Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Œuvres de Voltaire Tome XX: Siècle de Louis XIV.—Tome II
Author: Beuchot, A. J. Q. (Adrien Jean Quentin), Voltaire
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres de Voltaire Tome XX: Siècle de Louis XIV.—Tome II" ***
XX ***



                                ŒUVRES

                                  DE

                               VOLTAIRE

                                 AVEC

                       PRÉFACES, AVERTISSEMENTS,
                              NOTES, ETC.

                            PAR M. BEUCHOT.

                               TOME XX.

                    SIÈCLE DE LOUIS XIV.--TOME II.

                        [Illustration: colophon]

                               A PARIS,
                        CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,
                        RUE DE L’ÉPERON, Nº 6.
                FIRMIN DIDOT FRÈRES, RUE JACOB, Nº 24.
                        WERDET ET LEQUIEN FILS,
                        RUE DU BATTOIR, Nº 20.

                              M DCCC XXX.



                                SIÈCLE

                             DE LOUIS XIV.



CHAPITRE XVIII.

Guerre mémorable pour la succession à la monarchie d’Espagne. Conduite
des ministres et des généraux jusqu’en 1703.


A Guillaume III succéda la princesse Anne, fille du roi Jacques et de la
fille d’Hyde, avocat devenu chancelier, et l’un des grands hommes de
l’Angleterre[1]. Elle était mariée au prince de Danemark, qui ne fut que
son premier sujet. Dès qu’elle fut sur le trône, elle entra dans toutes
les mesures du roi Guillaume, quoiqu’elle eût été ouvertement brouillée
avec lui. Ces mesures étaient les vœux de la nation. Un roi fait
ailleurs entrer aveuglément ses peuples dans toutes ses vues; mais à
Londres un roi doit entrer dans celles de son peuple.

Ces dispositions de l’Angleterre et de la Hollande pour mettre, s’il se
pouvait, sur le trône d’Espagne l’archiduc Charles, fils de l’empereur,
ou du moins pour résister aux Bourbons, méritent peut-être l’attention
de tous les siècles. La Hollande devait, pour sa part, entretenir cent
deux mille hommes de troupes, soit dans les garnisons, soit en campagne.
Il s’en fallait beaucoup que la vaste monarchie espagnole pût en fournir
autant dans cette conjoncture. Une province de marchands presque toute
subjuguée en deux mois, trente ans auparavant, pouvait plus alors que
les maîtres de l’Espagne, de Naples, de la Flandre, du Pérou, et du
Mexique. L’Angleterre promettait quarante mille hommes, sans compter ses
flottes. Il arrive dans toutes les alliances que l’on fournit à la
longue beaucoup moins qu’on n’avait promis. L’Angleterre, au contraire,
donna cinquante mille hommes dans la seconde année, au lieu de quarante;
et vers la fin de la guerre, elle entretint, tant de ses troupes que de
celles des alliés, sur les frontières de France, en Espagne, en Italie,
en Irlande, en Amérique, et sur ses flottes, près de deux cent mille
soldats et matelots combattants; dépense presque incroyable pour qui
considérera que l’Angleterre, proprement dite, n’est que le tiers de la
France, et qu’elle n’avait pas la moitié tant d’argent monnayé; mais
dépense vraisemblable aux yeux de ceux qui savent ce que peuvent le
commerce et le crédit. Les Anglais ont porté toujours le plus grand
fardeau de cette alliance. Les Hollandais ont insensiblement diminué le
leur; car, après tout, la république des États-Généraux n’est qu’une
illustre compagnie de commerce; et l’Angleterre est un pays fertile,
rempli de négociants et de guerriers.

L’empereur devait fournir quatre-vingt-dix mille hommes, sans compter
les secours de l’empire et des alliés qu’il espérait détacher de la
maison de Bourbon; et cependant le petit-fils de Louis XIV régnait déjà
paisiblement dans Madrid; et Louis, au commencement du siècle, était au
comble de sa puissance et de sa gloire; mais ceux qui pénétraient dans
les ressorts des cours de l’Europe, et surtout de celle de France,
commençaient à craindre quelques revers. L’Espagne, affaiblie sous les
derniers rois du sang de Charles-Quint, l’était encore davantage dans
les premiers jours du règne d’un Bourbon. La maison d’Autriche avait des
partisans dans plus d’une province de cette monarchie. La Catalogne
semblait prête à secouer le nouveau joug, et à se donner à l’archiduc
Charles. Il était impossible que le Portugal ne se rangeât tôt ou tard
du côté de la maison d’Autriche. Son intérêt visible était de nourrir
chez les Espagnols, ses ennemis naturels, une guerre civile dont
Lisbonne ne pouvait que profiter. Le duc de Savoie, à peine beau-père du
nouveau roi d’Espagne, et lié aux Bourbons par le sang et par les
traités, paraissait déjà mécontent de ses gendres. Cinquante mille écus
par mois, poussés depuis jusqu’à deux cent mille francs, ne paraissaient
pas un avantage assez grand pour le retenir dans leur parti. Il lui
fallait au moins le Monferrat-Mantouan et une partie du Milanais. Les
hauteurs qu’il essuyait des généraux français et du ministère de
Versailles lui fesaient craindre avec raison d’être bientôt compté pour
rien par ses deux gendres, qui tenaient resserrés ses états de tous
côtés[2]. Il avait déjà quitté brusquement le parti de l’empire pour la
France. Il était vraisemblable qu’étant si peu ménagé par la France, il
s’en détacherait à la première occasion.

Quant à la cour de Louis XIV et à son royaume, les esprits fins y
apercevaient déjà un changement que les grossiers ne voient que quand la
décadence est arrivée. Le roi, âgé de plus de soixante ans, devenu plus
retiré, ne pouvait plus si bien connaître les hommes; il voyait les
choses dans un trop grand éloignement, avec des yeux moins appliqués, et
fascinés par une longue prospérité. Madame de Maintenon, avec toutes les
qualités estimables qu’elle possédait, n’avait ni la force, ni le
courage, ni la grandeur d’esprit nécessaires pour soutenir la gloire
d’un état. Elle contribua à faire donner le ministère des finances en
1699, et celui de la guerre en 1701, à sa créature Chamillart, plus
honnête homme que ministre, et qui avait plu au roi par la modestie de
sa conduite, lorsqu’il était chargé de Saint-Cyr. Malgré cette modestie
extérieure, il eut le malheur de se croire la force de supporter ces
deux fardeaux, que Colbert et Louvois avaient à peine soutenus. Le roi,
comptant sur sa propre expérience, croyait pouvoir diriger heureusement
ses ministres. Il avait dit, après la mort de Louvois, au roi Jacques:
«J’ai perdu un bon ministre; mais vos affaires et les miennes n’en iront
pas plus mal.» Lorsqu’il choisit Barbesieux pour succéder à Louvois dans
le ministère de la guerre: «J’ai formé votre père, lui dit-il, je vous
formerai de même[3].» Il en dit à peu près autant à Chamillart. Un roi
qui avait travaillé si long-temps et si heureusement semblait avoir
droit de parler ainsi; mais sa confiance en ses lumières le trompait.

A l’égard des généraux qu’il employait, ils étaient souvent gênés par
des ordres précis, comme des ambassadeurs qui ne devaient pas s’écarter
de leurs instructions. Il dirigeait avec Chamillart, dans le cabinet de
madame de Maintenon, les opérations de la campagne. Si le général
voulait faire quelque grande entreprise, il fallait souvent qu’il en
demandât la permission par un courrier qui trouvait, à son retour, ou
l’occasion manquée ou le général battu[4].

Les dignités et les récompenses militaires furent prodiguées sous le
ministère de Chamillart. On donna la permission à trop de jeunes gens
d’acheter des régiments presque au sortir de l’enfance; tandis que, chez
les ennemis, un régiment était le prix de vingt ans de service. Cette
différence ne fut ensuite que trop sensible dans plus d’une occasion, où
un colonel expérimenté eût pu empêcher une déroute. Les croix de
chevaliers de Saint-Louis, récompense inventée par le roi en 1693, et
qui étaient l’objet de l’émulation des officiers, se vendirent dès le
commencement du ministère de Chamillart. On les achetait cinquante écus
dans les bureaux de la guerre. La discipline militaire, l’ame du
service, si rigidement soutenue par Louvois, tomba dans un relâchement
funeste: ni le nombre des soldats ne fut complet dans les compagnies, ni
même celui des officiers dans les régiments. La facilité de s’entendre
avec les commissaires, et l’inattention du ministre, produisaient ce
désordre. De là naissait un inconvénient qui devait, toutes choses
égales d’ailleurs, faire perdre nécessairement des batailles. Car, pour
avoir un front aussi étendu que celui de l’ennemi, on était obligé
d’opposer des bataillons faibles à des bataillons nombreux. Les magasins
ne furent plus ni assez grands ni assez tôt prêts. Les armes ne furent
plus d’une assez bonne trempe. Ceux donc qui voyaient ces défauts du
gouvernement, et qui savaient à quels généraux la France aurait affaire,
craignirent pour elle, même au milieu des premiers avantages qui
promettaient à la France de plus grandes prospérités que jamais[5].

Le premier général qui balança la supériorité de la France fut un
Français; car on doit appeler de ce nom le prince Eugène, quoiqu’il fût
petit-fils de Charles-Emmanuel, duc de Savoie. Son père, le comte de
Soissons, établi en France, lieutenant-général des armées et gouverneur
de Champagne, avait épousé Olimpe Mancini, l’une des nièces du cardinal
Mazarin. (18 octobre 1663) De ce mariage, d’ailleurs malheureux, naquit
à Paris ce prince si dangereux depuis à Louis XIV, et si peu connu de
lui dans sa jeunesse. On le nomma d’abord en France le chevalier de
Carignan. Il prit ensuite le petit collet. On l’appelait l’abbé de
Savoie. On prétend qu’il demanda un régiment au roi, et qu’il essuya la
mortification d’un refus accompagné de reproches. Ne pouvant réussir
auprès de Louis XIV, il était allé servir l’empereur contre les Turcs
dès l’an 1683. Les deux princes de Conti allèrent le joindre en 1685. Le
roi fit ordonner aux princes de Conti, et à tous ceux qui fesaient avec
eux le voyage, de revenir. L’abbé de Savoie fut le seul qui n’obéit
point[6]. Il avait déjà déclaré qu’il renonçait à la France. Le roi,
quand il l’apprit, dit à ses courtisans: «Ne trouvez-vous pas que j’ai
fait là une grande perte?» et les courtisans assurèrent que l’abbé de
Savoie serait toujours un esprit dérangé, un homme incapable de tout. On
en jugeait par quelques emportements de jeunesse, sur lesquels il ne
faut jamais juger les hommes. Ce prince, trop méprisé à la cour de
France, était né avec les qualités qui font un héros dans la guerre et
un grand homme dans la paix; un esprit plein de justesse et de hauteur,
ayant le courage nécessaire et dans les armées et dans le cabinet. Il a
fait des fautes comme tous les généraux; mais elles ont été cachées sous
le nombre de ses grandes actions. Il a ébranlé la grandeur de Louis XIV
et la puissance ottomane; il a gouverné l’empire; et dans le cours de
ses victoires et de son ministère, il a méprisé également le faste et
les richesses. Il a même cultivé les lettres, et les a protégées autant
qu’on le pouvait à la cour de Vienne. Agé alors de trente-sept ans, il
avait l’expérience de ses victoires remportées sur les Turcs, et des
fautes commises par les Impériaux dans les dernières guerres, où il
avait servi contre la France.

Il descendit en Italie par le Trentin sur les terres de Venise avec
trente mille hommes, et la liberté entière de s’en servir comme il le
voudrait. Le roi de France défendit d’abord au maréchal de Catinat de
s’opposer au passage du prince Eugène, soit pour ne point commettre le
premier acte d’hostilité, ce qui est une mauvaise politique quand on a
les armes à la main; soit pour ménager les Vénitiens, qui étaient
pourtant moins dangereux que l’armée allemande.

Cette faute de la cour en fit commettre d’autres à Catinat. Rarement
réussit-on quand on suit un plan qui n’est pas le sien. On sait
d’ailleurs combien il est difficile dans ce pays, tout coupé de rivières
et de ruisseaux, d’empêcher un ennemi habile de les passer. Le prince
Eugène joignait à une grande profondeur de desseins une vivacité prompte
d’exécution. La nature du terrain aux bords de l’Adige fesait encore que
l’armée ennemie était plus ramassée, et la française plus étendue.
Catinat voulait aller à l’ennemi; mais quelques lieutenants-généraux
firent des difficultés, et formèrent des cabales contre lui. Il eut la
faiblesse de ne se pas faire obéir. La modération de son esprit lui fit
commettre cette grande faute. Eugène força d’abord le poste de Carpi,
auprès du canal Blanc, défendu par Saint-Fremont, qui ne suivit pas en
tout les ordres du général, et qui se fit battre. Après ce succès,
l’armée allemande fut maîtresse du pays entre l’Adige et l’Adda; elle
pénétra dans le Bressan, et Catinat recula jusque derrière l’Oglio.
Beaucoup de bons officiers approuvaient cette retraite qui leur
paraissait sage, et il faut encore ajouter que le défaut des munitions
promises par le ministre la rendait nécessaire. Les courtisans, et
surtout ceux qui espéraient de commander à la place de Catinat, firent
regarder sa conduite comme l’opprobre du nom français. Le maréchal de
Villeroi persuada qu’il réparerait l’honneur de la nation. La confiance
avec laquelle il parla, et le goût que le roi avait pour lui, obtinrent
à ce général le commandement en Italie. Le maréchal de Catinat, malgré
les victoires de Staffarde et de la Marsaille, fut obligé de servir sous
lui.

Le maréchal duc de Villeroi, fils du gouverneur du roi, élevé avec lui,
avait eu toujours sa faveur: il avait été de toutes ses campagnes et de
tous ses plaisirs: c’était un homme d’une figure agréable et imposante,
très brave, très honnête homme, bon ami, vrai dans la société,
magnifique en tout[7]. Mais ses ennemis disaient qu’il était plus
occupé, étant général d’armée, de l’honneur et du plaisir de commander,
que des desseins d’un grand capitaine. Ils lui reprochaient un
attachement à ses opinions qui ne déférait aux avis de personne.

Il vint en Italie donner des ordres au maréchal de Catinat, et des
dégoûts au duc de Savoie. Il fesait sentir qu’il pensait en effet qu’un
favori de Louis XIV, à la tête d’une puissante armée, était fort
au-dessus d’un prince: il ne l’appelait que _Mons de Savoie_: il le
traitait comme un général à la solde de France, et non comme un
souverain, maître des barrières que la nature a mises entre la France et
l’Italie. L’amitié de ce souverain ne fut pas aussi ménagée qu’elle
était nécessaire. La cour pensa que la crainte serait le seul nœud qui
le retiendrait, et qu’une armée française, dont environ six à sept mille
soldats piémontais étaient sans cesse environnés, répondrait de sa
fidélité. Le maréchal de Villeroi agit avec lui comme son égal dans le
commerce ordinaire, et comme son supérieur dans le commandement. Le duc
de Savoie avait le vain titre de généralissime; mais le maréchal de
Villeroi l’était. Il ordonna d’abord que l’on attaquât le prince Eugène
au poste de Chiari, près de l’Oglio. (11 septembre 1701) Les officiers
généraux jugeaient qu’il était contre toutes les règles de la guerre
d’attaquer ce poste, pour des raisons décisives: c’est qu’il n’était
d’aucune conséquence, et que les retranchements en étaient inabordables;
qu’on ne gagnait rien en le prenant, et que, si on le manquait, on
perdait la réputation de la campagne. Villeroi dit au duc de Savoie
qu’il fallait marcher, et envoya un aide-de-camp ordonner de sa part au
maréchal de Catinat d’attaquer. Catinat se fit répéter l’ordre trois
fois, puis se tournant vers les officiers qu’il commandait: «Allons
donc, dit-il, messieurs, il faut obéir.» On marcha aux retranchements.
Le duc de Savoie, à la tête de ses troupes, combattit comme un homme qui
aurait été content de la France. Catinat chercha à se faire tuer. Il
fut blessé; mais, tout blessé qu’il était, voyant les troupes du roi
rebutées, et le maréchal de Villeroi ne donnant point d’ordre, il fit la
retraite; après quoi il quitta l’armée, et vint à Versailles rendre
compte de sa conduite au roi, sans se plaindre de personne.

(2 février 1702) Le prince Eugène conserva toujours sa supériorité sur
le maréchal de Villeroi. Enfin, au cœur de l’hiver, un jour que ce
maréchal dormait avec sécurité dans Crémone, ville assez forte, et munie
d’une très grande garnison, il est réveillé au bruit des décharges de
mousqueterie. Il se lève en hâte, monte à cheval; la première chose
qu’il rencontre, c’est un escadron ennemi. Le maréchal aussitôt est fait
prisonnier, et conduit hors de la ville, sans savoir ce qui s’y passait,
et sans pouvoir imaginer la cause d’un événement si étrange. Le prince
Eugène était déjà dans Crémone. Un prêtre, nommé Bozzoli, prévôt de
Sainte-Marie-la-Neuve, avait introduit les troupes allemandes par un
égout. Quatre cents soldats, entrés par cet égout dans la maison du
prêtre, avaient sur-le-champ égorgé la garde des deux portes; les deux
portes ouvertes, le prince Eugène entre avec quatre mille hommes. Tout
cela s’était fait avant que le gouverneur, qui était Espagnol, s’en fût
douté, et avant que le maréchal de Villeroi fût éveillé. Le secret,
l’ordre, la diligence, toutes les précautions possibles, avaient préparé
l’entreprise. Le gouverneur espagnol se montre d’abord dans les rues
avec quelques soldats; il est tué d’un coup de fusil: tous les officiers
généraux sont ou tués ou pris, à la réserve du comte de Revel,
lieutenant-général, et du marquis de Praslin. Le hasard confondit la
prudence du prince Eugène.

Le chevalier d’Entragues devait faire ce jour-là, dans la ville, une
revue du régiment des vaisseaux, dont il était colonel; et déjà les
soldats s’assemblaient à quatre heures du matin, à une extrémité de la
ville, précisément dans le temps que le prince Eugène entrait par
l’autre. D’Entragues commence à courir par les rues avec ses soldats. Il
résiste aux Allemands qu’il rencontre. Il donne le temps au reste de la
garnison d’accourir. Les officiers, les soldats, pêle-mêle, les uns mal
armés, les autres presque nus, sans commandement, sans ordre,
remplissent les rues, les places publiques. On combat en confusion; on
se retranche de rue en rue, de place en place. Deux régiments irlandais,
qui fesaient partie de la garnison, arrêtent les efforts des Impériaux.
Jamais ville n’avait été surprise avec plus de sagesse, ni défendue avec
tant de valeur. La garnison était d’environ cinq mille hommes. Le prince
Eugène n’en avait pas encore introduit plus de quatre mille. Un gros
détachement de son armée devait arriver par le pont du Pô: les mesures
étaient bien prises. Un autre hasard les dérangea toutes. Ce pont du Pô,
mal gardé par environ cent soldats français, devait d’abord être saisi
par les cuirassiers allemands, qui, dans l’instant que le prince Eugène
entra dans la ville, furent commandés pour aller s’en emparer. Il
fallait, pour cet effet, qu’étant entrés par la porte du midi, voisine
de l’égout, ils sortissent sur-le-champ de Crémone, du côté du nord, par
la porte du Pô, et qu’ils courussent au pont. Ils y allaient; le guide
qui les conduisait est tué d’un coup de fusil tiré d’une fenêtre; les
cuirassiers prennent une rue pour une autre; ils alongent leur chemin.
Dans ce petit intervalle de temps, les Irlandais se jettent à la porte
du Pô; ils combattent et repoussent les cuirassiers: le marquis de
Praslin profite du moment; il fait couper le pont: alors le secours que
l’ennemi attendait ne peut arriver, et la ville est sauvée.

Le prince Eugène, après avoir combattu tout le jour, toujours maître de
la porte par laquelle il était entré, se retire enfin, emmenant le
maréchal de Villeroi et plusieurs officiers généraux prisonniers, mais
ayant manqué Crémone, que son activité et sa prudence, jointes à la
négligence du gouverneur, lui avaient donnée, et que le hasard et la
valeur des Français et des Irlandais lui ôtèrent.

Le maréchal de Villeroi, extrêmement malheureux en cette occasion, fut
condamné à Versailles par les courtisans avec toute la rigueur et
l’amertume qu’inspiraient sa faveur et son caractère, dont l’élévation
leur paraissait trop approcher de la vanité. Le roi, qui le plaignait
sans le condamner, irrité qu’on blâmât si hautement son choix, s’échappa
à dire[8]: «On se déchaîne contre lui, parcequ’il est mon favori»: terme
dont il ne se servit jamais pour personne que cette seule fois en sa
vie. Le duc de Vendôme fut aussitôt nommé pour aller commander en
Italie.

Le duc de Vendôme, petit-fils de Henri IV, était intrépide comme lui,
doux, bienfesant, sans faste, ne connaissant ni la haine, ni l’envie, ni
la vengeance. Il n’était fier qu’avec des princes; il se rendait l’égal
de tout le reste. C’était le seul général sous lequel le devoir du
service, et cet instinct de fureur purement animal et mécanique qui
obéit à la voix des officiers, ne menassent point des soldats au combat:
ils combattaient pour le duc de Vendôme; ils auraient donné leur vie
pour le tirer d’un mauvais pas, où la précipitation de son génie
l’engageait quelquefois. Il ne passait pas pour méditer ses desseins
avec la même profondeur que le prince Eugène, et pour entendre comme lui
l’art de faire subsister les armées. Il négligeait trop les détails; il
laissait périr la discipline militaire; la table et le sommeil lui
dérobaient trop de temps, aussi bien qu’à son frère. Cette mollesse le
mit plus d’une fois en danger d’être enlevé; mais un jour d’action, il
réparait tout par une présence d’esprit et par des lumières que le péril
rendait plus vives, et ces jours d’action, il les cherchait toujours;
moins fait, à ce qu’on disait, pour une guerre défensive, et aussi
propre à l’offensive que le prince Eugène.

Ce désordre et cette négligence qu’il portait dans les armées, il
l’avait à un excès surprenant dans sa maison, et même sur sa personne: à
force de haïr le faste, il en vint à une malpropreté cynique dont il n’y
a point d’exemple; et son désintéressement, la plus noble des vertus,
devint en lui un défaut qui lui fit perdre, par son dérangement,
beaucoup plus qu’il n’eût dépensé en bienfaits. On l’a vu manquer
souvent du nécessaire. Son frère le grand prieur, qui commanda sous lui
en Italie, avait tous ces mêmes défauts, qu’il poussait encore plus
loin, et qu’il ne rachetait que par la même valeur. Il était étonnant de
voir deux généraux ne sortir souvent de leur lit qu’à quatre heures
après midi, et deux princes, petits-fils de Henri IV, plongés dans une
négligence de leurs personnes, dont les plus vils des hommes auraient eu
honte.

Ce qui est plus surprenant encore, c’est ce mélange d’activité et
d’indolence, avec lequel Vendôme fit contre Eugène une guerre vive
d’artifice, de surprises, de marches, de passages de rivières, de petits
combats souvent aussi inutiles que meurtriers, de batailles sanglantes
où les deux partis s’attribuaient la victoire: (15 auguste 1702) telle
fut celle de Luzara, pour laquelle les _Te Deum_ furent chantés à Vienne
et à Paris. Vendôme était vainqueur toutes les fois qu’il n’avait pas
affaire au prince Eugène en personne; mais, dès qu’il le retrouvait en
tête, la France n’avait plus aucun avantage.

(Janvier 1703) Au milieu de ces combats, et des siéges de tant de
châteaux et de petites villes, des nouvelles secrètes arrivent à
Versailles que le duc de Savoie, petit-fils d’une sœur de Louis XIII,
beau-père du duc de Bourgogne, beau-père de Philippe V, va quitter les
Bourbons, et marchande l’appui de l’empereur. Tout le monde est surpris
qu’il abandonne à-la-fois ses deux gendres, et même, à ce qu’on croit,
ses véritables intérêts. Mais l’empereur lui promettait tout ce que ses
gendres lui avaient refusé, le Montferrat-Mantouan, Alexandrie, Valence,
les pays entre le Pô et le Tanaro, et plus d’argent que la France ne lui
en donnait. Cet argent devait être fourni par l’Angleterre; car
l’empereur en avait à peine pour soudoyer ses armées. L’Angleterre, la
plus riche des alliés, contribuait plus qu’eux tous pour la cause
commune. Si le duc de Savoie consulta peu les lois des nations et celles
de la nature, c’est une question de morale, laquelle se mêle peu de la
conduite des souverains. L’événement seul a fait voir à la fin qu’il ne
manqua pas, au moins dans son traité, aux lois de la politique: mais il
y manqua dans un autre point bien essentiel; ce fut en laissant ses
troupes à la merci des Français, tandis qu’il traitait avec l’empereur.
(19 août 1703) Le duc de Vendôme les fit désarmer. Elles n’étaient à la
vérité que de cinq mille hommes; mais ce n’était pas un petit objet pour
le duc de Savoie.

A peine la maison de Bourbon a-t-elle perdu cet allié, qu’elle apprend
que le Portugal est déclaré contre elle. Pierre, roi de Portugal,
reconnaît l’archiduc Charles pour roi d’Espagne. Le conseil impérial, au
nom de cet archiduc, démembrait, en faveur de Pierre II, une monarchie
dans laquelle il n’avait pas encore une ville: il lui cédait, par un de
ces traités qui n’ont point eu d’exécution, Vigo, Bayonne, Alcantara,
Badajoz, une partie de l’Estramadoure, tous les pays situés à l’occident
de la rivière de la Plata en Amérique; en un mot, il partageait ce
qu’il n’avait pas, pour acquérir ce qu’il pourrait en Espagne.

Le roi de Portugal, le prince de Darmstadt, ministre de l’archiduc,
l’amirante de Castille, son partisan, implorèrent même le secours du roi
de Maroc. Non seulement ils firent des traités avec ce barbare pour
avoir des chevaux et du blé, mais ils demandèrent des troupes.
L’empereur de Maroc, Muley Ismaël, le tyran le plus guerrier et le plus
politique qui fût alors chez les nations mahométanes, ne voulut envoyer
ses troupes qu’à des conditions dangereuses pour la chrétienté; et
honteuses pour le roi de Portugal: il demandait en otage un fils de ce
roi, et des villes. Le traité n’eut point lieu. Les chrétiens se
déchirèrent de leurs propres mains, sans y joindre celles des barbares.
Ce secours d’Afrique ne valait pas, pour la maison d’Autriche, celui
d’Angleterre et de Hollande.

Churchill, comte et ensuite duc de Marlborough, déclaré général des
troupes anglaises et hollandaises dès l’an 1702, fut l’homme le plus
fatal à la grandeur de la France qu’on eût vu depuis plusieurs siècles.
Il n’était pas comme ces généraux auxquels un ministre donne par écrit
le projet d’une campagne, et qui, après avoir suivi à la tête d’une
armée les ordres du cabinet, reviennent briguer l’honneur de servir
encore. Il gouvernait alors la reine d’Angleterre, et par le besoin
qu’on avait de lui, et par l’autorité que sa femme avait sur l’esprit de
cette reine. Il menait le parlement par son crédit et par celui de
Godolphin, grand trésorier, dont le fils épousa sa fille. Ainsi, maître
de la cour, du parlement, de la guerre, et des finances, plus roi que
n’avait été Guillaume, aussi politique que lui, et beaucoup plus grand
capitaine, il fit plus que les alliés n’osaient espérer. Il avait,
par-dessus tous les généraux de son temps, cette tranquillité de courage
au milieu du tumulte, et cette sérénité d’ame dans le péril, que les
Anglais appellent _cold head_, _tête froide_. C’est peut-être cette
qualité, le premier don de la nature pour le commandement, qui a donné
autrefois tant d’avantages aux Anglais sur les Français dans les plaines
de Poitiers, de Créci, et d’Azincourt[9].

Marlborough, guerrier infatigable pendant la campagne, devenait un
négociateur aussi agissant pendant l’hiver. Il allait à La Haye et dans
toutes les cours d’Allemagne. Il persuadait les Hollandais de s’épuiser
pour abaisser la France. Il excitait les ressentiments de l’électeur
palatin. Il allait flatter la fierté de l’électeur de Brandebourg,
lorsque ce prince voulut être roi. Il lui présentait la serviette à
table, pour en tirer un secours de sept à huit mille soldats. Le prince
Eugène, de son côté, ne finissait une campagne que pour aller faire
lui-même à Vienne les préparatifs de l’autre. On sait si les armées en
sont mieux pourvues quand le général est le ministre. Ces deux hommes,
tantôt commandant ensemble, tantôt séparément, furent toujours
d’intelligence; ils conféraient souvent à La Haye avec le grand
pensionnaire Heinsius et le greffier Fagel, qui gouvernaient les
Provinces-Unies avec autant de lumières que les Barnevelt et les de
Witt, et avec plus de bonheur. Ils fesaient toujours de concert mouvoir
les ressorts de la moitié de l’Europe contre la maison de Bourbon; et le
ministère de France était alors bien faible pour résister long-temps à
ces forces réunies. Le secret de leur projet de campagne fut toujours
gardé entre eux. Ils arrangeaient eux-mêmes leurs desseins, et ne les
confiaient à ceux qui devaient les seconder qu’au point de l’exécution.
Chamillart, au contraire, n’étant ni politique, ni guerrier, ni même
homme de finance, et jouant cependant le rôle d’un premier ministre,
dans l’impuissance où il était de faire des arrangements par lui-même,
les recevait de plusieurs mains subalternes. Son secret était
quelquefois divulgué, avant même qu’il sût précisément ce qu’on devait
faire. C’est ce que le marquis de Feuquières lui reproche avec raison:
et madame de Maintenon avoue dans ses lettres que cet homme qu’elle
avait choisi était un ministre incapable. Ce fut là une des principales
causes du malheur de la France.

Dès que Marlborough eut le commandement des armées confédérées en
Flandre, il fit voir qu’il avait appris l’art de la guerre sous Turenne.
Il avait fait autrefois ses premières campagnes, volontaire sous ce
général. On ne l’appelait dans l’armée que _le bel Anglais_; mais le
vicomte de Turenne avait jugé que le bel Anglais serait un jour un grand
homme. Il commença par élever des officiers subalternes et jusqu’alors
inconnus, dont il démêlait le mérite, sans s’assujettir à l’ordre du
grade militaire, que nous appelons en France l’_ordre du tableau_. Il
savait que quand les grades ne sont que la suite de l’ancienneté,
l’émulation périt; et qu’un officier, pour être plus ancien, n’est pas
toujours meilleur. (1702) Il forma d’abord des hommes. Il gagna du
terrain sur les Français sans combattre. Le premier mois, le comte
d’Athlone, général hollandais, lui disputait le commandement; et dès le
second, il fut obligé de lui déférer en tout. Le roi de France avait
envoyé contre lui son petit-fils le duc de Bourgogne, prince sage et
juste, né pour rendre les hommes heureux. Le maréchal de Boufflers,
homme d’un courage infatigable, commandait l’armée sous ce jeune prince.
Mais le duc de Bourgogne, après avoir vu prendre plusieurs places, après
avoir été forcé de reculer par les marches savantes de l’Anglais, revint
à Versailles au milieu de la campagne. (Septembre et octobre 1702)
Boufflers resta seul témoin des succès de Marlborough, qui prit Venloo,
Ruremonde, Liége, avançant toujours, et ne perdant pas un moment la
supériorité.

Marlborough, de retour à Londres après cette campagne, reçut les
honneurs dont on peut jouir dans une monarchie et dans une république;
créé duc par la reine et, ce qui est plus flatteur, remercié par les
deux chambres du parlement dont les députés vinrent le complimenter dans
sa maison.

Il s’élevait cependant un homme qui semblait devoir rassurer la fortune
de la France: c’était le maréchal duc de Villars, alors
lieutenant-général, et que nous avons vu depuis généralissime des armées
de France, d’Espagne, et de Sardaigne, à l’âge de quatre-vingt-deux
ans, officier plein d’audace et de confiance. Il avait été l’artisan de
sa fortune par son opiniâtreté à faire au-delà de son devoir. Il déplut
quelquefois à Louis XIV, et, ce qui était plus dangereux, à Louvois,
parcequ’il leur parlait avec la même hardiesse qu’il servait. On lui
reprochait de n’avoir pas une modestie digne de sa valeur: mais enfin on
s’était aperçu qu’il avait un génie fait pour la guerre, et fait pour
conduire des Français. On l’avait avancé en peu d’années, après l’avoir
laissé languir long-temps.

Il n’y a guère eu d’hommes dont la fortune ait fait plus de jaloux, et
qui ait dû moins en faire. Il a été maréchal de France, duc et pair,
gouverneur de province; mais aussi il a sauvé l’état: et d’autres, qui
l’ont perdu, ou qui n’ont été que courtisans, ont eu à peu près les
mêmes récompenses. On lui a reproché jusqu’à ses richesses, quoique
médiocres, acquises par des contributions dans le pays ennemi, prix
légitime de sa valeur et de sa conduite; pendant que ceux qui ont élevé
des fortunes dix fois plus considérables par des voies honteuses les ont
possédées avec l’approbation universelle. Il n’a guère commencé à jouir
de sa renommée que vers l’âge de quatre-vingts ans. Il fallait qu’il
survécût à toute la cour pour goûter pleinement sa gloire.

Il n’est pas inutile qu’on sache quelle a été la raison de cette
injustice dans les hommes: c’est que le maréchal de Villars n’avait
point d’art. Il n’avait ni celui de se faire des amis avec de la probité
et de l’esprit, ni celui de se faire valoir, quoiqu’il parlât de
lui-même comme il méritait que les autres en parlassent.

Il dit un jour au roi devant toute la cour, lorsqu’il prenait congé pour
aller commander l’armée: «Sire, je vais combattre les ennemis de votre
majesté, et je vous laisse au milieu des miens[10].» Il dit aux
courtisans du duc d’Orléans, régent du royaume, devenus riches par ce
bouleversement de l’état appelé système: «Pour moi, je n’ai jamais rien
gagné que sur les ennemis.» Ces discours, où il mettait le même courage
que dans ses actions, rabaissaient trop les autres hommes, déjà assez
irrités par son bonheur.

Il était, en ces commencements de la guerre, l’un des
lieutenants-généraux qui commandaient des détachements dans l’Alsace. Le
prince de Bade, à la tête de l’armée impériale, venait de prendre
Landau, défendue par Mélac pendant quatre mois. Ce prince fesait des
progrès. Il avait les avantages du nombre, du terrain, et d’un
commencement de campagne heureux. Son armée était dans ces montagnes du
Brisgaw qui touchent à la forêt Noire: et cette forêt immense séparait
les troupes bavaroises des françaises. Catinat commandait dans
Strasbourg. Sa circonspection l’empêcha d’entreprendre d’aller attaquer
le prince de Bade avec tant de désavantages. L’armée de France eût été
perdue sans ressource, et l’Alsace eût été ouverte par un mauvais
succès. Villars, qui avait résolu d’être maréchal de France ou de périr,
hasarda ce que Catinat n’osait faire. Il en obtint permission de la
cour. Il marcha aux Impériaux avec une armée inférieure, vers
Fridlingen, et donna la bataille qui porte ce nom.

(14 octobre 1702) La cavalerie se battait dans la plaine: l’infanterie
française gravit au haut de la montagne, et attaqua l’infanterie
allemande retranchée dans des bois. J’ai entendu dire plus d’une fois au
maréchal de Villars que la bataille étant gagnée, comme il marchait à la
tête de son infanterie, une voix cria: _Nous sommes coupés_. A ce mot,
tous ses régiments s’enfuirent. Il court à eux, et leur crie: _Allons,
mes amis, la victoire est à nous! vive le roi!_ Les soldats répondent:
_vive le roi!_ en tremblant, et recommencent à fuir. La plus grande
peine qu’eut le général, ce fut de rallier les vainqueurs. Si deux
régiments ennemis avaient paru dans le moment de cette terreur panique,
les Français étaient battus: tant la fortune décide souvent du gain des
batailles.

Le prince de Bade, après avoir perdu trois mille hommes, son canon, son
champ de bataille, après avoir été poursuivi deux lieues à travers les
bois et les défilés, tandis que, pour preuve de sa défaite, le fort de
Fridlingen capitulait, manda cependant à Vienne qu’il avait remporté la
victoire, et fit chanter un _Te Deum_, plus honteux pour lui que la
bataille perdue.

Les Français, remis de leur terreur panique, proclamèrent Villars
maréchal de France sur le champ de bataille; et le roi, quinze jours
après, confirma ce que la voix des soldats lui avait donné.

(Avril 1703) Le maréchal de Villars joint enfin l’électeur de Bavière
avec ses troupes victorieuses: il le trouve vainqueur de son côté,
gagnant du terrain, et maître de la ville impériale de Ratisbonne, où
l’empire assemblé venait de conjurer sa perte.

Villars était plus fait pour bien servir l’état en ne suivant que son
génie, que pour agir de concert avec un prince. Il mena, ou plutôt il
entraîna l’électeur au-delà du Danube; et quand le fleuve fut passé,
l’électeur se repentit, voyant que le moindre échec laisserait ses états
à la merci de l’empereur. Le comte de Styrum, à la tête d’un corps
d’environ vingt mille hommes, allait se joindre à la grande armée du
prince de Bade, auprès de Donavert. _Il faut les prévenir_, dit le
maréchal au prince; _il faut tomber sur Styrum, et marcher
tout-à-l’heure_. L’électeur temporisait: il répondait qu’il en devait
conférer avec ses généraux et ses ministres. «C’est moi qui suis votre
ministre et votre général, lui répliquait Villars. Vous faut-il d’autre
conseil que moi, quand il s’agit de donner bataille?» Le prince, occupé
du danger de ses états, reculait encore; il se fâchait contre le
général: «Hé bien! lui dit Villars, si votre altesse électorale ne veut
pas saisir l’occasion avec ses Bavarois, je vais combattre avec les
Français;» et aussitôt il donne ordre pour l’attaque. Le prince,
indigné[11], et ne voyant dans ce Français qu’un téméraire, fut obligé
de combattre malgré lui. C’était dans les plaines d’Hochstedt, auprès de
Donavert.

(20 septembre 1703) Après la première charge on vit encore un effet de
ce que peut la fortune dans les combats. L’armée ennemie et la
française, saisies d’une terreur panique, prirent la fuite toutes deux
en même temps, et le maréchal de Villars se vit presque seul quelques
minutes sur le champ de bataille: il rallia les troupes, les ramena au
combat, et remporta la victoire. On tua trois mille Impériaux: on en
prit quatre mille: ils perdirent leur canon et leur bagage. L’électeur
se rendit maître d’Augsbourg. Le chemin de Vienne était ouvert. Il fut
agité dans le conseil de l’empereur s’il sortirait de sa capitale.

La terreur de l’empereur était excusable: il était alors battu partout.
(6 septembre) Le duc de Bourgogne, ayant sous lui les maréchaux de
Tallard et de Vauban, venait de prendre le vieux Brisach. (14 novembre
1703) Tallard venait non seulement de reprendre Landau, mais il avait
encore défait auprès de Spire le prince de Hesse, depuis roi de Suède,
qui voulait secourir la ville. Si l’on en croit le marquis de
Feuquières, cet officier et ce juge si instruit dans l’art militaire,
mais si sévère dans ses jugements, le maréchal de Tallard ne gagna
cette bataille que par une faute et par une méprise. Mais enfin il
écrivit du champ de bataille au roi: «Sire, votre armée a pris plus
d’étendards et de drapeaux qu’elle n’a perdu de simples soldats.»

Cette action fut celle de toute la guerre où la baïonnette fit le plus
de carnage. Les Français, par leur impétuosité, avaient un grand
avantage en se servant de cette arme. Elle est devenue depuis plus
menaçante que meurtrière. Le feu soutenu et roulant a prévalu. Les
Allemands et les Anglais s’accoutumèrent à tirer par divisions avec plus
d’ordre et de promptitude que les Français. Les Prussiens furent les
premiers qui chargèrent leurs fusils avec des baguettes de fer. Le
second roi de Prusse les disciplina, de sorte qu’ils pouvaient tirer six
coups par minute très aisément. Trois rangs tirant à-la-fois, et
avançant ensuite rapidement, décident aujourd’hui du sort des batailles.
Les canons de campagne font un effet non moins redoutable. Les
bataillons que ce feu ébranle n’attendent pas l’attaque des baïonnettes,
et la cavalerie achève de les rompre. Ainsi la baïonnette effraie plus
qu’elle ne tue, et l’épée est devenue absolument inutile à l’infanterie.
La force du corps, l’adresse, le courage d’un combattant ne lui servent
plus de rien. Les bataillons sont devenus de grandes machines, dont la
mieux montée dérange nécessairement celle qui lui est opposée. C’est
précisément par cette raison que le prince Eugène a gagné contre les
Turcs les célèbres batailles de Témesvar et de Belgrade, où les Turcs
auraient eu probablement l’avantage par leur nombre supérieur, s’il y
avait eu ce qu’on appelle une mêlée. Ainsi l’art de se détruire est non
seulement tout autre de ce qu’il était avant l’invention de la poudre,
mais de ce qu’il était il y a cent ans.

Cependant la fortune de la France se soutenant d’abord si heureusement
du côté de l’Allemagne, on présumait que le maréchal de Villars la
pousserait encore plus loin avec cette impétuosité qui déconcertait la
lenteur allemande: mais ce même caractère qui en fesait un chef
redoutable, le rendait incompatible avec l’électeur de Bavière. Le roi
voulait qu’un général ne fût fier qu’avec l’ennemi; et l’électeur de
Bavière fut assez malheureux pour demander un autre maréchal de France.

Villars lui-même, fatigué des petites intrigues d’une cour orageuse et
intéressée, des irrésolutions de l’électeur, et plus encore des lettres
du ministre d’état Chamillart, plein de prévention contre lui comme
d’ignorance, demanda au roi sa retraite. Ce fut la seule récompense
qu’il eut des opérations de guerre les plus savantes, et d’une bataille
gagnée. Chamillart, pour le malheur de la France, l’envoya dans le fond
des Cévennes réprimer des paysans fanatiques, et il ôta aux armées
françaises le seul général qui pût alors, ainsi que le duc de Vendôme,
leur inspirer un courage invincible. On parlera de ces fanatiques dans
le chapitre de la religion[12]. Louis XIV avait alors des ennemis plus
terribles, plus heureux, et plus irréconciliables que ces habitants des
Cévennes.



CHAPITRE XIX.

Perte de la bataille de Bleinheim, ou d’Hochstedt, et ses suites.


Le duc de Marlborough était revenu vers les Pays-Bas, au commencement de
1703, avec la même conduite et la même fortune. Il avait pris Bonn,
résidence de l’électeur de Cologne. De là il avait repris Huy, Limbourg,
et s’était rendu maître de tout le Bas-Rhin. Le maréchal de Villeroi, au
sortir de sa prison, commandait en Flandre, et n’était pas plus heureux
contre Marlborough qu’il l’avait été contre le prince Eugène. En vain le
maréchal de Boufflers venait de remporter, avec un détachement de
l’armée, un petit avantage au combat d’Eckeren, contre Obdam, général
hollandais. Un succès qui n’a point de suite n’est rien.

Cependant, si le général anglais ne marchait pas au secours de
l’empereur, la maison d’Autriche semblait perdue. L’électeur de Bavière
était maître de Passau. Trente mille Français, sous les ordres du
maréchal de Marsin, qui avait succédé à Villars, inondaient le pays
au-delà du Danube. Des partis couraient dans l’Autriche. Vienne était
menacée d’un côté par les Français et les Bavarois, de l’autre par le
prince Ragotski, à la tête des Hongrois combattant pour leur liberté, et
secourus de l’argent de la France et de celui des Turcs. Alors le prince
Eugène accourt d’Italie; il vient prendre le commandement des armées
d’Allemagne: il voit à Heilbron le duc de Marlborough. Ce général
anglais, que rien ne gênait dans sa conduite, et que sa reine et les
Hollandais laissaient maître de ses desseins, marche au secours du
centre de l’empire. Il prend d’abord avec lui dix mille Anglais
d’infanterie et vingt-trois escadrons. Il hâte sa marche: il arrive vers
le Danube, auprès de Donavert, vis-à-vis les lignes de l’électeur de
Bavière, dans lesquelles environ huit mille Français et autant de
Bavarois retranchés gardaient les pays conquis par eux. Après deux
heures de combat (2 juillet 1704), Marlborough perce à la tête de trois
bataillons anglais, renverse les Bavarois et les Français. On dit qu’il
tua six mille hommes, et qu’il en perdit presque autant. Peu importe à
un général le nombre des morts quand il vient à bout de son entreprise.
Il prend Donavert: il passe le Danube: il met la Bavière à contribution.

Le maréchal de Villeroi, qui l’avait voulu suivre dans ses premières
marches, l’avait tout d’un coup perdu de vue, et n’apprit où il était
qu’en apprenant cette victoire de Donavert.

Le maréchal de Tallard, avec un corps d’environ trente mille hommes,
vient pour s’opposer à Marlborough par un autre chemin, et se joint à
l’électeur; dans le même temps le prince Eugène arrive, et se joint à
Marlborough.

Enfin les deux armées se rencontrent assez près de ce même Donavert, et
dans les mêmes campagnes où le maréchal de Villars avait remporté une
victoire un an auparavant. Il était alors dans les Cévennes. Je sais
qu’ayant reçu une lettre de l’armée de Tallard, écrite la veille de la
bataille, par laquelle on lui mandait la disposition des deux armées, et
la manière dont le maréchal de Tallard voulait combattre, il écrivit au
président de Maisons son beau-frère, que si le maréchal de Tallard
donnait bataille en gardant cette position, il serait infailliblement
défait. On montra la lettre à Louis XIV; elle a été publique.

(13 août 1704) L’armée de France, en comptant les Bavarois, était de
quatre-vingt-deux bataillons et de cent soixante escadrons, ce qui
fesait à peu près soixante mille combattants, parceque les corps
n’étaient pas complets. Soixante-quatre bataillons et cent
cinquante-deux escadrons composaient l’armée ennemie, qui n’était forte
que d’environ cinquante-deux mille hommes, car on fait toujours les
armées plus nombreuses qu’elles ne le sont. Cette journée si sanglante
et si décisive mérite une attention particulière. On a reproché bien des
fautes aux généraux français: la première était de s’être mis dans la
nécessité de recevoir la bataille, au lieu de laisser l’armée ennemie se
consumer faute de fourrage, et de donner au maréchal de Villeroi le
temps de tomber sur les Pays-Bas dégarnis, ou de s’avancer en Allemagne.
Mais il faut considérer, pour réponse à ce reproche, que l’armée
française, étant un peu plus forte que celle des alliés, pouvait espérer
de la défaire, et que la victoire eût détrôné l’empereur. Le marquis de
Feuquières compte douze fautes capitales que firent l’électeur, Marsin,
et Tallard, avant et après la bataille. Une des plus considérables était
de n’avoir point un gros corps d’infanterie à leur centre, et d’avoir
séparé leurs deux corps d’armée. J’ai entendu souvent de la bouche du
maréchal de Villars que cette disposition était inexcusable.

Le maréchal de Tallard était à l’aile droite, l’électeur avec Marsin à
la gauche. Le maréchal de Tallard avait dans le courage toute l’ardeur
et la vivacité française, un esprit actif, perçant, fécond en expédients
et en ressources. C’était lui qui avait conclu les traités de partage.
Il était allé à la gloire et à la fortune par toutes les voies d’un
homme d’esprit et de cœur. La bataille de Spire lui avait fait un très
grand honneur, malgré les critiques de Feuquières; car un général
victorieux n’a point fait de fautes aux yeux du public; de même que le
général battu a toujours tort, quelque sage conduite qu’il ait eue.

Mais le maréchal de Tallard avait un malheur bien dangereux pour un
général; sa vue était si faible qu’il ne distinguait pas les objets à
vingt pas de lui. Ceux qui l’ont bien connu m’ont dit encore que son
courage ardent, tout contraire à celui de Marlborough, s’enflammant dans
la chaleur de l’action, ne laissait pas à son esprit une liberté assez
entière. Ce défaut lui venait d’un sang sec et allumé. On sait assez que
notre tempérament fait toutes les qualités de notre ame.

Le maréchal de Marsin n’avait jusque-là jamais commandé en chef; et,
avec beaucoup d’esprit et un sens droit, il avait, disait-on,
l’expérience d’un bon officier, plus que d’un général.

Pour l’électeur de Bavière, on le regardait moins comme un grand
capitaine que comme un prince vaillant, aimable, chéri de ses sujets,
ayant dans l’esprit plus de magnanimité que d’application.

Enfin la bataille commença entre midi et une heure. Marlborough et ses
Anglais, ayant passé un ruisseau, chargeaient déjà la cavalerie de
Tallard. Ce général, un peu avant ce temps-là, venait de passer à la
gauche pour voir comment elle était disposée. C’était déjà un assez
grand désavantage que l’armée de Tallard combattît sans que son général
fût à sa tête. L’armée de l’électeur et de Marsin n’était point encore
attaquée par le prince Eugène. Marlborough entama l’aile droite
française près d’une heure avant qu’Eugène eût pu arriver vers
l’électeur à la gauche.

Sitôt que le maréchal de Tallard apprend que Marlborough attaque son
aile, il y court: il trouve une action furieuse engagée; la cavalerie
française trois fois ralliée et trois fois poussée. Il va vers le
village de Bleinheim, où il avait posté vingt-sept bataillons et douze
escadrons. C’était une petite armée séparée: elle fesait un feu
continuel sur celle de Marlborough. De ce village, où il donne ses
ordres, il revole à l’endroit où Marlborough, avec de la cavalerie et
des bataillons entre les escadrons, poussait la cavalerie française.

M. de Feuquières se trompe assurément, quand il dit que le maréchal de
Tallard n’y était pas, et qu’il fut pris prisonnier en revenant de
l’aile de Marsin à la sienne. Toutes les relations conviennent, et il ne
fut que trop vrai pour lui, qu’il y était présent. Il y fut blessé; son
fils y reçut un coup mortel auprès de lui. Toute sa cavalerie est mise
en déroute en sa présence. Marlborough vainqueur perce d’un côté entre
les deux armées françaises; de l’autre, ses officiers généraux percent
aussi entre ce village de Bleinheim et l’armée de Tallard, séparée
encore de la petite armée qui est dans Bleinheim.

Le maréchal de Tallard, dans cette cruelle situation, court pour rallier
quelques escadrons. La faiblesse de sa vue lui fait prendre un escadron
ennemi pour un français. Il est fait prisonnier par les troupes de
Hesse, qui étaient à la solde de l’Angleterre. Au moment que le général
était pris, le prince Eugène, trois fois repoussé, gagnait enfin
l’avantage. La déroute était déjà totale et la fuite précipitée dans le
corps d’armée du maréchal de Tallard. La consternation et l’aveuglement
de toute cette droite étaient au point qu’officiers et soldats se
jetaient dans le Danube, sans savoir où ils allaient. Aucun officier
général ne donnait d’ordre pour la retraite; aucun ne pensait ou à
sauver ces vingt-sept bataillons et ces douze escadrons des meilleures
troupes de France, enfermés si malheureusement dans Bleinheim, ou à les
faire combattre. Le maréchal de Marsin fit alors la retraite. Le comte
du Bourg, depuis maréchal de France, sauva une petite partie de
l’infanterie, en se retirant par les marais d’Hochstedt; mais ni lui, ni
Marsin, ni personne ne songea à cette armée qui restait encore dans
Bleinheim, attendant des ordres, et n’en recevant point. Elle était de
onze mille hommes effectifs; c’étaient les plus anciens corps. Il y a
plusieurs exemples de moindres armées qui ont battu des armées de
cinquante mille hommes, ou qui ont fait des retraites glorieuses; mais
l’endroit où on se trouve posté décide de tout. Ils ne pouvaient sortir
des rues étroites d’un village, pour se mettre d’eux-mêmes en ordre de
bataille devant une armée victorieuse, qui les eût à chaque instant
accablés par un plus grand front, par son artillerie, et par les canons
mêmes de l’armée vaincue, qui étaient déjà au pouvoir du vainqueur.
L’officier général qui devait les commander, le marquis de Clérembault,
fils du maréchal de Clérembault, courut pour demander les ordres au
maréchal de Tallard; il apprend qu’il est pris: il ne voit que des
fuyards: il fuit avec eux, et va se noyer dans le Danube.

Sivières, brigadier, qui était posté dans ce village, tente alors un
coup hardi: il crie aux officiers d’Artois et de Provence de marcher
avec lui: plusieurs officiers même des autres régiments y accourent; ils
fondent sur l’ennemi, comme on fait une sortie d’une place assiégée;
mais après la sortie, il faut rentrer dans la place. Un de ces
officiers, nommé Des-Nonvilles, revint à cheval un moment après dans le
village avec milord Orkney du nom d’Hamilton. «Est-ce un Anglais
prisonnier que vous nous amenez?» lui dirent les officiers en
l’entourant. «Non, messieurs, je suis prisonnier moi-même, et je viens
vous dire qu’il n’y a d’autre parti pour vous que de vous rendre
prisonniers de guerre. Voilà le comte d’Orkney qui vous offre la
capitulation.» Toutes ces vieilles bandes frémirent; Navarre déchira et
enterra ses drapeaux, mais enfin il fallut plier sous la nécessité; et
cette armée se rendit sans combattre. Milord Orkney m’a dit que ce
corps de troupes ne pouvait faire autrement dans sa situation gênée.
L’Europe fut étonnée que les meilleures troupes françaises eussent subi
en corps cette ignominie. On imputait leur malheur à lâcheté: mais
quelques années après, quatorze mille Suédois se rendant à discrétion
aux Russes en rase campagne ont justifié les Français.

Telle fut la célèbre bataille qui en France a le nom d’Hochstedt, en
Allemagne de Pleintheim, et en Angleterre de Bleinheim. Les vainqueurs y
eurent près de cinq mille morts, et près de huit mille blessés, et le
plus grand nombre du côté du prince Eugène. L’armée française y fut
presque entièrement détruite. De soixante mille hommes, si long-temps
victorieux, on n’en rassembla pas plus de vingt mille effectifs.

Environ douze mille morts, quatorze mille prisonniers, tout le canon, un
nombre prodigieux d’étendards et de drapeaux, les tentes, les équipages,
le général de l’armée, et douze cents officiers de marque, au pouvoir du
vainqueur, signalèrent cette journée. Les fuyards se dispersèrent; près
de cent lieues de pays furent perdues en moins d’un mois. La Bavière
entière, passée sous le joug de l’empereur, éprouva tout ce que le
gouvernement autrichien irrité avait de rigueur, et ce que le soldat
vainqueur a de rapacité et de barbarie. L’électeur, se réfugiant à
Bruxelles, rencontra sur le chemin son frère l’électeur de Cologne,
chassé comme lui de ses états; ils s’embrassèrent en versant des larmes.
L’étonnement et la consternation saisirent la cour de Versailles,
accoutumée à la prospérité. La nouvelle de la défaite vint au milieu
des réjouissances pour la naissance d’un arrière-petit-fils de Louis
XIV. Personne n’osait apprendre au roi une vérité si cruelle. Il fallut
que madame de Maintenon se chargeât de lui dire qu’il n’était plus
invincible.

On a dit, et on a écrit, et toutes les histoires ont répété que
l’empereur fit ériger dans les plaines de Bleinheim un monument de cette
défaite, avec une inscription flétrissante[13] pour le roi de France:
mais ce monument n’exista jamais. Il n’y a eu que l’Angleterre qui en
ait érigé un à la gloire du duc de Marlborough. La reine et le parlement
lui ont fait bâtir dans sa principale terre un palais immense qui porte
le nom de Bleinheim. Cette bataille y est représentée dans les tableaux
et sur les tapisseries. Les remercîments des chambres du parlement, ceux
des villes et des bourgades, les acclamations de l’Angleterre, furent le
premier prix qu’il reçut de sa victoire. Le poëme du célèbre Addison,
monument plus durable que le palais de Bleinheim, est compté par cette
nation guerrière et savante parmi les récompenses les plus honorables
du duc de Marlborough. L’empereur le fit prince de l’empire, en lui
donnant la principauté de Mindelheim, qui fut depuis échangée contre une
autre; mais il n’a jamais été connu sous ce titre, le nom de Marlborough
étant devenu le plus beau qu’il pût porter.

L’armée de France dispersée laisse aux alliés une carrière ouverte du
Danube au Rhin. Ils passent le Rhin: ils entrent en Alsace. Le prince
Louis de Bade, général célèbre pour les campements et pour les marches,
investit Landau, que les Français avaient repris. Le roi des Romains,
Joseph, fils aîné de l’empereur Léopold, vient à ce siége. On prend
Landau; on prend Trarbach (19 et 23 novembre 1704).

Cent lieues de pays perdues n’empêchent pas que les frontières de la
France ne fussent encore reculées. Louis XIV soutenait son petit-fils en
Espagne, et était victorieux en Italie. Il fallait de grands efforts en
Allemagne pour résister à Marlborough; et on les fit. On rassembla les
débris de l’armée; on épuisa les garnisons, on fit marcher des milices.
Le ministère emprunta de l’argent de tous côtés. Enfin on eut une armée;
et on rappela du fond des Cévennes le maréchal de Villars pour la
commander. Il vint, et se trouva près de Trèves, avec des forces
inférieures, vis-à-vis le général anglais. Tous deux voulaient donner
une nouvelle bataille. Mais le prince de Bade n’étant pas venu assez tôt
joindre ses troupes aux Anglais, Villars eut au moins l’honneur de faire
décamper Marlborough (mai 1705). C’était beaucoup alors. Le duc de
Marlborough, qui estimait assez le maréchal de Villars pour vouloir en
être estimé, lui écrivit en décampant: «Rendez-moi la justice de croire
que ma retraite est la faute du prince de Bade, et que je vous estime
encore plus que je ne suis fâché contre lui.»

Les Français avaient donc encore des barrières en Allemagne. La Flandre,
où commandait le maréchal de Villeroi délivré de sa prison, n’était pas
entamée. En Espagne, le roi Philippe V et l’archiduc Charles attendaient
tous deux la couronne: le premier, de la puissance de son grand-père, et
de la bonne volonté de la plupart des Espagnols; le second, du secours
des Anglais, et des partisans qu’il avait en Catalogne et en Aragon. Cet
archiduc, depuis empereur, et alors second fils de l’empereur Léopold,
n’ayant rien que ce titre, était allé sur la fin de 1703, presque sans
suite, à Londres, implorer l’appui de la reine Anne.

Alors parut toute la puissance des Anglais. Cette nation, si étrangère
dans cette querelle, fournit au prince autrichien deux cents vaisseaux
de transport, trente vaisseaux de guerre joints à dix vaisseaux
hollandais, neuf mille hommes de troupes, et de l’argent pour aller
conquérir un royaume. Mais cette supériorité que donnent le pouvoir et
les bienfaits n’empêchait pas que l’empereur, dans sa lettre à la reine
Anne, présentée par l’archiduc, ne refusât à cette souveraine sa
bienfaitrice le titre de _Majesté_: on ne la traitait que de
_Sérénité_[14], selon le style de la cour de Vienne, que l’usage seul
pouvait justifier, et que la raison a fait changer depuis, quand la
fierté a plié sous la nécessité.



CHAPITRE XX.

Pertes en Espagne: pertes des batailles de Ramillies et de Turin, et
leurs suites.


Un des premiers exploits de ces troupes anglaises fut de prendre
Gibraltar, qui passait avec raison pour imprenable. Une longue chaîne de
rochers escarpés en défendent toute approche du côté de terre: il n’y a
point de port. Une baie longue, mal sûre et orageuse, y laisse les
vaisseaux exposés aux tempêtes et à l’artillerie de la forteresse et du
môle: les bourgeois seuls de cette ville la défendraient contre mille
vaisseaux et cent mille hommes; mais cette force même fut la cause de la
prise. Il n’y avait que cent hommes de garnison: c’en était assez; mais
ils négligeaient un service qu’ils croyaient inutile. Le prince de Hesse
avait débarqué avec dix-huit cents soldats dans l’isthme qui est au nord
derrière la ville: mais, de ce côté-là, un rocher escarpé rend la ville
inattaquable. La flotte tira en vain quinze mille coups de canon. Enfin,
des matelots, dans une de leurs réjouissances, s’approchèrent dans des
barques, sous le môle, dont l’artillerie devait les foudroyer; elle ne
joua point. Ils montent sur le môle; ils s’en rendent maîtres; les
troupes y accourent; il fallut que cette ville imprenable se rendît (4
août 1704). Elle est encore aux Anglais dans le temps que j’écris[15].
L’Espagne, redevenue une puissance sous le gouvernement de la princesse
de Parme, seconde femme de Philippe V, et victorieuse depuis, en Afrique
et en Italie, voit encore, avec une douleur impuissante, Gibraltar aux
mains d’une nation septentrionale, dont les vaisseaux fréquentaient à
peine, il y a deux siècles, la mer Méditerranée.

Immédiatement après la prise de Gibraltar, la flotte anglaise, maîtresse
de la mer, attaqua, à la vue de Malaga, le comte de Toulouse, amiral de
France: bataille indécise à la vérité, mais dernière époque de la
puissance de Louis XIV. Son fils naturel, le comte de Toulouse, amiral
du royaume, y commandait cinquante vaisseaux de ligne et vingt-quatre
galères. Il se retira avec gloire et sans perte. (Mars 1705) Mais
depuis, le roi ayant envoyé treize vaisseaux pour attaquer Gibraltar,
tandis que le maréchal de Tessé l’assiégeait par terre, cette double
témérité perdit à-la-fois et l’armée et la flotte. Une partie des
vaisseaux fut brisée par la tempête; une autre, prise par les Anglais à
l’abordage, après une résistance admirable; une autre, brûlée sur les
côtes d’Espagne. Depuis ce jour, on ne vit plus de grandes flottes
françaises, ni sur l’Océan, ni sur la Méditerranée. La marine rentra
presque dans l’état dont Louis XIV l’avait tirée, ainsi que tant
d’autres choses éclatantes, qui ont eu sous lui leur orient et leur
couchant.

Ces mêmes Anglais, qui avaient pris pour eux Gibraltar, conquirent en
six semaines le royaume de Valence et de Catalogne pour l’archiduc
Charles. Ils prirent Barcelone, par un hasard qui fut l’effet de la
témérité des assiégeants.

Les Anglais étaient sous les ordres d’un des plus singuliers hommes
qu’ait jamais porté ce pays si fertile en esprits fiers, courageux, et
bizarres. C’était le comte Péterborough, homme qui ressemblait en tout à
ces héros dont l’imagination des Espagnols a rempli tant de livres. A
quinze ans, il était parti de Londres pour aller faire la guerre aux
Maures en Afrique: il avait à vingt ans commencé la révolution
d’Angleterre, et s’était rendu le premier en Hollande, auprès du prince
d’Orange: mais, de peur qu’on ne soupçonnât la raison de son voyage, il
s’était embarqué pour l’Amérique, et de là il était allé à La Haye sur
un vaisseau hollandais. Il perdit, il donna tout son bien, et rétablit
sa fortune plus d’une fois. Il fesait alors la guerre en Espagne,
presque à ses dépens, et nourrissait l’archiduc et toute sa maison.
C’était lui qui assiégeait Barcelone avec le prince de Darmstadt[16]. Il
lui propose une attaque soudaine aux retranchements qui couvrent le fort
Mont-Joui et la ville. Ces retranchements, où le prince de Darmstadt
périt, sont emportés l’épée à la main. Une bombe crève dans le fort sur
le magasin des poudres, et le fait sauter; le fort est pris; la ville
capitule. Le vice-roi parle à Péterborough, à la porte de cette ville.
Les articles n’étaient pas encore signés, quand on entend tout-à-coup
des cris et des hurlements. «Vous nous trahissez, dit le vice-roi à
Péterborough: nous capitulons avec bonne foi, et voilà vos Anglais qui
sont entrés dans la ville par les remparts. Ils égorgent, ils pillent,
ils violent.» «Vous vous méprenez, répondit le comte Péterborough: il
faut que ce soit des troupes du prince de Darmstadt. Il n’y a qu’un
moyen de sauver votre ville: c’est de me laisser entrer sur-le-champ
avec mes Anglais: j’apaiserai tout, et je reviendrai à la porte achever
la capitulation.» Il parlait d’un ton de vérité et de grandeur qui,
joint au danger présent, persuada le gouverneur: on le laissa entrer. Il
court avec ses officiers; il trouve des Allemands et des Catalans, qui,
joints à la populace de la ville, saccageaient les maisons des
principaux citoyens; il les chasse; il leur fait quitter le butin qu’ils
enlevaient; il rencontre la duchesse de Popoli entre les mains des
soldats, prête à être déshonorée; il la rend à son mari. Enfin, ayant
tout apaisé, il retourne à cette porte et signe la capitulation. Les
Espagnols étaient confondus de voir tant de magnanimité dans les
Anglais, que la populace avait pris pour des barbares impitoyables,
parcequ’ils étaient hérétiques.

A la perte de Barcelone se joignit encore l’humiliation de vouloir
inutilement la reprendre. Philippe V, qui avait pour lui la plus grande
partie de l’Espagne, n’avait ni généraux, ni ingénieurs, ni presque de
soldats. La France fournissait tout. Le comte de Toulouse revient
bloquer le port avec vingt-cinq vaisseaux qui restaient à la France. Le
maréchal de Tessé forme le siége, avec trente et un escadrons et
trente-sept bataillons: mais la flotte anglaise arrive; la française se
retire; le maréchal de Tessé lève le siége avec précipitation. Il laisse
dans son camp des provisions immenses: il fuit, et abandonne quinze
cents blessés à l’humanité du comte Péterborough. Toutes ces pertes
étaient grandes: on ne savait s’il en avait plus coûté auparavant à la
France pour vaincre l’Espagne qu’il lui en coûtait alors pour la
secourir. Toutefois, le petit-fils de Louis XIV se soutenait par
l’affection de la nation castillane, qui met son orgueil à être fidèle,
et qui persistait dans son choix.

Les affaires allaient bien en Italie. Louis XIV était vengé du duc de
Savoie. Le duc de Vendôme avait d’abord repoussé avec gloire le prince
Eugène, à la journée de Cassano, près de l’Adda (16 août 1705): journée
sanglante, et l’une de ces batailles indécises pour lesquelles on chante
des deux côtés des _Te Deum_, mais qui ne servent qu’à la destruction
des hommes, sans avancer les affaires d’aucun parti. (19 avril 1706)
Après la bataille de Cassano, il avait gagné pleinement celle de
Calcinato[17], en l’absence du prince Eugène; et ce prince étant arrivé
le lendemain de la bataille, avait vu encore un détachement de ses
troupes entièrement défait. Enfin les alliés étaient obligés de céder
tout le terrain au duc de Vendôme. Il ne restait plus guère que Turin à
prendre. On allait l’investir: il ne paraissait pas possible qu’on le
secourût. Le maréchal de Villars, vers l’Allemagne, poussait le prince
de Bade. Villeroi commandait en Flandre une armée de quatre-vingt mille
hommes, et il se flattait de réparer contre Marlborough le malheur qu’il
avait essuyé en combattant le prince Eugène. Son trop de confiance en
ses propres lumières fut plus que jamais funeste à la France.

Près de la Méhaigne, et vers les sources de la petite Ghette, le
maréchal de Villeroi avait campé son armée. Le centre était à Ramillies,
village devenu aussi fameux qu’Hochstedt. Il eût pu éviter la bataille.
Les officiers-généraux lui conseillaient ce parti; mais le désir aveugle
de la gloire l’emporta. (23 mai 1706) Il fit, à ce qu’on prétend, la
disposition de manière qu’il n’y avait pas un homme d’expérience qui ne
prévît le mauvais succès. Des troupes de recrue, ni disciplinées, ni
complètes, étaient au centre: il laissa des bagages entre les lignes de
son armée; il posta sa gauche derrière un marais, comme s’il eût voulu
l’empêcher d’aller à l’ennemi[18].

Marlborough, qui remarquait toutes ces fautes, arrange son armée pour en
profiter. Il voit que la gauche de l’armée française ne peut aller
attaquer sa droite; il dégarnit aussitôt cette droite pour fondre vers
Ramillies avec un nombre supérieur. M. de Gassion, lieutenant-général,
qui voit ce mouvement des ennemis, crie au maréchal: «Vous êtes perdu,
si vous ne changez votre ordre de bataille. Dégarnissez votre gauche,
pour vous opposer à l’ennemi à nombre égal. Faites rapprocher vos lignes
davantage. Si vous tardez un moment, il n’y a plus de ressource.»
Plusieurs officiers appuyèrent ce conseil salutaire. Le maréchal ne les
crut pas. Marlborough attaque. Il avait affaire à des ennemis rangés en
bataille, comme il les eût voulu poster lui-même pour les vaincre. Voilà
ce que toute la France a dit; et l’histoire est en partie le récit des
opinions des hommes: mais ne devait-on pas dire aussi que les troupes
des alliés étaient mieux disciplinées, que leur confiance en leurs chefs
et en leurs succès passés leur inspirait plus d’audace? N’y eut-il pas
des régiments français qui firent mal leur devoir? Et les bataillons les
plus inébranlables au feu ne font-ils pas la destinée des états? L’armée
française ne résista pas une demi-heure. On s’était battu près de huit
heures à Hochstedt, et on avait tué près de huit mille hommes aux
vainqueurs; mais à la journée de Ramillies, on ne leur en tua pas deux
mille cinq cents: ce fut une déroute totale: les Français y perdirent
vingt mille hommes, la gloire de la nation, et l’espérance de reprendre
l’avantage. La Bavière, Cologne, avaient été perdues par la bataille
d’Hochstedt; toute la Flandre espagnole le fut par celle de Ramillies.
Marlborough entra victorieux dans Anvers, dans Bruxelles: il prit
Ostende: Menin se rendit à lui.

Le maréchal de Villeroi, au désespoir, n’osait écrire au roi cette
défaite. Il resta cinq jours sans envoyer de courriers. Enfin il écrivit
la confirmation de cette nouvelle qui consternait déjà la cour de
France. Et quand il reparut devant le roi, ce monarque, au lieu de lui
faire des reproches, lui dit: «Monsieur le maréchal, on n’est pas
heureux à notre âge.»

Le roi tire aussitôt le duc de Vendôme d’Italie, où il ne le croyait pas
nécessaire, pour l’envoyer en Flandre réparer, s’il est possible, ce
malheur. Il espérait du moins, avec apparence de raison, que la prise de
Turin le consolerait de tant de pertes. Le prince Eugène n’était pas à
portée de paraître pour secourir cette ville. Il était au-delà de
l’Adige; et ce fleuve, bordé en-deçà d’une longue chaîne de
retranchements, semblait rendre le passage impraticable. Cette grande
ville était assiégée par quarante-six escadrons et cent bataillons.

Le duc de La Feuillade, qui les commandait, était l’homme le plus
brillant et le plus aimable du royaume; et quoique gendre du ministre,
il avait pour lui la faveur publique. Il était fils de ce maréchal de La
Feuillade qui érigea la statue de Louis XIV dans la place des Victoires.
On voyait en lui le courage de son père, la même ambition, le même
éclat, avec plus d’esprit. Il attendait, pour récompense de la conquête
de Turin, le bâton de maréchal de France. Chamillart, son beau-père, qui
l’aimait tendrement, avait tout prodigué pour lui assurer le succès.
L’imagination est effrayée du détail des préparatifs de ce siége. Les
lecteurs qui ne sont point à portée d’entrer dans ces discussions,
seront peut-être bien aises de trouver ici quel fut cet immense et
inutile appareil.

On avait fait venir cent quarante pièces de canon; et il est à remarquer
que chaque gros canon monté revient à environ deux mille écus. Il y
avait cent dix mille boulets, cent six mille cartouches d’une façon et
trois cent mille d’une autre, vingt et un mille bombes, vingt-sept mille
sept cents grenades, quinze mille sacs à terre, trente mille instruments
pour le pionnage, douze cent mille livres de poudre. Ajoutez à ces
munitions, le plomb, le fer, et le fer-blanc, les cordages, tout ce qui
sert aux mineurs, le soufre, le salpêtre, les outils de toute espèce. Il
est certain que les frais de tous ces préparatifs de destruction
suffiraient pour fonder et pour faire fleurir la plus nombreuse colonie.
Tout siége de grande ville exige ces frais immenses; et quand il faut
réparer chez soi un village ruiné, on le néglige.

Le duc de La Feuillade, plein d’ardeur et d’activité, plus capable que
personne des entreprises qui ne demandaient que du courage, mais
incapable de celles qui exigeaient de l’art, de la méditation, et du
temps, pressait ce siége contre toutes les règles. Le maréchal de
Vauban, le seul général peut-être qui aimât mieux l’état que soi-même,
avait proposé au duc de La Feuillade de venir diriger le siége comme
ingénieur, et de servir dans son armée comme volontaire; mais la fierté
de La Feuillade prit les offres de Vauban pour de l’orgueil caché sous
de la modestie. Il fut piqué que le meilleur ingénieur de l’Europe lui
voulût donner des avis. Il manda, dans une lettre que j’ai vue:
_J’espère prendre Turin à la Cohorn_. Ce Cohorn était le Vauban des
alliés, bon ingénieur, bon général, et qui avait pris plus d’une fois
des places fortifiées par Vauban. Après une telle lettre, il fallait
prendre Turin: mais l’ayant attaqué par la citadelle, qui était le côté
le plus fort, et n’ayant pas même entouré toute la ville, des secours,
des vivres, pouvaient y entrer; le duc de Savoie pouvait en sortir: et
plus le duc de La Feuillade mettait d’impétuosité dans des attaques
réitérées et infructueuses, plus le siége traînait en longueur.

Le duc de Savoie sortit de la ville avec quelques troupes de cavalerie,
pour donner le change au duc de La Feuillade. Celui-ci se détache du
siége pour courir après le prince, qui, connaissant mieux le terrain,
échappe à ses poursuites. La Feuillade manque le duc de Savoie, et la
conduite du siége en souffre.

Presque tous les historiens ont assuré que le duc de La Feuillade ne
voulait point prendre Turin: ils prétendent qu’il avait juré à madame la
duchesse de Bourgogne de respecter la capitale de son père; ils débitent
que cette princesse engagea madame de Maintenon à faire prendre toutes
les mesures qui furent le salut de cette ville. Il est vrai que presque
tous les officiers de cette armée en ont été long-temps persuadés: mais
c’était un de ces bruits populaires qui décréditent le jugement des
nouvellistes, et qui déshonorent les histoires. Il eût été d’ailleurs
bien contradictoire que le même général eût voulu manquer Turin et
prendre le duc de Savoie.

Depuis le 13 mai jusqu’au 20 juin, le duc de Vendôme, au bord de
l’Adige, favorisait ce siége; et il comptait, avec soixante-dix
bataillons et soixante escadrons, fermer tous les passages au prince
Eugène.

Le général des Impériaux manquait d’hommes et d’argent. Les merciers de
Londres lui prêtèrent environ six millions de nos livres: il fit enfin
venir des troupes des cercles de l’empire. La lenteur de ces secours eût
pu perdre l’Italie; mais la lenteur du siége de Turin était encore plus
grande.

Vendôme était déjà nommé pour aller réparer les pertes de la Flandre.
Mais avant de quitter l’Italie, il souffre que le prince Eugène passe
l’Adige: il lui laisse traverser le canal Blanc, enfin le Pô même,
fleuve plus large et en quelques endroits plus difficile que le Rhône.
Le général français ne quitta les bords du Pô qu’après avoir vu le
prince Eugène en état de pénétrer jusqu’auprès de Turin. Ainsi il laissa
les affaires dans une grande crise en Italie, tandis qu’elles
paraissaient désespérées en Flandre, en Allemagne, et en Espagne.

Le duc de Vendôme va donc rassembler vers Mons les débris de l’armée de
Villeroi; et le duc d’Orléans, neveu de Louis XIV, vient commander vers
le Pô les troupes du duc de Vendôme. Ces troupes étaient en désordre,
comme si elles avaient été battues. Eugène avait passé le Pô à la vue de
Vendôme; il passe le Tanaro aux yeux du duc d’Orléans; il prend Carpi,
Correggio, Reggio; il dérobe une marche aux Français; enfin il joint le
duc de Savoie auprès d’Asti. Tout ce que put faire le duc d’Orléans, ce
fut de venir joindre le duc de La Feuillade au camp devant Turin. Le
prince Eugène le suit en diligence. Il y avait alors deux partis à
prendre: celui d’attendre le prince Eugène dans les lignes de
circonvallation, ou celui de marcher à lui, lorsqu’il était encore
auprès de Veillane. Le duc d’Orléans assemble un conseil de guerre: ceux
qui le composaient étaient le maréchal de Marsin, celui-là même qui
avait perdu la bataille d’Hochstedt, le duc de La Feuillade, Albergotti,
Saint-Fremont, et d’autres lieutenants-généraux. «Messieurs, leur dit le
duc d’Orléans, si nous restons dans nos lignes, nous perdons la
bataille. Notre circonvallation est de cinq lieues d’étendue: nous ne
pouvons border tous ces retranchements. Vous voyez ici le régiment de la
marine qui n’est que sur deux hommes de hauteur: là vous voyez des
endroits entièrement dégarnis. La Doire, qui passe dans notre camp,
empêchera nos troupes de se porter mutuellement de prompts secours.
Quand le Français attend qu’on l’attaque, il perd le plus grand de ses
avantages, cette impétuosité et ces premiers moments d’ardeur qui
décident si souvent du gain des batailles. Croyez-moi, il faut marcher à
l’ennemi.» Tous les lieutenants-généraux répondirent: _Il faut marcher_.
Alors le maréchal de Marsin tire de sa poche un ordre du roi, par lequel
on devait déférer à son avis en cas d’action: et son avis fut de rester
dans les lignes.

Le duc d’Orléans, indigné, vit qu’on ne l’avait envoyé à l’armée que
comme un prince du sang, et non comme un général; et, forcé de suivre le
conseil du maréchal de Marsin, il se prépara à ce combat si
désavantageux.

Les ennemis paraissaient vouloir former à-la-fois plusieurs attaques.
Leurs mouvements jetaient l’incertitude dans le camp des Français. Le
duc d’Orléans voulait une chose, Marsin et La Feuillade une autre: on
disputait, on ne concluait rien. Enfin on laisse les ennemis passer la
Doire. Ils avancent sur huit colonnes de vingt-cinq hommes de
profondeur. Il faut dans l’instant leur opposer des bataillons d’une
épaisseur assez forte.

Albergotti, placé loin de l’armée sur la montagne des Capucins, avait
avec lui vingt mille hommes, et n’avait en tête que des milices qui
n’osaient l’attaquer. On lui envoie demander douze mille hommes. Il
répond qu’il ne peut se dégarnir: il donne des raisons spécieuses; on
les écoute: le temps se perd. (7 septembre 1706) Le prince Eugène
attaque les retranchements, et au bout de deux heures il les force. Le
duc d’Orléans blessé s’était retiré pour se faire panser. A peine
était-il entre les mains des chirurgiens qu’on lui apprend que tout est
perdu, que les ennemis sont maîtres du camp, et que la déroute est
générale. Aussitôt il faut fuir; les lignes, les tranchées, sont
abandonnées, l’armée dispersée. Tous les bagages, les provisions, les
munitions, la caisse militaire, tombent dans les mains du vainqueur.

Le maréchal de Marsin, blessé à la cuisse, est fait prisonnier. Un
chirurgien du duc de Savoie lui coupa la cuisse, et le maréchal mourut
quelques moments après l’opération. Le chevalier Méthuin, ambassadeur
d’Angleterre auprès du duc de Savoie, le plus généreux, le plus franc,
et le plus brave homme de son pays qu’on ait jamais employé dans les
ambassades, avait toujours combattu à côté de ce souverain. Il avait vu
prendre le maréchal de Marsin, et il fut témoin de ses derniers moments.
Il m’a raconté que Marsin lui dit ces propres mots: «Croyez au moins,
Monsieur, que ç’a été contre mon avis que nous vous avons attendu dans
nos lignes.» Ces paroles semblaient contredire formellement ce qui
s’était passé dans le conseil de guerre, et elles étaient pourtant
vraies; c’est que le maréchal de Marsin, en prenant congé à Versailles,
avait représenté au roi qu’il fallait aller aux ennemis, en cas qu’ils
parussent pour secourir Turin; mais Chamillart, intimidé par les
défaites précédentes, avait fait décider qu’on devait attendre, et non
présenter la bataille; et cet ordre, donné dans Versailles, fut cause
que soixante mille hommes furent dispersés. Les Français n’avaient pas
eu plus de deux mille hommes tués dans cette bataille: mais on a déjà vu
que le carnage fait moins que la consternation. L’impossibilité de
subsister, qui ferait retirer une armée après la victoire, ramena vers
le Dauphiné les troupes après la défaite. Tout était si en désordre que
le comte de Médavi-Grancei, qui était alors dans le Mantouan avec un
corps de troupes (9 septembre 1706), et qui battit à Castiglione les
Impériaux commandés par le landgrave de Hesse, depuis roi de Suède[19],
ne remporta qu’une victoire inutile, quoique complète. On perdit en peu
de temps le Milanais, le Mantouan, le Piémont, et enfin le royaume de
Naples.



CHAPITRE XXI.

Suite des disgraces de la France et de l’Espagne. Louis XIV envoie son
principal ministre demander en vain la paix. Bataille de Malplaquet
perdue, etc.


La bataille d’Hochstedt avait coûté à Louis XIV la plus florissante
armée, et tout le pays du Danube au Rhin; elle avait coûté à la maison
de Bavière tous ses états. La journée de Ramillies avait fait perdre
toute la Flandre jusqu’aux portes de Lille. La déroute de Turin avait
chassé les Français d’Italie, ainsi qu’ils l’ont toujours été dans
toutes les guerres depuis Charlemagne. Il restait des troupes dans le
Milanais, et cette petite armée victorieuse sous le comte de Médavi. On
occupait encore quelques places. On proposa de céder tout à l’empereur
pourvu qu’il laissât retirer ces troupes, qui montaient à près de quinze
mille hommes. L’empereur accepta cette capitulation. Le duc de Savoie y
consentit. Ainsi l’empereur, d’un trait de plume, devint le maître
paisible en Italie. La conquête du royaume de Naples et de Sicile lui
fut assurée. Tout ce qu’on avait regardé en Italie comme feudataire fut
traité comme sujet. Il taxa la Toscane à cent cinquante mille pistoles,
Mantoue à quarante mille. Parme, Modène, Lucques, Gênes, malgré leur
liberté, furent comprises dans ces impositions.

L’empereur qui jouit de tous ces avantages n’était pas ce Léopold,
ancien rival de Louis XIV, qui, sous les apparences de la modération,
avait nourri sans éclat une ambition profonde. C’était son fils aîné
Joseph, vif, fier, emporté, et qui cependant ne fut pas plus grand
guerrier que son père. Si jamais empereur parut fait pour asservir
l’Allemagne et l’Italie, c’était Joseph Iᵉʳ. Il domina delà les monts:
il rançonna le pape: il fit mettre de sa seule autorité, en 1706, les
électeur de Bavière et de Cologne au ban de l’empire: il les dépouilla
de leur électorat: il retint en prison les enfants du Bavarois, et leur
ôta jusqu’à leur nom[20]. Leur père n’eut d’autre ressource que d’aller
traîner sa disgrace en France et dans les Pays-Bas. Philippe V lui céda
depuis toute la Flandre espagnole en 1712[21]. S’il avait gardé cette
province, c’était un établissement qui valait mieux que la Bavière, et
qui le délivrait de l’assujettissement à la maison d’Autriche: mais il
ne put jouir que des villes de Luxembourg, de Namur, et de Charleroi; le
reste était aux vainqueurs.

Tout semblait déjà menacer ce Louis XIV qui avait auparavant menacé
l’Europe. Le duc de Savoie pouvait entrer en France. L’Angleterre et
l’Écosse se réunissaient pour ne plus composer qu’un seul royaume; ou
plutôt l’Écosse, devenue province de l’Angleterre, contribuait à la
puissance de son ancienne rivale. Tous les ennemis de la France
semblaient, vers la fin de 1706 et au commencement de 1707, acquérir des
forces nouvelles, et la France toucher à sa ruine. Elle était pressée de
tous côtés, et sur mer et sur terre. De ces flottes formidables que
Louis XIV avait formées, il restait à peine trente-cinq vaisseaux. En
Allemagne, Strasbourg était encore frontière; mais Landau perdu laissait
toujours l’Alsace exposée. La Provence était menacée d’une invasion par
terre et par mer. Ce qu’on avait perdu en Flandre fesait craindre pour
le reste. Cependant, malgré tant de désastres, le corps de la France
n’était point encore entamé; et, dans une guerre si malheureuse, elle
n’avait encore perdu que des conquêtes.

Louis XIV fit face partout. Quoique partout affaibli, il résistait, ou
protégeait, ou attaquait encore de tous côtés. Mais on fut aussi
malheureux en Espagne qu’en Italie, en Allemagne, et en Flandre. On
prétend que le siége de Barcelone avait été encore plus mal conduit que
celui de Turin.

Le comte de Toulouse n’avait paru que pour ramener sa flotte à Toulon.
Barcelone secourue, le siége abandonné, l’armée française diminuée de
moitié s’était retirée sans munitions dans la Navarre, petit royaume
qu’on conservait aux Espagnols, et dont nos rois ajoutent encore le
titre à celui de France, par un usage qui semble au-dessous de leur
grandeur.

A ces désastres s’en joignait un autre, qui parut décisif. Les
Portugais, avec quelques Anglais, prirent toutes les places devant
lesquelles ils se présentèrent, et s’avancèrent jusque dans
l’Estramadoure espagnole, différente de celle du Portugal. C’était un
Français devenu pair d’Angleterre qui les commandait, milord Galloway,
autrefois comte de Ruvigny; tandis que le duc de Berwick, Anglais et
neveu de Marlborough, était à la tête des troupes de France et
d’Espagne, qui ne pouvaient plus arrêter les victorieux.

Philippe V, incertain de sa destinée, était dans Pampelune. Charles, son
compétiteur, grossissait son parti et ses forces en Catalogne: il était
maître de l’Aragon, de la province de Valence, de Carthagène, d’une
partie de la province de Grenade. Les Anglais avaient pris Gibraltar
pour eux, et lui avaient donné Minorque, Iviça, et Alicante. Les chemins
d’ailleurs lui étaient ouverts jusqu’à Madrid. (26 juin 1706) Galloway y
entra sans résistance, et fit proclamer roi l’archiduc Charles. Un
simple détachement le fit aussi proclamer à Tolède[22].

Tout parut alors si désespéré pour Philippe V, que le maréchal de
Vauban, le premier des ingénieurs, le meilleur des citoyens, homme
toujours occupé de projets, les uns utiles, les autres peu praticables,
et tous singuliers, proposa à la cour de France d’envoyer Philippe V
régner en Amérique; ce prince y consentit. On l’eût fait embarquer avec
les Espagnols attachés à son parti. L’Espagne eût été abandonnée aux
factions civiles. Le commerce du Pérou et du Mexique n’eût plus été que
pour les Français; et dans ce revers de la famille de Louis XIV, la
France eût encore trouvé sa grandeur. On délibéra sur ce projet à
Versailles: mais la constance des Castillans et les fautes des ennemis
conservèrent la couronne à Philippe V. Les peuples aimaient dans
Philippe le choix qu’ils avaient fait, et dans sa femme, fille du duc de
Savoie, le soin qu’elle prenait de leur plaire, une intrépidité
au-dessus de son sexe, et une constance agissante dans le malheur. Elle
allait elle-même de ville en ville animer les cœurs, exciter le zèle, et
recevoir les dons que lui apportaient les peuples. Elle fournit ainsi à
son mari plus de deux cent mille écus en trois semaines. Aucun des
grands, qui avaient juré d’être fidèles, ne fut traître. Quand Galloway
fit proclamer l’archiduc dans Madrid, on cria: _Vive Philippe!_ et à
Tolède, le peuple ému chassa ceux qui avaient proclamé l’archiduc.

Les Espagnols avaient jusque-là fait peu d’efforts pour soutenir leur
roi; ils en firent de prodigieux quand ils le virent abattu, et
montrèrent en cette occasion une espèce de courage contraire à celui
des autres peuples, qui commencent par de grands efforts, et qui se
rebutent. Il est difficile de donner un roi à une nation malgré elle.
Les Portugais, les Anglais, les Autrichiens, qui étaient en Espagne,
furent harcelés partout, manquèrent de vivres, firent des fautes presque
toujours inévitables dans un pays étranger, et furent battus en détail.
(22 septembre 1706) Enfin Philippe V, trois mois après être sorti de
Madrid en fugitif, y rentra triomphant, et fut reçu avec autant
d’acclamations que son rival avait éprouvé de froideur et de répugnance.

Louis XIV redoubla ses efforts quand il vit que les Espagnols en
fesaient; et tandis qu’il veillait à la sûreté de toutes les côtes sur
l’Océan et sur la Méditerranée, en y plaçant des milices; tandis qu’il
avait une armée en Flandre, une auprès de Strasbourg, un corps dans la
Navarre, un dans le Roussillon, il envoyait encore de nouvelles troupes
au maréchal de Berwick dans la Castille.

(25 avril 1707) Ce fut avec ces troupes, secondées des Espagnols, que
Berwick gagna la bataille importante d’Almanza sur Galloway[23].
Almanza, ville bâtie par les Maures, est sur la frontière de Valence:
cette belle province fut le prix de la victoire[24]. Ni Philippe V ni
l’archiduc ne furent présents à cette journée; et c’est sur quoi le
fameux comte Péterborough, singulier en tout, s’écria «qu’on était bien
bon de se battre pour eux.» C’est ce qu’il manda au maréchal de Tessé,
et c’est ce que je tiens de sa bouche. Il ajoutait qu’il n’y avait que
des esclaves qui combattissent pour un homme, et qu’il fallait combattre
pour une nation. Le duc d’Orléans, qui voulait être à cette action, et
qui devait commander en Espagne, n’arriva que le lendemain; mais il
profita de la victoire; il prit plusieurs places, et entre autres
Lérida, l’écueil du grand Condé[25].

(22 mai 1707) D’un autre côté, le maréchal de Villars, remis en France à
la tête des armées, uniquement parcequ’on avait besoin de lui, réparait
en Allemagne le malheur de la journée d’Hochstedt. Il avait forcé les
lignes de Stolhoffen au-delà du Rhin, dissipé toutes les troupes
ennemies, étendu les contributions à cinquante lieues à la ronde,
pénétré jusqu’au Danube. Ce succès passager fesait respirer sur les
frontières de l’Allemagne; mais en Italie tout était perdu. Le royaume
de Naples sans défense, et accoutumé à changer de maître, était sous le
joug des victorieux; et le pape, qui n’avait pu empêcher que les troupes
allemandes passassent par son territoire, voyait, sans oser murmurer,
que l’empereur se fît son vassal malgré lui. C’est un grand exemple de
la force des opinions reçues, et du pouvoir de la coutume, qu’on puisse
toujours s’emparer de Naples sans consulter le pape, et qu’on n’ose
jamais lui en refuser l’hommage.

Pendant que le petit-fils de Louis XIV perdait Naples, l’aïeul était sur
le point de perdre la Provence et Le Dauphiné. Déjà le duc de Savoie et
le prince Eugène y étaient entrés par le Col de Tende. Ces frontières
n’étaient pas défendues comme le sont la Flandre et l’Alsace, théâtre
éternel de la guerre, hérissé de citadelles que le danger avait averti
d’élever. Point de pareilles précautions vers le Var, point de ces
fortes places qui arrêtent l’ennemi, et qui donnent le temps d’assembler
des armées. Cette frontière a été négligée jusqu’à nos jours, sans que
peut-être on puisse en alléguer d’autre raison, sinon que les hommes
étendent rarement leurs soins de tous les cotés. Le roi de France
voyait, avec une indignation douloureuse, que ce même duc de Savoie, qui
un an auparavant n’avait presque plus que sa capitale, et le prince
Eugène, qui avait été élevé dans sa cour, fussent prêts de lui enlever
Toulon et Marseille.

(Août 1707) Toulon était assiégé et pressé: une flotte anglaise,
maîtresse de la mer, était devant le port, et le bombardait. Un peu plus
de diligence, de précautions, et de concert, auraient fait tomber
Toulon. Marseille sans défense n’aurait pas tenu; et il était
vraisemblable que la France allait perdre deux provinces. Mais le
vraisemblable n’arrive pas toujours. On eut le temps d’envoyer des
secours. On avait détaché des troupes de l’armée du maréchal de Villars,
dès que ces provinces avaient été menacées; et on sacrifia les avantages
qu’on avait en Allemagne pour sauver une partie de la France. Le pays
par où les ennemis pénétraient est sec, stérile, hérissé de montagnes;
les vivres rares; la retraite difficile. Les maladies, qui désolèrent
l’armée ennemie, combattirent encore pour Louis XIV. (22 août 1707) Le
siége de Toulon fut levé, et bientôt la Provence délivrée, et le
Dauphiné hors de danger: tant le succès d’une invasion est rare, quand
on n’a pas de grandes intelligences dans le pays. Charles-Quint y avait
échoué; et, de nos jours, les troupes de la reine de Hongrie y
échouèrent encore[26].

Cependant cette irruption, qui avait coûté beaucoup aux alliés, ne
coûtait pas moins aux Français: elle avait ravagé une grande étendue de
terrain, et divisé les forces.

L’Europe ne s’attendait pas que dans un temps d’épuisement, et lorsque
la France comptait pour un grand succès d’être échappée à une invasion,
Louis XIV aurait assez de grandeur et de ressources pour tenter lui-même
une invasion dans la Grande-Bretagne, malgré le dépérissement de ses
forces maritimes, et malgré les flottes des Anglais, qui couvraient la
mer. Ce projet fut proposé par des Écossais attachés au fils de Jacques
II. Le succès était douteux; mais Louis XIV envisagea une gloire
certaine dans la seule entreprise. Il a dit lui-même que ce motif
l’avait déterminé autant que l’intérêt politique.

Porter la guerre, dans la Grande-Bretagne; tandis qu’on en soutenait le
fardeau si difficilement en tant d’autres endroits, et tenter de
rétablir du moins sur le trône d’Écosse le fils de Jacques II, pendant
qu’on pouvait à peine maintenir Philippe V sur celui d’Espagne, c’était
une idée pleine de grandeur, et qui, après tout, n’était pas destituée
de vraisemblance.

Parmi les Écossais, tous ceux qui ne s’étaient pas vendus à la cour de
Londres gémissaient d’être dans la dépendance des Anglais. Leurs vœux
secrets appelaient unanimement le descendant de leurs anciens rois,
chassé, au berceau, des trônes d’Angleterre, d’Écosse, et d’Irlande, et
à qui on avait disputé jusqu’à sa naissance. On lui promit qu’il
trouverait trente mille hommes en armes qui combattraient pour lui, s’il
pouvait seulement débarquer vers Édimbourg avec quelque secours de la
France.

Louis XIV, qui dans ses prospérités passées avait fait tant d’efforts
pour le père, en fit autant pour le fils dans le temps même de ses
revers. Huit vaisseaux de guerre, soixante et dix bâtiments de
transport, furent préparés à Dunkerque. (Mars 1708) Six mille hommes
furent embarqués. Le comte de Gacé, depuis maréchal de Matignon,
commandait les troupes. Le chevalier de Forbin Janson, l’un des plus
grands hommes de mer, conduisait la flotte. La conjoncture paraissait
favorable; il n’y avait en Écosse que trois mille hommes de troupes
réglées. L’Angleterre était dégarnie. Ses soldats étaient occupés en
Flandre sous le duc de Marlborough. Mais il fallait arriver; et les
Anglais avaient en mer une flotte de près de cinquante vaisseaux de
guerre. Cette entreprise fut entièrement semblable à celle que nous
avons vue, en 1744, en faveur du petit-fils de Jacques II. Elle fut
prévenue par les Anglais. Des contre-temps la dérangèrent. Le ministère
de Londres eut même le temps de faire revenir douze bataillons de
Flandre. On se saisit dans Édimbourg des hommes les plus suspects. Enfin
le prétendant s’étant présenté aux côtes d’Écosse, et n’ayant point vu
les signaux convenus, tout ce que put faire le chevalier de Forbin, ce
fut de le ramener à Dunkerque. Il sauva la flotte; mais tout le fruit de
l’entreprise fut perdu. Il n’y eut que Matignon qui y gagna. Ayant
ouvert les ordres de la cour en pleine mer, il y vit les provisions de
maréchal de France; récompense de ce qu’il voulut et qu’il ne put faire.

Quelques historiens[27] ont supposé que la reine Anne était
d’intelligence avec son frère. C’est une trop grande simplicité de
penser qu’elle invitât son compétiteur à la venir détrôner. On a
confondu les temps: on a cru qu’elle le favorisait alors, parceque
depuis elle le regarda en secret comme son héritier. Mais qui peut
jamais vouloir être chassé par son successeur?

Tandis que les affaires de la France devenaient de jour en jour plus
mauvaises, le roi crut qu’en fesant paraître le duc de Bourgogne, son
petit-fils, à la tête des armées de Flandre, la présence de l’héritier
présomptif de la couronne ranimerait l’émulation, qui commençait trop à
se perdre. Ce prince, d’un esprit ferme et intrépide, était pieux,
juste, et philosophe. Il était fait pour commander à des sages. Élève de
Fénélon, archevêque de Cambrai, il aimait ses devoirs: il aimait les
hommes; il voulait les rendre heureux. Instruit dans l’art de la guerre,
il regardait cet art plutôt comme le fléau du genre humain et comme une
nécessité malheureuse, que comme une source de véritable gloire. On
opposa ce prince philosophe au duc de Marlborough: on lui donna pour
l’aider le duc de Vendôme. Il arriva ce qu’on ne voit que trop souvent:
le grand capitaine ne fut pas assez écouté, et le conseil du prince
balança souvent les raisons du général. Il se forma deux partis; et dans
l’armée des alliés il n’y en avait qu’un, celui de la cause commune. Le
prince Eugène était alors sur le Rhin; mais toutes les fois qu’il fut
avec Marlborough, ils n’eurent jamais qu’un sentiment.

Le duc de Bourgogne était supérieur en forces: la France, que l’Europe
croyait épuisée, lui avait fourni une armée de près de cent mille
hommes, et les alliés n’en avaient alors que quatre-vingt mille. Il
avait encore l’avantage des négociations dans un pays si long-temps
espagnol, fatigué de garnisons hollandaises, et où beaucoup de citoyens
penchaient pour Philippe V. Des intelligences lui ouvrirent les portes
de Gand et d’Ypres: mais les manœuvres de guerre firent évanouir le
fruit des manœuvres de politique. La division, qui mettait de
l’incertitude dans le conseil de guerre, fit que d’abord on marcha vers
la Dandre, et que deux heures après on rebroussa vers l’Escaut, à
Oudenarde: ainsi on perdit du temps. On trouva le prince Eugène et
Marlborough qui n’en perdaient point, et qui étaient unis. (11 juillet
1708) On fut mis en déroute vers Oudenarde: ce n’était pas une grande
bataille, mais ce fut une fatale retraite. Les fautes se multiplièrent.
Les régiments allaient où ils pouvaient, sans recevoir aucun ordre. Il y
eut même plus de quatre mille hommes qui furent pris en chemin, par
l’armée ennemie, à quelques milles du champ de bataille.

L’armée, découragée, se retira sans ordre sous Gand, sous Tournai, sous
Ypres, et laissa tranquillement le prince Eugène, maître du terrain,
assiéger Lille avec une armée moins nombreuse.

Mettre le siége devant une ville aussi grande et aussi fortifiée que
Lille, sans être maître de Gand, sans pouvoir tirer ses convois que
d’Ostende, sans les pouvoir conduire que par une chaussée étroite, au
hasard d’être à tout moment surpris, c’est ce que l’Europe appela une
action téméraire, mais que la mésintelligence et l’esprit d’incertitude
qui régnaient dans l’armée française rendirent excusable; c’est enfin ce
que le succès justifia. Leurs grands convois, qui pouvaient être
enlevés, ne le furent point. Les troupes qui les escortaient, et qui
devaient être battues par un nombre supérieur, furent victorieuses.
L’armée du duc de Bourgogne, qui pouvait attaquer les retranchements de
l’armée ennemie, encore imparfaits, ne les attaqua pas. (23 octobre
1708) Lille fut prise, au grand étonnement de toute l’Europe, qui
croyait le duc de Bourgogne plus en état d’assiéger Eugène et
Marlborough, que ces généraux en état d’assiéger Lille. Le maréchal de
Boufflers la défendit pendant près de quatre mois.

Les habitants s’accoutumèrent tellement au fracas du canon et à toutes
les horreurs qui suivent un siége, qu’on donnait dans la ville des
spectacles aussi fréquentés qu’en temps de paix; et qu’une bombe qui
tomba près de la salle de la comédie n’interrompit point le spectacle.

Le maréchal de Boufflers avait mis si bon ordre à tout, que les
habitants de cette grande ville étaient tranquilles sur la foi de ses
fatigues. Sa défense lui mérita l’estime des ennemis, les cœurs des
citoyens, et les récompenses du roi. Les historiens, ou plutôt les
écrivains de Hollande, qui ont affecté de le blâmer, auraient dû se
souvenir que quand on contredit la voix publique, il faut avoir été
témoin, et témoin éclairé, ou prouver ce qu’on avance[28].

Cependant l’armée qui avait regardé faire le siége de Lille se fondait
peu-à-peu; elle laissa prendre ensuite Gand, Bruges, et tous ses postes
l’un après l’autre. Peu de campagnes furent aussi fatales. Les officiers
attachés au duc de Vendôme reprochaient toutes ces fautes au conseil du
duc de Bourgogne, et ce conseil rejetait tout sur le duc de Vendôme. Les
esprits s’aigrissaient par le malheur[29]. Un[30] courtisan du duc de
Bourgogne dit un jour au duc de Vendôme: «Voilà ce que c’est que de
n’aller jamais à la messe; aussi vous voyez quelles sont nos disgraces.»
«Croyez-vous, lui répondit le duc de Vendôme, que Marlborough y aille
plus souvent que moi?» Les succès rapides des alliés enflaient le cœur
de l’empereur Joseph. Despotique dans l’empire, maître de Landau, il
voyait le chemin de Paris presque ouvert par la prise de Lille. Déjà
même un parti hollandais avait eu la hardiesse de pénétrer de Courtrai
jusqu’auprès de Versailles, et avait enlevé, sur le pont de Sèvres, le
premier écuyer du roi, croyant se saisir de la personne du dauphin, père
du duc de Bourgogne[31]. La terreur était dans Paris.

L’empereur avait autant d’espérance au moins d’établir son frère Charles
en Espagne, que Louis XIV d’y conserver son petit-fils. Déjà cette
succession, que les Espagnols avaient voulu rendre indivisible, était
partagée entre trois têtes. L’empereur avait pris pour lui la Lombardie
et le royaume de Naples. Charles, son frère, avait encore la Catalogne
et une partie de l’Aragon. L’empereur força alors le pape Clément XI à
reconnaître l’archiduc pour roi d’Espagne. Ce pape, dont on disait qu’il
ressemblait à saint Pierre, parcequ’il affirmait, niait, se repentait,
et pleurait, avait toujours reconnu Philippe V, à l’exemple de son
prédécesseur; et il était attaché à la maison de Bourbon. L’empereur
l’en punit, en déclarant dépendants de l’empire beaucoup de fiefs qui
relevaient jusqu’alors des papes, et surtout Parme et Plaisance, en
ravageant quelques terres ecclésiastiques, en se saisissant de la ville
de Comacchio.

Autrefois un pape eût excommunié tout empereur qui lui aurait disputé le
droit le plus léger; et cette excommunication eût fait tomber l’empereur
du trône: mais la puissance des clefs étant réduite à peu près au point
où elle doit l’être, Clément XI, animé par la France, avait osé un
moment se servir de la puissance du glaive. Il arma et s’en repentit
bientôt. Il vit que les Romains, sous un gouvernement tout sacerdotal,
n’étaient pas faits pour manier l’épée. Il désarma, il laissa Comacchio
en dépôt à l’empereur; il consentit à écrire à l’archiduc: _A notre très
cher fils, roi catholique en Espagne_. Une flotte anglaise dans la
Méditerranée, et les troupes allemandes sur ses terres, le forcèrent
bientôt d’écrire: _A notre très cher fils, roi des Espagnes_. Ce
suffrage du pape, qui n’était rien dans l’empire d’Allemagne, pouvait
quelque chose sur le peuple espagnol, à qui on avait fait accroire que
l’archiduc était indigne de régner, parcequ’il était protégé par des
hérétiques, qui s’étaient emparés de Gibraltar.

(Août 1708) Restait à la monarchie espagnole, au-delà du continent,
l’île de Sardaigne, avec celle de Sicile. Une flotte anglaise donna la
Sardaigne à l’empereur Joseph; car les Anglais voulaient que l’archiduc
son frère n’eût que l’Espagne. Leurs armes fesaient alors les traités de
partage. Ils réservèrent la conquête de la Sicile pour un autre temps,
et aimèrent mieux employer leurs vaisseaux à chercher sur les mers les
galions de l’Amérique, dont ils prirent quelques uns, qu’à donner à
l’empereur de nouvelles terres.

La France était aussi humiliée que Rome, et plus en danger; les
ressources s’épuisaient; le crédit était anéanti; les peuples, qui
avaient idolâtré leur roi dans ses prospérités, murmuraient contre Louis
XIV malheureux.

Des partisans, à qui le ministère avait vendu la nation pour quelque
argent comptant, dans ses besoins pressants, s’engraissaient du malheur
public, et insultaient à ce malheur par leur luxe. Ce qu’ils avaient
prêté était dissipé. Sans l’industrie hardie de quelques négociants, et
surtout de ceux de Saint-Malo, qui allèrent au Pérou, et rapportèrent
trente millions, dont ils prêtèrent la moitié à l’état, Louis XIV
n’aurait pas eu de quoi payer ses troupes. La guerre avait ruiné la
France, et des marchands la sauvèrent. Il en fut de même en Espagne. Les
galions qui ne furent pas pris par les Anglais servirent à défendre
Philippe. Mais cette ressource de quelques mois ne rendait pas les
recrues de soldats plus faciles. Chamillart, élevé au ministère des
finances et de la guerre, se démit, en 1708, des finances, qu’il laissa
dans un désordre que rien qe put réparer sous ce règne; et en 1709, il
quitta le ministère de la guerre, devenu non moins difficile que
l’autre. On lui reprochait beaucoup de fautes. Le public, d’autant plus
sévère qu’il souffrait, ne songeait pas qu’il y a des temps malheureux
où les fautes sont inévitables[32]. Voisin, qui, après lui, gouverna
l’état militaire, et Desmarets, qui administra les finances, ne purent,
ni faire des plans de guerre plus heureux, ni rétablir un crédit
anéanti[33].

(1709) Le cruel hiver de 1709 acheva de désespérer la nation. Les
oliviers, qui sont une grande ressource dans le midi de la France,
périrent. Presque tous les arbres fruitiers gelèrent. Il n’y eut point
d’espérance de récolte. On avait très peu de magasins. Les grains qu’on
pouvait faire venir à grands frais des Échelles du Levant et de
l’Afrique pouvaient être pris par les flottes ennemies, auxquelles on
n’avait presque plus de vaisseaux de guerre à opposer. Le fléau de cet
hiver était général dans l’Europe; mais les ennemis avaient plus de
ressources. Les Hollandais surtout, qui ont été si long-temps les
facteurs des nations, avaient assez de magasins pour mettre les armées
florissantes des alliés dans l’abondance, tandis que les troupes de
France, diminuées et découragées, semblaient devoir périr de misère.

Le roi vendit pour quatre cent mille francs de vaisselle d’or. Les plus
grands seigneurs envoyèrent leur vaisselle d’argent à la Monnaie. On ne
mangea dans Paris que du pain bis pendant quelques mois. Plusieurs
familles, à Versailles même, se nourrirent de pain d’avoine. Madame de
Maintenon en donna l’exemple.

Louis XIV, qui avait déjà fait quelques avances pour la paix, n’hésita
pas, dans ces circonstances funestes, à la demander à ces mêmes
Hollandais, autrefois si maltraités par lui.

Les États-Généraux n’avaient plus de stathouder depuis la mort du roi
Guillaume, et les magistrats hollandais, qui appelaient déjà leurs
familles _les familles patriciennes_, étaient autant de rois. Les quatre
commissaires hollandais députés à l’armée traitaient avec fierté trente
princes d’Allemagne à leur solde. _Qu’on fasse venir Holstein_,
disaient-ils; _qu’on dise a Hesse de nous venir parler_[34]. Ainsi
s’expliquaient des marchands qui, dans la simplicité de leurs vêtements
et dans la frugalité de leurs repas, se plaisaient à écraser à-la-fois
l’orgueil allemand, qui était à leurs gages, et la fierté d’un grand
roi, autrefois leur vainqueur.

On les avait vus vendre à bas prix leur attachement à Louis XIV en
1665; soutenir leurs malheurs en 1672, et les réparer avec un courage
intrépide; et alors ils voulaient user de leur fortune. Ils étaient bien
loin de s’en tenir à faire voir aux hommes, par de simples
démonstrations de supériorité, qu’il n’y a de vraie grandeur que la
puissance: ils voulaient que leur état eût en souveraineté dix villes en
Flandre, entre autres Lille qui était entre leurs mains, et Tournai qui
n’y était pas encore. Ainsi, les Hollandais prétendaient retirer le
fruit de la guerre, non seulement aux dépens de la France, mais encore
aux dépens de l’Autriche, pour laquelle ils combattaient, comme Venise
avait autrefois augmenté son territoire des terres de tous ses voisins.
L’esprit républicain est au fond aussi ambitieux que l’esprit
monarchique.

Il y parut bien quelques mois après; car, lorsque ce fantôme de
négociation fut évanoui, lorsque les armes des alliés eurent encore de
nouveaux avantages, le duc de Marlborough, plus maître alors que sa
souveraine en Angleterre, et gagné par la Hollande, fit conclure avec
les États-Généraux, en 1709, ce célèbre traité de la barrière, par
lequel ils resteraient maîtres de toutes les villes frontières qu’on
prendrait sur la France, auraient garnison dans vingt places de la
Flandre, aux dépens du pays, dans Huy, dans Liége, et dans Bonn; et
auraient en toute souveraineté la Haute-Gueldre. Ils seraient devenus en
effet souverains des dix-sept provinces des Pays-Bas; ils auraient
dominé dans Liége et dans Cologne. C’est ainsi qu’ils voulaient
s’agrandir sur les ruines mêmes de leurs alliés. Ils nourrissaient déjà
ces projets élevés, quand le roi leur envoya secrètement le président
Rouillé pour essayer de traiter avec eux.

Ce négociateur vit d’abord dans Anvers deux magistrats d’Amsterdam,
Bruys, et Vanderdussen, qui parlèrent en vainqueurs, et qui déployèrent,
avec l’envoyé du plus fier des rois, toute la hauteur dont ils avaient
été accablés en 1672. On affecta ensuite de négocier quelque temps avec
lui, dans un de ces villages que les généraux de Louis XIV avaient mis
autrefois à feu et à sang. Quand on l’eut joué assez long-temps, on lui
déclara qu’il fallait que le roi de France forçât le roi son petit-fils
à descendre du trône sans aucun dédommagement; que l’électeur de Bavière
François-Marie, et son frère l’électeur de Cologne, demandassent grace,
ou que le sort des armes ferait les traités.

Les dépêches désespérantes du président de Rouillé arrivaient coup sur
coup au conseil, dans le temps de la plus déplorable misère où le
royaume eût été réduit dans les temps les plus funestes. L’hiver de 1709
laissait des traces affreuses; le peuple périssait de famine. Les
troupes n’étaient point payées; la désolation était partout. Les
gémissements et les terreurs du public augmentaient encore le mal.

Le conseil était composé du dauphin, du duc de Bourgogne son fils, du
chancelier de France Pontchartrain, du duc de Beauvilliers, du marquis
de Torci, du secrétaire d’état de la guerre Chamillart, et du
contrôleur-général Desmarets. Le duc de Beauvilliers fit une peinture si
touchante de l’état où la France était réduite, que le duc de Bourgogne
en versa des larmes, et tout le conseil y mêla les siennes. Le
chancelier conclut à faire la paix à quelque prix que ce pût être. Les
ministres de la guerre et des finances avouèrent qu’ils étaient sans
ressource. «Une scène si triste, dit le marquis de Torci, serait
difficile à décrire, quand même il serait permis de révéler le secret de
ce qu’elle eut de plus touchant.» Ce secret n’était que celui des pleurs
qui coulèrent.

Le marquis de Torci, dans cette crise, proposa d’aller lui-même partager
les outrages qu’on fesait au roi dans la personne du président Rouillé:
mais comment pouvait-il espérer d’obtenir ce que les vainqueurs avaient
déjà refusé? il ne devait s’attendre qu’à des conditions plus dures.

Les alliés commençaient déjà la campagne. Torci va sous un nom emprunté
jusque dans La Haye (22 mai 1709). Le grand pensionnaire Heinsius est
bien étonné quand on lui annonce que celui qui est regardé chez les
étrangers comme le principal ministre de France est dans son
antichambre. Heinsius avait été autrefois envoyé en France par le roi
Guillaume, pour y discuter ses droits sur la principauté d’Orange. Il
s’était adressé à Louvois, secrétaire d’état ayant le département du
Dauphiné, sur la frontière duquel Orange est située. Le ministre de
Guillaume parla vivement, non seulement pour son maître, mais pour les
réformés d’Orange. Croirait-on que Louvois lui répondit _qu’il le ferait
mettre à la Bastille_[35]? Un tel discours tenu à un sujet eût été
odieux; tenu à un ministre étranger, c’était un insolent outrage au
droit des nations. On peut juger s’il avait laissé des impressions
profondes dans le cœur du magistrat d’un peuple libre.

Il y a peu d’exemples de tant d’orgueil suivi de tant d’humiliations. Le
marquis de Torci, suppliant dans La Haye, au nom de Louis XIV, s’adressa
au prince Eugène et au duc de Marlborough, après avoir perdu son temps
avec Heinsius. Tous trois voulaient la continuation de la guerre. Le
prince y trouvait sa grandeur et sa vengeance; le duc, sa gloire et une
fortune immense qu’il aimait également; le troisième, gouverné par les
deux autres, se regardait comme un Spartiate qui abaissait un roi de
Perse. Ils proposèrent non pas une paix, mais une trève; et pendant
cette trève une satisfaction entière pour tous leurs alliés, et aucune
pour les alliés du roi; à condition que le roi se joindrait à ses
ennemis pour chasser d’Espagne son propre petit-fils dans l’espace de
deux mois, et que pour sûreté il commencerait par céder à jamais dix
villes aux Hollandais dans la Flandre, par rendre Strasbourg et Brisach,
et par renoncer à la souveraineté de l’Alsace. Louis XIV ne s’était pas
attendu, quand il refusait autrefois un régiment au prince Eugène, quand
Churchill n’était pas encore colonel en Angleterre, et qu’à peine le nom
de Heinsius lui était connu, qu’un jour ces trois hommes lui
imposeraient de pareilles lois. En vain Torci voulut tenter Marlborough
par l’offre de quatre millions: le duc, qui aimait autant la gloire que
l’argent, et qui, par ses gains immenses produits par des victoires,
était au-dessus de quatre millions, laissa au ministre de France la
douleur d’une proposition honteuse et inutile. Torci rapporta au roi les
ordres de ses ennemis. Louis XIV fit alors ce qu’il n’avait jamais fait
avec ses sujets. Il se justifia devant eux; il adressa aux gouverneurs
des provinces, aux communautés des villes, une lettre circulaire, par
laquelle en rendant compte à ses peuples du fardeau qu’il était obligé
de leur faire encore soutenir, il excitait leur indignation, leur
honneur, et même leur pitié[36]. Les politiques dirent que Torci n’était
allé s’humilier à La Haye que pour mettre les ennemis dans leur tort,
pour justifier Louis XIV aux yeux de l’Europe, et pour animer les
Français par le ressentiment de l’outrage fait en sa personne à la
nation; mais il n’y était allé réellement que pour demander la paix. On
laissa même encore quelques jours le président Rouillé à La Haye, pour
tâcher d’obtenir des conditions moins accablantes: et pour toute
réponse, les États ordonnèrent à Rouillé de partir dans vingt-quatre
heures.

Louis XIV, à qui l’on rapporta des réponses si dures, dit en plein
conseil: «Puisqu’il faut faire la guerre, j’aime mieux la faire à mes
ennemis qu’à mes enfants.» Il se prépara donc à tenter encore la fortune
en Flandre. La famine, qui désolait les campagnes, fut une ressource
pour la guerre. Ceux qui manquaient de pain se firent soldats. Beaucoup
de terres restèrent en friche; mais on eut une armée. Le maréchal de
Villars, qu’on avait envoyé commander l’année précédente en Savoie
quelques troupes dont il avait réveillé l’ardeur, et qui avait eu
quelques petits succès, fut rappelé en Flandre, comme celui en qui
l’état mettait son espérance.

Déjà Marlborough avait pris Tournai (29 juillet 1709), dont Eugène avait
couvert le siége. Déjà ces deux généraux marchaient pour investir Mons.
Le maréchal de Villars s’avança pour les en empêcher. Il avait avec lui
le maréchal de Boufflers, son ancien, qui avait demandé à servir sous
lui. Boufflers aimait véritablement le roi et la patrie. Il prouva, en
cette occasion (malgré la maxime d’un homme de beaucoup d’esprit), que
dans un état monarchique, et surtout sous un bon maître, il y a des
vertus. Il y en a, sans doute, tout autant que dans les républiques,
avec moins d’enthousiasme peut-être, mais avec plus de ce qu’on appelle
honneur[37].

Dès que les Français s’avancèrent pour s’opposer à l’investissement de
Mons, les alliés vinrent les attaquer près des bois de Blangies et du
village de Malplaquet.

L’armée des alliés était d’environ quatre-vingt mille combattants, et
celle du maréchal de Villars d’environ soixante et dix mille. Les
Français traînaient avec eux quatre-vingts pièces de canon, les alliés
cent quarante. Le duc de Marlborough commandait l’aile droite, où
étaient les Anglais et les troupes allemandes à la solde d’Angleterre.
Le prince Eugène était au centre; Tilli et un comte de Nassau à la
gauche, avec les Hollandais.

(11 septembre 1709) Le maréchal de Villars prit pour lui la gauche, et
laissa la droite au maréchal de Boufflers. Il avait retranché son armée
à la hâte, manœuvre probablement convenable à des troupes inférieures en
nombre, long-temps malheureuses, dont la moitié était composée de
nouvelles recrues, et convenable encore à la situation de la France,
qu’une défaite entière eût mise aux derniers abois. Quelques historiens
ont blâmé le général dans sa disposition. _Il devait_, disaient-ils,
_passer une large trouée, au lieu de la laisser devant lui_. Ceux qui,
de leur cabinet, jugent ainsi ce qui se passe sur un champ de bataille,
ne sont-ils pas trop habiles?

Tout ce que je sais, c’est que le maréchal dit lui-même que les soldats,
qui, ayant manqué de pain un jour entier, venaient de le recevoir, en
jetèrent une partie pour courir plus légèrement au combat. Il y a eu,
depuis plusieurs siècles, peu de batailles plus disputées et plus
longues, aucune plus meurtrière. Je ne dirai autre chose de cette
bataille que ce qui fut avoué de tout le monde. La gauche des ennemis,
où combattaient les Hollandais, fut presque toute détruite, et même
poursuivie la baïonnette au bout du fusil. Marlborough, à la droite,
fesait et soutenait les plus grands efforts. Le maréchal de Villars
dégarnit un peu son centre pour s’opposer à Marlborough, et alors même
ce centre fut attaqué. Les retranchements qui le couvraient furent
emportés. Le régiment des gardes, qui les défendait, ne put résister.
Le maréchal, en accourant de sa gauche à son centre, fut blessé, et la
bataille fut perdue. Le champ était jonché de près de trente mille morts
ou mourants.

On marchait sur les cadavres entassés, surtout au quartier des
Hollandais. La France ne perdit guère plus de huit mille hommes dans
cette journée. Ses ennemis en laissèrent environ vingt et un mille tués
ou blessés; mais le centre étant forcé, les deux ailes coupées, ceux qui
avaient fait le plus grand carnage furent les vaincus.

Le maréchal de Boufflers[38] fit la retraite en bon ordre, aidé du
prince de Tingri-Montmorenci, depuis maréchal de Luxembourg, héritier du
courage de ses pères. L’armée se retira entre le Quesnoi et
Valenciennes, emportant plusieurs drapeaux et étendards pris sur les
ennemis. Ces dépouilles consolèrent Louis XIV: et on compta pour une
victoire l’honneur de l’avoir disputée si long-temps, et de n’avoir
perdu que le champ de bataille. Le maréchal de Villars, en revenant à la
cour, assura le roi que, sans sa blessure, il aurait remporté la
victoire. J’en ai vu ce général persuadé, mais j’ai vu peu de personnes
qui le crussent.

On peut s’étonner qu’une armée qui avait tué aux ennemis deux tiers plus
de monde qu’elle n’en avait perdu, n’essayât pas d’empêcher que ceux qui
n’avaient eu d’autre avantage que celui de coucher au milieu de leurs
morts, allassent faire le siége de Mons. Les Hollandais craignirent pour
cette entreprise: ils hésitèrent. Mais le nom de bataille perdue impose
aux vaincus, et les décourage. Les hommes ne font jamais tout ce qu’ils
peuvent faire; et le soldat à qui on dit qu’il a été battu craint de
l’être encore. Ainsi, Mons fut assiégé et pris (20 octobre 1709), et
toujours pour les Hollandais, qui le gardèrent, ainsi que Tournai et
Lille.



CHAPITRE XXII.

Louis XIV continue à demander la paix et à se défendre. Le duc de
Vendôme affermit le roi d’Espagne sur le trône.


Non seulement les ennemis avançaient ainsi pied à pied, et fesaient
tomber de ce côté toutes les barrières de la France; mais ils
prétendaient, aidés du duc de Savoie, aller surprendre la Franche-Comté,
et pénétrer par les deux bouts dans le cœur du royaume. Le général
Merci, chargé de faciliter cette entreprise, en entrant dans la
Haute-Alsace par Bâle, fut heureusement arrêté, près de l’île de
Neubourg, sur le Rhin, par le comte, depuis maréchal, Du Bourg (26 août
1709). Je ne sais par quelle fatalité ceux qui ont porté le nom de Merci
ont toujours été aussi malheureux qu’estimés. Celui-ci fut vaincu de la
manière la plus complète. Rien ne fut entrepris du côté de la
Savoie[39], mais on n’en craignait pas moins du côté de la Flandre; et
l’intérieur du royaume était dans un état si languissant, que le roi
demanda encore la paix en suppliant. Il offrait de reconnaître
l’archiduc pour roi d’Espagne, de ne donner aucun secours à son
petit-fils, et de l’abandonner à sa fortune; de donner quatre places en
otage; de rendre Strasbourg et Brisach; de renoncer à la souveraineté de
l’Alsace, et de n’en garder que la préfecture; de raser toutes ses
places, depuis Bâle jusqu’à Philipsbourg; de combler le port si
long-temps redoutable de Dunkerque, et d’en raser les fortifications; de
laisser aux États-Généraux Lille, Tournai, Ypres, Menin, Furnes, Condé,
Maubeuge. Voilà les points principaux qui devaient servir de fondement à
la paix qu’il implorait.

Les alliés voulurent encore goûter le triomphe de discuter les
soumissions de Louis XIV. On permit à ses plénipotentiaires de venir, au
commencement de 1710, porter dans la petite ville de Gertruidenberg les
prières de ce monarque. Il choisit le maréchal d’Uxelles, homme froid,
taciturne, d’un esprit plus sage qu’élevé et hardi, et l’abbé, depuis
cardinal, de Polignac, l’un des plus beaux esprits et des plus éloquents
de son siècle, qui imposait par sa figure et par ses graces. L’esprit,
la sagesse, l’éloquence, ne sont rien dans des ministres, lorsque le
prince n’est pas heureux. Ce sont les victoires qui font les traités.
Les ambassadeurs de Louis XIV furent plutôt confinés qu’admis à
Gertruidenberg. Les députés venaient entendre leurs offres, et les
rapportaient à La Haye au prince Eugène, au duc de Marlborough, au comte
de Zinzendorf, ambassadeur de l’empereur; et ces offres étaient toujours
reçues avec mépris. On leur insultait par des libelles outrageants, tous
composés par des réfugiés français, devenus plus ennemis de la gloire de
Louis XIV que Marlborough et Eugène.

Les plénipotentiaires de France poussèrent l’humiliation jusqu’à
promettre que le roi donnerait de l’argent pour détrôner Philippe V, et
ne furent point écoutés. On exigea que Louis XIV, pour préliminaires,
s’engageât seul à chasser d’Espagne son petit-fils, dans deux mois, par
la voie des armes. Cette inhumanité absurde, beaucoup plus outrageante
qu’un refus, était inspirée par de nouveaux succès.

Tandis que les alliés parlaient ainsi en maîtres irrités contre la
grandeur et la fierté de Louis XIV, également abaissées, ils prenaient
la ville de Douai (juin 1710). Ils s’emparèrent bientôt après de
Béthune, d’Aire, de Saint-Venant; et le lord Stair proposa d’envoyer des
partis jusqu’à Paris.

Presque dans le même temps, l’armée de l’archiduc, commandée en Espagne
par Gui de Staremberg, le général allemand qui avait le plus de
réputation après le prince Eugène, remporta, près de Saragosse (20 août
1710), une victoire complète sur l’armée en qui le parti de Philippe V
avait mis son espérance, à la tête de laquelle était le marquis de Bay,
général malheureux. On remarqua encore que les deux princes qui se
disputaient l’Espagne, et qui étaient l’un et l’autre à portée de leur
armée, ne se trouvèrent pas à cette bataille. De tous les princes pour
qui on combattait en Europe, il n’y avait alors que le duc de Savoie qui
fit la guerre par lui-même. Il était triste qu’il n’acquît cette gloire
qu’en combattant contre ses deux filles, dont il voulait détrôner l’une
pour acquérir en Lombardie un peu de terrain, sur lequel l’empereur
Joseph lui fesait déjà des difficultés, et dont on l’aurait dépouillé à
la première occasion.

Cet empereur était heureux partout, et n’était nulle part modéré dans
son bonheur. Il démembrait de sa seule autorité la Bavière; il en
donnait les fiefs à ses parents et à ses créatures. Il dépouillait le
jeune duc de La Mirandole en Italie; et les princes de l’empire lui
entretenaient une armée vers le Rhin, sans penser qu’ils travaillaient à
cimenter un pouvoir qu’ils craignaient: tant était encore dominante dans
les esprits la vieille haine contre le nom de Louis XIV, qui semblait le
premier des intérêts. La fortune de Joseph le fit encore triompher des
mécontents de Hongrie. La France avait suscité contre lui le prince
Ragotski, armé pour ses prétentions et pour celles de son pays. Ragotski
fut battu, ses villes prises, son parti ruiné. Ainsi Louis XIV était
également malheureux au-dehors, au-dedans, sur mer et sur terre, dans
les négociations publiques et dans les intrigues secrètes.

Toute l’Europe croyait alors que l’archiduc Charles, frère de l’heureux
Joseph, régnerait sans concurrent en Espagne. L’Europe était menacée
d’une puissance plus terrible que celle de Charles-Quint; et c’était
l’Angleterre, long-temps ennemie de la branche d’Autriche espagnole, et
la Hollande, son esclave révoltée, qui s’épuisaient pour l’établir.
Philippe V, réfugié à Madrid, en sortit encore, et se retira à
Valladolid; tandis que l’archiduc Charles fit son entrée en vainqueur
dans la capitale.

Le roi de France ne pouvait plus secourir son petit-fils; il avait été
obligé de faire en partie ce que ses ennemis exigeaient à
Gertruidenberg, d’abandonner la cause de Philippe, en fesant revenir,
pour sa propre défense, quelques troupes demeurées en Espagne. Lui-même
à peine pouvait résister vers la Savoie, vers le Rhin, et surtout en
Flandre, où se portaient les plus grands coups.

L’Espagne était encore bien plus à plaindre que la France. Presque
toutes ses provinces avaient été ravagées par leurs ennemis et par leurs
défenseurs. Elle était attaquée par le Portugal. Son commerce périssait,
la disette était générale; mais cette disette fut plus funeste aux
vainqueurs qu’aux vaincus, parceque dans une grande étendue de pays
l’affection des peuples refusait tout aux Autrichiens, et donnait tout à
Philippe. Ce monarque n’avait plus ni troupes, ni général de la part de
la France. Le duc d’Orléans, par qui s’était un peu rétablie sa fortune
chancelante, loin de continuer de commander ses armées, était regardé
alors comme son ennemi. Il est certain que malgré l’affection de la
ville de Madrid pour Philippe, malgré la fidélité de beaucoup de grands
et de toute la Castille, il y avait contre Philippe V un grand parti en
Espagne. Tous les Catalans, nation belliqueuse et opiniâtre, tenaient
obstinément pour son concurrent. La moitié de l’Aragon était aussi
gagnée. Une partie des peuples attendait alors l’événement; une autre
haïssait plus l’archiduc qu’elle n’aimait Philippe. Le duc d’Orléans, du
même nom de Philippe, mécontent d’ailleurs des ministres espagnols, et
plus mécontent de la princesse des Ursins qui gouvernait, crut entrevoir
qu’il pouvait gagner pour lui le pays qu’il était venu défendre; et
lorsque Louis XIV avait proposé lui-même d’abandonner son petit-fils, et
qu’on parlait déjà en Espagne d’une abdication, le duc d’Orléans se
crut digne de remplir la place que Philippe V semblait devoir quitter.
Il avait à cette couronne des droits que le testament du feu roi
d’Espagne avait négligés, et que son père avait maintenus par une
protestation.

Il fit par ses agents une ligue avec quelques grands d’Espagne, par
laquelle ils s’engageaient à le mettre sur le trône en cas que Philippe
V en descendît. Il aurait en ce cas trouvé beaucoup d’Espagnols
empressés à se ranger sous les drapeaux d’un prince qui savait
combattre. Cette entreprise, si elle eût réussi, pouvait ne pas déplaire
aux puissances maritimes, qui auraient moins redouté alors de voir
l’Espagne et la France réunies dans une même main; et elle aurait
apporté moins d’obstacles à la paix. Le projet fut découvert à Madrid,
vers le commencement de 1709, tandis que le duc d’Orléans était à
Versailles. Ses agents furent emprisonnés en Espagne. Philippe V ne
pardonna pas à son parent d’avoir cru qu’il pouvait abdiquer, et d’avoir
eu la pensée de lui succéder. La France cria contre le duc d’Orléans.
Monseigneur, père de Philippe V, opina dans le conseil qu’on fît le
procès à celui qu’il regardait comme coupable: mais le roi aima mieux
ensevelir dans le silence un projet informe et excusable, que de punir
son neveu dans le temps qu’il voyait son petit-fils toucher à sa ruine.

Enfin, vers le temps de la bataille de Saragosse, le conseil du roi
d’Espagne et la plupart des grands, voyant qu’ils n’avaient aucun
capitaine à opposer à Staremberg, qu’on regardait comme un autre Eugène,
écrivirent en corps à Louis XIV pour lui demander le duc de Vendôme. Ce
prince, retiré dans Anet, partit alors, et sa présence valut une armée.
La grande réputation qu’il s’était faite en Italie, et que la
malheureuse campagne de Lille n’avait pu lui faire perdre, frappait les
Espagnols; sa popularité, sa libéralité qui allait jusqu’à la profusion,
sa franchise, son amour pour les soldats, lui gagnaient les cœurs. Dès
qu’il mit les pieds en Espagne, il lui arriva ce qui était arrivé
autrefois à Bertrand Du Guesclin. Son nom seul attira une foule de
volontaires. Il n’avait point d’argent: les communautés des villes, des
villages et des religieux en donnèrent. Un esprit d’enthousiasme saisit
la nation. (Août 1710) Les débris de la bataille de Saragosse se
rejoignirent sous lui à Valladolid. Tout s’empressa de fournir des
recrues. Le duc de Vendôme, sans laisser ralentir un moment cette
nouvelle ardeur, poursuit les vainqueurs, ramène le roi à Madrid, oblige
l’ennemi de se retirer vers le Portugal; le suit, passe le Tage à la
nage; fait prisonnier, dans Brihuega, Stanhope avec cinq mille Anglais
(9 décembre); atteint le général Staremberg, et le lendemain lui livre
la bataille de Villa-Viciosa. Philippe V, qui n’avait point encore
combattu avec ses autres généraux, animé de l’esprit du duc de Vendôme,
se met à la tête de l’aile droite. Le général prend la gauche. Il
remporte une victoire entière; de sorte qu’en quatre mois de temps, ce
prince, qui était arrivé quand tout était désespéré, rétablit tout, et
affermit pour jamais la couronne d’Espagne sur la tête de Philippe[40].

Tandis que cette révolution éclatante étonnait les alliés, une autre,
plus sourde et non moins décisive, se préparait en Angleterre. Une
Allemande avait, par sa mauvaise conduite, fait perdre à la maison
d’Autriche toute la succession de Charles-Quint, et avait été ainsi le
premier mobile de la guerre; une Anglaise, par ses imprudences, procura
la paix. Sara Jennings, duchesse de Marlborough, gouvernait la reine
Anne, et le duc gouvernait l’état. Il avait en ses mains les finances,
par le grand trésorier Godolphin, beau-père d’une de ses filles.
Sunderland, secrétaire d’état, son gendre, lui soumettait le cabinet.
Toute la maison de la reine, où commandait sa femme, était à ses ordres.
Il était maître de l’armée, dont il donnait tous les emplois. Si deux
partis, les _Whigs_ et les _Torys_, divisaient l’Angleterre, les Whigs,
à la tête desquels il était, fesaient tout pour sa grandeur; et les
Torys avaient été forcés à l’admirer et à se taire. Il n’est pas indigne
de l’histoire d’ajouter que le duc et la duchesse étaient les plus
belles personnes de leur temps, et que cet avantage séduit encore la
multitude quand il est joint aux dignités et à la gloire.

Il avait plus de crédit à La Haye que le grand pensionnaire, et il
influait beaucoup en Allemagne. Négociateur et général toujours heureux,
nul particulier n’eut jamais une puissance et une gloire si étendues. Il
pouvait encore affermir son pouvoir par ses richesses immenses, acquises
dans le commandement. J’ai entendu dire à sa veuve, qu’après les
partages faits à quatre enfants, il lui restait, sans aucune grâce de la
cour, soixante et dix mille pièces de revenu, qui font plus de quinze
cent cinquante mille livres de notre monnaie d’aujourd’hui. S’il n’avait
pas eu autant d’économie que de grandeur, il pouvait se faire un parti
que la reine Anne n’aurait pu détruire; et si sa femme avait eu plus de
complaisance, jamais la reine n’eût brisé ses liens. Mais le duc ne put
jamais triompher de son goût pour les richesses, ni la duchesse de son
humeur. La reine l’avait aimée avec une tendresse qui allait jusqu’à la
soumission et à l’abandonnement de toute volonté.

Dans de pareilles liaisons, c’est d’ordinaire du côté des souverains que
vient le dégoût, le caprice, la hauteur, l’abus de la supériorité; ce
sont eux qui font sentir le joug, et c’était la duchesse de Marlborough
qui l’appesantissait. Il fallait une favorite à la reine Anne; elle se
tourna du côté de mylady Masham, sa dame d’atour. Les jalousies de la
duchesse éclatèrent. Quelques paires de gants d’une façon singulière
qu’elle refusa à la reine, une jatte d’eau[41] qu’elle laissa tomber en
sa présence, par une méprise affectée, sur la robe de madame Masham,
changèrent la face de l’Europe. Les esprits s’aigrirent. Le frère de la
nouvelle favorite demande au duc un régiment; le duc le refuse, et la
reine le donne. Les Torys saisirent cette conjoncture pour tirer la
reine de cet esclavage domestique, pour abaisser la puissance du duc de
Marlborough, changer le ministère, faire la paix, et rappeler, s’il se
pouvait, la maison de Stuart sur le trône d’Angleterre. Si le caractère
de la duchesse eût pu admettre quelque souplesse, elle eût régné encore.
La reine et elle étaient dans l’habitude de s’écrire tous les jours sous
des noms empruntés. Ce mystère et cette familiarité laissaient toujours
la voie ouverte à la réconciliation; mais la duchesse n’employa cette
ressource que pour tout gâter. Elle écrivit impérieusement. Elle disait
dans sa lettre: «Rendez-moi justice, et ne me faites point de réponse.»
Elle s’en repentit ensuite: elle vint demander pardon; elle pleura; et
la reine ne lui répondit autre chose, sinon: «Vous m’avez ordonné de ne
vous point répondre, et je ne vous répondrai pas.» Alors, la rupture fut
sans retour. La duchesse ne parut plus à la cour; et quelque temps après
on commença par ôter le ministère au gendre de Marlborough, Sunderland,
pour déposséder ensuite Godolphin et le duc lui-même. Dans d’autres
états cela s’appelle une disgrace: en Angleterre, c’est une révolution
dans les affaires; et la révolution était encore très difficile à
opérer.

Les Torys, maîtres alors de la reine, ne l’étaient pas du royaume. Ils
furent obligés d’avoir recours à la religion. Il n’y en a guère
aujourd’hui, dans la Grande-Bretagne, que le peu qu’il en faut pour
distinguer les factions. Les Whigs penchaient pour le presbytérianisme.
C’était la faction qui avait détrôné Jacques II, persécuté Charles II,
et immolé Charles Iᵉʳ. Les Torys étaient pour les épiscopaux, qui
favorisaient la maison de Stuart, et qui voulaient établir l’obéissance
passive envers les rois, parceque les évêques en espéraient plus
d’obéissance pour eux-mêmes. Ils excitèrent un prédicateur à prêcher
dans la cathédrale de Saint-Paul cette doctrine, et à désigner d’une
manière odieuse l’administration de Marlborough, et le parti qui avait
donné la couronne au roi Guillaume[42]. Mais la reine, qui favorisait ce
prêtre, ne fut pas assez puissante pour empêcher qu’il ne fût interdit
pour trois ans par les deux chambres, dans la salle de Westminster, et
que son sermon ne fût brûlé. Elle sentit encore plus sa faiblesse, en
n’osant jamais, malgré ses secrètes inclinations pour son sang, lui
rouvrir le chemin du trône, fermé à son frère par le parti des Whigs.
Les écrivains qui disent que Marlborough et son parti tombèrent quand la
faveur de la reine ne les soutint plus, ne connaissent pas l’Angleterre.
La reine, qui dès-lors voulait la paix, n’osait pas même ôter à
Marlborough le commandement des armées; et au printemps de 1711,
Marlborough pressait encore la France, tandis qu’il était disgracié dans
sa cour.

Sur la fin de janvier de cette même année 1711, arrive à Versailles un
prêtre inconnu, nommé l’abbé Gautier, qui avait été autrefois aide de
l’aumônier du maréchal de Tallard, dans son ambassade auprès du roi
Guillaume. Il avait depuis ce temps demeuré toujours à Londres, n’ayant
d’autre emploi que celui de dire la messe dans la chapelle privée du
comte de Gallas, ambassadeur de l’empereur en Angleterre. Le hasard
l’avait introduit dans la confidence d’un lord ami du nouveau ministère
opposé au duc de Marlborough. Cet inconnu se rend chez le marquis de
Torci, et lui dit, sans autre préambule: Voulez-vous faire la paix,
monsieur? je viens vous apporter les moyens de la traiter. C’était, dit
M. de Torci, demander à un mourant s’il voulait guérir[43].

On entama bientôt une négociation secrète avec le comte d’Oxford, grand
trésorier d’Angleterre, et Saint Jean, secrétaire d’état, depuis lord
Bolingbroke. Ces deux hommes n’avaient d’autre intérêt de donner la paix
à la France, que celui d’ôter au duc de Marlborough le commandement des
armées, et d’élever leur crédit sur les ruines du sien. Le pas était
dangereux; c’était trahir la cause commune des alliés; c’était rompre
tous ses engagements, et s’exposer, sans aucun prétexte, à la haine de
la plus grande partie de la nation, et aux recherches du parlement, qui
auraient pu leur coûter la tête. Il est fort douteux qu’ils eussent pu
réussir: mais un événement imprévu facilita ce grand ouvrage. (17 avril
1711) L’empereur Joseph Iᵉʳ mourut, et laissa les états de la maison
d’Autriche, l’empire d’Allemagne, et les prétentions sur l’Espagne et
sur l’Amérique, à son frère Charles, qui fut élu empereur quelques mois
après[44].

Au premier bruit de cette mort, les préjugés qui armaient tant de
nations commencèrent à se dissiper en Angleterre par les soins du
nouveau ministère. On avait voulu empêcher que Louis XIV ne gouvernât
l’Espagne, l’Amérique, la Lombardie, le royaume de Naples et la Sicile,
sous le nom de son petit-fils. Pourquoi vouloir réunir tant d’états dans
la main de l’empereur Charles VI? pourquoi la nation anglaise
aurait-elle épuisé ses trésors? Elle payait plus que l’Allemagne et la
Hollande ensemble. Les frais de la présente année allaient à sept
millions de livres sterling. Fallait-il qu’elle se ruinât pour une cause
qui lui était étrangère, et pour donner une partie de la Flandre aux
Provinces-Unies rivales de son commerce? Toutes ces raisons, qui
enhardissaient la reine, ouvrirent les yeux à une grande partie de la
nation; et un nouveau parlement étant convoqué, la reine eut la liberté
de préparer la paix de l’Europe.

Mais, en la préparant en secret, elle ne pouvait pas encore se séparer
publiquement de ses alliés; et quand le cabinet négociait, Marlborough
était en campagne. Il avançait toujours en Flandre; (août 1711) il
forçait les lignes que le maréchal de Villars avait tirées de Montreuil
jusqu’à Valenciennes; (septembre) il prenait Bouchain; il s’avançait au
Quesnoi, et de là vers Paris, il y avait à peine un rempart à lui
opposer.

Ce fut dans ce temps malheureux que le célèbre Du Guai-Trouin, aidé de
son courage et de l’argent de quelques marchands, n’ayant encore aucun
grade dans la marine, et devant tout à lui-même, équipa une petite
flotte, et alla prendre une des principales villes du Brésil,
Saint-Sébastien de Rio-Janéiro. (Septembre et octobre 1711) Son équipage
revint chargé de richesses; et les Portugais perdirent beaucoup plus
qu’il ne gagna. Mais le mal qu’on fesait au Brésil ne soulageait pas les
maux de la France.



CHAPITRE XXIII.

Victoire du maréchal de Villars à Denain. Rétablissement des affaires.
Paix générale.


Les négociations, qu’on entama enfin ouvertement à Londres, furent plus
salutaires. La reine envoya le comte de Strafford, ambassadeur en
Hollande, communiquer les propositions de Louis XIV. Ce n’était plus
alors à Marlborough qu’on demandait grace. Le comte de Strafford obligea
les Hollandais à nommer des plénipotentiaires, et à recevoir ceux de la
France.

Trois particuliers s’opposaient toujours à cette paix. Marlborough, le
prince Eugène, et Heinsius, persistaient à vouloir accabler Louis XIV.
Mais quand le général anglais retourna dans Londres, à la fin de 1711,
on lui ôta tous ses emplois. Il trouva une nouvelle chambre basse, et
n’eut pas pour lui la pluralité de la haute. La reine, en créant de
nouveaux pairs, avait affaibli le parti du duc, et fortifié celui de la
couronne. Il fut accusé, comme Scipion, d’avoir malversé: mais il se
tira d’affaire, à peu près de même, par sa gloire et par la retraite. Il
était encore puissant dans sa disgrace. Le prince Eugène n’hésita pas à
passer à Londres pour seconder sa faction. Ce prince reçut l’accueil
qu’on devait à son nom et à sa renommée, et les refus qu’on devait à ses
propositions. La cour prévalut; le prince Eugène retourna seul achever
la guerre; et c’était encore un nouvel aiguillon pour lui d’espérer de
nouvelles victoires, sans compagnon qui en partageât l’honneur.

Tandis qu’on s’assemble à Utrecht[45], tandis que les ministres de
France, tant maltraités à Gertruidenberg, viennent négocier avec plus
d’égalité, le maréchal de Villars, retiré derrière des lignes, couvrait
encore Arras et Cambrai. Le prince Eugène prenait la ville du Quesnoi (6
juillet 1712), et il étendait dans le pays une armée d’environ cent
mille combattants. Les Hollandais avaient fait un effort; et n’ayant
jamais encore fourni à toutes les dépenses qu’ils étaient obligés de
faire pour la guerre, ils avaient été au-delà de leur contingent cette
année. La reine Anne ne pouvait encore se dégager ouvertement; elle
avait envoyé à l’armée du prince Eugène le duc d’Ormond avec douze
mille Anglais, et payait encore beaucoup de troupes allemandes. Le
prince Eugène, ayant brûlé le faubourg d’Arras, s’avançait sur l’armée
française. Il proposa au duc d’Ormond de livrer bataille. Le général
anglais avait été envoyé pour ne point combattre. Les négociations
particulières entre l’Angleterre et la France avançaient. Une suspension
d’armes fut publiée entre les deux couronnes. Louis XIV fit remettre aux
Anglais la ville de Dunkerque pour sûreté de ses engagements (19 juillet
1721). Le duc d’Ormond se retira vers Gand. Il voulut emmener avec les
troupes de sa nation celles qui étaient à la solde de sa reine; mais il
ne put se faire suivre que de quatre escadrons de Holstein et d’un
régiment liégeois. Les troupes du Brandebourg, du Palatinat, de Saxe, de
Hesse, de Danemark, restèrent sous les drapeaux du prince Eugène, et
furent payées par les Hollandais. L’électeur de Hanovre même, qui devait
succéder à la reine Anne, laissa malgré elle ses troupes aux alliés, et
fit voir que, si sa famille attendait la couronne d’Angleterre, ce
n’était pas sur la faveur de la reine Anne qu’elle comptait.

Le prince Eugène, privé des Anglais, était encore supérieur de vingt
mille hommes à l’armée française; il l’était par sa position, par
l’abondance de ses magasins, et par neuf ans de victoires.

Le maréchal de Villars ne put l’empêcher de faire le siége de
Landrecies. La France, épuisée d’hommes et d’argent, était dans la
consternation. Les esprits ne se rassuraient point par les conférences
d’Utrecht, que les succès du prince Eugène pouvaient rendre
infructueuses. Déjà même des détachements considérables avaient ravagé
une partie de la Champagne, et pénétré jusqu’aux portes de Reims.

Déjà l’alarme était à Versailles comme dans le reste du royaume. La mort
du fils unique du roi, arrivée depuis un an; le duc de Bourgogne, la
duchesse de Bourgogne (février 1712), leur fils aîné (mars), enlevés
rapidement depuis quelques mois, et portés dans le même tombeau; le
dernier de leurs enfants moribond; toutes ces infortunes domestiques,
jointes aux étrangères et à la misère publique, fesaient regarder la fin
du règne de Louis XIV comme un temps marqué pour la calamité; et l’on
s’attendait à plus de désastres, que l’on n’avait vu auparavant de
grandeur et de gloire.

(11 juin 1712) Précisément dans ce temps-là, mourut en Espagne le duc de
Vendôme. L’esprit de découragement, généralement répandu en France, et
que je me souviens d’avoir vu, fesait encore redouter que l’Espagne,
soutenue par le duc de Vendôme, ne retombât par sa perte.

Landrecies ne pouvait pas tenir long-temps. Il fut agité dans Versailles
si le roi se retirerait à Chambord sur la Loire. Il dit au maréchal
d’Harcourt qu’en cas d’un nouveau malheur, il convoquerait toute la
noblesse de son royaume, qu’il la conduirait à l’ennemi malgré son âge
de soixante et quatorze ans, et qu’il périrait à la tête.

Une faute que fit le prince Eugène délivra le roi et la France de tant
d’inquiétudes. On prétend que ses lignes étaient trop étendues; que le
dépôt de ses magasins dans Marchiennes était trop éloigné; que le
général Albemarle, posté à Denain, entre Marchiennes et le camp du
prince, n’était pas à portée d’être secouru assez tôt s’il était
attaqué. On m’a assuré qu’une Italienne fort belle, que je vis quelque
temps après à La Haye, et qui était alors entretenue par le prince
Eugène, était dans Marchiennes, et qu’elle avait été cause qu’on avait
choisi ce lieu pour servir d’entrepôt. Ce n’était pas rendre justice au
prince Eugène de penser qu’une femme pût avoir part à ses arrangements
de guerre.

Ceux qui savent qu’un curé, et un conseiller de Douai, nommé Le Fèvre
d’Orval, se promenant ensemble vers ces quartiers, imaginèrent les
premiers qu’on pouvait aisément attaquer Denain et Marchiennes,
serviront mieux à prouver par quels secrets et faibles ressorts les
grandes affaires de ce monde sont souvent dirigées. Le Fèvre donna son
avis à l’intendant de la province; celui-ci, au maréchal de Montesquiou,
qui commandait sous le maréchal de Villars; le général l’approuva et
l’exécuta. Cette action fut en effet le salut de la France, plus encore
que la paix avec l’Angleterre. Le maréchal de Villars donna le change au
prince Eugène. Un corps de dragons s’avança à la vue du camp ennemi,
comme si on se préparait à l’attaquer; et, tandis que ces dragons se
retirent ensuite vers Guise, le maréchal marche à Denain, avec son
armée, sur cinq colonnes. (24 juillet 1712) On force les retranchements
du général Albemarle, défendus par dix-sept bataillons; tout est tué ou
pris. Le général se rend prisonnier avec deux princes de Nassau, un
prince de Holstein, un prince d’Anhalt, et tous les officiers. Le prince
Eugène arrive à la hâte, mais à la fin de l’action, avec ce qu’il peut
amener de troupes; il veut attaquer un pont qui conduisait à Denain et
dont les Français étaient maîtres; il y perd du monde, et retourne à son
camp après avoir été témoin de cette défaite.

Tous les postes vers Marchiennes, le long de la Scarpe, sont emportés
l’un après l’autre avec rapidité. (30 juillet 1712) On pousse à
Marchiennes, défendue par quatre mille hommes; on en presse le siége
avec tant de vivacité, qu’au bout de trois jours on les fait
prisonniers, et qu’on se rend maître de toutes les munitions de guerre
et de bouche amassées par les ennemis pour la campagne. Alors toute la
supériorité est du coté du maréchal de Villars. (Septembre et octobre
1712) L’ennemi déconcerté lève le siége de Landrecies, et voit reprendre
Douai, le Quesnoi, Bouchain. Les frontières sont en sûreté. L’armée du
prince Eugène se retire, diminuée de près de cinquante bataillons, dont
quarante furent pris, depuis le combat de Denain jusqu’à la fin de la
campagne. La victoire la plus signalée n’aurait pas produit de plus
grands avantages.

Si le maréchal de Villars avait eu cette faveur populaire qu’ont eue
quelques autres généraux, on l’eût appelé à haute voix _le restaurateur
de la France_; mais on avouait à peine les obligations qu’on lui avait,
et, dans la joie publique d’un succès inespéré, l’envie prédominait
encore[46].

Chaque progrès du maréchal de Villars hâtait la paix d’Utrecht. Le
ministère de la reine Anne, responsable à sa patrie et à l’Europe, ne
négligea ni les intérêts de l’Angleterre, ni ceux des alliés, ni la
sûreté publique. Il exigea d’abord que Philippe V, affermi en Espagne,
renonçât à ses droits sur la couronne de France, qu’il avait toujours
conservés; et que le duc de Berri, son frère, héritier présomptif de la
France, après l’unique arrière-petit-fils qui restait à Louis XIV,
renonçât aussi à la couronne d’Espagne en cas qu’il devînt roi de
France. On voulut que le duc d’Orléans fît la même renonciation. On
venait d’éprouver, par douze ans de guerre, combien de tels actes lient
peu les hommes. Il n’y a point encore de loi reconnue qui oblige les
descendants à se priver du droit de régner, auquel auront renoncé les
pères[47].

Ces renonciations ne sont efficaces que lorsque l’intérêt commun
continue de s’accorder avec elles. Mais enfin elles calmaient, pour le
moment présent, une tempête de douze années: et il était probable qu’un
jour plus d’une nation réunie soutiendrait ces renonciations, devenues
la base de l’équilibre et de la tranquillité de l’Europe.

On donnait, par ce traité, au duc de Savoie l’île de Sicile, avec le
titre de roi; et dans le continent, Fénestrelle, Exilles, et la vallée
de Pragelas. Ainsi on prenait pour l’agrandir sur la maison de Bourbon.

On donnait aux Hollandais une barrière considérable qu’ils avaient
toujours désirée; et si l’on dépouillait la maison de France de quelques
domaines en faveur du duc de Savoie, on prenait en effet sur la maison
d’Autriche de quoi satisfaire les Hollandais, qui devaient devenir à ses
dépens les conservateurs et les maîtres des plus fortes villes de la
Flandre. On avait égard aux intérêts de la Hollande dans le commerce; on
stipulait ceux du Portugal.

On réservait à l’empereur la souveraineté des huit provinces et demie de
la Flandre espagnole, et le domaine utile des villes de la barrière. On
lui assurait le royaume de Naples et la Sardaigne, avec tout ce qu’il
possédait en Lombardie, et les quatre ports sur les côtes de la
Toscane. Mais le conseil de Vienne se croyait trop lésé, et ne pouvait
souscrire à ces conditions.

A l’égard de l’Angleterre, sa gloire et ses intérêts étaient en sûreté.
Elle fesait démolir et combler le port de Dunkerque, objet de tant de
jalousie. L’Espagne la laissait en possession de Gibraltar et de l’île
Minorque. La France lui abandonnait la baie d’Hudson, l’île de
Terre-Neuve, et l’Acadie. Elle obtenait, pour le commerce en Amérique,
des droits qu’on ne donnait pas aux Français qui avaient placé Philippe
V sur le trône. Il faut encore compter parmi les articles glorieux au
ministère anglais, d’avoir fait consentir Louis XIV à faire sortir de
prison ceux de ses propres sujets qui étaient retenus pour leur
religion. C’était dicter des lois, mais des lois bien respectables.

Enfin la reine Anne, sacrifiant à sa patrie les droits de son sang et
les secrètes inclinations de son cœur, fesait assurer et garantir sa
succession à la maison de Hanovre.

Quant aux électeurs de Bavière et de Cologne, le duc de Bavière devait
retenir le duché de Luxembourg et le comté de Namur, jusqu’à ce que son
frère et lui fussent rétablis dans leurs électorats; car l’Espagne avait
cédé ces deux souverainetés au Bavarois en dédommagement de ses pertes,
et les alliés n’avaient pris ni Namur ni Luxembourg.

Pour la France, qui démolissait Dunkerque, et qui abandonnait tant de
places en Flandre, autrefois conquises par ses armes, et assurées par
les traités de Nimègue et de Rysvick, on lui rendait Lille, Aire,
Béthune, et Saint-Venant.

Ainsi, il paraissait que le ministère anglais rendait justice à toutes
les puissances. Mais les Whigs ne la lui rendirent pas; et la moitié de
la nation persécuta bientôt la mémoire de la reine Anne, pour avoir fait
le plus grand bien qu’un souverain puisse jamais faire, pour avoir donné
le repos à tant de nations. On lui reprocha d’avoir pu démembrer la
France, et de ne l’avoir pas fait[48].

Tous ces traités furent signés l’un après l’autre, dans le cours de
l’année 1713. Soit opiniâtreté du prince Eugène, soit mauvaise politique
du conseil de l’empereur, ce monarque n’entra dans aucune de ces
négociations. Il aurait eu certainement Landau, et peut-être Strasbourg,
s’il s’était prêté d’abord aux vues de la reine Anne. Il s’obstina à la
guerre, et il n’eut rien. Le maréchal de Villars ayant mis ce qui
restait de la Flandre française en sûreté, alla vers le Rhin; et après
s’être rendu maître de Spire, de Worms, de tous les pays d’alentour, (22
août 1713) il prend ce même Landau, que l’empereur eût pu conserver par
la paix; il force les lignes que le prince Eugène avait fait tirer dans
le Brisgaw; (20 septembre) défait dans ces lignes le maréchal Vaubonne;
(30 octobre) assiége et prend Fribourg, la capitale de l’Autriche
antérieure.

Le conseil de Vienne pressait de tous côtés les secours qu’avaient
promis les cercles de l’empire, et ces secours ne venaient point. Il
comprit alors que l’empereur, sans l’Angleterre et la Hollande, ne
pouvait prévaloir contre la France, et il se résolut trop tard à la
paix.

Le maréchal de Villars, après avoir ainsi terminé la guerre, eut encore
la gloire de conclure cette paix à Rastadt, avec le prince Eugène.
C’était peut-être la première fois qu’on avait vu deux généraux opposés,
au sortir d’une campagne, traiter au nom de leurs maîtres. Ils y
portèrent tous deux la franchise de leur caractère. J’ai ouï conter au
maréchal de Villars qu’un des premiers discours qu’il tint au prince
Eugène fut celui-ci: «Monsieur, nous ne sommes point ennemis; vos
ennemis sont à Vienne, et les miens à Versailles.» En effet, l’un et
l’autre eurent toujours dans leurs cours des cabales à combattre.

Il ne fut point question dans ce traité des droits que l’empereur
réclamait toujours sur la monarchie d’Espagne, ni du vain titre de roi
catholique, que Charles VI prit toujours, tandis que le royaume restait
assuré à Philippe V. Louis XIV garda Strasbourg et Landau, qu’il avait
offert de céder auparavant; Huningue et le nouveau Brisach, qu’il avait
proposé lui-même de raser; la souveraineté de l’Alsace, à laquelle il
avait offert de renoncer. Mais, ce qu’il y eut de plus honorable, il
fit rétablir dans leurs états et dans leurs rangs les électeurs de
Bavière et de Cologne.

C’est une chose très remarquable que la France, dans tous ses traités
avec les empereurs, a toujours protégé les droits des princes et des
états de l’empire. Elle posa les fondements de la liberté germanique à
Munster, et fit ériger un huitième électorat pour cette même maison de
Bavière. Le traité de Nimègue confirma celui de Vestphalie. Elle fit
rendre, par le traité de Rysvick, tous les biens du cardinal de
Furstemberg. Enfin, par la paix d’Utrecht, elle rétablit deux électeurs.
Il faut avouer que, dans toute la négociation qui termina cette longue
querelle, la France reçut la loi de l’Angleterre, et la fit à l’empire.

Les mémoires historiques du temps, sur lesquels on a formé les
compilations de tant d’histoires de Louis XIV, disent que le prince
Eugène, en finissant les conférences, pria le duc de Villars d’embrasser
pour lui les genoux de Louis XIV, et de présenter à ce monarque les
assurances du plus profond respect _d’un sujet envers son souverain_.
Premièrement, il n’est pas vrai qu’un prince, petit-fils d’un souverain,
demeure le sujet d’un autre prince pour être né dans ses états.
Secondement, il est encore moins vrai que le prince Eugène,
vicaire-général de l’empire, put se dire sujet du roi de France.

Cependant chaque état se mit en possession de ses nouveaux droits. Le
duc de Savoie se fit reconnaître en Sicile, sans consulter l’empereur,
qui s’en plaignit en vain. Louis XIV fit recevoir ses troupes dans
Lille. Les Hollandais se saisirent des villes de leur barrière; et la
Flandre leur a payé toujours douze cent cinquante mille florins par an,
pour être les maîtres chez elle[49]. Louis XIV fit combler le port de
Dunkerque, raser la citadelle, et démolir toutes les fortifications du
côté de la mer, sous les yeux d’un commissaire anglais. Les Dunkerquois,
qui voyaient par là tout leur commerce périr, députèrent à Londres pour
implorer la clémence de la reine Anne. Il était triste pour Louis XIV
que ses sujets allassent demander grace à une reine d’Angleterre; mais
il fut encore plus triste pour eux que la reine Anne fût obligée de les
refuser.

Le roi, quelque temps après, fit élargir le canal de Mardick; et, au
moyen des écluses, on fit un port qu’on disait déjà égaler celui de
Dunkerque. Le comte de Stair, ambassadeur d’Angleterre, s’en plaignit
vivement à ce monarque. Il est dit, dans un des meilleurs livres que
nous ayons[50], que Louis XIV répondit au lord Stair: «Monsieur
l’ambassadeur, j’ai toujours été le maître chez moi, quelquefois chez
les autres; ne m’en faites pas souvenir.» Je sais de science certaine
que jamais Louis XIV ne fit une réponse si peu convenable. Il n’avait
jamais été le maître chez les Anglais: il s’en fallait beaucoup. Il
l’était chez lui; mais il s’agissait de savoir s’il était le maître
d’éluder un traité auquel il devait son repos, et peut-être une grande
partie de son royaume[51].

La clause du traité qui portait la démolition du port de Dunkerque et de
ses écluses, ne stipulait pas qu’on ne ferait point de port à Mardick.
On a osé imprimer que le lord Bolingbroke, qui rédigea le traité, fit
cette omission, gagné par un présent d’un million. On trouve cette lâche
calomnie dans l’_Histoire de Louis XIV_, sous le nom de _La Martinière_;
et ce n’est pas la seule qui déshonore cet ouvrage. Louis XIV paraissait
être en droit de profiter de la négligence des ministres anglais, et de
s’en tenir à la lettre du traité; mais il aima mieux en remplir
l’esprit, uniquement pour le bien de la paix; et loin de dire au lord
Stair qu’_il ne le fît pas souvenir qu’il avait été autrefois le maître
chez les autres_, il voulut bien céder à ses représentations, auxquelles
il pouvait résister. Il fit discontinuer les travaux de Mardick au mois
d’avril 1715. Les ouvrages furent démolis bientôt après, dans la
régence, et le traité accompli dans tous ses points.

Après cette paix d’Utrecht et de Rastadt, Philippe V ne jouit pas encore
de toute l’Espagne; il lui resta la Catalogne à soumettre, ainsi que les
îles de Majorque et d’Iviça.

Il faut savoir que l’empereur Charles VI ayant laissé sa femme à
Barcelone, ne pouvant soutenir la guerre d’Espagne, et ne voulant ni
céder ses droits, ni accepter la paix d’Utrecht, était cependant convenu
alors avec la reine Anne que l’impératrice et ses troupes, devenues
inutiles en Catalogne, seraient transportées sur des vaisseaux anglais.
En effet, la Catalogne avait été évacuée; et Staremberg, en partant,
s’était démis de son titre de vice-roi. Mais il laissa toutes les
semences d’une guerre civile, et l’espérance d’un prompt secours de la
part de l’empereur, et même de l’Angleterre. Ceux qui avaient alors le
plus de crédit dans cette province, se flattèrent qu’ils pourraient
former une république sous une protection étrangère, et que le roi
d’Espagne ne serait pas assez fort pour les conquérir. Ils déployèrent
alors ce caractère que Tacite leur attribuait il y a si long-temps:
«Nation intrépide, dit-il, qui compte la vie pour rien quand elle ne
l’emploie pas à combattre.»

La Catalogne est un des pays les plus fertiles de la terre, et des plus
heureusement situés. Autant arrosé de belles rivières, de ruisseaux, et
de fontaines, que la vieille et la nouvelle Castille en sont dénuées,
elle produit tout ce qui est nécessaire aux besoins de l’homme, et tout
ce qui peut flatter ses désirs, en arbres, en blés, en fruits, en
légumes de toute espèce. Barcelone est un des beaux ports de l’Europe,
et le pays fournit tout pour la construction des navires. Ses montagnes
sont remplies de carrières de marbre, de jaspe, de cristal de roche; on
y trouve même beaucoup de pierres précieuses. Les mines de fer, d’étain,
de plomb, d’alun, de vitriol, y sont abondantes: la côte orientale
produit du corail. La Catalogne, enfin, peut se passer de l’univers
entier, et ses voisins ne peuvent se passer d’elle.

Loin que l’abondance et les délices aient amolli les habitants, ils ont
toujours été guerriers, et les montagnards surtout ont été féroces.
Mais, malgré leur valeur et leur amour extrême pour la liberté, ils ont
été subjugués dans tous les temps: les Romains, les Goths, les Vandales,
les Sarrasins, les conquirent.

Ils secouèrent le joug des Sarrasins, et se mirent sous la protection de
Charlemagne. Ils appartinrent à la maison d’Aragon, et ensuite à celle
d’Autriche.

Nous avons vu que sous Philippe IV, poussés à bout par le comte-duc
d’Olivarès, premier ministre, ils se donnèrent à Louis XIII en 1640[52].
On leur conserva tous leurs privilèges; ils furent plutôt protégés que
sujets. Ils rentrèrent sous la domination autrichienne en 1652; et, dans
la guerre de la succession, ils prirent le parti de l’archiduc Charles
contre Philippe V. Leur opiniâtre résistance prouva que Philippe V,
délivré même de son compétiteur, ne pouvait seul les réduire. Louis XIV,
qui, dans les derniers temps de la guerre, n’avait pu fournir ni soldats
ni vaisseaux à son petit-fils contre Charles, son concurrent, lui en
envoya alors contre ses sujets révoltés. Une escadre française bloqua le
port de Barcelone; et le maréchal de Berwick l’assiégea par terre.

La reine d’Angleterre, plus fidèle à ses traités qu’aux intérêts de son
pays, ne secourut point cette ville. Les Anglais en furent indignés; ils
se fesaient le reproche que s’étaient fait les Romains d’avoir laissé
détruire Sagonte. L’empereur d’Allemagne promit de vains secours. Les
assiégés se défendirent avec un courage fortifié par le fanatisme. Les
prêtres, les moines, coururent aux armes et sur les brèches, comme s’il
s’était agi d’une guerre de religion. Un fantôme de liberté les rendit
sourds à toutes les avances qu’ils reçurent de leur maître. Plus de cinq
cents ecclésiastiques moururent dans ce siége les armes à la main. On
peut juger si leurs discours et leur exemple avaient animé les peuples.

Ils arborèrent sur la brèche un drapeau noir, et soutinrent plus d’un
assaut. Enfin les assiégeants ayant pénétré, les assiégés se battirent
encore de rue en rue; et, retirés dans la ville neuve, tandis que
l’ancienne était prise, ils demandèrent en capitulant qu’on leur
conservât tous leurs priviléges (12 septembre 1714). Ils n’obtinrent que
la vie et leurs biens. La plupart de leurs priviléges leur furent ôtés;
et de tous les moines qui avaient soulevé le peuple et combattu contre
leur roi, il n’y en eut que soixante de punis: on eut même l’indulgence
de ne les condamner qu’aux galères. Philippe V avait traité plus
rudement la petite ville de Xativa[53] dans le cours de la guerre: on
l’avait détruite de fond en comble, pour faire un exemple: mais si l’on
rase une petite ville de peu d’importance, on n’en rase point une
grande, qui a un beau port de mer, et dont le maintien est utile à
l’état.

Cette fureur des Catalans, qui ne les avait pas animés quand Charles VI
était parmi eux, et qui les transporta quand ils furent sans secours,
fut la dernière flamme de l’incendie qui avait ravagé si long-temps la
plus belle partie de l’Europe, pour le testament de Charles II, roi
d’Espagne[54].



CHAPITRE XXIV[55].

Tableau de l’Europe depuis la paix d’Utrecht jusqu’à la mort de Louis
XIV.


J’ose appeler encore cette longue guerre une guerre civile. Le duc de
Savoie y fut armé contre ses deux filles. Le prince de Vaudemont, qui
avait pris le parti de l’archiduc Charles, avait été sur le point de
faire prisonnier dans la Lombardie son propre père, qui tenait pour
Philippe V. L’Espagne avait été réellement partagée en factions. Des
régiments entiers de calvinistes français avaient servi contre leur
patrie. C’était enfin pour une succession entre parents que la guerre
générale avait commencé: et l’on peut ajouter que la reine d’Angleterre
excluait du trône son frère que Louis XIV protégeait, et qu’elle fut
obligée de le proscrire.

Les espérances et la prudence humaine furent trompées dans cette guerre,
comme elles le sont toujours. Charles VI, deux fois reconnu dans Madrid,
fut chassé d’Espagne. Louis XIV, près de succomber[56], se releva par
les brouilleries imprévues de l’Angleterre. Le conseil d’Espagne, qui
n’avait appelé le duc d’Anjou au trône que dans le dessein de ne jamais
démembrer la monarchie, en vit beaucoup de parties séparées. La
Lombardie, la Flandre[57], restèrent à la maison d’Autriche: la maison
de Prusse eut une petite partie de cette même Flandre, et les Hollandais
dominèrent dans une autre; une quatrième partie demeura à la France.
Ainsi l’héritage de la maison de Bourgogne resta partagé entre quatre
puissances; et celle qui semblait y avoir le plus de droit n’y conserva
pas une métairie. La Sardaigne, inutile à l’empereur, lui resta pour un
temps. Il jouit quelques années de Naples, ce grand fief de Rome, qu’on
s’est arraché si souvent et si aisément. Le duc de Savoie eut quatre ans
la Sicile, et ne l’eut que pour soutenir contre le pape le droit
singulier, mais ancien, d’être pape lui-même dans cette île,
c’est-à-dire d’être, au dogme près, souverain absolu dans les affaires
ecclésiastiques.

La vanité de la politique parut encore plus après la paix d’Utrecht que
pendant la guerre. Il est indubitable que le nouveau ministère de la
reine Anne voulait préparer en secret le rétablissement du fils de
Jacques II sur le trône. La reine Anne elle-même commençait à écouter la
voix de la nature, par celle de ses ministres; et elle était dans le
dessein de laisser sa succession à ce frère dont elle avait mis la tête
à prix malgré elle.

Attendrie par les discours de madame Masham, sa favorite, intimidée par
les représentations des prélats torys qui l’environnaient, elle se
reprochait cette proscription dénaturée. J’ai vu la duchesse de
Marlborough persuadée que la reine avait fait venir son frère en secret,
qu’elle l’avait embrassé, et que, s’il avait voulu renoncer à la
religion romaine, qu’on regarde en Angleterre et chez tous les
protestants comme la mère de la tyrannie, elle l’aurait fait désigner
pour son successeur. Son aversion pour la maison de Hanovre augmentait
encore son inclination pour le sang des Stuarts. On a prétendu que, la
veille de sa mort, elle s’écria plusieurs fois: Ah, mon frère! mon cher
frère! Elle mourut d’apoplexie à l’âge de quarante-neuf ans, le 12 août
1714.

Ses partisans et ses ennemis convenaient que c’était une femme fort
médiocre. Cependant, depuis les Édouard III et les Henri V, il n’y eut
point de règne si glorieux; jamais de plus grands capitaines ni sur
terre ni sur mer; jamais plus de ministres supérieurs, ni de parlements
plus instruits, ni d’orateurs plus éloquents.

Sa mort prévint tous ses desseins. La maison de Hanovre, qu’elle
regardait comme étrangère, et qu’elle n’aimait pas, lui succéda; ses
ministres furent persécutés.

Le vicomte de Bolingbroke, qui était venu donner la paix à Louis XIV
avec une grandeur égale à celle de ce monarque, fut obligé de venir
chercher un asile en France, et d’y reparaître en suppliant. Le duc
d’Ormond, l’ame du parti du prétendant, choisit le même refuge. Harlay,
comte d’Oxford, eut plus de courage. C’était à lui qu’on en voulait; il
resta fièrement dans sa patrie; il y brava la prison où il fut renfermé,
et la mort dont on le menaçait. C’était une ame sereine, inaccessible à
l’envie, à l’amour des richesses et à la crainte du supplice. Son
courage même le sauva, et ses ennemis dans le parlement l’estimèrent
trop pour prononcer son arrêt.

Louis XIV touchait alors à sa fin. Il est difficile de croire qu’à son
âge de soixante et dix-sept ans, dans la détresse où était son royaume,
il osât s’exposer à une nouvelle guerre contre l’Angleterre en faveur du
prétendant, reconnu par lui pour roi, et qu’on appelait alors le
chevalier de Saint-George; cependant le fait est très certain. Il faut
avouer que Louis eut toujours dans l’ame une élévation qui le portait
aux grandes choses en tout genre. Le comte de Stair, ambassadeur
d’Angleterre, l’avait bravé. Il avait été forcé de renvoyer de France
Jacques III, comme dans sa jeunesse on avait chassé Charles II et son
frère. Ce prince était caché en Lorraine, à Commerci. Le duc d’Onnond et
le vicomte de Bolingbroke intéressèrent la gloire du roi de France; ils
le flattèrent d’un soulèvement en Angleterre, et surtout en Écosse,
contre George Iᵉʳ. Le prétendant n’avait qu’à paraître: on ne demandait
qu’un vaisseau, quelques officiers et un peu d’argent. Le vaisseau et
les officiers furent accordés sans délibérer; ce ne pouvait être un
vaisseau de guerre, les traités ne le permettaient pas. L’Épine
d’Anican, célèbre armateur, fournit le navire de transport, du canon et
des armes. A l’égard de l’argent, le roi n’en avait point. On ne
demandait que quatre cent mille écus, et ils ne se trouvèrent pas. Louis
XIV écrivit de sa main au roi d’Espagne, Philippe V, son petit-fils, qui
les prêta. Ce fut avec ce secours que le prétendant passa secrètement en
Écosse. Il y trouva en effet un parti considérable; mais il venait
d’être défait par l’armée anglaise du roi George.

Louis était déjà mort; le prétendant revint cacher dans Commerci la
destinée qui le poursuivit toute sa vie, pendant que le sang de ses
partisans coulait en Angleterre suc les échafauds.

Nous verrons dans les chapitres réservés à la vie privée et aux
anecdotes comment mourut Louis XIV au milieu des cabales odieuses de son
confesseur, et des plus méprisables querelles théologiques qui aient
jamais troublé des esprits ignorants et inquiets. Mais je considère ici
l’état où il laissa l’Europe.

La puissance de la Russie s’affermissait chaque jour dans le Nord, et
cette création d’un nouveau peuple et d’un nouvel empire était encore
trop ignorée en France, en Italie, et en Espagne.

La Suède, ancienne alliée de la France, et autrefois la terreur de la
maison d’Autriche, ne pouvait plus se défendre contre les Russes, et il
ne restait à Charles XII que de la gloire.

Un simple électorat d’Allemagne commençait à devenir une puissance
prépondérante. Le second roi de Prusse, électeur de Brandebourg, avec de
l’économie et une armée, jetait les fondements d’une puissance jusque-là
inconnue.

La Hollande jouissait encore de la considération qu’elle avait acquise
dans la dernière guerre contre Louis XIV: mais le poids qu’elle mettait
dans la balance devint toujours moins considérable. L’Angleterre, agitée
de troubles dans les premières années du règne d’un électeur de Hanovre,
conserva toute sa force et toute son influence. Les états de la maison
d’Autriche languirent sous Charles VI; mais la plupart des princes de
l’empire firent fleurir leurs états. L’Espagne respira sous Philippe V,
qui devait son trône à Louis XIV. L’Italie fut tranquille jusqu’à
l’année 1717. Il n’y eut aucune querelle ecclésiastique en Europe qui
pût donner au pape un prétexte de faire valoir ses prétentions, ou qui
pût le priver des prérogatives qu’il a conservées. Le jansénisme seul
troubla la France, mais sans faire de schisme, sans exciter de guerre
civile.



CHAPITRE XXV.

Particularités et anecdotes du règne de Louis XIV[58].


Les anecdotes sont un champ resserré où l’on glane après la vaste
moisson de l’histoire; ce sont de petits détails long-temps cachés, et
de là vient le nom d’_anecdotes_; ils intéressent le public quand ils
concernent des personnages illustres.

Les _vies des grands hommes_, dans Plutarque, sont un recueil
d’anecdotes plus agréables que certaines: comment aurait-il eu des
mémoires fidèles de la vie privée de Thésée et de Lycurgue? Il y a, dans
la plupart des maximes qu’il met dans la bouche de ses héros, plus
d’utilité morale que de vérité historique.

L’_Histoire secrète de Justinien_ par Procope est une satire dictée par
la vengeance; et quoique la vengeance puisse dire la vérité, cette
satire, qui contredit l’histoire publique de Procope, ne paraît pas
toujours vraie.

Il n’est pas permis aujourd’hui d’imiter Plutarque, encore moins
Procope. Nous n’admettons pour vérités historiques que celles qui sont
garanties. Quand des contemporains, comme le cardinal de Retz et le duc
de La Rochefoucauld, ennemis l’un de l’autre, confirment le même fait
dans leurs Mémoires, ce fait est indubitable; quand ils se contredisent,
il faut douter: ce qui n’est point vraisemblable ne doit point être
cru, à moins que plusieurs contemporains dignes de foi ne déposent
unanimement.

Les anecdotes les plus utiles et les plus précieuses sont les écrits
secrets que laissent les grands princes, quand la candeur de leur ame se
manifeste dans ces monuments; tels sont ceux que je rapporte de Louis
XIV[59].

Les détails domestiques amusent seulement la curiosité; les faiblesses
qu’on met au grand jour ne plaisent qu’à la malignité, à moins que ces
mêmes faiblesses n’instruisent, ou par les malheurs qui les ont suivies,
ou par les vertus qui les ont réparées.

Les mémoires secrets des contemporains sont suspects de partialité; ceux
qui écrivent une ou deux générations après doivent user de la plus
grande circonspection, écarter le frivole, réduire l’exagéré, et
combattre la satire.

Louis XIV mit dans sa cour, comme dans son règne, tant d’éclat et de
magnificence, que les moindres détails de sa vie semblent intéresser la
postérité, ainsi qu’ils étaient l’objet de la curiosité de toutes les
cours de l’Europe et de tous les contemporains. La splendeur de son
gouvernement s’est répandue sur ses moindres actions. On est plus avide,
surtout en France, de savoir les particularités de sa cour que les
révolutions de quelques autres états. Tel est l’effet de la grande
réputation. On aime mieux apprendre ce qui se passait dans le cabinet et
dans la cour d’Auguste, que le détail des conquêtes d’Attila ou de
Tamerlan.

Voilà pourquoi il n’y a guère d’historiens qui n’aient publié les
premiers goûts de Louis XIV pour la baronne de Beauvais, pour
mademoiselle d’Argencourt, pour la nièce du cardinal Mazarin, qui fut
mariée au comte de Soissons, père du prince Eugène; surtout pour Marie
Mancini, sa sœur, qui épousa ensuite le connétable Colonne.

Il ne régnait pas encore quand ces amusements occupaient l’oisiveté où
le cardinal Mazarin, qui gouvernait despotiquement, le laissait languir.
L’attachement seul pour Marie Mancini fut une affaire importante,
parcequ’il l’aima assez pour être tenté de l’épouser, et fut assez
maître de lui-même pour s’en séparer[60]. Cette victoire qu’il remporta
sur sa passion commença à faire connaître qu’il était né avec une grande
ame. Il en remporta une plus forte et plus difficile en laissant le
cardinal Mazarin maître absolu. La reconnaissance l’empêcha de secouer
le joug qui commençait à lui peser. C’était une anecdote très connue à
la cour, qu’il avait dit après la mort du cardinal: «Je ne sais pas ce
que j’aurais fait, s’il avait vécu plus long-temps[61].»

Il s’occupa à lire des livres d’agrément dans ce loisir; il lisait
surtout avec la connétable Colonne, qui avait de l’esprit ainsi que
toutes ses sœurs. Il se plaisait aux vers et aux romans, qui, en
peignant la galanterie et la grandeur, flattaient en secret son
caractère. Il lisait les tragédies de Corneille, et se formait le goût,
qui n’est que la suite d’un sens droit, et le sentiment prompt d’un
esprit bien fait. La conversation de sa mère et des dames de sa cour ne
contribua pas peu à lui faire goûter cette fleur d’esprit, et à le
former à cette politesse singulière qui commençaient dès-lors à
caractériser la cour. Anne d’Autriche y avait apporté une certaine
galanterie noble et fière, qui tenait du génie espagnol de ces temps-là,
et y avait joint les grâces, la douceur, et une liberté décente, qui
n’étaient qu’en France[62]. Le roi fit plus de progrès dans cette école
d’agréments depuis dix-huit ans jusqu’à vingt, qu’il n’en avait fait
dans les sciences sous son précepteur, l’abbé de Beaumont, depuis
archevêque de Paris. On ne lui avait presque rien appris. Il eût été à
desirer qu’au moins on l’eût instruit de l’histoire, et surtout de
l’histoire moderne; mais ce qu’on en avait alors était trop mal écrit.
Il était triste qu’on n’eût encore réussi que dans les romans inutiles,
et que ce qui était nécessaire fût rebutant. On fit imprimer sous son
nom une _Traduction des Commentaires de César_, et une de _Florus_ sous
le nom de son frère: mais ces princes n’y eurent d’autre part que celle
d’avoir eu inutilement pour leurs thèmes quelques endroits de ces
auteurs.

Celui qui présidait à l’éducation du roi, sous le premier maréchal de
Villeroi, son gouverneur, était tel qu’il le fallait, savant et aimable:
mais les guerres civiles nuisirent à cette éducation, et le cardinal
Mazarin souffrait volontiers qu’on donnât au roi peu de lumières.
Lorsqu’il s’attacha à Marie Mancini, il apprit aisément l’italien pour
elle; et dans le temps de son mariage, il s’appliqua à l’espagnol moins
heureusement. L’étude qu’il avait trop négligée avec ses précepteurs, au
sortir de l’enfance, une timidité qui venait de la crainte de se
compromettre, et l’ignorance où le tenait le cardinal Mazarin, firent
penser à toute la cour qu’il serait toujours gouverné comme Louis XIII,
son père.

Il n’y eut qu’une occasion où ceux qui savent juger de loin prévirent ce
qu’il devait être; ce fut lorsqu’en 1655, après l’extinction des guerres
civiles, après sa première campagne et son sacre, le parlement voulut
encore s’assembler au sujet de quelques édits; le roi partit de
Vincennes, en habit de chasse, suivi de toute sa cour, entra au
parlement en grosses bottes, le fouet à la main, et prononça ces propres
mots: «On sait les malheurs qu’ont produits vos assemblées; j’ordonne
qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. Monsieur le
premier président, je vous défends de souffrir des assemblées, et à pas
un de vous de les demander[63].»

Sa taille déjà majestueuse, la noblesse de ses traits, le ton et l’air
de maître dont il parla, imposèrent plus que l’autorité de son rang,
qu’on avait jusque-là peu respectée. Mais ces prémices de sa grandeur
semblèrent se perdre le moment d’après; et les fruits n’en parurent
qu’après la mort du cardinal.

La cour, depuis le retour triomphant de Mazarin, s’occupait de jeu, de
ballets, de la comédie, qui, à peine née en France, n’était pas encore
un art, et de la tragédie, qui était devenue un art sublime entre les
mains de Pierre Corneille. Un curé de Saint-Germain-l’Auxerrois, qui
penchait vers les idées rigoureuses des jansénistes, avait écrit souvent
à la reine contre ces spectacles dès les premières années de la régence.
Il prétendit que l’on était damné pour y assister; il fit même signer
cet anathème par sept docteurs de Sorbonne; mais l’abbé de Beaumont,
précepteur du roi, se munit de plus d’approbations de docteurs, que le
rigoureux curé n’avait apporté de condamnations. Il calma ainsi les
scrupules de la reine; et quand il fut archevêque de Paris, il autorisa
le sentiment qu’il avait défendu étant abbé. Vous trouverez ce fait dans
les _Mémoires_ de la sincère madame de Motteville.

Il faut observer que depuis que le cardinal de Richelieu avait introduit
à la cour les spectacles réguliers, qui ont enfin rendu Paris la rivale
d’Athènes, non seulement il y eut toujours un banc pour l’Académie, qui
possédait plusieurs ecclésiastiques dans son corps, mais qu’il y en eut
un particulier pour les évêques.

Le cardinal Mazarin, en 1646 et en 1654, fit représenter sur le théâtre
du Palais-Royal et du Petit-Bourbon, près du Louvre, des opéra italiens,
exécutés par des voix qu’il fit venir d’Italie. Ce spectacle nouveau
était né depuis peu à Florence, contrée alors favorisée de la fortune
comme de la nature, et à laquelle on doit la reproduction de plusieurs
arts anéantis pendant des siècles, et la création de quelques uns.
C’était en France un reste de l’ancienne barbarie, de s’opposer à
l’établissement de ces arts.

Les jansénistes, que les cardinaux de Richelieu et de Mazarin voulurent
réprimer, s’en vengèrent contre les plaisirs que ces deux ministres
procuraient à la nation. Les luthériens et les calvinistes en avaient
usé ainsi du temps du pape Léon X. Il suffit d’ailleurs d’être novateur
pour être austère. Les mêmes esprits, qui bouleverseraient un état pour
établir une opinion souvent absurde, anathématisent les plaisirs
innocents nécessaires à une grande ville, et des arts qui contribuent à
la splendeur d’une nation. L’abolition des spectacles serait une idée
plus digne du siècle d’Attila que du siècle de Louis XIV.

La danse, qui peut encore se compter parmi les arts[64], parcequ’elle
est asservie à des règles, et qu’elle donne de la grace au corps, était
un des plus grands amusements de la cour. Louis XIII n’avait dansé
qu’une fois dans un ballet, en 1625; et ce ballet était d’un goût
grossier, qui n’annonçait pas ce que les arts furent en France trente
ans après. Louis XIV excellait dans les danses graves, qui convenaient à
la majesté de sa figure, et qui ne blessaient pas celle de son rang[65].
Les courses de bagues, qu’on fesait quelquefois, et où l’on étalait déjà
une grande magnificence, fesaient paraître avec éclat son adresse à tous
les exercices. Tout respirait les plaisirs et la magnificence qu’on
connaissait alors. C’était peu de chose en comparaison de ce qu’on vit
quand le roi régna par lui-même; mais c’était de quoi étonner, après les
horreurs d’une guerre civile, et après la tristesse de la vie sombre et
retirée de Louis XIII. Ce prince malade et chagrin n’avait été ni servi,
ni logé, ni meublé en roi. Il n’y avait pas pour cent mille écus de
pierreries appartenantes à la couronne. Le cardinal Mazarin n’en laissa
que pour douze cent mille; et aujourd’hui il y en a pour environ vingt
millions de livres.

(1660) Tout prit au mariage de Louis XIV un caractère plus grand de
magnificence et de goût qui augmenta toujours depuis. Quand il fit son
entrée avec la reine son épouse, Paris vit avec une admiration
respectueuse et tendre cette jeune reine, qui avait de la beauté, portée
dans un char superbe, d’une invention nouvelle; le roi à cheval, à coté
d’elle, paré de tout ce que l’art avait pu ajouter à sa beauté mâle et
héroïque qui arrêtait tous les regards.

On prépara au bout des allées de Vincennes un arc de triomphe dont la
base était de pierre; mais le temps, qui pressait, ne permit pas qu’on
l’achevât d’une matière durable: il ne fut élevé qu’en plâtre, et il a
été depuis totalement démoli. Claude Perrault en avait donné le dessin.
La porte Saint-Antoine fut rebâtie pour la même cérémonie; monument d’un
goût moins noble, mais orné d’assez beaux morceaux de sculpture. Tous
ceux qui avaient vu, le jour de la bataille de Saint-Antoine, rapporter
à Paris, par cette porte, alors garnie d’une herse, les corps morts ou
mourants de tant de citoyens, et qui voyaient cette entrée, si
différente, bénissaient le ciel, et rendaient graces d’un si heureux
changement.

Le cardinal Mazarin, pour solenniser ce mariage, fit représenter au
Louvre l’opéra italien intitulé _Ercole amante_. Il ne plut pas aux
Français. Ils n’y virent avec plaisir que le roi et la reine qui y
dansèrent. Le cardinal voulut se signaler par un spectacle plus au goût
de la nation. Le secrétaire d’état de Lyonne se chargea de faire
composer une espèce de tragédie allégorique, dans le goût de celle de
l’_Europe_, à laquelle le cardinal de Richelieu avait travaillé. Ce fut
un bonheur pour le grand Corneille qu’il ne fût pas choisi pour remplir
ce mauvais canevas. Le sujet était _Lisis_ et _Hespérie_. _Lisis_
signifiait la France, et _Hespérie_ l’Espagne. Quinault fut chargé d’y
travailler. Il venait de se faire une grande réputation par la pièce du
_Faux Tiberinus_, qui, quoique mauvaise, avait eu un prodigieux succès.
Il n’en fut pas de même de _Lisis_. On l’exécuta au Louvre. Il n’y eut
de beau que les machines. Le marquis de Sourdeac, du nom de Rieux, à qui
l’on dut depuis l’établissement de l’opéra en France, fit exécuter dans
ce temps-là même, à ses dépens, dans son château de Neubourg, la _Toison
d’or_ de Pierre Corneille, avec des machines. Quinault, jeune et d’une
figure agréable, avait pour lui la cour: Corneille avait son nom et la
France. Il en résulte que nous devons en France l’opéra et la comédie à
deux cardinaux.

Ce ne fut qu’un enchaînement de fêtes, de plaisirs, de galanteries,
depuis le mariage du roi. Elles redoublèrent à celui de Monsieur, frère
du roi, avec Henriette d’Angleterre, sœur de Charles II; et elles
n’avaient été interrompues qu’en 1661, par la mort du cardinal Mazarin.

Quelques mois[66] après la mort de ce ministre, il arriva un événement
qui n’a point d’exemple; et ce qui est non moins étrange, c’est que tous
les historiens l’ont ignoré. On envoya dans le plus grand secret, au
château de l’île Sainte-Marguerite, dans la mer de Provence, un
prisonnier inconnu, d’une taille au-dessus de l’ordinaire, jeune et de
la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier, dans la route,
portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d’acier, qui
lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur son visage. On
avait ordre de le tuer s’il se découvrait. Il resta dans l’île jusqu’à
ce qu’un officier de confiance, nommé Saint-Mars, gouverneur de
Pignerol, ayant été fait gouverneur de la Bastille, l’an 1690, l’alla
prendre à l’île Sainte-Marguerite, et le conduisit à la Bastille,
toujours masqué. Le marquis de Louvois alla le voir dans cette île avant
la translation, et lui parla debout et avec une considération qui tenait
du respect. Cet inconnu fut mené à la Bastille, où il fut logé aussi
bien qu’on peut l’être dans ce château. On ne lui refusait rien de ce
qu’il demandait. Son plus grand goût était pour le linge d’une finesse
extraordinaire, et pour les dentelles. Il jouait de la guitare. On lui
faisait la plus grande chère, et le gouverneur s’asseyait rarement
devant lui. Un vieux médecin de la Bastille, qui avait souvent traité
cet homme singulier dans ses maladies, a dit qu’il n’avait jamais vu son
visage, quoiqu’il eût souvent examiné sa langue et le reste de son
corps. Il était admirablement bien fait, disait ce médecin: sa peau
était un peu brune; il intéressait par le seul ton de sa voix, ne se
plaignant jamais de son état, et ne laissant point entrevoir ce qu’il
pouvait être[67].

Cet inconnu mourut en 1703[68], et fut enterré la nuit à la paroisse de
Saint-Paul. Ce qui redouble l’étonnement, c’est que, quand on l’envoya
dans l’île de Sainte-Marguerite, il ne disparut dans l’Europe aucun
homme considérable. Ce prisonnier l’était sans doute, car voici ce qui
arriva les premiers jours qu’il était dans l’île. Le gouverneur mettait
lui-même les plats sur la table, et ensuite se retirait après l’avoir
enfermé. Un jour le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette
d’argent, et jeta l’assiette par la fenêtre, vers un bateau qui était au
rivage, presque au pied de la tour. Un pêcheur, à qui ce bateau
appartenait, ramassa l’assiette, et la rapporta au gouverneur. Celui-ci
étonné demanda au pêcheur: «Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette
assiette, et quelqu’un l’a-t-il vue entre vos mains?» «Je ne sais pas
lire, répondit le pêcheur. Je viens de la trouver, personne ne l’a vue.»
Ce paysan fut retenu jusqu’à ce que le gouverneur fût bien informé qu’il
n’avait jamais lu, et que l’assiette n’avait été vue de personne.
«Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne savoir pas lire.» Parmi
les personnes qui ont eu une connaissance immédiate de ce fait, il y en
a une très digne de foi qui vit encore[69]. M. de Chamillart fut le
dernier ministre qui eut cet étrange secret. Le second maréchal de La
Feuillade, son gendre, m’a dit qu’à la mort de son beau-père, il le
conjura à genoux de lui apprendre ce que c’était que cet homme, qu’on ne
connut jamais que sous le nom de _l’homme au masque de fer_. Chamillart
lui répondit que c’était le secret de l’état, et qu’il avait fait
serment de ne le révéler jamais. Enfin, il reste encore beaucoup de mes
contemporains qui déposent de la vérité de ce que j’avance, et je ne
connais point de fait ni plus extraordinaire ni mieux constaté.

Louis XIV, cependant, partageait son temps entre les plaisirs qui
étaient de son âge, et les affaires qui étaient de son devoir. Il tenait
conseil tous les jours, et travaillait ensuite secrètement avec Colbert.
Ce travail secret fut l’origine de la catastrophe du célèbre Fouquet,
dans laquelle furent enveloppés le secrétaire d’état Guénégaud,
Pellisson, Gourville, et tant d’autres. La chute de ce ministre, à qui
on avait bien moins de reproches à faire qu’au cardinal Mazarin, fit
voir qu’il n’appartient pas à tout le monde de faire les mêmes fautes.
Sa perte était déjà résolue quand le roi accepta la fête magnifique que
ce ministre lui donna dans sa maison de Vaux. Ce palais et les jardins
lui avaient coûté dix-huit millions, qui en valent aujourd’hui environ
trente-cinq[70]. Il avait bâti le palais deux fois, et acheté trois
hameaux, dont le terrain fut enfermé dans ces jardins immenses, plantés
en partie par Le Nostre, et regardés alors comme les plus beaux de
l’Europe. Les eaux jaillissantes de Vaux, qui parurent depuis au-dessous
du médiocre, après celles de Versailles, de Marli, et de Saint-Cloud,
étaient alors des prodiges. Mais, quelque belle que soit cette maison,
cette dépense de dix-huit millions, dont les comptes existent encore,
prouve qu’il avait été servi avec aussi peu d’économie qu’il servait le
roi. Il est vrai qu’il s’en fallait beaucoup que Saint-Germain et
Fontainebleau, les seules maisons de plaisance habitées par le roi,
approchassent de la beauté de Vaux. Louis XIV le sentit, et en fut
irrité. On voit partout, dans cette maison, les armes et la devise de
Fouquet. C’est un écureuil avec ces paroles: _Quo non ascendam? Où ne
monterai-je point?_ Le roi se les fit expliquer. L’ambition de cette
devise ne servit pas à apaiser le monarque. Les courtisans remarquèrent
que l’écureuil était peint partout poursuivi par une couleuvre, qui
était les armes de Colbert. La fête fut au-dessus de celles que le
cardinal Mazarin avait données, non seulement pour la magnificence, mais
pour le goût. On y représenta pour la première fois les _Fâcheux_ de
Molière. Pellisson avait fait le prologue, qu’on admira. Les plaisirs
publics cachent ou préparent si souvent à la cour des désastres
particuliers, que, sans la reine-mère, le surintendant et Pellisson
auraient été arrêtés dans Vaux le jour de la fête. Ce qui augmentait le
ressentiment du roi, c’est que mademoiselle de La Vallière, pour qui le
prince commençait à sentir une vraie passion, avait été un des objets
des goûts passagers du surintendant, qui ne ménageait rien pour les
satisfaire. Il avait offert à mademoiselle de La Vallière deux cent
mille livres; et cette offre avait été reçue avec indignation, avant
qu’elle eût aucun dessein sur le cœur du roi. Le surintendant s’étant
aperçu depuis quel puissant rival il avait, voulut être le confident de
celle dont il n’avait pu être le possesseur, et cela même irritait
encore.

Le roi, qui, dans un premier mouvement d’indignation, avait été tenté de
faire arrêter le surintendant, au milieu même de la fête qu’il en
recevait, usa ensuite d’une dissimulation peu nécessaire. On eût dit que
ce monarque, déjà tout puissant, eût craint le parti que Fouquet s’était
fait.

Il était procureur-général du parlement; et cette charge lui donnait le
privilége d’être jugé par les chambres assemblées; mais, après que tant
de princes, de maréchaux, et de ducs, avaient été jugés par des
commissaires, on eût pu traiter comme eux un magistrat, puisqu’on
voulait se servir de ces voies extraordinaires qui, sans être injustes,
laissent toujours un soupçon d’injustice.

Colbert l’engagea, par un artifice peu honorable, à vendre sa charge. On
lui en offrit jusqu’à dix-huit cent mille livres, qui vaudraient trois
millions et demi de nos jours; et, par un malentendu, il ne la vendit
que quatorze cent mille francs. Le prix excessif des places au
parlement, si diminué depuis, prouve quel reste de considération ce
corps avait conservé dans son abaissement même. Le duc de Guise, grand
chambellan du roi, n’avait vendu cette charge de la couronne au duc de
Bouillon, que huit cent mille livres.

C’était la fronde, c’était la guerre de Paris qui avait mis ce prix aux
charges de judicature. Si c’était un des grands défauts et un des grands
malheurs d’un gouvernement long-temps obéré, que la France fût l’unique
pays de la terre où les places de juges fussent vénales, c’était une
suite du levain de la sédition, et c’était une espèce d’insulte faite au
trône, qu’une place de procureur du roi coûtât plus que les premières
dignités de la couronne.

Fouquet, pour avoir dissipé les finances de l’état, et pour en avoir usé
comme des siennes propres, n’en avait pas moins de grandeur dans l’ame.
Ses déprédations n’avaient été que des magnificences et des libéralités.
(1661) Il fit porter à l’épargne le prix de sa charge, et cette belle
action ne le sauva pas. On attira avec adresse à Nantes un homme qu’un
exempt et deux gardes pouvaient arrêter à Paris. Le roi lui fit des
caresses avant sa disgrace. Je ne sais pourquoi la plupart des princes
affectent d’ordinaire de tromper par de fausses bontés ceux de leurs
sujets qu’ils veulent perdre. La dissimulation alors est l’opposé de la
grandeur. Elle n’est jamais une vertu, et ne peut devenir un talent
estimable que quand elle est absolument nécessaire. Louis XIV parut
sortir de son caractère; mais on lui avait fait entendre que Fouquet
fesait de grandes fortifications à Belle-Isle, et qu’il pouvait avoir
trop de liaisons au-dehors et au-dedans du royaume. Il parut bien, quand
il fut arrêté et conduit à la Bastille et à Vincennes, que son parti
n’était autre chose que l’avidité de quelques courtisans et de quelques
femmes, qui recevaient de lui des pensions, et qui l’oublièrent dès
qu’il ne fut plus en état d’en donner. Il lui resta d’autres amis, et
cela prouve qu’il en méritait. L’illustre madame de Sévigné, Pellisson,
Gourville, mademoiselle Scudéri, plusieurs gens de lettres, se
déclarèrent hautement pour lui, et le servirent avec tant de chaleur,
qu’ils lui sauvèrent la vie.

On connaît ces vers de Hesnault, le traducteur de _Lucrèce_, contre
Colbert, le persécuteur de Fouquet:

    Ministre avare et lâche, esclave malheureux,
    Qui gémis sous le poids des affaires publiques;
    Victime dévouée aux chagrins politiques,
    Fantôme révéré sous un titre onéreux;

    Vois combien des grandeurs le comble est dangereux;
    Contemple de Fouquet les funestes reliques,
    Et, tandis qu’à sa perte en secret tu t’appliques,
    Crains qu’on ne te prépare un destin plus affreux:

    Sa chute quelque jour te peut être commune.
    Crains ton poste, ton rang, la cour, et la fortune.
    Nul ne tombe innocent d’où l’on te voit monté.

    Cesse donc d’animer ton prince à son supplice;
    Et, près d’avoir besoin de toute sa bonté,
    Ne le fais pas user de toute sa justice.

M. Colbert, à qui l’on parla de ce sonnet injurieux, demanda si le roi y
était offensé. On lui dit que non: «Je ne le suis donc pas,» répondit le
ministre.

Il ne faut jamais être la dupe de ces réponses méditées, de ces discours
publics que le cœur désavoue. Colbert paraissait modéré, mais il
poursuivait la mort de Fouquet avec acharnement. On peut être bon
ministre et vindicatif. Il est triste qu’il n’ait pas su être aussi
généreux que vigilant. [71] Un des plus implacables de ses persécuteurs
était Michel Le Tellier, alors secrétaire d’état, et son rival en
crédit. C’est celui-là même qui fut depuis chancelier. Quand on lit son
oraison funèbre, et qu’on la compare avec sa conduite, que peut-on
penser, sinon qu’une oraison funèbre n’est qu’une déclamation? Mais le
chancelier Séguier, président de la commission, fut celui des juges de
Fouquet qui poursuivit sa mort avec le plus d’acharnement, et qui le
traita avec le plus de dureté.

Il est vrai que, faire le procès du surintendant, c’était accuser la
mémoire du cardinal Mazarin. Les plus grandes déprédations dans les
finances étaient son ouvrage. Il s’était approprié en souverain
plusieurs branches des revenus de l’état. Il avait traité en son nom et
à son profit des munitions des armées. «Il imposait (dit Fouquet dans
ses défenses), par lettres de cachet, des sommes extraordinaires sur
les généralités; ce qui ne s’était jamais fait que par lui et pour lui,
et ce qui est punissable de mort par les ordonnances.» C’est ainsi que
le cardinal avait amassé des biens immenses, que lui-même ne connaissait
plus.

J’ai entendu conter à feu M. de Caumartin[72], intendant des finances,
que, dans sa jeunesse, quelques années après la mort du cardinal, il
avait été au palais Mazarin, où logeaient le duc, son héritier, et la
duchesse Hortense; qu’il y vit une grande armoire de marqueterie, fort
profonde, qui tenait du haut jusqu’en bas tout le fond d’un cabinet. Les
clefs en avaient été perdues depuis long-temps, et l’on avait négligé
d’ouvrir les tiroirs. M. de Caumartin, étonné de cette négligence, dit à
la duchesse de Mazarin qu’on trouverait peut-être des curiosités dans
cette armoire. On l’ouvrit: elle était toute remplie de quadruples, de
jetons et de médailles d’or. Madame de Mazarin en jeta au peuple des
poignées par les fenêtres pendant plus de huit jours[73].

L’abus que le cardinal Mazarin avait fait de sa puissance despotique ne
justifiait pas le surintendant; mais l’irrégularité des procédures
faites contre lui, la longueur de son procès, l’acharnement odieux du
chancelier Séguier contre lui, le temps qui éteint l’envie publique, et
qui inspire la compassion pour les malheureux, enfin, les sollicitations
toujours plus vives en faveur d’un infortuné que les manœuvres pour le
perdre ne sont pressantes, tout cela lui sauva la vie. Le procès ne fut
jugé qu’au bout de trois ans, en 1664. De vingt-deux juges qui
opinèrent, il n’y en eut que neuf qui conclurent à la mort; et les
treize autres[74], parmi lesquels il y en avait à qui Gourville avait
fait accepter des présents, opinèrent à un bannissement perpétuel. Le
roi commua la peine en une plus dure. Cette sévérité n’était conforme ni
aux anciennes lois du royaume, ni à celles de l’humanité. Ce qui révolta
le plus l’esprit des citoyens, c’est que le chancelier fit exiler l’un
des juges, nommé Roquesante, qui avait le plus déterminé la chambre de
justice à l’indulgence[75]. Fouquet fut enfermé au château de Pignerol.
Tous les historiens disent qu’il y mourut en 1680; mais Gourville
assure, dans ses _Mémoires_, qu’il sortit de prison quelque temps avant
sa mort. La comtesse de Vaux, sa belle-fille, m’avait déjà confirmé ce
fait; cependant on croit le contraire dans sa famille. Ainsi on ne sait
pas où est mort cet infortuné, dont les moindres actions avaient de
l’éclat quand il était puissant[76].

Le secrétaire d’état Guénégaud, qui vendit sa charge à Colbert, n’en fut
pas moins poursuivi par la chambre de justice, qui lui ôta la plus
grande partie de sa fortune. Ce qu’il y eut de plus singulier dans les
arrêts de cette chambre, c’est qu’un évêque d’Avranches fut condamné à
une amende de douze mille francs. Il s’appelait Boislève; c’était le
frère d’un partisan dont il avait partagé les concussions[77].

Saint-Évremond, attaché au surintendant, fut enveloppé dans sa disgrace.
Colbert, qui cherchait partout des preuves contre celui qu’il voulait
perdre, fit saisir des papiers confiés à madame du Plessis-Bellière[78];
et dans ces papiers on trouva la lettre manuscrite de Saint-Évremond sur
la paix des Pyrénées. On lut au roi cette plaisanterie, qu’on fit passer
pour un crime d’état. Colbert, qui dédaignait de se venger de Hesnault,
homme obscur, persécuta, dans Saint-Évremond, l’ami de Fouquet qu’il
haïssait, et le bel esprit qu’il craignait. Le roi eut l’extrême
sévérité de punir une raillerie innocente, faite il y avait long-temps
contre le cardinal Mazarin, qu’il ne regrettait pas, et que toute la
cour avait outragé, calomnié, et proscrit impunément pendant plusieurs
années. De mille écrits faits contre ce ministre, le moins mordant fut
le seul puni, et le fut après sa mort.

Saint-Évremond, retiré en Angleterre, vécut et mourut en homme libre et
philosophe. Le marquis de Miremond, son ami, me disait autrefois à
Londres qu’il y avait une autre cause de sa disgrace, et que
Saint-Évremond n’avait jamais voulu s’en expliquer. Lorsque Louis XIV
permit à Saint-Évremond de revenir dans sa patrie, sur la fin de ses
jours, ce philosophe dédaigna de regarder cette permission comme une
grace; il prouva que la patrie est où l’on vit heureux, et il l’était à
Londres.

Le nouveau ministre des finances, sous le simple titre de
contrôleur-général, justifia la sévérité de ses poursuites, en
rétablissant l’ordre que ses prédécesseurs avaient troublé, et en
travaillant sans relâche à la grandeur de l’état.

La cour devint le centre des plaisirs et le modèle des autres cours. Le
roi se piqua de donner des fêtes qui fissent oublier celles de Vaux.

Il semblait que la nature prît plaisir alors à produire en France les
plus grands hommes dans tous les arts, et à rassembler à la cour ce
qu’il y avait jamais eu de plus beau et de mieux fait en hommes et en
femmes. Le roi l’emportait sur tous ses courtisans par la richesse de sa
taille et par la beauté majestueuse de ses traits. Le son de sa voix,
noble et touchant, gagnait les cœurs qu’intimidait sa présence. Il avait
une démarche qui ne pouvait convenir qu’à lui et à son rang, et qui eût
été ridicule en tout autre. L’embarras qu’il inspirait à ceux qui lui
parlaient flattait en secret la complaisance avec laquelle il sentait
sa supériorité. Ce vieil officier, qui se troublait, qui bégayait, en
lui demandant une grace, et qui, ne pouvant achever son discours, lui
dit: «Sire, je ne tremble pas ainsi devant vos ennemis,» n’eut pas de
peine à obtenir ce qu’il demandait.

Le goût de la société n’avait pas encore reçu toute sa perfection à la
cour. La reine-mère, Anne d’Autriche, commençait à aimer la retraite. La
reine régnante savait à peine le français, et la bonté fesait son seul
mérite. La princesse d’Angleterre, belle-sœur du roi, apporta à la cour
les agréments d’une conversation douce et animée, soutenue bientôt par
la lecture des bons ouvrages et par un goût sûr et délicat. Elle se
perfectionna dans la connaissance de la langue, qu’elle écrivait mal
encore au temps de son mariage. Elle inspira une émulation d’esprit
nouvelle, et introduisit à la cour une politesse et des graces dont à
peine le reste de l’Europe avait l’idée. Madame avait tout l’esprit de
Charles II, son frère, embelli par les charmes de son sexe, par le don
et par le désir de plaire. La cour de Louis XIV respirait une galanterie
que la décence rendait plus piquante. Celle qui régnait à la cour de
Charles II était plus hardie, et trop de grossièreté en déshonorait les
plaisirs.

Il y eut d’abord entre Madame et le roi beaucoup de ces coquetteries
d’esprit et de cette intelligence secrète qui se remarquèrent dans de
petites fêtes souvent répétées. Le roi lui envoyait des vers; elle y
répondait. Il arriva que le même homme fut à-la-fois le confident du roi
et de Madame dans ce commerce ingénieux. C’était le marquis de Dangeau.
Le roi le chargeait d’écrire pour lui; et la princesse l’engageait à
répondre au roi. Il les servit ainsi tous deux, sans laisser soupçonner
à l’un qu’il fût employé par l’autre; et ce fut une des causes de sa
fortune.

Cette intelligence jeta des alarmes dans la famille royale. Le roi
réduisit l’éclat de ce commerce à un fonds d’estime et d’amitié qui ne
s’altéra jamais. Lorsque Madame fit depuis travailler Racine et
Corneille à la tragédie de _Bérénice_[79], elle avait en vue non
seulement la rupture du roi avec la connétable Colonne, mais le frein
qu’elle-même avait mis à son propre penchant, de peur qu’il ne devînt
dangereux. Louis XIV est assez désigné dans ces deux vers de la
_Bérénice_ de Racine:

    Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,
    Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître.

Ces amusements firent place à la passion plus sérieuse et plus suivie
qu’il eut pour mademoiselle de La Vallière, fille d’honneur de Madame.
Il goûta avec elle le bonheur rare d’être aimé uniquement pour lui-même.
Elle fut deux ans l’objet caché de tous les amusements galants, et de
toutes les fêtes que le roi donnait. Un jeune valet-de-chambre du roi,
nommé Belloc, composa plusieurs récits qu’on mêlait à des danses, tantôt
chez la reine, tantôt chez Madame; et ces récits exprimaient avec
mystère le secret de leurs cœurs, qui cessa bientôt d’être un secret.

Tous les divertissements publics que le roi donnait étaient autant
d’hommages à sa maîtresse. On fit, en 1662, un carrousel vis-à-vis les
Tuileries[80], dans une vaste enceinte, qui en a retenu le nom de _Place
du Carrousel_. Il y eut cinq quadrilles. Le roi était à la tête des
Romains; son frère, des Persans; le prince de Condé, des Turcs; le duc
d’Enghien, son fils, des Indiens; le duc de Guise, des Américains. Ce
duc de Guise était petit-fils du Balafré. Il était célèbre dans le monde
par l’audace malheureuse avec laquelle il avait entrepris de se rendre
maître de Naples. Sa prison, ses duels, ses amours romanesques, ses
profusions, ses aventures, le rendaient singulier en tout. Il semblait
être d’un autre siècle. On disait de lui, en le voyant courir avec le
grand Condé: «Voilà les héros de l’histoire et de la fable.»

La reine-mère, la reine régnante, la reine d’Angleterre, veuve de
Charles Iᵉʳ, oubliant alors ses malheurs, étaient sous un dais à ce
spectacle. Le comte de Sault, fils du duc de Lesdiguières, remporta le
prix, et le reçut des mains de la reine-mère. Ces fêtes ranimèrent plus
que jamais le goût des devises et des emblèmes que les tournois avaient
mis autrefois à la mode, et qui avaient subsisté après eux.

Un antiquaire, nommé Douvrier[81], imagina dès-lors pour Louis XIV
l’emblème d’un soleil dardant ses rayons sur un globe, avec ces mots:
_Nec pluribus impar_. L’idée était un peu imitée d’une devise espagnole
faite pour Philippe II, et plus convenable à ce roi qui possédait la
plus belle partie du Nouveau-Monde et tant d’états dans l’ancien, qu’à
un jeune roi de France qui ne donnait encore que des espérances. Cette
devise eut un succès prodigieux. Les armoiries du roi, les meubles de la
couronne, les tapisseries, les sculptures, en furent ornées. Le roi ne
la porta jamais dans ses carrousels. On a reproché injustement à Louis
XIV le faste de cette devise, comme s’il l’avait choisie lui-même; et
elle a été peut-être plus justement critiquée pour le fond. Le corps ne
représente pas ce que la légende signifie, et cette légende n’a pas un
sens assez clair et assez déterminé. Ce qu’on peut expliquer de
plusieurs manières ne mérite d’être expliqué d’aucune. Les devises, ce
reste de l’ancienne chevalerie, peuvent convenir à des fêtes, et ont de
l’agrément quand les allusions sont justes, nouvelles, et piquantes. Il
vaut mieux n’en point avoir que d’en souffrir de mauvaises et de basses,
comme celle de Louis XII; c’était un porc-épic avec ces paroles: «Qui
s’y frotte s’y pique.» Les devises sont, par rapport aux inscriptions,
ce que sont des mascarades en comparaison des cérémonies augustes.

La fête de Versailles, en 1664, surpassa celle du carrousel, par sa
singularité, par sa magnificence, et les plaisirs de l’esprit qui, se
mêlant à la splendeur de ces divertissements, y ajoutaient un goût et
des graces dont aucune fête n’avait encore été embellie. Versailles
commençait à être un séjour délicieux, sans approcher de la grandeur
dont il fut depuis.

(1664) Le 5 mai, le roi y vint avec la cour composée de six cents
personnes, qui furent défrayées avec leur suite, aussi bien que tous
ceux qui servirent aux apprêts de ces enchantements. Il ne manqua jamais
à ces fêtes que des monuments construits exprès pour les donner, tels
qu’en élevèrent les Grecs et les Romains: mais la promptitude avec
laquelle on construisit des théâtres, des amphithéâtres, des portiques,
ornés avec autant de magnificence que de goût, était une merveille qui
ajoutait à l’illusion, et qui, diversifiée depuis en mille manières,
augmentait encore le charme de ces spectacles.

Il y eut d’abord une espèce de carrousel. Ceux qui devaient courir
parurent le premier jour comme dans une revue; ils étaient précédés de
hérauts d’armes, de pages, d’écuyers, qui portaient leurs devises et
leurs boucliers; et sur ces boucliers étaient écrits en lettres d’or des
vers composés par Perigni et par Benserade. Ce dernier surtout avait un
talent singulier pour ces pièces galantes, dans lesquelles il fesait
toujours des allusions délicates et piquantes aux caractères des
personnes, aux personnages de l’antiquité ou de la fable qu’on
représentait, et aux passions qui animaient la cour. Le roi représentait
Roger: tous les diamants de la couronne brillaient sur son habit et sur
le cheval qu’il montait. Les reines et trois cents dames, sous des arcs
de triomphe, voyaient cette entrée.

Le roi, parmi tous les regards attachés sur lui, ne distinguait que ceux
de mademoiselle de La Vallière. La fête était pour elle seule; elle en
jouissait confondue dans la foule.

La cavalcade était suivie d’un char doré de dix-huit pieds de haut, de
quinze de large, de vingt-quatre de long, représentant le char du
Soleil. Les quatre Ages, d’or, d’argent, d’airain, et de fer; les signes
célestes, les Saisons, les Heures, suivaient à pied ce char. Tout était
caractérisé. Des bergers portaient les pièces de la barrière qu’on
ajustait au son des trompettes, auxquelles succédaient par intervalle
les musettes et les violons. Quelques personnages, qui suivaient le char
d’Apollon, vinrent d’abord réciter aux reines des vers convenables au
lieu, au temps, au roi, et aux dames. Les courses finies, et la nuit
venue, quatre mille gros flambeaux éclairèrent l’espace où se donnaient
les fêtes. Des tables y furent servies par deux cents personnages, qui
représentaient les Saisons, les Faunes, les Sylvains, les Dryades, avec
des pasteurs, des vendangeurs, des moissonneurs. Pan et Diane avançaient
sur une montagne mouvante, et en descendirent pour faire poser sur les
tables ce que les campagnes et les forêts produisent de plus délicieux.
Derrière les tables, en demi-cercle, s’éleva tout d’un coup un théâtre
chargé de concertants. Les arcades qui entouraient la table et le
théâtre étaient ornées de cinq cents girandoles vertes et argent, qui
portaient des bougies; et une balustrade dorée fermait cette vaste
enceinte.

Ces fêtes, si supérieures à celles qu’on invente dans les romans,
durèrent sept jours. Le roi remporta quatre fois le prix des jeux, et
laissa disputer ensuite aux autres chevaliers les prix qu’il avait
gagnés, et qu’il leur abandonnait.

La comédie de _la Princesse d’Élide_, quoiqu’elle ne soit pas une des
meilleures de Molière, fut un des plus agréables ornements de ces jeux,
par une infinité d’allégories fines sur les mœurs du temps, et par des
à-propos qui font l’agrément de ces fêtes, mais qui sont perdus pour la
postérité. On était encore très entêté, à la cour, de l’astrologie
judiciaire: plusieurs princes pensaient, par une superstition
orgueilleuse, que la nature les distinguait jusqu’à écrire leur destinée
dans les astres. Le duc de Savoie, Victor-Amédée, père de la duchesse de
Bourgogne, eut un astrologue auprès de lui, même après son abdication.
Molière osa attaquer cette illusion dans _les Amants magnifiques_[82],
joués dans une autre fête, en 1670.

On y voit aussi un fou de cour, ainsi que dans _la Princesse d’Élide_.
Ces misérables étaient encore fort à la mode. C’était un reste de
barbarie, qui a duré plus long-temps en Allemagne qu’ailleurs. Le besoin
des amusements, l’impuissance de s’en procurer d’agréables et d’honnêtes
dans les temps d’ignorance et de mauvais goût, avaient fait imaginer ce
triste plaisir, qui dégrade l’esprit humain. Le fou qui était alors
auprès de Louis XIV avait appartenu au prince de Condé: il s’appelait
l’Angeli. Le comte de Grammont disait que de tous les fous qui avaient
suivi Monsieur le Prince, il n’y avait que l’Angeli qui eût fait
fortune. Ce bouffon ne manquait pas d’esprit. C’est lui qui dit «qu’il
n’allait pas au sermon, parcequ’il n’aimait pas le _brailler_, et qu’il
n’entendait pas le _raisonner_.»

(1664) La farce du _Mariage forcé_ fut aussi jouée à cette fête. Mais ce
qu’il y eut de véritablement admirable, ce fut la première
représentation des trois premiers actes du _Tartufe_. Le roi voulut voir
ce chef-d’œuvre avant même qu’il fût achevé. Il le protégea depuis
contre les faux dévots, qui voulurent intéresser la terre et le ciel
pour le supprimer; et il subsistera, comme on l’a déjà dit ailleurs[83],
tant qu’il y aura en France du goût et des hypocrites.

La plupart de ces solennités brillantes ne sont souvent que pour les
yeux et les oreilles. Ce qui n’est que pompe et magnificence passe en un
jour; mais quand des chefs-d’œuvre de l’art, comme le _Tartufe_, font
l’ornement de ces fêtes, elles laissent après elles une éternelle
mémoire.

On se souvient encore de plusieurs traits de ces allégories de
Benserade, qui ornaient les ballets de ce temps-là. Je ne citerai que
ces vers pour le roi représentant le Soleil:

    Je doute qu’on le prenne avec vous sur le ton[84]
        De Daphné ni de Phaéton,
    Lui trop ambitieux, elle trop inhumaine.
    Il n’est point là de piége où vous puissiez donner:
        Le moyen de s’imaginer
    Qu’une femme vous fuie, et qu’un homme vous mène?

La principale gloire de ces amusements qui perfectionnaient en France le
goût, la politesse, et les talents, venait de ce qu’ils ne dérobaient
rien aux travaux continuels du monarque. Sans ces travaux il n’aurait su
que tenir une cour, il n’aurait pas su régner; et si les plaisirs
magnifiques de cette cour avaient insulté à la misère du peuple, ils
n’eussent été qu’odieux: mais le même homme qui avait donné ces fêtes
avait donné du pain au peuple dans la disette de 1662. Il avait fait
venir des grains, que les riches achetèrent à vil prix, et dont il fit
des dons aux pauvres familles à la porte du Louvre: il avait remis au
peuple trois millions de tailles: nulle partie de l’administration
intérieure n’était négligée; son gouvernement était respecté au-dehors.
Le roi d’Espagne, obligé de lui céder la préséance; le pape, forcé de
lui faire satisfaction; Dunkerque ajouté à la France par un marché
glorieux à l’acquéreur et honteux pour le vendeur; enfin, toutes ses
démarches, depuis qu’il tenait les rênes, avaient été ou nobles ou
utiles; il était beau après cela de donner des fêtes.

(1664) Le légat _a latere_[85], Chigi, neveu du pape Alexandre VII,
venant au milieu de toutes les réjouissances de Versailles faire
satisfaction au roi de l’attentat des gardes du pape, étala à la cour un
spectacle nouveau. Ces grandes cérémonies sont des fêtes pour le public.
Les honneurs qu’on lui fit rendaient la satisfaction plus éclatante. Il
reçut, sous un dais, les respects des cours supérieures, du corps de
ville, du clergé. Il entra dans Paris au bruit du canon, ayant le grand
Condé à sa droite, et le fils de ce prince à sa gauche, et vint, dans
cet appareil, s’humilier, lui, Rome, et le pape, devant un roi qui
n’avait pas encore tiré l’épée. Il dîna avec Louis XIV après l’audience,
et on ne fut occupé que de le traiter avec magnificence, et de lui
procurer des plaisirs. On traita depuis le doge de Gênes avec moins
d’honneurs, mais avec ce même empressement de plaire, que le roi
concilia toujours avec ses démarches altières.

Tout cela donnait à la cour de Louis XIV un air de grandeur qui effaçait
toutes les autres cours de l’Europe. Il voulait que cet éclat, attaché à
sa personne, rejaillît sur tout ce qui l’environnait; que tous les
grands fussent honorés, et qu’aucun ne fût puissant, à commencer par son
frère, et par Monsieur le Prince. C’est dans cette vue qu’il jugea en
faveur des pairs leur ancienne querelle avec les présidents du
parlement. Ceux-ci prétendaient devoir opiner avant les pairs, et
s’étaient mis en possession de ce droit. Il régla dans un conseil
extraordinaire que les pairs opineraient aux lits de justice, en
présence du roi, avant les présidents, comme s’ils ne devaient cette
prérogative qu’à sa présence; et il laissa subsister l’ancien usage dans
les assemblées qui ne sont pas des lits de justice[86].

Pour distinguer ses principaux courtisans, il avait inventé des casaques
bleues, brodées d’or et d’argent. La permission de les porter était une
grande grace pour des hommes que la vanité mène. On les demandait
presque comme le collier de l’ordre. On peut remarquer, puisqu’il est
ici question de petits détails, qu’on portait alors des casaques
par-dessus un pourpoint orné de rubans, et sur cette casaque passait un
baudrier, auquel pendait l’épée. On avait une espèce de rabat à
dentelles, et un chapeau orné de deux rangs de plumes. Cette mode, qui
dura jusqu’à l’année 1684, devint celle de toute l’Europe, excepté de
l’Espagne et de la Pologne. On se piquait déjà presque partout d’imiter
la cour de Louis XIV.

Il établit dans sa maison un ordre qui dure encore; régla les rangs et
les fonctions; créa des charges nouvelles auprès de sa personne, comme
celle de grand maître de sa garde-robe. Il rétablit les tables
instituées par François Iᵉʳ, et les augmenta. Il y en eut douze pour les
officiers commensaux, servies avec autant de propreté et de profusion
que celles de beaucoup de souverains: il voulait que les étrangers y
fussent tous invités: cette attention dura pendant tout son règne. Il en
eut une autre plus recherchée et plus polie encore. Lorsqu’il eut fait
bâtir les pavillons de Marli, en 1679, toutes les dames trouvaient dans
leur appartement une toilette complète; rien de ce qui appartient à un
luxe commode n’était oublié: quiconque était du voyage pouvait donner
des repas dans son appartement: on y était servi avec la même
délicatesse que le maître. Ces petites choses n’acquièrent du prix que
quand elles sont soutenues par les grandes. Dans tout ce qu’il fesait on
voyait de la splendeur et de la générosité. Il fesait présent de deux
cent mille francs aux filles de ses ministres, à leur mariage[87].

Ce qui lui donna dans l’Europe le plus d’éclat, ce fut une libéralité
qui n’avait point d’exemple. L’idée lui en vint d’un discours du duc de
Saint-Aignan, qui lui conta que le cardinal de Richelieu avait envoyé
des présents à quelques savants étrangers, qui avaient fait son éloge.
Le roi n’attendit pas qu’il fût loué; mais sûr de mériter de l’être, il
recommanda à ses ministres Lyonne et Colbert, de choisir un nombre de
Français et d’étrangers distingués dans la littérature, auxquels il
donnerait des marques de sa générosité. Lyonne ayant écrit dans les pays
étrangers, et s’étant fait instruire autant qu’on le peut dans cette
matière si délicate, où il s’agit de donner des préférences aux
contemporains, on fit d’abord une liste de soixante personnes: les unes
eurent des présents, les autres des pensions, selon leur rang, leurs
besoins, et leur mérite. (1663) Le bibliothécaire du Vatican, Allacci;
le comte Graziani, secrétaire d’état du duc de Modène; le célèbre
Viviani, mathématicien du grand duc de Florence; Vossius,
l’historiographe des Provinces-Unies; l’illustre mathématicien Huygens;
un résident hollandais en Suède; enfin jusqu’à des professeurs d’Altorf
et de Helmstadt, villes presque inconnues des Français, furent étonnés
de recevoir des lettres de M. Colbert, par lesquelles il leur mandait
que, si le roi n’était pas leur souverain, il les priait d’agréer qu’il
fût leur bienfaiteur. Les expressions de ces lettres étaient mesurées
sur la dignité des personnes; et toutes étaient accompagnées, ou de
gratifications considérables, ou de pensions.

Parmi les Français, on sut distinguer Racine, Quinault, Fléchier, depuis
évêque de Nîmes, encore fort jeune: ils eurent des présents. Il est vrai
que Chapelain et Cotin eurent des pensions; mais c’était principalement
Chapelain que le ministre Colbert avait consulté. Ces deux hommes,
d’ailleurs si décriés pour la poésie, n’étaient pas sans mérite.
Chapelain avait une littérature immense; et, ce qui peut surprendre,
c’est qu’il avait du goût, et qu’il était un des critiques les plus
éclairés. Il y a une grande distance de tout cela au génie. La science
et l’esprit conduisent un artiste, mais ne le forment en aucun genre.
Personne en France n’eut plus de réputation de son temps que Ronsard et
Chapelain. C’est qu’on était barbare dans le temps de Ronsard, et qu’à
peine on sortait de la barbarie dans celui de Chapelain. Costar, le
compagnon d’étude de Balzac et de Voiture, appelle Chapelain le premier
des poëtes héroïques.[88]

Boileau n’eut point de part à ces libéralités; il n’avait encore fait
que des satires, et l’on sait que ses satires attaquaient les mêmes
savants que le ministre avait consultés. Le roi le distingua, quelques
années après, sans consulter personne[89].

Les présents faits dans les pays étrangers furent si considérables, que
Viviani fit bâtir à Florence une maison des libéralités de Louis XIV. Il
mit en lettres d’or sur le frontispice, _Ædes a Deo datæ_; allusion au
surnom de Dieu-Donné, dont la voix publique avait nommé ce prince à sa
naissance.

On se figure aisément l’effet qu’eut dans l’Europe cette magnificence
extraordinaire; et si l’on considère tout ce que le roi fit bientôt
après de mémorable, les esprits les plus sévères et les plus difficiles
doivent souffrir les éloges immodérés qu’on lui prodigua. Les Français
ne furent pas les seuls qui le louèrent. On prononça douze panégyriques
de Louis XIV, en diverses villes d’Italie; hommage qui n’était rendu ni
par la crainte ni par l’espérance, et que le marquis Zampieri envoya au
roi.

Il continua toujours à répandre ses bienfaits sur les lettres et sur
les arts. Des gratifications particulières d’environ quatre mille louis
à Racine, la fortune de Despréaux, celle de Quinault, surtout celle de
Lulli, et de tous les artistes qui lui consacrèrent leurs travaux, en
sont des preuves. Il donna même mille louis à Benserade, pour faire
graver les tailles-douces de ses _Métamorphoses d’Ovide en rondeaux_:
libéralité mal appliquée, qui prouve seulement la générosité du
souverain. Il récompensait dans Benserade le petit mérite qu’il avait eu
dans ses ballets.

Plusieurs écrivains ont attribué uniquement à Colbert cette protection
donnée aux arts, et cette magnificence de Louis XIV; mais il n’eut
d’autre mérite en cela que de seconder la magnanimité et le goût de son
maître. Ce ministre, qui avait un très grand génie pour les finances, le
commerce, la navigation, la police générale, n’avait pas dans l’esprit
ce goût et cette élévation du roi; il s’y prêtait avec zèle, et était
loin de lui inspirer ce que la nature donne.

On ne voit pas, après cela, sur quel fondement quelques écrivains ont
reproché l’avarice à ce monarque. Un prince qui a des domaines
absolument séparés des revenus de l’état, peut être avare comme un
particulier; mais un roi de France, qui n’est réellement que le
dispensateur de l’argent de ses sujets, ne peut guère être atteint de ce
vice. L’attention et la volonté de récompenser peuvent lui manquer; mais
c’est ce qu’on ne peut reprocher à Louis XIV.

Dans le temps même qu’il commençait à encourager les talents par tant de
bienfaits, l’usage que le comte de Bussi fit des siens fut
rigoureusement puni. On le mit à la Bastille en 1665[90]. Les _Amours
des Gaules_ furent le prétexte de sa prison. La véritable cause était
cette chanson, où le roi était trop compromis, et dont alors on
renouvela le souvenir pour perdre Bussi, à qui on l’imputait:

    Que Déodatus est heureux
    De baiser ce bec amoureux[91]
    Qui d’une oreille à l’autre va!
          Alleluia.

Ses ouvrages n’étaient pas assez bons pour compenser le mal qu’ils lui
firent. Il parlait purement sa langue: il avait du mérite, mais plus
d’amour-propre encore, et il ne se servit guère de ce mérite que pour se
faire des ennemis. Louis XIV aurait agi généreusement s’il lui avait
pardonné; il vengea son injure personnelle en paraissant céder au cri
public. Cependant le comte de Bussi fut relâché au bout de dix-huit
mois; mais il fut privé de ses charges, et resta dans la disgrace tout
le reste de sa vie, protestant en vain à Louis XIV une tendresse que ni
le roi ni personne ne croyait sincère.



CHAPITRE XXVI.

Suite des particularités et anecdotes.


A la gloire, aux plaisirs, à la grandeur, à la galanterie, qui
occupaient les premières années de ce gouvernement, Louis XIV voulut
joindre les douceurs de l’amitié; mais il est difficile à un roi de
faire des choix heureux. De deux hommes auxquels il marqua le plus de
confiance, l’un le trahit indignement, l’autre abusa de sa faveur. Le
premier était le marquis de Vardes, confident du goût du roi pour madame
de La Vallière. On sait que des intrigues de cour le firent chercher à
perdre madame de La Vallière, qui, par sa place, devait avoir des
jalouses, et qui, par son caractère, ne devait point avoir d’ennemis. On
sait qu’il osa, de concert avec le comte de Guiche, et la comtesse de
Soissons, écrire à la reine régnante une lettre contrefaite, au nom du
roi d’Espagne, son père. Cette lettre apprenait à la reine ce qu’elle
devait ignorer, et ce qui ne pouvait que troubler la paix de la maison
royale. Il ajouta à cette perfidie la méchanceté de faire tomber les
soupçons sur les plus honnêtes gens de la cour, le duc et la duchesse de
Navailles. (1665) Ces deux personnes innocentes furent sacrifiées au
ressentiment du monarque trompé. L’atrocité de la conduite de Vardes fut
trop tard connue; et Vardes, tout criminel qu’il était, ne fut guère
plus puni que les innocents qu’il avait accusés, et qui furent obligés
de se défaire de leurs charges et de quitter la cour.

L’autre favori était le comte, depuis duc, de Lauzun, tantôt rival du
roi dans ses amours passagers, tantôt son confident, et si connu depuis,
par ce mariage qu’il voulut contracter trop publiquement avec
Mademoiselle, et qu’il fit ensuite secrètement, malgré sa parole donnée
à son maître.

Le roi, trompé dans ses choix, dit qu’il avait cherché des amis, et
qu’il n’avait trouvé que des intrigants. Cette connaissance malheureuse
des hommes, qu’on acquiert trop tard, lui fesait dire aussi: «Toutes les
fois que je donne une place vacante, je fais cent mécontents et un
ingrat.»

Ni les plaisirs, ni les embellissements des maisons royales et de Paris,
ni les soins de la police du royaume, ne discontinuèrent pendant la
guerre de 1666.

Le roi dansa dans les ballets jusqu’en 1670. Il avait alors trente-deux
ans. On joua devant lui, à Saint-Germain, la tragédie de _Britannicus_;
il fut frappé de ces vers:

    Pour toute ambition, pour vertu singulière,
    Il excelle à conduire un char dans la carrière;
    A disputer des prix indignes de ses mains;
    A se donner lui-même en spectacle aux Romains.

Dès-lors il ne dansa plus en public; et le poëte réforma le
monarque[92]. Son union avec madame la duchesse de La Vallière
subsistait toujours, malgré les infidélités fréquentes qu’il lui fesait.
Ces infidélités lui coûtaient peu de soins. Il ne trouvait guère de
femmes qui lui résistassent, et revenait toujours à celle qui, par la
douceur et par la bonté de son caractère, par un amour vrai, et même par
les chaînes de l’habitude, l’avait subjugué sans art; mais, dès l’an
1669, elle s’aperçut que madame de Montespan prenait de l’ascendant;
elle combattit avec sa douceur ordinaire; elle supporta le chagrin
d’être témoin long-temps du triomphe de sa rivale, et sans presque se
plaindre; elle se crut encore heureuse, dans sa douleur, d’être
considérée du roi, qu’elle aimait toujours, et de le voir sans en être
aimée.

Enfin, en 1675, elle embrassa la ressource des ames tendres, auxquelles
il faut des sentiments vifs et profonds qui les subjuguent. Elle crut
que Dieu seul pouvait succéder dans son cœur à son amant. Sa conversion
fut aussi célèbre que sa tendresse. Elle se fit carmélite à Paris, et
persévéra. Se couvrir d’un cilice, marcher pieds nus, jeûner
rigoureusement, chanter la nuit au chœur, dans une langue inconnue, tout
cela ne rebuta point la délicatesse d’une femme accoutumée à tant de
gloire, de mollesse, et de plaisirs. Elle vécut dans ces austérités
depuis 1675 jusqu’en 1710, sous le nom seul de sœur Louise de la
miséricorde. Un roi qui punirait ainsi une femme coupable serait un
tyran; et c’est ainsi que tant de femmes se sont punies d’avoir aimé. Il
n’y a presque point d’exemple de politiques qui aient pris ce parti
rigoureux. Les crimes de la politique sembleraient cependant exiger plus
d’expiations que les faiblesses de l’amour; mais ceux qui gouvernent
les ames n’ont guère d’empire que sur les faibles.

On sait que quand on annonça à sœur Louise de la miséricorde la mort du
duc de Vermandois, qu’elle avait eu du roi, elle dit: «Je dois pleurer
sa naissance encore plus que sa mort.» Il lui resta une fille, qui fut
de tous les enfants du roi la plus ressemblante à son père, et qui
épousa le prince Armand de Conti, neveu du grand Condé.

Cependant la marquise de Montespan jouissait de sa faveur avec autant
d’éclat et d’empire que madame de La Vallière avait eu de modestie.

Tandis que madame de La Vallière et madame de Montespan se disputaient
encore la première place dans le cœur du roi, toute la cour était
occupée d’intrigues d’amour. Louvois même était sensible. Parmi
plusieurs maîtresses qu’eut ce ministre, dont le caractère dur semblait
si peu fait pour l’amour, il y eut une madame Dufresnoi[93], femme d’un
de ses commis, pour laquelle il eut depuis le crédit de faire ériger une
charge chez la reine. On la fit dame du lit: elle eut les grandes
entrées. Le roi, en favorisant ainsi jusqu’aux goûts de ses ministres,
voulait justifier les siens.

C’est un grand exemple du pouvoir des préjugés et de la coutume, qu’il
fût permis à toutes les femmes mariées d’avoir des amants, et qu’il ne
le fût pas à la petite-fille de Henri IV d’avoir un mari. Mademoiselle,
après avoir refusé tant de souverains, après avoir eu l’espérance
d’épouser Louis XIV, voulut faire à quarante-quatre ans la fortune d’un
gentilhomme. Elle obtint la permission d’épouser Péguilin[94], du nom de
Caumont, comte de Lauzun, le dernier qui fut capitaine d’une des deux
compagnies des cent gentilshommes au bec-de-corbin, qui ne subsistent
plus, et le premier pour qui le roi avait créé la charge de
colonel-général des dragons. Il y avait cent exemples de princesses qui
avaient épousé des gentilshommes: les empereurs romains donnaient leurs
filles à des sénateurs: les filles des souverains de l’Asie, plus
puissants et plus despotiques qu’un roi de France, n’épousent jamais que
des esclaves de leurs pères.

Mademoiselle donnait tous ses biens, estimés vingt millions, au comte de
Lauzun; quatre duchés, la souveraineté de Dombes, le comté d’Eu, le
palais d’Orléans qu’on nomme le Luxembourg. (1669) Elle ne se réservait
rien, abandonnée tout entière à l’idée flatteuse de faire à ce qu’elle
aimait une plus grande fortune qu’aucun roi n’en a fait à aucun sujet.
Le contrat était dressé: Lauzun fut un jour duc de Montpensier. Il ne
manquait plus que la signature. Tout était prêt, lorsque le roi,
assailli par les représentations des princes, des ministres, des ennemis
d’un homme trop heureux, retira sa parole, et défendit cette alliance.
Il avait écrit aux cours étrangères pour annoncer le mariage; il écrivit
la rupture. On le blâma de l’avoir permis; on le blâma de l’avoir
défendu. Il pleura de rendre Mademoiselle malheureuse; mais ce même
prince, qui s’était attendri en lui manquant de parole, fit enfermer
Lauzun, en novembre 1670[95], au château de Pignerol, pour avoir épousé
en secret la princesse qu’il lui avait permis, quelques mois auparavant,
d’épouser en public. Il fut enfermé dix années entières. Il y a plus
d’un royaume où un monarque n’a pas cette puissance: ceux qui l’ont sont
plus chéris quand ils n’en font pas d’usage. Le citoyen qui n’offense
point les lois de l’état, doit-il être puni si sévèrement par celui qui
représente l’état? N’y a-t-il pas une très grande différence entre
déplaire à son souverain et trahir son souverain? Un roi doit-il traiter
un homme plus durement que la loi ne le traiterait?

Ceux qui ont écrit[96] que madame de Montespan, après avoir empêché le
mariage, irritée contre le comte de Lauzun qui éclatait en reproches
violents, exigea de Louis XIV cette vengeance, ont fait bien plus de
tort à ce monarque. Il y aurait eu à-la-fois de la tyrannie et de la
pusillanimité à sacrifier à la colère d’une femme un brave homme, un
favori qui, privé par lui de la plus grande fortune, n’aurait fait
d’autre faute que de s’être trop plaint de madame de Montespan. Qu’on
pardonne ces réflexions, les droits de l’humanité les arrachent. Mais
en même temps l’équité veut que Louis XIV n’ayant fait dans tout son
règne aucune action de cette nature, on ne l’accuse pas d’une injustice
si cruelle. C’est bien assez qu’il ait puni avec tant de sévérité un
mariage clandestin, une liaison innocente, qu’il eût mieux fait
d’ignorer. Retirer sa faveur était très juste, la prison était trop
dure.

Ceux qui ont douté de ce mariage secret n’ont qu’à lire attentivement
les _Mémoires de Mademoiselle_. Ces Mémoires apprennent ce qu’elle ne
dit pas. On voit que cette même princesse, qui s’était plainte si
amèrement au roi de la rupture de son mariage, n’osa se plaindre de la
prison de son mari. Elle avoue qu’on la croyait mariée; elle ne dit
point qu’elle ne l’était pas: et quand il n’y aurait que ces paroles:
_Je ne peux ni ne dois changer pour lui_, elles seraient décisives.

Lauzun et Fouquet furent étonnés de se rencontrer dans la même prison;
mais Fouquet surtout, qui, dans sa gloire et dans sa puissance, avait vu
de loin Péguilin dans la foule, comme un gentilhomme de province sans
fortune, le crut fou, quand celui-ci lui conta qu’il avait été le favori
du roi, et qu’il avait eu la permission d’épouser la petite-fille de
Henri IV avec tous les biens et les titres de la maison de Montpensier.

Après avoir langui dix ans en prison, il en sortit enfin; mais ce ne fut
qu’après que madame de Montespan eut engagé Mademoiselle à donner la
souveraineté de Dombes et le comté d’Eu au duc du Maine encore enfant,
qui les posséda après la mort de cette princesse. Elle ne fit cette
donation que dans l’espérance que M. de Lauzun serait reconnu pour son
époux; elle se trompa: le roi lui permit seulement de donner à ce mari
secret et infortuné les terres de Saint-Fargeau et de Thiers, avec
d’autres revenus considérables que Lauzun ne trouva pas suffisants. Elle
fut réduite à être secrètement sa femme, et à n’en être pas bien traitée
en public. Malheureuse à la cour, malheureuse chez elle, ordinaire effet
des passions; elle mourut en 1693[97].

Pour le comte de Lauzun, il passa en Angleterre en 1688. Toujours
destiné aux aventures extraordinaires, il conduisit en France la reine,
épouse de Jacques II, et son fils au berceau. Il fut fait duc. Il
commanda en Irlande avec peu de succès, et revint avec plus de
réputation attachée à ses aventures que de considération personnelle.
Nous l’avons vu mourir fort âgé et oublié[98], comme il arrive à tous
ceux qui n’ont eu que de grands événements sans avoir fait de grandes
choses.

Cependant madame de Montespan était toute puissante dès le commencement
des intrigues dont on vient de parler.

Athénaïs de Mortemar, femme du marquis de Montespan; sa sœur aînée, la
marquise de Thianges; et sa cadette, pour qui elle obtint l’abbaye de
Fontevrault, étaient les plus belles femmes de leur temps, et toutes
trois joignaient à cet avantage des agréments singuliers dans l’esprit.
Le duc de Vivonne, leur frère, maréchal de France, était aussi un des
hommes de la cour qui avaient le plus de goût et de lecture. C’était lui
à qui le roi disait un jour: «Mais à quoi sert de lire?» Le duc de
Vivonne, qui avait de l’embonpoint et de belles couleurs, répondit: «La
lecture fait à l’esprit ce que vos perdrix font à mes joues.»

Ces quatre personnes plaisaient universellement par un tour singulier de
conversation mêlée de plaisanterie, de naïveté, et de finesse, qu’on
appelait l’esprit des Mortemar. Elles écrivaient toutes avec une
légèreté et une grace particulière. On voit par là combien est ridicule
ce conte que j’ai entendu encore renouveler, que madame de Montespan
était obligée de faire écrire ses lettres au roi par madame Scarron; et
que c’est là ce qui en fit sa rivale, et sa rivale heureuse.

Madame Scarron, depuis madame de Maintenon, avait à la vérité plus de
lumières acquises par la lecture; sa conversation était plus douce, plus
insinuante. Il y a des lettres d’elle où l’art embellit le naturel, et
dont le style est très élégant. Mais madame de Montespan n’avait besoin
d’emprunter l’esprit de personne; et elle fut long-temps favorite avant
que madame de Maintenon lui fût présentée.

Le triomphe de madame de Montespan éclata au voyage que le roi fit en
Flandre en 1670. La ruine des Hollandais fut préparée dans ce voyage au
milieu des plaisirs: ce fut une fête continuelle dans l’appareil le plus
pompeux.

Le roi, qui fit tous ses voyages de guerre à cheval, fit celui-ci, pour
la première fois, dans un carrosse à glace; les chaises de poste
n’étaient point encore inventées. La reine, Madame, sa belle-sœur, la
marquise de Montespan, étaient dans cet équipage superbe, suivi de
beaucoup d’autres; et quand madame de Montespan allait seule, elle avait
quatre gardes-du-corps aux portières de son carrosse. Le dauphin arriva
ensuite avec sa cour, Mademoiselle avec la sienne: c’était avant la
fatale aventure de son mariage: elle partageait en paix tous ces
triomphes, et voyait avec complaisance son amant, favori du roi, à la
tête de sa compagnie des gardes. On fesait porter dans les villes où
l’on couchait les plus beaux meubles de la couronne. On trouvait dans
chaque ville un bal masqué ou paré, ou des feux d’artifice. Toute la
maison de guerre accompagnait le roi, et toute la maison de service
précédait ou suivait. Les tables étaient tenues comme à Saint-Germain.
La cour visita dans cette pompe toutes les villes conquises. Les
principales, dames de Bruxelles, de Gand, venaient voir cette
magnificence. Le roi les invitait à sa table; il leur fesait des
présents pleins de galanterie. Tous les officiers des troupes en
garnison recevaient des gratifications. Il en coûta plusieurs fois
quinze cents louis d’or par jour en libéralités.

Tous les honneurs, tous les hommages, étaient pour madame de Montespan,
excepté ce que le devoir donnait à la reine. Cependant cette dame
n’était pas du secret. Le roi savait distinguer les affaires d’état des
plaisirs.

Madame, chargée seule de l’union des deux rois et de la destruction de
la Hollande, s’embarqua à Dunkerque sur la flotte du roi d’Angleterre,
Charles II, son frère, avec une partie de la cour de France. Elle menait
avec elle mademoiselle de Kéroual, depuis duchesse de Portsmouth, dont
la beauté égalait celle de madame de Montespan. Elle fut depuis en
Angleterre ce que madame de Montespan était en France, mais avec plus de
crédit. Le roi Charles fut gouverné par elle jusqu’au dernier moment de
sa vie; et, quoique souvent infidèle, il fut toujours maîtrisé. Jamais
femme n’a conservé plus long-temps sa beauté; nous lui avons vu, à l’âge
de près de soixante et dix ans, une figure encore noble et agréable, que
les années n’avaient point flétrie.

Madame alla voir son frère à Cantorbéry, et revint avec la gloire du
succès. Elle en jouissait lorsqu’une mort subite et douloureuse l’enleva
à l’âge de vingt-six ans, le 30 juin 1670. La cour fut dans une douleur
et dans une consternation que le genre de mort augmentait. Cette
princesse s’était crue empoisonnée. L’ambassadeur d’Angleterre,
Montaigu, en était persuadé; la cour n’en doutait pas; et toute l’Europe
le disait. Un des anciens domestique de la maison de son mari m’a nommé
celui qui (selon lui) donna le poison. «Cet homme, me disait-il, qui
n’était pas riche, se retira immédiatement après en Normandie, où il
acheta une terre dans laquelle il vécut long-temps avec opulence. Ce
poison (ajoutait-il) était de la poudre de diamant mise au lieu de sucre
dans des fraises.» La cour et la ville pensèrent que Madame avait été
empoisonnée dans un verre d’eau de chicorée[99], après lequel elle
éprouva d’horribles douleurs, et bientôt les convulsions de la mort.
Mais la malignité humaine et l’amour de l’extraordinaire furent les
seules raisons de cette persuasion générale. Le verre d’eau ne pouvait
être empoisonné, puisque madame de La Fayette et une autre personne
burent le reste sans ressentir la plus légère incommodité. La poudre de
diamant n’est pas plus un venin[100] que la poudre de corail. Il y avait
long-temps que Madame était malade d’un abcès qui se formait dans le
foie. Elle était très malsaine, et même avait accouché d’un enfant
absolument pourri. Son mari, trop soupçonné dans l’Europe, ne fut ni
avant ni après cet événement accusé d’aucune action qui eût de la
noirceur; et on trouve rarement des criminels qui n’aient fait qu’un
grand crime. Le genre humain serait trop malheureux s’il était aussi
commun de commettre des choses atroces que de les croire.

On prétendit que le chevalier de Lorraine, favori de Monsieur, pour se
venger d’un exil et d’une prison que sa conduite coupable auprès de
Madame lui avait attirés, s’était porté à cette horrible vengeance. On
ne fait pas attention que le chevalier de Lorraine était alors à Rome,
et qu’il est bien difficile à un chevalier de Malte de vingt ans, qui
est à Rome, d’acheter à Paris la mort d’une grande princesse.

Il n’est que trop vrai qu’une faiblesse et une indiscrétion du vicomte
de Turenne avaient été la première cause de toutes ces rumeurs odieuses
qu’on se plaît encore à réveiller. Il était à soixante ans l’amant de
madame de Coëtquen, et sa dupe, comme il l’avait été de madame de
Longueville. Il révéla à cette dame le secret de l’état, qu’on cachait
au frère du roi. Madame de Coëtquen, qui aimait le chevalier de
Lorraine, le dit à son amant: celui-ci en avertit Monsieur. L’intérieur
de la maison de ce prince fut en proie à tout ce qu’ont de plus amer les
reproches et les jalousies. Ces troubles éclatèrent avant le voyage de
Madame. L’amertume redoubla à son retour. Les emportements de Monsieur,
les querelles de ses favoris avec les amis de Madame, remplirent sa
maison de confusion et de douleur. Madame, quelque temps avant sa mort,
reprochait avec des plaintes douces et attendrissantes, à la marquise de
Coëtquen, les malheurs dont elle était cause. Cette dame à genoux auprès
de son lit, et arrosant ses mains de larmes, ne lui répondit que par ces
vers de _Venceslas_[101]:

    J’allais... j’étais... l’amour a sur moi tant d’empire...
    Je me confonds, _madame_, et ne vous puis rien dire.

Le chevalier de Lorraine, auteur de ces dissensions, fut d’abord envoyé
par le roi à Pierre-Encise; le comte de Marsan, de la maison de
Lorraine, et le marquis depuis maréchal de Villeroi, furent exilés.
Enfin on regarda comme la suite coupable de ces démêlés la mort
naturelle de cette malheureuse princesse[102].

Ce qui confirma le public dans le soupçon de poison, c’est que vers ce
temps on commença à connaître ce crime en France. On n’avait point
employé cette vengeance des lâches dans les horreurs de la guerre
civile. Ce crime, par une fatalité singulière, infecta la France dans le
temps de la gloire et des plaisirs qui adoucissaient les mœurs, ainsi
qu’il se glissa dans l’ancienne Rome aux plus beaux jours de la
république.

Deux Italiens, dont l’un s’appelait Exili, travaillèrent long-temps avec
un apothicaire allemand, nommé Glaser[103], à rechercher ce qu’on
appelle _la pierre philosophale_. Les deux Italiens y perdirent le peu
qu’ils avaient, et voulurent par le crime réparer le tort de leur
folie. Ils vendirent secrètement des poisons. La confession, le plus
grand frein de la méchanceté humaine, mais dont on abuse en croyant
pouvoir faire des crimes qu’on croit expier; la confession, dis-je, fit
connaître au grand pénitencier de Paris, que quelques personnes étaient
mortes empoisonnées. Il en donna avis au gouvernement. Les deux Italiens
soupçonnés furent mis à la Bastille; l’un des deux y mourut. Exili y
resta sans être convaincu; et du fond de sa prison il répandit dans
Paris ces funestes secrets qui coûtèrent la vie au lieutenant civil
d’Aubrai et à sa famille, et qui firent enfin ériger la chambre des
poisons, qu’on nomma _la chambre ardente_.

L’amour fut la première source de ces horribles aventures. Le marquis de
Brinvilliers, gendre du lieutenant civil d’Aubrai, logea chez lui
Sainte-Croix[104], capitaine de son régiment, d’une trop belle figure.
Sa femme lui en fit craindre les conséquences. Le mari s’obstina à faire
demeurer ce jeune homme avec sa femme, jeune, belle, et sensible. Ce qui
devait arriver arriva: ils s’aimèrent. Le lieutenant civil, père de la
marquise, fût assez sévère et assez imprudent pour solliciter une lettre
de cachet, et pour faire envoyer à la Bastille le capitaine, qu’il ne
fallait envoyer qu’à son régiment. Sainte-Croix fut mis malheureusement
dans la chambre où était Exili. Cet Italien lui apprit à se venger: on
en sait les suites qui font frémir. La marquise n’attenta point à la
vie de son mari, qui avait eu de l’indulgence pour un amour dont
lui-même était la cause; mais la fureur de la vengeance la porta à
empoisonner son père, ses deux frères, et sa sœur. Au milieu de tant de
crimes elle avait de la religion; elle allait souvent à confesse; et
même lorsqu’on l’arrêta dans Liége on trouva une confession générale
écrite de sa main, qui servit non pas de preuve contre elle, mais de
présomption. Il est faux qu’elle eût essayé ses poisons dans les
hôpitaux, comme le disait le peuple, et comme il est écrit dans les
_Causes célèbres_, ouvrage d’un avocat sans causes[105], et fait pour le
peuple; mais il est vrai qu’elle eut, ainsi que Sainte-Croix, des
liaisons secrètes avec des personnes accusées depuis des mêmes crimes.
Elle fut brûlée, en 1676, après avoir eu la tête tranchée. Mais depuis
1670 qu’Exili avait commencé à faire des poisons, jusqu’en 1680, ce
crime infecta Paris. On ne peut dissimuler que Penautier, le receveur
général du clergé, ami de cette femme, fut accusé quelque temps après
d’avoir mis ses secrets en usage, et qu’il lui en coûta la moitié de son
bien pour supprimer les accusations.

La Voisin, la Vigoureux, un prêtre nommé Le Sage, et d’autres,
trafiquèrent des secrets d’Exili, sous prétexte d’amuser les ames
curieuses et faibles par des apparitions d’esprits. On crut le crime
plus répandu qu’il n’était en effet. La chambre ardente fut établie à
l’Arsenal, près de la Bastille, en 1680. Les plus grands seigneurs y
furent cités, entre autres deux nièces du cardinal Mazarin[106], la
duchesse de Bouillon, et la comtesse de Soissons, mère du prince Eugène.

La duchesse de Bouillon ne fut décrétée que d’ajournement personnel, et
n’était accusée que d’une curiosité ridicule trop ordinaire alors, mais
qui n’est pas du ressort de la justice. L’ancienne habitude de consulter
des devins, de faire tirer son horoscope, de chercher des secrets pour
se faire aimer, subsistait encore parmi le peuple, et même chez les
premiers du royaume.

Nous avons déjà remarqué[107] qu’à la naissance de Louis XIV on avait
fait entrer l’astrologue Morin dans la chambre même de la reine-mère,
pour tirer l’horoscope de l’héritier de la couronne. Nous avons vu même
le duc d’Orléans, régent du royaume, curieux de cette charlatanerie, qui
séduisit toute l’antiquité; et toute la philosophie du célèbre comte de
Boulainvilliers ne put jamais le guérir de cette chimère. Elle était
bien pardonnable à la duchesse de Bouillon, et à toutes les dames qui
eurent les mêmes faiblesses. Le prêtre Le Sage, la Voisin, et la
Vigoureux, s’étaient fait un revenu de la curiosité des ignorants qui
étaient en très grand nombre. Ils prédisaient l’avenir; ils fesaient
voir le diable. S’ils s’en étaient tenus là, il n’y aurait eu que du
ridicule dans eux et dans la chambre ardente.

La Reynie, l’un des présidents de cette chambre, fut assez malavisé pour
demander à la duchesse de Bouillon si elle avait vu le diable; elle
répondit qu’elle le voyait dans ce moment, qu’il était fort laid et fort
vilain, et qu’il était déguisé en conseiller d’état. L’interrogatoire ne
fut guère poussé plus loin.

L’affaire de la comtesse de Soissons et du maréchal de Luxembourg fut
plus sérieuse. Le Sage, la Voisin, la Vigoureux, et d’autres complices
encore, étaient en prison, accusés d’avoir vendu des poisons qu’on
appelait _la poudre de succession_; ils chargèrent tous ceux qui les
étaient venus consulter. La comtesse de Soissons fut du nombre. Le roi
eut la condescendance de dire à cette princesse que, si elle se sentait
coupable, il lui conseillait de se retirer. Elle répondit qu’elle était
très innocente; mais qu’elle n’aimait pas à être interrogée par la
justice. Ensuite elle se retira à Bruxelles, où elle est morte sur la
fin de 1708, lorsque le prince Eugène son fils la vengeait par tant de
victoires, et triomphait de Louis XIV.

François-Henri de Montmorenci-Boutteville, duc, pair et maréchal de
France, qui unissait le grand nom de Montmorenci à celui de la maison
impériale de Luxembourg, déjà célèbre en Europe par des actions de grand
capitaine, fut dénoncé à la chambre ardente. Un de ses gens d’affaires,
nommé Bonard, voulant recouvrer des papiers importants qui étaient
perdus, s’adressa au prêtre Le Sage pour les lui faire retrouver. Le
Sage commença par exiger de lui qu’il se confessât, et qu’il allât
ensuite pendant neuf jours en trois différentes églises, où il
réciterait trois psaumes.

Malgré la confession et les psaumes, les papiers ne se retrouvèrent
point; ils étaient entre les mains d’une fille nommée Dupin. Bonard,
sous les yeux de Le Sage, fit, au nom du maréchal de Luxembourg, une
espèce de conjuration par laquelle la Dupin devait devenir impuissante
en cas qu’elle ne lui rendît pas les papiers[108]: on ne sait pas trop
ce que c’est qu’une fille impuissante. La Dupin ne rendit rien, et n’en
eut pas moins d’amants.

Bonard, désespéré, se fit donner un nouveau plein-pouvoir par le
maréchal; et entre ce plein-pouvoir et la signature, il se trouva deux
lignes d’une écriture différente par lesquelles le maréchal se donnait
au diable.

Le Sage, Bonard, la Voisin, la Vigoureux, et plus de quarante accusés
ayant été enfermés à la Bastille, Le Sage déposa que le maréchal s’était
adressé au diable et à lui pour faire mourir cette Dupin qui n’avait pas
voulu rendre les papiers; leurs complices ajoutaient qu’ils avaient
assassiné la Dupin par son ordre, qu’ils l’avaient coupée en quartiers,
et jetée dans la rivière.

Ces accusations étaient aussi improbables qu’atroces. Le maréchal
devait comparaître devant la cour des pairs; le parlement et les pairs
devaient revendiquer le droit de le juger: ils ne le firent pas.
L’accusé se rendit lui-même à la Bastille; démarche qui prouvait son
innocence sur cet assassinat prétendu.

(1679) Le secrétaire d’état Louvois, qui ne l’aimait pas, le fit
enfermer dans une espèce de cachot de six pas et demi de long, où il
tomba très malade. On l’interrogea le second jour, et on le laissa
ensuite cinq semaines entières sans continuer son procès; injustice
cruelle envers tout particulier, et plus condamnable encore envers un
pair du royaume. Il voulut écrire au marquis de Louvois pour s’en
plaindre; on ne le lui permit pas: il fut enfin interrogé. On lui
demanda s’il n’avait pas donné des bouteilles de vin empoisonnées pour
faire mourir le frère de la Dupin et une fille qu’il entretenait.

Il paraissait bien absurde qu’un maréchal de France, qui avait commandé
des armées, eût voulu empoisonner un malheureux bourgeois et sa
maîtresse, sans pouvoir tirer aucun avantage d’un si grand crime.

Enfin, on lui confronta Le Sage et un autre prêtre nommé d’Avaux, avec
lesquels on l’accusait d’avoir fait des sortiléges pour faire périr plus
d’une personne.

Tout son malheur venait d’avoir vu une fois Le Sage, et de lui avoir
demandé des horoscopes.

Parmi les imputations horribles qui fesaient la base du procès, Le Sage
dit que le maréchal, duc de Luxembourg, avait fait un pacte avec le
diable, afin de pouvoir marier son fils à la fille du marquis de
Louvois. L’accusé répondit: «Quand Matthieu de Montmorenci épousa la
veuve de Louis-le-Gros, il ne s’adressa point au diable, mais aux
états-généraux, qui déclarèrent que, pour acquérir au roi mineur l’appui
des Montmorencis, il fallait faire ce mariage.»

Cette réponse était fière, et n’était pas d’un coupable. Le procès dura
quatorze mois: il n’y eut de jugement ni pour ni contre lui. La Voisin,
la Vigoureux, et son frère, le prêtre, qui s’appelait aussi Vigoureux,
furent brûlés avec Le Sage à la Grève. Le maréchal de Luxembourg alla
quelques jours à la campagne, et revint ensuite à la cour faire les
fonctions de capitaine des gardes, sans voir Louvois, et sans que le roi
lui parlât de tout ce qui s’était passé.

Nous avons vu[109] comment il eut depuis le commandement des armées
qu’il ne demanda pas, et par combien de victoires il imposa silence à
ses ennemis.

On peut juger quelles rumeurs affreuses toutes ces accusations
excitaient dans Paris. Le supplice du feu, dont la Voisin et ses
complices furent punis, mit fin aux recherches et aux crimes. Cette
abomination ne fut que le partage de quelques particuliers, et ne
corrompit point les mœurs douces de la nation; mais elle laissa dans les
esprits un penchant funeste à soupçonner des morts naturelles d’avoir
été violentes.

Ce qu’on avait cru de la destinée malheureuse de madame Henriette
d’Angleterre, on le crut ensuite de sa fille, Marie-Louise, qu’on maria,
en 1679, au roi d’Espagne Charles II. Cette jeune princesse partit à
regret pour Madrid. Mademoiselle avait souvent dit à Monsieur, frère du
roi: «Ne menez pas si souvent votre fille à la cour; elle sera trop
malheureuse ailleurs.» Cette jeune princesse voulait épouser
Monseigneur. «Je vous fais reine d’Espagne, lui dit le roi; que
pourrais-je de plus pour ma fille?--Ah! répondit-elle, vous pourriez
plus pour votre nièce.» Elle fut enlevée au monde en 1689, au même âge
que sa mère. Il passa pour constant que le conseil autrichien de Charles
II voulait se défaire d’elle, parcequ’elle aimait son pays, et qu’elle
pouvait empêcher le roi son mari de se déclarer pour les alliés contre
la France[110]. On lui envoya même de Versailles de ce qu’on croit du
contre-poison; précaution très incertaine, puisque ce qui peut guérir
une espèce de mal peut envenimer l’autre, et qu’il n’y a point
d’antidote général: le contre-poison prétendu arriva après sa mort. Ceux
qui ont lu les Mémoires compilés par le marquis de Dangeau trouveront
que le roi dit en soupant: «La reine d’Espagne est morte empoisonnée
dans une tourte d’anguille: la comtesse de Pernits[111], les caméristes
Zapata et Nina, qui en ont mangé après elle, sont mortes du même
poison.»

Après avoir lu cette étrange anecdote dans ces Mémoires manuscrits,
qu’on dit faits avec soin par un courtisan qui n’avait presque point
quitté Louis XIV pendant quarante ans, je ne laissai pas d’être encore
en doute: je m’informai à d’anciens domestiques du roi, s’il était vrai
que ce monarque, toujours retenu dans ses discours, eût jamais prononcé
des paroles si imprudentes. Ils m’assurèrent tous que rien n’était plus
faux. Je demandai à madame la duchesse de Saint-Pierre, qui arrivait
d’Espagne, s’il était vrai que ces trois personnes fussent mortes avec
la reine; elle me donna des attestations que toutes trois avaient
survécu long-temps à leur maîtresse. Enfin je sus que ces Mémoires du
marquis de Dangeau, qu’on regarde comme un monument précieux, n’étaient
que des _nouvelles à la main_, écrites quelquefois par un de ses
domestiques; et je puis répondre qu’on s’en aperçoit souvent au style,
aux inutilités, et aux faussetés dont ce recueil est rempli. Après
toutes ces idées funestes, où la mort de Henriette d’Angleterre nous a
conduits, il faut revenir aux événements de la cour qui suivirent sa
perte.

La princesse palatine lui succéda un an après, et fut mère du duc
d’Orléans, régent du royaume. Il fallut qu’elle renonçât au calvinisme
pour épouser Monsieur; mais elle conserva toujours pour son ancienne
religion un respect secret qu’il est difficile de secouer quand
l’enfance l’a imprimé dans le cœur.

L’aventure infortunée d’une fille d’honneur de la reine, en 1673, donna
lieu à un nouvel établissement. Ce malheur est connu par le sonnet de
l’_Avorton_, dont les vers ont été tant cités:

            Toi que l’amour fit par un crime,
    Et que l’honneur défait par un crime à son tour,
    Funeste ouvrage de l’amour,
    De l’honneur funeste victime... etc.[112]

Les dangers attachés à l’état de fille, dans une cour galante et
voluptueuse, déterminèrent à substituer aux douze filles d’honneur, qui
embellissaient la cour de la reine, douze dames du palais; et depuis, la
maison des reines fut ainsi composée. Cet établissement rendait la cour
plus nombreuse et plus magnifique, en y fixant les maris et les parents
de ces dames, ce qui augmentait la société, et répandait plus
d’opulence.

La princesse de Bavière, épouse de Monseigneur, ajouta, dans les
commencements, de l’éclat et de la vivacité à cette cour. La marquise de
Montespan attirait toujours l’attention principale; mais enfin elle
cessait de plaire, et les emportements altiers de sa douleur ne
ramenaient pas un cœur qui s’éloignait. Cependant elle tenait toujours à
la cour par une grande charge, étant surintendante de la maison de la
reine; et au roi par ses enfants, par l’habitude, et par son ascendant.

On lui conservait tout l’extérieur de la considération et de l’amitié,
qui ne la consolait pas; et le roi, affligé de lui causer des chagrins
violents, et entraîné par d’autres goûts, trouvait déjà dans la
conversation de madame de Maintenon une douceur qu’il ne goûtait plus
auprès de son ancienne maîtresse. Il se sentait à-la-fois partagé entre
madame de Montespan, qu’il ne pouvait quitter, mademoiselle de Fontange,
qu’il aimait, et madame de Maintenon, de qui l’entretien devenait
nécessaire à son ame tourmentée. Ces trois rivales de faveur tenaient
toute la cour en suspens. Il paraît assez honorable pour Louis XIV
qu’aucune de ces intrigues n’influât sur les affaires générales, et que
l’amour, qui troublait la cour, n’ait jamais mis le moindre trouble dans
le gouvernement. Rien ne prouve mieux, ce me semble, que Louis XIV avait
une ame aussi grande que sensible.

Je croirais même que ces intrigues de cour, étrangères à l’état, ne
devraient point entrer dans l’histoire, si le grand siècle de Louis XIV
ne rendait tout intéressant, et si le voile de ces mystères n’avait été
levé par tant d’historiens, qui, pour la plupart, les ont défigurés.



CHAPITRE XXVII.

Suite des particularités et anecdotes.


La jeunesse, la beauté de mademoiselle de Fontange, un fils qu’elle
donna au roi en 1680, le titre de duchesse dont elle fut décorée,
écartaient madame de Maintenon de la première place, qu’elle n’osait
espérer et qu’elle eut depuis: mais la duchesse de Fontange et son fils
moururent en 1681.

La marquise de Montespan n’ayant plus de rivale déclarée, n’en posséda
pas plus un cœur fatigué d’elle et de ses murmures. Quand les hommes ne
sont plus dans leur jeunesse, ils ont presque tous besoin de la société
d’une femme complaisante; le poids des affaires rend surtout cette
consolation nécessaire. La nouvelle favorite, madame de Maintenon, qui
sentait le pouvoir secret qu’elle acquérait tous les jours, se
conduisait avec cet art qui est si naturel aux femmes, et qui ne déplaît
pas aux hommes. Elle écrivit un jour à madame de Frontenac, sa cousine,
en qui elle avait une entière confiance: «Je le renvoie toujours
affligé, et jamais désespéré.» Dans ce temps où sa faveur croissait, où
madame de Montespan touchait à sa chute, ces deux rivales se voyaient
tous les jours, tantôt avec une aigreur secrète, tantôt avec une
confiance passagère, que la nécessité de se parler et la lassitude de la
contrainte mettaient quelquefois dans leurs entretiens[113]. Elles
convinrent de faire, chacune de leur côté, des Mémoires de tout ce qui
se passait à la cour. L’ouvrage ne fut pas poussé fort loin. Madame de
Montespan se plaisait à lire quelque chose de ces mémoires à ses amis,
dans les dernières années de sa vie. La dévotion, qui se mêlait à toutes
ces intrigues secrètes, affermissait encore la faveur de madame de
Maintenon, et éloignait madame de Montespan. Le roi se reprochait son
attachement pour une femme mariée, et sentait surtout ce scrupule depuis
qu’il ne sentait plus d’amour. Cette situation embarrassante subsista
jusqu’en 1685, année mémorable par la révocation de l’édit de Nantes. On
voyait alors des scènes bien différentes: d’un côté le désespoir et la
fuite d’une partie de la nation; de l’autre, de nouvelles fêtes à
Versailles; Trianon et Marli bâtis; la nature forcée dans tous ces lieux
de délices, et des jardins où l’art était épuisé. Le mariage du
petit-fils du grand Condé avec mademoiselle de Nantes, fille du roi et
de madame de Montespan, fut le dernier triomphe de cette maîtresse, qui
commençait à se retirer de la cour.

Le roi maria depuis deux enfants qu’il avait eus d’elle: mademoiselle
de Blois avec le duc de Chartres, que nous avons vu depuis régent du
royaume; et le duc du Maine à Louise-Bénédicte de Bourbon, petite-fille
du grand Condé, et sœur de M. le Duc, princesse célèbre par son esprit
et par le goût des arts. Ceux qui ont seulement approché du Palais-Royal
et de Sceaux savent combien sont faux tous les bruits populaires
recueillis dans tant d’histoires concernant ces mariages[114].

(1685) Avant la célébration du mariage de monsieur le Duc avec
mademoiselle de Nantes, le marquis de Seignelai, à cette occasion, donna
au roi une fête digne de ce monarque, dans les jardins de Sceaux[115],
plantés par Le Nôtre, avec autant de goût que ceux de Versailles. On y
exécuta l’idylle de la Paix, composée par Racine. Il y eut dans
Versailles un nouveau carrousel, et après le mariage, le roi étala une
magnificence singulière, dont le cardinal Mazarin avait donné la
première idée en 1656. On établit dans le salon de Marli quatre
boutiques remplies de ce que l’industrie des ouvriers de Paris avait
produit de plus riche et de plus recherché. Ces quatre boutiques étaient
autant de décorations superbes, qui représentaient les quatre saisons de
l’année. Madame de Montespan en tenait une avec Monseigneur. Sa rivale,
madame de Maintenon, en tenait une autre avec le duc du Maine. Les deux
nouveaux mariés avaient chacun la leur; monsieur le Duc avec madame de
Thiange; et madame la Duchesse, à qui la bienséance ne permettait pas
d’en tenir une avec un homme, à cause de sa grande jeunesse, était avec
la duchesse de Chevreuse. Les dames et les hommes nommés du voyage
tiraient au sort les bijoux dont ces boutiques étaient garnies. Ainsi,
le roi fit des présents à toute la cour, d’une manière digne d’un roi.
La loterie du cardinal Mazarin fut moins ingénieuse et moins brillante.
Ces loteries avaient été mises en usage autrefois par les empereurs
romains; mais aucun d’eux n’en releva la magnificence par tant de
galanterie.

Après le mariage de sa fille, madame de Montespan ne reparut plus à la
cour. Elle vécut à Paris avec beaucoup de dignité. Elle avait un grand
revenu, mais viager; et le roi lui fit payer toujours une pension de
mille louis d’or par mois[116]. Elle allait prendre tous les ans les
eaux à Bourbon, et y mariait des filles du voisinage, qu’elle dotait.
Elle n’était plus dans l’âge où l’imagination, frappée par de vives
impressions, envoie aux carmélites. Elle mourut à Bourbon en 1707.

Un an après le mariage de mademoiselle de Nantes avec monsieur le Duc,
mourut à Fontainebleau le prince de Condé, à l’âge de soixante-six
ans[117], d’une maladie qui empira par l’effort qu’il fit d’aller voir
madame la Duchesse, qui avait la petite-vérole. On peut juger par cet
empressement, qui lui coûta la vie, s’il avait eu de la répugnance au
mariage de son petit-fils avec cette fille du roi et de madame de
Montespan, comme l’ont écrit tous ces gazetiers de mensonges, dont la
Hollande était alors infectée. On trouve encore dans une _Histoire du
prince de Condé_[118], sortie de ces mêmes bureaux d’ignorance et
d’imposture, que le roi se plaisait en toute occasion à mortifier ce
prince, et qu’au mariage de la princesse de Conti, fille de madame de La
Vallière, le secrétaire d’état lui refusa le titre de _haut et puissant
seigneur_, comme si ce titre était celui qu’on donne aux princes du
sang. L’écrivain qui a composé l’_Histoire de Louis XIV_[119], dans
Avignon, en partie sur ces malheureux mémoires, pouvait-il assez ignorer
le monde et les usages de notre cour pour rapporter des faussetés
pareilles?

Cependant, après le mariage de madame la Duchesse, après l’éclipse
totale de la mère, madame de Maintenon, victorieuse, prit un tel
ascendant, et inspira à Louis XIV tant de tendresse et de scrupule, que
le roi, par le conseil du P. La Chaise, l’épousa secrètement, au mois de
janvier 1686, dans une petite chapelle qui était au bout de
l’appartement occupé depuis par le duc de Bourgogne. IL n’y eut aucun
contrat, aucune stipulation. L’archevêque de Paris, Harlai de Chanvalon,
leur donna la bénédiction; le confesseur y assista; Montchevreuil[120]
et Bontems, premiers valets de chambre, y furent comme témoins. Il n’est
plus permis de supprimer ce fait, rapporté dans tous les auteurs, qui,
d’ailleurs, se sont trompés sur les noms, sur le lieu, et sur les dates.
Louis XIV était alors dans sa quarante-huitième année, et la personne
qu’il épousait, dans sa cinquante-deuxième[121]. Ce prince, comblé de
gloire, voulait mêler aux fatigues du gouvernement les douceurs
innocentes d’une vie privée: ce mariage ne l’engageait à rien d’indigne
de son rang. Il fut toujours problématique à la cour si madame de
Maintenon était mariée: on respectait en elle le choix du roi, sans la
traiter en reine.

La destinée de cette dame paraît, parmi nous, fort étrange, quoique
l’histoire fournisse beaucoup d’exemples de fortunes plus grandes et
plus marquées, qui ont eu des commencements plus petits. La marquise de
Saint-Sébastien, que le roi de Sardaigne, Victor-Amédée, épousa, n’était
pas au-dessus de madame de Maintenon: l’impératrice de Russie,
Catherine, était fort au-dessous; et la première femme de Jacques II,
roi d’Angleterre, lui était bien inférieure, selon les préjugés de
l’Europe, inconnus dans le reste du monde.

Elle était d’une ancienne maison, petite-fille de Théodore-Agrippa
d’Aubigné, gentilhomme ordinaire de la chambre de Henri IV. Son père,
Constant d’Aubigné, ayant voulu faire un établissement à la Caroline, et
s’étant adressé aux Anglais, fut mis en prison au château Trompette, et
en fut délivré par la fille du gouverneur, nommé Cardillac, gentilhomme
bordelais. Constant d’Aubigné épousa sa bienfaitrice en 1627, et la mena
à la Caroline. De retour en France avec elle au bout de quelques années,
tous deux furent enfermés à Niort en Poitou par ordre de la cour. Ce fut
dans cette prison de Niort que naquit en 1635 Françoise d’Aubigné,
destinée à éprouver toutes les rigueurs et toutes les faveurs de la
fortune. Menée à l’âge de trois ans en Amérique; laissée par la
négligence d’un domestique sur le rivage, prête à y être dévorée d’un
serpent, ramenée orpheline, à l’âge de douze ans, élevée avec la plus
grande dureté chez madame de Neuillant, mère de la duchesse de
Navailles, sa parente, elle fut trop heureuse d’épouser, en 1651, Paul
Scarron, qui logeait auprès d’elle dans la rué d’Enfer. Scarron était
d’une ancienne famille du parlement, illustrée par de grandes alliances;
mais le burlesque dont il fesait profession l’avilissait en le fesant
aimer. Ce fut pourtant une fortune pour mademoiselle d’Aubigné d’épouser
cet homme disgracié de la nature, impotent, et qui n’avait qu’un bien
très médiocre. Elle fit, avant ce mariage, abjuration de la religion
calviniste, qui était la sienne comme celle de ses ancêtres. Sa beauté
et son esprit la firent bientôt distinguer. Elle fut recherchée avec
empressement de la meilleure compagnie de Paris: et ce temps de sa
jeunesse fut sans doute le plus heureux de sa vie[122]. Après la mort de
son mari, arrivée en 1660, elle fit long-temps solliciter auprès du roi
une petite pension de quinze cents livres, dont Scarron avait joui.
Enfin, au bout de quelques années, le roi lui en donna une de deux
mille, en lui disant: «Madame, je vous ai fait attendre long-temps; mais
vous avez tant d’amis que j’ai voulu avoir seul ce mérite auprès de
vous.»

Ce fait m’a été conté par le cardinal de Fleury, qui se plaisait à le
rapporter souvent, parcequ’il disait que Louis XIV lui avait fait le
même compliment, en lui donnant l’évêché de Fréjus.

Cependant il est prouvé par les lettres mêmes de madame de Maintenon,
qu’elle dut à madame de Montespan ce léger secours qui la tira de la
misère. On se ressouvint d’elle quelques années après, lorsqu’il fallut
élever en secret le duc du Maine, que le roi avait eu, en 1670, de la
marquise de Montespan. Ce ne fut certainement qu’en 1672 qu’elle fut
choisie pour présider à cette éducation secrète: elle dit dans une de
ses lettres: «Si les enfants sont au roi, je le veux bien; car je ne me
chargerais pas sans scrupule de ceux de madame de Montespan[123]: ainsi
il faut que le roi me l’ordonne; voilà mon dernier mot.» Madame de
Montespan n’avait deux enfants qu’en 1672, le duc du Maine et le comte
de Vexin. Les dates des lettres de madame de Maintenon, de 1670, dans
lesquelles elle parle de ces deux enfants, dont l’un n’était pas encore
né, sont donc évidemment fausses. Presque toutes les dates de ces
lettres imprimées sont erronées. Cette infidélité pourrait donner de
violents soupçons sur l’authenticité de ces lettres, si d’ailleurs on
n’y reconnaissait pas un caractère de naturel et de vérité qu’il est
presque impossible de contrefaire[124].

Il n’est pas fort important de savoir en quelle année cette dame fut
chargée du soin des enfants naturels de Louis XIV; mais l’attention à
ces petites vérités fait voir avec quel scrupule on a écrit les faits
principaux de cette histoire.

Le duc du Maine était né avec un pied difforme. Le premier médecin,
D’Aquin, qui était dans la confidence, jugea qu’il fallait envoyer
l’enfant aux eaux de Barège. On chercha une personne de confiance, qui
pût se charger de ce dépôt[125]. Le roi se souvint de madame Scarron. M.
de Louvois alla secrètement à Paris lui proposer ce voyage. Elle eut
soin depuis ce temps-là de l’éducation du duc du Maine, nommée à cet
emploi par le roi, et non point par madame de Montespan, comme on l’a
dit. Elle écrivait au roi directement; ses lettres plurent beaucoup.
Voilà l’origine de sa fortune: son mérite fit tout le reste.

Le roi, qui ne pouvait d’abord s’accoutumer à elle, passa de l’aversion
à la confiance, et de la confiance à l’amour. Les lettres que nous avons
d’elle sont un monument bien plus précieux qu’on ne pense: elles
découvrent ce mélange de religion et de galanterie, de dignité et de
faiblesse, qui se trouve si souvent dans le cœur humain, et qui était
dans celui de Louis XIV. Celui de madame de Maintenon paraît à-la-fois
plein d’une ambition et d’une dévotion qui ne se combattent jamais. Son
confesseur Gobelin approuve également l’une et l’autre; il est directeur
et courtisan; sa pénitente, devenue ingrate envers madame de Montespan,
se dissimule toujours son tort. Le confesseur nourrit cette illusion:
elle fait venir de bonne foi la religion au secours de ses charmes usés,
pour supplanter sa bienfaitrice devenue sa rivale.

Ce commerce étrange de tendresse et de scrupule de la part du roi,
d’ambition et de dévotion de la part de la nouvelle maîtresse, paraît
durer depuis 1681 jusqu’à 1686, qui fut l’époque de leur mariage.

Son élévation ne fut pour elle qu’une retraite. Renfermée dans son
appartement, qui était de plain-pied à celui du roi, elle se bornait à
une société de deux ou trois dames retirées comme elle; encore les
voyait-elle rarement. Le roi venait tous les jours chez elle après son
dîner, avant et après le souper, et y demeurait jusqu’à minuit. Il y
travaillait avec ses ministres, pendant que madame de Maintenon
s’occupait à la lecture, ou à quelque ouvrage des mains, ne s’empressant
jamais de parler d’affaires d’état, paraissant souvent les ignorer,
rejetant bien loin tout ce qui avait la plus légère apparence d’intrigue
et de cabale; beaucoup plus occupée de complaire à celui qui gouvernait
que de gouverner, et ménageant son crédit en ne l’employant qu’avec une
circonspection extrême. Elle ne profita point de sa place pour faire
tomber toutes les dignités et tous les grands emplois dans sa famille.
Son frère, le comte d’Aubigné, ancien lieutenant-général, ne fut pas
même maréchal de France. Un cordon bleu, et quelques parts secrètes[126]
dans les fermes générales, furent sa seule fortune: aussi disait-il au
maréchal de Vivonne, frère de madame de Montespan, «qu’il avait eu son
bâton de maréchal en argent comptant.»

Le marquis de Villette, son neveu, ou son cousin[127], ne fut que chef
d’escadre. Madame de Caylus, fille de ce marquis de Villette, n’eut en
mariage qu’une pension modique donnée par Louis XIV. Madame de
Maintenon, en mariant sa nièce d’Aubigné au fils du premier maréchal de
Noailles[128], ne lui donna que deux cent mille francs: le roi fit le
reste. Elle n’avait elle-même que la terre de Maintenon, qu’elle avait
achetée des bienfaits du roi[129]. Elle voulut que le public lui
pardonnât son élévation en faveur de son désintéressement. La seconde
femme du marquis de Villette, depuis madame de Bolingbroke, ne put
jamais rien obtenir d’elle. Je lui ai souvent entendu dire qu’elle
avait reproché à sa cousine le peu qu’elle fesait pour sa famille, et
qu’elle lui avait dit en colère: «Vous voulez jouir de votre modération,
et que votre famille en soit la victime.» Madame de Maintenon oubliait
tout quand elle craignait de choquer les sentiments de Louis XIV. Elle
n’osa pas même soutenir le cardinal de Noailles contre le P. Le Tellier.
Elle avait beaucoup d’amitié pour Racine; mais cette amitié ne fut pas
assez courageuse pour le protéger contre un léger ressentiment du roi.
Un jour, touchée de l’éloquence avec laquelle il lui avait parlé de la
misère du peuple, en 1698, misère toujours exagérée, mais qui fut portée
réellement depuis jusqu’à une extrémité déplorable, elle engagea son ami
à faire un mémoire, qui montrât le mal et le remède. Le roi le lut; et
en ayant témoigné du chagrin, elle eut la faiblesse d’en nommer
l’auteur, et celle de ne le pas défendre. Racine, plus faible encore,
fut pénétré d’une douleur qui le mit depuis au tombeau[130].

Du même fonds de caractère dont elle était incapable de rendre service,
elle l’était aussi de nuire. L’abbé de Choisi rapporte que le ministre
Louvois s’était jeté aux pieds de Louis XIV pour l’empêcher d’épouser la
veuve Scarron. Si l’abbé de Choisi savait ce fait, madame de Maintenon
en était instruite, et non seulement elle pardonna à ce ministre, mais
elle apaisa le roi dans les mouvements de colère que l’humeur brusque
du marquis de Louvois inspirait quelquefois à son maître[131].

Louis XIV, en épousant madame de Maintenon, ne se donna donc qu’une
compagne agréable et soumise. La seule distinction publique qui fesait
sentir son élévation secrète, c’est qu’à la messe elle occupait une de
ces petites tribunes ou lanternes dorées, qui ne semblaient faites que
pour le roi et la reine. D’ailleurs, nul extérieur de grandeur. La
dévotion qu’elle avait inspirée au roi, et qui avait servi à son
mariage, devint peu-à-peu un sentiment vrai et profond, que l’âge et
l’ennui fortifièrent. Elle s’était déjà donné, à la cour et auprès du
roi, la considération d’une fondatrice, en rassemblant à Noisi plusieurs
filles de qualité; et le roi avait affecté déjà les revenus de l’abbaye
de Saint-Denys à cette communauté naissante. Saint-Cyr fut bâti au bout
du parc de Versailles, en 1686. Elle donna alors à cet établissement
toute sa forme, en fit les réglements avec Godet Desmarets, évêque de
Chartres, et fut elle-même supérieure de ce couvent. Elle y allait
souvent passer quelques heures; et quand je dis que l’ennui la
déterminait à ces occupations, je ne parle que d’après elle. Qu’on lise
ce qu’elle écrivait à madame de La Maisonfort, dont il est parlé dans le
chapitre du Quiétisme.

«Que ne puis-je vous donner mon expérience! que ne puis-je vous faire
voir l’ennui qui dévore les grands, et la peine qu’ils ont à remplir
leurs journées! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse, dans une
fortune qu’on aurait eu peine à imaginer? J’ai été jeune et jolie; j’ai
goûté les plaisirs; j’ai été aimée partout. Dans un âge plus avancé,
j’ai passé des années dans le commerce de l’esprit; je suis venue à la
faveur, et je vous proteste, ma chère fille, que tous les états laissent
un vide affreux[132].»

Si quelque chose pouvait détromper de l’ambition, ce serait assurément
cette lettre. Madame de Maintenon, qui pourtant n’avait d’autre chagrin
que l’uniformité de sa vie auprès d’un grand roi[133], disait un jour au
comte d’Aubigné son frère: «Je n’y peux plus tenir, je voudrais être
morte.» On sait quelle réponse il lui fit: «Vous avez donc parole
d’épouser Dieu le père?»

A la mort du roi, elle se retira entièrement à Saint-Cyr. Ce qui peut
surprendre, c’est que le roi ne lui avait presque rien assuré. Il la
recommanda seulement au duc d’Orléans. Elle ne voulut qu’une pension de
quatre-vingt mille livres, qui lui fut exactement payée jusqu’à sa mort,
arrivée en 1719, le 15 d’avril. On a trop affecté d’oublier dans son
épitaphe le nom de Scarron: ce nom n’est point avilissant, et l’omission
ne sert qu’à faire penser qu’il peut l’être.

La cour fut moins vive et plus sérieuse, depuis que le roi commença à
mener avec madame de Maintenon une vie plus retirée; et la maladie
considérable qu’il eut en 1686 contribua encore à lui ôter le goût de
ces fêtes galantes qui avaient jusque-là signalé presque toutes ses
années. Il fut attaqué d’une fistule dans le dernier des intestins.
L’art de la chirurgie, qui fit sous ce règne plus de progrès en France
que dans tout le reste de l’Europe, n’était pas encore familiarisé avec
cette maladie. Le cardinal de Richelieu en était mort, faute d’avoir été
bien traité. Le danger du roi émut toute la France. Les églises furent
remplies d’un peuple innombrable, qui demandait la guérison de son roi,
les larmes aux yeux. Ce mouvement d’un attendrissement général fut
presque semblable à ce que nous avons vu, lorsque son successeur[134]
fut en danger de mort à Metz, en 1744. Ces deux époques apprendront à
jamais aux rois ce qu’ils doivent à une nation qui sait aimer ainsi.

Dès que Louis XIV ressentit les premières atteintes de ce mal, son
premier chirurgien Félix alla dans les hôpitaux chercher des malades qui
fussent dans le même péril: il consulta les meilleurs chirurgiens; il
inventa avec eux des instruments qui abrégeaient l’opération, et qui la
rendaient moins douloureuse. Le roi la souffrit sans se plaindre. Il fit
travailler ses ministres auprès de son lit le jour même; et, afin que la
nouvelle de son danger ne fit aucun changement dans les cours de
l’Europe, il donna audience le lendemain aux ambassadeurs. A ce courage
d’esprit se joignait la magnanimité avec laquelle il récompensa Félix;
il lui donna une terre qui valait alors plus de cinquante mille écus.

Depuis ce temps le roi n’alla plus aux spectacles. La dauphine de
Bavière, devenue mélancolique et attaquée d’une maladie de langueur qui
la fit enfin mourir en 1690, se refusa à tous les plaisirs, et resta
obstinément dans son appartement. Elle aimait les lettres; elle avait
même fait des vers; mais dans sa mélancolie, elle n’aimait plus que la
solitude.

Ce fut le couvent de Saint-Cyr qui ranima le goût des choses d’esprit.
Madame de Maintenon pria Racine, qui avait renoncé au théâtre pour le
jansénisme et pour la cour, de faire une tragédie qui put être
représentée par ses élèves. Elle voulut un sujet tiré de la _Bible_.
Racine composa _Esther_. Cette pièce, ayant d’abord été jouée dans la
maison de Saint-Cyr, le fut ensuite plusieurs fois à Versailles devant
le roi, dans l’hiver de 1689. Des prélats, des jésuites, s’empressaient
d’obtenir la permission de voir ce singulier spectacle. Il paraît
remarquable que cette pièce eut alors un succès universel; et que deux
ans après, _Athalie_, jouée par les mêmes personnes, n’en eut aucun. Ce
fut tout le contraire quand on joua ces pièces à Paris, long-temps
après la mort de l’auteur, et après le temps des partialités. _Athalie_,
représentée en 1717, fut reçue comme elle devait l’être, avec transport;
et _Esther_, en 1721, n’inspira que de la froideur, et ne reparut plus.
Mais alors il n’y avait plus de courtisans qui reconnussent avec
flatterie Esther dans madame de Maintenon, et avec malignité Vasthi dans
madame de Montespan, Aman dans M. de Louvois, et surtout les huguenots
persécutés par ce ministre dans la proscription des Hébreux. Le public
impartial ne vit qu’une aventure sans intérêt et sans vraisemblance; un
roi insensé, qui a passé six mois avec sa femme sans savoir, sans
s’informer même qui elle est; un ministre assez ridiculement barbare
pour demander au roi qu’il extermine toute une nation, vieillards,
femmes, enfants, parcequ’on ne lui a pas fait la révérence; ce même
ministre assez bête pour signifier l’ordre de tuer tous les Juifs dans
onze mois, afin de leur donner apparemment le temps d’échapper ou de se
défendre; un roi imbécile qui, sans prétexte y signe cet ordre ridicule,
et qui, sans prétexte, fait pendre subitement son favori: tout cela,
sans intrigue, sans action, sans intérêt, déplut beaucoup à quiconque
avait du sens et du goût[135]. Mais, malgré le vice du sujet, trente
vers d’_Esther_ valent mieux que beaucoup de tragédies qui ont eu de
grands succès[136].

Ces amusements ingénieux recommencèrent pour l’éducation d’Adélaïde de
Savoie, duchesse de Bourgogne, amenée en France à l’âge de onze ans.

C’est une des contradictions de nos mœurs, que, d’un côté, on ait laissé
un reste d’infamie attaché aux spectacles publics, et que, de l’autre,
on ait regardé ces représentations comme l’exercice le plus noble et le
plus digne des personnes royales. On éleva un petit théâtre dans
l’appartement de madame de Maintenon. La duchesse de Bourgogne, le duc
d’Orléans, y jouaient avec les personnes de la cour qui avaient le plus
de talents. Le fameux acteur Baron leur donnait des leçons, et jouait
avec eux. La plupart des tragédies de Duché, valet de chambre du roi,
furent composées pour ce théâtre; et l’abbé Genest, aumônier de la
duchesse d’Orléans, en fesait pour la duchesse du Maine, que cette
princesse et sa cour représentaient.

Ces occupations formaient l’esprit, et animaient la société[137].

Aucun de ceux qui ont trop censuré Louis XIV ne peut disconvenir qu’il
ne fût, jusqu’à la journée d’Hochstedt, le seul puissant, le seul
magnifique, le seul grand, presque en tout genre. Car, quoiqu’il y eût
des héros, comme Jean Sobieski et des rois de Suède, qui effaçassent en
lui le guerrier, personne n’effaça le monarque. Il faut avouer encore
qu’il soutint ses malheurs, et qu’il les répara. Il a eu des défauts, il
a fait de grandes fautes; mais ceux qui le condamnent l’auraient-ils
égalé s’ils avaient été à sa place?

La duchesse de Bourgogne croissait en graces et en mérite. Les éloges
qu’on donnait à sa sœur, en Espagne, lui inspirèrent une émulation qui
redoubla en elle le talent de plaire. Ce n’était pas une beauté
parfaite; mais elle avait le regard tel que son fils[138], un grand air,
une taille noble. Ces avantages étaient embellis par son esprit, et plus
encore par l’envie extrême de mériter les suffrages de tout le monde.
Elle était, comme Henriette d’Angleterre, l’idole et le modèle de la
cour, avec un plus haut rang: elle touchait au trône: la France
attendait du duc de Bourgogne un gouvernement tel que les sages de
l’antiquité en imaginèrent, mais dont l’austérité serait tempérée par
les graces de cette princesse, plus faites encore pour être senties que
la philosophie de son époux. Le monde sait comme toutes ces espérances
furent trompées. Ce fut le sort de Louis XIV, de voir périr en France
toute sa famille[139], par des morts prématurées; sa femme à
quarante-cinq ans; son fils unique à cinquante[140]; et un an après que
nous eûmes perdu son fils, nous vîmes son petit-fils, le dauphin duc de
Bourgogne, la dauphine sa femme, leur fils aîné, le duc de Bretagne,
portés à Saint-Denys, au même tombeau, au mois d’avril 1712; tandis que
le dernier de leurs enfants, monté depuis sur le trône, était dans son
berceau aux portes de la mort. Le duc de Berri, frère du duc de
Bourgogne, les suivit deux ans après; et sa fille, dans le même temps,
passa du berceau au cercueil.

Ce temps de désolation laissa dans les cœurs une impression si profonde,
que, dans la minorité de Louis XV, j’ai vu plusieurs personnes qui ne
parlaient de ces pertes qu’en versant des larmes. Le plus à plaindre de
tous les hommes, au milieu de tant de morts précipitées, était celui qui
semblait devoir hériter bientôt du royaume.

Ces mêmes soupçons qu’on avait eus à la mort de Madame et à celle de
Marie-Louise, reine d’Espagne, se réveillèrent avec une fureur
singulière. L’excès de la douleur publique aurait presque excusé la
calomnie, si elle avait été excusable. Il y avait du délire à penser
qu’on eût pu faire périr par un crime tant de personnes royales, en
laissant vivre le seul qui pouvait les venger. La maladie qui emporta le
dauphin duc de Bourgogne, sa femme et son fils, était une rougeole
pourprée épidémique. Ce mal fit périr à Paris, en moins d’un mois, plus
de cinq cents personnes. M. le duc de Bourbon, petit-fils du prince de
Condé, le duc de La Trimouille, madame de La Vrillière, madame de
Listenai, en furent attaqués à la cour. Le marquis de Gondrin, fils du
duc d’Antin, en mourut en deux jours. Sa femme, depuis comtesse de
Toulouse, fut à l’agonie. Cette maladie parcourut toute la France. Elle
fit périr en Lorraine les aînés de ce duc de Lorraine, François, destiné
à être un jour empereur, et à relever la maison d’Autriche.

Cependant, ce fut assez qu’un médecin, nommé Boudin, homme de plaisir,
hardi et ignorant, eût proféré ces paroles: «Nous n’entendons rien à de
pareilles maladies;» c’en fut assez, dis-je, pour que la calomnie n’eût
point de frein.

Philippe, duc d’Orléans, neveu de Louis XIV, avait un laboratoire, et
étudiait la chimie, ainsi que beaucoup d’autres arts: c’était une preuve
sans réplique. Le cri public était affreux; il faut en avoir été témoin
pour le croire. Plusieurs écrits et quelques malheureuses histoires de
Louis XIV éterniseraient les soupçons, si des hommes instruits ne
prenaient soin de les détruire. J’ose dire que, frappé de tout temps de
l’injustice des hommes, j’ai fait bien des recherches pour savoir la
vérité. Voici ce que m’a répété plusieurs fois le marquis de
Canillac[141], l’un des plus honnêtes hommes du royaume, intimement
attaché à ce prince soupçonné, dont il eut depuis beaucoup à se
plaindre. Le marquis de Canillac, au milieu de cette clameur publique,
va le voir dans son palais. Il le trouve étendu à terre, versant des
larmes, aliéné par le désespoir. Son chimiste, Homberg[142], court se
rendre à la Bastille, pour se constituer prisonnier; mais on n’avait
point d’ordre de le recevoir; on le refuse. Le prince (qui le croirait?)
demande lui-même, dans l’excès de sa douleur, à être mis en prison; il
veut que des forces juridiques éclaircissent son innocence; sa mère
demande avec lui cette justification cruelle. La lettre de cachet
s’expédie; mais elle n’est point signée; et le marquis de Canillac, dans
cette émotion d’esprit, conserva seul assez de sang froid pour sentir
les conséquences d’une démarche si désespérée. Il fit que la mère du
prince s’opposa à cette lettre de cachet ignominieuse. Le monarque qui
l’accordait, et son neveu, qui la demandait, étaient également
malheureux[143].



CHAPITRE XXVIII.

Suite des anecdotes.


Louis XIV dévorait sa douleur en public; il se laissa voir à
l’ordinaire; mais, en secret, les ressentiments de tant de malheurs le
pénétraient, et lui donnaient des convulsions. Il éprouvait toutes ces
pertes domestiques à la suite d’une guerre malheureuse, avant qu’il fût
assuré de la paix, et dans un temps où la misère désolait le royaume. On
ne le vit pas succomber un moment à ses afflictions.

Le reste de sa vie fut triste. Le dérangement des finances, auquel il ne
put remédier, aliéna les cœurs. Sa confiance entière pour le jésuite Le
Tellier, homme trop violent, acheva de les révolter. C’est une chose
très remarquable que le public, qui lui pardonna toutes ses maîtresses,
ne lui pardonna pas son confesseur. Il perdit, les trois dernières
années de sa vie, dans l’esprit de la plupart de ses sujets, tout ce
qu’il avait fait de grand et de mémorable.

Privé de presque tous ses enfants, sa tendresse, qui redoublait pour le
duc du Maine et pour le comte de Toulouse, ses fils légitimés, le porta
à les déclarer héritiers de la couronne, eux et leurs descendants, au
défaut des princes du sang, par un édit qui fut enregistré sans aucune
remontrance, en 1714. Il tempérait ainsi, par la loi naturelle, la
sévérité des lois de convention, qui privent les enfants nés hors du
mariage de tous droits à la succession paternelle. Les rois dispensent
de cette loi. Il crut pouvoir faire pour son sang ce qu’il avait fait en
faveur de plusieurs de ses sujets. Il crut surtout pouvoir établir pour
deux de ses enfants ce qu’il avait fait passer au parlement, sans
opposition, pour les princes de la maison de Lorraine. Il égala ensuite
le rang de ses bâtards à celui des princes du sang, en 1715[144]. Le
procès que les princes du sang intentèrent depuis aux princes légitimés
est connu[145]. Ceux-ci ont conservé, pour leurs personnes et pour leurs
enfants, les honneurs donnés par Louis XIV. Ce qui regarde leur
postérité dépendra du temps, du mérite, et de la fortune.

Louis XIV fut attaqué, vers le milieu du mois d’août 1715, au retour de
Marli, de la maladie qui termina ses jours. Ses jambes s’enflèrent; la
gangrène commença à se manifester. Le comte de Stair, ambassadeur
d’Angleterre, paria, selon le génie de sa nation, que le roi ne
passerait pas le mois de septembre. Le duc d’Orléans, qui, au voyage de
Marli, avait été absolument seul, eut alors toute la cour auprès de sa
personne. Un empirique, dans les derniers jours de la maladie du roi,
lui donna un élixir qui ranima ses forces. Il mangea, et l’empirique
assura qu’il guérirait. La foule qui entourait le duc d’Orléans diminua
dans le moment. «Si le roi mange une seconde fois, dit le duc d’Orléans,
nous n’aurons plus personne.» Mais la maladie était mortelle. Les
mesures étaient prises pour donner la régence absolue au duc d’Orléans.
Le roi ne la lui avait laissée que très limitée par son testament,
déposé au parlement; ou plutôt il ne l’avait établi que chef d’un
conseil de régence, dans lequel il n’aurait eu que la voix
prépondérante. Cependant il lui dit: «Je vous ai conservé tous les
droits que vous donne votre naissance[146].» C’est qu’il ne croyait pas
qu’il y eût de loi fondamentale qui donnât, dans une minorité, un
pouvoir sans bornes à l’héritier présomptif du royaume[147]. Cette
autorité suprême, dont on peut abuser, est dangereuse; mais l’autorité
partagée l’est encore davantage. Il crut qu’ayant été si bien obéi
pendant sa vie, il le serait après sa mort, et ne se souvenait pas qu’on
avait cassé le testament de son père[148].

(1ᵉʳ septembre 1715) D’ailleurs personne n’ignore avec quelle grandeur
d’ame il vit approcher la mort, disant à madame de Maintenon: «J’avais
cru qu’il était plus difficile de mourir;» et à ses domestiques:
«Pourquoi pleurez-vous? m’avez-vous cru immortel?» donnant
tranquillement ses ordres sur beaucoup de choses, et même sur sa pompe
funèbre. Quiconque a beaucoup de témoins de sa mort meurt toujours avec
courage. Louis XIII, dans sa dernière maladie, avait mis en musique le
_De profundis_ qu’on devait chanter pour lui. Le courage d’esprit avec
lequel Louis XIV vit sa fin fut dépouillé de cette ostentation répandue
sur toute sa vie. Ce courage alla jusqu’à avouer ses fautes. Son
successeur a toujours conservé écrites au chevet de son lit les paroles
remarquables que ce monarque lui dit, en le tenant sur son lit entre ses
bras: ces paroles ne sont point telles qu’elles sont rapportées dans
toutes les histoires. Les voici fidèlement copiées:

«Vous allez être bientôt roi d’un grand royaume. Ce que je vous
recommande plus fortement est de n’oublier jamais les obligations que
vous avez à Dieu. Souvenez-vous que vous lui devez tout ce que vous
êtes. Tâchez de conserver la paix avec vos voisins. J’ai trop aimé la
guerre; ne m’imitez pas en cela, non plus que dans les trop grandes
dépenses que j’ai faites. Prenez conseil en toutes choses, et cherchez à
connaître le meilleur pour le suivre toujours. Soulagez vos peuples le
plus tôt que vous le pourrez, et faites ce que j’ai eu le malheur de ne
pouvoir faire moi-même, etc.»

[149]Ce discours est très éloigné de la petitesse d’esprit qu’on lui
impute dans quelques Mémoires.

On lui a reproché d’avoir porté sur lui des reliques, les dernières
années de sa vie. Ses sentiments étaient grands; mais son confesseur,
qui ne l’était pas, l’avait assujetti à ces pratiques peu convenables,
et aujourd’hui désusitées, pour l’assujettir plus pleinement à ses
insinuations; et d’ailleurs ces reliques, qu’il avait la faiblesse de
porter, lui avaient été données par madame de Maintenon.

Quoique la vie et la mort de Louis XIV eussent été glorieuses, il ne fut
pas aussi regretté qu’il le méritait. L’amour de la nouveauté,
l’approche d’un temps de minorité, où chacun se figurait une fortune, la
querelle de la _Constitution_ qui aigrissait les esprits, tout fit
recevoir la nouvelle de sa mort avec un sentiment qui allait plus loin
que l’indifférence. Nous avons vu ce même peuple qui, en 1686, avait
demandé au ciel avec larmes la guérison de son roi malade[150], suivre
son convoi funèbre avec des démonstrations bien différentes. On prétend
que la reine sa mère lui avait dit un jour dans sa grande jeunesse:
«Mon fils, ressemblez à votre grand-père, et non pas à votre père.» Le
roi en ayant demandé la raison: «C’est, dit-elle, qu’à la mort de Henri
IV on pleurait, et qu’on a ri à celle de Louis XIII[151].»

Quoiqu’on lui ait reproché des petitesses, des duretés dans son zèle
contre le jansénisme, trop de hauteur avec les étrangers dans ses
succès, de la faiblesse pour plusieurs femmes, de trop grandes sévérités
dans des choses personnelles, des guerres légèrement entreprises,
l’embrasement du Palatinat, les persécutions contre les réformés:
cependant ses grandes qualités et ses actions, mises enfin dans la
balance, l’ont emporté sur ses fautes. Le temps, qui mûrit les opinions
des hommes, a mis le sceau à sa réputation; et malgré tout ce qu’on a
écrit contre lui, on ne prononcera point son nom sans respect, et sans
concevoir à ce nom l’idée d’un siècle éternellement mémorable. Si l’on
considère ce prince dans sa vie privée, on le voit à la vérité trop
plein de sa grandeur, mais affable, ne donnant point à sa mère de part
au gouvernement, mais remplissant avec elle tous les devoirs d’un fils,
et observant avec son épouse tous les dehors de la bienséance: bon père,
bon maître, toujours décent en public, laborieux dans le cabinet, exact
dans les affaires, pensant juste, parlant bien, et aimable avec
dignité.

J’ai déjà remarqué ailleurs[152] qu’il ne prononça jamais les paroles
qu’on lui fait dire, lorsque le premier gentilhomme de la chambre et le
grand-maître de la garde-robe se disputaient l’honneur de le servir:
«Qu’importe lequel de mes valets me serve?» Un discours si grossier ne
pouvait partir d’un homme aussi poli et aussi attentif qu’il l’était, et
ne s’accordait guère avec ce qu’il dit un jour au duc de La
Rochefoucauld au sujet de ses dettes: «Que ne parlez-vous à vos amis?»
Mot bien différent, qui, par lui-même, valait beaucoup, et qui fut
accompagné d’un don de cinquante mille écus.

Il n’est pas même vrai qu’il ait écrit au duc de La Rochefoucauld: «Je
vous fais mon compliment, comme votre ami, sur la charge de grand-maître
de la garde-robe, que je vous donne comme votre roi.» Les historiens lui
font honneur de cette lettre. C’est ne pas sentir combien il est peu
délicat, combien même il est dur de dire à celui dont on est le maître,
qu’on est son maître. Cela serait à sa place, si on écrivait à un sujet
qui aurait été rebelle: c’est ce que Henri IV aurait pu dire au duc de
Mayenne avant l’entière réconciliation. Le secrétaire du cabinet, Rose,
écrivit cette lettre; et le roi avait trop de bon goût pour l’envoyer.
C’est ce bon goût qui lui fit supprimer les inscriptions fastueuses dont
Charpentier, de l’académie française, avait chargé les tableaux de
Lebrun, dans la galerie de Versailles: _L’incroyable passage du Rhin, la
merveilleuse prise de Valenciennes_, etc. Le roi sentit que _La prise
de Valenciennes, le passage du Rhin_, disaient davantage. Charpentier
avait eu raison d’orner d’inscriptions en notre langue les monuments de
sa patrie; la flatterie seule avait nui à l’exécution.

On a recueilli quelques réponses, quelques mots de ce prince, qui se
réduisent à très peu de chose. On prétend que, quand il résolut d’abolir
en France le calvinisme, il dit: «Mon grand-père aimait les huguenots,
et ne les craignait pas; mon père ne les aimait point, et les craignait;
moi je ne les aime, ni ne les crains.»

Ayant donné, en 1658, la place de premier président du parlement de
Paris à M. de Lamoignon, alors maître des requêtes, il lui dit: «Si
j’avais connu un plus homme de bien et un plus digne sujet, je l’aurais
choisi.» Il usa à peu près des mêmes termes avec le cardinal de
Noailles, lorsqu’il lui donna l’archevêché de Paris. Ce qui fait le
mérite de ces paroles, c’est qu’elles étaient vraies, et qu’elles
inspiraient la vertu.

On prétend qu’un prédicateur indiscret le désigna un jour à Versailles:
témérité qui n’est pas permise envers un particulier, encore moins
envers un roi. On assure que Louis XIV se contenta de lui dire: «Mon
père, j’aime bien à prendre ma part d’un sermon; mais je n’aime pas
qu’on me la fasse.» Que ce mot ait été dit ou non, il peut servir de
leçon.

Il s’exprimait toujours noblement et avec précision, s’étudiant en
public à parler comme à agir en souverain. Lorsque le duc d’Anjou partit
pour aller régner en Espagne, il lui dit, pour marquer l’union qui
allait désormais joindre les deux nations: «Il n’y a plus de Pyrénées.»

Rien ne peut assurément faire mieux connaître son caractère que le
Mémoire suivant, qu’on a tout entier écrit de sa main[153].

«Les rois sont souvent obligés à faire des choses contre leur
inclination, et qui blessent leur bon naturel. Ils doivent aimer à faire
plaisir, et il faut qu’ils châtient souvent, et perdent des gens à qui
naturellement ils veulent du bien. L’intérêt de l’état doit marcher le
premier. On doit forcer son inclination, et ne pas se mettre en état de
se reprocher, dans quelque chose d’importance, qu’on pouvait faire
mieux; mais quelques intérêts particuliers m’en ont empêché, et ont
détourné les vues que je devais avoir pour la grandeur, le bien, et la
puissance de l’état. Souvent il y a des endroits qui font peine; il y en
a de délicats qu’il est difficile de démêler; on a des idées confuses.
Tant que cela est, on peut demeurer sans se déterminer; mais, dès que
l’on se fixe l’esprit à quelque chose, et qu’on croit voir le meilleur
parti, il le faut prendre. C’est ce qui m’a fait réussir souvent dans ce
que j’ai entrepris. Les fautes que j’ai faites, et qui m’ont donné des
peines infinies, ont été par complaisance, et pour me laisser aller trop
nonchalamment aux avis des autres. Rien n’est si dangereux que la
faiblesse, de quelque nature qu’elle soit. Pour commander aux autres, il
faut s’élever au-dessus d’eux; et après avoir entendu ce qui vient de
tous les endroits, on se doit déterminer par le jugement qu’on doit
faire sans préoccupation, et pensant toujours à ne rien ordonner ni
exécuter qui soit indigne de soi, du caractère qu’on porte, ni de la
grandeur de l’état. Les princes qui ont de bonnes intentions et quelque
connaissance de leurs affaires, soit par expérience, soit par étude et
une grande application à se rendre capables, trouvent tant de
différentes choses par lesquelles ils se peuvent faire connaître, qu’ils
doivent avoir un soin particulier et une application universelle à tout.
Il faut se garder contre soi-même, prendre garde à son inclination, et
être toujours en garde contre son naturel. Le métier de roi est grand,
noble, et flatteur[154], quand on se sent digne de bien s’acquitter de
toutes les choses auxquelles il engage; mais il n’est pas exempt de
peines, de fatigues, d’inquiétudes. L’incertitude désespère quelquefois;
et quand on a passé un temps raisonnable à examiner une affaire, il faut
se déterminer, et prendre le parti qu’on croit le meilleur[155].

«Quand on a l’état en vue, on travaille pour soi; le bien de l’un fait
la gloire de l’autre: quand le premier est heureux, élevé, et puissant,
celui qui en est cause en est glorieux, et par conséquent doit plus
goûter que ses sujets, par rapport à lui et à eux, tout ce qu’il y a de
plus agréable dans la vie. Quand on s’est mépris, il faut réparer sa
faute le plus tôt qu’il est possible, et que nulle considération n’en
empêche, pas même la bonté.

«En 1671, un homme mourut, qui avait la charge de secrétaire d’état,
ayant le département des étrangers. Il était homme capable, mais non pas
sans défauts: il ne laissait pas de bien remplir ce poste, qui est très
important.

«Je fus quelque temps à penser à qui je ferais avoir cette charge; et
après avoir bien examiné, je trouvai qu’un homme, qui avait long-temps
servi dans des ambassades, était celui qui la remplirait le mieux[156].

«Je lui fis mander de venir. Mon choix fut approuvé de tout le monde; ce
qui n’arrive pas toujours. Je le mis en possession de cette charge à son
retour. Je ne le connaissais que de réputation, et par les commissions
dont je l’avais chargé, et qu’il avait bien exécutées; mais l’emploi que
je lui ai donné s’est trouvé trop grand et trop étendu pour lui. Je
n’ai pas profité de tous les avantages que je pouvais avoir, et tout
cela par complaisance et bonté. Enfin il a fallu que je lui ordonne de
se retirer, parceque tout ce qui passait par lui perdait de la grandeur
et de la force qu’on doit avoir en exécutant les ordres d’un roi de
France. Si j’avais pris le parti de l’éloigner plus tôt, j’aurais évité
les inconvénients qui me sont arrivés, et je ne me reprocherais pas que
ma complaisance pour lui a pu nuire à l’état. J’ai fait ce détail pour
faire voir un exemple de ce que j’ai dit ci-devant.»

Ce monument si précieux, et jusqu’à présent inconnu, dépose à la
postérité en faveur de la droiture et de la magnanimité de son ame. On
peut même dire qu’il se juge trop sévèrement, qu’il n’avait nul reproche
à se faire sur M. de Pomponne, puisque les services de ce ministre et sa
réputation avaient déterminé le choix de ce prince, confirmé par
l’approbation universelle; et s’il se condamne sur le choix de M. de
Pomponne, qui eut au moins le bonheur de servir dans les temps les plus
glorieux, que ne devait-il pas se dire sur M. de Chamillart, dont le
ministère fut si infortuné, et condamné si universellement?

Il avait écrit plusieurs mémoires dans ce goût, soit pour se rendre
compte à lui-même, soit pour l’instruction du dauphin, duc de Bourgogne.
Ces réflexions vinrent après les événements. Il eût approché davantage
de la perfection où il avait le mérite d’aspirer, s’il eût pu se former
une philosophie supérieure à la politique ordinaire et aux préjugés;
philosophie que dans le cours de tant de siècles on voit pratiquée par
si peu de souverains, et qu’il est bien pardonnable aux rois de ne pas
connaître, puisque tant d’hommes privés l’ignorent.

Voici une partie[157] des instructions qu’il donne à son petit-fils,
Philippe V, partant pour l’Espagne. Il les écrivit à la hâte, avec une
négligence qui découvre bien mieux l’ame qu’un discours étudié. On y
voit le père et le roi.

«Aimez les Espagnols et tous vos sujets attachés à vos couronnes et à
votre personne. Ne préférez pas ceux qui vous flatteront le plus;
estimez ceux qui, pour le bien, hasarderont de vous déplaire. Ce sont là
vos véritables amis.

«Faites le bonheur de vos sujets; et dans cette vue n’ayez de guerre que
lorsque vous y serez forcé, et que vous en aurez bien considéré et bien
pesé les raisons dans votre conseil.

«Essayez de remettre vos finances; veillez aux Indes et à vos flottes;
pensez au commerce, vivez dans une grande union avec la France; rien
n’étant si bon pour nos deux puissances que cette union à laquelle rien
ne pourra résister[158].

«Si vous êtes contraint de faire la guerre, mettez-vous à la tête de vos
armées.

«Songez à rétablir vos troupes partout, et commencez par celles de
Flandre.

«Ne quittez jamais vos affaires pour votre plaisir; mais faites-vous une
sorte de règle qui vous donne des temps de liberté et de divertissement.

«Il n’y en a guère de plus innocents que la chasse et le goût de quelque
maison de campagne, pourvu que vous n’y fassiez pas trop de dépense.

«Donnez une grande attention aux affaires quand on vous en parle;
écoutez beaucoup dans les commencements, sans rien décider.

«Quand vous aurez plus de connaissance, souvenez-vous que c’est à vous à
décider; mais quelque expérience que vous ayez, écoutez toujours tous
les avis et tous les raisonnements de votre conseil, avant que de faire
cette décision.

«Faites tout ce qui vous sera possible pour bien connaître les gens les
plus importants, afin de vous en servir à propos.

«Tâchez que vos vice-rois et gouverneurs soient toujours espagnols.

«Traitez bien tout le monde; ne dites jamais rien de fâcheux à personne:
mais distinguez les gens de qualité et de mérite.

«Témoignez de la reconnaissance pour le feu roi, et pour tous ceux qui
ont été d’avis de vous choisir pour lui succéder.

«Ayez une grande confiance au cardinal Porto-Carrero, et lui marquez le
gré que vous lui savez de la conduite qu’il a tenue.

«Je crois que vous devez faire quelque chose de considérable pour
l’ambassadeur qui a été assez heureux pour vous demander, et pour vous
saluer le premier en qualité de sujet.

«N’oubliez pas Bedmar, qui a du mérite, et qui est capable de vous
servir.

«Ayez une entière créance au duc d’Harcourt; il est habile homme, et
honnête homme, et ne vous donnera des conseils que par rapport à vous.

«Tenez tous les Français dans l’ordre.

«Traitez bien vos domestiques, mais ne leur donnez pas trop de
familiarité, et encore moins de créance. Servez-vous d’eux tant qu’ils
seront sages: renvoyez-les à la moindre faute qu’ils feront, et ne les
soutenez jamais contre les Espagnols.

«N’ayez de commerce avec la reine douairière que celui dont vous ne
pouvez vous dispenser. Faites en sorte qu’elle quitte Madrid, et qu’elle
ne sorte pas d’Espagne. En quelque lieu qu’elle soit, observez sa
conduite, et empêchez qu’elle ne se mêle d’aucune affaire. Ayez pour
suspects ceux qui auront trop de commerce avec elle.

«Aimez toujours vos parents. Souvenez-vous de la peine qu’ils ont eue à
vous quitter. Conservez un grand commerce avec eux dans les grandes
choses et dans les petites. Demandez-nous ce que vous aurez besoin ou
envie d’avoir qui ne se trouve pas chez vous; nous en userons de même
avec vous.

«N’oubliez jamais que vous êtes Français, et ce qui peut vous arriver.
Quand vous aurez assuré la succession d’Espagne par des enfants, visitez
vos royaumes, allez à Naples et en Sicile: passez à Milan, et venez en
Flandre[159]; ce sera une occasion de nous revoir: en attendant visitez
la Catalogne, l’Aragon, et autres lieux. Voyez ce qu’il y aura à faire
pour Ceuta.

«Jetez quelque argent au peuple quand vous serez en Espagne, et surtout
en entrant dans Madrid.

«Ne paraissez pas choqué des figures extraordinaires que vous trouverez.
Ne vous en moquez point. Chaque pays a ses manières particulières; et
vous serez bientôt accoutumé à ce qui vous paraîtra d’abord le plus
surprenant.

«Évitez, autant que vous pourrez, de faire des graces à ceux qui donnent
de l’argent pour les obtenir. Donnez à propos et libéralement; et ne
recevez guère de présents, à moins que ce soit des bagatelles. Si
quelquefois vous ne pouvez éviter d’en recevoir, faites-en à ceux qui
vous en auront donné de plus considérables, après avoir laissé passer
quelques jours.

«Ayez une cassette pour mettre ce que vous aurez de particulier, dont
vous aurez seul la clef.

«Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner. Ne
vous laissez point gouverner. Soyez le maître; n’ayez jamais de favori
ni de premier ministre[160]. Écoutez, consultez votre conseil, mais
décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous
sont nécessaires, tant que vous aurez de bonnes intentions[161].»

Louis XIV avait dans l’esprit plus de justesse et de dignité que de
saillies; et d’ailleurs on n’exige pas qu’un roi dise des choses
mémorables, mais qu’il en fasse. Ce qui est nécessaire à tout homme en
place, c’est de ne laisser sortir personne mécontent de sa présence, et
de se rendre agréable à tous ceux qui l’approchent. On ne peut faire du
bien à tout moment; mais on peut toujours dire des choses qui plaisent.
Il s’en était fait une heureuse habitude. C’était entre lui et sa cour
un commerce continuel de tout ce que la majesté peut avoir de graces,
sans jamais se dégrader, et de tout ce que l’empressement de servir et
de plaire peut avoir de finesse, sans l’air de la bassesse. Il était,
surtout avec les femmes, d’une attention et d’une politesse qui
augmentait encore celle de ses courtisans; et il ne perdit jamais
l’occasion de dire aux hommes de ces choses qui flattent l’amour-propre
en excitant l’émulation, et qui laissent un long souvenir.

Un jour, madame la duchesse de Bourgogne, encore fort jeune, voyant à
souper un officier qui était très laid, plaisanta beaucoup et très haut
sur sa laideur. «Je le trouve, madame, dit le roi encore plus haut, un
des plus beaux hommes de mon royaume; car c’est un des plus braves.»

Un officier général[162], homme un peu brusque, et qui n’avait pas
adouci son caractère dans la cour même de Louis XIV, avait perdu un bras
dans une action, et se plaignait au roi, qui l’avait pourtant récompensé
autant qu’on le peut faire pour un bras cassé: «Je voudrais avoir perdu
aussi l’autre, dit-il, et ne plus servir votre majesté.» «J’en serais
bien fâché pour vous et pour moi», lui répondit le roi; et ce discours
fut suivi d’une grace qu’il lui accorda. Il était si éloigné de dire des
choses désagréables, qui sont des traits mortels dans la bouche d’un
prince, qu’il ne se permettait pas même les plus innocentes et les plus
douces railleries, tandis que des particuliers en font tous les jours de
si cruelles et de si funestes.

Il se plaisait et se connaissait à ces choses ingénieuses, aux
impromptu, aux chansons agréables; et quelquefois même il fesait
sur-le-champ de petites parodies sur les airs qui étaient en vogue,
comme celle-ci:

    Chez mon cadet de frère
    Le chancelier Serrant
    N’est pas trop nécessaire;
    Et le sage Boifranc
    Est celui qui sait plaire.

Et cette autre qu’il fit en congédiant un jour le conseil:

    Le conseil à ses yeux a beau se présenter,
    Sitôt qu’il voit sa chienne il quitte tout pour elle;
          Rien ne peut l’arrêter
          Quand la chasse l’appelle[163].

Ces bagatelles servent au moins à faire voir que les agréments de
l’esprit fesaient un des plaisirs de sa cour, qu’il entrait dans ces
plaisirs, et qu’il savait, dans le particulier, vivre en homme, aussi
bien que représenter en monarque sur le théâtre du monde.

Sa lettre à l’archevêque de Reims, au sujet du marquis de Barbesieux,
quoique écrite d’un style extrêmement négligé, fait plus d’honneur à son
caractère que les pensées les plus ingénieuses n’en auraient fait à son
esprit. Il avait donné à ce jeune homme la place de secrétaire d’état de
la guerre, qu’avait eue le marquis de Louvois, son père. Bientôt
mécontent de la conduite de son nouveau secrétaire d’état, il veut le
corriger sans le trop mortifier. Dans cette vue, il s’adresse à son
oncle, l’archevêque de Reims; il le prie d’avertir son neveu. C’est un
maître instruit de tout; c’est un père qui parle.

«Je sais, dit-il, ce que je dois à la mémoire de M. de Louvois[164];
mais si votre neveu ne change de conduite, je serai forcé de prendre un
parti. J’en serai fâché; mais il en faudra prendre un. Il a des talents;
mais il n’en fait pas un bon usage. Il donne trop souvent à souper aux
princes, au lieu de travailler; il néglige les affaires pour ses
plaisirs; il fait attendre trop long-temps les officiers dans son
antichambre; il leur parle avec hauteur, et quelquefois avec dureté.»

Voilà ce que ma mémoire me fournit de cette lettre, que j’ai vue
autrefois en original. Elle fait bien voir que Louis XIV n’était pas
gouverné par ses ministres, comme on l’a cru; et qu’il savait gouverner
ses ministres.

Il aimait les louanges; et il est à souhaiter qu’un roi les aime,
parcequ’alors il s’efforce de les mériter. Mais Louis XIV ne les
recevait pas toujours, quand elles étaient trop fortes. Lorsque notre
académie, qui lui rendait toujours compte des sujets qu’elle proposait
pour ses prix, lui fit voir celui-ci: _Quelle est de toutes les vertus
du roi celle qui mérite la préférence?_ le roi rougit, et ne voulut pas
qu’un tel sujet fût traité. Il souffrit les prologues de Quinault[165];
mais c’était dans les plus beaux jours de sa gloire, dans le temps où
l’ivresse de la nation excusait la sienne. Virgile et Horace, par
reconnaissance, et Ovide, par une indigne faiblesse, prodiguèrent à
Auguste des éloges plus forts, et, si on songe aux proscriptions, bien
moins mérités.

Si Corneille avait dit dans la chambre du cardinal de Richelieu, à
quelqu’un des courtisans: Dites à M. le cardinal que je me connais mieux
en vers que lui, jamais ce ministre ne lui eût pardonné; c’est pourtant
ce que Despréaux dit tout haut du roi, dans une dispute qui s’éleva sur
quelques vers que le roi trouvait bons, et que Despréaux condamnait. «Il
a raison, dit le roi; il s’y connaît mieux que moi.»

Le duc de Vendôme avait auprès de lui Villiers, un de ces hommes de
plaisir, qui se font un mérite d’une liberté cynique. Il le logeait à
Versailles dans son appartement. On l’appelait communément
Villiers-Vendôme. Cet homme condamnait hautement tous les goûts de Louis
XIV, en musique, en peinture, en architecture, en jardins. Le roi
plantait-il un bosquet, meublait-il un appartement, construisait-il une
fontaine, Villiers trouvait tout mal entendu, et s’exprimait en termes
peu mesurés. Il est étrange, disait le roi, que Villiers ait choisi ma
maison pour venir s’y moquer de tout ce que je fais. L’ayant rencontré
un jour dans les jardins: Eh bien! lui dit-il en lui montrant un de ses
nouveaux ouvrages, cela n’a donc pas le bonheur de vous plaire?--Non,
répondit Villiers.--Cependant, reprit le roi, il y a bien des gens qui
n’en sont pas si mécontents.--Cela peut être, repartit Villiers, chacun
a son avis.--Le roi, en riant, répondit: On ne peut pas plaire à tout le
monde.

Un jour Louis XIV jouant au trictrac, il y eut un coup douteux. On
disputait; les courtisans demeuraient dans le silence. Le comte de
Grammont arrive. Jugez-nous, lui dit le roi.--Sire, c’est vous qui avez
tort, dit le comte.--Et comment pouvez-vous me donner le tort avant de
savoir ce dont il s’agit?--Eh! sire, ne voyez-vous pas que, pour peu que
la chose eût été seulement douteuse, tous ces messieurs vous auraient
donné gain de cause?

Le duc d’Antin se distingua dans ce siècle par un art singulier, non pas
de dire des choses flatteuses, mais d’en faire. Le roi va coucher à
Petit-Bourg; il y critique une grande allée d’arbres qui cachait la vue
de la rivière. Le duc d’Antin la fait abattre pendant la nuit. Le roi, à
son réveil, est étonné de ne plus voir ces arbres qu’il avait condamnés.
«C’est parceque votre majesté les a condamnés, qu’elle ne les voit
plus», répond le duc.

Nous avons aussi rapporté ailleurs[166] que le même homme ayant remarqué
qu’un bois assez grand, au bout du canal de Fontainebleau, déplaisait au
roi, prit le moment d’une promenade; et, tout étant préparé, il se fit
donner un ordre de couper ce bois, et on le vit dans l’instant abattu
tout entier. Ces traits sont d’un courtisan ingénieux, et non pas d’un
flatteur. [167] On a accusé Louis XIV d’un orgueil insupportable,
parceque la base de sa statue, à la place des Victoires, est entourée
d’esclaves enchaînés[168]. Mais ce n’est point lui qui fit ériger cette
statue, ni celle qu’on voit à la place de Vendôme[169]. Celle de la
place des Victoires est le monument de la grandeur d’ame et de la
reconnaissance du premier maréchal de La Feuillade pour son souverain.
Il y dépensa cinq cent mille livres, qui font près d’un million
aujourd’hui; et la ville en ajouta autant pour rendre la place
régulière. Il paraît qu’on a eu également tort d’imputer à Louis XIV le
faste de cette statue, et de ne voir que de la vanité et de la flatterie
dans la magnanimité du maréchal.

On ne parlait que de ces quatre esclaves; mais ils figurent des vices
domptés, aussi bien que des nations vaincues; le duel aboli, l’hérésie
détruite; les inscriptions le témoignent assez. Elles célèbrent aussi la
jonction des mers, la paix de Nimègue; elles parlent de bienfaits plus
que d’exploits guerriers. D’ailleurs c’est un ancien usage des
sculpteurs de mettre des esclaves aux pieds des statues des rois. Il
vaudrait mieux y représenter des citoyens libres et heureux; mais enfin,
on voit des esclaves aux pieds du clément Henri IV et de Louis XIII, à
Paris; on en voit à Livourne sous la statue de Ferdinand de Médicis, qui
n’enchaîna assurément aucune nation; on en voit à Berlin sous la statue
d’un électeur[170] qui repoussa les Suédois, mais qui ne fit point de
conquêtes.

Les voisins de la France, et les Français eux-mêmes, ont rendu très
injustement Louis XIV responsable de cet usage. L’inscription _Viro
immortali_, _A l’homme immortel_, a été traitée d’idolâtrie, comme si ce
mot signifiait autre chose que l’immortalité de sa gloire. L’inscription
de Viviani, à sa maison de Florence, _Ædes a deo datæ_[171], _Maison
donnée par un dieu_, serait bien plus idolâtre: elle n’est pourtant
qu’une allusion au surnom de _Dieu-donné_, et au vers de Virgile, _deus
nobis hæc otia fecit_. (Egl. I, v. 6.)

A l’égard de la statue de la place de Vendôme, c’est la ville qui l’a
érigée. Les inscriptions latines qui remplissent les quatre faces de la
base sont des flatteries plus grossières que celles de la place des
Victoires. On y lit que Louis XIV ne prit jamais les armes que malgré
lui. Il démentit bien solennellement cette adulation au lit de la mort,
par des paroles dont on se souviendra plus long-temps que de ces
inscriptions ignorées de lui, et qui ne sont que l’ouvrage de la
bassesse de quelques gens de lettres.

Le roi avait destiné les bâtiments de cette place pour sa bibliothèque
publique. La place était plus vaste; elle avait d’abord trois faces, qui
étaient celles d’un palais immense, dont les murs étaient déjà élevés,
lorsque le malheur des temps, en 1701, força la ville de bâtir des
maisons de particuliers sur les ruines de ce palais commencé. Ainsi le
Louvre n’a point été fini; ainsi la fontaine et l’obélisque que Colbert
voulait faire élever vis-à-vis le portail de Perrault, n’ont paru que
dans les dessins; ainsi le beau portail de Saint-Gervais est demeuré
offusqué; et la plupart des monuments de Paris laissent des regrets.

La nation desirait que Louis XIV eût préféré son Louvre et sa capitale
au palais de Versailles, que le duc de Créqui appelait un favori sans
mérite. La postérité admire avec reconnaissance ce qu’on a fait de grand
pour le public; mais la critique se joint à l’admiration, quand on voit
ce que Louis XIV a fait de superbe et de défectueux pour sa maison de
campagne.

Il résulte de tout ce qu’on vient de rapporter, que ce monarque aimait
en tout la grandeur et la gloire. Un prince qui, ayant fait d’aussi
grandes choses que lui, serait encore simple et modeste, serait le
premier des rois[172], et Louis XIV le second.

S’il se repentit en mourant d’avoir entrepris légèrement des guerres, il
faut convenir qu’il ne jugeait pas par les événements; car, de toutes
ses guerres, la plus juste et la plus indispensable, celle de 1701, fut
la seule malheureuse.

Il eut de son mariage, outre Monseigneur, deux fils et trois filles
morts dans l’enfance. Ses amours furent plus heureux: il n’y eut que
deux de ses enfants naturels qui moururent au berceau; huit autres
vécurent, furent légitimés, et cinq eurent postérité. Il eut encore
d’une demoiselle, attachée à madame de Montespan, une fille non
reconnue, qu’il maria à un gentilhomme d’auprès de Versailles, nommé de
La Queue.

On soupçonna, avec beaucoup de vraisemblance, une religieuse de l’abbaye
de Moret d’être sa fille. Elle était extrêmement basanée, et d’ailleurs
lui ressemblait[173]. Le roi lui donna vingt mille écus de dot, en la
plaçant dans ce couvent. L’opinion qu’elle avait de sa naissance lui
donnait un orgueil dont ses supérieures se plaignirent. Madame de
Maintenon, dans un voyage de Fontainebleau, alla au couvent de Moret; et
voulant inspirer plus de modestie à cette religieuse, elle fit ce
qu’elle put pour lui ôter l’idée qui nourrissait sa fierté. «Madame, lui
dit cette personne, la peine que prend une dame de votre élévation, de
venir exprès ici me dire que je ne suis pas fille du roi, me persuade
que je le suis.» Le couvent de Moret se souvient encore de cette
anecdote.

Tant de détails pourraient rebuter un philosophe; mais la curiosité,
cette faiblesse si commune aux hommes, cesse presque d’en être une,
quand elle a pour objet des temps et des hommes qui attirent les regards
de la postérité.



CHAPITRE XXIX.

Gouvernement intérieur. Justice. Commerce. Police. Lois. Discipline
militaire. Marine, etc.


On doit cette justice aux hommes publics qui ont fait du bien à leur
siècle, de regarder le point dont ils sont partis, pour mieux voir les
changements qu’ils ont faits dans leur patrie. La postérité leur doit
une éternelle reconnaissance des exemples qu’ils ont donnés, lors même
qu’ils sont surpassés. Cette juste gloire est leur unique récompense. Il
est certain que l’amour de cette gloire anima Louis XIV, lorsque,
commençant à gouverner par lui-même, il voulut réformer son royaume,
embellir sa cour, et perfectionner les arts.

Non seulement il s’imposa la loi de travailler régulièrement avec chacun
de ses ministres, mais tout homme connu pouvait obtenir de lui une
audience particulière, et tout citoyen avait la liberté de lui présenter
des requêtes et des projets. Les placets étaient reçus d’abord par un
maître des requêtes qui les rendait apostillés; ils furent dans la suite
renvoyés aux bureaux des ministres. Les projets étaient examinés dans le
conseil quand ils méritaient de l’être, et leurs auteurs furent admis
plus d’une fois à discuter leurs propositions avec les ministres en
présence du roi. Ainsi on vit entre le trône et la nation une
correspondance qui subsista malgré le pouvoir absolu.

Louis XIV se forma et s’accoutuma lui-même au travail; et ce travail
était d’autant plus pénible qu’il était nouveau pour lui, et que la
séduction des plaisirs pouvait aisément le distraire. Il écrivit les
premières dépêches à ses ambassadeurs. Les lettres les plus importantes
furent souvent depuis minutées de sa main, et il n’y en eut aucune
écrite en son nom qu’il ne se fit lire.

A peine Colbert, après la chute de Fouquet, eut-il rétabli l’ordre dans
les finances, que le roi remit aux peuples tout ce qui était dû
d’impôts depuis 1647 jusqu’en 1656, et surtout trois millions de
tailles[174]. On abolit pour cinq cent mille écus par an de droits
onéreux. Ainsi l’abbé de Choisi paraît ou bien mal instruit, ou bien
injuste, quand il dit qu’on ne diminua point la recette. Il est certain
qu’elle fut diminuée par ces remises, et augmentée par le bon ordre.

Les soins du premier président de Bellièvre, aidés des libéralités de la
duchesse d’Aiguillon, et de plusieurs citoyens, avaient établi l’hôpital
général. Le roi l’augmenta, et en fit élever dans toutes les villes
principales du royaume.

Les grands chemins, jusqu’alors impraticables, ne furent plus négligés,
et peu-à-peu devinrent ce qu’ils sont aujourd’hui sous Louis XV,
l’admiration des étrangers. De quelque côté qu’on sorte de Paris, on
voyage à présent environ cinquante à soixante lieues, à quelques
endroits près, dans des allées fermes, bordées d’arbres. Les chemins
construits par les anciens Romains étaient plus durables, mais non pas
si spacieux et si beaux[175].

Le génie de Colbert se tourna principalement vers le commerce, qui était
faiblement cultivé, et dont les grands principes n’étaient pas connus.
Les Anglais, et encore plus les Hollandais, fesaient par leurs vaisseaux
presque tout le commerce de la France. Les Hollandais surtout
chargeaient dans nos ports nos denrées, et les distribuaient dans
l’Europe. Le roi commença, dès 1662, à exempter ses sujets d’une
imposition nommée _le droit de fret_, que payaient tous les vaisseaux
étrangers; et il donna aux Français toutes les facilités de transporter
eux-mêmes leurs marchandises à moins de frais. Alors le commerce
maritime naquit. Le conseil de commerce, qui subsiste aujourd’hui, fut
établi, et le roi y présidait tous les quinze jours.

Les ports de Dunkerque et de Marseille furent déclarés francs, et
bientôt cet avantage attira le commerce du Levant à Marseille, et celui
du Nord à Dunkerque.

On forma une compagnie des Indes occidentales en 1664, et celle des
grandes Indes fut établie la même année. Avant ce temps, il fallait que
le luxe de la France fût tributaire de l’industrie hollandaise. Les
partisans de l’ancienne économie timide, ignorante, et resserrée,
déclamèrent en vain contre un commerce dans lequel on échange sans cesse
de l’argent qui ne périrait pas, contre des effets qui se consomment.
Ils ne fesaient pas réflexion que ces marchandises de l’Inde, devenues
nécessaires, auraient été payées plus chèrement à l’étranger. Il est
vrai qu’on porte aux Indes orientales plus d’espèces qu’on n’en retire,
et que par là l’Europe s’appauvrit. Mais ces espèces viennent du Pérou
et du Mexique; elles sont le prix de nos denrées portées à Cadix, et il
reste plus de cet argent en France que les Indes orientales n’en
absorbent.

Le roi donna plus de six millions de notre monnaie d’aujourd’hui à la
compagnie. Il invita les personnes riches à s’y intéresser. Les reines,
les princes, et toute la cour, fournirent deux millions numéraires de ce
temps-là. Les cours supérieures donnèrent douze cent mille livres; les
financiers, deux millions; le corps des marchands, six cent cinquante
mille livres. Toute la nation secondait son maître.

Cette compagnie a toujours subsisté; car encore que les Hollandais
eussent pris Pondichéri en 1694, et que le commerce des Indes languît
depuis ce temps, il reprit une force nouvelle sous la régence du duc
d’Orléans[176]. Pondichéri devint alors la rivale de Batavia; et cette
compagnie des Indes, fondée avec des peines extrêmes par le grand
Colbert, reproduite de nos jours par des secousses singulières, fut,
pendant quelques années, une des plus grandes ressources du
royaume[177]. Le roi forma encore une compagnie du Nord en 1669: il y
mit des fonds comme dans celle des Indes. Il parut bien alors que le
commerce ne déroge pas, puisque les plus grandes maisons
s’intéressaient à ces établissements, à l’exemple du monarque.

La compagnie des Indes occidentales ne fut pas moins encouragée que les
autres: le roi fournit le dixième de tous les fonds.

Il donna trente francs par tonneau d’exportation, et quarante
d’importation. Tous ceux qui firent construire des vaisseaux dans les
ports du royaume reçurent cinq livres pour chaque tonneau que leur
navire pouvait contenir[178].

On ne peut encore trop s’étonner que l’abbé de Choisi ait censuré ces
établissements dans ses Mémoires, qu’il faut lire avec défiance[179].
Nous sentons aujourd’hui tout ce que le ministre Colbert fit pour le
bien du royaume; mais alors on ne le sentait pas: il travaillait pour
des ingrats. On lui sut à Paris beaucoup plus mauvais gré de la
suppression de quelques rentes sur l’hôtel de ville acquises à vil prix
depuis 1656, et du décri où tombèrent les billets de l’épargne prodigués
sous le précédent ministère, qu’on ne fut sensible au bien général qu’il
fesait[180]. Il y avait plus de bourgeois que de citoyens. Peu de
personnes portaient leurs vues sur l’avantage public. On sait combien
l’intérêt particulier fascine les yeux et rétrécit l’esprit; je ne dis
pas seulement l’intérêt d’un commerçant, mais d’une compagnie, mais
d’une ville. La réponse grossière d’un marchand, nommé Hazon, qui,
consulté par ce ministre, lui dit: «Vous avez trouvé la voiture
renversée d’un côté, et vous l’avez renversée de l’autre,» était encore
citée avec complaisance dans ma jeunesse; et cette anecdote se retrouve
dans Moréri[181]. Il a fallu que l’esprit philosophique, introduit fort
tard en France, ait réformé les préjugés du peuple, pour qu’on rendît
enfin une justice entière à la mémoire de ce grand homme. Il avait la
même exactitude que le duc de Sulli, et des vues beaucoup plus étendues.
L’un ne savait que ménager, l’autre savait faire de grands
établissements. Sulli, depuis la paix de Vervins, n’eut d’autre embarras
que celui de maintenir une économie exacte et sévère; et il fallut que
Colbert trouvât des ressources promptes et immenses pour la guerre de
1667 et pour celle de 1672. Henri IV secondait l’économie de Sulli: les
magnificences de Louis XIV contrarièrent toujours le système de
Colbert[182].

Cependant presque tout fut réparé ou créé de son temps. La réduction de
l’intérêt au denier vingt, des emprunts du roi et des particuliers, fut
la preuve sensible, en 1665, d’une abondante circulation. Il voulait
enrichir la France et la peupler. Les mariages dans les campagnes furent
encouragés, par une exemption de tailles pendant cinq années, pour ceux
qui s’établiraient à l’âge de vingt ans; et tout père de famille qui
avait dix enfants était exempt pour toute sa vie, parcequ’il donnait
plus à l’état par le travail de ses enfants, qu’il n’eût pu donner en
payant la taille. Ce réglement aurait dû demeurer à jamais sans
atteinte.

Depuis l’an 1663 jusqu’en 1672, chaque année de ce ministère fut marquée
par l’établissement de quelque manufacture. Les draps fins qu’on tirait
auparavant d’Angleterre, de Hollande, furent fabriqués dans Abbeville.
Le roi avançait au manufacturier deux mille livres par chaque métier
battant, outre des gratifications considérables. On compta, dans l’année
1669, quarante-quatre mille deux cents métiers en laine dans le royaume.
Les manufactures de soie perfectionnées produisirent un commerce de plus
de cinquante millions de ce temps-là; et non seulement l’avantage qu’on
en tirait était beaucoup au-dessus de l’achat des soies nécessaires,
mais la culture des mûriers mit les fabricants en état de se passer des
soies étrangères pour la trame des étoffes.

On commença dès 1666 à faire d’aussi belles glaces qu’à Venise, qui en
avait toujours fourni toute l’Europe; et bientôt on en fit dont la
grandeur et la beauté n’ont pu jamais être imitées ailleurs. Les tapis
de Turquie et de Perse furent surpassés à la Savonnerie. Les tapisseries
de Flandre cédèrent à celles des Gobelins. Ce vaste enclos des Gobelins
était rempli alors de plus de huit cents ouvriers; il y en avait trois
cents qu’on y logeait: les meilleurs peintres dirigeaient l’ouvrage, ou
sur leurs propres dessins, ou sur ceux des anciens maîtres d’Italie.
C’est dans cette enceinte des Gobelins qu’on fabriquait encore des
ouvrages de rapport, espèce de mosaïque admirable; et l’art de la
marqueterie fut poussé à sa perfection.

Outre cette belle manufacture de tapisseries aux Gobelins, on en établit
une autre à Beauvais. Le premier manufacturier eut six cents ouvriers
dans cette ville; et le roi lui fit présent de soixante mille livres.

Seize cents filles furent occupées aux ouvrages de dentelles: on fit
venir trente principales ouvrières de Venise, et deux cents de Flandre;
et on leur donna trente-six mille livres pour les encourager.

Les fabriques des draps de Sedan, celles des tapisseries d’Aubusson,
dégénérées et tombées, furent rétablies. Les riches étoffes, où la soie
se mêle avec l’or et l’argent, se fabriquèrent à Lyon, à Tours, avec une
industrie nouvelle.

On sait que le ministère acheta en Angleterre le secret de cette machine
ingénieuse avec laquelle on fait les bas dix fois plus promptement qu’à
l’aiguille. Le fer-blanc, l’acier, la belle faïence, les cuirs
maroquinés qu’on avait toujours fait venir de loin, furent travaillés en
France. Mais des calvinistes, qui avaient le secret du fer-blanc et de
l’acier, emportèrent, en 1686, ce secret avec eux, et firent partager
cet avantage et beaucoup d’autres à des nations étrangères.

Le roi achetait tous les ans pour environ huit cent mille de nos livres
de tous les ouvrages de goût qu’on fabriquait dans son royaume, et il
en fesait des présents.

Il s’en fallait beaucoup que la ville de Paris fût ce qu’elle est
aujourd’hui. Il n’y avait ni clarté, ni sûreté, ni propreté. Il fallut
pourvoir à ce nettoiement continuel des rues; à cette illumination que
cinq mille fanaux forment toutes les nuits, paver la ville tout entière,
y construire deux nouveaux ports, rétablir les anciens, faire veiller
une garde continuelle, à pied et à cheval, pour la sûreté des citoyens.
Le roi se chargea de tout en affectant des fonds à ces dépenses
nécessaires. Il créa, en 1667, un magistrat uniquement pour veiller à la
police. La plupart des grandes villes de l’Europe ont à peine imité ces
exemples long-temps après, et aucune ne les a égalés. Il n’y a point de
ville pavée comme Paris; et Rome même n’est pas éclairée.

Tout commençait à tendre tellement à la perfection, que le second
lieutenant de police[183] qu’eut Paris acquit dans cette place une
réputation qui le mit au rang de ceux qui ont fait honneur à ce siècle:
aussi était-ce un homme capable de tout. Il fut depuis dans le
ministère; et il eût été bon général d’armée. La place de lieutenant de
police était au-dessous de sa naissance et de son mérite; et cependant
cette place lui fit un bien plus grand nom que le ministère gêné et
passager qu’il obtint, sur la fin de sa vie.

On doit observer ici que M. d’Argenson ne fut pas le seul, à beaucoup
près, de l’ancienne chevalerie, qui eût exercé la magistrature. La
France est presque l’unique pays de l’Europe où l’ancienne noblesse ait
pris souvent le parti de la robe. Presque tous les autres états, par un
reste de barbarie gothique, ignorent encore qu’il y ait de la grandeur
dans cette profession[184].

Le roi ne cessa de bâtir au Louvre, à Saint-Germain, à Versailles,
depuis 1661. Les particuliers, à son exemple, élevèrent dans Paris mille
édifices superbes et commodes. Le nombre s’en est accru tellement que,
depuis les environs du Palais-Royal et ceux de Saint-Sulpice, il se
forma dans Paris deux villes nouvelles, fort supérieures à l’ancienne.
Ce fut en ce temps-là qu’on inventa la commodité magnifique de ces
carrosses ornés de glaces et suspendus par des ressorts; de sorte qu’un
citoyen de Paris se promenait dans cette grande ville avec plus de luxe
que les premiers triomphateurs romains n’allaient autrefois au Capitole.
Cet usage, qui a commencé dans Paris, fut bientôt reçu dans toute
l’Europe; et, devenu commun, il n’est plus un luxe.

Louis XIV avait du goût pour l’architecture, pour les jardins, pour la
sculpture; et ce goût était en tout dans le grand et dans le noble. Dès
que le contrôleur-général Colbert eut, en 1664, la direction des
bâtiments, qui est proprement le ministère des arts[185], il s’appliqua
à seconder les projets de son maître. Il fallut d’abord travailler à
achever le Louvre. François Mansard, l’un des plus grands architectes
qu’ait eus la France, fut choisi pour construire les vastes édifices
qu’on projetait. Il ne voulut pas s’en charger sans avoir la liberté de
refaire ce qui lui paraîtrait défectueux dans l’exécution. Cette
défiance de lui-même, qui eût entraîné trop de dépenses, le fit exclure.
On appela de Rome le cavalier Bernini, dont le nom était célèbre par la
colonnade qui entoure le parvis de Saint-Pierre, par la statue équestre
de Constantin, et par la fontaine Navonne. Des équipages lui furent
fournis pour son voyage. Il fut conduit à Paris en homme qui venait
honorer la France. Il reçut, outre cinq louis par jour pendant huit mois
qu’il y resta, un présent de cinquante mille écus, avec une pension de
deux mille, et une de cinq cents pour son fils. Cette générosité de
Louis XIV, envers le Bernin, fut encore plus grande que la magnificence
de François Iᵉʳ pour Raphaël. Le Bernin, par reconnaissance, fit depuis
à Rome la statue équestre du roi, qu’on voit à Versailles. Mais quand il
arriva à Paris avec tant d’appareil, comme le seul homme digne de
travailler pour Louis XIV, il fut bien surpris de voir le dessin de la
façade du Louvre[186], du côté de Saint-Germain-l’Auxerrois, qui devint
bientôt après dans l’exécution un des plus augustes monuments
d’architecture qui soient au monde. Claude Perrault avait donné ce
dessin, exécuté par Louis Levau et Dorbay. Il inventa les machines avec
lesquelles on transporta des pierres de cinquante-deux pieds de long,
qui forment le fronton de ce majestueux édifice. On va chercher
quelquefois bien loin ce qu’on a chez soi. Aucun palais de Rome n’a une
entrée comparable à celle du Louvre, dont on est redevable à ce Perrault
que Boileau osa vouloir rendre ridicule. Ces vignes si renommées sont,
de l’aveu des voyageurs, très inférieures au seul château de Maisons,
qu’avait bâti François Mansard à si peu de frais. Bernini fut
magnifiquement récompensé, et ne mérita pas ses récompenses: il donna
seulement des dessins qui ne furent pas exécutés.

Le roi, en fesant bâtir ce Louvre dont l’achèvement est tant désiré, en
fesant une ville à Versailles près de ce château qui a coûté tant de
millions[187], en bâtissant Trianon, Marli, et en fesant embellir tant
d’autres édifices, fit élever l’Observatoire, commencé en 1666, dès le
temps qu’il établit l’Académie des Sciences. Mais le monument le plus
glorieux par son utilité, par sa grandeur, et par ses difficultés, fut
ce canal du Languedoc qui joint les deux mers, et qui tombe dans le port
de Cette, construit pour recevoir ses eaux. Tout ce travail fut commencé
dès 1664; et on le continua sans interruption jusqu’en 1681. La
fondation des Invalides et la chapelle de ce bâtiment, la plus belle de
Paris, l’établissement de Saint-Cyr, le dernier de tant d’ouvrages
construits par ce monarque, suffiraient seuls pour faire bénir sa
mémoire[188]. Quatre mille soldats et un grand nombre d’officiers, qui
trouvent dans l’un de ces grands asiles une consolation dans leur
vieillesse, et des secours pour leurs blessures et pour leurs besoins,
deux cent cinquante filles nobles qui reçoivent dans l’autre une
éducation digne d’elles, sont autant de voix qui célèbrent Louis XIV.
L’établissement de Saint-Cyr sera surpassé par celui que Louis XV vient
de former pour élever cinq cents gentilshommes[189]; mais, loin de faire
oublier Saint-Cyr, il en fait souvenir: c’est l’art de faire du bien qui
s’est perfectionné.

Louis XIV voulut en même temps faire des choses plus grandes et d’une
utilité plus générale, mais d’une exécution plus difficile; c’était de
réformer les lois. Il y fit travailler le chancelier Séguier, les
Lamoignon, les Talon, les Bignon, et surtout le conseiller d’état
Pussort. Il assistait quelquefois à leurs assemblées. L’année 1667 fut
à-la-fois l’époque de ses premières lois et de ses conquêtes.
L’ordonnance civile parut d’abord, ensuite le code des eaux et forêts,
puis des statuts pour toutes les manufactures; l’ordonnance criminelle,
le code du commerce, celui de la marine, tout cela se suivit presque
d’année en année. Il y eut même une jurisprudence nouvelle, établie en
faveur des nègres de nos colonies, espèce d’hommes qui n’avait pas
encore joui des droits de l’humanité[190].

Une connaissance approfondie de la jurisprudence n’est pas le partage
d’un souverain; mais le roi était instruit des lois principales: il en
possédait l’esprit, et savait ou les soutenir ou les mitiger à propos.
Il jugeait souvent les causes de ses sujets, non seulement dans le
conseil des secrétaires d’état, mais dans celui qu’on appelle le
_conseil des parties_. Il y a de lui deux jugements célèbres, dans
lesquels sa voix décida contre lui-même.

Dans le premier, en 1680, il s’agissait d’un procès entre lui et des
particuliers de Paris qui avaient bâti sur son fonds. Il voulut que les
maisons leur demeurassent avec le fonds qui lui appartenait, et qu’il
leur céda.

L’autre regardait un Persan, nommé Roupli, dont les marchandises avaient
été saisies par les commis de ses fermes en 1687. Il opina que tout lui
fût rendu, et y ajouta un présent de trois mille écus. Roupli porta dans
sa patrie son admiration et sa reconnaissance. Lorsque nous avons vu
depuis à Paris l’ambassadeur persan, Mehemet Rizabeg, nous l’avons
trouvé instruit dès long-temps de ce fait par la renommée.

L’abolition des duels fut un des plus grands services rendus à la
patrie. Ces combats avaient été autorisés autrefois par les rois, par
les parlements mêmes, et par l’Église; et, quoiqu’ils fussent défendus
depuis Henri IV, cette funeste coutume subsistait plus que jamais. Le
fameux combat des La Frette, de quatre contre quatre, en 1663, fut ce
qui détermina Louis XIV à ne plus pardonner. Son heureuse sévérité
corrigea peu-à-peu notre nation, et même les nations voisines, qui se
conformèrent à nos sages coutumes, après avoir pris nos mauvaises. Il y
a dans l’Europe cent fois moins de duels aujourd’hui que du temps de
Louis XIII[191].

Législateur de ses peuples, il le fut de ses armées. Il est étrange
qu’avant lui on ne connût point les habits uniformes dans les troupes.
Ce fut lui qui, la première année de son administration, ordonna que
chaque régiment fût distingué par la couleur des habits ou par
différentes marques; réglement adopté bientôt par toutes les nations. Ce
fut lui[192] qui institua les brigadiers, et qui mit les corps dont la
maison du roi est formée sur le pied où ils sont aujourd’hui. Il fit une
compagnie de mousquetaires des gardes du cardinal Mazarin, et fixa à
cinq cents hommes le nombre des deux compagnies auxquelles il donna
l’habit qu’elles portent encore.

Sous lui, plus de connétable; et après la mort du duc d’Épernon, plus de
colonel-général de l’infanterie; ils étaient trop maîtres; il voulait
l’être, et le devait. Le maréchal de Grammont, simple mestre de camp des
gardes françaises, sous le duc d’Épernon, et prenant l’ordre de ce
colonel-général, ne le prit plus que du roi, et fut le premier qui eut
le nom de colonel des gardes. Il installait lui-même ces colonels à la
tête du régiment, en leur donnant de sa main un hausse-col doré avec une
pique, et ensuite un esponton, quand l’usage des piques fut aboli. Il
institua les grenadiers, d’abord au nombre de quatre par compagnie,
dans le régiment du roi, qui est de sa création; ensuite il forma une
compagnie de grenadiers dans chaque régiment d’infanterie; il en donna
deux aux gardes françaises; maintenant il y en a dans toute l’infanterie
une par bataillon. Il augmenta beaucoup le corps des dragons, et leur
donna un colonel-général. Il ne faut pas oublier l’établissement des
haras, en 1667. Ils étaient absolument abandonnés auparavant, et ils
furent d’une grande ressource pour remonter la cavalerie. Ressource
importante, depuis trop négligée[193].

L’usage de la baïonnette au bout du fusil est de son institution. Avant
lui on s’en servait quelquefois, mais il n’y avait que quelques
compagnies qui combattissent avec cette arme. Point d’usage uniforme,
point d’exercice; tout était abandonné à la volonté du général. Les
piques passaient pour l’arme la plus redoutable. Le premier régiment qui
eut des baïonnettes, et qu’on forma à cet exercice, fut celui des
fusiliers, établi en 1671.

La manière dont l’artillerie est servie aujourd’hui lui est due tout
entière. Il en fonda des écoles à Douai, puis à Metz, et à Strasbourg;
et le régiment d’artillerie s’est vu enfin rempli d’officiers presque
tous capables de bien conduire un siége. Tous les magasins du royaume
étaient pourvus, et on y distribuait tous les ans huit cents milliers de
poudre. Il forma un régiment de bombardiers et un de houssards: avant
lui, on ne connaissait les houssards que chez les ennemis.

Il établit, en 1688, trente régiments de milice, fournis et équipés par
les communautés. Ces milices s’exerçaient à la guerre sans abandonner la
culture des campagnes[194].

Des compagnies de cadets furent entretenues dans la plupart des places
frontières: ils y apprenaient les mathématiques, le dessin, et tous les
exercices, et fesaient les fonctions de soldats. Cette institution dura
dix années. On se lassa enfin de cette jeunesse trop difficile à
discipliner; mais le corps des ingénieurs, que le roi forma, et auquel
il donna les réglements qu’il suit encore, est un établissement à jamais
durable. Sous lui, l’art de fortifier les places fut porté à la
perfection par le maréchal de Vauban et ses élèves, qui surpassèrent le
comte de Pagan[195]. Il construisit ou répara cent cinquante places de
guerre.

Pour soutenir la discipline militaire, il créa des inspecteurs généraux,
ensuite des directeurs, qui rendirent compte de l’état des troupes; et
on voyait, par leur rapport, si les commissaires des guerres avaient
fait leur devoir.

Il institua l’ordre de Saint-Louis[196], récompense honorable, plus
briguée souvent que la fortune. L’hôtel des Invalides mit le comble aux
soins qu’il prit pour mériter d’être bien servi.

C’est par de tels soins que, dès l’an 1672, il eut cent quatre-vingt
mille hommes de troupes réglées, et qu’augmentant ses forces à mesure
que le nombre et la puissance de ses ennemis augmentaient, il eut enfin
jusqu’à quatre cent cinquante mille hommes en armes, en comptant les
troupes de la marine.

Avant lui, on n’avait point vu de si fortes armées. Ses ennemis lui en
opposèrent à peine d’aussi considérables; mais il fallait qu’ils fussent
réunis. Il montra ce que la France seule pouvait; et il eut toujours ou
de grands succès, ou de grandes ressources.

Il fut le premier qui, en temps de paix, donna une image et une leçon
complète de la guerre. Il assembla à Compiègne soixante et dix mille
hommes, en 1698. On y fit toutes les opérations d’une campagne. C’était
pour l’instruction de ses trois petits-fils. Le luxe fit une fête
somptueuse de cette école militaire.

Cette même attention qu’il eut à former des armées de terre nombreuses
et bien disciplinées, même avant d’être en guerre, il l’eut à se donner
l’empire de la mer. D’abord, le peu de vaisseaux que le cardinal Mazarin
avait laissé pourrir dans les ports sont réparés. On en fait acheter en
Hollande, en Suède; et, dès la troisième année de son gouvernement, il
envoie ses forces maritimes s’essayer à Gigeri[197], sur la côte
d’Afrique. Le duc de Beaufort purge les mers de pirates, dès l’an 1665;
et, deux ans après, la France a dans ses ports soixante vaisseaux de
guerre. Ce n’est là qu’un commencement: mais tandis qu’on fait de
nouveaux réglements et de nouveaux efforts, il sent déjà toute sa force.
Il ne veut pas consentir que ses vaisseaux baissent leur pavillon devant
celui d’Angleterre. En vain le conseil du roi Charles II insiste sur ce
droit, que la force, l’industrie, et le temps, avaient donné aux
Anglais. Louis XIV écrit au comte d’Estrades, son ambassadeur: «Le roi
d’Angleterre et son chancelier peuvent voir quelles sont mes forces;
mais ils ne voient pas mon cœur. Tout ne m’est rien à l’égard de
l’honneur.»

Il ne disait que ce qu’il était résolu de soutenir; et en effet
l’usurpation des Anglais céda au droit naturel et à la fermeté de Louis
XIV. Tout fut égal entre les deux nations sur la mer. Mais tandis qu’il
veut l’égalité avec l’Angleterre, il soutient sa supériorité avec
l’Espagne. Il fait baisser le pavillon aux amiraux espagnols devant le
sien, en vertu de cette préséance solennelle accordée en 1662.

Cependant on travaille de tous côtés à l’établissement d’une marine
capable de justifier ces sentiments de hauteur. On bâtit la ville et le
port de Rochefort, à l’embouchure de la Charente. On enrôle, on enclasse
des matelots, qui doivent servir, tantôt sur les vaisseaux marchands,
tantôt sur les flottes royales. Il s’en trouve bientôt soixante mille
d’enclassés.

Des conseils de construction sont établis dans les ports, pour donner
aux vaisseaux la forme la plus avantageuse. Cinq arsenaux de marine sont
bâtis à Brest, à Rochefort, à Toulon, à Dunkerque, au Havre-de-Grace.
Dans l’année 1672, on a soixante vaisseaux de ligne et quarante
frégates. Dans l’année 1681, il se trouve cent quatre-vingt-dix-huit
vaisseaux de guerre, en comptant les alléges; et trente galères sont
dans le port de Toulon, ou armées, ou prêtes à l’être. Onze mille hommes
de troupes réglées servent sur les vaisseaux; les galères en ont trois
mille. Il y a cent soixante-six mille hommes d’enclassés pour tous les
services divers de la marine. On compta, les années suivantes, dans ce
service, mille gentilshommes ou enfants de famille, fesant la fonction
de soldats sur les vaisseaux, et apprenant dans les ports tout ce qui
prépare à l’art de la navigation et à la manœuvre: ce sont les
gardes-marines; ils étaient sur mer ce que les cadets étaient sur terre.
On les avait institués en 1672, mais en petit nombre. Ce corps a été
l’école d’où sont sortis les meilleurs officiers de vaisseaux.

Il n’y avait point eu encore de maréchaux de France dans le corps de la
marine; et c’est une preuve combien cette partie essentielle des forces
de la France avait été négligée. Jean d’Estrées fut le premier maréchal,
en 1681. Il paraît qu’une des grandes attentions de Louis XIV était
d’animer, dans tous les genres, cette émulation sans laquelle tout
languit.

Dans toutes les batailles navales que les flottes françaises livrèrent,
l’avantage leur demeura toujours, jusqu’à la journée de La Hogue, en
1692, lorsque le comte de Tourville, suivant les ordres de la cour,
attaqua, avec quarante-quatre voiles, une flotte de quatre-vingt-dix
vaisseaux anglais et hollandais: il fallut céder au nombre: on perdit
quatorze vaisseaux du premier rang, qui échouèrent, et qu’on brûla pour
ne les pas laisser au pouvoir des ennemis. Malgré cet échec, les forces
maritimes se soutinrent toujours; mais elles déclinèrent dans la guerre
de la succession. Le cardinal de Fleury les négligea depuis, dans le
loisir d’une heureuse paix, seul temps propice pour les rétablir.

Ces forces navales servaient à protéger le commerce. Les colonies de la
Martinique, de Saint-Domingue, du Canada, auparavant languissantes,
fleurirent, mais avec un avantage qu’on n’avait point espéré
jusqu’alors; car, depuis 1635 jusqu’à 1665, ces établissements avaient
été à charge.

En 1664, le roi envoie une colonie à Cayenne; bientôt après une autre à
Madagascar. Il tente toutes les voies de réparer le tort et le malheur
qu’avait eu si long-temps la France de négliger la mer, tandis que ses
voisins s’étaient formé des empires aux extrémités du monde.

On voit, par ce seul coup d’œil, quels changements Louis XIV fit dans
l’état; changements utiles, puisqu’ils subsistent. Ses ministres le
secondèrent à l’envi. On leur doit sans doute tout le détail, toute
l’exécution; mais on lui doit l’arrangement général. Il est certain que
les magistrats n’eussent pas réformé les lois, que l’ordre n’eût pas été
remis dans les finances, la discipline introduite dans les armées, la
police générale dans le royaume; qu’on n’eût point eu de flottes, que
les arts n’eussent point été encouragés, tout cela de concert, et en
même temps, et avec persévérance, et sous différents ministres, s’il ne
se fût trouvé un maître qui eût en général toutes ces grandes vues, avec
une volonté ferme de les remplir.

Il ne sépara point sa propre gloire de l’avantage de la France, et il ne
regarda pas le royaume du même œil dont un seigneur regarde sa terre, de
laquelle il tire tout ce qu’il peut, pour ne vivre que dans les
plaisirs. Tout roi qui aime la gloire aime le bien public; il n’avait
plus ni Colbert ni Louvois, lorsque, vers l’an 1698, il ordonna, pour
l’instruction du duc de Bourgogne, que chaque intendant fît une
description détaillée de sa province. Par là on pouvait avoir une notice
exacte du royaume, et un dénombrement juste des peuples. L’ouvrage fut
utile, quoique tous les intendants n’eussent pas la capacité et
l’attention de M. de Lamoignon de Bâville. Si on avait rempli les vues
du roi sur chaque province, comme elles le furent par ce magistrat dans
le dénombrement du Languedoc, ce recueil de mémoires eût été un des plus
beaux monuments du siècle. Il y en a quelques-uns de bien faits; mais on
manqua le plan, en n’assujettissant pas tous les intendants au même
ordre. Il eût été à desirer que chacun eût donné par colonnes un état du
nombre des habitants de chaque élection; des nobles, des citoyens, des
laboureurs, des artisans; des manœuvres, des bestiaux de toute espèce,
des bonnes, des médiocres, et des mauvaises terres, de tout le clergé
régulier et séculier, de leurs revenus, de ceux des villes, de ceux des
communautés.

Tous ces objets sont confondus dans la plupart des Mémoires qu’on a
donnés: les matières y sont peu approfondies et peu exactes; il faut y
chercher, souvent avec peine, les connaissances dont on a besoin, et
qu’un ministre doit trouver sous sa main et embrasser d’un coup d’œil,
pour découvrir aisément les forces, les besoins et les ressources. Le
projet était excellent, et une exécution uniforme serait de la plus
grande utilité.

Voilà en général ce que Louis XIV fit et essaya pour rendre sa nation
plus florissante. Il me semble qu’on ne peut guère voir tous ces travaux
et tous ces efforts sans quelque reconnaissance; et sans être animé de
l’amour du bien public qui les inspira. Qu’on se représente ce qu’était
le royaume du temps de la fronde, et ce qu’il est de nos jours. Louis
XIV fit plus de bien à sa nation que vingt de ses prédécesseurs
ensemble; et il s’en faut beaucoup qu’il fît ce qu’il aurait pu. La
guerre, qui finit par la paix de Rysvick, commença la ruine de ce grand
commerce que son ministre Colbert avait établi; et la guerre de la
succession l’acheva.

S’il avait employé à embellir Paris, à finir le Louvre, les sommes
immenses que coûtèrent les aqueducs et les travaux de Maintenon, pour
conduire des eaux à Versailles, travaux interrompus et devenus inutiles;
s’il avait dépensé à Paris la cinquième partie de ce qu’il en a coûté
pour forcer la nature à Versailles, Paris serait, dans toute son
étendue, aussi beau qu’il l’est du côté des Tuileries et du Pont-Royal,
et serait devenu la plus magnifique ville de l’univers.

C’est beaucoup d’avoir réformé les lois, mais la chicane n’a pu être
écrasée par la justice. On pensa à rendre la jurisprudence uniforme;
elle l’est dans les affaires criminelles, dans celles du commerce, dans
la procédure: elle pourrait l’être dans les lois qui règlent les
fortunes des citoyens. C’est un très grand inconvénient qu’un même
tribunal ait à prononcer sur plus de cent coutumes différentes. Des
droits de terres, ou équivoques, ou onéreux, ou qui gênent la société,
subsistent encore comme des restes du gouvernement féodal qui ne
subsiste plus: ce sont des décombres d’un bâtiment gothique ruiné.

Ce n’est pas qu’on prétende que les différents ordres de l’état doivent
être assujettis à la même loi[198]. On sent bien que les usages de la
noblesse, du clergé, des magistrats, des cultivateurs, doivent être
différents; mais il est à souhaiter, sans doute, que chaque ordre ait sa
loi uniforme dans tout le royaume; que ce qui est juste ou vrai dans la
Champagne ne soit pas réputé faux ou injuste en Normandie. L’uniformité
en tout genre d’administration est une vertu; mais les difficultés de ce
grand ouvrage ont effrayé.

Louis XIV aurait pu se passer plus aisément de la ressource dangereuse
des traitants, à laquelle le réduisit l’anticipation qu’il fit presque
toujours sur ses revenus, comme on le verra dans le chapitre des
finances.

S’il n’eût pas cru qu’il suffisait de sa volonté pour faire changer de
religion à un million d’hommes, la France n’eût pas perdu tant de
citoyens[199]. Ce pays cependant, malgré ses secousses et ses pertes,
est encore un des plus florissants de la terre, parceque tout le bien
qu’a fait Louis XIV subsiste, et que le mal, qu’il était difficile de ne
pas faire dans des temps orageux, a été réparé. Enfin la postérité, qui
juge les rois, et dont ils doivent avoir toujours le jugement devant les
yeux, avouera, en pesant les vertus et les faiblesses de ce monarque,
que, quoiqu’il eût été trop loué pendant sa vie, il mérita de l’être à
jamais, et qu’il fut digne de la statue qu’on lui a érigée à
Montpellier, avec une inscription latine, dont le sens est: _A
Louis-le-Grand après sa mort_. Don Ustariz, homme d’état, qui a écrit
sur les finances et le commerce d’Espagne, appelle Louis XIV _un homme
prodigieux_.

Tous les changements qu’on vient de voir dans le gouvernement, et dans
tous les ordres de l’état, en produisirent nécessairement un très grand
dans les mœurs. L’esprit de faction, de fureur, et de rébellion, qui
possédait les citoyens depuis le temps de François II, devint une
émulation de servir le prince. Les seigneurs des grandes terres n’étant
plus cantonnés chez eux, les gouverneurs des provinces n’ayant plus de
postes importants à donner, chacun songea à ne mériter de graces que
celles du souverain; et l’état devint un tout régulier dont chaque ligne
aboutit au centre.

C’est là ce qui délivra la cour des factions et des conspirations qui
avaient troublé l’état pendant tant d’années. Il n’y eut sous
l’administration de Louis XIV qu’une seule conjuration, en 1674,
imaginée par La Truaumont, gentilhomme normand, perdu de débauches et de
dettes, et embrassée par un homme de la maison de Rohan, grand veneur de
France, qui avait beaucoup de courage et peu de prudence. La hauteur et
la dureté du marquis de Louvois l’avaient irrité au point qu’en sortant
de son audience il entra tout ému et hors de lui-même chez M. de
Caumartin, et se jetant sur un lit de repos: Il faudra, dit-il, que
ce..... Louvois meure ou moi. Caumartin ne prit cet emportement que
pour une colère passagère: mais le lendemain ce même jeune homme lui
ayant demandé s’il croyait les peuples de Normandie affectionnés au
gouvernement, il entrevit des desseins dangereux. Les temps de la fronde
sont passés, lui dit-il; croyez-moi, vous vous perdrez, et vous ne serez
regretté de personne. Le chevalier ne le crut pas; il se jeta à corps
perdu dans la conspiration de La Truaumont. Il n’entra dans ce complot
qu’un chevalier de Préaux, neveu de La Truaumont, qui, séduit par son
oncle, séduisit sa maîtresse, la marquise de Villiers. Leur but et leur
espérance n’étaient pas, et ne pouvaient être de se faire un parti dans
le royaume: ils prétendaient seulement vendre et livrer Quillebeuf aux
Hollandais, et introduire les ennemis en Normandie. Ce fut plutôt une
lâche trahison mal ourdie qu’une conspiration. Le supplice de tous les
coupables fut le seul événement que produisit ce crime insensé et
inutile, dont à peine on se souvient aujourd’hui.

S’il y eut quelques séditions dans les provinces, ce ne furent que de
faibles émeutes populaires aisément réprimées. Les huguenots mêmes
furent toujours tranquilles jusqu’au temps où l’on démolit leurs
temples. Enfin, le roi parvint à faire d’une nation jusque-là turbulente
un peuple paisible qui ne fut dangereux qu’aux ennemis, après l’avoir
été à lui-même pendant plus de cent années. Les mœurs s’adoucirent sans
faire tort au courage[200].

Les maisons que tous les seigneurs bâtirent ou achetèrent dans Paris, et
leurs femmes qui y vécurent avec dignité, formèrent des écoles de
politesse, qui retirèrent peu-à-peu les jeunes gens de cette vie de
cabaret qui fut encore long-temps à la mode, et qui n’inspirait qu’une
débauche hardie. Les mœurs tiennent à si peu de chose, que la coutume
d’aller à cheval dans Paris entretenait une disposition aux querelles
fréquentes, qui cessèrent quand cet usage fut aboli. La décence, dont on
fut redevable principalement aux femmes qui rassemblèrent la société
chez elles, rendit les esprits plus agréables, et la lecture les rendit
à la longue plus solides. Les trahisons et les grands crimes, qui ne
déshonorent point les hommes dans les temps de faction et de trouble, ne
furent presque plus connus. Les horreurs des Brinvilliers et des Voisin
ne furent que des orages passagers, sous un ciel d’ailleurs serein; et
il serait aussi déraisonnable de condamner une nation sur les crimes
éclatants de quelques particuliers, que de la canoniser sur la réforme
de la Trappe.

Tous les différents états de la vie étaient auparavant reconnaissables
par des défauts qui les caractérisaient. Les militaires et les jeunes
gens qui se destinaient à la profession des armes avaient une vivacité
emportée; les gens de justice, une gravité rebutante, à quoi ne
contribuait pas peu l’usage d’aller toujours en robe, même à la cour. Il
en était de même des universités et des médecins. Les marchands
portaient encore de petites robes lorsqu’ils s’assemblaient, et qu’ils
allaient chez les ministres, et les plus grands commerçants étaient
alors des hommes grossiers; mais les maisons, les spectacles, les
promenades publiques, où l’on commençait à se rassembler pour goûter une
vie plus douce, rendirent peu-à-peu l’extérieur de tous les citoyens
presque semblable. On s’aperçoit aujourd’hui, jusque dans le fond d’une
boutique, que la politesse a gagné toutes les conditions. Les provinces
se sont ressenties avec le temps de tous ces changements.

On est parvenu enfin à ne plus mettre le luxe que dans le goût et dans
la commodité. La foule de pages et de domestiques de livrée a disparu,
pour mettre plus d’aisance dans l’intérieur des maisons. On a laissé la
vaine pompe et le faste extérieur aux nations chez lesquelles on ne sait
encore que se montrer en public, et où l’on ignore l’art de vivre.

L’extrême facilité introduite dans le commerce du monde, l’affabilité,
la simplicité, la culture de l’esprit, ont fait de Paris une ville qui,
pour la douceur de la vie, l’emporte probablement de beaucoup sur Rome
et sur Athènes, dans le temps de leur splendeur.

Cette foule de secours toujours prompts, toujours ouverts pour toutes
les sciences, pour tous les arts, les goûts, et les besoins; tant
d’utilités solides réunies avec tant de choses agréables, jointes à
cette franchise particulière aux Parisiens, tout cela engage un grand
nombre d’étrangers à voyager ou à faire leur séjour dans cette patrie de
la société. Si quelques natifs en sortent, ce sont ceux qui, appelés
ailleurs par leurs talents, sont un témoignage honorable à leur pays; ou
c’est le rebut de la nation, qui essaie de profiter de la considération
qu’elle inspire; ou bien ce sont des émigrants qui préfèrent encore leur
religion à leur patrie, et qui vont ailleurs chercher la misère ou la
fortune, à l’exemple de leurs pères chassés de France par la fatale
injure faite aux cendres du grand Henri IV, lorsqu’on anéantit sa loi
perpétuelle appelée l’_Édit de Nantes_; ou enfin ce sont des officiers
mécontents du ministère, des accusés qui ont échappé aux formes
rigoureuses d’une justice quelquefois mal administrée; et c’est ce qui
arrive dans tous les pays de la terre.

On s’est plaint de ne plus voir à la cour autant de hauteur dans les
esprits qu’autrefois. Il n’y a plus en effet de petits tyrans, comme du
temps de la fronde, et sous Louis XIII, et dans les siècles précédents;
mais la véritable grandeur s’est retrouvée dans cette foule de noblesse,
si long-temps avilie à servir auparavant des sujets trop puissants. On
voit des gentilshommes, des citoyens qui se seraient crus honorés
autrefois d’être domestiques de ces seigneurs, devenus leurs égaux, et
très souvent leurs supérieurs dans le service militaire; et plus le
service en tout genre prévaut sur les titres, plus un état est
florissant.

On a comparé le siècle de Louis XIV à celui d’Auguste. Ce n’est pas que
la puissance et les événements personnels soient comparables. Rome et
Auguste étaient dix fois plus considérables dans le monde que Louis XIV
et Paris; mais il faut se souvenir qu’Athènes a été égale à l’empire
romain, dans toutes les choses qui ne tirent pas leur prix de la force
et de la puissance. Il faut encore songer que s’il n’y a rien
aujourd’hui dans le monde tel que l’ancienne Rome et qu’Auguste,
cependant toute l’Europe ensemble est très supérieure à tout l’empire
romain. Il n’y avait du temps d’Auguste qu’une seule nation, et il y en
a aujourd’hui plusieurs, policées, guerrières, éclairées, qui possèdent
des arts que les Grecs et les Romains ignorèrent; et de ces nations il
n’y en a aucune qui ait eu plus d’éclat en tout genre, depuis environ un
siècle, que la nation formée, en quelque sorte, par Louis XIV.



CHAPITRE XXX.

Finances et réglements.


Si l’on compare l’administration de Colbert à toutes les administrations
précédentes, la postérité chérira cet homme dont le peuple insensé
voulut déchirer le corps après sa mort. Les Français lui doivent
certainement leur industrie et leur commerce, et par conséquent cette
opulence dont les sources diminuent quelquefois dans la guerre, mais qui
se rouvrent toujours avec abondance dans la paix. Cependant, en 1702, on
avait encore l’ingratitude de rejeter sur Colbert la langueur qui
commençait à se faire sentir dans les nerfs de l’état. Un
Bois-Guillebert[201], lieutenant-général au bailliage de Rouen, fit
imprimer dans ce temps-là le _Détail de la France_ en deux petits
volumes, et prétendit que tout avait été en décadence depuis 1660.
C’était précisément le contraire. La France n’avait jamais été si
florissante que depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la guerre de
1689; et, même dans cette guerre, le corps de l’état commençant à être
malade, se soutint par la vigueur que Colbert avait répandue dans tous
ses membres. L’auteur du _Détail_ prétendit que, depuis 1660, les
biens-fonds du royaume avaient diminué de quinze cents millions. Rien
n’était ni plus faux ni moins vraisemblable. Cependant ses arguments
captieux persuadèrent ce paradoxe ridicule à ceux qui voulurent être
persuadés. C’est ainsi qu’en Angleterre, dans les temps les plus
florissants, on voit cent papiers publics qui démontrent que l’état est
ruiné[202].

Il était plus aisé en France qu’ailleurs de décrier le ministère des
finances dans l’esprit des peuples. Ce ministère est le plus odieux,
parceque les impôts le sont toujours: il régnait d’ailleurs en général
dans la finance autant de préjugés et d’ignorance que dans la
philosophie.

On s’est instruit si tard, que de nos jours même on a entendu, en 1718,
le parlement en corps dire au duc d’Orléans que «la valeur intrinsèque
du marc d’argent est de vingt-cinq livres;» comme s’il y avait une autre
valeur réelle intrinsèque que celle du poids et du titre: et le duc
d’Orléans, tout éclairé qu’il était, ne le fut pas assez pour relever
cette méprise du parlement.

Colbert arriva au maniement des finances avec de la science et du
génie[203]. Il commença, comme le duc de Sulli, par arrêter les abus et
les pillages, qui étaient énormes. La recette fut simplifiée autant
qu’il était possible; et, par une économie qui tient du prodige, il
augmenta le trésor du roi en diminuant les tailles. On voit, par l’édit
mémorable de 1664, qu’il y avait tous les ans un million de ce temps-là
destiné à l’encouragement des manufactures et du commerce maritime. Il
négligea si peu les campagnes, abandonnées jusqu’à lui à la rapacité des
traitants, que des négociants anglais s’étant adressés à M. Colbert de
Croissi, son frère, ambassadeur à Londres, pour fournir en France des
bestiaux d’Irlande et des salaisons pour les colonies, en 1667, le
contrôleur-général répondit que depuis quatre ans on en avait à revendre
aux étrangers.

Pour parvenir à cette heureuse administration, il avait fallu une
chambre de justice, et de grandes réformes. Il fut obligé de retrancher
huit millions et plus de rentes sur la ville, acquises à vil prix, que
l’on remboursa sur le pied de l’achat. Ces divers changements exigèrent
des édits. Le parlement était en possession de les vérifier depuis
François Iᵉʳ. Il fut proposé de les enregistrer seulement à la chambre
des comptes; mais l’usage ancien prévalut. Le roi alla lui-même au
parlement faire vérifier ses édits en 1664[204].

Il se souvenait toujours de la fronde, de l’arrêt de proscription contre
un cardinal[205], son premier ministre, des autres arrêts par lesquels
on avait saisi les deniers royaux, pillé les meubles et l’argent des
citoyens attachés à la couronne[206]. Tous ces excès ayant commencé par
des remontrances sur des édits concernant les revenus de l’état, il
ordonna, en 1667, que le parlement ne fît jamais de représentation que
dans la huitaine, après avoir enregistré avec obéissance. Cet édit fut
encore renouvelé en 1673. Aussi, dans tout le cours de son
administration, il n’essuya aucune remontrance d’aucune cour de
judicature, excepté dans la fatale année de 1709, où le parlement de
Paris représenta inutilement le tort que le ministre des finances fesait
à l’état par la variation du prix de l’or et de l’argent.

Presque tous les citoyens ont été persuadés que si le parlement s’était
toujours borné à faire sentir au souverain, en connaissance de cause,
les malheurs et les besoins du peuple, les dangers des impôts, les
périls encore plus grands de la vente de ces impôts à des traitants qui
trompaient le roi et opprimaient le peuple, cet usage des remontrances
aurait été une ressource sacrée de l’état, un frein à l’avidité des
financiers, et une leçon continuelle aux ministres. Mais les étranges
abus d’un remède si salutaire avaient tellement irrité Louis XIV, qu’il
ne vit que les abus, et proscrivit le remède. L’indignation qu’il
conserva toujours dans son cœur fut portée si loin, qu’en 1669 (13
août), il alla encore lui-même au parlement, pour y révoquer les
priviléges de noblesse qu’il avait accordés dans sa minorité, en 1644, à
toutes les cours supérieures.

Mais, malgré cet édit, enregistré en présence du roi, l’usage a subsisté
de laisser jouir de la noblesse tous ceux dont les pères ont exercé
vingt ans une charge de judicature dans une cour supérieure, ou qui
sont morts dans leurs emplois.

En mortifiant ainsi une compagnie de magistrats, il voulut encourager la
noblesse, qui défend la patrie, et les agriculteurs, qui la nourrissent.
Déjà, par son édit de 1666, il avait accordé deux mille francs de
pension, qui en font près de quatre aujourd’hui, à tout gentilhomme qui
aurait eu douze enfants, et mille à qui en aurait eu dix. La moitié de
cette gratification était assurée à tous les habitants des villes
exemptes de tailles; et, parmi les taillables, tout père de famille qui
avait ou qui avait eu dix enfants, était à l’abri de toute imposition.

Il est vrai que le ministre Colbert ne fit pas tout ce qu’il pouvait
faire, encore moins ce qu’il voulait. Les hommes n’étaient pas alors
assez éclairés; et dans un grand royaume, il y a toujours de grands
abus. La taille arbitraire, la multiplicité des droits, les douanes de
province à province, qui rendent une partie de la France étrangère à
l’autre, et même ennemie, l’inégalité des mesures d’une ville à l’autre,
vingt autres maladies du corps politique ne purent être guéries[207].

La plus grande faute qu’on reproche à ce ministre est de n’avoir pas
osé encourager l’exportation des blés. Il y avait long-temps qu’on n’en
portait plus à l’étranger. La culture avait été négligée dans les orages
du ministère de Richelieu; elle le fut davantage dans les guerres
civiles de la fronde. Une famine, en 1661, acheva la ruine des
campagnes, ruine pourtant que la nature, secondée du travail, est
toujours prête à réparer. Le parlement de Paris rendit, dans cette année
malheureuse, un arrêt qui paraissait juste dans son principe, mais qui
fut presque aussi funeste dans les conséquences que tous les arrêts
arrachés à cette compagnie pendant la guerre civile. Il fut défendu aux
marchands, sous les peines les plus graves, de contracter aucune
association pour ce commerce, et à tous particuliers de faire un amas de
grains. Ce qui était bon dans une disette passagère, devenait pernicieux
à la longue, et décourageait tous les agriculteurs. Casser un tel arrêt,
dans un temps de crise et de préjugés, c’eût été soulever les peuples.

Le ministre n’eut d’autres ressources que d’acheter chèrement chez les
étrangers les mêmes blés que les Français leur avaient précédemment
vendus dans les années d’abondance. Le peuple fut nourri, mais il en
coûta beaucoup à l’état; et l’ordre que M. Colbert avait déjà remis dans
les finances rendit cette perte légère.

La crainte de retomber dans la disette ferma nos ports à l’exportation
du blé. Chaque intendant, dans sa province, se fit même un mérite de
s’opposer au transport des grains dans la province voisine. On ne put,
dans les bonnes années, vendre ses grains que par une requête au
conseil. Cette fatale administration semblait excusable par l’expérience
du passé. Tout le conseil craignait que le commerce du blé ne le forçât
de racheter encore à grands frais des autres nations une denrée si
nécessaire, que l’intérêt et l’imprévoyance des cultivateurs auraient
vendue à vil prix.

Le laboureur alors, plus timide que le conseil, craignit de se ruiner à
créer une denrée dont il ne pouvait espérer un grand profit; et les
terres ne furent pas aussi bien cultivées qu’elles auraient dû l’être.
Toutes les autres branches de l’administration étant florissantes,
empêchèrent Colbert de remédier au défaut de la principale.

C’est la seule tache de son ministère: elle est grande; mais, ce qui
l’excuse, ce qui prouve combien il est malaisé de détruire les préjugés
dans l’administration française, et comme il est difficile de faire le
bien, c’est que cette faute, sentie par tous les citoyens habiles, n’a
été réparée par aucun ministre, pendant cent années entières, jusqu’à
l’époque mémorable de 1764, où un contrôleur-général[208] plus éclairé a
tiré la France d’une misère profonde en rendant le commerce des grains
libre, avec des restrictions à peu près semblables à celles dont on use
en Angleterre[209].

Colbert, pour fournir à-la-fois aux dépenses des guerres, des bâtiments,
et des plaisirs, fut obligé de rétablir, vers l’an 1672, ce qu’il avait
voulu d’abord abolir pour jamais; impôts en parti, rentes, charges
nouvelles, augmentations de gages; enfin, ce qui soutient l’état quelque
temps, et l’obère pour des siècles.

Il fut emporté hors de ses mesures; car, par toutes les instructions qui
restent de lui, on voit qu’il était persuadé que la richesse d’un pays
ne consiste que dans le nombre des habitants, la culture des terres, le
travail industrieux et le commerce: on voit que le roi, possédant très
peu de domaines particuliers, et n’étant que l’administrateur des biens
de ses sujets, ne peut être véritablement riche que par des impôts aisés
à percevoir, et également répartis.

Il craignait tellement de livrer l’état aux traitants, que, quelque
temps après la dissolution de la chambre de justice qu’il avait fait
ériger contre eux, il fit rendre un arrêt du conseil, qui établissait la
peine de mort contre ceux qui avanceraient de l’argent sur de nouveaux
impôts. Il voulait, par cet arrêt comminatoire, qui ne fut jamais
imprimé, effrayer la cupidité des gens d’affaires. Mais bientôt après il
fut obligé de se servir d’eux, sans même révoquer l’arrêt: le roi
pressait, et il fallait des moyens prompts.

Cette invention, apportée d’Italie en France par Catherine de Médicis,
avait tellement corrompu le gouvernement, par la facilité funeste
qu’elle donne, qu’après avoir été supprimée dans les belles années de
Henri IV, elle reparut dans tout le règne de Louis XIII, et infecta
surtout les derniers temps de Louis XIV.

Enfin, Sulli enrichit l’état par une économie sage, que secondait un roi
aussi parcimonieux que vaillant, un roi soldat à la tête de son armée,
et père de famille avec son peuple. Colbert soutint l’état, malgré le
luxe d’un maître fastueux, qui prodiguait tout pour rendre son règne
éclatant.

On sait qu’après la mort de Colbert[210], lorsque le roi se proposa de
mettre Le Pelletier à la tête des finances, Le Tellier lui dit: «Sire,
il n’est pas propre à cet emploi.--Pourquoi? dit le roi.--Il n’a pas
l’ame assez dure, dit Le Tellier.--Mais vraiment, reprit le roi, je ne
veux pas qu’on traite durement mon peuple.» En effet, ce nouveau
ministre était bon et juste; mais, lorsqu’en 1688 on fut replongé dans
la guerre, et qu’il fallut se soutenir contre la ligue d’Augsbourg,
c’est-à-dire contre presque toute l’Europe, il se vit chargé d’un
fardeau que Colbert avait trouvé trop lourd: le facile et malheureux
expédient d’emprunter et de créer des rentes fut sa première ressource.
Ensuite on voulut diminuer le luxe, ce qui, dans un royaume rempli de
manufactures, est diminuer l’industrie et la circulation, et ce qui
n’est convenable qu’à une nation qui paie son luxe à l’étranger.

Il fut ordonné que tous les meubles d’argent massif, qu’on voyait alors
en assez grand nombre chez les grands seigneurs, et qui étaient une
preuve de l’abondance, seraient portés à la Monnaie. Le roi donna
l’exemple: il se priva de toutes ces tables d’argent, de ces
candélabres, de ces grands canapés d’argent massif, et de tous ces
autres meubles qui étaient des chefs-d’œuvre de ciselure des mains de
Ballin, homme unique en son genre, et tous exécutés sur les dessins de
Lebrun. Ils avaient coûté dix millions: on en retira trois. Les meubles
d’argent orfévri des particuliers produisirent trois autres millions. La
ressource était faible.

On fit ensuite une de ces énormes fautes dont le ministère ne s’est
corrigé que dans nos derniers temps; ce fut d’altérer les monnaies, de
faire des refontes inégales, de donner aux écus une valeur non
proportionnée à celle des quarts: il arriva que, les quarts étant plus
forts et les écus plus faibles, tous les quarts furent portés dans le
pays étranger; ils y furent frappés en écus, sur lesquels il y avait à
gagner en les reversant en France. Il faut qu’un pays soit bien bon par
lui-même, pour subsister encore avec force après avoir essuyé si souvent
de pareilles secousses. On n’était pas encore instruit: la finance était
alors, comme la physique, une science de vaines conjectures. Les
traitants étaient des charlatans qui trompaient le ministère; il en
coûta quatre-vingts millions à l’état. Il faut vingt ans de peines pour
réparer de pareilles brèches.

Vers les années 1691 et 1692, les finances de l’état parurent donc
sensiblement dérangées. Ceux qui attribuaient l’affaiblissement des
sources de l’abondance aux profusions de Louis XIV dans ses bâtiments,
dans les arts, et dans les plaisirs, ne savaient pas qu’au contraire les
dépenses qui encouragent l’industrie enrichissent un état[211]. C’est la
guerre qui appauvrit nécessairement le trésor public, à moins que les
dépouilles des vaincus ne le remplissent. Depuis les anciens Romains, je
ne connais aucune nation qui se soit enrichie par des victoires.
L’Italie, au seizième siècle, n’était riche que par le commerce. La
Hollande n’eût pas subsisté long-temps si elle se fût bornée à enlever
la flotte d’argent des Espagnols, et si les grandes Indes n’avaient pas
été l’aliment de sa puissance. L’Angleterre s’est toujours appauvrie par
la guerre, même en détruisant les flottes françaises; et le commerce
seul l’a enrichie. Les Algériens, qui n’ont guère que ce qu’ils gagnent
par les pirateries, sont un peuple très misérable.

Parmi les nations de l’Europe, la guerre, au bout de quelques années,
rend le vainqueur presque aussi malheureux que le vaincu. C’est un
gouffre où tous les canaux de l’abondance s’engloutissent. L’argent
comptant, ce principe de tous les biens et de tous les maux, levé avec
tant de peine dans les provinces, se rend dans les coffres de cent
entrepreneurs, dans ceux de cent partisans qui avancent les fonds, et
qui achètent, par ces avances, le droit de dépouiller la nation au nom
du souverain. Les particuliers alors, regardant le gouvernement comme
leur ennemi, enfouissent leur argent; et le défaut de circulation fait
languir le royaume.

Nul remède précipité ne peut suppléer à un arrangement fixe et stable,
établi de longue main, et qui pourvoit de loin aux besoins imprévus. On
établit la capitation en 1695[212]. Elle fut supprimée à la paix de
Rysvick, et rétablie ensuite. Le contrôleur-général, Pontchartrain,
vendit des lettres de noblesse pour deux mille écus en 1696: cinq cents
particuliers en achetèrent; mais la ressource fut passagère, et la
honte durable. On obligea tous les nobles, anciens et nouveaux, de faire
enregistrer leurs armoiries, et de payer la permission de cacheter leurs
lettres avec leurs armes. Des maltôtiers traitèrent de cette affaire, et
avancèrent l’argent. Le ministère n’eut presque jamais recours qu’à ces
petites ressources, dans un pays qui en eût pu fournir de plus grandes.

On n’osa imposer le dixième que dans l’année 1710. Mais ce dixième, levé
à la suite de tant d’autres impôts onéreux, parut si dur, qu’on n’osa
pas l’exiger avec rigueur. Le gouvernement n’en retira pas vingt-cinq
millions annuels, à quarante francs le marc.

Colbert avait peu changé la valeur numéraire des monnaies. Il vaut mieux
ne la point changer du tout. L’argent et l’or, ces gages d’échange,
doivent être des mesures invariables. Il n’avait poussé la valeur
numéraire du marc d’argent, de vingt-six francs où il l’avait trouvée,
qu’à vingt-sept et à vingt-huit; et après lui, dans les dernières années
de Louis XIV, on étendit cette dénomination jusqu’à quarante livres
idéales: ressource fatale, par laquelle le roi était soulagé un moment,
pour être ruiné ensuite; car, au lieu d’un marc d’argent, on ne lui en
donnait presque plus que la moitié. Celui qui devait vingt-six livres en
1668 donnait un marc, et qui devait quarante livres ne donnait qu’à peu
près ce même marc en 1710. Les diminutions qui suivirent dérangèrent le
peu qui restait de commerce autant qu’avait fait l’augmentation.

On aurait trouvé une ressource dans un papier de crédit; mais ce papier
doit être établi dans un temps de prospérité, pour se soutenir dans un
temps malheureux.

Le ministre Chamillart commença, en 1706, à payer en billets de monnaie,
en billets de subsistance, d’ustensiles; et comme cette monnaie de
papier n’était pas reçue dans les coffres du roi, elle fut décriée
presque aussitôt qu’elle parut. On fut réduit à continuer de faire des
emprunts onéreux, à consommer d’avance quatre années des revenus de la
couronne[213].

On fit toujours ce qu’on appelle des affaires extraordinaires: on créa
des charges ridicules, toujours achetées par ceux qui veulent se mettre
à l’abri de la taille; car l’impôt de la taille étant avilissant en
France, et les hommes étant nés vains, l’appât qui les décharge de cette
honte fait toujours des dupes; et les gages considérables attachés à ces
nouvelles charges invitent à les acheter dans des temps difficiles,
parcequ’on ne fait pas réflexion qu’elles seront supprimées dans des
temps moins fâcheux. Ainsi, en 1707, on inventa la dignité des
conseillers du roi rouleurs et courtiers de vin, et cela produisit cent
quatre-vingt mille livres. On imagina des greffiers royaux, des
subdélégués des intendants des provinces. On inventa des conseillers du
roi contrôleurs aux empilements des bois, des conseillers de police, des
charges de barbiers-perruquiers, des contrôleurs-visiteurs de beurre
frais, des essayeurs de beurre salé[214]. Ces extravagances font rire
aujourd’hui; mais alors elles fesaient pleurer.

Le contrôleur-général Desmarets, neveu de l’illustre Colbert, ayant, en
1708, succédé à Chamillart, ne put guérir un mal que tout rendait
incurable.

La nature conspira avec la fortune pour accabler l’état. Le cruel hiver
de 1709 força le roi de remettre aux peuples neuf millions de tailles
dans le temps qu’il n’avait pas de quoi payer ses soldats. La disette
des denrées fut si excessive, qu’il en coûta quarante-cinq millions pour
les vivres de l’armée. La dépense de cette année 1709 montait à deux
cent vingt et un millions, et le revenu ordinaire du roi n’en produisit
pas quarante-neuf. Il fallut donc ruiner l’état pour que les ennemis ne
s’en rendissent pas les maîtres. Le désordre s’accrut tellement, et fut
si peu réparé, que, long-temps après la paix, au commencement de l’année
1715, le roi fut obligé de faire négocier trente-deux millions de
billets, pour en avoir huit en espèces. Enfin, il laissa à sa mort deux
milliards six cents millions de dettes, à vingt-huit livres le marc, à
quoi les espèces se trouvèrent alors réduites, ce qui fait environ
quatre milliards cinq cents millions de notre monnaie courante en 1760.

Il est étonnant, mais il est vrai que cette immense dette n’aurait point
été un fardeau impossible à soutenir, s’il y avait eu alors un commerce
florissant, un papier de crédit établi, et des compagnies solides qui
eussent répondu de ce papier, comme en Suède, en Angleterre, à Venise,
et en Hollande; car, lorsqu’un état puissant ne doit qu’à lui-même, la
confiance et la circulation suffisent pour payer[215]; mais il s’en
fallait beaucoup que la France eût alors assez de ressorts pour faire
mouvoir une machine si vaste et si compliquée, dont le poids l’écrasait.

Louis XIV, dans son règne, dépensa dix-huit milliards; ce qui revient,
année commune, à trois cent trente millions d’aujourd’hui, en compensant
l’une par l’autre les augmentations et les diminutions numéraires des
monnaies.

Sous l’administration du grand Colbert, les revenus ordinaires de la
couronne n’allaient qu’à cent dix-sept millions à vingt-sept livres, et
puis à vingt-huit livres le marc d’argent. Ainsi tout le surplus fut
toujours fourni en affaires extraordinaires. Colbert, le plus grand
ennemi de cette funeste ressource, fut obligé d’y avoir recours pour
servir promptement. Il emprunta huit cents millions, valeur de notre
temps, dans la guerre de 1672. Il restait au roi très peu d’anciens
domaines de la couronne. Ils sont déclarés inaliénables par tous les
parlements du royaume, et cependant ils sont presque tous aliénés. Le
revenu du roi consiste aujourd’hui dans celui de ses sujets; c’est une
circulation perpétuelle de dettes et de paiements. Le roi doit aux
citoyens plus de millions numéraires par an, sous le nom de rentes de
l’Hôtel de ville, qu’aucun roi n’en a jamais retiré des domaines de la
couronne.

Pour se faire une idée de ce prodigieux accroissement de taxes, de
dettes, de richesses, de circulation, et en même temps d’embarras et de
peines, qu’on a éprouvés en France et dans les autres pays, on peut
considérer qu’à la mort de François Iᵉʳ l’état devait environ trente
mille livres de rentes perpétuelles sur l’Hôtel de ville, et qu’à
présent il en doit plus de quarante-cinq millions.

Ceux qui ont voulu comparer les revenus de Louis XIV avec ceux de Louis
XV ont trouvé, en ne s’arrêtant qu’au revenu fixe et courant, que Louis
XIV était beaucoup plus riche en 1683, époque de la mort de Colbert,
avec cent dix-sept millions de revenu, que son successeur ne l’était, en
1730, avec près de deux cents millions; et cela est très vrai, en ne
considérant que les rentes fixes et ordinaires de la couronne; car cent
dix-sept millions numéraires au marc de vingt-huit livres sont une
somme plus forte que deux cents millions à quarante-neuf livres, à quoi
se montait le revenu du roi en 1730; et de plus, il faut compter les
charges augmentées par les emprunts de la couronne; mais aussi les
revenus du roi, c’est-à-dire de l’état, sont accrus depuis, et
l’intelligence des finances s’est perfectionnée au point que, dans la
guerre ruineuse de 1741, il n’y a pas eu un moment de discrédit. On a
pris le parti de faire des fonds d’amortissement, comme chez les
Anglais: il a fallu adopter une partie de leur système de finance, ainsi
que leur philosophie; et si, dans un état purement monarchique, on
pouvait introduire ces papiers circulants qui doublent au moins la
richesse de l’Angleterre, l’administration de la France acquerrait son
dernier degré de perfection, mais perfection trop voisine de l’abus dans
une monarchie[216].

Il y avait environ cinq cents millions numéraires d’argent monnayé dans
le royaume en 1683; et il y en avait environ douze cents en 1730, de la
manière dont on compte aujourd’hui. Mais le numéraire, sous le ministère
du cardinal de Fleury, fut presque le double du numéraire du temps de
Colbert. Il paraît donc que la France n’était environ que d’un sixième
plus riche en espèces circulantes depuis la mort de Colbert. Elle l’est
beaucoup davantage en matières d’argent et d’or travaillées et mises en
œuvre pour le service et pour le luxe. Il n’y en avait pas pour quatre
cents millions de notre monnaie d’aujourd’hui, en 1690; et vers l’an
1730, on en possédait autant que d’espèces circulantes. Rien ne fait
voir plus évidemment combien le commerce, dont Colbert ouvrit les
sources, s’est accru lorsque ses canaux, fermés par les guerres, ont été
débouchés. L’industrie s’est perfectionnée, malgré l’émigration de tant
d’artistes que dispersa la révocation de l’édit de Nantes; et cette
industrie augmente encore tous les jours. La nation est capable d’aussi
grandes choses, et de plus grandes encore que sous Louis XIV, parceque
le génie et le commerce se fortifient toujours quand on les encourage.

A voir l’aisance des particuliers, ce nombre prodigieux de maisons
agréables bâties dans Paris et dans les provinces, cette quantité
d’équipages, ces commodités, ces recherches qu’on nomme _luxe_, on
croirait que l’opulence est vingt fois plus grande qu’autrefois. Tout
cela est le fruit d’un travail ingénieux, encore plus que de la
richesse. Il n’en coûte guère plus aujourd’hui pour être agréablement
logé, qu’il n’en coûtait pour l’être mal sous Henri IV. Une belle glace
de nos manufactures orne nos maisons à bien moins de frais que les
petites glaces qu’on tirait de Venise. Nos belles et parantes étoffes
sont moins chères que celles de l’étranger, qui ne les valaient pas.

Ce n’est point en effet l’argent et l’or qui procurent une vie commode,
c’est le génie. Un peuple qui n’aurait que ces métaux serait très
misérable: un peuple qui, sans ces métaux, mettrait heureusement en
œuvre toutes les productions de la terre, serait véritablement le peuple
riche. La France a cet avantage, avec beaucoup plus d’espèces qu’il n’en
faut pour la circulation.

L’industrie s’étant perfectionnée dans les villes, s’est accrue dans les
campagnes. Il s’élèvera toujours des plaintes sur le sort des
cultivateurs. On les entend dans tous les pays du monde, et ces murmures
sont presque partout ceux des oisifs opulents, qui condamnent le
gouvernement beaucoup plus qu’ils ne plaignent les peuples. Il est vrai
que presque en tout pays, si ceux qui passent leurs jours dans les
travaux rustiques avaient le loisir de murmurer, ils s’élèveraient
contre les exactions qui leur enlèvent une partie de leur substance. Ils
détesteraient la nécessité de payer des taxes qu’ils ne se sont point
imposées, et de porter le fardeau de l’état sans participer aux
avantages des autres citoyens. Il n’est pas du ressort de l’histoire
d’examiner comment le peuple doit contribuer sans être foulé, et de
marquer le point précis, si difficile à trouver, entre l’exécution des
lois et l’abus des lois, entre les impôts et les rapines; mais
l’histoire doit faire voir qu’il est impossible qu’une ville soit
florissante sans que les campagnes d’alentour soient dans l’abondance;
car certainement ce sont ces campagnes qui la nourrissent. On entend, à
des jours réglés, dans toutes les villes de France, des reproches de
ceux à qui leur profession permet de déclamer en public contre toutes
les différentes branches de consommation auxquelles on donne le nom de
_luxe_. Il est évident que les aliments de ce luxe ne sont fournis que
par le travail industrieux des cultivateurs; travail toujours chèrement
payé.

On a planté plus de vignes, et on les a mieux travaillées: on a fait de
nouveaux vins qu’on ne connaissait pas auparavant, tels que ceux de
Champagne, auxquels on a su donner la couleur, la sève, et la force de
ceux de Bourgogne, et qu’on débite chez l’étranger avec un grand
avantage: cette augmentation des vins a produit celle des eaux-de-vie.
La culture des jardins, des légumes, des fruits, a reçu de prodigieux
accroissements, et le commerce des comestibles avec les colonies de
l’Amérique en a été augmenté: les plaintes qu’on a de tout temps fait
éclater sur la misère de la campagne ont cessé alors d’être fondées.
D’ailleurs, dans ces plaintes vagues on ne distingue pas les
cultivateurs, les fermiers, d’avec les manœuvres. Ceux-ci ne vivent que
du travail de leurs mains; et cela est ainsi dans tous les pays du
monde, où le grand nombre doit vivre de sa peine. Mais il n’y a guère de
royaume dans l’univers où le cultivateur, le fermier, soit plus à son
aise que dans quelques provinces de France; et l’Angleterre seule peut
lui disputer cet avantage. La taille proportionnelle, substituée à
l’arbitraire dans quelques provinces, a contribué encore à rendre plus
solides les fortunes des cultivateurs qui possèdent des charrues, des
vignobles, des jardins. Le manœuvre, l’ouvrier, doit être réduit au
nécessaire pour travailler: telle est la nature de l’homme. Il faut que
ce grand nombre d’hommes soit pauvre, mais il ne faut pas qu’il soit
misérable[217].

Le moyen ordre s’est enrichi par l’industrie. Les ministres et les
courtisans ont été moins opulents, parceque l’argent ayant augmenté
numériquement de près de moitié, les appointements et les pensions sont
restés les mêmes, et le prix des denrées est monté à plus du double:
c’est ce qui est arrivé dans tous les pays de l’Europe. Les droits, les
honoraires, sont partout restés sur l’ancien pied. Un électeur, qui
reçoit l’investiture de ses états, ne paie que ce que ses prédécesseurs
payaient du temps de l’empereur Charles IV, au quatorzième siècle; et il
n’est dû qu’un écu au secrétaire de l’empereur dans cette cérémonie.

Ce qui est bien plus étrange, c’est que tout ayant augmenté, valeur
numéraire des monnaies, quantité des matières d’or et d’argent, prix des
denrées, cependant la paie du soldat est restée au même taux qu’elle
était il y a deux cents ans: on donne cinq sous numéraires aux
fantassins, comme on les donnait du temps de Henri IV[218]. Aucun de ce
grand nombre d’hommes ignorants, qui vendent leur vie à si bon marché,
ne sait qu’attendu le surhaussement des espèces et la cherté des
denrées, il reçoit environ deux tiers moins que les soldats de Henri IV.
S’il le savait, s’il demandait une paie de deux tiers plus haute, il
faudrait bien la lui donner: il arriverait alors que chaque puissance de
l’Europe entretiendrait les deux tiers moins de troupes; les forces se
balanceraient de même; la culture de la terre et les manufactures en
profiteraient.

Il faut encore observer que les gains du commerce ayant augmenté, et
les appointements de toutes les grandes charges ayant diminué de valeur
réelle, il s’est trouvé moins d’opulence qu’autrefois chez les grands,
et plus dans le moyen ordre; et cela même a mis moins de distance entre
les hommes. Il n’y avait autrefois de ressource pour les petits que de
servir les grands: aujourd’hui l’industrie a ouvert mille chemins qu’on
ne connaissait pas il y a cent ans. Enfin, de quelque manière que les
finances de l’état soient administrées, la France possède dans le
travail d’environ vingt millions d’habitants un trésor inestimable.



CHAPITRE XXXI.

Des sciences.


Ce siècle heureux, qui vit naître une révolution dans l’esprit humain,
n’y semblait pas destiné; car, à commencer par la philosophie, il n’y
avait pas d’apparence, du temps de Louis XIII, qu’elle se tirât du chaos
où elle était plongée. L’inquisition d’Italie, d’Espagne, de Portugal,
avait lié les erreurs philosophiques aux dogmes de la religion: les
guerres civiles en France, et les querelles du calvinisme, n’étaient pas
plus propres à cultiver la raison humaine, que ne le fut le fanatisme du
temps de Cromwell en Angleterre. Si un chanoine de Thorn[219] avait
renouvelé l’ancien système planétaire des Chaldéens, oublié depuis si
long-temps, cette vérité était condamnée à Rome; et la congrégation du
saint-office, composée de sept cardinaux, ayant déclaré non seulement
hérétique, mais absurde, le mouvement de la terre, sans lequel il n’y a
point de véritable astronomie, le grand Galilée ayant demandé pardon à
l’âge de soixante et dix ans d’avoir eu raison, il n’y avait pas
d’apparence que la vérité pût être reçue sur la terre.

Le chancelier Bacon avait montré de loin la route qu’on pouvait tenir:
Galilée avait découvert les lois de la chute des corps: Torricelli
commençait à connaître la pesanteur de l’air qui nous environne: on
avait fait quelques expériences à Magdebourg. Avec ces faibles essais,
toutes les écoles restaient dans l’absurdité, et le monde dans
l’ignorance. Descartes parut alors; il fit le contraire de ce qu’on
devait faire; au lieu d’étudier la nature, il voulut la deviner. Il
était le plus grand géomètre de son siècle; mais la géométrie laisse
l’esprit comme elle le trouve. Celui de Descartes était trop porté à
l’invention. Le premier des mathématiciens ne fit guère que des romans
de philosophie. Un homme qui dédaigna les expériences, qui ne cita
jamais Galilée, qui voulait bâtir sans matériaux, ne pouvait élever
qu’un édifice imaginaire.

Ce qu’il y avait de romanesque réussit; et le peu de vérités mêlé à ces
chimères nouvelles fut d’abord combattu. Mais enfin ce peu de vérités
perça, à l’aide de la méthode qu’il avait introduite: car avant lui on
n’avait point de fil dans ce labyrinthe, et du moins il en donna un,
dont on se servit après qu’il se fut égaré. C’était beaucoup de détruire
les chimères du péripatétisme, quoique par d’autres chimères. Ces deux
fantômes se combattirent. Ils tombèrent l’un après l’autre, et la raison
s’éleva enfin sur leurs ruines. Il y avait à Florence une académie
d’expériences, sous le nom _del Cimento_, établie par le cardinal
Léopold de Médicis, vers l’an 1655. On sentait déjà, dans cette patrie
des arts, qu’on ne pouvait comprendre quelque chose du grand édifice de
la nature qu’en l’examinant pièce à pièce. Cette académie, après les
jours de Galilée, et dès le temps de Torricelli, rendit de grands
services.

Quelques philosophes, en Angleterre, sous la sombre administration de
Cromwell, s’assemblèrent pour chercher en paix des vérités, tandis que
le fanatisme opprimait toute vérité. Charles II, rappelé sur le trône de
ses ancêtres, par le repentir et par l’inconstance de sa nation, donna
des lettres patentes à cette académie naissante; mais c’est tout ce que
le gouvernement donna. La société royale, ou plutôt la société libre de
Londres, travailla pour l’honneur de travailler. C’est de son sein que
sortirent, de nos jours, les découvertes sur la lumière, sur le principe
de la gravitation, sur l’aberration des étoiles fixes, sur la géométrie
transcendante, et cent autres inventions, qui pourraient, à cet égard,
faire appeler ce siècle le _siècle des Anglais_, aussi bien que celui de
Louis XIV.

En 1666, M. Colbert, jaloux de cette nouvelle gloire, voulut que les
Français la partageassent; et, à la prière de quelques savants, il fit
agréer à Louis XIV l’établissement d’une académie des sciences. Elle fut
libre jusqu’en 1699, comme celle d’Angleterre, et comme l’académie
française. Colbert attira d’Italie Dominique Cassini, Huygens, de
Hollande, et Roëmer, de Danemark, par de fortes pensions. Roëmer
détermina la vitesse des rayons solaires; Huygens découvrit l’anneau et
un des satellites de Saturne, et Cassini les quatre autres. On doit à
Huygens, sinon la première invention des horloges à pendule, du moins
les vrais principes de la régularité de leurs mouvements, principes
qu’il déduisit d’une géométrie sublime[220]. On acquit peu-à-peu des
connaissances de toutes les parties de la vraie physique, en rejetant
tout système. Le public fut étonné de voir une chimie dans laquelle on
ne cherchait ni le grand-œuvre, ni l’art de prolonger la vie au-delà des
bornes de la nature; une astronomie qui ne prédisait pas les événements
du monde, une médecine indépendante des phases de la lune. La corruption
ne fut plus la mère des animaux et des plantes[221]. Il n’y eut plus de
prodiges dès que la nature fut mieux connue. On l’étudia dans toutes ses
productions.

La géographie reçut des accroissements étonnants. A peine Louis XIV
a-t-il fait bâtir l’Observatoire, qu’il fait commencer, en 1669, une
méridienne par Dominique Cassini et par Picard. Elle est continuée vers
le nord, en 1683, par Lahire; et enfin Cassini la prolonge en 1700
jusqu’à l’extrémité du Roussillon. C’est le plus beau monument de
l’astronomie, et il suffit pour éterniser ce siècle.

On envoie, en 1672, des physiciens à la Cayenne, faire des observations
utiles. Ce voyage a été la première origine de la connaissance de
l’aplatissement de la terre, démontré depuis par le grand Newton; et il
a préparé à ces voyages plus fameux, qui, depuis, ont illustré le règne
de Louis XV.

On fait partir, en 1700, Tournefort pour le Levant. Il y va recueillir
des plantes qui enrichissent le jardin royal, autrefois abandonné, remis
alors en honneur, et aujourd’hui devenu digne de la curiosité de
l’Europe. La bibliothèque royale, déjà nombreuse, s’enrichit sous Louis
XIV de plus de trente mille volumes; et cet exemple est si bien suivi de
nos jours, qu’elle en contient déjà plus de cent quatre-vingt
mille[222]. Il fait rouvrir l’école de droit, fermée depuis cent ans. Il
établit dans toutes les universités de France un professeur de droit
français. Il semble qu’il ne devrait pas y en avoir d’autres, et que les
bonnes lois romaines, incorporées à celles du pays, devraient former un
seul corps des lois de la nation[223].

Sous lui les journaux s’établissent. On n’ignore pas que le _Journal des
Savants_, qui commença en 1665, est le père de tous les ouvrages de ce
genre, dont l’Europe est aujourd’hui remplie, et dans lesquels trop
d’abus se sont glissés, comme dans les choses les plus utiles.

L’académie des belles-lettres, formée d’abord, en 1663, de quelques
membres de l’académie française, pour transmettre à la postérité, par
des médailles, les actions de Louis XIV, devint utile au public dès
qu’elle ne fut plus uniquement occupée du monarque, et qu’elle
s’appliqua aux recherches de l’antiquité, et à une critique judicieuse
des opinions et des faits. Elle fit à peu près dans l’histoire ce que
l’académie des sciences fesait dans la physique; elle dissipa des
erreurs.

L’esprit de sagesse et de critique, qui se communiquait de proche en
proche, détruisit insensiblement beaucoup de superstitions. C’est à
cette raison naissante qu’on dut la déclaration du roi de 1672, qui
défendit aux tribunaux d’admettre les simples accusations de
sorcellerie. On ne l’eût pas osé sous Henri IV et sous Louis XIII; et
si, depuis 1672, il y a eu encore des accusations de maléfices, les
juges n’ont condamné, d’ordinaire, les accusés que comme des
profanateurs, qui d’ailleurs employaient le poison[224].

Il était très commun auparavant d’éprouver les sorciers en les plongeant
dans l’eau, liés de cordes; s’ils surnageaient, ils étaient convaincus.
Plusieurs juges de province avaient ordonné ces épreuves, et elles
continuèrent encore long-temps parmi le peuple. Tout berger était
sorcier; et les amulettes, les anneaux constellés, étaient en usage dans
les villes. Les effets de la baguette de coudrier, avec laquelle on
croit découvrir les sources, les trésors, et les voleurs, passaient pour
certains, et ont encore beaucoup de crédit dans plus d’une province
d’Allemagne. Il n’y avait presque personne qui ne se fît tirer son
horoscope. On n’entendait parler que de secrets magiques; presque tout
était illusion. Des savants, des magistrats, avaient écrit sérieusement
sur ces matières. On distinguait parmi les auteurs une classe de
démonographes. Il y avait des règles pour discerner les vrais magiciens,
les vrais possédés d’avec les faux: enfin, jusque vers ces temps-là, on
n’avait guère adopté de l’antiquité que des erreurs en tout genre.

Les idées superstitieuses étaient tellement enracinées chez les hommes,
que les comètes les effrayaient encore en 1680. On osait à peine
combattre cette crainte populaire. Jacques Bernouilli, l’un des grands
mathématiciens de l’Europe, en répondant, à propos de cette comète, aux
partisans du préjugé, dit que la chevelure de la comète ne peut être un
signe de la colère divine, parceque cette chevelure est éternelle; mais
que la queue pourrait bien en être un. Cependant, ni la tête ni la queue
ne sont éternelles. Il fallut que Bayle écrivît contre le préjugé
vulgaire un livre fameux, que les progrès de la raison ont rendu
aujourd’hui moins piquant qu’il ne l’était alors.

On ne croirait pas que les souverains eussent obligation aux
philosophes. Cependant il est vrai que cet esprit philosophique, qui a
gagné presque toutes les conditions, excepté le bas peuple, a beaucoup
contribué à faire valoir les droits des souverains. Des querelles qui
auraient produit autrefois des excommunications, des interdits, des
schismes, n’en ont point causé. Si on a dit que les peuples seraient
heureux quand ils auraient des philosophes pour rois[225], il est très
vrai de dire que les rois en sont plus heureux quand il y a beaucoup de
leurs sujets philosophes.

Il faut avouer que cet esprit raisonnable qui commence à présider à
l’éducation, dans les grandes villes, n’a pu empêcher les fureurs des
fanatiques des Cévennes, ni prévenir la démence du petit peuple de Paris
autour d’un tombeau, à Saint-Médard, ni calmer des disputes aussi
acharnées que frivoles entre des hommes qui auraient dû être sages;
mais, avant ce siècle, ces disputes eussent causé des troubles dans
l’état; les miracles de Saint-Médard eussent été accrédités par les plus
considérables citoyens, et le fanatisme, renfermé dans les montagnes des
Cévennes, se fût répandu dans les villes.

Tous les genres de science et de littérature ont été épuisés dans ce
siècle; et tant d’écrivains ont étendu les lumières de l’esprit humain,
que ceux qui, en d’autres temps, auraient passé pour des prodiges, ont
été confondus dans la foule. Leur gloire est peu de chose à cause de
leur nombre, et la gloire du siècle en est plus grande.



CHAPITRE XXXII.

Des beaux-arts.


La saine philosophie ne fit pas en France d’aussi grands progrès qu’en
Angleterre et à Florence; et si l’académie des sciences rendit des
services à l’esprit humain, elle ne mit pas la France au-dessus des
autres nations. Toutes les grandes inventions et les grandes vérités
vinrent d’ailleurs.

Mais, dans l’éloquence, dans la poésie, dans la littérature, dans les
livres de morale et d’agrément, les Français furent les législateurs de
l’Europe. Il n’y avait plus de goût en Italie. La véritable éloquence
était partout ignorée, la religion enseignée ridiculement en chaire, et
les causes plaidées de même dans le barreau.

Les prédicateurs citaient Virgile et Ovide; les avocats, saint Augustin
et saint Jérôme. Il ne s’était point encore trouvé de génie qui eût
donné à la langue française le tour, le nombre, la propriété du style,
et la dignité. Quelques vers de Malherbe fesaient sentir seulement
qu’elle était capable de grandeur et de force; mais c’était tout. Les
mêmes génies qui avaient écrit très bien en latin, comme un président De
Thou, un chancelier de L’Hospital, n’étaient plus les mêmes quand ils
maniaient leur propre langage, rebelle entre leurs mains. Le Français
n’était encore recommandable que par une certaine naïveté, qui avait
fait le seul mérite de Joinville, d’Amyot, de Marot, de Montaigne, de
Régnier, de la _satire Ménippée_. Cette naïveté tenait beaucoup à
l’irrégularité, à la grossièreté.

Jean de Lingendes, évêque de Mâcon, aujourd’hui inconnu, parcequ’il ne
fit point imprimer ses ouvrages, fut le premier orateur qui parla dans
le grand goût. Ses sermons et ses oraisons funèbres, quoique mêlés
encore de la rouille de son temps, furent le modèle des orateurs qui
l’imitèrent et le surpassèrent. L’oraison funèbre de Charles-Emmanuel,
duc de Savoie, surnommé _le Grand_ dans son pays, prononcée par
Lingendes, en 1630, était pleine de si grands traits d’éloquence, que
Fléchier, long-temps après, en prit l’exorde tout entier aussi bien que
le texte et plusieurs passages considérables, pour en orner sa fameuse
oraison funèbre du vicomte de Turenne[226].

Balzac, en ce temps-là, donnait du nombre et de l’harmonie à la prose.
Il est vrai que ses lettres étaient des harangues ampoulées; il écrivait
au premier cardinal de Retz: «Vous venez de prendre le sceptre des rois
et la livrée des roses.» Il écrivait de Rome à Boisrobert, en parlant
des eaux de senteur: «Je me sauve à la nage, dans ma chambre, au milieu
des parfums.» Avec tous ces défauts, il charmait l’oreille. L’éloquence
a tant de pouvoir sur les hommes, qu’on admira Balzac dans son temps,
pour avoir trouvé cette petite partie de l’art ignorée et nécessaire,
qui consiste dans le choix harmonieux des paroles, et même pour l’avoir
employée souvent hors de sa place.

Voiture donna quelque idée des graces légères de ce style épistolaire,
qui n’est pas le meilleur, puisqu’il ne consiste que dans la
plaisanterie. C’est un baladinage, que deux tomes de lettres, dans
lesquelles il n’y en a pas une seule instructive, pas une qui parte du
cœur, qui peigne les mœurs du temps et les caractères des hommes; c’est
plutôt un abus qu’un usage de l’esprit.

La langue commençait à s’épurer et à prendre une forme constante. On en
était redevable à l’académie française, et surtout à Vaugelas. Sa
_Traduction de Quinte-Curce_, qui parut en 1646, fut le premier bon
livre écrit purement; et il s’y trouve peu d’expressions et de tours qui
aient vieilli.

Olivier Patru, qui le suivit de près, contribua beaucoup à régler, à
épurer le langage; et quoiqu’il ne passât pas pour un avocat profond, on
lui dut néanmoins l’ordre, la clarté, la bienséance, l’élégance du
discours, mérites absolument inconnus avant lui au barreau.

Un des ouvrages qui contribuèrent le plus à former le goût de la nation,
et à lui donner un esprit de justesse et de précision, fut le petit
recueil des _Maximes_ de François duc de La Rochefoucauld. Quoiqu’il n’y
ait presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que _l’amour-propre est
le mobile de tout_, cependant cette pensée se présente sous tant
d’aspects variés, qu’elle est presque toujours piquante. C’est moins un
livre que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit
recueil; il accoutuma à penser et à renfermer ses pensées dans un tour
vif, précis, et délicat. C’était un mérite que personne n’avait eu avant
lui en Europe, depuis la renaissance des lettres.

Mais le premier livre de génie qu’on vit en prose, fut le recueil des
_Lettres provinciales_, en 1656. Toutes les sortes d’éloquence y sont
renfermées. Il n’y a pas un seul mot qui, depuis cent ans, se soit
ressenti du changement qui altère souvent les langues vivantes. Il faut
rapporter à cet ouvrage l’époque de la fixation du langage. L’évêque de
Luçon, fils du célèbre Bussi, m’a dit qu’ayant demandé à M. de Meaux
quel ouvrage il eût mieux aimé avoir fait, s’il n’avait pas fait les
siens, Bossuet lui répondit: _Les Lettres provinciales_[227]. Elles ont
beaucoup perdu de leur piquant lorsque les jésuites ont été abolis, et
les objets de leurs disputes méprisés.

Le bon goût qui règne d’un bout à l’autre dans ce livre, et la vigueur
des dernières lettres, ne corrigèrent pas d’abord le style lâche,
diffus, incorrect, et décousu, qui depuis long-temps était celui de
presque tous les écrivains, des prédicateurs, et des avocats.

Un des premiers, qui étala dans la chaire une raison toujours éloquente,
fut le P. Bourdaloue, vers l’an 1668. Ce fut une lumière nouvelle. Il y
a eu après lui d’autres orateurs de la chaire, comme le P. Massillon,
évêque de Clermont, qui ont répandu dans leurs discours plus de graces,
des peintures plus fines et plus pénétrantes des mœurs du siècle; mais
aucun ne l’a fait oublier. Dans son style plus nerveux que fleuri, sans
aucune imagination dans l’expression, il paraît vouloir plutôt
convaincre que toucher, et jamais il ne songe à plaire.

Peut-être serait-il à souhaiter qu’en bannissant de la chaire le mauvais
goût qui l’avilissait, il en eût banni aussi cette coutume de prêcher
sur un texte. En effet, parler long-temps sur une citation d’une ligne
ou deux, se fatiguer à compasser tout son discours sur cette ligne, un
tel travail paraît un jeu peu digne de la gravité de ce ministère. Le
texte devient une espèce de devise, ou plutôt d’énigme, que le discours
développe. Jamais les Grecs et les Romains ne connurent cet usage. C’est
dans la décadence des lettres qu’il commença, et le temps l’a consacré.

L’habitude de diviser toujours en deux ou trois points des choses qui,
comme la morale, n’exigent aucune division, ou qui en demanderaient
davantage, comme la controverse, est encore une coutume gênante, que le
P. Bourdaloue trouva introduite, et à laquelle il se conforma.

Il avait été précédé par Bossuet, depuis évêque de Meaux. Celui-ci, qui
devint un si grand homme, s’était engagé, dans sa grande jeunesse, à
épouser mademoiselle Desvieux, fille d’un rare mérite. Ses talents pour
la théologie, et pour cette espèce d’éloquence qui le caractérise, se
montrèrent de si bonne heure, que ses parents et ses amis le
déterminèrent à ne se donner qu’à l’église. Mademoiselle Desvieux l’y
engagea elle-même, préférant la gloire qu’il devait acquérir au bonheur
de vivre avec lui[228]. Il avait prêché assez jeune, devant le roi et la
reine-mère, en 1662, long-temps avant que le P. Bourdaloue fût connu.
Ses discours, soutenus d’une action noble et touchante, les premiers
qu’on eût encore entendus à la cour qui approchassent du sublime, eurent
un si grand succès, que le roi fit écrire, en son nom, à son père,
intendant de Soissons[229], pour le féliciter d’avoir un tel fils.

Cependant, quand Bourdaloue parut, Bossuet ne passa plus pour le premier
prédicateur. Il s’était déjà donné aux oraisons funèbres, genre
d’éloquence qui demande de l’imagination et une grandeur majestueuse qui
tient un peu à la poésie, dont il faut toujours emprunter quelque chose,
quoique avec discrétion, quand on tend au sublime. L’oraison funèbre de
la reine-mère, qu’il prononça en 1667, lui valut l’évêché de
Condom[230]: mais ce discours n’était pas encore digne de lui; et il ne
fut pas imprimé, non plus que ses sermons. L’éloge funèbre de la reine
d’Angleterre, veuve de Charles Iᵉʳ, qu’il fit en 1669, parut presque en
tout un chef-d’œuvre. Les sujets de ces pièces d’éloquence sont heureux
à proportion des malheurs que les morts ont éprouvés. C’est en quelque
façon comme dans les tragédies, où les grandes infortunes des principaux
personnages sont ce qui intéresse davantage. L’éloge funèbre de Madame,
enlevée à la fleur de son âge, et morte entre ses bras, eut le plus
grand et le plus rare des succès, celui de faire verser des larmes à la
cour. Il fut obligé de s’arrêter après ces paroles: «O nuit désastreuse!
nuit effroyable, où retentit tout-à-coup, comme un éclat de tonnerre,
cette étonnante nouvelle: Madame se meurt, Madame est morte, etc.»
L’auditoire éclata en sanglots; et la voix de l’orateur fut interrompue
par ses soupirs et par ses pleurs.

Les Français furent les seuls qui réussirent dans ce genre d’éloquence.
Le même homme, quelque temps après, en inventa un nouveau, qui ne
pouvait guère avoir de succès qu’entre ses mains. Il appliqua l’art
oratoire à l’histoire même, qui semble l’exclure. Son _Discours sur
l’histoire universelle_, composé pour l’éducation du dauphin, n’a eu ni
modèle, ni imitateurs. Si le système qu’il adopte, pour concilier la
chronologie des Juifs avec celle des autres nations, a trouvé des
contradicteurs chez les savants, son style n’a trouvé que des
admirateurs. On fut étonné de cette force majestueuse dont il décrit les
mœurs, le gouvernement, l’accroissement, et la chute des grands empires;
et de ces traits rapides d’une vérité énergique, dont il peint et dont
il juge les nations.

Presque tous les ouvrages qui honorèrent ce siècle étaient dans un genre
inconnu à l’antiquité. Le _Télémaque_ est de ce nombre. Fénélon, le
disciple, l’ami de Bossuet, et depuis devenu malgré lui son rival et
son ennemi, composa ce livre singulier, qui tient à-la-fois du roman et
du poëme, et qui substitue une prose cadencée à la versification. Il
semble qu’il ait voulu traiter le roman comme M. de Meaux avait traité
l’histoire, en lui donnant une dignité et des charmes inconnus, et
surtout en tirant de ces fictions une morale utile au genre humain,
morale entièrement négligée dans presque toutes les inventions
fabuleuses. On a cru qu’il avait composé ce livre pour servir de thèmes
et d’instruction au duc de Bourgogne, et aux autres enfants de France,
dont il fut le précepteur; ainsi que Bossuet avait fait son _Histoire
universelle_ pour l’éducation de Monseigneur. Mais son neveu, le marquis
de Fénélon, héritier de la vertu de cet homme célèbre, et qui a été tué
à la bataille de Rocoux, m’a assuré le contraire. En effet, il n’eût pas
été convenable que les amours de Calypso et d’Eucharis eussent été les
premières leçons qu’un prêtre eût données aux enfants de France.

Il ne fit cet ouvrage que lorsqu’il fut relégué dans son archevêché de
Cambrai[231]. Plein de la lecture des anciens, et né avec une
imagination vive et tendre, il s’était fait un style qui n’était qu’à
lui, et qui coulait de source avec abondance. J’ai vu son manuscrit
original: il n’y a pas dix ratures[232]. Il le composa en trois mois, au
milieu de ses malheureuses disputes sur le quiétisme, ne se doutant pas
combien ce délassement était supérieur à ses occupations. On prétend
qu’un domestique lui en déroba une copie qu’il fit imprimer. Si cela
est, l’archevêque de Cambrai dut à cette infidélité toute la réputation
qu’il eut en Europe; mais il lui dut aussi d’être perdu pour jamais à la
cour. On crut voir dans le _Télémaque_ une critique indirecte du
gouvernement de Louis XIV. Sésostris, qui triomphait avec trop de faste;
Idoménée, qui établissait le luxe dans Salente, et qui oubliait le
nécessaire, parurent des portraits du roi, quoique, après tout, il soit
impossible d’avoir chez soi le superflu que par la surabondance des arts
de la première nécessité. Le marquis de Louvois semblait, aux yeux des
mécontents, représenté sous le nom de Protésilas, vain, dur, hautain,
ennemi des grands capitaines qui servaient l’état et non le ministre.

Les alliés, qui, dans la guerre de 1688, s’unirent contre Louis XIV, qui
depuis ébranlèrent son trône, dans la guerre de 1701, se firent une joie
de le reconnaître dans ce même Idoménée, dont la hauteur révolte tous
ses voisins. Ces allusions firent des impressions profondes, à la faveur
de ce style harmonieux, qui insinue d’une manière si tendre la
modération et la concorde. Les étrangers et les Français même, lassés de
tant de guerres, virent avec une consolation maligne une satire dans un
livre fait pour enseigner la vertu. Les éditions en furent innombrables.
J’en ai vu quatorze en langue anglaise. Il est vrai qu’après la mort de
ce monarque si craint, si envié, si respecté de tous, et si haï de
quelques-uns, quand la malignité humaine a cessé de s’assouvir des
allusions prétendues qui censuraient sa conduite, les juges d’un goût
sévère ont traité le _Télémaque_ avec quelque rigueur. Ils ont blâmé les
longueurs, les détails, les aventures trop peu liées, les descriptions
trop répétées et trop uniformes de la vie champêtre; mais ce livre a
toujours été regardé comme un des beaux monuments d’un siècle
florissant.

On peut compter parmi les productions d’un genre unique les _Caractères_
de La Bruyère. Il n’y avait pas chez les anciens plus d’exemples d’un
tel ouvrage que du _Télémaque_. Un style rapide, concis, nerveux, des
expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui
n’en blesse pas les règles, frappèrent le public; et les allusions qu’on
y trouvait en foule achevèrent le succès. Quand La Bruyère montra son
ouvrage manuscrit à M. de Malézieu, celui-ci lui dit: «Voilà de quoi
vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d’ennemis.» Ce livre
baissa dans l’esprit des hommes quand une génération entière, attaquée
dans l’ouvrage, fut passée. Cependant, comme il y a des choses de tous
les temps et de tous les lieux, il est à croire qu’il ne sera jamais
oublié. Le _Télémaque_ a fait quelques imitateurs, les _Caractères_ de
La Bruyère en ont produit davantage[233]. Il est plus aisé de faire de
courtes peintures des choses qui nous frappent, que d’écrire un long
ouvrage d’imagination, qui plaise et qui instruise à-la-fois.

L’art délicat de répandre des graces jusque sur la philosophie fut
encore une chose nouvelle, dont le livre des _Mondes_ fut le premier
exemple, mais exemple dangereux, parceque la véritable parure de la
philosophie est l’ordre, la clarté, et surtout la vérité. Ce qui
pourrait empêcher cet ouvrage ingénieux d’être mis par la postérité au
rang de nos livres classiques, c’est qu’il est fondé en partie sur la
chimère des tourbillons de Descartes.

Il faut ajouter à ces nouveautés celles que produisit Bayle en donnant
une espèce de dictionnaire de raisonnement. C’est le premier ouvrage de
ce genre où l’on puisse apprendre à penser. Il faut abandonner à la
destinée des livres ordinaires les articles de ce recueil qui ne
contiennent que de petits faits indignes à-la-fois de Bayle, d’un
lecteur grave, et de la postérité. Au reste, en plaçant ici Bayle parmi
les auteurs qui ont honoré le siècle de Louis XIV, quoiqu’il fût réfugié
en Hollande, je ne fais en cela que me conformer à l’arrêt du parlement
de Toulouse, qui, en déclarant son testament valide en France, malgré la
rigueur des lois, dit expressément «qu’un tel homme ne peut être regardé
comme un étranger.»

On ne s’appesantira point ici sur la foule des bons livres que ce siècle
a fait naître; on ne s’arrête qu’aux productions de génie singulières ou
neuves qui le caractérisent, et qui le distinguent des autres siècles.
L’éloquence de Bossuet et de Bourdaloue, par exemple, n’était et ne
pouvait être celle de Cicéron: c’était un genre et un mérite tout
nouveau. Si quelque chose approche de l’orateur romain, ce sont les
trois mémoires que Pellisson composa pour Fouquet. Ils sont dans le
même genre que plusieurs oraisons de Cicéron, un mélange d’affaires
judiciaires et d’affaires d’état, traité solidement avec un art qui
paraît peu, et orné d’une éloquence touchante.

Nous avons eu des historiens, mais point de Tite-Live. Le style de la
_Conjuration de Venise_ est comparable à celui de Salluste. On voit que
l’abbé de Saint-Réal l’avait pris pour modèle, et peut-être l’a-t-il
surpassé. Tous les autres écrits dont on vient de parler semblent être
d’une création nouvelle. C’est là surtout ce qui distingue cet âge
illustre; car pour des savants et des commentateurs, le seizième et le
dix-septième siècle en avaient beaucoup produit; mais le vrai génie en
aucun genre n’était encore développé.

Qui croirait que tous ces bons ouvrages en prose n’auraient probablement
jamais existé, s’ils n’avaient été précédés par la poésie? C’est
pourtant la destinée de l’esprit humain dans toutes les nations: les
vers furent partout les premiers enfants du génie, et les premiers
maîtres d’éloquence.

Les peuples sont ce qu’est chaque homme en particulier. Platon et
Cicéron commencèrent par faire des vers. On ne pouvait encore citer un
passage noble et sublime de prose française, quand on savait par cœur le
peu de belles stances que laissa Malherbe; et il y a grande apparence
que, sans Pierre Corneille, le génie des prosateurs ne se serait pas
développé.

Cet homme est d’autant plus admirable, qu’il n’était environné que de
très mauvais modèles quand il commença à donner des tragédies. Ce qui
devait encore lui fermer le bon chemin, c’est que ces mauvais modèles
étaient estimés; et, pour comble de découragement, ils étaient favorisés
par le cardinal de Richelieu, le protecteur des gens de lettres et non
pas du bon goût. Il récompensait de misérables écrivains qui d’ordinaire
sont rampants; et, par une hauteur d’esprit si bien placée ailleurs, il
voulait abaisser ceux en qui il sentait avec quelque dépit un vrai
génie, qui rarement se plie à la dépendance. Il est bien rare qu’un
homme puissant, quand il est lui-même artiste, protége sincèrement les
bons artistes.

Corneille eut à combattre son siècle, ses rivaux, et le cardinal de
Richelieu. Je ne répéterai point ici ce qui a été écrit sur _le Cid_. Je
remarquerai seulement que l’académie, dans ses judicieuses décisions
entre Corneille et Scudéri, eut trop de complaisance pour le cardinal de
Richelieu, en condamnant l’amour de Chimène. Aimer le meurtrier de son
père, et poursuivre la vengeance de ce meurtre, était une chose
admirable. Vaincre son amour eût été un défaut capital dans l’art
tragique, qui consiste principalement dans les combats du cœur; mais
l’art était inconnu alors à tout le monde, hors à l’auteur.

_Le Cid_ ne fut pas le seul ouvrage de Corneille que le cardinal de
Richelieu voulut rabaisser. L’abbé d’Aubignac nous apprend que ce
ministre désapprouva _Polyeucte_.

_Le Cid_, après tout, était une imitation très embellie de Guillem de
Castro, et en plusieurs endroits une traduction[234]. _Cinna_, qui le
suivit, était unique. J’ai connu un ancien domestique de la maison de
Condé, qui disait que le grand Condé, à l’âge de vingt ans, étant à la
première représentation de _Cinna_, versa des larmes[235] à ces paroles
d’Auguste:

    Je suis maître de moi comme de l’univers;
    Je le suis, je veux l’être. O siècles! ô mémoire!
    Conservez à jamais ma dernière victoire.
    Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
    De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous:
    Soyons amis, Cinna; c’est moi qui t’en convie.

C’étaient là des larmes de héros. Le grand Corneille fesant pleurer le
grand Condé d’admiration est une époque bien célèbre dans l’histoire de
l’esprit humain.

La quantité de pièces indignes de lui qu’il fit plusieurs années après
n’empêcha pas la nation de le regarder comme un grand homme, ainsi que
les fautes considérables d’Homère n’ont jamais empêché qu’il ne fût
sublime. C’est le privilége du vrai génie, et surtout du génie qui ouvre
une carrière, de faire impunément de grandes fautes.

Corneille s’était formé tout seul; mais Louis XIV, Colbert, Sophocle, et
Euripide, contribuèrent tous à former Racine. Une ode qu’il composa à
l’âge de dix-huit ans[236], pour le mariage du roi, lui attira un
présent qu’il n’attendait pas, et le détermina à la poésie. Sa
réputation s’est accrue de jour en jour, et celle des ouvrages de
Corneille a un peu diminué. La raison en est que Racine, dans tous ses
ouvrages, depuis son _Alexandre_, est toujours élégant, toujours
correct, toujours vrai, qu’il parle au cœur, et que l’autre manque trop
souvent à tous ces devoirs. Racine passa de bien loin et les Grecs et
Corneille dans l’intelligence des passions, et porta la douce harmonie
de la poésie, ainsi que les graces de la parole, au plus haut point où
elles puissent parvenir. Ces hommes enseignèrent à la nation à penser, à
sentir, et à s’exprimer. Leurs auditeurs, instruits par eux seuls,
devinrent enfin des juges sévères pour ceux mêmes qui les avaient
éclairés.

Il y avait très peu de personnes en France, du temps du cardinal de
Richelieu, capables de discerner les défauts du _Cid_; et en 1702, quand
_Athalie_, le chef-d’œuvre de la scène, fut représentée chez madame la
duchesse de Bourgogne, les courtisans se crurent assez habiles pour la
condamner. Le temps a vengé l’auteur; mais ce grand homme est mort sans
jouir du succès de son plus admirable ouvrage. Un nombreux parti se
piqua toujours de ne pas rendre justice à Racine. Madame de Sévigné, la
première personne de son siècle pour le style épistolaire, et surtout
pour conter des bagatelles avec grace, croit toujours que Racine _n’ira
pas loin_. Elle en jugeait comme du café, dont elle dit _qu’on se
désabusera bientôt_[237]. Il faut du temps pour que les réputations
mûrissent.

La singulière destinée de ce siècle rendit Molière contemporain de
Corneille et de Racine. Il n’est pas vrai que Molière, quand il parut,
eût trouvé le théâtre absolument dénué de bonnes comédies. Corneille
lui-même avait donné _le Menteur_, pièce de caractère et d’intrigue,
prise du théâtre espagnol, comme _le Cid_; et Molière n’avait encore
fait paraître que deux de ses chefs-d’œuvre, lorsque le public avait _la
Mère coquette_ de Quinault, pièce à-la-fois de caractère et d’intrigue,
et même modèle d’intrigue. Elle est de 1664; c’est la première comédie
où l’on ait peint ceux que l’on a appelés depuis les _marquis_. La
plupart des grands seigneurs de la cour de Louis XIV voulaient imiter
cet air de grandeur, d’éclat, et de dignité qu’avait leur maître. Ceux
d’un ordre inférieur copiaient la hauteur des premiers; et il y en avait
enfin, et même en grand nombre, qui poussaient cet air avantageux, et
cette envie dominante de se faire valoir, jusqu’au plus grand ridicule.

Ce défaut dura long-temps. Molière l’attaqua souvent, et il contribua à
défaire le public de ces importants subalternes, ainsi que de
l’affectation des _précieuses_, du pédantisme des _femmes savantes_, de
la robe et du latin des médecins. Molière fut, si on ose le dire, un
législateur des bienséances du monde. Je ne parle ici que de ce service
rendu à son siècle: on sait assez ses autres mérites.

C’était un temps digne de l’attention des temps à venir que celui où les
héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les
symphonies de Lulli, toutes nouvelles pour la nation, et (puisqu’il ne
s’agit ici que des arts) les voix des Bossuet et des Bourdaloue, se
fesaient entendre à Louis XIV, à Madame si célèbre par son goût, à un
Condé, à un Turenne, à un Colbert, et à cette foule d’hommes supérieurs
qui parurent en tout genre. Ce temps ne se retrouvera plus, où un duc de
La Rochefoucauld, l’auteur des _Maximes_, au sortir de la conversation
d’un Pascal et d’un Arnauld, allait au théâtre de Corneille.

Despréaux s’élevait au niveau de tant de grands hommes, non point par
ses premières satires, car les regards de la postérité ne s’arrêteront
point sur les _embarras de Paris_[238], et sur les noms des Cassaigne et
des Cotin; mais il instruisait cette postérité par ses belles épîtres,
et surtout par son _Art poétique_, où Corneille eût trouvé beaucoup à
apprendre.

La Fontaine, bien moins châtié dans son style, bien moins correct dans
son langage, mais unique dans sa naïveté et dans les graces qui lui sont
propres, se mit, par les choses les plus simples, presque à côté de ces
hommes sublimes.

Quinault, dans un genre tout nouveau, et d’autant plus difficile qu’il
paraît plus aisé, fut digne d’être placé avec tous ces illustres
contemporains. On sait avec quelle injustice Boileau voulut le décrier.
Il manquait à Boileau d’avoir sacrifié aux graces: il chercha en vain
toute sa vie à humilier un homme qui n’était connu que par elles. Le
véritable éloge d’un poëte, c’est qu’on retienne ses vers. On sait par
cœur des scènes entières de Quinault; c’est un avantage qu’aucun opéra
d’Italie ne pourrait obtenir. La musique française est demeurée dans une
simplicité qui n’est plus du goût d’aucune nation; mais la simple et
belle nature, qui se montre souvent dans Quinault avec tant de charmes,
plaît encore dans toute l’Europe à ceux qui possèdent notre langue, et
qui ont le goût cultivé. Si l’on trouvait dans l’antiquité un poëme
comme _Armide_ ou comme _Atys_, avec quelle idolâtrie il serait reçu!
mais Quinault était moderne.

Tous ces grands hommes furent connus et protégés de Louis XIV, excepté
La Fontaine. Son extrême simplicité, poussée jusqu’à l’oubli de
soi-même, l’écartait d’une cour qu’il ne cherchait pas; mais le duc de
Bourgogne l’accueillit, et il reçut dans sa vieillesse quelques
bienfaits de ce prince. Il était, malgré son génie, presque aussi simple
que les héros de ses fables. Un prêtre de l’Oratoire, nommé Pouget, se
fit un grand mérite d’avoir traité cet homme, de mœurs si innocentes,
comme s’il eût parlé à la Brinvilliers et à la Voisin. Ses contes ne
sont que ceux du Pogge, de l’Arioste, et de la reine de Navarre. Si la
volupté est dangereuse, ce ne sont pas des plaisanteries qui inspirent
cette volupté. On pourrait appliquer à La Fontaine son admirable fable
des _Animaux malades de la peste_, qui s’accusent de leurs fautes: on y
pardonne tout aux lions, aux loups, et aux ours; et un animal innocent
est dévoué pour avoir mangé un peu d’herbe.

Dans l’école de ces génies, qui seront les délices et l’instruction des
siècles à venir, il se forma une foule d’esprits agréables, dont on a
une infinité de petits ouvrages délicats qui font l’amusement des
honnêtes gens, ainsi que nous avons eu beaucoup de peintres gracieux,
qu’on ne met pas à côté des Poussin, des Lesueur, des Lebrun, des
Lemoine, et des Vanloo.

Cependant, vers la fin du règne de Louis XIV, deux hommes percèrent la
foule des génies médiocres, et eurent beaucoup de réputation. L’un était
La Motte Houdar[239], homme d’un esprit plus sage et plus étendu que
sublime, écrivain délicat et méthodique en prose, mais manquant souvent
de feu et d’élégance dans sa poésie, et même de cette exactitude qu’il
n’est permis de négliger qu’en faveur du sublime. Il donna d’abord de
belles stances plutôt que de belles odes. Son talent déclina bientôt
après; mais beaucoup de beaux morceaux qui nous restent de lui en plus
d’un genre, empêcheront toujours qu’on ne le mette au rang des auteurs
méprisables. Il prouva que, dans l’art d’écrire, on peut être encore
quelque chose au second rang.

L’autre était Rousseau, qui, avec moins d’esprit, moins de finesse, et
de facilité que La Motte, eut beaucoup plus de talent pour l’art des
vers. Il ne fit des odes qu’après La Motte; mais il les fit plus belles,
plus variées, plus remplies d’images. Il égala dans ses psaumes
l’onction et l’harmonie qu’on remarque dans les cantiques de Racine. Ses
épigrammes sont mieux travaillées que celles de Marot. Il réussit bien
moins dans les opéra qui demandent de la sensibilité, dans les comédies
qui veulent de la gaîté, et dans les épîtres morales qui veulent de la
vérité: tout cela lui manquait. Ainsi il échoua dans ces genres, qui lui
étaient étrangers.

Il aurait corrompu la langue française, si le style marotique, qu’il
employa dans des ouvrages sérieux, avait été imité. Mais heureusement ce
mélange de la pureté de notre langue avec la difformité de celle qu’on
parlait il y a deux cents ans, n’a été qu’une mode passagère. Quelques
unes de ses épîtres sont des imitations un peu forcées de Despréaux, et
ne sont pas fondées sur des idées aussi claires, et sur des vérités
reconnues: _le vrai seul est aimable_[240].

Il dégénéra beaucoup dans les pays étrangers: soit que l’âge et les
malheurs eussent affaibli son génie; soit que, son principal mérite
consistant dans le choix des mots et dans les tours heureux, mérite plus
nécessaire et plus rare qu’on ne pense, il ne fût plus à portée des
mêmes secours. Il pouvait, loin de sa patrie, compter parmi ses malheurs
celui de n’avoir plus de critiques sévères.

Ses longues infortunes eurent leur source dans un amour-propre
indomptable, et trop mêlé de jalousie et d’animosité. Son exemple doit
être une leçon frappante pour tout homme à talents; mais on ne le
considère ici que comme un écrivain qui n’a pas peu contribué à
l’honneur des lettres.

Il ne s’éleva guère de grands génies depuis les beaux jours de ces
artistes illustres; et, à peu près vers le temps de la mort de Louis
XIV, la nature sembla se reposer.

La route était difficile au commencement du siècle, parceque personne
n’y avait marché; elle l’est aujourd’hui, parcequ’elle a été battue. Les
grands hommes du siècle passé ont enseigné à penser et à parler; ils ont
dit ce qu’on ne savait pas. Ceux qui leur succèdent ne peuvent guère
dire que ce qu’on sait. Enfin une espèce de dégoût est venue de la
multitude des chefs-d’œuvre.

Le siècle de Louis XIV a donc en tout la destinée des siècles de Léon X,
d’Auguste, d’Alexandre. Les terres qui firent naître dans ces temps
illustres tant de fruits du génie avaient été long-temps préparées
auparavant. On a cherché en vain dans les causes morales et dans les
causes physiques la raison de cette tardive fécondité, suivie d’une
longue stérilité. La véritable raison est que chez les peuples qui
cultivent les beaux-arts, il faut beaucoup d’années pour épurer la
langue et le goût. Quand les premiers pas sont faits, alors les génies
se développent; l’émulation, la faveur publique prodiguée à ces nouveaux
efforts, excitent tous les talents. Chaque artiste saisit en son genre
les beautés naturelles que ce genre comporte. Quiconque approfondit la
théorie des arts purement de génie, doit, s’il a quelque génie
lui-même, savoir que ces premières beautés, ces grands traits naturels
qui appartiennent à ces arts, et qui conviennent à la nation pour
laquelle on travaille, sont en petit nombre. Les sujets et les
embellissements propres aux sujets ont des bornes bien plus resserrées
qu’on ne pense. L’abbé Dubos, homme d’un très grand sens, qui écrivait
son traité sur la poésie et sur la peinture, vers l’an 1714[241], trouva
que dans toute l’histoire de France il n’y avait de vrai sujet de poëme
épique que la destruction de la ligue par Henri-le-Grand. Il devait
ajouter que les embellissements de l’épopée, convenables aux Grecs, aux
Romains, aux Italiens du quinzième et du seizième siècle, étant
proscrits parmi les Français, les dieux de la fable, les oracles, les
héros invulnérables, les monstres, les sortiléges, les métamorphoses,
les aventures romanesques n’étant plus de saison, les beautés propres au
poëme épique sont renfermées dans un cercle très étroit. Si donc il se
trouve jamais quelque artiste qui s’empare des seuls ornements
convenables au temps, au sujet, à la nation, et qui exécute ce qu’on a
tenté, ceux qui viendront après lui trouveront la carrière remplie.

Il en est de même dans l’art de la tragédie. Il ne faut pas croire que
les grandes passions tragiques et les grands sentiments puissent se
varier à l’infini d’une manière neuve et frappante. Tout a ses bornes.

La haute comédie a les siennes. Il n’y a dans la nature humaine qu’une
douzaine, tout au plus, de caractères vraiment comiques et marqués de
grands traits. L’abbé Dubos, faute de génie, croit que les hommes de
génie peuvent encore trouver une foule de nouveaux caractères; mais il
faudrait que la nature en fît. Il s’imagine que ces petites différences
qui sont dans les caractères des hommes peuvent être maniées aussi
heureusement que les grands sujets. Les nuances, à la vérité, sont
innombrables, mais les couleurs éclatantes sont en petit nombre; et ce
sont ces couleurs primitives qu’un grand artiste ne manque pas
d’employer.

L’éloquence de la chaire, et surtout celle des oraisons funèbres, sont
dans ce cas. Les vérités morales une fois annoncées avec éloquence, les
tableaux des misères et des faiblesses humaines, des vanités de la
grandeur, des ravages de la mort, étant faits par des mains habiles,
tout cela devient lieu commun. On est réduit ou à imiter ou à s’égarer.
Un nombre suffisant de fables étant composé par un La Fontaine, tout ce
qu’on y ajoute rentre dans la même morale, et presque dans les mêmes
aventures. Ainsi donc le génie n’a qu’un siècle, après quoi il faut
qu’il dégénère.

Les genres dont les sujets se renouvellent sans cesse, comme l’histoire,
les observations physiques, et qui ne demandent que du travail, du
jugement, et un esprit commun, peuvent plus aisément se soutenir; et les
arts de la main, comme la peinture, la sculpture, peuvent ne pas
dégénérer, quand ceux qui gouvernent ont, à l’exemple de Louis XIV,
l’attention de n’employer que les meilleurs artistes. Car on peut, en
peinture et en sculpture, traiter cent fois les mêmes sujets: on peint
encore la Sainte Famille, quoique Raphael ait déployé dans ce sujet
toute la supériorité de son art; mais on ne serait pas reçu à traiter
_Cinna_, _Andromaque_, _l’Art poétique_, _le Tartufe_.

Il faut encore observer que le siècle passé ayant instruit le siècle
présent, il est devenu si facile d’écrire des choses médiocres, qu’on a
été inondé de livres frivoles, et, ce qui est encore pis, de livres
sérieux inutiles; mais parmi cette multitude de médiocres écrits, mal
devenu nécessaire dans une ville immense, opulente, et oisive, où une
partie des citoyens s’occupe sans cesse à amuser l’autre, il se trouve
de temps en temps d’excellents ouvrages, ou d’histoire, ou de
réflexions, ou de cette littérature légère qui délasse toutes sortes
d’esprits.

La nation française est de toutes les nations celle qui a produit le
plus de ces ouvrages. Sa langue est devenue la langue de l’Europe: tout
y a contribué; les grands auteurs du siècle de Louis XIV, ceux qui les
ont suivis; les pasteurs calvinistes réfugiés, qui ont porté
l’éloquence, la méthode dans les pays étrangers; un Bayle surtout, qui,
écrivant en Hollande, s’est fait lire de toutes les nations; un Rapin de
Thoyras, qui a donné en français la seule bonne histoire
d’Angleterre[242]; un Saint-Évremond, dont toute la cour de Londres
recherchait le commerce; la duchesse de Mazarin, à qui l’on ambitionnait
de plaire; madame d’Olbreuse, devenue duchesse de Zell, qui porta en
Allemagne toutes les graces de sa patrie. L’esprit de société est le
partage naturel des Français: c’est un mérite et un plaisir dont les
autres peuples ont senti le besoin. La langue française est de toutes
les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté, et
de délicatesse, tous les objets de la conversation des honnêtes gens; et
par là elle contribue dans toute l’Europe à un des plus grands agréments
de la vie.



CHAPITRE XXXIII.

Suite des arts.


A l’égard des arts qui ne dépendent pas uniquement de l’esprit, comme la
musique, la peinture, la sculpture, l’architecture, ils n’avaient fait
que de faibles progrès en France, avant le temps qu’on nomme le siècle
de Louis XIV. La musique était au berceau: quelques chansons
languissantes, quelques airs de violon, de guitare, et de téorbe, la
plupart même composés en Espagne, étaient tout ce qu’on connaissait.
Lulli étonna par son goût et par sa science. Il fut le premier en France
qui fit des basses, des milieux, et des fugues. On avait d’abord quelque
peine à exécuter ses compositions, qui paraissent aujourd’hui si simples
et si aisées. Il y a de nos jours mille personnes qui savent la musique,
pour une qui la savait du temps de Louis XIII; et l’art s’est
perfectionné dans cette progression. Il n’y a point de grande ville qui
n’ait des concerts publics; et Paris même alors n’en avait pas:
vingt-quatre violons du roi étaient toute la musique de la France.

Les connaissances qui appartiennent à la musique et aux arts qui en
dépendent ont fait tant de progrès que, sur la fin du règne de Louis
XIV, on a inventé l’art de noter la danse; de sorte qu’aujourd’hui il
est vrai de dire qu’on danse à livre ouvert.

Nous avions eu de très grands architectes du temps de la régence de
Marie de Médicis. Elle fit élever le palais du Luxembourg dans le goût
toscan, pour honorer sa patrie et pour embellir la nôtre. Le même de
Brosse, dont nous avons le portail de Saint-Gervais, bâtit le palais de
cette reine, qui n’en jouit jamais. Il s’en fallut beaucoup que le
cardinal de Richelieu, avec autant de grandeur dans l’esprit, eût autant
de goût qu’elle. Le palais Cardinal, qui est aujourd’hui le
Palais-Royal, en est la preuve. Nous conçûmes les plus grandes
espérances quand nous vîmes élever cette belle façade du Louvre qui fait
tant desirer l’achèvement de ce palais. Beaucoup de citoyens ont
construit des édifices magnifiques, mais plus recherchés pour
l’intérieur que recommandables par des dehors dans le grand goût, et qui
satisfont le luxe des particuliers encore plus qu’ils n’embellissent la
ville.

Colbert, le Mécène de tous les arts, forma une académie d’architecture
en 1671. C’est peu d’avoir des Vitruves, il faut que les Augustes les
emploient.

Il faut aussi que les magistrats municipaux soient animés par le zèle
et éclairés par le goût. S’il y avait eu deux ou trois prévôts des
marchands comme le président Turgot, on ne reprocherait pas à la ville
de Paris cet Hôtel de ville mal construit et mal situé[243]; cette place
si petite et si irrégulière, qui n’est célèbre que par des gibets et de
petits feux de joie; ces rues étroites dans les quartiers les plus
fréquentés, et enfin un reste de barbarie, au milieu de la grandeur et
dans le sein de tous les arts.

La peinture commença sous Louis XIII avec le Poussin. Il ne faut point
compter les peintres médiocres qui l’ont précédé. Nous avons eu toujours
depuis lui de grands peintres; non pas dans cette profusion qui fait une
des richesses de l’Italie: mais sans nous arrêter à un Lesueur qui n’eut
d’autre maître que lui-même; à un Lebrun qui égala les Italiens dans le
dessin et dans la composition, nous avons eu plus de trente peintres qui
ont laissé des morceaux très dignes de recherche. Les étrangers
commencent à nous les enlever. J’ai vu chez un grand roi[244] des
galeries et des appartements qui ne sont ornés que de nos tableaux, dont
peut-être nous ne voulions pas connaître assez le mérite. J’ai vu en
France refuser douze mille livres d’un tableau de Santerre. Il n’y a
guère dans l’Europe de plus vaste ouvrage de peinture que le plafond de
Lemoine à Versailles; et je ne sais s’il y en a de plus beaux. Nous
avons eu depuis Vanloo, qui, chez les étrangers mêmes, passait pour le
premier de son temps.

Non seulement Colbert donna à l’académie de peinture la forme qu’elle a
aujourd’hui, mais, en 1667, il engagea Louis XIV à en établir une à
Rome. On acheta dans cette métropole un palais, où loge le directeur. On
y envoie les élèves qui ont remporté des prix à l’académie de Paris. Ils
y sont conduits et entretenus aux frais du roi: ils y dessinent les
antiques; ils étudient Raphael et Michel-Ange. C’est un noble hommage
que rendit à Rome ancienne et nouvelle le desir de l’imiter; et on n’a
pas même cessé de rendre cet hommage, depuis que les immenses
collections de tableaux d’Italie amassées par le roi et par le duc
d’Orléans, et les chefs-d’œuvre de sculpture que la France a produits,
nous ont mis en état de ne point chercher ailleurs des maîtres.

C’est principalement dans la sculpture que nous avons excellé, et dans
l’art de jeter en fonte d’un seul jet des figures équestres colossales.

Si l’on trouvait un jour, sous des ruines, des morceaux tels que les
bains d’Apollon, exposés aux injures de l’air dans les bosquets de
Versailles; le tombeau du cardinal de Richelieu, trop peu montré au
public, dans la chapelle de Sorbonne[245]; la statue équestre de Louis
XIV, faite à Paris pour décorer Bordeaux; le Mercure dont Louis XV a
fait présent au roi de Prusse, et tant d’autres ouvrages égaux à ceux
que je cite; il est à croire que ces productions de nos jours seraient
mises à côté de la plus belle antiquité grecque.

Nous avons égalé les anciens dans les médailles. Warin fut le premier
qui tira cet art de la médiocrité sur la fin du règne de Louis XIII.
C’est maintenant une chose admirable que ces poinçons et ces carrés
qu’on voit rangés par ordre historique dans l’endroit de la galerie du
Louvre occupé par les artistes[246]. Il y en a pour deux millions, et la
plupart sont des chefs-d’œuvre.

On n’a pas moins réussi dans l’art de graver les pierres précieuses.
Celui de multiplier les tableaux, de les éterniser par le moyen des
planches en cuivre, de transmettre facilement à la postérité toutes les
représentations de la nature et de l’art, était encore très informe en
France avant ce siècle. C’est un des arts les plus agréables et les plus
utiles. On le doit aux Florentins, qui l’inventèrent vers le milieu du
quinzième siècle; et il a été poussé plus loin en France que dans le
lieu même de sa naissance, parcequ’on y a fait un plus grand nombre
d’ouvrages en ce genre. Les recueils des estampes du roi ont été souvent
un des plus magnifiques présents qu’il ait fait aux ambassadeurs. La
ciselure en or et en argent, qui dépend du dessin et du goût, a été
portée à la plus grande perfection dont la main de l’homme soit capable.

Après avoir ainsi parcouru tous ces arts, qui contribuent aux délices
des particuliers et à la gloire de l’état, ne passons pas sous silence
le plus utile de tous les arts, dans lequel les Français surpassent
toutes les nations du monde: je veux parler de la chirurgie, dont les
progrès furent si rapides et si célèbres dans ce siècle, qu’on venait à
Paris des bouts de l’Europe pour toutes les cures et pour toutes les
opérations qui demandaient une dextérité non commune. Non seulement il
n’y avait guère d’excellents chirurgiens qu’en France, mais c’était dans
ce seul pays qu’on fabriquait parfaitement les instruments nécessaires;
il en fournissait tous ses voisins; et je tiens du célèbre Cheselden, le
plus grand chirurgien de Londres, que ce fut lui qui commença à faire
fabriquer à Londres, en 1715, les instruments de son art. La médecine,
qui servait à perfectionner la chirurgie, ne s’éleva pas en France
au-dessus de ce qu’elle était en Angleterre et sous le fameux
Bourhave[247] en Hollande; mais il arriva à la médecine, comme à la
philosophie, d’atteindre à la perfection dont elle est capable, en
profitant des lumières de nos voisins.

Voilà en général un tableau fidèle des progrès de l’esprit humain chez
les Français dans ce siècle, qui commença au temps du cardinal de
Richelieu, et qui finit de nos jours. Il sera difficile qu’il soit
surpassé; et s’il l’est en quelques genres, il restera le modèle des
âges encore plus fortunés, qu’il aura fait naître[248].



CHAPITRE XXXIV[249].

Des beaux-arts en Europe du temps de Louis XIV.


Nous avons assez insinué dans tout le cours de cette histoire que les
désastres publics dont elle est composée, et qui se succèdent les uns
aux autres presque sans relâche, sont à la longue effacés des registres
des temps. Les détails et les ressorts de la politique tombent dans
l’oubli: les bonnes lois, les instituts, les monuments produits par les
sciences et par les arts, subsistent à jamais.

La foule des étrangers qui voyagent aujourd’hui à Rome, non en pèlerins,
mais en hommes de goût, s’informent peu de Grégoire VII et de Boniface
VIII; ils admirent les temples que les Bramante et les Michel-Ange ont
élevés, les tableaux des Raphaël, les sculptures des Bernini; s’ils ont
de l’esprit, ils lisent l’Arioste et le Tasse, et ils respectent la
cendre de Galilée. En Angleterre on parle un moment de Cromwell; on ne
s’entretient plus des guerres de la _rose blanche_, mais on étudie
Newton des années entières; on n’est point étonné de lire dans son
épitaphe qu’_il a été la gloire du genre humain_, et on le serait
beaucoup, si on voyait en ce pays les cendres d’aucun homme d’état
honorées d’un pareil titre.

Je voudrais ici pouvoir rendre justice à tous les grands hommes qui ont
comme lui illustré leur patrie dans le dernier siècle. J’ai appelé ce
siècle celui de Louis XIV, non seulement parceque ce monarque a protégé
les arts beaucoup plus que tous les rois ses contemporains ensemble,
mais encore parcequ’il a vu renouveler trois fois toutes les générations
des princes de l’Europe. J’ai fixé cette époque à quelques années avant
Louis XIV[250], et à quelques années après lui; c’est en effet dans cet
espace de temps que l’esprit humain a fait les plus grands progrès.

Les Anglais ont plus avancé vers la perfection presque en tous les
genres depuis 1660 jusqu’à nos jours, que dans tous les siècles
précédents. Je ne répéterai point ici ce que j’ai dit ailleurs de
Milton[251]. Il est vrai que plusieurs critiques lui reprochent de la
bizarrerie dans ses peintures, son paradis des sots, ses murailles
d’albâtre qui entourent le paradis terrestre; ses diables qui de géants
qu’ils étaient se transforment en pygmées pour tenir moins de place au
conseil, dans une grande salle toute d’or bâtie en enfer, les canons
qu’on tire dans le ciel, les montagnes qu’on s’y jette à la tête; des
anges à cheval, des anges qu’on coupe en deux, et dont les parties se
rejoignent soudain. On se plaint de ses longueurs, de ses répétitions;
on dit qu’il n’a égalé ni Ovide ni Hésiode dans sa longue description de
la manière dont la terre, les animaux, et l’homme, furent formés. On
censure ses dissertations sur l’astronomie qu’on croit trop sèches et
ses inventions qu’on croit plus extravagantes que merveilleuses, plus
dégoûtantes que fortes: telles sont une longue chaussée sur le chaos; le
Péché et la Mort amoureux l’un de l’autre, qui ont des enfants de leur
inceste; et la Mort «qui lève le nez pour renifler à travers l’immensité
du chaos le changement arrivé à la terre, comme un corbeau qui sent les
cadavres,» cette Mort qui flaire l’odeur du Péché, qui frappe de sa
massue pétrifique sur le froid et sur le sec; ce froid et ce sec avec le
chaud et l’humide qui, devenus quatre braves généraux d’armée,
conduisent en bataille des embryons d’atomes armés à la légère. Enfin on
s’est épuisé sur les critiques, mais on ne s’épuise pas sur les
louanges. Milton reste la gloire et l’admiration de l’Angleterre: on le
compare à Homère, dont les défauts sont aussi grands; et on le met
au-dessus du Dante, dont les imaginations sont encore plus bizarres.

Dans le grand nombre des poëtes agréables qui décorèrent le règne de
Charles II, comme les Waller, les comtes de Dorset et de Rochester, le
duc de Buckingham, etc., on distingue le célèbre Dryden, qui s’est
signalé dans tous les genres de poésie: ses ouvrages sont pleins de
détails naturels à-la-fois et brillants, animés, vigoureux, hardis,
passionnés, mérite qu’aucun poëte de sa nation n’égale, et qu’aucun
ancien n’a surpassé. Si Pope, qui est venu après lui, n’avait pas, sur
la fin de sa vie, fait son _Essai sur l’homme_, il ne serait pas
comparable à Dryden.

Nulle nation n’a traité la morale en vers avec plus d’énergie et de
profondeur que la nation anglaise; c’est là, ce me semble, le plus
grand mérite de ses poëtes.

Il y a une autre sorte de littérature variée, qui demande un esprit
encore plus cultivé et plus universel; c’est celle qu’Addison a
possédée; non seulement il s’est immortalisé par son _Caton_, la seule
tragédie anglaise écrite avec une élégance et une noblesse continue,
mais ses autres ouvrages de morale et de critique respirent le goût: on
y voit partout le bon sens paré des fleurs de l’imagination; sa manière
d’écrire est un excellent modèle en tout pays. Il y a du doyen Swift
plusieurs morceaux dont on ne trouve aucun exemple dans l’antiquité:
c’est Rabelais perfectionné[252].

Les Anglais n’ont guère connu les oraisons funèbres; ce n’est pas la
coutume chez eux de louer des rois et des reines dans les églises; mais
l’éloquence de la chaire, qui était très grossière à Londres avant
Charles II, se forma tout d’un coup. L’évêque Burnet avoue dans ses
mémoires que ce fut en imitant les Français. Peut-être ont-ils surpassé
leurs maîtres: leurs sermons sont moins compassés, moins affectés, moins
déclamateurs qu’en France.

Il est encore remarquable que ces insulaires, séparés du reste du monde,
et instruits si tard, aient acquis pour le moins autant de connaissances
de l’antiquité qu’on en a pu rassembler dans Rome, qui a été si
long-temps le centre des nations. Marsham a percé dans les ténèbres de
l’ancienne Égypte. Il n’y a point de Persan qui ait connu la religion
de Zoroastre comme le savant Hyde. L’histoire de Mahomet et des temps
qui le précèdent était ignorée des Turcs, et a été développée par
l’Anglais Sale, qui a voyagé si utilement en Arabie.

Il n’y a point de pays au monde où la religion chrétienne ait été si
fortement combattue, et défendue si savamment qu’en Angleterre. Depuis
Henri VIII jusqu’à Cromwell, on avait disputé et combattu comme cette
ancienne espèce de gladiateurs qui descendaient dans l’arène un
cimeterre à la main et un bandeau sur les yeux. Quelques légères
différences dans le culte et dans le dogme avaient produit des guerres
horribles; et quand, depuis la restauration jusqu’à nos jours, on a
attaqué tout le christianisme presque chaque année, ces disputes n’ont
pas excité le moindre trouble; on n’a répondu qu’avec la science:
autrefois c’était avec le fer et la flamme.

C’est surtout en philosophie que les Anglais ont été les maîtres des
autres nations. Il ne s’agissait plus de systèmes ingénieux. Les fables
des Grecs devaient disparaître depuis long-temps, et les fables des
modernes ne devaient jamais paraître. Le chancelier Bacon avait commencé
par dire qu’on devait interroger la nature d’une manière nouvelle, qu’il
fallait faire des expériences: Boyle passa sa vie à en faire. Ce n’est
pas ici le lieu d’une dissertation physique; il suffit de dire qu’après
trois mille ans de vaines recherches, Newton est le premier qui ait
découvert et démontré la grande loi de la nature par laquelle tous les
éléments de la matière s’attirent réciproquement, loi par laquelle tous
les astres sont retenus dans leur cours. Il est le premier qui ait vu en
effet la lumière; avant lui, on ne la connaissait pas.

Ses principes mathématiques, où règne une physique toute nouvelle et
toute vraie, sont fondés sur la découverte du calcul qu’on appelle mal à
propos de _l’infini_, dernier effort de la géométrie, et effort qu’il
avait fait à vingt-quatre ans. C’est ce qui a fait dire à un grand
philosophe, au savant Halley[253], «qu’il n’est pas permis à un mortel
d’atteindre de plus près à la divinité.»

Une foule de bons géomètres, de bons physiciens, fut éclairée par ses
découvertes, et animée par lui. Bradley trouva enfin l’aberration de la
lumière des étoiles fixes, placées au moins à douze millions de millions
de lieues loin de notre petit globe.

Ce même Halley que je viens de citer eut, quoique simple astronome, le
commandement d’un vaisseau du roi, en 1698. C’est sur ce vaisseau qu’il
détermina la position des étoiles du pôle antarctique, et qu’il marqua
toutes les variations de la boussole dans toutes les parties du globe
connu. Le voyage des Argonautes n’était, en comparaison, que le passage
d’une barque d’un bord de rivière à l’autre. A peine a-t-on parlé dans
l’Europe du voyage de Halley.

Cette indifférence que nous avons pour les grandes choses, devenues trop
familières, et cette admiration des anciens Grecs pour les petites, est
encore une preuve de la prodigieuse supériorité de notre siècle sur les
anciens. Boileau en France, le chevalier Temple, en Angleterre,
s’obstinaient à ne pas reconnaître cette supériorité: ils voulaient
dépriser leur siècle pour se mettre eux-mêmes au-dessus de lui. Cette
dispute entre les anciens et les modernes est enfin décidée, du moins en
philosophie. Il n’y a pas un ancien philosophe qui serve aujourd’hui à
l’instruction de la jeunesse chez les nations éclairées.

Locke seul serait un grand exemple de cet avantage que notre siècle a eu
sur les plus beaux âges de la Grèce. Depuis Platon jusqu’à lui, il n’y a
rien: personne, dans cet intervalle, n’a développé les opérations de
notre ame; et un homme qui saurait tout Platon, et qui ne saurait que
Platon, saurait peu, et saurait mal.

C’était, à la vérité, un Grec éloquent; son apologie de Socrate est un
service rendu aux sages de toutes les nations; il est juste de le
respecter, puisqu’il a rendu si respectable la vertu malheureuse, et les
persécuteurs si odieux. On crut long-temps que sa belle morale ne
pouvait être accompagnée d’une mauvaise métaphysique; on en fit presque
un père de l’Église, à cause de son _Ternaire_, que personne n’a jamais
compris. Mais, que penserait-on aujourd’hui d’un philosophe qui nous
dirait qu’une matière est l’_autre_; que le monde est une figure de
douze pentagones; que le feu, qui est une pyramide, est lié à la terre
par des nombres? Serait-on bien reçu à prouver l’immortalité et les
métempsycoses de l’ame, en disant que le sommeil naît de la veille, la
veille du sommeil, le vivant du mort, et le mort du vivant? Ce sont là
les raisonnements qu’on a admirés pendant tant de siècles; et des idées
plus extravagantes encore ont été employées depuis à l’éducation des
hommes.

Locke seul a développé l’_entendement humain_, dans un livre où il n’y a
que des vérités; et, ce qui rend l’ouvrage parfait, toutes ces vérités
sont claires.

Si l’on veut achever de voir en quoi ce dernier siècle l’emporte sur
tous les autres, on peut jeter les yeux sur l’Allemagne et sur le Nord.
Un Hevelius, à Dantzick, est le premier astronome qui ait bien connu la
planète de la lune; aucun homme, avant lui, n’avait mieux examiné le
ciel. Parmi les grands hommes que cet âge a produits, nul ne fait mieux
voir que ce siècle peut être appelé celui de Louis XIV. Hevelius perdit,
par un incendie, une immense bibliothèque: le monarque de France
gratifia l’astronome de Dantzick d’un présent fort au-dessus de sa
perte.

Mercator, dans le Holstein, fut, en géométrie, le précurseur de Newton;
les Bernouilli, en Suisse, ont été les dignes disciples de ce grand
homme. Leibnitz passa quelque temps pour son rival.

Ce fameux Leibnitz naquit à Leipsick; il mourut en sage à Hanovre,
adorant un dieu comme Newton, sans consulter les hommes. C’était
peut-être le savant le plus universel de l’Europe: historien infatigable
dans ses recherches, jurisconsulte profond, éclairant l’étude du droit
par la philosophie, tout étrangère qu’elle paraît à cette étude:
métaphysicien assez délié pour vouloir réconcilier la théologie avec la
métaphysique; poëte latin même, et enfin mathématicien assez bon pour
disputer au grand Newton l’invention du calcul de _l’infini_, et pour
faire douter quelque temps entre Newton et lui.

C’était alors le bel âge de la géométrie: les mathématiciens
s’envoyaient souvent des défis, c’est-à-dire des problèmes à résoudre, à
peu près comme on dit que les anciens rois de l’Égypte et de l’Asie
s’envoyaient réciproquement des énigmes à deviner. Les problèmes que se
proposaient les géomètres étaient plus difficiles que ces énigmes; il
n’y en eut aucun qui demeurât sans solution en Allemagne, en Angleterre,
en Italie, en France. Jamais la correspondance entre les philosophes ne
fut plus universelle; Leibnitz servait à l’animer. On a vu une
république littéraire établie insensiblement dans l’Europe, malgré les
guerres, et malgré les religions différentes. Toutes les sciences, tous
les arts, ont reçu ainsi des secours mutuels; les académies ont formé
cette république. L’Italie et la Russie ont été unies par les lettres.
L’Anglais, l’Allemand, le Français, allaient étudier à Leyde. Le célèbre
médecin Bourhave était consulté à-la-fois par le pape et par le czar.
Ses plus grands élèves ont attiré ainsi les étrangers, et sont devenus
en quelque sorte les médecins des nations; les véritables savants dans
chaque genre ont resserré les liens de cette grande société des esprits,
répandue partout, et partout indépendante. Cette correspondance dure
encore; elle est une des consolations des maux que l’ambition et la
politique répandent sur la terre.

L’Italie, dans ce siècle, a conservé son ancienne gloire, quoiqu’elle
n’ait eu, ni de nouveaux Tasses, ni de nouveaux Raphaels: c’est assez
de les avoir produits une fois. Les Chiabrera, et ensuite les Zappi, les
Filicaia, ont fait voir que la délicatesse est toujours le partage de
cette nation. La _Mérope_ de Maffei, et les ouvrages dramatiques de
Metastasio, sont de beaux monuments du siècle.

L’étude de la vraie physique, établie par Galilée, s’est toujours
soutenue, malgré les contradictions d’une ancienne philosophie trop
consacrée. Les Cassini, les Viviani, les Manfredi, les Bianchini, les
Zanotti, et tant d’autres, ont répandu sur l’Italie la même lumière qui
éclairait les autres pays; et quoique les principaux rayons de cette
lumière vinssent de l’Angleterre, les écoles italiennes n’en ont point
enfin détourné les yeux.

Tous les genres de littérature ont été cultivés dans cette ancienne
patrie des arts, autant qu’ailleurs, excepté dans les matières où la
liberté de penser donne plus d’essor à l’esprit chez d’autres nations.
Ce siècle surtout a mieux connu l’antiquité que les précédents. L’Italie
fournit plus de monuments que toute l’Europe ensemble; et plus on a
déterré de ces monuments, plus la science s’est étendue.

On doit ces progrès à quelques sages, à quelques génies répandus en
petit nombre dans quelques parties de l’Europe, presque tous long-temps
obscurs, et souvent persécutés: ils ont éclairé et consolé la terre
pendant que les guerres la désolaient. On peut trouver ailleurs des
listes de tous ceux qui ont illustré l’Allemagne, l’Angleterre,
l’Italie. Un étranger serait peut-être trop peu propre à apprécier le
mérite de tous ces hommes illustres. Il suffit ici d’avoir fait voir
que, dans le siècle passé, les hommes ont acquis plus de lumières, d’un
bout de l’Europe à l’autre, que dans tous les âges précédents.



CHAPITRE XXXV.

Affaires ecclésiastiques. Disputes mémorables.


Des trois ordres de l’état, le moins nombreux est l’Église; et ce n’est
que dans le royaume de France que le clergé est devenu un ordre de
l’état. C’est une chose aussi vraie qu’étonnante: on l’a déjà dit[254],
et rien ne démontre plus le pouvoir de la coutume. Le clergé donc,
reconnu pour ordre de l’état, est celui qui a toujours exigé du
souverain la conduite la plus délicate et la plus ménagée. Conserver
à-la-fois l’union avec le siége de Rome, et soutenir les libertés de
l’Église gallicane, qui sont les droits de l’ancienne Église; savoir
faire obéir les évêques comme sujets, sans toucher aux droits de
l’épiscopat; les soumettre en beaucoup de choses à la juridiction
séculière, et les laisser juges en d’autres; les faire contribuer aux
besoins de l’état, et ne pas choquer leurs priviléges, tout cela demande
un mélange de dextérité et de fermeté que Louis XIV eut presque
toujours.

Le clergé en France fut remis peu-à-peu dans un ordre et dans une
décence dont les guerres civiles et la licence des temps l’avaient
écarté. Le roi ne souffrit plus enfin ni que les séculiers possédassent
des bénéfices sous le nom de confidentiaires, ni que ceux qui n’étaient
pas prêtres eussent des évêchés, comme le cardinal Mazarin qui avait
possédé l’évêché de Metz n’étant pas même sous-diacre, et le duc de
Verneuil qui en avait aussi joui étant séculier.

Ce que payait au roi le clergé de France et des villes conquises allait,
année commune, à environ deux millions cinq cent mille livres; et
depuis, la valeur des espèces ayant augmenté numériquement, ils ont
secouru l’état d’environ quatre millions par année sous le nom de
décimes, de subvention extraordinaire, de don gratuit. Ce mot et ce
privilége de _don gratuit_ se sont conservés comme une trace de l’ancien
usage où étaient tous les seigneurs de fiefs d’accorder des dons
gratuits aux rois dans les besoins de l’état. Les évêques et les abbés
étant seigneurs de fiefs par un ancien abus, ne devaient que des soldats
dans le temps de l’anarchie féodale. Les rois alors n’avaient que leurs
domaines comme les autres seigneurs. Lorsque tout changea depuis, le
clergé ne changea pas; il conserva l’usage d’aider l’état par des dons
gratuits[255].

A cette ancienne coutume qu’un corps qui s’assemble souvent conserve, et
qu’un corps qui ne s’assemble point perd nécessairement, se joint
l’immunité toujours réclamée par l’Eglise, et cette maxime, que _son
bien est le bien des pauvres_: non qu’elle prétende ne devoir rien à
l’état dont elle tient tout, car le royaume, quand il a des besoins, est
le premier pauvre; mais elle allègue, pour elle, le droit de ne donner
que des secours volontaires; et Louis XIV exigea toujours ces secours de
manière à n’être pas refusé.

On s’étonne, dans l’Europe et en France, que le clergé paie si peu; on
se figure qu’il jouit du tiers du royaume. S’il possédait ce tiers, il
est indubitable qu’il devrait payer le tiers des charges, ce qui se
monterait, année commune, à plus de cinquante millions, indépendamment
des droits sur les consommations qu’il paie comme les autres sujets;
mais on se fait des idées vagues et des préjugés sur tout.

Il est incontestable que l’Église de France est, de toutes les Églises
catholiques, celle qui a le moins accumulé de richesses. Non seulement
il n’y a point d’évêque qui se soit emparé, comme celui de Rome, d’une
grande souveraineté, mais il n’y a point d’abbé qui jouisse des droits
régaliens, comme l’abbé du Mont-Cassin et les abbés d’Allemagne. En
général les évêchés de France ne sont pas d’un revenu trop immense. Ceux
de Strasbourg et de Cambrai[256] sont les plus forts; mais c’est qu’ils
appartenaient originairement à l’Allemagne, et que l’Église d’Allemagne
était beaucoup plus riche que l’empire.

Giannone, dans son Histoire de Naples, assure que les ecclésiastiques
ont les deux tiers du revenu du pays. Cet abus énorme n’afflige point la
France. On dit que l’Église possède le tiers du royaume, comme on dit au
hasard qu’il y a un million d’habitants dans Paris. Si on se donnait
seulement la peine de supputer le revenu des évêchés, on verrait, par le
prix des baux faits il y a environ cinquante ans, que tous les évêchés
n’étaient évalués alors que sur le pied d’un revenu annuel de quatre
millions; et les abbayes commendataires allaient à quatre millions cinq
cent mille livres. Il est vrai que l’énoncé de ce prix des baux fut un
tiers au-dessous de la valeur; et si on ajoute encore l’augmentation des
revenus en terre, la somme totale des rentes de tous les bénéfices
consistoriaux sera portée à environ seize millions. Il ne faut pas
oublier que de cet argent il en va tous les ans à Rome une somme
considérable qui ne revient jamais, et qui est en pure perte. C’est une
grande libéralité du roi envers le saint-siège: elle dépouille l’état,
dans l’espace d’un siècle, de plus de quatre cent mille marcs d’argent;
ce qui, dans la suite des temps, appauvrirait le royaume, si le commerce
ne réparait pas abondamment cette perte[257].

A ces bénéfices qui paient des annates à Rome, il faut joindre les
cures, les couvents, les collégiales, les communautés, et tous les
autres bénéfices ensemble; mais s’ils sont évalués à cinquante millions
par année dans toute l’étendue actuelle du royaume, on ne s’éloigne pas
beaucoup de la vérité.

Ceux qui ont examiné cette matière avec des yeux aussi sévères
qu’attentifs, n’ont pu porter les revenus de toute l’Église gallicane
séculière et régulière au-delà de quatre-vingt-dix millions. Ce n’est
pas une somme exorbitante pour l’entretien de quatre-vingt-dix mille
personnes religieuses et environ cent soixante mille ecclésiastiques,
que l’on comptait en 1700. Et sur ces quatre-vingt-dix mille moines, il
y en a plus d’un tiers qui vivent de quêtes et de messes. Beaucoup de
moines conventuels ne coûtent pas deux cents livres par an à leur
monastère: il y a des moines abbés réguliers qui jouissent de deux cent
mille livres de rentes. C’est cette énorme disproportion qui frappe et
qui excite les murmures. On plaint un curé de campagne, dont les
travaux pénibles ne lui procurent que sa portion congrue de trois cents
livres de droit en rigueur, et de quatre à cinq cents livres par
libéralités, tandis qu’un religieux oisif, devenu abbé, et non moins
oisif, possède une somme immense, et qu’il reçoit des titres fastueux de
ceux qui lui sont soumis. Ces abus vont beaucoup plus loin en Flandre,
en Espagne, et surtout dans les états catholiques d’Allemagne, où l’on
voit des moines princes[258].

Les abus servent de lois dans presque toute la terre; et si les plus
sages des hommes s’assemblaient pour faire des lois, où est l’état dont
la forme subsistât entière?

Le clergé de France observe toujours un usage onéreux pour lui, quand il
paie au roi un don gratuit de plusieurs millions pour quelques années.
Il emprunte; et après en avoir payé les intérêts, il rembourse le
capital aux créanciers: ainsi il paie deux fois. Il eût été plus
avantageux pour l’état et pour le clergé en général, et plus conforme à
la raison, que ce corps eût subvenu aux besoins de la patrie par des
contributions proportionnées à la valeur de chaque bénéfice. Mais les
hommes sont toujours attachés à leurs anciens usages. C’est par le même
esprit que le clergé, en s’assemblant tous les cinq ans, n’a jamais eu,
ni une salle d’assemblée, ni un meuble qui lui appartînt. Il est clair
qu’il eût pu, en dépensant moins, aider le roi davantage, et se bâtir
dans Paris un palais qui eût été un nouvel ornement de cette capitale.

Les maximes du clergé de France n’étaient pas encore entièrement
épurées, dans la minorité de Louis XIV, du mélange que la Ligue y avait
apporté. On avait vu dans la jeunesse de Louis XIII, et dans les
derniers états, tenus en 1614, la plus nombreuse partie de la nation,
qu’on appelle le tiers-état, et qui est le fonds de l’état, demander en
vain avec le parlement qu’on posât pour loi fondamentale, «qu’aucune
puissance spirituelle ne peut priver les rois de leurs droits sacrés,
qu’ils ne tiennent que de Dieu seul; et que c’est un crime de
lèse-majesté au premier chef d’enseigner qu’on peut déposer et tuer les
rois.» C’est la substance en propres paroles de la demande de la nation.
Elle fut faite dans un temps où le sang de Henri-le-Grand fumait encore.
Cependant un évêque de France, né en France, le cardinal Duperron[259],
s’opposa violemment à cette proposition, sous prétexte que ce n’était
pas au tiers-état à proposer des lois sur ce qui peut concerner
l’Église. Que ne fesait-il donc avec le clergé ce que le tiers-état
voulait faire? mais il en était si loin qu’il s’emporta jusqu’à dire
«que la puissance du pape était pleine, plénissime, directe au
spirituel, indirecte au temporel, et qu’il avait charge du clergé de
dire qu’on excommunierait ceux qui avanceraient que le pape ne peut
déposer les rois.» On gagna la noblesse, on fit taire le tiers-état. Le
parlement renouvela ses anciens arrêts, pour déclarer la couronne
indépendante, et la personne des rois sacrée. La chambre ecclésiastique,
en avouant que la personne était sacrée, persista à soutenir que la
couronne était dépendante. C’était le même esprit qui avait autrefois
déposé Louis-le-Débonnaire. Cet esprit prévalut au point, que la cour
subjuguée fut obligée de faire mettre en prison l’imprimeur qui avait
publié l’arrêt du parlement sous le titre de _loi fondamentale_.
C’était, disait-on, pour le bien de la paix; mais c’était punir ceux qui
fournissaient des armes défensives à la couronne. De telles scènes ne se
passaient point à Vienne; c’est qu’alors la France craignait Rome, et
que Rome craignait la maison d’Autriche[260].

La cause qui succomba était tellement la cause de tous les rois, que
Jacques Iᵉʳ, roi d’Angleterre, écrivit contre le cardinal Duperron; et
c’est le meilleur ouvrage de ce monarque[261]. C’était aussi la cause
des peuples, dont le repos exige que leurs souverains ne dépendent pas
d’une puissance étrangère. Peu-à-peu la raison a prévalu; et Louis XIV
n’eut pas de peine à faire écouter cette raison, soutenue du poids de
sa puissance.

Antonio Perez avait recommandé trois choses à Henri IV, _Roma_,
_Consejo_, _Pielago_. Louis XIV eut les deux dernières avec tant de
supériorité, qu’il n’eut pas besoin de la première. Il fut attentif à
conserver l’usage de l’appel comme d’abus au parlement des ordonnances
ecclésiastiques, dans tous les cas où ces ordonnances intéressent la
juridiction royale. Le clergé s’en plaignit souvent, et s’en loua
quelquefois; car si d’un côté ces appels soutiennent les droits de
l’état contre l’autorité épiscopale, ils assurent de l’autre cette
autorité même, en maintenant les priviléges de l’Église gallicane contre
les prétentions de la cour de Rome: de sorte que les évêques out regardé
les parlements comme leurs adversaires et comme leurs défenseurs; et le
gouvernement eut soin que, malgré les querelles de religion, les bornes,
aisées à franchir ne fussent passées de part ni d’autre. Il en est de la
puissance des corps et des compagnies comme des intérêts des villes
commerçantes; c’est au législateur à les balancer.


DES LIBERTÉS DE L’ÉGLISE GALLICANE.

Ce mot de _libertés_ suppose l’assujettissement. Des libertés, des
priviléges sont des exemptions de la servitude générale. Il fallait dire
les droits, et non les libertés de l’Église gallicane. Ces droits sont
ceux de toutes les anciennes Églises. Les évêques de Rome n’ont jamais
eu la moindre juridiction sur les sociétés chrétiennes de l’empire
d’Orient: mais dans les ruines de l’empire d’Occident tout fut envahi
par eux. L’Église de France fut long-temps la seule qui disputa contre
le siége de Rome les anciens droits que chaque évêque s’était donnés,
lorsque, après le premier concile de Nicée, l’administration
ecclésiastique et purement spirituelle se modela sur le gouvernement
civil, et que chaque évêque eut son diocèse, comme chaque district
impérial avait le sien. Certainement aucun évangile n’a dit qu’un évêque
de la ville de Rome pourrait envoyer en France des légats _a
latere_[262] avec pouvoir de juger, réformer, dispenser, et lever de
l’argent sur les peuples;

D’ordonner aux prélats français de venir plaider à Rome;

D’imposer des taxes sur les bénéfices du royaume, sous les noms de
vacances, dépouilles, successions, déports, incompatibilités, commandes,
neuvièmes, décimes, annates;

D’excommunier les officiers du roi, pour les empêcher d’exercer les
fonctions de leurs charges;

De rendre les bâtards capables de succéder;

De casser les testaments de ceux qui sont morts sans donner une partie
de leurs biens à l’Église;

De permettre aux ecclésiastiques français d’aliéner leurs biens
immeubles;

De déléguer des juges pour connaître de la légitimité des mariages.

Enfin, l’on compte plus de soixante et dix usurpations contre lesquelles
les parlements du royaume ont toujours maintenu la liberté naturelle de
la nation et la dignité de la couronne.

Quelque crédit qu’aient eu les jésuites sous Louis XIV, et quelque frein
que ce monarque eût mis aux remontrances des parlements, depuis qu’il
régna par lui-même, cependant aucun de ces grands corps ne perdit jamais
une occasion de réprimer les prétentions de la cour de Rome; et le roi
approuva toujours cette vigilance, parcequ’en cela les droits essentiels
de la nation étaient les droits du prince.

L’affaire de ce genre la plus importante et la plus délicate fut celle
de la régale. C’est un droit qu’ont les rois de France de pourvoir à
tous les bénéfices simples d’un diocèse, pendant la vacance du siége, et
d’économiser à leur gré les revenus de l’évêché. Cette prérogative est
particulière aujourd’hui aux rois de France; mais chaque état a les
siennes. Les rois de Portugal jouissent du tiers du revenu des évêchés
de leur royaume. L’empereur a le droit des premières prières; il a
toujours conféré tous les premiers bénéfices qui vaquent. Les rois de
Naples et de Sicile ont de plus grands droits. Ceux de Rome sont, pour
la plupart, fondés sur l’usage plutôt que sur des titres primitifs.

Les rois de la race de Mérovée conféraient de leur seule autorité les
évêchés et toutes les prélatures. On voit qu’en 742 Carloman créa
archevêque de Mayence ce même Boniface qui, depuis, sacra Pépin par
reconnaissance. Il reste encore beaucoup de monuments du pouvoir
qu’avaient les rois de disposer de ces places importantes; plus elles le
sont, plus elles doivent dépendre du chef de l’état. Le concours d’un
évêque étranger paraissait dangereux; et la nomination réservée à cet
évêque étranger a souvent passé pour une usurpation plus dangereuse
encore. Elle a plus d’une fois excité une guerre civile. Puisque les
rois conféraient les évêchés, il semblait juste qu’ils conservassent le
faible privilége de disposer du revenu, et de nommer à quelques
bénéfices simples, dans le court espace qui s’écoule entre la mort d’un
évêque et le serment de fidélité enregistré de son successeur. Plusieurs
évêques de villes réunies à la couronne, sous la troisième race, ne
voulurent pas reconnaître ce droit, que des seigneurs particuliers, trop
faibles, n’avaient pu faire valoir. Les papes se déclarèrent pour les
évêques; et ces prétentions restèrent toujours enveloppées d’un nuage.
Le parlement, en 1608, sous Henri IV, déclara que la régale avait lieu
dans tout le royaume; le clergé se plaignit, et ce prince, qui ménageait
les évêques et Rome, évoqua l’affaire à son conseil, et se garda bien de
la décider.

Les cardinaux de Richelieu et Mazarin firent rendre plusieurs arrêts du
conseil, par lesquels les évêques, qui se disaient exempts, étaient
tenus de montrer leurs titres. Tout resta indécis jusqu’en 1673; et le
roi n’osait pas alors donner un seul bénéfice dans presque tous les
diocèses situés au-delà de la Loire, pendant la vacance d’un siége.

Enfin, en 1673, le chancelier Étienne d’Aligre scella un édit par lequel
tous les évêchés du royaume étaient soumis à la régale. Deux évêques,
qui étaient malheureusement les deux plus vertueux hommes du royaume,
refusèrent opiniâtrement de se soumettre; c’étaient Pavillon, évêque
d’Aleth, et Caulet, évêque de Pamiers. Ils se défendirent d’abord par
des raisons plausibles: on leur en opposa d’aussi fortes. Quand des
hommes éclairés disputent long-temps, il y a grande apparence que la
question n’est pas claire: elle était très obscure; mais il était
évident que, ni la religion, ni le bon ordre, n’étaient intéressés à
empêcher un roi de faire dans deux diocèses ce qu’il fesait dans tous
les autres. Cependant les deux évêques furent inflexibles. Ni l’un ni
l’autre n’avait fait enregistrer son serment de fidélité, et le roi se
croyait en droit de pourvoir aux canonicats de leurs églises[263].

Les deux prélats excommunièrent les pourvus en régale. Tous deux étaient
suspects de jansénisme. Ils avaient eu contre eux le pape Innocent X;
mais quand ils se déclarèrent contre les prétentions du roi, ils eurent
pour eux Innocent XI, Odescalchi: ce pape, vertueux et opiniâtre comme
eux, prit entièrement leur parti.

Le roi se contenta d’abord d’exiler les principaux officiers de ces
évêques. Il montra plus de modération que deux hommes qui se piquaient
de sainteté. On laissa mourir paisiblement l’évêque d’Aleth, dont ou
respectait la grande vieillesse. L’évêque de Pamiers restait seul, et
n’était point ébranlé. Il redoubla ses excommunications, et persista de
plus à ne point faire enregistrer son serment de fidélité, persuadé que
dans ce serment on soumet trop l’Église à la monarchie. Le roi saisit
son temporel. Le pape et les jansénistes le dédommagèrent. Il gagna à
être privé de ses revenus, et il mourut en 1680, convaincu qu’il avait
soutenu la cause de Dieu contre le roi. Sa mort n’éteignit pas la
querelle: des chanoines, nommés par le roi, viennent pour prendre
possession; des religieux, qui se prétendaient chanoines et
grands-vicaires, les font sortir de l’église, et les excommunient. Le
métropolitain Montpezat, archevêque de Toulouse, à qui cette affaire
ressortit de droit, donne en vain des sentences contre ces prétendus
grands-vicaires: ils en appellent à Rome, selon l’usage de porter à la
cour de Rome les causes ecclésiastiques jugées par les archevêques de
France; usage qui contredit les libertés gallicanes: mais tous les
gouvernements des hommes sont des contradictions. Le parlement donne des
arrêts. Un moine, nommé Cerle, qui était l’un de ces grands-vicaires,
casse, et les sentences du métropolitain, et les arrêts du parlement. Ce
tribunal le condamne par contumace à perdre la tête, et à être traîné
sur la claie. On l’exécute en effigie. Il insulte du fond de sa retraite
à l’archevêque et au roi, et le pape le soutient. Ce pontife fait plus:
persuadé, comme l’évêque de Pamiers, que le droit de régale est un abus
dans l’Église, et que le roi n’a aucun droit dans Pamiers, il casse les
ordonnances de l’archevêque de Toulouse; il excommunie les nouveaux
grands-vicaires que ce prélat a nommés, et les pourvus en régale, et
leurs fauteurs.

Le roi convoque une assemblée du clergé, composée de trente-cinq
évêques, et d’autant de députés du second ordre. Les jansénistes
prenaient pour la première fois le parti d’un pape; et ce pape, ennemi
du roi, les favorisait sans les aimer. Il se fit toujours un honneur de
résister à ce monarque dans toutes les occasions; et depuis même, en
1689, il s’unit avec les alliés contre le roi Jacques, parceque Louis
XIV protégeait ce prince: de sorte qu’alors on dit que, pour mettre fin
aux troubles de l’Europe et de l’Église, il fallait que le roi Jacques
se fît huguenot, et le pape catholique[264].

Cependant l’assemblée du clergé de 1681 et 1682, d’une voix unanime, se
déclare pour le roi. Il s’agissait encore d’une autre petite querelle
devenue importante: l’élection d’un prieuré, dans un faubourg de Paris,
commettait ensemble le roi et le pape. Le pontife romain avait cassé
une ordonnance de l’archevêque de Paris, et annulé sa nomination à ce
prieuré. Le parlement avait jugé la procédure de Rome abusive. Le pape
avait ordonné par une bulle que l’inquisition fît brûler l’arrêt du
parlement; et le parlement avait ordonné la suppression de la bulle. Ces
combats sont depuis long-temps les effets ordinaires et inévitables de
cet ancien mélange de la liberté naturelle de se gouverner soi-même dans
son pays, et de la soumission à une puissance étrangère.

L’assemblée du clergé prit un parti qui montre que des hommes sages
peuvent céder avec dignité à leur souverain, sans l’intervention d’un
autre pouvoir. Elle consentit à l’extension du droit de régale à tout le
royaume; mais ce fut autant une concession de la part du clergé, qui se
relâchait de ses prétentions, par reconnaissance pour son protecteur,
qu’un aveu formel du droit absolu de la couronne.

L’assemblée se justifia auprès du pape par une lettre dans laquelle on
trouve un passage qui, seul, devrait servir de règle éternelle dans
toutes les disputes: c’est «qu’il vaut mieux sacrifier quelque chose de
ses droits que de troubler la paix.» Le roi, l’Église gallicane, les
parlements, furent contents. Les jansénistes écrivirent quelques
libelles. Le pape fut inflexible: il cassa par un bref toutes les
résolutions de l’assemblée, et manda aux évêques de se rétracter. Il y
avait là de quoi séparer à jamais l’église de France de celle de Rome.
On avait parlé, sous le cardinal de Richelieu, et sous Mazarin, de faire
un patriarche. Le vœu de tous les magistrats était qu’on ne payât plus à
Rome le tribut des annates; que Rome ne nommât plus, pendant six mois
de l’année, aux bénéfices de Bretagne; que les évêques de France ne
s’appelassent plus évêques _par la permission du saint-siége_. Si le roi
l’avait voulu, il n’avait qu’à dire un mot: il était maître de
l’assemblée du clergé, et il avait pour lui la nation. Rome eût tout
perdu par l’inflexibilité d’un pontife vertueux, qui, seul de tous les
papes de ce siècle, ne savait pas s’accommoder aux temps; mais il y a
d’anciennes bornes qu’on ne remue pas sans de violentes secousses. Il
fallait de plus grands intérêts, de plus grandes passions, et plus
d’effervescence dans les esprits, pour rompre tout d’un coup avec Rome;
et il était bien difficile de faire cette scission, tandis qu’on voulait
extirper le calvinisme. On crut même faire un coup hardi lorsqu’on
publia les quatre fameuses décisions de la même assemblée du clergé, en
1682, dont voici la substance:

1. Dieu n’a donné à Pierre et à ses successeurs aucune puissance, ni
directe, ni indirecte, sur les choses temporelles.

2. L’Église gallicane approuve le concile de Constance, qui déclare les
conciles généraux supérieurs au pape, dans le spirituel.

3. Les règles, les usages, les pratiques reçues dans le royaume et dans
l’Église gallicane, doivent demeurer inébranlables.

4. Les décisions du pape, en matière de foi, ne sont sûres qu’après que
l’Église les a acceptées.

Tous les tribunaux et toutes les facultés de théologie enregistrèrent
ces quatre propositions dans toute leur étendue; et il fut défendu par
un édit de rien enseigner jamais de contraire.

Cette fermeté fut regardée à Rome comme un attentat de rebelles, et par
tous les protestants de l’Europe comme un faible effort d’une église née
libre, qui ne rompait que quatre chaînons de ses fers.

Ces quatre maximes furent d’abord soutenues avec enthousiasme dans la
nation, ensuite avec moins de vivacité. Sur la fin du règne de Louis
XIV, elles commencèrent à devenir problématiques; et le cardinal de
Fleury les fit depuis désavouer, en partie, par une assemblée du clergé,
sans que ce désaveu causât le moindre bruit, parceque les esprits
n’étaient pas alors échauffés, et que, dans le ministère du cardinal de
Fleury, rien n’eut de l’éclat. Elles ont repris enfin une grande
vigueur.

Cependant Innocent XI s’aigrit plus que jamais: il refusa des bulles à
tous les évêques et à tous les abbés commendataires que le roi nomma; de
sorte qu’à la mort de ce pape, en 1689, il y avait vingt-neuf diocèses
en France dépourvus d’évêques. Ces prélats n’en touchaient pas moins
leurs revenus; mais ils n’osaient se faire sacrer, ni faire les
fonctions épiscopales. L’idée de créer un patriarche se renouvela. La
querelle des franchises des ambassadeurs à Rome, qui acheva d’envenimer
les plaies, fit penser qu’enfin le temps était venu d’établir en France
une Église _catholique-apostolique_ qui ne serait point _romaine_. Le
procureur-général de Harlai, et l’avocat-général Talon, le firent assez
entendre quand ils appelèrent, comme d’abus, en 1687, de la bulle contre
les franchises, et qu’ils éclatèrent contre l’opiniâtreté du pape, qui
laissait tant d’églises sans pasteurs; mais jamais le roi ne voulut
consentir à cette démarche, qui était plus aisée quelle ne paraissait
hardie.

La cause d’Innocent XI devint cependant la cause du saint-siége. Les
quatre propositions du clergé de France attaquaient le fantôme de
l’infaillibilité (qu’on ne croit pas à Rome, mais qu’on y soutient), et
le pouvoir réel attaché à ce fantôme. Alexandre VIII et Innocent XII
suivirent les traces du fier Odescalchi, quoique d’une manière moins
dure; ils confirmèrent la condamnation portée contre l’assemblée du
clergé: ils refusèrent les bulles aux évêques: enfin, ils en firent
trop, parceque Louis XIV n’en avait pas fait assez. Les évêques, lassés
de n’être que nommés par le roi, et de se voir sans fonctions,
demandèrent à la cour de France la permission d’apaiser la cour de Rome.

Le roi, dont la fermeté était fatiguée, le permit. Chacun d’eux écrivit
séparément qu’il «était douloureusement affligé des procédés de
l’assemblée;» chacun déclare dans sa lettre qu’il ne reçoit point comme
décidé ce qu’on y a décidé, ni comme ordonné ce qu’on y a ordonné.
Pignatelli (Innocent XII), plus conciliant qu’Odescalchi, se contenta de
cette démarche. Les quatre propositions n’en furent pas moins enseignées
en France de temps en temps; mais ces armes se rouillèrent quand on ne
combattit plus, et la dispute resta couverte d’un voile sans être
décidée, comme il arrive presque toujours dans un état qui n’a pas sur
ces matières des principes invariables et reconnus. Ainsi, tantôt on
s’élève contre Rome, tantôt on lui cède, suivant les caractères de ceux
qui gouvernent, et suivant les intérêts particuliers de ceux par qui les
principaux de l’état sont gouvernés.

Louis XIV d’ailleurs n’eut point d’autre démêlé ecclésiastique avec
Rome, et n’essuya aucune opposition du clergé dans les affaires
temporelles.

Sous lui ce clergé devint respectable par une décence ignorée dans la
barbarie des deux premières races, dans le temps encore plus barbare du
gouvernement féodal, absolument inconnue pendant les guerres civiles et
dans les agitations du règne de Louis XIII, et surtout pendant la
fronde, à quelques exceptions près, qu’il faut toujours faire dans les
vices comme dans les vertus qui dominent.

Ce fut alors seulement que l’on commença à dessiller les yeux du peuple
sur les superstitions qu’il mêle toujours à sa religion. Il fut permis,
malgré le parlement d’Aix, et malgré les carmes, de savoir que Lazare et
Magdeleine n’étaient point venus en Provence. Les bénédictins ne purent
faire croire que Denys-l’Aréopagite eût gouverné l’Église de Paris. Les
saints supposés, les faux miracles, les fausses reliques, commencèrent à
être décriés[265]. La saine raison qui éclairait les philosophes
pénétrait partout, mais lentement et avec difficulté.

L’évêque de Châlons-sur-Marne, Gaston-Louis de Noailles[266], frère du
cardinal, eut une piété assez éclairée pour enlever, en 1702, et faire
jeter une relique conservée précieusement depuis plusieurs siècles dans
l’église de Notre-Dame, et adorée[267] sous le nom du _nombril de
Jésus-Christ_. Tout Châlons murmura contre l’évêque. Présidents,
conseillers, gens du roi, trésoriers de France, marchands, notables,
chanoines, curés, protestèrent unanimement, par un acte juridique,
contre l’entreprise de l’évêque, réclamant le _saint nombril_, et
alléguant la robe de Jésus-Christ conservée à Argenteuil; son mouchoir à
Turin et à Laon; un des clous de la croix à Saint-Denys; son prépuce à
Rome, le même prépuce au Puy en Velay; et tant d’autres reliques que
l’on conserve et que l’on méprise, et qui font tant de tort à une
religion qu’on révère. Mais la sage fermeté de l’évêque l’emporta à la
fin sur la crédulité du peuple.

Quelques autres superstitions, attachées à des usages respectables, ont
subsisté. Les protestants en ont triomphé: mais ils sont obligés de
convenir qu’il n’y a pas d’église catholique où ces abus soient moins
communs et plus méprisés qu’en France.

L’esprit vraiment philosophique, qui n’a pris racine que vers le milieu
de ce siècle, n’éteignit point les anciennes et nouvelles querelles
théologiques qui n’étaient pas de son ressort. On va parler de ces
dissensions qui font la honte de la raison humaine.



CHAPITRE XXXVI.

Du calvinisme au temps de Louis XIV.


Il est affreux sans doute que l’Église chrétienne ait toujours été
déchirée par ses querelles, et que le sang ait coulé pendant tant de
siècles par des mains qui portaient le dieu de la paix. Cette fureur fut
inconnue au paganisme. Il couvrit la terre de ténèbres, mais il ne
l’arrosa guère que du sang des animaux; et si quelquefois, chez les
Juifs et chez les païens, on dévoua des victimes humaines, ces
dévouements, tout horribles qu’ils étaient, ne causèrent point de
guerres civiles. La religion des païens ne consistait que dans la morale
et dans les fêtes. La morale, qui est commune aux hommes de tous les
temps et de tous les lieux, et les fêtes, qui n’étaient que des
réjouissances, ne pouvaient troubler le genre humain.

L’esprit dogmatique apporta chez les hommes la fureur des guerres de
religion. J’ai recherché long-temps comment et pourquoi cet esprit
dogmatique, qui divisa les écoles de l’antiquité païenne sans causer le
moindre trouble, en a produit parmi nous de si horribles. Ce n’est pas
le seul fanatisme qui en est cause; car les gymnosophistes et les
bramins, les plus fanatiques des hommes, ne firent jamais de mal qu’à
eux-mêmes. Ne pourrait-on pas trouver l’origine de cette nouvelle peste
qui a ravagé la terre, dans ce combat naturel de l’esprit républicain
qui anima les premières Églises contre l’autorité qui hait la
résistance en tout genre? Les assemblées secrètes, qui bravaient d’abord
dans des caves et dans des grottes les lois de quelques empereurs
romains, formèrent peu-à-peu un état dans l’état: c’était une république
cachée au milieu de l’empire. Constantin la tira de dessous terre pour
la mettre à côté du trône. Bientôt l’autorité attachée aux grands siéges
se trouva en opposition avec l’esprit populaire qui avait inspiré
jusqu’alors toutes les assemblées des chrétiens. Souvent, dès que
l’évêque d’une métropole fesait valoir un sentiment, un évêque
suffragant, un prêtre, un diacre, en avaient un contraire. Toute
autorité blesse en secret les hommes, d’autant plus que toute autorité
veut toujours s’accroître. Lorsqu’on trouve, pour lui résister, un
prétexte qu’on croit sacré, on se fait bientôt un devoir de la révolte.
Ainsi les uns deviennent persécuteurs, les autres rebelles, en attestant
Dieu des deux côtés.

Nous avons vu combien, depuis les disputes du prêtre Arius[268] contre
un évêque, la fureur de dominer sur les ames a troublé la terre. Donner
son sentiment pour la volonté de Dieu, commander de croire sous peine de
la mort du corps et des tourments éternels de l’ame, a été le dernier
période du despotisme de l’esprit dans quelques hommes; et résister à
ces deux menaces a été[269] dans d’autres le dernier effort de la
liberté naturelle. Cet _Essai sur les mœurs_, que vous avez parcouru,
vous a fait voir depuis Théodose une lutte perpétuelle entre la
juridiction séculière et l’ecclésiastique; et depuis Charlemagne les
efforts réitérés des grands fiefs contre les souverains, les évêques
élevés souvent contre les rois, les papes aux prises avec les rois et
les évêques.

On disputait peu dans l’Église latine aux premiers siècles. Les
invasions continuelles des barbares permettaient à peine de penser; et
il y avait peu de dogmes qu’on eût assez développés pour fixer la
croyance universelle. Presque tout l’Occident rejeta le culte des images
au siècle de Charlemagne. Un évêque de Turin, nommé Claude, les
proscrivit avec chaleur, et retint plusieurs dogmes qui font encore
aujourd’hui le fondement de la religion des protestants. Ces opinions se
perpétuèrent dans les vallées du Piémont, du Dauphiné, de la Provence,
du Languedoc: elles éclatèrent au douzième siècle: elles produisirent
bientôt après la guerre des Albigeois; et ayant passé ensuite dans
l’université de Prague, elles excitèrent la guerre des hussites. Il n’y
eut qu’environ cent ans d’intervalle entre la fin des troubles qui
naquirent de la cendre de Jean Hus et de Jérôme de Prague, et ceux que
la vente des indulgences fit renaître. Les anciens dogmes embrassés par
les Vaudois, les Albigeois, les hussites, renouvelés et différemment
expliqués par Luther et Zuingle, furent reçus avec avidité dans
l’Allemagne, comme un prétexte pour s’emparer de tant de terres dont les
évêques et les abbés s’étaient mis en possession, et pour résister aux
empereurs, qui alors marchaient à grands pas au pouvoir despotique. Ces
dogmes triomphèrent en Suède et en Danemark, pays où les peuples étaient
libres sous des rois.

Les Anglais, dans qui la nature a mis l’esprit d’indépendance, les
adoptèrent, les mitigèrent, et en composèrent une religion pour eux
seuls. Le presbytérianisme établit en Écosse, dans les temps malheureux,
une espèce de république dont le pédantisme et la dureté étaient
beaucoup plus intolérables que la rigueur du climat, et même que la
tyrannie des évêques qui avait excité tant de plaintes. Il n’a cessé
d’être dangereux en Écosse que quand la raison, les lois et la force
l’ont réprimé. La réforme pénétra en Pologne, et y fit beaucoup de
progrès dans les seules villes où le peuple n’est point esclave. La plus
grande et la plus riche partie de la république helvétique n’eut pas de
peine à la recevoir. Elle fut sur le point d’être établie à Venise par
la même raison; et elle y eût pris racine si Venise n’eût pas été
voisine de Rome, et peut-être si le gouvernement n’eût pas craint la
démocratie, à laquelle le peuple aspire naturellement dans toute
république, et qui était alors le grand but de la plupart des
prédicants. Les Hollandais ne prirent cette religion que quand ils
secouèrent le joug de l’Espagne. Genève devint un état entièrement
républicain en devenant calviniste.

Toute la maison d’Autriche écarta ces religions de ses états autant
qu’il lui fut possible. Elles n’approchèrent presque point de l’Espagne.
Elles ont été extirpées par le fer et par le feu dans les états du duc
de Savoie, qui ont été leur berceau. Les habitants des vallées
piémontaises ont éprouvé, en 1655, ce que les peuples de Mérindol et de
Cabrières éprouvèrent en France sous François Iᵉʳ. Le duc de Savoie
absolu a exterminé chez lui la secte dès qu’elle lui a paru dangereuse:
il n’en reste que quelques faibles rejetons ignorés dans les rochers qui
les renferment. On ne vit point les luthériens et les calvinistes causer
de grands troubles en France sous le gouvernement ferme de François Iᵉʳ
et de Henri II: mais dès que le gouvernement fut faible et partagé, les
querelles de religion furent violentes. Les Condé et les Coligni,
devenus calvinistes parceque les Guises étaient catholiques,
bouleversèrent l’état à l’envi. La légèreté et l’impétuosité de la
nation, la fureur de la nouveauté et l’enthousiasme, firent, pendant
quarante ans, du peuple le plus poli un peuple de barbares.

Henri IV, né dans cette secte qu’il aimait sans être entêté d’aucune, ne
put, malgré ses victoires et ses vertus, régner sans abandonner le
calvinisme: devenu catholique, il ne fut pas assez ingrat pour vouloir
détruire un parti si long-temps ennemi des rois, mais auquel il devait
en partie sa couronne; et s’il avait voulu détruire cette faction, il ne
l’aurait pas pu. Il la chérit, la protégea, et la réprima.

Les huguenots en France fesaient alors à peu près la douzième partie de
la nation. Il y avait parmi eux des seigneurs puissants: des villes
entières étaient protestantes. Ils avaient fait la guerre aux rois: on
avait été contraint de leur donner des places de sûreté: Henri III leur
en avait accordé quatorze dans le seul Dauphiné; Montauban, Nîmes dans
le Languedoc; Saumur, et surtout La Rochelle, qui fesait une république
à part, et que le commerce et la faveur de l’Angleterre pouvaient rendre
puissante. Enfin Henri IV sembla satisfaire son goût, sa politique, et
même son devoir, en accordant au parti le célèbre édit de Nantes, en
1598. Cet édit n’était au fond que la confirmation des priviléges que
les protestants de France avaient obtenus des rois précédents les armes
à la main, et que Henri-le-Grand, affermi sur le trône, leur laissa par
bonne volonté.

Par cet édit de Nantes[270], que le nom de Henri IV rendit plus célèbre
que tous les autres, tout seigneur de fief haut justicier pouvait avoir
dans son château plein exercice de la religion prétendue réformée: tout
seigneur sans haute justice pouvait admettre trente personnes à son
prêche. L’entier exercice de cette religion était autorisé dans tous les
lieux qui ressortissaient immédiatement à un parlement.

Les calvinistes pouvaient faire imprimer, sans s’adresser aux
supérieurs, tous leurs livres, dans les villes où leur religion était
permise.

Ils étaient déclarés capables de toutes les charges et dignités de
l’état; et il y parut bien en effet, puisque le roi fit ducs et pairs
les seigneurs de La Trimouille et de Rosni.

On créa une chambre exprès au parlement de Paris, composée d’un
président et de seize conseillers, laquelle jugea tous les procès des
réformés, non seulement dans le district immense du ressort de Paris,
mais dans celui de Normandie et de Bretagne. Elle fut nommée _la chambre
de l’édit_. Il n’y eut jamais, à la vérité, qu’un seul calviniste admis
de droit parmi les conseillers de cette juridiction. Cependant, comme
elle était destinée à empêcher les vexations dont le parti se plaignait,
et que les hommes se piquent toujours de remplir un devoir qui les
distingue, cette chambre, composée de catholiques, rendit toujours aux
huguenots, de leur aveu même, la justice la plus impartiale.

Ils avaient une espèce de petit parlement à Castres, indépendant de
celui de Toulouse. Il y eut à Grenoble et à Bordeaux des chambres
mi-parties catholiques et calvinistes. Leurs Églises s’assemblaient en
synodes, comme l’Église gallicane. Ces priviléges et beaucoup d’autres
incorporèrent ainsi les calvinistes au reste de la nation. C’était à la
vérité attacher des ennemis ensemble; mais l’autorité, la bonté et
l’adresse de ce grand roi les continrent pendant sa vie.

Après la mort à jamais effrayante et déplorable de Henri IV, dans la
faiblesse d’une minorité et sous une cour divisée, il était bien
difficile que l’esprit républicain des réformés n’abusât de ses
priviléges, et que la cour, toute faible qu’elle était, ne voulût les
restreindre. Les huguenots avaient déjà établi en France des _cercles_,
à l’imitation de l’Allemagne. Les députés de ces cercles étaient souvent
séditieux; et il y avait dans le parti des seigneurs pleins d’ambition.
Le duc de Bouillon, et surtout le duc de Rohan, le chef le plus
accrédité des huguenots, précipitèrent bientôt dans la révolte l’esprit
remuant des prédicants et le zèle aveugle des peuples. L’assemblée
générale du parti osa, dès 1615, présenter à la cour un cahier par
lequel, entre autres articles injurieux, elle demandait qu’on réformât
le conseil du roi. Ils prirent les armes en quelques endroits dès l’an
1616; et l’audace des huguenots se joignant aux divisions de la cour, à
la haine contre les favoris, à l’inquiétude de la nation, tout fut
long-temps dans le trouble. C’était des séditions, des intrigues, des
menaces, des prises d’armes, des paix faites à la hâte, et rompues de
même; c’est ce qui fesait dire au célèbre cardinal Bentivoglio, alors
nonce en France[271], qu’il n’y avait vu que des orages.

Dans l’année 1621, les Églises réformées de France offrirent à
Lesdiguières, devenu depuis connétable, le généralat de leurs armées, et
cent mille écus par mois. Mais Lesdiguières, plus éclairé dans son
ambition qu’eux dans leurs factions, et qui les connaissait pour les
avoir commandés, aima mieux alors les combattre que d’être à leur tête;
et pour réponse à leurs offres, il se fit catholique. Les huguenots
s’adressèrent ensuite au maréchal duc de Bouillon, qui dit qu’il était
trop vieux; enfin ils donnèrent cette malheureuse place au duc de Rohan,
qui, conjointement avec son frère Soubise, osa faire la guerre au roi de
France.

La même année le connétable de Luines mena Louis XIII de province en
province. Il soumit plus de cinquante villes, presque sans résistance;
mais il échoua devant Montauban; le roi eut l’affront de décamper. On
assiégea en vain La Rochelle, elle résistait par elle-même et par les
secours de l’Angleterre; et le duc de Rohan, coupable du crime de
lèse-majesté, traita de la paix avec son roi, presque de couronne à
couronne.

Après cette paix et après la mort du connétable de Luines, il fallut
encore recommencer la guerre et assiéger de nouveau La Rochelle,
toujours liguée contre son souverain avec l’Angleterre et avec les
calvinistes du royaume. Une femme[272] (c’était la mère du duc de Rohan)
défendit cette ville pendant un an contre l’armée royale, contre
l’activité du cardinal de Richelieu, et contre l’intrépidité de Louis
XIII, qui affronta plus d’une fois la mort à ce siége. La ville souffrit
toutes les extrémités de la faim; et on ne dut la reddition de la place
qu’à cette digue de cinq cents pieds de long que le cardinal de
Richelieu fit construire, à l’exemple de celle qu’Alexandre fit
autrefois élever devant Tyr. Elle dompta la mer et les Rochellois. Le
maire Guiton, qui voulait s’ensevelir sous les ruines de La Rochelle,
eut l’audace, après s’être rendu à discrétion, de paraître avec ses
gardes devant le cardinal de Richelieu. Les maires des principales
villes des huguenots en avaient. On ôta les siens à Guiton, et les
priviléges à la ville. Le duc de Rohan, chef des hérétiques rebelles,
continuait toujours la guerre pour son parti; et, abandonné des Anglais,
quoique protestants, il se liguait avec les Espagnols, quoique
catholiques. Mais la conduite ferme du cardinal de Richelieu força les
huguenots, battus de tous côtés, à se soumettre.

Tous les édits qu’on leur avait accordés jusqu’alors avaient été des
traités avec les rois. Richelieu voulut que celui qu’il fit rendre fût
appelé _l’édit de grace_. Le roi y parla en souverain qui pardonne. On
ôta l’exercice de la nouvelle religion à La Rochelle, à l’île de Ré, à
Oléron, à Privas, à Pamiers; du reste, on laissa subsister l’édit de
Nantes, que les calvinistes regardèrent toujours comme leur loi
fondamentale.

Il paraît étrange que le cardinal de Richelieu, si absolu et si
audacieux, n’abolît pas ce fameux édit: il eut alors une autre vue, plus
difficile peut-être à remplir, mais non moins conforme à l’étendue de
son ambition et à la hauteur de ses pensées. Il rechercha la gloire de
subjuguer les esprits; il s’en croyait capable par ses lumières, par sa
puissance et par sa politique. Son projet était de gagner quelques
prédicants que les réformés appelaient alors _ministres_, et qu’on nomme
aujourd’hui _pasteurs_; de leur faire d’abord avouer que le culte
catholique n’était pas un crime devant Dieu, de les mener ensuite par
degrés, de leur accorder quelques points peu importants, et de paraître
aux yeux de la cour de Rome ne leur avoir rien accordé. Il comptait
éblouir une partie des réformés, séduire l’autre par les présents et par
les graces, et avoir enfin toutes les apparences de les avoir réunis à
l’Église, laissant au temps à faire le reste, et n’envisageant que la
gloire d’avoir ou fait ou préparé ce grand ouvrage, et de passer pour
l’avoir fait. Le fameux capucin Joseph d’un côté, et deux ministres
gagnés de l’autre, entamèrent cette négociation. Mais il parut que le
cardinal de Richelieu avait trop présumé, et qu’il est plus difficile
d’accorder des théologiens que de faire des digues sur l’Océan.

Richelieu, rebuté, se proposa d’écraser les calvinistes. D’autres soins
l’en empêchèrent. Il avait à combattre à-la-fois les grands du royaume,
la maison royale, toute la maison d’Autriche, et souvent Louis XIII
lui-même. Il mourut enfin, au milieu de tous ces orages, d’une mort
prématurée. Il laissa tous ses desseins encore imparfaits, et un nom
plus éclatant que cher et vénérable.

Cependant, après la prise de La Rochelle et l’édit de grace, les guerres
civiles cessèrent, et il n’y eut plus que des disputes. On imprimait de
part et d’autre de ces gros livres qu’on ne lit plus. Le clergé, et
surtout les jésuites, cherchaient à convertir des huguenots. Les
ministres tâchaient d’attirer quelques catholiques à leurs opinions. Le
conseil du roi était occupé à rendre des arrêts pour un cimetière que
les deux religions se disputaient dans un village, pour un temple bâti
sur un fonds appartenant autrefois à l’Église, pour des écoles, pour des
droits de châteaux, pour des enterrements, pour des cloches; et rarement
les réformés gagnaient leurs procès. Il n’y eut plus, après tant de
dévastations et de saccagements, que ces petites épines. Les huguenots
n’eurent plus de chef depuis que le duc de Rohan cessa de l’être, et que
la maison de Bouillon n’eut plus Sedan. Ils se firent même un mérite de
rester tranquilles au milieu des factions de la fronde et des guerres
civiles que des princes, des parlements et des évêques excitèrent, en
prétendant servir le roi contre le cardinal Mazarin.

Il ne fut presque point question de religion pendant la vie de ce
ministre. Il ne fit nulle difficulté de donner la place de
contrôleur-général des finances à un calviniste étranger, nommé Hervart.
Tous les réformés entrèrent dans les fermes, dans les sous-fermes, dans
toutes les places qui en dépendent.

Colbert, qui ranima l’industrie de la nation, et qu’on peut regarder
comme le fondateur du commerce, employa beaucoup de huguenots dans les
arts, dans les manufactures, dans la marine. Tous ces objets utiles, qui
les occupaient, adoucirent peu-à-peu dans eux la fureur épidémique de la
controverse; et la gloire qui environna cinquante ans Louis XIV, sa
puissance, son gouvernement ferme et vigoureux, ôtèrent au parti
réformé, comme à tous les ordres de l’état, toute idée de résistance.
Les fêtes magnifiques d’une cour galante jetaient même du ridicule sur
le pédantisme des huguenots. A mesure que le bon goût se perfectionnait,
les psaumes de Marot et de Bèze ne pouvaient plus insensiblement
inspirer que du dégoût. Ces psaumes, qui avaient charmé la cour de
François II, n’étaient plus faits que pour la populace sous Louis XIV.
La saine philosophie, qui commença vers le milieu de ce siècle à percer
un peu dans le monde, devait encore dégoûter à la longue les honnêtes
gens des disputes de controverse.

Mais, en attendant que la raison se fît peu-à-peu écouter des hommes,
l’esprit même de dispute pouvait servir à entretenir la tranquillité de
l’état; car les jansénistes commençant alors à paraître avec quelque
réputation, ils partageaient les suffrages de ceux qui se nourrissent de
ces subtilités: ils écrivaient contre les jésuites et contre les
huguenots: ceux-ci répondaient aux jansénistes et aux jésuites: les
luthériens de la province d’Alsace écrivaient contre eux tous. Une
guerre de plume entre tant de partis, pendant que l’état était occupé de
grandes choses, et que le gouvernement était tout puissant, ne pouvait
devenir en peu d’années qu’une occupation de gens oisifs, qui dégénère
tôt ou tard en indifférence.

Louis XIV était animé contre les réformés[273], par les remontrances
continuelles de son clergé, par les insinuations des jésuites, par la
cour de Rome, et enfin par le chancelier Le Tellier et Louvois, son
fils, tous deux ennemis de Colbert, et qui voulaient perdre les réformés
comme rebelles, parceque Colbert les protégeait comme des sujets utiles.
Louis XIV, nullement instruit d’ailleurs du fond de leur doctrine, les
regardait, non sans quelque raison, comme d’anciens révoltés soumis avec
peine. Il s’appliqua d’abord à miner par degrés, de tous côtés,
l’édifice de leur religion: on leur ôtait un temple sur le moindre
prétexte: on leur défendit d’épouser des filles catholiques; et, en
cela, on ne fut pas peut-être assez politique: c’était ignorer le
pouvoir d’un sexe que la cour, pourtant, connaissait si bien. Les
intendants et les évêques tâchaient, par les moyens les plus plausibles,
d’enlever aux huguenots leurs enfants. Colbert eut ordre, en 1681, de ne
plus recevoir aucun homme de cette religion dans les fermes. On les
exclut, autant qu’on le put, des communautés des _arts et métiers_. Le
roi, en les tenant ainsi sous le joug, ne l’appesantissait pas toujours.
On défendit par des arrêts toute violence contre eux. On mêla les
insinuations aux sévérités, et il n’y eut alors de rigueur qu’avec les
formalités[274] de la justice.

On employa surtout un moyen souvent efficace de conversion: ce fut
l’argent; mais on ne fit pas assez d’usage de ce ressort. Pellisson fut
chargé de ce ministère secret. C’est ce même Pellisson, long-temps
calviniste, si connu par ses ouvrages, par une éloquence pleine
d’abondance, par son attachement au surintendant Fouquet, dont il avait
été le premier commis, le favori, et la victime. Il eut le bonheur
d’être éclairé et de changer de religion, dans un temps où ce changement
pouvait le mener aux dignités et à la fortune. Il prit l’habit
ecclésiastique, obtint des bénéfices et une place de maître
des requêtes. Le roi lui confia le revenu des abbayes de
Saint-Germain-des-Prés et de Cluni, vers l’année 1677, avec les revenus
du tiers des économats, pour être distribués à ceux qui voudraient se
convertir. Le cardinal Lecamus, évêque de Grenoble, s’était déjà servi
de cette méthode. Pellisson, chargé de ce département, envoyait l’argent
dans les provinces. On tâchait d’opérer beaucoup de conversions pour peu
d’argent. De petites sommes, distribuées à des indigents, enflaient la
liste que Pellisson présentait au roi tous les trois mois, en lui
persuadant que tout cédait dans le monde à sa puissance ou à ses
bienfaits.

Le conseil, encouragé par ces petits succès, que le temps eût rendus
plus considérables, s’enhardit, en 1681, à donner une déclaration par
laquelle les enfants étaient reçus à renoncer à leur religion à l’âge de
sept ans; et à l’appui de cette déclaration, on prit dans les provinces
beaucoup d’enfants pour les faire abjurer, et on logea des gens de
guerre chez les parents.

Ce fut cette précipitation du chancelier Le Tellier et de Louvois, son
fils, qui fit d’abord déserter, en 1681, beaucoup de familles du Poitou,
de la Saintonge, et des provinces voisines. Les étrangers se hâtèrent
d’en profiter.

Les rois d’Angleterre et de Danemark, et surtout la ville d’Amsterdam,
invitèrent les calvinistes de France à se réfugier dans leurs états, et
leur assurèrent une subsistance. Amsterdam s’engagea même à bâtir mille
maisons pour les fugitifs.

Le conseil vit les suites dangereuses de l’usage trop prompt de
l’autorité, et crut y remédier par l’autorité même. On sentait combien
étaient nécessaires les artisans dans un pays où le commerce florissait,
et les gens de mer dans un temps où l’on établissait une puissante
marine. On ordonna la peine des galères contre ceux de ces professions
qui tenteraient de s’échapper.

On remarqua que plusieurs familles calvinistes vendaient leurs
immeubles. Aussitôt parut une déclaration qui confisqua tous ces
immeubles, en cas que les vendeurs sortissent dans un an du royaume.
Alors la sévérité redoubla contre les ministres. On interdisait leurs
temples sur la plus légère contravention. Toutes les rentes laissées par
testament aux consistoires furent appliquées aux hôpitaux du royaume.

Ou défendit aux maîtres d’école calvinistes de recevoir des
pensionnaires. On mit les ministres à la taille; on ôta la noblesse aux
maires protestants. Les officiers de la maison du roi, les secrétaires
du roi, qui étaient protestants, eurent ordre de se défaire de leurs
charges. On n’admit plus ceux de cette religion, ni parmi les notaires,
les avocats, ni même dans la fonction de procureurs.

Il était enjoint à tout le clergé de faire des prosélytes, et il était
défendu aux pasteurs réformés d’en faire, sous peine de bannissement
perpétuel. Tous ces arrêts étaient publiquement sollicités par le clergé
de France. C’était, après tout, les enfants de la maison, qui ne
voulaient point de partage avec des étrangers introduits par force.

Pellisson continuait d’acheter des convertis; mais madame Hervart, veuve
du contrôleur-général des finances, animée de ce zèle de religion qu’on
a remarqué de tout temps dans les femmes, envoyait autant d’argent pour
empêcher les conversions, que Pellisson pour en faire.

(1682) Enfin, les huguenots osèrent désobéir en quelques endroits. Ils
s’assemblèrent dans le Vivarais et dans le Dauphiné, près des lieux ou
l’on avait démoli leurs temples. On les attaqua; ils se défendirent. Ce
n’était qu’une très légère étincelle du feu des anciennes guerres
civiles. Deux ou trois cents malheureux, sans chef, sans places, et même
sans desseins, furent dispersés en un quart d’heure: les supplices
suivirent leur défaite. L’intendant du Dauphiné fit rouer le petit-fils
du pasteur Charnier, qui avait dressé l’édit de Nantes. Il est au rang
des plus fameux martyrs de la secte, et ce nom de Charnier a été
long-temps en vénération chez les protestants.

(1683) L’intendant du Languedoc[275] fit rouer vif le prédicant Chomel.
On condamna trois autres au même supplice, et dix à être pendus: la
fuite qu’ils avaient prise les sauva, et ils ne furent exécutés qu’en
effigie.

Tout cela inspirait la terreur, et en même temps augmentait
l’opiniâtreté. On sait trop que les hommes s’attachent à leur religion à
mesure qu’ils souffrent pour elle.

Ce fut alors qu’on persuada au roi qu’après avoir envoyé des
missionnaires dans toutes les provinces, il fallait y envoyer des
dragons. Ces violences parurent faites à contre-temps; elles étaient les
suites de l’esprit qui régnait alors à la cour, que tout devait fléchir
au nom de Louis XIV. On ne songeait pas que les huguenots n’étaient plus
ceux de Jarnac, de Moncontour et de Coutras; que la rage des guerres
civiles était éteinte; que cette longue maladie était dégénérée en
langueur; que tout n’a qu’un temps chez les hommes; que si les pères
avaient été rebelles sous Louis XIII, les enfants étaient soumis sous
Louis XIV. On voyait en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, plusieurs
sectes, qui s’étaient mutuellement égorgées le siècle passé, vivre
maintenant en paix dans les mêmes villes. Tout prouvait qu’un roi absolu
pouvait être également bien servi par des catholiques et par des
protestants. Les luthériens d’Alsace en étaient un témoignage
authentique. Il parut enfin que la reine Christine avait eu raison de
dire dans une de ses lettres, à l’occasion de ces violences et de ces
émigrations: «Je considère la France comme un malade à qui l’on coupe
bras et jambes, pour le traiter d’un mal que la douceur et la patience
auraient entièrement guéri.»

Louis XIV, qui, en se saisissant de Strasbourg, en 1681, y protégeait le
luthéranisme, pouvait tolérer dans ses états le calvinisme, que le temps
aurait pu abolir, comme il diminue un peu, chaque jour, le nombre des
luthériens en Alsace. Pouvait-on imaginer qu’en forçant un grand nombre
de sujets, on n’en perdrait pas un plus grand nombre, qui, malgré les
édits et malgré les gardes, échapperait par la fuite à une violence
regardée comme une horrible persécution? Pourquoi, enfin, vouloir faire
haïr à plus d’un million d’hommes un nom cher et précieux, auquel, et
protestants et catholiques, et Français et étrangers, avaient alors
joint celui de _grand_? La politique même semblait pouvoir engager à
conserver les calvinistes, pour les opposer aux prétentions continuelles
de la cour de Rome. C’était en ce temps-là même que le roi avait
ouvertement rompu avec Innocent XI, ennemi de la France. Mais Louis XIV,
conciliant les intérêts de sa religion, et ceux de sa grandeur, voulut
à-la-fois humilier le pape d’une main, et écraser le calvinisme de
l’autre.

Il envisageait, dans ces deux entreprises, cet éclat de gloire dont il
était idolâtre en toutes choses. Les évêques, plusieurs intendants, tout
le conseil, lui persuadèrent que ses soldats, en se montrant seulement,
achèveraient ce que ses bienfaits et les missions avaient commencé. Il
crut n’user que d’autorité; mais ceux à qui cette autorité fut commise
usèrent d’une extrême rigueur.

Vers la fin de 1684, et au commencement de 1685, tandis que Louis XIV,
toujours puissamment armé, ne craignait aucun de ses voisins, les
troupes furent envoyées dans toutes les villes et dans tous les châteaux
où il y avait le plus de protestants; et comme les dragons, assez mal
disciplinés dans ce temps-là, furent ceux qui commirent le plus d’excès,
on appela cette exécution _la dragonnade_.

Les frontières étaient aussi soigneusement gardées qu’on le pouvait,
pour prévenir la fuite de ceux qu’on voulait réunir à l’Église. C’était
une espèce de chasse qu’on fesait dans une grande enceinte.

Un évêque, un intendant, ou un subdélégué, ou un curé, ou quelqu’un
d’autorisé, marchait à la tête des soldats. On assemblait les
principales familles calvinistes, surtout celles qu’on croyait les plus
faciles. Elles renonçaient à leur religion au nom des autres, et les
obstinés étaient livrés aux soldats, qui eurent toute licence, excepté
celle de tuer. Il y eut pourtant plusieurs personnes si cruellement
maltraitées, qu’elles en moururent. Les enfants des réfugiés, dans les
pays étrangers, jettent encore des cris sur cette persécution de leurs
pères: ils la comparent aux plus violentes que souffrit l’Église dans
les premiers temps.

C’était un étrange contraste que du sein d’une cour voluptueuse, où
régnaient la douceur des mœurs, les graces, les charmes de la société,
il partît des ordres si durs et si impitoyables. Le marquis de Louvois
porta dans cette affaire l’inflexibilité de son caractère; on y reconnut
le même génie qui avait voulu ensevelir la Hollande sous les eaux, et
qui, depuis, mit le Palatinat en cendres. Il y a encore des lettres de
sa main, de cette année, 1685, conçues en ces termes: «Sa majesté veut
qu’on fasse éprouver les dernières rigueurs à ceux qui ne voudront pas
se faire de sa religion; et ceux qui auront la sotte gloire de vouloir
demeurer les derniers, doivent être poussés jusqu’à la dernière
extrémité.»

Paris ne fut point exposé à ces vexations; les cris se seraient fait
entendre au trône de trop près. On veut bien faire des malheureux, mais
on souffre d’entendre leurs clameurs.

(1685) Tandis qu’on fesait ainsi tomber partout les temples, et qu’on
demandait dans les provinces des abjurations à main armée, l’édit de
Nantes fut enfin cassé, au mois[276] d’octobre 1685; et on acheva de
ruiner l’édifice qui était déjà miné de toutes parts.

La chambre de l’édit[277] avait déjà été supprimée. Il fut ordonné aux
conseillers calvinistes du parlement de se défaire de leurs charges. Une
foule d’arrêts du conseil parut coup sur coup, pour extirper les restes
de la religion proscrite. Celui qui paraissait le plus fatal fut l’ordre
d’arracher les enfants aux prétendus réformés, pour les remettre entre
les mains des plus proches parents catholiques; ordre contre lequel la
nature réclamait à si haute voix qu’il ne fut pas exécuté.

Mais dans ce célèbre édit qui révoqua celui de Nantes, il paraît qu’on
prépara un événement tout contraire au but qu’on s’était proposé. On
voulait la réunion des calvinistes à l’Église dans le royaume.
Gourville, homme très judicieux, consulté par Louvois, lui avait
proposé, comme on sait, de faire enfermer tous les ministres, et de ne
relâcher que ceux qui, gagnés par des pensions secrètes, abjureraient en
public, et serviraient à la réunion plus que des missionnaires et des
soldats. Au lieu de suivre cet avis politique, il fut ordonné, par
l’édit, à tous les ministres qui ne voulaient pas se convertir, de
sortir du royaume dans quinze jours. C’était s’aveugler que de penser
qu’en chassant les pasteurs, une grande partie du troupeau ne suivrait
pas. C’était bien présumer de sa puissance, et mal connaître les hommes,
de croire que tant de cœurs ulcérés et tant d’imaginations échauffées
par l’idée du martyre, surtout dans les pays méridionaux de la France,
ne s’exposeraient pas à tout, pour aller chez les étrangers publier leur
constance et la gloire de leur exil, parmi tant de nations envieuses de
Louis XIV, qui tendaient les bras à ces troupes fugitives.

Le vieux chancelier Le Tellier, en signant l’édit, s’écria plein de
joie: «Nunc dimittis servum tuum, Domine..... quia viderunt oculi mei
salutare tuum[278].» Il ne savait pas qu’il signait un des grands
malheurs de la France[279].

Louvois, son fils, se trompait encore en croyant qu’il suffirait d’un
ordre de sa main pour garder toutes les frontières et toutes les côtes
contre ceux qui se fesaient un devoir de la fuite. L’industrie occupée à
tromper la loi est toujours plus forte que l’autorité. Il suffisait de
quelques gardes gagnés, pour favoriser la foule des réfugiés. Près de
cinquante mille familles, en trois ans de temps, sortirent du royaume,
et furent après suivies par d’autres. Elles allèrent porter chez les
étrangers les arts, les manufactures, la richesse. Presque tout le nord
de l’Allemagne, pays encore agreste et dénué d’industrie, reçut une
nouvelle face de ces multitudes transplantées. Elles peuplèrent des
villes entières. Les étoffes, les galons, les chapeaux, les bas, qu’on
achetait auparavant de la France, furent fabriqués par eux. Un faubourg
entier de Londres fut peuplé d’ouvriers français en soie; d’autres y
portèrent l’art de donner la perfection aux cristaux, qui fut alors
perdu en France. On trouve encore très communément dans l’Allemagne l’or
que les réfugiés y répandirent[280]. Ainsi la France perdit environ cinq
cent mille habitants, une quantité prodigieuse d’espèces, et surtout des
arts dont ses ennemis s’enrichirent. La Hollande y gagna d’excellents
officiers et des soldats. Le prince d’Orange et le duc de Savoie eurent
des régiments entiers de réfugiés. Ces mêmes souverains de Savoie et de
Piémont, qui avaient exercé tant de cruautés contre les réformés de
leurs pays, soudoyaient ceux de France; et ce n’était pas assurément par
zèle de religion que le prince d’Orange les enrôlait. Il y en eut qui
s’établirent jusque vers le Cap-de-Bonne-Espérance. Le neveu du célèbre
Duquesne, lieutenant-général de la marine, fonda une petite colonie à
cette extrémité de la terre; elle n’a pas prospéré; ceux qui
s’embarquèrent périrent pour la plupart. Mais enfin il y a encore des
restes de cette colonie voisine des Hottentots. Les Français ont été
dispersés plus loin que les Juifs.

Ce fut en vain qu’on remplit les prisons et les galères de ceux qu’on
arrêta dans leur fuite. Que faire de tant de malheureux, affermis dans
leur croyance par les tourments? comment laisser aux galères des gens de
loi, des vieillards infirmes? On en fit embarquer quelques centaines
pour l’Amérique. Enfin le conseil imagina que, quand la sortie du
royaume ne serait plus défendue, les esprits n’étant plus animés par le
plaisir secret de désobéir, il y aurait moins de désertions. On se
trompa encore; et après avoir ouvert les passages, on les referma
inutilement une seconde fois.

On défendit aux calvinistes, en 1685, de se faire servir par des
catholiques, de peur que les maîtres ne pervertissent les domestiques;
et, l’année d’après, un autre édit leur ordonna de se défaire des
domestiques huguenots, afin de pouvoir les arrêter comme vagabonds. Il
n’y avait rien de stable dans la manière de les persécuter, que le
dessein de les opprimer pour les convertir.

Tous les temples détruits, tous les ministres bannis, il s’agissait de
retenir dans la communion romaine tous ceux qui avaient changé par
persuasion ou par crainte. Il en restait plus[281] de quatre cent mille
dans le royaume. Ils étaient obligés d’aller à la messe et de communier.
Quelques uns, qui rejetèrent l’hostie après l’avoir reçue, furent
condamnés à être brûlés vifs. Les corps de ceux qui ne voulaient pas
recevoir les sacrements à la mort étaient traînés sur la claie, et jetés
à la voirie.

Toute persécution fait des prosélytes, quand elle frappe pendant la
chaleur de l’enthousiasme. Les calvinistes s’assemblèrent partout pour
chanter leurs psaumes, malgré la peine de mort décernée contre ceux qui
tiendraient des assemblées. Il y avait aussi peine de mort contre les
ministres qui rentreraient dans le royaume, et cinq mille cinq cents
livres de récompense pour qui les dénoncerait. Il en revint plusieurs
qu’on fit périr par la corde ou par la roue[282].

La secte subsista en paraissant écrasée. Elle espéra en vain, dans la
guerre de 1689, que le roi Guillaume, ayant détrôné son beau-père
catholique, soutiendrait en France le calvinisme. Mais, dans la guerre
de 1701, la rébellion et le fanatisme éclatèrent en Languedoc et dans
les contrées voisines.

Cette rébellion fut excitée par des prophéties. Les prédictions ont été
de tout temps un moyen dont on s’est servi pour séduire les simples, et
pour enflammer les fanatiques. De cent événements que la fourberie ose
prédire, si la fortune en amène un seul, les autres sont oubliés, et
celui-là reste comme un gage de la faveur de Dieu, et comme la preuve
d’un prodige. Si aucune prédiction ne s’accomplit, on les explique, on
leur donne un nouveau sens; les enthousiastes l’adoptent, et les
imbéciles le croient.

Le ministre Jurieu fut un des plus ardents prophètes. Il commença par se
mettre au-dessus d’un Cotterus[283], de je ne sais quelle
Christine[284], d’un Justus Velsius[285], d’un Drabitius[286], qu’il
regarde comme gens inspirés de Dieu. Ensuite il se mit presque à côté de
l’auteur de l’_Apocalypse_ et de saint Paul; ses partisans, ou plutôt
ses ennemis, firent frapper une médaille en Hollande avec cet exergue,
_Jurius propheta_. Il promit la délivrance du peuple de Dieu pendant
huit années. Son école de prophétie s’était établie dans les montagnes
du Dauphiné, du Vivarais et des Cévennes, pays tout propre aux
prédictions, peuplé d’ignorants et de cervelles chaudes, échauffées par
la chaleur du climat, et plus encore par leurs prédicants.

La première école de prophétie fut établie dans une verrerie, sur une
montagne du Dauphiné, appelée Peira; un vieil huguenot, nommé De Serre,
y annonça la ruine de Babylone, et le rétablissement de Jérusalem. Il
montrait aux enfants les paroles de l’Écriture, qui disent: «Quand trois
ou quatre sont assemblés en mon nom, mon esprit est parmi eux[287]; et
avec un grain de foi on transportera des montagnes[288].» Ensuite il
recevait l’esprit: on le lui conférait en lui soufflant dans la bouche,
parcequ’il est dit dans _Saint-Matthieu_ que Jésus souffla sur ses
disciples avant sa mort: il était hors de lui-même; il avait des
convulsions; il changeait de voix; il restait immobile, égaré, les
cheveux hérissés, selon l’ancien usage de toutes les nations, et selon
ces règles de démence transmises de siècle en siècle. Les enfants
recevaient ainsi le don de prophétie; et s’ils ne transportaient pas des
montagnes, c’est qu’ils avaient assez de foi pour recevoir l’esprit, et
pas assez pour faire des miracles: ainsi ils redoublaient de ferveur
pour obtenir ce dernier don.

Tandis que les Cévennes étaient ainsi l’école de l’enthousiasme, des
ministres, qu’on appelait _apôtres_, revenaient en secret prêcher les
peuples.

Claude Brousson, d’une famille de Nîmes considérée, homme éloquent et
plein de zèle, très estimé chez les étrangers, retourna dans sa patrie
en 1698, y fut convaincu non seulement d’avoir rempli son ministère
malgré les édits, mais devoir eu, dix ans auparavant, des
correspondances avec les ennemis de l’état. En effet, il avait formé le
projet d’introduire des troupes anglaises et savoyardes dans le
Languedoc. Ce projet, écrit de sa main, et adressé au duc de Schomberg,
avait été intercepté depuis long-temps, et était entre les mains de
l’intendant de la province. Brousson, errant de ville en ville, fut
saisi à Oléron, et transféré à la citadelle de Montpellier. L’intendant
et ses juges l’interrogèrent; il répondit qu’il était l’apôtre de
Jésus-Christ, qu’il avait reçu le Saint-Esprit, qu’il ne devait pas
trahir le dépôt de la foi, que son devoir était de distribuer le pain de
la parole à ses frères. On lui demanda si les apôtres avaient écrit des
projets pour faire révolter des provinces: on lui montra son fatal
écrit, et les juges le condamnèrent tous d’une voix à être roué vif.
(1698) Il mourut comme mouraient les premiers martyrs. Toute la secte,
loin de le regarder comme un criminel d’état, ne vit en lui qu’un saint,
qui avait scellé sa foi de son sang; et on imprima le _Martyre de M. de
Brousson_[289].

Alors les prophètes se multiplient, et l’esprit de fureur redouble. Il
arrive malheureusement qu’en 1703 un abbé de la maison Du Chaila,
inspecteur des missions, obtient un ordre de la cour de faire enfermer
dans un couvent deux filles d’un gentilhomme nouveau converti. Au lieu
de les conduire au couvent, il les mène d’abord dans son château. Les
calvinistes s’attroupent: on enfonce les portes: on délivre les deux
filles et quelques autres prisonniers. Les séditieux saisissent l’abbé
Du Chaila; ils lui offrent la vie, s’il veut être de leur religion. Il
la refuse. Un prophète lui crie: «Meurs donc, l’esprit te condamne, ton
péché est contre toi:» et il est tué à coups de fusil. Aussitôt après
ils saisissent les receveurs de la capitation, et les pendent avec leurs
rôles au cou. De là ils se jettent sur les prêtres qu’ils rencontrent,
et les massacrent. On les poursuit: ils se retirent au milieu des bois
et des rochers. Leur nombre s’accroît: leurs prophètes et leurs
prophétesses leur annoncent de la part de Dieu le rétablissement de
Jérusalem et la chute de Babylone. Un abbé de La Bourlie paraît
tout-à-coup au milieu d’eux dans leurs retraites sauvages, et leur
apporte de l’argent et des armes.

C’était le fils du marquis de Guiscard, sous-gouverneur du roi, l’un des
plus sages hommes du royaume. Le fils était bien indigne d’un tel père.
Réfugié en Hollande pour un crime, il va exciter les Cévennes à la
révolte. On le vit quelque temps après passer à Londres, où il fut
arrêté en 1711 pour avoir trahi le ministère anglais, après avoir trahi
son pays. Amené devant le conseil, il prit sur la table un de ces longs
canifs avec lesquels on peut commettre un meurtre; il en frappa le
chancelier Robert Harley, depuis comte d’Oxford, et on le conduisit en
prison chargé de fers. Il prévint son supplice en se donnant la mort
lui-même. Ce fut donc cet homme qui, au nom des Anglais, des Hollandais
et du duc de Savoie, vint encourager les fanatiques, et leur promettre
de puissants secours.

(1703) Une grande partie du pays les favorisait secrètement. Leur cri de
guerre était: _Point d’impôts et liberté de conscience._ Ce cri séduit
partout la populace. Ces fureurs justifiaient aux yeux du peuple le
dessein qu’avait eu Louis XIV d’extirper le calvinisme; mais sans la
révocation de l’édit de Nantes, on n’aurait pas eu à combattre ces
fureurs.

Le roi envoie d’abord le maréchal de Montrevel avec quelques troupes. Il
fait la guerre à ces misérables avec une barbarie qui surpasse la leur.
On roue, on brûle les prisonniers; mais aussi les soldats qui tombent
entre les mains des révoltés périssent par des morts cruelles. Le roi,
obligé de soutenir la guerre partout, ne pouvait envoyer contre eux que
peu de troupes. Il était difficile de les surprendre dans des rochers
presque inaccessibles alors, dans des cavernes, dans des bois où ils se
rendaient par des chemins non frayés, et dont ils descendaient
tout-à-coup comme des bêtes féroces. Ils défirent même, dans un combat
réglé, des troupes de la marine. On employa contre eux successivement
trois maréchaux de France.

Au maréchal de Montrevel succéda, en 1704, le maréchal de Villars. Comme
il lui était plus difficile encore de les trouver que de les battre, le
maréchal de Villars, après s’être fait craindre, leur fit proposer une
amnistie. Quelques uns d’entre eux y consentirent, détrompés des
promesses d’être secourus par le duc de Savoie, qui, à l’exemple de tant
de souverains, les persécutait chez lui, et avait voulu les protéger
chez ses ennemis.

Le plus accrédité de leurs chefs, et le seul qui mérite d’être nommé,
était Jean Cavalier. Je l’ai vu depuis en Hollande et en Angleterre.
C’était un petit homme blond, d’une physionomie douce et agréable. On
l’appelait David dans son parti. De garçon boulanger, il était devenu
chef d’une assez grande multitude, à l’âge de vingt-trois ans, par son
courage, et à l’aide d’une prophétesse qui le fit reconnaître sur un
ordre exprès du Saint-Esprit. On le trouva à la tête de huit cents
hommes qu’il enrégimentait, quand on lui proposa l’amnistie[290]. Il
demanda des otages: on lui en donna. Il vint, suivi d’un des chefs, à
Nîmes, où il traita avec le maréchal de Villars.

(1704) Il promit de former quatre régiments des révoltés, qui
serviraient le roi sous quatre colonels, dont il serait le premier, et
dont il nomma les trois autres. Ces régiments devaient avoir l’exercice
libre de leur religion, comme les troupes étrangères à la solde de
France; mais cet exercice ne devait point être permis ailleurs.

On acceptait ces conditions, quand des émissaires de Hollande vinrent en
empêcher l’effet avec de l’argent et des promesses. Ils détachèrent de
Cavalier les principaux fanatiques; mais ayant donné sa parole au
maréchal de Villars, il la voulut tenir. Il accepta le brevet de
colonel, et commença à former son régiment avec cent trente hommes qui
lui étaient affectionnés.

J’ai entendu souvent de la bouche du maréchal de Villars, qu’il avait
demandé à ce jeune homme comment il pouvait à son âge avoir eu tant
d’autorité sur des hommes si féroces et si indisciplinables. Il répondit
que, quand on lui désobéissait, sa prophétesse, qu’on appelait _la
grande Marie_, était sur-le-champ inspirée, et condamnait à mort les
réfractaires, qu’on tuait sans raisonner[291]. Ayant fait depuis la
même question à Cavalier, j’en eus la même réponse.

Cette négociation singulière se fesait après la bataille d’Hochstedt.
Louis XIV, qui avait proscrit le calvinisme avec tant de hauteur, fit la
paix, sous le nom d’amnistie, avec un garçon boulanger; et le maréchal
de Villars lui présenta le brevet de colonel, et celui d’une pension de
douze cents livres.

Le nouveau colonel alla à Versailles; il y reçut les ordres du ministre
de la guerre. Le roi le vit, et haussa les épaules. Cavalier, observé
par le ministère, craignit, et se retira en Piémont. De là il passa en
Hollande et en Angleterre. Il fit la guerre en Espagne, et y commanda un
régiment de réfugiés français à la bataille d’Almanza. Ce qui arriva à
ce régiment sert à prouver la rage des guerres civiles, et combien la
religion ajoute à cette fureur. La troupe de Cavalier se trouva opposée
à un régiment français. Dès qu’ils se reconnurent, ils fondirent l’un
sur l’autre avec la baïonnette sans tirer. On a déjà remarqué[292] que
la baïonnette agit peu dans les combats. La contenance de la première
ligne, composée de trois rangs, après avoir fait feu, décide du sort de
la journée; mais ici la fureur fit ce que ne fait presque jamais la
valeur. Il ne resta pas trois cents hommes de ces régiments. Le maréchal
de Berwick contait souvent avec étonnement cette aventure.

Cavalier est mort officier général et gouverneur de l’île de Jersey,
avec une grande réputation de valeur, n’ayant de ses premières fureurs
conservé que le courage, et ayant peu-à-peu substitué la prudence à un
fanatisme qui n’était plus soutenu par l’exemple.

Le maréchal de Villars, rappelé du Languedoc, fut remplacé par le
maréchal de Berwick. Les malheurs des armes du roi enhardissaient alors
les fanatiques du Languedoc, qui espéraient les secours du ciel et en
recevaient des alliés. On leur fesait toucher de l’argent par la voie de
Genève. Ils attendaient des officiers, qui devaient leur être envoyés de
Hollande et d’Angleterre. Ils avaient des intelligences dans toutes les
villes de la province.

On peut mettre au rang des plus grandes conspirations, celle qu’ils
formèrent de saisir dans Nîmes le duc de Berwick et l’intendant Bâville,
de faire révolter le Languedoc et le Dauphiné, et d’y introduire les
ennemis. Le secret fut gardé par plus de mille conjurés. L’indiscrétion
d’un seul fit tout découvrir. Plus de deux cents personnes périrent dans
les supplices. Le maréchal de Berwick fit exterminer, par le fer et par
le feu, tout ce qu’on rencontra de ces malheureux. Les uns moururent les
armes à la main, les autres sur les roues ou dans les flammes. Quelques
uns, plus adonnés à la prophétie qu’aux armes, trouvèrent moyen d’aller
en Hollande. Les réfugiés français les y reçurent comme des envoyés
célestes, ils marchèrent au-devant d’eux, chantant des psaumes, et
jonchant leur chemin de branches d’arbres. Plusieurs de ces prophètes
allèrent en Angleterre; mais trouvant que l’Église épiscopale tenait
trop de l’Église romaine, ils voulurent faire dominer la leur. Leur
persuasion était si pleine, que, ne doutant pas qu’avec beaucoup de foi
on ne fît beaucoup de miracles, ils offrirent de ressusciter un mort, et
même tel mort que l’on voudrait choisir. Partout le peuple est peuple;
et les presbytériens pouvaient se joindre à ces fanatiques contre le
clergé anglican. Qui croirait qu’un des plus grands géomètres de
l’Europe, Fatio Duillier[293], et un homme de lettres fort savant, nommé
Daudé, fassent à la tête de ces énergumènes? Le fanatisme rend la
science même sa complice, et étouffe la raison.

Le ministère anglais prit le parti qu’on aurait dû toujours prendre avec
les hommes à miracles. On leur permit de déterrer un mort dans le
cimetière de l’église cathédrale. La place fut entourée de gardes. Tout
se passa juridiquement. La scène finit par mettre au pilori les
prophètes.

Ces excès du fanatisme ne pouvaient guère réussir en Angleterre, où la
philosophie commençait à dominer. Ils ne troublaient plus l’Allemagne,
depuis que les trois religions, la catholique, l’évangélique, et la
réformée, y étaient également protégées par les traités de Vestphalie.
Les Provinces-Unies admettaient dans leur sein toutes les religions, par
une tolérance politique. Enfin, il n’y eut, sur la fin de ce siècle, que
la France qui essuya de grandes querelles ecclésiastiques, malgré les
progrès de la raison. Cette raison, si lente à s’introduire chez les
doctes, pouvait à peine encore percer chez les docteurs, encore moins
dans le commun des citoyens. Il faut d’abord qu’elle soit établie dans
les principales têtes; elle descend aux autres de proche en proche, et
gouverne enfin le peuple même qui ne la connaît pas, mais qui, voyant
que ses supérieurs sont modérés, apprend aussi à l’être. C’est un des
grands ouvrages du temps, et ce temps n’était pas encore venu.



CHAPITRE XXXVII.

Du jansénisme.


Le calvinisme devait nécessairement enfanter des guerres civiles, et
ébranler les fondements des états. Le jansénisme ne pouvait exciter que
des querelles théologiques et des guerres de plume; car les réformateurs
du seizième siècle ayant déchiré tous les liens par qui l’Église romaine
tenait les hommes, ayant traité d’idolâtrie ce qu’elle avait de plus
sacré, ayant ouvert les portes de ses cloîtres, et remis ses trésors
dans les mains des séculiers, il fallait qu’un des deux partis pérît par
l’autre. Il n’y a point de pays, en effet, où la religion de Calvin et
de Luther ait paru sans exciter des persécutions et des guerres.

Mais les jansénistes n’attaquant point l’Église, n’en voulant ni aux
dogmes fondamentaux, ni aux biens, et écrivant sur des questions
abstraites, tantôt contre les réformés, tantôt contre les constitutions
des papes, n’eurent enfin de crédit nulle part; et ils ont fini par
voir leur secte méprisée dans presque toute l’Europe, quoiqu’elle ait eu
plusieurs partisans très respectables par leurs talents et par leurs
mœurs.

Dans le temps même où les huguenots attiraient une attention sérieuse,
le jansénisme inquiéta la France plus qu’il ne la troubla. Ces disputes
étaient venues d’ailleurs, comme bien d’autres. D’abord, un certain
docteur de Louvain, nommé Michel Bay, qu’on appelait Baïus, selon la
coutume du pédantisme de ces temps-là, s’avisa de soutenir, vers l’an
1552, quelques propositions sur la grace et sur la prédestination. Cette
question, ainsi que presque toute la métaphysique, rentre, pour le fond,
dans le labyrinthe de la fatalité et de la liberté où toute l’antiquité
s’est égarée, et où l’homme n’a guère de fil qui le conduise.

L’esprit de curiosité donné de Dieu à l’homme, cette impulsion
nécessaire pour nous instruire, nous emporte sans cesse au-delà du but,
comme tous les autres ressorts de notre ame, qui, s’ils ne pouvaient
nous pousser trop loin, ne nous exciteraient peut-être jamais assez.

Ainsi, on a disputé sur tout ce qu’on connaît, et sur tout ce qu’on ne
connaît pas: mais les disputes des anciens philosophes furent toujours
paisibles; et celles des théologiens souvent sanglantes, et toujours
turbulentes.

Des cordeliers, qui n’entendaient pas plus ces questions que Michel
Baïus, crurent le libre arbitre renversé, et la doctrine de Scot en
danger. Fâchés d’ailleurs contre Baïus, au sujet d’une querelle à peu
près dans le même goût, ils déférèrent soixante et seize propositions de
Baïus au pape Pie V. Ce fut Sixte-Quint, alors général des cordeliers,
qui dressa la bulle de condamnation, en 1567.

Soit crainte de se compromettre, soit dégoût d’examiner de telles
subtilités, soit indifférence et mépris pour des thèses de Louvain, on
condamna respectivement les soixante et seize propositions en gros,
comme hérétiques, sentant l’hérésie, malsonnantes, téméraires, et
suspectes, sans rien spécifier, et sans entrer dans aucun détail. Cette
méthode tient de la suprême puissance, et laisse peu de prise à la
dispute. Les docteurs de Louvain furent très empêchés en recevant la
bulle; il y avait surtout une phrase dans laquelle une virgule, mise à
une place ou à une autre, condamnait ou tolérait quelques opinions de
Michel Baïus. L’université députa à Rome, pour savoir du saint-père où
il fallait mettre la virgule. La cour de Rome, qui avait d’autres
affaires, envoya pour toute réponse à ces Flamands un exemplaire de la
bulle, dans lequel il il y avait point de virgule du tout. On le déposa
dans les archives. Le grand-vicaire, nommé Morillon, dit qu’il fallait
recevoir la bulle du pape, _quand même il y aurait des erreurs_. Ce
Morillon avait raison en politique; car, assurément, il vaut mieux
recevoir cent bulles erronées que de mettre cent villes en cendres,
comme ont fait les huguenots et leurs adversaires. Baïus crut Morillon,
et se rétracta paisiblement.

Quelques années après, l’Espagne, aussi fertile en auteurs scolastiques
que stérile en philosophes, produisit Molina le jésuite, qui crut avoir
découvert précisément comment Dieu agit sur les créatures, et comment
les créatures lui résistent. Il distingua l’ordre naturel et l’ordre
surnaturel, la prédestination à la grace, et la prédestination à la
gloire, la grace prévenante, et la coopérante. Il fut l’inventeur du
concours concomitant, de la science moyenne et du congruisme. Cette
science moyenne, et ce congruisme, étaient surtout des idées rares.
Dieu, par sa science moyenne, consulte habilement la volonté de l’homme,
pour savoir ce que l’homme fera quand il aura eu sa grace; et ensuite,
selon l’usage qu’il devine que fera le libre arbitre, il prend ses
arrangements en conséquence, pour déterminer l’homme, et ces
arrangements sont le congruisme.

Les dominicains espagnols, qui n’entendaient pas plus cette explication
que les jésuites, mais qui étaient jaloux d’eux, écrivirent que le livre
de _Molina était le précurseur de l’antechrist_.

La cour de Rome évoqua la dispute, qui était déjà entre les mains des
grands inquisiteurs, et ordonna, avec beaucoup de sagesse, le silence
aux deux partis, qui ne le gardèrent ni l’un ni l’autre.

Enfin, on plaida sérieusement devant Clément VIII, et, à la honte de
l’esprit humain, tout Rome prit parti dans le procès. Un jésuite, nommé
Achille Gaillard, assura le pape qu’il avait un moyen sûr de rendre la
paix à l’Église; il proposa gravement d’accepter la prédestination
gratuite, à condition que les dominicains admettraient la science
moyenne, et qu’on ajusterait ces deux systèmes comme on pourrait. Les
dominicains refusèrent l’accommodement d’Achille Gaillard. Leur célèbre
Lemos soutint le concours prévenant et le complément de la vertu active.
Les congrégations se multiplièrent sans que personne s’entendît.

Clément VIII mourut avant d’avoir pu réduire les arguments pour et
contre à un sens clair. Paul V reprit le procès; mais comme lui-même en
eut un plus important avec la république de Venise, il fit cesser toutes
les congrégations, qu’on appela et qu’on appelle encore _de auxiliis_.
On leur donnait ce nom, aussi peu clair par lui-même que les questions
qu’on agitait, parceque ce mot signifie _secours_, et qu’il s’agissait,
dans cette dispute, des secours que Dieu donne à la volonté faible des
hommes. Paul V finit par ordonner aux deux partis de vivre en paix.

Pendant que les jésuites établissaient leur science moyenne et leur
congruisme, Cornélius Jansénius, évêque d’Ypres, renouvelait quelques
idées de Baïus, dans un gros livre sur saint Augustin, qui ne fut
imprimé qu’après sa mort; de sorte qu’il devint chef de secte, sans
jamais s’en douter. Presque personne ne lut ce livre, qui a causé tant
de troubles; mais Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, ami de
Jansénius, homme aussi ardent qu’écrivain diffus et obscur, vint à
Paris, et persuada de jeunes docteurs et quelques vieilles femmes. Les
jésuites demandèrent à Rome la condamnation du livre de Jansénius, comme
une suite de celle de Baïus, et l’obtinrent en 1641; mais, à Paris, la
faculté de théologie, et tout ce qui se mêlait de raisonner, fut
partagé. Il ne paraît pas qu’il y ait beaucoup à gagner à penser avec
Jansénius que Dieu commande des choses impossibles; cela n’est ni
philosophique, ni consolant: mais le plaisir secret d’être d’un parti,
la haine que s’attiraient les jésuites, l’envie de se distinguer, et
l’inquiétude d’esprit, formèrent une secte.

La faculté condamna cinq propositions de Jansénius, à la pluralité des
voix. Ces cinq propositions étaient extraites du livre très fidèlement
quant au sens, mais non pas quant aux propres paroles. Soixante docteurs
appelèrent au parlement comme d’abus, et la chambre des vacations
ordonna que les parties comparaîtraient.

Les parties ne comparurent point; mais, d’un côté, un docteur, nommé
Habert[294], soulevait les esprits contre Jansénius; de l’autre, le
fameux Arnauld, disciple de Saint-Cyran, défendait le jansénisme avec
l’impétuosité de son éloquence. Il haïssait les jésuites encore plus
qu’il n’aimait la grace efficace; et il était encore plus haï d’eux,
comme né d’un père qui, s’étant donné au barreau, avait violemment
plaidé pour l’université contre leur établissement. Ses parents
s’étaient acquis beaucoup de considération dans la robe et dans l’épée.
Son génie, et les circonstances où il se trouva, le déterminèrent à la
guerre de plume, et à se faire chef de parti, espèce d’ambition devant
qui toutes les autres disparaissent. Il combattit contre les jésuites et
contre les réformés, jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans. On a de lui
cent quatre volumes, dont presque aucun n’est aujourd’hui au rang de
ces bons livres classiques qui honorent le siècle de Louis XIV, et qui
sont la bibliothèque des nations. Tous ses ouvrages eurent une grande
vogue dans son temps, et par la réputation de l’auteur, et par la
chaleur des disputes. Cette chaleur s’est attiédie; les livres ont été
oubliés. Il n’est resté que ce qui appartenait simplement à la raison,
sa _Géométrie_, la _Grammaire raisonnée_, la _Logique_, auxquelles il
eut beaucoup de part. Personne n’était né avec un esprit plus
philosophique; mais sa philosophie fut corrompue en lui par la faction
qui l’entraîna, et qui plongea soixante ans, dans de misérables disputes
de l’école, et dans les malheurs attachés à l’opiniâtreté, un esprit
fait pour éclairer les hommes.

L’université étant partagée sur ces cinq fameuses propositions, les
évêques le furent aussi. Quatre-vingt-huit évêques de France écrivirent
en corps à Innocent X, pour le prier de décider; et onze autres
écrivirent pour le prier de n’en rien faire. Innocent X jugea; il
condamna chacune des cinq propositions à part; mais toujours sans citer
les pages dont elles étaient tirées, ni ce qui les précédait et ce qui
les suivait.

Cette omission, qu’on n’aurait pas faite dans une affaire civile au
moindre des tribunaux, fut faite et par la Sorbonne, et par les
jansénistes, et par les jésuites, et par le souverain pontife. Le fond
des cinq propositions condamnées est évidemment dans Jansénius. Il n’y a
qu’à ouvrir le troisième tome, à la page 138, édition de Paris, 1641; on
y lira mot à mot: «Tout cela démontre pleinement et évidemment qu’il
n’est rien de plus certain et de plus fondamental dans la doctrine de
saint Augustin, qu’il y a certains commandements impossibles, non
seulement aux infidèles, aux aveugles, aux endurcis, mais aux fidèles et
aux justes, malgré leurs volontés et leurs efforts, selon les forces
qu’ils ont; et que la grace, qui peut rendre ces commandements
possibles, leur manque.» On peut aussi lire, à la page 165, «que
Jésus-Christ n’est pas, selon saint Augustin, mort pour tous les
hommes.»

Le cardinal Mazarin fit recevoir unanimement la bulle du pape par
l’assemblée du clergé. Il était bien alors avec le pape; il n’aimait pas
les jansénistes, et il haïssait avec raison les factions.

La paix semblait rendue à l’Église de France: mais les jansénistes
écrivirent tant de lettres, on cita tant saint Augustin, on fit agir
tant de femmes, qu’après la bulle acceptée il y eut plus de jansénistes
que jamais.

Un prêtre de Saint-Sulpice s’avisa de refuser l’absolution à M. de
Liancourt, parcequ’on disait qu’il ne croyait pas que les cinq
propositions fussent dans Jansénius, et qu’il avait dans sa maison des
hérétiques. Ce fut un nouveau scandale, un nouveau sujet d’écrits. Le
docteur Arnauld se signala, et dans une nouvelle lettre à un duc et pair
ou réel ou imaginaire, il soutint que les propositions de Jansénius
condamnées n’étaient pas dans Jansénius, mais qu’elles se trouvaient
dans saint Augustin, et dans plusieurs pères. Il ajouta que «saint
Pierre était un juste à qui la grace, sans laquelle on ne peut rien,
avait manqué.»

Il est vrai que saint Augustin et saint Jean Chrysostôme avaient dit la
même chose; mais les conjonctures, qui changent tout, rendirent Arnauld
coupable. On disait qu’il fallait mettre de l’eau dans le vin des saints
pères; car ce qui est un objet si sérieux pour les uns est toujours pour
les autres un sujet de plaisanterie. La faculté s’assembla; le
chancelier Séguier y vint même de la part du roi. Arnauld fut condamné,
et exclus de la Sorbonne, en 1654[295]. La présence du chancelier parmi
des théologiens eut un air de despotisme qui déplut au public; et le
soin qu’on eut de garnir la salle d’une foule de docteurs, moines
mendiants, qui n’étaient pas accoutumés de s’y trouver en si grand
nombre, fit dire à Pascal, dans ses _Provinciales_, «qu’il était plus
aisé de trouver des moines que des raisons.»

La plupart de ces moines n’admettaient point le congruisme, la science
moyenne, la grace versatile de Molina; mais ils soutenaient une grace
suffisante à laquelle la volonté peut consentir, et ne consent jamais;
une grace efficace à laquelle on peut résister, et à laquelle on ne
résiste pas; et ils expliquaient cela clairement, en disant qu’on
pouvait résister à cette grace dans le sens divisé, et non pas dans le
sens composé.

Si ces choses sublimes ne sont pas trop d’accord avec la raison humaine,
le sentiment d’Arnauld et des jansénistes semblait trop d’accord avec le
pur calvinisme. C’était précisément le fond de la querelle des
gomaristes et des arminiens[296]. Elle divisa la Hollande comme le
jansénisme divisa la France; mais elle devint en Hollande une faction
politique, plus qu’une dispute de gens oisifs; elle fit couler sur un
échafaud le sang du pensionnaire Barnevelt: violence atroce que les
Hollandais détestent aujourd’hui, après avoir ouvert les yeux sur
l’absurdité de ces disputes, sur l’horreur de la persécution, et sur
l’heureuse nécessité de la tolérance: ressource des sages qui
gouvernent, contre l’enthousiasme passager de ceux qui argumentent.
Cette dispute ne produisit en France que des mandements, des bulles, des
lettres de cachet, et des brochures, parcequ’il y avait alors des
querelles plus importantes.

Arnauld fut donc seulement exclus de la faculté. Cette petite
persécution lui attira une foule d’amis: mais lui et les jansénistes
eurent toujours contre eux l’Église et le pape. Une des premières
démarches d’Alexandre VII, successeur d’Innocent X, fut de renouveler
les censures contre les cinq propositions. Les évêques de France, qui
avaient déjà dressé un formulaire, en firent encore un nouveau, dont la
fin était conçue en ces termes: «Je condamne de cœur et de bouche la
doctrine des cinq propositions contenues dans le livre de Cornélius
Jansénius, laquelle doctrine n’est point celle de saint Augustin, que
Jansénius a mal expliquée.»

Il fallut depuis souscrire cette formule; et les évêques la présentèrent
dans leurs diocèses à tous ceux qui étaient suspects. On la voulut faire
signer aux religieuses de Port-Royal de Paris et de Port-Royal des
Champs. Ces deux maisons étaient le sanctuaire du jansénisme:
Saint-Cyran et Arnauld les gouvernaient.

Ils avaient établi auprès du monastère de Port-Royal des Champs une
maison où s’étaient retirés plusieurs savants vertueux, mais entêtés,
liés ensemble par la conformité des sentiments: ils y instruisaient de
jeunes gens choisis. C’est de cette école qu’est sorti Racine[297], le
poète de l’univers qui a le mieux connu le cœur humain. Pascal, le
premier des satiriques français, car Despréaux ne fut que le second,
était intimement lié avec ces illustres et dangereux solitaires. On
présenta le formulaire à signer aux filles de Port-Royal de Paris et de
Port-Royal des Champs; elles répondirent qu’elles ne pouvaient en
conscience avouer, après le pape et les évêques, que les cinq
propositions fussent dans le livre de Jansénius qu’elles n’avaient pas
lu; qu’assurément on n’avait pas pris sa pensée; qu’il se pouvait faire
que ces cinq propositions fussent erronées; mais que Jansénius n’avait
pas tort.

Un tel entêtement irrita la cour. Le lieutenant civil d’Aubrai (il n’y
avait point encore de lieutenant de police) alla à Port-Royal des Champs
faire sortir tous les solitaires qui s’y étaient retirés, et tous les
jeunes gens qu’ils élevaient. On menaça de détruire les deux monastères:
un miracle les sauva.

Mademoiselle Perrier, pensionnaire de Port-Royal de Paris, nièce du
célèbre Pascal, avait mal à un œil: on fit à Port-Royal la cérémonie de
baiser une épine de la couronne qu’on mit autrefois sur la tête de
Jésus-Christ. Cette épine était depuis quelque temps à Port-Royal. Il
n’est pas trop aisé de savoir comment elle avait été sauvée et
transportée de Jérusalem au faubourg Saint-Jacques. La malade la baisa:
elle parut guérie plusieurs jours après. On ne manqua pas d’affirmer et
d’attester qu’elle avait été guérie en un clin d’œil d’une fistule
lacrymale désespérée. Cette fille n’est morte qu’en 1728. Des personnes
qui ont long-temps vécu avec elle m’ont assuré que sa guérison avait été
fort longue, et c’est ce qui est bien vraisemblable; mais ce qui ne
l’est guère, c’est que Dieu, qui ne fait point de miracles pour amener à
notre religion les dix-neuf vingtièmes de la terre, à qui cette religion
est ou inconnue ou en horreur, eût en effet interrompu l’ordre de la
nature en faveur d’une petite fille, pour justifier une douzaine de
religieuses qui prétendaient que Cornélius Jansénius n’avait point écrit
une douzaine de lignes qu’on lui attribue, ou qu’il les avait écrites
dans une autre intention que celle qui lui est imputée.

Le miracle eut un si grand éclat, que les jésuites écrivirent contre
lui. Un P. Annat[298], confesseur de Louis XIV, publia le _Rabat-joie
des jansénistes, à l’occasion du miracle qu’on dit être arrivé à
Port-Royal, par un docteur catholique_. Annat n’était ni docteur ni
docte. Il crut démontrer que si une épine était venue de Judée à Paris
guérir la petite Perrier, c’était pour lui prouver que Jésus est mort
pour _tous_, et non pour _plusieurs_: tous sifflèrent le P. Annat. Les
jésuites prirent alors le parti de faire aussi des miracles de leur
côté; mais ils n’eurent point la vogue: ceux des jansénistes étaient les
seuls à la mode alors. Ils firent encore quelques années après un autre
miracle. Il y eut à Port-Royal une sœur Gertrude guérie d’une enflure à
la jambe. Ce prodige-là n’eut point de succès: le temps était passé, et
sœur Gertrude n’avait point un Pascal pour oncle.

Les jésuites, qui avaient pour eux les papes et les rois, étaient
entièrement décriés dans l’esprit des peuples. On renouvelait contre eux
les anciennes histoires de l’assassinat de Henri-le-Grand, médité par
Barrière, exécuté par Châtel, leur écolier, le supplice du P. Guignard,
leur bannissement de France et de Venise, la conjuration des poudres, la
banqueroute de Séville[299]. On tentait toutes les voies de les rendre
odieux. Pascal fit plus, il les rendit ridicules. Ses _Lettres
provinciales_, qui paraissaient alors, étaient un modèle d’éloquence et
de plaisanterie. Les meilleures comédies de Molière n’ont pas plus de
sel que les premières _Lettres provinciales_: Bossuet n’a rien de plus
sublime que les dernières.

Il est vrai que tout le livre portait sur un fondement faux. On
attribuait adroitement à toute la société des opinions extravagantes de
plusieurs jésuites espagnols et flamands. On les aurait déterrées aussi
bien chez des casuistes dominicains et franciscains; mais c’était aux
seuls jésuites qu’on en voulait. On tâchait, dans ces lettres, de
prouver qu’ils avaient un dessein formé de corrompre les mœurs des
hommes; dessein qu’aucune secte, aucune société n’a jamais eu et ne peut
avoir; mais il ne s’agissait pas d’avoir raison, il s’agissait de
divertir le public.

Les jésuites, qui n’avaient alors aucun bon écrivain, ne purent effacer
l’opprobre dont les couvrit le livre le mieux écrit qui eût encore paru
en France; mais il leur arriva dans leurs querelles la même chose à peu
près qu’au cardinal Mazarin. Les Blot, les Marigni, et les Barbançon,
avaient fait rire toute la France à ses dépens; et il fut le maître de
la France. Ces pères eurent le crédit de faire brûler les _Lettres
provinciales_, par un arrêt du parlement de Provence[300]: ils n’en
furent pas moins ridicules, et en devinrent plus odieux à la nation.

On enleva les principales religieuses de l’abbaye de Port-Royal de Paris
avec deux cents gardes, et on les dispersa dans d’autres couvents: on ne
laissa que celles qui voulurent signer le formulaire. La dispersion de
ces religieuses intéressa tout Paris. Sœur Perdreau et sœur Passart,
qui signèrent et en firent signer d’autres, furent le sujet des
plaisanteries et des chansons dont la ville fut inondée par cette espèce
d’hommes oisifs qui ne voit jamais dans les choses que le côté plaisant,
et qui se divertit toujours, tandis que les persuadés gémissent, que les
frondeurs déclament, et que le gouvernement agit.

Les jansénistes s’affermirent par la persécution. Quatre prélats,
Arnauld, évêque d’Angers, frère du docteur; Buzanval, de Beauvais;
Pavillon, d’Aleth; et Caulet, de Pamiers, le même qui depuis résista à
Louis XIV sur la régale, se déclarèrent contre le formulaire. C’était un
nouveau formulaire composé par le pape Alexandre VII lui-même, semblable
en tout pour le fond au premier, reçu en France par les évêques, et même
par le parlement. Alexandre VII, indigné, nomma neuf évêques français
pour faire le procès aux quatre prélats réfractaires. Alors les esprits
s’aigrirent plus que jamais.

Mais lorsque tout était en feu pour savoir si les cinq propositions
étaient ou n’étaient pas dans Jansénius, Rospigliosi, devenu pape sous
le nom de Clément IX, pacifia tout pour quelque temps. Il engagea les
quatre évêques à signer _sincèrement_ le formulaire, au lieu de
_purement et simplement_; ainsi il sembla permis de croire, en
condamnant les cinq propositions, qu’elles n’étaient point extraites de
Jansénius. Les quatre évêques donnèrent quelques petites explications:
l’accortise italienne calma la vivacité française. Un mot substitué à un
autre opéra cette paix qu’on appela _la paix de Clément IX_, et même _la
paix de l’Église_, quoiqu’il ne s’agît que d’une dispute ignorée, ou
méprisée dans le reste du monde. Il paraît que depuis le temps de Baïus,
les papes eurent toujours pour but d’étouffer ces controverses dans
lesquelles on ne s’entend point, et de réduire les deux partis à
enseigner la même morale que tout le monde entend. Rien n’était plus
raisonnable; mais on avait affaire à des hommes.

Le gouvernement mit en liberté les jansénistes qui étaient prisonniers à
la Bastille, et entre autres Saci, auteur de la _Version du Testament_.
On fit revenir les religieuses exilées; elles signèrent _sincèrement_,
et crurent triompher par ce mot. Arnauld sortit de la retraite ou il
s’était caché, et fut présenté au roi, accueilli du nonce, regardé par
le public comme un père de l’Église; il s’engagea dès-lors à ne
combattre que les calvinistes, car il fallait qu’il fît la guerre. Ce
temps de tranquillité produisit son livre de _la Perpétuité de la foi_,
dans lequel il fut aidé par Nicole; et ce fut le sujet de la grande
controverse entre eux et Claude le ministre, controverse dans laquelle
chaque parti se crut victorieux, selon l’usage.

La paix de Clément IX ayant été donnée à des esprits peu pacifiques, qui
étaient tous en mouvement, ne fut qu’une trève passagère. Les cabales
sourdes, les intrigues et les injures continuèrent des deux côtés.

La duchesse de Longueville, sœur du grand Condé, si connue par les
guerres civiles et par ses amours, devenue vieille et sans occupation,
se fit dévote; et comme elle haïssait la cour, et qu’il lui fallait de
l’intrigue, elle se fit janséniste. Elle bâtit un corps de logis à
Port-Royal des Champs, où elle se retirait quelquefois avec les
solitaires. Ce fut leur temps le plus florissant: Les Arnauld, les
Nicole, les Le Maistre, les Herman, les Saci, beaucoup d’hommes, qui,
quoique moins célèbres, avaient pourtant beaucoup de mérite et de
réputation, s’assemblaient chez elle. Ils substituaient au bel esprit
que la duchesse de Longueville tenait de l’hôtel de Rambouillet, leurs
conversations solides, et ce tout d’esprit mâle, vigoureux et animé, qui
fesait le caractère de leurs livres et de leurs entretiens. Ils ne
contribuèrent pas peu à répandre en France le bon goût et la vraie
éloquence. Mais malheureusement ils étaient encore plus jaloux d’y
répandre leurs opinions. Ils semblaient être eux-mêmes une preuve de ce
système de la fatalité qu’on leur reprochait. On eût dit qu’ils étaient
entraînés par une détermination invincible à s’attirer des persécutions
sur des chimères, tandis qu’ils pouvaient jouir de la plus grande
considération et de la vie la plus heureuse en renonçant à ces vaines
disputes.

(1679) La faction des jésuites, toujours irritée des _Lettres
provinciales_, remua tout contre le parti. Madame de Longueville, ne
pouvant plus cabaler pour la fronde, cabala pour le jansénisme. Il se
tenait des assemblées à Paris, tantôt chez elle, tantôt chez Arnauld. Le
roi, qui avait déjà résolu d’extirper le calvinisme, ne voulait point
d’une nouvelle secte. Il menaça; et enfin Arnauld craignant des ennemis
armés de l’autorité souveraine, privé de l’appui de madame de
Longueville que la mort enleva, prit le parti de quitter pour jamais la
France, et d’aller vivre dans les Pays-Bas, inconnu, sans fortune, même
sans domestiques; lui, dont le neveu avait été ministre d’état; lui, qui
aurait pu être cardinal. Le plaisir d’écrire en liberté lui tint lieu de
tout. Il vécut jusqu’en 1694, dans une retraite ignorée du monde, et
connue à ses seuls amis, toujours écrivant, toujours philosophe
supérieur à la mauvaise fortune, et donnant jusqu’au dernier moment
l’exemple d’une ame pure, forte, et inébranlable.

Son parti fut toujours persécuté dans les Pays-Bas catholiques; pays
qu’on nomme d’_obédience_, et où les bulles des papes sont des lois
souveraines. Il le fut encore plus en France.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que la question, «si les cinq propositions
se trouvaient en effet dans Jansénius», était toujours le seul prétexte
de cette petite guerre intestine. La distinction du _fait_ et du _droit_
occupait les esprits. On proposa enfin, en 1701, un problème
théologique, qu’on appela _le cas de conscience par excellence_:
«Pouvait-on donner les sacrements à un homme qui aurait signé le
formulaire, en croyant, dans le fond de son cœur, que le pape et même
l’Église peut se tromper sur les faits?» Quarante docteurs signèrent
qu’on pouvait donner l’absolution à un tel homme.

Aussitôt la guerre recommence. Le pape et les évêques voulaient qu’on
les crût sur les faits. L’archevêque de Paris, Noailles, ordonna qu’on
crût le _droit_ d’une foi divine, et le _fait_ d’une foi humaine. Les
autres, et même l’archevêque de Cambrai, Fénélon, qui n’était pas
content de M. de Noailles, exigèrent la foi divine pour le fait. Il eût
mieux valu, peut-être, se donner la peine de citer les passages du
livre; c’est ce qu’on ne fit jamais.

Le pape Clément XI donna, en 1705, la bulle _Vineam Domini_, par
laquelle il ordonna de croire le fait, sans expliquer si c’était d’une
foi divine ou d’une foi humaine.

C’était une nouveauté introduite dans l’Église de faire signer des
bulles à des filles. On fit encore cet honneur aux religieuses de
Port-Royal des Champs. Le cardinal de Noailles fut obligé de leur faire
porter cette bulle pour les éprouver. Elles signèrent, sans déroger à la
paix de Clément IX, et se retranchant dans le silence respectueux à
l’égard du fait.

On ne sait ce qui est plus singulier, ou l’aveu qu’on demandait à des
filles, que cinq propositions étaient dans un livre latin, ou le refus
obstiné de ces religieuses.

Le roi demanda une bulle au pape pour la suppression de leur monastère.
Le cardinal de Noailles les priva des sacrements. Leur avocat fut mis à
la Bastille. Toutes les religieuses furent enlevées et mises chacune
dans un couvent moins désobéissant. Le lieutenant de police[301] fit
démolir, en 1709, leur maison de fond en comble; et enfin, en 1711, on
déterra les corps qui étaient dans l’église et dans le cimetière, pour
les transporter ailleurs.

Les troubles n’étaient pas détruits avec ce monastère. Les jansénistes
voulaient toujours cabaler, et les jésuites se rendre nécessaires. Le P.
Quesnel, prêtre de l’Oratoire, ami du célèbre Arnauld, et qui fut
compagnon de sa retraite jusqu’au dernier moment, avait, dès l’an 1671,
composé un livre de réflexions pieuses sur le texte du Nouveau
Testament. Ce livre contient quelques maximes qui pourraient paraître
favorables au jansénisme; mais elles sont confondues dans une si grande
foule de maximes saintes et pleines de cette onction qui gagne le cœur,
que l’ouvrage fut reçu avec un applaudissement universel. Le bien s’y
montre de tous côtés, et le mal, il faut le chercher. Plusieurs évêques
lui donnèrent les plus grands éloges dans sa naissance, et les
confirmèrent quand le livre eut reçu encore, par l’auteur, sa dernière
perfection. Je sais même que l’abbé Renaudot, l’un des plus savants
hommes de France, étant à Rome la première année du pontificat de
Clément XI, allant un jour chez ce pape, qui aimait les savants et qui
l’était lui-même, le trouva lisant le livre du P. Quesnel. «Voilà, lui
dit le pape, un livre excellent. Nous n’avons personne à Rome qui soit
capable d’écrire ainsi. Je voudrais attirer l’auteur auprès de moi.»
C’est le même pape qui depuis condamna le livre.

Il ne faut pourtant pas regarder ces éloges de Clément XI, et les
censures qui suivirent les éloges, comme une contradiction. On peut être
très touché, dans une lecture, des beautés frappantes d’un ouvrage, et
en condamner ensuite les défauts cachés. Un des prélats qui avaient
donné en France l’approbation la plus sincère au livre de Quesnel, était
le cardinal de Noailles, archevêque de Paris. Il s’en était déclaré le
protecteur lorsqu’il était évêque de Châlons; et le livre lui était
dédié. Ce cardinal, plein de vertus et de science, le plus doux des
hommes, le plus ami de la paix, protégeait quelques jansénistes, sans
l’être; et aimait peu les jésuites, sans leur nuire et sans les
craindre.

Ces jésuites commençaient à jouir d’un grand crédit, depuis que le P. de
La Chaise, gouvernant la conscience de Louis XIV, était en effet à la
tête de l’Église gallicane. Le P. Quesnel, qui les craignait, était
retiré à Bruxelles avec le savant bénédictin Gerberon, un prêtre nommé
Brigode, et plusieurs autres du même parti. Il en était devenu chef
après la mort du fameux Arnauld, et jouissait comme lui de cette gloire
flatteuse de s’établir un empire secret indépendant des souverains, de
régner sur des consciences, et d’être l’ame d’une faction composée
d’esprits éclairés. Les jésuites, plus répandus que sa faction et plus
puissants, déterrèrent bientôt Quesnel dans sa solitude. Ils le
persécutèrent auprès de Philippe V, qui était encore maître des
Pays-Bas, comme ils avaient poursuivi Arnauld, son maître, auprès de
Louis XIV. Ils obtinrent un ordre du roi d’Espagne de faire arrêter ces
solitaires. (1703) Quesnel fut mis dans les prisons de l’archevêché de
Malines. Un gentilhomme, qui crut que le parti janséniste ferait sa
fortune s’il délivrait le chef, perça les murs, et fit évader Quesnel,
qui se retira à Amsterdam, où il est mort en 1719[302], dans une extrême
vieillesse, après avoir contribué à former en Hollande quelques églises
de jansénistes, troupeau faible qui dépérit tous les jours.

Lorsqu’on l’arrêta, on saisit tous ses papiers, et on y trouva tout ce
qui caractérise un parti formé. Il y avait une copie d’un ancien contrat
fait par les jansénistes avec Antoinette Bourignon[303], célèbre
visionnaire, femme riche, et qui avait acheté, sous le nom de son
directeur, l’île de Nordstrand près du Holstein, pour y rassembler ceux
qu’elle prétendait associer à une secte de mystiques qu’elle avait voulu
établir.

Cette Bourignon avait imprimé à ses frais dix-neuf gros volumes de
pieuses rêveries, et dépensé la moitié de son bien à faire des
prosélytes. Elle n’avait réussi qu’à se rendre ridicule, et même avait
essuyé les persécutions attachées à toute innovation. Enfin, désespérant
de s’établir dans son île, elle l’avait revendue aux jansénistes, qui ne
s’y établirent pas plus qu’elle.

On trouva encore dans les manuscrits de Quesnel un projet plus coupable,
s’il n’avait été insensé. Louis XIV ayant envoyé en Hollande, en 1684,
le comte d’Avaux, avec plein pouvoir d’admettre à une trève de vingt
années les puissances qui voudraient y entrer, les jansénistes, sous le
nom des _disciples de saint Augustin_, avaient imaginé de se faire
comprendre dans cette trève, comme s’ils avaient été en effet un parti
formidable, tel que celui des calvinistes le fut si long-temps. Cette
idée chimérique était demeurée sans exécution; mais enfin les
propositions de paix des jansénistes avec le roi de France avaient été
rédigées par écrit. Il y avait eu certainement dans ce projet une envie
de se rendre trop considérables; et c’en était assez pour être
criminels. On fit aisément croire à Louis XIV qu’ils étaient dangereux.

Il n’était pas assez instruit pour savoir que de vaines opinions de
spéculation tomberaient d’elles-mêmes, si on les abandonnait à leur
inutilité. C’était leur donner un poids qu’elles n’avaient point, que
d’en faire des matières d’état. Il ne fut pas difficile de faire
regarder le livre du P. Quesnel comme coupable, après que l’auteur eut
été traité en séditieux. Les jésuites engagèrent le roi lui-même à faire
demander à Rome la condamnation du livre. C’était en effet faire
condamner le cardinal de Noailles, qui en avait été le protecteur le
plus zélé. On se flattait avec raison que le pape Clément XI
mortifierait l’archevêque de Paris. Il faut savoir que quand Clément XI
était le cardinal Albani, il avait fait imprimer un livre tout moliniste
de son ami le cardinal de Sfondrate, et que M. de Noailles avait été le
dénonciateur de ce livre. Il était naturel de penser qu’Albani, devenu
pape, ferait au moins, contre les approbations données à Quesnel, ce
qu’on avait fait contre les approbations données à Sfondrate.

On ne se trompa point: le pape Clément XI donna, vers l’an 1708, un
décret contre le livre de Quesnel. Mais alors les affaires temporelles
empêchèrent que cette affaire spirituelle, qu’on avait sollicitée, ne
réussît. La cour était mécontente de Clément XI, qui avait reconnu
l’archiduc Charles pour roi d’Espagne, après avoir reconnu Philippe V.
On trouva des nullités dans son décret: il ne fut point reçu en France;
et les querelles furent assoupies jusqu’à la mort du P. de La Chaise,
confesseur du roi, homme doux, avec qui les voies de conciliation
étaient toujours ouvertes, et qui ménageait dans le cardinal de Noailles
l’allié de madame de Maintenon.

Les jésuites étaient en possession de donner un confesseur au roi, comme
à presque tous les princes catholiques. Cette prérogative était le fruit
de leur institut, par lequel ils renoncent aux dignités ecclésiastiques.
Ce que leur fondateur établit par humilité était devenu un principe de
grandeur. Plus Louis XIV vieillissait, plus la place de confesseur
devenait un ministère considérable. Ce poste fut donné à Le Tellier,
fils d’un procureur de Vire[304], en Basse Normandie, homme sombre,
ardent, inflexible, cachant ses violences sous un flegme apparent: il
fit tout le mal qu’il pouvait faire dans cette place, où il est trop
aisé d’inspirer ce qu’on veut, et de perdre qui l’on hait: il avait à
venger ses injures particulières. Les jansénistes avaient fait condamner
à Rome un de ses livres sur les cérémonies chinoises. Il était mal
personnellement avec le cardinal de Noailles, et il ne savait rien
ménager. Il remua toute l’Église de France. Il dressa, en 1711, des
lettres et des mandements, que des évêques devaient signer. Il leur
envoyait des accusations contre le cardinal de Noailles, au bas
desquelles ils n’avaient plus qu’à mettre leur nom. De telles manœuvres,
dans des affaires profanes, sont punies; elles furent découvertes, et
n’en réussirent pas moins[305].

La conscience du roi était alarmée par son confesseur autant que son
autorité était blessée par l’idée d’un parti rebelle. En vain le
cardinal de Noailles lui demanda justice de _ces mystères d’iniquité_;
le confesseur persuada qu’il s’était servi des voies humaines pour faire
réussir les choses divines; et comme en effet il défendait l’autorité du
pape et celle de l’unité de l’Église, tout le fond de l’affaire lui
était favorable. Le cardinal s’adressa au dauphin, duc de Bourgogne;
mais il le trouva prévenu par les lettres et par les amis de
l’archevêque de Cambrai. La faiblesse humaine entre dans tous les cœurs.
Fénélon n’était pas encore assez philosophe pour oublier que le cardinal
de Noailles avait contribué à le faire condamner; et Quesnel payait
alors pour madame Guyon.

Le cardinal n’obtint pas davantage du crédit de madame de Maintenon.
Cette seule affaire pourrait faire connaître le caractère de cette dame,
qui n’avait guère de sentiments à elle, et qui n’était occupée que de se
conformer à ceux du roi. Trois lignes de sa main au cardinal de
Noailles, développent tout ce qu’il faut penser, et d’elle, et de
l’intrigue du P. Le Tellier, et des idées du roi, et de la conjoncture.
«Vous me connaissez assez pour savoir ce que je pense sur la découverte
nouvelle; mais bien des raisons doivent me retenir de parler. Ce n’est
point à moi à juger et à condamner; je n’ai qu’à me taire et à prier
pour l’Église, pour le roi, et pour vous. J’ai donné votre lettre au
roi; elle a été lue: c’est tout ce que je puis vous en dire, étant
abattue de tristesse.»

Le cardinal archevêque, opprimé par un jésuite, ôta les pouvoirs de
prêcher et de confesser à tous les jésuites, excepté à quelques uns des
plus sages et des plus modérés. Sa place lui donnait le droit dangereux
d’empêcher Le Tellier de confesser le roi; mais il n’osa pas irriter à
ce point son ennemi[306]. «Je crains, écrivit-il à madame de Maintenon,
de marquer au roi trop de soumission, en donnant les pouvoirs à celui
qui les mérite le moins. Je prie Dieu de lui faire connaître le péril
qu’il court en confiant son ame à un homme de ce caractère[307].»

On voit dans plusieurs Mémoires que le P. Le Tellier dit qu’il fallait
qu’il perdît sa place, ou le cardinal la sienne. Il est très
vraisemblable qu’il le pensa, et peu qu’il l’ait dit.

Quand les esprits sont aigris, les deux partis ne font plus que des
démarches funestes. Des partisans du P. Le Tellier, des évêques qui
espéraient le chapeau, employèrent l’autorité royale pour enflammer ces
étincelles qu’on pouvait éteindre. Au lieu d’imiter Rome, qui avait
plusieurs fois imposé silence aux deux partis; au lieu de réprimer un
religieux, et de conduire le cardinal; au lieu de défendre ces combats
comme les duels, et de réduire tous les prêtres, comme tous les
seigneurs, à être utiles sans être dangereux; au lieu d’accabler enfin
les deux partis sous le poids de la puissance suprême, soutenue par la
raison et par tous les magistrats, Louis XIV crut bien faire de
solliciter lui-même à Rome une déclaration de guerre, et de faire venir
la fameuse constitution _Unigenitus_, qui remplit le reste de sa vie
d’amertume.

Le jésuite Le Tellier et son parti envoyèrent à Rome cent trois
propositions à condamner. Le saint office en proscrivit cent et une. La
bulle fut donnée au mois de septembre 1713. Elle vint, et souleva contre
elle presque toute la France. Le roi l’avait demandée pour prévenir un
schisme; et elle fut prête d’en causer un. La clameur fut générale,
parceque, parmi ces cent et une propositions, il y en avait qui
paraissaient à tout le monde contenir le sens le plus innocent, et la
plus pure morale. Une nombreuse assemblée d’évêques fut convoquée à
Paris. Quarante acceptèrent la bulle pour le bien de la paix; mais ils
en donnèrent en même temps des explications, pour calmer les scrupules
du public. L’acceptation pure et simple fut envoyée au pape, et les
modifications furent pour les peuples. Ils prétendaient par là
satisfaire à-la-fois le pontife, le roi, et la multitude; mais le
cardinal de Noailles, et sept autres évêques de l’assemblée, qui se
joignirent à lui, ne voulurent ni de la bulle, ni de ses correctifs. Ils
écrivirent au pape pour demander ces correctifs mêmes à sa sainteté.
C’était un affront qu’ils lui fesaient respectueusement. Le roi ne le
souffrit pas: il empêcha que la lettre ne parût, renvoya les évêques
dans leurs diocèses, défendit au cardinal de paraître à la cour. La
persécution donna à cet archevêque une nouvelle considération dans le
public. Sept autres évêques se joignirent encore à lui. C’était une
véritable division dans l’épiscopat, dans tout le clergé, dans les
ordres religieux. Tout le monde avouait qu’il ne s’agissait pas des
points fondamentaux de la religion: cependant, il y avait une guerre
civile dans les esprits, comme s’il eût été question du renversement du
christianisme, et on fit agir, des deux côtés, tous les ressorts de la
politique, comme dans l’affaire la plus profane.

Ces ressorts furent employés pour faire accepter la constitution par la
Sorbonne. La pluralité des suffrages ne fut pas pour elle, et cependant
elle y fut enregistrée. Le ministère avait peine à suffire aux lettres
de cachet qui envoyaient en prison ou en exil les opposants.

(1714) Cette bulle avait été enregistrée au parlement, avec la réserve
des droits ordinaires de la couronne, des libertés de l’Église
gallicane, du pouvoir et de la juridiction des évêques; mais le cri
public perçait toujours à travers l’obéissance. Le cardinal de Bissi,
l’un des plus ardents défenseurs de la bulle, avoua, dans une de ses
lettres, qu’elle n’aurait pas été reçue avec plus d’indignité à Genève
qu’à Paris.

Les esprits étaient surtout révoltés contre le jésuite Le Tellier. Rien
ne nous irrite plus qu’un religieux devenu puissant. Son pouvoir nous
paraît une violation de ses vœux; mais s’il abuse de ce pouvoir, il est
en horreur[308]. Toutes les prisons étaient pleines depuis long-temps de
citoyens accusés de jansénisme. On fesait accroire à Louis XIV, trop
ignorant dans ces matières, que c’était le devoir d’un roi très
chrétien, et qu’il ne pouvait expier ses péchés qu’en persécutant les
hérétiques. Ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’on portait à ce
jésuite Le Tellier les copies des interrogatoires faits à ces
infortunés. Jamais on ne trahit plus lâchement la justice; jamais la
bassesse ne sacrifia plus indignement au pouvoir. On a retrouvé, en
1768, à la maison professe des jésuites, ces monuments de leur tyrannie,
après qu’ils ont porté enfin la peine de leurs excès, et qu’ils ont été
chassés par tous les parlements du royaume, par les vœux de la nation,
et enfin par un édit de Louis XV[309].

(1715) Le Tellier osa présumer de son crédit, jusqu’à proposer de faire
déposer le cardinal de Noailles dans un concile national. Ainsi, un
religieux fesait servir à sa vengeance son roi, son pénitent, et sa
religion.

Pour préparer ce concile, dans lequel il s’agissait de déposer un homme
devenu l’idole de Paris et de la France, par la pureté de ses mœurs, par
la douceur de son caractère, et plus encore par la persécution, on
détermina Louis XIV à faire enregistrer au parlement une déclaration par
laquelle tout évêque qui n’aurait pas reçu la bulle _purement et
simplement_, serait tenu d’y souscrire, ou qu’il serait poursuivi
suivant la rigueur des canons. Le chancelier Voisin, secrétaire d’état
de la guerre, dur et despotique, avait dressé cet édit. Le procureur
général D’Aguesseau, plus versé que le chancelier Voisin dans les lois
du royaume, et ayant alors ce courage d’esprit que donne la jeunesse,
refusa absolument de se charger d’une telle pièce. Le premier président
de Mesme en remontra au roi les conséquences. On traîna l’affaire en
longueur. Le roi était mourant: ces malheureuses disputes troublèrent et
avancèrent ses derniers moments. Son impitoyable confesseur fatiguait sa
faiblesse par des exhortations continuelles à consommer un ouvrage qui
ne devait pas faire chérir sa mémoire. Les domestiques du roi, indignés,
lui refusèrent deux fois l’entrée de la chambre; et enfin ils le
conjurèrent de ne point parler au roi de constitution. Ce prince mourut,
et tout changea.

Le duc d’Orléans, régent du royaume, ayant renversé d’abord toute la
forme du gouvernement de Louis XIV, et ayant substitué des conseils aux
bureaux des secrétaires d’état, composa un conseil de conscience, dont
le cardinal de Noailles fut le président. On exila le jésuite Le
Tellier, chargé de la haine publique, et peu aimé de ses confrères.

Les évêques opposés à la bulle appelèrent à un futur concile, dût-il ne
se tenir jamais. La Sorbonne, les curés du diocèse de Paris, des corps
entiers de religieux, firent le même appel; et enfin le cardinal de
Noailles fit le sien en 1717, mais il ne voulut pas d’abord le rendre
public. On l’imprima, dit-on, malgré lui. L’Église de France resta
divisée en deux factions, les _acceptants_ et les _refusants_. Les
acceptants étaient les cent évêques qui avaient adhéré sous Louis XIV
avec les jésuites et les capucins. Les refusants étaient quinze évêques
et toute la nation. Les acceptants se prévalaient de Rome; les autres,
des universités, des parlements, et du peuple. On imprimait volume sur
volume, lettres sur lettres. On se traitait réciproquement de
schismatique et d’hérétique.

Un archevêque de Reims, du nom de Mailli[310], grand et heureux partisan
de Rome, avait mis son nom au bas de deux écrits que le parlement fit
brûler par le bourreau. L’archevêque l’ayant su, fit chanter un _Te
Deum_, pour remercier Dieu d’avoir été outragé par des schismatiques.
Dieu le récompensa; il fut cardinal. Un évêque de Soissons, nommé
Languet[311], ayant essuyé le même traitement du parlement, et ayant
signifié à ce corps que «ce n’était pas à lui à le juger, même pour un
crime de lèse-majesté», il fut condamné à dix mille livres d’amende.
Mais le régent ne voulut pas qu’il les payât, de peur, dit-il, qu’il ne
devînt cardinal aussi.

Rome éclatait en reproches: on se consumait en négociations: on
appelait, on réappelait; et tout cela pour quelques passages,
aujourd’hui oubliés, du livré d’un prêtre octogénaire, qui vivait
d’aumônes à Amsterdam[312].

La folie du système des finances contribua plus qu’on ne croit à rendre
la paix à l’Église. Le public se jeta avec tant de fureur dans le
commerce des actions; la cupidité des hommes, excitée par cette amorce,
fut si générale, que ceux qui parlèrent ensuite de jansénisme et de
bulle ne trouvèrent personne qui les écoutât. Paris n’y pensait pas plus
qu’à la guerre qui se fesait sur les frontières d’Espagne. Les fortunes
rapides et incroyables qu’on fesait alors, le luxe et la volupté portés
au dernier excès, imposèrent silence aux disputes ecclésiastiques; et le
plaisir fit ce que Louis XIV n’avait pu faire.

Le duc d’Orléans saisit ces conjonctures pour réunir l’Église de France.
Sa politique y était intéressée. Il craignait des temps où il aurait eu
contre lui Rome, l’Espagne, et cent évêques[313].

Il fallait engager le cardinal de Noailles non seulement à recevoir
cette constitution qu’il regardait comme scandaleuse, mais à rétracter
son appel qu’il regardait comme légitime. Il fallait obtenir de lui plus
que Louis XIV, son bienfaiteur, ne lui avait en vain demandé. Le duc
d’Orléans devait trouver les plus grandes oppositions dans le parlement,
qu’il avait exilé à Pontoise; cependant il vint à bout de tout. On
composa _un corps de doctrine_ qui contenta presque les deux partis. On
tira parole du cardinal qu’enfin il accepterait. Le duc d’Orléans alla
lui-même au grand-conseil, avec les princes et les pairs, faire
enregistrer un édit qui ordonnait l’acceptation de la bulle, la
suppression des appels, l’unanimité, et la paix. Le parlement, qu’on
avait mortifié en portant au grand-conseil des déclarations qu’il était
en possession de recevoir, menacé d’ailleurs d’être transféré de
Pontoise à Blois, enregistra ce que le grand-conseil avait enregistré,
mais toujours avec les réserves d’usage, c’est-à-dire le maintien des
libertés de l’Église gallicane et des lois du royaume.

Le cardinal archevêque, qui avait promis de se rétracter quand le
parlement obéirait, se vit enfin obligé de tenir parole; et on afficha
son mandement de rétractation le 20 août 1720.

Le nouvel archevêque de Cambrai, Dubois, fils d’un apothicaire de
Brive-la-Gaillarde, depuis cardinal et premier ministre, fut celui qui
eut le plus de part à cette affaire, dans laquelle la puissance de Louis
XIV avait échoué. Personne n’ignore quelles étaient la conduite, la
manière de penser[314], les mœurs de ce ministre. Le licencieux Dubois
subjugua le pieux Noailles. On se souvient avec quel mépris le duc
d’Orléans et son ministre parlaient des querelles qu’ils apaisèrent,
quel ridicule ils jetèrent sur cette guerre de controverse. Ce mépris et
ce ridicule servirent encore à la paix. On se lasse enfin de combattre
pour des querelles dont le monde rit.

Depuis ce temps, tout ce qu’on appelait en France jansénisme, quiétisme,
bulles, querelles théologiques, baissa sensiblement. Quelques évêques
appelants restèrent opiniâtrément attachés à leurs sentiments.

Mais il y eut quelques évêques connus et quelques ecclésiastiques
ignorés qui persistèrent dans leur enthousiasme janséniste. Ils se
persuadèrent que Dieu allait détruire la terre, puisqu’une feuille de
papier, nommée _bulle_, imprimée en Italie, était reçue en France. S’ils
avaient seulement considéré sur quelque mappemonde le peu de place que
la France et l’Italie y tiennent, et le peu de figure qu’y font des
évêques de province et des habitués de paroisse, ils n’auraient pas
écrit que Dieu anéantirait le monde entier pour l’amour d’eux; et il
faut avouer qu’il n’en a rien fait. Le cardinal de Fleury eut une autre
sorte de folie, celle de croire ces pieux énergumènes dangereux à
l’état.

Il voulait plaire d’ailleurs au pape Benoît XIII, de l’ancienne maison
Orsini, mais vieux moine entêté, croyant qu’une bulle émane de Dieu
même. Orsini et Fleury firent donc convoquer un petit[315] concile dans
Embrun, pour condamner Soanen, évêque d’un village nommé Senez, âgé de
quatre-vingt-un ans, ci-devant prêtre de l’Oratoire, janséniste beaucoup
plus entêté que le pape.

Le président de ce concile était Tencin, archevêque d’Embrun, homme plus
entêté d’avoir le chapeau de cardinal que de soutenir une bulle. Il
avait été poursuivi au parlement de Paris comme simoniaque, et regardé
dans le public comme un prêtre incestueux qui friponnait au jeu. Mais il
avait converti Lass[316] le banquier, contrôleur-général; et de
presbytérien écossais il en avait fait un Français catholique. Cette
bonne œuvre avait valu au convertisseur beaucoup d’argent et
l’archevêché d’Embrun[317].

Soanen passait pour un saint dans toute la province. Le simoniaque
condamna le saint, lui interdit les fonctions d’évêque et de prêtre, et
le relégua dans un couvent de bénédictins au milieu des montagnes, où le
condamné pria Dieu pour le convertisseur jusqu’à l’âge de
quatre-vingt-quatorze ans.

Ce concile, ce jugement, et surtout le président du concile, indignèrent
toute la France, et au bout de deux jours on n’en parla plus.

Le pauvre parti janséniste eut recours à des miracles; mais les miracles
ne fesaient plus fortune. Un vieux prêtre de Reims, nommé Rousse, mort,
comme on dit, en odeur de sainteté, eut beau guérir les maux de dents et
les entorses; le Saint-Sacrement, porté dans le faubourg Saint-Antoine à
Paris, guérit en vain la femme Lafosse d’une perte de sang, au bout de
trois mois, en la rendant aveugle[318].

Enfin des enthousiastes s’imaginèrent qu’un diacre, nommé Pâris[319],
frère d’un conseiller au parlement, appelant et réappelant, enterré dans
le cimetière de Saint-Médard, devait faire des miracles. Quelques
personnes du parti, qui allèrent prier sur son tombeau, eurent
l’imagination si frappée, que leurs organes ébranlés leur donnèrent de
légères convulsions. Aussitôt la tombe fut environnée de peuple: la
foule s’y pressait jour et nuit. Ceux qui montaient sur la tombe
donnaient à leurs corps des secousses qu’ils prenaient eux-mêmes pour
des prodiges. Les fauteurs secrets du parti encourageaient cette
frénésie. On priait en langue vulgaire autour du tombeau: on ne parlait
que de sourds qui avaient entendu quelques paroles, d’aveugles qui
avaient entrevu, d’estropiés qui avaient marché droit quelques moments.
Ces prodiges étaient même juridiquement attestés par une foule de
témoins qui les avaient presque vus, parcequ’ils étaient venus dans
l’espérance de les voir. Le gouvernement abandonna pendant un mois cette
maladie épidémique à elle-même. Mais le concours augmentait; les
miracles redoublaient; et il fallut enfin fermer le cimetière, et y
mettre une garde. Alors les mêmes enthousiastes allèrent faire leurs
miracles dans les maisons. Ce tombeau du diacre Pâris fut en effet le
tombeau du jansénisme dans l’esprit de tous les honnêtes gens. Ces
farces auraient eu des suites sérieuses dans des temps moins éclairés.
Il semblait que ceux qui les protégeaient ignorassent à quel siècle ils
avaient affaire.

La superstition alla si loin, qu’un conseiller du parlement, nommé
Carré, et surnommé _Montgeron_[320], eut la démence de présenter au roi,
en 1736, un recueil de tous ces prodiges, muni d’un nombre considérable
d’attestations. Cet homme insensé, organe et victime d’insensés, dit,
dans son Mémoire au roi, «qu’il faut croire aux témoins qui se font
égorger pour soutenir leurs témoignages[321].» Si son livre subsistait
un jour, et que les autres fussent perdus, la postérité croirait que
notre siècle a été un temps de barbarie.

Ces extravagances ont été en France les derniers soupirs d’une secte
qui, n’étant plus soutenue par des Arnauld, des Pascal, et des Nicole,
et n’ayant plus que des convulsionnaires, est tombée dans
l’avilissement; on n’entendrait plus parler de ces querelles qui
déshonorent la religion et font tort à la religion, s’il ne se trouvait
de temps en temps quelques esprits remuants, qui cherchent dans ces
cendres éteintes quelques restes de feu dont ils essaient de faire un
incendie. Si jamais ils y réussissent, la dispute du molinisme et du
jansénisme ne sera plus l’objet des troubles. Ce qui est devenu ridicule
ne peut plus être dangereux. La querelle changera de nature. Les hommes
ne manquent pas de prétextes pour se nuire quand ils n’en ont plus de
cause.

La religion peut encore aiguiser les poignards. Il y a toujours, dans la
nation, un peuple qui n’a nul commerce avec les honnêtes gens, qui n’est
pas du siècle, qui est inaccessible aux progrès de la raison, et sur qui
l’atrocité du fanatisme conserve son empire comme certaines maladies qui
n’attaquent que la plus vile populace.

Les jésuites semblèrent entraînés dans la chute du jansénisme; leurs
armes émoussées n’avaient plus d’adversaires à combattre: ils perdirent
à la cour le crédit dont Le Tellier avait abusé; leur _Journal de
Trévoux_[322] ne leur concilia ni l’estime ni l’amitié des gens de
lettres. Les évêques sur lesquels ils avaient dominé les confondirent
avec les autres religieux; et ceux-ci, ayant été abaissés par eux, les
rabaissèrent à leur tour. Les parlements leur firent sentir plus d’une
fois ce qu’ils pensaient d’eux en condamnant quelques uns de leurs
écrits qu’on aurait pu oublier[323]. L’Université, qui commençait alors
à faire de bonnes études dans la littérature, et à donner une excellente
éducation, leur enleva une grande partie de la jeunesse; et ils
attendirent, pour reprendre leur ascendant, que le temps leur fournît
des hommes de génie, et des conjonctures favorables; mais ils furent
bien trompés dans leurs espérances: leur chute, l’abolition de leur
ordre en France, leur bannissement d’Espagne, de Portugal, de Naples, a
fait voir enfin combien Louis XIV avait eu tort de leur donner sa
confiance.

Il serait très utile à ceux qui sont entêtés de toutes ces disputes, de
jeter les yeux sur l’histoire générale du monde; car, en observant tant
de nations, tant de mœurs, tant de religions différentes, on voit le peu
de figure que font sur la terre un moliniste et un janséniste. On rougit
alors de sa frénésie pour un parti qui se perd dans la foule et dans
l’immensité des choses.



CHAPITRE XXXVIII.

Du quiétisme.


Au milieu des factions du calvinisme et des querelles du jansénisme, il
y eut encore une division en France sur le quiétisme. C’était une suite
malheureuse des progrès de l’esprit humain dans le siècle de Louis XIV,
que l’on s’efforçât de passer presque en tout les bornes prescrites à
nos connaissances; ou plutôt c’était une preuve qu’on n’avait pas fait
encore assez de progrès.

La dispute du quiétisme est une de ces intempérances d’esprit et de ces
subtilités théologiques qui n’auraient laissé aucune trace dans la
mémoire des hommes, sans les noms des deux illustres rivaux qui
combattirent. Une femme sans crédit, sans véritable esprit, et qui
n’avait qu’une imagination échauffée, mit aux mains les deux plus grands
hommes qui fussent alors dans l’Église. Son nom était Jeanne Bouvier de
La Motte. Sa famille était originaire de Montargis. Elle avait épousé le
fils de Guyon, entrepreneur du canal de Briare. Devenue veuve dans une
assez grande jeunesse, avec du bien, de la beauté, et un esprit fait
pour le monde, elle s’entêta de ce qu’on appelle _la spiritualité_. Un
barnabite du pays d’Anneci, près de Genève, nommé Lacombe, fut son
directeur. Cet homme, connu par un mélange assez ordinaire de passions
et de religion, et qui est mort fou, plongea l’esprit de sa pénitente
dans des rêveries mystiques dont elle était déjà atteinte. L’envie
d’être une sainte Thérèse en France ne lui permit pas de voir combien le
génie français est opposé au génie espagnol, et la fit aller beaucoup
plus loin que sainte Thérèse. L’ambition d’avoir des disciples, la plus
forte peut-être de toutes les ambitions, s’empara tout entière de son
cœur.

Son directeur Lacombe la conduisit en Savoie dans son petit pays
d’Anneci, où l’évêque titulaire de Genève fait sa résidence. C’était
déjà une très grande indécence à un moine de conduire une jeune veuve
hors de sa patrie; mais c’est ainsi qu’en ont usé presque tous ceux qui
ont voulu établir une secte: ils traînent presque toujours des femmes
avec eux. La jeune veuve se donna d’abord quelque autorité dans Anneci
par sa profusion en aumônes. Elle tint des conférences; elle prêchait le
renoncement entier à soi-même, le silence de l’ame, l’anéantissement de
toutes ses puissances, le culte intérieur, l’amour pur et désintéressé
qui n’est ni avili par la crainte, ni animé de l’espoir des récompenses.

Les imaginations tendres et flexibles, surtout celles des femmes et de
quelques jeunes religieux, qui aimaient plus qu’ils ne croyaient la
parole de Dieu dans la bouche d’une belle femme, furent aisément
touchées de cette éloquence de paroles, la seule propre à persuader tout
à des esprits préparés. Elle fit des prosélytes. L’évêque d’Anneci
obtint qu’on la fît sortir du pays, elle et son directeur. Ils s’en
allèrent à Grenoble. Elle y répandit un petit livre intitulé _le Moyen
court_[324], et un autre sous le nom de _Torrents_, écrits du style dont
elle parlait, et fut encore obligée de sortir de Grenoble.

Se flattant déjà d’être au rang des confesseurs, elle eut une vision, et
elle prophétisa; elle envoya sa prophétie au P. Lacombe. «Tout l’enfer
se bandera, dit-elle, pour empêcher les progrès de l’intérieur et la
formation de Jésus-Christ dans les ames. La tempête sera telle qu’il ne
restera pas pierre sur pierre; et il me semble que dans toute la terre
il y aura trouble, guerre, et renversement. La femme sera enceinte de
l’esprit intérieur, et le dragon se tiendra debout devant elle.»

La prophétie se trouva vraie en partie; l’enfer ne se banda point; mais
étant revenue à Paris, conduite par son directeur, et l’un et l’autre
ayant dogmatisé en 1687, l’archevêque de Harlai de Chanvalon obtint un
ordre du roi pour faire enfermer Lacombe comme un séducteur, et pour
mettre dans un couvent madame Guyon comme un esprit aliéné qu’il fallait
guérir; mais madame Guyon, avant ce coup, s’était fait des protections
qui la servirent. Elle avait dans la maison de Saint-Cyr, encore
naissante, une cousine, nommée madame de La Maisonfort, favorite de
madame de Maintenon. Elle s’était insinuée dans l’esprit des duchesses
de Chevreuse et de Beauvilliers. Toutes ses amies se plaignirent
hautement que l’archevêque de Harlai, connu pour aimer trop les femmes,
persécutât une femme qui ne parlait que de l’amour de Dieu.

La protection toute puissante de madame de Maintenon imposa silence à
l’archevêque de Paris, et rendit la liberté à madame Guyon. Elle alla à
Versailles, s’introduisit dans Saint-Cyr, assista à des conférences
dévotes que fesait l’abbé de Fénélon, après avoir dîné en tiers avec
madame de Maintenon. La princesse d’Harcourt, les duchesses de
Chevreuse, de Beauvilliers, et de Charost, étaient de ces mystères.

L’abbé de Fénélon, alors précepteur des enfants de France, était l’homme
de la cour le plus séduisant. Né avec un cœur tendre et une imagination
douce et brillante, son esprit était nourri de la fleur des
belles-lettres. Plein de goût et de graces, il préférait dans la
théologie tout ce qui a l’air touchant et sublime à ce qu’elle a de
sombre et d’épineux. Avec tout cela, il avait je ne sais quoi de
romanesque, qui lui inspira, non pas les rêveries de madame Guyon, mais
un goût de spiritualité qui ne s’éloignait pas des idées de cette dame.

Son imagination s’échauffait par la candeur et par la vertu, comme les
autres s’enflamment par leurs passions. Sa passion était d’aimer Dieu
pour lui-même. Il ne vit dans madame Guyon qu’une ame pure éprise du
même goût que lui, et se lia sans scrupule avec elle.

Il était étrange qu’il fût séduit par une femme à révélations, à
prophéties, et à galimatias, qui suffoquait de la grace intérieure,
qu’on était obligé de délacer, et qui se vidait (à ce qu’elle disait) de
la surabondance de grace, pour en faire enfler le corps de l’élu qui
était assis auprès d’elle; mais Fénélon, dans l’amitié et dans ses
idées mystiques, était ce qu’on est en amour: il excusait les défauts,
et ne s’attachait qu’à la conformité du fond des sentiments qui
l’avaient charmé.

Madame Guyon, assurée et fière d’un tel disciple qu’elle appelait son
fils, et comptant même sur madame de Maintenon, répandit dans Saint-Cyr
toutes ses idées. L’évêque de Chartres, Godet, dans le diocèse duquel
est Saint-Cyr, s’en alarma, et s’en plaignit. L’archevêque de Paris
menaça encore de recommencer ses premières poursuites.

Madame de Maintenon, qui ne pensait qu’à faire de Saint-Cyr un séjour de
paix, qui savait combien le roi était ennemi de toute nouveauté, qui
n’avait pas besoin pour se donner de la considération de se mettre à la
tête d’une espèce de secte, et qui enfin n’avait en vue que son crédit
et son repos, rompit tout commerce avec madame Guyon, et lui défendit le
séjour de Saint-Cyr.

L’abbé de Fénélon voyait un orage se former, et craignit de manquer les
grands postes où il aspirait. Il conseilla à son amie de se mettre
elle-même dans les mains du célèbre Bossuet, évêque de Meaux, regardé
comme un père de l’Église. Elle se soumit aux décisions de ce prélat,
communia de sa main, et lui donna tous ses écrits à examiner.

L’évêque de Meaux, avec l’agrément du roi, s’associa pour cet examen
l’évêque de Châlons, qui fut depuis le cardinal de Noailles, et l’abbé
Tronson, supérieur de Saint-Sulpice. Ils s’assemblèrent secrètement au
village d’Issi, près de Paris. L’archevêque de Paris, Chanvalon, jaloux
que d’autres que lui se portassent pour juges dans son diocèse, fit
afficher une censure publique des livres qu’on examinait. Madame Guyon
se retira dans la ville de Meaux même; elle souscrivit à tout ce que
l’évêque Bossuet voulut, et promit de ne plus dogmatiser.

Cependant Fénélon fut élevé à l’archevêché de Cambrai en 1695, et sacré
par l’évêque de Meaux. Il semblait qu’une affaire assoupie, dans
laquelle il n’y avait eu jusque-là que du ridicule, ne devait jamais se
réveiller. Mais madame Guyon, accusée de dogmatiser toujours, après
avoir promis le silence, fut enlevée par ordre du roi, dans la même
année 1695, et mise en prison à Vincennes, comme si elle eût été une
personne dangereuse dans l’état. Elle ne pouvait l’être; et ses pieuses
rêveries ne méritaient pas l’attention du souverain. Elle composa à
Vincennes un gros volume de vers mystiques, plus mauvais encore que sa
prose; elle parodiait les vers des opéra. Elle chantait souvent:

    L’amour pur et parfait va plus loin qu’on ne pense[325]:
        On ne sait pas, lorsqu’il commence,
        Tout ce qu’il doit coûter un jour.
    Mon cœur n’aurait connu Vincennes ni souffrance,
        S’il n’eût connu le pur amour.

Les opinions des hommes dépendent des temps, des lieux, et des
circonstances. Tandis qu’on tenait en prison madame Guyon, qui avait
épousé Jésus-Christ dans une de ses extases, et qui depuis ce temps-là
ne priait plus les saints, disant que la maîtresse de la maison ne
devait pas s’adresser aux domestiques; dans ce temps-là, dis-je, on
sollicitait à Rome la canonisation de Marie d’Agréda, qui avait eu plus
de visions et de révélations que tous les mystiques ensemble: et pour
mettre le comble aux contradictions dont ce monde est plein, on
poursuivait en Sorbonne cette même d’Agréda, qu’on voulait faire sainte
en Espagne. L’université de Salamanque condamnait la Sorbonne, et en
était condamnée. Il était difficile de dire de quel côté il y avait le
plus d’absurdité et de folie; mais c’en est sans doute une très grande
d’avoir donné à toutes les extravagances de cette espèce le poids
qu’elles ont encore quelquefois[326].

Bossuet, qui s’était long-temps regardé comme le père et le maître de
Fénélon, devenu jaloux de la réputation et du crédit de son disciple, et
voulant toujours conserver cet ascendant qu’il avait pris sur tous ses
confrères, exigea que le nouvel archevêque de Cambrai condamnât madame
Guyon avec lui, et souscrivît à ses instructions pastorales. Fénélon ne
voulut lui sacrifier ni ses sentiments ni son amie. On proposa des
tempéraments; on donna des promesses: on se plaignit de part et d’autre
qu’on avait manqué de parole. L’archevêque de Cambrai, en partant pour
son diocèse, fit imprimer à Paris son livre des _Maximes des saints_,
ouvrage dans lequel il crut rectifier tout ce qu’on reprochait à son
amie, et développer les idées orthodoxes des pieux contemplatifs qui
s’élèvent au-dessus des sens, et qui tendent à un état de perfection où
les âmes ordinaires n’aspirent guère. L’évêque de Meaux et ses amis se
soulevèrent contre le livre. On le dénonça au roi, comme s’il eût été
aussi dangereux qu’il était peu intelligible. Le roi en parla à Bossuet,
dont il respectait la réputation et les lumières. Celui-ci, se jetant
aux genoux de son prince, lui demanda pardon de ne l’avoir pas averti
plus tôt de la fatale hérésie de M. de Cambrai.

Cet enthousiasme ne parut pas sincère aux nombreux amis de Fénélon. Les
courtisans pensèrent que c’était un tour de courtisan. Il était bien
difficile qu’au fond un homme comme Bossuet regardât comme une _hérésie_
fatale la chimère pieuse d’aimer Dieu pour lui-même. Il se peut qu’il
fût de bonne foi dans sa haine pour cette dévotion mystique, et encore
plus dans sa haine secrète pour Fénélon, et que, confondant l’une avec
l’autre, il portât de bonne foi cette accusation, contre son confrère et
son ancien ami, se figurant peut-être que des délations qui
déshonoreraient un homme de guerre, honorent un ecclésiastique, et que
le zèle de la religion sanctifie les procédés lâches.

Le roi et madame de Maintenon consultent aussitôt le P. de La Chaise; le
confesseur répond que le livre de l’archevêque est fort bon, que tous
les jésuites en sont édifiés, et qu’il n’y a que les jansénistes qui le
désapprouvent. L’évêque de Meaux n’était pas janséniste; mais il s’était
nourri de leurs bons écrits. Les jésuites ne l’aimaient pas, et n’en
étaient pas aimés.

La cour et la ville furent divisées, et toute l’attention tournée de ce
côté laissa respirer les jansénistes. Bossuet écrivit contre Fénélon.
Tous deux envoyèrent leurs ouvrages au pape Innocent XII, et s’en
remirent à sa décision. Les circonstances ne paraissaient pas favorables
à Fénélon: on avait depuis peu condamné violemment à Rome, dans la
personne de l’Espagnol Molinos, le quiétisme dont on accusait
l’archevêque de Cambrai. C’était le cardinal d’Estrées, ambassadeur de
France à Rome, qui avait poursuivi Molinos. Ce cardinal d’Estrées, que
nous avons vu dans sa vieillesse plus occupé des agréments de la société
que de théologie, avait persécuté Molinos pour plaire aux ennemis de ce
malheureux prêtre. Il avait même engagé le roi à solliciter à Rome la
condamnation qu’il obtint aisément: de sorte que Louis XIV se trouvait,
sans le savoir, l’ennemi le plus redoutable de l’amour pur des
mystiques.

Rien n’est plus aisé, dans ces matières délicates, que de trouver dans
un livre qu’on juge des passages ressemblants à ceux d’un livre déjà
proscrit. L’archevêque de Cambrai avait pour lui les jésuites, le duc de
Beauvilliers, le duc de Chevreuse, et le cardinal de Bouillon, depuis
peu ambassadeur de France à Rome. M. de Meaux avait son grand nom et
l’adhésion des principaux prélats de France. Il porta au roi les
signatures de plusieurs évêques et d’un grand nombre de docteurs, qui
tous s’élevaient contre le livre des _Maximes des saints_.

Telle était l’autorité de Bossuet, que le P. de La Chaise n’osa soutenir
l’archevêque de Cambrai auprès du roi son pénitent, et que madame de
Maintenon abandonna absolument son ami. Le roi écrivit au pape Innocent
XII qu’on lui avait déféré le livre de l’archevêque de Cambrai comme un
ouvrage pernicieux, qu’il l’avait fait remettre aux mains du nonce, et
qu’il pressait sa sainteté de juger.

On prétendait, on disait même publiquement à Rome, et c’est un bruit qui
a encore des partisans, que l’archevêque de Cambrai n’était ainsi
persécuté que parcequ’il s’était opposé à la déclaration du mariage
secret du roi et de madame de Maintenon. Les inventeurs d’anecdotes
prétendaient que cette dame avait engagé le P. de La Chaise à presser le
roi de la reconnaître pour reine; que le jésuite avait adroitement remis
cette commission hasardeuse à l’abbé de Fénélon, et que ce précepteur
des enfants de France avait préféré l’honneur de la France et de ses
disciples à sa fortune; qu’il s’était jeté aux pieds de Louis XIV pour
prévenir un éclat, dont la bizarrerie lui ferait plus de tort dans la
postérité, qu’il n’en recueillerait de douceurs pendant sa vie[327].

Il est très vrai que Fénélon, ayant continué l’éducation du duc de
Bourgogne depuis sa nomination à l’archevêché de Cambrai, le roi, dans
cet intervalle, avait entendu parler confusément de ses liaisons avec
madame Guyon et avec madame de La Maisonfort. Il crut d’ailleurs qu’il
inspirait au duc de Bourgogne des maximes un peu austères, et des
principes de gouvernement et de morale qui pouvaient peut-être devenir
un jour une censure indirecte de cet air de grandeur, de cette avidité
de gloire, de ces guerres légèrement entreprises, de ce goût pour les
fêtes et pour les plaisirs, qui avaient caractérisé son règne.

Il voulut avoir une conversation avec le nouvel archevêque sur ses
principes de politique. Fénélon, plein de ses idées, laissa entrevoir au
roi une partie des maximes qu’il développa ensuite dans les endroits du
_Télémaque_ où il traite du gouvernement; maximes plus approchantes de
la république de Platon que de la manière dont il faut gouverner les
hommes. Le roi, après la conversation, dit qu’il avait entretenu le plus
bel esprit et le plus chimérique de son royaume.

Le duc de Bourgogne fut instruit de ces paroles du roi. Il les redit
quelque temps après à M. de Malezieu qui lui enseignait la géométrie.
C’est ce que je tiens de M. de Malezieu, et ce que le cardinal de Fleury
m’a confirmé.

Depuis cette conversation, le roi crut aisément que Fénélon était aussi
romanesque en fait de religion qu’en politique.

Il est très certain que le roi était personnellement piqué contre
l’archevêque de Cambrai. Godet des Marais, évêque de Chartres, qui
gouvernait madame de Maintenon et Saint-Cyr avec le despotisme d’un
directeur, envenima le cœur du roi. Ce monarque fit son affaire
principale de toute cette dispute ridicule, dans laquelle il n’entendait
rien. Il était sans doute très aisé de la laisser tomber, puisqu’en si
peu de temps elle est tombée d’elle-même; mais elle fesait tant de
bruit à la cour, qu’il craignit une cabale encore plus qu’une hérésie.
Voilà la véritable origine de la persécution excitée contre Fénélon.
[328] Le roi ordonna au cardinal de Bouillon, alors son ambassadeur à
Rome, par ses lettres du mois d’auguste (que nous nommons si mal à
propos _aoust_) 1697, de poursuivre la condamnation d’un homme qu’on
voulait absolument faire passer pour un hérétique. Il écrivit de sa
propre main au pape Innocent XII pour le presser de décider.

La congrégation du saint office nomma, pour instruire le procès, un
dominicain, un jésuite, un bénédictin, deux cordeliers, un feuillant, et
un augustin. C’est ce qu’on appelle à Rome les consulteurs. Les
cardinaux et les prélats laissent d’ordinaire à ces moines l’étude de la
théologie pour se livrer à la politique, à l’intrigue, ou aux douceurs
de l’oisiveté[329].

Les consulteurs examinèrent, pendant trente-sept conférences,
trente-sept propositions, les jugèrent erronées à la pluralité des voix;
et le pape, à la tête d’une congrégation de cardinaux, les condamna par
un bref qui fut publié et affiché dans Rome, le 13 mars 1699.

L’évêque de Meaux triompha; mais l’archevêque de Cambrai tira un plus
beau triomphe de sa défaite. Il se soumit sans restriction et sans
réserve. Il monta lui-même en chaire à Cambrai pour condamner son
propre livre. Il empêcha ses amis de le défendre. Cet exemple unique de
la docilité d’un savant, qui pouvait se faire un grand parti par la
persécution même, cette candeur ou ce grand art lui gagnèrent tous les
cœurs, et firent presque haïr celui qui avait remporté la victoire.
Fénélon vécut toujours depuis dans son diocèse en digne archevêque, en
homme de lettres. La douceur de ses mœurs, répandue dans sa conversation
comme dans ses écrits, lui fit des amis tendres de tous ceux qui le
virent. La persécution et son _Télémaque_ lui attirèrent la vénération
de l’Europe. Les Anglais surtout, qui firent la guerre dans son diocèse,
s’empressaient à lui témoigner leur respect. Le duc de Marlborough
prenait soin qu’on épargnât ses terres. Il fut toujours cher au duc de
Bourgogne, qu’il avait élevé; et il aurait eu part au gouvernement si ce
prince eût vécu[330].

Dans sa retraite philosophique et honorable, on voyait combien il était
difficile de se détacher d’une cour telle que celle de Louis XIV; car il
y en a d’autres que plusieurs hommes célèbres ont quittées sans les
regretter. Il en parlait toujours avec un goût et un intérêt qui
perçaient au travers de sa résignation. Plusieurs écrits de philosophie,
de théologie, de belles-lettres, furent le fruit de cette retraite. Le
duc d’Orléans, depuis régent du royaume, le consulta sur des points
épineux, qui intéressent tous les hommes, et auxquels peu d’hommes
pensent. Il demandait si l’on pouvait démontrer l’existence d’un Dieu,
si ce Dieu veut un culte, quel est le culte qu’il approuve, si l’on
peut l’offenser en choisissant mal. Il fesait beaucoup de questions de
cette nature, en philosophe qui cherchait à s’instruire; et l’archevêque
répondait en philosophe et en théologien.

Après avoir été vaincu sur les disputes de l’école, il eût été peut-être
plus convenable qu’il ne se mêlât point des querelles du jansénisme;
cependant il y entra. Le cardinal de Noailles avait pris contre lui
autrefois le parti du plus fort: l’archevêque de Cambrai en usa de même.
Il espéra qu’il reviendrait à la cour, et qu’il y serait consulté; tant
l’esprit humain a de peine à se détacher des affaires, quand une fois
elles ont servi d’aliment à son inquiétude. Ses désirs cependant étaient
modérés comme ses écrits; et même sur la fin de sa vie il méprisa enfin
toutes les disputes: semblable en cela seul à l’évêque d’Avranches,
Huet, l’un des plus savants hommes de l’Europe, qui, sur la fin de ses
jours, reconnut la vanité de la plupart des sciences, et celle de
l’esprit humain. L’archevêque de Cambrai (qui le croirait!) parodia
ainsi un air de Lulli:

    Jeune, j’étais trop sage,
    Et voulais trop savoir:
    Je ne veux en partage[331]
        Que badinage,
    Et touche au dernier âge
        Sans rien prévoir.

Il fit ces vers en présence de son neveu, le marquis de Fénélon, depuis
ambassadeur à La Haye. C’est de lui que je les tiens[332]. Je garantis
la certitude de ce fait. Il serait peu important par lui-même, s’il ne
prouvait à quel point nous voyons souvent avec des regards différents,
dans la triste tranquillité de la vieillesse, ce qui nous a paru si
grand et si intéressant dans l’âge où l’esprit, plus actif, est le jouet
de ses désirs et de ses illusions.

Ces disputes, long-temps l’objet de l’attention de la France, ainsi que
beaucoup d’autres nées de l’oisiveté, se sont évanouies. On s’étonne
aujourd’hui qu’elles aient produit tant d’animosités. L’esprit
philosophique, qui gagne de jour en jour, semble assurer la tranquillité
publique; et les fanatiques mêmes, qui s’élèvent contre les philosophes,
leur doivent la paix dont ils jouissent, et qu’ils cherchent à perdre.

L’affaire du quiétisme, si malheureusement importante sous Louis XIV,
aujourd’hui si méprisée et si oubliée, perdit à la cour le cardinal de
Bouillon. Il était neveu de ce célèbre Turenne à qui le roi avait dû son
salut dans la guerre civile, et depuis, l’agrandissement de son royaume.

Uni par l’amitié avec l’archevêque de Cambrai, et chargé des ordres du
roi contre lui, il chercha à concilier ces deux devoirs. Il est
constant, par ses lettres, qu’il ne trahit jamais son ministère en étant
fidèle à son ami. Il pressait le jugement du pape, selon les ordres de
la cour; mais en même temps il tâchait d’amener les deux partis à une
conciliation.

Un prêtre italien, nommé Giori, qui était auprès de lui l’espion de la
faction contraire, s’introduisit dans sa confiance, et le calomnia dans
ses lettres; et poussant la perfidie jusqu’au bout, il eut la bassesse
de lui demander un secours de mille écus; et après l’avoir obtenu, il ne
le revit jamais.

Ce furent les lettres de ce misérable qui perdirent le cardinal de
Bouillon à la cour[333]. Le roi l’accabla de reproches, comme s’il
avait trahi l’état. Il paraît pourtant, par toutes ses dépêches, qu’il
s’était conduit avec autant de sagesse que de dignité.

Il obéissait aux ordres du roi en demandant la condamnation de quelques
maximes pieusement ridicules des mystiques, qui sont les alchimistes de
la religion: mais il était fidèle à l’amitié en éludant les coups que
l’on voulait porter à la personne de Fénélon. Supposé qu’il importât à
l’Église qu’on n’aimât pas Dieu pour lui-même, il n’importait pas que
l’archevêque de Cambrai fût flétri. Mais le roi, malheureusement, voulut
que Fénélon fût condamné; soit aigreur contre lui, ce qui semblait
au-dessous d’un grand roi; soit asservissement au parti contraire, ce
qui semble encore plus au-dessous de la dignité du trône. Quoi qu’il en
soit, il écrivit au cardinal de Bouillon, le 16 mars 1699, une lettre de
reproches très mortifiante. Il déclare dans cette lettre qu’il veut la
condamnation de l’archevêque de Cambrai; elle est d’un homme piqué. Le
_Télémaque_ fesait alors un grand bruit dans toute l’Europe; et les
_Maximes des Saints_, que le roi n’avait point lues, étaient punies des
maximes répandues dans le _Télémaque_, qu’il avait lues.

On rappela aussitôt le cardinal de Bouillon. Il partit; mais ayant
appris, à quelques milles de Rome, que le cardinal doyen était mort, il
fut obligé de revenir sur ses pas pour prendre possession de cette
dignité qui lui appartenait de droit, étant, quoique jeune encore, le
plus ancien des cardinaux.

La place de doyen du sacré collége donne à Rome de très grandes
prérogatives; et, selon la manière de penser de ce temps-là, c’était
une chose agréable pour la France qu’elle fût occupée par un Français.

Ce n’était point d’ailleurs manquer au roi que de se mettre en
possession de son bien, et de partir ensuite. Cependant cette démarche
aigrit le roi sans retour. Le cardinal en arrivant en France fut exilé,
et cet exil dura dix années entières.

Enfin, lassé d’une si longue disgrace, il prit le parti de sortir de
France pour jamais, en 1710, dans le temps que Louis XIV semblait
accablé par les alliés, et que le royaume était menacé de tous côtés.

Le prince Eugène et le prince d’Auvergne, ses parents, le reçurent sur
les frontières de Flandre, où ils étaient victorieux. Il envoya au roi
la croix de l’ordre du Saint-Esprit, et la démission de sa charge de
grand aumônier de France, en lui écrivant ces propres paroles: «Je
reprends la liberté que me donnaient ma naissance de prince étranger,
fils d’un souverain, ne dépendant que de Dieu, et ma dignité de cardinal
de la sainte Église romaine et de doyen du sacré collége.... Je tâcherai
de travailler le reste de mes jours à servir Dieu et l’Église dans la
première place après la suprême[334], etc.»

Sa prétention de prince indépendant lui paraissait fondée, non seulement
sur l’axiome de plusieurs jurisconsultes qui assurent que _qui renonce à
tout n’est plus tenu à rien_, et que tout homme est libre de choisir son
séjour, mais sur ce qu’en effet ce cardinal était né à Sedan dans le
temps que son père était encore souverain de Sedan: il regardait sa
qualité de prince indépendant comme un caractère ineffaçable; et quant
au titre de cardinal doyen, qu’il appelle la première place après la
suprême, il se justifiait par l’exemple de tous ses prédécesseurs, qui
ont passé incontestablement avant les rois à toutes les cérémonies de
Rome.

La cour de France et le parlement de Paris avaient des maximes
entièrement différentes. Le procureur-général d’Aguesseau, depuis
chancelier, l’accusa devant les chambres assemblées, qui rendirent
contre lui un décret de prise de corps, et confisquèrent tous ses
biens[335]. Il vécut à Rome, honoré, quoique pauvre, et mourut victime
du quiétisme, qu’il méprisait, et de l’amitié, qu’il avait noblement
conciliée avec son devoir.

Il ne faut pas omettre que, lorsqu’il se retira des Pays-Bas à Rome, on
sembla craindre à la cour qu’il ne devînt pape. J’ai entre les mains la
lettre du roi au cardinal de La Trimouille, du 26 mai 1710, dans
laquelle il manifeste cette crainte. «On peut tout présumer, dit-il,
d’un sujet prévenu de l’opinion qu’il ne dépend que de lui seul. Il
suffira que la place dont le cardinal de Bouillon est présentement
ébloui lui paraisse inférieure à sa naissance et à ses talents; il se
croira toute voie permise pour parvenir à la première place de l’Église,
lorsqu’il en aura contemplé la splendeur de plus près.»

Ainsi, en décrétant le cardinal de Bouillon, et en donnant ordre qu’on
le _mît dans les prisons de la Conciergerie, si on pouvait se saisir de
lui_, on craignit qu’il ne montât sur un trône qui est regardé comme le
premier de la terre par tous ceux de la religion catholique; et
qu’alors, en s’unissant avec les ennemis de Louis XIV, il ne se vengeât
encore plus que le prince Eugène, les armes de l’Église ne pouvant rien
par elles-mêmes, mais pouvant alors beaucoup par celles d’Autriche.



CHAPITRE XXXIX.

Disputes sur les cérémonies chinoises. Comment ces querelles
contribuèrent à faire proscrire le christianisme à la Chine.


Ce n’était pas assez, pour l’inquiétude de notre esprit, que nous
disputassions au bout de dix-sept cents ans sur des points de notre
religion, il fallut encore que celle des Chinois entrât dans nos
querelles. Cette dispute ne produisit pas de grands mouvements, mais
elle caractérisa plus qu’aucune autre cet esprit actif, contentieux, et
querelleur, qui règne dans nos climats.

Le jésuite Matthieu Ricci, sur la fin du dix-septième siècle[336], avait
été un des premiers missionnaires de la Chine. Les Chinois étaient et
sont encore, en philosophie et en littérature, à peu près ce que nous
étions il y a deux cents ans. Le respect pour leurs anciens maîtres
leur prescrit des bornes qu’ils n’osent passer. Le progrès dans les
sciences est l’ouvrage du temps et de la hardiesse de l’esprit; mais la
morale et la police étant plus aisées à comprendre que les sciences, et
s’étant perfectionnées chez eux quand les autres arts ne l’étaient pas
encore, il est arrivé que les Chinois, demeurés depuis plus de deux
mille ans à tous les termes où ils étaient parvenus, sont restés
médiocres dans les sciences, et le premier peuple de la terre dans la
morale et dans la police, comme le plus ancien.

Après Ricci, beaucoup d’autres jésuites pénétrèrent dans ce vaste
empire; et, à la faveur des sciences de l’Europe, ils parvinrent à jeter
secrètement quelques semences de la religion chrétienne parmi les
enfants du peuple, qu’ils instruisirent comme ils purent. Des
dominicains, qui partageaient la mission, accusèrent les jésuites de
permettre l’idolâtrie en prêchant le christianisme. La question était
délicate, ainsi que la conduite qu’il fallait tenir à la Chine.

Les lois et la tranquillité de ce grand empire sont fondées sur le droit
le plus naturel ensemble et le plus sacré, le respect des enfants pour
les pères. A ce respect ils joignent celui qu’ils doivent, à leurs
premiers maîtres de morale, et surtout à Confutzée, nomme par nous
Confucius, ancien sage qui, près de six cents ans[337] avant la
fondation du christianisme, leur enseigna la vertu.

Les familles s’assemblent en particulier, à certains jours, pour honorer
leurs ancêtres; les lettrés, en public, pour honorer Confutzée. On se
prosterne, suivant leur manière de saluer les supérieurs, ce que les
Romains, qui trouvèrent cet usage dans toute l’Asie, appelèrent
autrefois _adorer_. On brûle des bougies et des pastilles. Des colaos,
que le Portugais ont nommés _mandarins_, égorgent deux fois l’an, autour
de la salle où l’on vénère Confutzée, des animaux dont on fait ensuite
des repas. Ces cérémonies sont-elles idolâtriques? sont-elles purement
civiles? reconnaît-on ses pères et Confutzée pour des dieux? sont-ils
même invoqués seulement comme nos saints? est-ce enfin un usage
politique dont quelques Chinois superstitieux abusent? C’est ce que des
étrangers ne pouvaient que difficilement démêler à la Chine, et ce qu’on
ne pouvait décider en Europe.

Les dominicains déférèrent les usages de la Chine à l’inquisition de
Rome, en 1645. Le saint office, sur leur exposé, défendit ces cérémonies
chinoises, jusqu’à ce que le pape en décidât.

Les jésuites soutinrent la cause des Chinois et de leurs pratiques,
qu’il semblait qu’on ne pouvait proscrire sans fermer toute entrée à la
religion chrétienne, dans un empire si jaloux de ses usages: ils
représentèrent leurs raisons. L’inquisition, en 1656, permit aux lettrés
de révérer Confutzée, et aux enfants chinois d’honorer leurs pères, _en
protestant contre la superstition, s’il y en avait_.

L’affaire étant indécise, et les missionnaires toujours divisés, le
procès fut sollicité à Rome de temps en temps; et cependant les jésuites
qui étaient à Pékin se rendirent si agréables à l’empereur Kang-hi, en
qualité de mathématiciens, que ce prince, célèbre par sa bonté et par
ses vertus, leur permit enfin d’être missionnaires, et d’enseigner
publiquement le christianisme. Il n’est pas inutile d’observer que cet
empereur si despotique, et petit-fils du conquérant de la Chine, était
cependant soumis par l’usage aux lois de l’empire; qu’il ne put, de sa
seule autorité, permettre le christianisme; qu’il fallut s’adresser à un
tribunal, et qu’il minuta lui-même deux requêtes au nom des jésuites.
Enfin, en 1692, le christianisme fut permis à la Chine, par les soins
infatigables, et par l’habileté des seuls jésuites.

Il y a dans Paris une maison établie pour les missions étrangères.
Quelques prêtres de cette maison étaient alors à la Chine. Le pape, qui
envoie des vicaires apostoliques dans tous les pays qu’on appelle _les
parties des infidèles_, choisit un prêtre de cette maison de Paris,
nommé Maigrot, pour aller présider, en qualité de vicaire, à la mission
de la Chine, et lui donna l’évêché de Conon, petite province chinoise
dans le Fokien. Ce Français, évêque à la Chine, déclara non seulement
les rites observés pour les morts superstitieux et idolâtres, mais il
déclara les lettrés athées: c’était le sentiment de tous les rigoristes
de France. Ces mêmes hommes qui se sont tant récriés contre Bayle, qui
l’ont tant blâmé d’avoir dit qu’une société d’athées pouvait subsister,
qui ont tant écrit qu’un tel établissement est impossible, soutenaient
froidement que cet établissement florissait à la Chine dans le plus sage
des gouvernements. Les jésuites eurent alors à combattre les
missionnaires, leurs confrères, plus que les mandarins et le peuple.
Ils représentèrent à Rome qu’il paraissait assez incompatible que les
Chinois fussent à-la-fois athées et idolâtres. On reprochait aux lettrés
de n’admettre que la matière; en ce cas, il était difficile qu’ils
invoquassent les ames de leurs pères et celle de Confutzée. Un de ces
reproches semble détruire l’autre, à moins qu’on ne prétende qu’à la
Chine on admet le contradictoire, comme il arrive souvent parmi nous;
mais il fallait être bien au fait de leur langue et de leurs mœurs pour
démêler ce contradictoire. Le procès de l’empire de la Chine dura
long-temps en cour de Rome; cependant on attaqua les jésuites de tous
côtés.

Un de leurs savants missionnaires, le P. Lecomte, avait écrit dans ses
_Mémoires de la Chine_, «que ce peuple a conservé pendant deux mille ans
la connaissance du vrai Dieu; qu’il a sacrifié au Créateur dans le plus
ancien temple de l’univers; que la Chine a pratiqué les plus pures
leçons de la morale, tandis que l’Europe était dans l’erreur et dans la
corruption.»

Nous avons vu[338] que cette nation remonte, par une histoire
authentique, et par une suite de trente-six éclipses de soleil
calculées, jusqu’au-delà du temps où nous plaçons d’ordinaire le déluge
universel. Jamais les lettrés n’ont eu d’autre religion que l’adoration
d’un être suprême. Leur culte fut la justice. Ils ne purent connaître
les lois successives que Dieu donna à Abraham, à Moïse, et enfin la loi
perfectionnée du Messie, inconnue si long-temps aux peuples de
l’Occident et du Nord. Il est constant que les Gaules, la Germanie,
l’Angleterre, tout le Septentrion, étaient plongés dans l’idolâtrie la
plus barbare, quand les tribunaux du vaste empire de la Chine
cultivaient les mœurs et les lois, en reconnaissant un seul Dieu, dont
le culte simple n’avait jamais changé parmi eux. Ces vérités évidentes
devaient justifier les expressions du jésuite Lecomte. Cependant, comme
on pouvait trouver dans ces propositions quelque idée qui choque un peu
les idées reçues, on les attaqua en Sorbonne.

L’abbé Boileau, frère de Despréaux, non moins critique que son frère, et
plus ennemi des jésuites, dénonça, en 1700, cet éloge des Chinois comme
un blasphème. L’abbé Boileau était un esprit vif et singulier, qui
écrivait comiquement des choses sérieuses et hardies. Il est l’auteur du
livre des _Flagellants_, et de quelques autres de cette espèce. Il
disait qu’il les écrivait en latin, de peur que les évêques ne le
censurassent; et Despréaux, son frère, disait de lui: «S’il n’avait été
docteur de Sorbonne, il aurait été docteur de la comédie italienne.» Il
déclama violemment contre les jésuites et les Chinois, et commença par
dire «que l’éloge de ces peuples avait ébranlé son cerveau chrétien.»
Les autres cerveaux de l’assemblée furent ébranlés aussi. Il y eut
quelques débats: un docteur, nommé Lesage, opina qu’on envoyât sur les
lieux douze de ses confrères les plus robustes s’instruire à fond de la
cause. La scène fut violente; mais enfin, la Sorbonne déclara les
louanges des Chinois fausses, scandaleuses, téméraires, impies, et
hérétiques.

Cette querelle, qui fut aussi vive que puérile, envenima celle des
cérémonies; et enfin le pape Clément XI envoya, l’année d’après, un
légat à la Chine. Il choisit Thomas Maillard de Tournon, patriarche
titulaire d’Antioche. Le patriarche ne put arriver qu’en 1705. La cour
de Pékin avait ignoré jusque-là qu’on la jugeait à Rome et à Paris. Cela
est plus absurde que si la république de Saint-Marin se portait pour
médiatrice entre le grand turc et le royaume de Perse.

L’empereur Kang-hi reçut d’abord le patriarche de Tournon avec beaucoup
de bonté. Mais on peut juger quelle fut sa surprise, quand les
interprètes de ce légat lui apprirent que les chrétiens qui prêchaient
leur religion dans son empire ne s’accordaient point entre eux, et que
ce légat venait pour terminer une querelle dont la cour de Pékin n’avait
jamais entendu parler. Le légat lui fit entendre que tous les
missionnaires, excepté les jésuites, condamnaient les anciens usages de
l’empire, et qu’on soupçonnait même sa majesté chinoise et les lettrés
d’être des athées qui n’admettaient que le ciel matériel. Il ajouta
qu’il y avait un savant évêque de Conon, qui expliquerait tout cela, si
sa majesté daignait l’entendre. La surprise du monarque redoubla, en
apprenant qu’il y avait des évêques dans son empire. Mais celle du
lecteur ne doit pas être moindre, en voyant que ce prince indulgent
poussa la bonté jusqu’à permettre à l’évêque de Conon de venir lui
parler contre la religion, contre les usages de son pays, et contre
lui-même. L’évêque de Conon fut admis à son audience. Il savait très
peu de chinois. L’empereur lui demanda d’abord l’explication de quatre
caractères peints en or au-dessus de son trône. Maigrot n’en put lire
que deux; mais il soutint que les mots _king-lien_, que l’empereur avait
écrits lui-même sur des tablettes, ne signifiaient pas _adorez le
Seigneur du ciel_. L’empereur eut la patience de lui expliquer par
interprètes que c’était précisément le sens de ces mots. Il daigna
entrer dans un long examen. Il justifia les honneurs qu’on rendait aux
morts. L’évêque fut inflexible. On peut croire que les jésuites avaient
plus de crédit à la cour que lui. L’empereur, qui par les lois pouvait
le faire punir de mort, se contenta de le bannir. Il ordonna que tous
les Européens qui voudraient rester dans le sein de l’empire viendraient
désormais prendre de lui des lettres patentes, et subir un examen.

Pour le légat de Tournon, il eut ordre de sortir de la capitale. Dès
qu’il fut à Nankin, il y donna un mandement qui condamnait absolument
les rites de la Chine à l’égard des morts, et qui défendait qu’on se
servît du mot dont s’était servi l’empereur pour signifier _le Dieu du
ciel_.

Alors le légat fut relégué à Macao, dont les Chinois sont toujours les
maîtres, quoiqu’ils permettent aux Portugais d’y avoir un gouverneur.
Tandis que le légat était confiné à Macao, le pape lui envoyait la
barrette; mais elle ne lui servit qu’à le faire mourir cardinal. Il
finit sa vie en 1710. Les ennemis des jésuites leur imputèrent sa mort.
Ils pouvaient se contenter de leur imputer son exil.

Ces divisions, parmi les étrangers qui venaient instruire l’empire,
décréditèrent la religion qu’ils annonçaient. Elle fut encore plus
décriée lorsque la cour, ayant apporté plus d’attention à connaître les
Européans, sut que non seulement les missionnaires étaient ainsi
divisés, mais que parmi les négociants qui abordaient à Canton, il y
avait plusieurs sectes ennemies jurées l’une de l’autre.

L’empereur Kang-hi mourut en 1724[339]. C’était un prince amateur de
tous les arts de l’Europe. On lui avait envoyé des jésuites très
éclairés, qui par leurs services méritèrent son affection, et qui
obtinrent de lui, comme on l’a déjà dit[340], la permission d’exercer et
d’enseigner publiquement le christianisme.

Son quatrième fils, Young-tching, nommé par lui à l’empire, au préjudice
de ses aînés, prit possession du trône sans que ces aînés murmurassent.
La piété filiale, qui est la base de cet empire, fait que dans toutes
les conditions c’est un crime et un opprobre de se plaindre des
dernières volontés d’un père.

Le nouvel empereur Young-tching surpassa son père dans l’amour des lois
et du bien public. Aucun empereur n’encouragea plus l’agriculture. Il
porta son attention sur ce premier des arts nécessaires, jusqu’à élever
au grade de mandarin du huitième ordre, dans chaque province, celui des
laboureurs qui serait jugé, par les magistrats de son canton, le plus
diligent, le plus industrieux et le plus honnête homme; non que ce
laboureur dût abandonner un métier où il avait réussi, pour exercer les
fonctions de la judicature qu’il n’aurait pas connues; il restait
laboureur avec le titre de mandarin; il avait le droit de s’asseoir chez
le vice-roi de la province, et de manger avec lui. Son nom était écrit
en lettres d’or dans une salle publique. On dit que ce réglement si
éloigné de nos mœurs, et qui peut-être les condamne, subsiste encore.

Ce prince ordonna que dans toute l’étendue de l’empire on n’exécutât
personne à mort avant que le procès criminel lui eût été envoyé, et même
présenté trois fois. Deux raisons qui motivent cet édit sont aussi
respectables que l’édit même. L’une est le cas qu’on doit faire de la
vie de l’homme; l’autre, la tendresse qu’un roi doit à son peuple.

Il fit établir de grands magasins de riz dans chaque province avec une
économie qui ne pouvait être à charge au peuple, et qui prévenait pour
jamais les disettes. Toutes les provinces fesaient éclater leur joie par
de nouveaux spectacles, et leur reconnaissance en lui érigeant des arcs
de triomphe. Il exhorta, par un édit, à cesser ces spectacles, qui
ruinaient l’économie par lui recommandée, et défendit qu’on lui élevât
des monuments. «Quand j’ai accordé des graces, dit-il dans son rescrit
aux mandarins, ce n’est pas pour avoir une vaine réputation: je veux que
le peuple soit heureux; je veux qu’il soit meilleur, qu’il remplisse
tous ses devoirs. Voilà les seuls monuments que j’accepte.»

Tel était cet empereur, et malheureusement ce fut lui qui proscrivit la
religion chrétienne. Les jésuites avaient déjà plusieurs églises
publiques, et même quelques princes du sang impérial avaient reçu le
baptême: on commençait à craindre des innovations funestes dans
l’empire. Les malheurs arrivés au Japon fesaient plus d’impression sur
les esprits que la pureté du christianisme, trop généralement méconnu,
n’en pouvait faire. On sut que précisément en ce temps-là les disputes,
qui aigrissaient les missionnaires de différents ordres les uns contre
les autres, avaient produit l’extirpation de la religion chrétienne dans
le Tunquin; et ces mêmes disputes, qui éclataient encore plus à la
Chine, indisposèrent tous les tribunaux contre ceux qui, venant prêcher
leur loi, n’étaient pas d’accord entre eux sur cette loi même. Enfin on
apprit qu’à Canton il y avait des Hollandais, des Suédois, des Danois,
des Anglais qui, quoique chrétiens, ne passaient pas pour être de la
religion des chrétiens de Macao.

Toutes ces réflexions réunies déterminèrent enfin le suprême tribunal
des rites à défendre l’exercice du christianisme. L’arrêt fut porté le
10 janvier 1724, mais sans aucune flétrissure, sans décerner de peines
rigoureuses, sans le moindre mot offensant contre les missionnaires:
l’arrêt même invitait l’empereur à conserver à Pékin ceux qui pourraient
être utiles dans les mathématiques. L’empereur confirma l’arrêt, et
ordonna, par son édit, qu’on renvoyât les missionnaires à Macao
accompagnés d’un mandarin, pour avoir soin d’eux dans le chemin, et pour
les garantir de toute insulte. Ce sont les propres mots de l’édit.

Il en garda quelques uns auprès de lui, entre autres le jésuite nommé
Parennin, dont j’ai déjà fait l’éloge[341], homme célèbre par ses
connaissances et par la sagesse de son caractère, qui parlait très bien
le chinois et le tartare. Il était nécessaire, non seulement comme
interprète, mais comme bon mathématicien. C’est lui qui est
principalement connu parmi nous par les réponses sages et instructives
sur les sciences de la Chine aux difficultés savantes d’un de nos
meilleurs philosophes. Ce religieux avait eu la faveur de l’empereur
Kang-hi, et conservait encore celle d’Young-tching. Si quelqu’un avait
pu sauver la religion chrétienne, c’était lui. Il obtint, avec deux
autres jésuites, audience du prince frère de l’empereur, chargé
d’examiner l’arrêt, et d’en faire le rapport. Parennin rapporte avec
candeur ce qui leur fut répondu. Le prince, qui les protégeait, leur
dit: «Vos affaires m’embarrassent; j’ai lu les accusations portées
contre vous: vos querelles continuelles avec les autres Européens sur
les rites de la Chine vous ont nui infiniment. Que diriez-vous si, nous
transportant dans l’Europe, nous y tenions la même conduite que vous
tenez ici? en bonne foi le souffririez-vous?» Il était difficile de
répliquer à ce discours. Cependant ils obtinrent que ce prince parlât à
l’empereur en leur faveur; et lorsqu’ils furent admis aux pieds du
trône, l’empereur leur déclara qu’il renvoyait enfin tous ceux qui se
disaient missionnaires.

Nous avons déjà rapporté ses paroles: «Si vous avez su tromper mon père,
n’espérez pas me tromper de même[342].»

Malgré les ordres sages de l’empereur, quelques jésuites revinrent
depuis secrètement dans les provinces sous le successeur du célèbre
Young-tching; ils furent condamnés à la mort pour avoir violé
manifestement les lois de l’empire. C’est ainsi que nous fesons exécuter
en France les prédicants huguenots qui viennent faire des attroupements
malgré les ordres du roi. Cette fureur des prosélytes est une maladie
particulière à nos climats, ainsi qu’on l’a déjà remarqué[343]; elle a
toujours été inconnue dans la Haute-Asie. Jamais ces peuples n’ont
envoyé de missionnaires en Europe, et nos nations sont les seules qui
aient voulu porter leurs opinions, comme leur commerce, aux deux
extrémités du globe.

Les jésuites mêmes attirèrent la mort à plusieurs Chinois, et surtout à
deux princes du sang qui les favorisaient. N’étaient-ils pas bien
malheureux de venir du bout du monde mettre le trouble dans la famille
impériale, et faire périr deux princes par le dernier supplice? Ils
crurent rendre leur mission respectable en Europe en prétendant que Dieu
se déclarait pour eux, et qu’il avait fait paraître quatre croix dans
les nuées sur l’horizon de la Chine. Ils firent graver les figures de
ces croix dans leurs _Lettres édifiantes et curieuses_; mais si Dieu
avait voulu que la Chine fût chrétienne, se serait-il contenté de mettre
des croix dans l’air? ne les aurait-il pas mises dans le cœur des
Chinois?


FIN DU SIÈCLE DE LOUIS XIV.



SUPPLÉMENT

AU

SIÈCLE DE LOUIS XIV.



PRÉFACE

DU NOUVEL ÉDITEUR.


Aussitôt que le _Siècle de Louis XIV_ eut paru, La Beaumelle en commença
la critique[344]. Une édition fut mise au jour sous ce titre: Le _Siècle
de Louis XIV par M. de Voltaire, nouvelle édition, augmentée d’un très
grand nombre de remarques par M. de La B***_; Francfort, chez la veuve
Knoch et J. G. Eslinger, 1753, trois volumes petit in-8º[345]. En tête
du premier volume sont des _Conseils à l’auteur du Siècle de Louis XIV_,
divisés en trois lettres.

La Beaumelle prétendit que c’était contre les conventions faites avec
Eslinger que ce libraire avait mis sur les frontispices ces mots: _Par
M. de La B***_; que les notes du premier volume étaient les seules qui
fussent de lui; que les autres étaient d’un chevalier de Mainvillers.

Dans le second volume, page 348, chap. XXVI (aujourd’hui chap. XXVII,
voyez p. 208), l’annotateur avait, à l’occasion de la mort de plusieurs
membres de la famille royale, ajouté une note injurieuse pour la mémoire
du duc d’Orléans, le régent. La Beaumelle, étant revenu à Paris, fut
arrêté le 24 avril 1753. On avait trouvé chez lui huit exemplaires de
l’édition de Francfort du _Siècle de Louis XIV_. La Beaumelle fut
conduit à la Bastille, où il resta près de six mois[346].

Certainement il voulait dénigrer l’ouvrage de Voltaire; mais cela
n’était pas dans l’intérêt du libraire qui le réimprimait. Aussi ce
dernier, dans l’_Avertissement_, annonce offrir au public un _excellent
livre augmenté de remarques qui le rendront encore meilleur_. Au reste,
plusieurs des remarques des tomes II et III sont ainsi conçues: _Ce
chapitre est très beau; Ce portrait est admirable_, etc. Il peut se
faire que les notes flatteuses soient de Mainvillers, et toutes les
autres de La Beaumelle. Dans tous les cas, j’ai signé d’un L les notes
extraites de l’édition de Francfort. (Voyez ma préface du tome XIX.)

Voltaire, en réponse à son critique, fit paraître son _Supplément au
Siècle de Louis XIV_, qui circulait à Paris dès le mois de mai. Le 15 de
ce mois, la police en fit la perquisition chez le libraire Lambert[347].
L’édition originale est intitulée: _Supplément au Siècle de Louis XIV,
Catilina, tragédie, et autres pièces du même auteur_, Dresde, 1753, chez
G. C. Walther, petit in-8º de _xvj_ et 184 pages. La seule pièce qui
soit après _Catilina_ est l’_Examen du testament politique du cardinal
Albéroni_. Cette édition contient la lettre ou dédicace à M.
Roques[348].

Au lieu de cette _Dédicace_, il y a dans les diverses éditions du volume
intitulé: _Siècle politique de Louis XIV_ (voyez ma préface du tome
XIX), un _Mémoire de M. F. de Voltaire, apostillé par M. de La
Beaumelle_, et qu’on peut regarder comme la première version de la
dédicace à M. Roques. Si la date de 27 janvier 1753 que lui donne La
Beaumelle est exacte, ce mémoire est peut-être le testament littéraire
dont Voltaire parle dans sa lettre à d’Argental, du 10 février 1753. Je
l’ai imprimé en forme de variante et en note à la fin de la lettre à M.
Roques (page 491).

Colini, alors secrétaire de Voltaire, et qui trouvait le _Supplément_
beaucoup plus mordant que les notes de son commentateur, fit de vains
efforts pour en empêcher la publication[349].

La Beaumelle répliqua par une _Réponse au Supplément du siècle de Louis
XIV_, Colmar, 1754, in-12, rédigée dès le mois d’octobre 1753,
c’est-à-dire aussitôt après sa sortie de la Bastille, mais qui ne put
être imprimée qu’en avril 1754. Il y reproduisit une _Lettre sur mes
démêlés avec M. de Voltaire_, déjà imprimée plusieurs fois, et le
_Mémoire_ apostillé.

L’acharnement de Voltaire et de La Beaumelle l’un contre l’autre n’a
cessé qu’avec la vie. Les _Lettres de M. de La Beaumelle à M. de
Voltaire_, 1763, in-12 de 213 pages, sont une nouvelle édition
entièrement refondue de la _Réponse au Supplément_, avec quelques autres
morceaux relatifs à Voltaire.

Il serait trop long de rappeler tous les écrits, tant en vers qu’en
prose, où Voltaire maltraite La Beaumelle. Je n’en signalerai que deux
presque inconnus, et qui ne sont encore dans aucune édition des _Œuvres
de Voltaire_. L’un est une _Lettre_ sous la date du 24 avril 1767 (voyez
tome XLIII); l’autre est la _Lettre anonyme et la réponse_, de 1769
(voyez tome XLV); j’ai déjà parlé de ces deux morceaux dans ma préface
du tome XXXVII.

Sans doute La Beaumelle a été l’agresseur; sans doute il a dépassé
toutes les bornes de la critique; mais on ne peut s’empêcher de déplorer
que Voltaire ait aussi perdu toute mesure dans le chant XVIIIᵉ de la
_Pucelle_.

BEUCHOT.

     Ce 29 mai 1830.



LETTRE A M. ROQUES[350],

CONSEILLER ECCLÉSIASTIQUE

DU SÉRÉNISSIME LANDGRAVE DE HESSE-HOMBOURG.


MONSIEUR,

Je n’ai dédié à personne le _Siècle de Louis XIV_, parceque ni la vérité
ni la liberté n’aiment les dédicaces, et que ces deux biens, qui
devraient appartenir au genre humain, n’ont besoin du suffrage de
personne. Mais je vous dédie ce supplément, quoiqu’il soit aussi vrai et
aussi libre que le reste de l’ouvrage. La raison en est que je suis
forcé de vous appeler en témoignage devant l’Europe littéraire. La
querelle dont il s’agit pourrait bien être méprisable par elle-même,
comme toutes les querelles, et confondue bientôt dans la foule de tant
de disputes littéraires, de tant de différents dont la mémoire se perd
avant même que la mémoire des combattants soit anéantie. Mais le rapport
qui lie cette dispute aux événements du siècle de Louis XIV, les
éclaircissements que les lecteurs en pourront tirer pour mieux connaître
ces temps mémorables, serviront peut-être à la sauver pour quelque
temps de l’oubli où les ouvrages polémiques semblent condamnés.

C’est vous, monsieur, qui m’apprîtes le premier qu’un jeune homme élevé
à Genève, nommé M. de La Beaumelle, fesait réimprimer clandestinement la
première édition du _Siècle de Louis XIV_ à Francfort-sur-le-Mein.

C’est vous qui m’apprîtes que cette édition subreptice était chargée de
quatre lettres[351] de La Beaumelle, dans lesquelles il outrage des
officiers de la maison du roi de Prusse[352]. Votre probité fut surprise
de la témérité avec laquelle cet auteur parle de plusieurs souverains de
l’Europe, dans ses commentaires sur le _Siècle de Louis XIV_, et des
belles injures qu’il me dit dans mon propre ouvrage. Vous eûtes la
générosité de m’en avertir, vous eûtes celle d’offrir de l’argent à son
libraire pour supprimer ce scandale.

Je sais bien que la littérature est une guerre continuelle; mais je ne
devais pas m’attendre à une pareille excursion. Je vous écrivis que je
ne savais pas comment je m’étais attiré ces hostilités de la part d’un
homme que je n’avais connu à Berlin que pour tâcher de lui rendre
service. Je me plaignis à vous de son procédé; vous eûtes la bonté de
lui faire passer mes justes plaintes. Il avait l’honneur d’être lié avec
vous, parcequ’il s’était destiné à Genève au ministère de votre
religion: et quoique sa conduite semblât le rendre peu digne de cette
fonction et de votre amitié, vous aviez pour lui l’indulgence qu’un
homme de votre probité compatissante peut avoir pour un jeune homme qui
s’égare, et qu’on espère de ramener à son devoir.

Il faut avouer qu’il vous exposa ingénument la raison qui l’avait porté
à l’atrocité que vous condamniez. Je ne puis mieux faire, monsieur, que
de rapporter ici une partie de la lettre qu’il vous écrivit il y a six
mois pour justifier en quelque sorte sa conduite. La voici mot pour mot:

«Maupertuis vient chez moi, ne me trouve pas; je vais chez lui: il me
dit qu’un jour, au souper des petits appartements, M. de Voltaire avait
parlé d’une manière violente contre moi; qu’il avait dit au roi que je
parlais peu respectueusement de lui dans mon livre, que je traitais sa
cour philosophe d’assemblée de _nains_ et de _bouffons_, que je le
comparais aux petits princes allemands[353], et mille faussetés de cette
force. Maupertuis me conseilla d’envoyer mon livre au roi en droiture,
avec une lettre qu’il vit et corrigea lui-même.»

Il n’est que trop vrai, monsieur, que ce cruel procédé trop public de
Maupertuis, mon persécuteur, a été l’origine du livre scandaleux de La
Beaumelle, et a causé des malheurs plus réels. Il n’est que trop vrai
que Maupertuis manqua au secret qu’on doit à tout ce qui se dit au
souper d’un roi. Et ce qui est encore plus douloureux, c’est qu’il
joignit la fausseté à l’infidélité. Il est faux que j’eusse averti sa
majesté prussienne de la manière dont La Beaumelle avait osé parler de
ce monarque et de sa cour dans son livre intitulé le _Qu’en dira-t-on_,
ou _Mes Pensées_; je l’aurais pu, et je l’aurais dû, en qualité de son
chambellan. Ce ne fut pas moi, ce fut un de mes camarades qui remplit ce
devoir. J’ose en attester sa majesté elle-même. Elle me doit cette
justice, elle ne peut refuser de me la rendre. Le chambellan qui l’en
avertit est M. le marquis d’Argens: il l’avoue, et il en fait gloire.

Je n’étais que trop informé des coups qu’on me portait: courir chez un
jeune étranger, chez un voyageur, chez un passant; lui révéler le secret
des soupers du roi son maître, me calomnier en tout; lui rapporter ce
qui s’était fait et dit dans mon appartement après le souper; le
déguiser, l’envenimer, comme il est prouvé par le reste de la lettre de
La Beaumelle; c’était une des moindres manœuvres que j’avais à essuyer.
Presque tout Berlin était instruit de cette persécution. Sa majesté
l’ignora toujours. J’étais bien loin de troubler la douceur de la
retraite de Potsdam, et d’importuner le roi, notre bienfaiteur commun,
par des plaintes. Ce monarque sait que non seulement je ne lui ai jamais
dit un seul mot contre personne, mais que je n’opposais que de la
douceur et de la gaîté aux duretés continuelles de mon ennemi. Il ne
pouvait contenir sa haine, et je souffrais avec patience. Je restai
constamment dans ma chambre, sans en sortir que pour me rendre auprès de
sa majesté quand elle m’appelait. Je gardai un profond silence sur les
procédés de Maupertuis, et sur les trois volumes de La Beaumelle qu’ont
produits ces procédés.

Dans le même temps M. de Maupertuis voulut opprimer M. Kœnig, autrefois
son ami, et toujours le mien. M. Kœnig avait tâché, ainsi que moi,
d’apprivoiser son amour-propre par des éloges; il avait fait exprès le
voyage de Berlin pour conférer amiablement avec lui sur une méprise dans
laquelle Maupertuis pouvait être tombé. Il lui avait montré une ancienne
lettre de Leibnitz, qui pouvait servir à rectifier cette erreur. Quelle
fut la récompense du voyage de M. Kœnig? son ami, devenu dès-lors son
ennemi implacable, profite d’un aveu que M. Kœnig lui a fait avec
candeur, pour le perdre et pour le déshonorer. M. Kœnig lui avait avoué
que l’original de cette lettre de Leibnitz n’avait jamais été entre ses
mains, et qu’il tenait la copie d’un citoyen de Berne mort depuis
long-temps[354]. Que fait Maupertuis? il engage adroitement les
puissances les plus respectables à faire chercher en Suisse cet
original, qu’il sait bien qu’on ne trouvera pas: ayant ainsi enchaîné à
ses artifices la bonté même de son maître, il se sert de son pouvoir à
l’académie de Berlin pour faire déclarer faussaire un philosophe, son
ami, par un jugement solennel; jugement surpris par l’autorité; jugement
qui ne fut point signé par les assistants; jugement dont la plupart des
académiciens m’ont témoigné leur douleur; jugement réprouvé et abhorré
de tous les gens de lettres. Il fait plus; il pousse la vengeance
jusqu’à vouloir paraître modéré. Il demande à l’académie qu’il dirige,
la grace de celui qu’il fait condamner. Il fait plus encore; il ose
écrire lettre sur lettre à madame la princesse d’Orange, pour imposer
silence à l’innocent qu’il persécute, et qu’il croit flétrir. Il le
poursuit dans son asile, il veut lui lier les mains tandis qu’il le
frappe.

J’ai l’honneur d’être de dix-huit académies, et je puis vous assurer
qu’il n’y a point d’exemple qu’aucune d’elles ait jamais traité ainsi un
de ses membres. Toute l’Europe savante applaudit encore à la manière
dont la société royale de Londres se comporta dans la fameuse dispute
entre Newton et Leibnitz. Il s’agissait de la plus belle découverte
qu’on ait jamais faite en mathématiques. La société royale nomma des
commissaires tirés de différentes nations, qui examinèrent toutes les
pièces pendant un an. L’authenticité de ces pièces fut constatée. Le
grand Newton, élu président de la société royale, n’extorqua point en sa
faveur un jugement qui ne devait être rendu que par le public. Il ne fit
point déclarer son adversaire faussaire; il n’affecta point de demander
sa grace à la société royale, en le fesant condamner avec ignominie; il
ne le poursuivit point avec cruauté dans son asile; il n’écrivit point
à l’électrice de Hanovre pour faire ordonner le silence à Leibnitz; il
ne le menaça point d’une peine académique en demandant sa grace; il ne
compromit point le roi d’Angleterre, il ne le trompa point. On ne mit
que de l’exactitude, de la vérité, de l’évidence, dans ce grand procès
où il s’agissait d’une véritable gloire. C’étaient des dieux qui
disputaient à qui il appartenait de donner la lumière au monde. Mais il
ne faut pas que la belette de la fable prétende bouleverser le ciel et
la terre pour un trou de lapin qu’elle a usurpé.

Tout Berlin, toute l’Allemagne, criaient contre une conduite si odieuse;
mais personne n’osait la découvrir au roi de Prusse; et le persécuteur
triomphait en abusant des bontés de son maître: j’ai été le seul qui ai
osé élever ma faible voix. J’ai rendu hardiment ce service à la vérité,
à l’innocence, à l’académie de Berlin; j’ose dire à la patrie, que mon
attachement pour le roi de Prusse avait rendue la mienne. J’ai seul fait
parvenir les cris de l’Europe savante entière aux oreilles de sa
majesté. J’en ai appelé du grand homme mal informé au grand homme mieux
informé. J’ai pris le parti de M. Kœnig, ainsi que le célèbre et
respectable Volf, qui a écrit sur cette affaire une lettre dont j’ai
l’original entre les mains, la voici:

_Certum est quam quod certissimum veritatem esse ex parte Kœnigii, sive
authenticitatem fragmenti ex litteris Leibnitzii, sive judicium famosum
academiæ spectes, sive prætensam legem ad ruinant totius machinæ
tendentem, si non in se contradictionem involveret._

«Il est reconnu pour certain et très certain que la vérité est tout
entière du côté du professeur Kœnig, soit dans l’authenticité de la
lettre de Leibnitz, soit dans l’étrange jugement de l’académie, soit
dans la prétendue découverte de son adversaire, qui ne serait qu’un
renversement des lois de la nature si elle n’était pas une
contradiction.»

J’ai pris le parti de M. Kœnig avec les académiciens des sciences de
Paris, avec tous les autres, avec l’Europe littéraire. Je me suis exposé
par mon peu de ménagement à perdre les honneurs, les biens, dont un
grand roi me comblait, et ses bontés plus précieuses cent fois que tous
ces biens et tous ces honneurs. J’ai risqué la plus cruelle disgrace
auprès d’un monarque qui m’avait arraché dans ma vieillesse à ma patrie,
à ma famille, à mes amis, à mes emplois; d’un monarque qui m’avait
prévenu, il y a plus de quinze ans, par ses bontés, auxquelles j’avais
répondu avec enthousiasme; pour qui j’avais tout quitté, tout sacrifié,
et sur qui je fondais enfin le bonheur des derniers jours de ma vie. Je
n’ai pas balancé.

Il m’a fallu à-la-fois combattre contre mon persécuteur Maupertuis, et
pour M. Kœnig mon ami, et pour moi-même. Il a fallu, dans le temps même
que l’auteur de la _Vénus physique_ et de ses étranges lettres
m’accablait, répondre à un livre plus mauvais encore, qu’il a fait
composer. Oui, monsieur, c’est lui qui a porté La Beaumelle à faire
cette malheureuse édition du _Siècle de Louis XIV_, dans laquelle lui
seul, des gens de lettres qui étaient auprès du roi de Prusse, n’est
pas offensé. S’il n’avait pas excité La Beaumelle contre moi par une
calomnie, ce jeune homme, à qui je n’avais jamais donné lieu de se
plaindre de moi, n’aurait point fait ce scandaleux ouvrage. Mon
persécuteur a beau employer tous ses artifices pour faire désavouer
aujourd’hui à La Beaumelle cette lettre dans laquelle ses manœuvres sont
constatées; la lettre existe, monsieur, entre vos mains; et j’en ai
gardé soigneusement la copie authentique, transcrite par vous-même.
Cette lettre qui sert à convaincre Maupertuis d’infidélité envers son
maître, et de calomnie envers moi; cette lettre, dis-je, est encore plus
reconnue que celle de Leibnitz, qui a servi à manifester les erreurs de
son amour-propre à la face de tout le monde.

Il peut faire déclarer faussaire qui il voudra dans une assemblée de son
académie; il sera déclaré injuste par tout le public. Il verra que dans
la littérature on ne réussit point par les souterrains de la fraude,
comme il a dû voir qu’on ne subjugue point les esprits par la hauteur et
la violence; qu’il ne faut dans les écrits que de la raison, et dans la
société que de la douceur; qu’enfin la vérité, quoique peu circonspecte
par cela même qu’elle est la vérité, la candeur bien que trop simple,
l’innocence sans politique, confondent tôt ou tard l’erreur, le manège,
la violence. La Beaumelle, qui est jeune encore, apprendra, à ses
dépens, à ne plus faire servir son amour-propre imprudent et sans pudeur
à l’amour-propre artificieux d’un autre. Je m’adresse, comme M. Kœnig,
au public, juge souverain des ouvrages et des hommes. Ce public déteste
l’oppresseur, se moque de l’absurde; plaint le malheureux, et aime la
vérité.

_P. S._ Vous m’apprenez, monsieur, par vos lettres, que La Beaumelle
promet de me poursuivre jusqu’aux enfers. Il est bien le maître d’y
aller quand il voudra. Vous me faites entendre que, pour mieux mériter
son gîte, il imprimera contre moi beaucoup de choses personnelles, si je
réfute les commentaires qu’il a imprimés sur le _Siècle de Louis XIV_.
Vous m’avouerez que c’est un beau procédé d’imprimer trois volumes
d’injures, d’impostures contre un homme, et de lui dire ensuite: Si vous
osez vous défendre, je vous calomnierai encore.

Vous me rapportez, monsieur, dans votre lettre du 22 mars, «que la
manière dont il s’y prendra ne pourra que me faire beaucoup de peine; et
quand il aurait tout le tort du monde, le public ne s’en informera pas,
et rira à bon compte.»

Sachez, monsieur, que le public peut rire d’un homme heureux et
avantageux qui dit, ou fait, ou écrit des sottises; mais qu’il ne rit
point d’un homme infortuné et persécuté. La Beaumelle peut réimprimer
tout ce qu’on a écrit contre moi dans plus de cinquante volumes; cela
lui procurera peu de profit et peu de rieurs. Je vous réponds que ses
nouveaux chefs-d’œuvre ne me feront aucune peine. Je lui donne une
pleine liberté. Je crois bien que La Beaumelle est un écrivain à faire
rire: mais si l’auteur de _la Spectatrice danoise_[355], du _Qu’en
dira-t-on_, ou de _Mes Pensées_, qui a outragé tant de souverains et de
particuliers avec une insolence si brutale, et qui n’est impuni que par
l’excès du mépris qu’on a pour lui, pense devenir un homme plaisant, il
m’étonnera beaucoup. Il s’agit à présent du _Siècle de Louis XIV_. Il
faut voir qui a raison de La Beaumelle ou de moi, et c’est de quoi les
lecteurs pourront juger[356].



SUPPLÉMENT

AU

SIÈCLE DE LOUIS XIV.



PREMIÈRE PARTIE[357].


Les éditions nombreuses d’un livre, dans sa nouveauté, ne prouvent
jamais que la curiosité du public, et non le mérite de l’ouvrage.
L’auteur du _Siècle de Louis XIV_ sentait tout ce qui manquait à ce
monument qu’il avait voulu élever à l’honneur de sa nation. Il serait
incomparablement moins indigne de la France s’il avait été achevé dans
son sein; mais on sait quels engagements et quel attachement d’un côté,
quelles bontés prévenantes de l’autre, avaient arraché l’auteur à sa
patrie. Parvenu à un âge assez avancé, éprouvant, par des maladies
continuelles, une décrépitude prématurée, et craignant d’être prévenu
par la mort, il hasarda enfin, au commencement de l’année 1752, de
livrer au public la faible esquisse du _Siècle de Louis XIV_, dans
l’espérance que cet ouvrage engagerait les gens de lettres, et les
hommes instruits des affaires publiques, à lui fournir de nouvelles
couleurs pour achever le tableau. Il ne s’est pas trompé dans son
attente. Il a reçu des instructions de toutes parts, et il s’est trouvé
en état, dans l’espace d’une année, de donner une meilleure forme à son
ouvrage. Il a tout retouché, jusqu’au style. La même impartialité
reconnue règne dans le livre, mais avec une attention beaucoup plus
scrupuleuse. Il est permis à l’auteur de le dire, parcequ’il est permis
d’annoncer qu’on s’est acquitté d’un devoir indispensable. On a rempli
ce devoir à l’égard du cardinal Mazarin, dans la nouvelle édition. Voici
comment on s’exprime sur ce ministre:

«Le grand homme d’état est celui dont il reste de grands monuments
utiles à la patrie.[358] Le monument qui immortalise le cardinal Mazarin
est l’acquisition de l’Alsace. Il donna cette province à la France dans
le temps que le royaume était déchaîné contre lui; et par une fatalité
singulière, il lui fit plus de bien lorsqu’il était persécuté, que dans
la tranquillité d’une puissance absolue.»

On prie le lecteur de jeter les yeux sur tout ce qui concerne la paix de
Rysvick, dans cette nouvelle édition[359], la seule qu’on puisse
consulter; c’est un morceau très utile, tiré des _Mémoires_ manuscrits
_de M. de Torci_. Ces mémoires démentent formellement ce que tant
d’historiens, tant d’hommes d’état, et milord Bolingbroke lui-même,
avaient cru, que le ministère de Versailles avait dès-lors dévoré en
idée la succession du royaume d’Espagne; et rien ne répand plus de jour
sur les affaires du temps, sur la politique, et sur l’esprit du conseil
de Louis XIV.

On voit quels services rendit le maréchal d’Harcourt dans la grande
crise de l’Espagne, lorsque l’Europe en alarmes attendait d’un mot de
Charles II mourant quel serait le successeur de tant d’états. De
nouvelles anecdotes sont ainsi semées dans tous les chapitres.

On en trouve au second volume[360] sur l’homme au masque de fer; mais
les morceaux les plus curieux, sans contredit, et les plus dignes de la
postérité, sont deux mémoires de la propre main de Louis XIV. Le
chapitre du _Gouvernement intérieur_ est très augmenté; c’est là qu’on
voit d’un coup d’œil ce qu’était la France avant Louis XIV, ce qu’elle a
été par lui, et depuis lui. Les matériaux seuls de ce chapitre font
connaître la nation et le monarque. Il n’y a nul mérite à les avoir mis
en œuvre; mais c’est un grand bonheur d’avoir pu les recueillir.

Le dernier chapitre[361] contient cinquante-six articles nouveaux,
concernant les écrivains qui ont fleuri dans le siècle de Louis XIV, et
dont plusieurs l’ont illustré. Il a fallu que l’auteur fît venir de loin
la plupart de leurs ouvrages, qu’il les parcourût, qu’il tâchât d’en
saisir l’esprit, et qu’il resserrât dans les bornes les plus étroites ce
qu’il a cru devoir penser d’eux, d’après les plus savants hommes. Ainsi,
deux lignes ont coûté quelquefois quinze jours de lecture. L’auteur,
quoique très malade, a travaillé sans relâche, une année entière, à ces
deux seuls petits volumes, dans lesquels il a tâché de renfermer tout ce
qui s’est fait et s’est écrit de plus remarquable dans l’espace de cent
années. L’amour seul de la patrie et de la vérité l’a soutenu dans un
travail d’autant plus pénible qu’il paraît moins l’être. Tous les
honnêtes gens de France et des pays étrangers lui en ont su gré; et même
en Angleterre les esprits fermes, dont cette nation philosophe et
guerrière abonde, ont tous avoué que l’auteur n’avait été ni flatteur ni
satirique. Ils l’ont regardé comme un concitoyen de tous les peuples;
ils ont reconnu dans Louis XIV, non pas un des plus grands hommes, mais
un des plus grands rois; dans son gouvernement, une conduite ferme,
noble et suivie, quoique mêlée de fautes; dans sa cour, le modèle de la
politesse, du bon goût, et de la grandeur, avec trop d’adulation; dans
sa nation, les mœurs les plus sociables, la culture des arts et des
belles-lettres poussée au plus haut point, l’intelligence du commerce,
un courage digne de combattre les Anglais, puisque rien n’a pu
l’abattre, et des sentiments de hauteur et de générosité qu’un peuple
libre doit admirer dans un peuple qui ne l’est pas. Il fallait détruire
des préjugés de cent années, d’autant plus forts, que le célèbre Addison
et le chevalier Steele, injustes en ce seul point, les avaient
enracinés; et l’auteur les a détruits, du moins s’il en croit ce qu’on
lui mande. Il n’a plus rien à souhaiter, s’il a obtenu de la nation qui
a produit Marlborough, Newton, et Pope, du respect pour le génie de la
France.

Mais, tandis que le libraire de M. de Voltaire travaillait à cette
édition nouvelle, et si supérieure aux autres, il arriva qu’un jeune
homme élevé à Genève, qui commence à être connu dans la littérature,
ayant passé à Berlin, et s’étant ensuite arrêté à Francfort, y travailla
à une édition clandestine, d’après la première, quoiqu’il fût public que
le libraire Walther, en vertu de ses droits, en préparait à Dresde une
nouvelle, incomparablement plus ample et plus utile.

C’était violer dans l’empire le privilége impérial. On avait vu jusqu’à
présent des libraires ravir aux auteurs le fruit de leurs travaux, en
contrefesant leurs ouvrages; mais on n’avait point vu d’homme de lettres
exercer cette piraterie. Il vendit quinze ducats à la veuve Knoch et
Eslinger, de Francfort, les lettres et les remarques dont il chargeait
cette édition frauduleuse[362].

Le public, qui ne pouvait être instruit de cette prévarication, voit une
nouvelle édition avec des remarques par M. L. B.; il est frappé de
l’air d’autorité avec lequel ce M. L. B. donne ses décisions. Il croit
que c’est quelque homme d’état, ou quelque savant profond dans
l’histoire: il ne peut deviner que c’est l’éditeur des _Lettres de
madame de Maintenon_, l’auteur de _la Spectatrice danoise_, l’auteur de
_Mes Pensées_, ou du _Qu’en dira-t-on_. Ce grand écrivain fait bien de
l’honneur à l’auteur du _Siècle de Louis XIV_; il le traite comme tous
les potentats de l’Europe; il le condamne et l’instruit. Il aurait du
seulement faire quelques petits changements dans ses beaux commentaires,
comme il changeait, pour le bien de la chrétienté, des feuillets de son
chef-d’œuvre du _Qu’en dira-t-on_ dans toutes les grandes villes où il
passait. Il substituait, de province en province, un feuillet à un
autre; il mettait à la tête de _Mes Pensées_, cinquième, sixième
édition. Il disait son avis, dans une page nouvelle, du pays d’où il
venait de sortir, et parlait de tous les princes de la manière la plus
flatteuse; car il leur supposait à tous la plus grande clémence.

Était-il hors de Saxe, il imprimait (page 302): «J’ai vu à Dresde un
roi.... un ministre.... un héritier.... une princesse.... un peuple....»
Les épithètes suivent en lettres initiales, et la lecture en fait
frémir. Était-il hors de Berlin, il imprimait (page 244): «Prédiction...
la Prusse... et (page 230): Des soldats qu’une barbare discipline
dépouille de tout sentiment d’honneur, à qui on fait haïr une vie qu’on
les force à conserver, dont les crimes sont impunis, etc.;» et, dans le
même article, ce judicieux auteur dit, «Que l’inhumanité des châtiments
fait périr ces hommes (_impunis_) dans l’étisie, ou languir par des
descentes.»

A peine est-il hors de Gotha, qu’il dit (page 108): «Je voudrais bien
savoir de quel droit de petits princes, un duc de Gotha, par exemple,
vendent aux grands le sang de leurs sujets?»

S’il part de Suisse, il outrage (page 300) les Sinner, les Orlac, les
Steiger, les Vatteville, les Diesbach, en les nommant par leurs noms.

Se croit-il hors d’état de voyager en Angleterre, il dit (page 258),
«que lord Bath serait déshonoré en France.» A-t-il quitté la Hollande,
il insère (page 279): «Que bientôt la Hollande ne sera bonne qu’à être
submergée, quand le stathoudérat sera bien établi.»

Est-il loin de la France, il dit (page 302): «Que le despotisme y a
éteint jusqu’au nom de vertu.» Mais dès qu’il veut venir à Paris, il ôte
cette page, et il met dans une autre que le lieutenant de police est un
Messala, et il espère que Messala protégera les honnêtes gens qui
pensent.

Voilà donc ce que ce personnage appelle _Mes Pensées_, et ce qu’on a lu
avec la curiosité et les sentiments que cette noble hardiesse doit
inspirer. Pour rendre ses autres pensées meilleures, il les a prises
partout. Il butine des idées comme il a butiné des lettres; mais il
défigure un peu ce qu’il touche. Rapporte-t-il une dépêche du cardinal
de Richelieu, il lui fait dire une sottise. Il prétend que le cardinal
de Richelieu a écrit: «Le roi a changé de ministre, et son ministre de
maxime.» Il ne sent pas que ce n’est point le nouveau ministre, le
cardinal de Richelieu lui-même, qui a changé. Il y a dans la lettre: «Le
roi a changé de ministre, et le conseil de maxime.» Voilà des paroles
d’un grand sens; mais de la manière dont il les cite, elles n’en ont
aucun.

Il défigure de la même façon des vers de la tragédie de _Rome sauvée_,
en leur substituant les siens; car ce galant homme est aussi poëte, ou
du moins il veut faire des vers.

Il y a pourtant quelques pensées dans son livre qui sont à lui, et qui
ne peuvent être qu’à lui: par exemple il donne des conseils à un jeune
courtisan pour se conduire avec vertu, et lui dit (page 58): «Le mérite
parvient à la cour par la bassesse, et le métalent par l’effronterie:
rampez donc effrontément.» On ne saurait donner un conseil plus honnête.

Il avait entendu à Paris, au théâtre, ces vers dans la bouche de
Cicéron:

    Un courage indompté, dans le cœur des mortels,
    Fait ou les grands héros ou les grands criminels.
    Qui du crime à la terre a donné les exemples,
    S’il eût aimé la gloire, eût mérité des temples:
    Catilina lui-même, à tant d’horreurs instruit,
    Eût été Scipion, si je l’avais conduit.
    Je réponds de César, il est l’appui de Rome:
    J’y vois plus d’un Sylla, mais j’y vois un grand homme.
                   _Rome sauvée_, acte V, scène 3.

Voici comme l’auteur de _Mes Pensées_ s’approprie ces vers dans sa prose
(page 79): «Une république fondée par Cartouche aurait eu de plus sages
lois que la république de Solon. Ce sont les mêmes qualités qui font
les grands héros et les grands criminels; et l’ame du grand Condé
ressemblait à celle de Cartouche.»

Il y a dans ce petit recueil vingt maximes pareilles. Elles
caractérisent une ame qui n’est pas celle du grand Condé: et ce qui est
rare, c’est l’air de maître avec lequel ce monsieur ose dire ce que les
Clarendon et les De Thou n’auraient exprimé qu’avec défiance, ou plutôt
ce qu’ils n’auraient jamais dit. «Donnez-moi, dit-il (page 25), un
Stuart qui ait l’ame de Cromwell, et je le ferai roi d’Angleterre.» Vous
le ferez roi d’Angleterre! vous! quel feseur de monarques! Le fou du roi
Jacques Iᵉʳ s’étant un jour assis sur le trône, on lui demanda: Que
fais-tu là, maraud? Il répondit: _Je règne_. L’auteur de _Mes Pensées_
fait plus, il fait régner. C’est ce modeste et sage écrivain, ce grand
politique, ce précepteur du genre humain, qui, pour l’instruction
publique, a donné l’édition du _Siècle de Louis XIV_.

Comme, avec une imagination si brillante, il pourrait savoir quelque
chose de l’histoire, il ne serait pas impossible qu’il eût en effet
critiqué à propos quelque fausse date, quelque méprise dans les faits;
mais point. Son génie ne lui a pas permis de s’abaisser à ces détails.
C’est La Beaumelle qui daigne enseigner la langue française à Voltaire;
c’est La Beaumelle qui décide sur les auteurs; c’est La Beaumelle qui se
mêle de condamner Louis XIV; c’est La Beaumelle qui dit qu’_on se gâte à
Potsdam_; c’est La Beaumelle qui, sans daigner jamais apporter la
moindre raison de ses décisions, parle avec la même modestie que s’il
avait un roi d’Angleterre à faire.

Il règle les rangs des rois. Il dit que le roi de Sardaigne ne cédera
jamais le pas au roi de France. Quelquefois il condamne en un seul mot.
Par exemple, l’auteur du _Siècle de Louis XIV_ dit[363] que la France,
depuis la mort de François II, avait toujours été déchirée par des
guerres civiles, ou troublée par des factions; et le savant La Beaumelle
demande _quand_? Voilà un excellent critique en histoire! Il ignore les
horribles guerres civiles sous Charles IX, Henri III, Henri IV, et les
factions qui marquèrent toutes les années du règne de Louis XIII.

«Ceci est bon, dit-il, cela est médiocre, cette phrase est mauvaise.» Il
dit en un endroit que l’auteur du _Siècle_ écrit comme un clerc de
procureur. L’auteur du _Siècle_ lui aurait eu plus d’obligation des
instructions historiques qu’il devait attendre d’un homme qui prend la
peine de contrefaire son livre en l’enrichissant de notes: l’auteur
était en effet tombé dans des méprises considérables. Il était bien
difficile que, n’ayant alors pour tout secours que ses Mémoires qu’il
avait apportés de France, il ne se fût pas trompé quelquefois. Toutes
les erreurs qu’il a reconnues, et dont des hommes respectables ont eu la
bonté de l’avertir, ont été soigneusement corrigées dans les éditions
nouvelles de 1753. Mais La Beaumelle s’est bien donné de garde d’en
relever aucune. Où aurait-il appris à les démêler, lui qui ne sait pas
seulement que le fameux prince d’Orange Guillaume III fut créé
stathouder après avoir été nommé capitaine et amiral-général? lui qui
ignore l’ancien droit qu’avait l’empereur sur la ville de Bamberg, droit
qui tire son origine des conventions faites avec les papes, dans le
temps qu’ils avaient la principauté de Bamberg, principauté qu’ils
échangèrent depuis pour celle de Bénévent. Sait-il mieux l’histoire du
temps que l’histoire ancienne, quand, dans une de ses remarques, il dit
que l’entreprise en faveur du prétendant, en 1744, a eu les suites les
plus heureuses? Tout le monde sait à quel point elle fut inutile. Le
maréchal de Saxe, qui devait la conduire, rentra dans le port; et il n’y
eut de diversion opérée par le prince Édouard que lorsqu’il passa seul
en Écosse en 1745, sans conseil, sans secours, et assisté de son seul
courage.

Plus il est ignorant, plus il parle en maître; et plus il parle en
maître, sans alléguer de raisons, moins il mérite qu’on lui réponde
directement. Mais comme on doit avoir pour le public le respect de
l’instruire, et de lui présenter les autorités sur lesquelles les plus
importantes et les plus curieuses vérités de cet essai historique sont
fondées, on prendra occasion des bévues de La Beaumelle pour dire ici
des choses utiles. Ce qu’il y a de plus vil peut servir à quelques
usages.

On parlera d’abord du célèbre testament du roi d’Espagne Charles II. Il
s’agit de prouver que la cour de Versailles n’y eut pas la moindre part,
et qu’elle n’avait jamais songé à la succession entière de cette
monarchie. L’auteur du _Siècle_ cite M. le marquis de Torci, alors
ministre en France. Il atteste le témoignage authentique de ce
secrétaire d’état; un La Beaumelle nie ce témoignage! il demande _où il
est_! On répond, non à lui, mais à tous les lecteurs, que ce témoignage
se trouve dans les _Mémoires_ manuscrits[364] _de M. de Torci_, lesquels
sont entre les mains de sa famille. On ne les confiera pas à La
Beaumelle, sans doute; mais ce manuscrit est assez connu. Un autre
témoignage du marquis de Torci se trouve encore écrit de sa main à la
marge de l’histoire italienne de Louis XIV, par le comte Ottieri[365],
imprimée à Rome, et de laquelle La Beaumelle n’a jamais entendu parler.
Cet ouvrage est extrêmement rare. Le cardinal de Polignac, étant à Rome,
eut le crédit de le faire supprimer. M. de Voltaire procura la lecture
de son exemplaire à M. le marquis de Torci. Ottieri, comme tous les
autres historiens, imputait à Louis XIV le dessein de rompre le traité
de partage, et de faire tomber dans sa maison toute la monarchie
d’Espagne. M. de Torci réfute en peu de mots cette erreur si accréditée,
et dit expressément que Louis XIV _n’y a jamais pensé_. Ce volume du
comte Ottieri, précieux par sa rareté, et plus encore par la note du
marquis de Torci, a été donné par M. de Voltaire à M. le maréchal de
Richelieu, qui le conserve dans sa bibliothèque.

Il faut distinguer les erreurs dans les historiens. Une fausse date, un
nom pour un autre, ne sont que des matières pour un _errata_. Si
d’ailleurs le corps de l’ouvrage est vrai, si les intérêts, les motifs,
les événements, sont développés avec fidélité, c’est alors une statue
bien faite à laquelle on peut reprocher quelque pli négligé à la
draperie.

On pourrait à toute force pardonner à l’historien De Limiers d’avoir
fait assister au grand-conseil qui se tint à Versailles, au sujet du
testament de Charles II, madame de Maintenon qui n’y entra jamais, et M.
de Pomponne qui était mort; mais ce qu’on ne peut pardonner, c’est
l’ignorance des deux traités de partage; c’est d’avoir supposé que le
roi d’Angleterre avait engagé Charles II à faire un testament en faveur
du prince de Bavière; c’est d’avoir imaginé que Louis XIV avait ensuite
envoyé un autre testament à signer au roi d’Espagne en faveur du duc
d’Anjou. Il n’est pas permis de se tromper sur une révolution si grande,
si importante, devenue la base d’un nouveau système de l’Europe.
L’auteur du _Siècle_ est, de tous les historiens qui ont parlé de cet
événement, le premier qui ait su et qui ait dit la vérité.

Que le P. Daniel, dans ses Abrégés chronologiques de Louis XIII et de
Louis XIV, se trompe sur quelques noms, sur la position de quelques
villes; qu’il prenne l’entrée de quelques troupes dans une ville ouverte
pour un siége, ces légères fautes ne sont presque rien, parcequ’il
importe peu à la postérité qu’on ait eu tort ou raison dans des petits
faits qui sont perdus pour elle. Mais on ne peut souffrir les
déguisements avec lesquels il raconte les batailles importantes, ni
surtout son affectation de n’étaler que des combats, qui, après tout, ne
sont que des choses fort communes dans les fastes d’un siècle mémorable
par tant d’autres endroits singuliers. C’est ce qu’on lui reproche dans
sa grande histoire. Il aurait dû approfondir les lois, les usages, le
commerce, les arts, parler de tout en philosophe. Il ne l’a pas fait; et
quoique son histoire de France soit la meilleure de toutes, notre
histoire reste encore à faire.

On ennoblira encore ici l’humiliation où l’on descend de parler d’un tel
critique, en rendant compte d’une autre anecdote très importante. Cette
particularité ne se trouve que dans l’édition du _Siècle_ de 1753. On y
voit par quel motif Louis XIV reconnut le fils de Jacques II pour roi en
1701. L’auteur du _Siècle_ avoue seulement, dans toutes les premières
éditions, que plusieurs membres du parlement d’Angleterre lui ont dit
que, sans cette démarche de Louis XIV, le parlement n’aurait peut-être
point pris parti dans la guerre de la succession. Notre La Beaumelle
demande «qui sont ces membres du parlement? plusieurs autres membres,
dit-il, et tous les historiens m’ont assuré le contraire.»

Vous, jeune homme, qui n’avez jamais été à Londres, qui n’avez pu vous
informer de ce fait, puisque l’auteur du _Siècle_ est le premier qui
l’ait fait connaître, vous osez dire que des pairs d’Angleterre vous en
ont parlé! vous osez dire que cette anecdote est discutée dans tous les
autres historiens! Apprenez de qui l’auteur la tient; de milord
Bolingbroke, qu’il a fréquenté pendant plusieurs années; et ce que
milord Bolingbroke lui en avait toujours dit se trouve confirmé
aujourd’hui par ses _Lettres historiques_ qui viennent de paraître. Il
n’y a qu’à lire les pages 158 et 159 de son tome second. C’est là qu’on
verra comment, par un accord heureux, on peut concilier ce que MM. de
Torci et Bolingbroke ont dit tant de fois, et ce qui est très vrai, que
ce furent des femmes à qui le prétendant dut la consolation d’être
reconnu roi par Louis XIV. Milord Bolingbroke ne savait cette anecdote
que confusément, et M. de Torci en était instruit dans le plus grand
détail et avec la plus grande certitude. Milord Bolingbroke dit dans ses
_Lettres_ que «des intrigues de femmes déterminèrent Louis XIV;» mais
quelles étaient ces femmes? Ce fut la propre veuve du roi Jacques, la
mère du prétendant, qui vint en larmes conjurer Louis XIV de ne pas
refuser de vains honneurs au fils d’un roi qu’il avait protégé, et qu’il
avait toujours reconnu pour roi, même après le traité de Rysvick, sans
que Guillaume III s’en fût offensé. Elle lui demanda cette grace au nom
de sa magnanimité et de sa gloire; et le roi céda à ces deux noms qui
pouvaient sur lui plus que tout son conseil. C’est là ce que milord
Bolingbroke ne savait pas, et ce qui se trouve, dans la nouvelle édition
du _Siècle_[366], parmi d’autres faits aussi curieux que véritables.

La Beaumelle peut encore porter son ignorance téméraire jusqu’à dire
que les petites querelles de la duchesse de Marlborough et de miladi
Masham n’influèrent en rien sur les affaires. «Ce conte, dit-il, est
pris de l’_Anti-Machiavel_, et n’en est pas le meilleur endroit.» Ce
conte est une vérité reconnue de toute l’Angleterre, que madame la
duchesse de Marlborough avoua elle-même plusieurs fois à M. de Voltaire,
et qu’elle a confirmée depuis dans ses Mémoires. Ce conte n’est point
tiré de l’_Anti-Machiavel_, que son illustre auteur ne composa qu’en
1739. M. de Voltaire avait déjà, quelques années auparavant, poussé le
_Siècle de Louis XIV_ jusqu’à la bataille de Turin, et le manuscrit
était entre les mains du roi de Prusse dès l’année 1737. Ce manuscrit
était la suite d’une Histoire universelle depuis Charlemagne, écrite
dans le même goût et dans le même esprit. On lui en a volé la partie la
plus intéressante; et si La Beaumelle sait où elle est, M. de Voltaire
lui en donnera plus de quinze ducats[367].

Pour continuer à rendre ce Mémoire instructif, et pour nourrir
l’ignorante sécheresse des remarques d’un jeune homme qui ose censurer
une histoire, sans rapporter un seul fait, sans alléguer la moindre
probabilité sur quoi que ce puisse être, passons à l’homme _au masque de
fer_; et examinons, avec les lecteurs sérieux et attentifs, la plus
singulière et la plus étonnante anecdote qui soit dans aucune histoire.

L’auteur du _Siècle_ dit que tous les historiens de Louis XIV ont ignoré
ce fait, et il a assurément raison. La Beaumelle répond avec sa prudence
ordinaire: «Les Mémoires de Perse en ont parlé.» Voici ce qu’on
pourrait lui répliquer.

Premièrement, mon ouvrage était fait en partie long-temps avant les
_Mémoires de Perse_ qui n’ont paru qu’en 1745[368]. En second lieu, il
n’appartient qu’à vous de citer parmi les historiens un libelle qui est
aussi obscur, et presque aussi méprisable que votre _Qu’en dira-ton_; un
libelle où il y a aussi peu de vérité que dans vos ouvrages, où la
plupart des rois sont insultés, où les événements sont déguisés ainsi
que les noms propres.

Le hasard fait tomber ce livre entre mes mains dans ce moment même. Je
trouve qu’en effet il y est parlé de l’homme _au masque de fer_.
L’auteur, à l’exemple de tous les auteurs de ces sortes d’ouvrages, mêle
dans cette aventure beaucoup de mensonges à un peu de vérité: il dit que
le duc d’Orléans, régent de France, qu’il appelle _Ali-Omajou_, alla
quelque temps avant sa mort voir à la Bastille ce fameux et inconnu
prisonnier. Tout Paris sait qu’il est faux que le duc d’Orléans ait
jamais fait une visite à la Bastille. Il dit que ce prisonnier était le
comte de Vermandois qu’il appelle _Giafer_; et il prétend que ce comte
de Vermandois, fils légitimé de Louis XIV et de la duchesse de La
Vallière, fut dérobé à la connaissance des hommes par son propre père,
et conduit en prison avec un masque sur le visage, dans le temps qu’on
le fit passer pour mort. Il dit que ce fut pour le punir d’un soufflet
que ce prince avait donné à monseigneur le dauphin. Comment peut-on
imprimer une fable aussi grossière? Ne sait-on pas que le comte de
Vermandois mourut de la petite-vérole au camp devant Dixmude en 1683? Le
dauphin avait alors vingt-deux ans; on ne donne des soufflets à un
dauphin à aucun âge; et c’est en donner un bien terrible au sens commun
et à la vérité que de rapporter de pareils contes. D’ailleurs, le
prisonnier _au masque de fer_ était mort en 1704[369]; et l’auteur des
_Mémoires de Perse_ le fait vivre jusqu’à la fin de 1721.

J’avoue que je suis surpris de trouver dans ces _Mémoires de Perse_ une
anecdote qui est très vraie parmi tant de faussetés. J’avais appris
cette anecdote l’année passée; c’est celle de l’assiette d’argent et du
pêcheur, laquelle est insérée dans mes éditions de Dresde et de Paris de
1753[370]. Elle a été racontée souvent par M. Riousse, ancien
commissaire des guerres à Cannes. Il avait vu ce prisonnier dans sa
jeunesse, quand on le transféra de l’île Sainte-Marguerite à Paris. Il
était en vie l’année passée, et peut-être vit-il encore. Les aventures
de ce prisonnier d’état sont publiques dans tout le pays; et M. le
marquis d’Argens, dont la probité est connue, a entendu il y a
long-temps conter le fait dont je parle, à M. Riousse, et aux hommes les
plus considérables de sa province.

On veut savoir le nom du médecin de la Bastille que j’ai dit avoir
traité souvent cet étrange prisonnier. On peut s’en informer à M.
Marsolan, gendre de ce médecin, et qui a été long-temps chirurgien de M.
le maréchal de Richelieu.

Plusieurs personnes enfin me demandent tous les jours quel était ce
captif si illustre et si ignoré. Je ne suis qu’historien, je ne suis
point devin. Ce n’était pas certainement le comte de Vermandois; ce
n’était pas le duc de Beaufort, qui ne disparut qu’au siége de Candie,
et dont on ne put distinguer le corps dont les Turcs avaient coupé la
tête. M. de Chamillart disait quelquefois, pour se débarrasser des
questions pressantes du dernier maréchal de La Feuillade et de M. de
Caumartin, que c’était un homme qui avait tous les secrets de M.
Fouquet. Il avouait donc au moins par là que cet inconnu avait été
enlevé quelque temps après la mort du cardinal Mazarin. Or, pourquoi des
précautions si inouïes pour un confident de M. Fouquet, pour un
subalterne? Qu’on songe qu’il ne disparut en ce temps-là aucun homme
considérable. Il est donc clair que c’était un prisonnier de la plus
grande importance, dont la destinée avait toujours été secrète. C’est
tout ce qu’il est permis de conjecturer.

Le critique, sans rien approfondir, se contente de mettre en note,
_ouï-dire_. Mais une grande partie de l’histoire n’est fondée que sur
des _ouï-dire_ rassemblés et comparés. Aucun historien, quel qu’il
soit, n’a tout vu. Le nombre et la force des témoignages forment une
probabilité plus ou moins grande. L’histoire de l’homme _au masque de
fer_ n’est pas démontrée comme une proposition d’Euclide; mais le grand
nombre des témoignages qui la confirment, celui des vieillards qui en
ont entendu parler aux ministres, la rendent plus authentique pour nous
qu’aucun fait particulier des quatre cents premières années de
l’histoire romaine.

Le critique me reproche d’affecter, sur d’autres points, de citer des
autorités respectables, entre autres celle du cardinal de Fleury; comme
si j’étais un jeune homme ébloui de la grandeur. La familiarité avec les
puissants de ce monde est une vanité; et il faut être bien faible pour
en faire gloire.

Vous dites, pour infirmer le témoignage du cardinal de Fleury, qu’il ne
m’aimait pas; cela peut être: aussi n’ai-je point dit qu’il m’aimât.
J’aurais plus volontiers fait ma cour au savant abbé de Fleury qu’à
l’heureux cardinal de Fleury; mais je suis obligé d’avouer que lorsqu’il
sut que je travaillais, je ne dirai pas à l’histoire de Louis XIV, mais
au tableau de son siècle, il me fit venir quelquefois à Issi pour
m’apprendre, disait-il, des anecdotes. Ce fut lui, et lui seul, dont je
tins que M. de Bâville, intendant du Languedoc, avait été le principal
instigateur de la fameuse révocation de l’édit de Nantes: il le savait
bien. C’était à M. de Bâville qu’il devait sa fortune. Ce fut lui qui un
jour me montra à Versailles, au bout de son appartement, la place où le
roi avait épousé madame de Maintenon; ce fut lui qui me dit que le
chevalier de Forbin n’avait point été témoin du mariage, quoi qu’en dise
l’abbé de Choisi, dont les _Mémoires_ sont aussi peu sûrs en bien des
endroits, qu’ils sont négligemment écrits. En effet, M. de Forbin, homme
de mer, n’étant point attaché intimement au roi, n’était pas fait pour
être le témoin d’une cérémonie si secrète. Cet emploi ne pouvait être
que le partage d’anciens domestiques affidés.

Je demandai au cardinal si Louis XIV était instruit de sa religion, pour
laquelle il avait toujours montré un si grand zèle; il me répondit ces
propres mots: _Il avait la foi du charbonnier_. Du reste il ne me dit
guère que des particularités qui le concernaient lui-même, et qui
étaient fort peu de chose. Il me parlait sans cesse d’un procès qu’il
avait eu avec les jésuites, étant évêque de Fréjus, et de la peine
extrême que cette petite querelle avait faite à Louis XIV. Il avait la
faiblesse de croire que ces bagatelles pouvaient entrer dans l’histoire
du siècle: il n’est pas le seul qui ait eu cette faiblesse. Une chose
plus digne de la postérité, c’est que dans ces entretiens le cardinal de
Fleury convint que la constitution de l’Angleterre était admirable. Il
me semble qu’il est beau à un cardinal, à un premier ministre de France,
d’avoir fait cet aveu. Il ajouta que c’était une machine compliquée,
aisée à déranger, et sujette à bien des abus. Je lui répondis que les
abus étaient attachés à la nature humaine, mais que les lois n’avaient
rendu nulle part la nature humaine plus respectable. Il me dit qu’il
avait toujours eu l’ascendant sur le ministre anglais; il avait grande
raison: il avait fait alors la guerre et la paix sans l’intervention de
ce ministre. Walpole croyait me gouverner, disait-il, et il me semble
que je l’ai gouverné. Un La Beaumelle pourra avancer que cela n’est pas
vrai; et moi je le rapporte parceque cela est vrai.

J’allais, après ces entretiens, écrire chez Barjeac ce que son maître
m’avait dit de plus important; et je ne fesais pas plus ma cour à
Barjeac qu’à son maître, pour ne pas augmenter la foule. Encore une
fois, je n’étais pas le favori du cardinal, bien que j’eusse long-temps
été admis dans sa société avant qu’il fût premier ministre; ou plutôt,
parceque j’y avais été admis, et que ma franchise n’est guère faite pour
plaire à des hommes puissants. Mais apprenez de moi ce que doit un
historien à la vérité, et le seul mérite de mon ouvrage. Je n’aimais pas
plus le cardinal de Fleury qu’il ne m’aimait; cependant j’ai parlé de
lui dans le tableau de l’Europe[371], à la fin du _Siècle de Louis XIV_,
comme s’il m’avait comblé de bienfaits. Quand l’historien parle, l’homme
doit se taire. L’éloge que j’ai fait de ce ministre ne m’a rien coûté;
et si Trajan m’avait persécuté, je dirais que Trajan a tort, mais qu’il
est un grand homme.

La Beaumelle me fait un plaisant reproche d’avoir consulté pendant vingt
années les premiers hommes du royaume pour m’instruire de la vérité. Que
ne me reproche-t-il aussi d’avoir demandé à tant d’officiers généraux
des instructions sur la guerre de 1741? d’avoir travaillé six mois sans
relâche dans les bureaux des ministres, tandis que j’étais
historiographe de France, place véritablement honorable pour un
écrivain, et que j’ai sacrifiée? Que ne me fait-il un crime d’avoir tout
vu par mes yeux, tout extrait de ma main, tout rassemblé? d’avoir laissé
à mon roi et à ma patrie ce monument qui ne doit paraître qu’après ma
mort, et que j’ai achevé dans une terre étrangère[372]? J’ai fait mon
devoir, et je regarde encore comme un devoir de répondre aux derniers
des écrivains, parceque le mépris qu’on leur doit cède au respect qu’on
doit à la vérité. Voilà ce que l’auteur du _Siècle de Louis XIV_
pourrait dire.

Il continuerait ainsi, s’il voulait prendre la peine d’instruire cet
écolier.

1º Apprenez que la valeur numéraire des espèces est arbitraire, et n’est
pas indifférente comme vous le dites. Le roi est le maître de faire
valoir douze livres l’écu qui est à présent fixé à six; mais, en ce cas,
si vous avez six mille livres de rente sur l’hôtel-de-ville, vous ne
toucherez plus que cinq cents de ces mêmes écus dont on vous comptait
mille auparavant. Cette leçon est courte et nette; tâchez d’être dans le
cas d’en profiter, mais vous n’en prenez pas le chemin.

2º Apprenez que la plupart des évêques appelants, et ceux qui signèrent
les propositions de 1682, ne s’intitulaient pas _évêques par la
permission du saint siége_.

3º Apprenez que jamais le marquis de Fénélon, ni M. de Plelo, l’un
ambassadeur en Hollande, l’autre en Danemark, n’ont commandé des
régiments soudoyés par ces puissances, comme M. de Charnacé.

4º Apprenez que Vittorio Siri, qui quelquefois était aussi partial pour
la cour qui le payait que Le Vassor le fut contre elle en qualité de
réfugié, était un auteur très instruit de tout ce qui s’était passé de
son temps; et que le témoignage d’un auteur contemporain, pensionnaire
d’une cour, est du plus grand poids, quand le témoignage n’est pas
favorable à cette cour.

5º Apprenez que le cardinal Mazarin n’a jamais passé pour maladroit.

6º Apprenez que ce n’est pas à vous à décider des droits du parlement de
Paris. L’auteur du Siècle a rapporté quels étaient les sentiments de la
cour et ceux de la ville dans des temps de troubles: il n’a pas osé
avoir un avis, et vous osez juger!

7º Apprenez que ces vers que le duc de La Rochefoucauld citait au sujet
de madame de Longueville, et que vous gâtez,

    Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
    J’ai fait la guerre aux rois; je l’aurais faite aux dieux,

sont tirés de la tragédie d’_Alcyonée_[373]; et pour égayer la matière,
je vous apprendrai qu’après sa rupture avec madame de Longueville, il
parodia ainsi ces vers:

    Pour ce cœur inconstant, qu’enfin je connais mieux,
    J’ai fait la guerre aux rois; j’en ai perdu les yeux.

8º Apprenez que les favoris de Henri III étaient appelés les _mignons_,
et non les _petits-maîtres_.

9º Apprenez que ce n’est que depuis 1741 que la chancellerie impériale
traite les rois de _majesté_ dans le protocole de l’empire.

10º Apprenez que Louis XIV obtint un désaveu formel de l’action de
l’ambassadeur Vatteville, lorsqu’il força d’abord le roi Philippe IV à
le rappeler.

11º Apprenez que la méthode du maréchal de Vauban lui appartenait tout
entière, et qu’elle n’était pas, comme on vous l’a dit, _d’un Hollandais
qui n’avait pu être employé dans sa patrie_; et souvenez-vous que quand
on est assez téméraire pour attaquer la mémoire d’un homme tel que le
maréchal de Vauban, il faut citer des autorités convaincantes.

12º Apprenez, que si vous gagiez, comme vous le dites, que les
aides-de-camp de Louis XIV ne mangeaient pas à sa table, vous perdriez.
Ils y mangeaient comme ceux de Louis XV, titrés ou non titrés. Les
gentilshommes ordinaires de sa chambre y mangeaient aussi quand ils
avaient fait les fonctions d’aides-de-camp. M. du Libois fut le dernier
qui eut cet honneur, etc. M. de Larrey, auteur de l’_Histoire de Louis
XIV_, était conseiller aulique du roi de Prusse, et n’était pas
gentilhomme de la chambre de Louis XIV, comme vous le dites, et ne
pouvait l’être étant calviniste.

13º Apprenez que cette criminelle remarque, «qu’un roi absolu qui veut
le bien est un être de raison, et que Louis XIV ne réalisa jamais cette
chimère,» est aussi punissable que fausse. Vous avez l’insolence, vous
jeune barbouilleur de papier, d’outrager Louis XIV et Louis XV! Je
détourne les yeux de votre crime, pour dire à cette occasion qu’un roi
absolu, quand il n’est pas un monstre, ne peut vouloir que la grandeur
et la prospérité de son état, parcequ’elle est la sienne propre,
parceque tout père de famille veut le bien de sa maison. Il peut se
tromper sur le choix des moyens, mais il n’est pas dans la nature qu’il
veuille le mal de son royaume.

J’ai une observation nécessaire à faire ici sur le mot _despotique_[374]
dont je me suis servi quelquefois. Je ne sais pourquoi ce terme, qui,
dans son origine, n’était que l’expression du pouvoir très faible et
très limité d’un petit vassal de Constantinople, signifie aujourd’hui un
pouvoir absolu et même tyrannique. On est venu au point de distinguer,
parmi les formes des gouvernements ordinaires, ce gouvernement
despotique dans le sens le plus affreux, le plus humiliant pour les
hommes qui le souffrent, et le plus détestable dans ceux qui l’exercent.
On s’était contenté auparavant de reconnaître deux espèces de
gouvernements, et de ranger les unes et les autres sous différentes
divisions. On est parvenu[375] à imaginer une troisième forme
d’administration naturelle à laquelle on a donné le nom d’état
despotique, dans laquelle il n’y a d’autre loi, d’autre justice, que le
caprice d’un seul homme. On ne s’est pas aperçu que le despotisme, dans
ce sens abominable, n’est autre chose que l’abus de la monarchie, de
même que dans les états libres l’anarchie est l’abus de la république.
On s’est imaginé, sur de fausses relations de Turquie et de Perse, que
la seule volonté d’un vizir ou d’un itimadoulet tient lieu de toutes les
lois, et qu’aucun citoyen ne possède rien en propriété dans ces vastes
pays; comme si les hommes s’y étaient assemblés pour dire à un autre
homme: Nous vous donnons un pouvoir absolu sur nos femmes, sur nos
enfants, et sur nos vies; comme s’il n’y avait pas chez ces peuples des
lois aussi sacrées, aussi réprimantes que chez nous; comme s’il était
possible qu’un état subsistât sans que les particuliers fussent les
maîtres de leurs biens. On a confondu exprès les abus de ces empires
avec les lois de ces empires. On a pris quelques coutumes particulières
au sérail de Constantinople pour les lois générales de la Turquie; et
parceque la Porte donne des timariots à vie, comme nos anciens rois
donnaient des fiefs à vie, parceque l’empereur ottoman fait quelquefois
le partage des biens d’un bacha né esclave dans son sérail, on s’est
imaginé que la loi de l’état portait qu’aucun particulier n’eût de bien
en propre. On a supposé[376] que dans Constantinople le fils d’un
ouvrier ou d’un marchand n’héritait pas du fruit de l’industrie de son
père. On a osé prétendre[377] que le même despotisme régnait dans le
vaste empire de la Chine, pays où les rois, et même les rois
conquérants, sont soumis aux plus anciennes lois qu’il y ait sur la
terre. Voilà comme on s’est formé un fantôme hideux pour le combattre;
et en fesant la satire de ce gouvernement despotique qui n’est que le
droit des brigands, on a fait celle du monarchique qui est celui des
pères de famille. Je ne veux point entrer dans un détail délicat qui me
mènerait trop loin; mais je dois dire que j’ai entendu par le despotisme
de Louis XIV, l’usage toujours ferme et quelquefois trop grand qu’il fit
de son pouvoir légitime. Si dans des occasions il a fait plier sous ce
pouvoir les lois de l’état, qu’il devait respecter, la postérité le
condamnera en ce point: ce n’était pas à moi de prononcer; mais je défie
qu’on me montre aucune monarchie sur la terre dans laquelle les lois, la
justice distributive, les droits de l’humanité, aient été moins foulés
aux pieds, et où l’on ait fait de plus grandes choses pour le bien
public, que pendant les cinquante-cinq années que Louis XIV régna par
lui-même.

14º Apprenez que l’établissement des milices n’est point le malheur de
la France, comme vous avez l’impudence de le dire; que ces milices, qui
sont la pépinière des armées, contribuèrent à sauver la France dans les
dernières campagnes du maréchal de Villars, et à la rendre victorieuse
dans les campagnes de Louis XV; que l’excellente méthode qu’on a prise,
en 1724, concernant le maintien de ces milices, est due principalement
au conseil de M. Duverney, et qu’elle a été très perfectionnée par M.
le comte d’Argenson[378]. On se fait un devoir de rendre cette justice à
de bons citoyens, pour se laver de l’opprobre de vous adresser la
parole.

15º Apprenez qu’il est faux que tous les catholiques du Languedoc
avouent que la seule cause du supplice du fameux ministre Brousson fut
qu’il était hérétique. L’abbé Brueys, dans son Histoire des troubles des
Cévennes[379], rapporte qu’il avait eu autrefois des intelligences avec
les ennemis, et qu’il fut roué sur sa propre confession. Ces
intelligences étaient très peu de chose. On usa avec lui d’une extrême
rigueur; ce fut une cruauté, plus qu’une injustice. On fesait pendre les
prédicants de votre communion, qui venaient prêcher malgré les édits. On
rouait ceux qui avaient excité à la révolte; telle était la loi: elle
était dure; mais il n’y eut rien d’arbitraire dans les jugements[380].

16º Apprenez que Louis XIV n’a jamais dit au lord Stair, ambassadeur
d’Angleterre, à l’occasion du port qu’il voulait faire à Mardick:
«Monsieur l’ambassadeur, j’ai toujours été le maître chez moi,
quelquefois chez les autres; ne m’en faites pas souvenir.»

Vous n’êtes qu’un menteur; car ce n’est pas avec vous qu’il faut ménager
les termes, quand vous dites: «Je sais de science certaine que Louis XIV
tint ce discours.» J’avais dit[381] que je savais de science certaine
qu’il ne le tint pas; mais voici pourquoi je m’étais exprimé ainsi. Je
demande pardon à M. le président Hénault de mêler ici son nom à celui
d’un homme tel que vous; mais la vérité de l’histoire exige que je le
cite, et que j’atteste sa bonne foi et sa candeur. C’est lui seul qui a
rapporté cette anecdote. Il a souffert la hardiesse que j’ai prise de le
contredire; hardiesse d’autant plus excusable en moi, qu’on sait a quel
point j’aime et j’estime son ouvrage[382] et sa personne. Il permettra
encore que je révèle ce qui s’est passé entre lui et moi à ce sujet,
parceque mon respect pour la vérité est égal à l’amitié que j’ai pour
lui.

Je lui dis avant mon départ: «Êtes-vous bien sûr que le feu roi ait tenu
à un ambassadeur d’Angleterre un discours qui me semble si peu
convenable? Il aurait pu parler ainsi à un ministre des États-Généraux,
parcequ’en effet il avait été le maître chez eux; mais certainement, il
ne l’avait jamais été chez les Anglais. Il devait la paix à cette
nation, et même une partie de ses frontières: comment donc aurait-il pu
s’exprimer d’une manière si peu conforme à sa situation, et qui ne
pouvait manquer de lui attirer une réponse très désagréable d’un homme
tel que milord Stair, dont vous avez connu le caractère?»

«Vous avez raison, me répondit-il; M. de Torci m’a dit les mêmes choses
que vous; il m’a ajouté que jamais le comte de Stair n’avait parlé au
roi qu’en sa présence, et il m’a protesté n’avoir jamais entendu
prononcer ces paroles à Louis XIV.--Pourquoi donc les avez-vous
rapportées?» lui dis-je. Il me fit l’honneur de me répliquer qu’elles
étaient imprimées avant que M. le marquis de Torci l’eût averti, et
qu’il avait cité cette anecdote dans son livre sur la foi des hommes les
plus considérables de la cour. Il disait vrai, et il avait pour lui des
témoignages nombreux et respectables. Je lui repartis que, selon la
doctrine des probabilités, le témoignage de M. de Torci, seul témoin
nécessaire, joint à toutes les vraisemblances qui sont très fortes,
anéantissait le rapport de tous ceux qui n’avaient pas été témoins,
quelque unanime qu’il pût être, et quelque autorité que lui donnassent
les noms les plus illustres. Il me semble qu’à la fin de la
conversation, M. le président Hénault eut la bonté de convenir qu’à la
première édition de son livre, qui sera sans doute souvent réimprimé,
parcequ’il sera toujours nécessaire, il mettrait un petit correctif à
cette anecdote, en la rapportant comme un ouï-dire[383]. Ce que je viens
de raconter, et dont je demande encore très humblement pardon à M. le
président Hénault, doit moins servir à fortifier le pyrrhonisme de
l’histoire qu’à faire voir avec quel scrupule il faut peser les
autorités et balancer les raisons. Ce trait apprendra aux lecteurs quels
soins j’ai pris de m’instruire; et peut-être regrettera-t-on que je ne
puisse plus être à la source des lumières que j’aurais fidèlement
répandues.

17º Apprenez combien il est indécent et révoltant de dire à propos du
comte de Plelo «qu’il ne mourut au lit d’honneur que parcequ’il
s’ennuyait à périr à Copenhague, et qu’il était estimé des savants
danois, parcequ’ils sont fort ignorants.» Jugez ce que vous devez
attendre de pareilles remarques qui insultent follement les vivants et
les morts. Vous dites que le roi Casimir était un sot, ainsi que tous
les Polonais. Quel asile vous restera-t-il sur la terre?

18º Apprenez combien il est ridicule d’avancer que jamais Louis XIV
n’eut une cour plus nombreuse que lorsque obligé de quitter sa capitale,
il était prêt d’être livré au grand Condé à la journée de Blenau.

19º Apprenez que le grade militaire est toujours à l’armée au-dessus de
la naissance, et que le premier grade donne à la cour cette prérogative.
Fabert, maréchal de France, passait partout, sans contredit, devant les
Montmorenci et les Châtillon, lieutenants-généraux.

20º Apprenez à connaître l’Allemagne. Distinguez le conseil de ce qu’on
appelle les légistes. Sachez que, surtout dans les états du roi de
Prusse, les magistrats sont bien loin de disputer quelque chose aux
officiers.

21º Apprenez que jamais Louis XIV n’a dit au parlement de Paris que
Louis XIII n’aimait pas les huguenots, et les craignait; et que pour lui
il ne les craignait ni ne les aimait. Ce monarque n’allait point au
parlement pour faire des antithèses, et il n’a jamais tenu de lit de
justice à l’occasion des prétendus réformés.

22º Apprenez que vous vous trompez autant sur ce que Louis XIV dit au
parlement de Paris, que sur ce qu’il n’y dit pas. Le discours qu’il y
prononça en 1654, que je rapporte, et que vous niez, est mot pour mot
dans un extrait d’un journal du parlement que j’ai vu. Plusieurs
mémoires du temps citent exactement les mêmes paroles. Quand je dis que
vous vous trompez, je n’entends pas que vous vous méprenez, que vous
avez mal lu, mal retenu, ce qui pourrait arriver à tout critique;
j’entends que vous n’avez rien lu, et que vous barbouillez au hasard des
notes qui n’ont d’autre fondement que l’envie de mettre au bas des pages
de mon livre, mal contrefait, des faussetés dont votre témérité seule
est capable.

23º Apprenez qu’il est faux, qu’il est impossible que le conseil de
Louis XIII ait sollicité le cardinal Duperron de s’opposer, comme vous
osez l’avancer, à cette fameuse proposition du tiers-état: «qu’aucune
puissance spirituelle ne peut priver les rois de leur puissance sacrée,
qu’ils ne tiennent que de Dieu seul, etc.»

Quoi! vous avez le front de représenter le conseil d’un roi de France
comme une troupe d’imbéciles et de perfides qui sollicitent le clergé
d’enseigner qu’on peut déposer et tuer ses maîtres! Si le malheur des
temps et l’esprit de discorde avaient jamais pu porter le conseil d’un
roi à une si lâche fureur, il faudrait avoir des preuves plus claires
que le jour pour tirer de l’obscurité une anecdote aussi infâme. Mais
quelle preuve en pouvez-vous avoir, vous, audacieux ignorant, qui n’avez
jamais rien lu, et qui écrivez de caprice ce que vous dicte votre
démence? Vous avez peut-être entendu dire confusément que le conseil du
roi se mêla, comme il le devait, de cette célèbre querelle entre le
clergé et le tiers-état dans les états de 1614. Il ne sera pas inutile
de dire ici que, le 5 de janvier 1615, la chambre du clergé fit enfin
signifier à la chambre du tiers-état l’article qu’elle dressa suivant la
quinzième session du concile de Constance, qui condamne comme abominable
et hérétique l’opinion «qu’il est permis d’attenter à la personne sacrée
des rois;» mais elle ne se relâcha point sur l’article de la déposition;
et le cardinal Duperron maintint toujours «qu’il n’était pas sûr et
indubitable qu’un roi ne pût pas être déposé par l’Église.»

Le parlement, qui dans tous les temps a maintenu le droit de la couronne
contre les entreprises ecclésiastiques, avait pris ce temps pour donner
un arrêt, le 2 janvier, conforme à cent arrêts précédents, par lesquels
«nulle puissance n’a droit ni pouvoir de dispenser les sujets du serment
de fidélité.» La chambre du clergé demanda la cassation de cet arrêt,
sous prétexte qu’il était rendu pendant la tenue des états, et que le
parlement n’avait pas droit de se mêler de la législation tandis que les
législateurs étaient assemblés. Ce nouvel incident échauffa les esprits.
On assembla le conseil du roi le 6 janvier; et le prince de Condé, chef
du conseil, après avoir opiné sévèrement contre le cardinal Duperron, et
après avoir donné les plus grands éloges à la fidélité et au zèle du
parlement, conclut pourtant, pour le bien de la paix, à interdire sur ce
point toute dispute au clergé et au tiers-état, et à défendre au
parlement de publier son arrêt, pour conserver, disait-il, la
supériorité des états sur le parlement. Voilà toute la part que le
conseil suprême de Louis XIII eut dans cette affaire importante. Voilà
comment, selon le critique La Beaumelle, ce conseil sollicita le clergé
de déclarer qu’il est permis de déposer et de tuer les rois. L’auteur du
_Siècle de Louis XIV_ était et devait être informé de toutes ces
particularités: il ne les a pas rapportées dans le tableau raccourci
qu’il a fait de tant d’événements; et il a dû d’autant moins en faire
mention, que cette scène se passa près de trente années avant les temps
qui sont l’objet de son travail. Un auteur doit toujours en savoir
beaucoup plus que son livre, sans quoi il serait incapable de le faire:
un critique doit en savoir plus encore que l’auteur, sans quoi il est
incapable de bien critiquer.

24º Apprenez qu’il est faux qu’un officier se soit percé de son épée en
présence de Louis XIV, après avoir été outragé par une raillerie
sanglante de ce monarque. Vous voulez flétrir en vain sa mémoire par un
conte qui n’est pas même accrédité dans la populace, et qui ne se trouve
dans aucun auteur connu des honnêtes gens.

25º Apprenez que beaucoup d’historiens ont prétendu que la reine Anne
était d’intelligence avec son frère, quand ce frère, en 1708, tenta de
faire une descente en Écosse; que Reboulet est de cette opinion: que lui
et ses garants se trompent; et que, pour oser être critique, il faut
savoir ce que les historiens ont rapporté, et ce qu’ils ont mal
rapporté.

26º Apprenez que l’électeur palatin était à Manheim, quand M. de Turenne
saccageait Heidelberg et son pays.

27º Apprenez que le chevalier de Lorraine était à Paris, et non à Rome,
quand madame de Coëtquen lui révéla le secret de l’état, qu’elle avait
arraché à M. de Turenne; que ce grand homme ayant eu le courage d’avouer
sa faiblesse, la perfidie de madame de Coëtquen étant éclaircie, la
division ayant troublé la maison de Monsieur, le chevalier ayant été
enfermé à Pierre-Encise, il eut ensuite permission d’aller à Rome.

28º Apprenez que c’est le comble de l’impertinence de dire que «toutes
les guerres d’aujourd’hui sont des guerres de commerce;» qu’il n’y a eu
que celle de l’Angleterre avec l’Espagne, en 1739, qui ait eu le
commerce pour objet; que jamais la France n’en a eu jusqu’ici aucune de
cette nature; que les guerres pour les successions de l’Espagne et de
l’Autriche étaient d’un genre un peu supérieur.

29º Apprenez que jamais ce Cavalier, chef des fanatiques, n’obtint
l’exercice de la religion calviniste dans le Languedoc[384]. C’eût été
obtenir le rétablissement de l’édit de Nantes. Il n’eut cette
permission que pour les régiments qu’il voulut lever.

30º Apprenez, si vous pouvez, quel est l’excès ridicule d’un jeune
ignorant qui dit d’un ton de maître: «Le maréchal de Villars ne prédit
point la perte de la bataille d’Hochstedt; il a dit seulement les
raisons pour lesquelles elle fut perdue.» Il semble, à vous entendre
parler, que vous ayez entretenu ce général. Sachez que cette lettre,
écrite par lui à M. de Maisons son beau-frère, sur la seule nouvelle de
la position de l’armée française à Hochstedt, est une chose connue dans
sa famille. Un laquais de cette maison, qui aurait entendu ses maîtres
parler de cette anecdote, serait cent fois plus croyable que vous. Il
vous sied bien à vous, moins instruit et moins accrédité que ce laquais,
de parler avec cette confiance d’un général dont vous n’avez jamais pu
approcher! il vous sied bien de l’appeler _le plus vain des
hommes_[385], et de lui reprocher ses richesses!

31º Apprenez que ceux qui vous ont dit que les filles héritent de la
Navarre, et que c’est pour cela que Madame royale a eu le pas sur
Mesdames de France, vous ont dit trois sottises. Le patrimoine de la
partie de la Navarre qui appartenait à Henri IV, fut réuni par lui à la
couronne de France en 1607, et plus solennellement en 1620 par Louis
XIII, lorsqu’il créa le parlement de Pau; par conséquent cet état est
soumis à la loi salique. Aucune princesse du sang de France, qui n’est
pas reine, n’a le pas sur Mesdames de France, c’est-à-dire sur les
filles du roi. Ses filles gardent entre elles le rang de l’ordre de la
naissance. La duchesse de Savoie, fille de Henri IV, qu’on appelait
Madame royale, ne put jamais être en concurrence avec plusieurs filles
d’un roi de France. Elle était la seconde des filles de Henri IV. La
première fut femme de Philippe IV, roi d’Espagne, la troisième fut reine
d’Angleterre. Il n’y eut point de Mesdames de France du temps de Louis
XIII ni de Louis XIV. Vous savez aussi peu l’histoire que le cérémonial.

32º Apprenez que vous êtes aussi téméraire quand vous approuvez que
quand vous critiquez. Le portrait, dites-vous, que j’ai fait des princes
de Vendôme est très ressemblant. Oui, il l’est, parceque j’ai eu
l’honneur de voir trois ans de suite le dernier prince de Vendôme; mais
ce n’est pas à vous à le dire. C’est ainsi que pourrait s’exprimer un
homme qui les aurait long-temps approchés; mais vous n’avez pas plus de
droit de confirmer mon témoignage que de le nier.

33º Apprenez que c’est dans les _Mémoires_ manuscrits _du marquis de
Dangeau_ que se trouvent ces paroles de Louis XIV sur le maréchal de
Villeroi: «On se déchaîne contre lui parcequ’il est mon favori.» Ce
n’est pas assez que je les aie lues dans ces _Mémoires_ pour les
rapporter; elles m’ont été confirmées par d’autres personnes, et surtout
par le cardinal de Fleury. Ce n’est que sur plusieurs témoignages
unanimes qu’il est permis d’écrire l’histoire. Le rapport d’un témoin
considérable donne de la probabilité, le rapport de plusieurs peut
faire la certitude historique, et la négation de La Beaumelle fait une
impertinence.

34º Apprenez que Saint-Olon, gentilhomme ordinaire du roi, envoyé à Fez
et à Gênes, n’était et ne pouvait être un secrétaire d’ambassade. Sachez
qu’il n’y a point chez les ministres de France de secrétaire d’ambassade
proprement dit, comme il se pratique ailleurs, mais des secrétaires
d’ambassadeurs, choisis et payés par l’ambassadeur même. Sachez que le
roi de France n’envoie jamais d’ambassadeur à Gênes, et que Louis XIV y
fit porter ses menaces par cet officier de sa maison, comme un pareil
officier y a été envoyé par Louis XV qui la protégeait. Sachez que je le
suis, quoi que vous en disiez, et que je ne m’en vante pas comme vous le
dites; que je regarde avec beaucoup d’indifférence tous les titres et
tous les honneurs, en respectant profondément ceux qui m’en ont honoré;
que je ne mets jamais aucun titre à la tête de mes ouvrages; que je ne
m’annonce, que je ne me donne que pour un homme de lettres, que vous
auriez dû choisir plutôt pour votre maître que pour votre ennemi. Vous
avez en vain l’insolence de vouloir avilir un corps de la maison du roi
de France, en disant que de mauvais historiens de Louis XIV, Racine,
Larrey, et moi, étaient de ce corps. A l’égard de Racine, Louis XIV
voulut l’élever à cette dignité pour récompenser un très grand mérite;
et Louis XV a daigné me faire la même grace, qui est au-dessus de ma
naissance, pour favoriser mes faibles efforts, et pour encourager les
lettres. Cette condescendance de deux grands rois fait honneur à leur
générosité, et ne peut faire aucun tort à un corps d’officiers de la
couronne, aussi ancien que la monarchie.

Je pourrais vous donner autant de leçons que vous avez fait de
remarques; mais je me contenterai de vous donner en général l’avis
d’étudier, et de vous repentir.



SECONDE PARTIE[386].


Pour mieux se justifier auprès du public de tant de détails, et pour
rendre autant qu’on le peut les choses personnelles d’une utilité
générale, on fera ici une remarque littéraire qu’on soumet au jugement
de tous ceux qui lisent ou qui écrivent l’histoire. La Beaumelle, en
jeune homme inconsidéré, me reproche de n’avoir pas semé assez de
portraits dans mon ouvrage. J’ai toujours pensé[387] que c’est une
espèce de charlatanerie de peindre autrement que par les faits les
hommes publics avec lesquels on n’a pu avoir de liaison. J’ai peint le
siècle et non la personne de Louis XIV, ni celle de Guillaume III, ni le
grand Condé, ni Marlborough. Il n’appartient qu’au père Maimbourg de
faire des portraits recherchés et fleuris des héros que l’on n’a pas vus
de près. Le cardinal de Retz a fait une espèce de galerie de portraits
dans ses Mémoires: cette liberté lui était très permise. Il avait connu
tous ceux dont il parlait, dans toutes les situations de leur ame, dans
leur vie particulière et publique, dans leurs amitiés et dans leur
haine, dans leur bonne et mauvaise fortune. Il serait seulement à
souhaiter peut-être que son pinceau eût été quelquefois moins conduit
par la passion. De tous ces caractères tracés par des contemporains,
qu’il y en a peu d’entièrement fidèles! N’entend-on pas tous les jours
porter des jugements différents d’un homme en place par la même
personne, selon qu’elle est plus ou moins contente? J’eus une preuve
bien forte de ce que j’avance, lorsqu’un jour à Bleinheim je suppliai
madame la duchesse de Marlborough de me montrer ses Mémoires. Elle me
répondit: «Attendez quelque temps, je suis occupée actuellement à
réformer le caractère de la reine Anne; je me suis remise à l’aimer
depuis que ces gens-ci gouvernent.»

Recherche qui voudra ces portraits de la figure, de l’esprit, du cœur,
de ceux qui ont joué les premiers rôles sur le théâtre du monde. Je sais
que ces peintures vraies ou fausses amusent notre imagination. Le bon
sens est souvent en garde contre elles.

Je me soucie fort peu que Colbert ait eu les sourcils épais et joints,
la physionomie rude et basse, l’abord glaçant; qu’il ait joint de
petites vanités au soin de faire de grandes choses: j’ai porté la vue
sur ce qu’il a fait de mémorable, sur la reconnaissance que les siècles
à venir lui doivent, non sur la manière dont il mettait son rabat, et
sur l’air bourgeois que le roi disait qu’il avait conservé à la cour.

Un La Beaumelle peut dire à son gré, dans la Vie de madame de Maintenon:
«Que madame de La Vallière avait des yeux bleus, point atteints du desir
de plaire; que madame de Montespan avait le nez de France le mieux
tiré; l’autour du cou environné de mille petits amours.» Il peut dire
que mademoiselle de Fontanges était une grande fille bien faite, que
madame de Montespan lui découvrait la gorge devant le roi, et qu’elle
disait: «Voyez, sire, que cela est beau! qu’en dites-vous? admirez
donc.» Il peut ajouter que Louis XIV l’aima comme Pygmalion. C’est là le
style dont il croit qu’il faut écrire l’histoire, et que sa modestie
veut me donner pour modèle. C’est à lui de peindre en détail toutes les
dames de la cour de Louis XIV; il les a connues à Genève; et moi, comme
il le dit très bien, je n’ai consulté pendant vingt ans que des gens qui
ont mal vu.

A l’égard des écrivains qui devinent, d’après leurs propres idées,
celles des personnages du temps passé, et qui, de quelques événements
peu connus, prennent droit de démêler les plus secrets replis des cœurs,
bien moins connus encore; ceux-là donnent à l’histoire les couleurs du
roman. La curiosité insatiable des lecteurs voudrait voir les ames des
grands personnages de l’histoire sur le papier, comme on voit leurs
visages sur la toile: mais il n’en va pas de même. L’ame n’est qu’une
suite continuelle d’idées et de sentiments qui se succèdent et se
détruisent: les mouvements qui reviennent le plus souvent forment ce
qu’on appelle le caractère, et ce caractère même reçoit mille
changements par l’âge, par les maladies, par la fortune. Il reste
quelques idées, quelques passions dominantes, enfants de la nature, de
l’éducation, de l’habitude, qui, sous différentes formes, nous
accompagnent jusqu’au tombeau. Ces traits principaux de l’ame s’altèrent
encore tous les jours; selon qu’on a mal dormi ou mal digéré. Le
caractère de chaque homme est un chaos, et l’écrivain qui veut
débrouiller après des siècles ce chaos, en fait un autre. Pour
l’historien qui ne veut peindre que de fantaisie, qui ne veut que
montrer de l’esprit, il n’est pas digne du nom d’historien. Un fait vrai
vaut mieux que cent antithèses.

Il en est à peu près de même des harangues. Si des héros qu’on fait
parler ne les ont pas prononcées, l’histoire alors est romanesque en ce
point. Il n’y a que deux discours directs dans toute l’histoire du
_Siècle de Louis XIV_[388]. Ils furent tous deux prononcés en effet,
l’un par le maréchal de Vauban au siége de Valenciennes, l’autre par le
duc d’Orléans avant la bataille de Turin. On n’examine point ici les
raisons qu’ont eues quelques anciens de prendre une plus grande liberté;
mais on croit que dans un siècle aussi philosophe que le nôtre, et au
milieu de tant de nations éclairées, l’on doit au public ce respect de
ne dire que l’exacte vérité, de faire toujours disparaître l’auteur pour
ne laisser voir que le héros, et de ne mettre jamais son imagination à
la place des réalités. Le goût du siècle présent est de montrer de
l’esprit à quelque prix que ce puisse être. On préfère une épigramme à
tout, et c’est en partie ce qui a fait tout dégénérer.

Après cette digression, on est malheureusement obligé de revenir à un
objet bien dégoûtant pour le public, à La Beaumelle. On sait bien qu’il
ne peut s’agir avec lui ni de discussion littéraire, ni
d’éclaircissements historiques. C’est un homme qui dit en deux mots, au
bas des pages, ou des absurdités, ou des mensonges, ou des injures.

Que ne s’en est-il tenu à outrager l’auteur du _Siècle_! Mais la même
fureur insensée qui lui a dicté son libelle du _Qu’en dira-t-on_ l’a
porté encore, dans ses remarques sur le siècle passé, à oser attaquer
les puissances du siècle où nous sommes. Enhardi qu’il est par une
impunité qui ne doit pas durer, mais qui l’aveugle, il insulte le roi de
Prusse, toute la maison d’Orléans, et le roi de France.

Les lecteurs judicieux, et qui ont de l’humanité, ne seront pas fâchés
de retrouver ici ce passage du chapitre des Anecdotes[389]: «Je ne sais
pourquoi la plupart des princes affectent de tromper par de fausses
bontés ceux de leurs sujets qu’ils veulent perdre. La dissimulation
alors est l’opposé de la grandeur: elle n’est jamais une vertu, et ne
peut devenir un talent estimable que quand elle est absolument
nécessaire. Louis XIV parut sortir de son caractère, etc.»

Voici la note de La Beaumelle: «Trait admirable et hardi, parcequ’il est
écrit à Potsdam.» Certainement si on ne savait que c’est un La Beaumelle
qui est l’auteur de ces commentaires, la postérité qui verrait une telle
remarque faite à Berlin, imprimée en Allemagne, et demeurée sans
réponse, serait en droit de conclure que le reproche fait ici à un
monarque par un contemporain dans ses propres états est fondé sur la
vérité. Cependant j’ose assurer que le portrait que ce correcteur
d’histoire fait si impudemment d’un grand prince, est l’opposé de son
caractère. Je parle ici en historien, qui dit la vérité sans mélange, et
sans restriction.

Il est dit dans l’histoire du _Siècle_[390]: «Que les dernières paroles
de Louis XIV n’ont pas peu contribué, trente ans après, à cette paix que
Louis XV a donnée à ses ennemis, dans laquelle on a vu un roi victorieux
rendre toutes ses conquêtes pour tenir sa parole, rétablir tous ses
alliés, et devenir l’arbitre de l’Europe par son désintéressement, plus
encore que par ses victoires.»

Que croira-t-on que La Beaumelle pense de ce morceau? «Ne prêtez point,
dit-il, de vertus à Louis XV. Ce désintéressement aurait été ridicule.»

En un autre endroit, il dit que M. de Voltaire _voudrait que le Français
fût esclave_[391]. Moi je voudrais que mes compatriotes fussent
esclaves! je voudrais être esclave et que tous les hommes fussent
libres. J’entends par libre, soumis uniquement aux lois: c’est la seule
manière de l’être.

Y a-t-il rien de plus affreux, de plus digne d’un châtiment exemplaire,
que de faire entendre qu’un grand prince empoisonna la famille royale
(page 347 du tome second de l’édition de La Beaumelle)? et ensuite
qu’un autre prince[392] fit assassiner Vergier; que ce fut un officier
qui fit le coup, et qui en eut la croix de Saint-Louis pour récompense?
Où a-t-il pris ces blasphèmes, qu’il débite avec autant d’ignorance que
de rage, et qui font rougir ceux qui s’avilissent jusqu’à le confondre?
Le burlesque se joint ici à l’horreur. Qui croirait qu’à propos de
l’endroit où il est dit que, dans la société, la bonté de Marie-Thérèse
fesait son seul mérite, ce grave commentateur, qui insulte tous les
princes, met en note: «Parlez des princes avec plus de respect.--Parlez
des choses saintes avec respect,» dit-il ailleurs, dans une autre note.
Et quel est cet homme qui donne ainsi des leçons de religion, sur un
livre où les choses les plus délicates sont traitées avec la
circonspection la plus sévère? c’est celui-là même qui, dans ses
commentaires sur ce livre, ose imprimer, à la page 148 du tome
troisième, que la guerre qu’on fit aux fanatiques des Cévennes «n’est
convenable qu’à des sauvages et à des chrétiens;» c’est celui-là même
qui, pour remarque presque unique sur le chapitre du _Jansénisme_, dit:
«Que ce chapitre doit plaire aux sages, et déplaire aux orthodoxes.»

Quel peut avoir été le but de cet écervelé, qui, pour un peu d’argent, a
vendu ces infamies à un libraire de Francfort? Ce n’est pas certainement
l’envie d’éclairer le public par ses lumières; ce n’est pas le soin
d’approfondir, par des remarques utiles, les faits énoncés dans
l’ouvrage utile de M. de Voltaire. Qu’a-t-il donc voulu? lui nuire, le
décrier, insulter à tort et à travers les rois et les particuliers, et
trouver le secret de se faire lire, à force d’insolence et d’outrages.
Il s’est flatté d’être lu à Berlin, parcequ’il nomme injurieusement,
dans cette édition, MM. d’Argens, Polnitz[393], Algarotti, Darget, et
Francheville; il s’est flatté d’être lu par tous ceux qui connaissent le
_Siècle de Louis XIV_, parcequ’il vomit contre l’auteur les plus
scandaleuses injures. Il a trouvé des lecteurs sans doute; quelque
fautive même que soit son édition, quelque mal imprimée qu’elle soit, on
a voulu la voir, comme on veut voir un monstre qu’on regarde un moment
par curiosité, et dont on se détourne ensuite avec un dégoût d’horreur.

Son principal dessein, dans son édition du _Siècle de Louis XIV_, dont
il a trouvé le secret de faire un libelle, est d’attaquer l’auteur dans
ses mœurs, en attaquant celles des autres. Quel rapport, je vous prie,
de l’histoire de Louis XIV avec la note de cet impertinent sur le
chapitre du _calvinisme_?

«Cavalier (le chef des révoltés des Cévennes) avait été, dit-il, rival
de Voltaire. Ils aimèrent l’un et l’autre la fille de madame Dunoyer,
fille de beaucoup d’esprit et de coquetterie. Ce qui devait arriver
arriva. Le héros l’emporta sur le poëte, et la physionomie douce et
agréable sur la physionomie égarée et méchante[394].»

Voilà une des remarques les plus historiques de ce libelle. Il était
triste, à la vérité, que la dame dont il parle eût abandonné son mari et
enlevé ses deux filles, pour se réfugier en Hollande; mais il faut
pardonner une faute que sa religion lui fit commettre; il faut plaindre
ses deux filles et les respecter. Toutes deux se sont retirées en
France: l’aînée est morte à la communauté de Sainte-Agnès, honorée et
chérie; l’autre est pensionnaire du roi[395], et vit d’ordinaire dans
une terre qui lui appartient, et où elle nourrit les pauvres; elle s’est
acquis auprès de tous ceux qui la connaissent la plus grande
considération. Son âge, son mérite, sa vertu, la famille respectable et
nombreuse à laquelle elle appartient, les personnes du plus haut rang
dont elle est alliée, devaient la mettre à l’abri de l’insolente
calomnie d’un scélérat absurde. Il y a sans doute de la honte à réfuter
des choses si honteuses; mais la malignité du cœur humain, qui reçoit
avec avidité toutes les anecdotes scandaleuses, servira d’excuse à la
peine qu’on prend ici.

Cavalier, étant colonel au service d’Angleterre, en 1708, passa dans les
Pays-Bas, et vit mademoiselle Dunoyer, encore très jeune; il la demanda
en mariage: cette négociation fut rompue, et Cavalier alla se marier en
Irlande. L’auteur du _Siècle_ était alors au collége; il n’alla en
Hollande qu’en 1714[396] et n’a connu Cavalier qu’en Angleterre, en
1726. Comment La Beaumelle ose-t-il donc, lui qui est actuellement dans
Paris, attaquer par de telles impostures l’honneur d’une famille de
Paris? Les princes dédaignent quelquefois les outrages, parcequ’ils sont
au-dessus des outrages; mais la justice venge l’honneur des citoyens si
criminellement attaqués.

Où a-t-il trouvé que le grand-père de feu madame la maréchale de N.[397]
avait été convaincu de fausse monnaie et d’assassinat (comme il le dit
p. 331 du t. II)? Si un citoyen, qui n’a pas été un homme public, un
homme livré à l’équité de l’histoire, avait en effet été coupable de ces
crimes, il faudrait les taire; et si on a l’ame assez basse et assez
méchante pour troubler ainsi les cendres des morts, sans aucune
apparence d’utilité, on est tenu au moins d’apporter les preuves les
plus authentiques; et avec ces preuves, on est encore bien condamnable.

Ce La Beaumelle, en fesant de mauvais livres, a trouvé le moyen
d’intéresser à sa personne vingt souverains et cent familles.

N’est-il pas encore bien digne d’une histoire de Louis XIV de mettre au
bas d’une page, en note, que j’ai été convaincu de plagiat dans je ne
sais quels vers que je fis, il y a treize ou quatorze ans, pour une
jeune princesse, aujourd’hui reine[398]? Que Louis XIV a-t-il à démêler
avec ces vers? ils n’étaient pas plus faits pour être publics que ce
qu’on dit dans la conversation. Il échappe tous les jours de ces
petites pièces, dont le principal mérite est dans l’à-propos, et dans
les circonstances où elles sont faites. Ceux qui en sont les auteurs
n’en font nul cas, et ne les conservent jamais. Les écumeurs de la
littérature les recueillent avec avidité, et en chargent leurs feuilles,
comme les laquais répètent et gâtent dans l’antichambre ce qu’ils ont
mal entendu à la porte. Un nommé Pitaval s’avisa d’attribuer cette
petite pièce à feu La Motte; La Beaumelle répète cette sottise de
Pitaval, dans une note sur Louis XIV; et il se trouvera encore quelque
compilateur qui, dans un dictionnaire, à l’article _Pitaval_, ne
manquera pas de relever cette anecdote, pour l’utilité du genre humain.

C’est avec la même bassesse que cet homme imagine que «M. de Voltaire a
vendu chèrement le _Siècle de Louis XIV_ au libraire Conrad Walther, qui
paie si mal.» Il avait droit apparemment de tirer une juste rétribution
du fruit d’un travail si long et si pénible; mais il ne l’a pas fait. M.
de Francheville, conseiller aulique du roi de Prusse, voulut bien
présider à la première édition de Berlin, laquelle il céda à Conrad
Walther au prix coûtant. Ses comptes en font foi; et M. de Voltaire a
fait présent de tous ses ouvrages, et de la nouvelle édition du
_Siècle_, au même libraire, sans exiger la plus légère récompense.

Il est faux qu’il ait jamais vendu le moindre manuscrit à des libraires
de Hollande et d’Allemagne. Il leur a fait gagner beaucoup d’argent. Il
veut être bien servi par eux, et n’est point à leurs gages.

Ce n’est pas qu’il croie qu’un auteur doive être privé du fruit de son
travail, quand ses libraires s’enrichissent par ce travail même. Le
seigneur d’une terre ne subsiste que de la vente de ses denrées; un
écrivain peut vivre du prix de ses travaux. Il n’était pas juste que les
deux Corneille fussent très mal à leur aise, eux qui avaient fait la
fortune des libraires et des comédiens. On nous répète tous les jours
que, quand le grand Corneille, sur la fin de sa vie, venait au théâtre,
tout le monde se levait pour lui faire honneur. Cela n’est pas plus vrai
que le conte de cet ambassadeur, qui demanda si Corneille était du
conseil d’état. Les grands hommes tels que lui inspirent quelquefois la
curiosité, mais ou ne leur rend point d’hommages. Il avait bien de la
peine à obtenir des comédiens qu’ils représentassent ses dernières
pièces. Ils refusèrent même absolument d’en jouer quelques unes; et il
fut obligé de les donner à une mauvaise troupe qui était alors à Paris.
On aurait dû lui faire plus d’honneur, et avoir plus de soin de sa
fortune; mais sa personne eut aussi peu de considération que ses
premiers ouvrages lui attirèrent de gloire et de critiques. Il vécut et
mourut pauvre, ainsi que son frère. Les rétributions des spectacles, et
une pension modique, n’enrichissent pas. Louis XIV lui envoya une
gratification dans sa dernière maladie; mais jamais il ne fut récompensé
selon son mérite, si ce mérite doit l’être par l’aisance.

La Beaumelle reproche en vingt endroits à l’auteur de _la Henriade_ et
du _Siècle de Louis XIV_ jusqu’à sa fortune, comme si cette prétendue
fortune était faite aux dépens de La Beaumelle. Doit-on fouiller dans
les affaires d’une famille pour critiquer un poëme et une histoire?
Quelle lâcheté! Mais elle est trop commune. Qu’il soit permis de faire
une remarque à cette occasion: c’est un spectacle qui peut servir à la
connaissance du cœur humain, que de voir certains hommes de lettres
ramper tous les jours devant un riche ignorant, venir l’encenser au bas
bout de sa table, et s’abaisser devant lui, sans autre vue que celle de
s’abaisser. Ils sont bien loin d’oser en être jaloux; ils le croient
d’une nature supérieure à leur être. Mais qu’un homme de lettres soit
élevé au-dessus d’eux par la fortune et par ses places, ceux même qui
ont reçu de lui des bienfaits portent l’envie jusqu’à la fureur. Virgile
à son aise fut l’objet des calomnies de Mévius.

Ce vice est, à la vérité, de toutes les conditions, parcequ’il
appartient à la nature humaine. Tout homme est jaloux de la prospérité
de ceux qui sont de son état, ou de l’état desquels il croit être. Le
potier porte envie au potier[399], et Eschine à Démosthène. Quand
Boileau dit de Chapelain:

    Qu’il soit le mieux renté de tous les beaux esprits,
    Comme roi des auteurs qu’on l’élève à l’empire;
    Ma bile alors s’échauffe, et je brûle d’écrire.
                             Satire IX.

c’est comme si Boileau signait: _Je suis jaloux_.

La Beaumelle dit au public: «Il y a eu de meilleurs poëtes que Voltaire,
il n’y en a point eu de mieux récompensés. Il a sept mille écus de
pension. Le roi de Prusse comble les gens de lettres de bienfaits, par
les mêmes principes que les princes d’Allemagne comblent de bienfaits
les nains et les bouffons[400].»

La Beaumelle, en cette occasion, devient le Boileau, et Voltaire est le
Chapelain.

J’avouerai que j’ai fait autrefois, je ne sais comment, un poëme épique
comme Chapelain; mais je voudrais consoler les esprits de la trempe de
La Beaumelle, en leur apprenant que quand le monarque dont il parle me
fit renoncer, dans ma vieillesse, à ma famille, à ma maison, à une
partie de ma fortune, à mes établissements, pour m’attacher à sa
personne, je crus pouvoir, sans honte, recevoir en dédommagement une
pension d’un roi qui en donne à des princes. Il me semble d’ailleurs que
je ne suis pas extrêmement bouffon. Je me flatte peut-être; mais ce
n’est pas en cette qualité que le roi de Prusse me demanda au roi mon
maître, comme un roi de Cappadoce demanda autrefois à un empereur romain
un pantomime. Il me demanda comme un homme qui avait répondu pendant
seize années à ses bontés prévenantes; il me demanda pour cultiver avec
lui une langue dont il a fait la seule langue de sa cour, pour cultiver
des arts dans lesquels il a signalé son génie; et ce qui fait, ce me
semble, honneur à ces mêmes arts, à ma nation, et à la philosophie de ce
monarque, c’est qu’il daigna descendre jusqu’à me retenir auprès de lui,
comme son ami, titre qu’autrefois des rois, et même des empereurs,
donnèrent à de simples hommes de lettres, tel que je le suis. Je
rapporte le fait pour encourager mes confrères. Je suis le bûcheron à
qui le dieu Mercure donna une cognée d’or. Tous les bûcherons vinrent
demander des cognées. Au reste, en opposant ce mot d’ami, dont un grand
roi a daigné se servir, à ce mot de bouffon dont se sert La Beaumelle,
on peut croire que c’est sans la moindre vanité. On sait ce que ce terme
signifie dans la bouche et au bout de la plume d’un souverain. Ce n’est
que l’expression d’une excessive bonté, dont jamais l’inférieur ne peut
abuser, et qui ne fait qu’augmenter son respect. Et si l’amitié subsiste
si rarement entre des égaux; si tant de faux rapports, tant de petites
jalousies, tant de faiblesses auxquelles nous sommes sujets, altèrent
entre les particuliers cette liaison que l’on nomme amitié, combien
est-il plus aisé de perdre celle d’un roi, qui n’est jamais autre chose
que protection, et un peu de bonne volonté, dans un homme supérieur! Il
aperçoit bien mieux qu’un autre nos défauts et nos fautes, et il a
seulement plus d’occasions d’exercer une des vertus les plus convenables
aux rois, l’indulgence.

Quoi qu’il en soit, il est très aisé que le roi de Prusse trouve un
meilleur poète que moi, un académicien plus utile, un écrivain plus
instruit, quand ce ne serait que M. de La Beaumelle: mais il n’en
trouvera point de plus attaché à sa personne et à sa gloire. J’avais cru
faire plaisir à tant d’écrivains qui valent mieux que moi, de remettre
à sa majesté les pensions et les honneurs dont elle m’avait comblé[401].
J’ai crû que le seul honneur convenable à un homme de lettres était de
cultiver les lettres jusqu’au dernier moment de sa vie, et qu’il pouvait
renoncer aux pensions, aux cordons, aux clefs, comme on quitte une robe
de bal et un masque, pour rentrer paisiblement dans sa maison. Les La
Beaumelle me répondront que le roi de Prusse m’a rendu ces honneurs avec
une bonté qui les fâche: je leur dirai de ne se point décourager; et je
leur conseillerai de continuer à travailler, de parler désormais des
souverains vivants, et de leurs gouvernements, avec moins d’effusion de
cœur dans leurs livres, attendu que les chaînes qu’on donne aujourd’hui
aux Arétins ne sont pas d’or. Je leur conseillerai de fortifier leurs
talents et leur génie, et de venir ensuite demander ma place, qu’ils
rempliront beaucoup plus dignement que moi.

S’ils continuent à se rendre utiles par des critiques, non seulement
permises, mais nécessaires dans la république des lettres, je prendrai
la liberté de leur dire: «Censurez les ouvrages, vous faites très bien;
donnez-en de supérieurs, vous ferez encore mieux.» Quand le P. Bouhours
demande dans un de ses livres si un Allemand peut être un bel
esprit[402]; quand, parmi de bonnes critiques du Tasse, il en hasarde de
mauvaises; quand il dit que la grace est un _je ne sais quoi_, on paraît
en droit de se moquer de lui, et même de dire qu’il est un _je ne sais
qui_, comme a fait Barbier d’Aucour.

Si le P. Barry montre le _paradis ouvert à Philagie par cent_ et une
_dévotions à la Vierge, aisées à pratiquer_[403]; si Escobar facilite le
salut par des moyens beaucoup plus plaisants, on ne trouve point mauvais
que Pascal fasse rire l’Europe aux dépens d’Escobar et de Barry. Il a
poussé trop loin la raillerie, en fesant passer tous les jésuites pour
autant de Barrys et d’Escobars; mais il s’en faut beaucoup que ce livre
soit regardé du même œil par le public et par les jésuites; ils ont
réussi à le faire condamner par deux parlements[404], et n’ont pu
l’empêcher d’être les délices des nations.

Si l’auteur d’un livre de physique[405], utile à la jeunesse, avance que
Moïse était un grand et profond physicien; s’il dit que Locke n’est
qu’un bavard ennuyeux; s’il assure que le flux de l’Océan lui est donné
de Dieu, pour empêcher son eau salée de se corrompre, et pour conduire
nos vaisseaux dans les ports, oubliant que la mer Méditerranée a des
ports, point de flux, et qu’elle ne croupit point; s’il affirme que tout
a été créé uniquement pour l’homme, et s’il traite enfin avec hauteur
ceux qui ne sont pas de son avis, il est assurément permis, en estimant
son livre, de faire quelques innocentes plaisanteries sur de telles
opinions.

Quand Whiston a proposé en Angleterre des expériences ridicules et
impossibles, on s’est moqué publiquement de Whiston, et on a bien fait.
Il y a des erreurs qu’il faut réfuter sérieusement, des absurdités dont
il faut rire, des mensonges qu’on doit repousser avec force.

S’il s’agit d’ouvrages de goût, chacun est en droit de dire son avis, et
l’on est même dispensé de la preuve. Vous pouvez me comparer à Lucain,
sans que je le trouve mauvais. S’il est question d’histoire, non
seulement vous pouvez relever des fautes, mais vous le devez, supposé
que vous soyez instruit; et en cela vous rendez service à votre siècle,
surtout quand ces fautes sont essentielles, quand on a induit le public
en erreur sur des faits importants, qu’on s’est mépris sur les grands
événements qui ont troublé le monde, sur les lois, sur le gouvernement,
sur le caractère des nations et de leurs chefs, et plutôt surtout quand
on a calomnié les morts, que quand on a atténué leurs faiblesses.

Tout livre, en un mot, est abandonné à la critique. Montrez-moi mes
fautes, je les corrige. Voilà ma réponse: malheur à qui en fait
d’autres! Dieu me garde de traiter de libelle le livre qui m’apprend à
corriger mes erreurs! La simple critique est une offense envers moi, si
je ne suis qu’orgueilleux; c’est une leçon, si j’ai un amour-propre
raisonnable; mais celui qui, dans ses censures, mettra les outrages
violents, l’ignorance, la mauvaise foi, l’erreur, et l’imposture, à la
place des raisons, sera l’horreur et le mépris des honnêtes gens. Je ne
parle pas d’un malheureux qui, dans sa plate frénésie, attaquerait
grossièrement les rois, les ministres, les citoyens, et qui serait
semblable à ces fous furieux qui, à travers les grilles de leurs
cachots, veulent couvrir les passants de leur ordure; celui-là ne
mériterait que d’être renfermé avec eux, ou de suivre les
Cartouches[407] qu’il regarde comme de grands hommes.



TROISIÈME PARTIE[406].


Il importe peu à la postérité qu’une Française, nommée madame de
Villette, ait été propre nièce ou la femme d’un neveu de madame de
Maintenon. Je n’en ai parlé, dans le _Siècle de Louis XIV_, que pour
faire voir que la personne qui était en effet reine de France, était
plus occupée du soin de rendre les dernières années du roi agréables à
ce monarque, que de l’ambition d’élever sa famille. Je ne me suis point
trompé sur le caractère de cette personne si singulière. Ses lettres,
qu’on a publiées avant les éditions de 1753 du _Siècle de Louis XIV_,
sont la preuve que je n’ai rien avancé dont je ne fusse instruit, et de
mon amour pour la vérité. Il s’est trouvé que madame de Maintenon avait
signé par avance tout ce que j’avais dit d’elle.

Un traducteur, que je ne connais pas, des œuvres posthumes du vicomte de
Bolingbroke, me fait un juste reproche de l’inadvertance que j’ai eue
d’avoir supposé que madame de Villette, depuis madame de Bolingbroke,
était propre nièce de madame de Maintenon. La vérité est si précieuse,
qu’elle est respectable lors même qu’elle est inutile. Ce traducteur ne
se trompe pas moins que moi, quand il dit que le marquis de Villette
était parent et non neveu: il était neveu[408] réellement de madame de
Maintenon. Il eut deux femmes: madame de Caylus était fille de la
première, et il épousa en secondes noces mademoiselle de Marsilli, qui
est morte à Londres épouse de milord Bolingbroke. Ainsi madame de
Villette et madame de Caylus étaient toutes deux nièces de madame de
Maintenon; madame de Villette par son premier mari, et madame de Caylus
par sa naissance. Elles étaient toutes deux dans l’éclat de leur beauté
quand le marquis de Villette fit ce second mariage, et madame de
Maintenon lui disait: «Mon neveu, il ne tiendra qu’à vous d’avoir chez
vous bonne compagnie; vous avez une femme et une fille qui
l’attireront.»

Le traducteur de Bolingbroke se trompe un peu davantage, quand il dit
que j’ai fait de madame de Maintenon un portrait dans un goût tout neuf.
S’il avait été instruit, il aurait dit dans un goût très vrai. Je
pouvais charger ce portrait; je pouvais dire d’elle,

    _Qu’elle n’eut_ d’autres droits au rang d’impératrice
    Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice[409].

Je pouvais parler des hommages que sa beauté et son esprit lui
attirèrent dans sa jeunesse, en ayant été très informé par l’abbé de
Châteauneuf, le dernier amant de la célèbre Ninon ma bienfaitrice,
laquelle avait vécu, comme on sait, avec madame Scarron plusieurs
années dans la familiarité la plus intime; mais un tableau du siècle de
Louis XIV ne doit pas, à mon avis, être déshonoré par de pareils traits.
J’ai voulu dire des vérités utiles, non des vérités propres aux
historiettes. C’est une vérité très importante que la veuve de Scarron,
devenue reine de France, se soit trouvée malheureuse au faîte de la
grandeur par cette grandeur même. Elle disait à madame de Bolingbroke:
«Ah! ma nièce, si vous saviez ce que c’est que d’avoir à amuser tous les
jours un homme qui n’est plus amusable!»

C’est ainsi que le secret des cœurs est si peu connu; c’est ainsi que
nous sommes tous les dupes de l’apparence. On envie le sort de la femme,
et du favori, et du ministre d’un grand roi; mais ceux qui sont dans ces
places, et ceux qui les regardent d’en-bas, sont également faibles et
également malheureux. Qu’il y a loin de l’éclat à la félicité!

    «E benchè fossi guardian degli orti,
    Vidi e conobbi pur le inique corti[410].»

Au reste, que La Beaumelle donne la Vie de madame de Maintenon après
avoir publié ses Lettres; qu’il y copie mot à mot vingt passages du
_Siècle de Louis XIV_, contre lequel il a écrit; qu’il contredise au
hasard les Mémoires de l’abbé de Choisi, après les avoir soutenus contre
moi au hasard; qu’il se donne la peine de dire que le roi n’acheta
point la terre de Maintenon, mais qu’elle fut achetée de l’argent du
roi, et par l’avis du roi; qu’il rapporte que madame de Maintenon, dans
sa faveur, voyait souvent madame de Montespan, après l’avoir nié dans
ses Remarques sur le _Siècle_; tout cela est fort indifférent.

Il peut même faire attaquer vers les côtes de l’Amérique le vaisseau qui
portait mademoiselle d’Aubigné, par un vaisseau turc, sans que je le
reprenne.

Quelques personnes m’ont reproché d’avoir ménagé la mémoire de madame de
Maintenon, ainsi que La Beaumelle a osé me reprocher dans ses notes
d’avoir pu dire plus de mal de M. le maréchal de Villeroi et de M. de
Chamillart, et de ne l’avoir pas dit. Je sais combien la loi que Cicéron
impose aux historiens est respectable: ils ne doivent oser rien dire de
faux; ils ne doivent rien cacher de vrai[411]. Mais cette loi
ordonne-t-elle que l’histoire soit une satire? A qui madame de Maintenon
fit-elle du mal? qui persécuta-t-elle? Elle fit servir les charmes de
son esprit et sa dévotion même à sa grandeur; elle dompta son caractère
pour dompter Louis XIV. Mais quel abus odieux fit-elle de son pouvoir?
La constitution _Unigenitus_ lui parut la saine doctrine, comme elle le
dit dans ses _Lettres_; mais combattit-elle pour la saine doctrine par
des cabales? et si elle osa avoir une opinion dans des matières qu’elle
n’entendait pas, et qu’un esprit plus mâle aurait négligées, ne doit-on
pas savoir gré à une femme de n’avoir mêlé aucune vivacité à cette
opinion?

A l’égard du maréchal de Villeroi, je voudrais bien savoir s’il faut
flétrir un homme parcequ’il a été malheureux à la guerre, et parcequ’il
avait à combattre des généraux plus habiles que lui. Il est pardonnable
au peuple de s’emporter contre un homme dont les mauvais succès ont fait
l’infortune de la patrie; mais l’historien doit voir dans le général qui
a fait des fautes l’honnête homme qui n’en a point fait dans la société,
qui a été fidèle à l’amitié, généreux, et bienfesant. N’y a-t-il donc
d’autre gloire que celle d’avoir fait tuer des hommes avec succès?

_Il y avait beaucoup de choses à dire du maréchal de Villeroi_, à ce que
prétend La Beaumelle; et je les ai omises, _parcequ’à un certain âge on
est prudent et flatteur_. Je ne sais pas au juste quel âge a La
Beaumelle; mais il paraît qu’il n’est ni l’un ni l’autre, et je ne vois
pas qu’il doive me reprocher de la flatterie.

J’ai rendu, ce me semble, justice à M. de Chamillart; je n’ai rien tu,
mais je n’ai rien outré. Ceux qui poursuivent sa mémoire savent-ils
seulement ce que c’est que l’administration des finances dans un royaume
composé de tant de provinces, où la régie est si différente; dans un
royaume épuisé par la guerre de 1689, et pour qui la guerre de 1701
était devenue nécessaire; dans un royaume où rien ne pouvait s’opérer
que par des emprunts continuels; enfin dans une guerre long-temps
malheureuse, où il en a coûté plus en une seule année, pour l’article
seul des vivres, qu’il n’en coûta à Alexandre pour conquérir l’Asie?
Chamillart, sans doute, n’était ni un Colbert ni un Louvois, je l’ai
dit; mais c’était un honnête homme, un homme modéré, et je l’ai dit
encore[412]. «Un auteur impartial, dit le juge La Beaumelle, aurait sévi
contre Chamillart.» Quelle expression! et quel juge!

La France et l’Angleterre sont pleines d’écrivains qui croient plaider
la cause du genre humain quand ils accusent leur patrie. Il y a des gens
qui pensent qu’un historien doit décrier son pays pour paraître
impartial, condamner tous les ministres pour paraître juste, et immoler
son roi à la haine des siècles à venir pour paraître libre. Plusieurs
ont écrit avec plus de licence que moi, nul avec plus de liberté: mon
livre n’est pas assurément imprimé à Paris avec approbation et
privilége; je n’en veux que de la postérité: mais ma liberté a été celle
d’un honnête homme, d’un citoyen du monde. Quoique j’aie été
historiographe de France, je n’ai voulu achever mon ouvrage que hors de
France, afin de n’être pas soupçonné de la bassesse de flatter, et de
n’être pas glacé par la crainte de déplaire.

Il n’y a que trop de perfidies dans les cours; je le sais très bien. Il
n’y a que trop de mal dans ce monde; c’en est un grand de l’exagérer.
Peindre les hommes toujours méchants, c’est les inviter à l’être.

Il y avait dans le conseil de Louis XIV des hommes d’une vertu
supérieure à celle des Caton. Tel était le duc de Beauvilliers, qui fit
résoudre la paix de Rysvick uniquement parceque les peuples commençaient
à être malheureux. Il y avait de pareilles ames à la cour, comme le duc
de Montausier et le duc de Navailles. Je ne parle ici que des courtisans
qui ont été célèbres par leurs places, ou par leurs malheurs. MM. de
Pomponne et Lepelletier, dans leur ministère, furent plus connus par
leur probité désintéressée que par tout le reste, et jamais il n’y eut
une conduite plus irréprochable que celle de M. de Torci.

L’auteur vertueux d’un fameux livre me pardonnera donc si je prends
cette occasion de combattre ce titre d’un de ses chapitres, «Que la
vertu n’est point le principe du gouvernement monarchique[413]», et de
combattre tout ce chapitre, dans lequel il serait trop cruel qu’il eût
raison. Je lui dirai d’abord que la vertu n’est le principe d’aucune
affaire, d’aucun engagement politique. La vertu n’est point le principe
du commerce de Cadix; mais les Espagnols qui l’exercent, et avec qui
nous n’avons de sûreté que leur seule bonne foi et leur discrétion,
n’ont jamais trahi ni l’une ni l’autre. La vertu est de tous les
gouvernements et de toutes les conditions; il y en a toujours plus sous
une administration paisible, quelle qu’elle soit, que dans un
gouvernement orageux, où l’esprit de parti inspire et justifie tous les
crimes. Il se commit des actions atroces parmi les seigneurs de la cour
de Charles II et de Jacques II, qui ne se commettaient pas à la cour de
Louis XIV.

Je dirai à l’estimable auteur de ce livre, que lui-même n’a vu dans les
corps dont il a été membre, dans les sociétés dont il a fait l’agrément,
qu’une foule de gens de bien comme lui. Je lui dirai que s’il entend
par vertu l’amour de la liberté, c’est la passion des républicains,
c’est le droit naturel des hommes, c’est le desir de conserver un bien
avec lequel chaque homme se croit né, c’est le juste amour de soi-même
confondu dans l’amour de son pays. S’il entend la probité, l’intégrité,
il y en a toujours beaucoup sous un prince honnête homme. Les Romains
furent plus vertueux du temps de Trajan que du temps des Sylla et des
Marius. Les Français le furent plus sous Louis XIV que sous Henri III,
parcequ’ils furent plus tranquilles.

Voici comment l’auteur s’exprime pour appuyer son idée: «Si dans le
peuple il se trouve quelque malheureux honnête homme, le cardinal de
Richelieu, dans son _Testament politique_, insinue qu’un monarque doit
se garder de s’en servir. Il ne faut pas, y est-il dit, se servir de
gens de bas lieu; ils sont trop austères et trop difficiles.» Je crois
rendre service à la nation et à cet auteur, qui travaille pour le bien
de la nation, de lui démontrer qu’il se trompe. Qu’on lise les paroles
de ce Testament très faussement attribué au cardinal de Richelieu.

«Une basse naissance produit rarement les parties nécessaires au
magistrat; et il est certain que la vertu d’une personne de bon lieu a
quelque chose de plus noble que celle qui se trouve en un homme de
petite extraction. Les esprits de telles gens sont d’ordinaire
difficiles à manier, et beaucoup ont une austérité si épineuse, qu’elle
n’est pas seulement fâcheuse, mais préjudiciable. Le bien est un grand
ornement aux dignités, qui sont tellement relevées par le lustre
extérieur, qu’on peut dire hardiment que de deux personnes dont le
mérite est égal, celle qui est la plus aisée en ses affaires est
préférable à l’autre, étant certain qu’il faut qu’un pauvre magistrat
ait l’ame d’une trempe bien forte, si elle ne se laisse quelquefois
amollir par la considération de ses intérêts. Aussi l’expérience nous
apprend que les riches sont moins sujets à concussion que les autres, et
que la pauvreté contraint un officier à être fort soigneux du revenu du
sac.» (Chap. IV, sect. I.)

Il est clair par ce passage, assez peu digne d’ailleurs d’un grand
ministre, que l’auteur du Testament qu’on a cité craint qu’un magistrat
sans bien et sans naissance n’ait pas assez de noblesse d’ame pour être
incorruptible. On veut donc en vain s’autoriser du témoignage d’un
ministre de France pour prouver qu’il ne faut point de vertu en France.
Le cardinal de Richelieu, tyran quand on lui résistait, et méchant
parcequ’il avait des méchants à combattre, pouvait bien, dans un
ministère qui ne fut qu’une guerre intestine de la grandeur contre
l’envie, détester la vertu qui aurait combattu ses violences; mais il
était impossible qu’il l’écrivît: et celui qui a pris son nom, ne
pouvait (tout malavisé qu’il est quelquefois) l’être assez pour lui
faire dire que la vertu n’est bonne à rien.

Je n’ai assurément nulle envie, en réfutant cette erreur, de décrier le
livre célèbre où elle se trouve. Je suis loin de rabaisser un ouvrage
dont on n’a jusqu’à présent critiqué que ce qu’il y a de bon; un ouvrage
où à côté de cent paradoxes, il y a cent vérités profondes, exprimées
avec énergie; un ouvrage où les erreurs même sont respectables,
parcequ’elles partent d’un esprit libre, et d’un cœur plein des droits
du genre humain. Je prétends seulement faire voir que, dans une
monarchie tempérée par les lois, et surtout par les mœurs, il y a plus
de vertu que l’auteur ne croit, et plus d’hommes qui lui ressemblent.

Si feu milord Bolingbroke m’avait montré sa huitième lettre sur
l’Histoire, où la passion lui fait dire que «le gouvernement de son pays
est composé d’un roi sans éclat, de nobles sans indépendance, et de
communes sans liberté», je l’aurais prié de retrancher cette phrase dont
le fond n’est pas vrai, et dont l’antithèse n’est pas juste; et de ne
pas donner aux lecteurs lieu de croire que, dans ses écrits, le
mécontent entraînait trop loin le philosophe.

Le traducteur du lord Bolingbroke veut encore s’inscrire en faux contre
ce que j’ai rapporté du célèbre archevêque de Cambrai, Fénélon. Il veut
parler apparemment de ces vers que l’archevêque fit dans sa vieillesse:

    Jeune, j’étais trop sage[414],
    Et voulais trop savoir, etc.

Je puis protester que le marquis de Fénélon son neveu, ambassadeur en
Hollande, me les dit à La Haye en 1741. Il y avait dans la chambre un
homme très connu qui pourrait s’en souvenir; c’est en présence du même
homme que M. de Fénélon me montra le manuscrit original du _Télémaque_.
J’écrivis les vers en question sur mes tablettes, et je les possède
copiés dans un ancien manuscrit tout de la même main. M. de Fénélon me
dit que ces vers étaient une parodie d’un air de Lulli: je ne sais pas
encore sur quel air ils ont été faits; mais tout ce que je sais, c’est
qu’il est très utile de nous dire tous les jours à nous-mêmes, à nous
qui disputons avec tant de chaleur sur des bagatelles, sur des
difficultés puériles, que le grand archevêque de Cambrai reconnut, vers
la fin de sa vie, la vanité des disputes sur des objets plus sérieux.

Le traducteur de Bolingbroke me fait un reproche non moins injuste sur
le cardinal Mazarin. «Ce n’est pas par les vaudevilles, dit-il, qu’il le
faut juger.» Non, sans doute; et ce n’est ni sur les vaudevilles, ni sur
les satires qu’il faut juger personne, c’est sur les faits avérés. Or,
je voudrais bien savoir où ce traducteur a vu que le cardinal Mazarin
_trouva la France dans le plus grand embarras_. Quand il fut premier
ministre, il la trouva triomphante par la valeur du grand Condé et par
celle des Suédois. La paix de Vestphalie lui fit un honneur qu’on ne
peut lui ravir: mais les traités heureux sont le fruit des campagnes
heureuses. Cette paix était retardée quand nos prospérités étaient
interrompues; elle se fit quand Turenne fut maître de la Bavière, et
quand Kœnigsmarck prenait Prague. Ce n’est que les armes à la main
qu’on force une nation à céder une province: encore l’acquisition de
l’Alsace nous coûta-t-elle environ six millions d’aujourd’hui.

Ce traducteur dit que les belles années de Louis XIV furent celles où
l’esprit de Mazarin régnait encore. Est-ce donc l’esprit de Mazarin qui
conquit la Franche-Comté, et les villes de Flandre qu’il avait rendues?
Est-ce l’esprit de Mazarin qui fit construire cent vaisseaux de ligne,
lui qui, dans huit ans d’une administration paisible, avait laissé la
marine dépérir? Est-ce l’esprit de Mazarin qui réforma les lois qu’il
ignorait, et les finances qu’il avait pillées? Croit-on, pour avoir
traduit milord Bolingbroke, savoir mieux l’histoire de mon pays que moi?
Je la sais mieux que milord Bolingbroke, parcequ’il était de mon devoir
de l’étudier. Je n’ai eu nulle affection particulière, et la vérité a
été mon seul objet; non cette vérité de détails qui ne caractérisent
rien, qui n’apprennent rien, qui ne sont bons à rien, mais cette vérité
qui développe le génie du maître, de la cour, et de la nation. L’ouvrage
pouvait être beaucoup meilleur, mais il ne pouvait être fait dans une
vue meilleure.

J’apprends qu’on se plaint que j’ai omis plusieurs écrivains dans la
liste de ceux qui ont servi à faire fleurir les arts dans le beau siècle
de Louis XIV. Je n’ai pu parler que de ceux dont les écrits sont
parvenus à ma connaissance dans la retraite où j’étais[415].

J’apprends que plusieurs protestants me reprochent d’avoir trop peu
respecté leur secte; j’apprends que quelques catholiques crient que j’ai
beaucoup trop ménagé, trop plaint, trop loué les protestants. Cela ne
prouve-t-il pas que j’ai gardé mon caractère, que je suis impartial?

    «Est modus in rebus; sunt certi denique fines,
    Quos ultra citraque nequit consistere rectum.»
               HOR., lib. I, sat. I.


FIN DU SUPPLÉMENT
AU SIÈCLE DE LOUIS XIV.



TABLE

DES MATIÈRES DU SECOND VOLUME

DU SIÈCLE DE LOUIS XIV.


CHAP. XVIII. Guerre mémorable pour la succession à la monarchie
d’Espagne. Conduite des ministres et des généraux jusqu’en 1703, _page_
1.--Ligue contre la maison de France, 2.--Le ministère de France perd
sa supériorité, 4.--Le prince Eugène, 7.--Premiers progrès du prince
Eugène, 8.--Le maréchal de Villeroi commande, 10.--Échec de Chiari,
11.--Le maréchal de Villeroi pris dans Crémone, 12.--Crémone surpris
et repris, 13.--Duc de Vendôme en Italie, 15.--Duc de Savoie contre la
France, 16.--Portugal contre la France, 17.--Les alliés traitent avec
le roi de Maroc, 18.--Marlborough, ibid.--Avantages des alliés contre
la France, 19.--Bataille de Fridlingen, 24.--Le marquis de Villars
proclamé maréchal de France par les soldats, ibid.--Villars gagne
une bataille à Hochstedt, 25.--Bataille de Spire, 26.--L’électeur de
Bavière demande pour son malheur un autre général que Villars, 28.

CHAP. XIX. Perte de la bataille de Bleinheim ou d’Hochstedt, et ses
suites, 29.--Marlborough fait changer la fortune, ibid.--Combat de
Donavert, 30.--Bataille d’Hochstedt, 31.--Fautes, ibid.--Tallard,
32.--Marsin, ibid.--Maréchal de Tallard pris, son fils tué,
33.--Suite de cette bataille, 36.--Récompenses données à Marlborough,
37.--L’archiduc Charles, depuis empereur, va à Londres, 39.--Puissants
secours que l’Angleterre lui donne, ibid.

CHAP. XX. Pertes en Espagne: pertes des batailles de Ramillies et de
Turin, et leurs suites, 40.--Prise de Gibraltar, ibid.--Les Anglais
prennent le royaume de Valence et la Catalogne, 42.--Belle aventure du
comte Péterborough, ibid.--Disgraces des Français devant Barcelone,
43.--Bataille de Cassano, 44.--Ramillies, 45.--Paroles de Louis
XIV, 46.--Duc de La Feuillade, 47.--Préparatifs immenses et perdus,
48.--Bruits ridicules, 49.--Grandes fautes, 50.--Duc d’Orléans,
ibid.--Causes de la défaite devant Turin, 53.

CHAP. XXI. Suite des disgraces de la France et de l’Espagne. Louis
XIV envoie son principal ministre demander la paix. Bataille de
Malplaquet perdue, etc., 54.--Les Français perdent toute l’Italie,
ibid.--L’empereur fait sentir sa puissance, ibid.--Grandes pertes de
Louis XIV, 55.--Il résiste de tous côtés, 56.--L’archiduc Charles
proclamé roi d’Espagne, 57.--On propose d’envoyer Philippe V en
Amérique, 58.--Philippe V rentré dans Madrid, 59.--Les frontières
du côté du Dauphiné toujours négligées, 61.--La Provence sauvée,
62.--Louis XIV envoie le prétendant en Écosse avec une flotte,
ibid.--Le prétendant aborde et revient, 64.--Le duc de Bourgogne
commande les armées, 65.--Défaite à Oudenarde, 66.--Siège de Lille,
67.--L’armée de France sans succès et sans union, 68.--L’empereur
Joseph Iᵉʳ force le pape à reconnaître Charles son frère roi d’Espagne,
69.--Grande détresse de la France, 71.--Funestes effets de l’hiver de
1709, 72.--Louis XIV demande la paix, 73.--Les Hollandais deviennent
fiers, ibid.--Prétentions des Hollandais, 74.--Le roi leur envoie
un négociateur, 75.--Humiliation de Louis XIV, 77.--Propositions
insultantes faites à Louis XIV, ibid.--Résolution de Louis XIV,
78.--Action honorable du maréchal de Boufflers, ibid.

CHAP. XXII. Louis XIV continue à demander la paix et à se défendre. Le
duc de Vendôme affermit le roi d’Espagne sur le trône, 84.--Victoire
du maréchal Du Bourg, ibid.--Offres de Louis XIV, ibid.--Congrès
de Gertruidenberg, 85.--Bataille de Saragosse, 86.--L’empereur
Joseph Iᵉʳ, heureux et puissant, ibid.--Philippe V obligé de fuir
encore, 87.--L’Espagne désolée, 88.--Philippe V presque abandonné,
ibid.--Philippe V solidement rétabli, 90.--Intrigues à la cour de
Londres, causes d’un grand changement, 91.--Une petite cause produit de
très grands changements, 92.--Changements à la cour de Londres, mais
non encore dans le royaume, 93.--Prise de Rio-Janeiro, 97.

CHAP. XXIII. Victoire du maréchal de Villars à Denain. Rétablissement
des affaires. Paix générale, 97.--Les affaires changent en Angleterre,
ibid.--Suspension d’armes entre la France et l’Angleterre, 99.--État
désastreux de la France, ibid.--Mort du duc de Vendôme, 100.--Le
maréchal de Villars sauve la France, 101.--Combat de Denain, et
prospérités, ibid.--Le prince Eugène et le maréchal de Villars signent
la paix, 107.--La France assure les droits des princes d’Allemagne,
108.--Terme de _sujet_ employé mal à propos, ibid.--Réponse ridicule
attribuée mal à propos à Louis XIV, 109.--Traités accomplis, 110.--Le
roi d’Espagne soumet les Catalans, 111.

CHAP. XXIV. Tableau de l’Europe depuis la paix d’Utrecht jusqu’à
la mort de Louis XIV, 115.--Dans la guerre de 1701, parents contre
parents, ibid.--Changements en Europe opérés par la paix d’Utrecht,
116.--La reine Anne eût voulu que son frère lui succédât,
117.--Anecdote singulière, 118.

CHAP. XXV. Particularités et anecdotes du règne de Louis XIV, 121.--Il
faut se défier des anecdotes, ibid.--Ses premières amours, sujet
de plusieurs méchants livres, 123.--Comment il se formait l’esprit
et le goût, 124.--Traductions imprimées sous son nom, 125.--Son
discours au parlement, ibid.--Un curé a l’impertinence de vouloir
abolir les spectacles, 126.--Louis XIV, ainsi que Louis XIII, danse
en public, 128.--Opéra introduit en France, 129.--Quel était l’homme
au masque de fer, 130.--Mort du masque de fer, 132.--Fête de Vaux,
133. Belle action de Fouquet inutile, 136.--Dissimulation de Louis
XIV peu honorable, ibid.--Colbert, persécuteur de Fouquet, 137.--Le
chancelier Séguier méchant, 138.--Mazarin beaucoup plus coupable
que Fouquet, ibid.--Arrêt contre Fouquet, 139.--Saint-Évremond,
141.--Splendeur de la cour, 142.--Intrigues du roi avec sa belle-sœur,
143.--Galanteries, 144.--Fêtes magnifiques, ibid.--Devise du soleil
assez ridicule, 145.--Fous de cour, divertissement honteux, 149.--Le
légat vient demander pardon, 151.--Autre fête, ibid.--Querelles des
pairs, 152.--Habits à brevet, ibid.--Magnificence et ordre dans sa
maison, 153.--Présents et pensions aux gens de lettres de l’Europe,
154.--Maison bâtie à Florence de ses libéralités, 156.

CHAP. XXVI. Suite des particularités et anecdotes, 159.--Racine est
cause que Louis XIV ne danse plus sur le théâtre, 160.--Mariage du
comte de Lauzun avec la petite-fille de Henri IV, 162.--Mis en prison
pour ce mariage, 164.--Mademoiselle de Kéroual va gouverner le roi
d’Angleterre, 169.--On croit Madame, sœur de Charles II, empoisonnée,
ibid.--Indiscrétion de Turenne, cause des malheurs de Madame, et de
tous ces bruits odieux, 171.--Origine des fréquents empoisonnements
dont on se plaignit alors, 173.--Prétendus sortiléges, 175.--Maréchal
de Luxembourg à la Bastille, 177.--On croit la reine d’Espagne, nièce
de Louis XIV, empoisonnée, 180.--Plus de filles d’honneur chez la
reine, 182.--Trois femmes se disputent le cœur de Louis XIV, 183.

CHAP. XXVII. Suite des particularités et anecdotes, 185.--Mort de
mademoiselle de Fontange, ibid.--Faveur de madame de Maintenon,
ibid.--Faux bruits réfutés, 187.--Fêtes brillantes, ibid.--Dernières
années de madame de Montespan, 188.--Mort du grand Condé,
ibid.--Mariage de Louis XIV avec madame de Maintenon, 189.--Son
histoire, 190.--L’illustre Racine assez faible pour mourir de douleur
de ce qu’il a un peu déplu au roi, 197.--Vanité des grandeurs
démontrée par l’exemple de madame de Maintenon, 200.--Le roi attaqué
de la fistule, 201.--Mort de la dauphine de Bavière, 202.--_Esther_
et _Athalie_, ibid.--La duchesse de Bourgogne joue la comédie,
204.--Louis XIV voit mourir presque toute sa famille, 206.--Soupçons de
poison et calomnies, 207.

CHAP. XXVIII. Suite des anecdotes, 210.--Le jésuite Le Tellier
flétrit la fin de ce règne, ibid.--Dernière maladie du roi, 211.--Il
meurt avec courage, sans ostentation, 212.--Ses dernières paroles
au dauphin, 213.--Moins regretté qu’il ne devait l’être, 214.--Sa
réputation, 215.--Sa conduite et ses paroles, 216.--Son bon goût,
ibid.--Paroles mémorables, 217.--Écrits de sa main où il rend compte de
sa conduite, 218.--Conseils à son petit-fils, roi d’Espagne, 223.--Sa
politesse, 227.--Amusements, 229.--Sagesse, circonspection et bonté,
230.--Amour des louanges, mais envie de les mériter, 231.--Indulgence,
ibid.--Galanterie singulière, 232.--Le maréchal de La Feuillade lui
érige une statue, 233.

CHAP. XXIX. Gouvernement intérieur. Justice. Commerce. Police.
Lois. Discipline militaire. Marine, etc., 237.--Son assiduité au
travail, 238.--Finances. Libéralités au peuple, ibid.--Hôpitaux,
239.--Chemins, ibid.--Commerce, ibid.--Ports, 240.--Compagnies,
ibid.--Encouragements dans le commerce maritime, 241.--Injustice envers
Colbert, 242.--Manufactures, 245.--Gobelins, Savonnerie, glaces, etc.,
ibid.--Sedan, Aubusson, etc., etc., 246.--Paris embelli, 247.--Police,
ibid.--Bâtiments, 248.--Munificence envers Bernini, 250.--Perrault
fait mieux que Bernini, 251.--Fondations, 252.--Lois, 253.--Beaux
jugements rendus par Louis XIV, ibid.--Duels abolis, 254.--Réglements
militaires, 255.--Artillerie, 256.--Ordre de Saint-Louis, 258.--Hauteur
de Louis XIV avec l’Angleterre, 259.--Nouveaux ports, 260.--Marine,
ibid.--Colonies, 261.--Mémoires de tous les intendants pour
l’instruction du dauphin, duc de Bourgogne, 262.--Ce que fit Louis XIV,
et ce qui restait à faire, 263.--Changements heureux dans la nation,
266.--Plus de politesse et d’agréments qu’auparavant, 268.--Aisance
générale, 269.--Paris centre des arts, ibid.

CHAP. XXX. Finances et réglements, 271.--Colbert, ibid.--Peu
d’intelligence alors dans la nation, 273.--Défense au parlement de
faire des remontrances avant l’enregistrement, 274.--Édit de 1666
enregistré à la chambre des comptes et à la cour des aides, 276.--Abus,
ibid.--Colbert ne peut faire tout le bien qu’il veut, 279.--Traitants,
ibid.--Le Pelletier, contrôleur-général, 280.--Meubles d’argent
proscrits, 281.--Réformes nuisibles, ibid.--La guerre appauvrit
toujours, 282.--Capitation, 283.--Dixième, 284.--Chamillart, ministre,
285.--Desmarets, ministre, 286.--Combien d’argent dans le royaume,
290.--Industrie, vraie richesse, 291.--Culture, 292.

CHAP. XXXI. Des sciences, 295.--Sorciers, 301.--Superstitions,
302.--Philosophie nécessaire, ibid.

CHAP. XXXII. Des beaux-arts, 303.--Éloquence, 304.--Jean de Lingendes,
ibid.--Balzac, 305.--Voiture, 306.--Vaugelas, ibid.--Patru,
ibid.--Le duc de La Rochefoucauld, ibid.--Pascal, 307.--Bourdaloue,
ibid.--Bossuet, 308.--Fénélon, 310.--La Bruyère, 313.--Bayle,
314.--Pellisson, ibid.--Saint-Réal, 315.--Le grand Corneille,
ibid.--Racine, 317.--Molière, 319.--Boileau, 320.--La Fontaine,
321.--Quinault, ibid.--La Motte, 322.--Rousseau, ibid.

CHAP. XXXIII. Suite des arts, 328.--Musique, ibid.--Lulli,
ibid.--Architecture, 329.--Peinture, 330.--Académie de peintres
français à Rome, 331.--Sculpture, ibid.--Médailles, ibid.--Gravures,
332.--Chirurgie, ibid.

CHAP. XXXIV. Des beaux-arts en Europe du temps de Louis XIV,
334.--Pourquoi ce siècle est celui de Louis XIV, 335.--Milton,
ibid.--Dryden, 336.--Pope, ibid.--Addison, 337.--Newton, 338.--Locke
bien au-dessus de Platon, 340.--Hevelius, 341.--Munificence singulière
de Louis XIV envers Hevelius, ibid.--Leibnitz, ibid.

CHAP. XXXV. Affaires ecclésiastiques. Disputes mémorables,
344.--Évêques non prêtres, ibid.--Don gratuit, 345.--Richesses du
clergé, 346.--Usage du clergé dans ses subsides, 349.--Anciennes
maximes du clergé, 350.--Conduite du roi avec le clergé, 352.--Des
libertés de l’Église gallicane, ibid.--De la régale, 354.--Autrefois
les rois donnaient tous les bénéfices, ibid.--Résistance de l’évêque
de Pamiers, 355.--Grand-vicaire traîné sur la claie en effigie,
357.--Fameuse assemblée du clergé, 358.--La France prête à se séparer
de Rome, 359.--Les quatre propositions, 360.--Innocent XI, ennemi de
Louis XIV, 361.--Réforme du clergé, 363.--Superstitions supprimées en
partie, ibid.

CHAP. XXXVI. Du calvinisme au temps de Louis XIV, 365.--Pourquoi
y a-t-il toujours eu des querelles théologiques? ibid.--Origine
des sectes du seizième siècle, 367.--Ces sectes bannies des états
monarchiques, 368.--Pourquoi établies en France, 369.--Édit de Nantes,
370.--Séditions des réformés, 371.--Nouvelles guerres civiles des
réformés, 372.--Édit de grace aux réformés, 374.--Richelieu veut enfin
réunir les deux religions, ibid.--Réformés protégés par Colbert,
376.--Louis XIV excité contre eux, 377.--Petits enfants convertis,
379.--Mesures du gouvernement, ibid.--Pellisson convertit pour de
l’argent, 380.--Prédicants roués, 381.--Les huguenots s’enfuient,
382.--Dragonnades, 383.--Lettre apostolique de Louvois, 384.--Édit
de Nantes révoqué, 385.--Peuples, argent, manufactures, transportés,
386.--Prisons et galères, 388.--Rebelles et prophètes, 391.--Prophètes
verriers, 393.--Ministre roué, 394.--Prophètes assassins, 395.--L’abbé
de La Bourlie, ibid.--Guerres des fanatiques, 396.--Un garçon boulanger
fait la guerre à Louis XIV, 397.--Le garçon boulanger traite avec le
maréchal de Villars, 398.--Fureur singulière, 399.--Conspiration des
prophètes, 400.--Prophètes réfugiés à Londres proposent de ressusciter
un mort, 401.

CHAP. XXXVII. Du jansénisme, 402.--Jansénisme moins turbulent que le
calvinisme, ibid.--Baïus inintelligible, 403.--Rome se moque de Baïus,
404.--Molina visionnaire, ibid.--Procès à Rome pour ses visions,
405.--Ni les plaideurs ni les juges ne s’entendent, 406.--Jansénius
tout comme Baïus, ibid.--Arnauld digne de ne point entrer dans ces
querelles, 407.--Les cinq propositions aussi ridicules que cinq cents
autres, 408.--Tracasseries plus ridicules encore, 409.--Disputes
insensées, 410.--Arnauld persécuté, 411.--Formulaire à des filles,
412.--Grand miracle d’un œil guéri, 413.--Jésuites font aussi leurs
miracles, ibid.--Lettres provinciales, chef-d’œuvre, 414.--Ce
chef-d’œuvre brûlé, 415.--Religieuses enlevées, ibid.--Paix de Clément
IX, 416.--Port-Royal, 417.--Assemblées jansénistes, 418.--Cas de
conscience aussi ridicule que tout ce que dessus, 419.--Port-Royal
démoli, 420.--Quesnel, 421.--Quesnel prisonnier et délivré,
422.--Contrat des jansénistes avec la Bourignon, 423.--Projet fou des
jansénistes, ibid.--Le Tellier, confesseur du roi, fourbe, insolent, et
factieux, 425.--Le Tellier, fripon, 426.--Madame de Maintenon, faible
et bigote autant qu’ambitieuse, 427.--Autorité royale employée par les
jésuites, 428.--Bulle dressée par eux, 429.--Bulle qui met tout en
désordre, ibid.--Le jésuite Le Tellier en horreur, 430.--Changement
dans les affaires, 432.--Bulle méprisée, ibid.--Le système de Lass fait
oublier la bulle, 433.--Pacification apparente, 435.--Singulier concile
d’Embrun, 436.--Convulsionnaires, 437.--Décadence des jésuites, 439.

CHAP. XXXVIII. Du quiétisme, 441.--Madame Guyon extravagante,
ibid.--Lacombe, directeur de la Guyon, ibid.--Madame Guyon enfermée
à Vincennes, 446.--Marie d’Agréda, plus folle que la Guyon, regardée
comme sainte, ibid.--Fénélon persécuté pour aimer Dieu, 447.--Très
mauvais procédé de Bossuet, 443.--Pape Innocent XII juge cette
inintelligible dispute, 449.--Fausses anecdotes, 450.--Louis XIV peu
content des idées de Fénélon sur le gouvernement, 451.--Moines de
Rome juges de Fénélon et de Bossuet, 452.--L’archevêque de Cambrai se
soumet, ibid.--Fénélon détrompé enfin des sottes disputes, 453.

CHAP. XXXIX. Disputes sur les cérémonies chinoises. Comment ces
querelles contribuèrent à faire proscrire le christianisme de la Chine,
460.--Christianisme en Chine, 461.--Dominicains contre jésuites en
Chine, 462.--Procès de la Chine en cour de Rome, ibid.--Contradictions
impertinentes au sujet de la Chine, 463.--Culte d’un seul Dieu plus
ancien à la Chine qu’ailleurs, 464.--Disputes ridicules en Sorbonne
sur la Chine, 465.--Chine déclarée hérétique par la Sorbonne,
ibid.--Un Maigrot, nommé évêque d’une province chinoise, critique
l’empereur, 466.--Tournon, légat à la Chine, renvoyé, 467.--L’empereur
Young-tching, le meilleur des princes, 468.--Belles actions
d’Young-tching, 469.--Il proscrit poliment la religion chrétienne,
ibid.--Missionnaires chassés poliment, 470.--Belle mercuriale aux
missionnaires, 471.--Grands maux occasionnés par ces missionnaires,
ibid.--Sagesse des Asiatiques en un point, 472.--Miracle ridicule, ibid.

SUPPLÉMENT AU SIÈCLE DE LOUIS XIV, 475.

Préface du nouvel Éditeur, 477.

Lettre à M. Roques, 481.

Première partie, 493.

Seconde partie, 532.

Troisième partie, 550.


FIN DE LA TABLE.


NOTES:

[1] Plus connu comme homme d’état sous le nom de Clarendon: il a laissé
une _Histoire des guerres civiles d’Angleterre sous Charles Iᵉʳ_, et
plusieurs autres ouvrages de politique. K.

[2] On lui déclara, lorsqu’il se proposait d’aller voir à Milan son
gendre Philippe V, qu’il ne serait reçu que comme un de ses courtisans,
et que le roi d’Espagne ne pourrait, sans manquer à sa dignité,
l’admettre à sa table. K.

[3] Voyez les _Mémoires_ manuscrits de Dangeau; on les cite ici
parceque ce fait rapporté par eux a été souvent confirmé par le
maréchal de La Feuillade, gendre du secrétaire d’état Chamillart. Louis
XIV n’avait que trois ans plus que Louvois; à la mort de Mazarin le
roi avait vingt-trois ans; Louvois en avait vingt, et était, depuis
plusieurs années, adjoint de son père dans la place de ministre de la
guerre.

[4] Le maréchal de Berwick rapporte, dans ses Mémoires, que Louis XIV
l’ayant consulté sur un plan imaginé par Chamillart, pour la campagne
de 1708, et dont l’exécution devait être confiée au maréchal, il
n’eut pas de peine à en faire voir le ridicule au roi, qui ne put
s’empêcher de lui dire en riant: «Chamillart croit en savoir beaucoup
plus qu’aucun général, mais il n’y entend rien du tout.» Cependant
Chamillart resta encore ministre; et, dans la même campagne, Louis
XIV l’envoya en Flandre pour prononcer entre le duc de Vendôme et le
maréchal de Berwick, sur les moyens d’empêcher la prise de Lille. K.

[5] Le compilateur des _Mémoires de madame de Maintenon_ dit que,
vers la fin de la guerre précédente, le marquis de Nangis, colonel du
régiment du roi, lui disait qu’on ne pourrait empêcher la désertion de
ses soldats qu’en fesant casser la tête aux déserteurs. Remarquez que
le marquis, depuis le maréchal de Nangis, ne fut colonel de ce régiment
qu’en 1711.

[6] Par les instructions à moi envoyées, et puisées dans le dépôt des
affaires étrangères, il est évident que le prince Eugène était déjà
parti en 1683, et que le marquis de La Fare s’est mépris dans ses
Mémoires, quand il fait partir les deux princes de Conti avec le prince
Eugène; ce qui a induit les historiens en erreur.

Il y eut alors plusieurs jeunes seigneurs de la cour qui écrivirent aux
princes de Conti des lettres indécentes, dans lesquelles ils manquaient
de respect au roi, et d’égards pour madame de Maintenon, qui n’était
encore que favorite. Les lettres furent interceptées, et ces jeunes
gens disgraciés pour quelque temps.

Le compilateur des _Mémoires de Maintenon_ est le seul qui avance que
le duc de La Rocheguion dit à son frère, le marquis de Liancourt:
«Mon frère, si on intercepte votre lettre, vous méritez la mort.»
Premièrement, on ne mérite point la mort parcequ’une lettre coupable
est interceptée, mais parcequ’on l’a écrite: secondement, on ne mérite
point la mort pour avoir écrit des plaisanteries. Il parut bien que
ces seigneurs, qui tous rentrèrent en grace, ne méritaient point la
mort. Tous ces prétendus discours qu’on débite avec légèreté dans le
monde, et qui sont ensuite recueillis par des écrivains obscurs et
mercenaires, sont indignes de croyance.

[7] L’auteur, qui dans sa jeunesse eut l’honneur de le voir souvent, a
droit d’assurer que c’était là son caractère. La Beaumelle, qui insulte
les maréchaux de Villeroi et de Villars, et tant d’autres, dans ses
notes du _Siècle de Louis XIV_, parle ainsi de feu M. le maréchal de
Villeroi, page 102, tome III des _Mémoires de madame de Maintenon_:
«Villeroi le fastueux, qui amusait les femmes avec tant de légèreté,
et qui disait à ses gens avec tant d’arrogance: A-t-on mis de l’or
dans mes poches?» Comment peut-il attribuer, je ne dis pas à un grand
seigneur, mais à un homme bien élevé, ces paroles qu’on attribuait
autrefois à un financier ridicule? Comment peut-il parler de tant
d’hommes du siècle passé, du ton d’un homme qui les aurait vus? et
comment peut-on écrire si insolemment de telles indécences, de telles
faussetés, et de telles sottises?

[8] Voyez les _Mémoires de Dangeau_.

On chantait à la cour, à Paris, et dans l’armée:

    Français, rendez grace à Bellone.
    Votre bonheur est sans égal;
    Vous avez conservé Crémone,
    Et perdu votre général.


[9] Voyez tome XVI, pages 372, 362, 397. B.

[10] Voltaire a mis en vers ces paroles: voyez, tome XII, le troisième
de ses _Discours sur l’homme_. B.

[11] Tout ceci doit se trouver dans les _Mémoires du maréchal de
Villars_, manuscrits; j’y ai lu ces détails. Le premier tome imprimé
de ces Mémoires est absolument de lui; les deux autres sont d’une main
étrangère et un peu différente.

On voit, par les dépêches du maréchal, combien il avait à souffrir de
la cour de Bavière: «Peut-être valait-il mieux lui plaire que de le
bien servir. Ses gens en usent ainsi. Les Bavarois, les étrangers, tous
ceux qui l’ont volé, friponné au jeu, livré à l’empereur, ont fait avec
lui leur fortune, etc.»

Il entend par ces mots, _livré à l’empereur_, une intrigue que les
ministres de l’électeur de Bavière formaient alors pour faire sa paix
avec l’Autriche dans le temps que la France combattait pour lui.--Voyez
ma note sur les _Mémoires_ de Villars, tome XIX, page 219. B.

[12] Voyez chap. XXXVI. B.

[13] Reboulet assure que l’empereur Léopold fit ériger cette pyramide:
on le crut en effet en France; le maréchal de Villars, en 1707, envoya
cinquante maîtres pour la détruire; on ne trouva rien. Le continuateur
de Thoyras, qui n’a écrit que d’après les journaux de La Haye,
suppose cette inscription, et propose même de la changer en faveur
des Anglais. Elle fut imaginée en effet par des Français réfugiés
oisifs. Il était très commun alors, et il l’est encore aujourd’hui,
de donner ses imaginations ou des contes populaires pour des vérités
certaines. Autrefois les mémoires manquaient à l’histoire, aujourd’hui
la multiplicité des mémoires lui nuit. Le vrai est noyé dans un océan
de brochures.--Le continuateur de Thoyras dont parle Voltaire est
David Durand, auteur des onzième et douzième volumes de l’_Histoire
d’Angleterre_, in-4º. Les dix premiers sont de Rapin Thoyras. B.

[14] Reboulet dit que la chancellerie allemande donnait aux rois le
titre de _Dilection_; mais c’est celui des électeurs.

[15] En 1740.--Cette place est restée aux Anglais à la paix de 1748,
à celle de 1763, et enfin à celle de 1783, après avoir essuyé un long
blocus. Une armée combinée d’Espagnols et de Français, commandée par
M. le duc de Crillon, qui venait de prendre Minorque, se préparait, en
1782, à tenter une attaque contre Gibraltar du côté de la mer; mais
les batteries flottantes destinées à en détruire les défenses furent
brûlées par les boulets rouges de la place. K.

[16] L’histoire de Reboulet appelle ce prince chef des factieux, comme
s’il eût été un Espagnol révolté contre Philippe V.

[17] C’était, à la vérité, un comte de Revontlau, né en Danemark, qui
commandait au combat de Calcinato; mais il n’y avait que des troupes
impériales.

La Beaumelle dit à ce sujet, dans ses _Notes sur l’Histoire du Siècle
de Louis XIV_, que «les Danois ne valent pas mieux ailleurs que chez
eux.» Il faut avouer que c’est une chose rare de voir un tel homme
outrager ainsi toutes les nations.

[18] Voyez les _Mémoires de Feuquières_.

[19] Sous le nom de Frédéric: voyez ma note, tome XXIV, page 358. B.

[20] Le duc de Bavière était père de ce jeune prince, appelé par
Charles II au trône d’Espagne, et mort à Bruxelles. L’électeur, dans
son manifeste contre l’empereur, dit, en parlant de la mort de son
fils, «qu’il avait succombé à un mal qui avait souvent sans péril
attaqué son enfance, avant qu’il eût été déclaré l’héritier de Charles
II.» Il ajoutait que «l’étoile de la maison d’Autriche avait toujours
été funeste à ceux qui s’étaient opposés à sa grandeur.» Une accusation
directe eût peut-être été moins insultante que cette terrible ironie.
Le duc de Bavière, en se séparant de l’empire pour s’unir à un prince
en guerre avec l’empire, donnait un prétexte à l’empereur. Louis XIV
avait traité avec autant de dureté le duc de Lorraine et l’électeur
palatin, et il avait moins d’excuses. K.

[21] Dans l’histoire de Reboulet, il est dit qu’il eut cette
souveraineté dès l’an 1700; mais alors il n’avait que la vice-royauté.

[22] On tint à Madrid, au nom de l’archiduc, plusieurs conseils où
furent appelés les hommes les plus distingués de son parti. Le marquis
de Ribas, secrétaire d’état sous Charles II, y assista. C’était lui qui
avait dressé le testament de ce prince en faveur de Philippe V. Des
cabales de cour l’avaient fait disgracier. On lui proposa de déclarer
que le testament avait été supposé; mais il ne voulut consentir à
aucune déclaration qui pût affaiblir l’autorité de cet acte: ni les
menaces ni les promesses ne purent l’ébranler. K.

[23] Berwick avait commandé avec succès en Espagne pendant l’année
1704. Des intrigues de cour le firent rappeler. Le maréchal de Tessé
demandait un jour à la jeune reine pourquoi elle n’avait pas conservé
un général dont les talents et la probité lui auraient été si utiles.
«Que voulez-vous que je vous dise? répondit-elle; c’est un grand
diable d’Anglais, sec, qui va toujours tout droit devant lui.» Dans
la campagne que termina la bataille d’Almanza, Berwick était instruit
de l’état de l’armée alliée, et de ses projets, par un officier
général portugais qui, persuadé que l’alliance du roi de Portugal avec
l’empereur était contraire à ses vrais intérêts, le trahissait par
esprit de patriotisme. (_Mémoires de Berwick._) K.

[24] Voltaire a rapporté ailleurs (voyez tome XXXIX, page 247) une
lettre écrite à Berwick, sur la victoire d’Almanza. B.

[25] L’armée du duc d’Orléans prit aussi Saragosse; lorsque les troupes
françaises parurent à la vue de la ville, on fit accroire au peuple
que ce camp qu’il voyait n’était pas un objet réel, mais une apparence
causée par un sortilége: le clergé se rendit processionnellement sur
les murailles pour exorciser ces fantômes; et le peuple ne commença à
croire qu’il était assiégé par une armée réelle, que lorsqu’il vit les
houssards abattre quelques têtes. (_Mémoires de Berwick._) K.

[26] Le respect pour la vérité dans les plus petites choses oblige
encore de relever le discours que le compilateur des _Mémoires de
madame de Maintenon_ fait tenir par le roi de Suède, Charles XII, au
duc de Marlborough: «Si Toulon est pris, je l’irai reprendre.» Ce
général anglais n’était point auprès du roi de Suède dans le temps du
siége. Il le vit dans Alt-Ranstadt en avril 1707, et le siége de Toulon
fut levé au mois d’août. Charles XII, d’ailleurs, ne se mêla jamais de
cette guerre; il refusa constamment de voir tous les Français qu’on
lui députa. On ne trouve, dans les _Mémoires de Maintenon_, que des
discours qu’on n’a ni tenus ni pu tenir; et on ne peut regarder ce
livre que comme un roman mal digéré.

[27] Entre autres Reboulet, page 233 du tome VIII. Il fonde ses
soupçons sur ceux du chevalier de Forbin. Celui qui a donné au public
tant de mensonges, sous le titre de _Mémoires de madame de Maintenon_,
et qui fit imprimer, en 1752, à Francfort, une édition frauduleuse
du _Siècle de Louis XIV_, demande, dans une des notes, qui sont ces
historiens qui ont prétendu que la reine Anne était d’intelligence avec
son frère. _C’est un fantôme_, dit-il. Mais on voit ici clairement que
ce n’est point un fantôme, et que l’auteur du _Siècle de Louis XIV_
n’avait rien avancé que la preuve en main: il n’est pas permis d’écrire
l’histoire autrement.

[28] Telle est l’histoire qu’un libraire, nommé Van-Duren, fit écrire
par le jésuite La Motte, réfugié en Hollande sous le nom de La Hode,
continuée par La Martinière; le tout sur les prétendus Mémoires d’un
comte de...., secrétaire d’état. Les _Mémoires de madame de Maintenon_,
encore plus remplis de mensonges, disent, tome IV, page 119, que les
assiégeants jetaient dans la ville des billets conçus en ces termes:
«Rassurez-vous, Français, la Maintenon ne sera pas votre reine; nous
ne lèverons pas le siége. On croira, ajoute-t-il, que Louis, dans
la ferveur du plaisir que lui donnait la certitude d’une victoire
inattendue, offrit ou promit le trône à madame de Maintenon.» Comment,
dans _la ferveur_ de l’impertinence, peut-on mettre sur le papier ces
nouvelles et ces discours des halles? comment cet insensé a-t-il pu
pousser l’effronterie jusqu’à dire que le duc de Bourgogne trahit le
roi son grand-père, et fit prendre Lille par le prince Eugène, de peur
que madame de Maintenon ne fût déclarée reine?

[29] On peut voir les détails de cette campagne dans les _Mémoires de
Berwick_; mais il faut les lire avec précaution. Berwick était dans
l’armée, mais humilié de servir sous Vendôme, et presque toujours d’un
avis contraire au sien. Vendôme, fatigué des contradictions qu’il
éprouvait, semblait avoir perdu, pendant cette campagne, son activité
et ses talents. Louis XIV envoya deux fois Chamillart à l’armée comme
un arbitre entre les généraux.

Durant le siége de Lille, Marlborough écrivit au maréchal de Berwick,
son neveu, pour qu’il proposât à Louis XIV d’entamer une négociation
pour la paix avec les députés de Hollande, le prince Eugène, et lui.
On crut à la cour que cette proposition était la suite des inquiétudes
de Marlborough sur le succès du siége de Lille, et on obligea le duc
de Berwick à faire une réponse négative. Marlborough aimait beaucoup
la gloire et l’argent, et il pouvait alors desirer la paix comme
le meilleur moyen de mettre sa fortune en sûreté, et d’ajouter une
autre espèce de gloire à sa réputation militaire, qui ne pouvait plus
croître. Bientôt après il s’opposa de toutes ses forces à cette paix
qu’il avait desirée, parceque la guerre lui était devenue nécessaire
pour soutenir son crédit dans sa patrie. K.

[30] Le marquis d’O.

[31] Ce furent des officiers au service de Hollande qui firent ce coup
hardi. Presque tous étaient des Français que la révocation fatale de
l’édit de Nantes avait forcés de choisir une nouvelle patrie; ils
prirent la chaise du marquis de Beringhen pour celle du dauphin,
parcequ’elle avait l’écusson de France. L’ayant enlevé, ils le firent
monter à cheval; mais comme il était âgé et infirme, ils eurent la
politesse en chemin de lui chercher eux-mêmes une chaise de poste. Cela
consuma du temps. Les pages du roi coururent après eux, le premier
écuyer fut délivré; et ceux qui l’avaient enlevé furent prisonniers
eux-mêmes; quelques minutes plus tard ils auraient pris le dauphin, qui
arrivait après Beringhen avec un seul garde.

[32] L’histoire de l’ex-jésuite La Motte, rédigée par La Martinière,
dit que Chamillart fut destitué du ministère des finances en 1703, et
que la voix publique y appela le maréchal d’Harcourt. Les fautes de cet
historien sont sans nombre.

[33] Pour bien juger Desmarets, il faut lire le Mémoire qu’il présenta
au régent pour lui rendre compte de son administration: ce Mémoire fait
regretter que ce prince ne l’ait pas laissé à la tête des finances. K.

[34] C’est ce que l’auteur tient de la bouche de vingt personnes qui
les entendirent parler ainsi à Lille, après la prise de cette ville.
Cependant il se peut que ces expressions fussent moins l’effet d’une
fierté grossière que d’un style laconique assez en usage dans les
armées.

[35] Voyez les _Mémoires de Torci_, tome III, page 2; ils ont confirmé
tout ce qui est avancé ici.

[36] L’auteur des _Mémoires de madame de Maintenon_ dit, pages 92 et
93 du tome V, que «le duc de Marlborough et le prince Eugène gagnèrent
Heinsius», comme si Heinsius avait eu besoin d’être gagné. Il met dans
la bouche de Louis XIV, au lieu des belles paroles qu’il prononça en
plein conseil, ces mots bas et plats: _Alors comme alors_. Il cite
l’auteur du _Siècle de Louis XIV_, et le reprend d’avoir dit que «Louis
XIV fit afficher sa lettre circulaire dans les rues de Paris.» Nous
avons confronté toutes les éditions du _Siècle de Louis XIV_; il n’y
a pas un seul mot de ce que cite cet homme, pas même dans l’édition
subreptice qu’il fit à Francfort en 1752.--Cette note de Voltaire est
de 1756. B.

[37] Cet endroit mérite d’être éclairci. L’auteur célèbre de l’_Esprit
des lois_ dit que l’honneur est le principe des gouvernements
monarchiques, et la vertu le principe des gouvernements républicains.

Ce sont là des idées vagues et confuses qu’on a attaquées d’une manière
aussi vague, parceque rarement on convient de la valeur des termes,
rarement on s’entend. L’honneur est le désir d’être honoré, d’être
estimé: de là vient l’habitude de ne rien faire dont on puisse rougir.
La vertu est l’accomplissement des devoirs, indépendamment du désir de
l’estime; de là vient que l’honneur est commun, la vertu rare.

Le principe d’une monarchie ou d’une république n’est ni l’honneur
ni la vertu. Une monarchie est fondée sur le pouvoir d’un seul; une
république est fondée sur le pouvoir que plusieurs ont d’empêcher
le pouvoir d’un seul. La plupart des monarchies ont été établies
par des chefs d’armées, les républiques par des citoyens assemblés.
L’honneur est commun à tous les hommes, et la vertu rare dans tout
gouvernement. L’amour-propre de chaque membre d’une république veille
sur l’amour-propre des autres; chacun voulant être maître, personne
ne l’est; l’ambition de chaque particulier est un frein public, et
l’égalité règne.

Dans une monarchie affermie, l’ambition ne peut s’élever qu’en plaisant
au maître, ou à ceux qui gouvernent sous le maître. Il n’y a dans ces
premiers ressorts ni honneur ni vertu, de part ni d’autre; il n’y a
que de l’intérêt. La vertu est en tout pays le fruit de l’éducation
et du caractère. Il est dit dans l’_Esprit des lois_ qu’il faut plus
de vertu dans une république: c’est, en un sens, tout le contraire:
il faut beaucoup plus de vertu dans une cour pour résister à tant de
séductions. Le duc de Montausier, le duc de Beauvilliers, étaient
des hommes d’une vertu très austère. Le maréchal de Villeroi joignit
des mœurs plus douces à une probité non moins incorruptible. Le
marquis de Torci a été un des plus honnêtes hommes de l’Europe, dans
une place où la politique permet le relâchement dans la morale. Les
contrôleurs-généraux Le Pelletier et Chamillart passèrent pour être
moins habiles que vertueux.

Il faut avouer que Louis XIV, dans cette guerre malheureuse, ne fut
guère entouré que d’hommes irréprochables; c’est une observation très
vraie et très importante dans une histoire où les mœurs ont tant de
part.--Voyez, dans ce volume, le _Supplément au Siècle de Louis XIV_,
troisième partie. B.

[38] Dans le livre intitulé _Mémoires du maréchal de Berwick_, il
est dit que le maréchal de Berwick fit cette retraite. C’est ainsi
que tant de mémoires sont écrits. On trouve dans ceux de madame de
Maintenon, par La Beaumelle, tome V, page 99, que les alliés accusèrent
le maréchal de Villars de «s’être blessé lui-même, et que les Français
lui reprochèrent de s’être retiré trop tôt.» Ce sont deux impostures
ridicules. Ce général avait reçu un coup de carabine au-dessous du
genou, qui lui fracassa l’os, et qui le fit boiter toute sa vie. Le roi
lui envoya le sieur Maréchal, son premier chirurgien, qui seul empêcha
qu’on lui coupât la cuisse. C’est ce que je tiens de la bouche de M. le
maréchal de Villars et de ce chirurgien célèbre: c’est ce que tous les
officiers ont su; c’est ce que M. le duc de Villars daigne me confirmer
par ses lettres. Il n’oppose que le mépris aux sottises insolentes et
calomnieuses de La Beaumelle.--Les _Mémoires de Berwick_, dont parle
M. de Voltaire, ne sont pas le même ouvrage que nous avons cité dans
nos notes. Le maréchal de Berwick défendit le Dauphiné et la Provence
contre le duc de Savoie pendant les campagnes de 1709, 1710, 1711, et
1712, avec beaucoup de succès, et malgré une grande infériorité de
forces. Ces campagnes, pendant lesquelles il n’y eut aucune action
d’éclat, lui ont fait plus d’honneur auprès des militaires que la
victoire d’Almanza et la prise de Barcelone, et l’ont placé, dans
l’opinion des hommes éclairés, fort au-dessus de plusieurs généraux qui
ont eu des succès plus brillants. Il fut envoyé en Flandre, après la
bataille de Malplaquet, pour faire lever le siége de Mons: entreprise
qu’il ne trouva point impraticable: c’est ce qui a trompé l’auteur
des faux _Mémoires de Berwick_. M. de Voltaire ne parle point de ces
campagnes de Dauphiné; mais il avait passé sa jeunesse chez les princes
de Vendôme et chez le maréchal de Villars, qui n’aimaient pas le
maréchal de Berwick. K.--Les _Mémoires de Berwick_, 1737, deux volumes
in-12, sont de l’abbé Margon. Les véritables _Mémoires de Berwick_ ont
été publiés en 1778: voyez tome XIX, page 20. B.

[39] Voyez la note précédente. K.

[40] On assure qu’après la bataille, Philippe V n’ayant point de lit,
le duc de Vendôme lui dit: «Je vais vous faire donner le plus beau
lit sur lequel jamais roi ait couché»; et il fit faire un matelas des
étendards et des drapeaux pris sur les ennemis.

[41] Voyez, sur ce passage, une petite dissertation de La Harpe, dans
son _Lycée, ou Cours de littérature_ (_Philosophie du dix-huitième
siècle_, livre II, chap. II). B.

[42] Le marquis de Torci l’appelle, dans ses _Mémoires, ministre
prédicant_: il se trompe; c’est un titre qu’on ne donne qu’aux
presbytériens. Henri Sacheverel, dont il est question, était docteur
d’Oxford, et du parti épiscopal. Il avait prêché dans la cathédrale de
Saint-Paul l’obéissance absolue aux rois et l’intolérance. Ces maximes
furent condamnées par le parlement; mais ses invectives contre le parti
de Marlborough le furent bien davantage.

[43] _Mémoires de Torci_, tome III, page 33.

[44] Le lord Bolingbroke rapporte dans ses lettres qu’alors il y avait
de grandes cabales à la cour de Louis XIV; il ne doute pas, tome
II, page 244, «qu’il ne se formât dans sa cour d’étranges projets
d’ambition particulière:» il en juge par un discours que lui tinrent
depuis à souper les ducs de La Feuillade et de Mortemar: «Vous auriez
pu nous écraser, pourquoi ne l’avez-vous pas fait?» Bolingbroke, malgré
ses lumières et sa philosophie, tombe ici dans le défaut de quelques
ministres, qui croient que tous les mots qu’on leur dit signifient
quelque chose. On connaît assez l’état de la cour de France, et celui
de ces deux ducs, pour savoir qu’il n’y avait, du temps de la paix
d’Utrecht, ni desseins, ni factions, ni aucun homme en situation de
rien entreprendre.

[45] Le congrès d’Utrecht s’ouvrit le 29 janvier 1712. B.

[46] Le maréchal de Villars eut à Versailles une partie de
l’appartement qu’avait occupé Monseigneur, et le roi vint l’y voir.
L’auteur des _Mémoires de Maintenon_, qui confond tous les temps, dit,
tome V, page 119 de ces Mémoires, que le maréchal de Villars arriva
dans les jardins de Marli, et que le, roi lui ayant dit «qu’il était
très content de lui», le maréchal, se tournant vers les courtisans,
leur dit: «Messieurs, au moins vous l’entendez.» Ce conte, rapporté
dans cette occasion, ferait tort à un homme qui venait de rendre de si
grands services. Ce n’est pas dans ces moments de gloire qu’on fait
ainsi remarquer aux courtisans que le roi est content. Cette anecdote
défigurée est de l’année 1711. Le roi lui avait ordonné de ne point
attaquer le duc de Marlborough. Les Anglais prirent Bouchain. On
murmurait contre le maréchal de Villars. Ce fut après cette campagne
de 1711 que le roi lui dit qu’il était content; et c’est alors qu’il
pouvait convenir à un général d’imposer silence aux reproches des
courtisans, en leur disant que son souverain était satisfait de sa
conduite, quoique malheureuse.

Ce fait est très peu important; mais il faut de la vérité dans les
plus petites choses.--On voit, par des lettres écrites dans ce
temps-là, qu’à la première nouvelle du combat de Denain, on regardait
généralement à la cour cette affaire comme un léger avantage auquel la
vanité du maréchal de Villars voulait donner de l’importance. K.

[47] Ces renonciations ne peuvent devenir obligatoires que par la
sanction des seuls vrais intéressés, les peuples. K.

[48] La reine Anne envoya au mois d’août son secrétaire d’état, le
vicomte de Bolingbroke, consommer la négociation. Le marquis de Torci
fait un très grand éloge de ce ministre, et dit que Louis XIV lui fit
l’accueil qu’il lui devait. En effet il fut reçu à la cour comme un
homme qui venait donner la paix; et lorsqu’il vint à l’Opéra, tout le
monde se leva pour lui faire honneur: c’est donc une grande calomnie,
dans les _Mémoires de Maintenon_, de dire, page 115 du tome V: «Le
mépris que Louis XIV témoigna pour milord Bolingbroke ne prouve point
qu’il l’ait eu au nombre de ses pensionnaires.» Il est plaisant de voir
un tel homme parler ainsi des plus grands hommes.

[49] L’empereur Joseph II vient de s’affranchir de ce ridicule tribut,
et de faire démolir les fortifications de presque toutes les places de
la barrière. K.

[50] L’_Abrégé chronologique_ de Hénault. K.--Voyez tome XXVI, page
326. B.

[51] Jamais le lord Stair ne parla au roi qu’en présence du secrétaire
d’état Torci, qui a dit n’avoir jamais entendu un discours si déplacé.
Ce discours aurait été bien humiliant pour Louis XIV, quand il fit
cesser les ouvrages de Mardick.

[52] Dans l’_Essai sur les mœurs_, etc., chap. CLXXVII
(tome XVIII, page 253).

[53] Cette ville de Xativa fut rasée en 1707, après la bataille
d’Almanza. Philippe V fit bâtir sur ses ruines une autre ville qu’on
nomme à présent _San Felipe_.

[54] Les alliés ne firent de progrès en Espagne qu’à l’aide du parti
qui y subsistait en faveur de la maison d’Autriche. Ce parti s’était
formé pendant la vie de Charles II, et les fautes du ministère de
Philippe V lui donnèrent des forces. Il était impossible qu’il n’y
eût des cabales dans la cour d’un roi étranger à l’Espagne, jeune,
incapable de gouverner par lui-même: et il était impossible d’empêcher
ces cabales de dégénérer en conspirations et en partis. Peut-être
cependant eût-on prévenu les suites funestes de ces cabales, si, au
lieu d’abandonner son petit-fils aux intrigues de la princesse des
Ursins, des ambassadeurs de France, des Français employés à Madrid,
des ministres espagnols, Louis XIV lui eût donné pour guide un homme
capable à-la-fois d’être ambassadeur, ministre, et général; assez
supérieur à tous les préjugés pour n’en blesser aucun inutilement;
assez au-dessus de la vanité pour ne faire aucune parade de son
pouvoir, et se borner à être utile en secret; assez modeste pour cacher
à la haine des Espagnols pour les étrangers le bien qu’il ferait à leur
pays; un homme enfin dont le nom, respecté dans l’Europe, en imposât
à la jalousie nationale. Cet homme existait en France; mais madame de
Maintenon trouvait qu’il n’avait pas une véritable piété.

La nation castillane montra un attachement inébranlable pour Philippe
V. Lorsque les troupes de l’archiduc traversèrent la Castille, elles
la trouvèrent presque déserte; le peuple fuyait devant elles, cachait
ses vivres pour n’être pas obligé de leur en vendre; les soldats
qui s’écartaient étaient tués par les paysans. Les courtisanes de
Madrid se rendirent en foule au camp des Anglais et des Allemands,
dans l’intention d’y répandre le poison que les compagnons de Colomb
avaient porté en Espagne. (_Mémoires de Saint-Philippe._) A peine
sortis d’une ville, les partisans de l’archiduc entendaient le bruit
des réjouissances que le peuple fesait en l’honneur de Philippe.
Mais la nation aragonaise penchait pour l’archiduc. La haine entre
les deux nations semblait s’être réveillée. Les Espagnols des deux
partis montrèrent dans cette guerre le même caractère qu’ils avaient
déployé dans leurs guerres contre les Carthaginois et les Romains. La
domination de Rome, des Goths, et des Maures, la révolution dans la
religion et dans le gouvernement, ne l’avaient point changé. Plusieurs
villes se défendirent comme Sagonte et comme Numance; mais, comme dans
ces anciennes époques, nulle réunion entre les différents cantons, nul
effort suivi et combiné: cette force de caractère ne se montrait que
quand ils étaient attaqués, et alors elle devenait indomptable.

Les Catalans furent dépouillés de leurs priviléges; heureusement ces
prétendus priviléges n’étaient que des droits accordés aux villes
et aux riches aux dépens des campagnes et du peuple. Depuis leur
destruction, l’industrie de cette nation s’est ranimée; l’agriculture,
les manufactures, le commerce, ont fleuri; et l’orgueil de la victoire
a ordonné ce que, dans un temps plus éclairé, un gouvernement paternel
eût voulu faire. K.

[55] En 1751, 1752, 1753, ce chapitre n’était que le vingt-troisième.
Cette différence vient de ce qu’alors le chapitre Iᵉʳ comprenait
l’_Introduction_, et _Des états de l’Europe avant Louis XIV_, dont, en
1756, Voltaire forma deux chapitres, les CLXV et CLXVI de son _Essai
sur l’histoire générale_ (aujourd’hui, sauf les changements, chapitres
I et II du _Siècle de Louis XIV_). Le chapitre XXIII des éditions de
1751, 1752 et 1753, devenu, en 1756, le chapitre CLXXXVII de l’_Essai_,
subit alors de grands changements. Une partie de ce qui le composait
servit pour le chapitre CLXXIX, qui, en 1768, forma une partie du
chapitre III du _Précis du Siècle de Louis XV_: voyez ce chapitre, tome
XXI. B.

[56] On lit ainsi dans l’édition originale et dans toutes les autres.
Je pense que c’est par mégarde que Voltaire a laissé, en 1751, imprimer
_près de succomber_; car, en 1764, il dit, dans son édition de
Corneille (voyez tome XXXV, page 138): «_Près de_ veut un substantif.»
On a pu remarquer que devant un verbe il écrivait toujours _prêt de_.
C’était l’usage de son temps. Il a changé: aujourd’hui l’on dit _près
de_ et _prêt à_. B.

[57] On appelle généralement du nom de Flandre les provinces des
Pays-Bas qui appartiennent à la maison d’Autriche, comme on appelle les
sept Provinces-Unies la Hollande.

[58] Dès 1748, Voltaire avait publié des _Anecdotes sur Louis XIV_, qui
sont dans le tome XXXIX, page 3 et suiv. B.

[59] Voyez les deux Mémoires de Louis XIV rapportés dans ce volume
(chapitre XXVIII).

[60] Anne d’Autriche s’était prononcée contre ce mariage. Voltaire a
rapporté ses paroles tome XIX, page 338. B.

[61] Cette anecdote est accréditée par les _Mémoires de La Porte_,
page 255 et suivantes. On y voit que le roi avait de l’aversion pour
le cardinal; que ce ministre, son parrain et surintendant de son
éducation, l’avait très mal élevé, et qu’il le laissa souvent manquer
du nécessaire. Il ajoute même des accusations beaucoup plus graves,
et qui rendraient la mémoire du cardinal bien infâme; mais elles ne
paraissent pas prouvées, et toute accusation doit l’être.

[62] Cette galanterie et quelques imprudences dans sa conduite
furent la cause et des malheurs qu’elle éprouva sous le gouvernement
de Richelieu, et des bruits injurieux répandus contre elle par les
frondeurs. Richelieu voulait la perdre, et il eût réussi, sans
la fidélité et le courage de ses amis et de quelques uns de ses
domestiques. On trouve, dans des _Mémoires_ non imprimés du duc de La
Rochefoucauld, qu’elle avait formé le projet de se retirer à Bruxelles:
quoique très jeune, il était à la tête de ce complot, et s’était chargé
de l’enlever et de la conduire. K.--Il s’agit, dans cette note, de la
première partie des _Mémoires de La Rochefoucauld_, qui n’a vu le jour
qu’en 1817. B.

[63] Ces paroles, fidèlement recueillies, sont dans tous les Mémoires
authentiques de ce temps-là: il n’est permis ni de les omettre, ni d’y
rien changer dans aucune histoire de France.

L’auteur des _Mémoires de Maintenon_ s’avise de dire au hasard
dans sa note: «Son discours ne fut pas tout-à-fait si beau, et ses
yeux en dirent plus que sa bouche.» Où a-t-il pris que le discours
de Louis XIV ne fut pas tout-à-fait si beau, puisque ce furent là
ses propres paroles? Il ne fut ni plus ni moins beau: il fut tel
qu’on le rapporte.--Voltaire l’a encore rapporté dans le chapitre
LVII de son _Histoire du parlement_; voyez tome XXII, page 275. B.

[64] Le cardinal de Richelieu avait déjà donné des ballets, mais ils
étaient sans goût, comme tout ce qu’on avait eu de spectacles avant
lui. Les Français, qui ont aujourd’hui porté la danse à la perfection,
n’avaient, dans la jeunesse de Louis XIV, que des danses espagnoles,
comme la sarabande, la courante, la pavane, etc.

[65] Voltaire, qui approuve ici la danse de Louis XIV, cite, chapitre
XXVI, les vers de Racine (dans _Britannicus_), et dit que «le poëte
réforma le monarque.» B.

[66] Ce passage de Voltaire sur le masque de fer fournit au P. Griffet
le sujet du quatorzième chapitre de son _Traité des différentes sortes
de preuves qui servent à établir la vérité de l’histoire_. Le jésuite
penche à croire que le masque de fer était le duc de Vermandois. Voyez,
sur le masque de fer, tome XXVI, pages 311-18. B.

[67] Un fameux chirurgien, gendre du médecin dont je parle, et qui a
appartenu au maréchal de Richelieu, est témoin de ce que j’avance;
et M. de Bernaville, successeur de Saint-Mars, me l’a souvent
confirmé.--Voyez le _Dictionnaire philosophique_, article ANA,
ANECTODES. K.

[68] Voyez mes notes, tome XXVI, pages 311 et 318. B.

[69] Ceci a été écrit en 1750.--Cette note se trouve dans les
éditions de 1768, in-8º, et de 1769, in-4º; c’est dans l’édition de
1752 du _Siècle de Louis XIV_ qu’avait été ajoutée l’anecdote du
pêcheur. Le personnage _très digne de foi_, dont parle Voltaire, est
Riousse, ancien commissaire des guerres à Cannes: voyez, ci-après, le
_Supplément au Siècle de Louis XIV_, première partie. B.

[70] Les comptes qui le prouvent étaient à Vaux, aujourd’hui Villars,
en 1718, et doivent y être encore. M. le duc de Villars, fils du
maréchal, confirme ce fait. Il est moins singulier qu’on ne pense.
Vous voyez, dans les _Mémoires de l’abbé de Choisi_, que le marquis
de Louvois lui disait, en lui parlant de Meudon: «Je suis sur le
quatorzième million.»

[71] Dans l’édition de 1768 du _Siècle de Louis XIV_, Voltaire disait:
«Le plus ardent et le plus implacable de ses persécuteurs était _le
chef de ses juges_, le chancelier Michel Le Tellier.» Cette phrase fut
reproduite en 1769, dans l’édition in-4º; mais Voltaire signala son
erreur, en 1770, dans l’article ANA des _Questions sur l’Encyclopédie_
(voyez tome XXVI, page 319), et la corrigea dans l’édition de 1775. B.

[72] Voyez ma note, tome XIX, page 79. B.

[73] J’ai retrouvé depuis cette même particularité dans Saint-Évremond.

[74] Voyez les _Mémoires de Gourville_.

[75] Racine assure, dans ses _Fragments historiques_, que le roi dit
chez mademoiselle de La Vallière: «S’il avait été condamné à mort, je
l’aurais laissé mourir.» S’il prononça ces paroles, on ne peut les
excuser: elles paraissent trop dures et trop ridicules.

[76] M. Delort, dans son _Histoire de la détention des philosophes_,
etc., 1829, in-8º, dit, tome Iᵉʳ, page 52, que Fouquet mourut à
Pignerol le 23 mars 1680. Voyez aussi ma note, tome XXVI, page 319. B.

[77] Voyez _Gui Patin_ et les Mémoires du temps.--Voici ce que Gui
Patin écrivait le 7 février 1662: «La chambre de justice a donné
un arrêt considérable contre un partisan nommé Boislève, ci-devant
intendant des finances; on avait saisi ses beaux meubles, et on avait
avis d’une bonne somme d’argent qui lui appartenait. Un sien frère,
ci-devant conseiller de la cour, aujourd’hui évèque d’Avranches, et,
de plus, grand fourbe, est intervenu prétendant revendiquer lesdits
meubles, et l’argent aussi, comme s’ils lui appartenaient; il en a fait
un serment, dont la fausseté fut aussitôt découverte par M. Talon;
ensuite de quoi les meubles et l’argent furent trouvés, et déclarés
bien saisis, et l’évêque condamné à une amende de douze mille livres
parisis.» La livre parisis valait une livre cinq sous tournois. B.

[78] Le vrai nom est Du Plessis Bellière ou Belière. B.

[79] Voyez tome XXXVI, page 384. B.

[80] Non dans la Place Royale, comme le dit l’_Histoire de La Hode_,
sous le nom de La Martinière.

[81] Mort en 1680. B.

[82] Voyez tome XXXVIII, page 435. B.

[83] Dans la _Vie de Molière_: voyez tome XXXVIII, page 431. B.

[84] Ces vers sont déjà cités dans les _Anecdotes_ imprimées en 1748:
voyez tome XXXIX, page 7. B.

[85] Voyez ma note, tome XVI, page 35. B.

[86] Voyez tome XXII, page 277. B.

[87] Ces profusions faites avec l’argent du peuple étaient une
véritable injustice, et certes un beaucoup plus grand péché, excepté
aux yeux des jésuites, que ceux qu’il pouvait commettre avec ses
maîtresses. Cette foule de charges inutiles, d’abus de tout genre, a
fait un mal plus durable. Une grande partie de ces abus a subsisté
long-temps, et subsiste même encore, quoique aucun des princes qui lui
ont succédé n’ait hérité de son goût pour le faste. K.

[88] Une _Liste de quelques gens de lettres français vivants en 1662,
composée, par ordre de M. Colbert, par M. Chapelain_, a été imprimée,
en 1726, dans le tome second des _Mémoires de littérature, par le P.
Desmolets_; et la même année, dans les _Mélanges de littérature de
Chapelain_. Un _Mémoire des gens de lettres célèbres en France, par
M. Costar_, est aussi imprimé dans le tome second des _Mémoires_ de
Desmolets; c’est là que Chapelain est appelé: «Le premier poëte du
monde pour l’héroïque.» M. Peignot a publié des _Documents authentiques
et détails curieux sur les dépenses de Louis XIV, en bâtiments et
châteaux royaux, en gratifications et pensions accordées aux savants,
gens de lettres et artistes, depuis 1663_, etc., etc. Paris, 1827,
in-8º. B.

[89] Boileau Despréaux n’est sur aucune liste de gratifications et
pensions avant 1674; il reçut alors 2000 fr. Racine et Quinault
touchaient alors chacun 800 fr. Racine n’avait eu que 600 fr. en 1663,
en même temps que l’on donnait 3000 fr. à Chapelain. Les libéralités du
roi s’étendaient aussi dans les pays étrangers. «A l’égard de celles
qui se distribuaient à Paris, dit Charles Perrault, elles se portèrent,
la première année, chez tous les gratifiés par le commis du trésorier
des bâtiments, dans des bourses de soie d’or, les plus propres du
monde; la seconde année, dans des bourses de cuir. Comme toutes
choses ne peuvent pas demeurer au même état, et vont naturellement en
dépérissant, les années suivantes il fallut aller recevoir soi-même
les pensions chez le trésorier, en monnaie ordinaire. Les années
bientôt eurent quinze et seize mois; et, quand on déclara la guerre à
l’Espagne, une grande partie de ces gratifications s’amortirent.» B.

[90] Le 17 avril. Il venait d’être reçu à l’académie française. Bussi
sortit de la Bastille le 16 mai 1666, pour aller rétablir sa santé chez
un maître chirurgien, mais sous la promesse de revenir à la Bastille
dès qu’il serait rétabli. Cependant, le 10 août, il obtint de se
retirer en Bourgogne. B.

[91] Le _bec amoureux_ était celui de mademoiselle de La Vallière. B.

[92] Voyez page 128. B.

[93] Voltaire lui a donné place dans le chapitre XIII de
l’_Ingénu_: voyez tome XXXIII, page 440. B.

[94] Lauzun avait d’abord été connu sous le nom de marquis de
Puyguilhem. On lit _Pégulin_ et _Péguilin_ dans la lettre de Gui Patin,
du 21 décembre 1671. B.

[95] La lettre du roi, contresignée Le Tellier, et qui annonce au
gouverneur de Pignerol qu’on lui envoie Lauzun, est du 25 novembre
1671. B.

[96] L’origine de cette imputation, qu’on trouve dans tant
d’historiens, vient du _Ségraisiana_. C’est un recueil posthume de
quelques conversations de Ségrais, presque toutes falsifiées. Il est
plein de contradictions; et l’on sait qu’aucun de ces ana ne mérite de
créance.

[97] On a imprimé, à la fin de ses Mémoires, une _Histoire des amours
de Mademoiselle et de M. de Lauzun_. C’est l’ouvrage de quelque valet
de chambre. On y a joint des vers dignes de l’histoire et de toutes les
inepties qu’on était en possession d’imprimer en Hollande.

On doit mettre au même rang la plupart des contes qui se trouvent dans
les _Mémoires de madame de Maintenon_, faits par le nommé La Beaumelle:
il y est dit qu’en 1681 un des ministres du duc de Lorraine vint,
déguisé en mendiant, se présenter dans une église à Mademoiselle, lui
montra une paire d’heures sur lesquelles il était écrit: «De la part du
duc de Lorraine;» et qu’ensuite il négocia avec elle pour l’engager à
déclarer le duc son héritier (tome II, page 204). Cette fable est prise
de l’aventure vraie ou fausse de la reine Clotilde. Mademoiselle n’en
parle point dans ses Mémoires, où elle n’omet pas les petits faits. Le
duc de Lorraine n’avait aucun droit à la succession de Mademoiselle; de
plus elle avait fait, en 1679, le duc du Maine et le comte de Toulouse
ses héritiers.

L’auteur de ces misérables Mémoires dit, page 207, que «le duc de
Lauzun, à son retour, ne vit dans Mademoiselle qu’une fille brûlante
d’un amour impur.» Elle était sa femme, et il l’avoue. Il est difficile
d’écrire plus d’impostures dans un style plus indécent.

[98] Lauzun est mort le 19 novembre 1723, à quatre-vingt-dix ans. B.

[99] Voyez l’_Histoire de Madame Henriette d’Angleterre_, par madame la
comtesse de La Fayette, page 171, édition de 1742.

[100] Des fragments de diamant et de verre pourraient, par leurs
pointes, percer une tunique des entrailles, et la déchirer: mais aussi
on ne pourrait les avaler, et on serait averti tout d’un coup du danger
par l’excoriation du palais et du gosier. La poudre impalpable ne peut
nuire. Les médecins qui ont rangé le diamant au nombre des poisons
auraient dû distinguer le diamant réduit en poudre impalpable du
diamant grossièrement pilé.--Voyez tome XXIX, page 93. B.

[101] Acte IV, scène 4. B.

[102] Dans un recueil de pièces extraites du porte-feuille de M.
Duclos, et imprimées en 1781, on trouve qu’un maître d’hôtel de
Monsieur, nommé Morel, avait commis ce crime; qu’il en fut soupçonné;
que Louis XIV le fit amener devant lui; que l’ayant menacé de le livrer
à la rigueur des lois s’il ne disait pas la vérité, et lui ayant promis
la liberté et la vie s’il avouait tout, Morel avoua son crime; que
le roi lui ayant demandé si Monsieur était instruit de cet horrible
complot, Morel lui répondit: «Non, il n’y aurait point consenti.» M.
de Voltaire était instruit de cette anecdote; mais il n’a jamais voulu
paraître croire à aucun empoisonnement, à moins qu’il ne fût absolument
impossible d’en nier la réalité. Dans le même ouvrage que nous venons
de citer, on donne pour garant de cette anecdote mademoiselle de La
Chausseraie, amie subalterne de madame de Maintenon. On a demandé
comment, quarante ans après cet événement, Louis XIV aurait confié des
détails si affligeants à se rappeler, à une personne qui n’avait et
ne pouvait avoir avec lui aucune liaison intime. Mais mademoiselle de
La Chausseraie expliquait elle-même cette difficulté. Elle racontait
que se trouvant seule avec le roi chez madame de Maintenon, qui était
sortie pour quelques moments, Louis XIV laissa échapper des plaintes
sur les malheurs où il s’était vu condamné; elle attribuait ces
plaintes aux revers de la guerre de la succession, et cherchait à le
consoler. «Non, dit le roi, c’est dans ma jeunesse, c’est au milieu
de mes succès que j’ai éprouvé les plus grands malheurs;» et il cita
la mort de Madame. Mademoiselle de La Chausseraie répondit par un
lieu commun de consolation. «Ah! mademoiselle, dit le roi, ce n’est
point cette mort, ce sont ses affreuses circonstances que je pleure;»
et il se tut. Peu de temps après madame de Maintenon rentra; au bout
de quelques moments de silence, le roi s’approcha de mademoiselle de
La Chausseraie, et lui dit: «J’ai commis une indiscrétion que je me
reproche; ce qui m’est échappé a pu vous donner des soupçons contre
mon frère, et ils seraient injustes; je ne puis les dissiper que par
une confidence entière:» et alors il lui raconta ce qu’on vient de
lire. Nous avons appris ces détails d’un homme très digne de foi, qui
les tient immédiatement des personnes qui avaient avec mademoiselle
de La Chausseraie les relations les plus intimes. K.--Le recueil dont
il est parlé dans cette note est celui de La Place, qui a pour titre:
_Pièces intéressantes et peu connues, pour servir à l’histoire et à la
littérature, par M. D. L. P._, 1781, in-12, qui a été réimprimé, et
suivi de sept autres volumes dans l’édition de 1785. C’est à la page
208 du tome Iᵉʳ, que se trouve ce qui concerne Madame Henriette. B.

[103] Ce Glaser est cité comme _apothicaire_ empoisonneur, dans une
lettre du 22 juillet 1676, de madame de Sévigné à sa fille...... Je
ne sais si ce Glaser avait un autre rapport que celui du nom avec
Christophe Glaser, qui, après avoir quitté la Suisse, sa patrie, vint à
Paris, où il fut pharmacien ordinaire de Louis XIV. CL.

[104] L’_Histoire de Louis XIV_, sous le nom de La Martinière, le nomme
l’abbé de La Croix. Cette histoire, fautive en tout, confond les noms,
les dates, et les événements.

[105] François Gayet de Pitaval, mort en 1743: voyez, dans le présent
volume, la seconde partie du _Supplément au Siècle de Louis XIV_. La
Beaumelle prétend que l’expression avocat sans causes est un mot usé,
et que Voltaire ne l’emploie que parceque Gayot de Pitaval «a donné
lieu à l’ingénieux Fréron de découvrir le plagiat de: _Souvent un air
de vérité_, etc.»: voyez la pièce de vers qui commence ainsi, tome XIV.
et ma note. B.

[106] L’_Histoire de Reboulet_ dit «que la duchesse de Bouillon fut
décrétée de prise de corps, et qu’elle parut devant les juges avec
tant d’amis, qu’elle n’avait rien à craindre, quand même elle eût été
coupable.» Tout cela est très faux; il n’y eut point de décret de prise
de corps contre elle, et alors nuls amis auraient pu la soustraire à la
justice.

[107] Tome XIX, page 267. B.

[108] Selon une lettre du 27 janvier 1680, de Bussi Rabutin à La
Rivière, rapportée par M. Dulaure, volume VII, page 227 de son
_Histoire de Paris_ (seconde édition), le prêtre Le Sage dit un jour la
messe sur le ventre d’une fille toute nue; mais ce n’était pas pour la
rendre impuissante. CL.

[109] Chapitre XVI, tome XIX, page 483 et suiv. B.

[110] On voit, dans les _Mémoires de Saint-Philippe_, qu’on croyait en
Espagne qu’elle avait averti Louis XIV de l’impuissance de Charles II,
seul secret d’état dont cette reine infortunée pût être instruite. K.

[111] Voyez ma note, tome XIX, page 518. B.

[112] Le sonnet irrégulier de J. Hesnault, dont Voltaire cite le
second quatrain, fut fait pour l’accident arrivé à mademoiselle de
Guerchy, fille d’honneur de la reine, et maîtresse du duc de Vitry.
Sa grossesse, dont elle fesait mystère, la mettant hors d’état
d’accompagner la reine dans un voyage, mademoiselle de Guerchy eut
recours à une sage-femme, nommée Constantin, qui, dans ses opérations
pour la faire avorter, la blessa mortellement. Vitry envoya chercher
un confesseur; et dès que le prêtre eut donné l’absolution, l’amant,
pour abréger les souffrances de sa maîtresse, lui cassa la tête, puis
s’enfuit en Bavière. La Constantin fut pendue en août 1660 (voyez la
lettre de Gui Patin, du 12 octobre de cette année). Dans sa lettre du
22 juin 1660, Gui Patin dit: «On fait ici grand bruit de la mort de
mademoiselle de Guerchy... Le curé de Saint-Eustache a refusé sépulture
au corps de cette dame: on dit qu’on l’a porté dans l’hôtel de Condé,
et qu’il y a été mis dans la chaux, afin de le consumer plus tôt, et
qu’on n’y puisse rien reconnaître si on venait à la visite.» Vitry
obtint sa grâce lorsqu’il eut négocié le mariage de Monsieur avec la
princesse de Bavière. B.

[113] Les _Mémoires_ donnés sous le nom de _madame de Maintenon_
rapportent qu’elle dit à madame de Montespan, en parlant de ses rêves:
«J’ai rêvé que nous étions sur le grand escalier de Versailles: je
montais, vous descendiez: je m’élevais jusqu’aux nues, vous allâtes à
Fontevrault.» Ce conte est renouvelé d’après le fameux duc d’Épernon,
qui rencontra le cardinal de Richelieu sur l’escalier du Louvre,
l’année 1624. Le cardinal lui demanda s’il n’y avait rien de nouveau.
«Non, lui dit le duc, sinon que vous montez, et je descends.» Ce conte
est gâté en ajoutant que d’un escalier on s’éleva jusqu’aux nues. Il
faut remarquer que dans presque tous les livres d’anecdotes, dans les
_ana_, on attribue presque toujours à ceux qu’on fait parler des choses
dites un siècle et même plusieurs siècles auparavant.

[114] Il y a plus de vingt volumes dans lesquels vous verrez que
la maison d’Orléans et la maison de Condé s’indignèrent de ces
propositions; vous lirez que la princesse, mère du duc de Chartres,
menaça son fils; vous lirez même qu’elle le frappa. Les _Anecdotes de
la constitution_ rapportent sérieusement que le roi s’étant servi de
l’abbé Dubois, sous-précepteur du duc de Chartres, pour faire réussir
la négociation, cet abbé n’en vint à bout qu’avec peine, et qu’il
demanda pour récompense le chapeau de cardinal. Tout ce qui regarde la
cour est écrit ainsi dans beaucoup d’histoires.

[115] Ces jardins n’existent plus. B.

[116] Environ vingt mille de nos livres.

[117] Le 11 décembre 1686, comme l’a dit Voltaire, tome XIX, page 8. B.

[118] C’est au commencement du septième livre de l’_Histoire de la vie
et actions de Louis de Bourbon, prince de Condé_, qui a eu plusieurs
éditions, dont l’auteur m’est inconnu, et que la seconde édition de
la _Bibliothèque historique de la France_, du P. Lelong (voyez ma
note, tome XXX, page 200), attribue, sous le nº 24226, à Pierre Coste.
L’ouvrage de P. Coste n’a que cinq livres, et est intitulé: _Histoire
de Louis de Bourbon, second du nom, prince de Condé, premier prince du
sang, par P***_, un volume in-12, qui a eu aussi plusieurs éditions. B.

[119] C’est l’_Histoire du règne de Louis XIV, par Reboulet_, Avignon,
1744, trois volumes in-4º. B.

[120] Et non pas le chevalier de Forbin, comme le disent les _Mémoires
de Choisi_. On ne prend pour confidents d’un tel secret que des
domestiques affidés, et des hommes attachés par leur service à la
personne du roi. Il n’y eut point d’acte de célébration: on n’en fait
que pour constater un état; et il ne s’agissait ici que de ce qu’on
appelle un mariage de conscience. Comment peut-on rapporter qu’après la
mort de l’archevêque de Paris, Harlai, en 1695, près de dix ans après
le mariage, «ses laquais trouvèrent dans ses vieilles culottes l’acte
de célébration?» Ce conte, qui n’est pas même fait pour des laquais, ne
se trouve que dans les _Mémoires de Maintenon_.

[121] Madame de Maintenon, née le 27 novembre 1635, n’était que dans sa
cinquante et unième année. B.

[122] Il est dit, dans les prétendus _Mémoires de Maintenon_, tome I,
page 216, «qu’elle n’eut long-temps qu’un même lit avec la célèbre
Ninon Lenclos, sur les ouï-dire de l’abbé de Châteauneuf et de l’auteur
du _Siècle de Louis XIV_.» Mais il ne se trouve pas un mot de cette
anecdote chez l’auteur du _Siècle de Louis XIV_, ni dans tout ce
qui nous reste de M. l’abbé de Châteauneuf. L’auteur des _Mémoires
de Maintenon_ ne cite jamais qu’au hasard. Ce fait n’est rapporté
que dans les _Mémoires du marquis de La Fare_, page 190, édition de
Roterdam. C’était encore la mode de partager son lit avec ses amis;
et cette mode, qui ne subsiste plus, était très ancienne, même à la
cour. On voit dans l’_Histoire de France_ que Charles IX, pour sauver
le comte de La Rochefoucauld des massacres de la Saint-Barthélemi, lui
proposa de coucher au Louvre dans son lit; et que le duc de Guise et
le prince de Condé avaient long-temps couché ensemble.--C’est dans un
morceau _Sur Ninon de Lenclos_, publié en 1751 (voyez tome XXXIX, page
404), que Voltaire dit que Ninon et mademoiselle d’Aubigné couchèrent
ensemble quelques mois de suite. Dans une note du chant II de la
_Henriade_, il est question de la proposition de Charles IX au comte de
La Rochefoucauld. Voltaire en reparle encore dans son _Essai sur les
guerres civiles_, imprimé dans le tome X, à la suite de la _Henriade_.
B.

[123] On peut, par vanité, ne point vouloir être gouvernante des
enfants d’un particulier, et consentir à élever ceux d’un roi; mais le
mot de scrupule est absurde; il ne peut rien y avoir de contraire aux
principes de la morale à se charger de l’éducation d’un enfant quel
qu’il soit. Le bâtard d’un roi et celui d’un particulier sont égaux
devant la conscience. Cette lettre prouve que, même avant d’être à la
cour, madame de Maintenon savait parler le langage de l’hypocrisie. K.

[124] Voltaire distingue, comme on voit, les _Lettres des Mémoires de
madame de Maintenon_, fabriqués par La Beaumelle. B.

[125] L’auteur du roman des _Mémoires de madame de Maintenon_ lui fait
dire à la vue du château Trompette: «Voilà où j’ai été élevée, etc.»
Cela est évidemment faux; elle avait été élevée à Niort.

[126] Voyez les Lettres à son frère: «Je vous conjure de vivre
commodément, et de manger les dix-huit mille francs de l’affaire que
nous avons faite: nous en ferons d’autres.»

[127] Philippe de Valois, marquis de Villette Murcay, mort le 25
décembre 1707, à soixante et quinze ans, était fils d’Artemise
d’Aubigné, qui était fille de Théodore-Agrippa d’Aubigné, et
conséquemment _tante_ de madame de Maintenon. Le marquis de Villette,
_cousin_ de cette dernière, épousa en secondes noces, après 1691,
Marie-Claire-Isabelle Deschamps de Marsilly, laquelle, devenue veuve,
épousa Bolingbroke. B.

[128] Le compilateur des _Mémoires de madame de Maintenon_ dit, tome
IV, page 200: «Rousseau, vipère acharnée contre ses bienfaiteurs, fit
des couplets satiriques contre le maréchal de Noailles.» Cela n’est
pas vrai: il ne faut calomnier personne. Rousseau, très jeune alors,
ne connaissait pas le premier maréchal de Noailles. Les chansons
satiriques dont il parle étaient d’un gentilhomme nommé de Cabanac, qui
les avouait hautement.

[129] Voyez, dans ce volume, la troisième partie du _Supplément au
Siècle de Louis XIV_. B.

[130] Ce fait a été rapporté par le fils de l’illustre Racine, dans la
Vie de son père.

[131] Qui croirait que, dans les _Mémoires de madame de Maintenon_,
tome III, page 273, il est dit que ce ministre craignait que le roi ne
l’empoisonnât? Il est bien étrange qu’on débite à Paris des horreurs si
insensées, à la suite de tant de contes ridicules.

Cette sottise atroce est fondée sur un bruit populaire qui courut à la
mort du marquis de Louvois. Ce ministre prenait des eaux (de Balaruc)
que Séron, son médecin, lui avait ordonnées, et que La Ligerie, son
chirurgien, lui fesait boire. C’est ce même La Ligerie qui a donné au
public le remède qu’on nomme aujourd’hui _la poudre des Chartreux_.
Ce La Ligerie m’a souvent dit qu’il avait averti M. de Louvois qu’il
risquait sa vie s’il travaillait en prenant des eaux. Le ministre
continua son travail: il mourut presque subitement le 16 juillet
1691, et non pas en 1692, comme le dit l’auteur des _faux Mémoires_.
La Ligerie l’ouvrit, et ne trouva d’autre cause de sa mort que celle
qu’il avait prédite. On s’avisa de soupçonner le médecin Séron d’avoir
empoisonné une bouteille de ces eaux. Nous avons vu combien ces
funestes soupçons étaient alors communs. On prétendit qu’un prince
voisin (Victor-Amédée, duc de Savoie), que Louvois avait extrêmement
irrité et maltraité, avait gagné le médecin Séron. On trouve une partie
de ces anecdotes dans les _Mémoires du marquis de La Fare_, chapitre
x. La famille même de Louvois fit mettre en prison un Savoyard qui
frottait dans la maison; mais ce pauvre homme très innocent fut bientôt
relâché. Or, si l’on soupçonna, quoique très mal à propos, un prince
ennemi de la France d’avoir voulu attenter à la vie d’un ministre de
Louis XIV, ce n’était pas certainement une raison pour en soupçonner
Louis XIV lui-même.

Le même auteur, qui, dans les _Mémoires de Maintenon_, a rassemblé
tant de faussetés, prétend, au même endroit, que le roi dit «qu’il
avait été défait la même année de trois hommes qu’il ne pouvait
souffrir, le maréchal de La Feuillade, le marquis de Seiguelai, et le
marquis de Louvois.» Premièrement, M. de Seignelai ne mourut point la
même année 1691, mais en 1690. En second lieu, à qui Louis XIV, qui
s’exprimait toujours avec circonspection et en honnête homme, a-t-il
dit des paroles si imprudentes et si odieuses? à qui a-t-il développé
une ame si ingrate et si dure? à qui a-t-il pu dire qu’il était bien
aise d’être défait de trois hommes qui l’avaient servi avec le plus
grand zèle? Est-il permis de calomnier ainsi, sans la plus légère
preuve, sans la moindre vraisemblance, la mémoire d’un roi connu pour
avoir toujours parlé sagement? Tout lecteur sensé ne voit qu’avec
indignation ces recueils d’impostures, dont le public est surchargé;
et l’auteur des _Mémoires de Maintenon_ mériterait d’être châtié, si
le mépris dont il abuse ne le sauvait de la punition.--On a prétendu
que ce médecin Séron était mort empoisonné lui-même peu de temps
après, et qu’on l’avait entendu répéter plus d’une fois pendant son
agonie: «Je n’ai que ce que j’ai mérité.» Ces bruits sont dénués de
preuves; et si le prince qui en était l’objet eut souvent une politique
artificieuse, jamais il ne fut accusé d’aucun crime particulier. Mais
la crainte d’être empoisonné par l’ordre du roi, que La Beaumelle
attribue à Louvois, est une véritable absurdité. Louis XIV était
fatigué du caractère dur et impérieux de Louvois; et l’ascendant qu’il
avait laissé prendre à ce ministre lui était devenu insupportable.
L’indignation que les violences ordonnées par Louvois, et surtout le
deuxième incendie du Palatinat, avaient excitée en Europe contre Louis
XIV, lui avaient rendu odieux un ministre dont les conseils le fesaient
haïr. On a dit aussi que Louis XIV avait promis à Louvois, confident de
son mariage, de ne jamais reconnaître madame de Maintenon pour reine;
qu’il eut la faiblesse de vouloir oublier sa parole, et que Louvois la
lui rappela avec une fermeté et une hauteur que ni le roi ni madame de
Maintenon ne purent lui pardonner. Le chagrin et l’excès du travail
accélérèrent sa mort. K.

[132] Cette lettre est authentique, et l’auteur l’avait déjà vue en
manuscrit avant que le fils du grand Racine l’eût fait imprimer.

[133] Voyez, dans ce volume, le _Supplément au Siècle de Louis XIV_,
troisième partie. B.

[134] Voyez, tome XXI, le chapitre XII du _Précis du
Siècle de Louis XV_. B.

[135] Il est dit, dans les _Mémoires de Maintenon_, que Racine, voyant
le mauvais succès d’_Esther_ dans le public, s’écria: «Pourquoi m’y
suis-je exposé? pourquoi m’a-t-on détourné de me faire chartreux? Mille
louis le consolèrent.»

1º Il est faux qu’_Esther_ fût alors mal reçue.

2º Il est faux et impossible que Racine ait dit qu’on l’avait empêché
alors de se faire chartreux, puisque sa femme vivait. L’auteur, qui a
tout écrit au hasard et tout confondu, devait consulter les _Mémoires
sur la vie de Jean Racine_ par Louis Racine, son fils; il y aurait vu
que Jean Racine voulait se faire chartreux avant son mariage.

3º Il est faux que le roi lui eût donné alors mille louis. Cette
fausseté est encore prouvée par les mêmes Mémoires. Le roi lui fit
présent d’une charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre, en 1690,
après la représentation d’_Athalie_, à Versailles. Ces minuties
acquièrent quelque importance quand il s’agit d’un aussi grand homme
que Racine. Les fausses anecdotes sur ceux qui illustrèrent le beau
siècle de Louis XIV sont répétées dans tant de livres ridicules, et
ces livres sont en si grand nombre, tant de lecteurs oisifs et mal
instruits prennent ces contes pour des vérités, qu’on ne peut trop les
prémunir contre tous ces mensonges. Et si l’on dément souvent l’auteur
des _Mémoires de Maintenon_, c’est que jamais auteur n’a plus menti que
lui.

[136] Cette phrase est de 1751, et me paraît dirigée contre Crébillon.
B.

[137] Comment le marquis de La Fare peut-il dire dans ses Mémoires
que «depuis la mort de Madame ce ne fut que jeu, confusion, et
impolitesse?» On jouait beaucoup dans les voyages de Marli et de
Fontainebleau, mais jamais chez madame de Maintenon; et la cour fut
en tout temps le modèle de la plus parfaite politesse. La duchesse
d’Orléans, alors duchesse de Chartres, la princesse de Conti, madame
la Duchesse, démentaient bien ce que le marquis de La Fare avance. Cet
homme, qui dans le commerce était de la plus grande indulgence, n’a
presque écrit qu’une satire. Il était mécontent du gouvernement: il
passait sa vie dans une société qui se fesait un mérite de condamner
la cour; et cette société fit d’un homme très aimable un historien
quelquefois injuste.

[138] Louis XV. Cette phrase existe dès 1751. B.

[139] Louis XIV allait à la chasse le jour qu’il avait perdu quelqu’un
de ses enfants, a dit Voltaire: voyez tome XXXVII, page 61. B.

[140] L’auteur des _Mémoires de madame de Maintenon_, tome IV, dans
un chapitre intitulé: _Mademoiselle Chouin_, dit que «Monseigneur
fut amoureux d’une de ses propres sœurs, et qu’il épousa ensuite
mademoiselle Chouin.» Ces contes populaires sont reconnus pour
faux chez tous les honnêtes gens. Il faudrait être non seulement
contemporain, mais être muni de preuves, pour avancer de telles
anecdotes. Il n’y a jamais eu le moindre indice que Monseigneur eût
épousé mademoiselle Chouin. Renouveler ainsi, au bout de soixante ans,
des bruits de ville si vagues, si peu vraisemblables, si décriés, ce
n’est point écrire l’histoire, c’est compiler au hasard des scandales
pour gagner de l’argent. Sur quel fondement cet écrivain a-t-il le
front d’avancer, page 244, que madame la duchesse de Bourgogne dit au
prince son époux: «Si j’étais morte, auriez-vous fait le troisième tome
de votre famille?» Il fait parler Louis XIV, tous les princes, tous
les ministres, comme s’il les avait écoutés. On trouve peu de pages
dans ces Mémoires qui ne soient remplies de ces mensonges hardis qui
soulèvent tous les honnêtes gens.

[141] Le récit du marquis de Canillac ne prouve ni de près, ni de
loin, l’innocence du duc d’Orléans. L.--Ce fut pour cette note que
La Beaumelle fut mis à la Bastille: voyez ci-après ma Préface du
_Supplément_. B.

[142] Voltaire a écrit _Humbert_. Guillaume Homberg, né à Batavia, le
3 janvier 1652, mort le 24 septembre 1715, était de l’académie des
sciences, où Fontanelle a fait son _Éloge_. C’est du même Homberg que
Voltaire parle dans ses lettres à Moussinot de juin et juillet 1737. B.

[143] L’auteur de la _Vie du duc d’Orléans_ est le premier qui ait
parlé de ces soupçons atroces: c’était un jésuite nommé La Motte, le
même qui prêcha à Rouen contre ce prince pendant sa régence, et qui se
réfugia ensuite en Hollande sous le nom de La Hode. Il était instruit
de quelques faits publics. Il dit, tome I, page 112, que «le prince,
si injustement soupçonné, demanda à se constituer prisonnier;» et ce
fait est très vrai. Ce jésuite n’était pas à portée de savoir comment
M. de Canillac s’opposa à cette démarche trop injurieuse à l’innocence
du prince. Toutes les autres anecdotes qu’il rapporte sont fausses.
Reboulet, qui l’a copié, dit après lui, page 143, tome VIII, que «le
dernier enfant du duc et de la duchesse de Bourgogne fut sauvé par du
contre-poison de Venise.» Il n’y a point de contre-poison de Venise
qu’on donne ainsi au hasard. La médecine ne connaît point d’antidotes
généraux qui puissent guérir un mal dont on ne connaît point la source.
Tous les contes qu’on a répandus dans le public en ces temps malheureux
ne sont qu’un amas d’erreurs populaires.

C’est une fausseté de peu de conséquence dans le compilateur des
_Mémoires de madame de Maintenon_, de dire que «le duc du Maine fut
alors à l’agonie;» c’est une calomnie puérile de dire que «l’auteur du
_Siècle de Louis XIV_ accrédite ces bruits plus qu’il ne les détruit.»

Jamais l’histoire n’a été déshonorée par de plus absurdes mensonges que
dans ces prétendus Mémoires. L’auteur feint de les écrire en 1753. Il
s’avise d’imaginer que le duc et la duchesse de Bourgogne, et leur fils
aîné, moururent de la petite-vérole; il avance cette fausseté pour se
donner un prétexte de parler de l’inoculation qu’on a faite au mois de
mai 1756. Ainsi, dans la même page, il se trouve qu’il parle, en 1753,
de ce qui est arrivé en 1756.

La littérature a été infectée de tant de sortes d’écrits calomnieux, on
a débité en Hollande tant de faux Mémoires, tant d’impostures sur le
gouvernement et sur les citoyens, que c’est un devoir de précautionner
les lecteurs contre cette foule de libelles.

[144] La déclaration de Louis XIV est du 23 mai 1715. Elle accorde aux
princes légitimés les titre et qualité de princes du sang. Un édit de
1714 leur donnait le droit de succéder à la couronne après les princes
du sang. B.

[145] Voyez tome XXII, page 286. B.

[146] Les _Mémoires de madame de Maintenon_, tome V, page 194, disent
que Louis XIV voulut faire le duc du Maine lieutenant-général du
royaume. Il faut avoir des garants authentiques pour avancer une chose
aussi extraordinaire et aussi importante. Le duc du Maine eût été
au-dessus du duc d’Orléans: c’eût été tout bouleverser; aussi le fait
est-il faux.

[147] Cette loi fondamentale n’exista jamais. M. de Voltaire voudrait
absolument que le Français fût esclave. L.

[148] Le maréchal de Berwick dit, dans ses _Mémoires_, qu’il tient de
la reine d’Angleterre que cette princesse ayant félicité Louis XIV sur
la sagesse de son testament: «On a voulu absolument que je le fisse,
répondit-il; mais dès que je serai mort, il n’en sera ni plus ni
moins.» K.

[149] Dans les premières éditions, au lieu de cet alinéa et du suivant,
on lisait:

«Il est à croire que ces paroles n’ont pas peu contribué, trente ans
après, à cette paix que Louis XV a donnée à ses ennemis, dans laquelle
on a vu un roi victorieux rendre toutes ses conquêtes pour tenir sa
parole, rétablir tous ses alliés, et devenir l’arbitre de l’Europe par
son désintéressement plus encore que par ses victoires.»

Il est mention de cet alinéa dans la seconde partie du _Supplément au
Siècle de Louis XIV_. B.

[150] Voyez page 200. B.

[151] J’ai vu de petites tentes dressées sur le chemin de Saint-Denis.
On y buvait, on y chantait, on riait. Les sentiments des citoyens de
Paris avaient passé jusqu’à la populace. Le jésuite Le Tellier était
la principale cause de cette joie universelle. J’entendis plusieurs
spectateurs dire qu’il fallait mettre le feu aux maisons des jésuites
avec les flambeaux qui éclairaient la pompe funèbre.

[152] Dans les _Anecdotes_ imprimées en 1748: voyez tome XXXIX, page
13. B.

[153] Il est déposé à la bibliothèque du roi depuis plusieurs
années.--Cette note de Voltaire est dans l’édition de 1756.

Ce fut le 10 octobre 1749 que le maréchal de Noailles (Adrien-Maurice)
déposa à la bibliothèque du roi trois volumes in-folio, contenant les
originaux et les copies qu’il avait fait faire de divers écrits que
Louis XIV lui avait remis.

M. A.-A. Renouard y a pris la copie _littérale_ que voici du
commencement et de la fin du _Mémoire_ dont parle ici Voltaire:

«Les roys sont souuent obligés a faire des choses contre leur
inclination et qui blesse leur bon naturel ils doiuent aimer a faire
plesir et il faut quils chatie souuent et perde des gens a qui
naturellement ils ueulent du bien linterest de lestat doit marcher le
premier on doit forser son inclination et ne ce pas mettre en estat
de ce reprocher dans quelque chose dimportant quon pouuoit faire
mieux mais que quelques interest particuliers en ont empesché et ont
destourné les ueues quon deuoit auoir pour la grandeur le bien et la
puissance de lestat souuent ou il y a des androits quils font peines
il y en a de delicats quil est dificile a desmesler on a des idees
confuses tant que cela est on peut demeurer sans ce desterminer mais
desque lon cest fixé lesprit a quelquechose et quon croit uoir le
meilleur party il le faut prendre, cest ce qui ma fait réussir souuent
dans ce que jay fait...

       *       *       *       *       *

«... En 1671 un ministre mourut qui auoit une charge de secretaire
destat aiant le despartement des estrangers il estoit homme capable
mais non pas sen defauts il ne laissoit pas de bien remplir ce poste
qui est tres important je fus quelque temps a penser a qui je ferois
avoir la charge et apres avoir bien examiné je trouué quun homme
qui auroit long-temps seruy dans des ambassades estoit celuy qui la
rempliroit la mieux je lenuoyé querir mon choix fut aprouvé de tout
le monde ce qui narrive pas toujours je le mis en possession de la
charge a son retour je ne le connoissois que de reputation et par
les commissions dont je l’auois chargé quil auoit bien exécutée mais
lemploy que je luy ay donné sest trouué trop grand et trop estendu pour
luy jay soufer plusieurs années de sa foiblesse de son opiniastreté et
de son inaplication il men a cousté des choses considerables je nay
pas profité de tous les auantages que je pouuois avoir et tout cela
par complaisance et bonté enfin il a falu que je luy ordonnase de se
retirer parceque tout ce qui passoit par luy perdoit de la grandeur et
de la force quon doit auoir en executant les ordres dun roy de france
qui naist pas malheureux si jauois pris le party de lesloigner plustost
jaurois esuité les inconueniens qui me sont arriués et je ne me
reprocherois pas que ma complaisance pour luy a pu nuire a lestat jay
fait ce destail pour faire uoir une exemple de ce que jay dit cydeuant.»

Ces fragments prouvent que Louis XIV ne savait pas l’orthographe.
Voltaire, son éditeur, en la mettant dans ce qu’il imprimait, a fait,
pour Louis XIV, ce que les éditeurs de Voltaire ont fait depuis
quelquefois pour lui-même. B.

[154] M. Renouard a remarqué le premier que le manuscrit et la copie
portent _délicieux_ au lieu de _flatteur_. B.

[155] L’abbé Castel de Saint-Pierre, connu par plusieurs ouvrages
singuliers, dans lesquels on trouve beaucoup de vues philosophiques
et très peu de praticables, a laissé des _Annales politiques_ depuis
1658 jusqu’à 1739. Il condamne sévèrement en plusieurs endroits
l’administration de Louis XIV. Il ne veut pas surtout qu’on l’appelle
Louis-le-Grand. Si _grand_ signifie _parfait_, il est sûr que ce titre
ne lui convient pas; mais par ces Mémoires écrits de la main de ce
monarque, il paraît qu’il avait d’aussi bons principes de gouvernement,
pour le moins, que l’abbé de Saint-Pierre. Ces Mémoires de l’abbé de
Saint-Pierre n’ont rien de curieux que la bonne foi grossière avec
laquelle cet homme se croit fait pour gouverner.--Cette note est de
1756. Les _Annales_ de l’abbé de Saint-Pierre n’ont été imprimées qu’en
1758. B.

[156] M. de Pomponne.

[157] Sur trente-trois articles que contenaient ces instructions,
Voltaire en rapporte vingt-sept. Il avait omis les six premiers que
voici:

1

Ne manqués a aucun de uos devoirs surtout enuers dieu

2

Conserués uous dans la pureté de uostre éducation

3

Faittes honorer dieu par tout ou uous aurés du pouuoir procurés sa
gloire donnés en lexemple cest un des plus grands biens que les roys
puissent faire

4

Desclarés uous eu toutte occation pour la uertu et contre le uice.

5

Naiés jamais dattachement pour personne

6

Aimés uotre femme uiués bien auec elle demandés en une a dieu qui uous
conuienne Je ne croy pas que uous deuiés prendre une autrichienne.

C’est M. A.-A. Renouard qui, le premier, a, en 1819, ajouté ces six
articles. B.

[158] On voit qu’il se trompa dans cette conjecture.

[159] Cela seul peut servir à confondre tant d’historiens qui, sur la
foi des Mémoires infidèles écrits en Hollande, ont rapporté un prétendu
traité (signé par Philippe V avant son départ), par lequel traité ce
prince cédait à son grand-père la Flandre et le Milanais.

[160] Philippe V était trop jeune et trop peu instruit pour se passer
de premier ministre; et en général l’unité de vues, de principes, si
nécessaire dans un bon gouvernement, doit obliger tout prince qui ne
gouverne point réellement par lui-même à mettre un seul homme à la tête
de toutes les affaires. K.

[161] Le roi d’Espagne profita de ces conseils: c’était un prince
vertueux.

L’auteur des _Mémoires de Maintenon_, tome V, page 200 et suiv.,
l’accuse d’avoir fait un «souper scandaleux avec la princesse des
Ursins le lendemain de la mort de sa première femme, et d’avoir
voulu épouser cette dame,» qu’il charge d’opprobres. Remarquez que
Anne-Marie de La Trimouille, princesse des Ursins, dame d’honneur
de la feue reine, avait alors plus de soixante-dix ans, et que
c’était cinquante-cinq ans après son premier mariage, et quarante
après le second. Ces contes populaires, qui ne méritent que l’oubli,
deviennent des calomnies punissables, quand on les imprime, et qu’on
veut flétrir les noms les plus respectés sans apporter la plus légère
preuve.--Philippe V est un des princes les plus chastes dont l’histoire
ait fait mention. Cette chasteté, portée à l’excès, a été regardée
comme une des principales causes de la mélancolie qui s’empara de lui
dès les premières années de son règne, et qui finit par le rendre
incapable d’application pendant des intervalles de temps considérables.
K.

[162] Dans les premières éditions du _Siècle de Louis XIV_, il y avait:
«Le Comte de Marivault, lieutenant-général, homme un peu brutal, et qui
n’avait pas, etc.» B.

[163] Cette parodie du prologue d’_Atys_ est déjà rapportée dans les
_Anecdotes_ publiées en 1748: voyez tome XXXIX, page 9. B.

[164] Ces mots démentent bien l’infame calomnie de La Beaumelle, qui
ose dire que «le marquis de Louvois avait craint que Louis XIV ne
l’empoisonnât.»

Au reste, cette lettre doit être encore parmi les manuscrits laissés
par M. le garde des sceaux, Chauvelin.--Ce n’était pas une lettre, mais
un mémoire. Il n’est pas dans les six volumes des _Œuvres de Louis
XIV_, publiées en 1806. A.-A. Barbier l’ayant trouvé manuscrit dans la
bibliothèque du château de Fleury, l’a fait imprimer dans la _Revue
encyclopédique_ du mois de novembre 1825. Des exemplaires ont été tirés
à part. B.

[165] Un jour Guillaume III, qui détestait Louis XIV, et qui n’aimait
guère la littérature, apostropha ainsi un comédien qui récitait devant
lui, en plein théâtre, des vers à sa louange: «Qu’on me chasse ce
coquin-là! me prend-il pour le roi de France?» CL.

[166] Dans les _Anecdotes_ imprimées en 1748: voyez tome XXXIX, page
11. B.

[167] Dans les premières éditions cet alinéa commençait ainsi: «On a
accusé Louis XIV d’un orgueil insupportable; parceque les bases de ses
statues à la place des Victoires et à celle de Vendôme sont entourées
d’esclaves enchaînés; mais ce n’est point lui qui fit ériger ces
statues. Celle de la place des Victoires, etc.» J’ai sous les yeux
trois éditions qui contiennent ce passage, que l’auteur fit disparaître
dans l’édition de _Leipsic_, 1752, deux volumes en quatre parties,
et qui est intitulée: _seconde édition_, quoique ce fût au moins la
quatrième, d’après ce que j’ai dit. Voyez, dans la _Correspondance_,
les lettres à La Condamine des 29 avril et 12 octobre 1752. B.

[168] Les esclaves enchaînés furent enlevés quelques jours avant le 14
juillet 1790, et transportés à l’hôtel des Invalides, dont ils décorent
la façade. B.

[169] Ces deux statues ont été détruites en 1792. A la place Vendôme
on a, depuis, élevé la colonne en bronze _ex œre capto_, qu’on voit
aujourd’hui. La statue de la place des Victoires était pédestre. La
statue à cheval actuelle est de Bosio, et date de 1821. B.

[170] Frédéric-Guillaume, dit le Grand, électeur de Brandebourg, en
1640, né en 1620, mort le 29 avril 1688, père du premier roi de Prusse;
on parle de lui tome XXIII, pages 28 et 615. B.

[171] Voyez page 156. B.

[172] La Beaumelle croit que ce passage, qui existe dès 1751, regarde
le roi de Prusse. B.

[173] L’auteur l’a vue avec M. de Caumartin, l’intendant des finances,
qui avait le droit d’entrer dans l’intérieur du couvent.--C’est le
Caumartin dont Voltaire a parlé tome XIX, page 79 et ci-dessus page
139. B.

[174] Ces arrérages de tailles n’étaient dus que par des gens qu’il
était impossible de faire payer. Si le retranchement de 500,000 écus de
droits ne fut pas remplacé sur-le-champ par un autre impôt, ce qui est
très douteux, il ne tarda point à l’être. K.

[175] La véritable beauté des grands chemins consiste, non dans leur
largeur, qui nuit à l’agriculture, mais dans leur solidité, et surtout
dans l’art de les diriger à travers les montagnes, en conciliant la
commodité avec l’économie. Cet art s’est perfectionné de nos jours,
surtout dans les pays où la corvée a été abolie. K.

[176] Voyez, tome XXI, le chapitre XXIX du _Précis du
Siècle de Louis XV_; et dans les _Mélanges_, année 1773, l’article Iᵉʳ
des _Fragments historiques sur l’Inde_. B.

[177] Il a été prouvé depuis que la compagnie des Indes n’avait
jamais fait qu’un commerce désavantageux, qu’elle n’avait pu soutenir
qu’aux dépens du trésor public. Toute compagnie, même lorsqu’elle est
florissante, dépense plus en frais de commerce que les particuliers,
et rend les denrées dont elle a le privilége plus chères que si le
commerce était resté libre. K.

[178] Les sommes employées à payer les primes sont levées sur la
nation, ce qu’il ne faut point perdre de vue. L’effet d’une prime est
d’augmenter pour le commerçant l’intérêt des fonds qu’il met dans le
commerce; il peut donc se contenter d’un moindre profit. Ainsi, l’effet
de ces primes est d’augmenter le prix des denrées pour le vendeur, ou
de les diminuer pour l’acheteur, ou plutôt de produire à-la-fois les
deux effets. Lorsqu’elles ont lieu seulement pour le commerce d’un
lieu à un autre, leur effet est donc d’augmenter le prix au lieu de
l’achat, et de le diminuer au lieu de la vente. Ainsi, proposer une
prime d’exportation, c’est forcer tous les citoyens à payer pour que
les consommateurs d’une denrée l’achètent plus cher, et que ceux qui la
récoltent la vendent aussi plus cher.

Proposer une prime d’importation, c’est forcer tous les citoyens à
payer pour que ceux qui ont besoin de certaines denrées puissent les
acheter à meilleur marché.

L’établissement de ces primes ne peut donc être ni juste ni utile que
pour des temps très courts et dans des circonstances particulières.
Si elles sont perpétuelles et générales, elles ne servent qu’à rompre
l’équilibre qui, dans l’état de liberté, s’établit naturellement entre
les productions et les besoins de chaque espèce. K.

[179] L’abbé Castel de Saint-Pierre s’exprime ainsi, page 105 de son
manuscrit intitulé: _Annales politiques_: «Colbert, grand travailleur,
en négligeant les compagnies de commerce maritime pour avoir plus de
soin des sciences curieuses et des beaux-arts, prit l’ombre pour le
corps.» Mais Colbert fut si loin de négliger le commerce maritime, que
ce fut lui seul qui l’établit: jamais ministre ne prit moins l’ombre
pour le corps. C’est contredire une vérité reconnue de toute la France
et de l’Europe.

Cette note a été écrite au mois d’août 1756.--Toute cette note est en
effet dans l’édition de 1756. Les _Annales_ de l’abbé de Saint-Pierre
n’ont été imprimées qu’en 1758. B.

[180] Nous ne pouvons dissimuler ici que ces plaintes étaient
justes. Le retranchement des rentes était une banqueroute; et toute
banqueroute est un véritable crime, lorsqu’une nécessité absolue n’y
contraint point. La morale des états n’est pas différente de celle des
particuliers; et jamais un homme qui fraude ses créanciers ne sera
digne d’estime, quelque bienfesant qu’il paraisse dans le reste de sa
conduite. K.

[181] Un autre négociant, consulté par lui sur ce qu’il devait faire
pour encourager le commerce, lui répondit, «Laisser faire, et laisser
passer;» et il avait raison. Colbert fit précisément le contraire; il
multiplia les droits de toute espèce, prodigua les réglements en tout
genre. Quelques artistes instruits lui ayant donné des mémoires sur
la méthode de fabriquer différentes espèces de tissus, sur l’art de
la teinture, etc., il s’imagina d’ériger en lois ce qui n’était que
la description des procédés usités dans les meilleures manufactures:
comme s’il n’était pas de la nature des arts de perfectionner sans
cesse leurs procédés; comme si le génie d’invention pouvait attendre
pour agir la permission du législateur; comme si les produits des
manufactures ne devaient pas changer, suivant les différentes modes
de se vêtir, de se meubler. On condamnait à des peines infamantes
les ouvriers qui s’écarteraient des règlements établis pour fixer la
largeur d’une étoffe, le nombre des fils de la chaîne, la nature de
la soie, du fil qu’on devait employer: et on a long-temps appelé ces
réglements ridicules et tyranniques une protection accordée aux arts.
On doit pardonner à Colbert d’avoir ignoré des principes inconnus
de son temps, et même long-temps après lui; mais ces condamnations
rigoureuses, cette tyrannie qui érige en crimes des actions légitimes
en elles-mêmes, ne peuvent être excusées. K.

[182] Voyez, sur Colbert, une note des éditeurs de Kehl, au chant VII
de la _Henriade_, tome X. B.

[183] Le premier lieutenant-général de police fut Gabriel Nicolas de
La Reinie, de 1667 à 1697; le second, de 1697 à 1718, fut le marquis
d’Argenson, dont j’ai parlé dans une note, tome XXII, page 291. B.

[184] Cette assertion a besoin d’être expliquée. M. de Voltaire
n’ignorait pas que dans les républiques aristocratiques, comme Venise,
comme la Pologne, le droit d’exercer les magistratures supérieures est
un de ceux de la noblesse; qu’en Angleterre les pairs sont de vrais
magistrats, et y forment seuls la noblesse. Il ne veut parler que des
monarchies qui se sont élevées sur les débris du gouvernement féodal;
et son observation est vraie pour tous ces pays. K.

[185] L’abbé de Saint-Pierre, dans ses _Annales politiques_, page 104
de son manuscrit, dit que «ces choses prouvent le nombre des fainéants;
leur goût pour la fainéantise, qui suffit à entretenir et à nourrir
d’autres espèces de fainéants......; que c’est présentement ce qu’est
la nation italienne, où ces arts sont portés à une haute perfection;
ils sont gueux, fainéants, paresseux, vains, occupés de niaiseries,
etc.»

Ces réflexions grossières et écrites grossièrement n’en sont pas plus
justes. Lorsque les Italiens réussirent le plus dans ces arts, c’était
sous les Médicis, pendant que Venise était la plus guerrière et la plus
opulente des républiques. C’était le temps où l’Italie produisit de
grands hommes de guerre, et des artistes illustres en tout genre; et
c’est de même dans les années florissantes de Louis XIV que les arts
ont été le plus perfectionnés. L’abbé de Saint-Pierre s’est trompé
dans beaucoup de choses, et a fait regretter que la raison n’ait pas
secondé en lui les bonnes intentions.--Cette différence d’opinion entre
les deux hommes des temps modernes qui ont consacré leur vie entière à
plaider la cause de l’humanité avec le plus de constance et le zèle le
plus pur, mérite de nous arrêter.

La magnificence dans les monuments publics est une suite de l’industrie
et de la richesse d’une nation. Si la nation n’a point de dettes, si
tous les impôts onéreux sont supprimés, si le revenu public n’est en
quelque sorte que le superflu de la richesse publique, alors cette
magnificence n’a rien qui blesse la justice. Elle peut même devenir
avantageuse, parcequ’elle peut servir soit à former des ouvriers utiles
à la société, soit à occuper ceux qui ne peuvent vivre que d’une espèce
de travail, dans les temps où, par des circonstances particulières, ce
travail vient à leur manquer. Les beaux-arts adoucissent les mœurs,
servent à donner des charmes à la raison, à inspirer le goût de
l’instruction. Ils peuvent devenir, entre les mains d’un gouvernement
éclairé, un des meilleurs moyens d’adoucir ou d’élever les ames, de
rendre les mœurs moins féroces ou moins grossières, de répandre des
principes utiles.

Mais surcharger le peuple d’impôts pour étonner les étrangers par une
vaine magnificence, obérer le trésor public pour embellir des jardins,
bâtir des théâtres lorsqu’on manque de fontaines, élever des palais
lorsqu’on n’a point de fonds pour creuser des canaux nécessaires à
l’abondance publique, ce n’est point protéger les arts, c’est sacrifier
un peuple entier à la vanité d’un seul homme.

Offrir un asile à ceux qui ont versé leur sang pour la pairie, élever
aux dépens du public les enfants de ceux qui ont servi leur pays, c’est
remplir un devoir de reconnaissance, c’est acquitter une dette sacrée
pour la nation même: qui pourrait blâmer de tels établissements? Mais
si l’on y déploie une magnificence inutile, si l’on emploie à secourir
cent familles ce qui en eut soulagé deux cents, si ce qu’on sacrifie
pour la vanité excède ce qu’on a dépensé en bienfesance, alors ces
mêmes établissements méritent une juste critique. C’est surtout en ce
point que l’amour de la justice l’emporte sur l’amour de la gloire.
L’un et l’autre inspirent également le bien: mais l’amour de la justice
apprend seul à le bien faire. Ainsi M. de Voltaire et l’abbé de
Saint-Pierre avaient tous deux raison; et on ne peut leur reprocher que
d’avoir exagéré leurs opinions. K.

[186] Charles Perrault, page 111 de ses _Mémoires_, que j’ai déjà
cités page 156, dit que ce ne fut qu’après le départ de Bernin que les
dessins de la façade, par Claude Perrault, furent présentés à Louis
XIV. B.

[187] C’est ainsi que Voltaire s’exprimait en 1751. En 1756 il appelait
Versailles _un abîme de dépenses_ (tome XVIII, page 217). On a vu qu’il
portait à plus de cinq cents millions, monnaie du temps, la dépense
faite par Louis XIV à Versailles. Mirabeau, dans la neuvième de ses
_Lettres à mes commettants_, avait dit, en 1789: «Le maréchal de
Belle-Isle s’arrêta d’effroi quand il eut compté jusqu’à douze cents
millions de dépenses faites à Versailles, et il n’osa sonder jusqu’au
fond cet abîme.» Volney, dans ses _Leçons d’histoire_, faites en 1795
à l’école normale, porte les dépenses de Louis XIV pour Versailles à
quatorze cents millions, à seize francs le marc, dit-il; ce qui fait
plus de quatre milliards cinq cents millions, à cinquante-deux francs
le marc. En rejetant les calculs de Mirabeau et de Volney, on peut s’en
tenir à celui de Voltaire: voyez ma note, tome XXXIX, page 10. B.

[188] L’abbé de Saint-Pierre critique cet établissement, que presque
toutes les nations ont imité.

[189] L’École militaire: voyez, tome XLVIII, l’_Éloge funèbre de Louis
XV_; et, dans la _Correspondance_, la lettre à Paris Duverney, du 26
juillet 1756. B.

[190] Tous ces codes sont des monuments de l’ignorance où la France et
toute l’Europe, à l’exception de l’Angleterre, étaient plongées sur les
objets qui intéressent le plus les hommes. Pussort, loué par Despréaux,
n’avait d’autre mérite que d’être parent de Colbert, et d’avoir montré
autant de barbarie que de bassesse dans l’affaire de Fouquet. Le
code criminel est une preuve du mépris que des hommes qui se croient
au-dessus des lois osent quelquefois montrer pour le peuple; le code
noir n’a servi qu’à montrer que les gens de loi consultés par Louis XIV
n’avaient aucune idée des droits de l’humanité. K.

[191] La douceur des mœurs, l’habitude de vivre dans la société, ont
plus contribué que les lois à diminuer la fureur des duels. Louis XIV
n’a réellement détruit que l’usage d’appeler des seconds. Ses lois
n’ont pas empêché que, de Stockholm à Cadix, tout gentilhomme qui
refuse un appel, ou qui souffre une injure, ne soit déshonoré. Louis
XIV lui-même n’eût ni osé ni voulu forcer un régiment à conserver un
officier qui eût obéi à ses édits. Établir la peine de mort contre un
homme qui a prouvé qu’il préférait la mort à l’infamie, est une loi
également absurde et barbare, digne, en un mot, de la superstition qui
l’avait inspirée. K.

[192] L’abbé de Saint-Pierre, dans ses _Annales_, ne parle que de cette
institution de brigadiers, et oublie tout ce que Louis XIV fit pour la
discipline militaire.

[193] Pour qu’un pays produise des chevaux, il faut que les
propriétaires de terres, ou les cultivateurs qui les représentent,
trouvent du profit à en élever; il faut, de plus, que les impôts
permettent aux cultivateurs de faire les avances qu’exige ce
commerce. Il est aisé de voir que des haras régis pour le compte du
roi ne peuvent produire que des chevaux à un prix exorbitant; et
que les réglements pour les étalons distribués dans les provinces
n’étaient, comme tant d’autres, qu’un impôt déguisé sous la forme d’un
établissement de police. K.

[194] Ces milices étaient tirées au sort; ainsi on forçait des hommes à
s’exposer malgré eux aux dangers de la guerre, sans leur permettre de
racheter leur service personnel par de l’argent; sans que les motifs
de devoir qui pouvaient les attacher à leur pays fussent écoutés, sans
qu’aucune paie les dédommageât de la perte réelle à laquelle on les
condamnait; car un homme qui peut d’un moment à l’autre être enlevé à
ses travaux par un ordre, trouve plus difficilement de l’emploi qu’un
homme libre.

Les tirages forcés jetaient la désolation dans les villages, fesaient
abandonner tous les travaux, excitaient entre ceux qui cherchaient
à se dérober au sort, et ceux qui voulaient les contraindre à le
subir, des haines durables, et souvent des querelles sanglantes. Ce
fardeau tombait principalement sur les habitants des campagnes, qui
les quittaient pour aller chercher dans les villes des emplois qui les
missent à l’abri de ce fléau. M. de Voltaire n’avait jamais été le
témoin d’un tirage de milice. Si ce spectacle, également horrible et
déchirant, eût une fois frappé ses regards, il n’eût pu se résoudre à
citer avec éloge cet établissement de Louis XIV. K.

[195] Blaise-François de Pagan, né en 1604, mort en 1665, auteur d’un
_Traité des fortifications_, 1645, in-folio, passait, de son temps,
pour le premier ingénieur. B.

[196] 10 mai 1693. B.

[197] Voyez ma note, tome XXVI, page 176. B.

[198] La première phrase de cet alinéa est de 1753; la seconde phrase
était dans l’édition de 1752; la troisième phrase est dans l’édition de
1751. B.

[199] Voyez, ci-après, le chapitre XXXVI, _Du
Calvinisme_.

[200] C’est ici la véritable cause de la prospérité de la nation
française sous Louis XIV. Les circonstances où il se trouva
contribuèrent sans doute à cette tranquillité de l’état; mais le
caractère du roi, et la persuasion qu’il sut établir que tout ce
qui était ordonné en son nom était sa volonté propre, y servirent
beaucoup. Malgré la barbarie d’une partie des lois, malgré les vices
des principes d’administration, l’augmentation des impôts, leur forme
onéreuse, la dureté des lois fiscales; malgré les mauvaises maximes
qui dirigèrent le gouvernement dans la législation du commerce et des
manufactures; enfin, malgré les persécutions contre les protestants,
on peut observer que les peuples de l’intérieur du royaume, et même,
jusqu’à la guerre de la succession, ceux des provinces frontières,
ont vécu en paix, à l’abri des lois; le cultivateur, l’artisan, le
manufacturier, le marchand, étaient sûrs de recueillir le fruit de leur
travail, sans craindre ni les brigands ni les petits oppresseurs. On
put donc perfectionner la culture et les arts, se livrer à de grandes
entreprises dans les manufactures et dans le commerce, y consacrer
des capitaux considérables, faire des avances, même pour des temps
éloignés. Cette paix dans l’intérieur d’un état est d’une plus grande
importance que la plupart des politiques ne l’ont cru. De ce qu’un état
tranquille a prospéré, il ne faut point en conclure qu’il ait eu ni de
bonnes lois, ni une bonne constitution, ni un bon gouvernement. K.

[201] Voyez ma note, tome XXXIV, page 40. B.

[202] Bois-Guillebert n’était pas un écrivain méprisable. On trouve
dans ses ouvrages des idées sur l’administration et sur le commerce,
fort supérieures à celles de son siècle. Il avait deviné une partie
des vrais principes de l’économie politique. Mais ces vérités étaient
mêlées avec beaucoup d’erreurs. Son style, qui a quelquefois de la
force et de la chaleur, est souvent obscur et incorrect. On peut le
comparer aux chimistes du même temps. Plusieurs eurent du génie,
firent des découvertes; mais la science n’existait pas encore, et ils
laissèrent à d’autres l’honneur de la créer. K.

[203] Voyez, dans la _Henriade_, une note des éditeurs sur Colbert.
K.--Cette note est au chant VII. B.

[204] Ce fut vers ce temps que Colbert fit achever le cadastre dans
quelques provinces. On ignorait tellement la méthode de faire ces
opérations avec exactitude, que l’impôt d’un très grand nombre de
terres en surpassait le produit. Les propriétaires étaient forcés de
les abandonner au fisc. Colbert fit rendre un édit qui défendit aux
propriétaires d’abandonner une terre, à moins qu’ils ne renonçassent
en même temps à toutes leurs autres possessions. Des villages entiers
laissèrent leurs terres en friche, et l’on fut obligé de leur accorder
des gratifications extraordinaires pour les engager à reprendre la
culture. M. de Voltaire ignorait sûrement ces détails, puisqu’il parle
ici de la science et du génie de Colbert. K.

[205] Voyez tome XXII, page 268; et tome XIX, pages 304 et 314. B.

[206] Voyez tome XIX, page 292. B.

[207] Si Colbert eût été assez éclairé sur ces objets, s’il eût proposé
à Louis XIV de détruire ces abus, l’amour de ce prince pour la gloire
ne lui eût point permis d’hésiter. Mais Colbert ne connaissait point
assez ni ces abus, ni les moyens d’y remédier, ni surtout ceux d’y
remédier sans causer au trésor royal une perte momentanée: les guerres
continuelles et la magnificence de la cour rendaient ce sacrifice bien
difficile. Cette cause est la seule qui, sous un gouvernement ferme,
empêche de faire dans l’administration des finances des changements
utiles. Sous un gouvernement faible il en existe une autre, la crainte
des hommes puissants à qui la destruction des abus peut nuire, et qui
se réunissent pour les protéger. K.

[208] On lit _contrôleur-général_ dans les éditions de 1768, in-8º;
1769, in-4º; 1775, in-8º. Les éditions de Kehl portent: _ministère_.
Le contrôleur-général, en 1764, était Laverdy, qui se retira en 1768,
et a péri sur l’échafaud pendant la révolution. L’édit pour la liberté
du commerce des grains avait été enregistré au parlement le 19 juillet
1764. B.

[209] Tout ministère fiscal et oppresseur se conforme nécessairement
à l’opinion de la populace pour toutes les lois qui ne se rapportent
point directement à l’intérêt du fisc. Il est également de l’intérêt
des corps intermédiaires de flatter l’opinion populaire. Ces motifs,
joints à l’ignorance, ont déterminé les mauvaises lois sur le commerce
des blés, et les mauvaises lois ont contribué à fortifier les préjugés.
On croyait arrêter ce qu’on appelle monopole, et on empêchait les
emmagasinements, qui sont le seul moyen de prévenir l’effet des
mauvaises récoltes générales, et le commerce dont l’activité peut seule
remédier aux disettes locales. On croyait faire du bien au peuple, en
fesant baisser les prix pour quelques instants et dans quelques villes;
cependant on décourageait la culture, et, par conséquent, on rendait
la denrée plus rare, et dès-lors constamment plus chère. De ce qu’en
examinant les prix des marchés et l’abondance qui y règne, on peut,
dans un commerce libre, juger de l’abondance réelle de la denrée, on
croyait pouvoir en juger dans un commerce gêné par des réglements: de
là l’usage de ces permissions particulières, le plus souvent achetées
par des gens avides, et dont l’effet est toujours contraire au but
qu’ont, ou disent avoir ceux qui les accordent.

Observons enfin que c’est surtout dans les temps de disette que les
lois prohibitives sont dangereuses; elles augmentent le mal, et ôtent
les ressources. K.

[210] En 1683. Voyez tome XIX, page 44. B.

[211] La véritable richesse d’un état consiste dans la quantité des
productions du sol qui reste au-delà de ce qui doit être employé à
payer les frais de leur culture. L’industrie contribue à augmenter la
richesse. Dans un peuple sans industrie, chacun ne cultiverait que
pour avoir le nécessaire physique, et la culture serait languissante.
Mais, quelle que soit l’industrie, si les dépenses du prince l’obligent
à mettre des impôts qui réduisent le cultivateur au nécessaire,
l’industrie de la nation cesse de contribuer à augmenter la richesse,
et ne tarde pas à diminuer avec elle. Par la même raison, si le luxe
empêche d’employer à soutenir ou à augmenter la culture une partie
des sommes qui y seraient consacrées, il peut nuire à la richesse,
quoiqu’il paraisse favoriser l’industrie. K.

[212] Au tome IV, page 136, des _Mémoires de Maintenon_, on trouve que
la capitation «rendit au-delà des espérances des fermiers.» Jamais
il n’y a eu de ferme de la capitation. Il est dit que «les laquais
de Paris allèrent à l’Hôtel de ville prier qu’on les imposât à la
capitation.» Ce conte ridicule se détruit de lui-même; les maîtres
payèrent toujours pour leurs domestiques.

[213] Il est dit dans l’histoire écrite par La Hode, et rédigée sous le
nom de La Martinière, qu’il en coûtait soixante et douze pour cent pour
le change dans les guerres d’Italie. C’est une absurdité. Le fait est
que M. de Chamillart, pour payer les armées, se servait du crédit du
chevalier Bernard. Ce ministre croyait, par un ancien préjugé, qu’il ne
fallait pas que l’argent sortit du royaume, comme si l’on donnait cet
argent pour rien, et comme s’il était possible qu’une nation débitrice
à une autre et qui ne s’acquitte pas en effets commerçables, ne payât
point en argent comptant: ce ministre donnait au banquier huit pour
cent de profit, à condition qu’on payât l’étranger sans faite sortir
de l’argent de France. Il payait, outre cela, le change, qui allait à
cinq ou six pour cent de perte; et le banquier était obligé, malgré
sa promesse, de solder son compte en argent avec l’étranger, ce qui
produisait une perte considérable. K.

[214] Voyez tome XXXI, page 493; et, tome XLIII, le paragraphe v du
_Fragment des instructions pour le prince royal de ***_. B.

[215] Ceci paraît demander quelques restrictions. 1º Il est clair que
si l’intérêt de la dette surpasse la totalité des revenus, il est
impossible de le payer. 2º Si la dette annuelle a une proportion très
forte avec le revenu, l’intérêt qu’ont les propriétaires à veiller sur
leurs biens diminue; s’ils sont cultivateurs, les sommes qu’ils peuvent
employer à augmenter les produits de la terre sont moins fortes; s’ils
afferment, ils sont obligés, pour se soulager d’une partie de la dette,
de retrancher sur le profit qu’ils laissent au fermier, et la culture
languit: la richesse diminue donc, et l’état s’obère de plus en plus. K.

[216] L’abbé de Saint-Pierre, dans son _Journal politique_, à l’article
du _Système_, dit qu’en Angleterre et en Hollande il n’y a de papiers
qu’autant qu’il y a d’espèces: mais il est avéré que le papier
l’emporte beaucoup, et ne subsiste que par la confiance.--Le crédit de
ces billets ne peut être fondé que sur la confiance qu’ils peuvent à
volonté être échangés pour de l’argent; et cette confiance est fondée
sur celle que la banque dont ils partent est en état de payer à chaque
instant ceux qui seraient présentés. La confiance est donc précaire
lorsque la masse de ces billets surpasse la somme que cette banque
peut rassembler en peu de temps. Les billets sont aux emprunts pour
les états ce que les billets à vue sont aux contrats ou aux billets
ordinaires des particuliers. Vous pouvez prêter à un homme une somme à
peu près équivalente à sa fortune; vous ne prendrez, au lieu d’argent
comptant, un billet sur lui que jusqu’à la concurrence de la somme
que vous croyez qu’il pourra rassembler au moment de votre demande.
Ces billets sont utiles, 1º parcequ’ils procurent à un état une somme
égale à leur valeur, dont il ne paie point l’intérêt, et qu’il est sûr
de ne jamais rembourser tant que la confiance durera. 2º Ils servent
nécessairement, en diminuant la nécessité des transports d’argent, à
diminuer les frais de banque pour l’état comme pour les particuliers,
et à faire baisser le taux de ces frais. Mais ils ont un grand
désavantage, celui de mettre la foi publique, les fonds de l’état,
la fortune des particuliers, à la merci de l’opinion d’un moment.
Ainsi, dans un gouvernement éclairé et sage, on n’en aurait jamais que
ce qui est nécessaire pour la facilité du commerce et des affaires
particulières. K.

[217] En France, les mauvaises lois sur les successions et les
testaments, les priviléges multipliés dans le commerce, les
manufactures, l’industrie, la forme des impôts qui occasione de
grandes fortunes en finance, celles dont la cour est la source, et
qui s’étendent bien au-delà de ce qu’on appelle les grands et les
courtisans; toutes ces causes, en entassant les biens sur les mêmes
têtes, condamnent à la pauvreté une grande partie du peuple; et cela
est indépendant du montant réel des impôts.

L’inégalité des fortunes est la cause de ce mal; et comme le luxe en
est aussi un effet nécessaire, on a pris pour cause ce qui n’était
qu’un effet d’une cause commune. K.

[218] Ceci n’est pas rigoureusement vrai; les appointements des places
qui donnent du crédit, ou qui sont nécessaires à l’administration,
ont augmenté. Quant à la paie des soldats, quoiqu’elle paraisse la
même, à l’exception d’une augmentation d’un sou, établie en France
dans ces dernières années, il y a eu des augmentations réelles par des
fournitures faites, en nature ou gratuitement, ou à un prix au-dessous
de leur valeur. La vie du soldat est non seulement plus assurée, mais
plus douce que celle du cultivateur, et même que celle de beaucoup
d’artisans. L’usage de les faire coucher deux dans un lit étroit,
et de ne leur payer l’année que sur le pied de trois cent soixante
jours, sont peut-être les seules choses dont ils aient réellement à se
plaindre. Mais les paysans, les artisans, n’ont pas toujours chacun un
lit, et ils ne gagnent rien les jours de fête. K.

[219] Nicolas Copernic, né à Thorn, en Prusse, le 19 février 1473, mort
le 24 mai 1543. CL.

[220] Huygens et Roëmer quittèrent la France lors de la révocation de
l’édit de Nantes. On proposa, dit-on, à Huygens de rester; mais il
refusa, dédaignant de profiter d’une tolérance qui n’aurait été que
pour lui. La liberté de penser est un droit, et il n’en voulait pas à
titre de grace. K.

[221] Dans la première épître de saint Paul aux Corinthiens, il est
dit, chapitre xv, verset 36: _Quod seminas non vivificatur, nisi prius
moriatur_. Voltaire revient souvent sur ce verset. B.

[222] L’abbé Sallier ne le sait pas lui-même; mais il sait bien que le
nombre est de plus de deux cent cinquante mille. L.--La Beaumelle, en
voulant corriger Voltaire, s’éloigne de la vérité. On disait, il est
vrai, que la bibliothèque du roi contenait trois cent mille volumes;
mais le récolement fait en 1792 ne porte qu’à cent cinquante mille
le nombre des livres imprimés qu’elle renferme. Aujourd’hui (1830)
le nombre des volumes peut être de cinq cent mille, sans compter les
opuscules, qu’on peut porter au même nombre. B.

[223] Il n’y a pas dans l’Europe une seule grande nation qui ait
un code de droit civil formant un système régulier, et dont toutes
les décisions soient des conséquences de principes liés entre eux.
Partout le droit civil est un mélange des lois romaines, des codes
des nations barbares, de coutumes locales, et de lois nouvelles, où
ces quatre sources de décisions dominent plus ou moins. Aucune grande
nation n’a même un code criminel. Les usages et la collection de lois
faites successivement, et dans un esprit souvent opposé, forment
la jurisprudence criminelle de toute l’Europe. Peut-être le moment
approche-t-il où les peuples auront enfin de véritables lois: du
moins les hommes éclairés, et en état de concevoir et d’exécuter ce
grand ouvrage, ne manqueraient point aux souverains qui voudraient
l’entreprendre. K.--L’uniformité des lois en France est un des
bienfaits de la révolution. Le code civil actuel est de 1807; il est
bien au-dessus de l’ordonnance de 1667; le code criminel, de 1808, et
le code pénal, de 1810, sont l’objet de nombreuses observations, et
seront certainement bientôt adoucis, mais ne sont point aussi inhumains
que l’ordonnance de 1670. B.

[224] En 1609, six cents sorciers furent condamnés, dans le ressort
du parlement de Bordeaux, et la plupart brûlés. Nicolas Remi, dans sa
_Démonolâtrie_, rapporte neuf cents arrêts rendus en quinze ans contre
des sorciers dans la seule Lorraine. Le fameux curé Louis Gauffridi,
brûlé à Aix, en 1611, avait avoué qu’il était sorcier, et les juges
l’avaient cru.

C’est une chose honteuse que le P. Lebrun, dans son _Traité des
pratiques superstitieuses_, admette encore de vrais sortiléges: il va
même jusqu’à dire, page 524, que «le parlement de Paris reconnaît des
sortiléges;» il se trompe: «le parlement reconnaît des profanations,
des maléfices, mais non des effets surnaturels opérés par le diable.»
Le livre de dom Calmet sur les vampires et sur les apparitions a passé
pour un délire; mais il fait voir combien l’esprit humain est porté
à la superstition.--Sur L. Gauffredi, voyez, tome L, le chapitre
IX du _Prix de la justice et de l’humanité_. Le livre
de dom Calmet, dont il est question dans la note de Voltaire, est
intitulé: _Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires,
ou les revenants de Hongrie, de Moravie_, etc., nouvelle édition, 1751,
deux volumes in-12; la première édition est de 1746. B.

[225] Platon, _Républ._, livre V. B.

[226] Voltaire dit ailleurs, dans une note (voyez tome XXIX, page 216),
que Fléchier a _tiré mot à mot la moitié_ de son oraison funèbre de
Turenne de celle que l’_évêque de Grenoble, Lingendes, avait faite d’un
duc de Savoie_. Ce n’est pas même _l’exorde tout entier_ que Fléchier
a pris à Lingendes, mais trois passages formant ensemble tout au plus
deux pages. C’est ce qu’a très bien établi le cardinal Maury, dans une
note de son _Essai sur l’éloquence de la chaire_. Le cardinal Maury
observe que Voltaire confond Claude de Lingendes, jésuite, et qui fut
en effet le premier réformateur de l’éloquence de la chaire, avec Jean
de Lingendes, qui n’était qu’abbé lorsqu’en 1637 il prononça l’oraison
funèbre de Victor-Amédée (et non Charles-Emmanuel). Cette oraison
funèbre fut imprimée dans le temps. Jean de Lingendes, évêque de
Sarlat, en 1642, de Mâcon, en 1650, n’a jamais été évêque de Grenoble.
B.

[227] Les premières phrases de cet alinéa sont de 1756; la dernière est
de 1768. L’abolition des jésuites est de 1764: voyez tome XXII, page
354 et suiv. B.

[228] Voyez le _Catalogue des écrivains_, à l’article Bossuet, vol. XIX.

[229] Bossuet prêcha l’avent de 1661. Son père vécut et mourut
conseiller au parlement de Metz. Ce fut un frère de l’évêque de Meaux
qui, plus tard, fut intendant de Soissons. B.

[230] L’oraison funèbre d’Anne d’Autriche avait été prononcée le 20
janvier 1667; ce ne fut que près de trois ans après, le 13 septembre
1669, que Bossuet fut nommé à l’évêché de Condom. B.

[231] Le _Télémaque_ n’a été imprimé qu’en 1699. Il y avait deux ans
que Fénélon était en exil. Mais l’ouvrage avait été composé vers 1694.
B.

[232] M. E.-A. Lequien, qui l’a consulté pour l’édition qu’il a donnée
du _Télémaque_ en 1819, a compté plus de quatre cents ratures dans ce
manuscrit; «si, dit-il, on appelle rature un ou plusieurs mots effacés
avec la plume soit pour les supprimer, soit pour les remplacer par
d’autres.» B.

[233] Dans l’édition de 1751 Voltaire disait: «Le _Télémaque_ n’a point
fait d’imitateurs; les _Caractères_ de La Bruyère en ont produit.»
C’est en 1756 que Voltaire se corrigea. B.

[234] Il y avait deux tragédies espagnoles sur ce sujet: _le Cid_
de Guillem de Castro, et _el Honrador de su padre_ de Jean-Baptiste
Diamante. Corneille imita autant de scènes de Diamante que de Castro.

[235] C’est ce qui a fait dire à Voltaire, dans son _Russe à Paris_
(voyez tome XIV):

    Le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille. B.


[236] Il avait vingt ans et demi lorsqu’il composa cette ode intitulée:
_la Nymphe de la Seine_. CL.

[237] Voltaire parle peut-être d’après la tradition de son temps;
mais M. de Saint-Surin, dans sa notice sur madame de Sévigné, affirme
que cette phrase ne se trouve dans aucune des _Lettres de madame de
Sévigné_. B.

[238] C’est la sixième satire de Boileau. B.

[239] Voyez le _Catalogue des écrivains_, à l’article LA MOTTE vol.
XIX, p. 133.

[240] Boileau, épître IX, vers 43. B.

[241] La première édition des _Réflexions critiques sur la poésie et
sur la peinture_ est de 1719. B.

[242] Celle de M. Hume n’avait pas encore paru. K.--Il est à remarquer
que Voltaire n’ait pas corrigé cette phrase, qui est en contradiction
avec ce qu’on lit à l’article RAPIN DE THOIRAS, dans la _Liste des
écrivains_, tome XIX., page 184. B.

[243] Voyez tome XXXIX, page 101. B.

[244] Frédéric, roi de Prusse. B.

[245] Déplacé pendant la révolution, il y a été replacé depuis. B.

[246] Ces poinçons et carrés sont aujourd’hui à la Monnaie. B.

[247] Chez les Hollandais, la diphthongue oe se prononce comme
ou.--Par une note sur l’article XII des _Fragments sur
l’Inde_ (voyez tome XLVII), Voltaire dit que les Hollandais écrivent
_Boerhave_, mais que nous devons écrire _Bourhave_. B.

[248] Voyez, dans la _Correspondance_, la lettre au président Hénault,
du 28 janvier 1752. B.

[249] Ce chapitre était, en 1756, le CCXIVᵉ de l’_Essai
sur l’histoire générale_. C’est en 1763 qu’il fut mis à la place qu’il
a aujourd’hui. B.

[250] Voyez tome XIX, page 240. B.

[251] Voyez, tome X, le chapitre IX de l’_Essai sur
la poésie épique_. Le morceau sur Milton, qu’on lit tome XXIX, pages
167-186, est de 1771. B.

[252] Le parallèle de Swift et de Rabelais est plus étendu dans la
vingt-deuxième des _Lettres philosophiques_ (tome XXXVII, pages
255-56). C’est à Swift qu’est consacrée la cinquième des _Lettres à son
altesse monseigneur le prince de ***_ (tome XLIII). Voyez aussi, tome
XII, le _Temple du goût_. B.

[253] Voyez son texte, tome XXXVIII, page 215. B.

[254] Tome XVI, page 442. B.

[255] En France, le clergé est exempt, comme la noblesse, des tailles
et de quelques uns des droits d’aides. La noblesse était censée
remplacer les impôts par son service personnel, et le clergé par
ses prières. Pendant quelque temps on demanda au pape la permission
d’imposer des décimes sur le clergé, toujours sous le prétexte de
combattre les infidèles ou les hérétiques. Enfin l’usage de s’adresser
au clergé assemblé, et de se passer du consentement de Rome, a
prévalu: mais pour ménager Rome, qui excommuniait, il n’y a pas encore
long-temps, chaque jeudi-saint, les souverains qui obligeaient le
clergé à contribuer aux charges publiques, on donna aux décimes le
nom de _don gratuit_. Lorsqu’à la fin du règne de Louis XIV on ajouta
la capitation et le dixième aux impôts, déjà trop onéreux, ou n’osa
établir ces nouvelles taxes d’une manière trop rigoureuse; et le clergé
obtint facilement d’être exempt de ces impôts, en payant des dons
gratuits plus considérables. Il est donc évident qu’il ne doit point
ce dernier privilége aux anciens usages de la nation, puisque jusqu’à
ce moment il n’avait joui que des priviléges de la noblesse, et que la
noblesse a payé ces nouveaux impôts. Cette exemption est donc une pure
grace accordée par Louis XIV; grace qui est une injustice à l’égard des
citoyens, grace que ni le temps ni aucune assemblée nationale n’ont
consacrée. Nos souverains, mieux instruits de leurs droits et de ceux
de leurs peuples, sentiront sans doute un jour que leur intérêt et la
justice exigent également de soumettre aux taxes les biens du clergé,
dans la proportion qu’ont ces biens avec ceux du reste de la nation;
et qu’en général tout privilége en matière d’impôt est une véritable
injustice, depuis que, la constitution militaire ayant changé, il
n’existe plus de service personnel gratuit, et que les esprits s’étant
éclairés, on sait que ce ne sont point les processions des moines, mais
les évolutions des soldats qui décident du succès des batailles. K.

[256] En 1790, l’évêché de Strasbourg avait quatre cent mille livres de
rente; l’archevêché de Cambray, deux cent mille. B.

[257] Un état ne s’appauvrit pas en payant chaque année un faible
tribut, comme un homme ne se ruine pas en payant une rente sur les
revenus de sa terre. Mais ce tribut payé à Rome est, en finance, une
diminution de la richesse annuelle, et, en théologie, une véritable
simonie, qui damne infailliblement dans l’autre monde celui qu’elle
enrichit sur la terre. K.

[258] Cet article est la meilleure réponse que l’on puisse faire à ceux
qui ont accusé M. de Voltaire d’avoir sacrifié la vérité des détails
historiques à ses opinions générales. Il est ici très favorable au
clergé. Cependant il résulte de cette évaluation, portée seulement
à quatre-vingt-dix millions, que l’impôt des vingtièmes mis sur le
clergé, comme il l’est sur les particuliers, produirait dix millions,
somme fort au-dessus de celle où montent les dons gratuits évalués
en annuités. Cette même évaluation, en la supposant aussi exacte que
celle qui a servi à l’établissement des vingtièmes, ne porterait la
masse des biens du clergé qu’à environ un huitième de la totalité des
biens du royaume. Cependant il y a des cantons très étendus, où la dîme
seule est pour la plus grande partie des terres environ un cinquième
du produit net; et dans ces mêmes cantons le clergé a des possessions
immenses. K.

[259] Voyez tome XVIII, page 172; tome XXII, page 218. B.

[260] Voyez le chapitre de Louis XIII, dans l’_Essai sur les mœurs et
l’esprit des nations_, chap. CLXXV (tome XVIII, page 169
et suiv.). B.

[261] Son ouvrage est intitulé: _Declaratio pro jure regio,
sceptrorumque immunitate, adversus orationem cardinalis Perronii_,
Londres, 1616, in-4º. B.

[262] Voyez ma note, tome XVI, page 35. B.

[263] Cette question n’était difficile que parcequ’on croyait alors
devoir décider toutes celles de ce genre d’après l’autorité et l’usage.
En ne consultant que la raison, il est évident que la puissance
législative a le pouvoir absolu de régler la manière dont il sera
pourvu à toutes les places, ainsi que de fixer les appointements de
chacune, et la nature de ces appointements. Les évêchés peuvent être
électifs, comme les places de maires, ou nommés par le roi comme les
intendances, selon que la loi de l’état l’aura réglé; cette loi peut
être plus ou moins utile, mais elle sera toujours légitime. La loi peut
de même, sans être injuste, substituer des appointements en argent aux
terres dont on laisse la jouissance aux ecclésiastiques; supprimer même
ces appointements, si elle juge ces places ecclésiastiques inutiles
au bien public. Toute loi qui n’attaque aucun des droits naturels
des hommes est légitime; et le pouvoir législatif de chaque état, en
quelques mains qu’il réside, a droit de la faire. Toute propriété qui
ne se perpétue point en vertu d’un ordre naturel, mais seulement par
une loi positive, n’est point une propriété, mais un usufruit accordé
par la loi, dont, après la mort de l’usufruitier, une autre loi peut
changer la disposition. C’est par cette raison que les biens des
particuliers appartiennent de droit à leurs héritiers; que les biens
des communes leur appartiennent, et que ceux du clergé et de tout autre
corps sont à la nation. K.

[264] La Fontaine, dans sa lettre au duc de Vendôme, septembre 1689,
attribue ce bon mot au chevalier de Sillery. B.

[265] Voyez l’article LAUNOY, dans la _Liste des écrivains_, tome XIX,
page 147. B.

[266] Gaston-Jean-Baptiste-Louis de Noailles, mort en 1720. CL.

[267] «C’est ainsi que parlerait un hérétique: il faut _honorée_,» dit
La Beaumelle. B.

[268] Voyez _Essai sur les mœurs et l’esprit des nations_.--C’est au
chapitre _De Calvin et de Servet_ (voyez tome XVII, page 277), ainsi
qu’à celui _De Jean Hus et de Jérôme de Prague_ (voyez tome XVI, page
334), que renvoie Voltaire; et peut-être aussi au chapitre où il parle
des puritains anglais: voyez tome XVIII, page 295 et suiv. Sur Arius,
voyez tome XXVII, page 12 et suiv. B.

[269] Dans l’édition de 1756, on lit: «A été dans d’autres le dernier
effort de l’indépendance.» Le texte actuel est de 1768. B.

[270] Du 30 avril 1598: voyez tome XXII, page 195. B.

[271] Voyez une particularité qui le concerne, tome XXX, page 147. B.

[272] Catherine Larchevêque de Parthenay, née en 1554, morte en 1631,
avait épousé en premières noces Charles de Quellenec, baron de Pont,
auquel elle intenta ce scandaleux procès dont parle Voltaire (voyez
t. XXXII, p. 345, et aussi tome X, une note du chant second de la
_Henriade_), et qui épousa en secondes noces Réné de Rohan. Sur le
siége de La Rochelle, voyez tome XVIII, page 206. B.

[273] Au lieu de _Réformés_, les éditions antérieures à 1768 portent
_Religionnaires_. B.

[274] On lit _formes_ dans toutes les éditions. J’ai trouvé le mot
_formalités_ écrit de la main de Voltaire à la marge d’un exemplaire. B.

[275] Henri Daguesseau, intendant du Limousin, puis du Languedoc, père
du chancelier. B.

[276] Le 21 octobre: un décret de l’assemblée constituante, du 10
juillet 1790, annule l’édit de 1685, qui révoquait celui de Nantes. B.

[277] Voyez page 371. B.

[278] Cantique de Siméon. Saint Luc, II, 29-30. B.

[279] Si vous lisez l’Oraison funèbre de Le Tellier, par Bossuet, ce
chancelier est un juste, et un grand homme. Si vous lisez les _Annales_
de l’abbé de Saint-Pierre, c’est un lâche et dangereux courtisan, un
calomniateur adroit, dont le comte de Grammont disait, en le voyant
sortir d’un entretien particulier avec le roi: «Je crois voir une
fouine qui vient d’égorger des poulets, en se léchant le museau plein
de leur sang.»--Cette note est de 1756. B.

[280] Le comte d’Avaux, dans ses lettres, dit qu’on lui rapporta qu’à
Londres on frappa soixante mille guinées de l’or que les réfugiés y
avaient fait passer: on lui avait fait un rapport trop exagéré.

[281] On a imprimé plusieurs fois qu’il y a encore en France trois
millions de réformés. Cette exagération est intolérable. M. de Bâville
n’en comptait pas cent mille en Languedoc, et il était exact. Il n’y
en a pas quinze mille dans Paris: beaucoup de villes et des provinces
entières n’en ont point.--Les protestants qui vivent à Paris sont
enterrés par ordre de la police. Le nombre des morts est donc connu
par ses registres, et il en résulte qu’ils forment environ la dixième
partie de la population, les étrangers compris. Il ne serait pas
surprenant que les protestants, relégués par les lois dans les classes
qui peuplent le plus, eussent beaucoup plus que doublé depuis la
révocation de l’édit de Nantes.

Bâville ne mérite aucune croyance. Il est très vraisemblable que
la terreur qu’il avait inspirée avait forcé les huguenots à sortir
du Languedoc, ou à dissimuler, et à se cacher. Il était d’ailleurs
intéressé à en diminuer le nombre. C’était un moyen de plaire à Louis
XIV: et pourquoi, après avoir versé tant de sang pour se frayer la
route du ministère, se serait-il fait scrupule d’un mensonge? K.--On
porte aujourd’hui (1830) à onze ou douze cent mille le nombre des
protestants dans toute la France. B.

[282] Toutes ces violences, qui déshonorent le règne de Louis XIV,
furent exercées dans le temps où, dégoûté de madame de Montespan,
subjugué par madame de Maintenon, il commençait à se livrer à ses
confesseurs. Ces lois, qui violaient également et les premiers droits
des hommes et tous les sentiments de l’humanité, étaient demandées par
le clergé, et présentées par les jésuites à leur pénitent, comme le
moyen de réparer les péchés qu’il avait commis avec ses maîtresses. On
lui proposait pour modèles Constantin, Théodose, et quelques autres
scélérats du Bas-Empire. Jamais ses ministres, esclaves des prêtres, et
tyrans de la nation, n’osèrent lui faire connaître ni l’inutilité ni
les suites cruelles de ses lois.

La nation aidait elle-même à le tromper: au milieu des cris de ses
sujets innocents, expirants sur la roue et dans les bûchers, on vantait
sa justice, et même sa clémence. Dans les lettres, dans les mémoires
du temps, on parle souvent du sanguinaire Bâville comme d’un grand
homme. Tel est le malheureux sort d’un prince qui accorde sa confiance
à des prêtres, et qui, trompé par eux, laisse gémir sa nation sous le
joug de la superstition. Louis aimait la gloire, et il marchandait
honteusement la conscience de ses sujets: il voulait faire régner les
lois, et il envoyait des soldats vivre à discrétion chez ceux qui ne
pensaient point comme son confesseur. Il était flatté qu’on lui trouvât
de la grandeur dans l’esprit, et il signait chaque mois des édits pour
régler de quelle religion devaient être les marmitons, les maîtres
en fait d’armes, et les écuyers de ses états; il aimait la décence,
et les soldats envoyés par ses ordres donnaient le fouet aux filles
protestantes pour les convertir.

Qu’il nous soit permis de faire ici quelques réflexions sur les causes
de nos derniers troubles de religion.

L’esprit des réformés n’a été républicain que dans les pays où les
souverains se sont montrés leurs ennemis. Le clergé protestant de
Danemark a été un des principaux agents de la révolution qui a
établi l’autorité absolue. En France, sous Louis XIII, les ministres
protestants les plus éclairés écrivirent pour exhorter les peuples
à obéir aux lois du prince, n’exceptant que les cas où les lois
ordonnent positivement une action contraire à la loi de Dieu. Mais on
se plaisait à les contraindre à ce qu’ils regardaient comme des actes
d’idolâtrie. On les forçait, par une foule de petites injustices, à
se jeter entre les bras des factieux, tandis qu’il n’aurait fallu
qu’exécuter fidèlement l’édit de Nantes, pour ôter à ces factieux
l’appui des réformés. Cet édit de Nantes, à la vérité, ressemblait plus
à une convention entre deux partis qu’à une loi donnée par un prince à
ses sujets. Une tolérance absolue aurait été plus utile à la nation,
plus juste, plus propre à conserver la paix qu’une tolérance limitée:
mais Henri IV n’osa l’accorder, pour ne pas déplaire aux catholiques;
et les protestants ne comptaient point assez sur son autorité pour se
contenter d’une loi de tolérance, quelque étendue qu’elle pût être.

Il eût été facile à Richelieu, et plus encore à Louis XIV, de réparer
ce désordre en étendant la tolérance accordée par l’édit, et en
détruisant tout le reste. Mais Richelieu avait eu le malheur de faire
quelques mauvais ouvrages de théologie, et les protestants les avaient
réfutés. Louis XIV, élevé, gouverné par des prêtres dans sa jeunesse,
entouré de femmes qui joignaient les faiblesses de la dévotion aux
faiblesses de l’amour, et de ministres qui croyaient avoir besoin de
se couvrir du manteau de l’hypocrisie, ne put jamais soulever un coin
du bandeau que la superstition avait jeté sur ses yeux. Il croyait que
l’on n’était huguenot de bonne foi que faute d’être instruit; et la
bassesse de ses courtisans, qui, en vendant leur conscience, fesaient
semblant de se convertir par conviction, l’affermissait dans cette idée.

Ses ministres semblaient choisir les moyens les plus sûrs pour forcer
les protestants à la révolte: on joignait l’insulte à la violence,
on outrageait les femmes, on enlevait les enfants à leurs pères. On
semblait se plaire à les irriter, à les plonger dans le désespoir par
des lois souvent opposées, mais toujours oppressives, qu’on fesait
succéder de mois en mois. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait eu
parmi les protestants des fanatiques, et que ce fanatisme ait à la fin
produit des révoltes. Elles éclatèrent dans les Cévennes, pays alors
impraticable, habité par un peuple à demi sauvage, qui n’avait jamais
été subjugué ni par les lois ni par les mœurs; livré à un intendant
violent par caractère, inaccessible à tout sentiment d’humanité, mêlant
le mépris et l’insulte à la cruauté, dont l’ame trouvait un plaisir
barbare dans les supplices longs et recherchés, et qui, instrument
ambitieux et servile du despotisme et de la superstition de son maître,
voulait mériter par des meurtres et par l’oppression d’une province
l’honneur d’opprimer en chef la nation.

Quel fut le fruit des persécutions de Louis XIV? Une foule de ses
meilleurs sujets emportant dans les pays étrangers leurs richesses et
leur industrie, les armées de ses ennemis grossies par des régiments
français, qui joignaient les fureurs du fanatisme et de la vengeance à
leur valeur naturelle; la haine de la moitié de l’Europe, une guerre
civile ajoutée aux malheurs d’une guerre étrangère, la crainte de voir
ses provinces livrées aux étrangers par les Français, et l’humiliante
nécessité de faire un traité avec un garçon boulanger.

Voilà ce que le clergé célébrait dans des harangues, ce que la
flatterie consacrait dans des inscriptions et sur des médailles.

Après lui, les protestants furent tranquilles et soumis. Albéroni
forma inutilement le projet absurde de les engager à se soulever
contre le régent, c’est-à-dire contre un prince tolérant par raison,
par politique, et par caractère, pour se donner un maître pénitent
des jésuites, et qui s’était soumis au joug honteux de l’inquisition.
Pendant le ministère du duc de Bourbon, l’évêque de Fréjus, qui
gouvernait les affaires ecclésiastiques, fit rendre, en 1724, contre
les protestants, une loi plus sévère que celle de Louis XIV; elle
n’excita point de troubles, parcequ’il n’eut garde de la faire exécuter
à la rigueur. Aussi indifférent pour la religion que le régent, il ne
voulait qu’obtenir le chapeau de cardinal, malgré l’opposition secrète
du duc de Bourbon. Il trahissait, par cette conduite, et son pays,
et le souverain qui lui avait accordé sa confiance; mais quand le
cardinalat est le prix de la trahison, quel prêtre est resté fidèle?

Sous Louis XV, les protestants furent traités avec modération, sans
qu’on ait rien changé cependant aux lois portées contre eux: leur
fortune, leur état, celui de leurs enfants, ne sont appuyés que sur la
bonne foi. Ils ne peuvent faire aucun acte de religion sans encourir la
peine des galères; ils sont exclus non seulement des places honorables,
mais de la plupart des métiers. Nous devons espérer que la raison,
qui à la longue triomphera du fanatisme, et la politique, qui dans
tous les temps l’emporte sur la superstition, détruiront enfin ces
lois. La tolérance est établie dans toute l’Europe, hors l’Italie,
l’Espagne, et la France; l’Amérique appelle l’industrie, et offre
la liberté, la tolérance, et la fortune, à tout homme qui, ayant un
métier, voudra quitter son pays; et la politique ne permettra point de
laisser subsister plus long-temps des lois qui mettent en contradiction
l’amour naturel de la patrie avec l’intérêt et la conscience; et elles
pourraient amener des émigrations plus funestes que celles du siècle
dernier, et nous faire perdre en peu d’années tous les avantages du
commerce dont la révolution de l’Amérique doit être la source.

[283] Christophe Kotter, ou Cotterus, mort en 1647, dont Voltaire parle
tome XXXII, page 12. B.

[284] Christine Poniatowia, fille d’un moine polonais, apostat, morte
en 1644. CL.

[285] Justus Velsius, ou Welsens, né à La Haye, reçu docteur en
médecine à Louvain, en 1641. B.

[286] Nicolas Drabicius, décapité en 1671. CL.

[287] _Ubi enim sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in
medio eorum._ Matthieu, XVIII, 20. B.

[288] _Si habueritis fidem, sicut granum sinapis, dicetis monti huic:
Transi hinc illuc; et transibit._ Matthieu, XVII, 19. B.

[289] Un _Abrégé de la vie de Claude Brousson_ se trouve en tête de ses
_Lettres et opuscules_, Utrecht, 1701, in-8º. B.

[290] Cavalier a été le rival de Voltaire, et rival heureux. Ils
aimèrent l’un et l’autre mademoiselle Pimpette, fille de madame
Dunoyer, et fille de beaucoup d’esprit et de coquetterie. Ce qui devait
arriver arriva: le héros l’emporta sur le poëte; et la physionomie
douce et agréable sur la physionomie égarée et méchante. L.--J’ai
rapporté cette note de La Beaumelle parcequ’elle n’est pas rapportée
textuellement par Voltaire, et parcequ’elle m’a paru nécessaire pour
l’intelligence d’un passage du _Supplément au Siècle de Louis XIV_,
seconde partie. Cavalier, né à Ribaute, près d’Anduze, en 1679, est
mort à Chelsea, près de Londres, en 1740. B.

[291] Ce trait doit se trouver dans les véritables _Mémoires_ du
maréchal de Villars. Le premier tome est certainement de lui: il est
conforme au manuscrit que j’ai vu: les deux autres sont d’une main
étrangère et bien différente.--Cette note de Voltaire est la répétition
de celle qu’il a mise page 25; voyez, sur les _Mémoires_ de Villars, ma
note, tome XIX, page 219. B.

[292] Voyez page 27. B.

[293] Voyez tome XXIX, page 335. B.

[294] Isaac Habert, évêque de Vabres en 1645, mort en 1668. CL.

[295] Censuré en 1656, et ensuite exclus. CL.

[296] Sur Armin et Gomar, voyez tome XVIII, page 385; et, tome XLI, une
des notes du _Traité sur la tolérance_. B.

[297] Les premières éditions portaient: «le plus pur et le plus
éloquent des poëtes.» B.

[298] François Annat, dont le vrai nom paraît avoir été Canard, fut
le troisième confesseur de Louis XIV. Il abdiqua, après seize ans de
règne, en 1670, et mourut quelques mois après, le 14 juin de la même
année. CL.

[299] Voyez tome XXII, page 358. B.

[300] Du 9 février 1657. Voyez, ci-après, la deuxième partie du
_Supplément au Siècle de Louis XIV_. B.

[301] D’Argenson voyez ma note, tome XXII, page 291; et, ci-dessus,
page 247. B.

[302] Le 2 décembre, âgé de quatre-vingt-six ans. B.

[303] Née à Lille, morte en 1680: Voltaire en a parlé tome XIX, page
47. B.

[304] Michel Le Tellier, sixième et dernier confesseur de Louis XIV,
était fils d’un vigneron des environs de Coutances. Son homonyme le
chancelier Michel Le Tellier, mort plus de trente ans avant lui, était
petit-fils d’un marchand de vin à Aï. CL.

[305] Il est dit dans la _Vie du duc d’Orléans_, imprimée en 1737,
que le cardinal de Noailles accusa le P. Le Tellier de vendre les
bénéfices, et que le jésuite dit au roi: «Je consens à être brûlé vif,
si l’on prouve cette accusation, pourvu que le cardinal soit brûlé vif
aussi, en cas qu’il ne la prouve pas.»

Ce conte est tiré des pièces qui coururent sur l’affaire de la
constitution, et ces pièces sont remplies d’autant d’absurdités que la
_Vie du duc d’Orléans_. La plupart de ces écrits sont composés par des
malheureux qui ne cherchent qu’à gagner de l’argent: ces gens-là ne
savent pas qu’un homme qui doit ménager sa considération auprès d’un
roi qu’il confesse, ne lui propose pas, pour se disculper, de faire
brûler vif son archevêque.

Tous les petits contes de cette espèce se retrouvent dans les _Mémoires
de Maintenon_. Il faut soigneusement distinguer entre les faits et
les ouï-dire.--On proposa pour confesseur à Louis XIV Le Tellier et
Tournemine. Tournemine, littérateur assez savant, pensait avec autant
de liberté, et avait aussi peu de fanatisme qu’il était possible à un
jésuite. Mais il était d’une naissance illustre, et Louis XIV ne voulut
pas d’un confesseur fait pour aspirer aux premières places de l’Église
et de l’état; il craignait d’ailleurs l’ambition de sa famille. K.

[306] Consultez les _Lettres de madame de Maintenon_. On voit que ces
Lettres étaient connues de l’auteur avant qu’on les eût imprimées, et
qu’il n’a rien hasardé.

[307] Quand on a des lettres aussi authentiques, on peut les citer:
ce sont les plus précieux matériaux de l’histoire. Mais quel fond
faire sur une lettre qu’on suppose écrite au roi par le cardinal de
Noailles.... «J’ai travaillé le premier à la ruine du clergé pour
sauver votre état et pour soutenir votre trône..... Il ne vous est pas
permis de demander compte de ma conduite.» Est-il vraisemblable qu’un
sujet aussi sage et aussi modéré que le cardinal de Noailles ait écrit
à son souverain une lettre si insolente et si outrée? Ce n’est qu’une
imputation maladroite: elle se trouve page 141, tome V, des _Mémoires
de Maintenon_; et comme elle n’a ni authenticité ni vraisemblance, on
ne doit y ajouter aucune foi.

[308] Le commencement de cet alinéa est de 1751; la fin, de 1768. B.

[309] Novembre 1764: voyez tome XXII, page 361. B.

[310] François de Mailli, né en 1658, cardinal en 1719, mort en 1731.
CL.

[311] Sur Languet, voyez ma note, tome XXVI, page 11. B.

[312] Voyez le _Catalogue des écrivains_, tome XIX, page 179; et,
ci-dessus, pages 421-423. B.

[313] On verra, dans le _Siècle de Louis XV_, quelles furent les vues
et la conduite du régent.

[314] Il mourut sans vouloir se confesser: voyez tome XXVIII, pages
162-163; et, tome XXI, le commencement du chapitre III du _Précis du
Siècle de Louis XV_. B.

[315] Voyez la lettre à d’Argental du 6, et celle à Richelieu du 13
février 1755. B.

[316] Voyez, tome XXI, le chapitre II du _Précis du
Siècle de Louis XV_. B.

[317] Voyez tome XXII, page 314. B.

[318] Ce fut l’origine d’une procession qu’on appelait procession de
madame Lafosse, et qui s’est faite jusqu’à l’époque de la révolution.
Le _miracle_ est du 31 mai 1725, et fut le sujet d’un mandement de
l’archevêque, dans lequel Voltaire est cité: voyez, tome LI, les
lettres à madame de Bernières, des 27 juin et 31 août 1725. B.

[319] Voyez tome XXVIII, page 222. B.

[320] Voyez tome XXII, page 319; voyez aussi, sur les convulsions, tome
XXVIII, page 222. B.

[321] C’est la pensée de Pascal: voyez son texte et la remarque de
Voltaire, tome XXXVII, page 66. B.

[322] Sur ce journal, voyez ma note, tome XXXIII, page 267. B.

[323] Voyez tome XXXI, page 524. B.

[324] _Moyen court et très facile de faire oraison_, Grenoble, 1685,
in-12. CL.

[325] Ces vers sont parodies de Quinault, _Thésée_, acte II, scène 1ʳᵉ.
B.

[326] Ce qu’on aurait dû remarquer, c’est que le quiétisme est dans
_don Quichotte_. Ce chevalier errant dit qu’on doit servir Dulcinée,
sans autre récompense que celle d’être son chevalier. Sancho lui
répond: «Con esta manera de amor he oido yo predicar que se ha de amar
à nuestro señor por sí solo, sinque nos mueva esperanza de gloria, ó
temor de pena: aunque yo le querria amar y servir por lo que pudiese.»

[327] Ce conte se retrouve dans l’_Histoire de Louis XIV_, imprimée à
Avignon. Ceux qui ont approché de ce monarque et de madame de Maintenon
savent à quel point tout cela est éloigné de la vérité.--C’est de
l’ouvrage de Reboulet que parle Voltaire: voyez ma note, page 189. B.

[328] Cet alinéa et le précédent sont de 1768. B.

[329] Le nonce Roverti disait: «Bisogna infarinarsi di teologia e fare
un fondo di politica.»

[330] Pendant la campagne que le duc de Bourgogne fit en Flandre, il ne
vit Fénélon qu’une fois, et en public. K.

[331] Le texte de Fénélon porte:

    Je n’ai plus en partage. B.


[332] Ces vers se trouvent dans les poésies de madame Guyon: mais le
neveu de M. l’archevêque de Cambrai m’ayant assuré plus d’une fois
qu’ils étaient de son oncle, et qu’il les lui avait entendu réciter
le jour même qu’il les avait faits, on a dû restituer ces vers à leur
véritable auteur. Ils ont été imprimés dans cinquante exemplaires de
l’édition du _Télémaque_, faite par les soins du marquis de Fénélon, en
Hollande, et supprimés dans les autres exemplaires.

Je suis obligé de répéter ici que j’ai entre les mains une lettre de
Ramsay, élève de M. de Fénélon, dans laquelle il me dit: «S’il était
né en Angleterre, il aurait développé son génie et donné l’essor à ses
principes, qu’on n’a jamais bien connus.»

L’auteur du _Dictionnaire historique, littéraire, et critique_, à
Avignon, 1759, dit, à l’article FÉNÉLON, «qu’il était artificieux,
souple, flatteur, et dissimulé.» Il se fonde, pour flétrir ainsi sa
mémoire, sur un libelle de l’abbé Phélypeaux, ennemi de ce grand
homme. Ensuite il assure que l’archevêque de Cambrai était _un pauvre
théologien_, parcequ’il n’était pas janséniste. Nous sommes inondés
depuis peu de dictionnaires qui sont des libelles diffamatoires. Jamais
la littérature n’a été si déshonorée, ni la vérité si attaquée. Le
même auteur nie que M. Ramsay m’ait écrit la lettre dont je parle,
et il le nie avec une grossièreté insultante, quoiqu’il ait tiré une
grande partie de ses articles du _Siècle de Louis XIV_. Les plagiaires
jansénistes ne sont pas polis: moi qui ne suis ni quiétiste, ni
janséniste, ni moliniste, je n’ai autre chose à lui répondre, sinon
que j’ai la lettre. Voici les propres paroles: «Were he born in a
free country, he would have display’d his whole genius, and given a
full career to his own principles never known.»--Le _Dictionnaire
historique_, etc., dont parle Voltaire, est celui de Barral et Guibaud:
voyez tome XXVIII, page 348. B.

[333] Elles furent appuyées par les intrigues de la princesse des
Ursins, qui, après avoir été long-temps l’amie du cardinal, s’était
brouillée avec lui pour une ridicule querelle d’étiquette. K.

[334] Voyez tome XVII, page 73. B.

[335] 20 juin 1710. Voyez tome XXXI, page 524. B.

[336] Matthieu Ricci est mort au commencement du dix-septième siècle
(le 11 mai 1610); mais ce fut sur la fin du seizième, en 1583, qu’il
s’établit en Chine. Voyez, au reste, ma note, tome XVIII, page 189. B.

[337] Voyez ma note, tome XXVIII, page 40. B.

[338] Tome XV, page 257. B.

[339] Il mourut à la fin de 1722, comme Voltaire le dit ailleurs: voyez
tome XXVIII, page 42; et, tome XLIV, la _Relation du bannissement des
jésuites de la Chine_. B.

[340] Page 463. B.

[341] En 1768, date de cet alinéa, Voltaire avait fait l’éloge de
Parennin dans le chapitre Iᵉʳ de l’_Essai sur les mœurs_ (voyez tome
XV, page 269), et dans une note du paragraphe XVIII de la _Philosophie
de l’histoire_ (voyez tome XV, page 87). Il en a parlé depuis dans les
_Questions sur l’Encyclopédie_ (voyez tome XXVIII, page 38); dans les
_Fragments sur l’Inde_, chapitre V (voyez tome XLVII); et dans les
première et septième _Lettres chinoises_ (voyez tome XLVIII). B.

[342] Voyez l’_Essai sur les mœurs_ (tome XVIII, page 464), chap.
CXCV.

[343] Je pense que Voltaire veut parler de ce qu’il dit tome XVIII, au
bas de la page 463. B.

[344] _Avertissement du libraire_ (probablement de La Beaumelle
lui-même), en tête de la _Réponse au Supplément du Siècle de Louis XIV_.

[345] En mai ou juin 1752, La Beaumelle avait fait imprimer à Gotha
quatre feuilles de ses _Remarques sur le Siècle de Louis XIV_ (voyez
page 151 de la _Réponse au Supplément_), qu’il brûla cependant pour la
comtesse de Bentink. Je ne sais si cette comtesse de Bentink est celle
qui, après la mort de la duchesse de Saxe-Gotha, brûla, dit-on, la
correspondance de Voltaire avec cette princesse.

[346] Voici ce qu’on lit dans les _Mémoires historiques et authentiques
sur la Bastille_, tome II, page 330: «Au mois d’avril 1753, on fut
informé que La Beaumelle était revenu à Paris avec des exemplaires
d’une nouvelle édition qu’il avait fait faire du _Siècle de Louis
XIV_, de Voltaire, dans laquelle il avait inséré des notes critiques
offensantes pour la maison d’Orléans...... Au mois d’octobre de la même
année, M. le duc d’Orléans lui pardonna, et il fut mis en liberté, avec
un exil à cinquante lieues de Paris.»

On trouve des détails sur la détention de La Beaumelle au tome II (page
231 et suiv.) de l’_Histoire de la détention des philosophes et des
gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, etc., par J. Delori_.
Paris, Firmin Didot, 1829, trois volumes in-8º.

[347] Manuscrits de D’Hemery, inspecteur de police pour la librairie.

[348] Jacques-Emmanuel-Roques de Maumont de La Rochefoucauld, né en
1727, mort le 16 mars 1805, a publié une _Lettre sur la part qu’il a
eue aux démêlés de MM. de Voltaire et La Beaumelle_, Hanovre, 1755,
in-8º, dont je ne parle toutefois que d’après Meusel.

[349] _Mon séjour auprès de Voltaire_, 1807, in-8º, pages 47 et 59.

[350] Le même à qui sont adressées plusieurs lettres de la
_Correspondance générale_, années 1752 et 1753; voyez aussi ma note,
page 479. B.

[351] Il n’y en a que trois: voyez ma préface, page 477. B.

[352] Ils sont nommés ci-après, page 536, dans la seconde partie du
_Supplément_. B.

[353] Le roi de Prusse comble les gens de lettres de bienfaits, par
les mêmes principes que les princes d’Allemagne comblent de bienfaits
les nains et les bouffons, etc. Trait du _Qu’en dira-t-on_.--Dans _Mes
pensées_ (ouvrage de La Beaumelle), on lit sous le nº XLIX, éditions
de 1752 et 1761; «Qu’on parcoure l’histoire ancienne et moderne, on
ne trouvera point d’exemple de prince qui ait donné sept mille écus
de pension à un homme de lettres, à titre d’homme de lettres. Il y
a eu de plus grands poëtes que Voltaire; il n’y en eut jamais de si
bien récompensés, parceque le goût ne met jamais de bornes à ses
récompenses. Le roi de Prusse comble de bienfaits les hommes à talents,
précisément par les mêmes raisons qui engagent un prince d’Allemagne à
combler de bienfaits un bouffon ou un nain.» B.

[354] Voyez tome XXXIX, page 489. B.

[355] 1749, deux volumes in-8º. La Beaumelle dit n’en avoir fait qu’une
partie. B.

[356] Dans quelques impressions que je ne crois pas authentiques,
au lieu de cette dédicace ou lettre à M. Roques, on lit, en tête du
_Supplément au Siècle de Louis XIV_, un _Mémoire de M. F. de Voltaire_,
que La Beaumelle fit réimprimer avec des apostilles ou notes et que
voici (sans les apostilles):

«Du jour que j’arrivai à Potsdam, Maupertuis m’a témoigné la plus
mauvaise volonté. Elle éclata lorsque je le priai de mettre M. l’abbé
Raynal de son académie: il me refusa avec hauteur, et traita l’abbé
Raynal avec mépris. Je lui fis ordonner par le roi d’envoyer des
patentes à M. l’abbé Raynal; on peut croire que Maupertuis ne me l’a
pas pardonné.

«Un homme que je crois Génevois, ou du moins élevé à Genève, nommé
La Beaumelle, ayant été chassé de Danemark, arrive à Berlin avec la
première édition du _Qu’en dira-t-on_, ou de ses _Pensées_. Dans ce
livre, devenu célèbre par l’excès d’insolences qui en fait le prix,
voici ce qu’on trouve:

«Le roi de Prusse a comblé de bienfaits les gens de lettres par les
mêmes principes que les princes allemands comblent de bienfaits un
bouffon et un nain.»

«C’est cet homme proscrit dans tous les pays que Maupertuis recherche
dés qu’il est arrivé, et qu’il va soulever contre moi: en voici la
preuve dans une lettre écrite par La Beaumelle à M. le pasteur Roques,
au pays de Hesse-Hombourg:


«_Fragment de la lettre de La Beaumelle._»

«Maupertuis vient chez moi, ne me trouve pas; je vais chez lui. Il me
dit qu’un jour, au souper des petits appartements, M. de Voltaire avait
parlé d’une manière violente contre moi; qu’il avait dit au roi que je
parlais de lui peu respectueusement dans mon livre; que je traitais sa
cour philosophe de nains et de bouffons; que je le comparais aux petits
princes allemands, et mille faussetés de cette force. M. de Maupertuis
me conseilla d’envoyer mon livre au roi en droiture, avec une lettre
qu’il vit et corrigea lui-même.»

«Le roi de Prusse, qui n’a su cette anecdote que depuis quelques jours,
doit être convaincu de la méchanceté atroce de Maupertuis, puisque sa
majesté sait très bien que je n’ai jamais dit à ses soupers ce qu’il
m’impute. Elle me rend cette justice; et quand je l’aurais dit, ce
serait toujours un crime à Maupertuis d’avoir manqué au secret qu’il
doit sur tout ce qui s’est dit aux soupers particuliers du roi.

«On sait quelle violence inouïe il a exercée depuis contre M. Kœnig,
bibliothécaire de madame la princesse d’Orange: on connaît les lettres
qu’il a fait imprimer, dans lesquelles il outrage tous les philosophes
d’Allemagne, et fait dire à M. Wolf ce qu’il n’a point dit, afin de le
décrier.

«On n’ignore pas par quelles affreuses manœuvres il est parvenu
à m’opprimer. J’ai remis à sa majesté ma clef de chambellan, mon
cordon, tout ce qui m’est dû de mes pensions. Elle a eu la bonté de me
rendre tout, et a daigné m’inviter à la suivre à Potsdam, où j’aurais
l’honneur de la suivre si ma santé me le permettait.»

Ce _Mémoire_ est daté du 27 janvier 1753, dans la réimpression (avec
apostilles) qu’en donna La Beaumelle, à la suite de la _Réponse au
supplément_. B.

[357] Dans quelques unes des premières éditions, cette partie est
intitulée: _Réfutation des notes critiques que M. de La Beaumelle a
faites sur le Siècle de Louis XIV_. Le début, tel qu’on le lit ici, a
été ajouté depuis. B.

[358] Voyez ma note, tome XIX, page 347. B.

[359] L’édition dont Voltaire parle ici est celle qui fut publiée chez
G.-C. Walther, 1753, deux volumes petit in-8º. B.

[360] Voyez page 130. B.

[361] Dans les éditions du _Siècle de Louis XIV_, antérieures à 1768,
c’était à la fin de l’ouvrage qu’était placé le _Catalogue de la
plupart des écrivains_, etc., qu’on a vu tome XIX, page 47. Depuis
1753, année où Voltaire publia le _Supplément_, il a fait d’autres
augmentations au _Catalogue_. J’en ai désigné quelques unes. B.

[362] La Beaumelle dit avoir eu pour ses Lettres et ses Remarques cent
cinquante florins, cinquante exemplaires de l’édition, et quarante
rames de papier d’impression. Voltaire, dans la dix-septième de ses
_Honnêtetés littéraires_ (voyez tome XLII), parle de dix-sept louis
d’or: voyez aussi tome XXX, page 218. B.

[363] Chapitre II, tome XIX, page 265. B.

[364] Ils ont été imprimés: voyez le _Catalogue des écrivains_, tome
XIX, page 83. B.

[365] _Istoria delle guerre avvenute in Europa et particolarmente in
Italia, por la successione alla monarchia delle Spagne, dall’ anno 1696
all’ anno 1725, dal conte e marchese Francesco Maria Ottieri_; Rome,
1728 et années suivantes, huit volumes in-4º. On lit dans la _Méthode
pour étudier l’histoire_ (qui ne donne que deux volumes à l’ouvrage,
page 414 du tome XI de l’édition de 1772), que l’auteur étant mort en
1742, ce fut son fils qui publia le second volume en 1753. Le tome II
est daté de 1752; le tome III de 1753, etc. B.

[366] Voyez ma note, tome XIX, page 529. B.

[367] Voyez page 497 du présent volume. B.

[368] Les _Mémoires secrets pour servir à l’histoire de Perse_ donnent,
sous des noms persans, l’histoire de la cour de Louis XV jusqu’en
1744. La première édition est de 1745, in-12; l’édition in-18, de
1759, contient une _Liste, ou clef des noms propres_. On attribue
cet ouvrage à Resseguier; d’autres, à Pecquet, premier commis des
affaires étrangères, qui a place dans un vers du _Pauvre diable_ (voyez
tome XIV); d’autres, à La Beaumelle. Une note ou lettre publiée à la
suite du _Journal de madame Du Hausset, femme de chambre de madame de
Pompadour_, est de madame de Vieux-Maison. B.

[369] En 1703, comme Voltaire l’a dit depuis en se corrigeant: voyez ma
note, tome XXVI, page 311. B.

[370] Elle se trouve dans une édition datée de 1752, que j’ai déjà
citée plusieurs fois. B.

[371] Ce que Voltaire disait du cardinal de Fleury, en 1751, 1752 et
1753, dans le chapitre XXIII (alors à la fin du tome Iᵉʳ, et fesant
aujourd’hui le chapitre XXIV) du _Siècle de Louis XIV_, a été depuis
reporté par l’auteur dans le chapitre III du _Précis du Siècle de Louis
XV_: voyez tome XXI. B.

[372] Voltaire parle de l’_Histoire de la guerre de mil sept cent
quarante et un_. Voyez ce que je dis de cet ouvrage dans ma préface du
tome XXI. B.

[373] Par Du Ryer. Voyez tome XIX, page 296. B.

[374] Sur ce mot, voyez tome XVI, page 484; tome XLV, le dialogue A
B C, premier entretien; tome XLVIII, _Un chrétien contre six Juifs_,
vingt et unième niaiserie; tome L, le paragraphe III du
_Commentaire sur l’Esprit des lois_. B.

[375] C’est de Montesquieu que parle Voltaire: voyez tome XXXIX, page
431. B.

[376] Montesquieu, _Esprit des lois_, livre V, chap.,
XIV. B.

[377] Id., livre VIII, chap. XXI. B.

[378] Voyez, dans le _Siècle de Louis XIV_, une note des éditeurs sur
les Milices, chap. XXIX (p. 257). K.

[379] Son livre est intitulé: _Histoire du fanatisme de notre temps_,
1692, in-12, dont une _Suite_ parut en 1709, in-12, et une nouvelle
suite en 1713, deux volumes in-12. L’ouvrage entier a été réimprimé en
1737, trois volumes in-12, et 1755, trois volumes in-12. B.

[380] Ces jugements furent presque toujours rendus par des
commissaires, et, par conséquent, on peut les regarder comme injustes,
même dans la forme. K.

[381] Voyez ci-dessus, page 109. B.

[382] Voyez tome XIX, page 122. B.

[383] Le président Hénault n’a mis aucun correctif à sa phrase dans les
éditions de 1756 et de 1768. Voyez l’_Abrégé chronologique_, à l’année
1714. B.

[384] Voyez page 398. R.

[385] C’est à la page 109 du tome II de l’édition du _Siècle de Louis
XIV, avec des notes de M. de La B**_, que Villars est appelé ainsi. B.

[386] Dans quelques éditions, cette seconde partie portait le titre de
_Réfutation plus directe_. B.

[387] Voyez ce que Voltaire dit sur les portraits, tome XXX, page 215.
B.

[388] Voyez tome XIX, page 428; et, ci-dessus, page 51. B.

[389] Voyez page 136. B.

[390] Voyez la variante, page 214. B.

[391] Voyez ci-dessus, page 212. B.

[392] Le prince de Condé: voyez tome XXXII, page 77; tome XIX, page
219. Au reste, Voltaire lui-même dit que l’accusation contre le prince
de Condé était le cri de _tout Paris_; voyez, tome X, le second alinéa
de la _Dissertation sur la mort de Henri IV_. B.

[393] Mort en 1775: voyez, dans la _Correspondance_, la lettre du roi
de Prusse du 13 auguste 1775. B.

[394] Voyez cette note tout entière, page 397. B.

[395] Mademoiselle Olympe Dunoyer, à qui sont adressées les premières
lettres de la _Correspondance_ de Voltaire, en 1713 et 1714, et qu’on
appelait Pimpette, épousa le baron de Winterfeld, qui fut tué, en 1757,
à la bataille de Kollin. B.

[396] A la fin de 1713. B.

[397] Constant d’Aubigné, grand-père de la maréchale de Noailles. B.

[398] La princesse Ulrique de Prusse, depuis reine de Suède: voyez ma
note, page 175. B.

[399] Voyez tome XXIX, pages 133 et 145; tome IX, l’épître dédicatoire
des _Lois de Minos_; et, tome XIV, une des notes de la satire
intitulée: _Les Cabales_. B.

[400] Voyez le texte de La Beaumelle, dans ma note, page 483. B.

[401] Collini raconte que, dix jours après la brûlure de la _Diatribe
du docteur Akakia_ (conséquemment le 3 janvier 1753: voyez ma note
4, page 474 du tome XXXIX), Voltaire avait renvoyé au roi de Prusse
sa clef de chambellan et la croix de l’ordre du mérite; mais que, le
même jour après midi, le roi les fit reporter à Voltaire. Voltaire dit
aussi que le roi eut _la bonté de lui rendre tout_: voyez, dans la
_Correspondance_, la lettre à M. de La Virotte, du 28 janvier 1753. B.

[402] La critique de Barbier d’Aucour, dans la sixième lettre des
_Sentiments de Cléante_ sur le quatrième _Entretien_ d’Ariste et
d’Eugène, me semble minutieuse et peu exacte en cette circonstance.
_Eugène_ dit bien que «c’est une chose singulière qu’un bel esprit
allemand ou moscovite;» mais il est réfuté par _Ariste_, qui soutient
que le bel esprit est de tous les pays, _et n’est étranger nulle part_;
et de l’aveu même de Barbier d’Aucour, son critique, le P. Bouhours
est représenté par Ariste. Il y a des écrivains qui ont été plus loin,
et qui ont dit qu’il mettait en question si un _Allemand peut avoir de
l’esprit_. Bouhours n’a point écrit cette impertinence. CL.

[403] La dixième édition de cet ouvrage de Paul Barry est de 1643,
in-12. Pascal en parle dans la neuvième de ses _Lettres provinciales_.
B.

[404] Le parlement de Provence est le seul qui ait condamné les
_Lettres provinciales_; voyez ma note, page 415; mais ces Lettres ont
aussi été condamnées par un arrêt du conseil d’état du 23 septembre
1660. Leur condamnation à Rome est du 6 septembre 1657. Une traduction
italienne fut condamnée à Rome le 27 mars 1762. B.

[405] Pluche, auteur du _Spectacle de la nature_; voyez tome XXXVIII,
page 73. B.

[406] Dans quelques éditions, cette troisième partie était intitulée:
_Suite et conclusion de cette réfutation_. B.

[407] Cartouche était un malheureux voleur très ordinaire, associé
avec quelques scélérats comme lui. Le hasard fit qu’on donna son nom
à la bande de brigands dont il était. Il fut le ridicule objet de
l’attention de Paris, parcequ’on fut quelque temps sans pouvoir le
prendre. Il avait été ramoneur de cheminée, et fesait servir souvent
son ancien métier à se sauver quand on le guettait. Un soldat aux
gardes avertit enfin qu’il était couché dans un cabaret à la Courtille:
on le trouva sur une paillasse avec un méchant habit, sans chemise,
sans argent, et couvert de vermine. Son nom était Bourguignon: Il avait
pris celui de Cartouche, comme les voleurs et les écrivains de livres
scandaleux changent de nom. Il plut au comédien Legrand de faire une
comédie sur ce malheureux; elle fut jouée le jour qu’il fut roué. Un
autre homme s’avisa ensuite de faire un poème épique de _Cartouche_,
et de parodier _la Henriade_ sur un si vil sujet; tant il est vrai
qu’il n’y a point d’extravagance qui ne passe par la tête des hommes!
Toutes ces circonstances rassemblées ont perpétué le nom de ce gueux:
et c’est lui que La Beaumelle préfère à Solon, et égale au grand
Condé.--Voltaire a rapporté, page 500, la passage où La Beaumelle
parle de Cartouche et de Condé. Quant au poëme sur Cartouche, que
Voltaire dit être une parodie de _la Henriade_, il s’agit de l’ouvrage
de Grandval père, intitulé: _Le vice puni, ou Cartouche_, 1725,
in-8º. L’auteur dit qu’il a «affecté de prendre quantité de vers des
meilleures pièces de théâtre et autres ouvrages,» et il imprime ces
vers en italique. B.

[408] Il n’était que son cousin: voyez ma note, page 196. B.

[409] _Bajazet_, II, 1. B.

[410] Lebrun traduit ainsi ces deux vers du chant VII de la _Jérusalem
délivrée_, octave 12: «Simple intendant des jardins, je vis, je connus
la cour et ses injustices.» B.

[411] Voyez le texte de Cicéron, dans ma note, tome XXX, page 216. B.

[412] Voyez ci-dessus, page 4. B.

[413] Montesquieu, _Esprit des lois_, III, 5: voyez ci-dessus, page 79.
B.

[414] Voyez page 454. B.

[415] Cirey. B.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres de Voltaire Tome XX: Siècle de Louis XIV.—Tome II" ***


Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home