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Title: Candide, ou, L'optimisme
Author: Voltaire
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Candide, ou, L'optimisme" ***


OEUVRES

DE

VOLTAIRE.

TOME XXXIII

DE L’ IMPRIMERIE DE A. FIRMIN DIDOT,


RUE JACOB, Nº 24.

OEUVRES

DE

VOLTAIRE

PRÉFACES, AVERTISSEMENTS, NOTES, ETC.

PAR M. BEUCHOT.

TOME XXXIII.

ROMANS. TOME I.

A PARIS,

CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,


RUE DE L’ÉPERON, Kº 6. WERDET ET LEQUIEN FILS,


RUE DU BATTOIR, Nº 20.

MDCCCXXIX.

CANDIDE,

OU L’OPTIMISME



 Préface de l’Éditeur
 CHAPITRE I. Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d’icelui.
 CHAPITRE II Ce que devint Candide parmi les Bulgares.
 CHAPITRE III. Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, et ce qu’il devint.
 CHAPITRE IV. Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie, le docteur Pangloss, et ce qui en advint.
 CHAPITRE V. Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du docteur Pangloss, de Candide, et de l’anabaptiste Jacques.
 CHAPITRE VI. Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de terre, et comment Candide fut fessé.
 CHAPITRE VII Comment une vieille prit soin de Candide, et comment il retrouva ce qu’il aimait.
 CHAPITRE VIII. Histoire de Cunégonde.
 CHAPITRE IX. Ce qui advint de Cunégonde, de Candide, du grand-inquisiteur, et d’un Juif.
 CHAPITRE X. Dans quelle détresse Candide, Cunégonde, et la vieille, arrivent à Cadix, et leur embarquement.
 CHAPITRE XI. Histoire de la vieille.
 CHAPITRE XII. Suite des malheurs de la vieille.
 CHAPITRE XIII. Comment Candide fut obligé de se séparer de la belle Cunégonde et de la vieille.
 CHAPITRE XIV. Comment Candide et Cacambo furent reçus chez les jésuites du Paraguai.
 CHAPITRE XV. Comment Candide tua le frère de sa chère Cunégonde.
 CHAPITRE XVI. Ce qui advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes, et les sauvages nommés Oreillons.
 CHAPITRE XVII. Arrivée de Candide et de son valet au pays d’Eldorado, et ce qu’ils y virent.
 CHAPITRE XVIII Ce qu’ils virent dans le pays d’Eldorado[1].
 CHAPITRE XIX. Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit connaissance avec Martin.
 CHAPITRE XX. Ce qui arriva sur mer à Candide et à Martin.
 CHAPITRE XXI. Candide et Martin approchent des côtes de France, et raisonnent.
 CHAPITRE XXII[1]. Ce qui arriva en France à Candide et à Martin.
 CHAPITRE XXIII. Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient.
 CHAPITRE XXIV. De Paquette, et de frère Giroflée.
 CHAPITRE XXV. Visite chez le seigneur Pococurante, noble vénitien.
 CHAPITRE XXVI. D’un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, et qui ils étaient.
 CHAPITRE XXVII. Voyage de Candide à Constantinople.
 CHAPITRE XXVIII. Ce qui arriva à Candide, à Cunégonde, à Pangloss, à Martin, etc.
 CHAPITRE XXIX. Comment Candide retrouva Cunégonde et la vieille.
 CHAPITRE XXX. Conclusion.



Préface de l’Éditeur


_Candide_ parut au plus tard en mars 1759. Le roi de Prusse en accuse
réception par sa lettre du 28 du mois d’avril.

Voltaire en avait envoyé le manuscrit à la duchesse de La Vallière, qui
lui fit répondre qu’il aurait pu se passer d’y mettre tant
d’indécences, et qu’un écrivain tel que lui n’avait pas besoin d’avoir
recours à cette ressource pour se procurer des lecteurs.

Beaucoup d’autres personnes furent scandalisées de _Candide_, et
Voltaire désavoua cet ouvrage, qu’il appelle lui-même une coïonnerie.
Il ne faut pas, au reste, prendre à la lettre son titre d’optimisme.
L’optimisme, dit-il ailleurs[1], n’est qu’une fatalité désespérante.

[1] _Homélie sur l’athéisme_. Voyez les _Mélanges_, année 1767; et
aussi, tome XII, une des notes du troisième _Discours sur l’homme_.


Voltaire écrivit, sous le nom de Mead, une lettre relative à Candide,
qui fut insérée dans le _Journal encyclopédique_, du 15 juillet 1759:
on la trouvera dans les Mélanges, à cette date.

C’est à Thorel de Campigneulles, mort en 1809, qu’on attribue une
_Seconde partie de Candide_, publiée en 1761, et plusieurs fois
réimprimée à la suite de l’ouvrage de Voltaire, comme étant de lui. On
l’a même admise dans une édition intitulée: _Collection complète des
Oeuvres de M, de Voltaire, 1764, in-12_. L’édition de Candide, 1778,
avec des figures dessinées et gravées par Daniel Chodowicky, contient
les deux parties.

Le _Remercîment de Candide à M. de Voltaire_ (par Marconnay) est de
1760.

Linguet publia, en 1766, la _Cacomonade, histoire politique et morale,
traduite de l’allemand, du docteur Pangloss, par le docteur lui-même,
depuis son retour de Constantinople_, 1766, in-12; nouvelle édition,
augmentée d’une lettre du même auteur, 1766, in-12. Un arrêt de la cour
royale de Paris, du 16 novembre 1822 (inséré dans le _Moniteur_ du 26
mars 1825), ordonne la destruction de la _Canonnade, ou Histoire du Mal
de Naples, par Linguet_. Ce n’est pas la première fois que les ouvrages
condamnés sont mal désignés dans les jugements. L’arrêt de la cour du
parlement, du 6 août 1761, ordonne de lacérer et brûler le tome XIII du
Commentaire de Salmeron, qui n’a que quatre volumes.

_Candide en Danemarck, ou l’Optimisme des honnêtes gens_, est d’un
auteur qu’on ne connaît pas.

_Antoine Bernard et Rosalie, ou le Petit Candide_, a paru en 1796, un
volume in-i8.

Le _Voyage de Candide fils au pays d’Eldorado, vers la fin du
dix-huitième siècle, pour servir de suite aux aventures de M. son
père_, an XI-1803, a deux volumes in-8º.

Le chapitre XXVI de _Candide_ a été imité, en 1815, par Lemontey, dans
un article intitulé: _Le Carnaval de Vénise_. J’ai renoncé à reproduire
ce petit morceau, lorsque j’ai vu l’annonce des _Oeuvres de Lemonley_,
où sans doute on le trouvera.

J.-J. Rousseau prétendait[2] que c’est sa _Lettre sur la Providence_
qui a donné naissance à _Candide_; _Candide en est la réponse_.
Voltaire en avait fait _une de deux pages où il bat la campagne, et
Candide parut dix mois après_.

[2] Lettre de J. J. Rousseau au prince de Wirtemberg, du 11 mars 1764.


Ce que Rousseau appelle sa _Lettre sur la Providence_, est sa lettre à
Voltaire du 18 août 1756; la réponse de Voltaire est du 21 septembre
1766; Candide ne vit le jour que vingt-sept à vingt-neuf mois plus
tard.

———

Les notes sans signature, et qui sont indiquées par des lettres, sont
de Voltaire.

Les notes signées d’un K sont des éditeurs de Kehl, MM. Condorcet et
Decroix. Il est impossible de faire rigoureusement la part de chacun.

Les additions que j’ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes des
éditeurs de Kehl, en sont séparées par un—, et sont, comme mes notes,
signées de l’initiale de mon nom.

BEUCHOT.


4 octobre 1829.



CANDIDE,


ou

L’OPTIMISME,

TRADUIT DE L’ALLEMAND

DE M. LE DOCTEUR RALPH,

AVEC LES ADDITIONS

QU’ON A TROUVÉES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU’IL MOURUT

À MINDEN, L’AN DE GRÂCE 1759


1759



CHAPITRE I.
Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut
chassé d’icelui.


Il y avait en Vestphalie, dans le château de M. le baron de
Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les
moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le
jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple; c’est, je crois,
pour cette raison qu’on le nommait Candide. Les anciens domestiques de
la maison soupçonnaient qu’il était fils de la soeur de monsieur le
baron et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette
demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu’il n’avait pu prouver que
soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique
avait été perdu par l’injure du temps.

Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la
Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande
salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens de ses
basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses palefreniers
étaient ses piqueurs; le vicaire du village était son grand-aumônier.
Ils l’appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il fesait des
contes.

Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres,
s’attirait par là une très grande considération, et fesait les honneurs
de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable.
Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur,
fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout
digne de son père. Le précepteur Pangloss[1] était l’oracle de la
maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi
de son âge et de son caractère.

[1] De _pan_, tout, et _glossa_, langue. B.


Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il
prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que,
dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le
baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des
baronnes possibles.

Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement;
car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la
meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des
lunettes; aussi avons-nous des lunettes[2]. Les jambes sont visiblement
instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres
ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux; aussi
monseigneur a un très beau château: le plus grand baron de la province
doit être le mieux logé; et les cochons étant faits pour être mangés,
nous mangeons du porc toute l’année: par conséquent, ceux qui ont
avancé que tout est bien ont dit une sottise; il fallait dire que tout
est au mieux.

[2] Voyez tome XXVII, page 528; et dans les _Mélanges_, année 1738, le
chapitre XI de la troisième partie des _Éléments de la philosophie de
Newton_; et année 1768, le chapitre X des _Singularités de la nature_.
B.


Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment; car il trouvait
mademoiselle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu’il ne prît jamais la
hardiesse de le lui dire. Il concluait qu’après le bonheur d’être né
baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d’être
mademoiselle Cunégonde; le troisième, de la voir tous les jours; et le
quatrième, d’entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la
province, et par conséquent de toute la terre.

Un jour Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit
bois qu’on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur
Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de
chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme
mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de disposition pour les sciences,
elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut
témoin; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets
et les causes, et s’en retourna tout agitée, toute pensive, toute
remplie du désir d’être savante, songeant qu’elle pourrait bien être la
raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.

Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit: Candide
rougit aussi. Elle lui dit bonjour d’une voix entrecoupée; et Candide
lui parla sans savoir ce qu’il disait. Le lendemain, après le dîner,
comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière
un paravent; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa;
elle lui prit innocemment la main; le jeune homme baisa innocemment la
main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une
grâce toute particulière; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux
s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s’égarèrent. M.
le baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et voyant
cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de
pied dans le derrière. Cunégonde s’évanouit: elle fut souffletée par
madame la baronne dès qu’elle fut revenue à elle-même; et tout fut
consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles.



CHAPITRE II
Ce que devint Candide parmi les Bulgares.


Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où,
pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus
beau des châteaux qui renfermait la plus belle des baronnettes; il se
coucha sans souper au milieu des champs entre deux sillons; la neige
tombait à gros flocons. Candide, tout transi, se traîna le lendemain
vers la ville voisine, qui s’appelle _Valdberghoff-trarbk-dikdorff_,
n’ayant point d’argent, mourant de faim et de lassitude. Il s’arrêta
tristement à la porte d’un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le
remarquèrent: Camarade, dit l’un, voilà un jeune homme très bien fait,
et qui a la taille requise; ils s’avancèrent vers Candide et le
prièrent à dîner très civilement.—Messieurs, leur dit Candide avec une
modestie charmante, vous me faites beaucoup d’honneur, mais je n’ai pas
de quoi payer mon écot.—Ah! monsieur, lui dit un des bleus, les
personnes de votre figure et de votre mérite ne paient jamais rien:
n’avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut?—Oui, messieurs, c’est
ma taille, dit-il en fesant la révérence.—Ah! monsieur, mettez-vous à
table; non seulement nous vous défraierons, mais nous ne souffrirons
jamais qu’un homme comme vous manque d’argent; les hommes ne sont faits
que pour se secourir les uns les autres.—Vous avez raison, dit Candide;
c’est ce que M. Pangloss m’a toujours dit, et je vois bien que tout est
au mieux. On le prie d’accepter quelques écus, il les prend et veut
faire son billet; on n’en veut point, on se met à table. N’aimez-vous
pas tendrement?….—Oh! oui, répond-il, j’aime tendrement mademoiselle
Cunégonde.—Non, dit l’un de ces messieurs, nous vous demandons si vous
n’aimez pas tendrement le roi des Bulgares?—Point du tout, dit-il, car
je ne l’ai jamais vu.—Comment! c’est le plus charmant des rois, et il
faut boire à sa santé.—Oh! très volontiers, messieurs. Et il boit. C’en
est assez, lui dit-on, vous voilà l’appui, le soutien, le défenseur, le
héros des Bulgares; votre fortune est faite, et votre gloire est
assurée. On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au
régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette,
remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui
donne trente coups de bâton; le lendemain, il fait l’exercice un peu
moins mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui
en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige.

Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment il
était un héros. Il s’avisa un beau jour de printemps de s’aller
promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c’était un
privilège de l’espèce humaine, comme de l’espèce animale, de se servir
de ses jambes à son plaisir. Il n’eut pas fait deux lieues que voilà
quatre autres héros de six pieds qui l’atteignent, qui le lient, qui le
mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu’il aimait le
mieux d’être fustigé trente-six fois par tout le régiment, ou de
recevoir à-la-fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau
dire que les volontés sont libres, et qu’il ne voulait ni l’un ni
l’autre, il fallut faire un choix; il se détermina, en vertu du don de
Dieu qu’on nomme _liberté_, à passer trente-six fois par les baguettes;
il essuya deux promenades. Le régiment était composé de deux mille
hommes; cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui, depuis la
nuque du cou jusqu’au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs.
Comme on allait procéder à la troisième course, Candide, n’en pouvant
plus, demanda en grâce qu’on voulût bien avoir la bonté de lui casser
la tête; il obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait
mettre à genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s’informe du
crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie, il comprit, par
tout ce qu’il apprit de Candide, que c’était un jeune métaphysicien
fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa grâce avec
une clémence qui sera louée dans tous les journaux et dans tous les
siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois semaines avec les
émollients enseignés par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau et
pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des
Abares.



CHAPITRE III.
Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, et ce qu’il devint.


Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les
deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours,
les canons; formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en
enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de
chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ
neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette
fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers
d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes.
Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put
pendant cette boucherie héroïque.

Enfin, tandis que les deux rois fesaient chanter des _Te Deum_, chacun
dans son camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets
et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et
gagna d’abord un village voisin; il était en cendres: c’était un
village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit
public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs
femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles
sanglantes; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins
naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs; d’autres à
demi brûlées criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des
cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes
coupés.

Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village: il appartenait à
des Bulgares, et les héros abares l’avaient traité de même. Candide,
toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines,
arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites
provisions dans son bissac, et n’oubliant jamais mademoiselle
Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande; mais
ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et
qu’on y était chrétien, il ne douta pas qu’on ne le traitât aussi bien
qu’il l’avait été dans le château de M. le baron, avant qu’il en eût
été chassé pour les beaux yeux de mademoiselle Cunégonde.

Il demanda l’aumône à plusieurs graves personnages, qui lui répondirent
tous que, s’il continuait à faire ce métier, on l’enfermerait dans une
maison de correction pour lui apprendre à vivre.

Il s’adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul une
heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet orateur le
regardant de travers lui dit: Que venez-vous faire ici? y êtes-vous
pour la bonne cause? Il n’y a point d’effet sans cause, répondit
modestement Candide; tout est enchaîné nécessairement et arrangé pour
le mieux. Il a fallu que je fusse chassé d’auprès de mademoiselle
Cunégonde, que j’aie passé par les baguettes, et il faut que je demande
mon pain, jusqu’à ce que je puisse en gagner; tout cela ne pouvait être
autrement. Mon ami, lui dit l’orateur, croyez-vous que le pape soit
l’antechrist? Je ne l’avais pas encore entendu dire, répondit Candide:
mais qu’il le soit, ou qu’il ne le soit pas, je manque de pain. Tu ne
mérites pas d’en manger, dit l’autre: va, coquin, va, misérable, ne
m’approche de ta vie. La femme de l’orateur ayant mis la tête à la
fenêtre, et avisant un homme qui doutait que le pape fût antechrist,
lui répandit sur le chef un plein….. O ciel! à quel excès se porte le
zèle de la religion dans les dames!

Un homme qui n’avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé
Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi
un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui avait une âme;
il l’amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui
fit présent de deux florins, et voulut même lui apprendre à travailler
dans ses manufactures aux étoffes de Perse qu’on fabrique en Hollande.
Candide se prosternant presque devant lui, s’écriait: Maître Pangloss
me l’avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde, car je suis
infiniment plus touché de votre extrême générosité que de la dureté de
ce monsieur à manteau noir, et de madame son épouse.

Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de
pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers,
les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d’une toux
violente, et crachant une dent à chaque effort.



CHAPITRE IV.
Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie, le docteur
Pangloss, et ce qui en advint.


Candide, plus ému encore de compassion que d’horreur, donna à cet
épouvantable gueux les deux florins qu’il avait reçus de son honnête
anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes,
et sauta à son cou. Candide effrayé recule. Hélas! dit le misérable à
l’autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss?
Qu’entends-je? vous, mon cher maître! vous, dans cet état horrible!
quel malheur vous est-il donc arrivé? pourquoi n’êtes-vous plus dans le
plus beau des châteaux? qu’est devenue mademoiselle Cunégonde, la perle
des filles, le chef-d’oeuvre de la nature? Je n’en peux plus, dit
Pangloss. Aussitôt Candide le mena dans l’étable de l’anabaptiste, où
il lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss fut refait: Eh
bien! lui dit-il, Cunégonde? Elle est morte, reprit l’autre. Candide
s’évanouit à ce mot: son ami rappela ses sens avec un peu de mauvais
vinaigre qui se trouva par hasard dans l’étable. Candide rouvre les
yeux. Cunégonde est morte! Ah! meilleur des mondes, où êtes-vous? Mais
de quelle maladie est-elle morte? ne serait-ce point de m’avoir vu
chasser du beau château de monsieur son père à grands coups de pied?
Non, dit Pangloss, elle a été éventrée par des soldats bulgares, après
avoir été violée autant qu’on peut l’être; ils ont cassé la tête à
monsieur le baron qui voulait la défendre; madame la baronne a été
coupée en morceaux; mon pauvre pupille traité précisément comme sa
soeur; et quant au château, il n’est pas resté pierre sur pierre, pas
une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons
été bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie
voisine qui appartenait à un seigneur bulgare.

A ce discours, Candide s’évanouit encore; mais revenu à soi, et ayant
dit tout ce qu’il devait dire, il s’enquit de la cause et de l’effet,
et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss dans un si piteux
état. Hélas! dit l’autre, c’est l’amour: l’amour, le consolateur du
genre humain, le conservateur de l’univers, l’âme de tous les êtres
sensibles, le tendre amour. Hélas! dit Candide, je l’ai connu cet
amour, ce souverain des coeurs, cette âme de notre âme; il ne m’a
jamais valu qu’un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette
belle cause a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?

Pangloss répondit en ces termes: O mon cher Candide! vous avez connu
Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne: j’ai goûté
dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces tourments
d’enfer dont vous me voyez dévoré; elle en était infectée, elle en est
peut-être morte. Paquette tenait ce présent d’un cordelier très savant
qui avait remonté à la source, car il l’avait eu d’une vieille
comtesse, qui l’avait reçu d’un capitaine de cavalerie, qui le devait à
une marquise, qui le tenait d’un page, qui l’avait reçu d’un jésuite,
qui, étant novice, l’avait eu en droite ligne d’un des compagnons de
Christophe Colomb. Pour moi, je ne le donnerai à personne, car je me
meurs.

O Pangloss! s’écria Candide, voilà une étrange généalogie! n’est-ce pas
le diable qui en fut la souche? Point du tout, répliqua ce grand homme;
c’était une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un
ingrédient nécessaire; car si Colomb n’avait pas attrapé dans une île
de l’Amérique cette maladie[1] qui empoisonne la source de la
génération, qui souvent même empêche la génération, et qui est
évidemment l’opposé du grand but de la nature, nous n’aurions ni le
chocolat ni la cochenille; il faut encore observer que
jusqu’aujourd’hui, dans notre continent, cette maladie nous est
particulière, comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, les
Persans, les Chinois, les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas
encore; mais il y a une raison suffisante pour qu’ils la connaissent à
leur tour dans quelques siècles. En attendant elle a fait un
merveilleux progrès parmi nous, et surtout dans ces grandes armées
composées d’honnêtes stipendiaires bien élevés, qui décident du destin
des états; on peut assurer que, quand trente mille hommes combattent en
bataille rangée contre des troupes égales en nombre, il y a environ
vingt mille vérolés de chaque côté.

[1] Voyez tome XXXI, page 7. B.


Voilà qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire guérir.
Et comment le puis-je? dit Pangloss; je n’ai pas le sou, mon ami, et
dans toute l’étendue de ce globe on ne peut ni se faire saigner, ni
prendre un lavement sans payer, ou sans qu’il y ait quelqu’un qui paie
pour nous.

Ce dernier discours détermina Candide; il alla se jeter aux pieds de
son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si
touchante de l’état où son ami était réduit, que le bon-homme n’hésita
pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fit guérir à ses dépens.
Pangloss, dans la cure, ne perdit qu’un oeil et une oreille. Il
écrivait bien, et savait parfaitement l’arithmétique. L’anabaptiste
Jacques en fit son teneur de livres. Au bout de deux mois, étant obligé
d’aller à Lisbonne pour les affaires de son commerce, il mena dans son
vaisseau ses deux philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout était
on ne peut mieux. Jacques n’était pas de cet avis. Il faut bien,
disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car ils ne
sont point nés loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne leur a donné
ni canons de vingt-quatre, ni baïonnettes, et ils se sont fait des
baïonnettes et des canons pour se détruire. Je pourrais mettre en ligne
de compte les banqueroutes, et la justice qui s’empare des biens des
banqueroutiers pour en frustrer les créanciers. Tout cela était
indispensable, répliquait le docteur borgne, et les malheurs
particuliers font le bien général; de sorte que plus il y a de malheurs
particuliers, et plus tout est bien. Tandis qu’il raisonnait, l’air
s’obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins du monde, et le
vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête, à la vue du port de
Lisbonne.



CHAPITRE V.
Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du docteur
Pangloss, de Candide, et de l’anabaptiste Jacques.


La moitié des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses
inconcevables que le roulis d’un vaisseau porte dans les nerfs et dans
toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires, n’avait pas
même la force de s’inquiéter du danger. L’autre moitié jetait des cris
et fesait des prières; les voiles étaient déchirées, les mâts brisés,
le vaisseau entr’ouvert. Travaillait qui pouvait, personne ne
s’entendait, personne ne commandait. L’anabaptiste aidait un peu à la
manoeuvre; il était sur le tillac; un matelot furieux le frappe
rudement et l’étend sur les planches; mais du coup qu’il lui donna, il
eut lui-même une si violente secousse, qu’il tomba hors du vaisseau, la
tête la première. Il restait suspendu et accroché à une partie de mât
rompu. Le bon Jacques court à son secours, l’aide à remonter, et de
l’effort qu’il fait, il est précipité dans la mer à la vue du matelot,
qui le laissa périr sans daigner seulement le regarder. Candide
approche, voit son bienfaiteur qui reparaît un moment, et qui est
englouti pour jamais. Il veut se jeter après lui dans la mer: le
philosophe Pangloss l’en empêche, en lui prouvant que la rade de
Lisbonne avait été formée exprès pour que cet anabaptiste s’y noyât.
Tandis qu’il le prouvait _à priori_, le vaisseau s’entr’ouvre, tout
périt à la réserve de Pangloss, de Candide, et de ce brutal de matelot
qui avait noyé le vertueux anabaptiste; le coquin nagea heureusement
jusqu’au rivage, où Pangloss et Candide furent portés sur une planche.

Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers Lisbonne; il
leur restait quelque argent, avec lequel ils espéraient se sauver de la
faim après avoir échappé à la tempête.

A peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de leur
bienfaiteur, qu’ils sentent la terre trembler sous leurs pas[1]; la mer
s’élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à
l’ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les rues et
les places publiques; les maisons s’écroulent, les toits sont renversés
sur les fondements, et les fondements se dispersent; trente mille
habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous des ruines. Le
matelot disait en sifflant et en jurant: il y aura quelque chose à
gagner ici. Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène?
disait Pangloss. Voici le dernier jour du monde! s’écriait Candide. Le
matelot court incontinent au milieu des débris, affronte la mort pour
trouver de l’argent, en trouve, s’en empare, s’enivre, et ayant cuvé
son vin, achète les faveurs de la première fille de bonne volonté qu’il
rencontre sur les ruines des maisons détruites, et au milieu des
mourants et des morts. Pangloss le tirait cependant par la manche: Mon
ami, lui disait-il, cela n’est pas bien, vous manquez à la raison
universelle, vous prenez mal votre temps. Tête et sang, répondit
l’autre, je suis matelot et né à Batavia; j’ai marché quatre fois sur
le crucifix dans quatre voyages au Japon[2]; tu as bien trouvé ton
homme avec ta raison universelle!

[1] Le tremblement de terre de Lisbonne est du 1er novembre 1755. B.


[2] Voyez tome XVIII, page 470. B.


Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il était étendu dans
la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss: Hélas! procure-moi
un peu de vin et d’huile; je me meurs. Ce tremblement de terre n’est
pas une chose nouvelle, répondit Pangloss; la ville de Lima éprouva les
mêmes secousses en Amérique l’année passée; mêmes causes, mêmes effets;
il y a certainement une traînée de soufre sous terre depuis Lima
jusqu’à Lisbonne. Rien n’est plus probable, dit Candide; mais, pour
Dieu, un peu d’huile et de vin. Comment probable? répliqua le
philosophe, je soutiens que la chose est démontrée. Candide perdit
connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d’eau d’une fontaine
voisine.

Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en se glissant
à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs forces. Ensuite
ils travaillèrent comme les autres à soulager les habitants échappés à
la mort. Quelques citoyens, secourus par eux, leur donnèrent un aussi
bon dîner qu’on le pouvait dans un tel désastre: il est vrai que le
repas était triste; les convives arrosaient leur pain de leurs larmes;
mais Pangloss les consola, en les assurant que les choses ne pouvaient
être autrement: Car, dit-il, tout ceci est ce qu’il y a de mieux; car
s’il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs; car il est
impossible que les choses ne soient pas où elles sont, car tout est
bien.

Un petit homme noir, familier de l’inquisition, lequel était à côté de
lui, prit poliment la parole et dit: Apparemment que monsieur ne croit
pas au péché originel; car si tout est au mieux, il n’y a donc eu ni
chute ni punition.

Je demande très humblement pardon à votre excellence, répondit Pangloss
encore plus poliment, car la chute de l’homme et la malédiction
entraient nécessairement dans le meilleur des mondes possibles.
Monsieur ne croit donc pas à la liberté? dit le familier. Votre
excellence m’excusera, dit Pangloss; la liberté peut subsister avec la
nécessité absolue; car il était nécessaire que nous fussions libres;
car enfin la volonté déterminée…… Pangloss était au milieu de sa
phrase, quand le familier fit un signe de tête à son estafier qui lui
servait à boire du vin de Porto ou d’Oporto.



CHAPITRE VI.
Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de
terre, et comment Candide fut fessé.


Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de
Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace
pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel
auto-da-fé[1]; il était décidé par l’université de Coïmbre que le
spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande
cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de
trembler.

[1] Après le tremblement de terre de Lisbonne, on y fit en effet un
autoda-fé, le 20 juin 1756; voyez, tome XXI, le chapitre XXXI du
_Précis du Siècle de Louis XV_. B.


On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoir épousé sa
commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché
le lard: on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son
disciple Candide, l’un pour avoir parlé, et l’autre pour l’avoir écouté
avec un air d’approbation: tous deux furent menés séparément dans des
appartements d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais
incommodé du soleil: huit jours après ils furent tous deux revêtus d’un
san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le
san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées, et de
diables qui n’avaient ni queues ni griffes; mais les diables de
Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites.
Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très
pathétique, suivi d’une belle musique en faux-bourdon. Candide fut
fessé en cadence, pendant qu’on chantait; le Biscayen et les deux
hommes qui n’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et
Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la
terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.

Candide épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se
disait à lui-même: Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que
sont donc les autres? passe encore si je n’étais que fessé, je l’ai été
chez les Bulgares; mais, ô mon cher Pangloss! le plus grand des
philosophes, faut-il vous avoir vu pendre, sans que je sache pourquoi!
ô mon cher anabaptiste! le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez
été noyé dans le port! ô mademoiselle Cunégonde! la perle des filles,
faut-il qu’on vous ait fendu le ventre!

Il s’en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous, et
béni, lorsqu’une vieille l’aborda, et lui dit: Mon fils, prenez
courage, suivez-moi.



CHAPITRE VII
Comment une vieille prit soin de Candide, et comment il retrouva ce
qu’il aimait.


Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une
masure: elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui laissa à
manger et à boire; elle lui montra un petit lit assez propre; il y
avait auprès du lit un habit complet. Mangez, buvez, dormez, lui
dit-elle, et que Notre-Dame d’Atocha[1], monseigneur saint Antoine de
Padoue, et monseigneur saint Jacques de Compostelle prennent soin de
vous! je reviendrai demain. Candide, toujours étonné de tout ce qu’il
avait vu, de tout ce qu’il avait souffert, et encore plus de la charité
de la vieille, voulut lui baiser la main. Ce n’est pas ma main qu’il
faut baiser, dit la vieille; je reviendrai demain. Frottez-vous de
pommade, mangez et dormez.

[1] Sur Notre-Dame d’Atocha, voyez dans les _Mélanges_, année 1769, une
des notes de Voltaire sur son _Extrait d’un journal_ (ou Mémoires de
Dangeau). B.


Candide, malgré tant de malheurs, mangea et dormit. Le lendemain la
vieille lui apporte à déjeuner, visite son dos, le frotte elle-même
d’une autre pommade: elle lui apporte ensuite à dîner: elle revient sur
le soir et apporte à souper. Le surlendemain elle fit encore les mêmes
cérémonies. Qui êtes-vous? lui disait toujours Candide; qui vous a
inspiré tant de bonté? quelles grâces puis-je vous rendre? La bonne
femme ne répondait jamais rien. Elle revint sur le soir, et n’apporta
point à souper: Venez avec moi, dit-elle, et ne dites mot. Elle le
prend sous le bras, et marche avec lui dans la campagne environ un
quart de mille: ils arrivent à une maison isolée, entourée de jardins
et de canaux. La vieille frappe à une petite porte. On ouvre; elle mène
Candide, par un escalier dérobé, dans un cabinet doré, le laisse sur un
canapé de brocart, referme la porte, et s’en va. Candide croyait rêver,
et regardait toute sa vie comme un songe funeste, et le moment présent
comme un songe agréable.

La vieille reparut bientôt; elle soutenait avec peine une femme
tremblante, d’une taille majestueuse, brillante de pierreries, et
couverte d’un voile. Otez ce voile, dit la vieille à Candide. Le jeune
homme approche; il lève le voile d’une main timide. Quel moment! quelle
surprise! il croit voir mademoiselle Cunégonde; il la voyait en effet,
c’était elle-même. La force lui manque, il ne peut proférer une parole,
il tombe à ses pieds. Cunégonde tombe sur le canapé. La vieille les
accable d’eaux spiritueuses, ils reprennent leurs sens, ils se parlent:
ce sont d’abord des mots entrecoupés, des demandes et des réponses qui
se croisent, des soupirs, des larmes, des cris. La vieille leur
recommande de faire moins de bruit, et les laisse en liberté. Quoi!
c’est vous, lui dit Candide, vous vivez! je vous retrouve en Portugal!
On ne vous a donc pas violée? on ne vous a point fendu le ventre, comme
le philosophe Pangloss me l’avait assuré? Si fait, dit la belle
Cunégonde; mais on ne meurt pas toujours de ces deux accidents.—Mais
votre père et votre mère ont-ils été tués?—Il n’est que trop vrai, dit
Cunégonde en pleurant.—Et votre frère?—Mon frère a été tué aussi.—Et
pourquoi êtes-vous en Portugal? et comment avez-vous su que j’y étais?
et par quelle étrange aventure m’avez-vous fait conduire dans cette
maison?—Je vous dirai tout cela, répliqua la dame; mais il faut
auparavant que vous m’appreniez tout ce qui vous est arrivé depuis le
baiser innocent que vous me donnâtes, et les coups de pied que vous
reçûtes.

Candide lui obéit avec un profond respect; et quoiqu’il fût interdit,
quoique sa voix fût faible et tremblante, quoique l’échine lui fît
encore un peu mal, il lui raconta de la manière la plus naïve tout ce
qu’il avait éprouvé depuis le moment de leur séparation. Cunégonde
levait les yeux au ciel: elle donna des larmes à la mort du bon
anabaptiste et de Pangloss; après quoi elle parla en ces termes à
Candide, qui ne perdait pas une parole, et qui la dévorait des yeux.



CHAPITRE VIII.
Histoire de Cunégonde.


J’étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il plut au ciel
d’envoyer les Bulgares dans notre beau château de Thunder-ten-tronckh;
ils égorgèrent mon père et mon frère, et coupèrent ma mère par
morceaux. Un grand Bulgare, haut de six pieds, voyant qu’à ce spectacle
j’avais perdu connaissance, se mit à me violer; cela me fit revenir, je
repris mes sens, je criai, je me débattis, je mordis, j’égratignai, je
voulais arracher les yeux à ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout
ce qui arrivait dans le château de mon père était une chose d’usage: le
brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je porte
encore la marque. Hélas! j’espère bien la voir, dit le naïf Candide.
Vous la verrez, dit Cunégonde; mais continuons. Continuez, dit Candide.

Elle reprit ainsi le fil de son histoire: Un capitaine bulgare entra,
il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait pas. Le
capitaine se mit en colère du peu de respect que lui témoignait, ce
brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fit panser, et m’emmena
prisonnière de guerre dans son quartier. Je blanchissais le peu de
chemises qu’il avait, je fesais sa cuisine; il me trouvait fort jolie,
il faut l’avouer; et je ne nierai pas qu’il ne fût très bien fait, et
qu’il n’eût la peau blanche et douce; d’ailleurs peu d’esprit, peu de
philosophie: on voyait bien qu’il n’avait pas été élevé par le docteur
Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent, et
s’étant dégoûté de moi, il me vendit à un Juif nommé don Issachar, qui
trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait passionnément les
femmes. Ce Juif s’attacha beaucoup à ma personne, mais il ne pouvait en
triompher; je lui ai mieux résisté qu’au soldat bulgare: une personne
d’honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s’en affermit. Le
Juif, pour m’apprivoiser, me mena dans cette maison de campagne que
vous voyez. J’avais cru jusque-là qu’il n’y avait rien sur la terre de
si beau que le château de Thunder-ten-tronckh; j’ai été détrompée.

Le grand-inquisiteur m’aperçut un jour à la messe; il me lorgna
beaucoup, et me fit dire qu’il avait à me parler pour des affaires
secrètes. Je fus conduite à son palais; je lui appris ma naissance; il
me représenta combien il était au-dessous de mon rang d’appartenir à un
Israélite. On proposa de sa part à don Issachar de me céder à
monseigneur. Don Issachar, qui est le banquier de la cour, et homme de
crédit, n’en voulut rien faire. L’inquisiteur le menaça d’un
auto-da-fé. Enfin mon Juif intimidé conclut un marché par lequel la
maison et moi leur appartiendraient à tous deux en commun; que le Juif
aurait pour lui les lundis, mercredis, et le jour du sabbat, et que
l’inquisiteur aurait les autres jours de la semaine. Il y a six mois
que cette convention subsiste. Ce n’a pas été sans querelles; car
souvent il a été indécis si la nuit du samedi au dimanche appartenait à
l’ancienne loi ou à la nouvelle. Pour moi, j’ai résisté jusqu’à présent
à toutes les deux; et je crois que c’est pour cette raison que j’ai
toujours été aimée.

Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre, et pour
intimider don Issachar, il plut à monseigneur l’inquisiteur de célébrer
un auto-da-fé. Il me fit l’honneur de m’y inviter. Je fus très bien
placée; on servit aux dames des rafraîchissements entre la messe et
l’exécution. Je fus, à la vérité, saisie d’horreur en voyant brûler ces
deux Juifs et cet honnête Biscayen qui avait épousé sa commère: mais
quelle fut ma surprise, mon effroi, mon trouble, quand je vis dans un
san-benito, et sous une mitre, une figure qui ressemblait à celle de
Pangloss! Je me frottai les yeux, je regardai attentivement, je le vis
pendre; je tombai en faiblesse. A peine reprenais-je mes sens, que je
vous vis dépouillé tout nu; ce fut là le comble de l’horreur, de la
consternation, de la douleur, du désespoir. Je vous dirai, avec vérité,
que votre peau est encore plus blanche, et d’un incarnat plus parfait
que celle de mon capitaine des Bulgares. Cette vue redoubla tous les
sentiments qui m’accablaient, qui me dévoraient. Je m’écriai, je voulus
dire, Arrêtez, barbares! mais la voix me manqua, et mes cris auraient
été inutiles. Quand vous eûtes été bien fessé: Comment se peut-il
faire, disais-je, que l’aimable Candide et le sage Pangloss se trouvent
à Lisbonne, l’un pour recevoir cent coups de fouet, et l’autre pour
être pendu par l’ordre de monseigneur l’inquisiteur, dont je suis la
bien-aimée? Pangloss m’a donc bien cruellement trompée, quand il me
disait que tout va le mieux du monde!

Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tantôt prête de mourir de
faiblesse, j’avais la tête remplie du massacre de mon père, de ma mère,
de mon frère, de l’insolence de mon vilain soldat bulgare, du coup de
couteau qu’il me donna, de ma servitude, de mon métier de cuisinière,
de mon capitaine bulgare, de mon vilain don Issachar, de mon abominable
inquisiteur, de la pendaison du docteur Pangloss, de ce grand miserere
en faux-bourdon pendant lequel on vous fessait, et surtout du baiser
que je vous avais donné derrière un paravent, le jour que je vous avais
vu pour la dernière fois. Je louai Dieu, qui vous ramenait à moi par
tant d’épreuves. Je recommandai à ma vieille d’avoir soin de vous, et
de vous amener ici dès qu’elle le pourrait. Elle a très bien exécuté ma
commission; j’ai goûté le plaisir inexprimable de vous revoir, de vous
entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faim dévorante; j’ai
grand appétit; commençons par souper.

Les voilà qui se mettent tous deux à table; et, après le souper, ils se
replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé; ils y étaient quand
le signor don Issachar, l’un des maîtres de la maison, arriva. C’était
le jour du sabbat. Il venait jouir de ses droits, et expliquer son
tendre amour.



CHAPITRE IX.
Ce qui advint de Cunégonde, de Candide, du grand-inquisiteur, et d’un
Juif.


Cet Issachar était le plus colérique Hébreu qu’on eût vu dans Israël,
depuis la captivité en Babylone. Quoi! dit-il, chienne de galiléenne,
ce n’est pas assez de monsieur l’inquisiteur? il faut que ce coquin
partage aussi avec moi? En disant cela il tire un long poignard dont il
était toujours pourvu, et, ne croyant pas que son adverse partie eût
des armes, il se jette sur Candide; mais notre bon Vestphalien avait
reçu une belle épée de la vieille avec l’habit complet. Il tire son
épée, quoiqu’il eût les moeurs fort douces, et vous étend l’Israélite
roide mort sur le carreau, aux pieds de la belle Cunégonde.

Sainte Vierge! s’écria-t-elle, qu’allons-nous devenir? un homme tué
chez moi! si la justice vient, nous sommes perdus. Si Pangloss n’avait
pas été pendu, dit Candide, il nous donnerait un bon conseil dans cette
extrémité, car c’était un grand philosophe. A son défaut, consultons la
vieille. Elle était fort prudente, et commençait à dire son avis quand
une autre petite porte s’ouvrit. Il était une heure après minuit,
c’était le commencement du dimanche. Ce jour appartenait à monseigneur
l’inquisiteur. Il entre et voit le fessé Candide, l’épée à la main, un
mort étendu par terre, Cunégonde effarée, et la vieille donnant des
conseils.

Voici dans ce moment ce qui se passa dans l’âme de Candide, et comment
il raisonna: Si ce saint homme appelle du secours, il me fera
infailliblement brûler, il pourra en faire autant de Cunégonde; il m’a
fait fouetter impitoyablement; il est mon rival; je suis en train de
tuer; il n’y a pas à balancer. Ce raisonnement fut net et rapide; et,
sans donner le temps à l’inquisiteur de revenir de sa surprise, il le
perce d’outre en outre, et le jette à côté du Juif. En voici bien d’une
autre, dit Cunégonde; il n’y a plus de rémission; nous sommes
excommuniés, notre dernière heure est venue! Comment avez-vous fait,
vous qui êtes né si doux, pour tuer en deux minutes un Juif et un
prélat? Ma belle demoiselle, répondit Candide, quand on est amoureux,
jaloux, et fouetté par l’inquisition, on ne se connaît plus.

La vieille prit alors la parole, et dit: Il y a trois chevaux andalous
dans l’écurie, avec leurs selles et leurs brides, que le brave Candide
les prépare; madame a des moyadors et des diamants, montons vite à
cheval, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et allons à
Cadix; il fait le plus beau temps du monde, et c’est un grand plaisir
de voyager pendant la fraîcheur de la nuit.

Aussitôt Candide selle les trois chevaux; Cunégonde, la vieille, et
lui, font trente milles d’une traite. Pendant qu’ils s’éloignaient, la
sainte hermandad arrive dans la maison, on enterre monseigneur dans une
belle église, on jette Issachar à la voirie.

Candide, Cunégonde, et la vieille, étaient déjà dans la petite ville
d’Avacéna, au milieu des montagnes de la Sierra-Morena; et ils
parlaient ainsi dans un cabaret.



CHAPITRE X.
Dans quelle détresse Candide, Cunégonde, et la vieille, arrivent à
Cadix, et leur embarquement.


Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants? disait en pleurant
Cunégonde; de quoi vivrons-nous? comment ferons-nous? où trouver des
inquisiteurs et des Juifs qui m’en donnent d’autres? Hélas! dit la
vieille, je soupçonne fort un révérend père cordelier, qui coucha hier
dans la même auberge que nous à Badajos; Dieu me garde de faire un
jugement téméraire! mais il entra deux fois dans notre chambre, et il
partit long-temps avant nous. Hélas! dit Candide, le bon Pangloss
m’avait souvent prouvé que les biens de la terre sont communs à tous
les hommes, que chacun y a un droit égal. Ce cordelier devait bien,
suivant ces principes, nous laisser de quoi achever notre voyage. Il ne
vous reste donc rien du tout, ma belle Cunégonde? Pas un maravédis,
dit-elle. Quel parti prendre? dit Candide. Vendons un des chevaux, dit
la vieille; je monterai en croupe derrière mademoiselle, quoique je ne
puisse me tenir que sur une fesse, et nous arriverons à Cadix.

Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins; il acheta
le cheval bon marché. Candide, Cunégonde, et la vieille, passèrent par
Lucena, par Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent enfin à Cadix. On y
équipait une flotte, et on y assemblait des troupes pour mettre à la
raison les révérends pères jésuites du Paraguai, qu’on accusait d’avoir
fait révolter une de leurs hordes contre les rois d’Espagne et de
Portugal, auprès de la ville du Saint-Sacrement[1]. Candide, ayant
servi chez les Bulgares, fit l’exercice bulgarien devant le général de
la petite armée avec tant de grâce, de célérité, d’adresse, de fierté,
d’agilité, qu’on lui donna une compagnie d’infanterie à commander. Le
voilà capitaine; il s’embarque avec mademoiselle Cunégonde, la vieille,
deux valets, et les deux chevaux andalous qui avaient appartenu à M. le
grand-inquisiteur de Portugal.

[1] Voyez tome XVII, page 470; et dans les _Mélanges_, année 1759, la
_Lettre_ de M. Mead _aux auteurs du Journal encyclopédique_. B.


Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur la philosophie
du pauvre Pangloss. Nous allons dans un autre univers, disait Candide;
c’est dans celui-là, sans doute, que tout est bien: car il faut avouer
qu’on pourrait gémir un peu de ce qui se passe dans le nôtre en
physique et en morale. Je vous aime de tout mon coeur, disait
Cunégonde; mais j’ai encore l’âme tout effarouchée de ce que j’ai vu,
de ce que j’ai éprouvé. Tout ira bien, répliquait Candide; la mer de ce
nouveau monde vaut déjà mieux que les mers de notre Europe; elle est
plus calme, les vents plus constants. C’est certainement le
Nouveau-Monde qui est le meilleur des univers possibles. Dieu le
veuille! disait Cunégonde: mais j’ai été si horriblement malheureuse
dans le mien, que mon coeur est presque fermé à l’espérance. Vous vous
plaignez, leur dit la vieille; hélas! vous n’avez pas éprouvé des
infortunes telles que les miennes. Cunégonde se mit presque à rire, et
trouva cette bonne femme fort plaisante de prétendre être plus
malheureuse qu’elle. Hélas! lui dit-elle, ma bonne, à moins que vous
n’ayez été violée par deux Bulgares, que vous n’ayez reçu deux coups de
couteau dans le ventre, qu’on n’ait démoli deux de vos châteaux, qu’on
n’ait égorgé à vos yeux deux mères et deux pères, et que vous n’ayez vu
deux de vos amants fouettés dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous
puissiez l’emporter sur moi; ajoutez que je suis née baronne avec
soixante et douze quartiers, et que j’ai été cuisinière. Mademoiselle,
répondit la vieille, vous ne savez pas quelle est ma naissance; et si
je vous montrais mon derrière, vous ne parleriez pas comme vous faites,
et vous suspendriez votre jugement. Ce discours fit naître une extrême
curiosité dans l’esprit de Cunégonde et de Candide. La vieille leur
parla en ces termes.



CHAPITRE XI.
Histoire de la vieille.


Je n’ai pas eu toujours les yeux éraillés et bordés d’écarlate; mon nez
n’a pas toujours touché à mon menton, et je n’ai pas toujours été
servante. Je suis la fille du pape Urbain X et de la princesse de
Palestrine[a]. On m’éleva jusqu’à quatorze ans dans un palais auquel
tous les châteaux de vos barons allemands n’auraient pas servi
d’écurie; et une de mes robes valait mieux que toutes les magnificences
de la Vestphalie. Je croissais en beauté, en grâces, en talents, au
milieu des plaisirs, des respects, et des espérances: j’inspirais déjà
de l’amour; ma gorge se formait; et quelle gorge! blanche, ferme,
taillée comme celle de la Vénus de Médicis; et quels yeux! quelles
paupières! quels sourcils noirs! quelles flammes brillaient dans mes
deux prunelles, et effaçaient la scintillation des étoiles! comme me
disaient les poètes du quartier. Les femmes qui m’habillaient et qui me
déshabillaient tombaient en extase en me regardant par-devant et
par-derrière; et tous les hommes auraient voulu être à leur place.

[a] Voyez l’extrême discrétion de l’auteur; il n’y eut jusqu’à présent
aucun pape nommé Urbain X; il craint de donner une bâtarde à un pape
connu. Quelle circonspection! quelle délicatesse de conscience!—Cette
note de Voltaire est posthume. Elle n’était même pas dans les éditions
de Kehl. Je la tiens de feu Décrois. Le dernier pape du nom d’Urbain
est Urbain VIII, mort en 1644. B.


Je fus fiancée à un prince souverain de Massa-Carrara: quel prince!
aussi beau que moi, pétri de douceur et d’agréments, brillant d’esprit
et brûlant d’amour; je l’aimais comme on aime pour la première fois,
avec idolâtrie, avec emportement. Les noces furent préparées: c’était
une pompe, une magnificence inouïe; c’étaient des fêtes, des
carrousels, des opéra-buffa continuels; et toute l’Italie fit pour moi
des sonnets dont il n’y eut pas un seul de passable. Je touchais au
moment de mon bonheur, quand une vieille marquise, qui avait été
maîtresse de mon prince, l’invita à prendre du chocolat chez elle; il
mourut en moins de deux heures avec des convulsions épouvantables; mais
ce n’est qu’une bagatelle. Ma mère au désespoir, et bien moins affligée
que moi, voulut s’arracher pour quelque temps à un séjour si funeste.
Elle avait une très belle terre auprès de Gaïète: nous nous embarquâmes
sur une galère du pays, dorée comme l’autel de Saint-Pierre de Rome.
Voilà qu’un corsaire de Salé fond sur nous et nous aborde: nos soldats
se défendirent comme des soldats du pape; ils se mirent tous à genoux
en jetant leurs armes, et en demandant au corsaire une absolution _in
articulo mortis_.

Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes, et ma mère aussi, nos
filles d’honneur aussi, et moi aussi. C’est une chose admirable que la
diligence avec laquelle ces messieurs déshabillent le monde; mais ce
qui me surprit davantage, c’est qu’ils nous mirent à tous le doigt dans
un endroit où nous autres femmes nous ne nous laissons mettre
d’ordinaire que des canules. Cette cérémonie me paraissait bien
étrange: voilà comme on juge de tout quand on n’est pas sorti de son
pays. J’appris bientôt que c’était pour voir si nous n’avions pas caché
là quelques diamants; c’est un usage établi de temps immémorial parmi
les nations policées qui courent sur mer. J’ai su que messieurs les
religieux chevaliers de Malte n’y manquent jamais quand ils prennent
des Turcs et des Turques; c’est une loi du droit des gens à laquelle on
n’a jamais dérogé.

Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune princesse
d’être menée esclave à Maroc avec sa mère: vous concevez assez tout ce
que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère était
encore très belle: nos filles d’honneur, nos simples femmes de chambre
avaient plus de charmes qu’on n’en peut trouver dans toute l’Afrique:
pour moi, j’étais ravissante, j’étais la beauté, la grâce même, et
j’étais pucelle: je ne le fus pas long-temps; cette fleur, qui avait
été réservée pour le beau prince de Massa-Carrara, me fut ravie par le
capitaine corsaire; c’était un nègre abominable, qui croyait encore me
faire beaucoup d’honneur. Certes il fallait que madame la princesse de
Palestrine et moi fussions bien fortes pour résister à tout ce que nous
éprouvâmes jusqu’à notre arrivée à Maroc! Mais passons; ce sont des
choses si communes, qu’elles ne valent pas la peine qu’on en parle.

Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante fils de
l’empereur Muley Ismael[1] avaient chacun leur parti; ce qui produisait
en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs
contre basanés, de basanés contre basanés, de mulâtres contre mulâtres:
c’était un carnage continuel dans toute l’étendue de l’empire.

[1] Sur Muley Ismael, qui régnait en 1702, et vécut cent cinq ans,
voyez tome XVI, page 197; tome XVIII, page 420; tome XX, le chapitre
XVIII du _Siècle de Louis XIV_; tome XXX, page 126. B.


A peine fûmes-nous débarquées, que des noirs d’une faction ennemie de
celle de mon corsaire se présentèrent pour lui enlever son butin. Nous
étions, après les diamants et l’or, ce qu’il avait de plus précieux. Je
fus témoin d’un combat tel que vous n’en voyez jamais dans vos climats
d’Europe. Les peuples septentrionaux n’ont pas le sang assez ardent;
ils n’ont pas la rage des femmes au point où elle est commune en
Afrique. Il semble que vos Européans aient du lait dans les veines;
c’est du vitriol, c’est du feu qui coule dans celles des habitants du
mont Atlas et des pays voisins. On combattit avec la fureur des lions,
des tigres, et des serpents de la contrée, pour savoir qui nous aurait.
Un Maure saisit ma mère par le bras droit, le lieutenant de mon
capitaine la retint par le bras gauche; un soldat maure la prit par une
jambe, un de nos pirates la tenait par l’autre. Nos filles se
trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi à quatre soldats.
Mon capitaine me tenait cachée derrière lui; il avait le cimeterre au
poing, et tuait tout ce qui s’opposait à sa rage. Enfin je vis toutes
nos Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les
monstres qui se les disputaient. Les captifs, mes compagnons, ceux qui
les avaient pris, soldats, matelots, noirs, basanés, blancs, mulâtres,
et enfin mon capitaine, tout fut tué, et je demeurai mourante sur un
tas de morts. Des scènes pareilles se passaient, comme on sait, dans
l’étendue de plus de trois cents lieues, sans qu’on manquât aux cinq
prières par jour ordonnées par Mahomet.

Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de
cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand oranger au
bord d’un ruisseau voisin; j’y tombai d’effroi, de lassitude,
d’horreur, de désespoir, et de faim. Bientôt après mes sens accablés se
livrèrent à un sommeil qui tenait plus de l’évanouissement que du
repos. J’étais dans cet état de faiblesse et d’insensibilité, entre la
mort et la vie, quand je me sentis pressée de quelque chose qui
s’agitait sur mon corps; j’ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de
bonne mine qui soupirait, et qui disait entre ses dents: _O che
sciagura d’essere senza coglioni!_



CHAPITRE XII.
Suite des malheurs de la vieille.


Étonnée et ravie d’entendre la langue de ma patrie, et non moins
surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondis qu’il y
avait de plus grands malheurs que celui dont il se plaignait; je
l’instruisis en peu de mots des horreurs que j’avais essuyées, et je
retombai en faiblesse. Il m’emporta dans une maison voisine, me fit
mettre au lit, me fit donner à manger, me servit, me consola, me
flatta, me dit qu’il n’avait rien vu de si beau que moi, et que jamais
il n’avait tant regretté ce que personne ne pouvait lui rendre. Je suis
né à Naples, me dit-il; on y chaponne deux ou trois mille enfants tous
les ans; les uns en meurent, les autres acquièrent une voix plus belle
que celle des femmes, les autres vont gouverner des états[1]. On me fit
cette opération avec un très grand succès, et j’ai été musicien de la
chapelle de madame la princesse de Palestrine. De ma mère! m’écriai-je.
De votre mère! s’écria-t-il en pleurant: quoi! vous seriez cette jeune
princesse que j’ai élevée jusqu’à l’âge de six ans, et qui promettait
déjà d’être aussi belle que vous êtes?—C’est moi-même; ma mère est à
quatre cents pas d’ici coupée en quartiers sous un tas de morts…..

[1] Farinelli, chanteur italien, né à Naples en 1705, sans être
ministre, gouvernait l’Espagne sous Ferdinand VI; il est mort en 1782.
Voltaire reparle de ce Farinelli dans la _Conversation de l’Intendant
des menus en exercice_: voyez les _Mélanges_, année 1761. B.


Je lui contai tout ce qui m’était arrivé; il me conta aussi ses
aventures, et m’apprit comment il avait été envoyé chez le roi de Maroc
par une puissance chrétienne, pour conclure avec ce monarque un traité
par lequel on lui fournirait de la poudre, des canons, et des
vaisseaux, pour l’aider à exterminer le commerce des autres chrétiens.
Ma mission est faite, dit cet honnête eunuque; je vais m’embarquer à
Ceuta, et je vous ramènerai en Italie. _Ma che sciagura d’essere senza
coglioni!_

Je le remerciai avec des larmes d’attendrissement; et au lieu de me
mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au dey de cette
province. A peine fus-je vendue, que cette peste qui a fait le tour de
l’Afrique, de l’Asie, de l’Europe, se déclara dans Alger avec fureur.
Vous avez vu des tremblements de terre; mais, mademoiselle, avez-vous
jamais eu la peste? Jamais, répondit la baronne.

Si vous l’aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu’elle est bien
au-dessus d’un tremblement de terre. Elle est fort commune en Afrique;
j’en fus attaquée. Figurez-vous quelle situation pour la fille d’un
pape, âgée de quinze ans, qui en trois mois de temps avait éprouvé la
pauvreté, l’esclavage, avait été violée presque tous les jours, avait
vu couper sa mère en quatre, avait essuyé la faim et la guerre, et
mourait pestiférée dans Alger! Je n’en mourus pourtant pas; mais mon
eunuque et le dey, et presque tout le sérail d’Alger périrent.

Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste furent passés,
on vendit les esclaves du dey. Un marchand m’acheta, et me mena à
Tunis; il me vendit à un autre marchand qui me revendit à Tripoli; de
Tripoli je fus revendue à Alexandrie, d’Alexandrie revendue à Smyrne;
de Smyrne à Constantinople. J’appartins enfin à un aga des janissaires,
qui fut bientôt commandé pour aller défendre Azof contre les Russes qui
l’assiégeaient.

L’aga, qui était un très galant homme, mena avec lui tout son sérail,
et nous logea dans un petit fort sur les Palus-Méotides, gardé par deux
eunuques noirs et vingt soldats. On tua prodigieusement de Russes, mais
ils nous le rendirent bien: Azof fut mis à feu et à sang[2], et on ne
pardonna ni au sexe, ni à l’âge; il ne resta que notre petit fort; les
ennemis voulurent nous prendre par famine. Les vingt janissaires
avaient juré de ne se jamais rendre. Les extrémités de la faim où ils
furent réduits les contraignirent à manger nos deux eunuques, de peur
de violer leur serment. Au bout de quelques jours ils résolurent de
manger les femmes.

[2] Les Russes prirent Azof sous Pierre-le-Grand, en 1696, et la
rendirent à la paix, en 1711; la reprirent en 1739, la fortifièrent;
mais à la paix de 1789, ils la rendirent après l’avoir démantelée. La
prise d’Azof, sous Catherine II, est postérieure de dix ans à
_Candide_. B.


Nous avions un iman très pieux et très compatissant, qui leur fit un
beau sermon par lequel il leur persuada de ne nous pas tuer
tout-à-fait. Coupez, dit-il, seulement une fesse à chacune de ces
dames, vous ferez très bonne chère; s’il faut y revenir, vous en aurez
encore autant dans quelques jours; le ciel vous saura gré d’une action
si charitable, et vous serez secourus.

Il avait beaucoup d’éloquence; il les persuada: on nous fit cette
horrible opération; l’iman nous appliqua le même baume qu’on met aux
enfants qu’on vient de circoncire: nous étions toutes à la mort.

A peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur avions
fourni, que les Russes arrivent sur des bateaux plats; pas un
janissaire ne réchappa. Les Russes ne firent aucune attention à l’état
où nous étions. Il y a partout des chirurgiens français: un d’eux qui
était fort adroit prit soin de nous, il nous guérit; et je me
souviendrai toute ma vie, que quand mes plaies furent bien fermées, il
me fit des propositions. Au reste, il nous dit à toutes de nous
consoler; il nous assura que dans plusieurs sièges pareille chose était
arrivée, et que c’était la loi de la guerre.

Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller à Moscou;
j’échus en partage à un boïard qui me fit sa jardinière, et qui me
donnait vingt coups de fouet par jour; mais ce seigneur ayant été roué
au bout de deux ans avec une trentaine de boïards pour quelque
tracasserie de cour, je profitai de cette aventure; je m’enfuis; je
traversai toute la Russie; je fus long-temps servante de cabaret à
Riga, puis à Rostock, à Vismar, à Leipsick, à Cassel, à Utrecht, à
Leyde, à la Haye, à Rotterdam: j’ai vieilli dans la misère et dans
l’opprobre, n’ayant que la moitié d’un derrière, me souvenant toujours
que j’étais fille d’un pape; je voulus cent fois me tuer, mais j’aimais
encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un de nos
penchants les plus funestes; car y a-t-il rien de plus sot que de
vouloir porter continuellement un fardeau qu’on veut toujours jeter par
terre; d’avoir son être en horreur, et de tenir à son être; enfin de
caresser le serpent qui nous dévore, jusqu’à ce qu’il nous ait mangé le
coeur?

J’ai vu dans les pays que le sort m’a fait parcourir, et dans les
cabarets où j’ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui avaient
leur existence en exécration; mais je n’en ai vu que douze qui aient
mis volontairement fin à leur misère, trois nègres, quatre Anglais,
quatre Genevois, et un professeur allemand nommé Robeck[3]. J’ai fini
par être servante chez le Juif don Issachar; il me mit auprès de vous,
ma belle demoiselle; je me suis attachée à votre destinée, et j’ai été
plus occupée de vos aventures que des miennes. Je ne vous aurais même
jamais parlé de mes malheurs, si vous ne m’aviez pas un peu piquée, et
s’il n’était d’usage, dans un vaisseau, de conter des histoires pour se
désennuyer. Enfin, mademoiselle, j’ai de l’expérience, je connais le
monde; donnez-vous un plaisir, engagez chaque passager à vous conter
son histoire, et s’il s’en trouve un seul qui n’ait souvent maudit sa
vie, qui ne se soit souvent dit à lui-même qu’il était le plus
malheureux des hommes, jetez-moi dans la mer la tête la première.

[3] Robeck (Jean), né à Calmar en Suède, en 1672, se noya
volontairement en 1739. J.-J. Rousseau parle de Robeck dans sa
_Nouvelle Héloïse_, lettre vingt et unième de la troisième partie. B.



CHAPITRE XIII.
Comment Candide fut obligé de se séparer de la belle Cunégonde et de la
vieille.


La belle Cunégonde, ayant entendu l’histoire de la vieille, lui fit
toutes les politesses qu’on devait à une personne de son rang et de son
mérite. Elle accepta la proposition; elle engagea tous les passagers,
l’un après l’autre, à lui conter leurs aventures. Candide et elle
avouèrent que la vieille avait raison. C’est bien dommage, disait
Candide, que le sage Pangloss ait été pendu contre la coutume dans un
auto-da-fé; il nous dirait des choses admirables sur le mal physique et
sur le mal moral qui couvrent la terre et la mer, et je me sentirais
assez de force pour oser lui faire respectueusement quelques
objections.

A mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avançait. On
aborda dans Buénos-Ayres. Cunégonde, le capitaine Candide, et la
vieille, allèrent chez le gouverneur don Fernando d’Ibaraa, y Figueora,
y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza. Ce seigneur avait une fierté
convenable à un homme qui portait tant de noms. Il parlait aux hommes
avec le dédain le plus noble, portant le nez si haut, élevant si
impitoyablement la voix, prenant un ton si imposant, affectant une
démarche si altière, que tous ceux qui le saluaient étaient tentés de
le battre. Il aimait les femmes à la fureur. Cunégonde lui parut ce
qu’il avait jamais vu de plus beau. La première chose qu’il fit fut de
demander si elle n’était point la femme du capitaine. L’air dont il fit
cette question alarma Candide: il n’osa pas dire qu’elle était sa
femme, parcequ’en effet elle ne l’était point; il n’osait pas dire que
c’était sa soeur, parcequ’elle ne l’était pas non plus; et quoique ce
mensonge officieux eût été autrefois très à la mode chez les
anciens[1], et qu’il pût être utile aux modernes, son âme était trop
pure pour trahir la vérité. Mademoiselle Cunégonde, dit-il, doit me
faire l’honneur de m’épouser, et nous supplions votre excellence de
daigner faire notre noce.

[1] Voyez l’article ABRAHAM, tome XXVI, page 48. B.


Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza,
relevant sa moustache, sourit amèrement, et ordonna au capitaine
Candide d’aller faire la revue de sa compagnie. Candide obéit; le
gouverneur demeura avec mademoiselle Cunégonde. Il lui déclara sa
passion, lui protesta que le lendemain il l’épouserait à la face de
l’Église, ou autrement, ainsi qu’il plairait à ses charmes. Cunégonde
lui demanda un quart d’heure pour se recueillir, pour consulter la
vieille, et pour se déterminer.

La vieille dit à Cunégonde: Mademoiselle, vous avez soixante et douze
quartiers et pas une obole; il ne tient qu’à vous d’être la femme du
plus grand seigneur de l’Amérique méridionale, qui a une très belle
moustache; est-ce à vous de vous piquer d’une fidélité à toute épreuve?
Vous avez été violée par les Bulgares; un Juif et un inquisiteur ont eu
vos bonnes grâces: les malheurs donnent des droits. J’avoue que si
j’étais à votre place, je ne ferais aucun scrupule d’épouser monsieur
le gouverneur, et de faire la fortune de monsieur le capitaine Candide.
Tandis que la vieille parlait avec toute la prudence que l’âge et
l’expérience donnent, on vit entrer dans le port un petit vaisseau; il
portait un alcade et des alguazils, et voici ce qui était arrivé.

La vieille avait très bien deviné que ce fut un cordelier à la grande
manche qui vola l’argent et les bijoux de Cunégonde dans la ville de
Badajos, lorsqu’elle fuyait en hâte avec Candide. Ce moine voulut
vendre quelques unes des pierreries à un joaillier. Le marchand les
reconnut pour celles du grand-inquisiteur. Le cordelier, avant d’être
pendu, avoua qu’il les avait volées: il indiqua les personnes, et la
route qu’elles prenaient. La fuite de Cunégonde et de Candide était
déjà connue. On les suivit à Cadix: on envoya, sans perdre de temps, un
vaisseau à leur poursuite. Le vaisseau était déjà dans le port de
Buénos-Ayres. Le bruit se répandit qu’un alcade allait débarquer, et
qu’on poursuivait les meurtriers de monseigneur le grand-inquisiteur.
La prudente vieille vit dans l’instant tout ce qui était à faire. Vous
ne pouvez fuir, dit-elle à Cunégonde, et vous n’avez rien à craindre;
ce n’est pas vous qui avez tué monseigneur, et d’ailleurs le
gouverneur, qui vous aime, ne souffrira pas qu’on vous maltraite;
demeurez. Elle court sur-le-champ à Candide: Fuyez, dit-elle, ou dans
une heure vous allez être brûlé. Il n’y avait pas un moment à perdre;
mais comment se séparer de Cunégonde, et où se réfugier?



CHAPITRE XIV.
Comment Candide et Cacambo furent reçus chez les jésuites du Paraguai.


Candide avait amené de Cadix un valet tel qu’on en trouve beaucoup sur
les côtes d’Espagne et dans les colonies. C’était un quart d’Espagnol,
né d’un métis dans le Tucuman; il avait été enfant de choeur,
sacristain, matelot, moine, facteur, soldat, laquais. Il s’appelait
Cacambo, et aimait fort son maître, parceque son maître était un fort
bon homme. Il sella au plus vite les deux chevaux andalous. Allons, mon
maître, suivons le conseil de la vieille, partons, et courons sans
regarder derrière nous. Candide versa des larmes: O ma chère Cunégonde!
faut-il vous abandonner dans le temps que monsieur le gouverneur va
faire nos noces! Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous? Elle
deviendra ce qu’elle pourra, dit Cacambo; les femmes ne sont jamais
embarrassées d’elles; Dieu y pourvoit; courons. Où me mènes-tu? où
allons-nous? que ferons-nous sans Cunégonde? disait Candide. Par saint
Jacques de Compostelle, dit Cacambo, vous alliez faire la guerre aux
jésuites, allons la faire pour eux; je sais assez les chemins, je vous
mènerai dans leur royaume, ils seront charmés d’avoir un capitaine qui
fasse l’exercice à la bulgare; vous ferez une fortune prodigieuse;
quand on n’a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre.
C’est un très grand plaisir de voir et de faire des choses nouvelles.

Tu as donc été déjà dans le Paraguai? dit Candide. Eh vraiment oui! dit
Cacambo; j’ai été cuistre dans le collège de l’Assomption, et je
connais le gouvernement de los padres comme je connais les rues de
Cadix. C’est une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume a déjà
plus de trois cents lieues de diamètre; il est divisé en trente
provinces. Los padres y ont tout, et les peuples rien; c’est le
chef-d’oeuvre de la raison et de la justice. Pour moi, je ne vois rien
de si divin que los padres, qui font ici la guerre au roi d’Espagne et
au roi de Portugal, et qui en Europe confessent ces rois; qui tuent ici
des Espagnols, et qui à Madrid les envoient au ciel; cela me ravit;
avançons: vous allez être le plus heureux de tous les hommes. Quel
plaisir auront los padres, quand ils sauront qu’il leur vient un
capitaine qui sait l’exercice bulgare!

Dès qu’ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit à la
garde avancée qu’un capitaine demandait à parler à monseigneur le
commandant. On alla avertir la grande garde. Un officier paraguain
courut aux pieds du commandant lui donner part de la nouvelle. Candide
et Cacambo furent d’abord désarmés; on se saisit de leurs deux chevaux
andalous. Les deux étrangers sont introduits au milieu de deux files de
soldats; le commandant était au bout, le bonnet à trois cornes en tête,
la robe retroussée, l’épée au côté, l’esponton à la main. Il fit un
signe; aussitôt vingt-quatre soldats entourent les deux nouveaux venus.
Un sergent leur dit qu’il faut attendre, que le commandant ne peut leur
parler, que le révérend père provincial ne permet pas qu’aucun Espagnol
ouvre la bouche qu’en sa présence, et demeure plus de trois heures dans
le pays. Et où est le révérend père provincial? dit Cacambo. Il est à
la parade après avoir dit sa messe, répondit le sergent, et vous ne
pourrez baiser ses éperons que dans trois heures. Mais, dit Cacambo,
monsieur le capitaine, qui meurt de faim comme moi, n’est point
Espagnol, il est Allemand; ne pourrions-nous point déjeuner en
attendant sa révérence?

Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours au
commandant. Dieu soit béni! dit ce seigneur, puisqu’il est Allemand, je
peux lui parler; qu’on le mène dans ma feuillée. Aussitôt on conduit
Candide dans un cabinet de verdure, orné d’une très jolie colonnade de
marbre vert et or, et de treillages qui renfermaient des perroquets,
des colibris, des oiseaux-mouches, des pintades, et tous les oiseaux
les plus rares. Un excellent déjeuner était préparé dans des vases
d’or; et tandis que les Paraguains mangèrent du maïs dans des écuelles
de bois, en plein champ, à l’ardeur du soleil, le révérend père
commandant entra dans la feuillée.

C’était un très beau jeune homme, le visage plein, assez blanc, haut en
couleur, le sourcil relevé, l’oeil vif, l’oreille rouge, les lèvres
vermeilles, l’air fier, mais d’une fierté qui n’était ni celle d’un
Espagnol ni celle d’un jésuite. On rendit à Candide et à Cacambo leurs
armes, qu’on leur avait saisies, ainsi que les deux chevaux andalous;
Cacambo leur fit manger l’avoine auprès de la feuillée, ayant toujours
l’oeil sur eux, crainte de surprise.

Candide baisa d’abord le bas de la robe du commandant, ensuite ils se
mirent à table. Vous êtes donc Allemand? lui dit le jésuite en cette
langue. Oui, mon révérend père, dit Candide. L’un et l’autre, en
prononçant ces paroles, se regardaient avec une extrême surprise, et
une émotion dont ils n’étaient pas les maîtres. Et de quel pays
d’Allemagne êtes-vous? dit le jésuite. De la sale province de
Vestphalie, dit Candide: je suis né dans le château de
Thunder-ten-tronckh. O ciel! est-il possible! s’écria le commandant.
Quel miracle! s’écria Candide. Serait-ce vous? dit le commandant. Cela
n’est pas possible, dit Candide. Ils se laissent tomber tous deux à la
renverse, ils s’embrassent, ils versent des ruisseaux de larmes. Quoi!
serait-ce vous, mon révérend père? vous, le frère de la belle
Cunégonde! vous qui fûtes tué par les Bulgares! vous le fils de
monsieur le baron! vous jésuite au Paraguai! Il faut avouer que ce
monde est une étrange chose. O Pangloss! Pangloss! que vous sériez aise
si vous n’aviez pas été pendu!

Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les Paraguains qui
servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Il remercia
Dieu et saint Ignace mille fois; il serrait Candide entre ses bras,
leurs visages étaient baignés de pleurs. Vous seriez bien plus étonné,
plus attendri, plus hors de vous-même, dit Candide, si je vous disais
que mademoiselle Cunégonde, votre soeur, que vous avez crue éventrée,
est pleine de santé.—Où?—Dans votre voisinage, chez M. le gouverneur de
Buénos-Ayres; et je venais pour vous faire la guerre. Chaque mot qu’ils
prononcèrent dans cette longue conversation accumulait prodige sur
prodige. Leur âme tout entière volait sur leur langue, était attentive
dans leurs oreilles, et étincelante dans leurs yeux. Comme ils étaient
Allemands, ils tinrent table long-temps, en attendant le révérend père
provincial; et le commandant parla ainsi à son cher Candide.



CHAPITRE XV.
Comment Candide tua le frère de sa chère Cunégonde.


J’aurai toute ma vie présent à la mémoire le jour horrible où je vis
tuer mon père et ma mère, et violer ma soeur. Quand les Bulgares furent
retirés, on ne trouva point cette soeur adorable, et on mit dans une
charrette ma mère, mon père, et moi, deux servantes et trois petits
garçons égorgés, pour nous aller enterrer dans une chapelle de
jésuites, à deux lieues du château de mes pères. Un jésuite nous jeta
de l’eau bénite; elle était horriblement salée; il en entra quelques
gouttes dans mes yeux: le père s’aperçut que ma paupière fesait un
petit mouvement: il mit la main sur mon coeur, et le sentit palpiter;
je fus secouru, et au bout de trois semaines il n’y paraissait pas.
Vous savez, mon cher Candide, que j’étais fort joli; je le devins
encore davantage; aussi le révérend père Croust[1], supérieur de la
maison, prit pour moi la plus tendre amitié: il me donna l’habit de
novice: quelque temps après je fus envoyé à Rome. Le père général avait
besoin d’une recrue de jeunes jésuites allemands. Les souverains du
Paraguai reçoivent le moins qu’ils peuvent de jésuites espagnols; ils
aiment mieux les étrangers, dont ils se croient plus maîtres. Je fus
jugé propre par le révérend père général pour aller travailler dans
cette vigne. Nous partîmes, un Polonais, un Tyrolien, et moi. Je fus
honoré, en arrivant, du sous-diaconat et d’une lieutenance: je suis
aujourd’hui colonel et prêtre. Nous recevrons vigoureusement les
troupes du roi d’Espagne; je vous réponds qu’elles seront excommuniées
et battues. La Providence vous envoie ici pour nous seconder. Mais
est-il bien vrai que ma chère soeur Cunégonde soit dans le voisinage,
chez le gouverneur de Buénos-Ayres? Candide l’assura par serment que
rien n’était plus vrai. Leurs larmes recommencèrent à couler.

[1] Dans les premières éditions, au lieu de _Croust_, on lit: _Didrie_.
Mais l’édition fesant partie du volume intitulé: _Seconde suite des
Mélanges_, 1761, porte déjà Croust. Il est question du révérend P.
Croust, _le plus brutal de la société_, dans le tome XXX, page 429. B.


Le baron ne pouvait se lasser d’embrasser Candide; il l’appelait son
frère, son sauveur. Ah! peut-être, lui dit-il, nous pourrons ensemble,
mon cher Candide, entrer en vainqueurs dans la ville, et reprendre ma
soeur Cunégonde. C’est tout ce que je souhaite, dit Candide; car je
comptais l’épouser, et je l’espère encore. Vous, insolent! répondit le
baron, vous auriez l’impudence d’épouser ma soeur qui a soixante et
douze quartiers! Je vous trouve bien effronté d’oser me parler d’un
dessein si téméraire! Candide, pétrifié d’un tel discours, lui
répondit: Mon révérend père, tous les quartiers du monde n’y font rien;
j’ai tiré votre soeur des bras d’un Juif et d’un inquisiteur; elle m’a
assez d’obligations, elle veut m’épouser. Maître Pangloss m’a toujours
dit que les hommes sont égaux; et assurément je l’épouserai. C’est ce
que nous verrons, coquin! dit le jésuite baron de Thunder-ten-tronckh;
et en même temps il lui donna un grand coup du plat de son épée sur le
visage. Candide dans l’instant tire la sienne, et l’enfonce jusqu’à la
garde dans le ventre du baron jésuite; mais en la retirant toute
fumante, il se mit à pleurer: Hélas! mon Dieu! dit-il, j’ai tué mon
ancien maître, mon ami, mon beau-frère; je suis le meilleur homme du
monde, et voilà déjà trois hommes que je tue; et dans ces trois il y a
deux prêtres.

Cacambo, qui fesait sentinelle à la porte de la feuillée, accourut. Il
ne nous reste qu’à vendre cher notre vie, lui dit son maître; on va,
sans doute, entrer dans la feuillée; il faut mourir les armes à la
main. Cacambo, qui en avait bien vu d’autres, ne perdit point la tête;
il prit la robe de jésuite que portait le baron, la mit sur le corps de
Candide, lui donna le bonnet carré du mort, et le fit monter à cheval.
Tout cela se fit en un clin d’oeil. Galopons, mon maître; tout le monde
vous prendra pour un jésuite qui va donner des ordres; et nous aurons
passé les frontières avant qu’on puisse courir après nous. Il volait
déjà en prononçant ces paroles, et en criant en espagnol: Place, place
pour le révérend père colonel!



CHAPITRE XVI.
Ce qui advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes, et les
sauvages nommés Oreillons.


Candide et son valet furent au-delà des barrières, et personne ne
savait encore dans le camp la mort du jésuite allemand. Le vigilant
Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de chocolat, de
jambon, de fruits, et de quelques mesures de vin. Ils s’enfoncèrent
avec leurs chevaux andalous dans un pays inconnu où ils ne découvrirent
aucune route. Enfin une belle prairie entrecoupée de ruisseaux se
présenta devant eux. Nos deux voyageurs font repaître leurs montures.
Cacambo propose à son maître de manger, et lui en donne l’exemple.
Comment veux-tu, disait Candide, que je mange du jambon, quand j’ai tué
le fils de monsieur le baron, et que je me vois condamné à ne revoir la
belle Cunégonde de ma vie? à quoi me servira de prolonger mes
misérables jours, puisque je dois les traîner loin d’elle dans les
remords et dans le désespoir? et que dira le Journal de Trévoux[1]?

[1] L’ouvrage cité sous le titre de _Journal de Trévoux_, du nom de la
ville où il s’imprima, est intitulé: _Mémoires pour servir à l’histoire
des sciences et des beaux-arts_. Ce titre a subi plusieurs changements.
B.


En parlant ainsi, il ne laissa pas de manger. Le soleil se couchait.
Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui paraissaient
poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces cris étaient de douleur
ou de joie; mais ils se levèrent précipitamment avec cette inquiétude
et cette alarme que tout inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs
partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord
de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les
fesses. Candide fut touché de pitié; il avait appris à tirer chez les
Bulgares, et il aurait abattu une noisette dans un buisson sans toucher
aux feuilles. Il prend son fusil espagnol à deux coups, tire, et tue
les deux singes. Dieu soit loué, mon cher Cacambo! j’ai délivré d’un
grand péril ces deux pauvres créatures: si j’ai commis un péché en
tuant un inquisiteur et un jésuite, je l’ai bien réparé en sauvant la
vie à deux filles. Ce sont peut-être deux demoiselles de condition, et
cette aventure nous peut procurer de très grands avantages dans le
pays.

Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vit ces
deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes sur
leurs corps, et remplir l’air des cris les plus douloureux. Je ne
m’attendais pas à tant de bonté d’âme, dit-il enfin à Cacambo; lequel
lui répliqua: Vous avez fait là un beau chef d’oeuvre, mon maître; vous
avez tué les deux amants de ces demoiselles. Leurs amants! serait-il
possible? vous vous moquez de moi, Cacambo; le moyen de vous croire?
Mon cher maître, repartit Cacambo, vous êtes toujours étonné de tout;
pourquoi trouvez-vous si étrange que dans quelques pays il y ait des
singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames? ils sont des quarts
d’homme, comme je suis un quart d’Espagnol. Hélas! reprit Candide, je
me souviens d’avoir entendu dire à maître Pangloss qu’autrefois pareils
accidents étaient arrivés, et que ces mélanges avaient produit des
égypans, des faunes, des satyres; que plusieurs grands personnages de
l’antiquité en avaient vu; mais je prenais cela pour des fables. Vous
devez être convaincu à présent, dit Cacambo, que c’est une vérité, et
vous voyez comment en usent les personnes qui n’ont pas reçu une
certaine éducation; tout ce que je crains, c’est que ces dames ne nous
fassent quelque méchante affaire.

Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la prairie, et à
s’enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo; et tous deux, après
avoir maudit l’inquisiteur de Portugal, le gouverneur de Buénos-Ayres,
et le baron, s’endormirent sur de la mousse. A leur réveil, ils
sentirent qu’ils ne pouvaient remuer; la raison en était que pendant la
nuit les Oreillons, habitants du pays, à qui les deux dames les avaient
dénoncés, les avaient garrottés avec des cordes d’écorces d’arbre.

Ils étaient entourés d’une cinquantaine d’Oreillons tout nus, armés de
flèches, de massues, et de haches de caillou: les uns fesaient bouillir
une grande chaudière; les autres préparaient des broches, et tous
criaient: C’est un jésuite, c’est un jésuite! nous serons vengés, et
nous ferons bonne chère; mangeons du jésuite, mangeons du jésuite!

Je vous l’avais bien dit, mon cher maître, s’écria tristement Cacambo,
que ces deux filles nous joueraient d’un mauvais tour. Candide
apercevant la chaudière et les broches s’écria: Nous allons
certainement être rôtis ou bouillis. Ah! que dirait maître Pangloss,
s’il voyait comme la pure nature est faite? Tout est bien; soit, mais
j’avoue qu’il est bien cruel, d’avoir perdu mademoiselle Cunégonde, et
d’être mis à la broche par des Oreillons. Cacambo ne perdait jamais la
tête. Ne désespérez de rien, dit-il au désolé Candide; j’entends un peu
le jargon de ces peuples, je vais leur parler. Ne manquez pas, dit
Candide, de leur représenter quelle est l’inhumanité affreuse de faire
cuire des hommes, et combien cela est peu chrétien.

Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger aujourd’hui un
jésuite? c’est très bien fait; rien n’est plus juste que de traiter
ainsi ses ennemis. En effet le droit naturel nous enseigne à tuer notre
prochain, et c’est ainsi qu’on en agit dans toute la terre. Si nous
n’usons pas du droit de le manger, c’est que nous avons d’ailleurs de
quoi faire bonne chère; mais vous n’avez pas les mêmes ressources que
nous: certainement il vaut mieux manger ses ennemis que d’abandonner
aux corbeaux et aux corneilles le fruit de sa victoire. Mais,
messieurs, vous ne voudriez pas manger vos amis. Vous croyez aller
mettre un jésuite en broche, et c’est votre défenseur, c’est l’ennemi
de vos ennemis que vous allez rôtir. Pour moi, je suis né dans votre
pays; monsieur que vous voyez est mon maître, et bien loin d’être
jésuite, il vient de tuer un jésuite, il en porte les dépouilles; voilà
le sujet de votre méprise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sa
robe, portez-la à la première barrière du royaume de los padres;
informez-vous si mon maître n’a pas tué un officier jésuite. Il vous
faudra peu de temps; vous pourrez toujours nous manger, si vous trouvez
que je vous ai menti. Mais, si je vous ai dit la vérité, vous
connaissez trop les principes du droit public, les moeurs, et les lois,
pour ne nous pas faire grâce.

Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable; ils députèrent
deux notables pour aller en diligence s’informer de la vérité; les deux
députés s’acquittèrent de leur commission en gens d’esprit, et
revinrent bientôt apporter de bonnes nouvelles. Les Oreillons délièrent
leurs deux prisonniers, leur firent toutes sortes de civilités, leur
offrirent des filles, leur donnèrent des rafraîchissements, et les
reconduisirent jusqu’aux confins de leurs états, en criant avec
allégresse: Il n’est point jésuite, il n’est point jésuite!

Candide ne se lassait point d’admirer le sujet de sa délivrance. Quel
peuple! disait-il, quels hommes! quelles moeurs! si je n’avais pas eu
le bonheur de donner un grand coup d’épée au travers du corps du frère
de mademoiselle Cunégonde, j’étais mangé sans rémission. Mais, après
tout, la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me
manger, m’ont fait mille honnêtetés, dès qu’ils ont su que je n’étais
pas jésuite.



CHAPITRE XVII.
Arrivée de Candide et de son valet au pays d’Eldorado, et ce qu’ils y
virent.


Quand ils furent aux frontières des Oreillons: Vous voyez, dit Cacambo
à Candide, que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux que l’autre;
croyez-moi, retournons en Europe par le plus court chemin. Comment y
retourner, dit Candide; et où aller? Si je vais dans mon pays, les
Bulgares et les Abares y égorgent tout; si je retourne en Portugal, j’y
suis brûlé; si nous restons dans ce pays-ci, nous risquons à tout
moment d’être mis en broche. Mais comment se résoudre à quitter la
partie du monde que mademoiselle Cunégonde habite?

—Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo, nous y trouverons des Français
qui vont par tout le monde; ils pourront nous aider. Dieu aura
peut-être pitié de nous.»

Il n’était pas facile d’aller à la Cayenne: ils savaient bien à peu
près de quel côté il fallait marcher; mais des montagnes, des fleuves,
des précipices, des brigands, des sauvages, étaient partout de
terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue; leurs
provisions furent consumées; ils se nourrirent un mois entier de fruits
sauvages, et se trouvèrent enfin auprès d’une petite rivière bordée de
cocotiers qui soutinrent leur vie et leurs espérances.

Cacambo, qui donnait toujours d’aussi bons conseils que la vieille, dit
à Candide: Nous n’en pouvons plus, nous avons assez marché; j’aperçois
un canot vide sur le rivage, emplissons-le de cocos, jetons-nous dans
cette petite barque, laissons-nous aller au courant; une rivière mène
toujours à quelque endroit habité. Si nous ne trouvons pas des choses
agréables, nous trouverons du moins des choses nouvelles. Allons, dit
Candide, recommandons-nous à la Providence.

Ils voguèrent quelques lieues entre des bords, tantôt fleuris, tantôt
arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière s’élargissait
toujours; enfin elle se perdait sous une voûte de rochers épouvantables
qui s’élevaient jusqu’au ciel. Les deux voyageurs eurent la hardiesse
de s’abandonner aux flots sous cette voûte. Le fleuve resserré en cet
endroit les porta avec une rapidité et un bruit horrible. Au bout de
vingt-quatre heures ils revirent le jour; mais leur canot se fracassa
contre les écueils; il fallut se traîner de rocher en rocher pendant
une lieue entière; enfin ils découvrirent un horizon immense, bordé de
montagnes inaccessibles. Le pays était cultivé pour le plaisir comme
pour le besoin; partout l’utile était agréable[1]: les chemins étaient
couverts ou plutôt ornés de voitures d’une forme et d’une matière
brillante, portant des hommes et des femmes d’une beauté singulière,
traînés rapidement par de gros moutons rouges qui surpassaient en
vitesse les plus beaux chevaux d’Andalousie, de Tétuan, et de Méquinez.

[1] Tel est le texte de toutes les éditions données du vivant de
l’auteur, et même des éditions de Kehl. Quelques éditeurs récents ont
mis: _l’utile était_ joint à _l’agréable_. B.


Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la Vestphalie.
Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premier village qu’il
rencontra. Quelques enfants du village, couverts de brocarts d’or tout
déchirés, jouaient au palet à l’entrée du bourg; nos deux hommes de
l’autre monde s’amusèrent à les regarder: leurs palets étaient d’assez
larges pièces rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un éclat
singulier. Il prit envie aux voyageurs d’en ramasser quelques uns;
c’était de l’or, c’était des émeraudes, des rubis, dont le moindre
aurait été le plus grand ornement du trône du Mogol. Sans doute, dit
Cacambo, ces enfants sont les fils du roi du pays qui jouent au petit
palet. Le magister du village parut dans ce moment pour les faire
rentrer à l’école. Voilà, dit Candide, le précepteur de la famille
royale.

Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant à terre leurs
palets, et tout ce qui avait servi à leurs divertissements. Candide les
ramasse, court au précepteur et les lui présente humblement, lui fesant
entendre par signes que leurs altesses royales avaient oublié leur or
et leurs pierreries. Le magister du village, en souriant, les jeta par
terre, regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de
surprise, et continua son chemin.

Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l’or, les rubis, et les
émeraudes. Où sommes-nous? s’écria Candide. Il faut que les enfants des
rois de ce pays soient bien élevés, puisqu’on leur apprend à mépriser
l’or et les pierreries. Cacambo était aussi surpris que Candide. Ils
approchèrent enfin de la première maison du village; elle était bâtie
comme un palais d’Europe. Une foule de monde s’empressait à la porte,
et encore plus dans le logis; une musique très agréable se fesait
entendre, et une odeur délicieuse de cuisine se fesait sentir. Cacambo
s’approcha de la porte, et entendit qu’on parlait péruvien; c’était sa
langue maternelle; car tout le monde sait que Cacambo était né au
Tucuman, dans un village où l’on ne connaissait que cette langue. Je
vous servirai d’interprète, dit-il à Candide; entrons, c’est ici un
cabaret.

Aussitôt deux garçons et deux filles de l’hôtellerie, vêtus de drap
d’or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à se mettre
à la table de l’hôte. On servit quatre potages garnis chacun de deux
perroquets, un contour bouilli qui pesait deux cents livres, deux
singes rôtis d’un goût excellent, trois cents colibris dans un plat, et
six cents oiseaux-mouches dans un autre; des ragoûts exquis, des
pâtisseries délicieuses; le tout dans des plats d’une espèce de cristal
de roche. Les garçons et les filles de l’hôtellerie versaient plusieurs
liqueurs faites de cannes de sucre.

Les convives étaient pour la plupart des marchands et des voituriers,
tous d’une politesse extrême, qui firent quelques questions à Cacambo
avec la discrétion la plus circonspecte, et qui répondirent aux siennes
d’une manière à le satisfaire.

Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien payer
son écot, en jetant sur la table de l’hôte deux de ces larges pièces
d’or qu’il avait ramassées; l’hôte et l’hôtesse éclatèrent de rire, et
se tinrent long-temps les côtés. Enfin ils se remirent. Messieurs, dit
l’hôte, nous voyons bien que vous êtes des étrangers; nous ne sommes
pas accoutumés à en voir. Pardonnez-nous si nous nous sommes mis à rire
quand vous nous avez offert en paiement les cailloux de nos grands
chemins. Vous n’avez pas sans doute de la monnaie du pays, mais il
n’est pas nécessaire d’en avoir pour dîner ici. Toutes les hôtelleries
établies pour la commodité du commerce sont payées par le gouvernement.
Vous avez fait mauvaise chère ici, parceque c’est un pauvre village,
mais partout ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de l’être.
Cacambo expliquait à Candide tous les discours de l’hôte, et Candide
les écoutait avec la même admiration et le même égarement que son ami
Cacambo les rendait. Quel est donc ce pays, disaient-ils l’un et
l’autre, inconnu à tout le reste de la terre, et où toute la nature est
d’une espèce si différente de la nôtre? C’est probablement le pays où
tout va bien; car il faut absolument qu’il y en ait un de cette espèce.
Et, quoi qu’en dît maître Pangloss, je me suis souvent aperçu que tout
allait assez mal en Vestphalie.



CHAPITRE XVIII
Ce qu’ils virent dans le pays d’Eldorado[1].


[1] Sur le pays d’Eldorado, voyez tome XVII, page 436. B.


Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité; l’hôte lui dit: Je suis
fort ignorant, et je m’en trouve bien; mais nous avons ici un vieillard
retiré de la cour qui est le plus savant homme du royaume, et le plus
communicatif. Aussitôt il mène Cacambo chez le vieillard. Candide ne
jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. Ils
entrèrent dans une maison fort simple, car la porte n’était que
d’argent, et les lambris des appartements n’étaient que d’or, mais
travaillés avec tant de goût, que les plus riches lambris ne
l’effaçaient pas. L’antichambre n’était à la vérité incrustée que de
rubis et d’émeraudes; mais l’ordre dans lequel tout était arrangé
réparait bien cette extrême simplicité.

Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes
de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des vases de
diamant; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes:

Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j’ai appris de feu mon
père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont il avait
été témoin. Le royaume où nous sommes est l’ancienne patrie des incas,
qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du
monde, et qui furent enfin détruits par les Espagnols.

Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent
plus sages; ils ordonnèrent, du consentement de la nation, qu’aucun
habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume; et c’est ce qui
nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols ont eu
une connaissance confuse de ce pays, ils l’ont appelé _Eldorado_; et un
Anglais, nommé le chevalier Raleigh, en a même approché il y a environ
cent années; mais, comme nous sommes entourés de rochers inabordables
et de précipices, nous avons toujours été jusqu’à présent à l’abri de
la rapacité des nations de l’Europe, qui ont une fureur inconcevable
pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour en
avoir, nous tueraient tous jusqu’au dernier.

La conversation fut longue; elle roula sur la forme du gouvernement,
sur les moeurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les
arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la métaphysique,
fit demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.

Le vieillard rougit un peu. Comment donc! dit-il, en pouvez-vous
douter? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats? Cacambo demanda
humblement quelle était la religion d’Eldorado. Le vieillard rougit
encore: Est-ce qu’il peut y avoir deux religions? dit-il. Nous avons,
je crois, la religion de tout le monde; nous adorons Dieu du soir
jusqu’au matin. N’adorez vous qu’un seul Dieu? dit Cacambo, qui servait
toujours d’interprète aux doutes de Candide. Apparemment, dit le
vieillard, qu’il n’y en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue
que les gens de votre monde font des questions bien singulières.
Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard; il
voulut savoir comment on priait Dieu dans Eldorado. Nous ne le prions
point, dit le bon et respectable sage; nous n’avons rien à lui
demander, il nous a donné tout ce qu’il nous faut; nous le remercions
sans cesse. Candide eut la curiosité de voir des prêtres; il fit
demander où ils étaient. Le bon vieillard sourit. Mes amis, dit-il,
nous sommes tous prêtres; le roi et tous les chefs de famille chantent
des cantiques d’actions de grâces solennellement tous les matins, et
cinq ou six mille musiciens les accompagnent.—Quoi! vous n’avez point
de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent,
et qui font brûler les gens qui ne sont pas de leur avis?—Il faudrait
que nous fussions fous, dit le vieillard; nous sommes tous ici du même
avis, et nous n’entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines.
Candide à tous ces discours demeurait en extase, et disait en lui-même:
Ceci est bien différent de la Vestphalie et du château de monsieur le
baron: si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il n’aurait plus dit
que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu’il y avait de mieux
sur la terre; il est certain qu’il faut voyager.

Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un
carrosse à six moutons, et donna douze de ses domestiques aux deux
voyageurs pour les conduire à la cour. Excusez-moi, leur dit-il, si mon
âge me prive de l’honneur de vous accompagner. Le roi vous recevra
d’une manière dont vous ne serez pas mécontents, et vous pardonnerez
sans doute aux usages du pays, s’il y en a quelques uns qui vous
déplaisent.

Candide et Cacambo montent en carrosse; les six moutons volaient, et en
moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de
la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de
cent de large; il est impossible d’exprimer quelle en était la matière.
On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces
cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.

Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la
descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes
d’un tissu de duvet de colibri; après quoi les grands officiers et les
grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de sa
majesté au milieu de deux files, chacune de mille musiciens, selon
l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo
demanda à un grand officier comment il fallait s’y prendre pour saluer
sa majesté: si on se jetait à genoux ou ventre à terre; si on mettait
les mains sur la tête ou sur le derrière; si on léchait la poussière de
la salle: en un mot, quelle était la cérémonie. L’usage, dit le
grand-officier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés.
Candide et Cacambo sautèrent au cou de sa majesté, qui les reçut avec
toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.

En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés
jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines
d’eau pure, les fontaines d’eau-rose, celles de liqueurs de cannes de
sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une
espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du
girofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice,
le parlement; on lui dit qu’il n’y en avait point, et qu’on ne plaidait
jamais. Il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non.
Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut
le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille
pas, toute pleine d’instruments de mathématiques et de physique.

Après avoir parcouru toute l’après-dinée à peu près la millième partie
de la ville, on les remena chez le roi. Candide se mit à table entre sa
majesté, son valet Cacambo, et plusieurs dames. Jamais on ne fit
meilleure chère, et jamais on n’eut plus d’esprit à souper qu’en eut sa
majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique
traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui
étonnait Candide, ce n’était pas ce qui l’étonna le moins.

Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à
Cacambo: Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château où je
suis né ne vaut pas le pays où nous sommes; mais enfin mademoiselle
Cunégonde n’y est pas, et vous avez sans doute quelque maîtresse en
Europe. Si nous restons ici, nous n’y serons que comme les autres; au
lieu que si nous retournons dans notre monde, seulement avec douze
moutons chargés de cailloux d’Eldorado, nous serons plus riches que
tous les rois ensemble, nous n’aurons plus d’inquisiteurs à craindre,
et nous pourrons aisément reprendre mademoiselle Cunégonde.

Ce discours plut à Cacambo; on aime tant à courir, à se faire valoir
chez les siens, à faire parade de ce qu’on a vu dans ses voyages, que
les deux heureux résolurent de ne plus l’être, et de demander leur
congé à sa majesté.

Vous faites une sottise, leur dit le roi: je sais bien que mon pays est
peu de chose; mais, quand on est passablement quelque part, il faut y
rester. Je n’ai pas assurément le droit de retenir des étrangers; c’est
une tyrannie qui n’est ni dans nos moeurs ni dans nos lois; tous les
hommes sont libres; partez quand vous voudrez, mais la sortie est bien
difficile. Il est impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle
vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers.
Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de
hauteur, et sont droites comme des murailles: elles occupent chacune en
largeur un espace de plus de dix lieues; on ne peut en descendre que
par des précipices. Cependant, puisque vous voulez absolument partir,
je vais donner ordre aux intendants des machines d’en faire une qui
puisse vous transporter commodément. Quand on vous aura conduits au
revers des montagnes, personne ne pourra vous accompagner; car mes
sujets ont fait voeu de ne jamais sortir de leur enceinte, et ils sont
trop sages pour rompre leur voeu. Demandez-moi d’ailleurs tout ce qu’il
vous plaira. Nous ne demandons à votre majesté, dit Cacambo, que
quelques moutons chargés de vivres, de cailloux, et de la boue du pays.
Le roi rit: Je ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens d’Europe ont
pour notre boue jaune: mais emportez-en tant que vous voudrez, et grand
bien vous fasse.

Il donna l’ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une machine
pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois
mille bons physiciens y travaillèrent; elle fut prête au bout de quinze
jours, et ne coûta pas plus de vingt millions de livres sterling,
monnaie du pays. On mit sur la machine Candide et Cacambo; il y avait
deux grands moutons rouges sellés et bridés pour leur servir de monture
quand ils auraient franchi les montagnes, vingt moutons de bât chargés
de vivres, trente qui portaient des présents de ce que le pays a de
plus curieux, et cinquante chargés d’or, de pierreries, et de diamants.
Le roi embrassa tendrement les deux vagabonds.

Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manière ingénieuse dont
ils furent hissés eux et leurs moutons au haut des montagnes. Les
physiciens prirent congé d’eux après les avoir mis en sûreté, et
Candide n’eut plus d’autre désir et d’autre objet que d’aller présenter
ses moutons à mademoiselle Cunégonde. Nous avons, dit-il, de quoi payer
le gouverneur de Buénos-Ayres, si mademoiselle Cunégonde peut être mise
à prix. Marchons vers la Cayenne, embarquons-nous, et nous verrons
ensuite quel royaume nous pourrons acheter.



CHAPITRE XIX.
Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit connaissance avec
Martin.


La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable. Ils
étaient encouragés par l’idée de se voir possesseurs de plus de trésors
que l’Asie, l’Europe, et l’Afrique, n’en pouvaient rassembler. Candide
transporté écrivit le nom de Cunégonde sur les arbres. A la seconde
journée deux de leurs moutons s’enfoncèrent dans des marais, et y
furent abîmés avec leurs charges; deux autres moutons moururent de
fatigue quelques jours après; sept ou huit périrent ensuite de faim
dans un désert; d’autres tombèrent au bout de quelques jours dans des
précipices. Enfin, après cent jours de marche, il ne leur resta que
deux moutons. Candide dit à Cacambo: Mon ami, vous voyez comme les
richesses de ce monde sont périssables; il n’y a rien de solide que la
vertu et le bonheur de revoir mademoiselle Cunégonde. Je l’avoue, dit
Cacambo; mais il nous reste encore deux moutons avec plus de trésors
que n’en aura jamais le roi d’Espagne; et je vois bien de loin une
ville que je soupçonne être Surinam, appartenante aux Hollandais. Nous
sommes au bout de nos peines et au commencement de notre félicité.

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre,
n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de
toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main
droite. Eh! mon Dieu! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là,
mon ami, dans l’état horrible où je te vois? J’attends mon maître, M.
Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. Est-ce M.
Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi? Oui, monsieur, dit le
nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout
vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et
que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main: quand nous
voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe: je me suis trouvé dans les
deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.
Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de
Guinée, elle me disait: Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les
toujours, ils te feront vivre heureux; tu as l’honneur d’être esclave
de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père
et de ta mère. Hélas! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais
ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, et les
perroquets, sont mille fois moins malheureux que nous: les fétiches
hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous
sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas
généalogiste; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous
cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user
avec ses parents d’une manière plus horrible.

O Pangloss! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination;
c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme.
Qu’est-ce qu’optimisme? disait Cacambo. Hélas! dit Candide, c’est la
rage de soutenir que tout est bien quand on est mal; et il versait des
larmes en regardant son nègre; et en pleurant, il entra dans Surinam.

La première chose dont ils s’informent, c’est s’il n’y a point au port
quelque vaisseau qu’on pût envoyer à Buénos-Ayres. Celui à qui ils
s’adressèrent était justement un patron espagnol qui s’offrit à faire
avec eux un marché honnête. Il leur donna rendez-vous dans un cabaret.
Candide et le fidèle Cacambo allèrent l’y attendre avec leurs deux
moutons.

Candide, qui avait le coeur sur les lèvres, conta à l’Espagnol toutes
ses aventures, et lui avoua qu’il voulait enlever mademoiselle
Cunégonde. Je me garderai bien de vous passer à Buénos-Ayres, dit le
patron: je serais pendu, et vous aussi; la belle Cunégonde est la
maîtresse favorite de monseigneur. Ce fut un coup de foudre pour
Candide, il pleura longtemps; enfin il tira à part Cacambo. Voici, mon
cher ami, lui dit-il, ce qu’il faut que tu fasses. Nous avons chacun
dans nos poches pour cinq ou six millions de diamants, tu es plus
habile que moi; va prendre mademoiselle Cunégonde à Buénos-Ayres. Si le
gouverneur fait quelque difficulté, donne-lui un million: s’il ne se
rend pas, donne-lui-en deux; tu n’as point tué d’inquisiteur, on ne se
défiera point de toi. J’équiperai un autre vaisseau, j’irai t’attendre
à Venise: c’est un pays libre où l’on n’a rien à craindre ni des
Bulgares, ni des Abares, ni des Juifs, ni des inquisiteurs. Cacambo
applaudit, à cette sage résolution. Il était au désespoir de se séparer
d’un bon maître devenu son ami intime; mais le plaisir de lui être
utile l’emporta sur la douleur de le quitter. Ils s’embrassèrent en
versant des larmes: Candide lui recommanda de ne point oublier la bonne
vieille. Cacambo partit dès le jour même: c’était un très bon homme que
ce Cacambo.

Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu’un autre
patron voulût le mener en Italie lui et les deux moutons qui lui
restaient. Il prit des domestiques, et acheta tout ce qui lui était
nécessaire pour un long voyage; enfin M. Vanderdendur, maître d’un gros
vaisseau, vint se présenter à lui. Combien voulez-vous, demanda-t-il à
cet homme, pour me mener en droiture à Venise, moi, mes gens, mon
bagage, et les deux moutons que voilà? Le patron s’accorda à dix mille
piastres: Candide n’hésita pas.

Oh! oh! dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étranger donne dix
mille piastres tout d’un coup! il faut qu’il soit bien riche. Puis
revenant un moment après, il signifia qu’il ne pouvait partir à moins
de vingt mille. Eh bien! vous les aurez, dit Candide.

Ouais, se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt mille
piastres aussi aisément que dix mille. Il revint encore, et dit qu’il
ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente mille piastres. Vous
en aurez donc trente mille, répondit Candide.

Oh! oh! se dit encore le marchand hollandais, trente mille piastres ne
coûtent rien à cet homme-ci; sans doute les deux moutons portent des
trésors immenses; n’insistons pas davantage: faisons-nous d’abord payer
les trente mille piastres, et puis nous verrons. Candide, vendit deux
petits diamants, dont le moindre valait plus que tout l’argent que
demandait le patron. Il le paya d’avance. Les deux moutons furent
embarqués. Candide suivait dans un petit bateau pour joindre le
vaisseau à la rade; le patron prend son temps, met à la voile, démarre;
le vent le favorise. Candide éperdu et stupéfait le perd bientôt de
vue. Hélas! cria-t-il, voilà un tour digne de l’Ancien Monde. Il
retourne au rivage, abîmé dans la douleur; car enfin il avait perdu de
quoi faire la fortune de vingt monarques.

Il se transporte chez le juge hollandais; et, comme il était un peu
troublé, il frappe rudement à la porte; il entre, expose son aventure,
et crie un peu plus haut qu’il ne convenait. Le juge commença par lui
faire payer dix mille piastres pour le bruit qu’il avait fait: ensuite
il l’écouta patiemment, lui promit d’examiner son affaire sitôt que le
marchand serait revenu, et se fit payer dix mille autres piastres pour
les frais de l’audience.

Ce procédé acheva de désespérer Candide; il avait à la vérité essuyé
des malheurs mille fois plus douloureux; mais le sang froid du juge, et
celui du patron dont il était volé, alluma sa bile, et le plongea dans
une noire mélancolie. La méchanceté des hommes se présentait à son
esprit dans toute sa laideur, il ne se nourrissait que d’idées tristes.
Enfin un vaisseau français étant sur le point de partir pour Bordeaux,
comme il n’avait plus de moutons chargés de diamants à embarquer, il
loua une chambre du vaisseau à juste prix, et fit signifier dans la
ville qu’il paierait le passage, la nourriture, et donnerait deux mille
piastres à un honnête homme qui voudrait faire le voyage avec lui, à
condition que cet homme serait le plus dégoûté de son état, et le plus
malheureux de la province.

Il se présenta une foule de prétendants qu’une flotte n’aurait pu
contenir. Candide, voulant choisir entre les plus apparents, il
distingua une vingtaine de personnes qui lui paraissaient sociables, et
qui toutes prétendaient mériter la préférence. Il les assembla dans son
cabaret, et leur donna à souper, à condition que chacun ferait serment
de raconter fidèlement son histoire, promettant de choisir celui qui
lui paraîtrait le plus à plaindre et le plus mécontent de son état, à
plus juste titre, et de donner aux autres quelques gratifications.

La séance dura jusqu’à quatre heures du matin. Candide, en écoutant
toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que lui avait dit la
vieille en allant à Buénos-Ayres, et de la gageure qu’elle avait faite,
qu’il n’y avait personne sur le vaisseau à qui il ne fût arrivé de très
grands malheurs. Il songeait à Pangloss à chaque aventure qu’on lui
contait. Ce Pangloss, disait-il, serait bien embarrassé à démontrer son
système. Je voudrais qu’il fût ici. Certainement si tout va bien, c’est
dans Eldorado, et non pas dans le reste de la terre. Enfin il se
détermina en faveur d’un pauvre savant qui avait travaillé dix ans pour
les libraires à Amsterdam. Il jugea qu’il n’y avait point de métier au
monde dont on dût être plus dégoûté.

Ce savant, qui était d’ailleurs un bon-homme, avait été volé par sa
femme, battu par son fils, et abandonné de sa fille, qui s’était fait
enlever par un Portugais. Il venait d’être privé d’un petit emploi
duquel il subsistait; et les prédicants de Surinam le persécutaient,
parcequ’ils le prenaient pour un socinien. Il faut avouer que les
autres étaient pour le moins aussi malheureux que lui; mais Candide
espérait que le savant le désennuierait dans le voyage. Tous ses autres
rivaux trouvèrent que Candide leur fesait une grande injustice; mais il
les apaisa en leur donnant à chacun cent piastres.



CHAPITRE XX.
Ce qui arriva sur mer à Candide et à Martin.


Le vieux savant, qui s’appelait Martin, s’embarqua donc pour Bordeaux
avec Candide. L’un et l’autre avaient beaucoup vu et beaucoup souffert;
et quand le vaisseau aurait dû faire voile de Surinam au Japon par le
cap de Bonne-Espérance, ils auraient eu de quoi s’entretenir du mal
moral et du mal physique pendant tout le voyage.

Cependant Candide avait un grand avantage sur Martin, c’est qu’il
espérait toujours revoir mademoiselle Cunégonde, et que Martin n’avait
rien à espérer; de plus il avait de l’or et des diamants; et, quoiqu’il
eût perdu cent gros moutons rouges chargés des plus grands trésors de
la terre, quoiqu’il eût toujours sur le coeur la friponnerie du patron
hollandais; cependant quand il songeait à ce qui lui restait dans ses
poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout à la fin du repas, il
penchait alors pour le système de Pangloss.

Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous de tout
cela? quelle est votre idée sur le mal moral et le mal physique?
Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m’ont accusé d’être socinien[1];
mais la vérité du fait est que je suis manichéen[2]. Vous vous moquez
de moi, dit Candide; il n’y a plus de manichéens dans le monde. Il y a
moi, dit Martin: je ne sais qu’y faire; mais je ne peux penser
autrement. Il faut que vous ayez le diable au corps, dit Candide. Il se
mêle si fort des affaires de ce monde, dit Martin, qu’il pourrait bien
être dans mon corps, comme partout ailleurs: mais je vous avoue qu’en
jetant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu
l’a abandonné à quelque être malfaisant; j’en excepte toujours
Eldorado. Je n’ai guère vu de ville qui ne désirât la ruine de la ville
voisine, point de famille qui ne voulût exterminer quelque autre
famille. Partout les faibles ont en exécration les puissants devant
lesquels ils rampent, et les puissants les traitent comme des troupeaux
dont on vend la laine et la chair. Un million d’assassins enrégimentés,
courant d’un bout de l’Europe à l’autre, exerce le meurtre et le
brigandage avec discipline pour gagner son pain, parcequ’il n’a pas de
métier plus honnête; et dans les villes qui paraissent jouir de la
paix, et où les arts fleurissent, les hommes sont dévorés de plus
d’envie, de soins, et d’inquiétudes, qu’une ville assiégée n’éprouve de
fléaux. Les chagrins secrets sont encore plus cruels que les misères
publiques. En un mot j’en ai tant vu et tant éprouvé, que je suis
manichéen.

[1] Les sociniens rejettent les mystères et n’admettent que l’évidence:
voyez tome XXVIII, page 435. B.


[2] Les manichéens admettent un bon et un mauvais principe: voyez tome
XV, pages 27, 314-315. B.


Il y a pourtant du bon, répliquait Candide. Cela peut être, disait
Martin; mais je ne le connais pas.

Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon. Le bruit
redouble de moment en moment. Chacun prend sa lunette. On aperçoit deux
vaisseaux qui combattaient à la distance d’environ trois milles: le
vent les amena l’un et l’autre si près du vaisseau français, qu’on eut
le plaisir de voir le combat tout à son aise. Enfin l’un des deux
vaisseaux lâcha à l’autre une bordée si bas et si juste, qu’il le coula
à fond. Candide et Martin aperçurent distinctement une centaine
d’hommes sur le tillac du vaisseau qui s’enfonçait; ils levaient tous
les mains au ciel, et jetaient des clameurs effroyables: en un moment
tout fut englouti.

Eh bien! dit Martin, voilà comme les hommes se traitent les uns les
autres. Il est vrai, dit Candide, qu’il y a quelque chose de diabolique
dans cette affaire. En parlant ainsi, il aperçut je ne sais quoi d’un
rouge éclatant, qui nageait auprès de son vaisseau. On détacha la
chaloupe pour voir ce que ce pouvait être; c’était un de ses moutons.
Candide eut plus de joie de retrouver ce mouton, qu’il n’avait été
affligé d’en perdre cent tous chargés de gros diamants d’Eldorado.

Le capitaine français aperçut bientôt que le capitaine du vaisseau
submergeant était espagnol, et que celui du vaisseau submergé était un
pirate hollandais; c’était celui-là même qui avait volé Candide. Les
richesses immenses dont ce scélérat s’était emparé furent ensevelies
avec lui dans la mer, et il n’y eut qu’un mouton de sauvé. Vous voyez,
dit Candide à Martin, que le crime est puni quelquefois; ce coquin de
patron hollandais a eu le sort qu’il méritait. Oui, dit Martin; mais
fallait-il que les passagers qui étaient sur son vaisseau périssent
aussi? Dieu a puni ce fripon, le diable a noyé les autres.

Cependant le vaisseau français et l’espagnol continuèrent leur route,
et Candide continua ses conversations avec Martin. Ils disputèrent
quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ils étaient aussi
avancés que le premier. Mais enfin ils parlaient, ils se communiquaient
des idées, ils se consolaient. Candide caressait son mouton. Puisque je
t’ai retrouvé, dit-il, je pourrai bien retrouver Cunégonde.



CHAPITRE XXI.
Candide et Martin approchent des côtes de France, et raisonnent.


On aperçut enfin les côtes de France. Avez-vous jamais été en France,
monsieur Martin? dit Candide. Oui, dit Martin, j’ai parcouru plusieurs
provinces. Il y en a où la moitié des habitants est folle, quelques
unes où l’on est trop rusé, d’autres où l’on est communément assez doux
et assez bête: d’autres où l’on fait le bel esprit; et, dans toutes, la
principale occupation est l’amour; la seconde, de médire; et la
troisième, de dire des sottises. Mais, monsieur Martin, avez-vous vu
Paris? Oui, j’ai vu Paris; il tient de toutes ces espèces-là; c’est un
chaos, c’est une presse dans laquelle tout le monde cherche le plaisir,
et où presque personne ne le trouve, du moins à ce qu’il m’a paru. J’y
ai séjourné peu; j’y fus volé, en arrivant, de tout ce que j’avais, par
des filous, à la foire Saint-Germain; on me prit moi-même pour un
voleur, et je fus huit jours en prison; après quoi je me fis correcteur
d’imprimerie pour gagner de quoi retourner à pied en Hollande. Je
connus la canaille écrivante, la canaille cabalante, et la canaille
convulsionnaire. On dit qu’il y a des gens fort polis dans cette
ville-là: je le veux croire.

Pour moi, je n’ai nulle curiosité de voir la France, dit Candide; vous
devinez aisément que quand on a passé un mois dans Eldorado, on ne se
soucie plus de rien voir sur la terre que mademoiselle Cunégonde: je
vais l’attendre à Venise; nous traverserons la France pour aller en
Italie; ne m’accompagnerez-vous pas? Très volontiers, dit Martin: on
dit que Venise n’est bonne que pour les nobles vénitiens, mais que
cependant on y reçoit très bien les étrangers quand ils ont beaucoup
d’argent; je n’en ai point; vous en avez, je vous suivrai partout. A
propos, dit Candide, pensez-vous que la terre ait été originairement
une mer, comme on l’assure dans ce gros livre qui appartient au
capitaine du vaisseau[1]? Je n’en crois rien du tout, dit Martin, non
plus que de toutes les rêveries qu’on nous débite depuis quelque temps.
Mais à quelle fin ce monde a-t-il donc été formé? dit Candide. Pour
nous faire enrager, répondit Martin. N’êtes-vous pas bien étonné,
continua Candide, de l’amour que ces deux filles du pays des Oreillons
avaient pour ces deux singes, et dont je vous ai conté l’aventure?
Point du tout, dit Martin, je ne vois pas ce que cette passion a
d’étrange; j’ai tant vu de choses extraordinaires, qu’il n’y a plus
rien d’extraordinaire pour moi. Croyez-vous, dit Candide, que les
hommes se soient toujours mutuellement massacrés comme ils font
aujourd’hui? qu’ils aient toujours été menteurs, fourbes, perfides,
ingrats, brigands, faibles, volages, lâches, envieux, gourmands,
ivrognes, avares, ambitieux, sanguinaires, calomniateurs, débauchés,
fanatiques, hypocrites, et sots? Croyez-vous, dit Martin, que les
éperviers aient toujours mangé des pigeons quand ils en ont trouvé?
Oui, sans doute, dit Candide. Eh bien! dit Martin, si les éperviers ont
toujours eu le même caractère, pourquoi voulez-vous que les hommes
aient changé le leur? Oh! dit Candide, il y a bien de la différence,
car le libre arbitre…. En raisonnant ainsi, ils arrivèrent à Bordeaux.

[1] La Bible. On lit dans la Genèse, chapitre Ier, verset 2: Tenebrae
erant super faciem abyssi, paroles que De Maillet donne comme
présentant la même idée que ce vers d’Ovide (_Métam_., 1, 15):


«Quaque erat et tellus, illic et pontus et aer.»

Voyez la première journée de _Telliamed_, où il est dit que _la mer a
été supérieure d’an grand nombre de coudées à la plus haute de toutes
nos montagnes_. Voltaire parle souvent de De Maillet et de son
_Telliamed_. Voyez entre autres, dans les _Mélanges_, année 1768, le
chapitre XVIII des _Singularités de la nature_; et année 1777, le
onzième des _Dialogues d’Evhémère_. B.



CHAPITRE XXII[1].
Ce qui arriva en France à Candide et à Martin.


[1] Ce chapitre XXII a été beaucoup augmenté en 1761; voyez ma note,
plus en bas. B.


Candide ne s’arrêta dans Bordeaux qu’autant de temps qu’il en fallait
pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pour s’accommoder d’une
bonne chaise à deux places; car il ne pouvait plus se passer de son
philosophe Martin; il fut seulement très fâché de se séparer de son
mouton, qu’il laissa à l’académie des sciences de Bordeaux, laquelle
proposa pour le sujet du prix de cette année de trouver pourquoi la
laine de ce mouton était rouge; et le prix fut adjugé à un savant du
Nord, qui démontra par A, plus B, moins C divisé par Z, que le mouton
devait être rouge, et mourir de la clavelée[2].

[2] Quelques progrès que les sciences aient faits, il est impossible
que, sur dix mille hommes qui les cultivent en Europe, et sur trois
cents académies qui y sont établies, il ne se trouve point quelque
académie qui propose des prix ridicules, et quelques savants qui
fassent d’étranges applications des sciences les plus utiles. Ce
ridicule avait frappé M. de Voltaire dans son séjour à Berlin. Les
savants du Nord conservaient encore à cette époque quelques restes de
l’ancienne barbarie scolastique; et la philosophie hardie, mais
hypothétique et absurde de Leibnitz, n’avait pas contribué à les en
dépouiller. K.


Cependant tous les voyageurs que Candide rencontra dans les cabarets de
la route lui disaient: Nous allons à Paris. Cet empressement général
lui donna enfin l’envie de voir cette capitale; ce n’était pas beaucoup
se détourner du chemin de Venise.

Il entra par le faubourg Saint-Marceau, et crut être dans le plus
vilain village de la Vestphalie.

A peine Candide fut-il dans son auberge, qu’il fut attaqué d’une
maladie légère, causée par ses fatigues. Comme il avait au doigt un
diamant énorme, et qu’on avait aperçu dans son équipage une cassette
prodigieusement pesante, il eut aussitôt auprès de lui deux médecins
qu’il n’avait pas mandés, quelques amis intimes qui ne le quittèrent
pas, et deux dévotes qui fesaient chauffer ses bouillons. Martin
disait: Je me souviens d’avoir été malade aussi à Paris dans mon
premier voyage; j’étais fort pauvre: aussi n’eus-je ni amis, ni
dévotes, ni médecins, et je guéris.

Cependant, à force de médecines et de saignées, la maladie de Candide
devint sérieuse. Un habitué du quartier vint avec douceur lui demander
un billet payable au porteur pour l’autre monde: Candide n’en voulut
rien faire; les dévotes l’assurèrent que c’était une nouvelle mode:
Candide répondit qu’il n’était point homme à la mode. Martin voulut
jeter l’habitué par les fenêtres. Le clerc jura qu’on n’enterrerait
point Candide. Martin jura qu’il enterrerait le clerc, s’il continuait
à les importuner. La querelle s’échauffa: Martin le prit par les
épaules, et le chassa rudement; ce qui causa un grand scandale, dont on
fit un procès-verbal.

Candide guérit; et pendant sa convalescence il eut très bonne compagnie
à souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide était tout étonné que
jamais les as ne lui vinssent; et Martin ne s’en étonnait pas.

Parmi ceux qui lui fesaient les honneurs de la ville, il y avait un
petit abbé périgourdin, l’un de ces gens empressés, toujours alertes,
toujours serviables, effrontés, caressants, accommodants, qui guettent
les étrangers à leur passage, leur content l’histoire scandaleuse de la
ville, et leur offrent des plaisirs à tout prix. Celui-ci mena d’abord
Candide et Martin à la comédie. On y jouait une tragédie nouvelle.
Candide se trouva placé auprès de quelques beaux esprits. Cela ne
l’empêcha pas de pleurer à des scènes jouées parfaitement. Un des
raisonneurs qui étaient à ses côtés lui dit dans un entr’acte: Vous
avez grand tort de pleurer, cette actrice est fort mauvaise; l’acteur
qui joue avec elle est plus mauvais acteur encore; la pièce est encore
plus mauvaise que les acteurs; l’auteur ne sait pas un mot d’arabe, et
cependant la scène est en Arabie[3]; et, de plus, c’est un homme qui ne
croit pas aux idées innées; je vous apporterai demain vingt brochures
contre lui[4]. Monsieur, combien avez-vous de pièces de théâtre en
France? dit Candide à l’abbé; lequel répondit: Cinq ou six mille. C’est
beaucoup, dit Candide: combien y en a-t-il de bonnes? Quinze ou seize,
répliqua l’autre. C’est beaucoup, dit Martin.

[3] La Grange Chancel adressa à Voltaire, en 1718, une _Épitre à M.
Arouet de Voltaire_, dans laquelle on trouve ces vers:


Que ton exactitude à dépeindre les moeurs
S’étende jusqu’aux noms de tes moindres acteurs,
Et qu’en les prononçant ils nous fassent connaître
Les pays et les temps où tu les fais renaître.
Je vois avec dépit, pour ne produire rien,
Chez le Thébain Oedipe, Hidaspe l’Indien.


Voltaire profita de la critique, et mit _Araspe_ au lieu de _Hidaspe_.
C’est peut-être à ces vers de La Grange Chancel que Voltaire fait ici
allusion. B.

[4] Dans l’édition de 1759, on lit:


«… contre lui. Monsieur, lui dit l’abbé périgourdin, avez-vous remarqué
cette jeune personne qui a un visage si piquant et une taille si fine?
Il ne vous en coûtera que dix mille francs par mois, et pour cinquante
mille écus de diamants. Je n’ai qu’un jour ou deux à lui donner,
répondit Candide, parceque j’ai un rendez-vous à Venise, qui presse.

Le soir, après souper, l’insinuant Périgourdin redoubla de politesses
et d’attentions. Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à
Venise, etc.» (Voyez page 306.)

Le texte actuel existe dès 1761. B.

Candide fut très content d’une actrice qui fesait la reine Élizabeth,
dans une assez plate tragédie[5], que l’on joue quelquefois. Cette
actrice, dit-il à Martin, me plaît beaucoup; elle a un faux air de
mademoiselle Cunégonde; je serais bien aise de la saluer. L’abbé
périgourdin s’offrit à l’introduire chez elle. Candide, élevé en
Allemagne, demanda quelle était l’étiquette, et comment on traitait en
France les reines d’Angleterre. Il faut distinguer, dit l’abbé: en
province, on les mène au cabaret; à Paris, on les respecte quand elles
sont belles, et on les jette à la voirie quand elles sont mortes. Des
reines à la voirie! dit Candide. Oui vraiment, dit Martin; monsieur
l’abbé a raison; j’étais à Paris quand mademoiselle Monime[6] passa,
comme on dit, de cette vie à l’autre; on lui refusa, ce que ces gens-ci
appellent les _honneurs de la sépulture_, c’est-à-dire de pourrir avec
tous les gueux du quartier dans un vilain cimetière; elle fut enterrée
toute seule de sa bande au coin de la rue de Bourgogne; ce qui dut lui
faire une peine extrême, car elle pensait très noblement. Cela est bien
impoli, dit Candide. Que voulez-vous? dit Martin; ces gens-ci sont
ainsi faits. Imaginez toutes les contradictions, toutes les
incompatibilités possibles, vous les verrez dans le gouvernement, dans
les tribunaux, dans les églises, dans les spectacles de cette drôle de
nation. Est-il vrai qu’on rit toujours à Paris? dit Candide. Oui, dit
l’abbé, mais c’est en enrageant; car on s’y plaint de tout avec de
grands éclats de rire; même[7] on y fait en riant les actions les plus
détestables.

[5] C’est probablement _le Comte d’Essex_, tragédie de Thomas
Corneille. (Note de M. Decroix.)


[6] Mademoiselle Lecouvreur.—Sur le refus de sépulture à mademoiselle
Lecouvreur, en 1730, voyez, tome XII, la pièce intitulée: _La Mort de
mademoiselle Lecouvreur_. B.


[7] Feu Decroix proposait, au lieu de _même_, de mettre ici _comme_. Je
n’ai trouvé cette version dans aucune édition. B.


Quel est, dit Candide, ce gros cochon qui me disait tant de mal de la
pièce où j’ai tant pleuré, et des acteurs qui m’ont fait tant de
plaisir? C’est un mal-vivant, répondit l’abbé, qui gagne sa vie à dire
du mal de toutes les pièces et de tous les livres; il hait quiconque
réussit, comme les eunuques haïssent les jouissants; c’est un de ces
serpents de la littérature qui se nourrissent de fange et de venin;
c’est un folliculaire. Qu’appelez-vous folliculaire? dit Candide.
C’est, dit l’abbé, un feseur de feuilles, un Fréron.

C’est ainsi que Candide, Martin, et le Périgourdin, raisonnaient sur
l’escalier, en voyant défiler le monde au sortir de la pièce. Quoique
je sois très empressé de revoir mademoiselle Cunégonde, dit Candide, je
voudrais pourtant souper avec mademoiselle Clairon, car elle m’a paru
admirable.

L’abbé n’était pas homme à approcher de mademoiselle Clairon, qui ne
voyait que bonne compagnie. Elle est engagée pour ce soir, dit-il; mais
j’aurai l’honneur de vous mener chez une dame de qualité, et là vous
connaîtrez Paris comme si vous y aviez été quatre ans.

Candide, qui était naturellement curieux, se laissa mener chez la dame,
au fond du faubourg Saint-Honoré; on y était occupé d’un pharaon; douze
tristes pontes tenaient chacun en main un petit livre de cartes,
registre cornu de leurs infortunes. Un profond silence régnait, la
pâleur était sur le front des pontes, l’inquiétude sur celui du
banquier; et la dame du logis, assise auprès de ce banquier
impitoyable, remarquait avec des yeux de lynx tous les parolis, tous
les sept-et-le-va de campagne, dont chaque joueur cornait ses cartes;
elle les fesait décorner avec une attention sévère, mais polie, et ne
se fâchait point, de peur de perdre ses pratiques. La dame se fesait
appeler la marquise de Parolignac. Sa fille, âgée de quinze ans, était
au nombre des pontes, et avertissait d’un clin d’oeil des friponneries
de ces pauvres gens qui tâchaient de réparer les cruautés du sort.
L’abbé périgourdin, Candide, et Martin, entrèrent; personne ne se leva,
ni les salua, ni les regarda; tous étaient profondément occupés de
leurs cartes. Madame la baronne de Thunder-ten-tronckh était plus
civile, dit Candide.

Cependant l’abbé s’approcha de l’oreille de la marquise, qui se leva à
moitié, honora Candide d’un sourire gracieux, et Martin d’un air de
tête tout-à-fait noble; elle fit donner un siège et un jeu de cartes à
Candide, qui perdit cinquante mille francs en deux tailles: après quoi
on soupa très gaiement; et tout le monde était étonné que Candide ne
fût pas ému de sa perte; les laquais disaient entre eux, dans leur
langage de laquais: Il faut que ce soit quelque milord anglais. Le
souper fut comme la plupart des soupers de Paris, d’abord du silence,
ensuite un bruit de paroles qu’on ne distingue point, puis des
plaisanteries dont la plupart sont insipides, de fausses nouvelles, de
mauvais raisonnements, un peu de politique, et beaucoup de médisance;
on parla même de livres nouveaux. Avez-vous vu, dit l’abbé périgourdin,
le roman du sieur Gauchat, docteur en théologie? Oui, répondit un des
convives, mais je n’ai pu l’achever. Nous avons une foule d’écrits
impertinents; mais tous ensemble n’approchent pas de l’impertinence de
Gauchat, docteur en théologie[8]; je suis si rassasié de cette
immensité de détestables livres qui nous inondent, que je me suis mis à
ponter au pharaon. Et les _Mélanges_ de l’archidiacre Trublet, qu’en
dites-vous? dit l’abbé. Ah! dit madame de Parolignac, l’ennuyeux
mortel! comme il vous dit curieusement ce que tout le monde sait! comme
il discute pesamment ce qui ne vaut pas la peine d’être remarqué
légèrement! comme il s’approprie, sans esprit, l’esprit des autres!
comme il gâte ce qu’il pille! comme il me dégoûte! mais il ne me
dégoûtera plus; c’est assez d’avoir lu quelques pages de l’archidiacre.

[8] Il fesait un mauvais ouvrage intitulé: _Lettres sur quelques écrits
de ce temps_. On lui donna une abbaye, et il fut plus richement
récompensé que s’il avait fait _L’Esprit des Lois_, et résolu le
problème de la précession des équinoxes. K.—C’est D’Alembert qui a
résolu le problème de la précession des équinoxes: voyez, tome XXI, la
note des éditeurs sur le chapitre XLIII du _Précis du Siècle de Louis
XV_. B.


Il y avait à table un homme savant et de goût qui appuya ce que disait
la marquise. On parla ensuite de tragédies; la dame demanda pourquoi il
y avait des tragédies qu’on jouait quelquefois, et qu’on ne pouvait
lire. L’homme de goût expliqua très bien comment une pièce pouvait
avoir quelque intérêt, et n’avoir presque aucun mérite; il prouva en
peu de mots que ce n’était pas assez d’amener une ou deux de ces
situations qu’on trouve dans tous les romans, et qui séduisent toujours
les spectateurs; mais qu’il faut être neuf sans être bizarre, souvent
sublime et toujours naturel, connaître le coeur humain et le faire
parler; être grand poëte, sans que jamais aucun personnage de la pièce
paraisse poëte; savoir parfaitement sa langue, la parler avec pureté,
avec une harmonie continue, sans que jamais la rime coûte rien au sens.
Quiconque, ajouta-t-il, n’observe pas toutes ces règles, peut faire une
ou deux tragédies applaudies au théâtre, mais il ne sera jamais compté
au rang des bons écrivains; il y a très peu de bonnes tragédies: les
unes sont des idylles en dialogues bien écrits et bien rimés; les
autres, des raisonnements politiques qui endorment, ou des
amplifications qui rebutent; les autres, des rêves d’énergumène, en
style barbare, des propos interrompus, de longues apostrophes aux
dieux, parcequ’on ne sait point parler aux hommes, des maximes fausses,
des lieux communs ampoulés.

Candide écouta ce propos avec attention, et conçut une grande idée du
discoureur; et, comme la marquise avait eu soin de le placer à côté
d’elle, il s’approcha de son oreille, et prit la liberté de lui
demander qui était cet homme qui parlait si bien. C’est un savant, dit
la dame, qui ne ponte point, et que l’abbé m’amène quelquefois à
souper; il se connaît parfaitement en tragédies et en livres, et il a
fait une tragédie sifflée, et un livre dont on n’a jamais vu hors de la
boutique de son libraire qu’un exemplaire qu’il m’a dédié. Le grand
homme! dit Candide, c’est un autre Pangloss.

Alors se tournant vers lui, il lui dit: Monsieur, vous pensez, sans
doute, que tout est au mieux dans le monde physique et dans le moral,
et que rien ne pouvait être autrement? Moi, monsieur, lui répondit le
savant, je ne pense rien de tout cela; je trouve que tout va de travers
chez nous; que personne ne sait ni quel est son rang, ni quelle est sa
charge, ni ce qu’il fait, ni ce qu’il doit faire, et qu’excepté le
souper, qui est assez gai, et où il paraît assez d’union, tout le reste
du temps se passe en querelles impertinentes; jansénistes contre
molinistes, gens du parlement contre gens d’église, gens de lettres
contre gens de lettres, courtisans contre courtisans, financiers contre
le peuple, femmes contre maris, parents contre parents; c’est une
guerre éternelle.

Candide lui répliqua: J’ai vu pis; mais un sage, qui depuis a eu le
malheur d’être pendu, m’apprit que tout cela est à merveille; ce sont
des ombres à un beau tableau. Votre pendu se moquait du monde, dit
Martin; vos ombres sont des taches horribles. Ce sont les hommes qui
font les taches, dit Candide, et ils ne peuvent pas s’en dispenser. Ce
n’est donc pas leur faute, dit Martin. La plupart des pontes, qui
n’entendaient rien à ce langage, buvaient; et Martin raisonna avec le
savant, et Candide raconta une partie de ses aventures à la dame du
logis.

Après souper, la marquise mena Candide dans son cabinet, et le fit
asseoir sur un canapé. Eh bien! lui dit-elle, vous aimez donc toujours
éperdument mademoiselle Cunégonde de Thunder-ten-tronckh? Oui, madame,
répondit Candide. La marquise lui répliqua avec un souris tendre: Vous
me répondez comme un jeune homme de Vestphalie; un Français m’aurait
dit: Il est vrai que j’ai aimé mademoiselle Cunégonde; mais en vous
voyant, madame, je crains de ne la plus aimer. Hélas! madame, dit
Candide, je répondrai comme vous voudrez. Votre passion pour elle, dit
la marquise, a commencé en ramassant son mouchoir; je veux que vous
ramassiez ma jarretière. De tout mon coeur, dit Candide; et il la
ramassa. Mais je veux que vous me la remettiez, dit la dame; et Candide
la lui remit. Voyez-vous, dit la dame, vous êtes étranger; je fais
quelquefois languir mes amants de Paris quinze jours, mais je me rends
à vous dès la première nuit, parcequ’il faut faire les honneurs de son
pays à un jeune homme de Vestphalie. La belle ayant aperçu deux énormes
diamants aux deux mains de son jeune étranger, les loua de si bonne
foi, que des doigts de Candide ils passèrent aux doigts de la marquise.

Candide, en s’en retournant avec son abbé périgourdin, sentit quelques
remords d’avoir fait une infidélité à mademoiselle Cunégonde. M. l’abbé
entra dans sa peine; il n’avait qu’une légère part aux cinquante mille
livres perdues au jeu par Candide, et à la valeur des deux brillants
moitié donnés, moitié extorqués. Son dessein était de profiter, autant
qu’il le pourrait, des avantages que la connaissance de Candide pouvait
lui procurer. Il lui parla beaucoup de Cunégonde; et Candide lui dit
qu’il demanderait bien pardon à cette belle de son infidélité, quand il
la verrait à Venise.

Le Périgourdin redoublait de politesses et d’attentions, et prenait un
intérêt tendre à tout ce que Candide disait, à tout ce qu’il fesait, à
tout ce qu’il voulait faire.

Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à Venise? Oui,
monsieur l’abbé, dit Candide; il faut absolument que j’aille trouver
mademoiselle Cunégonde. Alors, engagé par le plaisir de parler de ce
qu’il aimait, il conta, selon son usage, une partie de ses aventures
avec cette illustre Vestphalienne.

Je crois, dit l’abbé, que mademoiselle Cunégonde a bien de l’esprit, et
qu’elle écrit des lettres charmantes. Je n’en ai jamais reçu, dit
Candide; car, figurez-vous qu’ayant été chassé du château pour l’amour
d’elle, je ne pus lui écrire; que bientôt après j’appris qu’elle était
morte, qu’ensuite je la retrouvai, et que je la perdis, et que je lui
ai envoyé à deux mille cinq cents lieues d’ici un exprès dont j’attends
la réponse.

L’abbé écoutait attentivement, et paraissait un peu rêveur. Il prit
bientôt congé des deux étrangers, après les avoir tendrement embrassés.
Le lendemain Candide reçut à son réveil une lettre conçue en ces
termes:

«Monsieur mon très cher amant, il y a huit jours que je suis malade en
cette ville; j’apprends que vous y êtes. Je volerais dans vos bras si
je pouvais remuer. J’ai su votre passage à Bordeaux; j’y ai laissé le
fidèle Cacambo et la vieille, qui doivent bientôt me suivre. Le
gouverneur de Buénos-Ayres a tout pris, mais il me reste votre coeur.
Venez; votre présence me rendra la vie ou me fera mourir de plaisir.»

Cette lettre charmante, cette lettre inespérée, transporta Candide
d’une joie inexprimable; et la maladie de sa chère Cunégonde l’accabla
de douleur. Partagé entre ces deux sentiments, il prend son or et ses
diamants, et se fait conduire avec Martin à l’hôtel où mademoiselle
Cunégonde demeurait. Il entre en tremblant d’émotion, son coeur
palpite, sa voix sanglote; il veut ouvrir les rideaux du lit; il veut
faire apporter de la lumière. Gardez-vous-en bien, lui dit la suivante;
la lumière la tue; et soudain elle referme le rideau. Ma chère
Cunégonde, dit Candide en pleurant, comment vous portez-vous? si vous
ne pouvez me voir, parlez-moi du moins. Elle ne peut parler, dit la
suivante, la dame alors tire du lit une main potelée que Candide arrose
long-temps de ses larmes, et qu’il remplit ensuite de diamants, en
laissant un sac plein d’or sur le fauteuil.

Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l’abbé
périgourdin et d’une escouade. Voilà donc, dit-il, ces deux étrangers
suspects? Il les fait incontinent saisir, et ordonne à ses braves de
les traîner en prison. Ce n’est pas ainsi qu’on traite les voyageurs
dans Eldorado, dit Candide. Je suis plus manichéen que jamais, dit
Martin. Mais, monsieur, où nous menez-vous? dit Candide. Dans un cul de
basse-fosse, dit l’exempt.

Martin, ayant repris son sang froid, jugea que la dame qui se
prétendait Cunégonde était une friponne, monsieur l’abbé périgourdin un
fripon, qui avait abusé au plus vite de l’innocence de Candide, et
l’exempt un autre fripon dont on pouvait aisément se débarrasser.

Plutôt que de s’exposer aux procédures de la justice, Candide, éclairé
par son conseil, et d’ailleurs toujours impatient de revoir la
véritable Cunégonde, propose à l’exempt trois petits diamants d’environ
trois mille pistoles chacun. Ah! monsieur, lui dit l’homme au bâton
d’ivoire, eussiez-vous commis tous les crimes imaginables, vous êtes le
plus honnête homme du monde; trois diamants! chacun de trois mille
pistoles! Monsieur! je me ferais tuer pour vous, au lieu de vous mener
dans un cachot. On arrête tous les étrangers, mais laissez-moi faire;
j’ai un frère à Dieppe en Normandie; je vais vous y mener; et si vous
avez quelque diamant à lui donner, il aura soin de vous comme moi-même.

Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers? dit Candide. L’abbé
périgourdin prit alors la parole, et dit: C’est parcequ’un gueux du
pays d’Atrébatie[9] a entendu dire des sottises; cela seul lui a fait
commettre un parricide, non pas tel que celui de 1610 au mois de
mai[10], mais tel que celui de 1594 au mois de décembre[11], et tel que
plusieurs autres commis dans d’autres années et dans d’autres mois par
d’autres gueux qui avaient entendu dire des sottises.

[9] Artois. Damiens était né à Arras, capitale de l’Artois. K.
—L’attentat de Damiens est du 5 janvier 1757: voyez, tome XXI, le
chapitre XXXVII du _Précis du Siècle de Louis XV_; et tome XXII, page
339. B.


[10] Le 14 mai 1610 est le jour de l’assassinat de Henri IV par
Ravaillac: voyez tome XVIII, page 152. B.


[11] Le 27 décembre 1594, Jean Châtel, élève des jésuites, donna un
coup de couteau à Henri IV: voyez tome XVIII, page 147. B.


L’exempt alors expliqua de quoi il s’agissait. Ah! les monstres!
s’écria Candide; quoi! de telles horreurs chez un peuple qui danse et
qui chante! Ne pourrai-je sortir au plus vite de ce pays où des singes
agacent des tigres? J’ai vu des ours dans mon pays; je n’ai vu des
hommes que dans le Dorado. Au nom de Dieu, monsieur l’exempt, menez-moi
à Venise, où je dois attendre mademoiselle Cunégonde. Je ne peux vous
mener qu’en Basse-Normandie, dit le barigel[12]. Aussitôt il lui fait
ôter ses fers, dit qu’il s’est mépris, renvoie ses gens, emmène à
Dieppe Candide et Martin, et les laisse entre les mains de son frère.
Il y avait un petit vaisseau hollandais à la rade. Le Normand, à l’aide
de trois autres diamants, devenu le plus serviable des hommes, embarque
Candide et ses gens dans le vaisseau qui allait faire voile pour
Portsmouth en Angleterre. Ce n’était pas le chemin de Venise; mais
Candide croyait être délivré de l’enfer; et il comptait bien reprendre
la route de Venise à la première occasion.

[12] Chef de sbires. B.



CHAPITRE XXIII.
Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient.


Ah! Pangloss! Pangloss! Ah! Martin! Martin! Ah! ma chère Cunégonde!
qu’est-ce que ce monde-ci? disait Candide sur le vaisseau hollandais.
Quelque chose de bien fou et de bien abominable, répondait Martin.—Vous
connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France? C’est une
autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont
en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada[1], et qu’elles
dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne
vaut. De vous dire précisément s’il y a plus de gens à lier dans un
pays que dans un autre, c’est ce que mes faibles lumières ne me
permettent pas; je sais seulement qu’en général les gens que nous
allons voir sont fort atrabilaires.

[1] Voyez, tome XXI, _Le précis du Siècle de Louis XV_, chapitre XXXV.
B.


En causant ainsi ils abordèrent à Portsmouth; une multitude de peuple
couvrait le rivage, et regardait attentivement un assez gros homme qui
était à genoux, les yeux bandés, sur le tillac d’un des vaisseaux de la
flotte; quatre soldats, postés vis-à-vis de cet homme, lui tirèrent
chacun trois balles dans le crâne, le plus paisiblement du monde; et
toute l’assemblée s’en retourna extrêmement satisfaite[2]. Qu’est-ce
donc que tout ceci? dit Candide; et quel démon exerce partout son
empire? Il demanda qui était ce gros homme qu’on venait de tuer en
cérémonie. C’est un amiral, lui répondit-on. Et pourquoi tuer cet
amiral? C’est, lui dit-on, parcequ’il n’a pas fait tuer assez de monde;
il a livré un combat à un amiral français, et on a trouvé qu’il n’était
pas assez près de lui. Mais, dit Candide, l’amiral français était aussi
loin de l’amiral anglais que celui-ci l’était de l’autre! Cela est
incontestable, lui répliqua-t-on; mais dans ce pays-ci il est bon de
tuer de temps en temps un amiral pour encourager les autres.

[2] L’amiral Byng. M. de Voltaire ne le connaissait pas, et fit des
efforts pour le sauver. Il n’abhorrait pas moins les atrocités
politiques que les atrocités théologiques; et il savait que Byng était
une victime que les ministres anglais sacrifiaient à l’ambition de
garder leurs places. K.—L’amiral Byng fut exécuté le 14 mars 1757:
voyez, tome XXI, le chapitre XXXI du _Précis du Siècle de Louis XV_. B.


Candide fut si étourdi et si choqué de ce qu’il voyait et de ce qu’il
entendait, qu’il ne voulut pas seulement mettre pied à terre, et qu’il
fit son marché avec le patron hollandais (dût-il le voler comme celui
de Surinam), pour le conduire sans délai à Venise.

Le patron fut prêt au bout de deux jours. On côtoya la France; on passa
à la vue de Lisbonne, et Candide frémit. On entra dans le détroit et
dans la Méditerranée, enfin on aborda à Venise. Dieu soit loué! dit
Candide, en embrassant Martin; c’est ici que je reverrai la belle
Cunégonde. Je compte sur Cacambo comme sur moi-même. Tout est bien,
tout va bien, tout va le mieux qu’il soit possible.



CHAPITRE XXIV.
De Paquette, et de frère Giroflée.


Dès qu’il fut à Venise, il fit chercher Cacambo dans tous les cabarets,
dans tous les cafés, chez toutes les filles de joie, et ne le trouva
point. Il envoyait tous les jours à la découverte de tous les vaisseaux
et de toutes les barques: nulles nouvelles de Cacambo. Quoi! disait-il
à Martin, j’ai eu le temps de passer de Surinam à Bordeaux, d’aller de
Bordeaux à Paris, de Paris à Dieppe, de Dieppe à Portsmouth, de côtoyer
le Portugal et l’Espagne, de traverser toute la Méditerranée, de passer
quelques mois à Venise; et la belle Cunégonde n’est point venue! Je
n’ai rencontré au lieu d’elle qu’une drôlesse et un abbé périgourdin!
Cunégonde est morte, sans doute; je n’ai plus qu’à mourir. Ah! il
valait mieux rester dans le paradis du Dorado que de revenir dans cette
maudite Europe. Que vous avez raison, mon cher Martin! tout n’est
qu’illusion et calamité.

Il tomba dans une mélancolie noire, et ne prit aucune part à l’opéra
_alla moda_, ni aux autres divertissements du carnaval; pas une dame ne
lui donna la moindre tentation. Martin lui dit: Vous êtes bien simple,
en vérité, de vous figurer qu’un valet métis, qui a cinq ou six
millions dans ses poches, ira chercher votre maîtresse au bout du
monde, et vous l’amènera à Venise. Il la prendra pour lui, s’il la
trouve; s’il ne la trouve pas, il en prendra une autre: je vous
conseille d’oublier votre valet Cacambo et votre maîtresse Cunégonde.
Martin n’était pas consolant. La mélancolie de Candide augmenta, et
Martin ne cessait de lui prouver qu’il y avait peu de vertu et peu de
bonheur sur la terre; excepté peut-être dans Eldorado[1], où personne
ne pouvait aller.

[1] Voyez chapitre XVIII. B.


En disputant sur cette matière importante, et en attendant Cunégonde,
Candide aperçut un jeune théatin dans la place Saint-Marc, qui tenait
sous le bras une fille. Le théatin paraissait frais, potelé, vigoureux;
ses yeux étaient brillants, son air assuré, sa mine haute, sa démarche
fière. La fille était très jolie, et chantait; elle regardait
amoureusement son théatin, et de temps en temps lui pinçait ses grosses
joues. Vous m’avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci
sont heureux. Je n’ai trouvé jusqu’à présent dans toute la terre
habitable, excepté dans Eldorado, que des infortunés; mais pour cette
fille et ce théatin, je gage que ce sont des créatures très heureuses.
Je gage que non, dit Martin. Il n’y a qu’à les prier à dîner, dit
Candide, et vous verrez si je me trompe.

Aussitôt il les aborde, il leur fait son compliment, et les invite à
venir à son hôtellerie manger des macaronis, des perdrix de Lombardie,
des oeufs d’esturgeon, et à boire du vin de Montepulciano, du
lacryma-christi, du chypre, et du samos. La demoiselle rougit, le
théatin accepta la partie, et la fille le suivit en regardant Candide
avec des yeux de surprise et de confusion, qui furent obscurcis de
quelques larmes. A peine fut-elle entrée dans la chambre de Candide,
qu’elle lui dit: Eh quoi! monsieur Candide ne reconnaît plus Paquette!
A ces mots Candide, qui ne l’avait pas considérée jusque-là avec
attention, parcequ’il n’était occupé que de Cunégonde, lui dit: Hélas!
ma pauvre enfant, c’est donc vous qui avez mis le docteur Pangloss dans
le bel état où je l’ai vu?

Hélas! monsieur, c’est moi-même, dit Paquette; je vois que vous êtes
instruit de tout. J’ai su les malheurs épouvantables arrivés à toute la
maison de madame la baronne et à la belle Cunégonde. Je vous jure que
ma destinée n’a guère été moins triste. J’étais fort innocente quand
vous m’avez vue. Un cordelier, qui était mon confesseur, me séduisit
aisément. Les suites en furent affreuses; je fus obligée de sortir du
château quelque temps après que M. le baron vous eut renvoyé à grands
coups de pied dans le derrière. Si un fameux médecin n’avait pas pris
pitié de moi, j’étais morte. Je fus quelque temps par reconnaissance la
maîtresse de ce médecin. Sa femme, qui était jalouse à la rage, me
battait tous les jours impitoyablement; c’était une furie. Ce médecin
était le plus laid de tous les hommes, et moi la plus malheureuse de
toutes les créatures d’être battue continuellement pour un homme que je
n’aimais pas. Vous savez, monsieur, combien il est dangereux pour une
femme acariâtre d’être l’épouse d’un médecin. Celui-ci, outré des
procédés de sa femme, lui donna un jour, pour la guérir d’un petit
rhume, une médecine si efficace, qu’elle en mourut en deux heures de
temps dans des convulsions horribles. Les parents de madame intentèrent
à monsieur un procès criminel; il prit la fuite, et moi je fus mise en
prison. Mon innocence ne m’aurait pas sauvée, si je n’avais été un peu
jolie. Le juge m’élargit à condition qu’il succéderait au médecin. Je
fus bientôt supplantée par une rivale, chassée sans récompense, et
obligée de continuer ce métier abominable qui vous paraît si plaisant à
vous autres hommes, et qui n’est pour nous qu’un abîme de misère.
J’allai exercer la profession à Venise. Ah! monsieur, si vous pouviez
vous imaginer ce que c’est que d’être obligée de caresser
indifféremment un vieux marchand, un avocat, un moine, un gondolier, un
abbé; d’être exposée à toutes les insultes, à toutes les avanies;
d’être souvent réduite à emprunter une jupe pour aller se la faire
lever par un homme dégoûtant; d’être volée par l’un de ce qu’on a gagné
avec l’autre; d’être rançonnée par les officiers de justice, et de
n’avoir en perspective qu’une vieillesse affreuse, un hôpital, et un
fumier, vous concluriez que je suis une des plus malheureuses créatures
du monde.

Paquette ouvrait ainsi son coeur au bon Candide, dans un cabinet, en
présence de Martin, qui disait à Candide: Vous voyez que j’ai déjà
gagné la moitié de la gageure.

Frère Giroflée était resté dans la salle à manger, et buvait un coup en
attendant le dîner. Mais, dit Candide à Paquette, vous aviez l’air si
gai, si content, quand je vous ai rencontrée; vous chantiez, vous
caressiez le théatin avec une complaisance naturelle; vous m’avez paru
aussi heureuse que vous prétendez être infortunée. Ah! monsieur,
répondit Paquette, c’est encore là une des misères du métier. J’ai été
hier volée et battue par un officier, et il faut aujourd’hui que je
paraisse de bonne humeur pour plaire à un moine.

Candide n’en voulut pas davantage; il avoua que Martin avait raison. On
se mit à table avec Paquette et le théatin; le repas fut assez amusant,
et sur la fin on se parla avec quelque confiance. Mon père, dit Candide
au moine, vous me paraissez jouir d’une destinée que tout le monde doit
envier; la fleur de la santé brille sur votre visage, votre physionomie
annonce le bonheur; vous avez une très jolie fille pour votre
récréation, et vous paraissez très content de votre état de théatin.

Ma foi, monsieur, dit frère Giroflée, je voudrais que tous les théatins
fussent au fond de la mer. J’ai été tenté cent fois de mettre le feu au
couvent, et d’aller me faire turc. Mes parents me forcèrent, à l’âge de
quinze ans, d’endosser cette détestable robe, pour laisser plus de
fortune à un maudit frère aîné, que Dieu confonde! La jalousie, la
discorde, la rage, habitent dans le couvent. Il est vrai que j’ai
prêché quelques mauvais sermons qui m’ont valu un peu d’argent dont le
prieur me vole la moitié; le reste me sert à entretenir des filles:
mais quand je rentre le soir dans le monastère, je suis prêt à me
casser la tête contre les murs du dortoir; et tous mes confrères sont
dans le même cas.

Martin se tournant vers Candide avec son sang froid ordinaire: Eh bien!
lui dit-il, n’ai-je pas gagné la gageure tout entière? Candide donna
deux mille piastres à Paquette, et mille piastres à frère Giroflée. Je
vous réponds, dit-il, qu’avec cela ils seront heureux. Je n’en crois
rien du tout, dit Martin; vous les rendrez peut-être avec ces piastres
beaucoup plus malheureux encore. Il en sera ce qui pourra, dit Candide:
mais une chose me console, je vois qu’on retrouve souvent les gens
qu’on ne croyait jamais retrouver; il se pourra bien faire qu’ayant
rencontré mon mouton rouge et Paquette, je rencontre aussi Cunégonde.
Je souhaite, dit Martin, qu’elle fasse un jour votre bonheur; mais
c’est de quoi je doute fort. Vous êtes bien dur, dit Candide. C’est que
j’ai vécu, dit Martin. Mais regardez ces gondoliers, dit Candide: ne
chantent-ils pas sans cesse? Vous ne les voyez pas dans leur ménage,
avec leurs femmes et leurs marmots d’enfants, dit Martin. Le doge a ses
chagrins, les gondoliers ont les leurs. Il est vrai qu’à tout prendre
le sort d’un gondolier est préférable à celui d’un doge; mais je crois
la différence si médiocre, que cela ne vaut pas la peine d’être
examiné.

On parle, dit Candide, du sénateur Pococurante, qui demeure dans ce
beau palais sur la Brenta, et qui reçoit assez bien les étrangers. On
prétend que c’est un homme qui n’a jamais eu de chagrin. Je voudrais
voir une espèce si rare, dit Martin. Candide aussitôt fit demander au
seigneur Pococurante la permission de venir le voir le lendemain.



CHAPITRE XXV.
Visite chez le seigneur Pococurante, noble vénitien.


Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta, et arrivèrent au
palais du noble Pococurante. Les jardins étaient bien entendus, et
ornés de belles statues de marbre; le palais d’une belle architecture.
Le maître du logis, homme de soixante ans, fort riche, reçut très
poliment les deux curieux, mais avec très peu d’empressement, ce qui
déconcerta Candide, et ne déplut point à Martin.

D’abord deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat,
qu’elles firent très bien mousser. Candide ne put s’empêcher de les
louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce, et sur leur adresse. Ce
sont d’assez bonnes créatures, dit le sénateur Pococurante; je les fais
quelquefois coucher dans mon lit; car je suis bien las des dames de la
ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles,
de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de leurs
sottises, et des sonnets qu’il faut faire ou commander pour elles;
mais, après tout, ces deux filles commencent fort à m’ennuyer.

Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie, fut
surpris de la beauté des tableaux. Il demanda de quel maître étaient
les deux premiers. Ils sont de Raphaël, dit le sénateur; je les achetai
fort cher par vanité, il y a quelques années; on dit que c’est ce qu’il
y a de plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du tout: la
couleur en est très rembrunie, les figures ne sont pas assez arrondies,
et ne sortent point assez; les draperies ne ressemblent en rien à une
étoffe: en un mot, quoi qu’on en dise, je ne trouve point là une
imitation vraie de la nature. Je n’aimerai un tableau que quand je
croirai voir la nature elle-même: il n’y en a point de cette espèce.
J’ai beaucoup de tableaux, mais je ne les regarde plus.

Pococurante, en attendant le dîner, se fit donner un concerto. Candide
trouva la musique délicieuse. Ce bruit, dit Pococurante, peut amuser
une demi-heure; mais s’il dure plus long-temps, il fatigue tout le
monde, quoique personne n’ose l’avouer. La musique aujourd’hui n’est
plus que l’art d’exécuter des choses difficiles, et ce qui n’est que
difficile ne plaît point à la longue.

J’aimerais peut être mieux l’opéra, si on n’avait pas trouvé le secret
d’en faire un monstre qui me révolte. Ira voir qui voudra de mauvaises
tragédies en musique, où les scènes ne sont faites que pour amener très
mal à propos deux ou trois chansons ridicules qui font valoir le gosier
d’une actrice; se pâmera de plaisir qui voudra ou qui pourra, en voyant
un châtré fredonner le rôle de César et de Caton, et se promener d’un
air gauche sur des planches: pour moi, il y a long-temps que j’ai
renoncé à ces pauvretés qui font aujourd’hui la gloire de l’Italie, et
que des souverains paient si chèrement. Candide disputa un peu, mais
avec discrétion. Martin fut entièrement de l’avis du sénateur.

On se mit à table; et, après un excellent dîner, on entra dans la
bibliothèque. Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié, loua
l’illustrissime sur son bon goût. Voilà, dit-il, un livre qui fesait
les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de l’Allemagne.
Il ne fait pas les miennes, dit froidement Pococurante: on me fit
accroire autrefois que j’avais du plaisir en le lisant; mais cette
répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux
qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui
est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la pièce;
cette Troie qu’on assiège et qu’on ne prend point; tout cela me causait
le plus mortel ennui. J’ai demandé quelquefois à des savants s’ils
s’ennuyaient autant que moi à cette lecture: tous les gens sincères
m’ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu’il fallait
toujours l’avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de
l’antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de
commerce.

Votre excellence ne pense pas ainsi de Virgile? dit Candide. Je
conviens, dit Pococurante, que le second, le quatrième, et le sixième
livre de son Énéide, sont excellents; mais pour son pieux Énée, et le
fort Cloanthe, et l’ami Achates, et le petit Ascanius, et l’imbécile
roi Latinus, et la bourgeoise Amata, et l’insipide Lavinia, je ne crois
pas qu’il y ait rien de si froid et de plus désagréable. J’aime mieux
le Tasse et les contes à dormir debout de l’Arioste.

Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous n’avez pas un
grand plaisir à lire Horace? Il y a des maximes, dit Pococurante, dont
un homme du monde peut faire son profit, et qui, étant resserrées dans
des vers énergiques, se gravent plus aisément dans la mémoire: mais je
me soucie fort peu de son voyage à Brindes, et de sa description d’un
mauvais dîner, et de la querelle de crocheteurs entre je ne sais quel
Pupilus[1] dont les paroles, dit-il, _étaient pleines de pus_, et un
autre dont les paroles _étaient du vinaigre_[2]. Je n’ai lu qu’avec un
extrême dégoût ses vers grossiers contre des vieilles et contre des
sorcières; et je ne vois pas quel mérite il peut y avoir à dire à son
ami Mecenas que, s’il est mis par lui au rang des poètes lyriques, il
frappera les astres de son front sublime[3]. Les sots admirent tout
dans un auteur estimé. Je ne lis que pour moi; je n’aime que ce qui est
à mon usage. Candide, qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par
lui-même, était fort étonné de ce qu’il entendait; et Martin trouvait
la façon de penser de Pococurante assez raisonnable.

[1] Ce n’est pas Pupilus, mais Rupilius, que nomme Horace, livre Ier,
satire VII, vers I:


Rupili pus atque venenum. B.

[2] _Italo perfusus aceto_, dit Horace, dans la même pièce, vers 32. B.


[3] Horace, odes, I, I. B.


Oh! voici un Cicéron, dit Candide: pour ce grand homme-là, je pense que
vous ne vous lassez point de le lire. Je ne le lis jamais, répondit le
Vénitien. Que m’importe qu’il ait plaidé pour Rabirius ou pour
Cluentius? J’ai bien assez des procès que je juge; je me serais mieux
accommodé de ses oeuvres philosophiques; mais quand j’ai vu qu’il
doutait de tout, j’ai conclu que j’en savais autant que lui, et que je
n’avais besoin de personne pour être ignorant.

Ah! voilà quatre-vingts volumes de recueils d’une académie des
sciences, s’écria Martin; il se peut qu’il y ait là du bon. Il y en
aurait, dit Pococurante, si un seul des auteurs de ces fatras avait
inventé seulement l’art de faire des épingles; mais il n’y a dans tous
ces livres que de vains systèmes, et pas une seule chose utile.

Que de pièces de théâtre je vois là, dit Candide, en italien, en
espagnol, en français! Oui, dit le sénateur, il y en a trois mille, et
pas trois douzaines de bonnes. Pour ces recueils de sermons, qui tous
ensemble ne valent pas une page de Sénèque, et tous ces gros volumes de
théologie, vous pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni moi, ni
personne.

Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais. Je crois, dit-il,
qu’un républicain doit se plaire à la plupart de ces ouvrages écrits si
librement. Oui, répondit Pococurante, il est beau d’écrire ce qu’on
pense; c’est le privilège de l’homme. Dans toute notre Italie, on
n’écrit que ce qu’on ne pense pas; ceux qui habitent la patrie des
Césars et des Antonins n’osent avoir une idée sans la permission d’un
jacobin. Je serais content de la liberté qui inspire les génies
anglais, si la passion et l’esprit de parti ne corrompaient pas tout ce
que cette précieuse liberté a d’estimable.

Candide apercevant un Milton, lui demanda s’il ne regardait pas cet
auteur comme un grand homme. Qui? dit Pococurante, ce barbare, qui fait
un long commentaire du premier chapitre de la Genèse, en dix livres de
vers durs? ce grossier imitateur des Grecs, qui défigure la création,
et qui, tandis que Moïse représente l’Etre éternel produisant le monde
par la parole, fait prendre un grand compas par le Messiah dans une
armoire du ciel pour tracer son ouvrage? Moi, j’estimerais celui qui a
gâté l’enfer et le diable du Tasse; qui déguise Lucifer tantôt en
crapaud, tantôt en pygmée; qui lui fait rebattre cent fois les mêmes
discours; qui le fait disputer sur la théologie; qui, en imitant
sérieusement l’invention comique des armes à feu de l’Arioste, fait
tirer le canon dans le ciel par les diables? Ni moi ni personne en
Italie n’a pu se plaire à toutes ces tristes extravagances. Le _Mariage
du Péché et de la Mort_, et les couleuvres dont le Péché accouche, font
vomir tout homme qui a le goût un peu délicat; et sa longue description
d’un hôpital n’est bonne que pour un fossoyeur. Ce poëme obscur,
bizarre, et dégoûtant, fut méprisé à sa naissance; je le traite
aujourd’hui comme il fut traité dans sa patrie par les
contemporains[4]. Au reste je dis ce que je pense, et je me soucie fort
peu que les autres pensent comme moi. Candide était affligé de ces
discours; il respectait Homère, il aimait un peu Milton. Hélas! dit-il
tout bas à Martin, j’ai bien peur que cet homme-ci n’ait un souverain
mépris pour nos poètes allemands. Il n’y aurait pas grand mal à cela,
dit Martin. Oh! quel homme supérieur! disait encore Candide entre ses
dents, quel grand génie que ce Pococurante! rien ne peut lui plaire.

[4] Voyez ce que Voltaire dit du _Paradis perdu_ de Milton, dans le
chapitre IX de l’_ Essai sur la poésie épique_, imprimé dans le tome X,
à la suite de la _Henriade_. B.


Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descendirent
dans le jardin. Candide en loua toutes les beautés. Je ne sais rien de
si mauvais goût, dit le maître; nous n’avons ici que des colifichets:
mais je vais dès demain en faire planter un d’un dessin plus noble.

Quand les deux curieux eurent pris congé de son excellence: Or çà, dit
Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plus heureux de tous
les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu’il possède. Ne
voyez-vous pas, dit Martin, qu’il est dégoûté de tout ce qu’il possède?
Platon a dit, il y a long-temps, que les meilleurs estomacs ne sont pas
ceux qui rebutent tous les aliments. Mais, dit Candide, n’y a-t-il pas
du plaisir à tout critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes
croient voir des beautés? C’est-à-dire, reprit Martin, qu’il y a du
plaisir à n’avoir pas de plaisir? Oh bien! dit Candide, il n’y a donc
d’heureux que moi, quand je reverrai mademoiselle Cunégonde. C’est
toujours bien fait d’espérer, dit Martin.

Cependant les jours, les semaines, s’écoulaient; Cacambo ne revenait
point, et Candide était si abîmé dans sa douleur, qu’il ne fit pas même
réflexion que Paquette et frère Giroflée n’étaient pas venus seulement
le remercier.



CHAPITRE XXVI.
D’un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, et qui ils
étaient.


Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre à table avec les
étrangers qui logeaient dans la même hôtellerie, un homme à visage
couleur de suie l’aborda par derrière, et, le prenant par le bras, lui
dit: Soyez prêt à partir avec nous, n’y manquez pas. Il se retourne, et
voit Cacambo. Il n’y avait que la vue de Cunégonde qui pût l’étonner et
lui plaire davantage. Il fut sur le point de devenir fou de joie. Il
embrasse son cher ami. Cunégonde est ici, sans doute? où est-elle?
Mène-moi vers elle, que je meure de joie avec elle. Cunégonde n’est
point ici, dit Cacambo, elle est à Constantinople. Ah ciel! à
Constantinople! mais fût-elle à la Chine, j’y vole, partons. Nous
partirons après souper, reprit Cacambo; je ne peux vous en dire
davantage; je suis esclave, mon maître m’attend; il faut que j’aille le
servir à table: ne dites mot, soupez, et tenez-vous prêt.

Candide, partagé entre la joie et la douleur, charmé d’avoir revu son
agent fidèle, étonné de le voir esclave, plein de l’idée de retrouver
sa maîtresse, le coeur agité, l’esprit bouleversé, se mit à table avec
Martin, qui voyait de sang froid toutes ces aventures, et avec six
étrangers, qui étaient venus passer le carnaval à Venise.

Cacambo, qui versait à boire à l’un de ces six étrangers, s’approcha de
l’oreille de son maître, sur la fin du repas, et lui dit: Sire, votre
majesté partira quand elle voudra, le vaisseau est prêt. Ayant dit ces
mots, il sortit. Les convives étonnés se regardaient sans proférer une
seule parole, lorsqu’un autre domestique s’approchant de son maître,
lui dit: Sire, la chaise de votre majesté est à Padoue, et la barque
est prête. Le maître fit un signe, et le domestique partit. Tous les
convives se regardèrent encore, et la surprise commune redoubla. Un
troisième valet s’approchant aussi d’un troisième étranger, lui dit:
Sire, croyez-moi, votre majesté ne doit pas rester ici plus long-temps,
je vais tout préparer; et aussitôt il disparut.

Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une mascarade du
carnaval. Un quatrième domestique dit au quatrième maître: Votre
majesté partira quand elle voudra, et sortit comme les autres. Le
cinquième valet en dit autant au cinquième maître. Mais le sixième
valet parla différemment au sixième étranger qui était auprès de
Candide; il lui dit: Ma foi, sire, on ne veut plus faire crédit à votre
majesté ni à moi non plus, et nous pourrions bien être coffrés cette
nuit vous et moi; je vais pourvoir à mes affaires: adieu.

Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers, Candide, et
Martin, demeurèrent dans un profond silence. Enfin Candide le rompit:
Messieurs, dit-il, voilà une singulière plaisanterie. Pourquoi
êtes-vous tous rois? pour moi, je vous avoue que ni moi ni Martin nous
ne le sommes.

Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole, et dit en italien:
Je ne suis point plaisant, je m’appelle Achmet III[1]; j’ai été
grand-sultan plusieurs années; je détrônai mon frère; mon neveu m’a
détrôné; on a coupé le cou à mes vizirs; j’achève ma vie dans le vieux
sérail; mon neveu le grand-sultan Mahmoud me permet de voyager
quelquefois pour ma santé; et je suis venu passer le carnaval à Venise.

[1] Achmet III, dont il est parlé dans l’_Histoire de Charles XII_ et
dans l’_Histoire de Russie sous Pierre-le-Grand_, avait été déposé en
1730; il est mort en 1736. B.


Un jeune homme qui était auprès d’Achmet parla après lui, et dit: Je
m’appelle Ivan[2]; j’ai été empereur de toutes les Russies; j’ai été
détrôné au berceau; mon père et ma mère ont été enfermés; on m’a élevé
en prison; j’ai quelquefois la permission de voyager, accompagné de
ceux qui me gardent; et je suis venu passer le carnaval à Venise.

[2] Ivan, né en 1730, détrôné la même année, emprisonné, et enfin
poignardé en 1762. B,


Le troisième dit: Je suis Charles-Édouard[3], roi d’Angleterre; mon
père m’a cédé ses droits au royaume; j’ai combattu pour les soutenir;
on a arraché le coeur à huit cents de mes partisans, et on leur en a
battu les joues; j’ai été mis en prison; je vais à Rome faire une
visite au roi mon père, détrôné ainsi que moi et mon grand-père; et je
suis venu passer le carnaval à Venise.

[3] Sur Charles-Édouard, voyez, tome XXI, le chapitre XXXV du _Précis
du Siècle de Louis XV_. B.


Le quatrième prit alors la parole et dit: Je suis roi des Polaques; le
sort de la guerre m’a privé de mes états héréditaires[4]; mon père a
éprouvé les mêmes revers; je me résigne à la Providence comme le sultan
Achmet, l’empereur Ivan, et le roi Charles-Édouard, à qui Dieu donne
une longue vie; et je suis venu passer le carnaval à Venise.

[4] Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne, chassé de ses états
héréditaires pendant la guerre de 1756, se réfugia en Pologne: voyez,
tome XXI, le chapitre XXXII du _Précis du Siècle de Louis XV_; il est
mort en 1763. B.


Le cinquième dit; Je suis aussi roi des Polaques[5]; j’ai perdu mon
royaume deux fois; mais la Providence m’a donné un autre état dans
lequel j’ai fait plus de bien que tous les rois des Sarmates ensemble
n’en ont jamais pu faire sur les bords de la Vistule. Je me résigne
aussi à la Providence; et je suis venu passer le carnaval à Venise.

[5] Stanislas Leczinski, beau-père de Louis XV: voyez, tome XXI, le
chapitre IV du _Précis du Siècle de Louis XV_; il est mort en 1763. B.


Il restait au sixième monarque à parler. Messieurs, dit-il, je ne suis
pas si grand seigneur que vous; mais enfin j’ai été roi tout comme un
autre; je suis Théodore[6]; on m’a élu roi en Corse; on m’a appelé
_Votre Majesté_, et à présent à peine m’appelle-t-on _Monsieur_; j’ai
fait frapper de la monnaie, et je ne possède pas un denier; j’ai eu
deux secrétaires d’état, et j’ai à peine un valet; je me suis vu sur un
trône, et j’ai long-temps été à Londres en prison sur la paille; j’ai
bien peur d’être traité de même ici, quoique je sois venu, comme vos
majestés, passer le carnaval à Venise.

[6] Sur le roi de Corse, Théodore, mort le 2 décembre 1756, voyez tome
XXI, le chapitre XL du _Précis du Siècle de Louis XV_. B.


Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble compassion.
Chacun d’eux donna vingt sequins au roi Théodore pour avoir des habits
et des chemises; Candide lui fit présent d’un diamant de deux mille
sequins. Quel est donc, disaient les cinq rois, cet homme qui est en
état de donner cent fois autant que chacun de nous, et qui le donne?
Etes-vous roi aussi, monsieur?—Non, messieurs, et n’en ai nulle envie.

Dans l’instant qu’on sortait de table, il arriva dans la même
hôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perdu leurs
états par le sort de la guerre, et qui venaient passer le reste du
carnaval à Venise; mais Candide ne prit pas seulement garde à ces
nouveaux venus. Il n’était occupé que d’aller trouver sa chère
Cunégonde à Constantinople.



CHAPITRE XXVII.
Voyage de Candide à Constantinople.


Le fidèle Cacambo avait déjà obtenu du patron turc qui allait
reconduire le sultan Achmet à Constantinople qu’il recevrait Candide et
Martin sur son bord. L’un et l’autre s’y rendirent après s’être
prosternés devant sa misérable hautesse. Candide, chemin fesant, disait
à Martin: Voilà pourtant six rois détrônés avec qui nous avons soupé!
et encore dans ces six rois il y en a un à qui j’ai fait l’aumône.
Peut-être y a-t-il beaucoup d’autres princes plus infortunés. Pour moi,
je n’ai perdu que cent moutons, et je vole dans les bras de Cunégonde.
Mon cher Martin, encore une fois, Pangloss avait raison, tout est bien.
Je le souhaite, dit Martin. Mais, dit Candide, voilà une aventure bien
peu vraisemblable que nous avons eue à Venise. On n’avait jamais vu ni
ouï conter que six rois détrônés soupassent ensemble au cabaret. Cela
n’est pas plus extraordinaire, dit Martin, que la plupart des choses
qui nous sont arrivées. Il est très commun que des rois soient
détrônés; et à l’égard de l’honneur que nous avons eu de souper avec
eux, c’est une bagatelle qui ne mérite pas notre attention. Qu’importé
avec qui l’on soupe, pourvu qu’on fasse bonne chère?

A peine Candide fut-il dans le vaisseau, qu’il sauta au cou de son
ancien valet, de son ami Cacambo. Eh bien! lui dit-il, que fait
Cunégonde? est-elle toujours un prodige de beauté? m’aime-t-elle
toujours? comment se porte-t-elle? Tu lui as, sans doute, acheté un
palais à Constantinople?

Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les écuelles sur le
bord de la Propontide, chez un prince qui a très peu d’écuelles; elle
est esclave dans la maison d’un ancien souverain, nommé Ragotski[1], à
qui le Grand-Turc donne trois écus par jour dans son asile; mais, ce
qui est bien plus triste, c’est qu’elle a perdu sa beauté, et qu’elle
est devenue horriblement laide. Ah! belle ou laide, dit Candide, je
suis honnête homme, et mon devoir est de l’aimer toujours. Mais comment
peut-elle être réduite à un état si abject avec les cinq ou six
millions que tu avais emportés? Bon, dit Cacambo, ne m’en a-t-il pas
fallu donner deux au senor don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y
Mascarenès, y Lampourdos, y Souza, gouverneur de Buénos-Ayres, pour
avoir la permission de reprendre mademoiselle Cunégonde? et un pirate
ne nous a-t-il pas bravement dépouillés de tout le reste? Ce pirate ne
nous a-t-il pas menés au cap de Matapan, à Milo, à Nicarie, à Samos, à
Petra, aux Dardanelles, à Marmara, à Scutari? Cunégonde et la vieille
servent chez ce prince dont je vous ai parlé, et moi je suis esclave du
sultan détrôné. Que d’épouvantables calamités enchaînées les unes aux
autres! dit Candide. Mais, après tout, j’ai encore quelques diamants;
je délivrerai aisément Cunégonde. C’est bien dommage qu’elle soit
devenue si laide.

[1] Voltaire a parlé de Ragotski dans le chap. XXII du _Siècle de Louis
XIV_; voyez tome XX. Ragotski est mort en 1785. B.


Ensuite, se tournant vers Martin: Que pensez-vous, dit-il, qui soit le
plus à plaindre, de l’empereur Achmet, de l’empereur Ivan, du roi
Charles-Édouard, ou de moi? Je n’en sais rien, dit Martin; il faudrait
que je fusse dans vos coeurs pour le savoir. Ah! dit Candide, si
Pangloss était ici, il le saurait, et nous l’apprendrait. Je ne sais,
dit Martin, avec quelles balances votre Pangloss aurait pu peser les
infortunes des hommes, et apprécier leurs douleurs. Tout ce que je
présume c’est qu’il y a des millions d’hommes sur la terre cent fois
plus à plaindre que le roi Charles-Édouard, l’empereur Ivan, et le
sultan Achmet. Cela pourrait bien être, dit Candide.

On arriva en peu de jours sur le canal de la mer Noire. Candide
commença par racheter Cacambo fort cher; et, sans perdre de temps, il
se jeta dans une galère, avec ses compagnons, pour aller sur le rivage
de la Propontide chercher Cunégonde, quelque laide qu’elle pût être.

Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient fort mal, et à
qui le levanti patron appliquait de temps en temps quelques coups de
nerf de boeuf sur leurs épaules nues; Candide, par un mouvement
naturel, les regarda plus attentivement que les autres galériens, et
s’approcha d’eux avec pitié. Quelques traits de leurs visages défigurés
lui parurent avoir un peu de ressemblance avec Pangloss et avec ce
malheureux jésuite, ce baron, ce frère de mademoiselle Cunégonde. Cette
idée l’émut et l’attrista. Il les considéra encore plus attentivement.
En vérité, dit-il à Cacambo, si je n’avais pas vu pendre maître
Pangloss, et si je n’avais pas eu le malheur de tuer le baron, je
croirais que ce sont eux qui rament dans cette galère.

Au nom du baron et de Pangloss les deux forçats poussèrent un grand
cri, s’arrêtèrent sur leur banc, et laissèrent tomber leurs rames. Le
levanti patron accourait sur eux, et les coups de nerf de boeuf
redoublaient. Arrêtez! arrêtez! seigneur, s’écria Candide; je vous
donnerai tant, d’argent que vous voudrez. Quoi! c’est Candide! disait
l’un des forçats; quoi! c’est Candide! disait l’autre. Est-ce un songe?
dit Candide; veille-je? suis-je dans cette galère? Est-ce là monsieur
le baron, que j’ai tué? est-ce là maître Pangloss, que j’ai vu pendre?

C’est nous-mêmes, c’est nous-mêmes, répondaient-ils. Quoi! c’est là ce
grand philosophe? disait Martin. Eh! monsieur le levanti patron, dit
Candide, combien voulez-vous d’argent pour la rançon de M. de
Thunder-ten-tronckh, un des premiers barons de l’empire, et de M.
Pangloss, le plus profond métaphysicien d’Allemagne? Chien de chrétien,
répondit le levanti patron, puisque ces deux chiens de forçats
chrétiens sont des barons et des métaphysiciens, ce qui est sans doute
une grande dignité dans leur pays, tu m’en donneras cinquante mille
sequins. Vous les aurez, monsieur; remenez-moi comme un éclair à
Constantinople, et vous serez payé sur-le-champ. Mais non, menez-moi
chez mademoiselle Cunégonde. Le levanti patron, sur la première offre
de Candide, avait déjà tourné la proue vers la ville, et il fesait
ramer plus vite qu’un oiseau ne fend les airs.

Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss. Et comment ne vous
ai-je pas tué, mon cher baron? et mon cher Pangloss, comment êtes-vous
en vie, après avoir été pendu? et pourquoi êtes-vous tous deux aux
galères en Turquie? Est-il bien vrai que ma chère soeur soit dans ce
pays? disait le baron. Oui, répondait Cacambo. Je revois donc mon cher
Candide! s’écriait Pangloss. Candide leur présentait Martin et Cacambo.
Ils s’embrassaient tous; ils parlaient tous à-la-fois. La galère
volait, ils étaient déjà dans le port. On fit venir un Juif, à qui
Candide vendit pour cinquante mille sequins un diamant de la valeur de
cent mille, et qui lui jura par Abraham qu’il n’en pouvait donner
davantage. Il paya incontinent la rançon du baron et de Pangloss.
Celui-ci se jeta aux pieds de son libérateur, et les baigna de larmes;
l’autre le remercia par un signe de tête, et lui promit de lui rendre
cet argent à la première occasion. Mais est-il bien possible que ma
soeur soit en Turquie? disait-il. Rien n’est si possible, reprit
Cacambo, puisqu’elle écure la vaisselle chez un prince de Transylvanie.
On fit aussitôt venir deux Juifs; Candide vendit encore des diamants;
et ils repartirent tous dans une autre galère pour aller délivrer
Cunégonde.



CHAPITRE XXVIII.
Ce qui arriva à Candide, à Cunégonde, à Pangloss, à Martin, etc.


Pardon, encore une fois, dit Candide au baron; pardon, mon révérend
père, de vous avoir donné un grand coup d’épée au travers du corps.
N’en parlons plus, dit le baron; je fus un peu trop vif, je l’avoue;
mais puisque vous voulez savoir par quel hasard vous m’avez vu aux
galères, je vous dirai qu’après avoir été guéri de ma blessure par le
frère apothicaire du collège, je fus attaqué et enlevé par un parti
espagnol; on me mit en prison à Buénos-Ayres dans le temps que ma soeur
venait d’en partir. Je demandai à retourner à Rome auprès du père
général. Je fus nommé pour aller servir d’aumônier à Constantinople
auprès de monsieur l’ambassadeur de France. Il n’y avait pas huit jours
que j’étais entré en fonction, quand je trouvai sur le soir un jeune
icoglan très bien fait. Il fesait fort chaud: le jeune homme voulut se
baigner; je pris cette occasion de me baigner aussi. Je ne savais pas
que ce fût un crime capital pour un chrétien d’être trouvé tout nu avec
un jeune musulman. Un cadi me fit donner cent coups de bâton sous la
plante des pieds, et me condamna aux galères. Je ne crois pas qu’on ait
fait une plus horrible injustice. Mais je voudrais bien savoir pourquoi
ma soeur est dans la cuisine d’un souverain de Transylvanie réfugié
chez les Turcs.

Mais vous, mon cher Pangloss, dit Candide, comment se peut-il que je
vous revoie? Il est vrai, dit Pangloss, que vous m’avez vu pendre; je
devais naturellement être brûlé mais vous vous souvenez qu’il plut à
verse lorsqu’on allait me cuire: l’orage fut si violent qu’on désespéra
d’allumer le feu; je fus pendu, parcequ’on ne put mieux faire: un
chirurgien acheta mon corps, m’emporta chez lui, et me disséqua. Il me
fit d’abord une incision cruciale depuis le nombril jusqu’à la
clavicule. On ne pouvait pas avoir été plus mal pendu que je l’avais
été. L’exécuteur des hautes oeuvres de la sainte inquisition, lequel
était sous-diacre, brûlait à la vérité les gens à merveille, mais il
n’était pas accoutumé à pendre: la corde était mouillée et glissa mal,
elle fut mal nouée; enfin je respirais encore: l’incision cruciale me
fit jeter un si grand cri, que mon chirurgien tomba à la renverse; et
croyant qu’il disséquait le diable, il s’enfuit en mourant de peur, et
tomba encore sur l’escalier en fuyant. Sa femme accourut au bruit d’un
cabinet voisin: elle me vit sur la table étendu avec mon incision
cruciale; elle eut encore plus de peur que son mari, s’enfuit, et tomba
sur lui. Quand ils furent un peu revenus à eux, j’entendis la
chirurgienne qui disait au chirurgien: Mon bon, de quoi vous
avisez-vous aussi de disséquer un hérétique? ne savez-vous pas que le
diable est toujours dans le corps de ces gens-là? je vais vite chercher
un prêtre pour l’exorciser. Je frémis à ce propos, et je ramassai le
peu de forces qui me restaient pour crier: Ayez pitié de moi! Enfin le
barbier portugais s’enhardit: il recousit ma peau; sa femme même eut
soin de moi; je fus sur pied au bout de quinze jours. Le barbier me
trouva une condition, et me fit laquais d’un chevalier de Malte qui
allait à Venise: mais mon maître n’ayant pas de quoi me payer, je me
mis au service d’un marchand vénitien, et je le suivis à
Constantinople.

Un jour il me prit fantaisie d’entrer dans une mosquée; il n’y avait
qu’un vieux iman et une jeune dévote très jolie qui disait ses
patenôtres; sa gorge était toute découverte: elle avait entre ses deux
tétons un beau bouquet de tulipes, de roses, d’anémones, de renoncules,
d’hyacinthes, et d’oreilles d’ours: elle laissa tomber son bouquet; je
le ramassai, et je le lui remis avec un empressement très respectueux.
Je fus si long-temps à le lui remettre, que l’iman se mit en colère, et
voyant que j’étais chrétien, il cria à l’aide. On me mena chez le cadi,
qui me fit donner cent coups de latte sous la plante des pieds, et
m’envoya aux galères. Je fus enchaîné précisément dans la même galère
et au même banc que monsieur le baron. Il y avait dans cette galère
quatre jeunes gens de Marseille, cinq prêtres napolitains, et deux
moines de Corfou, qui nous dirent que de pareilles aventures arrivaient
tous les jours. Monsieur le baron prétendait qu’il avait essuyé une
plus grande injustice que moi: je prétendais, moi, qu’il était beaucoup
plus permis de remettre un bouquet sur la gorge d’une femme que d’être
tout nu avec un icoglan. Nous disputions sans cesse, et nous recevions
vingt coups de nerf de boeuf par jour, lorsque l’enchaînement des
événements de cet univers vous a conduit dans notre galère, et que vous
nous avez rachetés.

Eh bien! mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand vous avez été pendu,
disséqué, roué de coups, et que vous avez ramé aux galères, avez-vous
toujours pensé que tout allait le mieux du monde? Je suis toujours de
mon premier sentiment, répondit Pangloss; car enfin je suis philosophe;
il ne me convient pas de me dédire, Leibnitz ne pouvant pas avoir tort,
et l’harmonie préétablie étant d’ailleurs la plus belle chose du monde,
aussi bien que le plein et la matière subtile.



CHAPITRE XXIX.
Comment Candide retrouva Cunégonde et la vieille.


Pendant que Candide, le baron, Pangloss, Martin, et Cacambo, contaient
leurs aventures, qu’ils raisonnaient sur les événements contingents ou
non contingents de cet univers, qu’ils disputaient sur les effets et
les causes, sur le mal moral et sur le mal physique, sur la liberté et
la nécessité, sur les consolations que l’on peut éprouver lorsqu’on est
aux galères en Turquie, ils abordèrent sur le rivage de la Propontide,
à la maison du prince de Transylvanie. Les premiers objets qui se
présentèrent furent Cunégonde et la vieille, qui étendaient des
serviettes sur des ficelles pour les faire sécher.

Le baron pâlit à cette vue. Le tendre amant Candide en voyant sa belle
Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues
ridées, les bras rouges et écaillés, recula trois pas, saisi d’horreur,
et avança ensuite par bon procédé. Elle embrassa Candide et son frère:
on embrassa la vieille: Candide les racheta toutes deux.

Il y avait une petite métairie dans le voisinage; la vieille proposa à
Candide de s’en accommoder, en attendant que toute la troupe eût une
meilleure destinée. Cunégonde ne savait pas qu’elle était enlaidie,
personne ne l’en avait avertie: elle fit souvenir Candide de ses
promesses avec un ton si absolu, que le bon Candide n’osa pas la
refuser. Il signifia donc au baron qu’il allait se marier avec sa
soeur. Je ne souffrirai jamais, dit le baron, une telle bassesse de sa
part, et une telle insolence de la vôtre; cette infamie ne me sera
jamais reprochée: les enfants de ma soeur ne pourraient entrer dans les
chapitres d’Allemagne. Non, jamais ma soeur n’épousera qu’un baron de
l’empire. Cunégonde se jeta à ses pieds, et les baigna de larmes; il
fut inflexible. Maître fou, lui dit Candide, je t’ai réchappé des
galères, j’ai payé ta rançon, j’ai payé celle de ta soeur; elle lavait
ici des écuelles, elle est laide, j’ai la bonté d’en faire ma femme; et
tu prétends encore t’y opposer! je te retuerais si j’en croyais ma
colère. Tu peux me tuer encore, dit le baron, mais tu n’épouseras pas
ma soeur de mon vivant.



CHAPITRE XXX.
Conclusion.


Candide, dans le fond de son coeur, n’avait aucune envie d’épouser
Cunégonde; mais l’impertinence extrême du baron le déterminait à
conclure le mariage; et Cunégonde le pressait si vivement qu’il ne
pouvait s’en dédire. Il consulta Pangloss, Martin, et le fidèle
Cacambo. Pangloss fit un beau mémoire par lequel il prouvait que le
baron n’avait nul droit sur sa soeur, et qu’elle pouvait, selon toutes
les lois de l’empire, épouser Candide de la main gauche. Martin conclut
à jeter le baron dans la mer; Cacambo décida qu’il fallait le rendre au
levanti patron, et le remettre aux galères, après quoi on l’enverrait à
Rome au père général par le premier vaisseau. L’avis fut trouvé fort
bon; la vieille l’approuva; on n’en dit rien à sa soeur; la chose fut
exécutée pour quelque argent, et on eut le plaisir d’attraper un
jésuite, et de punir l’orgueil d’un baron allemand.

Il était tout naturel d’imaginer qu’après tant de désastres, Candide
marié avec sa maîtresse, et vivant avec le philosophe Pangloss, le
philosophe Martin, le prudent Cacambo, et la vieille, ayant d’ailleurs
rapporté tant de diamants de la patrie des anciens Incas, mènerait la
vie du monde la plus agréable; mais il fut tant friponné par les Juifs,
qu’il ne lui resta plus rien que sa petite métairie; sa femme devenant
tous les jours plus laide devint acariâtre et insupportable: la vieille
était infirme, et fut encore de plus mauvaise humeur que Cunégonde.
Cacambo, qui travaillait au jardin, et qui allait vendre des légumes à
Constantinople, était excédé de travail, et maudissait sa destinée.
Pangloss était au désespoir de ne pas briller dans quelque université
d’Allemagne. Pour Martin, il était fermement persuadé qu’on est
également mal partout; il prenait les choses en patience. Candide,
Martin, et Pangloss, disputaient quelquefois de métaphysique et de
morale. On voyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie des
bateaux chargés d’effendis, de bachas, de cadis, qu’on envoyait en exil
à Lemnos, à Mytilène, à Erzeroum: on voyait venir d’autres cadis,
d’autres bachas, d’autres effendis, qui prenaient la place des
expulsés, et qui étaient expulsés à leur tour: on voyait des têtes
proprement empaillées qu’on allait présenter à la sublime Porte. Ces
spectacles fesaient redoubler les dissertations; et quand on ne
disputait pas, l’ennui était si excessif, que la vieille osa un jour
leur dire: Je voudrais savoir lequel est le pire, ou d’être violée cent
fois par des pirates nègres, d’avoir une fesse coupée, de passer par
les baguettes chez les Bulgares, d’être fouetté et pendu dans un
auto-da-fé, d’être disséqué, de ramer en galère, d’éprouver enfin
toutes les misères par lesquelles nous avons tous passé, ou bien de
rester ici à ne rien faire? C’est une grande question, dit Candide.

Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, et Martin surtout
conclut que l’homme était né pour vivre dans les convulsions de
l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui. Candide n’en convenait
pas, mais il n’assurait rien. Pangloss avouait qu’il avait toujours
horriblement souffert; mais ayant soutenu une fois que tout allait à
merveille, il le soutenait toujours, et n’en croyait rien.

Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestables principes, de
faire hésiter plus que jamais Candide et d’embarrasser Pangloss. C’est
qu’ils virent un jour aborder dans leur métairie Paquette et le frère
Giroflée, qui étaient dans la plus extrême misère; ils avaient bien
vite mangé leurs trois mille piastres, s’étaient quittés, s’étaient
raccommodés, s’étaient brouillés, avaient été mis en prison; s’étaient
enfuis, et enfin frère Giroflée s’était fait turc. Paquette continuait
son métier partout, et n’y gagnait plus rien. Je l’avais bien prévu,
dit Martin à Candide, que vos présents seraient bientôt dissipés, et ne
les rendraient que plus misérables. Vous avez regorgé de millions de
piastres, vous et Cacambo, et vous n’êtes pas plus heureux que frère
Giroflée et Paquette. Ah! ah! dit Pangloss à Paquette, le ciel vous
ramène donc ici parmi nous. Ma pauvre enfant! savez-vous bien que vous
m’avez coûté le bout du nez, un oeil, et une oreille? Comme vous voilà
faite! eh! qu’est-ce que ce monde! Cette nouvelle aventure les engagea
à philosopher plus que jamais.

Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux qui passait pour
le meilleur philosophe de la Turquie; ils allèrent le consulter;
Pangloss porta la parole, et lui dit: Maître, nous venons vous prier de
nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé.

De quoi te mêles-tu? lui dit le derviche; est-ce là ton affaire? Mais,
mon révérend père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la
terre. Qu’importé, dit le derviche, qu’il y ait du mal ou du bien?
quand sa hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle si
les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non? Que
faut-il donc faire? dit Pangloss. Te taire, dit le derviche. Je me
flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des
causes, du meilleur des mondes possibles, de l’origine du mal, de la
nature de l’âme, et de l’harmonie préétablie. Le derviche, à ces mots,
leur ferma la porte au nez.

Pendant cette conversation, la nouvelle s’était répandue qu’on venait
d’étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le muphti, et qu’on
avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe fesait partout
un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide, et Martin,
en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui
prenait le frais à sa porte sous un berceau d’orangers. Pangloss, qui
était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le
muphti qu’on venait d’étrangler. Je n’en sais rien, répondit le
bon-homme, et je n’ai jamais su le nom d’aucun muphti ni d’aucun vizir.
J’ignore absolument l’aventure dont vous me parlez; je présume qu’en
général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois
misérablement, et qu’ils le méritent; mais je ne m’informe jamais de ce
qu’on fait à Constantinople; je me contente d’y envoyer vendre les
fruits du jardin que je cultive. Ayant dit ces mots, il fit entrer les
étrangers dans sa maison; ses deux filles et ses deux fils leur
présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ils fesaient eux-mêmes, du
kaïmak piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des
limons, des ananas, des dattes, des pistaches, du café de Moka qui
n’était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après
quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de
Candide, de Pangloss, et de Martin.

Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre?
Je n’ai que vingt arpents, répondit le Turc; je les cultive avec mes
enfants; le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le
vice, et le besoin.

Candide en retournant dans sa métairie fit de profondes réflexions sur
le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin: Ce bon vieillard me
paraît s’être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec
qui nous avons eu l’honneur de souper. Les grandeurs, dit Pangloss,
sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes; car
enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod; Absalon fut pendu
par les cheveux et percé de trois dards; le roi Nadab, fils de
Jéroboam, fut tué par Baasa; le roi Éla, par Zambri; Ochosias, par
Jéhu; Athalie, par Joïada; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias,
furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius,
Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste,
César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II
d’Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles
Ier, les trois Henri de France, l’empereur Henri IV? Vous savez….. Je
sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin. Vous avez
raison, dit Pangloss; car, quand l’homme fut mis dans le jardin d’Éden,
il y fut mis _ut operaretur eum_, pour qu’il travaillât; ce qui prouve
que l’homme n’est pas né pour le repos. Travaillons sans raisonner, dit
Martin, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable.

Toute la petite société entra dans ce louable dessein; chacun se mit à
exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde
était, à la vérité, bien laide; mais elle devint une excellente
pâtissière; Paquette broda; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut
pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service; il fut un très bon
menuisier, et même devint honnête homme: et Pangloss disait quelquefois
à Candide: Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des
mondes possibles; car enfin si vous n’aviez pas été chassé d’un beau
château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de
mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’inquisition, si
vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un
bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du
bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et
des pistaches. Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut
cultiver notre jardin[1].

[1] Voyez, dans les _Mélanges_, année 1759, la _Lettre aux auteurs du
Journal encyclopédique_, datée du Ier avril. B.

 FIN DE CANDIDE.





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