit ses lignes naturelles, qui étaient pleines et douce comme celle
des statues en marbre; ses mouvements en changeaient les aspects, et
chacune de ses poses était exquise à regarder.

La petite lampe, qui brûlait seule à cette heure avancée, éclairait
avec un peu de mystère ses épaules et sa poitrine, sa forme admirable
qu’aucun oeil n’avait jamais regardée et qui allait sans doute être
perdue pour tous, se dessécher sans être jamais vue, puisque ce Yann ne
la voulait pas pour lui...

Elle se savait jolie de figure, mais elle était bien inconsciente de la
beauté de son corps. Du reste, dans cette région de la Bretagne, chez
les filles des pêcheurs islandais, c’est presque de race, cette
beauté-là; on ne la remarque plus guère, et même les moins sages
d’entre elles, au lieu d’en faire parade, auraient une pudeur à la
laisser voir. Non, ce sont les raffinés des villes qui attachent tant
d’importance à ces choses pour les mouler ou les peindre...

Elle se mit à défaire les espèces de colimaçons en cheveux qui étaient
enroulés au-dessus de ses oreilles et les deux nattes tombèrent sur son
dos comme deux serpents très lourds. Elle les retroussa en couronne sur
le haut de sa tête, — ce qui était commode pour dormir; — alors, avec
son profil droit, elle ressemblait à une vierge romaine.

Cependant ses bras restaient relevés, et, en mordant toujours sa lèvre,
elle continuait de remuer dans ses doigts les tresses blondes, — comme
un enfant qui tourmente un jouet quelconque en pensant à autre chose;
après, les laissant encore retomber, elle se mit très vite à les
défaire pour s’amuser, pour les étendre; bientôt elle en fut couverte
jusqu’aux reins, ayant l’air de quelque druidesse de forêt.

Et puis, le sommeil étant venu tout de même, malgré l’amour et malgré
l’envie de pleurer, elle se jeta brusquement dans son lit, en se
cachant la figure dans cette masse soyeuse de ses cheveux, qui était
déployée à présent comme un voile...

Dans sa chaumière de Ploubazlanec, la grand’mère Moan, qui était, elle,
sur l’autre versant plus noir de la vie, avait fini aussi par
s’endormir, du sommeil glacé des vieillards, en songeant à son
petit-fils et à la mort. Et, à cette même heure, à bord de la Marie, —
sur la mer Boréale qui était ce soir-là très remuante — Yann et
Sylvestre, les deux désirés, se chantaient des chansons, tout en
faisant gaîment leur pêche à la lumière sans fin du jour...



Chapitre VI


Environ un mois plus tard. — En juin.

Autour de l’Islande, il fait cette sorte de temps rare que les matelots
appellent le calme blanc; c’est-à-dire que rien ne bougeait dans l’air,
comme si toutes les brises étaient épuisées, finies.

Le ciel s’était couvert d’un grand voile blanchâtre, qui
s’assombrissait par le bas, vers l’horizon, passait aux gris plombés,
aux nuances ternes de l’étain. Et là-dessous, les eaux inertes jetaient
un éclat pâle, qui fatiguait les yeux et qui donnait froid.

Cette fois-là, c’étaient des moires, rien que des moires changeantes
qui jouaient sur la mer; des cernes très légers, comme on en ferait en
soufflant contre un miroir. Toute l’étendue luisante semblait couverte
d’un réseau de dessins vagues qui s’enlaçaient et se déformaient, très
vite effacés, très fugitifs.

Éternel soir ou éternel matin, il était impossible de dire: un soleil
qui n’indiquait plus aucune heure, restait là toujours, pour présider à
ce resplendissement de choses mortes, il n’était lui-même qu’un autre
cerne, presque sans contours, agrandi jusqu’à l’immense par un halo
trouble.

Yann et Sylvestre, en pêchant à côté l’un de l’autre, chantaient:
Jean-François de Nantes, la chanson qui ne finit plus, — s’amusant de
sa monotonie même et se regardant du coin de l’oeil pour rire de
l’espèce de drôlerie enfantine avec laquelle ils reprenaient
perpétuellement les couplets, en tâchant d’y mettre un entrain nouveau
à chaque fois. Leurs joues étaient roses sous la grande fraîcheur
salée; cet air qu’ils respiraient était vivifiant et vierge; ils en
prenaient plein leur poitrine, à la source même de toute vigueur et de
toute existence.

Et pourtant, autour d’eux, c’étaient des aspects de non vie, de monde
fini ou pas encore créé; la lumière n’avait aucune chaleur; les choses
se tenaient immobiles et comme refroidies à jamais, sous le regard de
cette espèce de grand oeil spectral qui était le soleil.

La Marie projetait sur l’étendue une ombre qui était très longue comme
le soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies
reflétant les blancheurs du ciel; alors, dans toute cette partie ombrée
qui ne miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui se
passait sous l’eau: des poissons innombrables, des myriades et de
myriades, tous pareils, glissant doucement dans la même direction,
comme ayant un but dans leur perpétuel voyage. C’étaient des morues qui
exécutaient leurs évolutions d’ensemble, toutes en long dans le même
sens, bien parallèles, faisant un effet de hachures grises, et sans
cesse agitées d’un tremblement rapide, qui donnait un air de fluidité à
cet amas de vies silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue
brusque, toutes se retournaient en même temps, montrant le brillant de
leur ventre argenté; et puis le même coup de queue, le même
retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations
lentes, comme si des milliers de lames de métal eussent jeté, entre
deux eaux, chacune un petit éclair.

Le soleil, déjà très bas, s’abaissait encore; donc s’était le soir
décidément. A mesure qu’il descendait dans les zones couleur de plomb
qui avoisinaient la mer, il devenait jaune, et son cercle se dessinait
plus net, plus réel. On pouvait le fixer avec les yeux, comme on fait
pour la lune.

Il éclairait pourtant; mais on eût dit qu’il n’était pas du tout loin
dans l’espace; il semblait qu’en allant, avec un navire, seulement
jusqu’au bout de l’horizon, on eût rencontré là ce gros ballon triste,
flottant dans l’air à quelques mètres au-dessus des eaux.

La pêche allait assez vite; en regardant dans l’eau reposée, on voyait
très bien la chose se faire: les morues venir mordre, d’un mouvement
glouton; ensuite se secouer un peu, se sentant piquées, comme pour
mieux se faire accrocher le museau. Et, de minute en minute, vite, à
deux mains, les pêcheurs rentraient leur ligne, — rejetant la bête à
qui devait l’éventer et l’aplatir.

La flottille des Paimpolais était éparse sur ce miroir tranquille,
animant ce désert. Çà et là, paraissaient les petites voiles
lointaines, déployées pour la forme puisque rien ne soufflait, et très
blanches, se découpant en clair sur les grisailles des horizons.

Ce jour-là, ç’avait l’air d’un métier si calme, si facile, celui de
pêcheur d’Islande; — un métier de demoiselle...

*****


Jean-François de Nantes;
Jean-François.
Jean-François!


Ils chantaient, les deux grands enfants. Et Yann s’occupait bien peu
d’être si beau et d’avoir la mine si noble. D’ailleurs, enfant
seulement avec Sylvestre, ne chantant et ne jouant jamais qu’avec
celui-là; renfermé au contraire avec les autres, et plutôt fier et
sombre; - très doux pourtant quand on avait besoin de lui; toujours bon
et serviable quand on ne l’irritait pas.

Eux chantaient cette chanson-là; les deux autres, à quelques pas plus
loin, chantaient autre chose, une autre mélopée faite aussi de
somnolence, de santé et de vague mélancolie.

On ne s’ennuyait pas et le temps passait.

En bas, dans la cabine, il y avait toujours du feu, couvant au fond du
fourneau de fer, et le couvercle de l’écoutille était maintenu fermé
pour procurer des illusions de nuit à ceux qui avaient besoin de
sommeil. Il leur fallait très peu d’air pour dormir, et les gens moins
robustes, élevés dans les villes, en eussent désiré davantage. Mais,
quand la poitrine profonde s’est gonflée tout le jour à même
l’atmosphère infinie, elle s’endort elle aussi, après, et ne remue
presque plus; alors on peut se tapir dans n’importe quel petit trou
comme font les bêtes.

On se couchait après le quart, par fantaisie, à des moments
quelconques, les heures n’important plus dans cette clarté continuelle.
Et c’étaient toujours de bons sommes, sans agitations, sans rêves, qui
reposaient de tout.

Quand par hasard l’idée était aux femmes, cela par exemple agitait les
dormeurs: en se disant que dans six semaines la pêche allait finir, et
qu’ils en posséderaient bientôt des nouvelles, ou des anciennes déjà
aimées, ils rouvraient tout grands leurs yeux.

Mais cela venait rarement; ou bien alors on y songeait plutôt à la
manière honnête: on se rappelait les épouses, les fiancées, les soeurs,
les parentes... Avec l’habitude de la continence, les sens aussi
s’endorment — pendant des périodes bien longues...

*****


Jean-François de Nantes;
Jean-François.
Jean-François!


... Ils regardaient à présent, au fond de leur horizon gris, quelque
chose d’imperceptible. Une petite fumée, montant des eaux comme une
queue microscopique, d’un autre gris, un tout petit peu plus foncé que
celui du ciel. Avec leurs yeux exercés à sonder les profondeurs, ils
l’avaient vite aperçue:

— Un vapeur, là-bas!

— J’ai idée, dit le capitaine en regardant bien, j’ai idée que c’est un
vapeur de l’État, — le croiseur qui vient faire sa ronde...

Cette vague fumée apportait aux pêcheurs des nouvelles de France, et,
entre autres, certaine lettre de vieille grand’mère, écrite par une
main de belle jeune fille.

Il se rapprocha lentement; bientôt on vit sa coque noire, — c’était
bien le croiseur, qui venait faire un tour dans ces fiords de l’ouest.

En même temps, une légère brise qui s’était levée, piquante à respirer,
commençait à marbrer par endroits la surface des eaux mortes; elle
traçait sur le luisant miroir des dessins d’un bleu vert, qui
s’allongeaient en traînées, s’étendaient comme des éventails, ou se
ramifiaient en forme de madrépores; cela se faisait très vite avec un
bruissement, c’était comme un signe de réveil présageant la fin de
cette torpeur immense. Et le ciel, débarrassé de son voile, devenait
clair; les vapeurs, retombées sur l’horizon, s’y tassaient en
amoncellements d’ouates grises, formant comme des murailles molles
autour de la mer. Les deux glaces sans fin entre lesquelles les
pêcheurs étaient -celle d’en haut et celle d’en bas — reprenaient leur
transparence profonde, comme si on eût essuyé les buées qui les avaient
ternies. Le temps changeait, mais d’une façon rapide qui n’était pas
bonne.

Et, de différents points de la mer, de différents côtés de l’étendue,
arrivaient des navires pêcheurs: tous ceux de France qui rôdaient dans
ces parages, des Bretons, des Normands, des Boulonnais ou des
Dunkerquois. Comme des oiseaux qui rallient à un rappel, ils se
rassemblaient à la suite de se croiseur; il en sortait même des coins
vides de l’horizon, et leurs petites ailes grisâtres apparaissaient
partout. Ils peuplaient tout à fait le pâle désert.

Plus de lente dérive, ils avaient tendu leurs voiles à la fraîche brise
nouvelle et se donnaient de la vitesse pour s’approcher.

L’Islande, assez lointaine, était apparue aussi, avec un air de vouloir
s’approcher comme eux; elle montrait de plus en plus nettement ses
grandes montagnes de pierres nues, — qui n’ont jamais été éclairée que
par côté, par en dessous et comme à regret. Elle se continuait même par
une autre Islande de couleur semblable qui s’accentuait peu à peu; —
mais qui était chimérique, celle-ci, et dont les montagnes plus
gigantesques n’étaient qu’une condensation de vapeurs. Et le soleil,
toujours bas et traînant, incapable de monter au-dessus des choses, se
voyait à travers cette illusion d’île, tellement, qu’il paraissait posé
devant et que c’était pour les yeux un aspect incompréhensible. Il
n’avait plus de halo, et son disque rond ayant repris des contours très
accusés, il semblait plutôt quelque pauvre planète jaune, mourante, qui
se serait arrêtée là, indécise, au milieu d’un chaos...

Le croiseur, qui avait stoppé, était entouré maintenant de la pléiade
des Islandais. De tous ces navires se détachaient des barques, en
coquille de noix, lui amenant à bord des hommes rudes aux longues
barbes, dans des accoutrements assez sauvage.

Ils avaient tous quelque chose à demander, un peu comme les enfants,
des remèdes pour des petites blessures, des réparations, des vivres,
des lettres.

D’autres venaient de la part de leurs capitaines se faire mettre aux
fers, pour quelque mutinerie à expier; ayant tous été au service de
l’État, ils trouvaient la chose bien naturelle. Et quand le faux-pont
étroit du croiseur fut encombré par quatre ou cinq de ces grands
garçons étendus la boucle au pied, le vieux maître qui les avait
cadenassés leur dit: “Couche-toi de travers, donc, mes fils, qu’on
puisse passer,” ce qu’ils firent docilement, avec un sourire.

Il y avait beaucoup de lettres cette fois, pour ces Islandais. Entre
autres, deux pour la Marie, capitaine Guermeur, l’une à monsieur Gaos,
Yann, la seconde à monsieur Moan, Sylvestre (celle-ci arrivée par le
Danemark à Reykjavík, où le croiseur l’avait prise).

Le vaguemestre, puisant dans son sac en toile à voile, leur faisait la
distribution, ayant quelque peine souvent à lire les adresses qui
n’étaient pas toutes mises par de mains très habiles.

Et le commandant disait:

— Dépêchez-vous, dépêchez-vous, le baromètre baisse.

Il s’ennuyait un peu de voir toutes ces petites coquilles de noix
amenées à la mer, et tant de pêcheurs assemblés dans cette région peu
sûre.

Yann et Sylvestre avaient l’habitude de lire leurs lettres ensemble.

Cette fois, ce fut au soleil de minuit, qui les éclairait du haut de
l’horizon toujours avec son même aspect d’astre mort.

Assis tous deux à l’écart, dans un coin du pont, les bras enlacés et se
tenant par les épaules, ils lisaient très lentement, comme pour se
mieux pénétrer des choses du pays qui leur étaient dites.

Dans la lettre d’Yann, Sylvestre trouva des nouvelles de Marie Gaos, sa
petite fiancée; dans celle de Sylvestre, Yann lut les histoires drôles
de la vieille grand’mère Yvonne, qui n’avait pas sa pareille pour
amuser les absents; et puis le dernier alinéa qui le concernait: “Le
bonjour de ma part au fils Gaos”.

Et, les lettres finies de lire, Sylvestre timidement montrait la sienne
à son grand ami, pour essayer de lui faire apprécier la main qui
l’avait tracée:

— Regarde, c’est une très belle écriture, n’est-ce pas, Yann?

Mais Yann qui savait très bien quelle était cette main de jeune fille,
détourna la tête en secouant ses épaules, comme pour dire qu’on
l’ennuyait à la fin avec cette Gaud.

Alors Sylvestre replia soigneusement le pauvre petit papier dédaigné,
le remit dans son enveloppe et le serra dans son tricot contre sa
poitrine, se disant tout triste:

— Bien sûr, ils ne se marieront jamais... Mais qu’est-ce qu’il peut
avoir comme ça contre elle?...

... Minuit sonne à la cloche du croiseur. Et ils restaient toujours là,
assis, songeant au pays, aux absents, à mille choses, dans un rêve...

A ce moment, l’éternel soleil, qui avait un peu trempé son bord dans
les eaux, recommença à monter lentement.

Et ce fut le matin...



Deuxième partie



Chapitre I


... Il avait aussi changé d’aspect et de couleur, le soleil d’Islande,
et il ouvrait cette nouvelle journée par un matin sinistre. Tout à fait
dégagé de son voile, il avait pris de grands rayons, qui traversaient
le ciel comme des jets, annonçant le mauvais temps prochain.

Il faisait trop beau depuis quelques jours, cela devait finir. La brise
soufflait sur ce conciliabule de bateaux, comme éprouvant le besoin de
l’éparpiller, d’en débarrasser la mer; et ils commençaient à se
disperser, à fuir comme une armée en déroute, — rien que devant cette
menace écrite en l’air, à laquelle on ne pouvait plus se tromper.

Cela soufflait toujours plus fort, faisant frissonner les hommes et les
navires.

Les lames, encore petites, se mettaient à courir les unes après les
autres, à se grouper; elles s’étaient marbrées d’abord d’une écume
blanche qui s’étalait dessus en bavures; ensuite, avec un grésillement,
il en sortait des fumées; on eût dit que ça cuisait, que ça brûlait; -
et le bruit aigre de tout cela augmentait de minute en minute.

On ne pensait plus à la pêche, mais à la manoeuvre seulement. Les
lignes étaient depuis longtemps rentrées. Ils se hâtaient tous de s’en
aller, — les uns, pour chercher un abri dans les fiords, tenter
d’arriver à temps; d’autres, préférant dépasser la pointe sud
d’Islande, trouvant plus sûr de prendre le large et d’avoir devant eux
de l’espace libre pour filer vent arrière. Ils se voyaient encore un
peu les uns les autres; çà et là, dans les creux de lames, des voiles
surgissaient, pauvres petites choses mouillées, fatiguées, fuyantes, —
mais tenant debout tout de même, comme ces jouets d’enfants en moelle
de sureau que l’on couche en soufflant dessus, et qui toujours se
redressent.

La grande panne des nuages, qui s’était condensée à l’horizon de
l’ouest avec un aspect d’île, se défaisait maintenant par le haut, et
les lambeaux couraient dans le ciel. Elle semblait inépuisable, cette
panne: le vent l’étendait, l’allongeait, l’étirait, en faisait sortir
indéfiniment des rideaux obscurs, qu’il déployait dans le clair ciel
jaune, devenu d’une lividité froide et profonde.

Toujours plus fort, ce grand souffle qui agitait toute chose.

Le croiseur était parti vers les abris d’Islande; les pêcheurs
restaient seuls sur cette mer remuée qui prenait un air mauvais et une
teinte affreuse. Ils se pressaient, pour leurs dispositions de gros
temps. Entre eux les distances augmentaient; ils allaient se perdre de
vue.

Les lames, frisées en volutes, continuaient de se courir après, de se
réunir, de s’agripper les unes les autres pour devenir toujours plus
hautes, et, entre elles, les vides se creusaient.

En quelques heures, tout était labouré, bouleversé dans cette région la
veille si calme, et, au lieu du silence d’avant on était assourdi de
bruit. Changement à vue que toute cette agitation d’à présent,
inconsciente, inutile, qui s’était faite si vite. Dans quel but tout
cela?... Quel mystère de destruction aveugle!...

Les nuages achevaient de se déplier en l’air, venant toujours de
l’ouest, se superposant, empressés, rapides, obscurcissant tout.
Quelques déchirures jaunes restaient seules, par lesquels le soleil
envoyait d’en bas ses derniers rayons en gerbes. Et l’eau, verdâtre
maintenant, était de plus en plus zébrée de baves blanches.

A midi, la Marie avait tout à fait pris son allure de mauvais temps;
ses écoutilles fermées et ses voiles réduites, elle bondissait souple
et légère; - au milieu du désarroi qui commençait, elle avait un air de
jouer comme font les gros marsouins que les tempêtes amusent. N’ayant
plus que la misaine elle fuyait devant le temps, suivant l’expression
de marine qui désigne cette allure-là.

En haut, c’était devenu entièrement sombre, une voûte fermée,
écrasante, — avec quelques charbonnages plus noirs étendus dessus en
taches informes, cela semblait presque un dôme immobile, et il fallait
regarder bien pour comprendre que c’était au contraire en plein vertige
de mouvement: grandes nappes grises, se dépêchant de passer, et sans
cesse remplacées par d’autres qui venaient du fond de l’horizon,
tentures de ténèbres, se dévidant comme d’un rouleau sans fin...

Elle fuyait devant le temps, la Marie, fuyait, toujours plus vite; et
le temps fuyait, aussi — devant je ne sais quoi de mystérieux et de
terrible. La brise, la mer, la Marie, les nuages, tout était pris d’un
même affolement de fuite et de vitesse dans le même sens. Ce qui
détalait le plus vite, c’était le vent; puis les grosses levées de
houle, plus lourdes, plus lentes, courant après lui; puis la Marie
entraînée dans ce mouvement de tout. Les lames la poursuivaient, avec
leurs crêtes blêmes qui se roulaient dans une perpétuelle chute, et
elle, — toujours rattrapée, toujours dépassée, — leur échappait tout de
même, au moyen d’un sillage habile qu’elle se faisait derrière, d’un
remous où leur fureur se brisait.

Et dans cette allure de fuite, ce qu’on éprouvait surtout, c’était une
illusion de légèreté; sans aucune peine ni effort, on se sentait
bondir. Quand la Marie montait sur ces lames, c’était sans secousse
comme si le vent l’eût enlevée; et sa redescente après était comme une
glissade, faisant éprouver ce tressaillement du ventre qu’on a dans les
chutes simulées des “chars russes” ou dans celles imaginaires des
rêves. Elle glissait comme à reculons, la montagne fuyante se dérobant
sous elle pour continuer de courir, et alors elle était replongée dans
un de ces grands creux qui couraient aussi; sans se meurtrir, elle en
touchait le fond horrible, dans un éclaboussement d’eau qui ne la
mouillait même pas, mais qui fuyait comme tout le reste; qui fuyait et
s’évanouissait en avant comme de la fumée, comme rien...

Au fond de ces creux, il faisait plus noir, et après chaque lame
passée, on regardait derrière soi arriver l’autre; l’autre encore plus
grande, qui se dressait toute verte par transparence; qui se dépêchait
d’approcher, avec les contournements furieux, des volutes prêtes à se
refermer, un air de dire: “Attends que je t’attrape, et je
t’engouffre...”

... Mais non: elle vous soulevait seulement, comme d’un haussement
d’épaule on enlèverait une plume; et, presque doucement, on la sentait
passer sous soi, avec son écume bruissante, son fracas de cascade.

Et ainsi de suite, continuellement. Mais cela grossissait toujours. Ces
lames se succédaient, plus énormes, en longues chaînes de montagnes
dont les vallées commençaient à faire peur. Et toute cette folie de
mouvement s’accélérait, sous un ciel de plus en plus sombre, au milieu
d’un bruit plus immense.

C’était bien du très gros temps, et il fallait veiller. Mais, tant
qu’on a devant soi de l’espace libre, de l’espace pour courir! Et puis,
justement la Marie, cette année-là, avait passé sa saison dans la
partie la plus occidentale des pêcheries d’Islande; alors toute cette
fuite dans l’Est était autant de bonne route faite pour le retour.

Yann et Sylvestre étaient à la barre, attachés par la ceinture. Ils
chantaient encore la chanson de Jean-François de Nantes; grisés de
mouvement et de vitesse ils chantaient à pleine voix, riant de ne plus
s’entendre au milieu de tout ce déchaînement de bruits, s’amusant à
tourner la tête pour chanter contre le vent et perdre haleine.

— Eh ben! Les enfants, ça sent-il le renfermé, là-haut? leur demandait
Guermeur, passant sa figure barbue par l’écoutille entrebâillée, comme
un diable prêt à sortir de sa boîte.

Oh! non, ça ne sentait pas le renfermé, pour sûr.

Ils n’avaient pas peur, ayant la notion exacte de ce qui est maniable,
ayant confiance dans la solidité de leur bateau, dans la force de leurs
bras. Et aussi dans la protection de cette Vierge de faïence qui,
depuis quarante années de voyages en Islande, avait dansé tant de fois
cette mauvaise danse-là toujours souriante entre ses bouquets de
fausses fleurs...

Jean-François de Nantes;
Jean-François.
Jean-François!


En général, on ne voyait pas loin autour de soi; à quelques centaines
de mètres, tout paraissait finir en espèces d’épouvantes vagues, en
crêtes blêmes qui se hérissaient, fermant la vue. On se croyait
toujours au milieu d’une scène restreinte, bien que perpétuellement
changeante; et, d’ailleurs, les choses étaient noyées dans cette sorte
de fumée d’eau, qui fuyait en nuage, avec une extrême vitesse, sur
toute la surface de la mer.

Mais, de temps à autre, une éclaircie se faisait vers le nord-ouest
d’où une saute de vent pouvait venir: alors une lueur frisante arrivait
de l’horizon; un reflet traînant, faisant paraître plus sombre le dôme
de ce ciel, se répandait sur les crêtes blanches agitées. Et cette
éclaircie était triste à regarder; ces lointains entrevus, ces
échappées serraient le coeur davantage en donnant trop bien à
comprendre que c’était le même chaos partout, la même fureur — jusque
derrière ces grands horizons vides et infiniment au delà: l’épouvante
n’avait pas de limites, et on était seul au milieu!

Une clameur géante sortait des choses comme un prélude d’apocalypse
jetant l’effroi des fins de monde. Et on y distinguait des milliers de
voix: d’en haut, il en venait de sifflantes ou de profondes, qui
semblaient presque lointaines à force d’être immenses: cela c’était le
vent, la grande âme de ce désordre, la puissance invisible menant tout.
Il faisait peur, mais il y avait d’autres bruits, plus rapprochés, plus
matériels, plus menaçants de détruire, que rendait l’eau tourmentée,
grésillant comme sur des braises...

Toujours cela grossissait.

Et, malgré leur allure de fuite, la mer commençait à les couvrir, à les
manger comme ils disaient: d’abord des embruns fouettant de l’arrière,
puis de l’eau à paquets, lancée avec une force à tout briser. Les lames
se faisaient toujours plus hautes, plus follement hautes, et pourtant
elles étaient déchiquetées à mesure, on en voyait de grands lambeaux
verdâtres, qui étaient de l’eau retombante que le vent jetait partout.
Il en tombait de lourdes masses sur le pont, avec un bruit claquant, et
alors la Marie vibrait tout entière comme de douleur. Maintenant on ne
distinguait plus rien, à cause de toute cette bave blanche, éparpillée;
quand les rafales gémissaient plus fort, on la voyait courir en
tourbillons plus épais — comme, en été, la poussière des routes. Une
grosse pluie, qui était venue, passait aussi tout en biais,
horizontale, et ces choses ensemble sifflaient, cinglaient, blessaient
comme des lanières.

Ils restaient tous les deux à la barre, attachés et se tenant ferme,
vêtus de leurs cirages, qui étaient durs et luisants comme des peaux de
requins; ils les avaient bien serrés au cou, par des ficelles
goudronnées, bien serrés aux poignets et aux chevilles pour ne pas
laisser d’eau passer, et tout ruisselait sur eux, qui enflaient le dos
quand cela tombait plus dru, en s’arc-boutant bien pour ne pas être
renversés. La peau des joues leur cuisait et ils avaient la respiration
à toute minute coupée. Après chaque grande masse d’eau tombée, ils se
regardaient — en souriant, à cause de tout ce sel amassé dans leur
barbe.

A la longue, pourtant, cela devenait une extrême fatigue, cette fureur,
qui ne s’apaisait pas, qui restait toujours à son même paroxysme
exaspéré. Les rages des hommes, celles des bêtes s’épuisent et tombent
vite; — il faut subir longtemps, longtemps celles des choses inertes
qui sont sans cause et sans but, mystérieuses comme la vie et comme la
mort.

Jean-François de Nantes;
Jean-François.
Jean-François!


A travers leurs lèvres devenues blanches, le refrain de la vieille
chanson passait encore, mais comme une chose aphone, reprise de temps à
autre inconsciemment. L’excès de mouvement et de bruit les avait rendus
ivres, ils avaient beau être jeunes, leurs sourires grimaçaient sur
leurs dents entrechoquées par un tremblement de froid; leurs yeux, à
demi fermés sous les paupières brûlées qui battaient, restaient fixes
dans une atonie farouche. Rivés à leur barre comme deux arcs-boutants
de marbre, ils faisaient, avec leurs mains crispées et bleuis, les
efforts qu’il fallait, presque sans penser, par simple habitude des
muscles. Les cheveux ruisselants, la bouche contractée, ils étaient
devenus étranges, et en eux repassait tout un fond de sauvagerie
primitive.

Ils ne se voyaient plus! ils avaient conscience seulement d’être encore
là, à côté l’un de l’autre. Aux instants plus dangereux, chaque fois
que se dressait, derrière, la montagne d’eau nouvelle, surplombante,
bruissante, horrible, heurtant leur bateau avec un grand fracas sourd,
une de leurs mains s’agitait pour un signe de croix involontaire. Ils
ne songeaient plus à rien, ni à Gaud, ni à aucune femme, ni à aucun
mariage. Cela durait depuis trop longtemps, ils n’avaient plus de
pensées; leur ivresse de bruit, de fatigue et de froid, obscurcissait
tout dans leur tête. Ils n’étaient plus que deux piliers de chair
raidie qui maintenaient cette barre; que deux bêtes vigoureuses
cramponnées là par instinct pour ne pas mourir.



Chapitre II


...C’était en Bretagne, après la mi-septembre, par une journée déjà
fraîche. Gaud cheminait toute seule sur la lande de Ploubazlanec, dans
la direction de Pors-Even.

Depuis près d’un mois, les navires islandais étaient rentrés, — moins
deux qui avaient disparu dans ce coup de vent de juin. Mais la Marie
ayant tenu bon, Yan et tous ceux du bord étaient au pays
tranquillement.

Gaud se sentait très troublées, à l’idée qu’elle se rendait chez ce
Yann. Une seule fois elle l’avait vu depuis le retour d’Islande;
c’était quand on était allé, tous ensemble, conduire le pauvre petit
Sylvestre, à son départ pour le service. (On l’avait accompagné jusqu’à
la diligence, lui, pleurant un peu, sa vieille grand’mère pleurant
beaucoup, et il était parti pour rejoindre le quartier de Brest.) Yann,
qui était venu aussi pour embrasser son petit ami, avait fait mine de
détourner les yeux quand elle l’avait regardé, et comme il avait
beaucoup de monde autour de cette voiture, — d’autres inscrits qui s’en
allaient, des parents assemblés pour leur dire adieu — il n’y avait pas
eu moyen de se parler.

Alors elle avait pris à la fin une grande résolution, et, un peu
craintive, s’en allait chez les Gaos.

Son père avait eu jadis des intérêts communs avec celui d’Yann (de ces
affaires compliquées qui, entre pêcheurs comme entre paysans, n’en
finissent plus) et lui redevait une centaine de francs pour la vente
d’une barque qui venait de se faire à la part.

— Vous devriez, avait-elle dit, me laisser lui porter cet argent, mon
père; d’abord je serais contente de voir Marie Gaos; puis je ne suis
jamais allée si loin en Ploubazlanec, et cela m’amuserait de faire
cette grande course.

Au fond elle avait une curiosité anxieuse de cette famille d’Yann, où
elle entrerait peut-être un jour, de cette maison, de ce village.

Dans une dernière causerie, Sylvestre, avant de partir, lui avait
expliqué à sa manière la sauvagerie de son ami:

— Vois-tu, Gaud, c’est parce qu’il est comme cela; il ne veut se marier
avec personne, par idée à lui; il n’aime bien que la mer, et même un
jour, par plaisanterie, il nous a dit lui avoir promis le mariage.

Elle lui pardonnerait donc ses manières d’être, et, retrouvant toujours
dans sa mémoire son beau sourire franc de la nuit du bal, elle se
reprenait à espérer.

Si elle le rencontrait là, au logis, elle ne lui dirait rien, bien sûr;
son intention n’était point de se montrer si osée. Mais lui, la
revoyant de près, parlerait peut-être...



Chapitre III


Elle marchait depuis une heure, alerte, agitée, respirant la brise
saine du large.

Il y avait de grands calvaires plantés aux carrefours des chemins.

De loin en loin, elle traversait de ces petits hameaux de marins qui
sont toute l’année battus par le vent, et dont la couleur est celle des
rochers. Dans l’un, où le sentier se rétrécissait tout à coup entre des
murs sombres, entre de hauts toits en chaume pointus comme des huttes
celtiques, une enseigne de cabaret la fit sourire: “Au cidre chinois”,
et on avait peint deux magots en robe verte et rose, avec des queues,
buvant du cidre. Sans doute une fantaisie de quelque ancien matelot
revenu de là-bas... En passant, elle regardait tout; les gens qui sont
très préoccupés par le but de leur voyage s’amusent toujours plus que
les autres aux mille détails de la route.

Le petit village était loin derrière elle maintenant, et, à mesure
qu’elle s’avançait sur ce dernier promontoire de la terre bretonne, les
arbres se faisaient plus rares autour d’elle, la campagne plus triste.

Le terrain était ondulé, rocheux, et, de toutes les hauteurs, on voyait
la grande mer. Plus d’arbres du tout à présent; rien que la lande rase,
aux ajoncs verts, et, çà et là, les divins crucifiés découpant sur le
ciel leurs grands bras en croix, donnant à tout ce pays l’air d’un
immense lieu de justice.

A un carrefour, gardé par un de ces christs énormes, elle hésita entre
deux chemins qui fuyaient entres des talus d’épines.

Une petite fille qui arrivait se trouva à point pour la tirer
d’embarras:

— Bonjour, mademoiselle Gaud!

C’était une petite Gaos, une petite soeur d’Yann. Après l’avoir
embrassée, elle lui demanda si ses parents étaient à la maison.

— Papa et maman, oui. Il n’y a que mon frère Yann, dit la petite sans
aucune malice, qui est allé à Loguivy; mais je pense qu’il ne sera pas
tard dehors.

Il n’était pas là, lui! Encore se mauvais sort qui l’éloignait d’elle
partout et toujours. Remettre sa visite à une autre fois, elle y pensa
bien. Mais cette petite qui l’avait vue en route, qui pourrait
parler... Que penserait-on de cela à Pors-Even? Alors elle décida
poursuivre, en musant le plus possible, afin de lui donner le temps de
rentrer.

A mesure qu’elle approchait de ce village d’Yann, de cette pointe
perdue, les choses devenaient toujours plus rudes et plus désolées. Ce
grand air de mer qui faisait les hommes plus forts, faisait aussi les
plantes plus basses, courtes, trapues, aplaties sur le sol dur. Dans le
sentier, il y avait des goémons qui traînaient par terre, feuillages
d’ailleurs, indiquant qu’un autre monde était voisin. Ils se
répandaient dans l’air leur odeur saline.

Gaud rencontrait quelquefois des passants, gens de mer, qu’on voyait à
longue distance dans ce pays nu, se dessinant, comme agrandis, sur la
ligne haute et lointaine des eaux. Pilotes ou pêcheurs, ils avaient
toujours l’air de guetter au loin, de veiller sur le large; en la
croisant, ils lui disaient bonjour. Des figures brunies, très mâles et
décidées, sous un bonnet de marin.

L’heure ne passait pas, et vraiment elle ne savait que faire pour
allonger sa route; ces gens s’étonnaient de la voir marcher si
lentement.

Ce Yann, que faisait-il à Loguivy? Il courtisait les filles
peut-être...

Ah! Si elle avait su comme il s’en souciait peu, des belles. De temps
en temps, si l’envie lui en prenait de quelqu’une, il n’avait en
général qu’à se présenter. Les fillettes de Paimpol, comme dit la
vieille chanson islandaise, sont un peu folles de leur corps, et ne
résistant guère à un garçon aussi beau. Non, tout simplement, il était
allé faire une commande à certain vannier de ce village, qui avait seul
dans le pays la bonne manière pour tresser les casiers à prendre les
homards. Sa tête était très libre d’amour en ce moment.

Elle arriva à une chapelle, qu’on apercevait de loin sur une hauteur.
C’était une chapelle toute grise, très petite et très vieille; au
milieu de l’aridité d’alentour, un bouquet d’arbres, gris aussi et déjà
sans feuilles, lui faisait des cheveux, des cheveux jetés tous du même
côté, comme par une main qu’on y aurait passée.

Et cette main était celle aussi qui fait sombrer les barques des
pêcheurs, main éternelle des vents d’ouest qui couche, dans le sens des
lames et de la houle, les branches tordues des rivages. Ils avaient
poussé de travers et échevelés, les vieux arbres, courbant le dos sous
l’effort séculaire de cette main-là.

Gaud se trouvait presque au bout de sa course, puisque c’était la
chapelle de Pors-Even; alors elle s’y arrêta, pour gagner encore du
temps.

Un petit mur croulant dessinait autour un enclos enfermant des croix.
Et tout était de la même couleur, la chapelle, les arbres et les
tombes; le lieu tout entier semblait uniformément hâlé, rongé par le
vent de la mer; un même lichen grisâtre, avec ses taches d’un jaune
pâle de soufre, couvrait les pierres, les branches noueuses, et les
saints en granit qui se tenaient dans les niches du mur.

Sur une de ces croix de bois, un nom était écris en grosses lettres:
Gaos. — Gaos, Joël, quatre-vingts ans.

Ah! Oui, le grand-père; elle savait cela.

La mer n’en avait pas voulu, de ce vieux marin. Du reste, plusieurs des
parents d’Yann devaient dormir dans cet enclos, c’était naturel, et
elle aurait dû s’y attendre; pourtant ce nom lu sur cette tombe lui
faisait une impression pénible.

Afin de perdre un moment de plus, elle entra dire une prière sous ce
porche antique, tout petit, usé, badigeonné de chaux blanche. Mais là
elle s’arrêta, avec un plus fort serrement de coeur. Gaos! encore ce
nom, gravé sur une des plaques funéraires comme on en met pour garder
le souvenir de ceux qui meurent au large.

Elle se mit à lire cette inscription:

En mémoire de
GAOS, Jean-Louis
âgé de 24 ans, matelot à bord de la Marguerite,
disparu en Islande, le 3 août 1877.
Qu’il repose en paix!


L’Islande, — toujours l’Islande! — Par tout, à cette entrée de
chapelle, étaient clouées d’autres plaques de bois, avec des noms de
marins morts. C’était le coin des naufragés de Pors-Even, et elle
regretta d’y être venue, prise d’un pressentiment noir. A Paimpol, dans
l’église, elle avait vu des inscriptions pareilles; mais ici, dans ce
village, il était plus petit, plus fruste, plus sauvage, le tombeau
vide des pêcheurs islandais. Il y avait de chaque côté un banc de
granit, pour les veuves, pour les mères: et ce lieu bas, irrégulier
comme une grotte, était gardé par une bonne vierge très ancienne,
repeinte en rose, avec de gros yeux méchants, qui ressemblait à Cybèle,
déesse primitive de la terre.

Gaos! Encore!

En mémoire de
GAOS, François
époux de Anne-Marie LE GOASTER,
capitaine à bord du Paimpolais,
perdu en Islande du 1er au 3 avril 1877,
avec vingt-trois hommes composant son équipage.
Qu’ils reposent en paix!


Et, en bas, deux os de mort en croix sous un crâne noir avec des yeux
verts, peinture naïve et macabre, sentant encore la barbarie d’un autre
âge.

Gaos! partout ce nom!

Un autre Gaos s’appelait Yves, enlevé du bord de son navire et disparu
aux environs de Norden-Fjord, en Islande, à l’âge de vingt-deux ans. La
plaque semblait être là depuis de longues années; il devait être bien
oublié, celui-là...

En lisant, il lui venait pour ce Yann des élans de tendresse douce, et
un peu désespérée aussi. Jamais, non, jamais il ne serait à elle!
Comment le disputer à la mer, quand tant d’autres Gaos y avaient
sombré, des ancêtres, des frères, qui devaient avoir avec lui des
ressemblances profondes.

Elle entra dans la chapelle, déjà obscure, à peine éclairée par ses
fenêtres basses aux parois épaisses. Et là, le coeur plein de larmes
qui voulaient tomber, elle s’agenouilla pour prier devant des saints et
des saintes énormes, entourés de fleurs grossières, et qui touchaient
la voûte avec leur tête. Dehors, le vent qui se levait commençait à
gémir, comme rapportant au pays breton la plainte des jeunes hommes
morts.

Le soir approchait; il fallait pourtant bien se décider à faire sa
visite et s’acquitter de sa commission.

Elle reprit sa route et, après s’être informée dans le village, elle
trouva la maison des Gaos, qui était adossée à une haute falaise; on y
montait par une douzaine de marches en granit. Tremblant un peu à
l’idée que Yann pouvait être revenu, elle traversa le jardinet où
poussaient des chrysanthèmes et des véroniques.

En entrant, elle dit qu’elle apportait l’argent de cette barque vendue,
et on la fit asseoir très poliment pour attendre le retour du père, qui
lui signerait son reçu. Parmi tout ce monde qui était là, ses yeux
cherchèrent Yann, mais elle ne le vit point.

On était fort occupé dans la maison. Sur une grande table bien blanche,
on taillait déjà à la pièce, dans du coton neuf, des costumes appelés
cirages, pour la prochaine saison d’Islande.

— C’est que, voyez-vous, mademoiselle Gaud, il leur en faut à chacun
deux rechanges complets pour là-bas.

On lui expliqua comment on s’y prenait après pour les peindre et les
cirer, ces tenues de misère. Et, pendant qu’on lui détaillait la chose,
ses yeux parcouraient attentivement ce logis des Gaos.

Il était aménagé à la manière traditionnelle des chaumières bretonnes;
une immense cheminée occupait le fond, et des lits en armoire
s’étageaient sur les côtés. Mais cela n’avait pas l’obscurité ni la
mélancolie de ces gîtes des laboureurs, qui sont toujours à demi
enfouis au bord des chemins; c’était clair et propre, comme en général
chez les gens de mer.

Plusieurs petits Gaos étaient là, garçons ou filles, tous frères
d’Yann, — sans compter deux grands qui naviguaient. Et, en plus, une
bien petite blonde, triste et proprette, qui ne ressemblait pas aux
autres.

— Une que nous avons adoptée l’an dernier, expliqua la mère; nous en
avions déjà beaucoup pourtant; mais, que voulez-vous, mademoiselle
Gaud! son père était de la Marie-Dieu-l’aime, qui s’est perdue en
Islande à la saison dernière, comme vous savez, — alors, entre voisins,
on s’est partagé les cinq enfants qui restaient et celle-ci nous est
échue.

Entendant qu’on parlait d’elle, la petite adoptée baissait la tête et
souriait en se cachant contre le petit Laumec Gaos qui était son
préféré.

Il y avait un air d’aisance partout dans la maison, et la fraîche santé
se voyait épanouie sur toutes ces joues roses d’enfants.

On mettait beaucoup d’empressement à recevoir Gaud - comme une belle
demoiselle dont la visite était un honneur pour la famille. Par un
escalier de bois blanc tout neuf, on la fit montrer dans la chambre
d’en haut qui était la gloire du logis. Elle se rappelait bien
l’histoire de la construction de cet étage; c’était à la suite d’une
trouvaille de bateau abandonné faite en Manche par le père Gaos et son
cousin le pilote; la nuit du bal, Yann lui avait raconté cela.

Cette chambre de l’épave était jolie et gaie dans sa blancheur toute
neuve; il y avait deux lits à la mode des villes, avec des rideaux en
perse rose; une grande table au milieu. Par la fenêtre, on voyait tout
Paimpol, toute la rade, avec les Islandais là-bas, au mouillage, — et
la passe par où ils s’en vont.

Elle n’osait pas questionner, mais elle aurait bien voulu savoir où
dormait Yann; évidemment, tout enfant, il avait dû habiter en bas, dans
quelqu’un de ces antiques lits en armoire. Mais à présent, c’était
peut-être ici, entre ces beaux rideaux roses. Elle aurait aimé être au
courant des détails de sa vie, savoir surtout à quoi se passaient ses
longues soirées d’hiver...

... Un pas un peu lourd dans l’escalier la fit tressaillir.

Non, ce n’était pas Yann, mais un homme qui lui ressemblait malgré ses
cheveux déjà blancs, qui avait presque sa haute stature et qui était
droit comme lui: le père Gaos rentrant de la pêche.

Après l’avoir saluée et s’être enquis des motifs de sa visite, il lui
signa son reçu, ce qui fut un peu long, car sa main n’était plus,
disait-il, très assurée. Cependant il n’acceptait pas ces cent francs
comme un payement définitif, le désintéressant de cette vente de
barque; non, mais comme un acompte seulement; il en recauserait avec M.
Mével. Et Gaud, à qui l’argent importait peu, fit un petit sourire
imperceptible: allons, bon, cette histoire n’était pas encore finie,
elle s’en était bien doutée; d’ailleurs, cela l’arrangeait d’avoir
encore des affaires mêlées avec les Gaos.

On s’excusait presque, dans la maison de l’absence d’Yann, comme si on
eût trouvé plus honnête que toute la famille fût là assemblée pour la
recevoir. Le père avait peut-être même deviné, avec sa finesse de vieux
matelot, que son fils n’était pas indifférent à cette belle héritière;
car il mettait un peu d’insistance à toujours reparler de lui:

— C’est bien étonnant, disait-il, il n’est jamais si tard dehors. Il
est allé à Loguivy, mademoiselle Gaud, acheter des casiers pour prendre
les homards; comme vous savez, c’est notre grande pêche de l’hiver.

Elle, distraite, prolongeait sa visite, ayant cependant conscience que
c’était trop, et sentant un serrement de coeur lui venir à l’idée
qu’elle ne le verrait pas.

— Un homme sage comme lui, qu’est-ce qu’il peut bien faire? Au cabaret,
il n’y est pas, bien sûr; nous n’avons pas cela à craindre avec notre
fils. -Je ne dis pas, une fois de temps en temps, le dimanche, avec des
camarades... Vous savez mademoiselle Gaud, les marins... Eh! mon Dieu,
quand on est jeune homme, n’est-ce pas, pourquoi s’en priver tout à
fait?... Mais la chose est bien rare avec lui, c’est un homme sage,
nous pouvons le dire.

Cependant la nuit venait; on avait replié les cirages commencés,
suspendu le travail. Les petits Gaos et la petite adoptée, assis sur
des bancs, se serraient les un aux autres, attristé par l’heure grise
du soir, et regardaient Gaud, ayant l’air de se demander:

“A présent, pourquoi ne s’en va-t-elle pas?”

Et, dans la cheminée, la flamme commençait à éclairer rouge, au milieu
du crépuscule qui tombait.

— Vous devriez rester manger la soupe avec nous, mademoiselle Gaud.

Oh! non, elle ne le pouvait pas; le sang lui monta tout à coup au
visage à la pensée d’être restée si tard. Elle se leva et prit congé.

Le père d’Yann s’était levé lui aussi pour l’accompagner un bout de
chemin, jusqu’au delà de certain bas-fond isolé où de vieux arbres font
un passage noir.

Pendant qu’ils marchaient près l’un de l’autre, elle se sentait prise
pour lui de respect et de tendresse; elle avait envie de lui parler
comme à un père, dans des élans qui lui venaient; puis les mots
s’arrêtaient dans sa gorge, et elle ne disait rien.

Ils s’en allaient, au vent froid du soir qui avait l’odeur de la mer,
rencontrant çà et là, sur la rase lande, des chaumières déjà fermées,
bien sombres, sous leur toiture bossue, pauvres nids où des pêcheurs
étaient blottis; rencontrant les croix, les ajoncs et les pierres.

Comme c’était loin, ce Pors-Even, et comme elle s’y était attardée!

Quelquefois ils croisaient des gens qui revenaient de Paimpol ou de
Loguivy; en regardant approcher ces silhouettes d’hommes, elle pensait
chaque fois à lui, à Yann; mais c’était aisé de le reconnaître à
distance et vite elle était déçue. Ses pieds s’embarrassaient dans de
longues plantes brunes, emmêlées comme des chevelures, qui étaient les
goémons traînant à terre.

A la croix de Plouëzoc’h, elle salue le vieillard, le priant de
retourner. Les lumières de Paimpol se voyaient déjà, et il n’y avait
plus aucune raison d’avoir peur.

Allons, c’était fini pour cette fois... Et qui sait à présent quand
elle verrait Yann...

Pour retourner à Pors-Even, les prétextes ne lui auraient pas manqué,
mais elle aurait eu trop mauvais air en recommençant cette visite. Il
fallait être plus courageuse et plus fière. Si seulement Sylvestre, son
petit confident, eût été là encore, elle l’aurait chargé peut-être
d’aller trouver Yann de sa part, afin de le faire s’expliquer. Mais il
était parti et pour combien d’années?...



Chapitre IV


- Me marier? Disait Yann à ses parents le soir, — me marier? Eh! donc,
mon Dieu, pour quoi faire? — Est-ce que je serai jamais si heureux
qu’ici avec vous; pas de soucis, pas de contestations avec personne, et
la bonne soupe toute chaude chaque soir, quand je rentre de la mer...
Oh! je comprends bien, allez, qu’il s’agit de celle qui est venue à la
maison aujourd’hui. D’abord, une fille si riche, en vouloir à de
pauvres gens comme nous, ça n’est pas assez clair à mon gré. Et puis ni
celle-là ni une autre, on, c’est tout réfléchi, je ne me marie pas, ça
n’est pas mon idée.

Ils se regardèrent en silence, les deux vieux Gaos, désappointés
profondément; car, après en avoir causé ensemble, ils croyaient être
bien sûrs que cette jeune fille ne refuserait pas leur beau Yann. Mais
ils ne tentèrent point d’insister, sachant combien ce serait inutile.
Sa mère surtout baissa la tête et ne dit plus mot; elle respectait les
volontés de ce fils, de cet aîné qui avait presque rang de chef de
famille: bien qu’il fût toujours très doux et très tendre avec elle,
soumis plus qu’un enfant pour les petites choses de la vie, il était
depuis longtemps son maître absolu pour les grandes, échappant à toute
pression avec une indépendance tranquillement farouche.

Il ne veillait jamais tard, ayant l’habitude, comme les autres
pêcheurs, de se lever avant le jour. Et après souper, dès huit heures,
ayant jeté un dernier coup d’oeil de satisfaction à ses casiers de
Loguivy, à ses filets neufs, il commença de se déshabiller, l’esprit en
apparence fort calme; puis il monta se coucher, dans le lit à rideaux
de perse rose qu’il partageait avec Laumec son petit frère.



Chapitre V


...Depuis quinze jours, Sylvestre, le petit confident de Gaud, était au
cartier de Brest; — très dépaysé, mais très sage; portant crânement son
col bleu ouvert et son bonnet à pompon rouge; superbe en matelot, avec
son allure roulante et sa haute taille; dans le fond, regrettant
toujours sa bonne vieille grand’mère et resté l’enfant innocent
d’autrefois.

Un seul soir il s’était grisé, avec des pays, parce que c’est l’usage:
ils étaient rentrés au quartier, toute une bande se donnant le bras, en
chantant à tue-tête.

Un dimanche aussi, il était allé au théâtre dans les galeries hautes.
On jouait un de ces grands drames où les matelots, s’exaspérant contre
le traître, l’accueillent avec un hou! qu’ils poussent tous ensemble et
qui fait un bruit profond comme le vent d’ouest. Il avait surtout
trouvé qu’il y faisait très chaud, qu’on y manquait d’air et de place;
une tentative pour enlever son paletot lui avait valu une réprimande de
l’officier de service. Et il s’était endormi sur la fin.

En rentrant à la caserne, passé minuit, il avait rencontré des dames
d’un âge assez mûr, coiffées en cheveux, qui faisaient les cent pas sur
leur trottoir.

— Écoute ici, joli garçon, disaient-elles avec des grosses voix
rauques.

Il avait bien compris tout de suite ce qu’elles voulaient, n’étant
point si naïf qu’on aurait pu le croire. Mais le souvenir, évoqué tout
à coup, de sa vieille grand’mère et de Marie Gaos, l’avait fait passer
devant elles très dédaigneux, les toisant du haut de sa beauté et de sa
jeunesse avec un sourire de moquerie enfantine. Elles avaient même été
fort étonnées, les belles, de la réserve de ce matelot:

— As-tu vu celui-là!... Prends garde, sauve-toi, mon fils; sauve-toi,
l’on va te manger.

Et le bruit de choses fort vilaines qu’elles lui criaient s’était perdu
dans la rumeur vague qui emplissait les rues, par cette nuit de
dimanche.

Il se conduisait à Brest comme en Islande; comme au large, il restait
vierge. — Mais les autres ne se moquaient pas de lui, parce qu’il était
très fort, ce qui inspire le respect aux marins.



Chapitre VI


Un jour on l’appela au bureau de sa compagnie; on avait à lui annoncer
qu’il était désigné pour la Chine, pour l’escadre de Formose!...

Il se doutait depuis longtemps que ça arriverait, ayant entendu dire à
ceux qui lisaient les journaux que, par là-bas, la guerre n’en
finissait plus. A cause de l’urgence du départ, on le prévenait en même
temps qu’on ne pourrait pas lui donner la permission accordée
d’ordinaire, pour les adieux, à ceux qui vont en campagne: dans cinq
jours, il faudrait faire son sac et s’en aller. Il lui vint un trouble
extrême: c’était le charme des grands voyages, de l’inconnu, de la
guerre: aussi l’angoisse de tout quitter, avec l’inquiétude vague de ne
plus revenir.

Mille choses tourbillonnaient dans sa tête. Un grand bruit se faisait
autour de lui, dans les salles du quartier, où quantité d’autres
venaient d’être désignés aussi pour cette escadre de Chine.

Et vite il écrivit à sa pauvre vieille grand’mère, vite au crayon,
assis par terre, isolé dans une rêverie agitée, au milieu du
va-et-vient et de la clameur de tous ces jeunes hommes qui, comme lui,
allaient partir.



Chapitre VII


Elle est un peu ancienne, son amoureuse! Disaient les autres, deux
jours après, en riant derrière lui; c’est égal, ils ont l’air de bien
s’entendre tout de même.

Ils s’amusaient de le voir, pour la première fois, se promener dans les
rues de Recouvrance avec une femme au bras, comme tout le monde, se
penchant vers elle d’un air tendre, lui disant des choses qui avaient
l’air tout à fait douces.

Une petite personne à la tournure assez alerte, vue de dos; — des jupes
un peu courtes, par exemple, pour la mode du jour; un petit châle brun,
et une grande coiffe de Paimpolaise.

Elle aussi, suspendue à son bras, se retournait vers lui pour le
regarder avec tendresse.

— Elle est un peu ancienne, l’amoureuse!

Ils disaient cela, les autres, sans grande malice, voyant bien que
c’était une bonne vieille grand’mère, venue de la campagne.

...Venue en hâte, prise d’une épouvante affreuse, à la nouvelle du
départ de son petit-fils: — car cette guerre de Chine avait déjà coûté
beaucoup de marins au pays de Paimpol.

Ayant réuni toutes ses pauvres petites économies, arrangé dans un
carton sa belle robe des dimanches et une coiffe de rechange, elle
était partie pour l’embrasser au moins encore une fois.

Tout droit elle avait été le demander à la caserne et d’abord
l’adjudant de sa compagnie avait refusé de le laisser sortir.

— Si vous voulez réclamer, allez, ma bonne dame, allez vous adresser au
capitaine, le voilà qui passe.

Et carrément, elle y était allée. Celui-ci s’était laissé toucher.

— Envoyez Moan se changer, avait-il dit.

Et Moan, quatre à quatre, était monté se mettre en toilette de ville, —
tandis que la bonne vieille, pour l’amuser, comme toujours, faisait par
derrière à cet adjudant une fine grimace impayable, avec une révérence.

Ensuite, quand il reparut, le petit-fils bien décolleté dans sa tenue
de sortie, elle avait été émerveillée de le trouver si beau: sa barbe
noire, qu’un coiffeur lui avait taillée, était en pointe à la mode des
marins cette année-là, les liettes de sa chemise ouverte étaient frisée
menu, et son bonnet avait de longs rubans qui flottaient terminés par
des encres d’or.

Un instant elle s’était imaginé voir son fils Pierre qui, vingt ans
auparavant, avait été lui aussi gabier de la flotte, et le souvenir de
ce long passé déjà enfui derrière elle, de tous ces morts, avait jeté
furtivement sur l’heure présente une ombre triste.

Tristesse vite effacée. Ils étaient sortis bras dessus bras dessous,
dans la joie d’être ensemble; — et c’est alors que, la prenant pour son
amoureuse, on l’avait jugée “un peu ancienne”.

Elle l’avait emmené dîner, en partie fine, dans une auberge tenue par
des Paimpolais, qu’on lui avait recommandée comme n’étant pas trop
chère. Ensuite, se donnant le bras toujours, ils étaient allés dans
Brest, regarder les étalages des boutiques. Et rien n’était si amusant
que tout ce qu’elle trouvait à dire pour faire rire son petit-fils, —
en breton de Paimpol que les passants ne pouvaient pas comprendre.



Chapitre VIII


Elle était restée trois jours avec lui, trois jours de fête sur
lesquels pesait un après bien sombre, autant dire trois jours de grâce.

Et enfin il avait bien fallu repartir, s’en retourner à Ploubazlanec.
C’est que d’abord elle était au bout de son pauvre argent. Et puis
Sylvestre embarquait le surlendemain, et les matelots sont toujours
consignés inexorablement dans les quartiers, la veille des grands
départs (un usage qui semble à première vue un peu barbare, mais qui
est une précaution nécessaire contre les bordées qu’ils ont tendance à
courir au moment de se mettre en campagne).

Oh! ce dernier jour!... Elle avait eu beau faire, beau chercher dans sa
tête pour dire encore des choses drôles à son petit-fils, elle n’avait
rien trouvé, non, mais c’étaient des larmes qui avaient envie de venir,
les sanglots qui, à chaque instant, lui montaient à la gorge. Suspendue
à son bras, elle lui faisait mille recommandations qui, à lui aussi,
donnaient l’envie de pleurer. Et ils avaient fini par entrer dans une
église pour dire ensemble leurs prières.

C’est par le train du soir qu’elle s’en était allée. Pour économiser,
ils s’étaient rendus à pied à la gare; lui, portant son carton de
voyage et la soutenant de son bras fort sur lequel elle s’appuyait de
tout son poids. Elle était fatiguée, fatiguée, la pauvre vieille; elle
n’en pouvait plus, de s’être tant surmenée pendant trois ou quatre
jours. Le dos tout courbé sous son châle brun, ne trouvant plus la
force de se redresser, elle n’avait plus rien de jeunet dans la
tournure et sentait bien toute l’accablante lourdeur de ses
soixante-seize ans. A l’idée que c’était fini, que dans quelques
minutes il faudrait le quitter, son coeur se déchirait d’une manière
affreuse. Et c’était en Chine qu’il s’en allait, là-bas, à la tuerie!
Elle l’avait encore là, avec elle: elle le tenait encore de ses deux
pauvres mains... et cependant il partirait; ni toute sa volonté, ni
toutes ses larmes ni tout son désespoir de grand’mère ne pourraient
rien pour le garder!...

Embarrassée de son billet, de son panier de provisions, de ses
mitaines, agitée, tremblante, elle lui faisait ses recommandations
dernières auxquelles il répondait tout bas par de petits oui bien
soumis, la tête penchée tendrement vers elle, la regardant avec ses
bons yeux doux, son air de petit enfant.

— Allons, la vieille, il faut vous décider si vous voulez partir!

La machine sifflait. Prise de la frayeur de manquer le train, elle lui
enleva des mains son carton; — puis laissa tomber la chose à terre,
pour se pendre à son cou dans un embrassement suprême.

On les regardait beaucoup dans cette gare, mais ils ne donnaient plus
envie de sourire à personne. Poussée par les employés, épuisée, perdue,
elle se jeta dans le premier compartiment venu, dont on lui referma
brusquement la portière sur les talons, tandis que, lui, prenait sa
course légère de matelot, décrivait une courbe d’oiseau qui s’envole,
afin de faire le tour et d’arriver à la barrière, dehors, à temps pour
la voir passer.

Un grand coup de sifflet, l’ébranlement bruyant des roues, — la
grand’mère passa. — Lui, contre cette barrière, agitait avec une grâce
juvénile son bonnet à rubans flottants, et elle, penchée à la fenêtre
de son wagon de troisième, faisant signe avec son mouchoir pour être
mieux reconnue. Si longtemps qu’elle pu, si longtemps qu’elle distingua
cette forme bleu-noir qui était encore son petit-fils, elle le suivait
des yeux, lui jetant de toute son âme cet “au revoir” toujours
incertain que l’on dit aux marins quand ils s’en vont.

Regarde-le bien, pauvre vieille femme, ce petit Sylvestre; jusqu’à la
dernière minute, suis bien sa silhouette fuyante, qui s’efface là-bas
pour jamais...

Lui, s’en retournant lentement, tête baissée, avec de grosses larmes
descendant sur ses joues. La nuit d’automne était venue, le gaz allumé
partout, la fête des matelots commencée. Sans prendre garde à rien, il
traversa Brest, puis le pont de Recouvrance, se rendant au quartier.

— “Écoute ici, joli garçon,” disaient déjà des vois enrouées de ces
dames qui avaient commencé leurs cent pas sur les trottoirs.

Il rentra se coucher dans son hamac, et pleura tout seul, dormant à
peine jusqu’au matin.



Chapitre IX


...Il avait pris le large, emporté très vite sur des mers inconnues,
beaucoup plus bleues que celle de l’Islande.

Le navire qui le conduisait en extrême Asie avait ordre de se hâter, de
brûler les relâches.

Déjà il avait conscience d’être bien loin, à cause de cette vitesse qui
était incessante, égale, qui allait toujours, presque sans souci du
vent ni de la mer. Etant gabier, il vivait dans sa mâture, perché comme
un oiseau, évitant ces soldats entassés sur le pont, cette cohue d’en
bas.

On s’était arrêté deux fois sur la côte de Tunis, pour prendre encore
des zouaves et des mulets; de très loin il avait aperçu des villes
blanches sur des sables ou des montagnes. Il était même descendu du sa
hune pour regarder curieusement des hommes très bruns, drapés de voiles
blancs, qui étaient venus dans des barques pour vendre des fruits: les
autres lui avaient dit que c’étaient ça, les Bédouins.

Cette chaleur et ce soleil, qui persistaient toujours, malgré la saison
d’automne, lui donnaient l’impression d’un dépaysement extrême.

Un jour, on était arrivé à une ville appelée Port-Saïd. Tous les
pavillons d’Europe flottaient dessus au bout de longues hampes, lui
donnant un air de Babel en fête, et des sables miroitants l’entouraient
comme une mer. On avait mouillé là à toucher les quais, presque au
milieu des longues rues à maisons de bois. Jamais, depuis le départ, il
n’avait vu si clair et de si près le monde du dehors, et cela l’avait
distrait, cette agitation, cette profusion de bateaux.

Avec un bruit continuel de sifflets et de sirènes à vapeur, tous ces
navires s’engouffraient dans une sorte de long canal, étroit comme un
fossé, qui fuyait en ligne argentée dans l’infini de ces sables. Du
haut de sa hune, il les voyait s’en aller comme en procession pour se
perdre dans les plaines.

Sur ces quais circulaient toute espèce de costumes; des hommes en robe
de toutes les couleurs, affairés, criant, dans le grand coup de feu du
transit. Et le soir, aux sifflets diaboliques des machines, étaient
venus se mêler les tapages confus de plusieurs orchestres, jouant des
choses bruyantes, comme pour endormir les regrets déchirants de tous
les exilés qui passaient.

Le lendemain, dès le soleil levé, ils étaient entrés eux aussi dans
l’étroit ruban d’eau entre les sables, suivis d’une queue de bateaux de
tous les pays. Cela avait duré deux jours, cette promenade à la file
dans le désert; puis une autre mer s’était ouverte devant eux, et ils
avaient repris le large.

On marchait à toute vitesse toujours; cette mer plus chaude avait à sa
surface des marbrures rouges et quelquefois l’écume battue du sillage
avait la couleur du sang. Il vivait presque tout le temps dans sa hune,
se chantant tout bas à lui-même Jean François de Nantes, pour se
rappeler son frère Yann, l’Islande, le bon temps passé.

Quelquefois, dans le fond des lointains pleins de mirages, il voyait
apparaître quelque montagne de nuance extraordinaire. Ceux qui menaient
le navire connaissaient sans doute, malgré l’éloignement et le vague,
ces caps avancés des continents qui sont comme des points de repère
éternels sur les grands chemins du monde. Mais, quand on est gabier, on
navigue emporté comme une chose, sans rien savoir, ignorant les
distances et les mesures sur l’étendue qui ne finit pas.

Lui, n’avait que la notion d’un éloignement effroyable qui augmentait
toujours; mais il en avait la notion très nette, en regardant de haut
ce sillage, bruissant, rapide, qui fuyait derrière; en comptant depuis
combien durait cette vitesse qui ne se ralentissait ni jour ni nuit.

En bas, sur le pont, la foule, les hommes entassés à l’ombre des
tentes, haletaient avec accablement. L’eau, l’air, la lumière avaient
pris une splendeur morne, écrasante; et la fête éternelle de ces choses
était comme une ironie pour les êtres, pour les existences organisées
qui sont éphémères:

... Une fois, dans sa hune, il fut très amusé par des nuées de petits
oiseaux, d’espèce inconnue, qui vinrent se jeter sur le navire comme
des tourbillons de poussière noire. Ils se laissaient prendre et
caresser, n’en pouvant plus. Tous les gabiers en avaient sur leurs
épaules.

Mais bientôt, les plus fatigués commencèrent à mourir.

... Ils mouraient par milliers, sur les vergues, sur les sabords, ces
tout petits, au soleil terrible de la mer Rouge.

Ils étaient venus de par delà les grands déserts, poussés par un vent
de tempête. Par peur de tomber dans cet infini bleu qui était partout,
ils s’étaient abattus, d’un dernier vol épuisé, sur ce bateau qui
passait. Là-bas, au fond de quelque région lointaine de la Libye, leur
race avait pullulé dans des amours exubérantes. Leur race avait pullulé
sans mesure, et il y en avait eu trop; alors la mère aveugle, et sans
âme, la mère nature, avait chassé d’un souffle cet excès de petits
oiseaux avec la même impassibilité que s’il se fût agi d’une génération
d’hommes.

Et ils mouraient tous sur ces ferrures chaudes du navire; le pont était
jonché de leurs petits corps qui hier palpitaient de vie, de chants et
d’amour... Petites loques noires, aux plumes mouillées, Sylvestre et
les gabiers les ramassaient, étendant dans leurs mains, d’un air de
commisération, ces fines ailes bleuâtres, — et puis les poussaient au
grand néant de la mer, à coups de balai...

Ensuite passèrent des sauterelles, filles de celles de Moïse, et le
navire en fut couvert.

Puis on navigua encore plusieurs jours dans du bleu inaltérable où on
ne voyait plus rien de vivant, - si ce n’est des poissons quelquefois,
qui volaient au ras de l’eau...



Chapitre X


... De la pluie à torrents, sous un ciel lourd et tout noir; — c’était
l’Inde. Sylvestre venait de mettre le pied sur cette terre-là, le
hasard l’ayant fait choisir à bord pour compléter l’armement d’une
baleinière.

A travers l’épaisseur des feuillages, il recevait l’ondée tiède, et
regardait autour de lui les choses étranges. Tout était magnifiquement
vert; les feuilles des arbres étaient faites comme des plumes
gigantesques, et les gens qui se promenaient avaient de grands yeux
veloutés qui semblaient se fermer sous le poids de leurs cils. Le vent
qui poussait cette pluie sentait le musc et les fleurs.

Des femmes lui faisaient signe de venir: quelque chose comme le Écoute
ici, joli garçon, entendu maintes fois dans Brest. Mais, au milieu de
ce pays enchanté, leur appel était troublant et faisait passer des
frissons dans la chair. Leurs poitrines superbes se bombaient sous les
mousselines transparentes qui les drapaient; elles étaient fauves et
polies comme du bronze.

Hésitant encore, et pourtant fasciné par elles, il s’avançait déjà, peu
à peu, pour les suivre.

...Mais voici qu’un petit coup de sifflet de marine, modulé en trilles
d’oiseau, le rappela brusquement dans sa baleinière, qui allait
repartir.

Il prit sa course, — et adieu les belles de l’Inde. Quand on se
retrouva au large le soir, il était encore vierge comme un enfant.

Après une nouvelle semaine de mer bleue, on s’arrêta dans un autre pays
de pluie et de verdure. Une nuée de bonshommes jaunes, qui poussaient
des cris, envahit tout de suite le bord, apportant du charbon dans des
paniers.

— Alors nous sommes donc déjà en Chine? demanda Sylvestre, voyant
qu’ils avaient tous des figures de magot et des queues.

On lui dit que non; encore un peu de patience: ce n’était que
Singapour. Il remonta dans sa hune, pour éviter la poussière noirâtre
que le vent promenait, tandis que le charbon des milliers de petits
paniers s’entassait fiévreusement dans les soutes.

Enfin on arriva un jour dans un pays appelé Tourane, où se trouvait au
mouillage une certaine Circé tenant un blocus. C’était le bateau auquel
il se savait depuis longtemps destinés, et on l’y déposa avec son sac.

Il y retrouva des pays même deux Islandais qui pour le moment étaient
canonniers.

Le soir, par ces temps toujours chauds et tranquilles où il l’y avait
rien à faire, ils se réunissaient sur le pont, isolés des autres, pour
former ensemble une petite Bretagne de souvenir.

Il du passer cinq mois d’inaction et d’exil dans cette baie triste,
avant le moment désiré d’aller se battre.



Chapitre XI


Paimpol, — le dernier jour de février, — veille du départ des pêcheurs
pour l’Islande.

Gaud se tenait debout contre la porte de sa chambre, immobile et
devenue très pâle.

C’est que Yann était en bas, à causer avec son père. Elle l’avait vu
venir, et elle entendait vaguement résonner sa voix.

Ils ne s’étaient pas rencontrés de tout l’hiver, comme si une fatalité
les eût toujours éloignés l’un de l’autre.

Après sa course à Pors-Even, elle avait fondé quelque espérance sur le
pardon des Islandais, où l’on a beaucoup d’occasions de se voir et de
causer, sur la place, le soir, dans les groupes. Mais, dès le matin de
cette fête, les rues étant déjà tendues de blanc, ornées de guirlandes
vertes, une mauvaise pluie s’était mise à tomber à torrents, chassée de
l’ouest par une brise gémissante; sur Paimpol, on n’avait jamais vu le
ciel si noir. “Allons, ceux de Ploubazlanec ne viendront pas,” avaient
dit tristement les filles qui avaient leurs amoureux de ce côté-là. Et,
en effet, ils n’étaient pas venus, ou bien s’étaient vite enfermés à
boire. Pas de procession, pas de promenade, et elle, le coeur plus
serré que de coutume, était restée derrière ses vitres toute la soirée,
écoutant ruisseler l’eau des toits et monter du fond des cabarets les
chants bruyants des pêcheurs.

Depuis quelques jours, elle avait prévu cette visite d’Yann, se doutant
bien que, pour cette affaire de vente de barque non encore réglée, le
père Gaos, qui n’aimait pas venir à Paimpol, enverrait son fils. Alors
elle s’était promis qu’elle irait à lui, ce que les filles ne font pas
d’ordinaire, qu’elle lui parlerait pour en avoir le coeur net. Elle lui
reprocherait de l’avoir troublée, puis abandonnée, à la manière de
garçons qui n’ont pas d’honneur. Entêtement, sauvagerie, attachement au
métier de la mer, ou crainte d’un refus... si tous ces obstacles
indiqués par Sylvestre étaient les seuls, ils pourraient bien tomber,
qui sait! Après un entretien franc comme serait le leur. Et alors,
peut-être, reparaîtrait son beau sourire qui arrangerait tout, — ce
même sourire qui l’avait tant surprise et charmée l’hiver d’avant,
pendant une certaine nuit de bal passée tout entière à valser entres
ses bras. Et cet espoir lui rendait du courage, l’emplissait d’une
impatience presque douce.

De loin, tout paraît toujours si facile, si simple à dire et à faire.

Et, précisément, cette visite d’Yann tombait à une heure choisie: elle
était sûre que son père, en ce moment assis à fumer, ne se dérangerait
pas pour le reconduire; donc, dans le corridor où il n’y aurait
personne, elle pourrait avoir enfin son explication avec lui.

Mais voici qu’à présent, le moment venu, cette hardiesse lui semblait
extrême. L’idée seulement de le rencontrer, de le voir face à face au
pied de ces marches la faisait trembler. Son coeur battait à se
rompre... Et dire que, d’un moment à l’autre, cette porte en bas allait
s’ouvrir, — avec le petit bruit grinçant qu’elle connaissait bien, —
pour lui donner passage!

Non, décidément, elle n’oserait jamais; plutôt se consumer d’attente et
mourir de chagrin, que tenter une chose pareille. Et déjà elle avait
fait quelques pas pour retourner au fond de sa chambre, s’asseoir et
travailler.

Mais elle s’arrêta encore, hésitante, effarée, se rappellent que
c’était demain le départ pour l’Islande, et que cette occasion de le
voir était unique. Il faudrait donc, si elle la manquait, recommencer
des mois de solitude et d’attente, languir après son retour, perdre
encore tout un été de sa vie...

En bas, la porte s’ouvrit: Yann sortait! Brusquement résolue, elle
descendit en courant l’escalier, et arriva tremblante se planter devant
lui.

— Monsieur Yann, je voudrais vous parler, s’il vous plaît.

— A moi!... mademoiselle Gaud?... dit-il en baissant la voix, portant
la main à son chapeau.

Il la regardait d’un air sauvage, avec ses yeux vifs, la tête rejetée
en arrière, l’expression dure, ayant même l’air de se demander si
seulement il s’arrêterait. Un pied en avant, prêt à fuir, il plaquait
ses larges épaules à la muraille, comme pour être moins près d’elle
dans ce couloir étroit où il se voyait pris.

Glacée, alors, elle ne trouvait plus rien de ce qu’elle avait préparé
pour lui dire: elle n’avait pas prévu qu’il pourrait lui faire cet
affront-là, de passer sans l’avoir écoutée...

— Est-ce que notre maison vous fait peur, monsieur Yann? demanda-t-elle
d’un ton sec et bizarre, qui n’était pas celui qu’elle voulait avoir.

Lui, détournait les yeux, regardant dehors. Ses joues étaient devenues
très rouges, une montée de sang lui brûlait le visage, et ses narines
mobiles se dilataient à chaque respiration suivant les mouvements de sa
poitrine, comme celles des taureaux.

Elle essaya de continuer:

— Le soir du bal où nous étions ensemble, vous m’aviez dit au revoir
comme on ne le dit pas à une indifférente... Monsieur Yann, vous êtes
sans mémoire donc... Que vous ai-je fait?...

... Le mauvais vent d’ouest qui s’engouffrait là, venant de la rue,
agitait les cheveux de Yann, les ailes de la coiffe de Gaud, et,
derrière eux, fit furieusement battre une porte. On était mal dans ce
corridor pour parler de choses graves. Après ses premières phrases,
étranglées dans sa gorge, Gaud restait muette, sentant tourner sa tête,
n’ayant plus d’idées. Ils s’étaient avancés vers la porte de la rue,
lui, fuyant toujours.

Dehors, il venait avec un grand bruit et le ciel était noir. Par cette
porte ouverte, un éclairage livide et triste tombait en plein sur leurs
figures. Et une voisine d’en face les regardait: qu’est-ce qu’ils
pouvaient se dire, ces deux-là, dans le corridor, avec des airs si
troublés? qu’est-ce qui se passait donc chez les Mével?

— Non, mademoiselle Gaud, répondit-il à la fin en se dégageant avec une
aisance de fauve. - Déjà j’en ai entendu dans le pays, qui parlaient
sur nous... Non, mademoiselle Gaud... Vous êtes riche, nous ne sommes
pas gens de la même classe. Je ne suis pas un garçon à venir chez vous,
moi...

Et il s’en alla...

Ainsi tout était fini, fini à jamais. Et, elle n’avait même rien dit de
ce qu’elle voulait dire, dans cette entrevue qui n’avait réussi qu’à la
faire passer à ses yeux pour une effrontée... Quel garçon était-il
donc, ce Yann, avec son dédain des filles, son dédain de l’argent, son
dédain de tout!...

Elle restait d’abord clouée sur place, voyant les choses remuer autour
d’elle, avec du vertige...

Et puis une idée, plus intolérable que toutes, lui vint comme un
éclair: des camarades d’Yann, des Islandais, faisaient les cent pas sur
la place, l’attendant! S’il allait leur raconter cela, s’amuser d’elle,
comme se serait un affront encore plus odieux! Elle remonta vite dans
sa chambre, pour les observer à travers ses rideaux...

Devant la maison, elle vit en effet le groupe de ces hommes. Mais ils
regardaient tout simplement le temps, qui devenait de plus en plus
sombre, et faisaient des conjectures sur la grande pluie menaçante,
disant:

— Ce n’est qu’un grain; entrons boire, tandis que sa passera.

Et puis ils plaisantèrent à haute voix sur Jeannie Caroff, sur
différentes belles; mais aucun ne se retourna vers sa fenêtre.

Ils étaient gais tous, excepté lui qui ne répondait pas, ne souriait
pas, mais demeurait grave et triste. Il n’entra point boire avec les
autres et, sans plus prendre garde à eux ni à la pluie commencée,
marchant lentement sous l’averse comme quelqu’un absorbé dans une
rêverie, il traversa la place, dans la direction de Ploubazlanec...

Alors elle lui pardonna tout, et un sentiment de tendresse sans espoir
prit la place de l’amer dépit qui lui était d’abord monté au coeur.

Elle s’assit, la tête dans ses mains. Que faire à présent?

Oh! s’il avait pu l’écouter rien qu’un moment; plutôt, s’il pouvait
venir là, seul avec elle dans cette chambre où on se parlerait en paix,
tout s’expliquerait peut-être encore.

Elle l’aimait assez pour oser le lui avouer en face. Elle lui dirait:
“Vous m’avez cherchée quand je ne vous demandais rien; à présent je
suis à vous de toute mon âme si vous me voulez; voyez, je ne redoute
pas de devenir la femme d’un pêcheur, et cependant, parmi les garçons
de Paimpol, je n’aurais qu’à choisir si j’en désirais un pour mari;
mais je vous aime vous, parce que, malgré tout, je vous crois meilleur
que les autres jeunes hommes; je suis un peu riche, je sais que je suis
jolie; bien que j’aie habité dans les villes, je vous jure que je suis
une fille sage, n’ayant jamais rien fait de mal; alors, puisque je vous
aime tant, pourquoi ne me prendriez-vous pas?

... Mais tout cela ne serait jamais exprimé, jamais dit qu’en rêve; il
était trop tard, Yann ne l’entendrait point. Tenter de lui parler une
seconde fois... oh! non! pour quelle espèce de créature la
prendrait-il, alors!... Elle aimerait mieux mourir.

Et demain ils partaient tous pour l’Islande! Seule dans sa belle
chambre, où entrait le jour blanchâtre de février, ayant froid, assise
au hasard sur une des chaises rangées le long du mur, il lui semblait
voir crouler le monde, avec les choses présentes et les choses à venir,
au fond d’un vide morne, effroyable, qui venait de se creuser partout
autour d’elle.

Elle souhaitait être débarrassée de la vie, être déjà couchée bien
tranquille sous une pierre, pour ne plus souffrir... Mais, vraiment,
elle lui pardonnait, et aucune haine n’était mêlée à son amour
désespéré pour lui...



Chapitre XII


La mer, la mer grise.

Sur la grand’route non tracée qui mène, chaque été, les pêcheurs en
Islande, Yann filait doucement depuis un jour.

La veille, quand on était parti au chant des vieux cantiques, il
soufflait une brise du sud, et tous les navires, couverts de voiles,
s’étaient dispersés comme des mouettes.

Puis cette brise était devenue plus molle, et les marches s’étaient
ralenties; des bancs de brume voyageaient au ras des eaux.

Yann était peut-être plus silencieux que d’habitude. Il se plaignait du
temps trop calme et paraissait avoir besoin de s’agiter, pour chasser
de son esprit quelque obsession. Il n’y avait pourtant rien à faire,
qu’à glisser tranquillement au milieu de choses tranquilles; rien qu’à
respirer et à se laisser vivre. En regardant, on ne voyait que des
grisailles profondes; en écoutant, on n’entendait que du silence...

... Tout à coup, un bruit sourd, à peine perceptible, mais inusité et
venu d’en dessous avec une sensation de raclement, comme en voiture
lorsque l’on serre les freins des roues! Et la Marie, cessant sa
marche, demeura immobilisée...

Échoués!!! où et sur quoi? Quelque banc de la côte anglaise,
probablement. Aussi, on ne voyait rien depuis la veille au soir, avec
ces brumes en rideaux.

Les hommes s’agitaient, couraient, et leur excitation de mouvement
contrastait avec cette tranquillité brusque, figée, de leur navire.
Voilà, elle s’était arrêtée à cette place, la Marie, et n’en bougeait
plus. Au milieu de cette immensité de choses fluides, qui, par ces
temps mous, semblaient n’avoir même pas de consistance, elle avait été
saisie par je ne sais quoi de résistant et d’immuable qui était
dissimulé sous ces eaux; elle y était bien prise, et risquait peut-être
d’y mourir.

Qui n’a vu un pauvre oiseau, une pauvre mouche, s’attraper par les
pattes à de la glu?

D’abord on ne s’en aperçoit guère; cela ne change pas leur aspect; il
faut savoir qu’ils son pris par en dessous et en danger de ne s’en
tirer jamais.

C’est quand ils se débattent ensuite, que la chose collante vient
souiller leurs ailes, leur tête, et que, peu à peu, ils prennent cet
air pitoyable d’une bête en détresse qui va mourir.

Pour la Marie, c’était ainsi; au commencement cela ne paraissait pas
beaucoup; elle se tenait bien un peu inclinée, il est vrai, mais
c’était en plein matin, par un beau temps calme; il fallait savoir pour
s’inquiéter et comprendre que c’était grave.

Le capitaine faisait un peu pitié, lui qui avait commis la faute en ne
s’occupant pas assez du point où l’on était; il secouait ses mains en
l’air, en disant:

— Ma Doué! ma Doué! sur un ton de désespoir.

Tout près d’eux, dans une éclaircie, se dessina un cap qu’ils ne
reconnaissaient pas bien. Il s’embruma presque aussitôt; on ne le
distingua plus.

D’ailleurs, aucune voile en vue, aucune fumée. — Et pour le moment, ils
aimaient presque mieux cela: ils avaient grande crainte de ces
sauveteurs anglais qui viennent de force vous tirer de peine à leur
manière, et dont il faut se défendre comme de pirates.

Ils se démenaient tous, changeant, chavirant l’arrimage. Turc, leur
chien, qui ne craignait pourtant pas les mouvements de la mer, était
très émotionné lui aussi par cet incident: ces bruits d’en dessous, ces
secousses dures quand la houle passait, et puis ces immobilités, il
comprenait très bien que tout cela n’était pas naturel, et se cachait
dans les coins, la queue basse.

Après, ils amenèrent des embarcations pour mouiller des ancres, essayer
de se déhaler, en réunissant toutes leurs forces sur des amarres — une
rude manoeuvre qui dura dix heures d’affilée; — et, le soir venu, le
pauvre bateau, arrivé le matin si propre et pimpant, prenait déjà
mauvaise figure, inondé, souillé, en plein désarroi. Il s’était
débattu, secoué de toutes les manières, et restait toujours là, cloué
comme un bateau mort.

*****


La nuit allait les prendre, le vent se levait et la houle était plus
haute; cela tournait mal quand, tout à coup, vers six heures, les voilà
dégagés, partis, cassant les amarres qu’ils avaient laissées pour se
tenir... Alors on vit les hommes courir comme des fous de l’avant à
l’arrière en criant:

— Nous flottons!

Ils flottaient en effet; mais comment dire cette joie-là, de flotter;
de se tenir s’en aller, redevenir une chose légère, vivante, au lieu
d’un commencement d’épave qu’on était tout à l’heure!...

Et, du même coup, la tristesse d’Yann s’était envolée aussi. Allégé
comme son bateau, guéri par la saine fatigue de ses bras, il avait
retrouvé son air insouciant, secoué ses souvenirs.

Le lendemain matin, quand on eut fini de relever les ancres, il
continua sa route vers sa froide Islande, le coeur en apparence aussi
libre que dans ses premières années.



Chapitre XIII


On distribuait un courrier de France, là bas, à bord de la Circé, en
rade d’Ha-Long, à l’autre bout de la terre. Au milieu d’un groupe serré
de matelots, le vaguemestre appelait à haute voix les noms des heureux,
qui avaient des lettres. Cela se passait le soir, dans la batterie, en
se bousculant autour d’un fanal.

— “Moan, Sylvestre!” — Il y en avait une pour lui, une qui était bien
timbrée de Paimpol, — mais ce n’était pas l’écriture de Gaud. —
Qu’est-ce que cela voulait dire? Et de qui venait-elle?

L’ayant tournée et retournée, il l’ouvrit craintivement.

Ploubazlanec, ce 5 mars 1884.

“Mon cher petit-fils,”

*****


C’était bien de sa bonne vieille grand’mère; alors il respira mieux.
Elle avait même apposé au bas sa grosse signature apprise par coeur,
toute tremblée et écolière: “Veuve Moan”.

Veuve Moan. Il porta le papier à ses lèvres, d’un mouvement irréfléchi,
et embrassa ce pauvre nom comme une sainte amulette. C’est que cette
lettre arrivait à un heure suprême de sa vie: demain matin, dès le
jour, il partait pour aller au feu.

On était au milieu d’avril; Bac-Ninh et Hong-Hoa venaient d’être pris.
Aucune grande opération n’était prochaine dans ce Tonkin, — pourtant
les renforts qui arrivaient ne suffisaient pas, — alors on prenait à
bord des navires tout ce qu’ils pouvaient encore donner pour compléter
les compagnies de marins déjà débarquées. Et Sylvestre, qui avait
langui longtemps dans les croisières et les blocus, venait d’être
désigné avec quelques autres pour combler des vides dans ces
compagnies-là.

En ce moment, il est vrai, on parlait de paix; mais quelque chose leur
disait tout de même qu’ils débarqueraient encore à temps pour se battre
un peu. Ayant arrangé leurs sacs, terminé leurs préparatifs, et fait
leurs adieux, ils s’étaient promenés toute la soirée au milieu des
autres qui restaient, se sentant grandis et fiers auprès de ceux-là;
chacun à sa manière manifestait ses impressions de départ, les uns
graves, un peu recueillis; les autres se répandant en exubérantes
paroles.

Sylvestre, lui, était assez silencieux et concentrait en lui-même son
impatience d’attente; seulement quand on le regardait, son petit
sourire contenu disait bien: “Oui, j’en suis en effet, et c’est pour
demain matin”. La guerre, le feu, il ne s’en faisait encore qu’une idée
incomplète; mais cela le fascinait pourtant, parce qu’il était de
vaillante race.

... Inquiet de Gaud, à cause de cette écriture étrangère, il cherchait
à s’approcher d’un fanal pour pouvoir bien lire. Et c’était difficile
au milieu de ces groupes d’hommes demi-nus, qui se pressaient là, pour
lire aussi, dans la chaleur irrespirable de cette batterie...

Dès le début de sa lettre, comme il l’avait prévu, la grand’mère Yvonne
expliquait pourquoi elle avait été obligée de recourir à la main peu
experte d’une vieille voisine:

“Mon cher enfant, je ne te fais pas écrire cette fois par ta cousine,
parce qu’elle est bien dans la peine. Son père a été pris de mort
subite, il y a deux jours. Et il parait que toute sa fortune a été
mangée, à de mauvais jeux d’argent qu’il avait faits cet hiver dans
Paris. On va donc vendre sa maison et ses meubles. C’est une chose à
laquelle personne ne s’attendait dans le pays. Je pense, mon cher
enfant, que cela va te faire comme à moi beaucoup de peine.

“Le fis Gaos te dit bien le bonjour; il a renouvelé engagement avec le
capitaine Guermeur, toujours sur la Marie, et le départ pour l’Islande
a eu lieu d’assez bonne heure cette année. Ils on appareillé le 1er du
courant, l’avant-veille du grand malheur arrivé à notre pauvre Gaud, et
ils n’en ont pas eu connaissance encore.

“Mais tu dois bien penser, mon cher fils, qu’à présent c’est fini, nous
ne les marierons pas; car ainsi elle va être obligée de travailler pour
gagner son pain...”

... Il resta atterré; ces mauvaises nouvelles lui avaient gâté toute sa
joie d’aller se battre...



Troisième partie



Chapitre I


... Dans l’air, une balle qui siffle! ... Sylvestre s’arrête court,
dressant l’oreille...

C’est sur une plaine infinie, d’un vert tendre et velouté de printemps.
Le ciel est gris, pesant aux épaules.

Ils sont là six matelots armés, en reconnaissance au milieu des
fraîches rizières, dans un sentier de boue...

... Encore!!... ce même bruit dans le silence de l’air! - Bruit aigre
et ronflant, espèce de dzinn prolongé, donnant bien l’impression de la
petite chose méchante et dure qui passe là tout droit, très vite, et
dont la rencontre peut être mortelle.

Pour la première fois de sa vie, Sylvestre écoute cette musique-là. Ces
balles qui vous arrivent sonnent autrement que celles que l’on tire
soi-même: le coup de feu, parti de loin, est atténué, on ne l’entend
plus; alors on distingue mieux ce petit bourdonnement de métal, qui
file en traînée rapide, frôlant vos oreilles...

... Et dzin encore, et dzin! Il en pleut maintenant, des balles. Tout
près des marins, arrêtés net, elles s’enfoncent dans le sol inondé de
la rizière, chacune avec un petit flac de grêle, sec et rapide, et un
léger éclaboussement d’eau.

Eux se regardent, en souriant comme d’une farce drôlement jouée, et ils
disent:

— Les Chinois! (Annamites, Tonkinois, Pavillons-Noirs, pour les
matelots, tout cela c’est de la même famille chinoise.)

Deux ou trois balles sifflent encore, plus rasantes, celles-ci; on les
voit ricocher, comme des sauterelles dans l’herbe. Cela n’a pas duré
une minute, ce petit arrosage de plomb, et déjà cela cesse. Sur la
grande plaine verte, le silence absolu revient, et nulle part on
aperçoit rien qui bouge.

Ils sont tous les six encore debout, l’oeil au guet, prenant le vent,
ils cherchent d’où cela a pu venir.

De là-bas, sûrement, de ce bouquet de bambous, qui fait dans la plaine
comme un îlot de plumes, et derrière lesquels apparaissent, à demi
cachées, des toitures cornues. Alors ils y courent; dans la terre
détrempée de la rizière, leurs pieds s’enfoncent ou glissent;
Sylvestre, avec ses jambes plus longues et plus agiles, est celui qui
court devant.

Rien ne siffle plus; on dirait qu’ils ont rêvé...

Et comme, dans tous les pays du monde, certaines choses sont toujours
et éternellement les mêmes, — le gris des ciels couverts, la teinte
fraîche des prairies au printemps, — on croirait voir les champs de
France, avec des jeunes hommes courant là gaîment, pour tout autre jeu
que celui de la mort.

Mais, à mesure qu’ils s’approchent, ces bambous montrent mieux la
finesse exotique de leur feuillée, ces toits de village accentuent
l’étrangeté de leur courbure, et des hommes jaunes, embusqués derrière,
avancent, pour regarder, leurs figures plates contractées par la malice
et la peur... Puis brusquement, ils sortent en jetant un cri, et se
déploient en une longue ligne tremblante, mais décidée et dangereuse.

— Les Chinois! disent encore les matelots, avec leur même brave
sourire.

Mais c’est égal, ils trouvent cette fois qu’il y en a beaucoup, qu’il y
en a trop. Et l’un d’eux, en se retournant, en aperçoit d’autres, qui
arrivent par derrière, émergeant d’entre les herbages...

*****


... Il fut très beau, dans cet instant, dans cette journée, le petit
Sylvestre; sa vieille grand’mère eût été fière de le voir si guerrier!

Déjà transfiguré depuis quelques jours, bronzé, la voix changée, il
était là comme dans un élément à lui. A une minute d’indécision
suprême, les matelots, éraflés par les balles, avaient presque commencé
ce mouvement de recul qui eût été leur mort à tous; mais Sylvestre
avait continué d’avancer; ayant pris son fusil par le canon, il tenait
tête à tout un groupe, fauchant de droite et de gauche, à grands coups
de crosse qui assommaient. Et, grâce à lui, la partie avait changé de
tournure: cette panique, cet affolement, ce je ne sais quoi, qui décide
aveuglément de tout, dans ces petites batailles non dirigées était
passé du côté des Chinois; c’étaient eux qui avaient commencé à
reculer.

... C’était fini maintenant, ils fuyaient. Et les six matelots, ayant
rechargé leurs armes à tir rapide, les abattaient à leur aise; il y
avait des flaques rouges dans l’herbe, des corps effondrés, des crânes
versant leur cervelle dans l’eau de la rizière.

Ils fuyaient tout courbés, rasant le sol, s’aplatissant comme des
léopards. Et Sylvestre courait après, déjà blessé deux fois, un coup de
lance à la cuisse, une entaille profonde dans le bras; mais ne sentant
rien que l’ivresse de se battre, cette ivresse non raisonnée qui vient
du sang vigoureux, celle qui donne aux simples le courage superbe,
celle qui faisait les héros antiques.

Un, qu’il poursuivait, se retourna pour le mettre en joue, dans une
inspiration de terreur désespérée. Sylvestre s’arrêta, souriant,
méprisant, sublime, pour le laisser décharger son arme, puis se jeta un
peu sur la gauche, voyant la direction du coup qui allait partir. Mais,
dans le mouvement de détente, le canon de ce fusil dévia par hasard
dans le même sens. Alors, lui, sentit une commotion à la poitrine, et,
comprenant bien ce que c’était, par un éclair de pensée, même avant
toute douleur, il détourna la tête vers les autres marins qui
suivaient, pour essayer de leur dire, comme un vieux soldat, la phrase
consacrée: “Je crois que j’ai mon compte!” Dans la grande aspiration
qu’il fit, venant de courir, pour prendre, avec sa bouche, de l’air
plein ses poumons, il en sentit entrer aussi, par un trou à son sein
droit, avec un petit bruit horrible, comme dans un soufflet crevé. En
même temps, sa bouche s’emplit de sang, tandis qu’il lui venait au côté
une douleur aiguë, qui s’exaspérait vite, vite, jusqu’à être quelque
chose d’atroce et d’indicible.

Il tourna sur lui-même deux ou trois fois, la tête perdue de vertige et
cherchant à reprendre son souffle au milieu de tout ce liquide rouge
dont la montée l’étouffait, — et puis, lourdement, dans la boue, il
s’abattit.



Chapitre II


Environ quinze jours après, comme le ciel se faisait déjà plus sombre à
l’approche des pluies, et la chaleur plus lourde sur ce Tonkin jaune,
Sylvestre, qu’on avait rapporté à Hanoï, fut envoyé en rade d’Ha-Long
et mis à bord d’un navire-hôpital qui rentrait en France.

Il avait été longtemps promené sur divers brancards, avec des temps
d’arrêt dans des ambulances. On avait fait ce qu’on avait pu; mais,
dans ces conditions mauvaises, sa poitrine s’était remplie d’eau, du
côté percé, et l’air entrait toujours, en gargouillant, par ce trou qui
ne se fermait pas.

On lui avait donné la médaille militaire et il en avait eu un moment de
joie. Mais il n’était plus le guerrier d’avant, à l’allure décidée, à
la voix vibrante et brève. Non, tout cela était tombé devant la longue
souffrance et la fièvre amollissante. Il était redevenu enfant, avec le
mal du pays; il ne parlait presque plus, répondant à peine d’une petite
voix douce, presque éteinte. Se sentir si malade, et être si loin, si
loin; penser qu’il faudrait tant de jours et de jours avant d’arriver
au pays, - vivrait-il seulement jusque-là, avec ses forces qui
diminuaient?... Cette notion d’effroyable éloignement était une chose
qui l’obsédait sans cesse; qui l’oppressait à ses réveils, — quand,
après les heures d’assoupissement, il retrouvait la sensation affreuse
de ses plaies, la chaleur de sa fièvre et le petit bruit soufflant de
sa poitrine crevée. Aussi il avait supplié qu’on l’embarquât, au risque
de tout.

Il était très lourd à porter dans son cadre; alors, sans le vouloir, on
lui donnait des secousses cruelles en le charroyant.

A bord de ce transport qui allait partir, on le coucha dans l’un des
petits lits de fer alignés à l’hôpital et il recommença en sens inverse
sa longue promenade à travers les mers. Seulement, cette fois, au lieu
de vivre comme un oiseau dans le plein vent de hunes, c’était dans les
lourdeurs d’en bas, au milieu des exhalaisons de remèdes, de blessures
et de misères.

Les premiers jours, la joie d’être en route avait amené en lui un peu
de mieux. Il pouvait se tenir soulevé sur son lit avec des oreillers,
et de temps en temps il demandait sa boîte. Sa boîte de matelot était
le coffret de bois blanc, acheté à Paimpol, pour mettre ses choses
précieuses; on y trouvait les lettres de la grand’mère Yvonne, celles
d’Yann et de Gaud, un cahier où il avait copié des chansons du bord, et
un livre de Confucius en chinois, pris au hasard d’un pillage sur
lequel, au revers blanc des feuillets, il avait inscrit le journal naïf
de sa campagne.

Le mal pourtant ne s’améliorait pas et, dès la première semaine, les
médecins pensèrent que la mort ne pouvait plus être évitée.

... Près de l’Équateur maintenant, dans l’excessive chaleur des orages.
Le transport s’en allait, secouant ses lits, ses blessés et ses
malades; s’en allait toujours vite sur une mer remuée, tourmentée
encore comme au renversement des moussons.

Depuis le départ d’Ha-Long, il en était mort plus d’un, qu’il avait
fallu jeter dans l’eau profonde, sur ce grand chemin de France;
beaucoup de ces petits lits s’étaient débarrassé déjà de leur pauvre
contenu.

Et ce jour-là, dans l’hôpital mouvant, il faisait très sombre: on avait
été obligé, à cause de la houle, de fermer les mantelets en fer des
sabords, et cela rendait plus horrible cet étouffoir de malades.

Il allait plus mal, lui; c’était la fin. Couché toujours sur son côté
percé, il le comprimait des deux mains, avec tout ce qui lui restait de
force, pour immobiliser cette eau, cette décomposition liquide dans ce
poumon droit, et tâcher de respirer seulement avec l’autre. Mais cet
autre aussi, peu à peu, s’était pris par voisinage, et l’angoisse
suprême était commencée.

Toute sorte de vision du pays hantaient son cerveau mourant; dans
l’obscurité chaude, des figures aimées ou affreuses venaient se pencher
sur lui; il était dans un perpétuel rêve d’halluciné, où passaient la
Bretagne et l’Islande.

Le matin, il avait fait appeler le prêtre, et celui-ci, qui était un
vieillard habitué à voir mourir des matelots, avait été surpris de
trouver, sous cette enveloppe si virile, la pureté d’un petit enfant.

Il demandait de l’air, de l’air; mais il n’y en avait nulle part; les
manches à vent n’en donnaient plus; l’infirmier, qui l’éventait tout le
temps avec un éventail à fleurs chinoises, ne faisait que remuer sur
lui des buées malsaines, des fadeurs déjà cent fois respirées, dont les
poitrines ne voulaient plus.

Quelquefois, il lui prenait des rages désespérées pour sortir de ce
lit, où il sentait si bien la mort venir; d’aller au plein vent
là-haut, essayer de revivre... Oh! les autres, qui couraient dans les
haubans, qui habitaient dans les hunes!... Mais tout son grand effort
pour s’en aller n’aboutissait qu’à un soulèvement de sa tête et de son
cou affaibli, — quelque chose comme ces mouvements incomplets que l’on
fait pendant le sommeil. — Eh! non, il ne pouvait plus; il retombait
dans les mêmes creux de son lit défait, déjà englué là par la mort; et
chaque fois après la fatigue d’une telle secousse, il perdait pour un
instant conscience de tout.

Pour lui faire plaisir, on finit par ouvrir un sabord, bien que se fût
encore dangereux, la mer n’étant pas assez calmée. C’était le soir,
vers six heures. Quand cet auvent de fer fut soulevé, il entra de la
lumière seulement, de l’éblouissante lumière rouge. Le soleil couchant
apparaissait à l’horizon avec une extrême splendeur, dans la déchirure
d’un ciel sombre; sa lueur aveuglante se promenait au roulis, et il
éclairait cet hôpital en vacillant, comme une torche que l’on balance.

De l’air, non, il n’en vint point; le peu qu’il y en avait dehors était
impuissant à entrer ici, à chasser les senteurs de la fièvre. Partout,
à l’infini, sur cette mer équatoriale, ce n’était qu’humidité chaude,
que lourdeur irrespirable. Pas d’air nulle part, pas même pour les
mourants qui haletaient.

... Une dernière vision l’agita beaucoup: sa vieille grand’mère,
passant sur un chemin, très vite, avec une expression d’anxiété
déchirante; la pluie tombait sur elle, de nuages bas et funèbres; elle
se rendait à Paimpol, mandée au bureau de la marine pour y être
informée qu’il était mort.

Il se débattait maintenant; il râlait. On épongeait aux coins de sa
bouche de l’eau et du sang, qui étaient remontés de sa poitrine, à
flots, pendant ses contorsions d’agonie. Et le soleil magnifique
l’éclairait toujours; au couchant, on eût dit l’incendie de tout un
monde, avec du sang plein les nuages; par le trou de ce sabord ouvert
entrait une large bande de feu rouge, qui venait finir sur le lit de
Sylvestre, faire un nimbe autour de lui.

... A ce moment, ce soleil se voyait aussi, là-bas, en Bretagne, où
midi allait sonner. Il était bien le même soleil, et au même instant
précis de sa durée sans fin; là, pourtant, il avait une couleur très
différente; se tenant plus haut dans un ciel bleuâtre; il éclairait
d’une douce lumière blanche la grand’-mère Yvonne, qui travaillait à
coudre, assise sur sa porte.

En Islande, où c’était le matin, il paraissait aussi, à cette même
minute de mort.

Pâli davantage, on eût dit qu’il ne parvenait à être vu là que par une
sorte de tour de force d’obliquité. Il rayonnait tristement, dans un
fiord où dérivait la Marie, et son ciel était cette fois d’une de ces
puretés hyperboréennes qui éveillent des idées de planètes refroidies
n’ayant plus d’atmosphère. Avec une netteté glacée, il accentuait les
détails de ce chaos de pierres qui est l’Islande: tout ce pays, vu de
la Marie, semblait plaqué sur un même plan et se tenir debout. Yann,
qui était là, éclairé un peu étrangement lui aussi, pêchait comme
d’habitude, au milieu de ces aspects lunaires.

... Au moment où cette traînée de feu rouge, qui entrait par ce sabord
de navire, s’éteignit, où le soleil équatorial disparut tout à fait
dans les eaux dorées, on vit les yeux du petit fils mourant se
chavirer, se retourner vers le front comme pour disparaître dans la
tête. Alors on abaissa dessus les paupières avec leurs longs cils — et
Sylvestre redevint très beau et calme, comme un marbre couché...



Chapitre III


... Aussi bien, je ne puis m’empêcher de conter cet enterrement de
Sylvestre que je conduisis moi-même là-bas, dans l’île de Singapour. On
en avait assez jeté d’autres dans la mer de Chine pendant les premiers
jours de la traversée; comme cette terre malaise était là tout près, on
s’était décidé à le garder quelques heures de plus pour l’y mettre.

C’était le matin, de très bonne heure, à cause du terrible soleil. Dans
le canot qui l’emporta, son corps était recouvert du pavillon de
France. La grande ville étrange dormait encore quand nous accostâmes la
terre. Un petit fourgon, envoyé par le consul, attendait sur le quai;
nous y mîmes Sylvestre et la croix de bois qu’on lui avait faite à
bord; la peinture en était encore fraîche, car il avait fallu se hâter,
et les lettres blanches de son nom coulaient sur le fond noir.

Nous traversâmes cette Babel au soleil levant. Et puis se fut une
émotion, de retrouver là, à deux pas de l’immonde grouillement chinois,
le calme d’une église française. Sous cette haute nef blanche, où
j’étais seul avec mes matelots, le Dies irae chanté par un prêtre
missionnaire résonnait comme une douce incantation magique. Par les
portes ouvertes on voyait des choses qui ressemblaient à des jardins
enchantés, des verdures admirables, des palmes immenses; le vent
secouait les grands arbres en fleurs, et c’était une pluie de pétales
d’un rouge de carmin qui tombaient jusque dans l’église.

Après, nous sommes allés au cimetière très loin. Notre petit cortège de
matelots était bien modeste, le cercueil toujours recouvert du pavillon
de France. Ils nous fallut traverser des quartiers chinois, un
fourmillement de monde jaune; puis des faubourgs malais, indiens, où
toute sorte de figures d’Asie nous regardaient passer avec des yeux
étonnés.

Ensuite, la campagne, déjà chaude; des chemins ombreux où volaient
d’admirables papillons aux ailes de velours bleu. Un grand luxe de
fleurs, de palmiers; toutes les splendeurs de la sève équatoriale.
Enfin, le cimetière: des tombes mandarines, avec des inscriptions
multicolores, des dragons et des monstres; d’étonnants feuillages, des
plantes inconnues. L’endroit où nous l’avons mis ressemble à un coin
des jardins d’Indra. Sur sa terre, nous avons planté cette petite croix
de bois qu’on lui avait faite à la hâte pendant la nuit:

SYLVESTRE MOAN
Dix-neuf ans


Et nous l’avons laissé là, pressés de repartir à cause de ce soleil qui
montait toujours, nous retournant pour le voir, sous ses arbres
merveilleux, sous ses grandes fleurs.



Chapitre IV


Le transport continuait sa route à travers l’océan Indien. En bas, dans
l’hôpital flottant, il y avait encore des misères enfermées. Sur le
pont, on ne voyait qu’insouciance, santé et jeunesse. Alentour, sur la
mer, une vraie fête d’air pur et de soleil.

Par ces beaux temps d’alizés, les matelots, étendus à l’ombre des
voiles, s’amusaient avec leurs perruches, à les faire courir. (Dans ce
Singapour d’où ils venaient, on vend aux marins qui passent toute sorte
de bêtes apprivoisées.)

Ils avaient tous choisi des bébés de perruches, ayant de petits airs
enfantins sur leurs figures d’oiseau; pas encore de queue, mais déjà
vertes, oh! d’un vert admirable. Les papas et les mamans avaient été
verts; alors elles, toutes petites, avaient hérité inconsciemment de
cette couleur-là, posées sur ces planches si propres du navire, elles
ressemblaient à des feuilles très fraîches tombées d’un arbre des
tropiques.

Quelquefois on les réunissait toutes; alors elles s’observaient entre
elles drôlement; elles se mettaient à tourner le cou en tous sens,
comme pour s’examiner sous différents aspects. Elles marchaient comme
des boiteuses, avec des petits trémoussements comiques, partant tout
d’un coup très vite, empressées, on ne sait pour quelle patrie; et il y
en avait qui tombaient.

Et puis les guenons apprenaient à faire des tours, et c’était un autre
amusement. Il y en avait de tendrement aimées, qui étaient embrassées
avec transport, et qui se pelotonnaient tout contre la poitrine dure de
leurs maîtres en les regardant avec des yeux de femme, moitié
grotesque, moitié touchantes.

Au coup de trois heures, les fourriers apportèrent sur le pont deux
sacs de toile, scellés de gros cachets en cire rouge, et marqués au nom
de Sylvestre; c’était pour vendre à la criée, — comme le règlement
l’exige pour les morts, — tous ses vêtements, tout ce qui lui avait
appartenu au monde. Et les matelots, avec entrain, vinrent se grouper
autour; à bord d’un navire-hôpital, on en voit assez souvent, de ces
ventes de sac, pour que cela n’émotionne plus. Et puis, sur ce bateau,
on avait si peu connu Sylvestre.

Ses vareuses, ses chemises, ses maillots à raies bleues, furent palpés,
retournés et puis enlevés à des prix quelconques, les acheteurs
surfaisant pour s’amuser.

Vint le tour de la petite boîte sacrée, qu’on adjugea cinquante sous.
On en avait retiré, pour remettre à la famille, les lettres et la
médaille militaire; mais il y restait le cahier de chansons, le livre
de Confucius, et le fil, les boutons, les aiguilles, toutes les petites
choses disposées là par la prévoyance de grand’mère Yvonne pour réparer
et recoudre.

Ensuite le fourrier, qui exhibait les objets à vendre, présenta deux
petits bouddha, pris dans une pagode pour être donnés à Gaud, et si
drôles de tournure qu’il y eut un fou rire quand on les vit apparaître
comme dernier lot. S’ils riaient, les marins, ce n’était pas par manque
de coeur, mais par irréflexion seulement.

Pour finir, on vendit les sacs, et l’acheteur entreprit aussitôt de
rayer le nom inscrit dessus pour mettre le sien à la place.

Un soigneux coup de balai fut donné après, afin de bien débarrasser ce
pont si propre des poussières ou des débris de fil tombés de ce
déballage.

Et les matelots retournèrent gaîment s’amuser avec leurs perruches et
leurs singes.



Chapitre V


Un jour de la première quinzaine de juin, comme la vieille Yvonne
rentrait chez elle, des voisines lui dirent qu’on était venu la
demander de la part du commissaire de l’inscription maritime.

C’était quelque chose concernant son petit-fils, bien sûr; mais cela ne
lui fit pas du tout peur. Dans les familles des gens de mer on a
souvent affaire à l’Inscription; elle donc, qui était fille, femme,
mère et grand’mère de marin, connaissait ce bureau depuis tantôt
soixante ans.

C’était au sujet de sa délégation, sans doute; ou peut-être un petit
décompte de la Circé à toucher au moyen de sa procure. Sachant ce qu’on
doit à M. le commissaire, elle fit sa toilette, prit sa belle robe et
une coiffe blanche, puis se mit en route sur les deux heures.

Trottinant assez vite et menu dans ces sentiers de falaise, elle
s’acheminait vers Paimpol, un peu anxieuse tout de même, à la
réflexion, à cause de ces deux mois sans lettre.

Elle rencontra son vieux galant, assis à une porte, très tombé depuis
les froids de l’hiver.

— Eh bien?... Quand vous voudrez, vous savez; faut pas vous gêner, la
belle!... (Encore ce costume en planches, qu’il avait dans l’idée.)

Le gai temps de juin souriait partout autour d’elle. Sur les hauteurs
pierreuses, il n’y avait toujours que les ajoncs ras aux fleurs jaune
d’or; mais dès qu’on passait dans les bas-fonds abrités contre le vent
de la mer, on trouvait tout de suite la belle verdure neuve, les haies
d’aubépine fleurie, l’herbe haute et sentant bon. Elle ne voyait guère
tout cela, elle, si vieille, sur qui s’étaient accumulées les saisons
fugitives, courtes à présent comme des jours...

Autour des hameaux croulant aux murs sombres il y avait des rosiers,
des oeillets, des giroflées et, jusque sur les hautes toitures de
chaume et de mousse, mille petites fleurs qui attiraient les premiers
papillons blancs.

Ce printemps était presque sans amour, dans ce pays d’Islandais, et les
belles filles de race fière que l’on apercevait, rêveuses, sur les
portes, semblaient darder très loin au delà des objets visibles leurs
yeux bruns ou bleus. Les jeunes hommes, à qui allaient leurs
mélancolies et leurs désirs, étaient à faire la grande pêche, là-bas,
sur la mer hyperborée...

Mais c’était un printemps tout de même, tiède, suave, troublant, avec
de légers bourdonnements de mouches, des senteurs de plantes nouvelles.

Et tout cela, qui est sans âme, continuait de sourire à cette vieille
grand’mère qui marchait de son meilleur pas pour aller apprendre la
mort de son dernier petit-fils. Elle touchait à l’heure terrible où
cette chose, qui s’était passée si loin sur la mer chinoise, allait lui
être dite; elle faisait cette course sinistre que Sylvestre au moment
de mourir avait devinée et qui lui avait arraché ses dernières larmes
d’angoisses — sa bonne vieille grand’mère, mandée à l’Inscription de
Paimpol pour apprendre qu’il était mort! — Il l’avait vu très nettement
passer, sur cette route, s’en allant bien vite, droite, avec son petit
châle brun, son parapluie et sa grande coiffe. Et cette apparition
l’avait fait se soulever et se tordre avec un déchirement affreux,
tandis que l’énorme soleil rouge de l’Équateur, qui se couchait
magnifiquement, entrait par le sabord de l’hôpital pour le regarder
mourir.

Seulement, de là-bas, lui, dans sa vision dernière, s’était figuré sous
un ciel de pluie cette promenade de pauvre vieille, qui, au contraire,
se faisait au gai printemps moqueur...

En approchant de Paimpol, elle se sentait devenir plus inquiète, et
pressait encore sa marche.

La voilà dans la ville grise, dans les petites rues de granit où
tombait ce soleil, donnant le bonjour à d’autres vieilles, ses
contemporaines, assises à leur fenêtre. Intriguées de la voir, elles
disaient:

— Où va-t-elle comme ça si vite, en robe du dimanche, un jour sur
semaine?

M. le commissaire de l’inscription ne se trouvait pas chez lui. Un
petit être très laid, d’une quinzaine d’années, qui était son commis,
se tenait assis à son bureau. Étant trop mal venu pour faire un
pêcheur, il avait reçu de l’instruction et passait ses jours sur cette
même chaise, en fausses manches noires, grattant son papier.

Avec un air d’importance, quand elle lui eut dit son nom, il se leva
pour prendre, dans un casier, des pièces timbrées.

Il y en avait beaucoup... qu’est-ce que cela voulait dire? Des
certificats, des papiers portant des cachets, un livret de marin jauni
par la mer, tout cela ayant comme un odeur de mort...

Il les étalait devant la pauvre vieille, qui commençait à trembler et à
voir trouble. C’est qu’elle avait reconnu deux de ces lettres que Gaud
écrivait pour elle à son petit-fils, et qui étaient revenues là, non
décachetées... Et ça c’était passé ainsi vingt ans auparavant, pour la
mort de son fils Pierre: les lettres étaient revenues de la Chine chez
M. le commissaire, qui les lui avait remises...

Il lisait maintenant d’une voix doctorale: “Moan, Jean-Marie-Sylvestre,
inscrit à Paimpol, folio 213, numéro matricule 2091, décédé à bord du
Bien-Hoa le 14...”

— Quoi?... Qu’est-ce qui lui est arrivé, mon bon Monsieur?...

— Décédé!... Il est décédé, reprit-il.

Mon Dieu, il n’était sans doute pas méchant, ce commis; s’il disait
cela de cette manière brutale, c’était plutôt manque de jugement,
inintelligence de petit être incomplet. Et, voyant qu’elle ne
comprenait pas ce beau mot, il s’exprima en breton:

— Marw éo!...

— Marw éo!... (Il est mort...)

Elle répéta après lui, avec son chevrotement de vieillesse, comme un
pauvre écho fêlé redirait une phrase indifférente.

C’était bien ce qu’elle avait à moitié deviné, mais cela la faisait
trembler seulement; à présent que c’était certain, ça n’avait pas l’air
de la toucher. D’abord sa faculté de souffrir s’était vraiment un peu
émoussée, à force d’âge, surtout depuis ce dernier hiver. La douleur ne
venait plus tout de suite. Et puis quelque chose se chavirait pour le
moment dans sa tête, et voilà qu’elle confondait cette mort avec
d’autres: elle en avait tant perdu, de fils!... Il lui fallut un
instant pour bien entendre que celui-ci était son dernier, si chéri,
celui à qui se rapportaient toutes ses prières, toute sa vie, toute son
attente, toutes ses pensées, déjà obscurcies par l’approche sombre de
l’enfance...

Elle éprouvait une honte aussi à laisser paraître son désespoir devant
se petit monsieur qui lui faisait horreur: est-ce que c’était comme ça
qu’on annonçait à une grand’mère la mort de son petit-fils?... Elle
restait debout, devant ce bureau, raidie, torturant les franges de son
châle brun avec ses pauvres vieilles mains gercées de laveuse.

Et comme elle se sentait loin de chez elle!... Mon Dieu, tout ce trajet
qu’il faudrait faire, et faire décemment, avant d’atteindre le gîte de
chaume où elle avait hâte de s’enfermer — comme les bêtes blessées qui
se cachent au terrier pour mourir. C’est pour cela aussi qu’elle
s’efforçait de ne pas trop penser, de ne pas encore bien comprendre,
épouvantée surtout d’une route si longue.

On lui remit un mandat pour aller toucher, comme héritière, les trente
francs qui lui revenaient de la vente du sac de Sylvestre; puis les
lettres, les certificats et la boîte contenant la médaille militaire.
Gauchement elle prit tout cela avec ses doigts qui restaient ouverts,
le promena d’une main dans l’autre, ne trouvant plus ses poches pour le
mettre.

Dans Paimpol, elle passa tout d’une pièce et ne regardant personne, le
corps un peu penché comme qui va tomber, entendant un bourdonnement de
sang à ses oreilles; - et se hâtant, se surmenant, comme une pauvre
machine déjà très ancienne qu’on aurait remontée à toute vitesse pour
la dernière fois, sans s’inquiéter d’en briser les ressorts.

Au troisième kilomètre, elle allait toute courbée en avant, épuisée; de
temps à autre, son sabot heurtait quelque pierre qui lui donnait dans
la tête un grand choc douloureux. Et elle se dépêchait de se terrer
chez elle, de peur de tomber et d’être rapportée...



Chapitre VI


La vieille Yvonne qui est soûle!

Elle était tombée, et les gamins lui couraient après. C’était justement
en entrant dans la commune de Ploubazlanec, où il y a beaucoup de
maisons le long de la route. Tout de même elle avait eu la force de se
relever et, clopin-clopant, se sauvait avec son bâton.

— La vieille Yvonne qui est soûle!

Et des petits effrontés venaient la regarder sous le nez en riant. Sa
coiffe était toute de travers.

Il y en avait, de ces petits, qui n’étaient pas bien méchant dans le
fond, — et quand ils l’avaient vue de plus près devant cette grimace de
désespoir sénile, s’en retournaient tout attristés et saisis, n’osant
plus rien dire.

Chez elle, la porte fermée, elle poussa un cri de détresse qui
l’étouffait, et se laissa tomber dans un coin, la tête au mur. Sa
coiffe lui était descendue sur les yeux; elle la jeta par terre, — sa
pauvre belle coiffe autrefois si ménagée. Sa dernière robe des
dimanches était toute salie, et une mince queue de cheveux, d’un blanc
jaune, sortait de son serre-tête, complétant un désordre de
pauvresse...



Chapitre VII


Gaud, qui venait pour s’informer, la trouva le soir ainsi, toute
décoiffée, laissant pendre les bras, la tête contre la pierre, avec une
grimace et un hi hi hi! plaintif de petit enfant; elle ne pouvait
presque pas pleurer: les trop vieilles grand’mères n’ont plus de larmes
dans leurs yeux taris.

— Mon petit-fils qui est mort!

Et elle lui jeta sur les genoux les lettres, les papiers, la médaille.

Gaud parcourut d’un coup d’oeil, vit que c’était bien vrai, et se mit à
genoux pour prier.

Elles restèrent là ensemble, presque muettes, les deux femmes, tant que
dura ce crépuscule de juin — qui est très long en Bretagne et qui
là-bas, en Islande, ne finit plus. Dans la cheminée, le grillon qui
porte bonheur leur faisait tout de même sa grêle musique. Et la lueur
jaune du soir entrait par la lucarne, dans cette chaumière Moan que la
mer avait tous pris, qui étaient maintenant une famille éteinte...

A la fin Gaud disait:

— Je viendrai, moi, ma bonne grand’mère, demeurer avec vous;
j’apporterai mon lit qu’on m’a laissé, je vous garderai, je vous
soignerai, vous ne serez pas toute seule...

Elle pleurait son petit ami Sylvestre, mais dans son chagrin elle se
sentait distraite involontairement par la pensée d’un autre: — celui
qui était reparti pour la grande pêche.

Ce Yann, on allait lui faire savoir que Sylvestre était mort; justement
les chasseurs devaient bientôt partir. Le pleurerait-il seulement?...
Peut-être que oui, car il l’aimait bien... Et au milieu de ses propres
larmes, elle se préoccupait de cela beaucoup, tantôt s’indignant contre
ce garçon dur, tantôt s’attendrissant à son souvenir, à cause de cette
douleur qu’il allait avoir lui aussi et qui était comme un
rapprochement entre eux deux; — en somme, le coeur tout rempli de
lui...



Chapitre VIII


... Un soir pâle d’août, la lettre qui annonçait à Yann la mort de son
frère finit par arriver à bord de la Marie sur la mer d’Islande; -
c’était après une journée de dure manoeuvre et de fatigue excessive, au
moment où il allait descendre pour souper et dormir. Les yeux alourdis
de sommeil, il lut cela en bas, dans le réduit sombre, à le lueur jaune
de la petite lampe; et, dans le premier moment, lui aussi resta
insensible, étourdi, comme quelqu’un qui ne comprendrait pas bien. Très
renfermé, par fierté, pour tout ce qui concernait son coeur, il cacha
la lettre dans son tricot bleu, contre sa poitrine, comme les matelots
font, sans rien dire.

Seulement il ne se sentait plus le courage de s’asseoir avec les autres
pour manger la soupe; alors, dédaignant même de leur expliquer
pourquoi, il se jeta sur sa couchette et, du même coup, s’endormit.

Bientôt il rêva de Sylvestre mort, de son enterrement qui passait...

Aux approches de minuit, — étant dans cet état d’esprit particulier aux
marins qui ont conscience de l’heure dans le sommeil et qui sentent
venir le moment où on les fera lever pour le quart, — il voyait cet
enterrement encore. Et il se disait:

— Je rêve; heureusement ils vont me réveiller mieux et ça s’évanouira.

Mais quand une rude main fut posée sur lui, et qu’une voix se mit à
dire: “Gaos! — allons debout, la relève!” il entendit sur sa poitrine
un léger froissement de papier — petite musique sinistre affirmant la
réalité de la mort. — Ah! Oui, la lettre!... c’était vrai, donc! — et
déjà ce fut une impression plus poignante, plus cruelle, et, en se
dressant vite, dans son réveil subit, il heurta contre les poutres son
front large.

Puis il s’habilla et ouvrit l’écoutille pour aller là-haut prendre son
poste de pêche...



Chapitre IX


Quand Yann fut monté, il regarda tout autour de lui, avec ses yeux qui
venaient de dormir, le grand cercle familier de la mer.

Cette nuit-là, c’était l’immensité présentée sous ses aspects les plus
étonnamment simples, en teintes neutres, donnant seulement des
impressions de profondeur.

Cet horizon, qui n’indiquait aucune région précise de la terre, ni même
aucun âge géologique, avait dû être tant de fois pareil depuis
l’origine des siècles, qu’en regardant il semblait vraiment qu’on ne
vit rien, — rien que l’éternité des choses qui sont et qui ne peuvent
se dispenser d’être.

Il ne faisait même pas absolument nuit. C’était éclairé faiblement, par
un reste de lumière, qui ne venait de nulle part. Cela bruissait comme
par habitude, rendant une plainte sans but. C’était gris, d’un gris
trouble qui fuyait sous le regard. — La mer pendant son repos
mystérieux et son sommeil, se dissimulait sous les teintes discrètes
qui n’ont pas de nom.

Il y avait en haut des nuées diffuses; elles avaient pris des formes
quelconques, parce que les choses ne peuvent guère n’en pas avoir dans
l’obscurité, elles se confondaient presque pour n’être qu’un grand
voile.

Mais, en un point de ce ciel, très bas, près des eaux elles faisaient
une sorte de marbrure plus distincte, bien que très lointaine; un
dessin mou, comme tracé par une main distraite; combinaison de hasard,
non destinée à être vue, et fugitive, prête à mourir. — Et cela seul,
dans tout cet ensemble, paraissait signifier quelque chose; on eût dit
que la pensée mélancolique, insaisissable, de tout ce néant, était
inscrite là; — et les yeux finissaient par s’y fixer, sans le vouloir.

Lui, Yann, à mesure que ses prunelles mobiles s’habituaient à
l’obscurité du dehors, il regardait de plus en plus cette marbrure
unique du ciel; elle avait forme de quelqu’un qui s’affaisse, avec deux
bras qui se tendent. Et à présent qu’il avait commencé à voir là cette
apparence, il lui semblait que ce fût une vraie ombre humaine,
agrandie, rendue gigantesque à force de venir de loin.

Puis, dans son imagination où flottaient ensemble les rêves indicibles
et les croyances primitives, cette ombre triste, effondrée au bout de
ce ciel de ténèbres, se mêlait peu à peu au souvenir de son frère mort,
comme une dernière manifestation de lui.

Il était coutumier de ces étranges associations d’images, comme il s’en
forme surtout au commencement de la vie, dans la tête des enfants...

Mais les mots, si vagues qu’ils soient, restent encore trop précis pour
exprimer ces choses; il faudrait cette langue incertaine qui se parle
quelquefois dans les rêves, et dont on ne retient au réveil que
d’énigmatiques fragments n’ayant plus de sens.

A contempler ce nuage, il sentait venir une tristesse profonde,
angoissée, pleine d’inconnu et de mystère, qui lui glaçait l’âme;
beaucoup mieux que tout à l’heure, il comprenait maintenant que son
pauvre petit frère ne reparaîtrait jamais, jamais plus; le chagrin, qui
avait été long à percer l’enveloppe robuste et dure de son coeur, y
entrait à présent jusqu’à pleins bords. Il revoyait la figure douce de
Sylvestre, ses bons yeux d’enfant; à l’idée de l’embrasser, quelque
chose comme un voile tombait tout à coup entre ses paupières, malgré
lui, — et d’abord il ne s’expliquait pas bien ce que c’était, n’ayant
jamais pleuré dans sa vie d’homme. — Mais les larmes commençaient à
couler lourdes, rapides, sur ses joues; et puis des sanglots vinrent
soulever sa poitrine profonde.

Il continuait de pêcher très vite, sans perdre son temps ni rien dire,
et les deux autres, qui l’écoutaient dans ce silence, se gardaient
d’avoir l’air d’entendre, de peur de l’irriter, le sachant si renfermé
et si fier.

... Dans son idée à lui, la mort finissait tout...

Il lui arrivait bien, par respect, de s’associer à ces prières qu’on
dit en famille pour les défunts; mais il ne croyait à aucune survivance
des âmes.

Dans leurs causeries entre marins, ils disaient tous cela, d’une
manière brève et assurée, comme une chose bien connue de chacun; ce qui
pourtant n’empêchait pas une vague appréhension des fantômes, une vague
frayeur des cimetières, une confiance extrême dans les saints et les
images qui protègent, ni surtout une vénération innée pour la terre
bénite qui entoure les églises.

Ainsi Yann redoutait pour lui-même d’être pris par la mer, comme si
cela anéantissait davantage, — et la pensée que Sylvestre était resté
là-bas, dans cette terre lointaine d’en dessous, rendait son chagrin
plus désespéré, plus sombre.

Avec son dédain des autres, il pleura sans aucune contrainte ni honte,
comme s’il eût été seul.

... Au dehors, le vide blanchissait lentement, bien qu’il fût à peine
deux heures; et en même temps il paraissait s’étendre, devenir plus
démesuré, se creuser d’une manière plus effrayante. Avec cette espèce
d’aube qui naissait, les yeux s’ouvraient davantage et l’esprit plus
éveillé concevait mieux l’immensité des lointains; alors les limites de
l’espace visible étaient encore reculées et fuyaient toujours.

C’était un éclairage très pâle, mais qui augmentait; il semblait que
cela vint par petits jets, par secousses légères; les choses éternelles
avaient l’air de s’illuminer par transparence, comme si des lampes à
flamme blanche eussent été montées peu à peu, derrière les informes
nuées grises; — montées discrètement, avec des précautions
mystérieuses, de peur de troubler le morne repos de la mer.

Sous l’horizon, la grande lampe blanche, c’était le soleil, qui se
traînait sans force, avant de faire au-dessus des eaux sa promenade
lente et froide commencée dès l’extrême matin...

Ce jour-là, on ne voyait nulle part de tons roses d’aurore, tout
restait blême et triste. Et, à bord de la Marie, un homme pleurait, le
grand Yann...

Ces larmes de son frère sauvage, et cette plus grande mélancolie du
dehors, c’était l’appareil de deuil employé pour le pauvre petit héros
obscur, sur ces mers d’Islande où il avait passé la moitié de sa vie...

Quand le plein jour vint, Yann essuya brusquement ses yeux avec la
manche de son tricot de laine et ne pleura plus. Ce fut fini. Il
semblait complètement repris par le travail de la pêche, par le train
monotone des choses réelles et présentes, comme ne pensant plus à rien.

Du reste, les lignes donnaient beaucoup et les bras avaient peine à
suffire.

Autour des pêcheurs, dans les fonds immenses, c’était un nouveau
changement à vue. Le grand déploiement d’infini, le grand spectacle du
matin était terminé, et maintenant les lointains paraissaient au
contraire se rétrécir, se refermer sur eux. Comment donc avait-on cru
voir tout à l’heure la mer si démesurée? L’horizon était à présent tout
près, et il semblait même qu’on manquât d’espace. Le vide se
remplissait de voiles ténus qui flottaient, les uns plus vagues que des
buées, d’autres aux contours presque visibles et comme frangés. Ils
tombaient mollement, dans un grand silence, comme des mousselines
blanches n’ayant pas de poids; mais il en descendait de partout en même
temps, aussi l’emprisonnement là-dessous se faisait très vite, et cela
oppressait, de voir ainsi s’encombrer l’air respirable.

C’était la première brume d’août qui se levait. En quelques minutes le
suaire fut uniformément dense, impénétrable; autour de la Marie, on ne
distinguait plus rien qu’une pâleur humide où se diffusait la lumière
et où la mâture du navire semblait même se perdre.

— De ce coup, la voilà arrivée, la sale brume, dirent les hommes.

Ils connaissaient depuis longtemps cette inévitable compagne de la
seconde période de pêche; mais aussi cela annonçait la fin de la saison
d’Islande, l’époque où l’on fait route pour revenir en Bretagne.

En fines gouttelettes brillantes, cela se déposait sur leur barbe; cela
faisait luire d’humidité leur peau brunie. Ceux qui se regardaient d’un
bout à l’autre du bateau se voyaient troubles comme des fantômes; par
contre les objets très rapprochés apparaissaient plus crûment sous
cette lumière fade et blanchâtre. On prenait garde de respirer la
bouche ouverte; une sensation de froid et de mouillé pénétrait les
poitrines.

En même temps, la pêche allait de plus en plus vite, et on ne causait
plus, tant les lignes donnaient; à tout instant, on entendait tomber à
bord des gros poissons, lancés sur les planches avec un bruit de fouet;
après, ils se trémoussaient rageusement en claquant de la queue contre
le bois du pont; tout était éclaboussé de l’eau de la mer et des fines
écailles argentées qu’ils jetaient en se débattant. Le marin qui leur
fendait le ventre avec son grand couteau, dans sa précipitation,
s’entaillait les doigts, et son sang bien rouge se mêlait à la saumure.



Chapitre X


Ils restèrent, cette fois, dix jours d’affilée pris dans la brume
épaisse, sans rien voir. La pêche continuait d’être bonne et, avec tant
d’activité, on ne s’ennuyait pas. De temps en temps, à intervalles
réguliers, l’un d’eux soufflait dans une trompe de corne d’où sortait
un bruit pareil au beuglement d’une bête sauvage.

Quelquefois, du dehors, du fond des brumes blanches, un autre
beuglement lointain répondait à leur appel. Alors on veillait
davantage. Si le cri se rapprochait, toutes les oreilles se tendaient
vers ce voisin inconnu, qu’on apercevrait sans doute jamais et dont la
présence était pourtant un danger. On faisait des conjectures sur lui;
il devenait une occupation, une société et, par envie de le voir, les
yeux s’efforçaient à percer les impalpables mousselines blanches qui
restaient tendues partout dans l’air.

Puis il s’éloignait, les beuglements de sa trompe mouraient dans le
lointain sourd; alors on se retrouvait seul dans le silence, au milieu
de cet infini de vapeurs immobiles. Tout était imprégné d’eau; tout
était ruisselant de sel et de saumure. Le froid devenait plus
pénétrant; le soleil s’attardait davantage à traîner sous l’horizon; il
y avait déjà de vraies nuits d’une ou deux heures, dont la tombée grise
était sinistre et glaciale.

Chaque matin on sondait avec un plomb la hauteur des eaux, de peur que
la Marie ne se fût trop rapprochée de l’île d’Islande. Mais toutes les
lignes du bord filées bout à bout n’arrivaient pas à toucher le lit de
la mer: on était donc bien au large et en belle eau profonde.

La vie était saine et rude; ce froid plus piquant augmentait le
bien-être du soir, l’impression de gîte bien chaud qu’on éprouvait dans
la cabine en chêne massif, quand on y descendait pour souper ou pour
dormir.

Dans le jour, ces hommes, qui étaient plus cloîtrés que des moines,
causaient peu entre eux. Chacun tenant sa ligne, restait pendant des
heures et des heures à son même poste invariable, les bras seuls
occupés au travail incessant de la pêche. Ils n’étaient séparés les uns
des autres que de deux ou trois mètres, et ils finissaient par ne plus
se voir.

Ce calme de la brume, cette obscurité blanche endormait l’esprit. Tout
en pêchant, on se chantait pour soi-même quelque air du pays à
demi-voix, de peur d’éloigner les poissons. Les pensées se faisaient
plus lentes et plus rares; elles semblaient se distendre, s’allonger en
durée afin d’arriver à remplir le temps sans y laisser des vides, des
intervalles de non-être. On n’avait plus du tout l’idée aux femmes,
parce qu’il faisait déjà froid; mais on rêvait à des choses
incohérentes ou merveilleuses, comme dans le sommeil, et la trame de
ces rêves était aussi peu serrée qu’un brouillard...

Ce brumeux mois d’août, il avait coutume de clore ainsi chaque année,
d’une manière triste et tranquille, la saison d’Islande. Autrement
c’était toujours la même plénitude de vies physique, gonflant les
poitrines et faisant aux marins des muscles durs.

Yann avait bien retrouvé tout de suite ses façons d’être habituelles,
comme si son grand chagrin n’eût pas persisté: vigilant et alerte,
prompt à la manoeuvre et à la pêche, l’allure désinvolte comme qui n’a
pas de soucis; du reste, communicatif à ses heures seulement — qui
étaient rares — et portant toujours la tête aussi haut avec son air à
la fois indifférent et dominateur.

Le soir, au souper, dans le logis fruste que protégeait la Vierge de
faïence, quand on était attablé, le grand couteau en main devant
quelque bonne assiettée toute chaude, il lui arrivait, comme autrefois,
de rire aux choses drôles que les autres disaient.

En lui-même, peut-être, s’occupait-il un peu de cette Gaud, que
Sylvestre lui avait sans doute donnée pour femme dans ses dernières
petites idées d’agonie, - et qui était devenue une pauvre fille à
présent sans personne au monde... Peut-être bien surtout, le deuil de
ce frère durait-il encore dans le fond de son coeur...

Mais ce coeur d’Yann était une région vierge, à gouverner, peu connue,
où se passaient des choses qui ne se révélaient pas au dehors.



Chapitre XI


Un matin, vers trois heures, tandis qu’ils rêvaient tranquillement sous
leur suaire de brume, ils entendirent comme des bruits de voix dont le
timbre leur sembla étrange et non connu d’eux. Ils se regardèrent les
uns les autres, ceux qui étaient sur le pont, s’interrogeant d’un coup
d’oeil:

— Qui est-ce qui a parlé?

Non, personne; personne n’avait rien dit. Et, en effet, cela avait bien
eu l’air de sortir du vide extérieur.

Alors, celui qui était chargé de la trompe, et qui l’avait négligée
depuis la veille, se précipita dessus, en se gonflant de tout son
souffle pour pousser le long beuglement d’alarme.

Cela seul faisait déjà frissonner, dans ce silence. Et puis, comme si,
au contraire, une apparition eût été évoquée par ce son vibrant de
cornemuse, une grande chose imprévue s’était dessinée en grisaille,
s’était dressée menaçante, très haut tout près d’eux: des mâts, des
vergues, des cordages, un dessin de navire qui s’était fait en l’air,
partout à la fois et d’un même coup, comme ces fantasmagories pour
effrayer qui, d’un seul jet de lumière, sont créées sur des voiles
tendus. Et d’autre hommes apparaissaient là, à les toucher, penchés sur
le rebord, les regardant avec des yeux très ouverts dans un réveil de
surprise et d’épouvante...

Ils se jetèrent sur des avirons, des mâts de rechange, des gaffes —
tout ce qui se trouva dans la drôme de long et de solide — et les
pointèrent en dehors pour tenir à distance cette chose et ces visiteurs
qui leur arrivaient. Et les autres aussi, effarés, allongeaient vers
eux d’énormes bâtons pour les repousser.

Mais il n’y eut qu’un craquement très léger dans les vergues, au-dessus
de leurs têtes, et les mâtures, un instant accrochées, se dégagèrent
aussitôt sans aucune avarie; le choc, très doux par ce calme, était
tout à fait amorti; il avait été si faible même, que vraiment il
semblait que cet autre navire n’eût pas de masse et qu’il fût une chose
molle, presque sans poids...

Alors, le saisissement passé, les hommes se mirent à rire; ils se
reconnaissaient entre eux:

— Ohé! de la Marie.

— Eh! Gaos, Laumec, Guermeur!

L’apparition, c’était la Reine-Berthe, capitaine Larvoër, aussi de
Paimpol; ces matelots étaient des villages d’alentour; ce grand-là,
tout en barbe noire, montrant ses dents dans son rire, c’était
Kerjégou, un de Ploudaniel; et les autres venaient de Plounès ou de
Plounérin.

— Aussi, pourquoi ne sonniez-vous pas de votre trompe, bande de
sauvages? demandait Larvoër de la Reine-Berthe.

— Eh bien, et vous donc, bande de pirates et d’écumeurs, mauvais poison
de la mer?...

— Oh! nous... c’est différent; ça nous est défendu de faire du bruit.
(Il avait répondu cela avec un air de sous-entendre quelque mystère
noir; avec un sourire drôle, qui, par la suite, revint souvent en tête
à ceux de la Marie et leur donna à penser beaucoup.)

Et puis comme s’il en eût dit trop long, il finit par cette
plaisanterie:

— Notre corne à nous, c’est celui-là, en soufflant dedans, qui nous l’à
crevée.

Et il montrait un matelot à figure de triton, qui était tout en cou et
tout en poitrine, trop large, bas sur jambes, avec je ne sais quoi de
grotesque et de l’inquiétant dans sa puissance difforme.

Et pendant qu’on se regardait là, attendant que quelque brise ou
quelque courant d’en dessous voulût bien emmener l’un plus vite que
l’autre, séparer les navires, on engagea une causerie. Tous appuyés en
bâbord, se tenant en respect au bout de leurs longs morceaux de bois,
comme eussent fait des assiégés avec des piques, ils parlèrent des
choses du pays, des dernières lettres reçues par les “chasseurs”, des
vieux parents et des femmes.

— Moi, disait Kerjégou, la mienne me marque qu’elle vient d’avoir son
petit que nous attendions; ça va nous en faire la douzaine tout à
l’heure.

Un autre avait eu deux jumeaux, et un troisième annonçait le mariage de
la belle Jeannie Caroff — une fille très connue des Islandais — avec
certain vieux richard infirme, de la commune de Plourivo.

Ils se voyaient comme à travers des gazes blanches, et il semblait que
cela changeât aussi le son des voix qui avait quelque chose d’étouffé
et de lointain.

Cependant Yann ne pouvait détacher ses yeux d’un de ces pêcheurs, un
petit homme déjà vieillot qu’il était sûr de n’avoir jamais vu nulle
part et qui pourtant lui avait dit tout de suite: “Bonjour, mon grand
Yann!” avec un air d’intime connaissance; il avait la laideur irritante
des singes avec leur clignotement de malice dans ses yeux perçants.

— Moi, disait encore Larvoër, de la Reine-Berthe, on m’a marqué la mort
du petit-fils de la vieille Yvonne Moan, de Ploubazlanec, qui faisait
son service à l’État, comme vous savez, sur l’escadre de Chine; un bien
grand dommage!

Entendant cela, les autres de la Marie se tournèrent vers Yann pour
savoir s’il avait déjà connaissance de ce malheur.

— Oui, dit-il d’une voix basse, l’air indifférent et hautain, c’était
sur la dernière lettre que mon père m’a envoyée.

Ils le regardaient tous, dans la curiosité qu’ils avaient de son
chagrin, et cela l’irritait.

Leurs propos se croisaient à la hâte, au travers du brouillard pâle,
pendant que fuyaient les minutes de leur bizarre entrevue.

— Ma femme me marque en même temps, continuait Larvoër, que la fille de
M. Mével a quitté la ville pour demeurer à Ploubazlanec et soigner la
vieille Moan, sa grand’tante; elle s’est mise à travailler à présent,
en journée chez le monde, pour gagner sa vie. D’ailleurs, j’avais
toujours eu dans l’idée, moi, que c’était une brave fille, et une
courageuse, malgré ses airs de demoiselle et ses falbalas.

Alors, de nouveau, on regarda Yann, ce qui acheva de lui déplaire, et
une couleur rouge lui monta aux joues sous son hâle doré.

Par cette appréciation sur Gaud fut clos l’entretien avec ces gens de
la Reine-Berthe qu’aucun être vivant ne devait plus jamais revoir.
Depuis un instant, leurs figures semblaient déjà plus effacées, car
leur navire était moins près, et, tout à coup, ceux de la Marie ne
trouvèrent plus rien à pousser, plus rien au bout de leurs longs
morceaux de bois; tous leurs “espars”, avirons, mâts ou vergues,
s’agitèrent en cherchant dans le vide, puis retombèrent les uns après
les autres lourdement dans la mer, comme de grands bras morts. On
rentra donc ces défenses inutiles: la Reine-Berthe, replongée dans la
brume profonde, avait disparu brusquement tout d’une pièce, comme
s’efface l’image d’un transparent derrière lequel la lampe a été
soufflée. Ils essayèrent de la héler, mais rien ne répondit à leurs
cris, - qu’une espèce de clameur moqueuse à plusieurs voix, terminée en
un gémissement qui les fit se regarder avec surprise...

Cette Reine-Berthe ne revint point avec les autres Islandais et, comme
ceux du Samuel Azénide avaient rencontré dans un fiord une épave non
douteuse (son couronnement d’arrière avec un morceau de sa quille), on
ne l’attendit plus; dès le mois d’octobre, les noms de tous ses marins
furent inscrits dans l’église sur des plaques noires.

Or, depuis cette dernière apparition dont les gens de la Marie avaient
bien retenu la date, jusqu’à l’époque du retour, il n’y avait eu aucun
mauvais temps dangereux sur la mer d’Islande, tandis que, au contraire
trois semaines auparavant, une bourrasque d’ouest avait emporté
plusieurs marins et deux navires. On se rappela alors le sourire de
Larvoër et, en rapprochant toutes ces choses, on fit beaucoup de
conjonctures; Yann revit plus d’une fois, la nuit, le marin au
clignotement de singe, et quelques-uns de la Marie se demandèrent
craintivement si, ce matin-là, ils n’avaient point causé avec des
trépassés.



Chapitre XII


L’été s’avança et, à la fin d’août, en même temps que les premiers
brouillards du matin, on vit les Islandais revenir.

Depuis trois mois déjà, les deux abandonnées habitaient ensemble, à
Ploubazlanec, la chaumière des Moan; Gaud avait pris place de fille
dans ce pauvre nid de marins morts. Elle avait envoyé là tout ce qu’on
lui avait laissé après la vente de la maison de son père: son beau lit
à la mode des villes et ses belles jupes de différentes couleurs. Elle
avait fait elle-même sa nouvelle robe noire d’un façon plus simple et
portait, comme la vieille Yvonne, une coiffe de deuil en mousseline
épaisse ornée seulement de plis.

Tous le jours, elle travaillait à des ouvrages de couture chez les gens
riches de la ville et rentrait à la nuit, sans être distraite en chemin
par aucun amoureux, restée un peu hautaine, et encore entourée d’un
respect de demoiselle; en lui disant bonsoir, les garçons mettaient
comme autrefois, la main à leur chapeau.

Par les beaux crépuscules d’été, elle s’en revenait de Paimpol, tout le
long de cette route de falaise, aspirant le grand air marin qui repose.
Les travaux d’aiguille n’avaient pas eu le temps de la déformer — comme
d’autres, qui vivent toujours penchées de côté sur leur ouvrage — et,
en regardant la mer, elle redressait la belle taille souple qu’elle
tenait de race; en regardant la mer, en regardant le large, tout au
fond duquel était Yann...

Cette même route menait chez lui. En continuant un peu, vers certaine
région plus pierreuse et plus balayée par le vent, on serait arrivé à
ce hameau de Pors-Even où les arbres, couverts de mousses grises,
croissent tout petits entre les pierres et se couchent dans le sens des
rafales d’ouest. Elle n’y retournerait sans doute jamais, dans ce
Pors-Even, bien qu’il fût à moins d’une lieue; mais, une fois dans sa
vie, elle y était allée et cela avait suffi pour laisser un charme sur
tout son chemin; Yann, d’ailleurs, devait souvent y passer et, de sa
porte, elle pourrait le suivre allant ou venant sur la lande rase,
entre les ajoncs courts. Donc elle aimait toute cette région de
Ploubazlanec; elle était presque heureuse que le sort l’eût rejetée là:
en aucun autre lieu du pays elle n’eût pu se faire à vivre.

A cette saison de fin d’août, il y a comme un alanguissement de pays
chaud qui remonte du midi vers le nord; il y a des soirées lumineuses,
des reflets du grand soleil d’ailleurs qui viennent traîner jusque sur
la mer bretonne. Très souvent, l’air est limpide et calme, sans aucun
nuage nulle part.

Aux heures où Gaud s’en revenait, les choses se fondaient déjà ensemble
pour la nuit, commençaient à se réunir et à former des silhouettes. Çà
et là, un bouquet d’ajoncs se dressait sur une hauteur entre deux
pierres, comme un panache ébouriffé; un groupe d’arbres tordus formait
un amas sombre dans un creux, ou bien, ailleurs, quelque hameau à toit
de paille dessinait au-dessus de la lande une petite découpure bossue.
Aux carrefours les vieux christs qui gardaient la campagne étendaient
leurs bras noirs sur les calvaires, comme de vrais hommes suppliciés,
et, dans le lointain, la Manche se détachait en clair, en grand miroir
jaune sur un ciel qui était déjà ténébreux vers l’horizon. Et dans ce
pays, même ce calme, même ces beau temps, étaient mélancoliques; il
restait, malgré tout, une inquiétude planant sur les choses; une
anxiété venue de la mer à qui tant d’existences étaient confiées et
dont l’éternelle menace n’était qu’endormie.

Gaud, qui songeait en chemin, ne trouvait jamais assez longue sa course
de retour au grand air. On sentait l’odeur salée des grèves, et l’odeur
douce de certaines fleurs qui croissent sur les falaises entre les
épines maigres. Sans la grand’mère Yvonne qui l’attendait au logis,
volontiers elle se serait attardée dans ces sentiers d’ajoncs, à la
manière de ces belles demoiselles qui aiment à rêver, les soirs d’été,
dans les parcs.

En traversant ce pays, il lui revenait bien aussi quelques souvenirs de
sa petite enfance; mais comme ils étaient effacés à présent, reculés,
amoindris par son amour! Malgré tout, elle voulait considérer ce Yann
comme une sorte de fiancé, — un fiancé fuyant, dédaigneux, sauvage,
qu’elle n’aurait jamais; mais à qui elle s’obstinerait à rester fidèle
en esprit, sans plus confier cela à personne. Pour le moment, elle
aimait à le savoir en Islande; là, au moins, la mer le lui gardait dans
ses cloîtres profonds et il ne pouvait se donner à aucune autre.

Il est vrai qu’un de ces jours il allait revenir, mais elle envisageait
aussi ce retour avec plus de calme qu’autrefois. Par instinct, elle
comprenait que sa pauvreté ne serait pas un motif pour être plus
dédaignée, — car il n’était pas un garçon comme les autres. — Et puis
cette mort du petit Sylvestre était une chose qui les rapprochait
décidément. A son arrivée, il ne pourrait manquer de venir sous leur
toit pour voir la grand’mère de son ami: et elle avait décidé qu’elle
serait là pour cette visite, il ne lui semblait pas que ce fût manquer
de dignité; sans paraître se souvenir de rien, elle lui parlerait comme
à quelqu’un que l’on connaît depuis longtemps; elle lui parlerait même
avec affection comme à un frère de Sylvestre, en tâchant d’avoir l’air
naturel. Et qui sait? il ne serait peut-être pas impossible de prendre
auprès de lui une place de soeur, à présent qu’elle allait être si
seule au monde; de se reposer sur son amitié; de la lui demander comme
un soutien, en s’expliquant assez pour qu’il ne crût plus à aucune
arrière-pensée de mariage. Elle le jugeait sauvage seulement, entêté
dans ses idées d’indépendance, mais doux, franc, et capable de bien
comprendre les choses bonnes qui viennent tout droit du coeur.

Qu’allait-il éprouver, en la retrouvant là, pauvre, dans cette
chaumière presque en ruine?... Bien pauvre, oh! oui, car la grand’mère
Moan, n’étant plus assez forte pour aller en journée aux lessives,
n’avait plus rien que sa pension de veuve; il est vrai, elle mangeait
bien peu maintenant, et toutes deux pouvaient encore s’arranger pour
vivre sans demander rien à personne...

La nuit était toujours tombée quand elle arrivait au logis; avant
d’entrer, il fallait descendre un peu, sur des roches usées, la
chaumière se trouvant en contre-bas de ce chemin de Ploubazlanec, dans
la partie de terrain qui s’incline vers la grève. Elle était presque
cachée sous son épais toit de paille brune, tout gondolé, qui
ressemblait au dos de quelque énorme bête morte effondrée sous ses
poils durs. Ses murailles avaient la couleur sombre et la rudesse des
rochers, avec des mousses et du cochléaria formant de petites touffes
vertes. On montait les trois marches gondolées du seuil, et on ouvrait
le loquet intérieur de la porte au moyen d’un bout de corde de navire
qui sortait par un trou. En entrant, on voyait d’abord en face de soi
la lucarne, percée comme dans l’épaisseur d’un rempart, et donnant sur
la mer d’où venait une dernière clarté jaune pâle. Dans la grande
cheminée flambaient des brindilles odorantes de pin et de hêtre, que la
vieille Yvonne ramassait dans ses promenades le long des chemins;
elle-même était là assise, surveillant leur petit souper; dans son
intérieur, elle portait un serre-tête seulement, pour ménager ses
coiffes; son profil, encore joli, se découpait sur la lueur rouge de
son feu. Elle levait vers Gaud ses yeux jadis bruns, qui avaient pris
une couleur passée, tournée au bleuâtre, et qui étaient troublés,
incertains, égarés de vieillesse. Elle disait toutes les fois la même
chose:

— Ah! Mon Dieu, ma bonne fille, comme tu rentres tard ce soir...

— Mais non, grand’mère, répondait doucement Gaud qui y était habituée.
Il est la même heure que les autres jours.

— Ah!... me semblait à moi, ma fille, me semblait qu’il était plus tard
que de coutume.

Elles soupaient sur une table devenue presque informe à force d’être
usée, mais encore épaisse comme le tronc d’un chêne. Et le grillon ne
manquait jamais de leur recommencer sa petite musique à son d’argent.

Un des côtés de la chaumière était occupé par des boiseries
grossièrement sculptées et aujourd’hui toutes vermoulues; en s’ouvrant,
elles donnaient accès dans des étagères où plusieurs générations
pêcheurs avaient été conçues, avaient dormi, et où les mères vieillies
étaient mortes.

Aux solives noires du toit s’accrochaient des ustensiles de ménage très
anciens, des paquets d’herbes, des cuillers de bois, du lard fumé;
aussi de vieux filets, qui dormaient là depuis le naufrage des derniers
fils Moan, et dont les rats venaient la nuit couper les mailles.

Le lit de Gaud, installé dans un angle avec ses rideaux de mousseline
blanche, faisait l’effet d’une chose élégante et fraîche, apportée dans
une hutte de Celte.

Il y avait une photographie de Sylvestre en matelot, dans un cadre,
accrochée au granit du mur. Sa grand’mère y avait attaché sa médaille
militaire, avec une de ces paires d’ancres en drap rouge que les marins
portent sur la manche droite, et qui venait de lui; Gaud lui avait
aussi acheté à Paimpol une de ces couronnes funéraires en perles noires
et blanches dont on entoure, en Bretagne, les portrait des défunts.
C’était là son petit mausolée, tout ce qu’il avait pour consacrer sa
mémoire, dans son pays breton...

Les soirs d’été, elles ne veillaient pas, par économie de lumière;
quand le temps était beau, elles s’asseyaient un moment sur un banc de
pierre, devant la maison, et regardaient le monde qui passait dans le
chemin un peu au-dessus de leur tête.

Ensuite la vieille Yvonne se couchait dans son étagère d’armoire, et
Gaud, dans son lit de demoiselle; là, elle s’endormait assez vite,
ayant beaucoup travaillé, beaucoup marché, et songeant au retour des
Islandais et fille sage, résolue, dans un trouble trop grand...



Chapitre XIII


Mais un jour, à Paimpol, entendant dire que la Marie venait d’arriver,
elle se sentit prise d’une espèce de fièvre. Tout son calme d’attente
l’avait abandonnée; ayant brusqué la fin de son ouvrage, sans savoir
pourquoi, elle se mit en route plus tôt que de coutume, — et, dans le
chemin, comme elle se hâtait, elle le reconnut de loin qui venait à
l’encontre d’elle.

Ses jambes tremblaient et elle les sentait fléchir. Il était déjà tout
près, se dessinant à vingt pas à peine, avec sa taille superbe, ses
cheveux bouclés sous son bonnet de pêcheur. Elle se trouvait prise si
au dépourvu par cette rencontre, que vraiment elle avait peur de
chanceler, et qu’il s’en aperçût; elle en serait morte de honte à
présent... Et puis elle se croyait mal coiffée, avec un air fatigué
pour avoir fait son ouvrage trop vite; elle eût donné je ne sais quoi
pour être cachée dans les touffes d’ajoncs, disparue dans quelque trou
de fouine. Du reste, lui aussi avait eu un mouvement de recul, comme
pour essayer de changer de route. Mais c’était trop tard: ils se
croisèrent dans l’étroit chemin.

Lui, pour ne pas la frôler, se rangea contre le talus, d’un bond de
côté comme un cheval ombrageux qui se dérobe, en la regardant d’une
manière furtive et sauvage.

Elle aussi, pendant une demi-seconde, avait levé les yeux, lui jetant
malgré elle-même une prière et une angoisse. Et, dans ce croisement
involontaire de leurs regards, plus rapide qu’un coup de feu, ses
prunelles gris de lin avaient paru s’élargir, s’éclairer de quelque
grande flamme de pensée, lancée une vraie lueur bleuâtre, tandis que sa
figure était devenue toute rose jusqu’aux tempes, jusque sous les
tresses blondes.

Il avait dit en touchant son bonnet:

— Bonjour, mademoiselle Gaud!

— Bonjour, monsieur Yann, répondit-elle.

Et ce fut tout; il était passé. Elle continua sa route, encore
tremblante, mais sentant peu à peu à mesure qu’il s’éloignait, le sang
reprendre son cours et la force revenir...

Au logis, elle trouva la vieille Moan assise dans un coin, le tête
entre ses mains, qui pleurait, qui faisait son hi hi hi! de petit
enfant, toute dépeignée, sa queue de cheveux tombée de son serre-tête
comme un maigre écheveau de chanvre gris:

— Ah! ma bonne Gaud, — c’est le fils Gaos que j’ai rencontré du côté de
Plouherzel, comme je m’en retournais de ramasser mon bois; — alors nous
avons parlé de mon pauvre petit, tu penses bien. Ils sont arrivés ce
matin de l’Islande et, dès ce midi, il était venu pour me faire une
visite pendant que j’étais dehors. Pauvre garçon, il avait des larmes
aux yeux lui aussi... Jusqu’à ma porte, qu’il a voulu me raccompagner,
ma bonne Gaud, pour me porter mon petit fagot...

Elle écoutait cela, debout, et son coeur se serrait à mesure: ainsi,
cette visite de Yann, sur laquelle elle avait tant compté pour lui dire
tant de choses, était déjà faite, et ne se renouvellerait sans doute
plus; c’était fini...

Alors la chaumière lui sembla plus désolée, la misère plus dure, le
monde plus vide, — et elle baissa la tête avec une envie de mourir.



Chapitre XIV


L’hiver vint peu à peu, s’étendit comme un linceul qu’on laisserait
très lentement tomber. Les journées grises passèrent après les journées
grises, mais Yann ne reparut plus, — et les deux femmes vivaient bien
abandonnées.

Avec le froid, leur existence était plus coûteuse et plus dure.

Et puis la vieille Yvonne devenait difficile à soigner. Sa pauvre tête
s’en allait; elle se fâchait maintenant, disait des méchancetés et des
injures; une fois ou deux par semaine, cela la prenait, comme les
enfants, à propos de rien.

Pauvre vieille!... elle était encore si douce dans ses bons jours
clairs, que Gaud ne cessait de la respecter ni de la chérir. Avoir
toujours été bonne, et finir par être mauvaise; étaler, à l’heure de la
fin, tout un fonds de malice qui avait dormi durant la vie, toute une
science de mots grossiers qu’on avait cachée, quelle dérision de l’âme
et quel mystère moqueur!

Elle commençait à chanter aussi, et cela faisait encore plus de mal à
entendre que ses colères; c’était, au hasard des choses qui lui
revenaient en tête, des oremus de messe, ou bien des couplets très
vilains qu’elle avait entendus jadis sur le port, répétés par des
matelots. Il lui arrivait d’entonner les Fillettes de Paimpol; ou bien,
en balançant la tête et battant la mesure avec son pied, elle prenait:

Mon mari vient de partir;
Pour la pêche d’Islande,
Mon mari vient de partir,
Il m’a laissé sans le sou,
Mais..., trala, trala la lou...
J’en gagne!
J’en gagne!...


Chaque fois, cela s’arrêtait tout court, en même temps que ses yeux
s’ouvraient bien grands dans le vague en perdant toute expression de
vie, — comme ces flammes déjà mourantes qui s’agrandissent subitement
pour s’éteindre. Et après, elle baissait la tête, restait longtemps
caduque, en laissant pendre la mâchoire d’en bas à la manière des
morts.

Elle n’était plus bien propre non plus, et c’était un autre genre
d’épreuve sur lequel Gaud n’avait pas compté.

Un jour, il lui arriva de ne plus se souvenir de son petit-fils.

— Sylvestre? Sylvestre?... disait-elle à Gaud, en ayant l’air de
chercher qui ce pouvait bien être; ah dame! ma bonne, tu comprends,
j’en ai eu tant quand j’étais jeune, des garçons, des filles, des
filles et des garçons qu’à cette heure, ma foi!...

Et, en disant cela, elle lançait en l’air ses pauvres mains ridées,
avec un geste d’insouciance presque libertine...

Le lendemain, par exemple, elle se souvenait bien de lui; et en citant
mille petites choses qu’il avait faites ou qu’il avait dites, toute la
journée elle le pleura.

Oh! ces veillées d’hiver, quand les branchages manquaient pour faire du
feu! Travailler ayant froid, travailler pour gagner sa vie, coudre
menu, achever avant de dormir les ouvrages rapportés chaque soir de
Paimpol.

La grand’mère Yvonne, assise dans la cheminée, restait tranquille, les
pieds contre les dernières braises, les mains ramassées sous son
tablier. Mais au commencement de la soirée, il fallait toujours tenir
des conversations avec elle.

— Tu ne me dis rien, ma bonne fille, pourquoi ça donc? Dans mon temps à
moi, j’en ai pourtant connu de ton âge qui savaient causer. Me semble
que nous n’aurions pas l’air si triste, là, toutes les deux, si tu
voulais parler un peu.

Alors Gaud racontait des nouvelles quelconques qu’elle avait apprises
en ville, ou disait les noms des gens qu’elle avait rencontrés en
chemin, parlait de choses qui lui étaient bien indifférentes à
elle-même comme, du reste, tout au monde à présent, puis s’arrêtait au
milieu de ses histoires quand elle voyait la pauvre vieille endormie.

Rien de vivant, rien de jeune autour d’elle, dont la fraîche jeunesse
appelait la jeunesse. Sa beauté allait se consumer, solitaire et
stérile...

Le vent de la mer, qui arrivait de partout, agitait sa lampe, et le
bruit des lames s’entendait là comme dans un navire en l’écoutant elle
y mêlait le souvenir toujours présent et douloureux de Yann, dont ces
choses étaient le domaine; durant les grandes nuits d’épouvante, où
tout était déchaîné et hurlant dans le noir du dehors, elle songeait
avec plus d’angoisse à lui.

Et puis seule, toujours seule avec cette grand’mère qui dormait, elle
avait peur quelquefois et regardait dans les coins obscurs, en pensant
aux marins ses ancêtres, qui avaient vécu dans ces étagères d’armoires,
qui avaient péri au large pendant de semblables nuits, et dont les âmes
pouvaient revenir; elle ne se sentait pas protégée contre la visite de
ces morts par la présence de cette si vieille femme qui était déjà
presque des leurs...

Tout à coup elle frémissait de la tête aux pieds, en entendant partir
du coin de la cheminée un petit filet de voix cassée flûté, comme
étouffé sous terre. D’un ton guilleret qui donnait froid à l’âme, la
voix chantait:

Pour la pêche d’Islande, mon mari vient de partir,
Il m’a laissé sans le sou,
Mais..., trala, trala la lou...


Et alors elle subissait ce genre particulier de frayeur que cause la
compagnie des folles.

La pluie tombait, tombait, avec un petit bruit incessant de fontaine;
on l’entendait presque sans répit ruisseler dehors sur les murs. Dans
le vieux toit de mousse, il y avait des gouttières qui, toujours aux
mêmes endroits, infatigables, monotones, faisaient le même tintement
triste; elles détrempaient par places le sol du logis, qui était de
roches et de terre battue avec des graviers et des coquilles.

On sentait l’eau partout autour de soi, elle vous enveloppait de ses
masses froides, infinies: une eau tourmentée, fouettante, s’émiettant
dans l’air, épaississant l’obscurité, et isolant encore davantage les
unes des autres les chaumières éparses du pays de Ploubazlanec.

Les soirées de dimanche étaient pour Gaud les plus sinistres, à cause
d’une certaine gaîté qu’elles apportaient ailleurs: c’étaient des
espèces de soirées joyeuses, même dans ces petits hameaux perdus de la
côte; il y avait toujours, ici ou là, quelque chaumière fermée, battue
par la pluie noire, d’où partaient des chants lourds. Au dedans, des
tables alignées pour les buveurs; des marins se séchant à des flambées
fumeuses; les vieux se contentant avec de l’eau-de-vie, les jeunes
courtisant des filles, tous allant jusqu’à l’ivresse, et chantant pour
s’étourdir. Et, près d’eux, la mer, leur tombeau de demain, chantait
aussi, emplissant la nuit de sa voix immense...

Certains dimanches, des bandes de jeunes hommes, qui sortaient de ces
cabarets-là ou revenaient de Paimpol, passaient dans le chemin, près de
la porte des Moan; c’étaient ceux qui habitaient à l’extrémité des
terres, vers Pors-Even. Ils passaient très tard, échappés des bras des
filles, insouciants de se mouiller, coutumiers des rafales et des
ondées, Gaud tendait l’oreille à leurs chansons à leurs cris — très
vite noyés dans le bruit des bourrasques ou de la houle — cherchant à
démêler la voix de Yann, se sentant trembler ensuite quand elle
s’imaginait l’avoir reconnue.

N’être pas revenu les voir, c’était mal de la part de ce Yann; et mener
une vie joyeuse, si près de la mort de Sylvestre, — tout cela ne lui
ressemblait pas! Non, elle ne le comprenait plus décidément, — et,
malgré tout, ne pouvait se détacher de lui, ni croire qu’il fût sans
coeur.

Le fait est que, depuis son retour, sa vie était bien dissipée.

D’abord il y avait eu la tournée habituelle d’octobre dans le golfe de
Gascogne, — et c’est toujours pour ces Islandais une période de
plaisir, un moment où ils ont dans leur bourse un peu d’argent à
dépenser sans souci (de petites avances pour s’amuser, que les
capitaines donnent sur les grandes parts de pêche, payables seulement
en hiver).

On était allé, comme tous les ans, chercher du sel dans les îles, et
lui s’était repris d’amour, à Saint-Martin-de-Ré, pour certaine fille
brune, sa maîtresse du précédent automne. Ensemble ils s’étaient
promenés, au dernier gai soleil, dans les vignes rousses toutes
remplies du chant des alouettes, tout embaumées par les raisins mûrs,
les oeillets des sables et les senteurs marines des plages; ensemble
ils avaient chanté et dansé des rondes à ces veillées de vendange où
l’on se grise, d’une ivresse amoureuse et légère, en buvant le vin
doux.

Ensuite, la Marie ayant poussé jusqu’à Bordeaux, il avait retrouvé,
dans un grand estaminet tout en dorures, la belle chanteuse à la
montre, et s’était négligemment laissé adorer pendant huit nouveaux
jours.

Revenu en Bretagne au mois de novembre, il avait assisté à plusieurs
mariages de ses amis, comme garçon d’honneur, tout le temps dans ses
beaux habits de fête, et souvent ivre après minuit, sur la fin des
bals. Chaque semaine, il lui arrivait quelque aventure nouvelle, que
les filles s’empressaient de raconter à Gaud, en exagérant.

Trois ou quatre fois, elle l’avait vu de loin venir en face d’elle sur
ce chemin de Ploubazlanec, mais toujours à temps pour l’éviter; lui
aussi du reste, dans ces cas-là, prenait à travers la lande. Comme par
une entente muette, maintenant ils se fuyaient.



Chapitre XV


A Paimpol, il y a une grosse femme appelée madame Tressoleur; dans une
des rues qui mènent au port, elle tient un cabaret fameux parmi les
Islandais, où des capitaines et des armateurs viennent enrôler des
matelots, faire leur choix parmi les plus forts, en buvant avec eux.

Autrefois belle, encore galante avec les pêcheurs, elle a des
moustaches à présent, une carrure d’homme et la réplique hardie. Un air
de cantinière, sous une grande coiffure blanche de nonnain; en elle, un
je ne sais quoi de religieux, qui persiste quand même parce qu’elle est
Bretonne. Dans sa tête, les noms de tous les marins du pays tiennent
comme sur un registre; elle connaît les bons, les mauvais, sait au plus
juste ce qu’ils gagnent et ce qu’ils valent.

Un jour de janvier, Gaud, ayant été mandée pour lui faire une robe,
vint travailler là, dans une chambre, derrière la salle aux buveurs...

Chez cette dame Tressoleur, on entre par une porte aux massifs piliers
de granit, qui est en retrait sous le premier étage de la maison, à la
mode ancienne; quand on l’ouvre, il y a presque toujours quelque rafale
engouffrée dans la rue, qui la pousse, et les arrivants font des
entrées brusques, comme lancés par une lame de houle. La salle est
basse et profonde, passée à la chaux blanche et ornée de cadres dorés
où se voient des navires, des abordages, des naufrages. Dans un angle,
une Vierge en faïence est posée sur une console, entre des bouquets
artificiels.

Ces vieux murs ont entendu vibrer bien des chants puissants de
matelots, ont vu s’épanouir bien des gaîtés lourdes et sauvages, —
depuis les temps reculés de Paimpol, en passant par l’époque agitée des
corsaires, jusqu’à ces Islandais de nos jours très peu différents de
leurs ancêtres. Et bien des existences d’hommes ont été jouées,
engagées là, entre deux ivresses, sur ces tables de chêne.

Gaud, tout en cousant cette robe, avait l’oreille à une conversation
sur les choses d’Islande, qui se tenait derrière la cloison entre
madame Tressoleur et deux retraités assis à boire.

Ils discutaient, les vieux, au sujet de certain beau bateau tout neuf,
qu’on était en train de gréer dans le port: jamais elle ne serait
parée, cette Léopoldine, à faire la campagne prochaine.

— Eh! mais si, ripostait l’hôtesse, bien sûr qu’elle sera parée! —
Puisque je vous dis, moi, qu’elle a pris équipage hier: tous ceux de
l’ancienne Marie, de Guermeur, qu’on va vendre pour la démolir; cinq
jeunes personnes, qui sont venues s’engager là, devant moi; - à cette
table, — signer avec ma plume, — ainsi! — Et des bel’hommes, je vous
jure: Laumec, Tugdual Caroff, Yvon Duff, le fils Keraez, de Tréguier; —
et le grand Yann Gaos, de Pors-Even, qui en vaut bien trois!

La Léopoldine!... Le nom, à peine entendu, de ce bateau qui allait
emporter Yann, s’était fixé d’un seul coup dans la mémoire de Gaud,
comme si on l’y eût martelé pour le rendre plus ineffaçable.

Le soir, revenu à Ploubazlanec, installée à finir son ouvrage à la
lumière de sa petite lampe, elle retrouvait dans sa tête ce mot-là
toujours, dont la seule consonance l’impressionnait comme une chose
triste. Les noms des personnes et ceux des navires ont une physionomie
par eux-mêmes, presque un sens. Et ce Léopoldine, mot nouveau, inusité,
la poursuivait avec une persistance qui n’était pas naturelle, devenait
une sorte d’obsession sinistre. Non, elle s’était attendue à voir Yann
repartir encore sur la Marie qu’elle avait visitée jadis, qu’elle
connaissait, et dont la Vierge avait protégé pendant de longues années
les dangereux voyages; et voici que ce changement, cette Léopoldine,
augmentait son angoisse.

Mais, bientôt, elle en vint à se dire que pourtant cela ne la regardait
plus, que rien de ce qui le concernait, lui, ne devait plus la toucher
jamais. Et, en effet, qu’est-ce que cela pouvait lui faire, qu’il fût
ici ou ailleurs, sur un navire ou sur un autre, parti ou de retour?...
Se sentirait-elle plus malheureuse, ou moins, quand il serait en
Islande; lorsque l’été serait revenu, tiède, sur les chaumières
désertées, sur les femmes solitaires et inquiètes; — ou bien quand un
nouvel automne commencerait encore, ramenant une fois de plus les
pêcheurs?... Tout cela pour elle était indifférent, semblable,
également sans joie et sans espoir. Il n’y avait plus aucun lien entre
eux deux, aucun motif de rapprochement, puisque même il oubliait le
pauvre petit Sylvestre; — donc il fallait bien comprendre que c’en
était fait pour toujours de ce seul rêve, de ce seul désir de sa vie;
elle devait se détacher de Yann, de toutes les choses qui avaient trait
à son existence, même de ce nom d’Islande qui vibrait encore avec un
charme si douloureux à cause de lui; chasser absolument ces pensées,
tout balayer; se dire que c’était fini, fini à jamais...

Avec douceur elle regarda cette pauvre vieille femme endormie, qui
avait encore besoin d’elle, mais qui ne tarderait pas à mourir. Et
alors, après, à quoi bon vivre, à quoi bon travailler, et pour quoi
faire?...

Le vent d’ouest s’était encore levé dehors; les gouttières du toit
avaient recommencé, sur ce grand gémissement lointain, leur bruit
tranquille et léger de grelot de poupée. Et ses larmes aussi se mirent
à couler, larmes d’orpheline et d’abandonnée, passant sur ses lèvres
avec un petit goût amer, descendant silencieusement sur son ouvrage,
comme ces pluies d’été qu’aucune brise n’amène, et qui tombent tout à
coup, pressées et pesantes, de nuages trop remplis; alors n’y voyant
plus, se sentant brisée, prise de vertige devant le vide de sa vie,
elle replia le corsage ample de cette dame Tressoleur et essaya de se
coucher.

Dans son pauvre beau lit de demoiselle, elle frissonna en s’étendant:
il devenait chaque jour plus humide et plus froid, — ainsi que toutes
les choses de cette chaumière. - Cependant, comme elle était très
jeune, tout en continuant de pleurer, elle finit par se réchauffer et
s’endormir.



Chapitre XVI


Des semaines sombres avaient passé encore, et on était déjà aux
premiers jours de février, par un assez beau temps doux.

Yann sortait de chez l’armateur, venant de toucher sa part de pêche du
dernier été, quinze cents francs, qu’il emportait pour les remettre à
sa mère, suivant la coutume de famille. L’année avait été bonne, et il
s’en retournait content.

Près de Ploubazlanec, il vit un rassemblement au bord de la route : une
vieille, qui gesticulait avec son bâton, et autour d’elle des gamins
ameutés qui riaient... La grand’mère Moan!... La bonne grand’mère que
Sylvestre adorait, toute traînée et déchirée, devenue maintenant une de
ces vieilles pauvresses imbéciles qui font des attroupements sur les
chemins!... Cela lui causa une peine affreuse.

Ces gamins de Ploubazlanec lui avaient tué son chat, et elle les
menaçait de son bâton, très en colère et en désespoir:

— Ah! s’il avait été ici, lui, mon pauvre garçon, vous n’auriez pas
osé, bien sûr, mes vilains drôles!...

Elle était tombée, parait-il, en courant après eux pour les battre; sa
coiffe était de côté, sa robe pleine de boue, et ils disaient encore
qu’elle était grise (comme cela arrive bien en Bretagne à quelques
pauvres vieux qui ont eu des malheurs).

Yann savait, lui, que ce n’était pas vrai, et qu’elle était une vieille
respectable ne buvant jamais que de l’eau.

— Vous n’avez pas honte? dit-il aux gamins, très en colère lui aussi,
avec sa voix et son ton qui imposaient.

Et, en un clin d’oeil, tous les petits se sauvèrent, penauds et confus,
devant le grand Gaos.

Gaud, qui justement revenait de Paimpol, rapportant de l’ouvrage pour
la veillée, avait aperçu cela de loin, reconnu sa grand’mère dans ce
groupe. Effrayée, elle arriva en courant pour savoir ce que c’était, ce
qu’elle avait eu, ce qu’on avait pu lui faire, - et comprit, voyant
leur chat qu’on avait tué.

Elle leva ses yeux francs vers Yann, qui ne détourna pas les siens; ils
ne songeaient plus à se fuir cette fois; devenus seulement très roses
tous deux, lui aussi vite qu’elle, d’une même montée de sang à leurs
joues, ils se regardaient, avec un peu d’effarement de se trouver si
près; mais sans haine, presque avec douceur, réunis qu’ils étaient dans
une commune pensée de pitié et de protection.

Il y avait longtemps que les enfants de l’école lui en voulaient, à ce
pauvre matou défunt, parce qu’il avait la figure noire, un air de
diable; mais c’était un très bon chat, et, quand on le regardait de
près, on lui trouvait au contraire la mine tranquille et câline. Ils
l’avaient tué avec des cailloux et son oeil pendait. La pauvre vieille,
en marmottant toujours des menaces, s’en allait tout émue, toute
branlante, emportant par la queue, comme un lapin, ce chat mort.

— Ah! mon pauvre garçon, mon pauvre garçon... s’il était encore de ce
monde on n’aurait pas osé me faire ça, non, bien sûr!...

Il lui était sorti des espèces de larmes qui coulaient dans ses rides;
et ses mains, à grosses veines bleues, tremblaient.

Gaud l’avait recoiffée au milieu, tâchait de la consoler avec des
paroles douces de petite fille. Et Yann s’indignait; si c’était
possible, que des enfants fussent si méchants! Faire une chose pareille
à une pauvre vieille femme! Les larmes lui en venaient presque, à lui
aussi. — Non point pour ce matou, il va sans dire: les jeunes hommes,
rudes comme lui, s’ils aiment bien à jouer avec les bêtes, n’ont guère
de sensiblerie pour elles; mais son coeur se fendait, à marcher là
derrière cette grand’mère en enfance, emportant son pauvre chat par la
queue. Il pensait à Sylvestre, qui l’avait tant aimée; au chagrin
horrible qu’il aurait eu, si on lui avait prédit qu’elle finirait
ainsi, en dérision et en misère.

Et Gaud s’excusait, comme étant chargée de sa tenue:

— C’est qu’elle sera tombée, pour être si sale, disait-elle tout bas;
sa robe n’est plus bien neuve, c’est vrai, car nous ne sommes pas
riches, monsieur Yann; mais je l’avais encore raccommodée hier, et ce
matin quand je suis partie, je suis sûre qu’elle était propre et en
ordre.

Il la regarda alors longuement, beaucoup plus touché peut-être par
cette petite explication toute simple qu’il ne l’eût été par d’habiles
phrases, des reproches et des pleurs. Ils continuaient de marcher l’un
près de l’autre, se rapprochant de la chaumière des Moan. — Pour jolie,
elle l’avait toujours été comme personne, il le savait fort bien, mais
il lui parut qu’elle l’était encore davantage depuis sa pauvreté et son
deuil. Son air était devenu plus sérieux, ses yeux gris de lin avaient
l’expression plus réservée et semblaient malgré cela vous pénétrer plus
avant, jusqu’au fond de l’âme. Sa taille aussi avait achevé de se
former. Vingt-trois ans bientôt; elle était dans tout son
épanouissement de beauté.

Et puis elle avait à présent la tenue d’une fille de pêcheur, sa robe
noire sans ornements et une coiffe tout unie; son air de demoiselle, on
ne savait plus bien d’où il lui venait; c’était quelque chose de caché
en elle-même et d’involontaire dont on ne pouvait plus lui faire
reproche; peut-être seulement son corsage, un peu plus ajusté que celui
des autres, par habitude d’autrefois, dessinant mieux sa poitrine ronde
et le haut de ses bras... Mais non, cela résidait plutôt dans sa voix
tranquille et dans son regard.



Chapitre XVII


Décidément il les accompagnait, — jusque chez elles sans doute.

Ils s’en allaient tous trois, comme pour l’enterrement de ce chat, et
cela devenait presque un peu drôle, maintenant, de les voir ainsi
passer en cortège; il y avait sur les portes des bonnes gens qui
souriaient. La vieille Yvonne au milieu, portant la bête; Gaud à sa
droite, troublée et toujours très rose; le grand Yann à sa gauche, tête
haute, et pensif.

Cependant la pauvre vieille s’était presque subitement apaisée en
route; d’elle-même, elle s’était recoiffée et, sans plus rien dire,
elle commençait à les observer alternativement l’un et l’autre, du coin
de son oeil qui était redevenu clair.

Gaud ne parlait pas de peur de donner à Yann une occasion de prendre
congé; elle eût voulu rester sur ce bon regard doux qu’elle avait reçu
de lui, marcher les yeux fermés pour ne plus voir rien autre chose,
marcher ainsi bien longtemps à ses côtés dans un rêve qu’elle faisait,
au lieu d’arriver si vite à leur logis vide et sombre où tout allait
s’évanouir.

A la porte, il y eut une de ces minutes d’indécision pendant lesquelles
il semble que le coeur cesse de battre. La grand’mère entra sans se
retourner; puis Gaud, hésitante, et Yann, par derrière, entra aussi...

Il était chez elle, pour la première fois de sa vie; sans but,
probablement; qu’est-ce qu’il pouvait vouloir?... En passant le seuil,
il avait touché son chapeau, et puis, ses yeux ayant rencontré d’abord
le portrait de Sylvestre dans sa petite couronne mortuaire en perles
noires, il s’en était approché lentement comme d’une tombe.

Gaud était restée debout, appuyée des mains à leur table. Il regardait
maintenant tout autour de lui, et elle le suivait dans cette sorte de
revue silencieuse qu’il passait de leur pauvreté. Bien pauvre, en
effet, malgré son air rangé et honnête, le logis de ces deux
abandonnées qui s’étaient réunies. Peut-être, au moins, éprouverait-il
pour elle un peu de bonne pitié, en la voyant redescendue à cette même
misère, à ce granit fruste et à ce chaume. Il n’y avait plus de la
richesse passée, que le lit blanc, le beau lit de demoiselle, et
involontairement les yeux de Yann revenaient là...

Il ne disait rien... Pourquoi ne s’en allait-il pas?... La vieille
grand’mère, qui était encore si fine à ses moments lucides, faisait
semblant de ne pas prendre garde à lui. Donc ils restaient debout
devant l’un l’autre, muets et anxieux, finissant par se regarder comme
pour quelque interrogation suprême.

Mais les instants passaient et, à chaque seconde écoulée, le silence
semblait entre eux se figer davantage. Et ils se regardaient toujours
plus profondément, comme dans l’attente solennelle de quelque chose
d’inouï qui tardait à venir.

*****


— Gaud, demanda-t-il à demi-voix grave, si vous voulez toujours...

Qu’allait-il dire?... On devinait quelque grande décision, brusque
comme étaient les siennes, prise là tout à coup, et osant à peine être
formulée...

— Si vous voulez toujours... La pêche s’est bien vendue cette année, et
j’ai un peu d’argent devant moi...

Si elle voulait toujours!... Que lui demandait-il? avait-elle bien
entendu? Elle était anéantie devant l’immensité de ce qu’elle croyait
comprendre.

Et la vieille Yvonne, de son coin là-bas, dressait l’oreille, sentant
du bonheur approcher...

— Nous pourrions faire notre mariage, mademoiselle Gaud, si vous
vouliez toujours...

... Et puis il attendit sa réponse, qui ne vint pas... Qui donc pouvait
l’empêcher de prononcer ce oui? Il s’étonnait, il avait peur, et elle
s’en apercevait bien. Appuyée des deux mains à la table, devenue tout
blanche, avec des yeux qui se voilaient, elle était sans voix,
ressemblait à une mourante très jolie...

— Eh bien, Gaud, répondis donc! dit la vieille grand’mère qui s’était
levée pour venir à eux. Voyez-vous, ça la surprend, monsieur Yann; il
faut l’excuser; elle va réfléchir et vous répondre tout à l’heure...
Asseyez-vous, monsieur Yann, et prenez un verre de cidre avec nous...

Mais non, elle ne pouvait pas répondre, Gaud; aucun mot ne lui venait
plus, dans son extase... C’était donc vrai qu’il était bon, qu’il avait
du coeur. Elle le retrouvait là, son vrai Yann, tel qu’elle n’avait
jamais cessé de le voir en elle-même, malgré sa dureté, malgré son
refus sauvage, malgré tout. Il l’avait dédaignée longtemps, il
l’acceptait aujourd’hui, - et aujourd’hui qu’elle était pauvre; c’était
son idée à lui sans doute, il avait eu quelque motif qu’elle saurait
plus tard; en ce moment, elle ne songeait pas du tout à lui en demander
compte, non plus qu’à lui reprocher son chagrin de deux années... Tout
cela, d’ailleurs, était si oublié, tout cela venait d’être emporté si
loin, en une seconde, par le tourbillon délicieux qui passait sur sa
vie!...

Toujours muette, elle lui disait son adoration rien qu’avec les yeux,
tout noyés, qui le regardaient à une extrême profondeur, tandis qu’une
grosse pluie de larmes commençait à descendre le long de ses joues...

— Allons, Dieu vous bénisse! mes enfants, dit la grand’mère Moan. Et
moi, je lui dois un grand merci, car je suis encore contente d’être
devenue si vieille, pour avoir vu ça avant de mourir.

Ils restaient toujours là, l’un devant l’autre, se tenant les mains et
ne trouvant pas de mots pour se parler; ne connaissant aucune parole
qui fût assez douce, aucune phrase ayant le sens qu’il fallait, aucune
qui leur semblât digne de rompre leur délicieux silence.

— Embrassez-vous, au moins, mes enfants... Mais c’est qu’ils ne se
disent rien!... Ah! mon Dieu, les drôles de petits enfants que j’ai là
par exemple!... Allons, Gaud, dis-lui donc quelque chose, ma fille...
De mon temps à moi, me semble qu’on s’embrassait, quand on s’était
promis...

Yann ôta son chapeau, comme saisi tout à coup d’un grand respect
inconnu, avant de se pencher pour embrasser Gaud, — et il lui sembla
que c’était le premier vrai baiser qu’il eût jamais donné de sa vie.

Elle aussi l’embrassa, appuyant de tout son coeur ses lèvres fraîches,
inhabiles aux raffinements des caresses, sur cette joue de son fiancé
que la mer avait dorée. Dans les pierres du mur, le grillon leur
chantait le bonheur; il tombait juste, cette fois, par hasard. Et le
pauvre petit portrait de Sylvestre avait un air de leur sourire, du
milieu de sa couronne noire. Et tout paraissait s’être subitement
vivifié et rajeuni dans la chaumière morte. Le silence s’était rempli
de musiques inouïes; même le crépuscule pâle d’hiver, qui entrait par
la lucarne, était devenu comme une belle lueur enchantée...

— Alors, c’est au retour d’Islande que vous allez faire ça, mes bons
enfants?

Gaud baissa la tête. L’Islande, la Léopoldine, - c’est vrai, elle avait
déjà oublié ces épouvante dressées sur la route. — Au retour
d’Islande!... comme se serait long, encore tout cet été d’attente
craintive. Et Yann, battant le sol du bout de son pied, à petits coups
rapides, devenu for pressé lui aussi, comptait en lui-même très vite,
pour voir si, en se dépêchant bien, on n’aurait pas le temps de se
marier avant ce départ: tant de jours pour réunir les papiers, tant de
jours pour publier les bans à l’église; oui, cela ne mènerait jamais
qu’au 20 ou 25 du mois pour les noces, et, si rien n’entravait, on
aurait donc encore une grande semaine à rester ensemble après.

— Je m’en vais toujours commencer par prévenir notre père, dit-il, avec
autant de hâte que si les minutes mêmes de leur vie étaient maintenant
mesurées et précieuses...



Quatrième partie



Chapitre I


Les amoureux aiment toujours beaucoup s’asseoir ensemble sur les bancs,
devant les portes, quand la nuit tombe.

Yann et Gaud pratiquaient cela, eux aussi. Chaque soir, c’était à la
porte de la chaumière des Moan, sur le vieux banc de granit, qu’ils se
faisaient leur cour.

D’autres ont le printemps, l’ombre des arbres, les soirées tièdes, les
rosiers fleuris. Eux n’avaient rien que des crépuscules de février
descendant sur un pays marin, tout d’ajoncs et de pierres. Aucune
branche de verdure au-dessus de leur tête, ni alentour, rien que le
ciel immense, où passaient lentement des brumes errantes. Et pour
fleurs, des algues brunes, que les pêcheurs, en remontant de la grève,
avaient entraînées dans le sentier avec leurs filets.

Les hivers ne sont pas rigoureux dans cette région tiédie par des
courants de la mer; mais c’est égal, ces crépuscules amenaient souvent
des humidités glacées et d’imperceptibles petites pluies qui se
déposaient sur leurs épaules.

Ils restaient tout de même, se trouvant très bien là. Et ce banc, qui
avait plus d’un siècle, ne s’étonnait pas de leur amour, en ayant déjà
vu bien d’autres; il en avait bien entendu, des douces paroles, sortir,
toujours les mêmes, de génération en génération, de la bouche des
jeunes, et il était habitué à voir les amoureux revenir plus tard,
changés en vieux branlants et en vieilles tremblotantes, s’asseoir à la
même place, — mais dans le jour alors pour respirer encore un peu d’air
et se chauffer à leur dernier soleil...

De temps en temps, la grand’mère Yvonne mettait la tête à la porte pour
les regarder. Non pas qu’elle fût inquiète de ce qu’ils faisaient
ensemble, mais par affection seulement, pour le plaisir de les voir, et
aussi pour essayer de les faire rentrer. Elle disait:

— Vous aurez froid, mes bons enfants, vous attraperez du mal. Ma Doué,
ma Doué, rester dehors si tard, je vous demande un peu, ça a-t-il du
bon sens?

Froid!... Est-ce qu’ils avaient froid, eux? Est-ce qu’ils avaient
seulement conscience de quelque chose en dehors du bonheur d’être l’un
près de l’autre?

Les gens qui passaient, le soir, dans le chemin, entendaient un léger
murmure à deux voix, mêlé au bruissement que la mer faisait en dessous,
au pied des falaises. C’était une musique très harmonieuse, la voix
fraîche de Gaud alternait avec celle de Yann qui avait des sonorités
douces et caressantes dans des notes graves. On distinguait aussi leurs
deux silhouettes tranchant sur le granit du mur auquel ils étaient
adossés: d’abord le blanc de la coiffe de Gaud, puis toute sa forme
svelte en robe noire et, à côté d’elle, les épaules carrées de son ami.
Au-dessus d’eux, le dôme bossu de leur toit de paille et, derrière tout
cela, les infinis crépusculaires, le vide incolore des eaux et du
ciel...

Ils finissaient tout de même par rentrer s’asseoir dans la cheminée, et
la vieille Yvonne, tout de suite endormie, la tête tombée en avant, ne
gênait pas beaucoup ces deux jeunes qui s’aimaient. Ils recommençaient
à se parler à voix basse, ayant à se rattraper de deux ans de silence;
ayant besoin de se presser beaucoup pour se faire cette cour,
puisqu’elle devait si peu durer.

Il était convenu qu’ils habiteraient chez cette grand’mère Yvonne qui,
par testament, leur léguait sa chaumière; pour le moment, ils n’y
faisaient aucune amélioration, faute de temps, et remettaient au retour
d’Islande leur projet d’embellir un peu ce pauvre nid par trop désolé.



Chapitre II


... Un soir, il s’amusait à lui citer mille petites choses qu’elle
avait faites ou qui lui étaient arrivées depuis leur première
rencontre; il lui disait même les robes qu’elle avait eues, les fêtes
où celle était allée.

Elle l’écoutait avec une extrême surprise. Comment donc savait-il tout
cela? Qui se serait imaginé qu’il y avait fait attention et qu’il était
capable de le retenir?...

Lui, souriait, faisant le mystérieux, et racontait encore d’autres
petits détails, même des choses qu’elle avait presque oubliées.

Maintenant, sans plus l’interrompre, elle le laissait dire, avec un
ravissement inattendu qui la prenait tout entière; elle commençait à
deviner, à comprendre: c’est qu’il l’avait aimée, lui aussi, tout ce
temps-là!... Elle avait été sa préoccupation constante; il lui en
faisait l’aveu naïf à présent!...

Et alors qu’est-ce qu’il avait eu, mon Dieu; pourquoi l’avait-il tant
repoussée, tant fait souffrir?

Toujours ce mystère qu’il avait promis d’éclaircir pour elle, mais dont
il reculait sans cesse l’explication, avec un air embarrassé et un
commencement de sourire incompréhensible.



Chapitre III


Ils allèrent à Paimpol un beau jour, avec la grand’mère Yvonne, pour
acheter la robe de noces.

Parmi les beaux costumes de demoiselle qui lui restaient d’autrefois,
il y en avait qui auraient très bien pu être arrangés pour la
circonstance, sans qu’on eût besoin de rien acheter. Mais Yann avait
voulu lui faire ce cadeau, et elle ne s’en était pas trop défendue:
avoir une robe donnée par lui, payée avec l’argent de son travail et de
sa pêche, il lui semblait que cela la fit déjà un peu son épouse.

Ils la choisirent noire, Gaud n’ayant pas fini le deuil de son père.
Mais Yann ne trouvait rien d’assez joli dans les étoffes qu’on
déployait devant eux. Il était un peu hautain vis-à-vis des marchands
et, lui qui autrefois ne serait entré pour rien au monde dans aucune
des boutiques de Paimpol, ce jour-là s’occupait de tout, même de la
forme qu’aurait cette robe; il voulut qu’on y mis de grandes bandes de
velours pour la rendre plus belle.



Chapitre IV


Un soir qu’ils étaient assis sur leur banc de pierre dans la solitude
de leur falaise où la nuit tombait, leurs yeux s’arrêtèrent par hasard
sur un buisson d’épines — le seul d’alentour — qui croissait entre les
rochers au bord du chemin. Dans la demi-obscurité, il leur sembla
distinguer sur ce buisson de légères petites houppes blanches:

— On dirait qu’il est fleuri, dit Yann. Et ils s’approchèrent pour s’en
assurer.

Il était tout en fleurs. N’y voyant pas beaucoup, ils le touchèrent,
vérifiant avec leurs doigts la présence de ces petites fleurettes qui
étaient tout humides de brouillard. Et alors, il leur vint une première
impression hâtive de printemps; du même coup, ils s’aperçurent que les
jours avaient allongé; qu’il y avait quelque chose de plus tiède dans
l’air, de plus lumineux dans la nuit.

Mais comme ce buisson était en avance! Nulle part dans le pays au bord
d’aucun chemin, on n’en eût trouvé un pareil. Sans doute, il avait
fleuri là exprès pour eux, pour leur fête d’amour...

— Oh! nous allons en cueillir alors! dit Yann.

Et, presque à tâtons, il composa un bouquet entre ses mains rudes; avec
le grand couteau de pêcheur qu’il portait à sa ceinture, il enleva
soigneusement les épines, puis il le mit au corsage de Gaud:

— Là, comme une mariée, dit-il en se reculant comme pour voir, malgré
la nuit, si cela lui seyait bien.

Au-dessous d’eux, la mer très calme déferlait faiblement sur les galets
de la grève, avec un petit bruissement intermittent, régulier comme une
respiration de sommeil; elle semblait indifférente, ou même favorable à
cette cour qu’ils se faisaient là tout près d’elle.

Les jours leur paraissaient longs dans l’attente des soirées, et
ensuite, quand ils se quittaient sur le coup de dix heures, il leur
venait un petit découragement de vivre, parce que c’était déjà fini...

Il fallait se hâter pour les papiers, pour tout, sous peine de n’être
pas prêt et de laisser fuir le bonheur devant soi, jusqu’à l’automne,
jusqu’à l’avenir incertain...

Leur cour, faite le soir dans ce lieu triste, au bruit continuel de la
mer, et avec cette préoccupation un peu enfiévrée de la marche du
temps, prenait de tout cela quelque chose de particulier et de presque
sombre. Ils étaient des amoureux différents des autres, plus graves,
plus inquiets dans leur amour.

Il ne disait toujours pas ce qu’il avait eu pendant deux ans contre
elle et, quand il était reparti le soir, ce mystère tourmentait Gaud.
Pourtant il l’aimait bien, elle en était sûre.

C’était vrai, qu’il l’avait de tout temps aimée, mais pas comme à
présent: cela augmentait dans son coeur et dans sa tête comme une
marée, qui monte, jusqu’à tout remplir. Il n’avait jamais connu cette
manière d’aimer quelqu’un.

De temps en temps, sur le banc de pierre, il s’allongeait, presque
étendu, jetait la tête sur les genoux de Gaud, par câlinerie d’enfant
pour se faire caresser, et puis se redressait bien vite, par
convenance. Il eût aimé se coucher par terre à ses pieds, et rester là,
le front appuyé sur le bas de sa robe. En dehors de ce baiser de frère
qu’il lui donnait en arrivant et en partant, il n’osait pas
l’embrasser. Il adorait le je ne sais quoi invisible qui était en elle,
qui était son âme, qui se manifestait à lui dans le son pur et
tranquille de sa voix, dans l’expression de son sourire, dans son beau
regard limpide...

Et dire qu’elle était en même temps une femme de chair, plus belle et
plus désirable qu’aucune autre; qu’elle lui appartiendrait bientôt
d’une manière aussi complète que ses maîtresses d’avant, sans cesser
pour cela d’être elle-même!... Cette idée le faisait frissonner
jusqu’aux moelles profondes; il ne concevait pas bien d’avance ce que
serait une pareille ivresse, mais il n’y arrêtait pas sa pensée, par
respect, se demandant presque s’il oserait commettre ce délicieux
sacrilège...



Chapitre V


Un soir de pluie, ils étaient assis près l’un de l’autre dans la
cheminée, et leur grand’mère Yvonne dormait en face d’eux. La flamme
qui dansait dans les branchages du foyer faisait promener au plafond
noir leurs ombres agrandies.

Ils se parlaient bien bas, comme font tous les amoureux. Mais il y
avait, ce soir-là, de longs silences embarrassés, dans leur causerie.
Lui surtout ne disait presque rien, et baissait la tête avec un
demi-sourire, cherchant à se dérober aux regards de Gaud.

C’est qu’elle l’avait pressé de questions, toute la soirée, sur ce
mystère qu’il n’y avait pas moyen de lui faire dire, et cette fois il
se voyait pris: elle était trop fine et trop décidée à savoir; aucun
faux-fuyant ne le tirerait plus de ce mauvais pas.

— De méchants propos, qu’on avait tenus sur mon compte? demandait-elle.

Il essaya de répondre oui. De méchants propos, oh!... on en avait tenu
beaucoup dans Paimpol, et dans Ploubazlanec...

Elle demanda quoi. Il se troubla et ne sut pas dire. Alors elle vit
bien que se devait être autre chose.

— C’était ma toilette, Yann?

Pour la toilette, il est sûr que cela y avait contribué; elle en
faisait trop, pendant un temps, pour devenir la femme d’un simple
pêcheur. Mais enfin il était forcé de convenir que ce n’était pas tout.

— Était-ce parce que, dans ce temps là, nous passions pour riches? Vous
aviez peur d’être refusé?

— Oh! non, pas cela.

Il fit cette réponse avec une si naïve sûreté de lui-même, que Gaud en
fut amusée. Et puis il y eut de nouveau un silence pendant lequel on
entendit dehors le bruit gémissant de la brise et de la mer.

Tandis qu’elle l’observait attentivement, une idée commençait à lui
venir, et son expression changeait à mesure:

— Ce n’était rien de tout cela, Yann; alors quoi? Dit-elle en le
regardant tout à coup dans le blanc des yeux, avec le sourire
d’inquisition irrésistible de quelqu’un qui a deviné.

Et lui détourna la tête, en riant tout à fait.

Ainsi, c’était bien cela, elle avait trouvé: de raison, il ne pouvait
pas lui en donner, parce qu’il n’y en avait pas, il n’y en avait eu
jamais. Eh bien, oui, tout simplement il avait fait son têtu (comme
Sylvestre disait jadis), et c’était tout. Mais voilà aussi, on l’avait
tourmenté avec cette Gaud! Tout le monde s’y était mis, ses parents,
Sylvestre, ses camarades islandais, jusqu’à Gaud elle-même. Alors il
avait commencé à dire non, obstinément non, tout en gardant au fond de
son coeur l’idée qu’un jour, quand personne n’y penserait plus, cela
finirait certainement par être oui.

Et c’était pour cet enfantillage de son Yann que Gaud avait langui,
abandonnée pendant deux ans, et désiré mourir...

Après le premier mouvement, qui avait été de rire un peu, par confusion
d’être découvert, Yann regarda Gaud avec de bons yeux graves qui, à
leur tour interrogeaient profondément: lui pardonnerait-elle au moins?
Il avait un si grand remords aujourd’hui de lui avoir fait tant de
peine, lui pardonnerait-elle?...

— C’est mon caractère qui est comme cela, Gaud, dit-il. Chez nous, avec
mes parents, c’est la même chose. Des fois, quand je fais ma tête dure,
je reste pendant des huit jours comme fâché avec eux presque sans
parler à personne. Et pourtant je les aime bien, vous le savez, et je
finis toujours par leur obéir dans tout ce qu’ils veulent, comme si
j’étais encore un enfant de dix ans... Si vous croyez que ça faisait
mon affaire, à moi, de ne pas me marier! Non, cela n’aurait plus duré
longtemps dans tous les cas, Gaud, vous pouvez me croire.

Oh! si elle lui pardonnait! Elle sentait tout doucement des larmes lui
venir, et c’était le reste de son chagrin d’autrefois qui finissait de
s’en aller à cet aveu de son Yann. D’ailleurs, sans toute sa souffrance
d’avant, l’heure présente n’eût pas été si délicieuse; à présent que
c’était fini, elle aimait presque mieux avoir connu ce temps d’épreuve.

Maintenant tout était éclairci entre eux deux; d’une manière
inattendue, il est vrai, mais complète: il n’y avait aucun voile entre
leurs deux âmes. Il l’attira contre lui dans ses bras et, leurs têtes
s’étant rapprochées, ils restèrent là longtemps, leurs joues appuyées
l’une sur l’autre, n’ayant plus besoin de rien s’expliquer ni de rien
se dire. Et en ce moment, leur étreinte était si chaste que, la
grand’mère Yvonne s’étant réveillée, ils demeurèrent devant elle comme
ils étaient, sans aucun trouble.



Chapitre VI


C’était six jours avant le départ pour l’Islande. Leur cortège de noces
s’en revenait de l’église de Ploubazlanec, pourchassé par un vent
furieux, sous un ciel chargé et tout noir.

Au bras l’un de l’autre, ils étaient beaux tous deux, marchant comme
des rois, en tête de leur longue suite, marchant comme dans un rêve.
Calmes, recueillis, graves, ils avaient l’air de ne rien voir; de
dominer la vie, d’être au-dessus de tout. Ils semblaient même être
respectés par le vent, tandis que, derrière eux, ce cortège était un
joyeux désordre de couples rieurs, que de grandes rafales d’ouest
tourmentaient.

Beaucoup de jeunes, chez lesquels aussi la vie débordait; d’autres,
déjà grisonnants, mais qui souriaient encore en se rappelant le jour de
leurs noces et leurs premières années. Grand’mère Yvonne était là et
suivait aussi, très éventée, mais presque heureuse, au bras d’un vieil
oncle de Yann qui lui disait des galanteries anciennes; elle portait
une belle coiffe neuve qu’on lui avait achetée pour la circonstance et
toujours son petit châle, reteint une troisième fois — en noir, à cause
de Sylvestre.

Et le vent secouait indistinctement tous ces invités; on voyait les
jupes relevées et des robes retournées; des chapeaux et des coiffes qui
s’envolaient.

A la porte de l’église, les mariés s’étaient acheté, suivant la
coutume, des bouquets de fausses fleurs pour compléter leur toilette de
fête. Yann avait attaché les siennes au hasard sur sa poitrine large,
mais il était de ceux à qui tout va bien. Quant à Gaud, il y avait de
la demoiselle encore dans la façon dont ces pauvres fleurs grossières
étaient piquées en haut de son corsage - très ajusté, comme autrefois
sur sa forme exquise.

Le violonaire qui menait tout ce monde, affolé par le vent, jouait à la
diable; ses airs arrivaient aux oreilles par bouffées, et, dans le
bruit des bourrasques, semblaient une petite musique drôle plus grêle
que les cris d’une mouette.

Tout Ploubazlanec était sorti pour les voir. Ce mariage avait quelque
chose qui passionnait les gens, et on était venu de loin à la ronde;
aux carrefours des sentiers, il y avait partout des groupes qui
stationnaient pour les attendre. Presque tous les “Islandais” de
Paimpol, les amis de Yann, étaient là postés. Ils saluaient les mariés
au passage; Gaud répondait en s’inclinant légèrement comme une
demoiselle, avec sa grâce sérieuse, et, tout le long de sa route, elle
était admirée.

Et les hameaux d’alentour, les plus perdus, les plus noirs, même ceux
des bois, s’étaient vidés de leurs mendiants, de leurs estropiés, de
leurs fous, de leurs idiots à béquilles. Cette gent était échelonnée
sur le parcours, avec des musiques, des accordéons, des vielles; ils
tendaient leurs mains, leurs sébiles, leurs chapeaux, pour recevoir des
aumônes que Yann leur lançait avec son grand air noble, et Gaud, avec
son joli sourire de reine. Il y avait de ces mendiants qui étaient très
vieux, qui avaient des cheveux gris sur des têtes vides n’ayant jamais
rien contenu; tapis dans les creux des chemins, ils étaient de la même
couleur que la terre d’où ils semblaient n’être qu’incomplètement
sortis, et où ils allaient rentrer bientôt sans avoir eu de pensées;
leurs yeux égarés inquiétaient comme le mystère de leurs existences
avortées et inutiles. Ils regardaient passer, sans comprendre, cette
fête de la vie pleine et superbe...

On continua de marcher au delà du hameau de Pors-Even et de la maison
des Gaos. C’était pour se rendre, suivant l’usage traditionnel des
mariés du pays de Ploubazlanec, à la chapelle de la Trinité, qui est
comme au bout du monde breton.

Au pied de la dernière et extrême falaise, elle pose sur un seuil de
roches basses, tout près des eaux, et semble déjà appartenir à la mer.
Pour y descendre, on prend un sentier de chèvre parmi des blocs de
granit. Et le cortège de noces se répandit sur la pente de ce cap
isolé, au milieu des pierres, les paroles joyeuses ou galantes se
perdant tout à fait dans le bruit du vent et des lames.

Impossible d’atteindre cette chapelle; par ce gros temps, le passage
n’était pas sûr, la mer venait trop près pour frapper ses grands coups.
On voyait bondir très haut ses gerbes blanches qui, en retombant, se
déployaient pour tout inonder.

Yann, qui s’était le plus avancé, avec Gaud appuyée à son bras, recula
le premier devant les embruns. En arrière, son cortège restait
échelonné sur les roches, en amphithéâtre, et lui, semblait être venu
là pour présenter sa femme à la mer; mais celle-ci faisait mauvais
visage à la mariée nouvelle.

En se retournant, il aperçut le violonaire, perché sur un rocher gris
et cherchant à rattraper, entre deux rafales, son air de contredanse.

— Ramasse ta musique, mon ami, lui dit-il; la mer nous en joue d’une
autre qui marche mieux que la tienne...

En même temps commença une grande pluie fouettante qui menaçait depuis
le matin. Alors ce fut une débandade folle avec des cris et des rires,
pour grimper sur la haute falaise et se sauver chez les Gaos...



Chapitre VII


Le dîner de noces se fit chez les parents d’Yann, à cause de ce logis
de Gaud, qui était bien pauvre.

Ce fut en haut, dans la grande chambre neuve, une tablée de vingt-cinq
personnes autour des mariés; des soeurs et des frères; le cousin Gaos
le pilote; Guermeur, Keraez, Yvon Duff, tous ceux de l’ancienne Marie,
qui étaient de la Léopoldine à présent; quatre filles d’honneur très
jolies, leurs nattes de cheveux disposées en rond au-dessus des
oreilles, comme autrefois les impératrices de Byzance, et leur coiffe
blanche à la nouvelle mode des jeunes, en forme de conque marine;
quatre garçons d’honneur, tous Islandais, bien plantés, avec de beaux
yeux fiers.

Et en bas aussi, bien entendu, on mangeait et on cuisinait; toute la
queue du cortège s’y était entassée en désordre, et des femmes de
peine, louées à Paimpol, perdaient la tête devant la grande cheminée
encombrée de poêles et de marmites.

Les parents d’Yann auraient souhaité pour leur fils une femme plus
riche, c’est bien sûr; mais Gaud était connue à présent pour une fille
sage et courageuse; et puis, à défaut de sa fortune perdue, elle était
la plus belle du pays, et cela le flattait de voir les deux époux si
assortis.

Le vieux père, en gaîté après la soupe, disait de ce mariage:

— Ça va faire encore des Gaos, on n’en manquait pourtant pas dans
Ploubazlanec!

Et en comptant sur ses doigts, il expliquait à un oncle de la mariée
comment il y en avait tant de ce nom-là: son père, qui était le plus
jeune de neuf frères, avait eu douze enfants, tous mariés avec des
cousines, et ça en avait fait, tout ça, des Gaos, malgré les disparus
d’Islande!...

— Pour moi, dit-il, j’ai épousé aussi une Gaos ma parente, et nous en
avons fait encore quatorze à nous deux.

Et à l’idée de cette peuplade, il se réjouissait, en secouant sa tête
blanche.

Dame! il avait eu de la peine pour les élever ses quatorze petits Gaos;
mais à présent ils se débrouillaient, et puis ces dix mille francs de
l’épave les avaient mis vraiment bien à leur aise.

En gaîté aussi, le voisin Guermeur racontait ses tours joués au service
(Les hommes de la côte appellent ainsi leur temps de matelot dans la
marine de guerre.), des histoires de Chinois, d’Antilles, de Brésil,
faisant écarquiller les yeux aux jeunes qui allaient y aller.

Un de ses meilleurs souvenirs, c’était une fois, à bord de l’Iphigénie,
on faisait le plein des soutes à vin, le soir, à la brune; et la manche
en cuir, par où ça passait pour descendre, s’était crevée. Alors, au
lieu d’avertir, on s’était mis à boire à même jusqu’à plus soif; ça
avait duré deux heures, cette fête; à la fin ça coulait plein la
batterie; tout le monde était soûl!

Et ces vieux marins, assis à table, riaient de leur rire bon enfant
avec une pointe de malice.

— On crie contre le service, disaient-ils; eh bien! il n’y a encore que
là, pour faire des tours pareils!

Dehors, le temps ne s’embellissait pas, au contraire; le vent, la
pluie, faisaient rage dans une épaisse nuit. Malgré les précautions
prises, quelques-uns s’inquiétaient de leur bateau, ou de leur barque
amarrée dans le port, et parlaient de se lever pour aller y voir.

Cependant un autre bruit, beaucoup plus gai à entendre, arrivait d’en
bas où les plus jeunes de la noce soupaient les uns sur les autres:
c’étaient les cris de joie, les éclats de rire des petits-cousins et
des petites-cousines, qui commençaient à se sentir très émoustillés par
le cidre.

On avait servi des viandes bouillies, des viandes rôties, des poulets,
plusieurs espèces de poissons, des omelettes et des crêpes.

On avait causé pêche et contrebande, discuté toute sorte de façons pour
attraper les messieurs douaniers qui sont, comme on sait, les ennemis
des hommes de mer.

En haut, à la table d’honneur, on se lançait même à parler d’aventures
drôles.

Ceci se croisait, en breton, entre ces hommes qui tous, à leur époque,
avaient roulé le monde.

— A Hong-Kong, les maisons, tu sais bien, les maisons qui sont là, en
montant dans les petites rues...

— Ah! oui, répondait du bout de la table un autre qui les avait
fréquentées, — oui, en tirant sur la droite quand on arrive?

— C’est ça; enfin, chez les dames chinoises, quoi!... Donc, nous avions
consommé là dedans, à trois que nous étions... Des vilaines femmes, ma
Doué, mais vilaines!...

— Oh! pour vilaines, je te crois, dit négligemment le grand Yann qui,
lui aussi, dans un moment d’erreur, après une longue traversée, les
avait connues, ces Chinoises.

— Après, pour payer, qui est-ce qui en avait des piastres?... Cherche,
cherche dans les poches, — ni moi, ni toi, ni lui, — plus le sou
personne! — Nous faisons des excuses, en promettant de revenir. (Ici,
il contournait sa rude figure bronzée et minaudait comme une Chinoise
très surprise). Mais la vieille, pas confiante, commence à miauler, à
faire le diable, et finit pour nous griffer avec ses pattes jaunes.
(Maintenant, il singeait ces voix pointues de là-bas et grimaçait comme
cette vieille en colère, tout en roulant ses yeux qu’il avait
retroussés par le coin avec ces doigts.) Et voilà les deux Chinois, les
deux... enfin les deux patrons de la boîte, tu me comprends, — qui
ferment la grille à clef, nous dedans! Comme de juste, on te les
empoigne par la queue pour les mettre en danse la tête contre les murs.
- Mais crac! il en sort d’autres par tous les trous, au moins une
douzaine qui se relèvent les manches pour nous tomber dessus, — avec
des airs de se méfier tout de même. - Moi, j’avais justement mon paquet
de cannes à sucre, achetées pour mes provisions de route; et c’est
solide, ça ne casse pas, quand c’est vert; alors tu penses, pour cogner
sur les magots, si ça nous a été utile...

Non, décidément il venait trop fort; en ce moment les vitres
tremblaient sous une rafale terrible, et le conteur, ayant brusqué la
fin de son histoire, se leva pour aller voir sa barque.

Un autre disait:

— Quand j’étais quartier-maître canonnier, en fonctions de caporal
d’armes sur la Zénobie, à Aden, un jour, je vois les marchands de
plumes d’autruche qui montent à bord (imitant l’accent de là-bas):
“Bonjour, caporal d’armes; nous pas voleurs, nous bons marchands.” D’un
pare à virer je te les fais redescendre quatre à quatre: “Toi, bon
marchand, que je dis, apporte un peu d’abord un bouquet de plumes pour
me faire cadeau; nous verrons après si on te laissera monter avec ta
pacotille.” Et je m’en serais fait pas mal d’argent au retour, si je
n’avais pas été si bête! (Douloureusement): mais, tu sais, dans ce
temps j’étais jeune homme... Alors, à Toulon, une connaissance à moi
qui travaillait dans les modes...

Allons bon, voici qu’un des petits frères d’Yann, un futur Islandais,
avec une bonne figure rose et des yeux vifs, tout d’un coup se trouve
malade pour avoir bu trop de cidre. Bien vite il faut l’emporter, le
petit Laumec, ce qui coupe court au récit des perfidies de cette
modiste pour avoir ces plumes...

Le vent dans la cheminée hurlait comme un damné qui souffre; de temps
en temps, avec une force à faire peur, il secouait toute la maison sur
ses fondements de pierre.

— On dirait que ça le fâche, parce que nous sommes en train de nous
amuser, dit le cousin pilote.

— Non, c’est la mer qui n’est pas contente, répondit Yann, en souriant
à Gaud, — parce que je lui avais promis mariage.

Cependant, une sorte de langueur étrange commençait à les prendre tous
deux; ils se parlaient plus bas, la main dans la main, isolés au milieu
de la gaîté des autres. Lui, Yann, connaissant l’effet du vin sur le
sens, ne buvait pas du tout ce soir-là. Et il rougissait à présent, ce
grand garçon, quand quelqu’un de ses camarades islandais disait une
plaisanterie de matelot sur la nuit qui allait suivre.

Par instants aussi il était triste, en pensant tout à coup à
Sylvestre... D’ailleurs, il était convenu qu’on ne devait pas danser à
cause du père de Gaud et à cause de lui.

On était au dessert; bientôt allaient commencer les chansons. Mais
avant, il y avait les prières à dire, pour les défunts de la famille;
dans les fêtes de mariage, on ne manque jamais à ce devoir de religion,
et quand on vit le père Gaos se lever en découvrant sa tête blanche, il
se fit du silence partout:

— Ceci, dit-il, est pour Guillaume Gaos, mon père.

Et, en se signant, il commença pour ce mort la prière latine:

— Pater noster, qui es in coelis, sanctificetur nomen tuum...

Un silence d’église s’était maintenant propagé jusqu’en bas, aux
tablées joyeuses des petits. Tous ceux qui étaient dans cette maison
répétaient en esprit les mêmes mots éternels.

— Ceci est pour Yves et Jean Gaos, mes frères, perdus dans la mer
d’Islande... Ceci est pour Pierre Gaos, mon fils, naufragé à bord de la
Zélie...

Puis, quand tous ces Gaos eurent chacun leur prière, il se tourna vers
la grand’mère Yvonne:

— Ceci, dit-il, est pour Sylvestre Moan. Et il en récita une autre
encore. Alors Yann pleura.

— ...Sed libera nos a malo, Amen.

Les chansons commencèrent après. Des chansons apprises au service, sur
le gaillard d’avant, où il y a, comme on sait, beaucoup de beaux
chanteurs:

Un noble corps, pas moins, que celui des zouaves,
Mais chez nous les braves
Narguent le destin,
Hurrah! Hurrah! vive le vrai marin!


Les couplets étaient dits par un des garçons d’honneur, d’une manière
tout à fait langoureuse qui allait à l’âme; et puis le choeur était
repris par d’autres belles voix profondes.

Mais les nouveaux époux n’entendaient plus que du fond d’une sorte de
lointain; quand ils se regardaient, leurs yeux brillaient d’un éclat
trouble, comme des lampes voilées; ils se parlaient de plus en plus
bas, la main toujours dans la main, et Gaud baissait souvent la tête,
prise peu à peu, devant son maître, d’une crainte plus grande et plus
délicieuse.

Maintenant le cousin pilote faisait le tour de la table pour servir
d’un certain vin à lui; il l’avait apporté avec beaucoup de
précautions, caressant la bouteille couchée, qu’il ne fallait pas
remuer, disait-il.

Il en raconta l’histoire: un jour de pêche, une barrique flottait toute
seule au large; pas moyen de la ramener, elle était trop grosse; alors
ils l’avaient crevée en mer, remplissant tout ce qu’il y avait à bord
de pots et de moques. Impossible de tout emporter. On avait fait des
signes aux autres pilotes, aux autres pêcheurs; toutes les voiles en
vue s’étaient rassemblées autour de la trouvaille.

— Et j’en connais plus d’un qui était soûl, en rentrant le soir à
Pors-Even.

Toujours le vent continuait son bruit affreux.

En bas, les enfants dansaient des rondes; il y en avait bien
quelques-uns de couchés, — des tout petit Gaos, ceux-ci; - mais les
autres faisaient le diable, menés par le petit Fantec (en français:
François) et le petit Laumec (en français: Guillaume), voulant
absolument aller sauter dehors, et, à toute minute, ouvrant la porte à
des rafales furieuses qui soufflaient les chandelles.

Lui, le cousin pilote, finissait l’histoire de son vin pour son compte,
il en avait eu quarante bouteilles; il priait bien qu’on n’en parlât
pas, à cause de M. le commissaire de l’inscription maritime, qui aurait
pu lui chercher une affaire pour cette épave non déclarée.

— Mais voilà, disait-il, il aurait fallu les soigner, ces bouteilles;
si on avait pu les tirer au clair, ça serait devenu tout à fait du vin
supérieur; car, certes, il y avait dedans beaucoup plus de jus de
raisin que dans toutes les caves des débitants de Paimpol.

Qui sait où il avait poussé, ce vin de naufrage? Il était fort, haut en
couleur, très mêlé d’eau de mer, et gardait le goût âcre du sel. Il fut
néanmoins trouvé très bon, et plusieurs bouteilles se vidèrent.

Les têtes tournèrent un peu; le son des voix devenait plus confus et
les garçons embrassaient les filles.

Les chansons continuaient gaîment; cependant on n’avait guère l’esprit
tranquille à ce souper, et les hommes échangeaient des signes
d’inquiétude à cause du mauvais temps qui augmentait toujours.

Dehors, le bruit sinistre allait son train, pis que jamais. Cela
devenait comme un seul cri, continu, renflé, menaçant, poussé à la
fois, à plein gosier, à cou tendu, par des milliers de bêtes enragées.

On croyait aussi entendre de gros canons de marine tirer dans le
lointain leurs formidables coups sourds: et cela, c’était la mer qui
battait de partout le pays de Ploubazlanec: — non, elle ne paraissait
pas contente, en effet, et Gaud se sentait le coeur serré par cette
musique d’épouvante, que personne n’avait commandée pour leur fête de
noces.

Sur les minuits, pendant une accalmie, Yann, qui s’était levé
doucement, fit signe à sa femme de venir lui parler.

C’était pour s’en aller chez eux... Elle rougit, prise d’une pudeur,
confuse de s’être levée... Puis elle dit que ce serait impoli, s’en
aller tout de suite, laisser les autres.

— Non, répondit Yann, c’est le père qui l’a permis; nous pouvons.

Et il l’entraîna. Ils se sauvèrent furtivement.

Dehors ils se trouvèrent dans le froid, dans le vent sinistre, dans la
nuit profonde et tourmentée. Ils se mirent à courir, en se tenant par
la main. Du haut de ce chemin de falaise, on devinait sans les voir les
lointains de la mer furieuse, d’où montait tout ce bruit. Ils couraient
tous deux, cinglés en plein visage, le corps penché en avant, contre
les rafales, obligés quelquefois de se retourner, la main devant la
bouche, pour reprendre leur respiration que ce vent avait coupée.

D’abord, il l’enlevait presque par la taille, pour l’empêcher de
traîner sa robe, de mettre ses beaux souliers dans toute cette eau qui
ruisselait par terre; et puis il la pris à son cou tout à fait, et
continua de courir encore plus vite... Non, il ne croyait pas tant
l’aimer! Et dire qu’elle avait vingt-trois ans; lui bientôt vingt-huit;
que, depuis deux ans au moins, ils auraient pu être mariés, et heureux
comme ce soir.

Enfin ils arrivèrent chez eux, dans leur pauvre petit logis au sol
humide, sous leur toit de paille et de mousse; — et ils allumèrent une
chandelle que le vent leur souffla deux fois.

La vieille grand’mère Moan, qu’on avait reconduite chez elle avant de
commencer les chansons, était là, couchée depuis deux heures dans son
lit en armoire dont elle avait refermé les battants; ils s’approchèrent
avec respect et la regardèrent par les découpures de sa porte afin de
lui dire bonsoir si par hasard elle ne dormait pas encore. Mais ils
virent que sa figure vénérable demeurait immobile et ses yeux fermés;
elle était endormie ou feignait de l’être pour ne pas les troubler.

Alors ils se sentirent seuls l’un à l’autre.

Ils tremblaient tous deux, en se tenant les mains. Lui se pencha
d’abord vers elle pour embrasser sa bouche: mais Gaud détourna les
lèvres par ignorance de ce baiser-là, et, aussi chastement que le soir
de leurs fiançailles, les appuya au milieu de la joue d’Yann, qui était
froidie par le vent, tout à fait glacée.

Bien pauvre, bien basse, leur chaumière, et il y faisait très froid.
Ah! si Gaud était restée riche comme anciennement, quelle joie elle
aurait eue à arranger une jolie chambre, non pas comme celle-ci sur la
terre nue... Elle n’était guère habituée encore à ces murs de granit
brut, à cet air rude qu’avaient les choses; mais son Yann était là avec
elle; alors, par sa présence, tout était changé, transfiguré, et elle
ne voyait plus que lui...

Maintenant leurs lèvres s’étaient rencontrées, et elle ne détournait
plus les siennes. Toujours debout, les bras noués pour se serrer l’un à
l’autre, ils restaient là muets, dans l’extase d’un baiser qui ne
finissait plus. Ils mêlaient leurs respirations un peu haletantes, et
ils tremblaient tous deux plus fort, comme dans une ardente fièvre. Ils
semblaient être sans force pour rompre leur étreinte, et ne connaître
rien de plus, ne désirer rien au delà de ce long baiser.

Elle se dégagea enfin, troublée tout à coup:

— Non, Yann!... grand’mère Yvonne pourrait nous voir!

Mais lui, avec un sourire, chercha les lèvres de sa femme encore et les
reprit bien vite entre les siennes, comme un altéré à qui on a enlevé
sa coupe d’eau fraîche.

Le mouvement qu’ils avaient fait venait de rompre le charme de
l’hésitation délicieuse. Yann, qui, aux premiers instants, se serait
mis à genoux comme devant la Vierge sainte, se sentit redevenir
sauvage. Il regarda furtivement du côté des vieux lits en armoire,
ennuyé d’être aussi près de cette grand’mère, cherchant un moyen sûr
pour ne plus être vu; toujours sans quitter les lèvres exquises, il
allongea le bras derrière lui, et, du revers de la main, éteignit la
lumière comme avait fait le vent.

Alors, brusquement, il l’enleva dans ses bras, avec sa manière de la
tenir, la bouche toujours appuyée sur la sienne, il était comme un
fauve qui aurait planté ses dents dans une proie. Elle, abandonnait son
corps, son âme, à cet enlèvement qui était impérieux et sans résistance
possible, tout en restant doux comme une longue caresse enveloppante:
il l’emportait dans l’obscurité vers le beau lit blanc à la mode des
villes qui devait être leur lit nuptial...

Autour d’eux, pour leur premier coucher de mariage, le même invisible
orchestre jouait toujours.

Houhou!... houhou!... Le vent tantôt donnait en plein son bruit
caverneux avec un tremblement de rage; tantôt répétait sa menace plus
bas à l’oreille, comme par un raffinement de malice, avec des petits
sons filés, en prenant la voix fluttée d’une chouette.

Et la grande tombe des marins était tout près, mouvante, dévorante,
battant les falaises de ses mêmes coups sourds. Une nuit ou l’autre, il
faudrait être pris là dedans, s’y débattre, au milieu de la frénésie
des choses noires et glacées: - ils le savaient...

Qu’importe! Pour le moment, ils étaient à terre, à l’abri de toute
cette fureur inutile et retournée contre elle-même. Alors, dans le
logis pauvre et sombre où passait le vent, ils se donnèrent l’un à
l’autre, sans souci de rien ni de la mort, enivrés, leurrés
délicieusement par l’éternelle magie de l’amour...



Chapitre VIII


Ils furent mari et femme pendant six jours.

En ce moment de départ, les choses d’Islande occupaient tout le monde.
Des femmes de peine empilaient le sel pour la saumure dans les soutes
des navires; les hommes disposaient les gréements et, chez Yann, la
mère, les soeurs travaillaient du matin au soir à préparer les suroîts,
les cirages, tout le trousseau de campagne. Le temps était sombre, et
la mer, qui sentait l’équinoxe venir, était remuante et troublée.

Gaud subissait ces préparatifs inexorables avec angoisse, comptant les
heures rapides des journées, attendant le soir où, le travail fini,
elle avait son Yann pour elle seule.

Est-ce que, les autres années, il partirait aussi? Elle espérait bien
qu’elle saurait le retenir, mais elle n’osait pas, dès maintenant, lui
en parler... Pourtant il l’aimait bien, lui aussi; avec ses maîtresses
d’avant, jamais il n’avait connu rien de pareil; non, ceci était
différent; c’était une tendresse si confiante et si fraîche, que les
mêmes baisers, les mêmes étreintes, avec elle étaient autre chose; et,
chaque nuit, leurs deux ivresses d’amour allaient s’augmentant l’une
par l’autre, sans jamais s’assouvir quand le matin venait.

Ce qui la charmait comme une surprise, c’était de le trouver si doux,
si enfant, ce Yann qu’elle avait vu quelquefois à Paimpol faire son
grand dédaigneux avec des filles amoureuses. Avec elle, au contraire,
il avait toujours cette même courtoisie qui semblait toute naturelle
chez lui, et elle adorait ce bon sourire qu’il lui faisait, dès que
leurs yeux se rencontraient. C’est que, chez ces simples, il y a le
sentiment, le respect inné de la majesté de l’épouse; un abîme la
sépare de l’amante, chose de plaisir, à qui, dans un sourire de dédain,
on a l’air ensuite de rejeter les baisers de la nuit. Gaud était
l’épouse, elle, et, dans le jour, il ne se souvenait plus de leurs
caresses, qui semblaient ne pas compter tant ils étaient une même chair
tous deux et pour toute la vie.

... Inquiète, elle l’était beaucoup dans son bonheur, qui lui semblait
quelque chose de trop inespéré, d’instable comme les rêves...

D’abord, est-ce que ce serait bien durable, chez Yann, cet amour?...
Parfois elle se souvenait de ses maîtresses, de ses emportements, de
ses aventures, et alors elle avait peur: lui garderait-il toujours
cette tendresse infinie, avec ce respect si doux?...

Vraiment, six jours de mariage, pour un amour comme le leur, ce n’était
rien; rien qu’un petit acompte enfiévré pris sur le temps de
l’existence — qui pouvait encore être si long devant eux! A peine
avaient-ils pu se parler, se voir, comprendre qu’ils s’appartenaient. —
Et tous leurs projets de vie ensemble, de joie tranquille,
d’arrangement de ménage, avaient été forcément remis au retour...

Oh! les autres années, à tout prix l’empêcher de repartir pour cette
Islande!... Mais comment s’y prendre? Et que feraient-ils alors pour
vivre, étant si peu riches l’un et l’autre?... Et puis il aimait tant
son métier de mer...

Elle essayerait malgré tout, les autres fois, de le retenir; elle y
mettrait toute sa volonté, toute son intelligence et tout son coeur.
Être femme d’Islandais, voir approcher tous les printemps avec
tristesse, passer tous les étés dans l’anxiété douloureuse; non, à
présent qu’elle l’adorait au delà de ce qu’elle eût imaginé jamais,
elle se sentait prise d’une épouvante trop grande en songeant à ces
années à venir...

Ils eurent une journée de printemps, une seule... C’était la veille de
l’appareillage, on avait fini de mettre le gréement en ordre à bord, et
Yann resta tout le jour avec elle. Ils se promenèrent bras dessus bras
dessous dans les chemins, comme font les amoureux, très près l’un de
l’autre et se disant mille choses. Les bonnes gens en souriant les
regardaient passer:

— C’est Gaud, avec le grand Yann de Pors-Even... Des mariés d’hier!

Un vrai printemps, ce dernier jour; c’était particulier et étrange de
voir tout à coup ce grand calme, et plus un seul nuage dans ce ciel
habituellement tourmenté. Le vent ne soufflait de nulle part. La mer
s’était faite très douce; elle était partout du même bleu pâle, et
restait tranquille. Le soleil brillait d’un grand éclat blanc, et le
rude pays breton s’imprégnait de cette lumière comme d’une chose fine
et rare; il semblait s’égayer et revivre jusque dans ses plus profonds
lointains. L’air avait pris une tiédeur délicieuse sentant l’été, et
ont eût dit qu’il s’était immobilisé à jamais, qu’il ne pouvait plus y
avoir de jours sombres ni de tempêtes. Les caps, les baies, sur
lesquels ne passaient plus les ombres changeantes des nuages,
dessinaient au soleil leurs grandes lignes immuables; ils paraissaient
se reposer, eux aussi, dans des tranquillités ne devant pas finir...
Tout cela comme pour rendre plus douce et éternelle leur fête d’amour;
— et on voyait déjà des fleurs hâtives, des primevères le long des
fossés, ou des violettes, frêles et sans parfum.

Quand Gaud demandait:

— Combien de temps m’aimeras-tu, Yann?

Lui, répondait, étonné, en la regardant bien en face avec ses beaux
yeux francs:

— Mais, Gaud, toujours...

Et ce mot, dit très simplement par ses lèvres un peu sauvage, semblait
avoir là son vrai sens d’éternité.

Elle s’appuyait à son bras. Dans l’enchantement du rêve accompli, elle
se serrait contre lui, inquiète toujours, — le sentant fugitif comme un
grand oiseau de mer... Demain, l’envolée au large!... Et cette première
fois il était trop tard, elle ne pouvait rien pour l’empêcher de
partir...

De ces chemins de falaise où ils se promenaient, on dominait tout ce
pays marin, qui paraissait être sans arbres, tapissé d’ajoncs ras et
semé de pierres. Les maisons des pêcheurs étaient posées çà et là sur
les rochers avec leurs vieux murs de granit, leurs toits de chaume,
très hauts et bossus verdis par la pousse nouvelle des mousses; et,
dans l’extrême éloignement, la mer, comme une grande vision diaphane,
décrivait son cercle immense et éternel qui avait l’air de tout
envelopper.

Elle s’amusait à lui raconter les choses étonnantes et merveilleuses de
ce Paris où, elle avait habité, mais lui, très dédaigneux, ne s’y
intéressait pas.

— Si loin de la côte, disait-il, et tant de terres, tant de terres...
ça doit être malsain. Tant de maisons, tant de monde... Il doit y avoir
des mauvaises maladies, dans ces villes; non, je ne voudrais pas vivre
là-dedans, moi, bien sûr.

Et elle souriait, s’étonnant de voir combien ce grand garçon était un
enfant naïf.

Quelquefois ils s’enfonçaient dans ces replis du sol où poussent de
vrais arbres qui ont l’air de s’y tenir blottis contre le vent du
large. Là, il n’y avait plus de vue; par terre, des feuilles mortes
amoncelées et de l’humidité froide, le chemin creux bordé d’ajoncs
verts, devenait sombre sous les branchages, puis se resserrait entre
les murs de quelque hameau noir et solitaire, croulant de vieillesse,
qui dormait dans ce bas-fond; et toujours quelque crucifix se dressait
bien haut devant eux, parmi les branches mortes, avec son grand Christ
de bois rongé comme un cadavre, grimaçant sa douleur sans fin.

Ensuite le sentier remontait, et, de nouveau, ils dominaient les
horizons immenses, ils retrouvaient l’air vivifiant des hauteurs et de
la mer.

Lui, à son tour, racontait l’Islande, les étés pâles et sans nuit, les
soleils obliques qui ne se couchent jamais. Gaud ne comprenait pas bien
et se faisait expliquer.

— Le soleil fait tout le tour, tout le tour, disait-il en promenant son
bras étendu sur le cercle lointain des eaux bleues. Il reste toujours
bien bas, parce que, vois-tu, il n’a pas du tout de force pour monter;
à minuit, il traîne un peu son bord dans la mer, mais tout de suite il
se relève et il continue de faire sa promenade ronde. Des fois, la lune
aussi paraît à l’autre bout du ciel; alors ils travaillent tous deux,
chacun de son bord, et on ne les connaît pas trop l’un de l’autre, car
ils se ressemblent beaucoup dans ce pays.

Voir le soleil à minuit!... Comme ça devait être loin, cette île
d’Islande. Et les fiords? Gaud avait lu ce mot inscrit plusieurs fois
parmi les noms des morts dans la chapelle des naufragés; il lui faisait
l’effet de désigner une chose sinistre.

— Les fjords, répondait Yann, — des grandes baies, comme ici celle de
Paimpol par exemple; seulement il y a autour des montagnes si hautes,
si hautes, qu’on ne voit jamais où elles finissent, à cause des nuages
qui sont dessus. Un triste pays, va, Gaud, je t’assure. Des pierres,
des pierres, rien que des pierres, et les gens de l’île ne connaissent
point ce que c’est que les arbres. A la mi-août, quand notre pêche est
finie, il est grand temps de repartir, car alors les nuits commencent,
et elles allongent très vite; le soleil tombe au-dessous de la terre
sans pouvoir se relever, et il fait nuit chez eux, là-bas, pendant tout
l’hiver.

— Et puis, disait-il, il y a aussi un petit cimetière, sur la côte,
dans un fiord, tout comme chez nous, pour ceux du pays de Paimpol qui
sont morts pendant les saisons de pêche, ou qui sont disparus en mer;
c’est en terre bénite aussi bien qu’à Pors-Even, et les défunts ont des
croix en bois toutes pareilles à celles d’ici, avec leurs noms écrits
dessus. Les deux Goazdiou, de Ploubazlanec, sont là, eut aussi
Guillaume Moan, le grand-père de Sylvestre.

Et elle croyait le voir, ce petit cimetière au pied des caps désolés,
sous la pâle lumière rose de ces jours ne finissant pas. Ensuite, elle
songeait à ces mêmes morts sous la glace et sous le suaire noir de ces
nuits longues comme les hivers.

— Tout le temps, tout le temps pêcher? demandait-elle, sans se reposer
jamais?

— Tout le temps. Et puis il y a la manoeuvre à faire, car la mer n’est
pas toujours belle par là. Dame! on est fatigué le soir, ça donne
appétit pour souper et, des jours, l’on dévore.

— Et on ne s’ennuie jamais?

— Jamais! dit-il, avec un air de conviction qui lui fit mal; à bord, au
large, moi, le temps ne me dure pas, jamais!

Elle baissa la tête, se sentant plus triste, plus vaincue par la mer.



Cinquième partie



Chapitre I


... A la fin de cette journée de printemps qu’ils avaient eue, la nuit
tombante ramena le sentiment de l’hiver et ils rentrèrent dîner devant
leur feu, qui était une flambée de branchages.

Leur dernier repas ensemble!... Mais ils avaient encore toute une nuit
à dormir entre les bras l’un de l’autre, et cette attente les empêchait
d’être déjà tristes.

Après dîner, ils retrouvèrent encore un peu l’impression douce du
printemps, quand ils furent dehors sur la route de Pors-Even: l’air
était tranquille, presque tiède et un reste de crépuscule s’attardait à
traîner sur la campagne.

Ils allèrent faire visite à leurs parents, pour les adieux de Yann, et
revinrent de bonne heure se coucher, ayant le projet de se lever tous
deux au petit jour.



Chapitre II


Le quai de Paimpol, le lendemain matin, était plein de monde. Les
départs d’Islandais avaient commencé depuis l’avant-veille et, à chaque
marée, un groupe nouveau prenait le large. Ce matin-là, quinze bateaux
devaient sortir avec la Léopoldine, et les femmes de ces marins, ou les
mères, étaient toutes présentes pour l’appareillage. — Gaud s’étonnait
de se trouver mêlée à elles, devenue une femme d’Islandais elle aussi,
et amenée là pour la même cause fatale. Sa destinée venait de se
précipiter tellement en quelques jours, qu’elle avait à peine eu le
temps de se bien représenter la réalité des choses; en glissant sur une
pente irrésistiblement rapide, elle était arrivée à ce dénouement-là,
qui était inexorable, et qu’il fallait subir à présent - comme
faisaient les autres, les habituées...

Elle n’avait jamais assisté de près à ces scènes, à ces adieux. Tout
cela était nouveau et inconnu. Parmi ces femmes, elle n’avait point de
pareille et se sentait isolée, différente; son passé de demoiselle, qui
subsistait malgré tout, la mettait à part.

Le temps était resté beau sur ce jour des séparations; au large
seulement une grosse houle lourde arrivait de l’ouest, annonçant du
vent, et de loin on voyait la mer, qui attendait tout ce monde, briser
dehors.

... Autour de Gaud, il y en avait d’autres qui étaient, comme elle,
bien jolies et bien touchantes avec leurs yeux pleins de larmes; il y
en avait aussi de distraites et de rieuses, qui n’avaient pas de cœur
ou qui pour le moment n’aimaient personne. Des vieilles, qui se
sentaient menacées par la mort, pleuraient en quittant leurs fils; des
amants s’embrassaient longuement sur les lèvres, et on entendait des
matelots gris chanter pour s’égayer, tandis que d’autres montaient à
leur bord d’un air sombre, s’en allant comme à un calvaire.

Et il se passait des choses sauvages: des malheureux qui avaient signé
leur engagement par surprise, quelque jour dans un cabaret, et qu’on
embarquait par force à présent; leurs propres femmes et des gendarmes
les poussaient. D’autres, enfin, dont on redoutait la résistance à
cause de leur grande force, avaient été enivrés par précaution; on les
apportait sur des civières et, au fond des cales des navires, on les
descendait comme des morts.

Gaud s’épouvantait de les voir passer: avec quels compagnons allait-il
donc vivre, son Yann? et puis quelle chose terrible était-ce donc, ce
métier d’Islande, pour s’annoncer de cette manière et inspirer à des
hommes de telles frayeurs?

Pourtant il y avait aussi des marins qui souriaient; qui sans doute
aimaient comme Yann la vie au large et la grande pêche. C’étaient les
bons, ceux-là; ils avaient la mine noble et belle; s’ils étaient
garçons, ils s’en allaient insouciants, jetant un dernier coup d’œil
sur les filles; s’ils étaient mariés, ils s’embrassaient leurs femmes
ou leur petits avec une tristesse douce et le bon espoir de revenir
plus riches. Gaud se sentit un peu rassurée en voyant qu’ils étaient
tous ainsi à bord de cette Léopoldine, qui avait vraiment un équipage
de choix.

Les navires sortaient deux par deux, quatre par quatre, traînés dehors
par des remorqueurs. Et alors, dès qu’ils s’ébranlaient, les matelots,
découvrant leur tête, entonnaient à pleine voix le cantique de la
Vierge: “Salut, Étoile-de-la-Mer!” sur le quai, des mains de femmes
s’agitaient en l’air pour de derniers adieux, et des larmes coulaient
sur les mousselines des coiffes.

Dès que la Léopoldine fut partie, Gaud s’achemina d’un pas rapide vers
la maison des Gaos. Une heure et demie de marche le long de la côte,
par les sentiers familiers de Ploubazlanec et elle arriva là-bas, tout
au bout des terres, dans sa famille nouvelle.

La Léopoldine devait mouiller en grande rade devant ce Pors-Even, et
n’appareiller définitivement que le soir; c’était donc là qu’ils
s’étaient donnés un dernier rendez-vous. En effet, il revint, dans la
yole de son navire; il revint pour trois heures lui faire ses adieux.

A terre, où l’on ne sentait point la houle, c’était toujours le même
beau temps printanier, le même ciel tranquille. Ils sortirent un moment
sur la route, en se donnant le bras; cela rappelait leur promenade
d’hier, seulement la nuit ne devait plus les réunir. Ils marchaient
sans but, en rebroussant vers Paimpol, et bientôt se trouvèrent près de
leur maison, ramenés là insensiblement sans y avoir pensé; ils
entrèrent donc encore une dernière fois chez eux, où la grand’mère
Yvonne fut saisie de les voir reparaître ensemble.

Yann faisait des recommandations à Gaud pour différentes petites choses
qu’il laissait dans leur armoire; surtout pour ses beaux habits de
noces: les déplier de temps en temps et les mettre au soleil. — A bord
des navires de guerre les matelots apprennent ces soins-là. — Et Gaud
souriait de le voir faire son entendu; il pouvait être bien sûr
pourtant que tout ce qui était à lui serait conservé et soigné avec
amour.

D’ailleurs, ces préoccupations étaient secondaires pour eux; ils en
causaient pour causer, pour se donner le change à eux-mêmes...

Yann raconta qu’à bord de la Léopoldine, on venait de tirer au sort les
postes de pêche et que, lui, était très content d’avoir gagné l’un des
meilleurs. Elle se fit expliquer cela encore, ne sachant presque rien
des choses d’Islande:

— Vois-tu, Gaud, dit-il, sur le plat-bord de nos navires, il y a des
trous qui sont percés à certaines places et que nous appelons trous de
macques; c’est pour y planter des petits supports à rouet dans lesquels
nous passons nos lignes. Donc, avant de partir, nous jouons ces
trous-là aux dés, ou bien avec des numéros brassés dans le bonnet du
mousse. Chacun de nous gagne le sien et, pendant toute la campagne
après, l’on n’a plus le droit de planter sa ligne ailleurs, l’on ne
change plus. Eh bien, mon poste à moi se trouve sur l’arrière du
bateau, qui est, comme tu dois savoir, l’endroit où l’on prend le plus
de poissons; et puis il touche aux grand haubans où l’on peut toujours
attacher un bout de toile, un cirage, enfin un petit abri quelconque,
pour la figure, contre toutes ces neiges ou ces grêles de là-bas; —
cela sert, tu comprends; on n’a pas la peau si brûlée, pendant les
mauvais grains noirs, et les yeux voient plus longtemps clair.

... Ils se parlaient bas, bas, comme par crainte d’effaroucher les
instants qui leur restaient, de faire fuir le temps plus vite. Leur
causerie avait le caractère à part de tout ce qui va inexorablement
finir; les plus insignifiantes petites choses qu’ils se disaient
semblaient devenir ce jour-là mystérieuses et suprêmes...

A la dernière minute du départ, Yann enleva sa femme entre ses bras et
ils se serrèrent l’un contre l’autre sans plus rien dire, dans une
longue étreinte silencieuse.

Il s’embarqua, les voiles grises se déployèrent pour se tendre à un
vent léger qui se levait dans l’ouest. Lui, qu’elle reconnaissait
encore, agita son bonnet d’une manière convenue. Et longtemps elle
regarda, en silhouette sur la mer, s’éloigner son Yann. - C’était lui
encore, cette petite forme humaine debout, noire sur le bleu cendré des
eaux, — et déjà vague, perdue dans cet éloignement où les yeux qui
persistent à fixer se troublent et ne voient plus...

... A mesure que s’en allait cette Léopoldine, Gaud comme attirée par
un aimant, suivait à pied le long des falaises.

Il lui fallut s’arrêter bientôt, parce que la terre était finie; alors
elle s’assit, au pied d’une dernière grande croix, qui est là plantée
parmi les ajoncs et les pierres. Comme c’était un point élevé, la mer
vue de là semblait avoir des lointains qui montaient, et on eût dit que
cette Léopoldine, en s’éloignant, s’élevait peu à peu, toute petite,
sur les pentes de ce cercle immense. Les eaux avaient de grandes
ondulations lentes, — comme les derniers contre-coups de quelque
tourmente formidable qui se serait passée ailleurs, derrière l’horizon;
mais dans le champ profond de la vue, où Yann était encore, tout
demeurait paisible.

Gaud regardait toujours, cherchant à bien fixer dans sa mémoire la
physionomie de ce navire, sa silhouette de voiture et de carène, afin
de le reconnaître de loin, quand elle reviendrait, à cette même place,
l’attendre.

Des levées énormes de houle continuaient d’arriver de l’ouest
régulièrement l’une après l’autre, sans arrêt, sans trêve, renouvelant
leur effort inutile, se brisant sur les mêmes rochers, déferlant aux
mêmes places pour inonder les mêmes grèves. Et à la longue, c’était
étrange, cette agitation sourde des eaux avec cette sérénité de l’air
et du ciel; c’était comme si le lit des mers, trop rempli, voulait
déborder et envahir les plages.

Cependant la Léopoldine se faisait de plus en plus diminuée, lointaine,
perdue. Des courants sans doute l’entraînaient, car les brises de cette
soirée étaient faibles et pourtant elle s’éloignait vite. Devenue une
petite tache grise, presque un point, elle allait bientôt atteindre
l’extrême bord du cercle des choses visibles, et entrer dans ces
au-delà infinis où l’obscurité commençait à venir.

Quand il fut sept heures du soir, la nuit tombée, le bateau disparu,
Gaud rentra chez elle, en somme assez courageuse malgré les larmes qui
lui venaient toujours. Quelle différence, en effet, et quel vide plus
sombre s’il était parti encore comme les deux autres années, sans même
un adieu! Tandis qu’à présent tout était changé, adouci; il était
tellement à elle son Yann, elle se sentait si aimée malgré ce départ,
qu’en s’en revenant toute seule au logis, elle avait au moins la
consolation et l’attente délicieuse de cet au revoir qu’ils s’étaient
dit pour l’automne.



Chapitre III


L’été passa, triste, chaud, tranquille. Elle, guettant les premières
feuilles jaunies, les premiers rassemblements d’hirondelles, la pousse
des chrysanthèmes.

Par les paquebots de Reykjavik et par les chasseurs, elle lui écrivit
plusieurs fois; mais on ne sait jamais bien si ces lettres arrivent.

A la fin de juillet, elle en reçut une de lui. Il l’informait qu’il
était en bonne santé à la date du 10 courant, que la saison de la pêche
s’annonçait excellente et qu’il avait déjà quinze cents poissons pour
sa part. D’un bout à l’autre c’était dit dans le style naïf et calqué
sur le modèle uniforme de toutes les lettres de ces Islandais à leur
famille. Les hommes élevés comme Yann ignorent absolument la manière
d’écrire les mille choses qu’ils pensent, qu’ils sentent ou qu’ils
rêvent. Étant plus cultivée que lui, elle sut donc faire la part de
cela et lire entre les lignes la tendresse profonde qui n’était pas
exprimée. A plusieurs reprises, dans le courant de ses quatre pages, il
lui donnait le nom d’épouse, comme trouvant plaisir à le répéter. Et
d’ailleurs, l’adresse seule: A Madame Marguerite Gaos, maison Moan, en
Ploubazlanec, était déjà une chose qu’elle relisait avec joie. Elle
avait encore eu si peu le temps d’être appelée: Madame Marguerite
Gaos!...



Chapitre IV


Elle travailla beaucoup pendant ces mois d’été. Les Paimpolaises, qui
d’abord s’étaient méfiées de son talent d’ouvrière improvisée, disant
qu’elle avait de trop belles mains de demoiselle, avaient vu, au
contraire, qu’elle excellait à leur faire des robes qui avantageaient
la tournure; alors elle était devenue presque une couturière en renom.

Ce qu’elle gagnait passait à embellir le logis — pour son retour.
L’armoire, les vieux lits à étagères, étaient réparés, cirés, avec des
ferrures luisantes; elle avait arrangé leur lucarne sur la mer avec une
vitre et des rideaux, acheté une couverture neuve pour l’hiver, une
table et des chaises.

Tout cela, sans toucher à l’argent que son Yann lui avait laissé en
partant et qu’elle gardait intact, dans une petite boîte chinoise, pour
lui montrer à son arrivée.

Pendant les veillées d’été, aux dernières clartés des jours, assise
devant la porte avec la grand’mère Yvonne dont la tête et les idées
allaient sensiblement mieux pendant les chaleurs, elle tricotait pour
Yann un beau maillot de pêcheur en laine bleue; il y avait, aux
bordures du col et des manches des merveilles de points compliqués et
ajourés; la grand’mère Yvonne, qui avait été jadis une habile
tricoteuse, s’était rappelé peu à peu ces procédés de sa jeunesse pour
les lui enseigner. Et c’était un ouvrage qui avait pris beaucoup de
laine, car il fallait un maillot très grand pour Yann.

Cependant, le soir surtout, on commençait à avoir conscience de
l’accourcissement des jours. Certaines plantes, qui avaient donné toute
leur pousse en juillet, prenaient déjà un air jaune, mourant, et les
scabieuses violettes refleurissaient au bord des chemins, plus petites
sur de plus longues tiges; enfin les derniers jours d’août arrivèrent,
et un premier navire islandais apparut un soir, à la pointe de
Pors-Even. La fête du retour était commencée.

On se porta en masse sur la falaise pour le recevoir; — lequel
était-ce?

C’était le Samuel Azénide; — toujours en avance celui-là.

— Pour sûr, disait le vieux père d’Yann, la Léopoldine ne va pas
tarder; là-bas, je connais ça, quand un commence à partir les autres ne
tiennent plus en place.



Chapitre V


Ils revenaient, les Islandais. Deux la seconde journée, quatre le
surlendemain, et puis douze la semaine suivante. Et, dans le pays, la
joie revenait avec eux, et c’était fête chez les épouses, chez les
mères: fête aussi dans les cabarets, où les belles filles paimpolaises
servent à boire aux pêcheurs.

Le Léopoldine restait du groupe des retardataires; il en manquait
encore dix. Cela ne pouvait tarder, et Gaud, à l’idée que, dans un
délai extrême de huit jours qu’elle se donnait pour ne pas avoir de
déception, Yann serait là, Gaud était dans une délicieuse ivresse
d’attente, tenant le ménage bien en ordre, bien propre et bien net,
pour le recevoir.

Tout rangé, il ne lui restait rien à faire, et d’ailleurs elle
commençait à n’avoir plus la tête à grand’chose dans son impatience.

Trois des retardataires arrivèrent encore, et puis cinq. Deux seulement
manquaient toujours à l’appel.

— Allons, lui disait-on en riant, cette année, c’est la Léopoldine ou
la Marie-Jeanne qui ramasseront les balais du retour.

Et Gaud se mettait à rire, elle aussi, plus animée et plus jolie, dans
sa joie de l’attendre.



Chapitre VI


Cependant les jours passaient.

Elle continuait de se mettre en toilette, de prendre un air gai,
d’aller sur le port causer avec les autres. Elle disait que c’était
tout naturel, ce retard. Est-ce que cela ne se voyait pas chaque année?
Oh! d’abord, de si bons marins, et deux si bons bateaux!

Ensuite, rentrée chez elle, il lui venait le soir de premiers petits
frissons d’anxiété, d’angoisse.

Est-ce que vraiment c’était possible qu’elle eût peur, si tôt?...
Est-ce qu’il y avait de quoi?...

Et elle s’effrayait, d’avoir déjà peur...



Chapitre VII


Le 10 du mois de septembre!... Comme les jours s’enfuyaient!

Un matin où il y avait déjà une brume froide sur la terre, un vrai
matin d’automne, le soleil levant la trouva assise de très bonne heure
sous le porche de la chapelle des naufragés, au lieu où vont prier les
veuves; — assise, les yeux fixes, les tempes serrées comme dans un
anneau de fer. Depuis deux jours, ces brumes tristes de l’aube avaient
commencé, et ce matin-là Gaud s’était réveillée avec une inquiétude
plus poignante, à cause de cette impression d’hiver... Qu’avait donc
cette journée, cette heure, cette minute, de plus que les
précédentes?... On voit très bien des bateaux retardés de quinze jours,
même d’un mois.

Ce matin-là avait bien quelque chose de particulier, sans doute,
puisqu’elle était venue pour la première fois s’asseoir sous ce porche
de chapelle, et relire les noms des jeunes hommes morts.

En mémoire de
GAOS, Yvon, perdu en mer
aux environs de Norden-Fjord...


*****


Comme un grand frisson, on entendit une rafale de vent se lever de la
mer, et en même temps, sur la voûte, quelque chose s’abattre comme une
pluie: les feuilles mortes!... il en entra toute une volée sous ce
porche; les vieux arbres ébouriffés du préau se dépouillaient, secoués
par ce vent du large. - L’hiver qui venait!...

... perdu en mer
aux environs de Norden-Fiord,
dans l’ouragan du 4 au 5 août 1880.


*****


Elle lisait machinalement, et, par l’ogive de la porte, ses yeux
cherchaient au loin la mer: ce matin-là, elle était très vague, sous la
brume grise, et une panne suspendue traînait sur les lointains comme un
grand rideau de deuil.

Encore une rafale, et des feuilles mortes qui entraient en dansant. Une
rafale plus forte, comme si ce vent d’ouest, qui avait jadis semé ces
morts sur la mer, voulait encore tourmenter jusqu’à ces inscriptions
qui rappelaient leurs noms aux vivants.

Gaud regardait, avec une persistance involontaire, une place vide, sur
le mur, qui semblait attendre avec une obsession terrible, elle était
poursuivie par l’idée d’une plaque neuve qu’il faudrait peut-être
mettre là, bientôt, avec un autre nom que, même en esprit, elle n’osait
pas redire dans un pareil lieu.

Elle avait froid, et restait assise sur le banc de granit, la tête
renversée contre la pierre.

...perdu aux environs de Norden-Fiord,
dans l’ouragan du 4 au 5 août
à l’âge de 23 ans...
Qu’il repose en paix!


L’Islande lui apparaissait, avec le petit cimetière de là-bas, —
l’Islande lointaine, lointaine, éclairée par en dessous au soleil de
minuit... Et tout à coup, — toujours à cette même place vide du mur qui
semblait attendre, — elle eut, avec une netteté horrible, la vision de
cette plaque neuve à laquelle elle songeait: une plaque fraîche, une
tête de mort, des os en croix et au milieu, dans un flamboiement, un
nom, le nom adoré, Yann Gaos!... Alors elle se dressa tout debout, en
poussant un cri rauque de la gorge, comme une folle...

Dehors, il y avait toujours sur la terre la brume grise du matin: et
les feuilles mortes continuaient d’entrer en dansant.

Des pas dans le sentier! — Quelqu’un venait? — Alors elle se leva, bien
droite; d’un tour de main rajusta sa coiffe, se composa une figure. Les
pas se rapprochaient, on allait entrer. Vite elle prit un air d’être là
par hasard, ne voulant pas encore, pour rien au monde, ressembler à une
femme de naufragé.

Justement c’était Fante Flory, la femme du second de la Léopoldine.
Elle comprit tout de suite, celle-ci, ce que Gaud faisait là; inutile
de feindre avec elle. Et d’abord elles restèrent muettes l’une devant
l’autre, les deux femmes, épouvantées davantage et s’en voulant de
s’être rencontrées dans un même sentiment de terreur, presque
haineuses.

— Tous ceux de Tréguier et de Saint-Brieuc sont rentrés depuis huit
jours, dit enfin Fante, impitoyable, d’une voix sourde et comme
irritée.

Elle apportait un cierge pour faire un voeu.

— Ah! oui... un voeu... Gaud n’avait pas encore voulu y songer, à ce
moyen des désolées. Mais elle entra dans la chapelle, derrière Fante,
sans rien dire, et elles s’agenouillèrent près l’une de l’autre comme
deux soeurs.

A la Vierge Étoile-de-la-mer, elles dirent des prières ardentes, avec
toute leur âme. Et puis bientôt on n’entendit plus qu’un bruit de
sanglots, et leurs larmes pressées commencèrent à tomber sur la
terre...

Elles se relevèrent plus douces, plus confiantes. Fante aida Gaud qui
chancelait et, la prenant dans ses bras, l’embrassa.

Ayant essuyé leurs larmes, arrangé leurs cheveux, épousseté le salpêtre
et la poussière des dalles sur leur jupon à l’endroit des genoux, elles
s’en allèrent sans plus rien se dire, par des chemins différents.



Chapitre VIII


Cette fin de septembre ressemblait à un autre été un peu mélancolique
seulement. Il faisait vraiment si beau cette année là que, sans les
feuilles mortes qui tombaient en pluie triste par les chemins, on eût
dit le gai mois de juin. Les maris, les fiancés, les amants étaient
revenus, et partout c’était la joie d’un second printemps d’amour...

Un jour enfin, l’une des deux navires retardataires d’Islande fut
signalé au large. Lequel?...

Vite, les groupes de femmes s’étaient formés, muets, anxieux, sur la
falaise.

Gaud tremblante et pâlie, était là, à côté du père de son Yann:

— Je crois fort, disait le vieux pêcheur, je crois fort que c’est eux!

Un liston rouge, un hunier à rouleau, ça leur ressemble joliment
toujours; qu’en dis-tu, Gaud, ma fille?

— Et pourtant non, reprit-il avec un découragement soudain; non, nous
nous trompons encore, le bout-dehors n’est pas pareil et ils ont un
foc, c’est la Marie-Jeanne. Oh! mais bien sûr, ma fille, ils ne
tarderont pas.

Et chaque jour venait après chaque jour; et chaque nuit arrivait à son
heure, avec une tranquillité inexorable.

Elle continuait de se mettre en toilette, un peu comme une insensée,
toujours par peur de ressembler à une femme de naufragé, s’exaspérant
quand les autres prenaient avec elle un air de compassion et de
mystère, détournant les yeux pour ne pas croiser en route de ces
regards qui la glaçaient.

Maintenant elle avait pris l’habitude d’aller dès le matin tout au bout
des terres, sur la haute falaise de Pors-Even, passant par derrière la
maison paternelle de son Yann pour n’être pas vue par la mère ni les
petites soeurs. Elle s’en allait toute seule à l’extrême pointe de ce
pays de Ploubazlanec qui se découpe en corne de renne sur la Manche
grise, et s’asseyait là tout le jour aux pieds d’une croix isolée qui
domine les lointains immenses des eaux...

Il y en a ainsi partout, de ces croix de granit, qui se dressent sur
les falaises avancées de cette terre des marins, comme pour demander
grâce; comme pour apaiser la grande chose mouvante, mystérieuse, qui
attire les hommes et ne les rend plus, et garde de préférence les plus
vaillants, les plus beaux.

Autour de cette croix de Pors-Even, il y avait les landes éternellement
vertes, tapissées d’ajoncs courts. Et, à cette hauteur, l’air de la mer
était très pur, ayant à peine l’odeur salée des goémons, mais rempli
des senteurs délicieuses de septembre.

On voyait se dessiner très loin, les unes par-dessus les autres, toutes
les découpures de la côte, la terre de Bretagne finissait en pointes
dentelées qui s’allongeaient sur le tranquille néant des eaux.

Au premier plan, des roches criblaient la mer; mais, au delà, rien ne
troublait plus son poli de miroir; elle menait un tout petit bruit
caressant, léger et immense, qui montait du fond de toutes les baies.
Et c’étaient des lointains si calmes, des profondeurs si douces! Le
grand néant bleu, le tombeau des Gaos, gardait son mystère
impénétrable, tandis que des brises, faibles comme des souffles,
promenaient l’odeur des genêts ras qui avaient refleuri au dernier
soleil d’automne.

A certaines heures régulières, la mer baissait, et des taches
s’élargissaient partout, comme si lentement la Manche se vidait;
ensuite, avec la même lenteur, les eaux remontaient et continuaient
leur va-et-vient éternel, sans aucun souci des morts.

Et Gaud, assise au pied de sa croix, restait là, au milieu de ces
tranquillités regardant toujours, jusqu’à la nuit tombée, jusqu’à ne
plus rien voir.



Chapitre IX


Septembre venait de finir. Elle ne prenait plus aucune nourriture, elle
ne dormait plus.

A présent, elle restait chez elle, et se tenait accroupie, les mains
entre les genoux, la tête renversée et appuyée au mur derrière. A quoi
bon se lever, à quoi bon se coucher; elle se jetait sur son lit sans
retirer sa robe, quand elle était trop épuisée. Autrement elle
demeurait là, toujours assise, transie; ses dents claquaient de froid,
dans cette immobilité; toujours elle avait cette impression d’un cercle
de fer lui serrant les tempes; elle sentait ses joues qui se tiraient,
sa bouche était sèche, avec un goût de fièvre, et à certaines heures
elle poussait un gémissement rauque du gosier, répété par saccades,
longtemps, longtemps, tandis que sa tête se frappait contre le granit
du mur.

Ou bien elle l’appelait par son nom, très tendrement, à voix basse,
comme s’il eût été là tout près, et lui disait des mots d’amour.

Il lui arrivait de penser à d’autres choses qu’à lui, à de toutes
petites choses insignifiantes; de s’amuser par exemple à regarder
l’ombre de la Vierge de faïence et du bénitier, s’allonger lentement, à
mesure que baissait la lumière, sur la haute boiserie de son lit. Et
puis des rappels d’angoisse revenaient plus horribles, et elle
recommençait son cri, en battant le mur de sa tête...

Et toutes les heures du jour passaient, l’une après l’autre, et toutes
les heures du soir, et toutes celles de la nuit, et toutes celles du
matin. Quand elle comptait depuis combien de temps il aurait dû
revenir, une terreur plus grande la prenait; elle ne voulait plus
connaître ni les dates, ni les noms des jours.

Pour les naufrages d’Islande, on a des indications ordinairement; ceux
qui reviennent ont vu de loin le drame; ou bien ils ont trouvé un
débris, un cadavre, ils ont quelque indice pour tout deviner. Mais non,
de la Léopoldine on avait rien vu, on ne savait rien. Ceux de la
Marie-Jeanne, les derniers qui l’avaient aperçue le 2 août, disaient
qu’elle avait dû s’en aller pêcher plus loin vers le nord, et après,
cela devenait le mystère impénétrable.

Attendre, toujours attendre, sans rien savoir! Quand viendrait le
moment où vraiment elle n’attendrait plus? Elle ne le savait même pas,
et à présent elle avait presque hâte que ce fût bientôt.

Oh! s’il était mort, au moins qu’on eût la pitié de le lui dire!...

Oh! le voir, tel qu’il était en ce moment même, - lui, ou ce qui
restait de lui!... Si seulement la Vierge tant priée, ou quelque autre
puissance comme elle, voulait lui faire la grâce, par une sorte de
double vue, de le lui montrer, son Yann! — lui, vivant, manoeuvrant
pour rentrer — ou bien son corps roulé par la mer... pour être fixée au
moins! pour savoir!!...

Quelquefois il lui venait tout à coup le sentiment d’une voile
surgissant du bout de l’horizon: la Léopoldine, s’approchant, se hâtant
d’arriver! Alors elle faisait un premier mouvement irréfléchi pour se
lever, pour courir regarder le large, voir si c’était vrai...

Elle retombait assise. Hélas! Où était-elle en ce moment, cette
Léopoldine? où pouvait-elle bien être? Là-bas, sans doute, là-bas dans
cet effroyable lointain de l’Islande, abandonnée, émiettée, perdue...

Et cela finissait par cette vision obsédante, toujours la même: une
épave éventrée et vide, bercée sur une mer silencieuse d’un gris rose:
bercée lentement, lentement, sans bruit, avec une extrême douceur, par
ironie, au milieu d’un grand calme d’eaux mortes.



Chapitre X


Deux heures du matin.

C’était la nuit surtout qu’elle se tenait attentive à tous les pas qui
s’approchaient: à la moindre rumeur, au moindre son inaccoutumé, ses
tempes vibraient; à force d’être tendues aux choses du dehors, elles
étaient devenues affreusement douloureuses.

Deux heures du matin. Cette nuit-là comme les autres, les mains
jointes, et les yeux ouverts dans l’obscurité, elle écoutait le vent
faire sur la lande son bruit éternel.

Des pas d’homme tout à coup, des pas précipités dans le chemin! A
pareille heure, qui pouvait passer? Elle se dressa, remuée jusqu’au
fond de l’âme, son coeur cessant de battre...

On s’arrêtait devant la porte, on montait les petites marches de
pierre...

Lui!... oh! joie du ciel, lui! On avait frappé, est ce que ce pouvait
être un autre!... Elle était debout, pieds nus; elle, si faible depuis
tant de jours, avait sauté lestement comme les chattes, les bras
ouverts pour enlacer le bien-aimé. Sans doute la Léopoldine était
arrivée de nuit, et mouillée en face dans la baie de Pors-Even, — et
lui, il accourait; elle arrangeait tout cela dans sa tête avec une
vitesse d’éclair. Et maintenant, elle se déchirait les doigts aux clous
de la porte, dans sa rage pour retirer ce verrou qui était dur...

*****


-Ah!... Et puis elle recula lentement, affaissée, la tête retombée sur
la poitrine. Son beau rêve de folle était fini. Ce n’était que Fantec,
leur voisin... Le temps de bien comprendre que ce n’était que lui, que
rien de son Yann n’avait passé dans l’air, elle se sentit replongée
comme par degrés dans son même gouffre, jusqu’au fond de son même
désespoir affreux.

Il s’excusait, le pauvre Fantec: sa femme, comme on savait, était au
plus mal, et à présent, c’était leur enfant qui étouffait dans son
berceau, pris d’un mauvais mal de gorge; aussi il était venu demander
du secours, pendant que lui irait d’une course chercher le médecin à
Paimpol...

Qu’est-ce que tout cela lui faisait, à elle? Devenue sauvage dans sa
douleur, elle n’avait plus rien à donner aux peines des autres.
Effondrée sur un banc, elle restait devant lui les yeux fixes, comme
une morte, sans lui répondre, ni l’écouter, ni seulement le regarder.
Qu’est-ce que cela lui faisait, les choses que racontait cet homme?

Lui comprit tout alors; il devina pourquoi on lui avait ouvert cette
porte si vite, et il eut pitié pour le mal qu’il venait de lui faire.

Il balbutia un pardon:

— C’est vrai, qu’il n’aurait pas dû la déranger... elle!...

— Moi! répondit Gaud vivement, — et pourquoi donc pas moi, Fantec?

La vie lui était revenue brusquement, car elle ne voulait pas encore
être une désespérée aux yeux des autres, elle ne le voulait absolument
pas. Et puis, à son tour, elle avait pitié de lui; elle s’habilla pour
le suivre et trouva la force d’aller soigner son petit enfant.

Quand elle revint se jeter sur son lit, à quatre heures, le sommeil la
prit un moment parce qu’elle était très fatiguée.

Mais cette minute de joie immense avait laissé dans sa tête une
empreinte qui, malgré tout, était persistante; elle se réveilla bientôt
avec une secousse, se dressant à moitié, au souvenir de quelque
chose... Il y avait eu du nouveau concernant son Yann... Au milieu de
la confusion des idées qui revenaient, vite elle cherchait dans sa
tête, elle cherchait ce que c’était...

— Ah! rien, hélas! — non, rien que Fantec.

Et une seconde fois, elle retomba tout au fond de son même abîme. Non,
en réalité, il n’y avait rien de changé dans son attente morne et sans
espérance.

Pourtant, l’avoir senti là si près, c’était comme si quelque chose
émané de lui était revenu flotter alentour; c’était ce qu’on appelle,
au pays breton, un pré-signe; et elle écoutait plus attentivement les
pas du dehors, pressentant que quelqu’un allait peut-être arriver qui
parlerait de lui.

En effet, quand il fit jour, le père de Yann entra. Il ôta son bonnet,
releva ses beaux cheveux blancs, qui étaient en boucles comme ceux de
son fils, et s’assit près du lit de Gaud.

Il avait le coeur angoissé, lui aussi; car son Yann, son beau Yann
était son aîné, son préféré, sa gloire. Mais il ne désespérait pas, non
vraiment, il ne désespérait pas encore. Il se mit à rassurer Gaud d’une
manière très douce: d’abord les derniers rentrés d’Islande parlaient
tous de brumes très épaisses qui avaient bien pu retarder le navire; et
puis surtout il lui était venu une idée: une relâche aux îles Feroë,
qui sont des îles lointaines situées sur la route et d’où les lettres
mettent très longtemps à venir; cela lui était arrivé à lui-même, il y
avait une quarantaine d’années, et sa pauvre défunte mère avait déjà
fait dire une messe pour son âme... Un si beau bateau, la Léopoldine,
presque neuf, et de si forts marins qu’ils étaient tous à bord...

La vieille Moan rôdait autour d’eux tout en hochant la tête; la
détresse de sa petite-fille lui avait presque rendu de la force et des
idées; elle rangeait le ménage, regardant de temps en temps le petit
portrait jauni de son Sylvestre accroché au granit du mur, avec ses
ancres de marine et sa couronne funéraire en perles noires; non, depuis
que le métier de mer lui avait pris son petit-fils, à elle, elle n’y
croyait plus, au retour des marins; elle ne priait plus la Vierge que
par crainte, du bout de ses pauvres vieilles lèvres, lui gardant une
mauvaise rancune dans le coeur.

Mais Gaud écoutait avidement ces choses consolantes, ses grands yeux
cernés regardaient avec une tendresse profonde ce vieillard qui
ressemblait au bien-aimé; rien que de l’avoir là, près d’elle, c’était
une protection contre la mort, et elle se sentait plus rassurée, plus
rapprochée de son Yann. Ses larmes tombaient, silencieuses et plus
douces, et elle redisait en elle-même ses prières ardentes à la Vierge
Étoile-de-la-mer.

Une relâche là-bas, dans ces îles, pour des avaries peut-être; c’était
une chose possible en effet. Elle se leva, lissa ses cheveux, fit une
sorte de toilette, comme s’il pouvait revenir. Sans doute tout n’était
pas perdu, puisqu’il ne désespérait pas, lui, son père. Et, pendant
quelques jours, elle se remit encore à attendre.

C’était bien l’automne, l’arrière-automne, les tombées de nuit lugubres
où, de bonne heure, tout se faisait noir dans la vieille chaumière, et
noir aussi alentour, dans le vieux pays breton.

Les jours eux-mêmes semblaient n’être plus que des crépuscules; des
nuages immenses, qui passaient lentement, venaient faire tout à coup
des obscurités en plein midi. Le vent bruissait constamment, c’était
comme un son lointain de grandes orgues d’église, jouant des airs
méchants ou désespérés; d’autres fois, cela se rapprochait tout près
contre la porte, se mettant à rugir comme les bêtes.

Elle était devenue pâle, pâle, et se tenait toujours plus affaissée,
comme si la vieillesse l’eût déjà frôlée de son aile chauve. Très
souvent elle touchait les effets de son Yann, ses beaux habits de
noces, les dépliant, les repliant comme une maniaque, — surtout un des
ses maillots en laine bleue qui avait gardé la forme de son corps;
quand on le jetait doucement sur la table, il dessinait de lui-même,
comme par habitude, les reliefs des ses épaules et de sa poitrine;
aussi à la fin elle l’avait posé tout seul dans une étagère de leur
armoire, ne voulant plus le remuer pour qu’il gardât plus longtemps
cette empreinte.

Chaque soir, des brumes froides montaient de la terre; alors elle
regardait par sa fenêtre la lande triste, où des petits panaches de
fumée blanche commençaient à sortir çà et là des chaumières des autres:
là partout les hommes étaient revenus, oiseaux voyageurs ramenés par le
froid. Et, devant beaucoup de ces feux, les veillées devaient être
douces; car le renouveau d’amour était commencé avec l’hiver dans tout
ce pays des Islandais...

Cramponnée à l’idée de ces îles où il avait pu relâcher, ayant repris
une sorte d’espoir, elle s’était remise à l’attendre...



Chapitre XI


Il ne revint jamais.

Une nuit d’août, là-bas, au large de la sombre Islande, au milieu d’un
grand bruit de fureur, avaient été célébrées ses noces avec la mer.

Avec la mer qui autrefois avait été aussi sa nourrice; c’était elle qui
l’avait bercé, qui l’avait fait adolescent large et fort, — et ensuite
elle l’avait repris, dans sa virilité superbe, pour elle seule. Un
profond mystère avait enveloppé ces noces monstrueuses. Tout le temps,
des voiles obscurs s’étaient agités au-dessus, des rideaux mouvants et
tourmentés, tendus pour cacher la fête; et la fiancée donnait de la
voix, faisait toujours son plus grand bruit horrible pour étouffer les
cris. — Lui, se souvenant de Gaud, sa femme de chair, s’était défendu,
dans une lutte de géant, contre cette épousée de tombeau. Jusqu’au
moment où il s’était abandonné, les bras ouverts pour la recevoir, avec
un grand cri profond comme un taureau qui râle, la bouche déjà emplie
d’eau; les bras ouverts, étendus et raidis pour jamais.

Et à ses noces, ils y étaient tous, ceux qu’il avait conviés jadis.
Tous, excepté Sylvestre, qui, lui, s’en était allé dormir dans des
jardins enchantés, — très loin, de l’autre côté de la Terre...


FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Pêcheur d'Islande" ***


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