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Title: Brelan des dames
Author: Montesquiou-Fézensac, Robert, comte de
Language: French
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  ROBERT DE MONTESQUIOU

  Brelan de Dames


  PARIS
  FONTEMOING et Cie, ÉDITEURS
  4, RUE LE GOFF, 4

  1912



DU MÊME AUTEUR


Volumes de Critique et Recueils d’Essais

    Roseaux Pensants.
    Autels Privilégiés.
    Professionnelles Beautés.
    Altesses Sérénissimes.
    Assemblée de Notables.


Pour paraître prochainement:

    Têtes d’Expression.
    Majeurs et Mineurs.
    Élus et Appelés.



BRELAN DE DAMES


Où en est, actuellement, la Comtesse d’Escarbagnas? Quelle forme
affectent, de nos jours, Philaminthe, Armande et Bélise?

Je ne parle, bien entendu, d’aucune de celles de nos dames qui
pratiquent avec talent, un art pour lequel elles ont de l’aptitude et du
goût.

En effet, si l’on peut reconnaître à Madame d’Escarbagnas, quelque
ressemblance avec Mademoiselle de Scudéri, on ne saurait lui en trouver
avec Madame de La Fayette.

Non, j’examine seulement, ici, quelques-unes de ces fortes
_mamans-prodiges_, qui percent leurs plafonds, avec des lunettes, et nos
oreilles avec leurs tropes, comme avec leurs trompes.

J’ai tout d’abord repris un type de d’Aurevilly, un modèle auquel une
personnelle fréquentation et l’étude approfondie de documents nouveaux,
dont plusieurs inédits, me permettaient d’ajouter des traits
caractéristiques.

De ce modèle, je me suis demandé si l’on pouvait retrouver l’équivalent,
dans notre société contemporaine. Et pour répondre à cette question,
peut-être indiscrète, j’ai ébauché, en regard de celle que l’auteur des
«Bas-Bleus» avait traitée de «Pic de la Mirandole en cornettes»,
quelques gestes de l’une, qui pourrait en figurer le _simulacre_, et de
l’autre, qui peut bien en représenter la _réalité_.

                                   *

                                 *   *

Maintenant, c’est à peine si, venant de citer d’Aurevilly et son ouvrage
magistral, je crois devoir parler de ceux qui, sous prétexte de
galanterie, prétendraient remettre en question le droit du critique à
juger, même vertement, les œuvres de ses confrères féminins.

Voici ma réponse:

Les Dames d’aujourd’hui voudraient-elles aborder, de pair avec les
hommes, toutes les fonctions et toutes les carrières, politiciennes,
médecines, musiciennes, poétesses, épéistes ou chauffeuses, et se voir
aborder, à leur tour, avec le même air enrubanné, pirouettant, poudré,
sucré, destiné à celles qui ne maniaient que l’éventail?

Ce serait leur faire injure.

La femme est devenue la camarade de l’homme; mieux, sa concurrente. Pour
celles qui se bornent à rester des Célimènes, maintenons la bouche en
cœur des siècles passés.

Mais les autres nous apparaissent, à nos côtés, en sarrau d’atelier, en
blouse de travail. Cela, qui ne les rend que plus estimables, quand il
s’agit de l’exercice d’un don réel, permet de leur dire _leurs vérités_.

Les plus sensées se garderont de s’en plaindre, car cela permet aussi de
dire _leurs vertus_.

R. M.



I

MUSÉES POUR RIRE



I

        «Reçu un mot tout gracieux de Saint-Saëns malade, mais content
        du tambourin chargé de fleurs et de la nomenclature de ses
        œuvres.»

        Marquise de BLOCQUEVILLE.


Un homme dont le succès personnel accréditait la parole, en cette
occasion, me disait, un jour: «C’est, selon moi, une erreur de croire
que certaines personnes n’ont pas de veine. Tout le monde a de la veine;
seulement, on sait, ou non, s’en servir.»

En ce qui me concerne, au moins une fois dans ma vie, je n’ai pas su me
servir de la veine. Un mien ami, entre tous avisé, fort au courant de ce
qui pouvait réjouir ma fantaisie et exciter ma verve, à son tour,
m’avait dit, aux environs de 89: «Allez à Dieppe, voir le Musée
Saint-Saëns, je ne vous dis que ça, vous m’en donnerez--ou, plutôt, vous
nous en donnerez des nouvelles, car, étant celui qu’elle peut
impressionner avec le plus de vivacité, vous nous devez le compte rendu
de cette étonnante collection, qui va des «sauterelles d’Algérie» aux
«scories volcaniques» et, de la «Marquise de Présalé» à la «Marquise de
Saint-Paul».

J’entendis le conseil, mais je m’y rendis trop tard. Une fois de plus,
le _deliberando sæpè perit occasio_ me joua un méchant tour: j’entends
celui de laisser, sans que nos regards en aient extrait le spectacle et
déduit la moralité, s’écouler l’espace de jours qui nous en offraient le
champ d’exception. C’en est un, en général, que celui qui nous est
soumis par ce que j’appelle ici les _Musées pour rire_; et, si j’en juge
par ce qu’il nous présente encore, même modifié, celui dont je parle,
dut être, à l’époque où on me le signala, un des plus typiques du genre.

Tel qu’il subsiste, nous allons l’examiner, non sans avoir tout d’abord
spécifié ces modifications et recherché leurs causes. En ce qui regarde
ces dernières, notons bien vite, qu’il suffit, pour les déterminer, de
quelques réflexions caustiques, amenant les organisateurs à s’apercevoir
que le public ne se croit pas toujours forcé d’entrer dans un plan
d’admiration mutuelle.

L’instinct de faire un nid, dont parle le poète, et qui tourmente les
hommes, au cours de leur brève existence, cet instinct se prolonge. Oui,
l’instinct de faire un nid à ce qui s’est groupé autour de nous, durant
notre carrière, vient à plusieurs, à beaucoup, disons-le, à un trop
grand nombre.

Cette forme de l’amour-propre, qui consiste à se survivre dans la
glorification, plus ou moins relative, des objets qui nous ont
appartenu, est trop humaine pour que, si les États et les cités ne
l’enrayent, la menace ne se dresse, contre eux, de voir nombre de
particuliers s’ériger, de leur vivant, dans leur petit hôtel, une sorte
de cénotaphe civil, tenant à la fois du muséum et du mausolée, et dont
la concession à perpétuité, hors-cimetière, est bien écrasante pour se
mesurer avec le peu de durée des objets auxquels on en accorde
l’excessif honneur.

Si la création du Musée constitue, pour un pays, une richesse et une
gloire, la Collection Cernuschi, malgré ce qu’elle a de remarquable,
répond-elle au besoin d’une nation?--Que dire de la Collection
d’Ennery?--Or, je prends à dessein des réunions d’objets d’un intérêt
réel, parce que, s’il y a lieu de condamner même celles-là, le procès
des autres sera fait du coup. Encore une fois, il y a danger à risquer
de transformer une ville, en une sorte de champ de repos, composé de
petites chapelles devenues silencieuses, et dans lesquelles le fumeron
de la vanité n’éclaire que trop, des bibelots que rien n’engageait à
sortir de l’ombre.

Quand le don est fait directement à un Musée, le mal n’est pas moindre,
si la faveur accordée au donateur, de prolonger son souvenir, à l’aide
d’une exposition permanente, apparaît plus importante que celle accordée
au dit Musée, par l’adjonction, à ses richesses, de médiocres objets
d’art et de contestables chefs-d’œuvre.

Pour une Collection La Caze, d’ailleurs bien mal récompensée de ses
beautés, par le traitement qu’on lui inflige, que de legs
inconsidérément acceptés, au Musée du Louvre! Quel rehaut lui apportent,
je vous le demande, les copies à l’aquarelle de la Collection Thiers et
ses piles d’assiettes?

Le Louvre! quelle tentation, pour le snobisme esthétique, d’inscrire un
pareil nom sur son testament, de se constituer un héritier si
honorifique! Il est à craindre que la Comtesse René de Béarn n’y résiste
pas.

Mais il n’est pas besoin que le Louvre lui-même soit en jeu, pour donner
à réfléchir sur le sujet. L’acceptation d’un legs comme telle ou telle
donation connue ne s’impose pas. Les testateurs le savent bien, qui
posent au gouvernement une colle posthume, et se retranchent derrière un
_prendre_ ou _laisser_ immédiat, qui ne manque pas de pouvoir, puisqu’il
enlève l’affaire.

Cette question, comme la question de la Censure, est de celles qui se
représentent continuellement au tribunal des peuples; j’entends l’aléa
d’accepter ou de refuser des dons entre vifs, ou des présents
d’outre-tombe. Il y faut une grande circonspection, laquelle,
d’ordinaire, se voit remplacée par de lourdes gaffes. Il est aujourd’hui
à peu près certain que la Collection Wallace aurait pu, un moment,
appartenir à la France. On sait ce qu’il en est advenu. Il a fallu, à
Georges Hœntschell, de la persévérance, et l’ingénieuse collaboration
d’Henry Lapauze, pour glorifier, comme ils l’ont fait, l’œuvre de
Carriès. Dieu veuille (et Saint Orphée) que la contrepartie naturelle
d’une telle erreur et d’une telle hésitation, ne soit pas d’accueillir
triomphalement quelque pinacothèque de toc!

                                   *

                                 *   *

_Paulŏ minora canamus._ C’est par là que nous avions commencé, là que
nous voulions en revenir; mais il nous fallait, pour donner certaine
force à notre démonstration, l’appuyer sur des exemples plus importants,
lui donner de plus solides bases.

Convenir avec nous de ces deux dangers: encombrer le Louvre de dons
insuffisants et combler Paris de collectionnettes; puis ajouter que la
province doit se montrer bon enfant et tout heureuse d’accepter le
déchet de ce qui messied à la Capitale, ce serait ne se montrer qu’à
demi clairvoyant et à moitié juste. La dénomination de _Musée_ contient
et représente une dignité qui n’est ni parisienne ni provinciale, et ne
devrait jamais être conciliable avec de petits panthéons individuels ou
du bric-à-brac sans valeur.

Tels n’en sont pas moins, je le répète, les deux dangers qui menacent le
Musée de province.

Or, il ne faut pas oublier que le petit Musée de Montauban contient la
collection des dessins d’Ingres, et le Musée de Nantes, son portrait de
Madame de Senones, pour ne citer que ces deux exemples. Ils suffisent à
prouver que rien de grand n’est étranger aux galeries provinciales, et
que, s’il leur convient de rester peu remplies, ou de demeurer désertes,
même ce dernier état serait préférable à la faute de les faire servir à
telles ou telles glorifications individuelles, par des accumulations de
colifichets ou de bimbeloterie.

Pour ce qui est du premier cas, à savoir ce que j’appelle le petit
panthéon individuel, c’est lui que nous devons examiner, parce que c’est
lui qu’il faut rendre responsable de l’autre, c’est-à-dire: l’apport du
bric-à-brac sans valeur.

Qu’est-ce qui pousse le particulier à cet envahissement du territoire
public?

Ce serait évidemment mal s’exprimer que de parler d’infatuation, à
propos d’un véritable mérite. Néanmoins, traitant de Monsieur Sargent,
je me souviens d’avoir écrit: «Quand certains hommes sont devenus tout à
fait, je ne dis pas de grands hommes (de ceux-là l’espèce est encore
rare), mais de grands bonshommes et, si vous préférez, de gros bonnets,
il semble qu’on ne puisse plus, sous peine d’impiété, hasarder la plus
faible objection sur leurs grosses méprises. C’est leur rendre un très
mauvais service. Il en résulte, pour eux, ce sentiment d’infaillibilité
sous-entendue, toujours dangereux pour celui qui s’y abandonne.»

C’est, on peut l’affirmer, il me semble, d’un sentiment équivalent à
celui-là, que peut résulter, du fait même de quelqu’un de valable, la
création du petit panthéon individuel. Il se peut que le grand bonhomme
et, si vous voulez même, le grand homme vive dans une atmosphère
d’adulation qui lui fasse perdre de vue que ses mérites n’ont pas de
raison de rendre chères, fût-ce à ceux qui les apprécient, telles
circonstances de son existence, ou des membres de sa famille.

On peut admirer la _Danse Macabre_ et les _Mélodies Persanes_, sans que,
pour cela, les souvenirs de «la Grand’Tante Masson» deviennent un objet
de culte.

Le rédacteur du catalogue nous apprend que le Musée Saint-Saëns a été
créé pour servir de cadre aux œuvres de Madame Saint-Saëns mère, qui
était «la meilleure élève de Redouté».

Or, comme peu d’instants de réflexion suffisent à nous persuader qu’un
Musée, composé d’œuvres de Redouté lui-même, n’offrirait qu’un intérêt
restreint, je vous laisse à tirer la conclusion, en ce qui concerne les
œuvres de sa meilleure élève.

Il est facile de démontrer la touchante erreur, qui fait qu’un artiste
réputé veut faire participer à sa renommée des mémoires qui lui sont
chères. Cependant, non seulement il n’est pas prouvé que son public ait
le devoir de le suivre dans cette voie; mais on peut même affirmer qu’il
est en droit de l’abandonner sur ce point.

Le «ayant appartenu» ne saurait être suffisant pour conférer du prestige
à des objets qui n’en sont pas doués par eux-mêmes, que si le feu
titulaire, fût-il, entre tous, respectable, possédait d’autre titre que
celui de tenir de près à un grand artiste, lequel tire de son cœur
l’admiration à lui inspirée par les œuvres du défunt.

Entre autres objets de ce genre, je me vante de posséder, la cage de
Michelet, la canne de Musset, les lunettes de Becque. Mais ces noms en
disent assez pour doter de rayonnement les pauvres choses qui les
accompagnent.

Il est possible, sans manquer de respect à la gloire de Monsieur
Saint-Saëns, et sans risquer de méconnaître son noble sentiment filial,
qu’on puisse ne pas juger de même à l’égard de ce qui nous est donné
pour la raison d’être de son Musée. Et, puisque le reste n’est que pour
servir d’encadrement, examinons un peu ce cadre.

Et, tout d’abord, je dénonce un scandale; l’indigne placement infligé,
par le Musée de Dieppe, à l’œuvre charmante de Madame Madeleine Lemaire:
le _Char des Fées_. Ce tableau (le catalogue nous l’indique) fait partie
du Musée Saint-Saëns. Alors pourquoi n’y figure-t-il point? Ce n’est pas
assez le louer que de dire qu’il en serait le plus bel ornement. Et si
Monsieur Saint-Saëns a jugé bon de spolier ses salles, d’un tel appoint,
pour en faire bénéficier le Musée proprement dit, comment n’a-t-il pas
mis comme condition à sa générosité, qu’on la reconnaîtrait d’un
meilleur remerciement que de perdre dans les frises, l’œuvre qui en
faisait l’objet?

Ce n’est pas, certes, Monsieur Blanche qui voudrait y contredire, lui
dont la grande artiste occupe l’atelier, toujours au dire du catalogue.

Quel que soit donc l’exceptionnel intérêt de l’œuvre exposée, au même
Musée de Dieppe, par ce peintre, nous ne doutons pas qu’il n’ait à cœur
d’en céder galamment la place à l’étincelant _Char des Fées_. Et
cependant, jamais le jeune Maître ne s’est montré plus en possession de
ses moyens, ni mieux inspiré que dans la réalisation du poignant
chef-d’œuvre dont il a fait don à la ville maritime.

Ce tableau, nul de ceux qui l’ont vu, autant dire admiré, n’en aura
perdu le souvenir. C’est _l’enfant se préparant à subir l’opération de
la transfusion du sang_. Bien que coiffée de fourrure, et son pauvre
petit corps roulé dans un amas de pelleterie, au point d’en paraître
inexistant, la diaphane fillette anémiée grelotte et, sans doute, n’est
pas non plus sans trembler, à l’idée de la minute redoutable. Néanmoins,
une flamme est dans ses yeux, on sent qu’elle aura du courage et qu’un
jour, bientôt peut-être (Dieu le veuille!) nous verrons le rose affluer
à ses joues pâlottes et colorer ses menottes de cire.

Non seulement cette page est une des plus expressives de l’œuvre si
_personnelle_ de cet artiste, mais c’est une des plus marquantes de
l’École Française ancienne et moderne, mieux encore un saisissant
spécimen de l’histoire de l’humanité. Sa place est, moins dans un Musée
frivole, que dans une clinique de hautes études, entre une reproduction
du _Médecin aux Urines_ et un fac-simile de la _Leçon du Professeur
Tulp_.

Revenons au Musée Saint-Saëns et, cette fois, pour ne plus le quitter,
avant d’en avoir fait le tour. Au moins un petit tour, car d’autres
tournées nous sollicitent; un tout petit tour.

                                   *

                                 *   *

Voici d’abord, deux portraits de Monsieur Saint-Saëns, qui, pour être
dus à des artistes peu connus de nous, n’en offrent pas moins d’intérêt.
Qu’on en juge par leur description dieppoise.

Le premier est porté au numéro 1807 du catalogue, qui nous le présente
sous cette forme: «C. Saint-Saëns, de profil, couronné et tenant une
lyre, chevauche un aigle planant dans les nuages.» Signé: «A
Saint-Saëns, J. Nucci, contre-basse, son admirateur.»--L’autre, inscrit
au numéro 1809, nous apparaît un peu moins ambitieux, mais non moins
pittoresque: «Camille Saint-Saëns, debout sur une masse de volumes
empilés, œuvres du Maître, avec cette inscription: «Saint-Saëns, célèbre
musicien.» Signé à gauche: «J. Parera», avec cette dédicace: «Au grand
artiste, le petit Parera, Barcelone».

Au reste, et soit dit en passant, le Maître nous paraît avoir le don de
faire jaillir, de ses admirateurs, les facultés les plus inattendues.
C’est, en effet, à peine si nous en croyons nos yeux, quand nous lisons,
au numéro 1814, «Henri Roujon, Tête de Camille Saint-Saëns, de face.
Dessin au crayon, croquis.» Ce mot _croquis_ a beau être modeste, n’en
voilà pas moins Monsieur Roujon passé _décorateur_. Nous ne l’attendions
pas dans ce nouveau rôle. Le «cesse de vaincre...» s’impose.

La Marquise de Saint-Paul emboîte le pas. Celle-là aussi sort de son
domaine, celui des bruits. Lisez plutôt, à la suite de son nom, au
numéro 1815: «Fleurs, anémones, _et sa tête photographiée_». La
rédaction, qui surprend un peu d’abord, s’explique ensuite. _Fleurs_,
qui ferait pléonasme avec anémones, s’applique pareillement à la tête de
la Marquise. Et, alors, cela va de soi.

Au numéro 1990, dans les portraits divers, nous lisons ensuite ces mots
mystérieux: «Profil d’une tête de nègre, avec reproduction
d’attestations.» Après tout, c’est peut-être le nègre de Mac-Mahon,
flanqué de la phrase célèbre.--Au 1992, la Reine de Roumanie a écrit une
de ses phrases simplettes: «Devant le buisson en flammes, on ôte ses
souliers et l’on donne son âme.»--Pour Loti, elle s’est fait
représenter, offrant théâtralement, à une image de Madone, un diadème de
carton et un instrument de même matière, avec, au-dessous, toujours en
toute simplicité: «Ma Couronne et ma Lyre aux pieds de la Mater
Dolorosa.»--Au 2015, nous rencontrons Mademoiselle Harding, dans le rôle
de Phryné, et respirant une rose. Cette photographie, comme on le voit,
n’a pas été prise le jour de la première.

Au 2084, dans les papiers de famille, voici des «Lettres de Monsieur
Grisard du Sauget, cousin de Madame Masson, dans lesquelles il est
question de deux tableaux, en sa possession, qu’il croyait de Fra
Angelico et qui n’étaient que des copies d’après Van Loo.»--La distance
est, en effet, assez grande pour mériter d’être mentionnée.--Au numéro
2090, c’est de Madame Masson, née Charlotte Gayard, grand’tante de
Saint-Saëns, «une poésie intitulée: _A mon esprit_ (son mari, Monsieur
Masson, libraire, à Paris).»--Au numéro 2091, dans une lettre de Madame
Saint-Saëns mère, il est fait mention de Camille «malade, pour avoir
trop grandi». La scène se passe en 1848. Empressons-nous d’ajouter que,
depuis, il ne cesse de grandir, mais, grâce à Dieu, se porte comme le
Pont-Neuf.--Au numéro 2092, autre lettre de Madame Saint-Saëns à son
fils «après lequel elle est en colère».--Viennent ensuite des lettres du
Maître lui-même. Elles sont infiniment variées de ton. Qu’on en juge,
puisqu’elles traitent successivement «d’études comparées sur le chant
des obus», de l’éruption du Vésuve, de la gentillesse des ours bernois
et se terminent sur un «mot sans date et sans adresse, à un intime dont
il réclame la présence, en lui apprenant que son petit André s’est tué
en tombant par la fenêtre».

Parmi les nombreuses lettres adressées à Monsieur Saint-Saëns, il y en a
huit de la Marquise de Saint-Paul. Gageons qu’il pourrait bien s’en
trouver une pour taper le Maître, d’une petite audition Rue Nitot, en
l’honneur de la Sainte Eugénie.

Quant aux huit lettres de la Vicomtesse de Trédern, je ne serais pas
surpris, au contraire, qu’elles aient, toutes les huit, pour but,
d’offrir son concours.

Au 2248, j’entends parler d’une grande scène lyrique intitulée: _La
Marquise de Présalé_; et je me demande s’il ne s’agirait pas d’une
préfigure ou, si vous le préférez, d’une post-figure de la même Marquise
Versaillaise.--Au 2165, saluons, en passant, du Docteur Don Grégorio, un
éloge des Canaries et de Camille Saint-Saëns.--Au 2283 _et passim_,
notons des tambourins, peinturlurés et honorifiques, offerts par la
Marquise de Blocqueville, cadeaux significatifs qui nous permettront de
faire valoir, tout à l’heure, un éloquent rapprochement.--Au 2319 nous
enregistrons la présence d’un «_casse-croûte_ en bois orné». Cette
expression ne nous étant pas très familière, nous en cherchons le sens
dans notre dictionnaire, qui nous apprend, sans ménagements, qu’elle
signifie: «instrument qui sert à broyer la croûte pour ceux qui n’ont
plus de dents». On comprend, dans cette circonstance, que le catalogue
n’indique pas _de qui_ provient ce bibelot, moins heureux, par suite, et
moins illustre que ce presse-papier, orné d’un cheval au galop, dont on
nous apprend qu’il fut, lui, la propriété de Monsieur Ambroise Thomas.

_Casse-croûte_ et _presse-papier_, que vos destins sont divers!

                                   *

                                 *   *

A notre regret, nous devons borner notre glane dans le Musée
Saint-Saëns.

Donc, après avoir noté nombre de familières dédicaces «à l’ami Camille»
et cette inscription plus altière de _Divus Camillus_, il ne nous reste
plus qu’à recueillir les échos du Dimanche 18 juillet 1897, mémorable
jour de l’inauguration du Musée Saint-Saëns. Le menu du banquet nous est
parvenu. Nous savons qu’il eut pour _prélude_ un «cantaloup glacé» et
pour _finale_, un «Gâteau Camille Saint-Saëns». Là, nos connaissances
gastronomiques sont en défaut. Nous avouons ignorer cette pâtisserie, ne
pas savoir si elle est feuilletée ou glacée, en forme de tarte ou de
tourte, de chausson ou de pièce montée. Cependant, un esprit de
déduction nous porte à croire que ce pourrait bien être tout simplement
(n’êtes-vous pas de notre avis?) quelque chose comme un Saint-Honoré de
la Musique.

Ce qui est certain c’est que l’entremets fut mangé aux sons de la
cantate ci-jointe, due à la lyre d’«un vieil ami», Monsieur Alfred
Tranchant, que certainement Rivarol, en récompense, aurait placé dans
son _Petit Almanach des Grands Hommes_, à côté de Minar de la
Mistringue.


A CAMILLE SAINT-SAËNS

               Hosanna!... Hosanna!...
            Il est dans nos murs... il est là,
               Dans la cité Dieppoise,
            L’Auteur de _Samson et Dalila_;
               D’une façon digne, courtoise,
    Que chacun donc l’accueille et l’acclame bien haut,
            L’Auteur d’_Henri VIII_ et d’_Ascanio_!
              Salut à sa verve gauloise
              A son génie, en l’art
              Des Gounod, des Mozart!

    Et s’il n’a pas encor parmi nous sa statue,
                    Son monument,
            C’est que l’heure n’est pas venue,
                    Heureusement.

    Honneur, honneur à Dieppe! Honneur à sa Mairie
    Qui vient, au nom de tous les cœurs reconnaissants,
    De nommer la place où se tient la Comédie:
          La place Camille Saint-Saëns.

Et maintenant, muni de la lampe de porion, trouvée «auprès d’un cadavre»
dans le puits numéro 2, à Billy-Montigny, faisons une dernière station
au Musée d’Histoire Naturelle qui, lui aussi, porte des traces de la
générosité de Monsieur Saint-Saëns. Admirons le «Macrocrona» dont il a
doté ces vitrines, en même temps que de «sauterelles d’Algérie», de
«crânes de cochon et de porc-épic», de «coquilles à l’état fossile,
recueillies dans les déjections boueuses du volcan éteint, nommé Mont de
Galdar, aux Grandes Canaries».

Puis, éloignons-nous, éblouis, charmés, un peu étonnés, un brin
frissonnants, à travers les «crânes mérovingiens», les «bras décharnés»,
les «fœtus humains», les «calculs de vessie», les bocaux de ténias, les
cocons, les coucous, les molaires d’éléphants, les mâchoires de
marsouins, les restes de cachalots; les araignées de mer, les
bécasseaux, les huîtriers, les oies-cravants, les buses pattues, les
outardes barbues, les stercoraires parasites, les guillemots à capuchon
et les pingouins en plumage de noce!



II

        «L’une de ces Romaines, noblement drapée, tient une oie, qu’elle
        semble vouloir cacher.»

        Catalogue de la Salle d’Eckmühl.


Et cependant, qu’est-ce que nous offre à voir, dans le genre, le Musée
Saint-Saëns, à côté de ce qui nous est présenté par le Musée d’Auxerre?

Le moment est venu de mettre en valeur le rapprochement dont je parlais
plus haut. J’ai dit que la Marquise de Blocqueville avait offert au
grand musicien nombre de tambours de basque. Mais elle en avait gardé
pour elle. C’est de ceux-là que je veux tambouriner, pour accompagner
une cantate en son honneur.

Au demeurant et, d’une part, cette cantate, il y a longtemps que
j’aspire à l’entonner; d’autre part, l’étendue, sinon la grandeur du
sujet me fait hésiter. Sur le point d’écrire les quelques notes que j’ai
consacrées à la Province, dans les _Altesses Sérénissimes_, je me
sentais effrayé par la majesté d’un sujet épuisé par Balzac. Un sujet
effleuré par d’Aurevilly ne me semble pas moins redoutable. C’est le
cas. On connaît le brillant passage que l’auteur des _Diaboliques_ a
consacré à la Marquise dans un chapitre de ses _Bas-Bleus_. Il est loin,
toutefois, d’avoir épuisé la matière; et comme elle nous apparaît sous
un autre aspect, et que nous comptons l’aborder à un autre point de vue,
nous allons contenter notre envie.

Madame de Blocqueville était, on le sait, la seconde fille du Maréchal
Davoust. Elle professait un culte pour son père. La chose n’a rien que
de noble et de naturel. Néanmoins, la Dame était si avantageuse que je
me permets de démêler un peu de snobisme filial, dans ce grand amour.
Chaque fois qu’elle en trouve le joint, elle se nomme elle-même _la
Fille du Lion_, et cette désignation léonine n’est évidemment pas sans
chatouiller agréablement la crinière d’une lionne de cette importance.

Je crois bien qu’elle fut belle. Mal mariée, de bonne heure, à un homme
sans naissance (et, probablement sans mérite, d’aucun genre, car, nulle
part, il n’en est jamais soufflé mot, au cours d’un océan de
bavardages)[1], Louise d’Eckmühl, se mit à voyager et à philosopher,
notamment à travers l’Italie. De là au bas-bleuisme, il n’y avait pas
loin; l’espace fut vite franchi, et, bien qu’elle s’en défende, quand on
l’induit à en rougir, elle représenta un type transcendant de cette
espèce en train de se perdre.

  [1] J’ai dû en rabattre sur cette appréciation; l’homme était au moins
    bel homme, si j’en juge par un portrait de lui que le hasard me met
    sous les yeux, chez un antiquaire de province.

En ce temps-là, nos Dames ne s’étaient pas toutes mises à pondre sur
papier, comme elles ont fait depuis; or, c’est de cette universalité que
meurt le bas-bleuisme qui, précisément, figurait l’exception, parfois du
don, et souvent de la culture, lesquels faisaient se détacher nettement
un type de Philaminthe, sur le monotone fond ourdi par le peuple des
épouses selon le vœu de Chrysale. Aujourd’hui les conjointes ne savent
plus mettre les rabats dans le _Plutarque_, mais elles ne savent pas
davantage le lire. Cependant, elles ont appris à irriguer d’encre leur
foyer, le monde et la ville; et si leur production ne va pas plus loin,
c’est que la tubulure fait défaut, qui ne demande qu’à serpenter par
l’univers.

Madame de Blocqueville n’a pas connu de ces mesquines rivalités; elle
fut la Dinah Piedefer de l’Épopée. Elle pondit. Que dis-je? Elle fit
mieux, ou pis. La Nature, qui lui avait refusé la maternité naturelle,
lui permit de procréer de petits ours, et même de gros, qu’elle lécha
consciencieusement, et qui lui parurent «mignons, beaux, jolis et bien
faits sur tous leurs compagnons», illusion où l’entretint la complicité
d’une cour amicale, une courette.

Il serait trop long d’examiner, ici, le plus ou moins de valeur de ces
œuvres transcendantes, pleurnicheuses et philosophâtres, qui me
paraissent tenir de ce qui fut, un instant, le goût du jour, au temps de
la jeunesse de l’auteur, le Vicomte d’Arlincourt et Monsieur de Custine.

Certes, l’Auteuresse avait lu Joseph de Maistre. D’Aurevilly le dit
excellemment: «Madame de Blocqueville a fourré du jasmin dans les
_Soirées de Saint-Pétersbourg_.» Mais elle avait aussi lu _Lélia_; elle
déguise en Stenio et en Trenmor, des messieurs de sa coterie; et pour
son compte, elle se drape en Lélia, mais de toute l’infinie variété de
ces peignoirs, que l’Auteur des _Diaboliques_ nous énumère. Cette Lélia
guerrière s’appelle Eltha-Lucifera, elle est duchesse, et tout du long
des quatre tomes de la _Villa des Jasmins_, le grand œuvre, elle change
de toilettes, et _rase_. Car c’est là le vrai nom de ce que fait Madame
de Blocqueville. Si d’Aurevilly n’emploie pas ce terme c’est, je crois,
qu’il n’était pas d’un usage courant, à l’époque de son article. Mais
quand il accuse la Dame, de _blaguer_, tout le temps, je ne doute pas
que ce ne soit _raser_ qu’il ait voulu dire.

Si le cours de notre petit Essai nous y induit, nous parlerons de la
_Villa des Jasmins_; mais ce n’est pas ce qui nous attire. Ce que nous
voulons étudier c’est le type falot de la grosse Madame qui, toute une
longue existence, peut bien se prendre au sérieux, dans de telles
proportions, sur de si minces données; qui bâtit son immortalité, et
celle de tout ce qui l’entoure, sur les assises que nous allons
examiner, et meurt sans s’être réveillée de l’illusion d’un rêve, à la
fois puéril et grandiose, comique et douloureux, qui a fait jaboter sa
vie.

Ce sera donc seulement au Musée d’Auxerre, aux objets qu’il contient, à
son catalogue qui les décrit, et tout spécialement à certaine collection
d’agendas, que nous demanderons de nous enseigner, de nous renseigner,
de nous réjouir.

                                   *

                                 *   *

La Marquise est morte en 1890, si je ne me trompe; mais, depuis bien une
dizaine d’années, au moins, plus que préoccupée d’assurer le destin de
ce qu’elle croyait être ses trésors, elle avait résolu de les léguer à
la Ville d’Auxerre (lieu de naissance de son père); à cet effet, elle
s’était assuré le consentement des autorités, avait fait disposer une
salle du Musée, et commencé d’envoyer ce qu’elle lui destinait.

Je ne sais si l’inauguration en fut faite, de son vivant; je ne le crois
pas. En tout cas, elle-même n’y est jamais venue. Elle se contenta d’en
dresser le catalogue, mais ce, avec une assiduité, une anxiété, dont
témoignent les carnets vibrants.

Ce défaut de l’œil du maître se fait sentir dans l’ordre, il semble
assez incohérent, de la bibliothèque. Le libraire Quantin avait accepté
le titre de conservateur de ce singulier Musée; mais, je suppose, par
condescendance, et ne dut pas y prendre beaucoup d’intérêt. Le
Conservateur actuel est âgé et semble plus jaloux de ses droits, plus
inquiet des indiscrétions, que désireux d’aider les recherches.

Et cependant le devoir de sa charge n’est pas douteux: accomplir la
volonté de la défunte. Or, cette volonté n’est, elle-même, pas douteuse,
elle se formule au cours des petits cahiers, qui se représentent
l’intérêt de leur découverte pour «les chercheurs de l’avenir».

Il ne s’agit donc pas d’en marchander la lecture à ceux qu’elle peut
intéresser. L’accès hebdomadaire, un nombre d’heures fort restreint,
rend déjà la chose assez difficile. Un jour viendra, sans doute, où
cette charge sera confiée à un homme jeune et mieux en accord avec sa
mission, qui sera de débrouiller ce fatras, afin de faciliter la besogne
aux «chercheurs» évoqués et invoqués par la donataire.

Chacun des agendas contient une année. Le catalogue fut imprimé en 1882.
Le griffonnage ayant continué jusqu’en 1889, cela fait donc sept années
à y ajouter. Si je démêle bien, dans le dit catalogue les indications
ayant trait à ces cahiers, qu’il ne faut pas confondre avec d’autres
gribouillages, l’interminable série commence en 1847 (pour ne finir, je
l’ai dit, que l’an 1889). Ce qui devrait porter à quarante-deux le
nombre des cahiers. Cependant, à en croire le même index, deux années
manqueraient, 78 et 79. Cela me semble peu probable. Elles se
retrouveront. Les chercheurs peuvent donc compter sur quarante-deux
années de radotage, comme les fonds de bibliothèque en offrent peu
d’exemples.

Celui-ci donne à réfléchir pour les mères qui mettent imprudemment entre
les mains de leurs fillettes, des volumes tels que le _Journal de
Marguerite_ de Mademoiselle Monniot, pour lequel je voyais, quand
j’étais enfant, se passionner mes petites aînées. C’est un grand danger
de laisser croire, à une jeune demoiselle, qu’elle peut déposer de
l’écriture au seuil et au bas de chacun des jours de l’année. La
terrible fournée des Eugénie de Guérin de raccroc, que nous subissons,
pourrait bien ne pas avoir d’autre origine. On commence par barbouiller
le quantième, la correction des épreuves n’est pas loin. Adieu la
broderie qui était si belle! Le premier _vers_ se fait sans qu’on y
pense!

                                   *

                                 *   *

Quant à l’ensemble du dit, du soi-disant Musée, il est à peu près aussi
bien aménagé que le permettent les pauvres choses qui le constituent.

C’est, au second étage de l’édifice, une salle un peu basse, pour sa
longueur (une dizaine de mètres environ) éclairée, si je ne me trompe,
par sept grandes fenêtres voilées de stores, à l’exception de celle du
fond, pourvue d’un vilain vitrail, qui _ornait_ la salle à manger de la
patronne, au Quai Malaquais. Sur la frise du plafond peint, s’inscrivent
circulairement les noms des batailles de Davoust, dont le buste et la
statue figurent dans la pièce, mais avec assez peu de précision pour que
l’on se demande, en y pénétrant, si elle est consacrée à l’éloge du
guerrier, ou à la gloire du Cap Frehel et de son phare, dont le modèle,
bien qu’en miniature, est encore assez grand pour prendre toute
l’attention, et jeter bas le reste du décor.

Je suis loin de mettre en doute les sentiments filiaux professés par la
défunte; mais il ne me semble pas davantage douteux qu’elle en ait joué
pour placer son ours et solenniser toute sa défroque.

Afin de pouvoir passer celle-ci en revue avec la familiarité qui
convient, mettons à part les insignes du guerrier, et quelques-uns de
ses objets de souvenir, lesquels seraient bien mieux à leur place au
Musée de l’Armée. On peut aussi faire exception pour une ou deux jolies
miniatures de famille.

Cependant, un objet domine tout cela, un chef-d’œuvre, peut-être le
chef-d’œuvre de Ricard, un admirable portrait de la Marquise.

Je ne pense pas que celle-ci, qui n’avait aucun goût, l’ait apprécié;
elle appelle à son aide pour le trouver et prouver beau. Et ce grand
renfort, excusez du peu, n’est rien moins que le grand Dominique. Nous
lisons, en effet, à la page 29 du _Catalogue de la Salle d’Eckmühl_:
«Mon portrait de grandeur naturelle, avec les mains, peint par Gustave
Ricard. Le costume,--sauf le léger voile noir voulu par Ricard, en
souvenir de la Joconde,--rappelle le costume du beau portrait de la
Duchesse de Buckingham, par Van Dyck, aujourd’hui au Musée d’Amsterdam.
Robe de velours noir, guipures blanches et nœuds bleus. Monsieur Ingres
nous a dit, un jour, «que celui qui avait fait ce portrait était
certainement _un peintre_.»

Or, par l’effet d’une de ces surprises de destinées, que les
spiritualistes peuvent considérer comme une forme d’épreuves des âmes,
dans l’Au Delà, ce magnifique portrait, grâce au despotisme de la
Marquise, devenue dans la mort sa propre geôlière et sa tourmenteuse
implacable, est voué à ne jamais sortir du cabinet Auxerrois, auquel le
condamne son modèle.

L’Exposition de Ricard, jamais accomplie depuis sa mort, et d’autant
plus impatiemment attendue, sera faite, on le devine, avec quel noble
éclat. Mais l’exercice maladroit d’une volonté enfantine et terriblement
étroite, en exclura certainement l’une des meilleures œuvres du peintre.

Ceci dit, essayons de donner une idée de ce qui constitue l’intérêt de
cette surprenante collection et du catalogue qui la décrit avec tant
d’amour. Un intérêt évidemment un peu différent de celui que lui
souhaitait la donatrice. Mais ces maldonnes sont assez fréquentes:

«_Un grand comique_ nous est né!» me disait, un jour, une femme
d’esprit, parlant d’une dame qui venait de publier un roman, lequel lui
devait, à ses yeux, faire prendre place au nombre des _grands lyriques_.

On prend la place qu’on peut.

C’est le cas de la Marquise de Blocqueville. Nombre de fois, au cours de
ses incontinents agendas, elle nous entretient de ce factum qu’elle
appelle: _ce terrible catalogue qui tourmente ma vie_. Il la fait
s’écrier avec angoisse, à l’occasion d’une maladie qui la met en danger,
avant la conclusion de ce document: pas encore, mon Dieu, _seulement le
catalogue_!--Enfin, l’_œuvre_ est finie; elle l’envoie à l’impression
(jour mémorable!) le 27 février 1882, après en avoir pris quatre copies.

Et, quand il est sorti des presses, un correspondant le proclame:
«unique en son genre».

C’est que la Marquise fut, on peut le dire, victime des correspondants
et des visiteurs familiers, sinon intimes. La lecture des agendas le
prouve plus que surabondamment.

Des deux parts, le malentendu était inévitable. Elle était sédentaire.
Comme un homme d’esprit que nous avons cité, elle aurait pu dire: «J’ai
le besoin du repos et le goût du mouvement.» Ou, plutôt, ce n’est pas
tout à fait cela. Ce qu’elle aurait dû formuler, pour dire le vrai,
c’est: «J’ai le besoin du bruit et le goût du repos.» Il fallut donner
satisfaction à cette double tendance. Pour cela, elle fit toilette, et
attendit. On vint. Elle joua l’aimable, rien que pour ne pas être seule
et, surtout, ceci est plus spécieux, pour pouvoir se plaindre d’être
débordée.

Quant à ses invités, c’était tentant, pour des gens qui ont l’amour des
visites, cette belle dame toujours costumée, sans cesse assise, presque
trônante, qu’on savait trouver chez elle, indéfiniment, loquace et
diserte. On était venu, on revint. On y prit goût, elle aussi; et, d’un
côté, comme de l’autre, on tint cela pour de l’amitié. Peut-être y en
eut-il; mais, je le crains, pas beaucoup; en tout cas, pas de bien
forte. Rien que de cette égoïste habitude, pour des désœuvrés, de monter
un étage et de se répandre. Et comme il fallait bien payer d’un écot,
l’hospitalité souriante et ouverte, on gratta la Dame où elle se
démangeait, à savoir en son amour-propre. A ce jeu elle devint
insatiable. Tout lui était bon qui la flattait. Notez que je ne dis pas:
qui la flagornait. Non, ce ne fut pas le cas. Les personnes qu’elle
voyait constamment, et dont quelques-unes étaient aimables, n’étant pas
toutes supérieures, s’illusionnèrent sur la valeur de leur hôtesse et
Égérie, et y allèrent bon jeu bon argent de leur encens et de leurs
offrandes.

En ce qui concerne ces dernières, elle ne se montrait pas difficile,
préférant la quantité à la qualité. Au reste, celle-ci se déguisait
peut-être à ses yeux; au moins s’amplifiait de cet augment que
conférait, pour elle, au moindre grain de mil, l’idée qu’il lui était
destiné. En somme, elle représenta parfaitement la _tenui popano
corruptus Osiris_ de l’antiquité, la divinité qu’on se gagne par une
friandise. Et cette friandise, c’était moins la babiole, que la sauce
qui l’accompagnait de compliments et de fariboles.

On sait que le mangeur de haschisch est mis, par sa drogue, dans un tel
état d’illusion, que le moindre bruit lui paraît un chant. La drogue de
la Marquise fut sa vanité, qui lui fit perpétuellement prendre, avec
bonheur, des vessies pour des lanternes.

Il est entendu que les amis n’aiment pas à donner. Mais quand on vit
qu’elle se contentait de si peu, on marcha; pas dans les grands prix.
Comme on le verra, quelques-uns abusèrent.

Il se trouva bien aussi, parmi cette acclimatation de familiers,
quelques renards, pour vouloir goûter au fromage de cette bavarde
corvine. Mais le fromage n’était pas gros. On sait au juste ce qu’il
représentait. Le chiffre en est porté, dans la marge d’un des agendas:
«revenu annuel 45.986 francs 94 centimes.» Il n’y a pas grand’chose à
faire, pour les renards, quand le «phénix des hôtes de ces bois»
connaît, à ce point, le compte des centimes et le prix du beurre.

La maligne écrit elle-même, plaisamment, un jour d’étrennes: «Charles
Buet voudrait célébrer mon être en lettres de diamant, tracées sur une
table d’émeraude. Cela réclamait plus que les cinquante francs envoyés
le matin.»

                                   *

                                 *   *

Ces offrandes, nous les retrouverons toutes; elles sont là, pavant
l’enfer de la Salle d’Eckmühl, de leurs bonnes intentions
problématiques. Nous les rencontrerons au cours de la visite que nous
allons y faire et qu’il sied de ne plus différer. Autant que possible,
je m’abstiendrai de tout commentaire, afin de laisser parler d’eux-mêmes
les objets et leur description, me bornant à ce qui me semblera
nécessaire pour souligner ou renforcer le spectacle et la gloire.

Tout au plus, avant de l’entreprendre, ce pèlerinage passionné, me
semble-t-il désirable d’attirer l’attention du lecteur sur le tour
particulier de la phrase de Madame de Blocqueville (dirai-je: le ronron
de cette grosse chatte?) qui, dans la description de son catalogue, non
moins que dans les notations de son agenda, rapproche, avec une
imperturbable sérénité et un sourire déconcertant, les éléments les plus
disparates et les sentiments les plus divers. De bonne heure on a dû
dire à la malheureuse qu’elle avait du tour, qu’elle excellait à
trousser le billet. C’en fut fait, elle était perdue, au moins pour la
tapisserie.

  EXTRAITS DU CATALOGUE DE LA SALLE D’ECKMÜHL

  Encrier de Jacob... un monstre à gueule béante reçoit l’encre, ses
  oreilles servent de porte-plume.

  Guéridon de forme ronde _(pléonasme)_. C’est devant cette table que,
  tous les 14 octobre, le Général de Trobriand nous racontait la
  bataille d’Auerstaëdt.

  Tabouret d’acajou, appelé _X_, de forme à peu près grecque. Étant sans
  dossier, c’était le meuble où l’on devait, jeune fille, se tenir
  assise.

  Chaise sculptée par Grohé, lors de mon mariage. Elle fut alors dorée
  et peinte par le Capitaine Ernest de Cissey.

  Une autre chaise. Le cuir noir qui la recouvrait, tombait en lambeaux;
  je l’ai remplacé par une bande de tapisserie, fort belle, relevée de
  peluche rouge.

  Deux corps de bibliothèque, ornés de perroquets, d’oiseaux d’eau, de
  plantes, _à la façon chinoise_... laqués d’un ton jaune d’ocre, relevé
  de rouge antique. Il y a aussi des niches du plus élégant dessin
  _persan_. Au-dessous de la corniche, j’ai voulu de grandes branches
  folles de jasmin, ce cher amoureux de la lumière. Les deux niches
  intérieures sont occupées par d’admirables vases... rapportés _de
  l’Inde_, par mon frère qui les tenait du gouverneur _anglais_[2].

  [2] Ailleurs: «Ils n’ont pas leurs pareils en France.» En réalité, ce
    sont d’assez jolis vases. Voilà tout. Encore la blague. Au reste,
    l’un d’eux est endommagé.

  J’ai voulu leur faire un écrin digne d’eux. Deux œufs d’autruche ornés
  de perles, à la façon _africaine_, donnés à ma mère, et reçus d’elle,
  pendent au-dessus des vases.--Dans les deux niches extérieures,
  terminant à pan coupé la bibliothèque, un nègre et une négresse,
  rapportés de _Venise_, d’un travail très fin, soutiennent un flambeau.
  Une petite lanterne chinoise, ornée de plaques d’émail, et de glands à
  beaux verres peints, pend au-dessus de chaque statuette.

  Ces bibliothèques, d’un prix considérable, sont aussi originales que
  charmantes.

Essayez seulement, si vous vivez encore, si le noir veut bien nous
prêter son flambeau ou, l’Empire du Milieu, sa petite lanterne, de vous
représenter ce que peut donner ce _chinois_ compliqué d’_antique_, de
_persan_, d’_indien_, d’_anglais_, d’_africain_, de _nègre_ et de
_vénitien_, sans oublier le _jasmin_, et vous deviendrez aussi fou que
les branches de ce cher amoureux de la lumière.

  Deux meubles en marqueterie... copiés sur des meubles du Roi Louis
  XIV.

N’oublions pas que, parlant de la Dame et de ses Soirées, d’Aurevilly
lâche le mot _blaguer_ et ajoute: «Tout du long de son livre, la
Marquise ne fait que cette vilaine chose-là.»

Suite des «blagues»:

  Deux armoires copiées sur des meubles de Madame de Maintenon, sauf en
  quelques variantes par moi désirées.--La seconde garde dans sa
  corniche les boutons de gilet du Maréchal et les chiffres de la
  Duchesse Arya-Eltha-Lucifera.

Ne manquez pas de reconnaître Adélaïde Louise d’Eckmühl, l’héroïne
déguisée de la villa; son noble père, avec ses boutons de gilet; elle,
avec ses boutons de jasmin.

  Une table à dessin... J’ai peint là un manuscrit sur parchemin et
  beaucoup d’autres choses.

Elle peignait aussi.

  Deux petites chaises (modèle étrusque) couvertes d’étoffe persane...
  et terminées, l’une par deux oies en bronze chinois servant de
  brûle-parfum, et posées sur les montants du dossier, l’autre, par une
  chimère et un personnage accroupi...

  Un élégant flambeau en bronze chinois... représente un ibis, _un
  prêtre ou une sorcière_: don du Commandant de Coatpont.

  Premier obus envoyé par l’armée de Versailles, sur le Palais des
  Beaux-Arts. Il a passé à quelques lignes au-dessus de ma tête, pour
  aller éclater dans mon appartement, le 25 mai 1871.--J’ai fait monter
  l’obus _qui a rasé mon front_, sur un petit bastion de pierre; et on a
  peint, dans le creux, l’ancien Palais Mazarin.

  Charmante statuette de bronze, œuvre de Monsieur Mouton... résumant
  une boutade de la Duchesse Eltha. L’homme à tête de porc, à cornes de
  taureau, à corps et à jambes d’autruche, à longue queue de renard et à
  mains de singe, sculpté par Monsieur Mouton est tout à fait amusant.
  D’un air mélancolique, ce jeune homme, fait d’un métal argenté, se
  tient debout sur un socle de porphyre rouge, gravé de cette légende:
  L’homme d’après la Marquise de Blocqueville. Exemplaire unique.

  _Boriko_... avec ses paniers arabes, de Barye, je crois. C’est le
  portrait vivant des chers petits ânes qu’on rencontre, à chaque pas,
  en Afrique.

  Portrait de la jolie Marquise du Luc... Pendant les combats de la
  Commune, une balle est venue piquer ce tableau, placé au-dessus du
  canapé où je m’étais réfugiée; j’ai fait placer cette balle, avec une
  inscription, dans le bas du portrait.

  Buste ancien[3], de grandeur héroïque... _On le trouve plus beau que
  celui du Louvre._

  [3] D’un Médicis.

  Joli petit melon chinois, en faïence de plusieurs verts, acheté par
  moi dans le singulier village hollandais de Brooke, afin d’être très
  convaincue, si je le retrouvais en autre lieu, que, pour la seconde
  fois, ce n’était pas en rêve que j’avais visité ce pays joujou.

Voici maintenant la collection de cachets. Le Musée Saint-Saëns a la
sienne, Auxerre ne pouvait faire moins.

  Voici le dernier que j’aie fait faire. Sur le socle doré, d’un
  éléphant argenté, est gravé _le refrain_ d’une vieille chanson
  française: «J’ai dans l’âme une fleur que nul n’a pu cueillir.»

Sauf votre respect, Madame la Marquise, la vieille chanson française
n’est rien moins qu’une poésie de Victor Hugo, et des plus célèbres,
dont le premier vers est celui-ci:

    Puisque j’ai mis ma lèvre à ta coupe encore pleine.

Celui que vous citez n’est pas exact. Il faut _ne peut_ au lieu de _n’a
pu_.

  Champignon de bois sculpté, monté en argent et gravé, en souvenir
  d’une parole de l’Écriture, d’un _élégant chameau_ et de Memento.

  Cachet de cristal, à lien d’argent, gravé en arabe du nom de Louise.

Au Musée de Dieppe, nous avons le cachet avec le nom de Saint-Saëns, en
caractères chinois.

  Joli paon de cornaline... J’ai fait graver sur ce bijou la devise du
  cachet personnel et de jeunesse du pauvre Empereur Maximilien:
  _Kallibiotik_, mot de la vieille langue des Bohèmes, qui signifie: par
  tous les moyens honnêtes, rendre la vie agréable.

Ne vous semble-t-il pas entendre Coquelin Cadet, sous les espèces de
Covielle déguisé, expliquer à Monsieur Jourdain les beautés de la langue
orientale, «qui dit beaucoup de choses en peu de mots» et faire suivre
de cacophoniques polysyllabes tels que, par exemple, _Kakarakamouchen_,
d’interminables interprétations, telles que «votre cœur soit toujours
comme un rosier fleuri» ou le souhait d’associer la prudence du lion à
la force du serpent?

M’est avis qu’un voyageur mauvais plaisant pourrait bien, avec son
_Kallibiotik_, s’être payé la tête de l’aimable Marquise.

  Petit sanglier doré, donné par une vieille amie de ma gouvernante.

  Trois balles ramassées Tour Malakoff et montées en cachet. Ce souvenir
  guerrier m’a été offert, à Alger, par le Colonel Renou. Sur la plaque
  d’argent, j’ai fait graver mon oiseau favori, une cigogne.

  Un pèlerin... Sur le pied j’ai fait graver, en mémoire d’une parole de
  Marguerite (?) un poisson volant et cette légende: _nec, nec._

  Grenouille trouvée, en Égypte, dans un tombeau, portant une scène
  bizarre profondément entaillée: _un diable à trois cornes semble faire
  danser_ un _crocodile_. Roger de Sédières, petit-fils de ma tante de
  Beaumont, m’a rapporté, de la terre des Pharaons, ce souvenir que j’ai
  fait monter, en argent oxydé, de fleurs de lotus.

  Grand cachet d’argent, autrefois commandé en Afrique, par le colonel
  Ernest de Cissey; il célèbre la Comtesse Louise, _avec la pompe
  Arabe_.

  Éventail énorme... commandé par Madame la Duchesse de Berry, et arrivé
  trop tard; il fut acheté à Fossin et mis dans ma corbeille.

Encore la vilaine chose stigmatisée par d’Aurevilly. Et ci-dessous:

  Écu d’argent... C’est dans cet écu que Louis XV, au jeu, passait ses
  billets à la Duchesse de Châteauroux.

  Pile de sous renversés par le tremblement de terre de la Guadeloupe,
  et mis en fusion par le feu; cadeau de mon cousin, le Vicomte Davoust.

  _Délicieux sabot pointu_ formant boîte... une chinoise lit sur le
  couvercle. Donné par la Vicomtesse de Janzé.

  Petit coffret... que l’on croit avoir appartenu à la Reine Margot.

Encore la vilaine chose.

  Deux énormes pendants d’oreilles. Je les ai fait monter par un
  sculpteur italien, Angelo Francia, Benvenuto Cellini au petit pied.

A la petite main serait plus juste.

  Deux bracelets... je portais souvent ces bracelets d’une ornementation
  riche et sévère, et ils étaient toujours admirés.

  Anneaux d’or... Ces larges bracelets rappellent les vieux bijoux
  grecs, autant que le _you-you_ arabe, le _jov-jov_ des anciens.

  Broche... ce bijou m’a été donné, le 17 mai 1864, à Rome, par la
  Princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, qui avait bien voulu me
  servir de marraine pour la confirmation. Je n’avais jamais été
  confirmée, etc...

  Plume de corail... elle me fut envoyée par la Princesse Carolyne, avec
  les lignes suivantes: «Cette plume n’est qu’un joujou, mais elle vous
  revient comme symbole de la vôtre; comme celle-ci, elle a trempé dans
  des vagues agitées et amères, dans des profondeurs où le vulgaire
  n’atteint pas et où se trouvent les perles précieuses, les naïades
  fantasques et tout un monde enchanté.»

  Cassolette... Émeraude sur le couvercle de cette _gracieuse petite
  marmite d’or_.

  Collier... La pièce vraiment curieuse du collier est un petit sequin
  d’or, qui ornait les cheveux de Lady Esther Stanhope, lors de sa mort,
  et qui m’a été rapporté d’Orient. Suspendu et mobile au centre d’un
  cercle d’or, bombé, doublé et bordé d’une légère corde, il porte écrit
  en lettres fantômes, d’un côté: _A Esther Stanhope, je fus!_ de
  l’autre: _à Louise d’Eckmühl, je suis!_

  Petite épingle d’or... bijou favori fait par un véritable artiste,
  Riballier, tué en cherchant un secret chimique pour blanchir les
  diamants du Cap.

  Broche... Ce bijou est attribué à Benvenuto Cellini.

Encore la vilaine chose.

  Deux croissants... Ces boucles d’oreilles données par la Comtesse de
  Gervillier, me plaisaient beaucoup et ont fait avec moi tout le voyage
  d’Italie, en 1878.

  La Comtesse de Chaponay m’ayant donné deux petites lanternes pendants
  d’oreilles, j’ai pensé que, si Diogène s’était contenté d’une lanterne
  pour chercher un homme, il en faudrait bien deux pour observer les
  âmes... et encore! J’ai donc fait enchâsser les gentils bijoux _dans
  un vrai conte de fée délicatement ciselé_.

  Pendants d’oreilles... Des deux boutons pend une corde souple, à
  laquelle est attachée une petite sonnette d’or, chargée de mots grecs
  et destinée à chasser le mauvais sort par son Drinn-Drinn.--Le modèle
  de cette clochette a été trouvé au pied d’une statue _dont j’ai la
  photographie_.

  Nous terminerons l’inventaire de cette collection de boucles
  d’oreilles par la description d’un roseau long comme une petite main
  et ayant la forme d’un bâton, que les indigènes de certaines parties
  du Brésil se passent dans l’oreille. Ils nous semblent pouvoir lutter,
  du moins pour la longueur de cet appendice, avec nos chers et patients
  et très calomniés baudets d’Europe.

  Bague étrange en or vierge curieusement travaillé et enroulé par un
  artiste nègre. Amand de Trobriand, ayant été envoyé en mission à
  Guinchabo, près du roi noir d’Attla, celui-ci lui donna ce bijou. Lors
  de nos désastres, le bon Amatifou envoya, en 1871, vingt mille francs
  pour le rachat de la France, son alliée. Bien des rois blancs n’ont
  point agi aussi généreusement que le noir Samaritain, dont je respecte
  l’anneau, cadeau du petit-fils de mon vieil ami.

  Bague des fiancés du Liban. Elle est composée de petites perles
  enfilées et de petits sequins d’or qui pleuvent coquettement sur le
  doigt.

  Bague en _prisme_ d’émeraude...

Chère Madame, on dit: _prime_!... Ce bijou vous a été donné pour votre
confirmation? Alors, vous méritiez la petite calotte!

  Bague d’or... Elle raconte mystiquement un rêve peint par Mademoiselle
  Roberts.

  Bague à étoile de diamants sur améthyste, plusieurs fois transformée
  avant de s’envelopper de lilas.

  Gros et long serpent d’or vert... C’est là vraiment une œuvre d’art
  qui mérite d’être mise à l’abri d’un jeune caprice _ou d’un héritier
  inintelligent_.

Pas très aimable pour la famille!

Suit une historiette, à propos de deux glands de perles:

  Une fois mariée je les fis monter avec des feuilles de chêne en
  diamants, puis ils ont fini par tomber, feuilles et glands, _du bec
  d’un Saint-Esprit_ d’opales et diamants.

  Coffret dans lequel Madame Louise de France, fille de Louis XV, avait
  donné ses belles émeraudes à la jeune Dauphine.

Encore la vilaine chose!

  Mosquée de Pondichéry, _sculptée dans la moelle d’un palmier_, avec
  ses minarets, ses terrasses et ses colonnades.

  Comme opposition à cette blancheur et à cette légèreté, nous décrirons
  un beau et lourd coffret monumental, doublé de bois de santal et
  _taillé, à côté, dans les noires cornes d’un buffle_.

  Figurines indiennes... indien monté à chameau; indien monté à vache;
  vache harnachée, mais non montée.

  Petite boîte de l’Inde, rouge, jaune et verte, contenant une souris.

  Échantillon de la fameuse herbe de _houla_... C’est l’Abbé Huc qui m’a
  donné l’herbe sèche que voilà.

  Joujoux Japonais: monstre jaune et tortue branlante.

  Miroir rond... enfermé dans une boîte en peau d’hippopotame, glace des
  femmes touaregs.--Cadeau du Consul d’Espagne.

  Savon de Jérusalem... rapporté par Monsieur Cirelli.

  Flacon de coco, sculpté à Brest, par un forçat célèbre.

  Intérieur d’une cellule de carmélite, introduit dans un petit œuf.

  Modèle, en miniature, du chapeau des femmes de Moulins, en 1847.

  Poupée habillée du costume exigé pour les baigneuses de Néris, en
  1874.

  Échantillon de la soie blanche que l’on tire du Sorgho.

  Petit balai dont le sommet frisé, perché au haut d’un bâton, terminé
  par une pareille boule plus petite, rappelle la tête d’un chien de la
  Havane. C’est avec de pareils instruments que, le vendredi saint, on
  lave les autels de la basilique vaticane. Dom d’Achille voulut bien
  m’en procurer un.

  Très grand album contenant un délicieux portrait du Chevalier de
  Paravey appuyé sur un pain de sucre...

  Dent d’un requin tué en Colombie, dans les chasses que le Général de
  Trobriand faisait avec Bolivar, chasses dont j’ai raconté quelques
  épisodes[4]. Je tiens du Général, _qui y attachait un prix de
  souvenir_, cette dent de requin.

  [4] Toujours dans _les Jasmins_.

  Coquille d’huître trouvée dans le Far-West, à une grande altitude, par
  le Général Régis de Trobriand. Je la tiens de lui.

Et voilà. Notez que, sauf pour les quelques derniers numéros, qui m’ont
paru gagner à se grouper ainsi, j’ai cité dans l’ordre.

Ce serait le moment, selon la belle expression de Shelley, de «laisser
le silence remplir la pause obscure». Mais comment, d’autre part,
résister aux réflexions qu’entraîne pareil défilé?

Je ne vois que la fresque de Gozzoli, au Palais Ricardi, et certains
passages de la _Tentation de Saint Antoine_, par Flaubert, qui me
semblent pouvoir lui être comparés. Il faudrait un Jérôme Bosch,
compliqué d’Aubrey Beardsley, pour représenter ce cortège d’amis, sans
doute loin de s’imaginer l’honneur réservé à leurs étranges cadeaux,
quand ils les rapportaient chacun de son point du monde. Geste spontané
et sans apprêt, qui leur assure, bon gré, mal gré, de se voir
représentés indéfiniment, chacun tenant son petit bateau, tant que ce
catalogue durera ou que se prolongera ma glose.

Je crois voir la Reine de Saba offrant au héros du Maître de Croisset
«le bouclier de Djann-ben-Djian, celui qui a construit les Pyramides»,
lorsque le Consul d’Espagne tend à Madame de Blocqueville ce miroir
rond, seule glace des femmes touaregs, enfermé dans une boîte en peau
d’hippopotame. Et voici le Commandant de Coatpont, avec son ibis, son
prêtre (ou sa sorcière); Mouton, avec sa statuette folle; la vieille
amie de la gouvernante, avec son petit sanglier doré; le Colonel Renou,
avec les trois balles de la Tour Malakoff, servant de support à une
cigogne; Monsieur de Sedières, avec la grenouille qui porte, sur le
flanc, un diable tricornard, faisant danser un crocodile; Monsieur de
Cissey célébrant la Comtesse Louise, avec la pompe arabe; le Vicomte
Davoust, avec la pile de sous renversés et mis en fusion par le
tremblement de terre de la Guadeloupe. Voici la Vicomtesse de Janzé,
avec son délicieux sabot pointu, et Mademoiselle de Boureuille avec sa
gracieuse petite marmite; la Princesse de Sayn, la marraine de
confirmation, avec sa plume de corail; la Comtesse de Gervillier avec
ses croissants, et la Comtesse de Chaponay avec ses lanternes.

Voici le jeune Trobriand, avec la bague du bon Amatifou, le roi noir
d’Attla, et le traducteur de Kheyam, avec le sequin de Lady Stanhope.
Voici Madame Émile Ollivier, avec la mosquée de Pondichéry, sculptée
dans la moelle. Enfin, les trois derniers, comme les trois Rois Mages,
présentent, l’un, Monsieur Cirelli, le savon de Jérusalem; l’autre, Dom
d’Achille, le petit balai du Vatican; et le Général Régis, la valve
étonnante, peut-être bien, simplement, après tout, laissée, sur un
sommet, par des touristes en excursion, des promeneurs en pique-nique.

                                   *

                                 *   *

Ce défilé que j’évoque, il eut lieu dans la réalité, durant près d’un
demi-siècle; et il ne tient qu’à vous d’en voir processionner le reflet,
dans les quarante-deux agendas que j’ai eu l’honneur de vous signaler,
et que nous allons examiner maintenant.

Je me souviens d’un document arabe, qui représente le Fils de David en
colloque avec la Reine des Fourmis. Celle-ci fait défiler de ses
sujettes, devant le Roi des Rois, pendant je ne sais combien de jours,
au bout desquels, elle apprend au souverain qu’elle en possède soixante
et dix fois autant.

Il demande grâce.

Il y a de cela dans les agendas de Madame de Blocqueville.

Il y a aussi une forme renouvelée de la doctrine de Nietzsche, la
théorie de _l’éternel retour_ de Madame Beulé, de Mademoiselle de
Lagrenée, de Miss Reed, des Diémer, des Dorange, des Rigodit, des Chiala
et _tutti quanti_.

Les quelques fragments que je possède, de cet interminable fatras, se
peuvent ranger sous trois rubriques. La première contiendra tout ce qui
ressortit à une vanité naïve et folle, une vanité de vieille petite
fille gâtée.

Elle-même en convient:

  «_On gâte ce mauvais Moi, et il a dormi._ Thanks to God!»

Parfois elle laisse passer le bout de l’oreille qui, pour ne pas être
aussi longue que celle de «nos chers baudets», laisse voir l’excessive
éclosion de son amour-propre:

  X... me souhaite de rester _belle, bonne, spirituelle_ et
  _captivante_, comme je suis. Poison insinuant que l’on boit avec
  délices, tout en n’y croyant pas.

Une petite pirouette finale, qui n’est là que pour attirer l’attention
et l’augmenter par l’apparente modestie; nous n’en avons pas moins notre
_confitentem ream_, laquelle, d’ailleurs, continue de se découvrir:

  La vieille Florence, mon ancienne cuisinière, en me trouvant
  _rajeunie, belle_ et _claire de teint_, a capté mon jugement. _Par un
  coin, on est toujours un peu sultan._

Et elle ajoute, par un de ces traits de comique involontaire, qui lui
sont particuliers:

  Je l’ai recommandée à une Dame qui, venue aux renseignements, est
  _tombée en extase devant mon caoutchouc!_

A qui la faute, si ce n’est à ses amis, vraiment un peu «monteurs de
coup.» Certes, le terrain est favorable, mais ils l’engraissent
terriblement. C’est elle qui le dit:

  On me promet l’immortalité la plus reculée.

Et les voilà s’interrompant d’apporter des «tortues branlantes» ou la
soie du sorgho, pour asséner des coups d’encensoirs, qui achèvent
d’exalter notre brave corneille:

  Fanny me dit qu’_en Suède et en Norvège_, tout ce qui me touche,
  passionne.

Cette Fanny pourrait bien être Miss Reed qui, dans ce temps-là,
chantait.--Oh! Mademoiselle, pourquoi contribuer ainsi à la crédule
infatuation de votre vieille amie? C’est, sans doute, pour cela que le
Bon Dieu vous a retiré votre voix. Comment l’en blâmer?

  Mon paquet fragile et ma lettre sortent des Jardins d’Aladin.

Il s’agit d’un présent envoyé à Octave Feuillet, qui remercie en ces
termes expressifs.

  Monsieur Enault s’étonne que des mains aussi petites puissent contenir
  tant de bienfaits.

Et il ajoute:

  En 70, on disait: la Marquise, dans le quartier, comme on disait
  autrefois: la Reine.

  Louis Teste parle avec enthousiasme des Soirées de la Villa des
  Jasmins, œuvre colossale!

  Madame Arthur Baignères m’a déclaré que, dans cette parure lilas et
  jaune, j’étais encore _ce qu’il y avait de plus charmant_, dans mon
  charmant salon.

Un Monsieur Chiala se dit _effrayé_ de l’esprit qui s’y dépense. Il y a
de quoi; on aurait peur à moins.

                   *       *       *       *       *

Gaston Planté déclare que la Dame a «semé le germe de toutes les
découvertes de l’avenir». Aussi vous verrez de quel accent elle le
pleurera!

Au reste, elle n’a pas à se plaindre de cette famille: le célèbre
pianiste, frère du précédent, se fait photographier «tenant à la main un
exemplaire de _Perdita_.»

Voici maintenant des religieux.

  Le cher Abbé Dumax donne l’hospitalité à mon jasmin dans son
  bréviaire.

Un autre (qu’elle avoue «menacé de folie») «rêve un travail sur la thèse
du jasmin».

                   *       *       *       *       *

Et c’est une épître d’un troisième qui lui arrache cette exclamation:

  Superbe coup de cloche du Père Anselme pour m’appeler à la conquête du
  Ciel!

Suite des litanies:

  Lettre de Monsieur Matout (?) _exaltant les dons qui sont mon partage_
  et de Valentine Bibesco qui tient à se glisser tout près de mon cœur.

  Mes salons décrits, mes livres exaltés, mes billets célébrés, d’un
  tour si vif et d’une allure si française qu’ils feront un jour la
  fortune des collectionneurs d’autographes.

L’un lui déclare que son visage est «de ceux qu’on n’oublie pas»;
l’autre qu’elle est «souverainement gracieuse parce que souverainement
bonne et admirablement belle, sous ses cheveux d’argent, avec son teint
lisse et reposé.» Une jeune demoiselle, à qui elle a envoyé un petit
bijou «_se relève la nuit_ pour l’admirer». Celui-ci lui parle de ses
_lettres feu d’artifice_; et celui-là l’intitule: _la Fille du Lion!_

Les cités s’en mêlent. Elle reçoit «un brevet d’honneur envoyé par la
ville du Havre».

De tout cela, elle se gargarise. Alors, elle divague, parle de son «soir
de triomphe», de son «suprême jour de beauté». Et elle ajoute:

  Les événements me conseillent la hâte. Inconséquence de l’esprit. Je
  crois à une fin prochaine de notre terre, et je tiens à m’y ancrer. Je
  voudrais _laisser une trace_ poétique[5].

  [5] Goncourt disait: «Si j’avais su que le monde ne devait durer que
    tant de milliards d’années, _je n’aurais pas écrit_.»

C’est fait. Elle continue:

  J’ai eu parfois, l’instinct que j’étais _le résumé vivant de toutes
  les aspirations et de toutes les douleurs de mon siècle_.

Excusez du peu!

C’est alors qu’elle se croit permis de faire la difficile:

  Vraiment la race humaine est prête à grossir le succès, comme les
  badauds grossissent les foules.--_Une trentaine de personnes
  refusées._

  Des lettres et des cartes à en élever un bastion.

Et elle ne fait exception que pour le Duc de Brancas, parce que,
dit-elle, «_il a jadis dansé avec moi!_»

                   *       *       *       *       *

Le plus curieux de tout cela c’est, qu’à d’autres moments que ces
minutes de vanité sincère, dont elle nous a fait l’aveu, elle poursuit,
dans les autres, ce péché mignon qu’elle cultive, pour elle, avec tant
de passion.

Déjà, dans le catalogue, elle nous apprend que le meilleur moyen de
tirer parti d’une personnalité farouche, est de _presser la pédale de la
vanité, seule capable de résonner dans une âme uniquement remplie
d’elle-même_.

Dans les notes, elle nous parle d’une amie possédée du «besoin de
s’occuper d’elle.»--«Elle est vraiment amusante, mais avec quelle
naïveté elle s’admire.»--«Elle sera très heureuse par sa naïve et
profonde foi en elle-même.»

La parabole de la paille et de la poutre réalisa-t-elle jamais pareille
application?

Et cependant, il y a la critique, la petite et la grande. Une de ses
nièces (oh! les familles!) fait chez elle une entrée brusque pour lui
annoncer qu’elle est _insultaillée par Étincelle_.--Mais, du terrible et
beau chapitre de d’Aurevilly, que pense-t-elle, que dit-elle?--Je n’en
relève qu’une faible trace, page 256 du Catalogue, à propos d’un article
de Pontmartin «sur M. Barbey d’Aurevilly», terminé par le conseil
d’aller se jeter aux pieds de ses victimes, Rue du Bac, puis Quai
Malaquais (Ces deux derniers mots _en capitales_).

C’est tout; mais les agendas du temps sont peut-être plus explicites.
Cela serait curieux à vérifier.

En attendant, elle reprend assez vite pied dans son illusion et
recommence à faire la risette. Ses correspondants et ses visiteurs l’y
aident. L’un d’eux a fait garnir son appartement, de glaces, _pour se
donner une illusion de galerie_. Elle serait bien capable d’en faire
autant, la bonne Dame, si la réception faisait défaut. Mais il n’y a pas
de chômage. Et, pour miroirs, elle a les yeux de Charles Buet, de Lizzie
Heckel et du Chevalier de Paravey.

N’allez pourtant pas croire qu’elle soit dénuée de _jugement_. Elle a
ses bonnes heures, où elle nous donne, de cette qualité, de sérieuses ou
plaisantes preuves, dont je compose un second groupe.

  J’ai attendu Madame de Rambuteau, venue me prendre pour me conduire à
  _Fédora_. Arrivée au théâtre, je me demandais si c’était bien moi.

  Cette pièce de Sardou est inouïe de médiocrité. Une mosaïque des
  Danicheff, un plagiat réaliste du premier acte des Huguenots.
  Seulement Fédora n’est point une Valentine et ne laisse pas partir son
  amant.

  Sarah Bernhardt est médiocre, sauf dans les deux derniers actes. Elle
  se roule comme une panthère, féline en vraie slave. Sa dernière robe,
  impossible, à fleurs immenses, est belle, étrange.

  Berton est bon dans le dernier acte.

  Une telle pièce est un triste symptôme de l’état mental de notre
  temps; donc, curieuse, mais point intéressante.

  Sophie Menter est véritablement grande artiste, simple et puissante,
  réunit la force à la grâce, rappelle le jeu de Liszt. Et ses yeux sont
  tout un roman.

                   *       *       *       *       *

  Mesdames Beulé et de Janzé sont venues battre l’air de leurs récits
  mondains.

La première est «aigre comme une grappe de raisin vert».

  Madame de Janzé me dit que c’est _le Gaulois_ qui a appris à la pauvre
  Madame de Beaumont qu’elle a un cancer.

La même visiteuse conte l’histoire du cocher de la même dame...

  S’arrêtant devant un christ dans les environs de Marly, et s’écriant:
  «C’est pitié, Seigneur Christ, de vous voir si maigre! On dirait que
  vous mangez avec nous à l’office de Madame la Comtesse.»

                   *       *       *       *       *

  Alix nous a raconté comment le Shah a envoyé un homme à cheval
  prévenir la Princesse Mathilde de sa visite, et lui dire de faire
  préparer une chaise percée et de l’eau glacée.

  En arrivant, sans se gêner, il a couru à la chaise, et mangé et bu en
  vrai sauvage.

  A Londres, il a voulu acheter Lady Roseberry, et même la Princesse de
  Galles, étonné d’une résistance au Shah de Perse.

                   *       *       *       *       *

  La belle Comtesse de Mailly-Nesle a ébloui l’assistance par sa fierté
  d’amazone.

                   *       *       *       *       *

  Valentine Bibesco se fait syrène, quand elle a besoin de vous.

                   *       *       *       *       *

  Monsieur Bourdeau, être pensant, parmi toutes ces cailles jacasses. Un
  vrai intelligent, _bien plus profond_ que son beau-père.

  Le Docteur Courbeyre, d’une séduction bizarre; des airs d’oiseaux des
  tropiques, sauvages et câlins, que je ne connais qu’à lui.

                   *       *       *       *       *

  Diemer, burlesque, jouant en moustaches, un rôle de femme, à
  Trouville, dans une comédie de Massa.

                   *       *       *       *       *

  Monsieur de Béthisy, si honnêtement vaniteux!

                   *       *       *       *       *

  L’ennui enterré avec lui, il me reste, du pauvre chevalier[6], qui
  m’aimait sincèrement, un souvenir affectueux et tout fait d’estime.

  [6] De Paravey.

  Monsieur de X...[7] faisant claquer son ratelier, comme un alligator
  de féerie.

  [7] Les noms sont dans l’original.

  Visite des Z... Elle, _qui a remarqué le départ de mon beau
  secrétaire. Elle a un œil de commissaire-priseur._--Quel triste mari,
  grognon, nul, ennuyeux comme _Excelsior_ où j’avais eu la sotte idée
  de les conduire.--Leur fils laid, mais spirituel; aussi éveillé que le
  père est endormi.

Suivent:

  Une grande grosse femme, de force à supporter les tristesses de la
  vie.

Une autre:

  Bouffie, importante et ridicule.

Une autre encore avec:

  Un chapeau-parapluie et une robe vert-printemps.

Des réflexions philosophiques:

  C’est un Allemand qui, me voyant debout, a voulu me donner sa
  place.--O chère vieille France, élégante et polie, qu’es-tu devenue?

Puis, comme elle est douloureusement malade, en même temps que sa sœur
et sa cousine, elle s’écrie:

  Trois parentes _ennemies_, ensemble torturées... dernière sympathie!

Ce dernier trait n’est-il pas assez beau, comme les autres sont assez
jolis?

Voici maintenant de ces traits de comique, notés ailleurs, et dans
lesquels il y a d’une drôlerie naturelle dont les effets lui échappent.

  Que de peine pour cette demeure d’un jour! On est venu conférer du
  Petit Saint-Thomas, décider une table de peluche. Il s’agit de ne pas
  paraître trop dépouillée aux yeux de mes nièces.

  M. V... ramenée aux souvenirs par la mort de son père, mais qui semble
  avoir trouvé les potiches vertes jolies.

  M... me demande tendrement à m’emprunter mille francs.

  J’ai copié du grand volume d’autographes en regardant sauter mes
  poissons rouges, installés par Aubert, sur la fenêtre de mon petit
  salon, parmi une forêt naine de plantes vertes et de fleurs, pour me
  remercier d’un habit du matin.

  Malade, ce jour de fête et de mort de ma mère, je me sentais
  indiciblement triste, et j’ai dû écrire vingt et une lettres pour
  décommander demain. Mon cœur voulait cet hommage pour le souvenir de
  Laprade.

  Une caisse de coquillages et une bécasse portant à la patte: Mes
  dernières volontés sont d’être mangées par Dame d’un grand cœur et
  d’un grand esprit.--J’ai reconnu l’essence des Trobriand, deviné
  Adolphe.

  J’ai lu l’office, terminé le Vicaire de Wakefield et reçu une bonne
  lettre de Monsieur Denormandie.

  Christine me dit que les fruits confits viennent d’elle, et me raconte
  les tristesses de sa vie.

Et, à la suite de cette bécasse testatrice, de ces potiches
lacrymatoires, et de ces _chinois_, recommence le cortège des cadeaux:

  Vœux et chocolats, dans une ravissante coupe de Bohème.

  Du gibier de Norvège et Madame Beulé.

  Alix, avec une gentille perdrix, mais triste.

  Une plume bénite pour moi par Léon XIII.

  _Et jusqu’à_ des cheveux de Monseigneur Bourget.

Serait-ce l’auteur de _Cruelle Énigme_ qu’elle appelle
ainsi!--Qu’arrivera-t-il, si elle va _jusqu’à l’altesse_?

Et, pour clore le défilé, voici paraître ses domestiques, lesquels lui
offrent (n’est-ce pas touchant?) un parapluie... qu’elle se refusait!

                                   *

                                 *   *

J’ai gardé pour la fin, trois notes qui demandent un peu plus de
développement, entraînant pour moi, souvenir et rêverie.

On sait l’attraction qu’exercèrent, en 89, sur les vieillards,
l’Exposition et la Tour Eiffel. Cette dernière surtout qui, le jour de
l’ouverture, fut prise d’assaut par des septuagénaires, un instant
rajeunis par cette inauguration de l’impossible.

La bonne Marquise fut de ceux-là. Elle nous conte son ascension avec
gaîté. L’an suivant elle devait mourir. Il semble que cette trêve de 89,
cette trêve à d’étranges, mais réels maux, lui ait été accordée pour
faire, sous cette forme exotique et cosmopolite qu’elle affectionnait,
ses adieux à la vie.

Adélaïde Louise, toute requinquée, va et vient du Quai Malaquais au
Champ de Mars. Elle rayonne, s’attife encore et, le soir, confie au cher
agenda: «Chacun est surpris de voir avec quelle élégance je m’habille.»

D’aucuns critiqueront cela. Je ne suis pas de leur avis. La vieillesse
est d’elle-même assez disgracieuse, pour que l’essai de réagir avec goût
me semble louable. Notre héroïne y réussissait-elle?--Là est la
question. Elle, vous le voyez, n’en doute pas. Mais laquelle de ses
manifestations lui inspirait un doute sincère?

Nous étions un peu jeune pour juger de ces atours, qui nous
apparaissaient bizarres, extravagants, en même temps que puérils[8].

  [8] Seraient intéressants à consulter, à ce propos, trois cahiers qui
    se suivent, au catalogue: _Mes coquetteries d’autrefois_, histoire
    des costumes; puis _Description de toilettes, etc..._ enfin, la
    _Clef des costumes_ des «entêtantes» soirées.

Elle était fort juponnée, et bouffante sur son canapé; elle faisait
penser à ces fillettes qui jouent en étalant et gonflant leur robe, à ce
qu’elles appellent: _faire un fromage_.

Ce fromage était surmonté d’une tête bien singulière; un visage à la
fois assez massif, aux traits assez fins, parmi lesquels, je m’en
souviens, des yeux bruns et brillants, un nez un peu fort, une grande
bouche aimable et rieuse d’où la voix sortait forte et timbrée. Mais
l’extraordinaire, c’était la haute coiffure toute blanche (je parle des
dix ou quinze dernières années) en racines droites, et qui avait
remplacé les bandeaux de naguère. On eût dit une vieille
Marie-Antoinette du Jeu Floral, ou si vous préférez, pour plus
d’exactitude, une Clémence Isaure, coiffée par Léonard. Mais ce n’est
pas tout. Cet édifice enfariné se couronnait de fleurs et de fruits en
abondance; oui, jusqu’à de petites pommes d’api en cire, que je revois
et qui se mêlaient aux fleurettes, comme dans ces bouquets sous globe
que l’on voit encore, en des vases dorés, dans des auberges de villages.

Les toilettes se composaient de combinaisons assez naïves. Jamais elle
ne donna dans le _grand faiseur_. Ce devait être fait à la maison, par
la femme de chambre, ou tout au moins par une couturière de quartier, et
sur un patron uniforme: une jupe cloche et le mantelet pareil, garni
d’un petit ruché régulier. «Ainsi troussée», elle s’asseyait au beau
milieu du canapé, sous son caoutchouc, et attendait le monde. Elle avait
l’air d’un gros joujou, d’une idole pour enfants, ou de l’une de ces
madones habillées d’étoffes et qui ressemblent à des poupées.

Revenons à l’Exposition, que je ne perds pas de vue, et où le personnage
ainsi décrit ne vous en apparaîtra que mieux, promenant son anachronisme
poudré et bouffant par la Rue du Caire ou parmi les restaurants du
Trocadéro, à s’exclamer sur les fontaines lumineuses.

Voici une phrase qui vous le présentera, et moi, par-dessus le marché;
elle est dans l’agenda de l’époque:

  «Le Pavillon Japonais, embaumé par de grands lis blancs d’un ineffable
  parfum, j’ai regardé avec intérêt les arbres forestiers réduits à
  l’état de jolis nains, dont le cher Abbé Huc m’avait tant parlé et
  dont le prix est de quatre cents à neuf cents francs. Un seul est
  acheté par le Comte de Montesquiou.»

La visiteuse ne dit pas lequel. C’était celui qui écrit ces lignes, dont
l’étendue, l’application et la sympathie amusée sont à sa louange.

Elle a bien pu penser qu’il s’agissait de moi, car elle m’avait connu;
mais, à ce jour, son commentaire se borne là.

Il doit y en avoir plus long ailleurs. En 78, où je lui fus ramené par
Pierre de Chaponay, à l’occasion d’un dîner pour Liszt, que je
souhaitais d’entendre.

Elle m’accueillit fort aimablement; mais que tout cela fut incohérent et
cocasse!

Le vieil abbé en soutanelle, avec sa tête de lion bougon, visiblement
las et embêté de ce qu’on sentait se préparer le concert à l’œil; avec,
en outre, le piège du voisinage d’une américaine qu’il avait, disait-on,
admirée autrefois et qui lui apparaissait aussi défraîchie que lui-même.
Mauvaise chère, dans la petite salle à manger, entre les vilains objets
qui se reconnaissent au Musée. Il y avait Mounet-Sully. En sortant de
table, je le jure, le grand pianiste, sans y être autrement convié, se
dirigea vers le grand piano, silencieusement l’ouvrit, joua trois airs,
se leva, sortit pour ne plus revenir, à la stupeur désespérée de
l’Amphitryonne toilettée et qui se préparait un triomphe, dont les
témoins projetés arrivèrent, une heure plus tard, encombrant l’escalier
de leur déception et de leurs plaintes.

Il me semble difficile que les babillards agendas ne racontent pas cette
folle soirée.

Nos relations se prolongèrent un peu; mais sans s’accentuer, ne
battirent que d’une aile, jusqu’au moment de s’envoler tout à fait.

J’étais sensible au comique de l’ensemble, mais moins qu’aujourd’hui et
l’ennui suintant du milieu, dans cet intérieur sans beauté, l’emporta;
je l’avoue, je tournai casaque.

Mais j’avais eu, de «la Fille du Lion» une vision bien antérieure.
Celle-là, au moment du mariage de ma sœur avec Cambacérès, propre neveu
de la Marquise. A l’occasion de ces noces elle avait probablement oublié
des inimitiés de famille, et paru à des dîners dans Savigny, le château
des siens.

Là, elle m’avait semblé plus grande (mais j’étais enfant) d’une assez
belle stature, brune, en bandeaux, avec une brillante expression de
visage, une coiffure de rubans noirs, et de longues boucles d’oreilles.

J’étais à table, auprès d’une Demoiselle Martin, gouvernante des petites
de Cambacérès. Et j’eus, dès lors, l’occasion de constater ce qui
m’apparaît mieux maintenant, le fâcheux esprit dont sont animées ces
institutrices. Celle-là ne cessa, durant tout le repas, de me _chiner_
la Marquise, à laquelle elle présentait d’ailleurs, le visage le plus
ouvert. Et je n’oublierai jamais l’étonnement avec lequel ma candeur
d’alors s’entendit conter, par cette Campan endiablée, que Madame de
Blocqueville possédait encore quantité d’autres noms et bien notamment
celui de _Marquise de Mille Savates_. (Elle aurait pu dire: mille
peignoirs).

Notez que tout cela se passait sous les yeux, presque sous le nez de la
Dame, à laquelle, s’interrompant de la dauber dans mon oreille, elle
envoyait par-dessus la table, des risettes et des douceurs.

Cette scène m’est restée présente, et je ne doute pas qu’elle n’ait eu
des suites, si je m’en rapporte à cette note des agendas:

  Zénaïde m’a parlé de Mademoiselle Martin en m’examinant. J’ai répondu
  par un silence de pierre.

La troisième et dernière note est plus délicate. Tâchons de l’aborder
délicatement. Elle a trait à ce qui pourrait bien être le _secret
sentimental_ de cette Comtesse d’Escarbagnas du Quai Malaquais,
laquelle, il faut l’espérer, vécut de meilleurs romans que ceux qu’elle
écrivit, enfin, ne fut pas de glace.

Je m’empresse d’ajouter (on le voit du reste à travers mes petites
querelles) que je la tiens pour une parfaite gentille dame dont comme
elle le disait fort bien, du Chevalier de Paravey «l’ennui enterré avec
elle, le souvenir me reste tout fait de sympathie et d’estime». Si donc,
je parle d’aventure, je n’entends rien qui ne soit digne d’elle, dans
les égarements du cœur. Elle avait été mal mariée; elle restait veuve et
libre. Je ne sais ce qu’on lui prêta. De plus proches d’elle par l’âge
et les relations pourraient en parler encore.

Je me contenterai donc de signaler ce passage significatif, découvert
dans l’un des petits cahiers:

  «Tout mon cœur tremble! Eustaquio administré, mourant, voulant me
  voir!--Tel est le rêve qui m’a éveillée, quand je murmurais: «Mon seul
  amour a été vous.»--C’est vrai, trop vrai.»

Il ne saurait s’agir ici d’indiscrétion. Le droit aux recherches dans un
Musée, ne peut pas être contesté; surtout, quand, ainsi que dans
celui-là, les moindres réserves ont été stipulées. Or, les agendas, non
seulement n’ont été ni détruits ni exclus, mais figurent au Catalogue,
bel et bien, pour la plupart, timbrés de bâtons de maréchaux, de
chiffres et de couronnes. Il ne pourrait donc être question, jamais, en
aucune façon, j’y insiste, d’en interdire, ni même d’en marchander la
lecture à ceux que la mémorialiste au petit pied (souvent dans le plat)
appelait: «des chercheurs de l’avenir.»

Je vais plus loin, je voudrais que de ses survivants amis (les parents
préfèrent toujours le silence) prissent la chose en main; que Madame de
Janzé (aujourd’hui Princesse de Faucigny-Lucinge), la séduisante Alix de
Choiseul-Gouffier, tant de fois mise en scène par ces intarissables
croquetons, que Miss Reed ou les Diemer assidus visiteurs de la
Marquise, se missent à piocher les calepins, pour en extraire et en
éditer ce qui peut intéresser ou amuser le monde. Ce n’est pas que je
croie à de grandes découvertes devant résulter de cet échenillage; ce
microscopique Saint-Simon, ce minuscule Dangeau s’arrêtait vite, pas
d’écrire (jamais!) non; mais de penser et de réfléchir. Néanmoins il y a
des surprises, des boutades parfois volontairement comiques, d’autres
fois inconsciemment, et ce ne sont pas les moins amusantes. Il y a aussi
des observations qui peuvent ne pas être sans leur menu prix, et des
jugements piquants sur bien des gens encore en vie. Enfin qui sait ce
que réserverait un déchiffrage approfondi de ce Journal? Je ne pense pas
qu’on y trouve «le germe de toutes les découvertes de l’avenir». Mais
enfin, qui sait? Car ainsi que le formule exactement, non pas le
Conservateur assez rébarbatif de la Salle d’Eckmühl, mais son gardien
bon enfant et doué d’esprit philosophique: «Y en a bougrement d’écrit
là-dessus. Elle en a mis du barbouillis.»

Quant à moi, j’ai fait ma cueillette, et crois pouvoir me vanter d’avoir
brodé, sur ce bas-bleu cher à d’Aurevilly, quelques attrayants ramages.

Drôlatique figure que celle de cette Philaminthe Napoléonienne, par
certains côtés si solennelle, par d’autres, si follette, bondissant hors
de son bain d’herbes, où elle fait, selon son expression, des
«coquetteries dans l’eau», pour aller recevoir un abbé, qui lui promet
la santé et lui prescrit des remèdes; entourée de son bestiaire (car les
monstres jaunes ne lui suffisaient pas; elle y ajoutait ses poissons
rouges, son doggey Consuelo, son chat Cendro et son izard privé Cawdor!)

Faudrait-il chercher beaucoup pour dénicher entre les bras de cette
«Romaine noblement drapée», cette oie qu’elle semble vouloir cacher,
comme la statuette de son muséum, mais que la tuméfaction de son jabot
dénonce au Monde?

Voici l’heure de la _philosophie religieuse_, dont elle a fondé le prix
à Toulouse, un beau jasmin de Riballier. Et elle se sent, c’est encore
sa locution, «emportée dans une transe pieuse et bleue».

Le moment arrive d’entendre ses visiteuses «battre l’air de leurs récits
mondains», car elle-même ne sort plus guère. Et elle pense à Salomon, en
entendant Madame de Janzé lui raconter les tristesses de sa vie.

C’est alors l’instant du dîner, dont elle écrit avant de se retirer: «De
par l’eau de Vals j’ai pétillé; dormait mon âme immortelle!»

Ce trait n’est-il pas charmant et bien caractéristique, oui,
caractéristique de sa vertu et de son aimable nature, un peu aussi de
son _aureæ mediocritatis_?

Une moins réservée aurait écrit: de par le champagne. L’eau de Vals lui
suffit pour pétiller; aussi ne pétille-t-elle jamais beaucoup plus
qu’une source thermale. On pétille selon ses moyens.

La porte s’ouvre, arrivent les habitués, les Janzé, les Diémer, Madame
Beulé, Mademoiselle de Lagrenée, que parfois elle paraît aimer, puis
qu’elle critique, Miss Reed et Lizzie Eikel, les Trobriand, les Coatpont
et, encore, des étrangers dont j’oublie le nom, espagnol, je crois, et
qui revient incessamment. Ceux qu’il baptise ne font pas de cadeaux, car
je ne les retrouve pas au Catalogue; mais si c’est l’époque du jour de
l’an, chacun des autres est _dona ferens_ et apporte, qui, «un délicieux
sabot pointu formant boîte» ou une «gracieuse petite marmite dorée».

Et à cela, elle n’a jamais résisté, la chattemite, ne résiste pas, ne
résistera.

On fait un _tresilio_, puis l’on se sépare. Et, avant de se confier au
sommeil, qui d’ailleurs se fait souvent prier, quand les huîtres
marinées ne figurent pas sur le menu, elle rouvre le cher confident de
ses papotages, lui apprend que des voisins de Villers, auxquels elle
croyait, viennent de se montrer au-dessous de ce qu’elle en attendait,
pour une question de lessive;--puis, elle décrit son costume vert et
lilas, en demandant à Dieu d’être meilleure.



II

LES MIRLITONS AZURÉS

        L’INVITÉE: «Baptiste, quelle est la poétesse que la Duchesse
        vient de serrer dans ses bras?

        L’ANNONCEUR: «Madame la Marquise est comme moi, nous ne
        connaissons personne aujourd’hui.»

        FORAIN.


Ayant eu l’occasion d’étudier, dans le précédent Essai, le personnage
d’une _Précieuse_ de la première moitié du dernier siècle, je me suis
demandé si un type semblable, ou seulement similaire, se pourrait
reproduire de nos jours, en tenant compte des modifications qui
résultent de l’_entourage_ et de la _mise_.--Mais n’est-ce pas déjà
beaucoup, étant donné ce que nous avons vu accomplir par ces deux
éléments combinés?

Quant à la mentalité résultant, pour Maîtresse Corbeau, de l’infatuation
due à la flagornerie des renards d’à présent, serait-il même besoin
d’insister beaucoup pour la faire reparaître? Certain «délicieux
chevalier» que nous voyons jouer un rôle de metteur en scène, dans
l’histoire du bas-bleu d’avant-hier, ne demande qu’à ressusciter (si ce
n’est déjà fait) pour organiser les «thés littéraires» où Mademoiselle
Vacaresco, bombant sous son noir, débite la Ballade Roumaine.

Il persuade aux mondaines, le chevalier, comme autrefois Caro, qu’elles
pourraient bien avoir en elles, les moyens (dirai-je: le moyeu?) d’un
Voiture. C’est lui qui les incite à éclaircir leurs crêpes, pour
déjeuner chez un tiers, avec Pierre Lafitte, et lui lâcher, au bon
moment, qu’elles ont «fait de jolis vers... hier».--Le décevant barbier,
lui, devait toujours _raser_ gratis, le lendemain... Elles, c’est
toujours la veille, qu’elles ont _rimé_, et pourtant, cela revient au
même.

Dès l’aube, elles ont apostrophé le berger de la montagne, trempé la
soupe aux herbes des champs, et leur mouchoir, des pleurs de la nuit;
puis, dans une branche du laurier d’Apollon, taillé la poutre qui doit
occuper leur œil, sans les empêcher de juger la paille des autres points
de vue. Ainsi nanties, elles se glissent aux réunions de _Fémina_, au
_Concours Sévigné_, au _Thé Conférence_. Le délicieux chevalier les
attend, à la sortie, pour les conduire au _Dîner des Poètes_, où l’on
vient de les élire. Dans l’intervalle, elles ont posé pour un
photographe de _Madame et Monsieur_, et on leur a pris une
interview.--N’est-ce pas, après tout, assez échauffant, de s’asseoir à
son bureau, devant un kodak, et d’affecter un air de Sibylle de Cumes en
invoquant la Postérité, et en composant des vers _à son édredon_?

Mais elles sont nombreuses, celles qui sortent aujourd’hui de ce
gaufrier et rien ne peut, ne doit sembler plus ordinaire. Il faudra
donc, pour que le type reprenne du relief, qu’il se greffe sur des
circonstances capables de lui assurer, avec abondance et continuité, des
développements falots et risibles.

Ces circonstances peuvent se rencontrer.

Quand notre Dame de Charité, lectrice-née d’un journal à charades et à
patrons, s’égare dans les officines d’un journal à palmes, elle y
rencontre les plus dodus encriers de la contemporaine production
féminine. Mais la quenouille, qui veut se faire aussi grosse que Madame
Bulteau, risque fort de perdre son lin, sans gagner de laine. Tout au
plus obtiendra-t-elle qu’on lui applique le titre travesti du roman de
cette éminente confrère; et, ce titre, ce sera, pour elle: _La Sueur sur
la Rime_.

                                   *

                                 *   *

Un des principaux obstacles à la réapparition, de nos jours, du type
dont je parlais plus haut, c’est, tout d’abord, et tout simplement que
_le Bas-Bleu n’existe plus_. J’ai dénoncé, ailleurs, les raisons de
cette faillite, selon moi, regrettable, si je le compare au type qui s’y
est substitué. La femme savante, même dans la mauvaise acception du mot,
ne valait-elle pas mieux, en effet, que la femme soi-disant _sincère_,
fort exactement définie par Monsieur Richepin, dans sa Préface au livre
de Monsieur Stoullig, l’autoresse «dénuée de style et de grammaire», la
poétesse «incapable de chanter quatre vers de suite se tenant», mais
très capable «de prendre une antiquaille pour une trouvaille en sa
gaucherie niaise et prétentieuse»?

J’ai moi-même ajouté quelques touches à ce portrait, dans ma réponse à
Émile Berr, à propos de l’Avenir de l’Aristocratie:

«En ce qui concerne les femmes, ces immunités vont plus loin, elles
tournent à ce que j’appellerais volontiers: l’_ovation dans l’œuf_. Une
autre que Madame de Noailles pourrait trouver mauvais de voir mettre à
son niveau, de si foudroyante façon, des Saphos si élémentaires. Elle
s’en gardera bien, puisque ce serait manquer d’esprit. Elle se
contentera d’en sourire. Il n’en est pas moins vrai que des dames
cessent brusquement de tricoter, pour délyrer, et remplacent les
aiguilles dont elles ourdissaient des coiffures pour de petits gueux,
par des calames, tressant, dressant, pour Apollon, des lauriers qui se
souviennent du casque-à-mèche.

«Ont-elles raison, ces Parques, de vouloir jouer les Muses? Elles
_brodaient au passé_; aborderont-elles à l’avenir?...

«Pour celles qui sont sincères, je conseille de se représenter l’accueil
qui serait fait à la nouvelle qu’elles ont perdu leur titre
(nobiliaire), leur fortune, leur hôtel et leur cuisinier. Peut-être
l’interview se ferait moins nombreuse, l’appareil photographique les
viserait moins, on se passerait d’elles dans les banquets et les
distributions de prix; traitements dont, au reste, elles n’auraient qu’à
se louer, s’ils communiquaient un peu d’hésitation à leur lyrisme, de
sécurité à leur syntaxe et de discrétion à leur génie.»

Ce portrait n’est pas du tout celui de la Précieuse d’avant-hier. Elle
avait beau se défendre d’être un bas-bleu, elle l’était parfaitement,
une femme savante, trop savante, à tort et à travers, j’en conviens,
mais avec, au moins, le mérite de son étude et de son effort.

Point n’était autre, cette Marguerite de Navarre à qui l’Évêque de Meaux
écrivait: «Madame, s’il y avait, au bout du monde, un docteur qui, par
un seul verbe abrégé, vous pût apprendre, de la grammaire, autant qu’il
est possible d’en savoir, et un autre, de la rhétorique, et un autre, de
la philosophie, et aussi des sept arts libéraux, chacun par un verbe
abrégé, vous y courriez comme au feu.»

Les dames dont je parle ne veulent, elles, rien apprendre que l’_Art
d’accommoder les restes_ d’Orphée, et d’en trousser un miroton,
aromatisé de laurier-sauce.

Un qui plaide pour leur cause, sans d’ailleurs y tenir beaucoup, et
plutôt pour donner satisfaction aux sentiments d’amitié qui l’unissent à
une de ces Demi-Muses, me disait récemment: «A-t-on le droit de chicaner
les gens sur les passe-temps qu’ils adoptent?»--La proposition n’est pas
soutenable. Et si les gens décident, ingénument ou non, de se moquer du
monde en lui donnant des vessies pour des lanternes, comment le monde ne
serait-il pas en droit de faire sentir aux gens qu’il n’est pas leur
dupe? Comment, en outre, cette déclaration ne serait-elle pas la
contrepartie de la joie qu’on peut et doit éprouver à honorer une
Desbordes-Valmore, dans le passé, et à vanter, dans le présent, un livre
comme _Les Huit Paradis_ par exemple?

C’est le même sophisme dont usait, avec une égale insincérité, un homme
de talent, cherchant à innocenter l’encrier de sa Dame: «Elle fait ça,
disait-il, _comme elle ferait de la tapisserie_.» Oui, la tapisserie,
c’est toujours à elle qu’il faut en revenir; mais non pour l’injurier,
comme voulait cet auteur, en la comparant à de la _cacographie_.

Beaux canevas, attendus par le point de Hongrie, espérés par le point de
Saint-Cyr, je crois plutôt vous avoir rendu justice quand j’écrivais à
une de vos anciennes fidèles, menacée de vous abandonner pour le point
d’admiration de la fausse gloire: «C’est déjà bien assez triste de ne
pas faire de la tapisserie! Une femme, selon moi, ne doit y renoncer que
si la Sapho qui est en elle,--ou qu’elle y croit,--l’emporte décidément
sur la Pénélope que, pour mon compte, je préférerai toujours!»

J’ai, pour cela, de bonnes raisons: je reçois, d’une dame Scandinave,
qui était venue voir mon palais rose, un coussin charmant; il porte
inscrit, en caractères de rubis, de grenat et de corail, de pourpre et
de sang, de feu, d’aurore et de fantaisie, le nom de ma demeure, tracé
de soies aux rougeurs diverses, laques sombres, carmins pâlis, les
premiers comme le jour quand il expire, les seconds comme le jour quand
il naît.--Oh! que ce coussin me repose! Non seulement d’être venu, des
pays du ski, servir à ma sieste; mais d’être un oreiller _auquel on ne
fait pas de vers_!... et dont l’Atropos qui le brode, m’apparaît comme
une parque d’élégance et de délicatesse, faisant justice du _Prix Vie
Heureuse_... et même du _Prix Nobel_!

Mon Zodiaque de lettres féminines est au complet. On n’y jetterait pas
une épingle,--même à tête bleue. Douze signes, douze cygnes.

J’y vois Madame EDMOND ADAM, la vaillante doyenne de nos auteuresses et
la robuste aïeule de nos politiciennes; GYP, qui est ma voisine et,
j’ose dire, mon amie; JUDITH GAUTIER, que je considère; DANIEL LESUEUR,
dont les facultés jouent avec une souple force, capable de redonner foi
en la vie; Madame ALPHONSE DAUDET, qui a un joli brin de plume aux
aiguilles de son tricot; Madame BULTEAU, qui traite ses lecteurs de
napoléonienne façon.

    Partout Lui, toujours Elle, ou brûlante, ou glacée,
    Leur image, sans cesse assiège ma pensée!...

MADAME GOYAU, dont la culture désarme et dont la bonne grâce attache;
MADAME DELARUE-MARDRUS, que j’admire et que j’aime; MADAME DE RÉGNIER,
que j’apprécie sans la connaître, et MADAME DE NOAILLES, que j’admire
sans l’aimer.

Enfin, la PRINCESSE BIBESCO, sur le seuil de ses Paradis, comme un
charmant Saint Pierre féminin dont le trousseau compte huit clefs; et
certaine montagnarde dont j’ai oublié le nom, qui fait du Théocrite dans
les Grisons, et du Lespinasse dans l’Engadine, brûle sur la glace, et
nous apparaît un peu comme une Religieuse Portugaise de la neige.

J’entends une voix me dire qu’un zodiaque féminin, dans lequel ne figure
pas Madame Séverine, a bien des chances d’être incomplet. Et comme je
suis de cet avis, je propose d’associer Madame Goyau et Madame Bulteau,
pour en confectionner de considérables _Gémeaux_. Deux têtes sous un
même bonnet, deux bienséances sur un même siège. Cela nous rendra, pour
l’auteur de _Pages Rouges_, le signe auquel il a droit, et que nous lui
offrirons de grand cœur.

Quant à la Duchesse de Rohan, elle s’est mise à _jouer aux Lettres_,
avec une puérilité enjouée dont je ne conteste pas la bégayante
bonhomie, et comme les enfants font des trous dans le sable, ou
organisent une dînette, au cours de laquelle une noix joue le rôle d’un
poulet rôti, cependant qu’une crotte de chocolat prend l’importance d’un
plum-pudding; elle malmène l’alphabet, elle tripote les mots qui
servirent à Montesquieu et à Chateaubriand, à Hugo et à Gautier (je ne
cite que ceux-là) pour construire leurs pyramides; et elle les dérange
en petits pâtés, pour ses amis et connaissances. Elle fait penser à des
écoliers brouillons et naïfs, qui auraient ouvert un médaillier, et pris
des profils laurés pour jouer au bouchon. Comme ces espiègles sont bien
gentils, on ne les gronde que juste ce qu’il faut. Seulement on leur
reprend les Césars, pour les remettre dans le médaillier... dont on ne
laisse plus traîner la clef.

                                   *

                                 *   *

«_C’est regrettable qu’il ne se soit trouvé, dans son entourage,
personne pour la décourager!_» me disait fort bien un jeune homme qui,
dans ce temps-là, ne manquait pas de clairvoyance, en me parlant d’une
de ces dames fâcheusement atteintes de ce que j’appellerais volontiers:
_l’incontinence du rythme_.

C’est bien dit, avec mesure, indulgence et sévérité.

Non, il n’a pas raison (et il le sait bien) l’ami du Quart-de-Muse,
quand il affirme qu’il ou elle a le droit de se divertir, aux dépens de
nos oreilles et de nos cœurs.

Notez d’abord que la personne prendrait elle-même fort mal, si elle en
avait vent, le plaidoyer de son défenseur, parce qu’_elle n’admet pas du
tout_ que son passe-temps soit, pour elle, un _amusement_, mais bien un
_labeur_; elle y insiste, pleurant, avec _sincérité_, les jours perdus,
par elle, pour L’ŒUVRE!--Non, il n’a pas raison, et il le sait encore
mieux, le subtil ami du d’Annunzio féminin, en affirmant que son Égérie
est en droit _de ne pas tapisser_. Quel service cette nymphe aurait-elle
rendu à Numa, si elle avait prétendu régner pour son compte, au lieu de
l’assister, dans son intérêt?

Là est la maldonne transcendante. Quand celles qu’on appelait autrefois
les Maîtresses de maison (avant l’invention de Madame Four) se seront
toutes mises à jouer du plectre, ce n’est pas chez elle qu’on ira jouer
de la fourchette. Et on n’aura pas tort: on y mangerait mal.

Non, une Maîtresse de maison ne doit pas être un d’Annunzio féminin,
mais un Mécène féminin, si elle est apte à jouer ce noble et difficile
rôle; et, si elle a le bonheur d’avoir un d’Annunzio chez elle, je lui
conseille de le prendre par la main, de le conduire vers ce qu’elle aura
de mieux à lui soumettre comme tribune ou comme cathèdre, au lieu d’y
monter elle-même et de s’y asseoir, en offrant à son public, moins
docile et moins louangeur qu’elle ne le croit (à quelques exceptions
près, prises dans l’aveuglement ou dans la flatterie) offrant, dis-je,
un spectacle assez semblable à celui du _Dormeur éveillé_, ou du
personnage qui en est l’équivalent dans le prologue de la _Mégère
Apprivoisée_.

Oui, représentez-vous qu’une simple lectrice (encore pas des meilleures
puisqu’elle s’endormira) s’endorme sur les œuvres d’un bon poète, et
qu’elle se réveille, persuadée par un songe (à moins que ce ne soit par
Monsieur du Bled, Monsieur de Bouchaud ou Monsieur Sarlovèze) qu’elle
est devenue ce poète lui-même. Vous voyez d’ici les amusants
développements, sans compter les enseignements, qu’un dramaturge
pourrait tirer de cette situation, jusqu’au réveil final, accompagné, je
le crains, de quelques nazardes.

Fallait pas qu’elle y aille!

Or, savez-vous ce qu’elle fait, en attendant la foudre, la
Demi-Muse?--Je le demandais, l’autre jour, à quelqu’un qui la fréquente,
et qui me répondit, sans que j’aie bien su démêler ce qu’il y avait de
blagueur ou de convaincu, dans cette réplique: _Elle jouit de sa
gloire!..._

Je préfère, je l’avoue, et infiniment, celle de la Dame qui,--au lieu de
chercher un Orphée dans son for intérieur, où ne se rencontre que
Morphée--regarde autour d’elle, et trouvant, hors de son âme, ce qu’elle
y poursuivait imprudemment, un _artiste vrai_, lui fait la fête et la
place qui conviennent, avec goût et avec grâce.

Mais si la Poésie est réellement en elle, et capable de s’exprimer,
combien plus grande sera la valeur de la Dame, quand elle fait, de son
plein gré, le sacrifice de ce don, lui préférant son _devoir_, qui est
d’accueillir un talent supérieur au sien, et de le célébrer, au lieu de
le contrefaire!

C’est le grand mérite de la Comtesse Greffulhe, d’avoir su comprendre
cette loi, et c’est l’hommage que j’ai tenu à honneur de lui rendre, sur
ce point, au cours du passage que je lui ai consacré dans mon Éloge de
Gustave Moreau:

«Certes! il y a quelque chose de _divin_, dans le fait de retrouver une
main, que pourraient distraire des futilités, sans cesse occupée à
exalter de nobles causes d’art; et cela, sans y mêler rien de pédant,
sans y ajouter des productions personnelles, qui en excluraient le
désintéressement; en un mot, sans rien perdre de sa grâce.»

Une autre Grande Dame, la Duchesse de Rohan, parut, un instant, aussi,
se complaire dans l’art désintéressé d’accueillir les Maîtres, de les
exalter et semblait devoir y exceller.

Je ne sais ce qui l’en a détournée; une simple distraction, je veux
l’espérer, et qui ne se prolongera pas, je veux le croire.

                                   *

                                 *   *

Un mien ami qui se fait un malin plaisir de me mystifier, m’apporte,
parfois, de soi-disant vers de poétesses à la mode. Je le soupçonne de
les fabriquer à mon usage, ces vers; mais comme il réussit à m’égayer,
je n’approfondis pas, et me laisse bercer par cette Érato incohérente.
Voilà sa dernière cueillette, dont je lui laisse la responsabilité:

    J’aime à me promener sur les bords de la Seine,
    Sur la berge fleurie ou sur le Cours-la-Reine...

Ceci, mon ami le chante sur un air de Café-Concert, avec lequel le
distique s’accorde, à vrai dire, assez bien.

Mais ce n’est qu’une entrée de jeu. Voici maintenant une veillée
mortuaire, dans une maison de paysans.

          Le cheval et la vache,
          Compagnons des labeurs,
          Veillaient après leur tâche,
          Tout près, _comme les sœurs_.

Mon ami trouve le dernier vers irrévérencieux pour les nonnes.

De prime-abord, cette critique peut paraître avoir raison. Mais, en y
regardant mieux, ne serait-ce pas le cas d’évoquer cette fameuse
sincérité dont parle Richepin, et de rappeler ces tableaux de primitifs,
en lesquels, dans le voisinage d’une crèche, on voit fumer des mufles et
renifler des naseaux, non loin de la touchante humanité des bergers et
des rustres?

On voit que mon ami exagère.

Le vrai, c’est que ces dames-maçonnes (ou qui auraient pu l’être), dans
leur empressement à construire un monument rival de celui d’_Horace_, en
oublient un peu trop la simple construction grammaticale. Il n’est que
trop certain, que celle qui s’écrie, dans un bel élan:

    J’étais sur le balcon, près de Louis de France[9];
    Il était à cheval...

donne à entendre, incontestablement, que ce balcon est de proportions
assez inusitées, puisqu’il supporte un cavalier avec sa monture. Or, il
n’en est rien; en réalité, la Dame est sur le balcon de Monsieur de
Nolhac, et à quelques mètres de la statue équestre de Louis XIV.
Seulement, cela, notre poétesse le sait si bien, qu’elle oublie de le
dire, sans s’apercevoir qu’elle dit tout autre chose, et d’assez
comique, ma foi! Heureusement que:

    Le célèbre Nolhac, l’érudit de sa race...

est là pour tout remettre en place: la dame, chez Vaugelas, le Soleil,
sur son socle, avec son coursier, et se voit récompensé de son
hospitalité, non moins que de ses soins, par ce bel hexamètre qu’on ne
lui envoie pas dire.

  [9] Cet auteur se plaît fort à faire apparaître nos grands rois dans
    ses petites machines. «Henri IV a passé... une branche a cassé...»
    sans autre raison que de fournir une rime, et la provision de
    chevilles nécessaires à l’établissement de la chose.

    J’ai pour amie une femme d’esprit qui, non seulement découpe et
    collectionne les strophes de cette poétesse, _mais les fait
    encadrer_. Après tout, l’encadrement c’est une _distinction_, quels
    qu’en puissent être les motifs. Tout le monde ne l’obtient pas. Mon
    amie aime mes vers, elle ne les fait pas encadrer.

Ce qui suit, mon ami l’admire, et il a raison. Il s’agit d’un caniche au
poil _jamais taillé trop court_.

Le citateur affirme, et je suis de son avis, que rien ne donne la
sensation de l’_infaillibilité_, comme ce _jamais_ appliqué à la tonte.
Les années, elles-mêmes, peuvent être d’inégale durée, bissextiles, en
un mot; les tondeurs d’hommes peuvent, une fois par hasard, émonder,
d’un ciseau distrait, une boucle d’Alcibiade ou d’Antinoüs, de d’Orsay
ou de Brummel; seul, le merlan de _Petto_ (c’est, paraît-il, le nom du
caniche, sans cesse égal à lui-même) réussit à faire se rencontrer, dans
la frisure d’un toutou, le tranchant d’Atropos et la ponctualité de
Saturne. Les queues des comètes pourront bien être rasées de trop près;
jamais celle du symbole de fidélité, qui associe en lui la mesure du
sentiment et la régularité de la fourrure.

Quelques personnes, feuilletant le même volume (à vrai dire, je ne sais
plus bien lequel, mais peu importe) blâment la hardiesse de certaine
apostrophe au vice-président de la Société Artistique des Amateurs,
l’honorable Monsieur Fournier, que l’auteur interpelle, en lui demandant
si, quelque jour d’orage, dans un petit trou pas cher, il ne se serait
pas, par hasard, senti:

    Le sel à pleine lèvre, auprès d’un cormoran?

A vrai dire, on se représente difficilement à pareille fête, le
sympathique père du sympathique Maire de Compiègne, debout, dans sa
tenue correcte, aux côtés de l’oiseau pêcheur, faisant claquer son bec
et gonflant son col, où se débattent sardines et maquereaux, rougets et
limandes!

Mais la Poésie a de ces audaces. J’ai gardé pour la fin celle qui me
paraît, entre toutes, mériter ce titre.

    L’étoile, dans la nuit, guide l’homme, vers l’anse...

fait un vers devenu célèbre, emprunté aux «fugitives» d’une grande Dame
dont, entre nous, j’ignore le nom, _que je préfère ne pas savoir_.
_L’Œuvre_ suffit.

J’entends dire que Sem projette d’illustrer cet étonnant alexandrin.
Voici comment il interprète la scène: un décor de profondes ténèbres,
parmi lesquelles, bras étendus, s’avance, en tâtonnant, un personnage
dans le simple appareil dit pan de chemise. Au-dessus, une étoile à cinq
branches, l’étoile en papier d’argent des Rois Mages, décoche un rayon
sur l’huis entr’ouvert d’une table nocturne, laquelle laisse s’arrondir
hors d’elle-même, pourvue d’un éclat blanc par l’astre démonstratif,
l’oreille du vaisseau ardemment évoqué par la confidence du pèlerin
noctambule. (Ouf!)

Et, pour plus de sécurité en même temps que d’autorité, le quatrain est
dédié à un ministre _plénipotentiaire_. J’ai nommé Monsieur Paléologue.

Est-ce en mémoire de ces citations, qu’un autre de nos amis (celui-là
«un tout petit peu méchant» comme disait, de lui, une auteuresse) avait
terminé, par cet hexamètre, le portrait d’une poétesse un peu trop
pressée d’arriver:

    «Et son désir d’écrire est un petit besoin»?

                                   *

                                 *   *

La cause de ces désorientations, sinon de ces désordres[10], réside et
se résume tout entière dans ce distique cité par Rivarol:

    Le charme de leurs vers sublimes et parfaits
    M’inspire la fureur d’en forger de mauvais.

  [10] L’enrôlement spontané, dans le bataillon des _écrivaines_, de
    dames qui n’ont aucune vocation pour cet art et aucune aptitude pour
    ce métier.

On commence par réciter le _Mouflon_ du Vicomte de Guerne; mais, à ce
jeu, le désir d’y aller de son Mouflon personnel ne tarde pas à naître;
et le premier mouflon se fait sans qu’on y pense.

Estimez-vous heureux, si le mouflon n’est pas bicéphale, comme le mouton
récemment mis au jour par une de ces éleveuses de Salon, au cours d’un
poème (?) qui m’apparaît tel qu’un _Roi des Aulnes_ de la tératologie.

    Et l’on n’en vit jamais d’aussi maigre à la foire.

C’est la bergère elle-même qui l’avoue, en nous décrivant son agneau
phénomène.

Ma foi, pendant que nous y sommes, pourquoi ne pas appliquer, à ce
Roi-des-Aulnes là, ce qui reste de ce vers auto-justicier?

    Et l’on n’en vit jamais d’aussi maigre... dans Schubert.

L’ardeur de créer ce qu’on _croit être_ un _Salon Littéraire_ s’en mêle,
et les petits succès de vanité qu’on y remporte, devant un public de
complaisance, transforment en une insatiable _pituite de vanité_, ce qui
n’avait d’abord été qu’un _apéritif de gloriole_.

Autre éleveuse:

En voici une qui a le toupet de déranger un grand journal (un peu bien
condescendant, ce me semble) pour lui publier des sornettes de ce
calibre. Elle se promène au milieu de ses bêtes dont elle se proclame
reine (Ce n’est pas moi qui le dis). Et elle énumère ses sujets:

          Écureuil est mon page,
          Lapin, mon écuyer.
          . . . . . . . . . .
          Et toi, chat qui sommeilles,
          Sois mon Prince Régent.

Voyons, n’en conviendrez-vous pas avec moi, plutôt que d’écrire ces
bêtises et de les faire imprimer, est-ce que Clotho ne ferait pas mieux
de coudre une brassière?

Vous me direz peut-être, avec l’Ami des Femmes Savantes, dont je parlais
tout à l’heure, que le mal n’est pas bien grand et que Banville se
contentait de tenir Bélise pour «une pauvre insensée presque
attendrissante».

Tout d’abord, si j’étais, moi, l’ami de Bélise, _je ne voudrais pas pour
elle de ce compliment-là_. Je me permets d’ajouter ensuite que je crois
préférable de ne pas confondre les _fugitives_ avec les _fuites_, et de
ne pas s’en aller mirlitonnant, comme cet autre barytonnait.

C’est le moyen de parler comme Monsieur de Krüdner; et le moyen n’est
pas enviable.

Quant à l’auditoire de ces hôtels de Ramponneau, l’éclectisme avec
lequel il est recruté apparaîtra suffisamment dans l’anecdote suivante.

Un jour que j’avais fait réciter, devant une de ces _Madame Muse_, un
poème de Pierre Dupont, j’eus l’étonnement d’entendre qu’elle me disait:
«Il était, l’autre jour, chez moi.»

Et comme je faisais observer, à ma gracieuse interlocutrice, que
l’auteur des _Bœufs_ ne pouvait, quelque désir que pût en éprouver son
ombre, avoir quitté son mausolée pour entendre réciter _le Mouflon_,
même dans un salon _select_, je dus me contenter de cette réponse: _En
tout cas, c’est un nom qui ressemble bien à ça._

                                   *

                                 *   *

Il existe cependant un public autre que celui de ces petits endroits,
desquels il est assez naturel, après tout, que les habitués
applaudissent au «tarte-à-la-crême» d’une Dame qui leur en offre leur
part. Mais cet autre public, lui aussi, n’est pas insensible à certaine
forme de _snobisme_, dans l’inférieure acception de ce mot, lequel peut
en avoir une _supérieure_, quand il signifie: _désir de s’honorer en
fréquentant de véritables grandeurs_.

Quoi qu’on en puisse dire, les publics ressemblent, de plus en plus, à
ces dîneurs sans appétit, qui négligent la pièce de résistance, pour ne
chipoter que la garniture et la quenelle.

La démonstration en fut encore récemment faite par une anecdote que je
veux conter, je m’empresse d’ajouter: sous toutes réserves, parce
qu’elle est due à la source dont j’ai parlé, à l’apport d’un ami
aimable, mais inventif, peut-être bien capable d’avoir fabriqué l’ana,
pour le besoin de la cause.

On prétend qu’un éditeur sérieux ayant projeté, même, en partie,
réalisé, une réimpression des PENSÉES DE PASCAL, laquelle lui
occasionnait de grands frais, qui devaient se couvrir par la
souscription, s’attrista de voir celle-ci ne pas donner ce qu’il en
attendait, mais au contraire, s’attarder et bouder avec une paresse
humiliante pour le sentiment contemporain et la mentalité française.

Comme il exprimait sa déconvenue, devant un groupe d’amis qu’il
consultait sur le meilleur moyen de remédier à ce marasme, l’un d’eux
parut réfléchir profondément; puis, tout à coup, avec la flamme que dut
avoir, dans les yeux, l’homme qui clama: «Mouillez les cordes!» au
moment où l’obélisque allait retomber, ce nouveau sauveteur, lui,
s’écria: «OBTENEZ UNE PRÉFACE DE LA DUCHESSE DE ROHAN!»

                                   *

                                 *   *

Je n’aurais pas demandé mieux que de finir sur ce trait, à la fois
profond et badin, beaucoup moins préoccupé de décocher une malice
personnelle, trop joyeuse pour n’être pas elle-même désarmée, que de
rechercher une vérité générale; mais quelques réflexions me sont encore
apparues sur le propos, et je préfère les consigner ici, dans l’espoir
de n’y pas revenir. Car il ne me plaît pas qu’on imagine que je veuille
prolonger ce débat. Le sujet m’a paru _plaisant_ et _opportun_. Je
l’avais abordé incidemment dans un autre article. Aujourd’hui, je
l’accoste avec plus de netteté; mais, je le répète, pour l’épuiser, en
ce qui me concerne.

Un de nos Maîtres a écrit que «le _génie_ est une _patience_». Il
faudrait dire de même que l’_Art_ est, avant tout, un _métier_, ou du
moins ne peut s’en passer. La Duchesse de Verluise serait très étonnée,
et fort mécontente, en un mot, se jugerait impudemment mystifiée si,
cherchant un cuisinier, on lui en offrait un qui jusque-là, titulaire
d’autres fonctions et seulement, la veille, charmé des jeux de couleurs
offerts par le mélange de la tomate et de l’omelette, aurait décidé de
se consacrer à l’art de Vatel, sans autre garantie, pour les convives,
que la subite passion de cet ancien cocher pour les œufs battus et la
crème fouettée.

La bonne Dame ne s’aperçoit pas que c’est pourtant ce qu’elle fait
elle-même avec les cordes de la lyre, dont elle nous sert les débris,
sous forme de boyaux de chats, qui se souviennent du miaulement de leurs
ancêtres.

Laissez les enfants à leurs mères, laissez les roses aux rosiers,
laissez les duchesses à leurs métiers, qui sont des métiers à
tapisserie!

Ah! _la tapisserie! la tapisserie!_ on dira que j’en radote, ça m’est
bien égal. D’abord parce que ce sera vrai, et que je m’applique à ne pas
être de ceux que la vérité choque. Savez-vous, Mesdames, que Louis XV y
travaillait avec passion? Sinon, je me forge un plaisir de vous
l’apprendre, dans l’espoir, d’ailleurs vain, de vous réconcilier avec
elle. N’importe! Apprenez qu’il faisait crever des postiers, sur le
chemin de Versailles, afin d’aller lui quérir, à Paris, l’écheveau dont
il avait besoin pour terminer un fond, ou compléter une fleurette?--Et
si ce détail ne suffit pas pour vous rendre au canevas qui vous attend,
que vous faut-il?--Une statue? Eh bien, je veux qu’on la vote, et
qu’elle soit la plus charmante du monde, avec son air recueilli, son
front penché sur l’aiguille au chas oblong, sur la souple aiguillée et
le réseau symétrique du tissu ajouré, qui ressemble aux alvéoles d’un
candide rayon, prêt à se remplir agréablement du miel coloré des soies.

Oui, une statue, dans le passé, à la Comtesse Mathilde, et dans le
présent, à Madame Delessert, à la Princesse de Beauvau, les deux
dernières qui, parmi nous, aient porté haut et beau la fidélité aux arts
délicieux des Parques de salon, les Dames filandières.

Revenons à la Duchesse de Rohan. Ce qui caractérise son art (?) c’est
_l’audace_. L’autre jour, elle se représentait occupée à faire des
achats, dans de Grands Magasins. Le bon Coppée eût approuvé le choix du
sujet; aurait-il (ce n’est pas certain) sanctionné la témérité de
l’image qui met en scène la cliente de feu Boucicaut et de feu
Chauchard, et la fait

    Acheter de la soie et de longs _fils de laine_?

Un autre aurait écrit: de longs _brins_ de laine. En effet, un brin
peut-être plus ou moins ténu, mais garde le droit d’être aussi long que
possible. Notre éminente acheteuse fait bon marché (c’est le cas de le
dire) des scrupules dont s’embarrassent encore l’entêtement du rhéteur
et l’hésitation du grammairien. Aujourd’hui elle nous dévide des fils de
laine; demain nous lui devrons de la laine de fil; après avoir
bouleversé les rayons d’Hélios, elle chambarde les «rayons» d’Hériot, et
je donnerais volontiers, pour épigraphe à la pièce, le vieux calembour,
autrefois inspiré par un roi de Grèce, dont on avait dit: «Il faut
qu’Othon soit philhéllène.»

C’est égal, je n’en tiens pas moins pour un heureux symptôme, le retour
de la dame, aux broderies de ses aïeules. Puissent les fils de laine,
vraiment dignes d’un magasin de _nouveautés_, la rattacher à un _métier_
qui, désormais ne soit plus celui de Lamartine retouché par La Palisse,
ou de Musset revu par Boquillon!

                                   *

                                 *   *

Sortant, un jour, d’une de ces matinées, dont certains invités
commencent par écrire à la patronne, pour solliciter d’elle la redingote
qui leur permette de se produire, une dame que nous appellerons Édith,
et dont l’avis, en ce temps-là, ne me semblait pas négligeable, me
saisit de cette conclusion discutable, déjà. «Comment ne pas tenir pour
une flatterie, à notre égard, le fait qu’_ayant tout_, elles veulent
encore _ce qui nous appartient_, le bel art d’écrire?»--Édith, je ne
suis pas de votre avis; et bien au fond, pas non plus vous-même. Jamais
le _distinguo_ ne fut plus nécessaire; jamais le «soyez plutôt maçon» de
l’honnête Boileau, ne résonna d’un plus urgent rappel; jamais la qualité
de la vocation ne dut être plus scrupuleusement interrogée qu’à l’heure
où Thersite se prend pour Tityre et pour Tyrtée, sans omettre Walter, ni
même Beckmesser qui a, du moins, pour lui, la supériorité de sa passion
pour la tablature.

Pendant que je suis en train de dire Thersite, j’ajouterais fort bien
THERSITIE. Si j’affirme qu’ils se tiennent tous deux pour Tircis et pour
Tiresias, c’est sous-entendre que je ne doute pas de leur bonne foi.
Pour cela on peut les plaindre autant et, si vous y tenez, plus que les
blâmer. _Le blâme est pour ceux qui les abusent._ «Si vous assistiez à
l’arrivée du courrier de THERSITIE, m’assurait quelqu’un, vous
comprendriez qu’elle soit leurrée; des noms sérieux, ou que, jusqu’à ce
jour, on crut tels, signent pour elle des protestations qui la déçoivent
et _consomment sa perte_.»

Quoi d’étonnant alors, qu’elle se méprenne sur l’intention de ses SEULS
VRAIS AMIS, ceux qui, par de légères piqûres, essaient de dégonfler son
illusion et de la rendre aux _doux devoirs où elle excellait_. Mais elle
n’en veut plus entendre parler! La voilà en cothurne et en péplum, la
bouche en O, à nous fournir une incroyable épreuve de Suétone moderne,
de César de Salon, LE NÉRON DU FÉMINISME!

Je lisais dernièrement un curieux plaidoyer en faveur de Néron, dont
l’auteur prétendait que ce Prince fut sincère, en _la croyance à sa
vocation d’art_. C’est en cela que THERSITIE lui ressemble. Admettez (à
Dieu ne plaise! nous ne voulons pas la mort, je ne dis pas de la
pécheresse, elle n’est que fautive, mais de la _pêcheuse de bravos_)
admettons qu’un feu de cheminée (la _cheminée_ est une grande
responsable dans ces affaires de déclamation salonnière) admettez qu’un
feu de cheminée fasse justice de tout ce faux semblant et, non content
de _roussir_ une bandelette indue, aille jusqu’à vouloir _griller_ notre
Néronnette; il est possible que, dans une dernière contorsion buccale,
applaudie par Mademoiselle Vacaresco, elle pousse la clameur suprême du
grand histrion Romain: _Qualis artifex pereo!_

C’est une figure à fixer, pour le théâtre contemporain et universel, que
le personnage de THERSITIE. Philaminthe d’Escarbagnas, trônant sur un
_Monde où l’on s’ennuie_ dont le Bellac serait Monsieur
Fournier-Sarlovèze. Car, il faut en convenir, c’est cet aimable homme
qui a tout perdu. Tout cela pour faire rimer _Greffulhe_ avec
_libellule_, sur la fin d’un dîner auquel, remarquez-le bien, se donne
grandement de garde d’assister la belle Comtesse.

Je serais surpris que Monsieur Hermant, qui pourrait le réaliser avec
tant de force et de finesse, ne se laissât pas séduire par un tel sujet,
à la fois mondain et social, si propre à mettre en valeur ses qualités
de dialogue et d’observation, de courtoisie et de satire.

Si je ne parle pas de Monsieur Bataille, pour cet accomplissement, c’est
que la matière, uniquement plaisante, ne me semble pas réserver de place
pour le pathétique poignant auquel cet écrivain excelle. Mais un tel
esprit a tous les registres, et son perpétuel renouvellement, à chacune
de ses manifestations, pourrait bien nous le faire apparaître, un jour,
tel qu’un Aristophane amer, élégamment tempéré par un Archiloque
sympathique. Enfin, quand je relis _Ces Messieurs du Tiers_, de Monsieur
Claude Berton, je songe à la belle pièce qui s’est émiettée dans ce
volume, et que ce jeune auteur nous rendra, sous d’autres aspects,
refondue et remaniée.

                                   *

                                 *   *

Revenons à THERSITIE. Je le répète, elle méconnaît ses _seuls vrais
amis, ceux qui la réveillent_. «Il est jaloux de mon _salon
littéraire_!» aurait-elle dit, de l’un d’eux.--Détrompez-vous, bonne
Madame, votre Salon, tant que vous ne cesserez pas d’y mettre en avant
votre mirliton bleu, ne méritera de s’appeler que le GUIGNOL DES
MUSES.--«Au reste, ajouta celui qui nous rapportait le propos, THERSITIE
ne demanderait qu’à s’égayer elle-même des chiquenaudes que lui valent
ses vers, plus ou moins luisants, mais elle a, paraît-il, une bru qui
prend mal la chose.»--«Çà, c’est une belle démonstration de l’esprit de
famille, à l’usage de ceux qui prétendent qu’il n’existe plus», répliqua
Timon qui passait par là. Et il conclut, non sans gravité: «En tout cas,
cela prouve surabondamment, n’est-ce pas? que cette jeune Dame _aime
mieux sa belle-mère que la littérature_.»

Ce n’est pas sans plaisir que j’ai retrouvé en tête d’une liste
d’_invités_, qu’il couronnait, ma foi! fort ducalement, le nom de
certaine Dame du Corbeau, qui s’était laissé persuader par des renards à
deux pattes, à force de naïveté de sa part et, de l’autre, à force de
flagorneries, de faire un sort à son blanc fromage de lettres, dans le
groupe des récitants et même des débitants, de façon à la fois médiocre
et tapageuse. Si ce _rétablissement_ est sérieux (car il s’agissait bien
là d’une _indisposition_) et que la ci-devant Muse le doive à des
critiques sagement inspirées, je le répète, elle fera bien de tenir pour
ses _vrais amis_ ceux qui les lui ont adressées, et de placer au rang
des _suspects_, ceux auxquels elle devra le mauvais souvenir
(heureusement vite oublié) de son échauffourée lyrique.

                                   *

                                 *   *

J’entends dire que les Auteuresses de la _Vie Heureuse_ projettent
d’élire, pour leur Présidente, la Duchesse de Rohan. Non seulement une
telle circonstance ne me trouve ni dénigrant, ni hostile, mais je lui
sais gré de me fournir une occasion de préciser avec netteté le
_distinguo_ dont j’ai parlé.

C’est une chose charmante que de voir une aimable Grande Dame à la tête
d’un groupe de nobles travailleuses (je parle pour celles-là). S’il s’en
trouve parmi elles (je le crains) qui feraient bien de retourner à
l’aiguille, qu’elles n’hésitent pas! Cette agile compagne, momentanément
délaissée par elles, au nom des tropes épointés et du lyrisme décousu,
leur piquera peut-être le bout du doigt, pour se venger du porte-plume,
mais ce sera tout bénéfice pour nos repenties, quand, la saison d’après,
au lieu de déconsidérer leur écritoire par la ponte d’un nouveau roman
informe et infirme, détaillé par Monsieur Ballot, elles honoreront leur
corbeille à ouvrage par l’éclosion d’un sachet bien odorant, ou d’un
coussin bien fleuri dont je ferai l’éloge, pour les dédommager.

C’est aussi, de la part de ces laborieuses, un geste intelligent que
celui qui leur fait mettre à leur tête celle qu’elles jugent justement
haut placée par la naissance et par le cœur. Cela prouve qu’elles ne
font pas uniquement cas du _mérite d’art_. La _distinction sociale_ leur
paraît aussi avoir son prix. Je leur donne raison, _à une condition_,
c’est que les démarcations soient nettement établies et que ces
ouvrières commencent par dire à leur affable Présidente, non pas:
«Grande Dame, cesse de vaincre!» mais bien plutôt: _Cesse d’être vaincue
à la bataille des mots et des rythmes!_ en un mot: «CESSE D’ÉCRIRE!»

La Duchesse d’Uzès préside comme cela, je crois bien, certaine
association de dames peintres et sculpteurs, sans compter un cercle de
femmes. Je ne connais pas les sculptures de la Duchesse d’Uzès. Si elles
sont bonnes, la Présidente fait très bien de les exposer. Dans le cas
contraire, elle donnerait un meilleur exemple en s’abstenant[11].

  [11] Depuis, la même dame s’est mise, elle aussi, à faire des
    Conférences, mais avec _sonneries de trompe_. Duchesse et Cor de
    Chasse; voilà un chant alterné, qui ne manque ni de piquant ni de
    piqueurs.

On sait la magnifique notoriété que s’est acquise la Comtesse Greffulhe
comme Présidente d’auditions musicales.

Je ne sache pas que cette Société célèbre nous ait jamais invités à
entendre des opéras de la belle Comtesse. Je ne le regrette ni pour
elle, ni pour nous, bien persuadé, au contraire, que l’incontestable
autorité de sa présidence, vient de ce qu’elle s’est sagement abstenue
de la compromettre par la recherche de succès personnels, sur un terrain
qui n’était pas le sien.

                                   *

                                 *   *

Une chose que j’en suis encore à me demander, c’est si les propos, quand
ils nous reviennent défigurés et détournés de leur sens, le sont par une
mauvaise foi initiale de ceux qui les ont proférés ou par les
rapporteurs. Voici, par exemple, la Comtesse Norbert de Fitz-Rabbin,
laquelle, de sa voix de canard mégalomane, aurait dit, de Timon: «Voilà
deux ans que je ne le connais plus.»--Mis au courant de cette parole,
celui-ci répliqua: «Ce n’est pas mal, pour un _canard_ hébreu et
allemand; mais enfin, c’est un canard tout de même et, par suite, une
erreur; vu que, si la Dame avait bien voulu parler franc, elle se serait
contentée de dire: _Voilà dix ans qu’Il ne me connaît plus_!»

Décidément, il y a tout lieu de le craindre, la sincérité ne s’est pas
réfugiée dans toutes ces _boîtes à thé_ que sont devenus les salons
d’autrefois. En voici une dernière preuve.

Nul n’ignore que, depuis un certain temps, des Messieurs et des Dames du
meilleur monde, les uns désargentés, les autres besogneuses, se sont
improvisés reporters et, à peine dans le tympan le dernier hémistiche de
Tirésie ou de Tircythère, de Tityrette ou de Tyrtéa, s’en vont fournir,
aux grands quotidiens haletants, le nom des privilégiés que vient de
charmer l’asclépiade estropié ou le phaleuque pauvre.

Mais voici ce que je suis avide de dénoncer et dont je suis surpris que
_la vindicte des innommés_ (on pourrait l’appeler ainsi) n’ait pas fait
justice: chacun de ces Messieurs, chacune de ces Dames folliculaires,
obéissant à de personnelles prédilections, ou à ses propres antipathies,
omet volontairement dans sa nomenclature, l’élégante qu’il ou elle veut
humilier, l’homme d’esprit qui leur porte ombrage. Il en résulte que
chacun des comptes rendus de la même réunion relate des noms différents,
ce qui déroute la province, et quand je dis la province, je n’excepte
pas Paris lui-même. Hormis la Comtesse Edmond de Pourtalès, qui n’a que
des amis dans le journalisme du monde (si j’en juge par ce fait que son
nom continue à inaugurer la liste de _tous les assistants_, de _toutes
les assistances_, _partout_ et _toujours_, même quand la Dame est
retenue au temple ou au foyer, au rouet ou à la prière) aucun autre nom
ne peut être sûr d’échapper au crible du Vicomte d’Eaque, devenu
gazetier, ou du Baron de Minos, fait courriériste, sauf, bien entendu,
deux autres noms, lesquels ne sont pas moins sympathiques, je m’empresse
de l’ajouter, que fondamentaux, mais qui finiraient par donner à croire
aux étrangers et aux indigènes, que Messieurs Fournier-Sarlovèze et Becq
de Fouquières (ne pas confondre avec l’auteur des CORBEAUX),
représentent à eux seuls, toute l’élégance de Paris, tout son esprit,
toute son aristocratie.

Ce serait exagéré. C’est _beaucoup_, mais ce n’est pas _tout_.

                                   *

                                 *   *

En guise de conclusion, lisez ce passage de la _Corbeille des Roses_ de
Monsieur Jean de Bonnefon, page 109:

«La Duchesse de Rohan fait des vers qui boitent non d’un pied, mais «de
l’un et l’autre côté» comme dans la Bible.--Cette Dame est utile; elle
résume la nullité artistique d’une société qui l’admire. Pour signer
d’un si grand nom des choses aussi insignifiantes, sans soulever de
colères, il faut appartenir à un groupe frappé de mort.--La décadence
est plus belle que la jeunesse. Mais la littérature de Madame de Rohan
n’appartient pas à la décadence. Pour descendre, il faut avoir atteint
un sommet. Ce qui manque précisément dans la poésie (?) de cette femme
racée, c’est la race. L’effort d’une servante en retraite qui ne saurait
pas le français serait en tout semblable aux produits littéraires de
cette duchesse...»

Inscrivez, en regard, cette citation de presse:

«Une candidature intéressante à la Société des Gens de Lettres, celle de
Madame la Duchesse de Rohan, qui est présentée par Messieurs Paul
Hervieu et Jean Richepin, de l’Académie française.»

Qu’est-ce que cela prouve?

Premièrement, cela prouve, si la première de ces opinions n’a pas tort,
une vérité bien connue, mais qui n’avait jamais reçu de démonstration
aussi évidente, à savoir que _la plus faible apparence de talent_ n’est,
_en aucune façon_, requise pour faire partie d’une Société Littéraire.
Au reste, à quoi serviraient les _distinctions_, si ce n’est précisément
à consoler de ne pas avoir de talent, ceux et celles qui ne demandent à
la soi-disant pratique d’un art, que de les mettre en vedette. Le talent
n’est pas pour les _vaniteux_, mais pour les _orgueilleux_, il _suffit
seul_.

Deuxièmement, cela prouve que des hommes, il semblerait, entre tous,
marqués pour maintenir les traditions et faire respecter le langage,
acceptent de patronner publiquement des sujets entièrement dénués des
qualités techniques, lesquelles désignent à la sollicitude d’un tel
protectorat. Or, dans un portrait du premier de ces deux immortels, je
vois mentionné ce trait de son caractère: «Une _indulgence_ qui prend
soin de n’être jamais _complaisante_.» Voilà un _jamais_ qui vient de
rencontrer une _exception_.

Mais ce n’est pas la seule, l’éminent co-parrain en fournit une pour
faire la paire, et une qui ne craint pas d’aller jusqu’à la plus
flagrante contradiction. Relisez plus haut le passage que j’ai cité,
d’une préface où il est parlé de l’autoresse _dénuée de style et de
grammaire_, de la poétesse _incapable de chanter quatre vers de suite se
tenant_, mais très capable _de prendre une antiquaille pour une
trouvaille, en sa niaiserie gauche et prétentieuse_.

Qui donc a écrit ce morceau judicieux, capital et cinglant, si bien fait
pour donner satisfaction aux esprits «affamés de justice»?

Eh bien! mais, précisément, Monsieur Richepin lui-même!

Logique! logique! Ce sont bien là de tes coups!--Concession! Concession!
Ce sont bien là de tes crimes!

La Duchesse de Rohan sera de l’Académie.

                                   *

                                 *   *

Est-ce pour ne pas mentir à ces hautes ambitions exaltées pour elle, que
le talent (préférez-vous l’art?...) de la Duchesse de Rohan vient de se
transformer, en cinq sec? Adieu les gentils coqs-à-l’âne d’hier, si
réjouissants dans leur bonhomie naïve! L’allumeuse de _Lucioles_ s’est
mise à pondre, comme les oiseaux qu’elle a si allègrement chantés,

        «Pondez, pondez, poules de Pâques
        Et pondez-nous de jolis œufs!
        Au bazar de la Tour Saint-Jacques[12]
        On les vendra dix sous pour deux...»

s’est mise, dis-je, à pondre (et, cela, dans la propre chaire--_horresco
referens_--dans la personnelle cathèdre de Madame Bulteau, qui doit la
trouver mauvaise,)--de gros morceaux de prose hirsute et de _pathos_
pontifiant. Plus rien du crû de l’Oust, ni du clos du Deffé. On dirait
du Bouchaud débouché, démarqué, tarabiscoté, même _vacarescoté_, ce qui
est pire. On ne m’ôtera pas de l’idée que cette Mademoiselle Cormon de
la Littérature, a dû promener ses tropes sur l’écritoire de la
Philaminthe Celte. Vrai, c’est aussi _rasoir_ que ça!

  [12] Charmant euphémisme pour dire «Bazar de l’Hôtel de Ville», sans
    être accusé de faire la réclame au profit d’une maison; seulement
    voilà, cela crée des passe-droits. La dame va brouiller les
    monuments. Par bonheur, elle ne saurait manquer d’écrire quelque
    chose sur Séville, avant qu’il soit longtemps. Alors, selon toute
    vraisemblance, l’Hôtel de Ville reprendra ses droits. Mais
    peut-être, les prix auront augmenté.

Et, de bout en bout, plus le moindre petit mot pour rire (si ce n’est
_en bloc_). La bonne Dame, qui n’avait jamais lu que Botrel, vous cite
Homère, gros comme le bras de Madame de Montgomery. Est-elle donc allée
à l’école chez Monsieur du Bled?--Quoi qu’il en soit, adieu tout
l’arriéré de bonne franquette prosodique! On se prend à le regretter, en
face de cette pédagogie mal assimilée et de ce pédantisme cousu de fil
blanc, qui semblent prétendre à «river des clous» si ce n’est à «boucher
des coins» (sans le moins du monde y réussir) et qui ne décrochent que
cette timbale, laquelle est à la portée de toutes les principautés, et
qui est d’émerveiller Monsieur Sarlovèze.

Et pourtant si! le petit mot pour rire, je l’ai repêché dans ce solennel
fatras; c’est quand la narratrice (qui, j’aime à le conclure, ne se
prend pas trop au sérieux) se voit, sur je ne sais plus quelle
frontière, contester sa personnalité ducale (voilà ce que c’est que de
patoiser!) par une douanière qui se représentait sans doute autrement
les tempes ceintes de couronnes fermées.

    «Oh! que ce _quoi qu’on die_ est, pour moi, plein de charmes!

Oui, quoi qu’on die, je la retrouve là, notre aimable hôtesse d’avant la
fatale crue des grandes encres; dépouillée de toutes ces bandelettes
roumaines qui ne sont que des bandeaux de Colin-Maillard, reprise aux
enchantements d’Alcanter de Brahm, elle m’apparaît prête à repiger le
droit d’aînesse de sa vieille gaîté, échappée, par miracle et grâces à
Dieu, d’entre les féculents de Madame de Baye.

Hélas! vain espoir, éclaircie d’un instant! Adieu paniers, vendanges
sont faites, des métaphores sans suite et des bouts rimés sans queue ni
tête. Adieu corbeilles à papiers, débordantes de _cuirs_ saugrenus et de
joyeux _lapsus_! On nous a joué le tour de rentrer tout ça, qui
heureusement ne s’absente pas sans laisser d’adresse. C’est aux soins
obligeants de Lemice-Terrieux, baie des Lestrygons, dans l’_Odyssée_!

Encore un mot.

On se souviendra peut-être que je me suis demandé s’il était toujours
temps de rendre à la Grande Dame, si malencontreusement transformée en
petite muse, le service de restituer la seconde à la première, au point
de ne plus entendre parler de celle-ci; et qu’un interlocuteur m’avait
répondu: «Il est trop tard.»

--Était-il réellement trop tard?

Peut-on supposer que la rimeuse éolienne ait eu connaissance de
certaines petites mercuriales, et, plus ou moins consciente du service
que, _sincèrement_, elles voulaient lui rendre et quoi qu’en puissent
penser ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur encensoir,
n’en ait pas moins fait son profit? Il est sûr que la composition paraît
s’étancher, la récitation, se résorber. De temps à autre, de loin en
loin, les clients des thés poétiques, terrifiés de se voir reprendre
leur verseuse ducale, exaltent bien encore le débit acclamé d’une
sornette philosophique; tout de même les rechutes sont moins fréquentes,
il y a du mieux.

Ce qui ferait croire, même à des satiriques modestes, qu’ils pourraient
bien avoir quelque part dans cette amélioration, c’est l’obéissance
abusive à l’un de leurs conseils (on voit que de tels critiques
n’abusent pas, eux, de la victoire). «Nulle ne serait mieux qualifiée
pour ce titre de Présidente, on n’en saurait trouver de plus affable...»
formulait un libelle bienveillant[13]. Malgré tout, l’auteur n’entendait
pas, avec ce seul propos de consolation, créer, du même coup, un tel
nombre de fauteuils présidentiels, pour un même séant, fût-il bienséant,
parmi tous. Présider, la même année, aux destins de Shakspeare et à ceux
d’Ingres, n’était-ce pas déjà beaucoup, même pour une fringale de
sièges; était-il besoin d’y ajouter encore un discours de réception, en
l’honneur de Madame Paquin, dans je ne sais plus quel cercle?

  [13] Ce n’est pas l’avis de tout le monde; une raison de plus pour que
    ce soit _le bon_. Quelqu’un me dit avoir rencontré, dans une gare de
    banlieue, une petite dame qui gesticulait, levant au ciel de petits
    yeux et de petits bras. Elle parlait de tels ou tels châtelains du
    voisinage et vociférait: «Montesquiou a écrit sur eux des choses
    affreuses!»

    Je demandai le nom de la crieuse; c’était, me dit-on, une
    provinciale, qui habite Fontainebleau, régalée chez ceux qui, dès
    lors, lui paraissent _intangibles_. Un nom qui finit en _i_.

    C’est tout ce dont le narrateur se souvenait.

    J’ai répliqué: «Disait-elle au moins, que le livre était bien?»--On
    m’a répondu: «Pas du tout! Elle était _furieuse_».

    Un voisin de ladite dame aurait encore formulé, parlant de l’auteur
    d’_Une Petite Mademoiselle_: «Il vient de publier un volume dans
    lequel il tape sur toute sa famille.»--Ce n’est pas exact, je n’ai
    pas parlé de lui.

    Me voilà tenu de le dédommager.

Comme je demandais à quelqu’un la raison qui faisait s’unir tant de
hampes et de bâtons, de sceptres et de thyrses, dans une main, sans nul
doute, aristocratique, mais peut-être mieux faite pour le crochet
tunisien ou la broderie anglaise, la personne me répondit: «C’est
vrai... MAIS IL Y A UNE TOMBOLA!»

Cette parole fut le Chemin de Damas de mon incertitude et de mon doute.
Je compris, une fois de plus, que «Dieu fait bien ce qu’il fait» comme
l’affirme notre bon La Fontaine, dans _le Gland et la Citrouille_. Si
les dieux des méchants païens ont créé la Muse de la Danse, et celle de
la cadence, celle du rire et celle du sanglot, il convenait que le Dieu
des bonnes gens leur adjoignît une sœur officieuse, une dixième muse,
_la Muse de la Tombola_, mêlant aux boutons des lotus d’Homère, les
boules du loto, fatidiques et tumultueuses.

Veuillot comparait Hugo à une cloche, dont le métal, fait d’alliages
divers, résonnait tour à tour sous des impulsions que l’écrivain des
_Odeurs_ jugeait par trop dénuées de rapports entre elles, et parmi
lesquelles, je m’en souviens, il citait Polichinelle et Garibaldi.

Après avoir vu donner à l’homme de Guernesey, le titre de cloche, il ne
me semble pas qu’une Muse, si ambitieuse soit-elle, puisse juger
offensant d’être comparée à une clochette; et si cette clochette tinte
au nom de Madame Éloffe, après avoir sonné en l’honneur de Shylock et de
Monsieur Bertin, cela vient de ce que ce n’est pas tous les jours
dimanche.

Et quand toutes les Présidentes du monde viendraient nous certifier que
ces incohérences et ces disproportions représentent l’aléa d’un «rôle de
Mécène» (_sic!_) nous ne ferions aucune difficulté d’en convenir, à la
condition qu’on nous permette d’ajouter que, s’il existe des Muses de la
Tombola, il peut bien y avoir aussi des _Mécènes qui abattent des noix_.

                                   *

                                 *   *

Une nouvelle boîte de petits fours vient d’être mise en vente, sous la
même marque; ceux-là, d’inspiration saline; quelques-uns au fucus et au
varech, d’autres au goëmon et à l’algue; mais la plupart, à la
camomille. Cela s’appelle modestement: _Souffles d’Océan_. Rien que ça!
Comme _Oceano Nox_.

Une chose qui pourrait confondre, c’est que celle qui les glace ne
s’aperçoive pas de ce qu’il y a de téméraire à déranger l’Océan, pour
cette tempête de ventilateur.

Je me souviens d’avoir rencontré, un jour, dans un bureau de poste, une
dame, à qui l’employé demanda son adresse. Elle répondit: _Villa Soupir
des Flots_.--Voilà un titre pour notre poétesse.

Malheureusement, de cette tournée, de cette fournée, je connaissais
déjà, je ne dis pas les meilleures, mais les _bien bonnes_. Tout de
même, pas toutes. Le phénomène traditionnaliste, qui veut bien s’appeler
encore «Mouton à deux têtes», dans une note en bas de page, arbore le
titre plus relevé, de «Bélier Bicéphale», quand il se hausse jusqu’à
l’intitulé. On sent qu’il a fait toilette pour Mademoiselle Vacaresco.
Inutile d’ajouter qu’à défaut de probité _littéraire_ (qui, celle-là
n’est pas à la portée de toutes les lyres) la probité de _renseignement_
est parfaite: quand le _Printemps_ est nommé, en cours de route, et que
ce n’est pas _le vrai_, il y a un renvoi pour expliquer qu’il s’agit
d’un magasin du Boulevard Haussmann. Puisse l’intégrité de ce comptoir
se régler sur celle de cet avis!

L’édifice creux et océanien se couronne par certain _Donjon des
Poupées_, dans lequel je croirais volontiers que l’auteuresse a voulu
faire son _Chantecler_. Elle l’a fait. Même chouette:

    Un orateur la vit, c’était Albert de Mun,
    Le député célèbre, un certain soir d’automne...
    Elle était porte-veine, et lui porta la bonne.

Alors le chœur des hiboux répond:

    Et nous faisions _hou-hou-hou-hou_ en nous aimant.

Survient une puce, qui se change en grenouille. La chouette lui parle
familièrement et lui dit:

    Venez, éclaircissez, pucette, ce mystère.

On voit que la dame n’est pas pour le style soutenu: elle appelle
_pucette_, un insecte qui, selon toute apparence, doit être de fort
volume, si j’en crois les exploits qu’elle lui prête; elle nomme
_Isado_, Mademoiselle Duncan et, petit _Robertus_, le géranium,
_Robertianum_, qui le juge familier.--Qui sait si la puce ne juge pas,
elle-même, le diminutif, amoindrissant?

Encore une citation:

    Quel martyre, pour moi, quand on me taillera!

Heureusement que c’est un lierre qui dit ça!

Une autre:

    L’électricité règne, ici, sur le palier.

Une troisième:

    Moi je vais au café, prendre un apéritif.

Un gentil compliment confraternel:

    Nous vivons, grâce à la poétesse célèbre
    Judith Gautier, artiste au superbe talent,
    Fille de Théophile, ah! je la vis sur _l’Èbre_:
    Elle était magnifique et bonne en souriant.

L’Èbre me fait, je l’avoue, un peu loucher. Madame Gautier est
casanière, elle va de la Rue de Berri à Saint-Enogat, sans beaucoup de
détours. Or, Logrono, Tortose, Saragosse sont des cités trop soucieuses
de leur décorum, pour laisser inaperçu le passage d’une Académicienne.
Alors, pourquoi _l’Èbre_?--Peut-être, après tout, l’auteur des _Poupées_
a-t-il simplement voulu dire: le ruisseau de la Rue du Bac. Il plaisait
à Delphine et peut bien refléter Judith. A moins que ce ne soit encore
un méfait de la rime et, par suite, de la frime. Dans ce cas, la chose
rentre dans ce que d’Aurevilly appelait _blaguer_.

Je reproche un peu d’indifférence à la Josselinaise. Une Sicilienne, qui
lui parle de «l’ensevelissement de ses espérances», reçoit d’elle cette
réponse plutôt détachée:

    Il n’y faut plus penser, prenez de ce café.

Plus loin, ce vers, du moins plein de fraîcheur:

    Madame, avez-vous soif? Prenez de l’eau de Seltz.

A la fin, les choses s’arrangent et toute la troupe réconciliée se donne
rendez-vous «chez Bronne».

_Chez Bronne_... attendez donc... voilà un nom qui ne m’est pas
complètement inconnu[14].

  [14] Peut-être l’auteur veut-il parler de _Braun_. Mais alors, la
    probité de renseignement, dont nous parlions plus haut, devrait
    indiquer la Rue Louis-le-Grand.

Tout est bien qui finit bien.



III

LA SHÉHÉRAZADE DE L’ENCRE BLEUE


Quelqu’un montrait, un jour, à Monticelli, des tableaux de Maîtres. Ce
peintre les admira, d’abord extrêmement, puis excessivement. En effet,
on le vit, avec surprise, et non sans anxiété, se précipiter vers l’un
d’eux et faire mine d’y enfoncer les dents, sur ce cri forcené: «Ah!
celui-là, il est trop beau, _il faut que je le mange_.»

Cette anecdote me revient à l’esprit, chaque fois que je songe à Madame
Bulteau. Ne faire qu’une bouchée d’une si considérable personne, notre
appétit ne va pas si loin; mais on peut, du moins, la _croquer_.

                                   *

                                 *   *

Si cette faim (dirai-je cette boulimie?) représente une prédilection--je
le voudrais--à quel mérite le doit cette Dame de Lettres? Ce ne peut
être à cette seule particularité; car, alors, elle se verrait disputer
mon appétit par combien de hors d’œuvre du genre et même des pièces de
résistance!

Il existe, dans une ville d’Espagne, une cathédrale au centre de
laquelle s’érige une mosquée. C’est une forme équivalente d’_église dans
l’église_ de l’écriture, et d’_état dans l’état_ du féminisme, que je
veux examiner dans la personnalité d’une femme et dans la présentation
d’une auteuresse.

Je sais--je ne dirai pas: que j’attaque, je n’attaque pas--mais que _je
m’attaque_, ou, si vous préférez, que _je m’attache_ à une entreprise
_difficile_ et, par suite, _audacieuse_, deux _qualificatifs_ dignes de
ce nom puisqu’ils impliquent au moins deux qualités, chez celui qu’ils
incitent, plutôt que de le rebuter: _effort_ et _ardeur_. Au reste, mon
modèle, tout le premier, m’en donne l’exemple. Même son audace, à lui,
va jusqu’à une témérité, que je suis loin de blâmer, mais que je ne suis
pas près d’imiter.

Madame Bulteau, il y a quelques trimestres, faut-il écrire: découvrait
l’Angleterre? Non, puisqu’elle conte que ce fut son pays d’adoption,
avant qu’elle ait commencé d’_élire_ (un acte, pourtant, qu’elle a dû
apprendre de bien bonne heure); mais consacrait à «l’âme des Anglais» la
valeur d’un bouquin. Voici dans quels termes il débute: «On se risque,
cependant! C’est ce que je vais faire avec une _inquiétude_ trop
justifiée par mon _incroyable prétention_.»

Risquons-nous donc de même à explorer l’âme de Madame Bulteau, avec une
inquiétude justifiée par notre incroyable prétention.

                                   *

                                 *   *

Ce qu’il y a de plus curieux, dans le cas de Madame Bulteau, c’est la
génération spontanée de son génie; j’emploie ce mot dans la quatrième
signification que lui assigne Littré, à savoir: «talent inné,
disposition naturelle à certaines choses».

Pourquoi ce talent et cette disposition avaient-ils attendu «le milieu
du chemin de la vie» pour se manifester? Était-ce en vue de déférer au
conseil de Flaubert, quand il approuve un auteur qui attendrait l’âge
mûr pour publier ses œuvres complètes? Mais il n’est pas ici question de
la liquidation d’un arriéré, ou de la confession d’un _chiffonnier_,
dont les chiffons seraient des chiffons de papier. Le roman qui en est
sorti est assez massif pour représenter l’Atta-Troll longuement léché,
qui se met à danser sur le tard. Mais ce fauve débonnaire ne joue qu’un
rôle de seconde patte, dans les phénomènes qui nous occupent.

L’Histoire, en outre, nous apprend qu’un Saint-Simon, et même une Boigne
peuvent laisser ignorer, une longue vie durant, la surprise qu’apprêtent
leurs écrits à des survivants qui s’y reconnaissent. Madame Bulteau n’a
pas non plus voulu de cette combinaison déjà pratiquée; elle a publié,
de son vivant, ses carnets posthumes.

Non, le champ d’exercice de Madame Bulteau est comme le territoire du
Marquis de Carabas; l’instant d’avant, il n’y avait pas de domaine;
l’instant d’après, il verdoie et blondit, sous le soleil, grâce au
_Fiat_ du Chat Botté qui l’a créé _ex-nihilo_ et _ipso facto_. Et ce
chat, que vous reconnaîtrez, est un chat qui a des bottes de sept
lieues.

Je ne me suis jamais habitué à voir jaillir du gibus d’un
prestidigitateur, des cigares, des œufs et jusqu’à des colombes. Chaque
fois que je vois paraître une chronique de Madame Bulteau, j’éprouve un
étonnement, plus relevé, cela va de soi, mais un peu du même ordre. D’où
viennent ces londrès, ces coquilles et ces oiseaux? Où gisaient ces
raisonnements et ces tropes?

Car enfin, cet encrier s’est débondé tout soudain et sans prendre le
temps de crier gare, s’est mis à ruisseler aux pentes du _Figaro_, comme
l’Hippocrène de la noix de Galle.

On affirme, et je puis le transcrire ici, puisque la chose n’a rien que
d’élogieux, pour le passé et pour le présent, que Madame Bulteau
collaborait aux romans de feu son mari. Je ne les ai pas lus; mais je me
demande s’ils sont assez _nombreux_, assez _étendus_, pour expliquer le
mystère.

Madame Daudet a joliment décrit, quelque part, ce que peut, ce que doit
être la part de collaboration d’une épouse dans l’œuvre d’un écrivain.
Cette collaboration, elle la compare, à des brindilles peintes au revers
d’un éventail.

C’est charmant, et probablement vrai, en ce qui concerne le ménage
Daudet; mais cela n’élucide rien sur le sujet de Madame Bulteau, que je
me représente difficilement traçant des aiguilles de pin sur un satin ou
sur une gaze, à moins que ceux-ci n’aient pour mission de rafraîchir
Badbec, et qu’il ne soit permis aux traits qui s’y posent d’être aussi
nombreux que les feuilles de la forêt, aussi robustes que le tronc du
cèdre.

On a aussi reparlé, pour tirer au clair ce passionnant problème,
d’articles anonymes ou plutôt pseudonymes, naguère parus dans la _Vie
Parisienne_. Je crois m’en souvenir (on voit que je suis de bonne foi)
et notamment d’un passage, fort bien venu, sur la Marquise de
Saint-Paul, la redoutée pianiste, et où il est dit que «ses accords se
succèdent comme des malheurs».

Ces mesures pour rien n’étaient que «des apéritifs de l’Hymette», comme
dirait Monsieur Claretie; depuis, quoi qu’il en soit, un grand
chroniqueur est né tout armé, du front de Monsieur Calmette. A peine
venue au monde du journalisme, Athénè a retourné son casque, lequel
s’est trouvé être _syphoïde_, et y a plongé sa lance, qui était une
_lance-onoto_.

                                   *

                                 *   *

Ces brumes maintenues sur l’emploi des facultés d’écriture de
l’écrivain, longtemps endigué, dans le passé récent, examinons ce qui
distingue, dans l’actualité, ses pouvoirs reparus, multipliés et
pullulants. Il va nous falloir procéder comme les graphologues, qui
diagnostiquent le despotisme, en le proportionnant à l’élévation,
au-dessus des _t_, du trait qui les barre. Notre Minerve n’est point
_modeste_. Pourquoi le serait-elle? Avant d’éclore graduellement, comme
tous les autres, au monde des publicistes, et de se voir accréditée par
des œuvres successives et édifiantes, elle possédait _de naissance_ et
de _droit divin_, un _terrain d’action_, d’où elle se répandait avec
abondance. Comment une telle exception n’aurait-elle pas donné, à celle
qui en était l’objet, une haute idée de ses pouvoirs?

Ce que d’autres, moins bien intentionnés, dénommeraient _arrogance_,
_outrecuidance_, je l’appellerais tout simplement, et plus aimablement:
_confiance en soi_, si certaines observations ne m’induisaient à en
rabattre. Je l’ai qualifié ailleurs, parlant de la même personne:
_conviction de sa nécessité_; cela est, je crois, plus exact. Quel que
soit le nom dont on le désigne, à quels indices se trahit, tout d’abord,
le _contentement de soi_ qui lui sert de base? Je n’hésiterai pas à
répondre que c’est à certaine façon de _s’injurier_, qui m’a toujours
paru la manière de _minauder_ de l’esprit. Une coquette, qui veut se
faire admirer, feint parfois de ne pas se trouver belle. Une précieuse,
qui veut se faire applaudir, souhaite d’y ajouter une protestation
contre sa modestie simulée. La Galatée de l’Antiquité fuit vers les
saules, mais désire d’abord être vue. La Galatée du Journalisme fuit
vers les ronces et les houx, dont elle se destine les piquants... mais
elle admet d’être retenue.

Comme exemples de ce que j’avance, je citerai quelques passages de
_Fœmina_, _passim_.

«Je me risquerai à dire d’innocents mensonges et _une grande quantité de
sottises_.»--«Revenons, après cette ridicule parenthèse.»--«J’ai fait
d’honnêtes réflexions sur ce sujet, à la fin d’une journée solitaire, où
mon propre égoïsme m’est apparu avec une _rebutante évidence_. J’en
dirai l’occasion; qui sait si deux ou trois _vilaines âmes pareilles à
la mienne_ n’y trouveront pas l’utile leçon que j’en ai retenue?»--«Il
me semble que j’ai dû, aujourd’hui, épuiser la patience des rares
personnes de courage qui m’accompagnent sur les routes, _mal éclairées_,
_incertaines_ et si _ennuyeuses_ où je _trébuche_...»

Notez que l’éminente Dame supporte mal ceux qu’elle appelle «les
raseurs». Tantôt elle le leur envoie dire: «_Quel raseur!_ dit un peu
trop haut une voix jeune et convaincue.» Tantôt elle s’en charge
elle-même, parlant d’une «bavarde professionnelle que rien ne peut
réduire au silence». Puis elle ajoute, un peu plus loin: «Là-dessus,
Dieu merci! la bavarde consentit à se taire.» Et pourtant, cette brave
raseuse, honnête comme un jambon de Prague (nous verrons tout à l’heure
Madame Bulteau célébrer l’intégrité des jambons) n’est-elle pas bien
près de se faire pardonner, quand elle décoche au compagnon Vontade des
apostrophes du goût de celle-ci: «C’est toujours un tel plaisir de vous
entendre parler d’art!...»

Notez encore (et de cela je fais la seconde preuve de la
_selfsatisfaction_) qu’elle ne supporte pas mieux les réserves ou les
objections faites à ses _prêches_ et à ses _prônes_. Ce n’est pas sans
dessein que j’emploie ces deux substantifs, d’ailleurs louangeurs.

Une dame «vieille, aristocratique, bouffonne et bougonne» (ce sont à peu
près les termes qu’elle lui consacre) se plaint de ce que Fœmina écrit
trop souvent sur le sujet de l’_auto_. Ni l’un ni l’autre n’est bien
méchant, pas plus d’en parler que de s’en plaindre. Fœmina n’est pas
contente; plutôt que de concéder un répit à la dame saturée de pétrole,
elle refait, de son mode de traction préféré, le sujet de sa prochaine
chronique, et assène à la réclamante les épithètes que je viens de
citer, qui restreignent le champ de l’enquête. Vieille (ce n’est pas sa
faute); aristocratique (il n’y en a plus guère); bouffonne (elle
l’ignore); bougonne (c’est son droit). Il en résulte que ce n’est pas la
Duchesse de Rohan, qu’on n’a jamais vue de mauvaise humeur. Une
auteuresse, dont on fête les productions, n’est jamais de mauvaise
humeur; or, l’auteur de _Lande fleurie_ est de toutes les Sociétés
Littéraires, quand elle ne les préside pas, et on lui récite de ses
œuvres, à bout portant, comme en pleine poitrine.

Une autre manifestation du mécontentement, celui-là beaucoup plus vif,
s’exerce à propos de Madame Wagner, et s’exerce avec une acrimonie
d’autant plus surprenante, de la part de la _Sagesse_, qu’elle n’en
offre aucun autre exemple et que celui-là (qui se trouve dans le Roman)
est quasi foudroyant. Je voulais d’abord citer le morceau, si vous
voulez, le portrait, qui est une caricature, haute en couleur, et en
colère, légitime, d’ailleurs, comme toutes ses pareilles; elles sont un
droit. Mais j’ai préféré m’abstenir, aussi bien pour le modèle, que je
respecte, que pour le peintre dont le sévère et digne maintien, partout
ailleurs, me paraît, dans la circonstance, avoir procédé _ab irato_. Je
ne crois pas à un malentendu entre l’une et l’autre (elles semblent
faites pour s’entendre) plutôt à la querelle épousée de quelque ami en
susceptibilité avec le _Wahnfried_. Ah! comme, au contraire, je m’y
représente bien, un soir d’entracte, l’auteur de «la Lueur» occupé à
discourir, assis au-dessous du portrait de Schopenhauer, par Lembach, et
près de certaine vitrine de papillons, qui lui fournira des similitudes.

Qu’il me suffise d’avoir démontré que la Dame s’irrite des
contradictions et prouve ainsi que ses arrêts lui semblent plus
incassables qu’elle ne le dit, quand elle plaisante. D’Aurevilly disait:
blaguer. A d’autres minutes, elle parle plus simplement, plus
sincèrement et alors, elle s’exprime ainsi, traitant un sujet: «Je suis,
bien entendu, persuadée de le connaître à fond.»

C’est encore à son texte que je vais avoir recours pour m’aider à sortir
de mon incidente, et je dis, comme elle: «Le détour était long, j’en
conviens.»

Qu’importe, s’il nous ramène au point de départ, à l’heure où nous
récapitulions des traits de _modestie_ un peu suspecte, auxquels nous en
ajouterons un dernier qui, celui-là, ne laisse pas d’être surprenant.

En tête de ce gros _factum_ sur l’Angleterre, il y a une épigraphe.
Comme elle n’est pas guillemettée, on doit supposer qu’elle est de la
Patronne. Voici ce qu’elle profère:

«--Parle-nous de ces choses.

--Mais _je n’y entends goutte_.

--Parles-en _d’autant plus!_ A force d’expliquer _ce que tu ignores_,
peut-être enfin _le comprendras-tu_.»

Que dites-vous de cela?

Quel que soit mon désir de ne pas prononcer le mot _outrecuidance_, il
me semble difficile d’y échapper, cette fois. Je me demandai, d’abord,
si j’avais bien lu, mais le sous-titre de l’écrit était là pour me le
prouver, et nous éclairer: «hypothèses impertinentes», impertinent,
_quod non pertinet_, ce qu’il n’appartient pas de dire, ni de faire. Il
s’agissait donc bien là d’une gageure d’ironie, d’une fanfaronnade
d’omniscience.

Mais cela n’est pas le plus important de l’affaire, ou du moins, il y a
plus important, bien plus important, qui est _aveu d’incompétence_,
déguisé en _hardiesse jouée_. Retenons bien cela et poursuivons: «Prenez
courage, amis, j’aperçois la terre!» disait Léopardi.

Munis du contexte, nous allons le comparer avec un synoptique, lequel
s’exprime ainsi:

«J’écoutais récemment une personne fort _péremptoire_ qui, à chaque
parole, affirmait quelque chose et marquait de haut son dédain pour les
opinions et les actes du groupe auquel elle appartient. On sait toujours
mauvais gré à ceux qui témoignent d’une assez _audacieuse confiance_ en
votre _estime_, ou d’un assez _grand mépris_ de votre _jugement_ pour
vous laisser apercevoir sans scrupule _tout le bien qu’ils pensent
d’eux-mêmes_ et la _sécurité_ qu’ils tirent de là. Aussi, tant de propos
définitifs me donnèrent-ils d’abord un peu d’irritation et un goût de
contredire, dont, à l’avance, j’apercevais la vanité. Mais une remarque
plus solide encore, et plus hautaine que les précédentes, changea tout à
coup mes _dispositions agressives_ en une _affectueuse pitié_; j’avais
compris! n’écoutant plus la personne péremptoire, j’assistais au _débat
qui se poursuivait en elle_ et contestait _l’assurance_ dont, à chaque
parole, elle donnait de si beaux gages. Une fois de plus, mais mieux
qu’à l’ordinaire, je sentais que les _manières_, les _attitudes_, les
_mots_ sont des _déguisements_, des _armures_ sous lesquels _l’âme se
cache et se protège_ afin de n’être pas _atteinte_ en ses points les
plus _vulnérables_, afin qu’on ne lise pas son _secret chéri ou
humiliant_.»

Qui peut bien avoir écrit ce copieux morceau, si fort en désaccord avec
le conseil péremptoire que se donne l’auteur de «l’Ame des Anglais»
avant de commencer sa besogne? Eh! mais, précisément la même Fœmina, en
tête de l’un des deux articles qu’elle a publiés, dans le même journal,
sous le même titre, à un an d’intervalle, sans que l’un soit indiqué
pour être la suite de l’autre, fait que, par parenthèse, je crois sans
équivalent.

Et ce titre c’est: le _Doute de Soi_.

Mais l’excellent _Figaro_, auquel j’ai tant de fois collaboré, m’a donné
d’inoubliables marques de sympathie, au nom desquelles je puis
considérer moi-même, d’un œil sympathique, ce qui peut être tenu pour
des passe-droits. _Fœmina_ les multiplie et les localise. Durant une
longue période, elle a publié deux articles, le même jour. Un dans le
corps du journal, un autre dans le supplément. Je n’en vois pas de
précédent ni d’ailleurs, d’inconvénient. Tout de même, depuis, il y a eu
baisse, on ne sait pour quelle cause. L’article de Fœmina est devenu
bi-mensuel, au moment où on avait pris son parti de le voir
bi-quotidien[15].

  [15] Hélas! depuis, il avait disparu. Encore une forme de despotisme.
    Il rentre en scène, avec une page intitulée: _Recommencements_; un
    titre qui promet. Dans l’intervalle, j’allais dire: dans l’intérim,
    Madame Bulteau a fait deux élèves (presque deux émules) Madame de
    Régnier et Monsieur Bonnard. Ils en héritent du lustre et lui font
    honneur.

Encore un détour. Reprenons.

Ces contradictions flagrantes, ces préoccupations du _doute personnel_,
tout cela prouve ce que nous supposions et voulions faire démontrer, par
l’écrivain lui-même, que la _confiance en soi_, et le _contentement de
soi_, ce sont deux, et que l’un et l’autre n’habitent pas dans cette âme
timide et altière. Écoutez se poursuivre le gémissement de cette double
nature.

«Cette personne péremptoire souffrait âprement du doute de
soi.--Certaines gens paraissent l’ignorer. Ils devraient alors _ne se
plaindre de rien_. Ils n’ont pas _goûté_ la plus pénétrante des
amertumes.»

Mieux encore, lisez tout le premier de ces deux articles, il est
sincère, pathétique et poignant comme tout ce qui décrit ce que l’on
connaît bien. Nous aussi, nous avions «_compris_».

Le deuxième n’est qu’une seconde mouture, moins âpre, plus anodine,
celle-là inspirée agréablement par un joli ouvrage de notre précieux ami
Émile Berr, entre tous, fait pour inspirer des commentaires agréables en
restant sincères. Et cependant, cette variation moins farouche contient
encore cette phrase révélatrice: «Le doute de soi habite jusqu’aux _âmes
orgueilleuses_, et celles-là, peut-être, sont ses _proies les mieux
asservies_.»

Et ailleurs, sur un troisième point, ce retour au leitmotiv «térébrant»
comme dirait la Dame: «Notre ridicule n’est presque jamais candide et
complètement désintéressé. Il résulte de _prétentions énormes_ dont le
doute de soi surexcite l’audace et hausse le ton.»

                                   *

                                 *   *

On s’explique un peu davantage l’extrême prolificité de Madame Bulteau,
quand on a démonté son procédé. Cela se fait aisément. Elle-même le
livre, dans l’avant-propos de son Angleterre et, tout le temps, elle y
revient.

«J’ai retrouvé _l’enseignement au bout de l’anecdote_, la _loi extraite
directement du fait voisin_, le _conseil de reconstruire à chaque minute
d’après un meilleur plan_, et aussi l’habitude de _considérer les
incidents de la Vie matérielle comme des signes et des symboles_ qui
_font allusion à la vie morale et y ramènent_, par tous _les chemins_.»

Non seulement c’est le _procédé_, mais c’est le _programme_. Il est
assez évangélique pour nous laisser surpris d’entendre un lecteur
proclamer qu’il préfère Monsieur le Curé. Qu’est-ce que le brave
ensoutané pourrait dire de plus orthodoxe?

Suite du procédé.

«Mon goût de chercher des _lois_ et des _leçons_ dans _les faits les
plus minces_ est tenté par ce petit problème».

Encore: «Il y a dans _certains incidents tout petits_ et _de médiocre
intérêt_ un _sens qui arrête la pensée_».

Enfin: «Les élections (cela pourrait tout aussi bien être n’importe quoi
d’autre) produisent sur moi un effet singulier. _J’aperçois_... je me
_souviens_... je _revois_... et aussi _reviennent_... _me contraignent_
à réfléchir, j’essaye de faire tenir les _minces et nombreuses
observations ramassées_ en _des points divers_, et celles, plus
évidentes, plus directes recueillies tout près, des _faits accumulés
sans que j’y prisse garde_, dans la _chambre aux débarras_ de ma
mémoire... etc.»

Voilà le schema. Il pourrait servir à l’établissement de cinq cents
chroniques. Il y a servi et y servira. En fin de compte, tout cela
pourrait bien être un peu mécanique. La Dame parle, quelque part, de
l’automate qui, à de certains moments, lui tient lieu d’intelligence.

Dans un accident d’omnibus, où toute la voiturée reste en panne et en
peine, un jeune homme se saisit des rênes, assumant la responsabilité de
continuer la route et de remettre chacun chez soi. Déduction de l’avenir
du jeune homme d’après ce trait de caractère.

Un Monsieur et une Dame se disputent dans la rue. Évocation des ménages
qui se sont disputés et de ceux qui se disputeront, sous d’autres formes
et de nouvelles manières; preuves à l’appui, considérations sur
l’atavisme.

Un jour de migraine, la grande vedette de la Rue Drouot se laisse aller
à pester contre ses voisins, des pensionnaires qui hurlent au bout de
son parterre. Puis elle réfléchit aux raisons, aux nécessités de ces
cris... et, comme Madame de Blocqueville, elle demande à Dieu d’être
meilleure.

Une autre fois, elle donne satisfaction à une fringale depuis longtemps
nourrie, qui est d’aller à la Foire aux Jambons; aux «honnêtes jambons»
comme elle les appelle (Hé! Madame, que faites-vous de la trichine?) Sur
ce terrain, «l’âme taciturne des détritus» (c’est son expression) la
fait ressouvenir de la pluralité des existences.

Je disais tout à l’heure que tous ces ana philosophiques et raisonnés,
pourraient aussi bien porter les titres de _prêches_ et de _prônes_, et
que le client qui se targuait de préférer Monsieur le Curé, négligeait
de s’apercevoir qu’il avait affaire à Madame l’Abbesse. Autant dire,
aussi, moi, sans modestie, que je m’estime plus clairvoyant que le
lecteur qui préfère le Curé, car il ne m’arrive pas d’apercevoir Madame
Bulteau sans me la représenter sous forme abbatiale, en train de crosser
un troupeau de nonnains, qu’elle instruirait en les maltraitant, comme
elle fait, des passants du boulevard, sous prétexte de «quelque
prétention à bien lire dans les âmes».

Qui pourrait se vanter de voir juste et ne pas voir flotter autour de
Monsieur Jean de Bonnefon tout le violet de l’épiscopat et toute
l’écarlate cardinalice, tous deux attristés de ne pas draper l’Évêque
majestueux et le Cardinal magnifique ensevelis en ce laïc, sous le drap
du citadin, la cheviotte du voyageur ou le velours à côte de
l’automobiliste? De même l’étamine émane de Madame Bulteau, la guimpe la
vise, la cornette l’affronte et le vers de Coppée l’entoure de son
phylactère:

    «Le chapelet battant la jupe de flanelle».

Mais ce n’est pas tout, il s’y mêle encore... du _galon_. Si j’osais,
faible Télémaque, me comparer à Mentor, je dirais que, moi aussi,
j’examine les _petits faits_ pour en tirer des _conclusions_. Parmi ces
faits réputés petits, et gros d’indications, je range l’investiture.
_Res Vestiaria_, disait l’Antiquité. Le goût qui dicte le choix de tel
ou tel ajustement, je le tiens un peu pour une âme visible, à son insu,
extériorisant sur les épaules et sur les têtes, des pensées que l’on
croyait secrètes et des sentiments qu’on voulait cachés.

Madame Bulteau, je l’en félicite, n’aime pas qu’on promène par la rue
des plumes amaranthe, des jupons mousseux et des gants qui laissent voir
les coudes; ses idées en matière de toilette sont tout autres, et comme
je les tiens pour révélatrices du moi de cette personne transcendante,
j’examine soigneusement sa parure, chaque fois que ma fortune la place
sur ma route et contre sa roue. Malheureusement ces rencontres sont
rares, rapides et difficultueuses. C’est une sortie de matinée
théâtrale, plutôt bousculée; encore un voisinage de table aux
«Réservoirs» où l’inspection soutenue serait impolie. Une fois pourtant,
un point de Paris que je haïssais tout particulièrement et auquel, à
cause de cela, j’ai pardonné, m’a rendu plus amplement ce service. C’est
la fastidieuse et redoutable Porte-Maillot, qui impose à l’auto un arrêt
rageur, dans la boue, souvent, dans la fétidité, toujours, dans la
mendicité sans grandeur et sans grâce, d’une marmaille bohémienne
assiégeant les portières avec des fleurs contaminées. Le chauffeur passe
plus ou moins de temps à se mettre en règle et les instants s’emploient
à pester. Le hasard fournit, un jour, aux miens, un meilleur exercice de
distraction et d’étude. L’auto voisine, qui était citron, renfermait ou
plutôt découvrait, gracieusement offert à mon télescope, en même temps
qu’à mon microscope, le fuyant objet de mon étude. Tout de suite sa
toilette me frappa. Un chaperon de paille blanche aux bords
raisonnables, contourné de foulard oseille. J’en fus satisfait. Tout
cela donnait raison à mes «hypothèses impertinentes». J’y retrouvais
l’idée de _cornette_ et l’idée de _voile_, en même temps que le souvenir
de la plante génératrice du potage-santé, à la fois saine et acidulée,
me rappelait telles aigreurs que s’étaient attirées certaine «vieille
dame aristocratique et bouffonne» et la grande veuve de Bayreuth.

Mais il y avait autre chose: le justaucorps; oui, celui-là,
positivement, représentait l’armée, et bien que ce fût plutôt, si je me
souviens bien, les Guides de Belgique, le rapport militaire me suffit.
Imaginez un col à la Saxe et des parements auxquels manquait seulement
un numéro, qui aurait pu être matricule, ou bien encore celui de l’auto
_citron_. Or, ces revers étaient _canari_, et j’y relevai ce sens de
l’équilibre, cette science des rapports qui caractérisent le style de la
chroniqueuse. Et, pour la première fois, je sus gré à la station
nauséeuse, au stage fuligineux, qui m’avait offert une nouvelle occasion
de rendre justice à un confrère, non sans authentiquer ma perspicacité.

                                   *

                                 *   *

La Comtesse Mathieu, qui professe de l’admiration pour cet auteur, a
écrit (gentiment ou malignement, sait-on jamais?) en substance, du roman
de Madame Bulteau: «Quel bonheur! Ces chroniques dont nous n’avions
qu’une par semaine, en voilà dix, en voilà vingt, en voilà cent
réunies!»--C’était juste. Ce roman, c’est une addition de chroniques; il
y en a sur tout, sur l’amour, sur la musique, sur l’anarchie... les
personnages se les dégoisent en longs colloques. C’est bien fait,
nourri, assez solide, sans incorrection verbale, mais non plus, sans
style, du moins qui se puisse reconnaître à autre chose qu’au ronron.
Quand un tout petit peu de poésie apparaît, on est étonné, cela fait
l’effet d’un ruban, d’une dentelle ou d’une fleur artificielle, sur un
costume tailleur. Cela ne traîne pas trop, mais ne s’envole pas non
plus; cela marche, _sermone pedestri_ et non sans _sesquipedalia verba_.
On se demande quelquefois pourquoi ce n’est pas entraînant. La vraie
raison, c’est que l’auteur n’_invite_ jamais, il _enjoint_ toujours; et
le lecteur n’aime pas ça.

Cet auteur, il exprime, par une citation Shakspearienne ce qu’il admire
le plus dans le roi Lear: l’_autorité_. Oh! que cette citation-là est
partie du cœur! Mais l’autorité sans persuasion, c’est sec. Madame
Bulteau a une façon de dire: «C’est entendu» qui entraîne à tiquer
contre un raisonnement, qu’un peu plus de latitude aurait fait admettre,
mais qui, présenté sans rémission, fait penser à ces marchands dont le
geste enveloppe avec trop de hâte un objet que vous auriez choisi.

Quant aux _Pierres du Chemin_, elles ont fait le leur, dans le
supplément du _Figaro_; leur _autorité_ a agi, dans un sens imprévu, et
leur _persuasion_ qui, cette fois, ne fut pas absente, a persuadé ce
qu’elles ne poursuivaient point. Ces persuasions sont de deux sortes. La
première, c’est qu’il faut bien peser ses intitulés. Tel n’est pas, à
mon avis, le cas du titre de ce _memorandum_. Et pas d’erreur possible,
il ne s’agit pas là de pierres _précieuses_, du moins dans l’intention
de l’écrivain, qui précise: «Aujourd’hui ce sont des cailloux ramassés
sur les routes allemandes.» Mettons que ce soit des _cailloux du Rhin_.
Il est vrai, je la vois venir, avec son goût de faire réagir contre son
humilité apparente, elle veut se faire dire que ce sont des gemmes; car
enfin, elle doit le savoir, des pierres ce n’est agréable à recevoir, ni
par le nez, ni dans son jardin. Pourquoi pas plutôt: _les Fleurs du
Chemin_? Cela peut s’offrir; c’est même d’ordinaire ce qu’on se fait un
devoir de présenter. Parfaitement, mais à la condition de ne pas
prétendre au titre de Lear de la Chronique; les Fleurs, ce serait la
_persuasion_, les Pierres, c’est _l’autorité_.

L’autre preuve involontaire, faite par cette publication, est plus grave
et peut ouvrir les yeux de plusieurs, de beaucoup, sur le danger de
_l’anticipation_. Que cette leçon vous serve, pondeurs, détenteurs de
petits cahiers qui, retrouvés après décès, feraient, sinon crier au
miracle, du moins viendraient aimablement grossir le flot d’outre-tombe
des menus mémoires pour servir aux historiettes d’un temps; ne lâchez
pas la chose avant l’heure. L’importance du recul, la nécessité du
_m’appar sulla tomba_ se font sentir pour ces déclics. L’accent
funéraire confère aux paroles quelque chose d’achevé, qui change en
oracles, le bavardage; qui sait même si, servis par une voix que l’on
n’entendra plus, ces _sublimes légumes_, bouillis par Fœmina, et qui
nous semblent imposer un peu trop d’écart entre l’adjectif et le
substantif, ne nous paraîtraient pas, en un de ces réflexes chers à
l’auteur des _Pierres du Chemin_, tendre à l’auteur du _Cœur
Innombrable_, un de ces beaux tributs des potagers de Versailles, tels
que Madame de Pompadour en offrait à la Reine.

                                   *

                                 *   *

Madame Bulteau met, quelque part, en parallèle avec je ne sais plus
quoi, les _Diaboliques_ de d’Aurevilly, et ce n’est pas à celles-ci
qu’elle donne raison. Cela va de soi. En réalité, ce qu’elle vise, sans
l’avouer, en infligeant ce mauvais point, ce sont les _Diaboliques
Bleues_ et qui traitent comme elles le font, celles que le grand
critique dénomme: «les Écrivailleuses endiablées.»

Toutes les femmes de lettres d’aujourd’hui sont ces _écrivailleuses_-là,
quand elles ne sont pas des _écrivains_. Mais les unes comme les autres
(je l’ai dit ailleurs, et je le répète) n’ont plus _rien à voir avec le
bas-bleu_. En effet, ce qui distinguait ce dernier, c’était une science,
souvent mal assimilée, mais toujours excessive, dont les premières se
moquent comme de Colin-Tampon, et auxquelles les secondes préfèrent
l’exercice de leur faculté créatrice.

Les deux seuls bas-bleus qui nous restent sont Madame Goyau et Madame
Bulteau. Faisons-les, s’il se peut, se rencontrer, comme les géants
cétacés dont l’espèce se raréfie, et que Michelet compare aux tours de
Notre-Dame, quand ces baleines se retrouvent dans les solitudes boréales
et se mettent debout pour se mesurer. Nos deux derniers _blue stocking_
échangeront leur _savoir_ unique,

    «Comme un long sanglot tout chargé d’adieux.»

Et nous les écouterons disserter, discourir, pérorer, ratiociner,
vaticiner, toutes deux disertes, assez spirituelles et assez braves pour
préférer le reproche arbitraire de pédantisme à l’accusation fondée
d’ignorance.

En attendant, gardons-les, sauvegardons-les, avec toute la piété
nostalgique méritée par les survivants échantillons de races disparues,
les vestiges d’espèces menacées dont, seuls, les moulages, dans les
Muséums, apprendront, un jour, à la Postérité, quelles furent la stature
et la physionomie de Celles qui citaient de mémoire Jean Second de la
Haye, ou Ausone de Bordeaux, au lieu de tromper l’appétit de leur trop
confiante clientèle, avec des versiculets flatulents, qui sont les
beignets soufflés de la Littérature et les _Pets de Nonne_ de la Poésie.

                                   *

                                 *   *

Jean de Bonnefon, déjà nommé, a tracé, de Madame Bulteau, dans la même
_Corbeille des Roses_, un portrait fort bien venu, plutôt que très
bienveillant.

Moi qui le suis, j’insiste sur ce point, je ne fais que citer: «Adonnée
au journalisme, cette dame a retrouvé les formes perdues de l’ancienne
chronique d’idées, sans renouveler les idées.--Elle signe tour à tour
_Fœmina_ et _Jacques Vontade_; mais sous l’un et l’autre pseudonyme,
elle fait naître cette pensée dans l’esprit du lecteur: «Je suis tombé
sur un vieux journal.»--C’est toujours le bavardage de Madame de
Girardin, diminué par une préoccupation de philosophie virile. Quand
elle signe _Jacques Vontade_, Madame Bulteau ne donne pas l’illusion de
la virilité littéraire. Elle est simplement»--_horresco referens!_--«une
impuissance qui veut faire l’homme.»

«Madame Bulteau n’a, d’ailleurs, aucune prétention professionnelle.»--En
êtes-vous bien sûr, Monsieur de Bonnefon?...--«Femme du monde parfaite,
digne de profond respect par la tenue de sa maison et de sa vie, elle
écrit pour échapper à l’ennui de la route. Elle écrit vite des
chroniques qui descendent plus vite dans l’oubli et s’y enfoncent sous
le poids des admirations amicales.»

Un peu oursonnes, aussi peut-être.

«C’est Nietzsche!» s’écriait, un jour, en parlant de la hautaine
Bi-Mensuelle, une de ces admirations-là.

Un mauvais plaisant qui passait, rectifia désobligeamment: «Vous voulez
dire: C’est _Nichts_.»



TABLE


  Brelan de Dames                            1
    I.--Musées pour Rire                     7
   II.--Les Mirlitons Azurés                83
  III.--La Shéhérazade de l’Encre Bleue    131



SAINT-AMAND (CHER).--IMPRIMERIE BUSSIÈRE.




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