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Title: La police secrète prussienne
Author: Tissot, Victor
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La police secrète prussienne" ***
PRUSSIENNE ***



  VICTOR TISSOT

  LA
  POLICE SECRÈTE
  PRUSSIENNE

        «Soubise a cent cuisiniers et un espion; moi, j’ai un cuisinier
        et cent espions.»

        Frédéric II.

  QUATORZIÈME ÉDITION


  PARIS
  E. DENTU, ÉDITEUR
  LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRE
  PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D’ORLÉANS.

  1885
  Droits de traduction et de reproduction réservés.



LIBRAIRIE DE E. DENTU, ÉDITEUR


OUVRAGES DE VICTOR TISSOT

Format grand in-18 jésus

  L’ALLEMAGNE AMOUREUSE
  20e édition. Un volume de 400 pages.--Prix: 3 fr. 50 c.

  VOYAGE AU PAYS DES MILLIARDS
  50e édition. Un volume d’environ 400 pages.--Prix: 3 fr. 50.

  LES PRUSSIENS EN ALLEMAGNE
  34e édition. Un volume de 460 pages.--Prix: 3 fr. 50.

  VOYAGE AUX PAYS ANNEXÉS
  26e édition. Un volume de 483 pages.--Prix: 3 fr. 50.

  VIENNE ET LA VIE VIENNOISE
  22e édition. Un volume de 480 pages.--Prix: 3 fr. 50.

  LA SOCIÉTÉ ET LES MŒURS ALLEMANDES
  Traduit de l’allemand du docteur Johannes Scherr, 13e édition.
  Un beau volume de 472 pages.--Prix: 3 fr. 50.

  VOYAGE AU PAYS DES TZIGANES
  15e édition. Un fort volume de 540 pages.--Prix: 3 fr. 50.

  RUSSES ET ALLEMANDS
  6e édition. Un fort volume grand in-18.--Prix: 3 fr. 50.

  LA RUSSIE ET LES RUSSES
  15e édition. Un fort volume grand in-18.--Prix: 3 fr. 50.


EN PRÉPARATION:

  LA SUISSE INCONNUE


ROMANS EN COLLABORATION AVEC M. AMÉRO

  LA COMTESSE DE MONTRETOUT
  Un vol. gr. in-18 jésus de 462 pages.--Prix: 3 fr. 50.

  AVENTURES DE TROIS FUGITIFS EN SIBÉRIE
  Un vol. gr. in-18.--Prix: 3 fr. 50.


Paris.--Soc. d’imp. PAUL DUPONT, 41, rue J.-J.-Rousseau. (Cl.)



Ce livre a pour but de montrer dans son fonctionnement caché un des
principaux instruments de la puissance prussienne: la police secrète.

Si le lecteur, obéissant aux sentiments de son honnête nature, est tenté
de mettre en doute la vérité et l’authenticité des révélations que nous
avons pu faire, grâce à des documents mis à notre disposition, qu’il
veuille bien se reporter à ce passage du discours prononcé le 9 mai
1884, c’est-à-dire il y a quelques jours seulement, au Reichstag
allemand, par M. de Puttkammer, ministre de l’intérieur, chef
hiérarchique et responsable de la police prussienne:

«_L’État_,--a dit M. de Puttkammer, après s’être moqué de la naïveté des
libéraux qui avaient attaqué certains procédés de la police[1],--_l’État
a le droit et le devoir d’user de moyens extraordinaires et à part_
(aussergewöhnliche), _quand il ne lui est pas possible de découvrir ou
de réprimer autrement les délits... Les faits cités par M. Richter_
(chef de l’opposition libérale) _ne lui donnent pas le droit de blâmer
la manière d’agir du gouvernement._

  [1] M. Richter avait démontré qu’à Francfort la police avait employé
    des gens tarés comme agents provocateurs.

«_Que ressort-il de ces faits? Que la police se sert d’individus d’une
moralité équivoque. C’est son devoir; et si le conseiller de police
Rumpf[2], cet honnête et estimable fonctionnaire, à usé de tels moyens,
je lui exprime ici publiquement ma satisfaction et mes remerciements._»

  [2] Chef de la police secrète à Francfort.

La théorie ouvertement professée en plein Reichstag par Son Excellence
le Ministre de l’intérieur de Sa Majesté prussienne nous dispense d’en
dire davantage.

Nous n’ajouterons qu’un mot:

Notre livre est une œuvre d’histoire contemporaine et non un roman
inventé à plaisir. De tous les faits que nous citons, il n’en est pas un
seul qui n’ait ses pièces à l’appui.

V. T.



LA

POLICE SECRÈTE

PRUSSIENNE



I

Berlin au lendemain de la Révolution de février.--Ce que se disaient
deux bourgeois au coin de la rue Frédéric.--Schœffel et Goldschmidt.--Le
roi Frédéric-Guillaume se montre à son peuple et le prince Charles
s’adresse au beau-sexe.--Aspect du cortège royal.--Une manifestation
inattendue.--Où l’agent Stieber paraît pour la première fois.--Retour du
roi au palais.


Le 21 mars 1848, une foule compacte et agitée se ruait, en poussant des
cris et en échangeant des horions pour avancer plus vite, sur les larges
dalles de la célèbre promenade _Unter den Linden_[3], à Berlin.

  [3] Sous les tilleuls.

Les abords de cette grande artère portaient encore les traces de la
lutte furieuse qui s’était prolongée trois jours et trois nuits
auparavant, écho formidable des journées parisiennes de Février. Il
avait fallu l’exemple de la France pour rendre tout à coup le peuple
berlinois brave, et lui faire mépriser ce qu’il respectait la veille.

Les fidèles sujets de Sa Majesté étaient descendus en armes dans la rue
et avaient élevé des barricades. La lutte avait été acharnée. Les
devantures des boutiques et des magasins, criblées de projectiles, ne
disaient que trop qu’on avait dû tirer à mitraille sur le peuple. Sur
les murs des maisons, l’œil pouvait suivre les longues éraflures des
balles; la chaussée était encombrée de grosses branches d’arbres coupées
par les boulets, et partout de larges taches de sang mal lavées
rougissaient encore le sol.

A l’entrée de la rue Dorothée et de la rue Frédéric, des moellons et des
pavés étaient restés entassés jusqu’à hauteur du premier étage. Des
matelas éventrés, des meubles brisés, tous les accessoires de ces
forteresses de la rue, gisaient pêle-mêle; et, devant ces ruines et ces
débris, des individus de mauvaise mine, débraillés, a la barbe inculte,
montaient la garde, armés de vieux fusils à pierre provenant du pillage
de l’arsenal.

Si les fiacres et les voitures de maître étaient rares, en revanche les
fourgons des pompes funèbres se succédaient presque sans interruption,
cahotant vers leur dernière demeure les combattants morts à la suite des
blessures reçues en défendant ces mêmes barricades. De temps en temps
aussi, un remous se produisait au milieu de la foule, et chacun se
rangeait pour livrer passage à quelque groupe d’étudiants en grande
tenue universitaire, rapière au vent, ou à quelque délégation ouvrière
précédée d’un homme à cheval, tenant déployé le drapeau rouge, noir et
or, emblème de la Révolution, longtemps proscrit par les édits de la
Diète et de la «Commission de répression contre les démagogues», et qui,
pour cela même, était devenu le signe de ralliement de tous les
Allemands qui conspiraient pour l’affranchissement de leur patrie.

L’étendard aux trois couleurs était chaque fois salué par des _hoch_
prolongés, par des _vivats_ retentissants, par des acclamations sans fin
auxquelles se mêlaient les plaintes des femmes et des enfants écrasés,
étouffés dans la cohue, et les coups de fusil tirés en l’air.

Le temps était sec et froid. Un pâle soleil agonisait dans un ciel
livide.

Évidemment la foule attendait un événement prévu et annoncé; et comme
cet événement se faisait attendre, elle s’impatientait d’une façon
visible, au fur et à mesure que l’après-midi déclinait.

Divers moyens avaient cependant été essayés pour tuer le temps: on avait
d’abord hurlé en chœur des hymnes patriotiques; quelques locataires des
belles et opulentes maisons situées près de la porte de Potsdam s’étant
aventurés sur leurs balcons pour regarder le spectacle, de vigoureux
_pereat_, accompagnés de coups de pierre, avaient forcé ces
«aristocrates» à rentrer précipitamment dans leurs demeures et à s’y
calfeutrer avec soin. Puis les _Louis_,--qui déjà à cette époque étaient
les _Alphonses_ de Berlin,--s’étaient amusés à enfoncer impitoyablement
jusque sur la nuque tout chapeau à haute forme qui passait à portée de
leurs poings. Quelques pickpockets surpris la main dans le sac avaient
été roués de coups et remis à moitié morts entre les mains de la garde
bourgeoise, qui formait à elle seule, pour le moment, la police et la
garnison de la capitale.

Mais ces divers incidents ne suffisaient pas à calmer l’impatience de la
foule. Elle s’agglomérait maintenant d’un air menaçant autour du palais
du roi, dont le silence contrastait avec l’animation bruyante de la
place.

Au coin de la rue Frédéric, deux hommes se tenant comme à l’écart, mais
curieux cependant de voir ce qui allait se passer, causaient, les yeux
fixés sur la grille de la demeure royale.

--Vous verrez qu’il n’osera pas, disait le plus jeune, confortablement
vêtu et coiffé d’un chapeau de feutre aux larges bords,--d’un
«calabrais», comme on les appelait,--il n’osera pas; au dernier moment,
le cœur lui manquera!

--J’ai lieu de croire que vous vous trompez, répondit l’autre. Le
bourgmestre a annoncé hier officiellement, à la séance du conseil
municipal, que le roi Frédéric-Guillaume IV parcourrait aujourd’hui même
la capitale, entouré des princes de sa famille, sans autre escorte qu’un
détachement de la garde bourgeoise et un groupe d’étudiants... Cette
petite promenade théâtrale et romanesque ne doit d’ailleurs pas répugner
à Sa Majesté, qui a, vous le savez, beaucoup de goût pour les
exhibitions de ce genre.

--Vous verrez, reprit avec obstination l’homme au «calabrais», que Sa
Majesté très prudente reculera au dernier moment.

--Vous n’ignorez pas, mon cher, que Sa Majesté sait toujours où puiser
du courage.

Et l’interlocuteur de Schœffel,--c’était le nom de l’homme au chapeau
calabrais,--fit le geste de porter à ses lèvres le goulot d’une
bouteille. Puis il ajouta:

--Mais vous êtes méfiant. Je le comprends. La prison n’est pas
précisément l’école où s’apprennent la confiance et l’optimisme. Pauvre
Schœffel! Combien de temps avez-vous passé dans ces maudites casemates?

--Près de trois ans. J’ai été arrêté en avril 1845, et mis en liberté il
y a huit jours. Je suis arrivé à Berlin ce matin. Dans cette ville, que
j’avais connue si placide, si résignée, si platement soumise, et que je
trouve maintenant en pleine ébullition révolutionnaire, je ne savais à
qui m’adresser, quand ma bonne étoile vous a mis sur mon chemin, mon
cher Goldschmidt.

Schœffel pressa la main de son ami.

Celui-ci était un homme d’une cinquantaine d’années environ, de haute
stature, à la figure empourprée et à la barbe grisonnante, étalée en
éventail. Ses vêtements dénotaient un certain bien-être et avaient cette
ampleur et cette coupe commodes qu’affectionnent les artistes. Un large
pantalon de drap, une veste de velours boutonnée jusqu’au cou, un gros
foulard rouge et un chapeau de feutre orné d’une cocarde complétaient
son accoutrement.

Goldschmidt hochait la tête:

--Trois ans de forteresse pour un brave homme comme vous, c’est dur!
Mais vous n’avez pas été le seul à souffrir, et, Dieu merci, les temps
vont changer. Au fait, de quoi vous a-t-on accusé?

--Oh! j’ai été victime d’une machination lâche et odieuse, fit Schœffel
d’une voix sombre. Si jamais je retrouve le traître, malheur à lui! Je
pourrais oublier tout ce que j’ai souffert, je puis pardonner à tout le
monde, mais à celui-là, jamais, jamais!

L’exaltation de l’ex-prisonnier allait en augmentant. Goldschmidt
s’efforçait de le calmer, quand des clameurs plus fortes et un reflux
violent de la foule attirèrent l’attention des deux amis. Goldschmidt se
dressa sur la pointe des pieds pour voir par-dessus les têtes ce qui se
passait.

--Hé! s’écria-t-il en se penchant vers son compagnon, Je vous disais
bien qu’il viendrait!...

Les clameurs, confuses d’abord, prirent tout à coup un accroissement
prodigieux. On entendait distinctement les cris répétés de: «Vive la
Constitution! Vive la liberté! Vive la Patrie! A bas l’armée! Dehors la
police!»

Ces exclamations éclataient comme des bombes tout autour du roi
Frédéric-Guillaume IV, qui s’était enfin décidé à franchir le portail
extérieur du Grand-Château.

Il s’avançait à cheval, le long de _Unter den Linden_, précédé d’un
peloton de la garde bourgeoise en costume civil, la cocarde au chapeau,
le sabre passé autour des reins et la carabine en bandoulière. Sur les
redingotes noires, la buffleterie faisait deux rayures blanches. On
reconnaissait les officiers à leur grand chapeau à plumes et à leur
écharpe noire, rouge et or. Immédiatement derrière le roi venaient le
prince Charles, le prince Adalbert, le général de Radowitz, ami intime
et confident de Sa Majesté, et quelques autres personnages, «seigneurs
sans importance.»

Les cris du peuple effrayaient les chevaux, qui reculaient l’un sur
l’autre. La retraite de l’armée hors de la ville avait pu faire cesser
le combat; mais ni la capitulation du gouvernement, ni la fameuse
proclamation adressée par Frédéric-Guillaume à ses «chers Berlinois»
n’avaient pu ramener à Sa Majesté l’affection de ses sujets. Pas un:
_Vive le roi!_ pas une acclamation ne se faisait entendre.

Gros, court, trapu, sanguin, ressemblant à un fermier de Poméranie
affublé d’un costume de général et juché sur une bête de labour, la
figure bouffie et vulgaire, le nez rouge, la taille légèrement courbée,
les yeux obstinément fixés sur l’encolure de son cheval,
Frédéric-Guillaume paraissait sourd aux cris populaires et aux rumeurs
hostiles qui grondaient sur son passage. Impassible comme un automate,
on eût dit que son esprit était ailleurs. A quoi pouvait-il bien songer?
Certes, ce n’était ni à son trône, ni à l’avenir du royaume, mais
peut-être au menu du lendemain. En tout cas, il avait trouvé un moyen de
s’isoler et de se soustraire par la pensée à la désagréable et pénible
corvée que lui avait imposée le nouveau cabinet.

Ses oncles et ses frères, qui l’entouraient, partageaient son indolente
apathie. Quant au prince Charles, fidèle à ses habitudes invétérées, il
cherchait du coin de l’œil, au milieu de la cohue, les plus jolis
minois, avec l’intention évidente de nouer au vol quelque liaison
facile. Les jeunes filles le regardaient en riant, en se poussant du
coude.

Des deux côtés du cortège royal, les étudiants, en culottes collantes,
en bottes à l’écuyère, la petite casquette sans visière, rouge ou bleue,
inclinée sur l’oreille, formaient la haie; ils tenaient à la main
d’énormes rapières, qu’ils portaient toutes droites comme des cierges de
procession. Un nouveau détachement de garde bourgeoise fermait la
marche.

Le roi, avec sa suite, était arrivé au coin de la rue Frédéric, à la
hauteur du restaurant Hiller, presque à l’endroit où nos deux amis
avaient échangé le court colloque que nous venons de rapporter.

Deux incidents signalèrent à ce moment le passage de Frédéric-Guillaume
et de son entourage.

Sur un des escaliers situés en face du restaurant parut tout à coup une
femme d’une trentaine d’années, fort belle, d’une figure étrange; drapée
dans un grand châle des Indes qui la recouvrait tout entière, elle
poussa un: _Vive le roi!_ d’une voix remarquablement mélodieuse, et, en
même temps, un énorme bouquet de violettes, de muguets et d’autres
fleurs printanières tomba aux pieds du cheval que montait
Frédéric-Guillaume.

--Tiens, fit Goldschmidt, voici la Naura du Grand-Opéra qui donne sa
représentation en ville. Demain, on parlera d’elle dans tout Berlin, les
journaux rapporteront son accès de «loyalisme»; je parie qu’elle n’en
demande pas davantage.

La démonstration de la chanteuse frappa d’abord la foule d’un étonnement
mêlé de colère. Comme lors du retour de Louis XVI, après sa fuite à
Varennes, il y avait un accord tacite de n’insulter ni acclamer le
monarque; mais quand on reconnut l’artiste célèbre, la première étoile
de la scène lyrique de Berlin, les sourds grognements de la foule se
changèrent en rires. Au lieu de se fâcher, on applaudit ironiquement, en
criant comme au théâtre: «Bravo! bravissimo!»

Le roi paraissait très contrarié de la tournure ridicule qu’avait prise
cette unique tentative de démonstration monarchique; il semblait
d’autant plus vexé qu’il avait tout d’abord relevé la tête et regardé
d’un air ravi l’apparition de cette ardente royaliste, tandis que le
prince Charles clignait en grimaçant ses petits yeux battus et fatigués.

Mais on eut à peine le temps de s’apercevoir de cet incident
héroïco-comique: un second incident détourna aussitôt l’attention de la
malencontreuse cantatrice et de son bouquet.

Une bande de cinquante à soixante individus, habillés comme l’étaient
alors les ouvriers, déboucha de la rue Frédéric, en chantant un hymne
improvisé dans ces jours de tourmente, sur l’air de la _Marseillaise_. A
la tête de cette petite troupe marchait un jeune homme à cheval. Il
était de taille moyenne, et sa figure en lame de couteau, ses regards
fuyants et louches étaient peu en harmonie avec le rôle de Masaniello
équestre qu’il jouait au milieu des prolétaires insurgés.

Son vêtement de drap grisâtre était de coupe assez soignée; il portait
un chapeau à haute forme orné de l’inévitable cocarde rouge, noire et
or; et tandis que, de la main droite, il se cramponnait de toutes ses
forces à la crinière de son cheval, il agitait de l’autre main un large
drapeau tricolore dont la longue hampe touchait terre.

A la vue du cortège royal, la bande interrompit son chant pour pousser à
tue-tête les cris de: «Vive la liberté! Vive la Constitution! A bas la
troupe!»

L’homme au drapeau se démenait le plus de tous et paraissait le plus
enragé; sa voix aiguë et sifflante dominait les clameurs rauques de son
entourage.

Dès qu’il avait aperçu le cavalier, Goldschmidt s’était mis également à
crier comme un forcené; sa figure, de rouge, avait passé au violet; il
accompagnait ses exclamations de divers signes d’intelligence et
d’amitié adressés à l’individu au drapeau, qu’il semblait connaître et
dont il s’efforçait d’attirer l’attention.

Goldschmidt avait été tellement absorbé par son manège, qu’il ne s’était
pas aperçu que le compagnon avec qui il causait était subitement devenu
pâle comme un mort et tremblait de tous ses membres.

Ce ne fut que lorsque Schœffel, à demi défaillant, s’appuya sur le bras
de son ami, que Goldschmidt interrompit ses cris et ses signes, et se
retournant:

--Mon Dieu! qu’avez-vous donc?... Voyons, dit-il à Schœffel, vous allez
vous trouver mal... Mais à qui en voulez-vous?

Schœffel s’était déjà redressé comme un homme mordu par un reptile. De
la défaillance il venait de passer à la colère la plus violente. Tout
son sang lui était monté à la tête; ses traits s’étaient contractés, son
corps tremblait de frissons; il leva sa canne d’une main crispée, et il
allait s’élancer sur l’homme au drapeau quand celui-ci, arrivé presque à
côté du roi, régla audacieusement l’allure de son cheval sur celle du
souverain; puis, se penchant à son oreille, lui dit à mi-voix:

--Sire, ne craignez rien; nous sommes des fidèles, nous venons vous
protéger.

Le roi, le prince-Adalbert, le général de Radowitz, avaient vu le geste
de menace de l’ex-prisonnier, et tous crurent qu’on voulait attenter à
la vie du monarque.

La figure hagarde de Schœffel, son bâton qu’il brandissait comme une
arme, autorisaient cette supposition. Goldschmidt s’efforçait vainement
de le calmer et de le retenir. «Laissez-moi! Laissez-moi! criait
l’ex-prisonnier... Le voilà, le traître, l’espion qui m’a vendu!
Laissez-moi me venger!»

Il allait s’échapper des bras robustes de son compagnon à bout de
forces, quand l’homme au drapeau fit cabrer son cheval et força
Schœffel, qui le touchait presque, à se jeter en arrière. Puis, relevant
brusquement la hampe de son drapeau, il fit sauter en l’air la canne de
Schœffel. Un des ouvriers qui était de la bande s’en empara. En même
temps cinq ou six individus dirigés par l’homme au drapeau entourèrent
l’ex-prisonnier et son ami de façon à les isoler complètement.

Le cortège royal disparut au grand trot sous la porte de Brandebourg.

La foule, brusquement, se porta alors d’un autre côté pour se trouver de
nouveau, en coupant par la rue Frédéric, sur le passage du roi. Les
individus qui retenaient Schœffel et Goldschmidt furent comme enlevés
par cette marée montante d’hommes, et les deux amis profitèrent de la
circonstance pour s’esquiver.

Goldschmidt avait pris énergiquement sous son bras le bras de Schœffel.

--Venez avec moi, lui dit-il en continuant de l’entraîner, je loge à
deux pas d’ici, dans la rue Dorothée... Vous vous reposerez... Vous en
avez besoin... Un verre de vieux vin du Rhin et quelques tranches de
jambon achèveront de vous remettre... Mais à qui diable en voulez-vous
tant?...

--Comment! Vous le demandez encore?... Mais le cavalier, l’homme au
drapeau, c’est lui... le traître, le misérable espion qui m’a dénoncé...

--Ce n’est pas possible!... Comment l’appelez-vous?

--Augustin Schmidt. Oh! j’ai bien retenu son nom.

--Augustin Schmidt! Vous vous trompez... Ce jeune homme est un avocat
très distingué, un écrivain de mérite, libéral, ardent et convaincu...
Il ne s’appelle pas Augustin Schmidt, mais Stieber.

--En êtes-vous bien sûr? demanda Schœffel.

--Très sûr.

--Vous le connaissez?

--C’est le fiancé de ma fille!

Schœffel, redevenu maître de lui-même, passa à deux reprises la main sur
son visage comme pour rassembler ses idées et ses souvenirs.

--Évidemment, dit-il, l’un de nous deux se trompe... Si vous voulez, je
vais tout vous raconter...

--Avec le plus grand plaisir, interrompit Goldschmidt, mais à condition
que vous acceptiez mon invitation. Quelque palpitant que soit votre
récit, j’aime mieux l’entendre dans une bonne chambre bien close, le dos
contre le poêle et les pieds sous la table, qu’ici, au milieu des
bousculades, et par une bise qui, si elle continue, gèlera les
paroles... Allons, venez!

Et il entraîna son ami dans la direction de la rue Dorothée.

Ce ne fut pas sans difficultés qu’ils parvinrent à se frayer un passage
à travers la foule qui s’engouffrait comme un torrent dans la nouvelle
issue qu’elle s’était choisie.

Au moment où Goldschmidt tirait de sa poche une lourde clef pour
l’insinuer dans la serrure de la maison qu’il habitait, le cortège
impérial rentrait hâtivement au palais. La nuit était venue, et, dans la
cour, la garde bourgeoise avait allumé des feux de bivouac. Dès que le
monarque et sa suite furent à l’intérieur, on ferma brusquement les
grilles. En montant le grand escalier, Frédéric-Guillaume demanda à son
confident, le général de Radowitz:

--Avez-vous pris le nom du jeune homme au drapeau?

--Oui, Sire, répondit le général.

--Bien... Je vous le demanderai à l’occasion... Sans lui, l’individu qui
était si furieux me faisait un mauvais parti...

Au haut de l’escalier, le roi, se retournant vers ceux qui
l’accompagnaient, leur dit en riant, de sa grosse voix de rustaud:

--Ah! que nous allons dîner de bon appétit, messieurs!... Après cette
libation forcée d’eau-de-vie populaire, que le cliquot et le rœderer
vont nous sembler bons!



II

Un intérieur allemand.--M. Prosper Cheraval, parisien de naissance,
musicien par goût et professeur de langue française.--Stieber, orateur
socialiste.--La fabrique des frères Schœffel.--Un contremaître
socialiste.--M. Schmidt, peintre et espion.--Comment on ébauche une
conspiration.--Papiers volés par la police.--La première mission secrète
du policier Stieber.--Arrestation de M. Schœffel.--Stieber porté en
triomphe.


Walther Goldschmidt était un ancien comédien. Pendant de longues années,
il avait appartenu à quelqu’une des scènes les plus renommées de
l’Allemagne. S’il ne s’était pas fait applaudir à Vienne ni à Berlin, il
ne s’était pas moins fait apprécier dans les «résidences» de second
ordre, où le théâtre était et est encore aujourd’hui la plus grosse
affaire de l’État, en tous cas celle dont le souverain s’occupe le plus
directement et avec le plus d’assiduité. Dans ces petites cours, les
comédiens sont à la fois des personnages officiels et des artistes, des
fonctionnaires publics et des courtisans, mêlés à toutes les intrigues
politiques et autres, suprême ressource contre l’ennui mortel qui ravage
ces capitales minuscules.

Après avoir joué pendant vingt-cinq ans, _Charles Moor_, _Clavigo_,
_Nathan le Sage_, _Hamlet_, etc., et après avoir épousé une ingénue très
jolie et très prude à la ville, Walther Goldschmidt, à qui ses économies
et un héritage inattendu assuraient une modeste aisance, avait
définitivement pris sa retraite et réalisé le rêve de toute sa vie,
d’habiter une grande capitale.

Il était venu se fixer à Berlin, où il menait l’existence la plus
heureuse et la plus tranquille, entre sa femme, toujours séduisante, et
sa fille Geneviève, qui, à seize ans, évoquait toutes les grâces et les
séductions de sa mère dans la première jeunesse. Le soir, selon l’usage
allemand, Walther allait fumer sa pipe dans une brasserie voisine, où il
racontait à son auditoire habituel ses aventures d’antan, historiettes
de coulisses et anecdotes de cour qu’on écoutait avec la plus grande
attention, et même avec un certain respect qui flattait beaucoup le
vieil acteur.

La révolution, en jetant un peu Walther dans le courant politique,
n’avait rien changé à ses habitudes et à sa vie d’intérieur. A sept
heures précises, la bouilloire à thé chantait sur un réchaud, et Mlle
Geneviève aidait sa mère à disposer sur une nappe éblouissante de
blancheur les différentes assiettes de viandes froides qui composaient
le menu accoutumé du souper.

Ce soir-là, deux seaux d’étain poli brillants comme de l’argent ornaient
les deux bouts de la table et rafraîchissaient dans de la glace deux
bouteilles de vin du Rhin. Des _rœmer_, hauts sur leurs pieds d’une
transparente couleur d’émeraude, jetaient des feux irisés sous la clarté
d’une grande lampe de verre.

On attendait le maître de la maison pour se réunir autour de la table de
famille.

En présentant son convive, Goldschmidt rappela à sa femme qu’ils avaient
vu autrefois M. Schœffel aux bains de Warmbrunnen en Silésie, près de
Hirschberg, où se trouvait la grande filature de MM. Schœffel frères.
Mme Goldschmidt indiqua par un gracieux sourire qu’elle se souvenait en
effet de M. Schœffel.

On se mit à table.

Pendant le repas, la conversation roula sur des sujets assez
indifférents. On s’entretint des événements du jour, de la promenade du
soir; mais dans le récit qu’en fit Goldschmidt, il évita soigneusement
de mentionner l’incident relatif à l’homme au drapeau. Il ne fut
question qu’un instant du jeune homme, quand Mme Goldschmidt dit à son
mari que le «docteur» s’était fait excuser de ne pouvoir venir dans la
soirée. Une rougeur qui empourpra subitement les joues de Mlle
Goldschmidt apprit à Schœffel qu’on parlait du fiancé de Mlle Geneviève.

Vers le milieu du repas, un coup de sonnette retentit, et un homme d’une
trentaine d’années, les yeux vifs et l’air enjoué, type assez accompli
du Parisien, parut dans l’entrebaillement de la porte.

--Ah! monsieur Cheraval, entrez donc, s’écria l’ancien comédien. Quel
bon vent vous amène?

Le nouveau venu s’inclina devant les dames, adressa un salut correct à
Schœffel et serra cordialement la main que lui tendait le maître de la
maison. Sur un signe de celui-ci, la servante avança une chaise et
apporta un couvert et un _rœmer_ qui fut aussitôt rempli jusqu’au bord.

Le jeune homme leva son verre, but et ajouta en français:

--Mes chers amis, je viens tout simplement prendre congé de vous.

Goldschmidt se récria et sa femme fit chorus avec lui.

--Oui, reprit Cheraval, demain, à l’heure où les gens vertueux regardent
rougir l’aurore, je quitte Berlin, je repars pour Paris... pour ce Paris
que je regretterais tant d’avoir quitté si je n’avais trouvé ici de bons
amis tels que vous, et une aussi charmante élève, ajouta-t-il en
s’inclinant du côté de Geneviève.

--Voyons, voyons, mon ami, fit l’acteur, qu’est-ce qui vous force donc à
nous dire sitôt adieu?

--La politique et l’amour filial... Il paraît qu’on a offert au papa
Cheraval une candidature pour l’Assemblée constituante, et le brave
homme veut que je sois là pour lui donner un coup de main, ou plutôt un
coup de langue, car il faudra faire assaut d’éloquence... Bref, je pars
pour soutenir la candidature de mon père... Mais soyez tranquilles, je
ne vous oublierai pas, je vous écrirai souvent, aussi souvent que
possible. Et j’espère que ma charmante élève voudra bien me prouver que
mes leçons n’ont pas été perdues.

--Je vois, répondit Goldschmidt, qu’il ne nous reste plus qu’à boire à
l’heureux retour de notre ami Cheraval dans sa patrie, à ses succès
oratoires, et aussi à monsieur le futur député Cheraval père!

On trinqua et l’on but.

--Mais ne verrons-nous pas le docteur ce soir? demanda le jeune
Français.

Goldschmidt regardait Schœffel d’un air embarrassé; il trouva
heureusement un prétexte pour détourner la conversation:

--Oh! mais je ne vous ai pas encore présentés l’un à l’autre... C’est
votre faute, M. Cheraval... Vous nous arrivez avec une nouvelle si
_éblouissante_, s’écria Goldschmidt, qui se servait un peu à l’aventure
des adjectifs français... Monsieur Henri Julius Schœffel, un de nos
principaux filateurs de Silésie... Monsieur Prosper Cheraval, parisien
de naissance, musicien par goût... et professeur de langue française...

--A l’étranger... Expatrié pour raison de santé, afin de ne pas attraper
des rhumatismes sur la paille humide des cachots, où les juges de S. M.
Louis-Philippe voulaient me faire coucher pendant un an pour une toute
petite chanson satirique... Mais chacun a sa revanche... A moi la belle
maintenant!

Et Cheraval se mit à fredonner sur un air connu:

    Dans ce monde tout varie,
    L’esprit et le sentiment.
    Chacun son goût, sa manie,
    L’un voit noir, l’autre voit blanc.
    Aujourd’hui, dans ma patrie,
    Que de gens prennent sans voir
      Le _blanc_ pour le _noir_!

    Voyez cet amas de cuistres,
    Prêtres, moines et prélats,
    Procureurs, juges, ministres,
    Médecins et magistrats.
    Leurs uniformes sinistres
    Leur tiennent lieu de savoir.
    Que d’ânes couvre le _noir_!

--Le «docteur» devait traduire ma chanson en allemand, ajouta Cheraval,
savez-vous s’il l’a fait? j’aurais bien voulu prendre congé de lui. Mais
où le trouver?

--Oh! fit Mme Goldschmidt en dépliant un journal qu’on venait
d’apporter, je crois qu’il nous sera facile de savoir où le «docteur»
sera ce soir...

Elle passa le journal à sa fille, et lui indiquant du doigt le haut de
la troisième page:

--Geneviève, dit-elle, lis-nous ça...

La jeune fille, d’un voix émue, commença:

«Ce soir, grande réunion démocratique dans la salle des _Trois Aigles_,
rue Moabit. Le jeune orateur populaire Stieber, qui a conquis une si
rapide célébrité dans les clubs, doit prononcer un long discours pour
demander l’abolition de l’armée permanente et la suppression immédiate
de la police secrète. L’importance de ces deux questions, qui tiennent
si fort à cœur à nos Berlinois, et la réputation de l’orateur attireront
certainement la foule.»

Les éloges que le journal décernait au docteur Stieber firent de nouveau
rougir de joie la jeune fille.

--Eh bien, dit Cheraval, si vous voulez me le permettre, je vais me
diriger à pas accélérés vers la salle des _Trois Aigles_. Je n’aurai
ainsi pas le regret de quitter Berlin sans serrer la main de cet
excellent Stieber... J’essaierai de le persuader de faire son voyage de
noce en France... si Mlle Geneviève y consent...

Goldschmidt regardait Schœffel d’un air de plus en plus embarrassé.
Celui-ci avait de la peine à cacher le trouble qu’il éprouvait chaque
fois que le nom du docteur était prononcé.

Cheraval s’était levé; tout le monde l’avait imité.

Après avoir accompagné le jeune Français jusque sur le palier,
Goldschmidt pria Schœffel de le suivre dans un petit fumoir à côté de la
salle à manger.

L’ancien acteur offrit un cigare au fabricant silésien:

--Maintenant, dit-il, mon cher Schœffel, je suis prêt à vous écouter.

Ils s’assirent l’un à côté de l’autre sur un petit divan, et tandis que
Mme Goldschmidt et sa fille travaillaient dans la pièce voisine à un
ouvrage de tapisserie, Schœffel raconta à son ami ce qui suit:

                   *       *       *       *       *

«Vous avez connu, comme tout le monde, le procès intenté, il y a trois
ans environ, aux _socialistes de la vallée de Hirschberg_; vous avez lu
les détails de mon arrestation et de ma condamnation. Mais ce que vous
ignorez, c’est comment le misérable dont vous voulez faire votre gendre
s’y est pris pour me dénoncer.

«Notre fabrique était la plus importante de la vallée. Mon frère Hubert
et moi, nous la dirigions. Lui s’occupait de la vente et des achats; il
était presque toujours en voyage, tandis que moi je surveillais la
fabrication, vivant continuellement au milieu des ouvriers, sachant les
conduire comme il fallait, avec douceur et résolution, à la fois
camarade et patron. Aussi je puis dire qu’ils m’aimaient beaucoup. Ils
remplissaient gaiement leur tâche, avec une conscience et une ardeur qui
étaient les causes principales de la prospérité de notre fabrique, ce
qui ne manqua pas d’exciter la jalousie de nos concurrents dont les
ouvriers étaient traités comme des serfs et des esclaves.

«J’avais à la tête du premier atelier un contre-maître que ses études et
son intelligence mettaient certainement au-dessus de sa position
sociale. Michel Wurm avait une quarantaine d’années, l’air loyal et
franc, la figure ouverte et sympathique. Né en Souabe, il avait la
simplicité charmante et l’affabilité qu’on trouve même chez les gens du
peuple de ce pays. Comme sa présence permanente à la fabrique était en
quelque sorte nécessaire, je lui avais donné un logement dans la
filature même, en face du corps de bâtiment que nous occupions, ma mère
et moi, et aussi mon frère dans l’intervalle de ses voyages. Michel Wurm
n’était pas marié. Il avait auprès de lui une sœur restée veuve avec une
fillette. L’éducation de cette jeune fille, qui s’appelait Hedwige,
était la grande préoccupation du contre-maître. Je vous l’ai dit, Wurm
avait de l’instruction acquise par lui-même; ses premières économies, il
les avait employées à acheter des livres, et il s’était formé une petite
bibliothèque qui avait élargi ses idées et élevé son niveau intellectuel
et moral. Il voulait qu’Hedwige profitât de ce savoir, qui était sa
conquête personnelle, et qu’elle fût un peu plus qu’une femme ordinaire.

«Or, il arriva ceci: Tandis que l’éducation de Wurm se complétait
surtout au point de vue de l’histoire et de la science économique, et
qu’il s’assimilait les théories socialistes de ses auteurs favoris,
Hedwige ne profitait de cette somme de connaissances que dans un sens
artistique. Plus son oncle lui donnait à lire de traités philosophiques,
de livres d’histoire et de science sociale, plus se développait son
talent de musicienne et de peintre. Wurm voyait avec fierté les progrès
de sa nièce dans les arts, mais il déplorait qu’elle se montrât si
indifférente aux «grands principes de l’humanité».--«Elle a les goûts
d’une patricienne, me répétait-il en soupirant, elle ne sera jamais des
nôtres.»

«Wurm s’était pris d’une belle passion pour tous les systèmes mis en
avant par les novateurs pour améliorer le sort du genre humain, et il
avait rêvé de faire de sa nièce un apôtre de la cause socialiste.
Hedwige ne semblait guère se douter des visées ambitieuses de son oncle;
en dehors de son piano et de sa palette, elle ne comprenait pas qu’on
pût s’intéresser à quelque chose. Elle adorait la musique, mais c’est en
peinture surtout qu’elle montrait de remarquables dispositions. Wurm
était un homme pratique: il reconnut bientôt son erreur, et, loin
d’entraver sa nièce dans ses goûts, il finit par les encourager.

«J’allais souvent le soir passer une heure ou deux chez Wurm, et tous
les dimanches le contre-maître, sa sœur et sa nièce dînaient à notre
table de famille.

«J’avais remarqué chez Wurm des livres français, les œuvres de Fourier,
Cabet, Considérant; bien que ne connaissant qu’imparfaitement la langue,
je les lisais avec attention et intérêt. Wurm, seul, sans maître,
s’était perfectionné au point d’en remontrer à un Français de naissance;
il m’expliquait les passages difficiles, dont ma science personnelle ne
pouvait venir à bout. J’avais pris l’habitude de résumer par écrit la
traduction de mon contre-maître sur un petit calepin que j’enfermais
dans mon secrétaire avec mes autres papiers.

«Une dissertation sur le régicide, que j’avais trouvée dans un volume de
Considérant, je crois, m’avait vivement frappé par la vigueur des
arguments invoqués par l’écrivain pour justifier la conduite d’un
moderne Brutus qui tenterait de sauver une nation en supprimant un
homme. J’avais fait une traduction assez complète de ce morceau sur mon
agenda... Notez bien ce détail...

«Deux jours après, je vis arriver à la fabrique un jeune homme dont la
mise singulière ne me plut guère au premier abord. Mais ses manières
étaient si affables que la mauvaise impression causée par sa figure
s’effaça vite dans mon esprit. Il était porteur d’une lettre d’un de nos
principaux clients de Berlin, M. von S..., qui me le recommandait
chaudement, ajoutant que M. Augustin Schmidt était un de ses parents et
un peintre de beaucoup d’avenir. Il venait en Silésie pour se livrer à
des études de paysage. J’étais prié de lui faire aussi bon accueil que
possible.

«Très désireux de reconnaître l’amabilité de M. von S..., chez qui mon
frère avait reçu plusieurs fois l’hospitalité, je priai M. Schmidt de
considérer ma maison comme la sienne. Mon domestique alla chercher ses
bagages à l’auberge, et quelques instants plus tard, le jeune artiste
était installé dans une chambre au-dessus de la mienne, avec son
chevalet, sa palette, sa boîte à couleurs, son attirail complet de
peintre, sans parler de quelques ébauches qui témoignaient sinon d’un
grand talent, du moins d’une grande habileté à manier le pinceau.

«La glace fut bientôt rompue entre mon hôte et moi. Il était si discret,
si poli! Il savait mettre tant de déférence en écoutant ma vieille mère
et en lui parlant; et il racontait si bien, avec une amusante pointe de
verve, les petites historiettes berlinoises qui faisaient les délices de
l’excellente femme.

«Il nous avait mis au courant de sa vie. Resté orphelin de bonne heure
avec une fortune suffisante, il avait été élevé dans un pensionnat
suisse, où il prétendait avoir puisé des idées républicaines qui
l’empêchèrent de profiter de la protection de son cousin von S..., fort
bien en cour et qui voulait le lancer dans l’administration. Il avait
préféré sa liberté. Il voulait les délices de la vie d’artiste, les
enivrements qu’elle donne, ses illusions et ses déceptions si vite
oubliées. Tout cela ne valait-il pas la livrée la plus dorée du
fonctionnaire le plus haut en grade?

«Les premiers jours s’écoulèrent rapidement dans la société de mon hôte.
Il partait de bon matin, on était en été et le temps était beau; il
allait s’installer au centre d’un site choisi, et il travaillait toute
la matinée,--du moins nous le supposions. L’après-midi, il montait dans
sa chambre pour transporter sur la toile les croquis qu’il avait faits
au crayon. Il avait mis son chevalet près de la fenêtre... Sa fenêtre
donnait justement sur celle de la chambre d’Hedwige...

«Le dimanche suivant, Wurm, sa sœur et la jeune fille, ainsi que deux
autres contremaîtres et quelques notabilités de Hirschberg dînèrent
comme d’habitude à la filature. Augustin Schmidt fut présenté à tout le
monde. Il plut beaucoup. Je remarquai qu’en entendant nommer le jeune
homme Hedwige rougit. Le peintre, de son côté, s’écria: «Oh!
mademoiselle et moi, nous nous connaissons, nous sommes des confrères...
J’ai eu l’indiscrétion de jeter un regard du haut de ma fenêtre dans
votre chambre, mademoiselle, et je vous ai surprise à l’œuvre... J’étais
loin de m’attendre à trouver une artiste dans une fabrique de coton...»

«Le père Wurm dit qu’en effet sa fille copiait en ce moment un vieux
portrait de famille, un _Rittmeister_ de la guerre de Trente ans
découvert dans les combles et dont le modèle et le coloris étaient
remarquables, malgré les dégâts du temps. Hedwige s’appliquait beaucoup,
mais elle était très inexpérimentée.

«Tout naturellement Augustin s’offrit pour lui donner quelques conseils,
et même des leçons. Tantôt on organisait des promenades dans la forêt
avec ma mère et la sœur de Wurm, tantôt Schmidt s’installait dans le
logis du contremaître et surveillait son élève travaillant au portrait
du Rittmeister. Hedwige faisait des progrès très réels, mais tout se
bornait entre elle et son maître à des sentiments de confraternité
artistique. Augustin ne pouvait prétendre à son cœur, car le cœur
d’Hedwige avait déjà parlé en faveur d’un autre...»

A ces mots, Schœffel s’arrêta dans son récit, et il sembla à celui qui
l’écoutait que deux larmes perlaient sous les cils du fabricant.

                   *       *       *       *       *

Schœffel continua:

«En revanche, Augustin avait gagné toutes les bonnes grâces de Wurm. Au
bout de quelques entretiens, le trop confiant contremaître crut
reconnaître dans le jeune peintre un adepte ardent des doctrines
socialistes. Schmidt trouvait que dans ce monde tout était bâti à
l’envers; il débitait de longues tirades contre la société telle que
l’ont organisée les lois, et il prédisait sur un ton de prophète un
bouleversement général. Lorsque j’assistais à ces conversations, je
m’étonnais de cette fougue politique chez un artiste, et je me disais
que M. von S... avait eu une singulière idée de vouloir faire de son
cousin un fonctionnaire royal. Wurm ne parlait plus que de son ami.

«Augustin abandonnait parfois son travail et allait trouver le
contremaître à l’atelier. Je fus bientôt frappé des relations qui
s’établirent entre le peintre et les ouvriers. Sous le prétexte de
prendre des croquis de la vie populaire, Schmidt se mit à fréquenter les
cabarets, les débits de bière, les salles de danse où les filateurs
avaient coutume de se réunir pour se distraire les dimanches et les
jours de fête.

«Un soir, Wurm me pria d’assister à une réunion dans un endroit qu’il ne
voulut pas me désigner. Par curiosité et ne supposant pas d’ailleurs
qu’il s’agît d’une conspiration, je promis d’y accompagner mon
contremaître. Il vint me prendre après le souper et nous nous dirigeâmes
vers la forêt. Au bout d’une heure, nous arrivâmes à une clairière qui
sert de halte de ralliement aux chasseurs. Wurm s’arrêta. Il siffla
trois fois à intervalles égaux. Des sifflets lui répondirent; puis cinq,
dix, quinze hommes sortirent des fourrés. Parmi eux, je reconnus
quelques ouvriers de la filature, et, à ma vive surprise, Augustin.

«Sur un signe de Wurm, ils se rangèrent en cercle.

«Ces hommes avaient l’air résolu, et leurs silhouettes se détachaient
comme des fantômes sur le fond de verdure éclairé par la lune. Tous
paraissaient au courant de l’objet de ce mystérieux rendez-vous; moi
seul je l’ignorais. Wurm me l’apprit enfin. Depuis plusieurs mois une
association s’était formée parmi les ouvriers de ma fabrique et ceux de
quelques autres fabriques rivales, dans le but de renverser la monarchie
et de proclamer, d’abord en Silésie, une petite république selon les
principes des réformateurs socialistes de France.

«Cette association n’avait pas de chef, et, chose dont j’étais loin de
me douter, c’était sur moi qu’on avait jeté les yeux!

«Mes bonnes intentions pour les ouvriers, mes procédés humains, les
veillées studieuses que j’avais passées dans le logis de mon
contre-maître, tout cela me désignait à la confiance de ces pauvres
gens... Mais je refusai énergiquement l’honneur qu’on voulait me faire,
malgré les instances de Wurm et de Schmidt, qui paraissait le plus
résolu et le plus ardent. Je me bornai à promettre de garder le silence
le plus complet sur ce que j’avais entendu.

«Avant de me retirer j’engageai vivement mon contremaître et ses amis à
éviter les imprudences, et j’exprimai aussi l’espoir qu’ils ne se
laisseraient pas aller à des excès.

«Je partis seul, et pendant toute la route je me demandai comment
Schmidt, venu dans le pays pour faire des études de paysage, avait
tourné à l’agitateur socialiste. Pourtant aucune pensée mauvaise ne me
vint à l’esprit. Je me disais qu’après tout un artiste est capable de
toutes les métamorphoses; que le côté pittoresque d’un complot pouvait
l’avoir séduit; que la mise en scène théâtrale et mystérieuse de ces
réunions nocturnes en pleine forêt lui avait peut-être donné l’envie de
jouer un rôle dans la pièce.

«J’en étais là de ces réflexions quand je rencontrai Hedwige au bout de
la grille de la fabrique. Nous nous voyions quelquefois seuls le soir
dans un petit jardin qu’elle se plaisait à soigner.

«Personne ne connaissait notre amour, nul ne savait que, d’un commun
accord, nous nous étions promis de nous appartenir pour la vie.

«Hedwige était fort inquiète de me voir rentrer sans son père. Je la
rassurai, tout en jugeant inutile de lui révéler le motif de son
absence. Malgré moi, je parlai de Schmidt et je ne pus m’empêcher de
témoigner mon étonnement au sujet de ses allures. «Il me semble, dis-je,
qu’il ne peint plus du tout depuis quelque temps... Ce tableau qu’il
vous a fait commencer, cette vue du Warmbrunnen, n’avance guère...»
Hedwige se montra un peu embarrassée de mon observation; puis elle me
répondit: «Je ne veux plus peindre avec M. Schmidt.»

«--Pourquoi?» lui demandai-je d’un air surpris.

«Elle me raconta alors en rougissant que le jeune peintre avait profité
de ses tête-à-tête avec elle pour lui faire une cour assidue, et que,
finalement, pour échapper à ses obsessions et à ses familiarités, elle
avait renoncé à ses leçons, prétextant que les soins du ménage
absorbaient tous ses instants.

«Depuis lors l’intimité entre Schmidt et Wurm était devenue plus
étroite, et le peintre passait avec le contremaître et les ouvriers tout
le temps qu’il consacrait auparavant à son élève.

«J’embrassai Hedwige sur le front et je me retirai. Sur la table de ma
chambre à coucher m’attendait une lettre de mon frère, qui me donnait
rendez-vous à Breslau pour une affaire urgente. Il me recommandait de
venir le plus vite possible, afin qu’il pût continuer lui-même sa route
vers la Russie, où des commandes importantes lui étaient promises. Comme
rien de pressant ne me retenait à l’usine, je pris immédiatement mes
dispositions pour partir le lendemain. La voiture fut attelée de bonne
heure; le soir, j’étais à Liegnitz, où je prenais le chemin de fer pour
arriver peu d’heures après à l’hôtel du «Grand Frédéric», où mon frère
m’attendait. Pendant que je soupais, il me mit au courant de l’affaire.
Il s’agissait d’une très importante fourniture qu’il devait effectuer de
compte à demi avec M. von S..., qui l’avait obtenue grâce à ses
influences. Ma signature était nécessaire au traité que nous devions
passer. M. von S... était également arrivé à Breslau; mais, fatigué par
le voyage, il était allé se reposer, remettant au lendemain notre
entrevue.

«Je demandai à mon frère si M. von S... lui avait parlé de son cousin.

«--De quel cousin?» me demanda-t-il.

«Je lui racontai l’arrivée à la fabrique du jeune peintre, parent de M.
von S..., mais je me tus sur tout le reste. Mon frère est un homme
phlegmatique qui n’aime guère se creuser la cervelle en dehors des
affaires. Il n’insista point et nous gagnâmes nos chambres.

«Le lendemain il nous fallut attendre jusqu’au soir pour nous rencontrer
avec M. von S...; l’affaire fut vite conclue; c’était une opération
avantageuse, je n’eus qu’à ratifier les conditions conclues entre mon
frère et son partenaire. Quand tout fut terminé, je dis à M. von S...
que j’avais le plaisir de posséder encore son cousin sous mon toit.

«--Lequel? me demanda M. von S... Et il m’expliqua que sa famille était
très nombreuse.

«--Je veux parler de votre cousin Schmidt, répondis-je, de votre cousin
le peintre paysagiste que vous m’avez fait l’honneur de me recommander.»

«M. von S... fit un bond sur sa chaise.

«--Comment! s’écria-t-il, c’est mon cousin Augustin Schmidt qui est chez
vous, à Hirschberg!... Vous en êtes bien sûr?...»

«--Parfaitement sûr... Depuis trois semaines...

«--Voyons, fit le Berlinois, expliquons-nous bien, car l’un de nous deux
est dupe d’un mystificateur ou d’un intrigant. M. Augustin Schmidt avait
en effet l’intention d’aller en Silésie, mais il y a un an de cela; et
je lui avais donné une lettre de recommandation pour vous. Mais il a dû
renoncer à ce projet pour différentes raisons. Il a dit adieu à la
peinture, il est entré dans une maison de banque de Hambourg pour
laquelle il voyage en ce moment en Amérique. Et tenez, voici une lettre
qu’il m’écrit de New-York pour me prier de réclamer au bureau de police
une petite valise renfermant quelques vêtements et des papiers, qu’il a
oubliée dans une _droschke_ le jour de son départ de Berlin, où il était
venu pour prendre congé de nous.

«--Avez-vous retrouvé la valise? demandai-je vivement intrigué à M. von
S...

«--Oui, mais les papiers n’y étaient pas. Comme mon cousin est très
distrait, j’ai pensé qu’il les avait oubliés ailleurs.»

«Tous mes soupçons de la veille se tournèrent en certitude. Ces papiers
volés!... Si c’était lui qui était le voleur! Par un de ces hasards qui
ressemblent parfois à des inspirations j’avais pris avec moi la lettre
que m’avait présentée M. Augustin Schmidt. Je tirai le papier de ma
poche et je le tendis à M. von S...

«--C’est cela, c’est cela, fit-il à deux reprises... C’est bien la
lettre remise par moi à mon cousin... Seulement, voyez la rature en
haut, à la date... on a changé le 4 en 5... 1845 au lieu de 1844... Vous
êtes la dupe d’un aventurier!... Quelle tête a-t-il, ce parent que je ne
connais pas?»

«J’en fis le portrait aussi bien que possible. Le véritable Schmidt
était brun et gros, tandis que mon hôte était blond et maigre; il
parlait couramment le français: celui-ci ignorait complètement cette
langue.

«Je résolus de repartir immédiatement pour éclaircir ce mystère. Mon
frère, toujours fort calme, n’écoutait cette histoire que d’une oreille,
et lisait le journal qu’un garçon de l’hôtel venait d’apporter. Tout à
coup il poussa une exclamation:

«--Tiens, s’écria-t-il en me tendant la feuille, lis donc cela!»

«Le journal racontait que depuis plusieurs mois l’autorité avait été
avertie par différentes communications confidentielles qu’un grand
complot communiste avait été organisé dans la vallée de Hirschberg et
qu’une foule d’ouvriers, notamment ceux employés dans une des plus
importantes filatures de la localité, étaient affiliés à une société
secrète ayant pour but le bouleversement de toutes les institutions
existantes, le pillage des propriétés et l’assassinat du roi. Si les
indications abondaient, les preuves faisaient défaut. Il fallait en
avoir cependant pour arrêter les coupables. C’est alors que le
gouvernement fut secondé d’une façon toute providentielle. Un cocher de
place ayant apporté au bureau central de la police une petite valise
qu’un voyageur inconnu avait oubliée dans sa voiture, on l’ouvrit pour
vérifier le contenu et s’assurer si elle ne renfermait aucune indication
sur son propriétaire. Au milieu de quelques papiers sans importance, on
découvrit une lettre ouverte, recommandation très pressante en faveur du
porteur auprès de ce même fabricant désigné dans les dénonciations
anonymes comme un des principaux chefs du complot. M. le conseiller de
gouvernement Mathis, chargé de poursuivre l’affaire, vit aussitôt, avec
sa perspicacité ordinaire, tout le parti qu’on pouvait tirer de cette
lettre. On n’avait pas à redouter le retour inopiné de son véritable
propriétaire, puisque celui-ci venait de partir pour l’Amérique. Comme
dans la recommandation de M. von S... il était dit que le porteur était
peintre, restait à trouver un homme sûr et habile, peignant
convenablement. M. Mathis se souvint d’un jeune référendaire au tribunal
qui avait temporairement appartenu à la police et fait preuve de
beaucoup de flair. Ce jeune homme faisait de la peinture en amateur,
avec assez de succès. M. Mathis le fit appeler et le mit au courant de
la mission qu’il avait à lui confier. Il lui donna un passeport au nom
de M. Schmidt, le munit de la lettre de recommandation trouvée dans la
valise, et quelques jours plus tard, l’émissaire du conseiller Mathis se
présentait à la filature de M. X..., où on lui fit le meilleur accueil.
Il fut promptement au courant du complot, il réunit toutes les preuves
nécessaires; bref, il réussit si bien qu’à l’heure présente les
coupables étaient sous la main de la justice...

                   *       *       *       *       *

«Les coupables! Wurm était donc arrêté; et Hedwige? Je n’étais pas là
pour la consoler, pour l’aider à supporter cette épreuve? J’aurais voulu
partir de suite. J’avais d’horribles pressentiments. Cet espion que
j’avais logé sous mon toit et même admis à ma table, ne serait-il pas
aussi capable de me dénoncer?

«Ces pensées roulaient dans mon esprit, quand la porte du petit salon
dans lequel nous étions s’ouvrit. Un homme d’une cinquantaine d’années,
à l’air respectable, un «bourgeois» dans toute la force du terme, entra.
«Pardon, messieurs, fit-il; l’un de vous n’est-il pas M. Georges
Schœffel? On m’a dit que je le trouverais ici.»--«C’est moi,»
répondis-je.--«Eh bien, monsieur, je viens vous donner un avis: fuyez,
cachez-vous, on va vous arrêter.» Mon frère, à ces mots, se redressa
furieux: «J’aimerais savoir, monsieur, demanda-t-il, de quel crime on
l’accuse?»--«De haute trahison, répliqua l’inconnu. Je suis le premier
adjoint de Breslau, je me trouvais il y a quelques instants dans le
cabinet du bourgmestre, quand un individu porteur d’un ordre du
ministère s’est présenté chez ce magistrat et a réclamé main-forte pour
procéder à votre arrestation. Le bourgmestre a répondu qu’il n’avait pas
à obtempérer aux réquisitions d’un agent de la police de sûreté, il a
refusé de mettre des sergents de ville à la disposition d’un mouchard.
Nous n’aimons pas ces gens-là, à Breslau. L’individu a protesté, il a
déclaré qu’il s’adresserait directement à la gendarmerie, qu’il écrirait
au ministère pour se plaindre. J’ai laissé ces messieurs en grande
discussion; et comme l’agent a indiqué l’hôtel où vous êtes descendu,
j’ai pensé que j’aurais encore le temps de vous avertir... Les libéraux
se doivent mutuellement aide et protection... Voyons, où pourriez-vous
aller?

«--Mais, repris-je, je ne songe pas à fuir... Ce serait m’avouer
coupable... Je n’ai rien à me reprocher...»

«Mon frère et M. von S..., qui n’avaient qu’une médiocre confiance dans
l’impartialité de la police prussienne, m’engageaient à me soustraire
aux recherches de la gendarmerie...»

«J’allais peut-être me rendre à leurs raisons, quand la porte s’ouvrit
de nouveau. Les casques de deux gendarmes brillèrent dans l’ombre, et je
reconnus dans l’individu qui les précédait le faux Augustin Schmidt.
Froidement, comme s’il me voyait pour la première fois, cet homme que
j’avais traité en ami, qui avait été de ma famille, dit aux gendarmes en
me désignant: «Le voilà! Emmenez-le!» Ils obéirent. Je les suivis fort
tranquillement, persuadé que mon innocence ne tarderait pas à éclater au
grand jour. Mais quels furent mon étonnement, mon indignation, ma
colère, lorsque le juge d’instruction, dès le début de son premier
interrogatoire, produisit deux feuillets arrachés du calepin dans lequel
je consignais mes notes de lecture.

«On s’était emparé du passage de Fourier relatif au régicide pour me
l’imputer, et l’on prétendait, sur les indications du misérable
délateur, que c’était le fragment d’une circulaire confidentielle que
j’avais adressée aux ouvriers, pour les engager à assassiner le roi.
L’accusation qui me valut d’être condamné fut tout entière échafaudée
sur ces feuillets volés dans mon secrétaire et arrachés du carnet dont
les autres pages avaient été anéanties!

«J’avais contre moi non seulement l’apparence de ces preuves, mais les
dispositions malveillantes des autres fabricants, heureux de se défaire
d’un concurrent redoutable.

«Wurm fut condamné à mort; toutefois sa peine fut commuée. En apprenant
cette condamnation, la pauvre Hedwige fut comme folle. Le délire la
prit. Elle mourut d’une congestion cérébrale.»

                   *       *       *       *       *

Après un silence, Schœffel reprit:

«Comprenez-vous maintenant pourquoi je n’ai pas été maître de moi, quand
j’ai reconnu aujourd’hui l’homme qui, pour les raisons les plus viles, a
trahi tout ce qu’il y a au monde de plus respectable et de plus sacré,
et qui a causé le malheur de ma vie entière[4]?»

  [4] Ce n’est pas du roman, c’est de l’histoire que nous écrivons, nous
    ne saurions trop le répéter. La découverte de ce prétendu complot de
    Hirschberg fut le début du policier Stieber, à qui la monarchie
    prussienne doit son organisation si perfectionnée d’espionnage au
    dedans et au dehors. La magistrature d’alors, qui avait le sentiment
    de l’honneur et de la droiture, flétrit énergiquement les procédés
    employés par Stieber pour s’introduire dans la famille Schœffel.
    Stieber dut donner sa démission de référendaire, et c’est par
    rancune qu’il se lança, au commencement de 1848, dans le mouvement
    révolutionnaire.

Le récit du fabricant avait sincèrement ému l’ancien acteur. Avant de
répondre, il parut réfléchir longuement.

«--Ce que vous me dites là, mon cher ami, est triste, bien triste,
dit-il enfin. Mais que faire à présent? Ma fille aime ce jeune homme,
elle l’adore... La séparer de lui, ce serait la plonger dans le
désespoir. Si je lui apprenais la vérité, son amour ne manquerait pas de
lui suggérer toutes les excuses possibles pour atténuer les procédés de
son fiancé; elle se dirait qu’il n’a fait que son devoir en obéissant à
ses supérieurs; qu’il agissait dans un bon but... elle trouvera dans son
cœur mille prétextes pour l’excuser... Ah! si cet amour ne faisait que
commencer, mais il a poussé des racines si profondes qu’il n’est plus
possible de l’arracher... Aujourd’hui, mon pauvre ami, c’est vraiment
trop tard... Le bonheur de mon enfant m’est trop précieux, et le rôle
des pères barbares n’a jamais été dans mes moyens...»

Schœffel eut envie de répondre: «Alors vous donneriez votre fille à un
voleur de grand chemin, si elle l’aimait!» Mais il se mordit les lèvres,
prit son chapeau et se retira en disant à son ami: «C’est bien... Que
chacun agisse selon sa conscience... La mienne m’ordonne de lutter
contre le système honteux qui emploie de pareils hommes et de pareils
moyens. Adieu.»

Schœffel dut reprendre la longue rue de l’_Unter den Linden_ pour
regagner le petit hôtel où il était descendu le matin. Au moment de
s’engager dans la Poststrasse, le fabricant aperçut de grandes lueurs
rouges qui éclairaient les maisons de la base au faîte. Le bruit sourd
d’une foule en marche, des cris qu’il avait déjà entendus le matin,
parvinrent en même temps à ses oreilles. Il monta sur les marches d’une
porte et il vit un immense cortège qui s’avançait, éclairé par des
flambeaux. Au centre, un homme porté en triomphe, sur les épaules de
deux robustes gaillards, était salué par les acclamations populaires.

Quand le cortège défila devant lui, il reconnut en cet homme Stieber,
l’ex-mouchard, l’espion qui l’avait livré à la police. Son discours dans
la réunion de Moabit avait soulevé un enthousiasme indescriptible, et la
foule qui l’écoutait en trépignant avait voulu le porter en triomphe
jusqu’à son domicile.

Cette fois, Schœffel n’eut plus de colère; il détourna la tête avec
dégoût et ne put se défendre d’un sentiment de pitié, en songeant avec
quelle facilité on séduit le peuple et on le trompe.



III

Les héros du régime de la compression militaire et policière.--Le
maréchal Wrangel.--Son portrait.--Ses rapports avec les
journalistes.--M. de Hinkeldey, préfet de la police prussienne.--Où
Stieber reparaît.--Le roi le nomme _Polizeirath_.--Frédéric-Guillaume
poète et collaborateur du _Kladderadatsch_.--La mission secrète de
Stieber à Londres.--Comment il fit voler les papiers de l’Association
socialiste internationale.--Stieber chez M. Josias de Bunsen.--La
mission de Stieber à Paris.--Stieber chez Mme la princesse de S... et
chez M. Carlier.--Tentative d’assassinat sue l’agent de la police
secrète prussienne.--Retour de Stieber à Berlin.--La Krause et sa
collection «d’honnêtes dames».--Un espion homme du monde.--Petite fête
organisée par la police.--Mme de Hagen obtient son divorce et Stieber
est plus en faveur que jamais.


En 1850, après la dissolution de l’Assemblée constituante, dont les
députés avaient été chassés par les troupes du maréchal Wrangel, le
gouvernement prussien eut recours à un double régime de compression
militaire et policière.

Il y avait une certaine bonhomie dans la façon d’agir de ce légendaire
maréchal Wrangel, idole des gavroches berlinois, à qui il jetait des
poignées de menue monnaie en échangeant avec eux des lazzis. C’était le
type de grognard bon enfant. Ses airs de galantin, sa démarche de
«casseur d’assiettes», les crocs de sa moustache ébouriffée, son parler
berlinois gouailleur, avaient promptement fait de lui une des figures
les plus originales de la capitale. Tout en inspirant la terreur autour
de lui, il avait la repartie amusante et il «blaguait» volontiers les
gens qu’il était prêt à mitrailler. Il affectait la plus grande
familiarité avec les membres de la famille royale, s’oubliant jusqu’à
dire un jour à la reine: «Voyons, ma bonne petite dame!...» Il montrait
ainsi qu’il était le sauveur du trône et le plus puissant protecteur du
roi... S’il faisait mettre un journaliste en prison, il allait le voir
dans sa cellule et causait longuement avec lui des événements du jour.
Une fois, visitant le rédacteur en chef de la _Volkszeitung_ (Gazette du
Peuple), M. Berstein, mort tout récemment, il lui dit: «Engagez-vous à
mettre une sourdine à vos attaques, et je vous lâche tout de suite.»
Comme M. Berstein prétendait qu’il était impossible pour un journaliste
d’envisager certaines choses avec sang-froid, comme par exemple la
honteuse convention conclue par le gouvernement à Malmo avec les Danois:

--S... nom d’un homme! s’écria le maréchal, croyez-vous que moi aussi
j’approuve tout ce qui se passe, et pourtant il faut bien que je me
tienne bouche close!... Faites-en autant, autrement je sabre votre
journal!...

La réaction policière n’avait pas ce côté plein d’humour que le
commandant de l’état de siège communiquait à la réaction militaire. La
police prussienne fut de tout temps et dès son origine cauteleuse et
brutale, prompte à passer à l’exécution, exercée à tous les procédés
d’espionnage et surtout riche en promesses données aux délateurs. Le roi
avait placé à la tête de ce service, dont l’importance grandissait
chaque jour, un hobereau poméranien, M. de Hinkeldey, l’être le plus
hérissé, le plus désagréable, le plus cassant qui fut jamais.

Nous aurons l’occasion de faire plus ample connaissance avec ce
personnage. Pour le moment, bornons-nous à dire qu’il faisait la police
avec passion, par amour de l’art, pour la satisfaction personnelle de
tracasser son prochain. Les libéraux et les démocrates étaient tout
particulièrement l’objet des haines de M. de Hinkeldey. Il les
pourchassait comme des gens bien plus dangereux que les voleurs et les
escrocs. Il était toujours à la recherche de quelque conspiration, de
quelque complot, de quelque prétexte d’accusation qui lui permît de
«coffrer» de nombreux suspects et de les retenir indéfiniment sous les
verrous. Comme un limier de race, il était sans cesse sur quelque piste.
Le roi Frédéric-Guillaume IV s’intéressait beaucoup aux mesures
policières prises par son préfet. Il avait du plaisir à entendre de sa
bouche le récit des expéditions entreprises par les agents secrets et
aussi la relation des aventures mystérieuses et piquantes que la police
avait l’occasion de découvrir. Berlin était alors une ville d’apparence
austère, on se cachait un peu plus qu’aujourd’hui pour y courir le
cotillon.

Frédéric-Guillaume avait des velléités d’auteur dramatique: quand M. de
Hinkeldey le régalait de ses rapports plus ou moins secrets, le roi
s’imaginait collaborer à quelque mélodrame; il rectifiait certains
points du récit comme un critique rigoureux relève les défectuosités
d’une pièce qu’il est appelé à juger.

Un soir, au cours de la conférence habituelle qui avait lieu dans le
cabinet de travail de Frédéric-Guillaume, le roi interrompit son préfet
de police, qui lui donnait quelques détails sur un vol avec effraction
commis chez un banquier:

--Dites donc, mon cher Hinkeldey, j’ai aujourd’hui un protégé à vous
recommander. Il est fort intelligent et paraît très dévoué; il a déjà
rendu dans le temps des services à votre prédécesseur.

--Et qui est ce protégé? demanda le préfet de police.

--Oh! il a un nom qui indique l’emploi... Il s’appelle Stieber... Et le
roi, pour accentuer la signification du calembour, se mit à se fouiller
l’oreille avec le doigt[5]. C’est un garçon qui, je crois, m’a sauvé la
vie le 21 mars.

  [5] Stieber veut dire en allemand «farfouilleur».

--Mais, fit M. de Hinkeldey surpris, oserais-je faire remarquer à Votre
Majesté qu’elle n’est peut-être pas au courant du rôle joué par ce même
Stieber pendant la période révolutionnaire. Non seulement Stieber a
compté parmi les orateurs les plus farouches des clubs, mais tout
récemment encore il défendait devant les conseils de guerre les inculpés
de haute trahison et de rébellion les plus gravement compromis.

Le roi prit un flacon d’_arrac_[6], en versa dans un gobelet d’argent
contenant une petite quantité d’eau chaude, et après avoir bu:

  [6] Eau-de-vie très forte.

--Eh! qu’importe, répondit-il à son préfet de police. En supposant que
la nouvelle recrue que je vous présente soit réellement un néophyte,
vous connaissez le proverbe: «Il y aura plus de place au râtelier
gouvernemental pour un seul républicain repentant que pour dix
conservateurs.» Et puis Stieber, tout révolutionnaire qu’il paraissait,
était encore plus dévoué à son roi qu’à la cause qu’il défendait... Il
venait de temps à autre s’asseoir à la même place où vous êtes et me
raconter ce qui se passait dans les clubs, dont il était un des plus
beaux ornements. Je vous assure que ses récits étaient parfois très
divertissants!... Allons, mon cher Hinkeldey, fit le roi en changeant de
ton, quand je vous recommande un mouchard, c’est que je sais qu’il a les
qualités de l’emploi.

M. de Hinkeldey comprit que le protégé de Sa Majesté faisait déjà partie
de la police toute personnelle dont le monarque se servait en dehors de
ses ministres, quelquefois même pour les surveiller.

Stieber n’était pas le seul qui, pendant la tourmente, avait joué ce
double jeu, mais il s’en était certainement le mieux tiré. Aussi M. de
Hinkeldey, renonçant à toute objection, demanda au roi quel emploi il
fallait réserver à son protégé.

--A quel âge, demanda Frédéric-Guillaume, la loi permet-elle d’être
nommé _Polizeirath_[7]?

  [7] Conseiller de la police. Grade supérieur à celui de commissaire de
    police.

--A trente ans, sire.

Le roi tira de la poche de côté de son uniforme, qui était déboutonné,
un petit carnet qu’il feuilleta rapidement. Ayant trouvé la note qu’il
cherchait:

--Stieber, dit-il, est né à Mersebourg en 1818. Par conséquent, il a
deux ans de plus que l’âge requis. Manteuffel[8] lui expédiera son
brevet, et vous, vous trouverez bien à l’utiliser.

  [8] Alors premier ministre.

--Sans doute, fit M. de Hinkeldey, puisque tel est le désir de Votre
Majesté.

--Passons à autre chose, reprit le roi. Avez-vous découvert l’auteur de
la correspondance adressée à la _Gazette d’Augsbourg_, au sujet des
affaires de la Hesse électorale[9]? Ce gaillard-là me fait dire ce que
je pense comme si j’avais rêvé tout haut devant lui.

  [9] L’Autriche et la Prusse voulaient intervenir chacune de son côté
    dans le conflit qui avait éclaté entre l’électeur de Hesse et ses
    sujets.

--L’article en question a été publié dans la _Gazette_, sous un «signe»
tout à fait nouveau: un trèfle à cinq feuilles. Nos recherches n’ont pas
encore abouti; et comme les investigations de la poste sont restées
également infructueuses, je suppose que cette correspondance, quoique
datée de Berlin, a été rédigée sur place ou envoyée d’ailleurs.

Le roi vida de nouveau son gobelet et fit un geste de mécontentement.

--Voyons, Hinkeldey, mon cher ami, mettez-y un peu plus de zèle. Vous ne
sauriez vous imaginer combien cela me tracasse d’être livré aux journaux
par des traîtres ou des indiscrets. Tenez, il a encore paru dans le
_Kladderadatsch_ une méchante pièce de vers pleine d’allusions fort
transparentes à l’amour d’un haut et puissant seigneur pour une veuve
connue dans le monde entier et qui ne craint pas de se compromettre en
se laissant prendre par la taille... Le pis, c’est que les vers sont
détestables...

--Je vous demande pardon, sire, les vers sont charmants, répondit le
préfet de police, qui savait fort bien, comme tout le monde d’ailleurs,
que l’auteur de cette chanson bachique en l’honneur de la veuve Cliquot
était le roi lui-même... Mais si Votre Majesté, ajouta M. de Hinkeldey,
croit que la tournure de ces vers est offensante et irrespectueuse, on
pourrait poursuivre le journal...

--Non, non!... Traîner devant des juges les joyeux fous qui, chaque
semaine, font tinter les grelots de leur Charivari... ce serait
odieux... Au contraire, je vais leur montrer que je suis bon prince en
leur envoyant un plein panier de ces veuves consolatrices, qu’ils
pourront tout à leur aise décoiffer et déshabiller sans offenser la
morale[10].

  [10] Historique.--Frédéric-Guillaume s’intéressait beaucoup aux
    journaux et aux journalistes. Il tenait surtout à connaître les
    auteurs des articles anonymes. Voici une lettre adressée par le roi,
    après l’entretien que nous relatons, à M. de Hinkeldey:

    «Mon très cher Hinkeldey,

    «La _Gazette d’Augsbourg_, que je joins à la présente, publie une
    communication datée de Berlin, dont je veux connaître l’auteur,
    ainsi que la source à laquelle il a puisé. Vous chargerez le
    directeur de la police Stieber d’aller aux informations, et vous
    attirerez également son attention sur l’auteur des articles de la
    _Kreuzzeitung_ (Gazette de La Croix) qui paraissent avec les signes:
    _A X I X O_ et qui contiennent toujours des renseignements très
    exacts et très précis, alors que ces nouvelles, à moins de grave
    manquement au secret professionnel, ne doivent être connues de
    personne. Je compte tout particulièrement sur l’énergie et
    l’empressement de Stieber, pour rendre compte fidèlement et
    véridiquement des découvertes qu’il pourra faire, et j’attends votre
    rapport dans le plus bref délai.

    «F. W. R.»

Quelques jours plus tard, M. Stieber, qui, dans l’intervalle, avait
épousé la fille de l’ancien comédien, reçut son brevet et fut invité à
se rendre dans le cabinet de M. de Hinkeldey. Celui-ci le reçut assez
froidement.

--Je suis chargé, lui dit-il, de vous envoyer à Londres pour l’ouverture
de la grande exposition universelle. Votre mission publique est de
surveiller la section prussienne, tous les États ayant promis d’aider la
police de Londres dans la surveillance des énormes richesses accumulées
au _Crystal Palace_. Trois agents seront mis à votre disposition; mais,
tandis qu’ils monteront la garde devant les vitrines des exposants
prussiens, vous vous occuperez de choses plus sérieuses: vous tâcherez
de pénétrer dans l’intimité des nombreux réfugiés politiques qui vivent
en Angleterre et de découvrir les chefs du grand parti communiste, qui,
dit-on, cherchent à provoquer une explosion révolutionnaire générale en
Europe pour l’époque de la réélection du Président de la République en
France.

M. de Hinkeldey recommanda à Stieber d’arriver à établir la connivence
qu’il y avait entre les communistes de Londres et certains membres
influents du parti libéral allemand. M. de Hinkeldey et son chef, le
baron de Manteuffel, avaient de nombreuses rancunes personnelles à
satisfaire de ce côté et auraient voulu englober leurs adversaires dans
quelque procès capital.

Stieber reçut des instructions détaillées; on mit à sa disposition des
fonds importants, et huit jours après il s’embarquait pour Londres avec
sa jeune femme.

Aussitôt arrivé dans la métropole britannique, l’agent secret se mit à
l’œuvre, bien résolu, en policier de race, à forger lui-même un complot
plutôt que de n’en pas découvrir. Mais il n’eut pas à se donner cette
peine. Une Association redoutable et répandue dans toute l’Europe
s’était en effet formée. Il ne s’agissait que d’en connaître les
affiliés et en particulier ceux qui étaient en Allemagne. Stieber passa
ses soirées à courir les bars, les cabarets, les tavernes où se
réunissaient les ouvriers allemands. Il se rendait dans ces endroits
sous des déguisements différents. Il jouait et buvait tout en discutant
politique et socialisme.

Ces excursions dans le monde souterrain de la grande ville ne tardèrent
pas à le conduire à son but. Au bout d’un mois, Stieber s’était lié avec
un misérable ivrogne qui faisait partie de l’Association révolutionnaire
et qui savait que la liste des adhérents était en dépôt chez un réfugié
hessois nommé Dietz.

Pour s’emparer de cette liste, Stieber eut recours à un moyen des plus
simples et qui réussit presque toujours, parce qu’il est peu compliqué:
il offrit une assez forte somme à l’ivrogne dont il avait fait son
camarade, s’il réussissait à lui procurer ce papier.

Le traître toucha un acompte, se procura l’empreinte de la serrure du
secrétaire où Dietz enfermait sa correspondance, et s’étant introduit la
nuit dans le domicile de son ami, il vola tous ses papiers et les remit
à Stieber, qui attendait l’issue de l’expédition dans Hyde Park.

Il faut supposer que les communistes internationaux étaient bien
imprudents pour des conspirateurs qui venaient de traverser toutes les
épreuves et de recommencer les expériences de 1848. Ils n’avaient même
pas eu la précaution de s’inscrire sous des pseudonymes ou sous des noms
chiffrés! Pour les affiliés qui habitaient Londres, la découverte du
policier prussien était sans péril; pour ceux-là l’hospitalité
britannique était inviolable, la loi ne reconnaissait pas le délit qui
pouvait leur être imputé. Il n’en était pas de même pour les socialistes
fixés à Paris ou en Allemagne et dont la participation aux menées
révolutionnaires avait été signalée.

Aussi, peu de jours après l’expédition nocturne chez le secrétaire de
l’Association communiste, des arrestations nombreuses furent opérées à
Leipzig, à Berlin et surtout à Cologne. Cette ville était un des foyers
de l’agitation révolutionnaire. Après une longue et laborieuse
instruction, les inculpés furent traduits devant la haute cour de Berlin
sous l’accusation de haute trahison. Il serait oiseux de rappeler ici
les péripéties des débats qui s’engagèrent devant la juridiction qu’une
loi spéciale venait d’établir. Bornons-nous à signaler les principaux
points de l’accusation. Cette Association communiste internationale
datait de 1847; c’est à cette époque que fut élu le comité dirigeant
installé à Londres. Les différentes révolutions qui ont marqué la
célèbre année 1848 ont été préparées par le comité de Londres, et s’il
faut en croire le rapport rédigé par Stieber, rapport qui servit au
procureur général pour établir son acte d’accusation, la main du conseil
des Dix se retrouverait dans la plupart des drames qui ont ensanglanté
alors les rues de toutes les capitales de l’Europe.

Le programme avéré de l’Association, raconte Stieber dans ses
_Mémoires_, préconisait la chute du régime bourgeois et l’établissement
de la suprématie politique du prolétariat qui devait arracher le capital
à la bourgeoisie, centraliser entre les mains de l’État-prolétaire tous
les instruments de production, de façon à rendre l’ouvrier maître du
terrain. Pour atteindre ce but, on demandait l’expropriation de toutes
les propriétés foncières et l’emploi des revenus des communes aux
dépenses publiques; un impôt progressif très fort; la suppression du
droit d’héritage; la centralisation du crédit entre les mains de l’État
par la création d’une banque nationale, avec monopole exclusif; la
concentration par l’État de tous les moyens de transport, l’augmentation
des ateliers nationaux, la multiplication des instruments de travail; le
défrichement et la culture des terres d’après un plan combiné d’avance;
et enfin l’établissement du travail obligatoire et la création «d’armées
industrielles».

Dans une proclamation lancée en février 1848, au début de la tourmente,
le comité déclarait que lorsque, grâce à ces mesures, les différences de
classes auraient disparu et que la production tout entière serait
concentrée entre les mains des associations formées par les
agglomérations d’individus, les pouvoirs publics perdaient leur
caractère politique. La société bourgeoise avec ses classes et ses
intérêts contradictoires serait remplacée par une association où la
prospérité de l’individu serait intimement et véritablement solidaire de
la prospérité générale.

Cette définition nuageuse prouve assez que des Allemands plus ou moins
métaphysiciens étaient à la tête du comité, et qu’ils tenaient la plume
lorsqu’il s’agissait de lancer des programmes et des proclamations.

Rendons aux socialistes internationaux cette justice qu’ils ont marché
avec le temps et que le programme de l’autre Internationale, plus
moderne, qui fut créée lors de l’Exposition de 1861, est autrement net,
pratique et surtout clair. Il est vrai que ses rédacteurs ne furent pas
des _Doktoren_ et des _Professoren_ d’outre-Rhin, mais trois vrais
Parisiens, dont l’un est aujourd’hui sénateur, tandis que le second
cherche des annonces d’émission et des mensualités financières sous le
péristyle de la Bourse. Le troisième a repris bravement son métier
d’arpenteur.

Les individus découverts par Stieber étaient surtout des Allemands. Le
principal coupable, selon le policier, était Charles Marx, mort l’an
dernier, et que ses disciples regardent comme le patriarche du
socialisme allemand. Charles Marx n’était alors guère connu du public.
Un cercle de lecteurs très restreint avait goûté ses rares qualités
d’écrivain économiste. Au lieu de prêcher ouvertement le bouleversement
social, il conspirait à «huis clos»; sa belle barbe blanche devenue
légendaire était d’un blond fauve, et des quatre gracieuses filles qui
firent sensation dans une ville thermale des Pyrénées, après la Commune
de 1871, deux n’étaient pas encore nées et les deux premières étaient au
maillot.

Outre Marx, Stieber dénonça le fils d’un riche fabricant de la province
rhénane, Engels; un ancien lieutenant de la garde prussienne, E.
Willich, et un étudiant, Charles Schapper, comme exerçant une influence
prépondérante sur l’Association.

Des dissentiments graves séparaient cependant les quatre chefs. Tandis
que le théoricien Marx et le quasi-millionnaire Engels étaient pour la
modération et les moyens termes, l’ex-lieutenant et le _student_
repoussaient toutes les concessions et demandaient le communisme, comme
M. le duc de Broglie devait plus tard réclamer le régime parlementaire
dans «toute sa beauté».

Marx et Engels, qui n’étaient pas ouvertement compromis, avaient
installé une direction conforme à leurs vues à Cologne, tandis que les
exaltés et les enragés se cantonnaient prudemment à Londres.

Les papiers que Stieber avait fait voler établirent que l’_Association_
avait créé des sections à Berlin, Brunswick, Hambourg, Francfort,
Leipzig, Stuttgart, Cologne, Bruxelles, Verviers, Liège, Paris, Lyon,
Marseille, Dijon, Genève, Saint-Gall, La Chaux-de-Fonds, Berne,
Lausanne, Strasbourg, Valenciennes, Metz, Bâle, Londres, Alger,
New-York, Philadelphie. Disons en passant que les sections françaises
appartenaient à la fraction extrême et exaltée, dirigée par le
lieutenant Willich et l’étudiant Schapper.

                   *       *       *       *       *

Une quinzaine de jours après l’enlèvement des papiers de l’Association
communiste, Stieber reçut l’ordre de se rendre à l’hôtel de l’ambassade
de Prusse. Il y fut reçu par l’ambassadeur en personne, le célèbre
savant Josias de Bunsen, un rêveur qui tâchait d’accorder les artifices
de la diplomatie avec la candeur de ses aperçus.

M. de Bunsen reçut Stieber avec une froideur polie. Évidemment il
voulait tenir à distance le policier que les obligations de sa charge le
contraignaient de recevoir.

M. l’ambassadeur était en robe de chambre, coiffé d’une belle calotte
grecque, devant sa table de travail, absorbé par la comparaison de deux
calculs de Newton et de Malebranche sur le même problème, dont il
s’efforçait de trouver la moyenne.

Dépité d’être dérangé par l’entrée du policier, M. Josias de Bunsen
n’ôta pas sa calotte et n’invita pas le nouveau venu à s’asseoir. Il
leva sa grosse tête bouffie et imberbe, dont l’expression était relevée
par un pli sardonique des lèvres:

--Monsieur, fit-il d’un ton concis et sec, je suis chargé de vous donner
lecture d’une note que m’a apportée le dernier courrier et qui vous
concerne tout particulièrement. Voyez d’abord si nous sommes bien seuls,
ajouta le diplomate du même ton dont il eût parlé à son domestique.

Stieber regarda derrière la porte, il souleva même les rideaux des
fenêtres et indiqua du geste qu’aucune indiscrétion n’était à craindre.

M. Josias de Bunsen s’était renversé dans son fauteuil; il tenait à la
main un papier de grand format, revêtu d’un sceau, qu’il avait pris sur
la tablette de son secrétaire, encombré de manuscrits, de lettres et de
livres; puis, il se mit à lire:

«Aussitôt après avoir pris connaissance du présent ordre, le
_Polizeirath_ Stieber quittera Londres pour se rendre à Paris. Il se
mettra en communication, par l’intermédiaire de l’ambassade de Prusse,
avec le préfet de police Carlier. Il lui communiquera tout le dossier
relatif aux socialistes français, dont la participation à la Société
communiste internationale a été établie, grâce à l’enlèvement des
papiers de l’Association. Le _Polizeirath_ Stieber donnera au préfet de
police tous les renseignements et tout le concours qui pourraient lui
être réclamés; il s’efforcera de gagner la reconnaissance et la
confiance des fonctionnaires français, de façon à être complètement, ou
du moins aussi complètement que possible, initié aux agissements actuels
de la police française.

«En effet, le but de la mission très importante et très confidentielle
dont l’agent Stieber est chargé est double. _En apparence_, le voyage à
Paris doit être motivé, aux yeux des autorités françaises, uniquement
par le désir de préserver Paris et les grandes villes de la République
des horreurs d’un attentat communiste. Le _Polizeirath_ Stieber ne
négligera aucune occasion d’insister sur les mobiles désintéressés du
gouvernement royal de Prusse, qui, dans l’intérêt seulement de la grande
cause de l’ordre et de la conservation sociale, croit devoir communiquer
à la police française des indications et des documents de nature à
faciliter à M. Carlier l’accomplissement de sa tâche. C’est là un
échange mutuel de services que les gouvernements conservateurs se
doivent, et le gouvernement royal est convaincu qu’à l’occasion les
ministres du prince-président n’agiraient pas autrement à son égard.

«Mais, _en réalité_, l’agent Stieber, et c’est là le _but secret_ et le
plus important de sa mission, doit tâcher de se renseigner sûrement au
sujet des préparatifs du coup d’État, dont chacun parle, et au sujet des
chances de réussite qu’offre une semblable entreprise. Il ne négligera
aucun moyen d’éclairer et de renseigner de la façon indiquée le
gouvernement royal, qui s’en remet à son habileté, à son esprit fertile
en ressources et au parti qu’il saura tirer de la reconnaissance des
autorités françaises pour les révélations qui leur seront fournies par
lui.

«Le _Polizeirath_ Stieber devra en même temps s’assurer, avant son
départ de Paris, s’il n’y aurait pas possibilité de gagner dans
l’entourage immédiat du prince-président une personne, homme ou femme,
disposée à tenir le gouvernement royal au courant des faits et gestes
et, si possible, des intentions probables du prince Louis-Napoléon et de
ses conseillers habituels les plus intimes. Il faudrait naturellement
que cette personne fût placée par sa position de manière à demeurer en
contact permanent avec le prince, de façon que, malgré la discrétion et
l’esprit de dissimulation que l’on vante chez celui-ci, il n’ait aucun
secret qui, dans un bref délai, ne soit connu par notre correspondant.
Le mieux serait de trouver un haut fonctionnaire ou un membre de la
nombreuse famille du président. Là-dessus également, le gouvernement
royal s’en remet à l’habileté et à l’expérience du sieur Stieber.

«L’ambassade prussienne, à Paris, lui remettra les fonds nécessaires
pour l’accomplissement de sa double mission et les instructions
complémentaires dont il pourrait avoir besoin.

«Signé:

«_Le président du ministère royal d’État_,

«VON MANTEUFFEL.»

--Il y a encore trois lignes, ajouta M. Josias de Bunsen en ôtant sa
calotte et se levant tout droit... Vous voyez de quelle main elles sont
écrites:

«J’approuve expressément la note ci-dessus, et je recommande
spécialement à Stieber de s’y conformer en tous points. La place du
directeur de la sûreté à Berlin est vacante; je la lui réserve pour
récompenser son zèle et son dévouement, sur lesquels je compte.

«F. W. R. (FRÉDÉRIC-GUILLAUME, _rex_.)»

--Vous avez bien compris et tout retenu, monsieur? fit l’ambassadeur.

Stieber s’inclina en signe d’acquiescement.

--Êtes-vous prêt à partir?

--Aujourd’hui même, Excellence.

Stieber demeurait toujours à sa place, bien que du geste l’ambassadeur
l’eût congédié.

--Ah! il vous faut de l’argent?

--Nullement, Excellence, mes fonds suffisent amplement pour le voyage,
et puisqu’un crédit m’est ouvert à l’ambassade de Paris...

--Eh bien, alors?

Et le regard du diplomate semblait dire: «Pourquoi ne partez-vous pas?»

--Dans l’instruction que Votre Excellence vient de me lire, reprit
Stieber, il m’est enjoint de découvrir soit un haut fonctionnaire, soit
une personne de la famille du président capable de servir de
correspondant au gouvernement royal. Eh bien! que Votre Excellence me
permette de lui faire remarquer qu’Elle pourrait me faciliter grandement
ma tâche sous ce rapport...

--Vraiment, je voudrais savoir de quelle manière?

--Votre Excellence est en relations suivies avec la famille W... Elle
connaît tout particulièrement le capitaine W..., dont le frère a épousé
une Bonaparte. La fille de cette dame porte le nom de son aïeule
Lætitia, et elle a, dit-on, la beauté radieuse de la mère du grand
Napoléon. De plus, la princesse Lætitia est une artiste: elle compose
des vers, elle peint, elle chante... Elle s’est mariée, il n’y a pas
longtemps, à un gentilhomme wurtembergeois assez pauvre, mais le ménage
compte beaucoup sur le cousin de l’Élysée. Louis-Napoléon, à ce que l’on
prétend, n’est pas insensible aux charmes de sa belle parente, et, même
en admettant que les mauvaises langues aient tort, il est certain que la
princesse Lætitia, ou plutôt Mme de X..., a ses entrées grandes et
petites à l’Élysée, sans compter qu’elle est en fort bons termes avec
plusieurs chefs du parti avancé...

Stieber s’arrêta, comme s’il attendait une réponse ou une observation.

--C’est parfaitement exact, fit l’ambassadeur. La princesse Lætitia de
W..., aujourd’hui baronne de X..., est une jeune personne d’une beauté
rare et d’une instruction hors ligne. Mais, en quoi peut-elle vous
intéresser?

--Je crois, Excellence, que Mme de X... pourrait être la personne
désirée par M. de Manteuffel, et que son concours serait fort utile et
fort précieux. En tout cas, je crois de mon devoir d’essayer auprès
d’elle une tentative, si toutefois Votre Excellence veut bien me munir
d’une recommandation.

--Oh! non, ce n’est pas possible!

--Je ne demande pas à être présenté à Mme de X... sous mon nom personnel
et pour ce que je suis réellement, ce serait de l’indiscrétion, et, de
plus, inutile. Mais Mme de X..., qui n’a aucune raison de recevoir
l’agent Stieber, fera certainement bon accueil à un gentilhomme
poméranien ou westphalien attaché à la légation royale de Londres et se
présentant sous les auspices d’un célèbre savant et d’un grand
diplomate, d’un ami de la famille...

M. de Bunsen avait écouté Stieber avec une irritation croissante:

--Sortez, monsieur, cria-t-il en étendant le bras, sortez, je ne
comprends pas que vous osiez me faire une telle proposition!

Froidement et d’un ton décidé, Stieber montra le papier revêtu du sceau
officiel.

--C’était pour le service du roi, fit-il.

M. de Bunsen s’affaissa; il parut sentir tout le poids du reproche.

--C’est bien, c’est bien, dit-il, je réfléchirai à votre proposition. A
quelle heure part la malle pour Paris?

--A sept heures.

--Bien. Vous recevrez ma réponse chez vous avant cinq heures.

Stieber sortit.

--Quel malheur, s’écria le vieux savant quand il fut seul, quel malheur
d’être au service d’un pays semblable, qui demande à ses agents d’être
les aides de ses agents de police! Depuis Frédéric, tous les diplomates
de la Prusse à l’extérieur ne sont que des policiers déguisés, des
mouchards, depuis le fier ambassadeur qui espionne le monarque jusqu’au
dernier secrétaire qui espionne son chef pour parvenir plus
rapidement... Si je refuse la demande de cet individu, il fera un
rapport contre moi, il m’accusera d’avoir négligé le service du roi,
comme il dit... Ah! quel malheur!

M. Josias de Bunsen essaya de se replonger dans les lectures qu’il avait
interrompues au moment de l’entrée de Stieber.

Le soir, à cinq heures, l’agent de la police secrète prussienne était en
possession d’une lettre d’introduction auprès de la baronne de X..., née
princesse W. M. Josias de Bunsen recommandait tout particulièrement à la
parente du prince-président un de ses secrétaires de légation, M. le
comte de Herstall, gentilhomme parfait et diplomate d’avenir. A la
lettre était joint un passeport délivré au nom du «comte de Herstall».

Josias de Bunsen était un honnête homme, un savant diplomate sans
malice, mais il tenait à sa positon, au prestige dont il était entouré,
aux adulations de la haute société de Londres. Il avait obéi aux
suggestions de l’agent Stieber, et il s’était résigné à prêter ses mains
à cette indigne comédie pour ne pas être dénoncé lui-même.

A Paris, l’homme de confiance du ministre Manteuffel se mit à jouer son
double rôle.

De la gare du Nord il se fit conduire avec sa femme et sa belle-mère
dans une modeste maison meublée de la rue Montmartre. Les voyageurs
s’installèrent dans un appartement de trois pièces situé au deuxième
étage.

Le jour même de son arrivée, Stieber se rendit à la Préfecture de
police, regardant d’un air de parfait connaisseur les allées et venues
dans les innombrables couloirs et dans le labyrinthe de pièces petites
et grandes du sombre bâtiment de la rue de Jérusalem. Il répondait par
des clignements intelligents et des coups d’œil de reconnaissance
maçonnique aux regards curieux des mouchards et aux regards
investigateurs des sergents de ville qui se tenaient partout, attendant
des ordres. Après avoir demandé son chemin une douzaine de fois sinon
plus, l’envoyé de la police prussienne arriva enfin à une grande
antichambre tendue de vert, sévèrement meublée et gardée par deux
huissiers à chaîne d’argent assis derrière leurs bureaux. Il remit sa
carte à l’un d’eux.

--Ah! bien, monsieur, fit le cerbère, qui avait pris d’abord un air
solennel et gourmé et qui souriait maintenant d’une façon très
aimable... M. le préfet a donné l’ordre de vous introduire
immédiatement; il vous attend.

Au moment où l’huissier posait la main sur la poignée de la porte du
cabinet préfectoral, un jeune homme de vingt-cinq ans environ,
élégamment vêtu, très blond, très élancé, très souple, entra en
sautillant comme quelqu’un qui paraissait être là chez lui.

--Le préfet y est-il? demanda-t-il à l’huissier avec un léger accent
allemand.

--Oui, monsieur Albert, mais il faut laisser passer d’abord monsieur,
qui est attendu.

--C’est bien, c’est bien, dit le jeune homme, j’attendrai. Et il prit
place sur une banquette.

La conférence entre le préfet Carlier et l’agent de la police prussienne
fut longue. Le préfet, habitué aux communications, révélations et
dénonciations qui, depuis les journées de Juin, pleuvaient rue de
Jérusalem, se montra d’abord assez sceptique; mais lorsque Stieber l’eut
mis au courant et lui eut montré les pièces originales, notamment les
registres enlevés nuitamment dans le bureau du secrétaire de Dietz;
lorsque l’affiliation d’un certain nombre de membres influents du parti
socialiste français fut établie, M. Carlier ne voulut pas jouer plus
longtemps au saint Thomas. Il était convaincu.

--Tous mes compliments, cher monsieur, dit-il en tendant ses deux mains
au policier prussien, tous mes compliments! Voici une campagne bien
menée, et je voudrais que nous eussions ici beaucoup de collaborateurs
de votre force. Encore une fois, je vous félicite, vous allez nous
permettre de faire un joli coup de filet, sans compter l’effet que
produira cette révélation dans les journaux. Elle va venir à point...

Le préfet se retint, de crainte d’en dire trop.

--Je vais, reprit-il, relever les noms des principaux meneurs... Voyons:
Cheraval... Il y a longtemps que nous le surveillons, celui-là. Il a été
élu député en 1848, et il est devenu tout à fait rouge. La rage de
n’avoir pas été renommé en 1849 l’a jeté dans le parti extrême! Il est
de bonne prise...

Le préfet continua à parcourir la liste:

--Mais je vois beaucoup de noms allemands... Vous êtes sûr que ces
gens-là habitent Paris?

--Sans doute, puisque leurs adresses sont indiquées en marge; du reste,
rien de plus facile que de le vérifier.

--Vous avez raison... Tiens, mais au fait je crois que la personne qui
pourrait le mieux nous informer n’est pas loin. C’est un de vos
compatriotes, un jeune littérateur. Il nous traduit quelquefois des
pièces ou des rapports. En moins d’un an, il est arrivé à connaître
toute la colonie allemande de Paris, et, chaque fois que nous avons
besoin de renseignements sur un de ses compatriotes, il arrive à nous
les fournir mieux et plus vite que l’agent le plus roué.

Le préfet avait frappé sur un timbre.

A cet appel, l’huissier parut.

--M. Albert est-il là? demanda M. Carlier.

--Non, monsieur le préfet, il est venu ce matin; mais, voyant que M. le
préfet était occupé, il est parti, promettant de revenir avant six
heures.

--Bien; vous le ferez entrer de suite.

Et s’adressant à Stieber:

--Soyez assez bon, dit-il, pour me laisser ces papiers.

--Certainement, répondit l’envoyé de la police prussienne.

--Je compte, monsieur, que vous me ferez le plaisir de déjeuner avec moi
demain, ajouta M. Carlier, nous causerons à l’aise des mesures qu’il
importe de prendre. Votre concours nous sera très nécessaire.

Stieber put à peine dissimuler sa satisfaction.

                   *       *       *       *       *

Le même jour, vers cinq heures, au moment même où M. Carlier chargeait
le jeune Albert d’aller aux renseignements sur les conspirateurs
allemands habitant Paris, un élégant coupé de remise s’arrêtait devant
une des plus belles maisons de la Chaussée-d’Antin. De l’équipage
descendit un élégant gentleman, accusant de trente à trente-cinq ans, de
tournure fière et distinguée, et dont la figure, correctement rasée,
était encadrée d’une paire de favoris d’une coupe tout à fait
diplomatique. Sa mise correcte, la rose qu’il avait eu soin de piquer
dans la boutonnière de son dorsey, tout, jusqu’aux gants et aux fines
chaussures, indiquait le grand seigneur moderne. Nul n’aurait reconnu
dans le «comte de Herstall, attaché à l’ambassade royale de Prusse à
Londres», le policier Stieber qui confabulait quelques heures auparavant
avec son collègue Carlier dans le salon tendu de vert de la rue de
Jérusalem.

--Mme la baronne est sortie, fit le portier auquel le prétendu comte de
Herstall s’était adressé, mais voici M. le baron qui rentre.

En effet, un homme de quarante ans environ, assez gros et trapu, venait
de franchir le seuil de la porte cochère.

Le faux comte de Herstall l’aborda le chapeau à la main et se fit
connaître, ajoutant qu’il serait heureux de présenter le plus tôt
possible à la baronne ses hommages et les compliments de M. de Bunsen.

--Ah! vous venez de Londres, fit le baron d’un ton particulier et même
ironique, vous venez de Londres; eh bien, la baronne sera enchantée de
vous recevoir: demain soir, c’est mercredi, et ce jour-là nous avons
quelques amis politiques et autres. Si vous ne craignez pas de vous
ennuyer en leur société...

--Au contraire, monsieur le baron... Très charmé de cette invitation...
Je n’y manquerai pas.

Le lendemain soir, un laquais en grande livrée, frisé et poudré,
annonçait M. le comte de Herstall, au seuil d’un grand salon richement
meublé, orné de tableaux de prix et de bibelots précieux dont le goût
commençait alors à se répandre.

Une vingtaine de personnes étaient déjà réunies; il n’y avait pas de
femme, sauf la maîtresse de la maison, qui, assise dans un de ces
fauteuils bas et larges appelés crapauds, s’éventait en causant avec
trois ou quatre habits noirs formant demi-cercle autour d’elle.

Mme de X..., ou plutôt la princesse Lætitia, était alors une toute jeune
femme de vingt ans, mais sa beauté vraiment remarquable avait déjà
atteint tout son développement et tout son éclat. Son profil
d’impératrice grecque, ses abondants cheveux noirs, la finesse de ses
traits et l’animation de son visage formaient l’ensemble le plus
séduisant, que complétait l’opulence de sa gorge qu’on eût dit modelée
par quelque divin sculpteur.

En entendant annoncer le nouveau venu, Mme de X... se leva et fit
quelques pas au-devant de lui:

--J’ai reçu, dit-elle avec un léger zézaiement, qui d’ailleurs lui
allait à ravir, la lettre de M. de Bunsen, que vous m’avez fait parvenir
dans la journée, et soyez persuadé, monsieur, que vous ne pouvez être
introduit ici sous de meilleurs auspices. Permettez-moi de vous
présenter à quelques-uns de mes amis. M. le marquis de P..., mon
parrain.

Un gentilhomme de belle prestance, bien qu’âgé déjà d’une cinquantaine
d’années, répondit au salut de Stieber en s’inclinant froidement, avec
une politesse d’ancien régime.

--Tel que vous le voyez, continua Mme de X..., M. le marquis fait à la
Chambre une opposition acharnée à mon cousin; cela ne l’empêche pas
d’être un de mes meilleurs amis...

La soirée devenait de plus en plus animée. Deux ou trois poètes avaient
lu des vers inédits; la maîtresse de la maison, accompagnée d’un
pianiste, aussi célèbre que chevelu, avait chanté l’air du _Saule_,
d’_Othello_, et un hymne italien de sa composition; deux tables de
bouillotte avaient été dressées, les plateaux de rafraîchissements
circulaient...

Dans le coin le plus retiré de ce salon, assis sur un sofa, complètement
isolés des autres assistants, le faux comte de Herstall et la maîtresse
de la maison s’entretenaient à voix basse. Il eût été assez difficile de
rendre l’expression de honte et de dépit qui se peignait en ce moment
sur les traits du faux attaché d’ambassade. On eût dit un renard qu’une
poule aurait pris.

--Je vous prie, monsieur le comte, disait en riant la baronne de X...,
de vous épargner la peine de continuer cette petite comédie. J’ai été
prévenue de votre visite, je sais pourquoi vous venez et de la part de
qui... Eh bien, je serai franche avec vous... Oui, je connais la mission
délicate que votre gouvernement vous a confiée. Mais ne vous méprenez
pas. Si vous avez cru un seul instant que Mme de X..., une Bonaparte, la
nièce du grand empereur et la cousine d’un empereur futur peut-être, se
vendrait pour un salaire comme un simple agent, si vous avez réellement
pu croire cela, vous me forcerez de douter de votre intelligence...

--Ah! madame... exclama le prétendu comte de Herstall en bredouillant et
comme pour dire quelque chose.

--Laissez-moi parler peu et bien pendant que tout le monde est absorbé
par la partie engagée et qu’on ne s’occupe pas de nous... Vous voyez
comme je suis bien informée. Vous avez remis votre carte hier au baron;
immédiatement j’ai envoyé aux renseignements, et j’ai appris que vous
étiez M. Stieber, un agent très habile de la police secrète prussienne,
et que vous aviez eu le jour même une longue entrevue avec le préfet, M.
Carlier. Comment l’ai-je appris? par quelle contre-police? c’est mon
secret, je ne serai pas assez candide pour le livrer... Ceci vous prouve
que lorsque je me mêle d’informations, je sais agir avec rapidité et
sûreté. Eh bien, je veux bien faire profiter votre gouvernement de
certains renseignements, mais j’entends agir en diplomate; on me
traitera en conséquence.

Le faux comte allait sans doute répondre qu’il transmettrait à qui de
droit cette proposition, lorsqu’un grand mouvement se fit à l’entrée du
salon. Les joueurs de bouillotte, les partenaires du whist
interrompirent leur partie et se précipitèrent vers la porte.
L’attention de tous avait été subitement attirée par un nouvel arrivant,
qui était entré sans se faire annoncer. Dès qu’elle l’aperçut, Mme de
X... se leva et courut au-devant de lui:

--Prince! quelle surprise! fit-elle, tandis que Louis-Napoléon
s’inclinait devant sa cousine, et prenant sa main avec une certaine
familiarité la portait à ses lèvres.

Le président de la République avait déjà franchi la quarantaine, mais il
paraissait plutôt de quelques années plus jeune. C’est à peine si une ou
deux rides sillonnaient son front; sa moustache et ses cheveux étaient
noirs, et il avait des mouvements d’une élasticité féline. Immédiatement
un cercle empressé se forma autour du chef de l’État. Louis-Napoléon
s’entretint avec tout le monde, et dit au marquis de P...:

--Eh bien, monsieur le marquis, préparez-vous beaucoup de philippiques
contre moi pour la rentrée?

Le marquis, faisant allusion aux bruits qui couraient alors, répondit:

--La question, prince, est de savoir si on nous permettra de rentrer.

La figure de Louis-Napoléon se rembrunit. Mme de X..., en parfaite
maîtresse de maison, crut qu’il était opportun de créer une diversion et
elle présenta «M. le comte de Herstall», un diplomate allemand, un ami
de M. de Bunsen.

Le président répondit de fort bonne grâce aux salamalecs de Stieber, qui
s’inclinait aussi profondément qu’il l’avait vu faire à la cour de
Potsdam. Le prince lui ayant demandé d’où il venait et ayant reçu pour
réponse qu’il arrivait en droite ligne de Londres, une assez longue
conversation s’engagea sur l’exposition, à laquelle Louis-Napoléon
s’intéressait beaucoup et qu’il espérait bien faire revivre
prochainement à Paris. Il demanda une foule de détails que le prétendu
comte était mieux à même de donner que qui que ce fût.

Au moment où la plupart des invités gagnaient la porte, le prince
s’approcha de nouveau de sa cousine.

--Il n’y aura rien avant quatre ou cinq mois, fit-il. Le projet de
Carlier[11] est reconnu impraticable; il faut que les rats soient dans
la souricière pour les prendre.

  [11] Le préfet de police avait élaboré le plan très détaillé d’un coup
    d’État.

Puis, ayant de nouveau baisé les mains de sa belle parente, il partit.

Quelques instants auparavant, le faux comte de Herstall, sentant que la
discrétion ne lui permettait pas de rester davantage, s’était également
éloigné. Sur l’escalier, il croisa le baron de X..., qu’il avait vu la
veille et qui rentrait chez lui quand les derniers invités
s’éloignaient.

Le baron de X... n’aimait guère le monde et les soirées, mais en
revanche, il ne devait pas avoir la même horreur pour le vin de
Champagne, car Stieber remarqua que sa démarche était titubante.

L’agent prussien resta encore quelque temps à Paris; il avait des
entrevues quotidiennes avec le préfet de police; il avait encore revu
une ou deux fois la belle baronne de X... et avait emporté de ces
visites suffisamment d’indications livrées non sans réticences, qui lui
permirent de rédiger un rapport chiffré à l’adresse de M. de Manteuffel.

Il était occupé à cette besogne, dans la chambre à coucher du petit
appartement meublé, rue Montmartre. Mme Stieber, l’ancienne Geneviève
que nous avons connue chez son père, l’ex-comédien, travaillait à une
layette; à première vue, on pouvait s’apercevoir que ce genre
d’occupation était entièrement justifié par la situation très
intéressante de cette jeune personne. Mme Goldschmidt, la belle-mère,
venait de rentrer d’une de ses courses à travers Paris, elle reprenait
haleine au fond d’un fauteuil.

Tout à coup, le domestique de l’hôtel vint interrompre cette tranquille
scène d’intérieur en annonçant qu’un monsieur désirait parler à M.
Stieber. L’agent, fâché d’être dérangé au milieu d’un travail qui
exigeait une grande tension d’esprit, répondit brusquement qu’il n’avait
pas le temps de recevoir. Mais, au bout de quelques instants, le
domestique revint; l’étranger insistait absolument pour parler à M.
Stieber.

--Va donc voir qui c’est, Geneviève, dit l’agent à sa femme, et tâche de
me débarrasser de cet importun.

Mme Stieber se leva pour se diriger vers le petit salon, meublé
vulgairement et pauvrement comme les autres pièces de l’hôtel garni.
Elle aperçut le visiteur annoncé, qui se promenait de long en large avec
tous les signes d’une agitation fébrile.

--C’est vous, monsieur Cheraval, s’écria-t-elle avec surprise, en
reconnaissant son ancien professeur de français. C’est bien aimable à
vous de venir nous voir... Mais qu’avez-vous?

Le jeune homme était fort pâle, ses doigts crispés semblaient serrer
quelque objet qu’il tenait caché dans sa main.

--Madame, fit-il, vous avez commis une infamie!

--Une infamie! s’écria la jeune femme. Que voulez-vous dire?

--Allons, ne joignez pas la moquerie à la trahison! Vous savez fort bien
ce dont je veux parler.

--Je vous jure que non.

--Comment? Vous ne savez pas que mon père est arrêté depuis trois jours;
que, malade et presque mourant, il est au secret; que je n’ai pas eu
l’autorisation de le voir; que ma mère se désole...

--Mais non, je ne savais rien de tout cela et je le regrette, monsieur
Cheraval, dit Mme Stieber d’une voix très douce.

--Allons donc! vous n’allez pas m’en faire accroire? C’est votre
mouchard de mari qui a dénoncé mon père, qui l’a fait traîner en
prison!... Ah! le misérable!... Lui, qui faisait semblant là-bas d’être
mon ami. L’hypocrite! mais je me vengerai...

L’exaltation du jeune homme augmentait à tel point qu’involontairement
Mme Stieber poussa un cri.

Stieber et sa belle-mère accoururent.

En apercevant l’agent, Cheraval se précipita sur lui, et, avançant le
bras, il frappa Stieber d’un coup de stylet. Heureusement pour lui,
l’agent put parer le coup à temps, l’arme du meurtrier ne fit
qu’effleurer l’avant-bras à travers l’étoffe du veston. Néanmoins,
quelques gouttelettes de sang teignirent les manchettes. Les deux femmes
se jetèrent sur Cheraval afin de lui faire lâcher prise. Le jeune homme,
entièrement hors de lui, se défendait comme quatre. Il mordit Mme
Stieber au bras gauche, et la belle-mère reçut un coup de poing des plus
soignés sur l’œil droit. Les gens de l’hôtel, attirés par le bruit de la
lutte, réussirent enfin à arracher le stylet des mains de Cheraval et
ils le remirent aux sergents de ville.

Dans la même journée, le préfet de police Carlier faisait prendre des
nouvelles de «ces victimes d’un attentat socialiste», car on avait
grossi jusqu’à ce point l’acte d’accusation d’un malheureux frappé dans
ses affections de famille.

Le lendemain, une dépêche du cabinet royal de Berlin annonçait à Stieber
qu’une forte gratification lui était allouée pour le courage dont il
venait de faire preuve. En même temps, on lui ordonnait de revenir dans
la capitale prussienne pour prendre la direction du service de la
sûreté.

                   *       *       *       *       *

La nomination de Stieber au poste important destiné à le récompenser de
ses exploits à Londres et à Paris avait causé du dépit dans une certaine
coterie de l’entourage du roi, qui voyait d’un œil soupçonneux et jaloux
un nouveau venu s’insinuer dans la confiance du souverain, un nouveau
co-partageant des faveurs que la main royale dispensait aux élus.

Le directeur de la police, M. de Hinkeldey, témoigna à son collègue une
défiance hautaine et blessante. Il le tenait à l’écart de toutes les
affaires importantes, de celles qui auraient pu attirer sur lui
l’attention et d’autres récompenses du monarque. On l’employait aux
choses infimes, à l’exécution des basses œuvres. Mais Stieber avait pour
lui sa bonne étoile. Un incident inattendu devait faire briller de
nouveau le mérite du jeune policier.

Le public de Berlin applaudissait alors au _Schau-Spielhaus_
(Théâtre-Royal) une actrice qui jouait les héroïnes au théâtre et les
«grandes toquées» à la ville. Parmi les excentricités de Mlle Charlotte
de Hagen, il convient de noter en première ligne un mariage rapidement
bâclé avec un gentilhomme décavé, M. von Orven, qui avait offert à la
belle son cœur, comme beaucoup d’autres. A défaut de sa bourse, qui
était vide, il avait présenté sa main.

Le premier mois, tout alla bien; le second, monsieur avait repris ses
habitudes de garçon; le troisième mois, on se jeta les assiettes à la
tête; et le quatrième, monsieur et madame étaient complètement étrangers
l’un à l’autre. Mais qui a bu, boira. La tragédienne, mécontente de son
premier mariage, ne rêvait qu’une chose, en contracter un second,
destiné à la compenser de sa déconvenue.

Justement elle venait d’ébaucher une églogue avec un chambellan de la
cour de S..., déjà sur le retour, mais très bien vu et très influent
parmi cette coterie, qui jusqu’alors avait traité l’ex-agent secret avec
un dédain qui, sans qu’il voulût rien en laisser paraître, blessait
profondément son amour-propre.

Pour que la tragédienne et le chambellan, qui était décidé à passer par
tout ce que voudrait son Égérie, pussent convoler, il fallait rompre le
mariage nº 1 et faire proclamer le divorce au profit de la femme, libre
en ce cas de s’unir à l’époux de son choix, nº 2. La loi ne permettait
de prononcer ce divorce que si le mari s’était rendu coupable de graves
sévices, ou en cas «d’habitudes de débauche et d’adultère dûment
constaté».

Stieber connaissait la Hagen pour l’avoir vue chez son beau-père,
l’ex-acteur; sachant quels étaient ses désirs, il lui offrit son
concours, à la condition que le chambellan de S... le garantirait contre
tous les désagréments pouvant résulter de la petite mission
extra-officielle qu’il allait remplir.

Ce que Stieber avait prévu arriva.

Non seulement le chambellan lui donna l’assurance qu’il pourrait agir à
sa guise avec l’autorisation et l’approbation de ses chefs, mais, en cas
de réussite, il lui promit sa protection toute-puissante.

C’était tout ce que le policier demandait.

Aussitôt il se mit en campagne.

M. von Oven, le mari congédié, vivait au jour le jour de gains au jeu,
d’emprunts, avec les hauts et les bas qui dans tous les pays
caractérisent la grande bohème aussi bien que la petite. Il devait
certainement avoir des aventures, mais on ne lui connaissait pas de
maîtresse attitrée. Quand même il en aurait eu une, cela n’aurait guère
avancé les affaires de la tragédienne, il fallait un scandale public,
éclatant. C’est ce scandale qu’il s’agissait de préparer.

Il existait alors, et peut-être encore aujourd’hui, dans la dévote
capitale du piétisme allemand, un certain nombre de ces matrones qui
n’ont absolument rien de vénérable, et dont la haute mission consiste à
rapprocher les cœurs aimants et à écarter les obstacles qu’une pruderie
surannée élève encore entre des vieillards cossus, pleins de sentiments,
et des jeunes créatures peu cruelles de caractère.

Parmi ces «faiseuses d’occasions» (_gelegenheitsmacherinnen_), la plus
active, la plus renommée, pour l’étendue et la variété de son
_répertoire_, la plus connue pour sa complaisance et l’aménité de ses
relations, était, vers 1853 ou 1854, une dame Krause. C’était dans la
rue Dorothée, dans un bon quartier, à deux pas des «Tilleuls», que cette
prêtresse de la Vénus tarifée avait dressé ses autels. Une maison
d’apparence honnête, très discrète et pas compromettante pour deux
pfennings. Les banquiers en joyeuse humeur, les conseillers auliques ou
intimes, que l’appât des pommes vertes ou suffisamment mûres attirait,
avaient l’air de se rendre à une visite d’affaires. Quant aux «honnêtes»
dames et demoiselles qui arrivaient là, le voile sur les yeux et un peu
frissonnantes, elles auraient pu répondre hardiment à l’indiscret,
qu’elles allaient chez leur modiste ou à une réunion de dames
patronnesses. Il est vrai qu’une fois la porte franchie le tableau
changeait d’aspect. On pénétrait dans un grand salon tendu de tapis
persans, du tissu le plus moelleux et assez épais pour étouffer tous les
chants, tous les cris, tous les _évohés_ d’une orgie. Le parquet était
couvert de peaux de bêtes, ours blancs, ours des montagnes; de peaux de
tigre et de panthère, constellées de mille taches. Tout autour de la
pièce régnaient des divans de velours sombre, larges comme des lits, et
dont la vue seule invitait à la posture horizontale. Le plafond, assez
grossièrement peint, représentait une série de scènes galantes
empruntées au _Décaméron_. Des lustres de cristal garnis de bougies
bleues et roses pendaient de ce plafond, et un petit jet d’eau de
Cologne, toujours murmurant, répandait sa fraîcheur et son parfum dans
ce boudoir oriental. Quant aux autres chambres du second et du troisième
étage, qu’on nous en épargne la description. Elles se ressemblaient
toutes et contenaient ce qu’il faut pour être confortablement
heureux--pendant quelques instants ou pendant toute une nuit.

La «clientèle» de la Krause était des plus distinguées; nulle part on
n’avait plus belle occasion d’étudier sur le nu (c’est le cas de le
dire) l’aristocratie, la haute finance, les grands fonctionnaires, ce
que l’auteur d’un livre récent a appelé «la société de Berlin». L’armée,
représentée par les officiers de la garde les plus huppés, les plus
pommadés et les plus musqués, y coudoyait les dignitaires de la cour,
solennels et vicieux vieillards, et les diplomates convaincus qu’en pays
étranger il faut avant tout faire des études de mœurs, connaître et
approfondir la femme.

La situation prospère de cette maison avait une raison d’être
particulière. Tandis que les autres lieux de délices similaires ne
pouvaient offrir à leurs visiteurs que des bacchantes du commun, et que
la rencontre d’un «rat» du corps de ballet ou d’une actrice de province
en rupture d’engagement passait pour le _non plus ultra_ d’une aventure,
chez la Krause, au contraire, les visiteuses se recrutaient non pas sur
le trottoir, mais parmi les «femmes honnêtes»[12], dans les rangs de la
bourgeoisie et même quelquefois plus haut. Mme Krause possédait un
certain petit carnet relié en maroquin vert, véritable _Almanach Gotha
de la galanterie_.

  [12] L’expression est de Stieber lui-même.

Comment la bonne dame s’y prenait-elle pour attirer dans son salon
oriental tous ces oiseaux rares? C’était son secret professionnel. On
raconte seulement que, grâce à des relations nombreuses et efficaces
dans le corps médical, l’hôtesse de la Dorotheen-Strasse était au
courant de tous les cas de grande fougue amoureuse que les Esculapes
berlinois étaient appelés à traiter. Munie de ces précieuses adresses,
l’excellente dame était assez maligne pour faire savoir à ces
intéressantes agitées où elles trouveraient un prompt soulagement, grâce
au concours de partenaires qui ne craignaient point de faire, à défaut
de maris timorés ou insuffisants, le jeu de celles qui sentaient couler
dans leurs veines ce feu ardent que Vénus communique à sa «proie» quand
elle s’y est «tout entière attachée».

En dehors de ces clientes pathologiques, il y avait les «lionnes
pauvres», femmes de fonctionnaires; les coquettes de la petite
aristocratie sans le sou, qui ne pouvaient se passer de toilettes; il y
avait enfin les dépravées et les curieuses, qui, étroitement
surveillées, trop connues pour se risquer dans les restaurants ou les
hôtels garnis, ne trouvaient guère que dans la discrète
Dorotheen-Strasse à satisfaire leurs goûts pervertis.

La Krause entendait fort bien son métier. Celle qui avait mis une fois
le pied chez elle devait renoncer à la vertu pour toujours, quand même
le caprice ou le remords auraient poussé la pécheresse à imiter
Madeleine dans son repentir. Si l’honnête dame se refusait par hasard à
accepter un autre rendez-vous «arrangé» par la Krause, l’aimable matrone
menaçait de tout dévoiler au mari ou au père. Quelques-unes voulurent
payer d’audace et parlèrent avec défi des «preuves» à fournir. La Krause
s’était bornée à sourire et avait tiré d’un cabas, qui ne la quittait
jamais, pas plus que sa tabatière en argent et son griffon «Arlequin»,
une photographie où la coupable était portraiturée traits pour traits
dans un costume et dans une posture qui ne permettaient aucun doute sur
le genre d’occupation qui avait motivé sa présence dans la rue Dorothée.
L’opération avait été faite dans un moment où la belle ne songeait
certes pas à la récente invention de MM. Daguerre et Niepce. Il fallait
ou céder ou verser une jolie somme pour éviter le scandale.

La police s’était à différentes reprises occupée de Mme Krause, qui
avait été frappée de fortes amendes; et tout dernièrement elle avait
subi une condamnation à plusieurs mois de prison pour proxénétisme, mais
elle n’avait cure de ces accidents. Une heureuse étoile ou quelque autre
astre plus terrestre et très puissant semblait la protéger. Jusqu’à
présent elle n’avait pas payé un sou de toutes ses amendes et nul
«schutzmann» ne s’était présenté pour la conduire à la maison encore
plus hospitalière que la sienne du _Molkenmarkt_[13].

  [13] Le Dépôt.

Aussi, grande, très grande fut la stupéfaction de la bonne dame, quand
le nouveau directeur de la sûreté l’ayant fait appeler dans son cabinet,
elle entendit ce fonctionnaire lui dire très tranquillement:

--Vous savez que je vous garde, et si vos amendes ne sont pas payées
dans les quarante-huit heures, nous vendrons à l’encan vos beaux meubles
et vos superbes tapis de la rue Dorothée.

Mme Krause se mit à pousser des cris d’orfraie, jurant qu’elle avait été
condamnée injustement, qu’elle était la plus digne et la plus innocente
des femmes, qu’on la ruinait.

--Mon bon commissaire, mon doux monsieur, criait-elle, dites, que
faut-il faire pour vous fléchir?... Que voulez-vous? ajouta-t-elle à
voix basse, et elle exhiba de son cabas un vieux portefeuille graisseux
dont elle tira une bank-note.

--Tenez, voulez-vous vous charger de remettre ces cinquante thalers aux
pauvres... je ne vous en demanderai pas de reçu... Mon bon monsieur le
commissaire, vous les donnerez quand et à qui vous voudrez... faut-il
encore en mettre cinquante, demanda-t-elle en poussant un gros soupir...
Je ne suis pas riche, mais pour faire le bien, je me saignerais à
blanc... et que personne n’en sache rien! Cela restera entre vous et
moi, mon bon commissaire.

Stieber fit de la main un geste de refus.

--Eh bien, soit, dit-il, je veux bien encore une fois intercéder pour
vous et vous accorder un sursis, mais vous exécuterez de point en point
mes instructions.

--C’est entendu, cher monsieur le commissaire; à vos ordres; tout ce que
vous voudrez, fit la Krause en réintégrant prestement dans le
portefeuille les deux bank-notes.

--Vous allez réunir chez vous demain soir une douzaine de «vos
clientes», dit Stieber; vous les choisirez parmi les plus
volcaniques,--celles qui se prêtent le mieux à toutes les fantaisies,
même les plus risquées... Réfléchissez, pouvez-vous convoquer votre
monde pour demain?

La Krause eut un mouvement d’orgueil:

--Pour ce soir s’il le faut, monsieur le commissaire, dit-elle en tirant
de sa poche un paquet qui ressemblait à un jeu de cartes, mais qui
n’était qu’une collection de photographies. Elle les étala devant
Stieber sur la table recouverte du tapis administratif.

--Comment? la femme du Justizrath[14] de H...! La fille de Z..., le
banquier! Madame la doctoresse R..., une mère de famille qui a quatre
enfants! Qu’est-ce que cette plaisanterie?

  [14] Conseiller de justice.

--Ce n’est pas une plaisanterie, mon bon monsieur le commissaire: je
vous jure sur la tête d’«Arlequin», que j’aime comme mon enfant, je vous
jure que toutes ces dames sont mes clientes...

--Tiens... c’est bon à savoir à l’occasion, pensa Stieber. Puis, tout
haut, il répondit: Pour ce qui est du choix, je m’en remets à votre
expérience. Vous veillerez à ce que le champagne ne manque pas et qu’on
fasse flamber un punch où le rhum domine tout à fait. Ne vous inquiétez
pas de la dépense, vous présenterez votre note ici le lendemain. Ne
ménagez rien, une orgie complète!

--Bien, monsieur le commissaire, bien; et à quelle heure viendrez-vous
avec vos amis?

--Ne dites donc pas de bêtises... La fête n’est pas pour moi; vous
saurez demain pour qui je la commande. On arrivera vers neuf heures du
soir.

--C’est fort bien, mon bon commissaire; vous serez obéi de point en
point. Je vais immédiatement me mettre à la recherche de mes
tourterelles pour demain.

A peine la Krause, portant l’éternel «Arlequin» sous son bras, se
fut-elle éloignée, que sur un signe de Stieber l’huissier introduisit un
individu de trente à trente-cinq ans, d’une figure trop jolie, trop
efféminée pour plaire, frisé comme un caniche, pommadé, sentant le musc
et tiré à quatre épingles. Ce dandy tenait entre ses mains gantées un
jonc à pomme d’or; un monocle fixé artistement sous l’arcade
sourcillière de gauche achevait de donner à sa physionomie le cachet
«petit crevé» le plus prononcé.

--Monsieur le baron, fit Stieber, M. le directeur général de la police a
reçu la demande d’augmentation que vous lui avez adressée; mais je ne
dois pas vous cacher que Son Excellence ne paraît pas disposée
favorablement en votre faveur.

--Et pourquoi, monsieur? fit le dandy en affectant de parler du nez et
en mangeant les pronoms et les adverbes selon la mode élégante des
dandys berlinois. Qu’ai-je pu faire?

--Rien, justement, monsieur le baron; on se plaint que vous ne fassiez
rien! Vous devez fréquenter les réunions de la société, les bals, les
concerts et les soirées diplomatiques, où vous avez vos petites et
grandes entrées, grâce au nom que vous portez. On vous rembourse tous
vos frais, on vous permet de vivre sur un certain pied, on vous fait une
pension... et vous n’adressez pas seulement un rapport par mois!... Et
cela, pourquoi? Parce que, au lieu de remplir votre mission, d’être
partout afin de nous tenir au courant de ce qui se dit et se chuchote,
vous vous êtes sottement amouraché d’une intrigante, qui vous prend tout
votre temps et qui mange tout votre... pardon... notre argent...

--Ah! fit l’espion homme du monde, ah! savez... Irma... divine
créature... divine... étonnante, parole d’honneur!... soyez tranquille,
durera pas... Dans quinze jours, séparation amiable... alors tout à
vous... service avant tout!... Vous le jure!

--Je suis enchanté, monsieur le baron, de cette promesse, et j’espère
que lorsque Son Excellence apprendra vos dispositions, dont je lui ferai
part, elle consentira à accorder au moins une partie de ce que vous
demandez... seulement j’y mets une condition...

--Laquelle... laquelle?... accepte d’avance... parole d’honneur!

--Vous connaissez M. van Owen?

--Si je connais van Owen!... mon meilleur ami... ancien camarade de
régiment... a fait bêtise... épousé la Hagen... y pense toujours...
pauvre garçon!

--Eh bien! puisque vous êtes son ami, il faut le distraire, lui faire
oublier ses chagrins conjugaux... Que diriez-vous d’un grand dîner chez
Hiller pour demain?

--Parfait... parfait!...

--Ensuite un tour au cirque?

--Bonne idée... bonne idée!

--Et ensuite une visite chez Mme Krause de la Dorotheen-Strasse... Hein!
que pensez-vous de ce programme?

--Très joli... fort complet... sur l’honneur! mais je crains que van
Owen ne veuille pas...

--Il faut qu’il le veuille, il faut que vous l’y décidiez, monsieur le
baron... votre augmentation en dépend...

--On fera son possible. Mais l’argent... hé!... suis sans le sou.

--Ne vous inquiétez pas. Voici pour les premières dépenses. Et Stieber
remit un rouleau de frédérics d’or au «baron», qui le fit glisser dans
la poche de son pantalon.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain soir, chez la Krause, les volets étant clos, les rideaux et
doubles rideaux tirés, le salon aux tapis persans présentait un aspect
fort animé. Une douzaine de jeunes femmes, la plupart assez belles, le
corsage entr’ouvert, les traits en feu, étaient étendues mollement sur
les divans et vidaient des coupes de vin de Champagne que remplissaient
des cavaliers servants on ne peut plus empressés.

Il y avait là des échantillons nombreux et divers de la race germanique:
de grandes créatures, hautes en chair, d’une taille qui aurait
enthousiasmé un sergent recruteur des grenadiers de Potsdam et dont les
traits n’avaient plus rien de féminin; des maigres, sentimentales,
mièvres et intéressantes, avec les cheveux d’un blond pâle, d’un blond
scandinave, qui entouraient, comme une auréole, une figure pâlie de
désirs; des petites filles boulottes et replètes, semblables à des
poupées abondamment garnies de son.

L’orgie n’était qu’à son début; mais lorsque vers dix heures le «baron»,
que nous avons vu en conférence avec le chef de la sûreté, fit son
entrée avec M. van Owen et deux autres amis, les choses prirent
immédiatement une tournure plus animée. Ces messieurs étaient
abominablement gris. Le «baron» avait bien fait les choses, et presque
tout le rouleau y avait passé.

M. van Owen, le mari de la tragédienne, était un homme de quarante ans
environ, à l’allure militaire, et qui devait être de manières assez
distinguées lorsqu’il n’avait pas bu. Mais ce soir-là, il avait de la
peine à se tenir. Le «baron», qui connaissait les autres convives, le
présenta. Il y avait un capitaine de la garde, un Landrath (sous-préfet)
en congé et deux «candidats» (aspirants pasteurs), qui évidemment
préludaient à l’exercice de leur saint ministère. La connaissance une
fois faite, le «baron» proposa d’allumer un punch monstre; et comme si
ce désir eût été prévu, deux petits grooms attachés à l’établissement
apportèrent un immense bol, grand comme une baignoire, où la boisson
était déjà préparée. Il ne restait qu’à la faire flamber. Les lueurs
bleues et rougeâtres qui emplissaient le salon et se reflétaient dans
les glaces arrachèrent des exclamations à quelques-unes de ces dames.
«Que c’est beau, que c’est beau!»

Une idée vint alors au «baron».

--Ce serait bien plus beau encore, dit-il, si on éteignait les lustres!

--Oui, oui, répondit-on de toutes parts.

Les deux candidats en théologie grimpèrent sur des chaises, et bientôt
après le salon ne fut plus éclairé que par les lueurs bleuâtres qui
voltigeaient au-dessus du bassin de simili-argent contenant la boisson
alcoolique.

Le baron procéda à une première distribution de punch; les dames
s’écrièrent avec une grimace que c’était «trop fort». Mais elles burent
tout de même.

Le baron était en veine. Il fit une autre proposition. Il demanda à deux
de ces dames, qu’il connaissait au point de les appeler par leur petit
nom, de donner à l’honorable société une «petite séance», en
reproduisant un groupe académique que l’on venait d’envoyer au Musée et
qui faisait fureur et scandale. Cela représentait _l’Amour et l’Amitié_.

Les deux dames--l’une appartenait à la catégorie des athlètes et l’autre
à celle des blondes mièvres--ne se firent pas prier bien longtemps.
Dépouillées de tous leurs atours, ajustements et colifichets, elles se
montrèrent sans le plus léger voile, reproduisant fidèlement le groupe
académique. Cela leur valut des bravos et des compliments.

--A la bonne heure, fit le baron... en faisant circuler de nouveaux
verres de punch, voilà qui est bien... Vrai... tout le monde ne pourrait
pas en montrer autant... Hé! hé!

Une toute jeune femme, très brune, très grassouillette, sur laquelle le
champagne et le punch avaient visiblement opéré, s’avança vers l’espion:

--Qu’est-ce qu’il dit ce baron sans le sou?... ce pleutre... nous ne
pourrions pas en montrer autant que ces chiffes... Tiens, regarde
donc... regarde donc... mais regarde donc...

Et pour bien convaincre de mensonge l’audacieux qui paraissait douter de
l’authenticité de ses charmes, à chaque «regarde donc», la petite brune
enlevait et jetait au hasard un objet faisant partie de son costume.
Robe, jupons et le reste, tout y passa.

Le baron présenta ses excuses.

--Pas voulu parler de vous..., fit-il, tout est vrai ici!... Voyez,
messieurs... aussi ferme que mur de forteresse... pourrait résister aux
bombes! pas voulu parler de vous, belle enfant!

--De qui, de qui avez-vous voulu parler, de qui? demandèrent les autres
dames, dont les yeux émerillonnés avaient des lueurs de phosphore...
Est-ce de moi? est-ce de moi? Et toutes imitèrent l’exemple de la petite
brune. En moins de cinq minutes, un véritable vestiaire s’était amoncelé
dans un des coins du salon, et toutes, Caroline, Henriette, Hélène,
Juliette, Lina, avaient le droit d’ambitionner un seul nom, celui d’Ève,
puisqu’elles portaient toutes le costume sommaire de la compagne d’Adam.

Un tel spectacle ne pouvait laisser froids les habitués du bazar de Mme
Krause. Que diable! on n’est pas «de bois». Van Owen lui-même, qui
paraissait d’abord taciturne et morose, et n’avait pas prononcé une
seule parole, se dérida; il s’en prit à la petite brune replète.

Seul le capitaine de la garde regardait le tableau en philosophe
impassible, le cigare à la bouche, en achevant de vider une bouteille de
vin de Champagne déposée à côté de lui.

Quelqu’un proposa de danser. Le Landrath se mit au piano et attaqua une
valse viennoise de Lanner, le rival du vieux Strauss.

--Halte! fit le «baron» quand les couples commencèrent à tourner,
halte!... une proposition... ces dames en costume naturel...
adorables!... nous autres pouvons pas garder vêtements... impossible,
sur l’honneur... impossible! Propose que nous dansions en costume
naturel... nouvelle danse... quadrille des Sauvages...

--Nous garderons nos bottes et nos lorgnons, s’écria l’un des candidats
en théologie.

Cette proposition fut acceptée à l’unanimité.

Bientôt le quadrille des Sauvages fut organisé, le vestiaire des hommes
établi en face du vestiaire des dames, et les couples se firent
vis-à-vis. Van Owen s’était décidément apprivoisé; il regardait
tendrement la blonde, dont il entourait de son bras nu le corps à la
peau rosée et douce.

--Allons, en place, première figure!... fit le «baron».

Le Landrath attaqua un quadrille parisien. D’abord on dansa avec une
gravité affectée, comme dans un salon collet-monté, à une soirée de
contrat. Les dames feignant de ramasser leurs robes absentes
s’inclinaient en faisant la révérence, les messieurs exécutaient
gravement et en mesure les pas, contre-pas et entrechats que leur maître
à danser leur avait enseignés. L’effet de ces balancements, de ces
échanges de révérences, de ces croisés, de ces pirouettes, était des
plus comiques, étant donné le costume très sommaire des danseurs. Mais
peu à peu, de part et d’autre, on commençait à sentir la griserie de
l’orgie; on marquait les figures avec plus d’animation; le cérémonial
raide et prétentieux fut remplacé par le plus grand laisser-aller; à la
fin, les règles du quadrille furent complètement méconnues, danseurs et
danseuses s’enlacèrent comme dans une ronde de démons. Les flammes
ravivées du punch éclairaient comme de grands jets électriques cette
scène, qu’un peintre aurait pu intituler «l’Apothéose de la luxure»,
lorsque les portières se soulevèrent et une voix formidable fit entendre
ces mots: «Que personne ne bouge!»

En même temps Mme Krause apparut en gesticulant, suivie de son
«Arlequin», qui poussait des aboiements aigus:

--La police! la police! criait-elle, oh! quel malheur!

Un des agents imposa silence à la vieille; on fit passer les dames à
gauche et les hommes à droite, et lorsque ceux-ci furent habillés, ils
durent donner leurs noms, adresses et qualités.

Assis devant un guéridon, Stieber verbalisait.

Un mois après, Mme de Hagen obtenait son divorce, et un an plus tard,
elle épousait son chambellan, qui tint sa promesse et fit le plus grand
éloge de Stieber dans son clan.

A partir de ce moment, le chef de la sûreté n’eut plus à lutter contre
les hostilités qui avaient entravé sa carrière au début.

Quant à M. van Owen, on ignora ce qu’il était devenu.

Le directeur de la police générale, M. de Hinkeldey, avait eu l’art de
capter la confiance du roi.

L’éclat de sa position auprès du souverain excitait l’envie et la
jalousie d’une foule d’autres courtisans. Les adversaires les plus
violents du directeur général de la police étaient les membres du parti
féodal _pur_.

Cependant le ministère alors aux affaires en Prusse, avec M. de
Manteuffel pour président du conseil, était suffisamment réactionnaire;
il avait habilement escamoté une à une toutes les conquêtes de 1848,
toutes les garanties que la Constitution de 1830, dite «charte Waldeck»,
avait assurées à la liberté de la presse et à la liberté individuelle.
Mais, tout réactionnaire qu’il fût, M. de Manteuffel maintenait la
fiction constitutionnelle; il n’annihilait pas les deux Chambres, il se
refusait à rétablir le roi absolu, et le seul pas qu’il fit pour
retourner au système féodal, ce fut de charger les grands propriétaires
de rendre la justice sur leurs terres dans les cas de simple police.

Ce n’était pas assez aux yeux des seigneurs, qui avaient désiré rétablir
la suprématie absolue de la noblesse et faire revivre les traditions du
moyen âge dans toute leur primitive candeur.

La reine Élisabeth,--l’épouse mystique beaucoup plus que réelle du
roi,--favorisait ces tendances ultra-réactionnaires et encourageait
toutes les conspirations dirigées contre le ministère et la plupart des
hauts fonctionnaires accusés de libéralisme.

M. de Hinkeldey était surtout «visé» par les «féodaux». On savait qu’il
conférait tous les jours avec le roi, soit dans le petit salon tendu de
damas jaune et orné de la statue de Frédéric le Grand, au château de
Berlin, soit à Potsdam, dont le roi préférait de beaucoup le séjour à
celui de la capitale. Sa Majesté se faisait raconter par le menu les
petits scandales, les histoires de tripots et d’alcôves, les aventures
croustillantes dont la police était appelée à s’occuper. Le roi, qui
méritait de plus en plus le sobriquet de «Fritz-Champagne», que le
peuple lui avait donné, était toujours de fort belle humeur quand M. de
Hinkeldey arrivait avec son bagage d’anecdotes et d’indiscrétions
piquantes. Tout en écoutant le grand chef de la police,
Frédéric-Guillaume prenait du thé, mais un thé fortement étendu de rhum
de la Jamaïque et «d’arrac»; et, à chaque historiette qui lui était
contée, sa belle humeur augmentait; il lâchait des mots de plus en plus
risqués, il se livrait à des éclats de rire qui ébranlaient les murs du
palais. Parfois ces éclats de rire duraient plus longtemps que ne le
comportaient des accès de gaieté chez un homme tout à fait sain
d’esprit. Ils se terminaient par un hoquet et des contorsions qui
pouvaient faire prévoir déjà alors quelque fâcheuse catastrophe.



IV

M. de Hinkeldey gagne la confiance du roi.--Le ministère Manteuffel et
la coterie réactionnaire.--Goût du roi pour les histoires
piquantes.--Petites manœuvres de l’Autriche à Francfort.--Où M. de
Bismarck commence à se faire connaître.--La Prusse veut prendre sa
revanche d’Olmütz.--M. et Mme de Bismarck.--Le représentant de la Prusse
enseigne la politesse au représentant de l’Autriche.--La police de M. de
Bismarck et celle de M. Prokesch-Osten.--Comment M. de Bismarck s’empara
de la correspondance de M. Prokesch-Osten.--Le peu de popularité du
représentant de la Prusse à Francfort.--Vol de dépêches commis par le
lieutenant Teschen.--Teschen à la solde de l’ambassadeur de
France.--Entrevue de Teschen avec M. Rothan.--Le roi de Prusse sur le
Rhin.--Un secrétaire de l’ambassade de Russie caché dans une
armoire.--Le mystérieux «prince d’Arménie».--L’agent secret Hassenkrug à
Mazas.--Opinion de Stieber sur le «prince d’Arménie».


Après l’entente d’Olmütz, en 1851, l’ancienne Confédération germanique
fut rétablie conformément aux traités de 1815.

Les affaires fédérales, qui, selon la tradition populaire, devaient être
discutées et résolues dans un Parlement élu, étaient portées devant le
_Bundesrath_ (Conseil fédéral ou Diète), siégeant à Francfort et composé
de représentants diplomatiques désignés par la cour de chaque État.

Les petites principautés minuscules étaient réunies en groupes, formés
de cinq ou six de ces États difficiles à percevoir sans verre
grossissant.

L’Autriche s’était réservé la présidence du Conseil fédéral et elle
employait toutes les ressources imaginables pour tenir la majorité dans
sa main.

Le cabinet de Vienne profitait de ses relations, souvent fort intimes,
avec les gouvernements des petits États pour faire nommer ambassadeurs à
la Diète des gentillâtres dont les cadets, selon l’ancienne coutume,
servaient dans l’armée autrichienne. Ces jeunes officiers étaient
considérés comme des otages, ils répondaient des bons sentiments et des
votes de leurs pères ou oncles; l’avancement et toutes les faveurs dont
les débutants dans la carrière militaire sont si friands, dépendaient de
l’attitude de leurs ascendants au _Bundesrath_.

Les résultats de cette politique étaient fort appréciables et la Prusse
avait beaucoup de peine à combattre et à contrebalancer l’influence
autrichienne.

Or, l’ambassadeur de Prusse chargé de lutter contre la politique de
Vienne n’était autre qu’un gentilhomme de Poméranie, qui s’était fait
remarquer à la Chambre des députés de Berlin par la fougue réactionnaire
de ses discours et quelques mots très mordants à l’adresse des
démocrates[15].

  [15] Voici une des nombreuses anecdotes attribuées à M. de Bismarck à
    l’époque dont nous parlons (1849). Il siégeait dans une commission
    avec un des principaux orateurs de l’extrême gauche, connu par sa
    petite taille, M. d’Ester. Un jour, le démocrate ayant fortement
    déjeuné proposa à M. de Bismarck un échange de promesses portant
    que, si l’un ou l’autre parti, les féodaux ou les radicaux, arrivait
    au pouvoir, les deux contractants se garantissaient la vie
    sauve.--«Non, mon petit d’Ester, répondit le futur chancelier, si
    jamais vos amis arrivent au pouvoir, il ne vaudra plus la peine pour
    moi de vivre; si mes amis y arrivent, nous vous pendrons;--mais
    soyez tranquille, nous serons polis... jusqu’au nœud coulant!»

M. Otto de Bismarck-Schœnhausen était parti pour Francfort avec la
volonté bien arrêtée de battre en brèche l’Autriche, de prendre en
détail--en attendant le moment où il la prendrait en grand--la revanche
pour les humiliations subies par la Prusse à Olmütz.

L’humeur batailleuse du représentant prussien se manifestait dans toutes
les occasions. Dès les premières séances de la Diète, il se posa très
carrément en adversaire systématique du cabinet de Vienne, et il groupa
dans sa villa de la Bokenheimer-Strasse tous les éléments susceptibles
d’être entraînés dans un mouvement hostile à l’Autriche.

Ces soirées de la Bokenheimer-Strasse ne tardèrent pas à devenir
célèbres dans les fastes de Francfort. L’intérieur de la villa, le
service, un domestique assez nombreux et vêtu de livrées somptueuses,
tout cela avait fort grand air; dans les salons, au contraire, on
affectait la simplicité et la cordialité, telles qu’on les célèbre dans
les vieux bouquins et dans les antiques «lieder» germaniques.

Mme de Bismarck faisait les honneurs de la maison comme une bonne mère
de famille allemande. Quant au «maître», il simulait toujours une gaieté
sans nuages, ou une hilarité qu’il s’efforçait, souvent sans résultat,
de communiquer à ses hôtes. Le buffet était abondamment pourvu, les
tables de whist ou de bouillotte attendaient les amateurs.

Le premier ambassadeur autrichien, M. le comte de Thun, faisait encore
assez bon ménage avec son partenaire prussien. M. de Bismarck avait, dès
le début, mis son président au pas. La diplomatie autrichienne
n’affectait de hauteur aristocratique que dans ses notes, elle avait des
habitudes familières et même débraillées dans ses rapports avec les
représentants d’États moins considérables.

C’est ainsi que, peu de temps après son arrivée à Francfort, M. de
Bismarck crut devoir faire une visite au comte de Thun, président de la
Diète.

C’était, il faut le dire, en plein été, par un après-midi très chaud.

Le visiteur fut introduit dans un cabinet où il trouva le comte
travaillant en manches de chemise. Sans interrompre sa besogne, M. de
Thun indique un siège à son collègue. Au bout de quelques instants,
lorsqu’il lève le nez de dessus ses papiers, M. de Thun pousse une
exclamation de surprise.

M. de Bismarck avait ôté sa redingote et son gilet; son buste de
cuirassier n’était plus recouvert que par un simple plastron de toile.

--Votre Excellence a bien raison, fit en véritable pince-sans-rire M. de
Bismarck; il fait si chaud, vous voyez, j’ai suivi votre exemple.

Le comte de Thun était un homme d’esprit: il prit la chose du bon côté,
en rit, et depuis, malgré les dissentiments politiques, ses relations
avec M. de Bismarck furent supportables.

Il n’en fut pas de même avec le comte de Prokesch-Osten, qui succéda à
M. de Thun.

Le nouveau représentant de l’Autriche était d’un caractère acariâtre,
d’allures cassantes; de plus, il arrivait de Constantinople, où il avait
rempli les hautes fonctions «d’internonce» (ambassadeur), et où
l’influence autrichienne était alors considérable.

M. de Prokesch-Osten, que l’on a pu revoir plus tard à Paris, où il se
reposait sur ses lauriers, était un diplomate de l’école de Talleyrand
et de Fouché, se servant indistinctement de tous les moyens et de tous
les individus quand il s’agissait d’obtenir un résultat convoité.

Ennemi de la Prusse, il enrégimentait tous ceux qui avaient des griefs
contre la cour de Berlin. On avait déjà signalé ses accointances avec
des démocrates du plus beau rouge, des chefs de corps francs, des
orateurs de l’Assemblée nationale de 1848. Ce représentant des sabreurs
et des jésuites--qui régnaient alors à Vienne--devenait l’allié des
proscrits, des Hecker et des Struve, lorsqu’il s’agissait de battre la
Prusse en brèche.

M. de Bismarck aurait donné beaucoup pour convaincre son adversaire de
liaisons démagogiques et démontrer de la sorte quel fonds on pouvait
faire sur la politique du cabinet autrichien, ultra-réactionnaire et
cléricale à Vienne, révolutionnaire à Francfort.

Pour prouver cette duplicité et en tirer parti, il aurait fallu prendre
M. de Prokesch-Osten sur le fait et avoir quelques-unes de ces preuves
écrites et accablantes qui défient les démentis et les protestations.

Chacun des deux ambassadeurs avait naturellement sa petite police qui
surveillait l’autre, et il n’entrait aucun personnage politique chez M.
de Prokesch-Osten sans qu’aussitôt M. de Bismarck en fût informé, et
réciproquement; cependant, les informations recueillies par l’envoyé
prussien étaient plus nombreuses, plus exactes, plus précises que celles
du représentant viennois. C’est ainsi que M. de Bismarck apprit que,
deux fois par semaine, le soir, M. de Prokesch-Osten s’enfermait dans
son cabinet de travail avec un écrivain très démocrate jadis, gagné à
l’Autriche, et que le diplomate et le journaliste rédigeaient ensemble
des articles dirigés contre la Prusse, articles que l’écrivain en
question écoulait ensuite dans des feuilles de nuance écarlate du sud de
l’Allemagne et de la Suisse.

L’ambassadeur autrichien avait coutume de rédiger à l’avance les
brouillons de ces articles, et, en attendant la prochaine conférence
avec son collaborateur, il les enfermait dans le tiroir d’un secrétaire
à cylindre, dans un grand salon qui lui servait aussi de cabinet de
travail. Cette pièce était encombrée de meubles curieux que le diplomate
avait rapportés de ses voyages en Orient, de bibelots de prix, d’objets
d’art, pour la plupart des cadeaux de souverains. M. de Prokesch-Osten
était un amateur, et, comme beaucoup de ses pareils, s’il ne résistait
pas à l’attrait d’acheter, même fort cher, un objet qui lui plaisait, il
ne pouvait se défendre du plaisir de réaliser un gros profit sur tout
bibelot qui avait cessé de lui plaire.

Quand il voulait se défaire d’un objet, il s’adressait à un marchand
d’antiquités très habile de la Zeil[16], qui était en relation avec
beaucoup de collectionneurs et qui, bien entendu, touchait un honnête
courtage sur tous les marchés conclus par son entremise.

  [16] Principale rue de Francfort.

Or, un jour, l’ambassadeur autrichien vit arriver un individu à tournure
de Yankee, avec une longue barbe fauve, la figure colorée par le soleil
et le whisky, des bagues plein les doigts et parlant le jargon
anglo-allemand le plus grotesque.

Le visiteur exotique présenta une carte de maître Samuel Gelbschnabel,
l’antiquaire de la Zeil, et manifesta le désir de voir un meuble à
incrustations, rapporté de Constantinople, que l’Excellence désirait
vendre. L’Américain parut émerveillé, on s’entendit facilement sur le
prix. Le Yankee paya immédiatement, en ajoutant qu’il ferait enlever le
meuble le lendemain. M. de Prokesch-Osten répondit qu’il était forcé de
quitter Francfort pour trois jours, mais qu’il laisserait des ordres à
son majordome.

Le lendemain, en effet, M. de Prokesch-Osten était parti; deux vigoureux
commissionnaires se présentèrent de la part de l’Américain pour enlever
le secrétaire acheté la veille. Le majordome les conduisit dans le
salon, mais quelle fut sa surprise lorsqu’il les vit charger sur leurs
épaules, non pas le précieux meuble oriental, mais le vulgaire
secrétaire à cylindre.

--Vous vous trompez, braves gens, leur dit-il, ce n’est pas là le meuble
que vous devez emporter, c’est celui-là.

Et il désigna du doigt l’objet acheté la veille.

Mais les commissionnaires insistèrent; ils déclarèrent être sûrs de leur
affaire; on leur avait décrit le meuble très exactement; aucune erreur
n’était possible et ils ne tenaient pas à mécontenter un client
généreux, qui leur avait donné un bon pourboire. Sous ce rapport, ils
pouvaient avoir raison; ils semblaient pris de vin et disposés à faire
du vacarme, si on les contrariait. Pour éviter tout tumulte, le
majordome les laissa faire, persuadé qu’il les verrait revenir au bout
d’une heure pour réparer leur erreur...

Mais les commissionnaires ne revinrent pas, et lorsqu’à son retour M. de
Prokesch-Osten, très perplexe au sujet de cette substitution, envoya aux
renseignements, il apprit que l’Américain était parti le jour même où
l’achat avait été conclu, en donnant l’ordre de faire envoyer ses
bagages à Berlin.

Or, le Yankee n’était autre qu’un des collaborateurs les plus assidus de
Stieber, un agent nommé Bormann, expédié de Berlin sur la demande de M.
de Bismarck. Les deux commissionnaires simulant l’ivresse étaient aussi
deux _détectives_, et, une fois maîtres du meuble, ils l’avaient porté à
la villa de la Bockenheimer-Strasse.

Là, on fit sauter les serrures des tiroirs avec des pinces monseigneur,
et M. de Bismarck se frotta les mains en découvrant ce qu’il cherchait:
une volumineuse correspondance très compromettante, et les minutes de
plusieurs articles écrits de la main de M. de Prokesch-Osten, et dont
l’un, entre autres, contenait de violentes attaques contre le système
monarchique.

M. de Bismarck s’empressa d’envoyer à Berlin tout le paquet, avec des
indications sur la manière de s’en servir.

Sa dépêche se trouve tout au long dans le recueil de pièces publiées par
M. de Poschinger: _la Prusse à la Diète_.

M. de Manteuffel, craignant de blesser les partisans de l’Autriche,
encore très nombreux à la cour de Prusse, ne fit pas publier ces
documents; il se contenta de prévenir le cabinet de Vienne et d’obtenir
le rappel de M. de Prokesch-Osten.

Néanmoins, l’affaire fut ébruitée, et les procédés dont s’était servi M.
de Bismarck n’augmentèrent pas la sympathie qu’on avait pour lui à
Francfort[17].

  [17] M. Busch, dans son apologie du chancelier (_Unser Kanzler_),
    publiée récemment, mentionne ce curieux incident, mais en attribuant
    la découverte de ces pièces au hasard! C’est le cas de rappeler les
    vers de Ruy Blas:

                            Hasard!
        Mets que font les fripons, pour les sots qui le mangent.

L’ambassadeur prussien n’était guère aimé des habitants de la cité
libre. On se moquait de son air hautain, de ses façons arrogantes, du
monocle qu’il avait constamment fiché dans l’œil et de sa calvitie ornée
des trois cheveux devenus légendaires depuis cette époque. Quand il
sortait, les gamins l’accompagnaient de leurs sifflets et de leurs
huées. Aussi, en 1866, M. de Bismarck s’est-il noblement vengé de ces
petites piqûres d’épingle en imposant une énorme contribution de guerre
aux Francfortois et en confisquant pour toujours leur antique liberté.

                   *       *       *       *       *

Pendant la guerre de Crimée, la police secrète de Berlin eut beaucoup à
s’occuper des différents agents russes et français, ainsi que d’une
foule d’aventuriers qui venaient tenter la fortune et essayer leur
savoir-faire dans la capitale de la Prusse, terrain neutre où les
influences tantôt favorables, tantôt hostiles à la Russie l’emportaient
tour à tour.

La plus célèbre de ces affaires, celle qui eut le plus grand
retentissement, fut le «vol des dépêches» commis par le lieutenant de
Teschen et que découvrit l’infatigable Stieber.

Nous avons dit un mot des coteries qu’il y avait à la cour de Prusse.
L’une de ces coteries, très puissante, parce que ses chefs, le général
de Gerlach, aide de camp du roi, son frère, juge à la cour de cassation,
et M. Niebuhr, secrétaire particulier du roi, vivaient dans l’intimité
du souverain, était la coterie féodale, appelée aussi _parti de la
Gazette de la Croix_. Ce journal, la plus haute expression de la
réaction, était son _Moniteur_. Le juge de Gerlach y publiait des
_Revues hebdomadaires_, que tous les hobereaux et tous les momiers
dégustaient ligne par ligne.

Le ministre Manteuffel avait ses raisons pour se méfier des intentions
des hommes de la _Gazette de la Croix_, et il avait gagné à beaux
deniers comptants un ancien officier, M. de Teschen, vieillard âgé de
soixante-dix ans, qui était arrivé à accaparer la confiance de MM. de
Gerlach et Niebuhr.

L’agent Teschen eut recours aux traditions rudimentaires de la police
prussienne; il acheta les valets de chambre de ces messieurs, et ces
fidèles serviteurs lui communiquaient toutes les lettres que leurs
maîtres recevaient.

Parfois l’ex-lieutenant prenait copie lui-même de ces lettres, mais
souvent les domestiques lui évitaient cette peine; ils copiaient de leur
plus belle écriture les communications dont ils réservaient la primeur à
l’agent de M. de Manteuffel.

Teschen s’empressait de communiquer ces lettres à son chef, qui les
payait plus ou moins grassement sur les fonds secrets et faisait servir
les renseignements qu’il apprenait de la sorte aux intrigues qui se
tramaient autour du roi.

Prévenu à l’avance des intentions et des projets du parti de la _Gazette
de la Croix_, le ministre pouvait dresser à temps ses batteries et parer
les bottes qu’on voulait lui porter.

Quand ces lettres contenaient des choses désobligeantes pour tel ou tel
personnage, le ministre s’arrangeait de façon à ce que l’intéressé
apprît de quelle manière les amis de M. de Gerlach et de M. Niebuhr le
traitaient. Il grossissait ainsi le nombre des ennemis de ses propres
adversaires. C’était de bonne guerre. Pour se mettre à couvert vis-à-vis
de sa propre conscience, M. de Manteuffel, qui était casuiste à ses
heures, ne demandait jamais à l’honnête Teschen de quelle façon il
s’était procuré ces missives. Évidemment, il devait croire qu’elles lui
étaient tombées du ciel. Parmi ces lettres, il y en avait plusieurs qui
contenaient des imputations très graves, très blessantes, contre le
directeur général de la police, M. de Hinkeldey.

M. de Manteuffel promit une forte prime à Teschen s’il pouvait se
procurer les originaux et les faire tomber, comme «par hasard», sous les
yeux de M. de Hinkeldey. Grâce à ses éminents collaborateurs
d’antichambre, l’ex-lieutenant réussit à merveille.

Quarante-huit heures après, M. de Hinkeldey trouva sur son bureau toutes
ces lettres qui l’accommodaient de si belle façon.

Lorsque l’occasion de traiter de la même manière ces messieurs de la
_Gazette de la Croix_ s’offrit, il ne la manqua pas.

Pendant deux ans, le ministre Manteuffel accepta et paya les services de
Teschen. Mais au commencement de l’année 1856, un rapprochement s’opéra
entre le premier ministre et le général de Gerlach. Les services de
Teschen devinrent inutiles, et bientôt, au lieu de l’accueillir avec
empressement au ministère, on le traita en solliciteur importun; les
subsides se firent plus rares, enfin ils tarirent complètement.

Cela ne faisait pas le compte de l’espion.

Ne trouvant plus preneur pour sa marchandise au ministère d’État, il se
mit en quête d’autres clients. Cet honnête homme en était arrivé à se
persuader qu’il exerçait une industrie des plus honorables, et qu’il
était parfaitement naturel de chercher un débouché pour les produits de
son espionnage.

M. le général de Gerlach était en relations très suivies avec l’attaché
militaire de Prusse à Saint-Pétersbourg, le comte de Muenster-Mainhœrel.
Celui-ci, très bien vu à la cour et dans les cercles militaires, tenait
le général au courant des mouvements de l’armée russe et des principaux
incidents du siège de Sébastopol. Toutes ses lettres étaient
religieusement copiées par les domestiques et communiquées à Teschen.
Celui-ci comprit quelle importance ces renseignements militaires
pouvaient avoir pour les assiégeants de la grande forteresse russe, et
il ne douta pas qu’on les lui payerait un bon prix.

Après avoir hésité pendant quelque temps entre l’ambassade britannique
et l’ambassade française, Teschen donna la préférence à cette dernière.

Il y avait alors à l’hôtel du «Pariser Platz[18]» un jeune secrétaire
d’origine alsacienne, parlant parfaitement l’allemand, très au courant
des hommes et des choses du pays qu’il habitait, et réputé dans le monde
diplomatique pour son esprit d’initiative et son humeur remuante.

  [18] «Place de Paris», où se trouve l’hôtel de l’ambassade de France à
    Berlin.

Grâce à ses connaissances et à l’activité qu’il déployait, on le
considérait comme le bras droit de l’ambassadeur. Ce fut à ce jeune
secrétaire, M. Rothan, que Teschen s’adressa.

Il lui écrivit un billet non signé, l’informant «qu’un ami de la France»
désirait lui faire une communication de la plus haute importance pour
son pays. Le billet portait que si M. Rothan consentait à écouter cet
«ami de la France» il n’avait qu’à faire insérer dans les annonces de la
_Gazette de Voss_ qu’il était prêt à se trouver tel jour, à telle heure,
au village de Zehlendorf près Berlin. L’inconnu ne manquerait pas de s’y
rendre.

Le 24 juillet 1855, la _Gazette de Voss_, celle que les Berlinois
appellent la «tante Voss», sans doute parce que dans la langue familière
berlinoise «tante» est synonyme de radoteuse, contenait l’avis suivant:

  _Oui; aujourd’hui 24 juillet, à cinq heures de l’après-midi._

A l’heure indiquée, Teschen était au rendez-vous avec la précision d’un
vieux militaire. Mais grand fut son désappointement, lorsqu’à la place
du diplomate français, qu’il connaissait de vue, il fut abordé par un de
ses compatriotes qui l’interpella par son nom.

Cet individu exhiba une carte de visite de M. Rothan, en ajoutant qu’il
était le fondé de pouvoirs du secrétaire d’ambassade; il dit qu’il
s’appelait Hassenkrug, autrefois employé dans les bureaux de la
préfecture de Berlin, et pour le moment agent secret de l’ambassade de
France.

Hassenkrug, pour mieux gagner la confiance de Teschen, se lança dans un
interminable récit de ses prouesses, des services rendus à l’ambassade
française, et fit sonner bien haut combien un tel concours était
récompensé largement.

--Ce ne sont pas des grippe-sous comme nos gens à nous, fit-il, qui
retournent cent fois un billet de cent thalers et se décident à la fin à
ne lâcher qu’un louis d’or.

Mais Teschen se montra très boutonné.

L’ancien employé de la police ne lui disait rien qui vaille; il
craignait quelque piège; il se refusa à toute communication s’il n’était
pas mis en présence de M. Rothan lui-même.

Son désir fut satisfait peu de temps après.

M. Rothan et Teschen se rencontrèrent au Thiergarten, devenu depuis le
Bois de Boulogne de Berlin, mais qui, il y a trente ans, était un
endroit presque désert, rendez-vous des rôdeurs et des malfaiteurs.

Le secrétaire d’ambassade fut très frappé des révélations de l’agent;
les renseignements sur le siège de Sébastopol pouvaient être très
précieux pour les généraux alliés, et lorsque Teschen, après avoir lu
les lettres du général Muenster à son ami M. de Gerlach, produisit un
carnet où le général avait l’habitude de résumer au jour le jour ses
entretiens les plus confidentiels avec le roi, M. Rothan, ravi
d’admiration, ne put cacher son enchantement.

Dans ces conversations quotidiennes du roi avec son ministre, il n’y
avait rien moins que le secret de l’attitude de la Prusse pendant toute
la guerre de Crimée. Ce que l’ambassadeur de France et celui
d’Angleterre, ce que les ministres des affaires étrangères des deux
États se cassaient la tête à deviner, était là! Frédéric-Guillaume
pensait tout haut avec ses amis du parti de la _Gazette de la Croix_.

M. Rothan demanda de lui-même à revoir Teschen, et il fut convenu que
les entrevues auraient lieu au domicile des époux Hauptmann, famille de
petits négociants, et dont l’appartement modeste et retiré devait
échapper à toute surveillance.

Lorsque, deux jours plus tard, Teschen se rendit à l’endroit indiqué, il
n’y trouva que la dame Hauptmann. Elle lui apprit que M. Rothan était
empêché de venir ce jour-là, mais qu’elle était chargée de lui remettre
quelque chose. Ce «quelque chose» était une enveloppe contenant cinq
billets de mille francs. Teschen, qui n’était pas habitué à tant de
générosité, faillit se trouver mal de joie.

Il continua pendant plus de six mois à tenir l’ambassade de France au
courant de tout ce qu’il savait et celle-ci paya largement ses services.

Au mois de septembre 1855, le roi Frédéric-Guillaume entreprit une
excursion sur les bords du Rhin. M. Rothan chargea Teschen de se rendre
dans ce pays enchanteur et d’observer de très près ce qui allait s’y
passer.

L’idée de la conquête des bords du Rhin obsédait déjà quelque peu les
Tuileries; il importait de connaître exactement le degré de popularité
dont le roi jouissait dans cette partie de ses États.

Fidèle à ses traditions de libéralité, M. Rothan remit mille francs à
son agent à titre de frais de voyage. Pour le coup, le secrétaire de
légation fut roulé comme une simple cigarette. M. Teschen empocha la
somme et partit pour Neustadt, à quelques lieues de Berlin, où il se
reposa au sein de sa famille de ses glorieuses fatigues.

De retour dans la capitale, il raconta à son patron qu’il avait été aux
bords du Rhin, qu’il s’était donné énormément de mal, mais comme le roi
était entouré d’une nuée d’agents, il lui avait été impossible
d’apprendre même combien Sa Majesté buvait de bouteilles de vin de
Champagne dans la journée.

                   *       *       *       *       *

Quelque temps plus tard, M. Rothan reçut à l’hôtel de l’ambassade de
France la visite d’un inconnu qui insista vivement pour le voir.

Introduit dans le cabinet du secrétaire de légation, cet individu mit M.
Rothan en garde contre le même Hassenkrug, qui, depuis plusieurs années,
servait d’agent à l’ambassade de France, et que M. Rothan avait envoyé à
Zehlendorf lors du premier rendez-vous donné par Teschen.

Au dire de l’inconnu, Hassenkrug, comme beaucoup de ses confrères,
jouait double jeu, ou plutôt mangeait à deux râteliers. Il touchait à
l’ambassade de France et renseignait également l’ambassade de Russie. Et
comme M. Rothan parut douter du fait, l’inconnu lui résuma très
fidèlement un entretien qui avait eu lieu quelques jours auparavant
entre le diplomate français et son agent, dans le domicile de ce
dernier.

Selon l’inconnu, un secrétaire de l’ambassade de Russie, caché dans une
armoire, avait écouté cet entretien et s’était empressé de mander ce
qu’il avait entendu à son gouvernement. Le délateur avait eu
connaissance de la dépêche.

Sans savoir positivement jusqu’à quel degré cet individu, qui déclarait
se nommer Henfelder, méritait créance, M. Rothan se hâta d’avertir
Teschen d’être sur ses gardes, car Hassenkrug pouvait également dénoncer
ses relations avec l’ambassade de France. Mais déjà il était trop tard.
Hassenkrug avait parlé. Stieber faisait filer l’ex-lieutenant; et
lorsqu’on sut que l’on trouverait enfin chez lui les preuves de sa
culpabilité, on l’arrêta sous l’accusation de vol de dépêches et de
haute trahison.

En même temps, les époux Hauptmann et Henfelder (l’inconnu qui avait
averti M. Rothan) furent mis en lieu sûr.

Le soir même, M. de Hinkeldey présentait au roi un rapport sur cette
affaire et il recevait l’ordre formel de faire instruire le procès non
pas par voie ordinaire, mais par la police, en gardant les accusés au
secret le plus rigoureux. L’innocence de Henfelder fut bientôt
démontrée. Sollicité par les parents de l’inculpé, M. de Hinkeldey signa
pendant un dîner chez le ministre de la justice l’ordre de sa mise en
liberté. Plus tard, les époux Hauptmann, qui avaient servi
d’intermédiaires, bénéficièrent aussi d’une ordonnance de non-lieu;
seul, Teschen passa en jugement vers la fin de l’année 1856.

Quant à M. Rothan, on sait qu’il a continué sa brillante carrière,
interrompue par la chute de l’empire. Il est devenu depuis un écrivain
remarquable dont les ouvrages pleins de révélations et d’aperçus hardis
et nouveaux contribueront certainement à fixer l’histoire contemporaine.

                   *       *       *       *       *

Pendant la guerre de Crimée, la police berlinoise eut des démêlés avec
un prétendu agent russe nommé Klindmorff, que l’on soupçonnait d’être
envoyé pour découvrir le secret du fusil à aiguille, dont on parlait
déjà tout bas.

La police prussienne s’occupa également beaucoup à la même époque d’une
individualité restée énigmatique, malgré toutes les tentatives qu’on fit
pour découvrir son identité.

Sous le titre un peu fantastique de prince d’Arménie, ce personnage
parvint à s’introduire dans la société berlinoise, grâce à des
recommandations émanant de cette même Mme de X... que nous avons vue
figurer dans un chapitre précédent.

Cette parente de Napoléon III n’avait pas tardé à se brouiller avec le
chef de sa famille pour des raisons qui n’ont jamais été exactement
connues, mais où le sentiment, la politique et les questions d’argent
entraient à doses différentes. Elle s’était retirée en Savoie, dans une
belle propriété qu’elle venait d’acquérir, et où l’on faisait des vers,
de la musique, tout en devisant de choses tendres. Le mari existait
toujours pour ceux qui le connaissaient, sauf pour sa femme, qui avait
toutes les allures libres d’une jeune veuve. Les relations nouées par
Mme de X... avec la diplomatie allemande continuaient, bien qu’elle ne
fût plus si bien posée pour fournir sur son cousin des renseignements
aussi détaillés et aussi précis qu’à la veille du coup d’État. Elle
avait donc qualité pour donner des recommandations et elle ne les
marchandait pas quand elle avait affaire à un beau cavalier, d’une mine
avenante, dont les traits avaient la correction et la grâce séduisante
du type grec le plus accompli et qui se présentait avec le titre quelque
peu hypothétique mais ronflant d’Altesse. Malheureusement la police
berlinoise se méfiait du bel oriental protégé par Mme de X..., et M. de
Hinkeldey l’avait particulièrement en grippe sans que l’on sût pourquoi.

Le pseudo prince s’était plaint à la police de ce que la propriétaire de
l’appartement garni qu’il occupait ouvrait toutes ses lettres. La bonne
femme, qui agissait en vertu d’ordres secrets de la police, ne fut
nullement inquiétée. En revanche, le prétendu prince fut happé au
collet; mais comme on ne pouvait pas le faire passer en jugement,
puisqu’il n’avait commis aucun délit, le directeur général de la police
l’enferma dans une maison de correction, où les mendiants et les
vagabonds étaient détenus par ordre de l’administration. On raconte que
le beau prince d’Arménie avait beaucoup plu à certaines dames de Berlin,
et que parmi celles sur lesquelles il exerçait la plus grande impression
se trouvait une femme à qui M. de Hinkeldey s’efforçait vainement de
faire agréer ses hommages. L’acharnement que M. de Hinkeldey mit à
poursuivre le malheureux semble démontrer qu’il devait entrer quelque
grief personnel dans cette «fringale» de persécution.

M. de Hinkeldey alla lui-même un jour à la maison de correction où le
prince était détenu, et il le fit amener devant lui.

Quand il vit arriver le jeune homme, qui portait les vêtements bourgeois
qu’il avait au moment de son arrestation, le directeur de la police
entra dans une violente colère, demandant pourquoi on n’avait pas mis à
l’Altesse le costume de la prison.--Il donna l’ordre de l’en revêtir
immédiatement. Pendant tout cet entretien ou plutôt cet interrogatoire,
M. de Hinkeldey se montra brutal, emporté, grossier, tandis que le
prince d’Arménie lui opposa le plus grand calme. Malgré tout son désir
d’être désagréable au jeune homme et en dépit de toutes ses rancunes
diverses, il ne put le garder sous les verrous et dut se contenter de
l’expulser. L’affaire avait commencé à s’ébruiter et différentes
influences s’étaient mises en campagne en faveur du noble jeune homme, à
qui l’on s’intéressait beaucoup, non seulement dans les chancelleries,
mais encore dans les boudoirs.

Plus tard la police berlinoise fit tous ses efforts pour percer le
mystère que le détenu avait laissé planer sur son origine et sur sa
personne; différents rapports furent adressés au successeur de M. de
Hinkeldey: tantôt on représentait cet énigmatique personnage comme le
bâtard d’un prince oriental, tantôt on l’identifiait avec des escrocs,
condamnés par les tribunaux; mais tous ces renseignements se
rapportaient à d’autres, et aujourd’hui encore on serait embarrassé de
dire si ce fut un prince authentique qui, vers 1855, porta pendant
quelques jours le pantalon et le sarrau de toile bise des détenus
correctionnels. Une chose est certaine, c’est qu’il était oriental, et
peut-être ne s’avance-t-on guère en affirmant qu’il devait être à peu
près chez lui dans le palais du souverain de Cettinje.

Les deux incidents que nous venons de relater eurent des épilogues qui
sont rapportés dans les mémoires de Stieber.

M. Rothan avait gardé une forte dent--cela se conçoit--contre l’agent
Hassenkrug, qui introduisait les diplomates russes dans les armoires
pour surprendre les confidences des diplomates; qui touchait à la fois
des subsides des Français et des Russes, et qui faisait incarcérer les
meilleurs espions de l’ambassade[19].

  [19] Parmi les papiers surpris par Teschen et livrés à M. Rothan, se
    trouvait entre autres une lettre autographe de l’empereur Nicolas,
    donnant des détails très précis sur l’état des forces russes dans
    Sébastopol et indiquant jusqu’à quelle date la forteresse pourrait
    tenir. On juge combien ces renseignements étaient précieux pour le
    gouvernement de Napoléon III.

Feignant d’ignorer la double trahison de l’espion, M. Rothan continua de
l’accueillir et de l’employer dans des circonstances peu importantes,
mais qui suffisaient à confirmer Hassenkrug dans l’idée qu’il pouvait
toujours se considérer comme un agent dont la fidélité n’était pas
suspectée.

Au commencement de l’année 1857, M. Rothan, qui avait son plan, pria
Hassenkrug de se charger de quelques commissions pour sa famille à
Paris, ne pouvant se rendre lui-même en France en ce moment. Hassenkrug,
enchanté de faire sans bourse délier une excursion dans la «Babylone
moderne», accepta avec empressement; mais à peine eut-il passé la
frontière qu’un commissaire de police lui mit la main au collet et le
dirigea sous bonne escorte à Mazas, où il fut gardé pendant quatorze
mois. On était alors en plein despotisme impérial, on s’inquiétait
médiocrement d’un étranger arbitrairement détenu, surtout s’il n’était
pas réclamé par son ambassade. Or, le ministre prussien se serait bien
gardé d’intervenir en faveur de Hassenkrug, dont on redoutait les
révélations sur l’espionnage des conservateurs prescrit par M. de
Manteuffel.

En 1859, Hassenkrug fut rendu à la Prusse. On ignore ce qu’il est
devenu.

L’autre épilogue regarde le pseudo-prince monténégrin. Stieber assure
que M. de Hinkeldey croyait deviner dans ce personnage un agent
politique, à cause de lettres trouvées en sa possession et dans
lesquelles il était question, en termes très sympathiques, de Louis
Blanc et de Kossuth. Ce fut là une des raisons qui fit si durement
traiter le malheureux oriental.

Vingt années plus tard, l’écrivain Gustave Rasch, voyageant dans le
Monténégro, visita la prison d’État de Cettinje, car la petite
principauté s’est offert ce luxe. Il fut frappé de la bonne mine et de
l’allure distinguée d’un détenu, qui était particulièrement bien traité
et dont toute l’occupation consistait à donner des leçons de langues
étrangères au personnel de la prison. Ce captif raconta au voyageur
prussien qu’il était le «prince d’Arménie», dont l’affaire avait causé
tant de bruit à Berlin.

Pourquoi l’ex-prince était-il réduit à la condition de prisonnier
d’État? C’est ce que M. Gustave Rasch a négligé de nous apprendre; mais
il est probable que, contrairement au cas de Bilboquet dans les
_Saltimbanques_, la politique n’était pas étrangère à l’événement.



V

M. de Hinkeldey et M. Stieber à la tête de la police.--Comment étaient
traités les créanciers de MM. les officiers.--Ordre du roi de supprimer
les tripots.--L’expédition de M. de Hinkeldey au _Jockey-Club_.--Les
susceptibilités de M. de Rochow.--Affront public fait à M. de
Hinkeldey.--Celui-ci prend la résolution de se battre.--Un dîner de gala
à Potsdam.--M. le pasteur Richter.--M. de Hinkeldey est tué par M. de
Rochow.--Souscription à la Bourse de Berlin.--Le roi suit le convoi de
M. de Hinkeldey.--Le prince Napoléon à Berlin.--Folie et mort de
Frédéric-Guillaume.


Nous arrivons maintenant à un événement des plus poignants, qui eut une
grande portée politique, et qui, en précipitant peut-être le dénouement
d’une crise, provoqua un changement de front dans les procédés et la
manière d’être oppressive et tracassière de la police prussienne. Nous
voulons parler du duel dans lequel fut tué d’un coup de pistolet le
grand maître de cette police, le confident de Frédéric-Guillaume, M. de
Hinkeldey.

Pour comprendre les origines de cette rencontre, qui se termina d’une
façon si tragique, il est nécessaire que nous disions encore quelques
mots de cette police, qui, avec MM. de Hinkeldey et Stieber pour chefs,
fut l’instrument par excellence de la réaction en Prusse, alors que
l’état de siège et la dictature militaire avaient cessé depuis
longtemps.

Cette police était un véritable Protée; elle revêtait toutes les formes,
s’affublait de tous les costumes, se manifestait sous toutes les
espèces. Elle se mêlait de ce qui ne la regardait et de ce qui ne la
concernait pas; elle était une complice pour ceux qui jouissaient de
hautes protections ou à qui était familier l’art de gagner les bonnes
grâces de ses séides; par contre, elle inspirait la terreur à tous ceux
qui ne réunissaient pas les conditions indiquées. M. Stieber et ses
sous-ordres avaient surtout à intervenir dans les contestations entre
créanciers et débiteurs. En pareil cas, on arrêtait tout simplement les
débiteurs récalcitrants ou les créanciers trop exigeants (selon que
l’adversaire de l’un ou de l’autre s’était _entendu_ avec l’autorité) et
on les gardait sous clef jusqu’à ce qu’ils se fussent arrangés avec
l’autre partie. Il va sans dire que celles des parties pour qui la
police s’était mise en campagne ne manquait pas de témoigner sa
reconnaissance en espèces sonnantes et trébuchantes. C’était là le
casuel attaché aux différentes places; et franchement, comme tout ce
monde de fonctionnaires était assez chichement payé, il ne faut pas
s’étonner si ces messieurs battaient monnaie comme ils pouvaient.

L’intervention de la police était surtout fréquente quand il s’agissait
de dettes d’officiers. Hâtons-nous de dire que les individus contre
lesquels on procédait n’étaient pas bien intéressants. Il s’agissait, la
plupart du temps, d’affreux usuriers, de marchands de crocodiles
empaillés comptant 100 à 1,000 (oui, mille pour cent!) d’intérêts, et
parfois même de véritables escrocs, qui faisaient souscrire des billets,
promettaient de les «passer» et ne remettaient rien à leur victime, qui,
à l’échéance, était cependant obligée de payer l’effet. Ces oiseaux aux
griffes et au bec crochus ne se contentaient pas de billets, ils
exigeaient de leurs créanciers un «revers» dans lequel ceux-ci
s’engageaient SUR LEUR HONNEUR DE GENTILHOMME ET D’OFFICIER à payer à
l’échéance l’effet souscrit.

Ce document s’appelait un _Ehrenschein_.

Entre les mains de l’usurier, c’était une arme terrible; car, si le
non-payement de la valeur souscrite n’exposait le malheureux qu’à des
poursuites civiles, la production de l’_Ehrenschein_ pouvait le faire
chasser ignominieusement de l’armée et le mettre au ban de la société.

Les officiers contractaient beaucoup de dettes; ils y étaient forcés par
l’exiguïté de leur solde, et puis c’était de bon ton. Il y eut de
nombreux suicides et des désertions, à un tel point que le roi
Frédéric-Guillaume s’en émut.

Il fit appeler Stieber à Potsdam.

--Il faut que vous tiriez mes officiers des griffes de ces juifs,
dit-il; cela devient inquiétant; informez-vous de tous ceux qui ont des
dettes. Saisissez les billets, faites venir l’usurier et offrez-lui le
remboursement de l’argent réellement avancé avec les intérêts au denier
cinq.

C’était, comme on le voit, le procédé dont use le père Poirier envers
les créanciers de son noble gendre, dans la belle comédie d’Augier.

--Et, demanda Stieber, si l’usurier refuse l’arrangement?

--Alors, il n’aura pas un liard et vous l’enverrez aux cinq cents
diables.

Stieber a déclaré plus tard au cours d’un des procès qui lui furent
intentés pour abus du pouvoir lors de l’avènement du ministère libéral,
que si le roi lui eût donné l’ordre d’arrêter le premier ministre et ses
collègues, il n’aurait pas hésité à exécuter cet ordre, sans se soucier
de la Constitution et des lois existantes.

Il n’eut donc pas le moindre scrupule à agir selon les instructions de
son royal maître. A partir de ce moment, ce fut dans le bureau du chef
de la sûreté que les affaires d’intérêts de MM. les barons, comtes et
autres officiers titrés de la garde furent «arrangées», et aucun de ces
preux ne songea à récuser cette singulière juridiction.

L’usurier était obligé d’en passer absolument par les conditions que lui
imposait son débiteur.

Que pouvait-il faire? La police commençait par s’emparer du billet; si
le porteur se refusait à le livrer, on le fourrait en prison; s’il
l’avait remis à un avocat (faisant fonction d’huissier) pour entamer les
poursuites, un agent de police muni d’un ordre formel se rendait chez
l’homme de loi et s’emparait du titre de la dette. Le débiteur était
libre d’indiquer telle somme qui lui convenait, comme lui ayant été
réellement remise; on ne croyait que sa parole et nullement le dire du
créancier: de cette manière il arrivait que le chrétien, au lieu d’être
volé par le juif, le volait.

Le roi avait déclaré qu’il payerait sur sa cassette le montant des
traites, revu et considérablement réduit, quand l’officier serait trop
pauvre pour acquitter lui-même la somme. A cet effet, Stieber fut mis en
rapport avec le trésorier de la liste civile, M. Schœnnig, qui, à
différentes reprises, lui remit des sommes importantes, trop importantes
même au gré du roi, qui commençait à trouver que ses officiers avaient
le double tort de souscrire trop facilement des billets et d’être trop
souvent insolvables.

Sa Majesté s’entretenait un jour de l’inconvénient de cette situation
avec M. de Hinkeldey, qui ne voyait pas de fort bon œil la faveur
toujours croissante de son subordonné. Bien que son chef hiérarchique ne
l’eût pas proposé le moins du monde pour cette distinction, Stieber
avait reçu tout récemment l’ordre de l’Aigle Rouge. M. de Hinkeldey,
sachant combien cette affaire des dettes d’officiers tenait à cœur au
roi, s’efforça de se rendre utile.

--Voyez-vous, sire, fit-il, ce qui perd nos officiers, c’est le jeu
effréné auquel ils se livrent. Les rapports de mes agents me signalent
tous les jours l’ouverture de nouveaux tripots, où de petites fortunes
sont aventurées sur une carte.

Le roi, qui, depuis quelque temps et surtout depuis l’affaire des
dépêches Teschen, donnait des signes d’une irascibilité nerveuse
extraordinaire, se traduisant par de véritables accès de fureur, frappa
un grand coup de poing sur le guéridon de marbre devant lequel il était
assis:

--Pourquoi tolérez-vous ces tripots?... Parbleu! ces messieurs trouvent
cela très joli et très commode; ils perdent, ils s’en vont faire des
billets, et à l’échéance c’est la cassette royale qui paye. Eh bien!
non, il faut que cela finisse, je ne comprends pas que vous n’ayez pas
encore agi.

--Mais, sire, objecta M. de Hinkeldey, c’est que les hôtes de ces
tripots ne sont pas les premiers venus; il y a parmi eux de grands noms,
même des membres de la Chambre des Seigneurs.

--Qui, par exemple?

--M. de Rochow, sire.

--Oui, il a toujours eu des goûts dissipateurs, celui-là. Où se
réunissent ces messieurs?

--A l’hôtel du Nord, où ils ont créé un «Jockey-Club».

--Eh bien, monsieur de Hinkeldey, j’entends que dans les quarante-huit
heures le Jockey-Club soit fermé et les scellés apposés sur les locaux
où l’on joue; c’est dit, n’est ce pas?

M. de Hinkeldey s’inclina profondément et sortit, ne pouvant réprimer
sur ses lèvres un sourire de satisfaction et de triomphe.

Une vieille inimitié existait entre M. de Hinkeldey et ce comte de
Rochow, issu d’une des plus nobles familles de l’ancienne Prusse. Cette
aristocratie considérait toutes les charges de l’État comme autant de
fiefs qui lui revenaient de droit. Lorsqu’un étranger de petite
extraction arrivait à une position importante, ces messieurs le
regardaient comme un aventurier et ne lui marchandaient pas leur
opinion. A plusieurs reprises, de petits conflits, des froissements
avaient eu lieu entre le directeur de la police et le jeune comte; M. de
Hinkeldey était donc enchanté de pouvoir lui faire sentir son autorité.

                   *       *       *       *       *

Un soir de juillet 1855, pendant que la partie chauffait dans les salons
du Jockey-Club, une expédition s’organisait à l’hôtel de la direction
générale de police. Un commissaire recevait les dernières instructions
du chef, tandis que quatre agents et une douzaine de gendarmes étaient
réunis dans une grande salle voûtée, prêts à partir au premier signal.

A minuit la colonne s’ébranla. Agents et gendarmes rasèrent les maisons
comme des larrons méditant un mauvais coup. Toutes les boutiques étaient
hermétiquement closes, les bons bourgeois de la capitale dormaient du
sommeil du juste, leurs appartements étaient plongés dans l’obscurité la
plus profonde. De loin en loin un rayon de lumière filtrait au ras du
sol, par les soupiraux d’une de ces caves-restaurants qui, moyennant
certains arrangements, avaient le droit de débiter de la bière blanche
et du kummel pendant toute la nuit.

Au milieu de la ville noire et silencieuse, le premier étage de «l’hôtel
du Nord» resplendissait de lumières; quelques fenêtres toutes grandes
ouvertes laissaient pénétrer dans les salons l’air tiède de cette belle
nuit d’été. Les membres du Jockey-Club, croyant n’avoir de comptes à
rendre à personne, ne se cachaient pas.

En se dressant sur la pointe des pieds de l’autre côté du trottoir, le
passant pouvait parfaitement suivre les péripéties des différentes
parties engagées autour de trois tables.

On jouait gros jeu pour l’époque et pour les habitudes modestes de
l’ancien Berlin. L’or était réuni en tas, les rouleaux de thalers et de
doubles thalers s’alignaient à l’infini et les billets de caisse
s’amoncelaient en paquets d’une respectable épaisseur. Le comte de
Rochow tenait la banque; c’était un bel homme, très grand, très sec et
très distingué dans son maintien, un gentilhomme de race. Les autres
joueurs appartenaient tous à l’aristocratie, ils étaient également
officiers de l’armée active ou de la landwehr.

--Messieurs, il y a deux cents frédérics en banque, dit M. de Rochow;
qui est-ce qui les tient?

--Moi! moi! répondirent de plusieurs côtés de jeunes seigneurs; et en
moins d’une minute le tableau fut couvert de nouveaux rouleaux de
monnaie et de liasses fraîches de bank-notes.

--J’abats neuf, fit le banquier;--à vous le sort, ajouta-t-il en
poussant le paquet de cartes vers un des «pontes».

Mais au moment où celui-ci voulut «donner», l’attention des joueurs fut
attirée par un carillon énergique suivi du bruit d’une assez vive
discussion.

Quelques-uns des partenaires quittèrent les tables et coururent aux
fenêtres pour voir ce qui se passait.

Ils aperçurent le portier de l’hôtel se querellant avec plusieurs
individus qui voulaient pénétrer dans l’intérieur de la maison malgré la
résistance du concierge.

A quelque distance, on voyait briller les casques des gendarmes.

--Mais c’est la police! firent quelques jeunes gens, que peut-elle bien
nous vouloir?

--Je vais le savoir, dit M. de Rochow en se levant de son siège.

Quelques instant après, suivi de la plupart des joueurs, il intervenait
dans le colloque très animé entre le portier de l’hôtel et le
commissaire, qui, un ordre à la main, demandait impérieusement qu’on lui
livrât passage ainsi qu’à ses gens.

M. de Rochow protesta très vivement.

--Nous sommes chez nous, nous ne sommes pas des escrocs, nous jouons
entre nous, personne n’a rien à y voir.

--J’ai reçu mes ordres, monsieur le comte, répondit le commissaire,
imperturbable, je suis obligé d’obéir.

M. de Rochow prit le papier et l’examina à la lueur d’un bec de gaz:

--Ah! c’est M. de Hinkeldey, dit-il, qui vous a donné cet ordre, je le
reconnais bien là; eh bien, j’en ferai mon affaire, vous pouvez le lui
dire: il se conduit avec nous comme le dernier des cuistres!

Le commissaire avait profité de ce que la porte était entrebâillée pour
se glisser dans le vestibule de l’hôtel; sur un signe, les agents
l’avaient suivi.

Mais les joueurs n’étaient pas d’humeur à se laisser troubler; à peine
arrivés dans le salon de jeu, le commissaire et son monde se virent
entourés de tous les côtés et sérieusement menacés. Un hobereau
mecklembourgeois taillé en hercule avait saisi un des policiers par la
peau du cou et se disposait tout tranquillement à le jeter par la
fenêtre. Le commissaire avait reçu un formidable coup de poing, quand,
sur un appel, les gendarmes accoururent, bousculant le malencontreux
concierge, qui cherchait toujours à s’opposer à cette invasion. La vue
des uniformes refroidit beaucoup l’ardeur des gentilshommes, à qui la
livrée du roi inspirait instinctivement un certain respect. Ils
laissèrent saisir les enjeux, mettre les scellés et ils sortirent
ensuite jusque sur le trottoir de _Unter den Linden_, où ils passèrent
une bonne partie de la nuit, déblatérant à plein gosier contre la police
et en particulier contre M. de Hinkeldey.

Le lendemain M. le comte de Rochow envoyait des témoins au directeur
général. M. de Hinkeldey reçut très brutalement les envoyés et se
retrancha derrière les obligations professionnelles, d’autant plus
impérieuses dans ce cas, qu’il agissait d’après les ordres du roi. M. de
Rochow écrivit alors une lettre au directeur général de la police, dans
laquelle il le traitait de lâche et lui exprimait tout son mépris. M. de
Hinkeldey jugea bon de ne pas y répondre. Seulement, le soir même il
mettait ce papier sous les yeux du roi.

--Promettez-moi de ne pas vous battre, lui dit Frédéric-Guillaume. C’est
en vertu de mes prescriptions formelles que vous avez agi; s’il vous
arrivait un malheur, c’est sur moi qu’il retomberait.

A la suite de cet incident, la faveur du directeur général de la police
ne fit que croître; il était certainement le personnage le mieux vu de
Sa Majesté; il faisait la pluie et le beau temps à Sans-Souci, où
Frédéric-Guillaume s’était décidément fixé.

Vers le milieu du mois de mars 1856, les officiers de cavalerie de la
landwehr du Brandebourg organisèrent un grand carrousel, qui eut lieu
dans le manège des gardes du corps.

Les meilleurs cavaliers du royaume, costumés en chevaliers du moyen âge,
armés de toutes pièces, montant de superbes chevaux empanachés et
caparaçonnés comme à Bouvines et à Azincourt, suivis de leurs écuyers
portant leurs épées et leurs boucliers, devaient exécuter les plus
brillantes passes d’armes en présence des nobles dames et demoiselles
magnifiquement parées et mollement renversées dans des fauteuils aux
dossiers armoriés, dans des tribunes drapées de brocart et d’étoffes
richement brodées. La cour tout entière, les hauts dignitaires de
l’armée, les grands fonctionnaires, les ambassadeurs avaient été
invités;--seul, soit effet du hasard, soit à dessein, le directeur
général de la police n’avait pas reçu de carton historié et enluminé,
couvert d’arabesques au milieu desquelles se détachaient des lettres
gothiques portant que M. X... était prié d’honorer de sa présence la
fête dont tout le high-life s’entretenait. Déjà la société la plus
aristocratique, la plus exclusive qu’un d’Hozier eût pu rêver, était
rassemblée dans les loges et sur les gradins; des hérauts, dont le
costume emprunté au Musée était d’une authenticité rigoureuse et dont le
pourpoint portait par devant et par derrière l’aigle de Prusse aux ailes
déployées, avaient sonné une fanfare retentissante pour saluer l’entrée
de la famille royale; on n’attendait plus que l’ordre de Sa Majesté pour
commencer les exercices, quand la portière du fond, qui fermait l’entrée
du manège, se souleva, et M. de Hinkeldey, en grand uniforme, avec
toutes ses décorations, parut, donnant le bras à une jeune dame d’une
beauté extraordinaire.

C’était la comtesse R..., celle-là même auprès de qui le malheureux
pseudo-prince d’Arménie avait montré tant d’assiduité, une Autrichienne
de race roturière, qui avait épousé, Dieu sait grâce à quels sortilèges,
un général de S. M. Impériale dont elle portait très allègrement le
deuil. M. de Hinkeldey, connu comme un soupirant malheureux auprès de la
superbe Viennoise, était rayonnant. A l’entrée de l’arène, le couple
s’arrêta quelques instants; le directeur général de la police sembla
chercher du regard un fauteuil disponible pour sa compagne. Il allait
s’avancer, quand un jeune homme en uniforme de dragon bleu, portant au
bras le brassard blanc et noir auquel on reconnaissait les commissaires
de la fête, lui barra le passage. M. de Hinkeldey, malgré son assurance,
pâlit en reconnaissant ce commissaire: c’était M. de Rochow. Celui-ci
s’inclina profondément devant la dame, et d’un ton froidement poli:

--Veuillez me montrer votre invitation, monsieur, dit-il au directeur
général.

M. de Hinkeldey sentit le sang lui monter au visage. Il devint rouge
cramoisi.

--Je n’en ai pas, monsieur, fit-il, en cherchant à se contenir; mais je
suis le directeur général de la police, ajouta-t-il, et comme tel j’ai
le droit d’entrer partout où se trouve Sa Majesté.

--Pardon, monsieur, répondit M. de Rochow avec hauteur; ici le roi est
l’hôte de ses officiers, il est en parfaite sûreté au milieu de nous et
nous n’avons pas besoin de la police pour le garder. Si vous n’avez pas
d’invitation, veuillez vous retirer pour éviter un éclat... Quant à
madame la comtesse, fit le gentilhomme avec une exquise politesse, si
elle veut me faire l’honneur d’accepter mon bras, je la conduirai au
fauteuil qui lui est réservé.

Mme de R..., sans se soucier de son cavalier, remercia M. de Rochow
d’une gracieuse inclinaison de la tête; elle prit le bras que l’officier
lui offrait, et tous deux s’éloignèrent.

Ce petit colloque avait attiré l’attention de quelques spectateurs; la
honte, la confusion et la colère du directeur général en furent
augmentées. «Ah! je le tuerai! je le tuerai!» fit-il en quittant le
manège.

--Où faut-il conduire Votre Excellence? demanda le valet de pied.

--Chez le général Münchhausen, répondit M. de Hinkeldey en montant dans
sa voiture, dont il ferma la portière avec tant de violence que les
vitres volèrent en éclats.

Le général Münchhausen, aide de camp du roi, était le seul qui, dans
tout l’entourage de Frédéric-Guillaume, vît sans jalousie et sans
amertume l’élévation de M. de Hinkeldey. Les deux hommes s’étaient liés
d’une amitié solide. En cette circonstance délicate, la première pensée
de M. de Hinkeldey fut d’aller demander conseil à son ami.

Après avoir écouté le récit du chef de la sûreté:

--Cette fois, dit le général, il est difficile, sinon impossible,
d’éviter une rencontre. L’offense a été publique, il faut une réparation
publique.

--Aussi, dit M. de Hinkeldey, suis-je bien résolu à me battre; vous
serez mon second[20].

  [20] Dans les duels allemands, un seul témoin, un «second», est
    regardé comme suffisant.

--Je ne puis vous refuser ce service, mon ami... Espérons en Dieu et
prions-le de se prononcer pour vous, car vous êtes dans votre bon droit.
Vous savez que M. de Rochow est une des plus fines lames de l’armée;
pour que les chances soient plus égales, nous choisirons le pistolet.

--Je m’en remets complètement à vous; épée ou pistolet, quelle que soit
l’arme qu’on me mettra entre les mains, je saurai la manier, et malheur
au misérable qui m’a humilié devant _elle_!

Le général parut réfléchir quelques instants, puis saisissant les deux
mains de Hinkeldey:

--Oh, mon ami! fit-il d’un ton de prédicateur, souvenez-vous que nous
sommes tous dans la main de Dieu, souvenez-vous aussi des devoirs que
vous avez à remplir envers votre maître et des éventualités qu’il faut
prévoir, même si elles ne devaient pas se réaliser, comme je l’espère
bien.

--Vous avez raison, général, dit froidement le directeur de la police,
et pour vous prouver qu’il n’y a pas besoin de me rappeler au sentiment
du devoir, je vous remets dès à présent cette clef. Elle ouvre une
petite cassette de fer scellée dans l’intérieur du mur de mon cabinet de
travail. Le panneau qui la cache est masqué par le portrait du roi,
au-dessus de mon secrétaire. Il suffit de presser légèrement un clou
doré dans la partie inférieure du cadre pour faire jouer un ressort et
ouvrir le panneau. Dans cette cassette se trouvent rangés, par ordre de
date et soigneusement classés, tous les papiers secrets de la police, et
notamment les lettres que notre maître m’a fait la grâce de m’adresser.
S’il m’arrive malheur, vous remettrez cette clef à Sa Majesté; nul ne
doit toucher à ces archives secrètes avant lui!

M. de Münchhausen prit d’un air solennel la petite clef en fer forgé:

--Je suis sûr, dit-il, que demain, à la même heure, je vous aurai rendu
cette clef, mais ce que vous faites là est d’un noble et digne serviteur
de la royauté! Dans deux heures, M. de Rochow aura reçu votre cartel, et
ce soir je m’aboucherai avec son second. Irez-vous au dîner donné au
palais en l’honneur de l’ambassadeur de Suède?

--Sans doute, le maître ne doit pas avoir le moindre soupçon; vous savez
avec quelle insistance il m’a défendu de me battre.

--Eh bien, après le repas, nous aurons occasion de nous rencontrer
pendant quelques instants dans une embrasure de fenêtre, ou dans quelque
coin,--je vous communiquerai ce qui aura été décidé.

                   *       *       *       *       *

Une neige épaisse était tombée vers le soir, après le carrousel. De ses
longues nappes blanches, étendues sans pli, elle couvrait la grande
avenue conduisant de la gare de Potsdam au château de Frédéric le Grand.
Il avait suffi de quelques heures pour changer en un paysage sibérien,
en une froide plaine glacée, les plus beaux gazons de ce parc
servilement copié sur celui de Versailles. Les arbres, mélancoliquement
alignés, laissaient pendre leurs branches, auxquelles étaient accrochées
des draperies de neige. Çà et là se dressait une statue de déesse ou
d’Amour dont la nudité frissonnante était à demi voilée par un manteau
d’hermine. Les voitures avançaient péniblement, soulevant avec leurs
roues de gros paquets de neige qui retombaient en s’effritant. Le cou
tendu, les naseaux fumants, les chevaux marchaient avec lenteur et sans
bruit, comme sur de la ouate.

Les calèches des invités au dîner de la cour pénétraient dans le parc
par la grande grille; puis, tournant pour gagner le perron, elles
s’arrêtaient devant le vestibule du rez-de-chaussée, qui précédait la
salle à manger où était dressé le couvert de trente-deux personnes. Les
hôtes étaient tous des ambassadeurs ou des généraux; le ministre de
Manteuffel et M. de Hinkeldey étaient les seuls hauts fonctionnaires
civils admis ce jour-là à la table royale. Quand M. de Hinkeldey, l’air
hautain, revêtu de son grand uniforme, la poitrine constellée de
décorations, pénétra dans le salon, des propos rapides et des
clignements d’yeux s’échangèrent autour de lui; il surprit au milieu des
chuchotements les mots de «carrousel», «comtesse de R...»; évidemment
son aventure ou sa mésaventure était connue et donnait lieu à des
commentaires indiscrets ou malveillants.

Le roi, depuis deux jours assez souffrant, fit un effort pour se lever
du fauteuil dans lequel il était assis, et allant au-devant de M. de
Hinkeldey, il lui tendit la main. Aussitôt les conversations à demi voix
cessèrent.

L’heure du dîner ayant sonné, Frédéric-Guillaume offrit le bras à la
reine et se dirigea vers la salle à manger.

L’ambassadrice de Suède,--le dîner était donné en l’honneur de son
mari,--s’assit à la gauche du roi, tandis que l’ambassadeur prit place à
côté de la reine. Le repas eut lieu selon l’étiquette: des valets
gigantesques revêtus d’une livrée chamois ornée de broderies, de tresses
et d’aiguillettes, passaient silencieusement les plats, emplissaient les
verres, tandis que les convives échangeaient quelques mots sans élever
la voix. Selon son habitude le roi mangea peu mais but beaucoup. Du
sherry, servi après le potage, il passa au vin de Champagne, et après
chaque rasade son humeur devenait moins officielle et plus expansive.

Quand on fut passé dans le salon, le roi aborda de nouveau M. de
Hinkeldey et lui demanda pourquoi il n’avait pas été au
tournoi.--«Affaire de service, n’est-ce pas?» dit Sa Majesté.

Le chef de la police s’inclina silencieusement.

Le roi parla de la petite fête, loua fort l’habileté déployée par
plusieurs écuyers pendant les différents exercices. «On reconnaît bien à
première vue, ajouta-t-il, ceux qui, dans leur précédente vie, ont déjà
été des hommes d’armes, et qui, au moyen âge, se sont mesurés dans de
vrais tournois ou dans des jugements de Dieu.

«Vous riez, messieurs, fit Frédéric-Guillaume en apercevant quelques
sourires discrets sur des lèvres de diplomates, tandis que les invités
qui ne venaient pas fréquemment à la cour se regardaient d’un air
étonné, mais je vous assure que je ne plaisante pas, je crois fermement
à une existence antérieure, à une continuité de l’être ou de l’âme sous
une forme physique différente... La métempsycose n’a rien d’absurde...
Et c’est peut-être un des privilèges royaux de pouvoir se souvenir de ce
qu’on a fait et de ce qu’on a été... Ainsi moi, par exemple, je me
rappelle très bien avoir vécu dans une petite cour d’Italie, en 1456...
Quel beau palais! Quels jardins superbes! Et quelle musique, mesdames!
Et quelles adorables princesses, messieurs! Il me semble y être encore.
Le duc passait des journées entières à la chasse. De temps en temps on
rencontrait un paysan, et Son Altesse, selon son humeur, lui jetait une
bourse remplie de sequins ou le faisait pendre aux branches de l’arbre
le plus proche... Le duc ne pouvait se passer de moi, je ne le quittais
pas d’une semelle... Il m’aimait beaucoup, car je l’amusais, j’étais son
bouffon...»

Les courtisans les plus habitués aux divagations du maître échangeaient
maintenant des regards inquiets.

--Que dites-vous de cela, monsieur de Humboldt? demanda brusquement le
roi.

L’illustre savant répondit d’une voix grave et avec beaucoup de
sang-froid:

--Je crois, sire, que vous venez de lire le dernier ouvrage du
professeur Gaunesar sur la métempsycose, et que cette lecture a frappé
votre belle et vive imagination au point de lui ouvrir les mêmes
horizons qu’à un pauvre diable de poète. Comme vous avez une
prédilection pour l’Italie, le cadre s’est trouvé tout naturellement...

--Alors vous croyez que j’invente ou que je vous conte des histoires
pour me moquer de vous?...

--Non, sire, non; mais...

Et le bon savant se mit à expliquer l’effet de certaines lectures sur
les organisations d’élite «comme celle du roi». Son discours, qui dura
une demi-heure, eut le don de faire revenir Sa Majesté à elle. M. de
Humboldt fut écouté avec la plus profonde attention par toute
l’assistance.

Seul, le général de Gerlach, selon son habitude, s’était installé dans
un fauteuil; il avait écouté d’abord le roi causant avec M. de
Hinkeldey, mais peu à peu la fatigue et une digestion laborieuse eurent
raison du conseiller intime du souverain. Il ferma les yeux et ne bougea
plus; en revanche des sons gutturaux très significatifs s’échappaient de
ses narines.

Quand l’éloquent Humboldt jugea enfin à propos de s’arrêter, cette
petite musique nocturne emplit seule le salon.

Alors le roi, frappant sur l’épaule de son aide de camp:

--Voyons, Gerlach, lui dit-il, dormez si vous voulez, mais ne ronflez
pas si fort[21]!

  [21] Historique.

Le lendemain matin, à sept heures, la voiture du général de Münchhausen
s’arrêtait devant l’hôtel de la police. Le général n’était pas seul. Un
homme correctement vêtu de noir, coiffé d’un petit chapeau à larges
bords, comme en portaient les _quakers_, l’accompagnait. Les deux hommes
montèrent lentement un petit escalier étroit qui conduisait directement,
sans passer par les bureaux, dans le logement du chef de la sûreté. Au
second étage, ils s’arrêtèrent. M. de Münchhausen frappa discrètement
trois coups.

Un vieux domestique vêtu d’une livrée noire introduisit le général et
son compagnon dans la chambre à coucher de M. de Hinkeldey. Le lit, au
fond de la pièce, n’était pas défait, des monceaux de cendres, des
débris de papiers à demi consumés montraient à quelle occupation le
directeur de la police avait consacré une partie de la nuit.

--Je suis prêt, fit M. de Hinkeldey en se levant.

Ce fut alors seulement qu’il aperçut le compagnon de M. de Münchhausen.

--Oh! monsieur le pasteur, vous êtes venu aussi; j’espère que vous
n’aurez pas besoin de m’assister à l’article de la mort, mais néanmoins
je vous remercie, ajouta-t-il avec un sourire.

Le pasteur Richter, de la secte des _Herrenhüter_[22], qui luttaient
alors d’influence avec les piétistes, prit un air inspiré:

  [22] Anabaptistes.

--Mon fils, je ne suis pas venu pour vous assister pendant le combat, je
suis venu pour vous rappeler que le Seigneur défend de verser le sang...
N’acceptez pas cette rencontre; au nom de Dieu, n’y allez pas!...

--Au point où en sont les choses, c’est impossible. Qu’en dites-vous,
Münchhausen? fit M. de Hinkeldey, fort surpris.

Le général parut méditer quelques instants:

--Moi aussi, j’ai cru d’abord qu’il ne vous était plus possible de
reculer, et la demande de notre savant et vénérable ami m’avait paru
inadmissible. Mais j’ai réfléchi à votre position, et surtout à la
promesse que vous avez faite au roi de ne pas vous battre. Cette
promesse est une promesse sacrée. Vous avez été en butte à l’inimitié de
votre adversaire parce que vous avez agi selon les ordres de votre
maître; il s’agit de service officiel et non d’affaire personnelle; par
conséquent, restez chez vous, votre honneur est hors de cause, votre
conscience vous absoudra.

--Et puis, Dieu vous approuvera! fit le pasteur avec componction, en
joignant les mains. Que vous importe le monde?

Mais le directeur général de la police, déjà chancelant et décidé
peut-être à céder, car il n’était pas d’un tempérament ferrailleur, vit
surgir devant lui la figure charmante et railleuse à la fois de la
comtesse de R... Il se rappela le coup d’œil qu’elle lui avait jeté
lorsqu’elle s’éloignait au bras du comte de Rochow; M. de Hinkeldey se
dit qu’il n’oserait jamais reparaître devant elle, s’il ne lavait dans
le sang l’affront qu’il avait subi en sa présence.

Brusquement, comme pour rendre inutile toute nouvelle discussion:

--Partons, partons, messieurs, s’écria-t-il.

Et il sortit le premier.

La voiture fut rapidement hors de Berlin. Elle prit la direction de la
petite ville de Charlottenbourg, qui est rattachée aujourd’hui à la
capitale par une suite non interrompue de constructions, mais qui,
alors, était une localité distincte, habitée par des rentiers et des
petits fonctionnaires, attirés là par le bon marché relatif des loyers.

Rendez-vous avait été pris dans un champ situé au delà de
Charlottenbourg, et appelé la _Hasenheide_[23].

  [23] La Bruyère aux lièvres.

La voiture s’arrêta sur la grand’route.

M. de Hinkeldey, le général et le pasteur suivirent pendant quelque
temps la chaussée durcie par la gelée; puis ils coupèrent à travers
champs, dans la direction d’un petit bouquet de bois. La neige tombée la
veille s’était solidifiée, elle brillait de mille paillettes et craquait
comme du verre sous leurs pas. Après cinq minutes de marche, ces
messieurs aperçurent le comte de Rochow qui les attendait en fumant son
cigare. Il était accompagné d’un parent qui devait lui servir de second.

Les adversaires se saluèrent avec froideur. Les seconds tirèrent les
pistolets au sort, puis placèrent M. de Hinkeldey et M. de Rochow l’un
en face de l’autre, à cinquante pas.

Au signal donné, les deux coups partirent en même temps.

Mais quand la fumée se fut dissipée, on ne vit plus que M. de Rochow
debout.

Son adversaire gisait sur la neige, comme une masse inerte; un flot de
sang sortait de sa bouche.

Le pasteur et le général s’élancèrent vers M. de Hinkeldey. Ils ne
relevèrent qu’un cadavre. Le cœur avait cessé de battre. La mort avait
été instantanée.

Tandis que M. de Rochow et son second s’éloignaient tranquillement et
regagnaient l’équipage qui les avait amenés, le général de Münchhausen
contemplait le corps inanimé de son ami avec toute l’attention, tout le
recueillement qu’il convenait de consacrer non seulement à un homme
mort, mais à un système politique qui s’écroulait.

Le pasteur s’était agenouillé et priait.

Dans la soirée, la nouvelle de la catastrophe se répandit dans la ville.
On l’accueillit avec des sentiments très divers. Certes M. de Hinkeldey
était détesté de la plus grande partie de la population; ses procédés
terroristes, ses mesures arbitraires, qui pesaient lourdement sur
chacun, ne lui avaient pas créé des amis. Il semblait que l’on était
plus à l’aise, qu’on respirait, depuis que le fatal coup de pistolet
avait retenti dans la plaine de la «Hasenheide». Pourtant il n’y eut
aucune explosion de joie, aucune démonstration malséante; au contraire,
on vit avec surprise le vent de la faveur populaire changer de
direction. Maintenant que le policier était mort, on se prononçait en sa
faveur et contre son meurtrier. La _Gazette nationale_, organe des
libéraux, écrivait que M. de Hinkeldey n’avait pas un ennemi dans le
peuple.

Si, en réalité, M. de Hinkeldey n’était guère aimé par les Berlinois, on
détestait et l’on redoutait bien davantage le parti petit mais puissant
auquel appartenait son adversaire, le «parti féodal», le clan des
hobereaux, pour qui, selon l’expression du prince de Windischgraetz,
«tous les hommes qui n’étaient pas pour le moins barons ne comptaient
pas.» Tout récemment, M. de Hinkeldey avait été violemment pris à partie
par l’organe féodal par excellence, la _Gazette de la Croix_, et le
public, qui avait suivi cette polémique avec beaucoup d’intérêt, croyait
que le duel était une suite toute naturelle de ces attaques; et puisque
le représentant des féodaux était sorti vainqueur de la lutte, son parti
ne devait pas tarder à recueillir les fruits de la victoire. Or,
réaction pour réaction, on préférait encore aux traditions des _Junker_,
qui ramèneraient l’ancien régime, le système bureaucratique et
pseudo-constitutionnel auquel se rattachait le chef de la police.

Quand on sut que M. de Hinkeldey, qui n’avait pour toutes ressources que
les appointements de sa place, laissait sa famille dans une situation
financière fâcheuse, une souscription s’ouvrit immédiatement à la
Bourse; en quelques heures elle produisit plus de cinquante mille
francs.

Quelle animation offrait alors la Bourse de Berlin! Une foule fiévreuse
s’agitait à l’intérieur et autour de l’édifice, un public affolé se
ruait à l’assaut de la spéculation et de la richesse. L’agiotage avait
mis toutes les têtes à l’envers. En quelques heures, comme par
enchantement, surgissaient des centaines de maisons de banque et de
sociétés par actions qui étaient autant de prétextes de hausse et
d’émissions nouvelles, Quand les faiseurs demandaient cinq millions, on
leur en apportait dix, vingt, trente; les fortunes les plus fantastiques
s’édifiaient en un jour... et s’écroulaient le lendemain, entre l’aurore
et le crépuscule. Et tandis que les nobles de vieille race, qui
n’avaient pas pris part à la danse hébraïque autour du Veau d’Or,
étaient relégués au troisième plan et faisaient triste figure, les
banquiers et les spéculateurs tenaient le haut du pavé, éblouissaient
tout le monde par le luxe de leurs équipages et de leurs maîtresses.

Cinquante mille francs pour les tripoteurs berlinois de 1856, c’était
une goutte d’eau échappée de la coupe pleine!

Lorsque vers midi le général Münchhausen se présenta à Sans-Souci pour
porter au roi la triste nouvelle, il trouva Sa Majesté en proie à la
plus vive impatience.

Frédéric-Guillaume avait fait demander M. de Hinkeldey à plusieurs
reprises, par le télégraphe d’abord, puis par un aide de camp; mais le
grand maître de police n’était pas encore venu. Le roi, très contrarié
de ce retard, était de fort mauvaise humeur. En dépit de toutes les
précautions qu’on avait prises, le vol des dépêches s’était ébruité, et
les journaux anglais le relataient tout au long avec des commentaires
d’une extrême malveillance[24]. Frédéric-Guillaume voulait absolument
connaître l’auteur de ces nouvelles indiscrétions. M. de Hinkeldey seul
était capable de le découvrir.

  [24] Voir un curieux article du _Times_, du mois de mars 1856,
    signalant avec indignation la conduite d’un ministre prussien
    faisant espionner et surveiller les gens de l’entourage du roi.
    «Jamais chose pareille ne s’est vue et ne se verrait en Angleterre,»
    ajoutait le _Times_.

Le général Münchhausen ne savait par quel bout commencer pour annoncer
au roi la mort de son chef de police.

S’inclinant profondément, il présenta à Sa Majesté la lettre que M. de
Hinkeldey lui avait remise la veille. Dans cette lettre, l’adversaire de
M. de Rochow demandait pardon à son souverain de manquer à sa promesse
et d’enfreindre la loi en allant sur le terrain. Il priait Sa Majesté
d’accepter sa démission.

Le roi n’acheva pas la lecture de cette lettre; d’un geste d’impatience
il la jeta sur la table:

--Je n’ai que faire de sa démission, s’écria-t-il. J’ai besoin de le
voir, je veux le voir, je l’ai attendu toute la matinée... Le duel
s’est-il bien passé, au moins?... Dites-lui qu’il vienne me le
raconter...

--Sire, balbutia le général...

Le roi remarqua l’extrême pâleur de son adjudant:

--Eh bien! fit-il, que s’est-il passé?... A-t-il tué son adversaire? Ce
serait grave!... Non... C’est Hinkeldey qui a été blessé?... Dites vite,
que j’aille le voir... Répondez donc!

--Hélas, sire, c’est trop tard... Hinkeldey n’est plus!

Le roi fut comme anéanti.

Une pâleur mortelle se répandit sur ses traits; il resta un moment sans
pouvoir articuler une parole.

--Mort!... tué! dit-il enfin d’une voix sourde, comme se parlant à
lui-même... Tué à cause de moi! C’est sur mon ordre qu’il a fait une
descente dans leur tripot... On l’a insulté, on l’a provoqué... il a dû
se battre à cause de moi!... Je l’ai poussé dans la tombe... Dieu me
pardonnera-t-il?

A l’abattement profond, accablant, dans lequel était tombé Sa Majesté,
succéda un de ces accès de violente colère qui, par leur fréquence,
donnaient déjà de sérieuses inquiétudes aux médecins de
Frédéric-Guillaume.

--Ah! c’est vous, général, s’écria-t-il, qui lui avez servi de second!
Eh bien, je vous destitue de vos fonctions, je vous chasse, je vous
bannis... Je ne veux plus vous voir... Vous entendez?

--Mais sire, essaya de répliquer M. de Münchhausen...

--Laissez-moi, ne me parlez pas, je vous déteste, vous me faites
horreur... Sortez, je vous chasse!

Une contraction nerveuse donnait à la figure du roi un aspect effrayant.
Il y avait aussi dans son regard une fixité étrange. M. de Münchhausen
eut peur et sortit. Il courut chez le premier médecin de Sa Majesté,
l’avertir que son auguste maître aurait très probablement besoin de ses
soins. Puis il partit le soir même pour la campagne.

Sa disgrâce ne fut pas longue.

Quelques jours après, il était rappelé et il reprenait ses fonctions au
palais.

M. de Rochow s’était présenté dès la première heure chez le juge
d’instruction, et, sur l’ordre de ce magistrat, il avait dû se
constituer prisonnier. Mais vingt-quatre heures ne s’étaient pas
écoulées que le jeune gentilhomme était réclamé par l’autorité
militaire.

Aux yeux de la _Commandature_, le duel n’était pas un délit entraînant
une détention préventive, et comme l’adversaire de M. de Hinkeldey était
officier de la réserve, il fut mis en liberté.

M. de Rochow put reprendre son siège à la Chambre haute. La veille, le
président de cette assemblée, le prince de Hohenlohe, avait exprimé en
ces termes la sympathie qu’il éprouvait pour M. de Rochow:

«Un de nos collègues, placé entre la loi du pays et les exigences de
l’honneur, a obéi à celles-ci, ce qui l’a empêché de se trouver au
milieu de nous.»

L’enterrement de M. de Hinkeldey eut lieu le 17 mars.

Le roi voulut accompagner jusqu’au cimetière celui qui avait été son
fidèle serviteur.

Malgré les bruits alarmants mis en circulation, malgré la menace d’un
projet d’attentat contre sa personne, Frédéric-Guillaume ne recula pas.
Ses conseillers eurent beau le supplier de ne pas se montrer en public,
la reine elle-même se jeta à ses genoux pour le dissuader de sortir, il
resta inébranlable. Auteur moral et involontaire du duel entre Hinkeldey
et M. de Rochow, il devait, disait-il, cette dernière marque
d’attachement et de reconnaissance à un collaborateur dévoué.

Stieber, qui avait remis à Sa Majesté la cassette de fer renfermant les
papiers du défunt, avait du reste garanti sur sa tête que le roi ne
courait aucun risque.

Tout se passa en effet le plus correctement du monde.

Le carrosse du roi venait immédiatement après le char funèbre, et
pendant le long trajet de la maison mortuaire au cimetière, on vit plus
d’une fois Sa Majesté essuyer ses larmes.

Une foule immense et respectueusement silencieuse s’était massée sur le
passage du cortège.

Rentré au palais, Frédéric-Guillaume fut pris d’une syncope. Et à partir
de ce jour, sa santé déclina rapidement, certaines perturbations
cérébrales se produisirent, qui inquiétèrent vivement ses médecins.
C’étaient des troubles accidentels ou fébriles de la raison, des
hallucinations qui l’obsédaient dès qu’il était couché. A ses côtés, il
voyait le cadavre de son ami Hinkeldey, remuant les yeux et le regardant
d’un air de reproche. C’est en vain qu’il cachait sa tête dans ses mains
ou sous les draps, la funèbre vision était toujours là, devant lui. Son
caractère changeait. Il interprétait tout en mal. Le cours de ses
pensées semblait se ralentir, s’épuiser. Il répétait les mêmes mots; il
y avait des arrêts dans ses paroles; et son écriture était devenue un
barbouillage indéchiffrable. Des mots manquaient, des lettres étaient
tronquées, les jambages se heurtaient, couraient en zigzags, couverts de
ratures et de taches d’encre. L’intonation de la voix n’était plus la
même.

Ces symptômes étaient trop alarmants pour que les médecins n’agissent
pas avec toutes les ressources de la science. Ils parvinrent, sinon à
pallier le mal, du moins à en arrêter les trop rapides progrès.

Mais une crise inévitable était prochaine.

                   *       *       *       *       *

Le 16 septembre 1857, il y eut grande parade sur la _Schlossfreiheit_,
c’est-à-dire sur la place circulaire et très large qui s’étend devant le
Vieux Château royal, à Berlin. La plus grande partie de la garnison de
la capitale défila aux sons des fifres et des tambours devant la statue
équestre du «vieux Fritz».

En passant au pied de l’image de granit du conquérant de la Silésie, les
grenadiers présentaient les armes à la fois à la statue et aux
personnages vivants qui se tenaient groupés devant le piédestal.

Le roi Frédéric-Guillaume était là, à la tête d’un nombreux état-major.
Il avait à sa droite un général portant l’uniforme français, que les
vétérans à barbe grise, décorés de la Croix de Fer de 1813, regardaient
avec stupeur, comme le spectre ressuscité du héros légendaire
d’Austerlitz et d’Iéna.

Ce n’était pourtant pas Napoléon 1er sorti de son tombeau de marbre des
Invalides pour venir parader à Berlin; ce n’était que son neveu, le
prince Jérôme, fils du roi de Westphalie, envoyé en Allemagne par son
impérial cousin Napoléon III afin de sonder le roi de Prusse et son
entourage sur l’éventualité d’une alliance contre l’Autriche, dont la
politique éveillait alors de plus en plus les susceptibilités des
Tuileries.

Une série de fêtes avait été organisée en l’honneur de celui que les
feuilles officielles traitaient d’Altesse, mais que le _Kladeradatsch_
appelait irrévérencieusement Plon-Plon.

Cette revue clôturait le programme dressé par le grand maréchal de la
cour, car depuis longtemps le roi ne s’occupait plus de rien. Sa santé,
sérieusement ébranlée, s’était cependant un peu remise, mais pas au
point de lui permettre de donner de nouveau ses soins aux affaires.

Il avait tenu à prendre part à toutes les fêtes, les fatigues qu’il en
avait ressenties l’avaient fortement éprouvé. Le matin, il était tombé
en syncope; peu s’en était fallu que l’on décommandât la parade. Mais
par un singulier effort d’énergie, il fit assez bonne contenance pendant
la revue, bien qu’il ne répondît que par des monosyllabes aux
compliments flatteurs que le prince Napoléon lui adressait sur la bonne
tenue de ses troupes et la précision de leurs mouvements.

Quand la revue fut terminée, on vit défiler devant le roi et la statue
du «vieux Fritz» les plus beaux équipages de Berlin. Il y avait là toute
la noblesse et tout le corps diplomatique.

Dans une des dernières calèches, le roi reconnut Mme de R..., la belle
Autrichienne, en compagnie du comte de Rochow, le meurtrier de
Hinkeldey.

Aussitôt la figure du roi changea; le souvenir funeste de la tragédie de
Charlottenbourg revint à son esprit dans toute sa sanglante horreur. Il
s’imagina revoir devant lui le cadavre de Hinkeldey. Ses hallucinations
étaient revenues.

C’est à peine si, arrivé devant le palais, il eut la force de descendre
de cheval et de monter dans la chaise de poste qui le ramena au galop à
Sans-Souci.

Deux domestiques durent le soutenir pour l’aider à monter dans ses
appartements. Entré dans sa chambre à coucher, il s’assit devant un
petit guéridon sur lequel il y avait toujours un flacon d’eau-de-vie de
grains et un de kummel Gilka comme en boivent les maçons.

Il prit le flacon de kummel et se mit à le vider à gorgées bruyantes,
précipitées, le goulot sur les lèvres. Les deux valets de chambre se
tenaient à ses côtés, respectueux et impassibles, comme des gens
habitués à un pareil spectacle. En vain les médecins avaient prescrit à
Sa Majesté un régime rigoureux s’il voulait éviter d’autres crises.
Pendant quelque temps, il s’était modéré dans son abus des boissons
alcooliques, et sa santé s’était un peu rétablie; mais depuis un mois,
même le champagne, qu’il aimait tant jadis, n’avait plus de saveur pour
son royal gosier; il lui fallait de l’alcool, du «dur», comme disent les
ivrognes de profession.

Quand il eut fini le flacon, un sourire hébété dérida sa figure; il
demanda qu’on le couchât; tout tournait autour de lui. Il parlait par
saccades, avec beaucoup de peine, comme si sa bouche eût été pleine de
bouillie. Une écume blanchâtre moussait au coin de ses lèvres. Ses yeux,
aux pupilles horriblement dilatées, étaient hagards. Il contractait ses
membres, serrait les poings, se pelotonnait, comme sous une impression
de terreur, au fond du lit.

Les deux valets de chambre, effrayés, firent immédiatement chercher le
médecin.

Quand celui-ci arriva, Frédéric-Guillaume était en proie à une crise
terrible:

--Ah! brigands... hurlait-il; et à tort et à travers il agitait ses bras
nus pour se défendre contre des fantômes imaginaires.

L’ivresse l’avait plongé dans cette prostration du rêve accompagné
d’hallucinations et de cauchemars, qui est le commencement de la folie.

L’agitation produite par l’irritation du cerveau et l’excitation des
liqueurs alcooliques se prolongea pendant plusieurs jours. Puis, sous
l’action de remèdes puissants, les convulsions douloureuses des muscles
cessèrent; il y eut une accalmie; mais les médecins ne purent rien
contre l’oblitération des facultés mentales. Les idées étaient de plus
en plus confuses, incohérentes, l’imagination déréglée, le discernement
obscurci. On eût dit qu’il rêvait tout haut.

Souvent, il restait des heures entières sans rien dire, muet, assis dans
son fauteuil, les regards fixés sur quelque chose qu’il voyait dans le
monde imaginaire où il était.

Quand on lui demandait des nouvelles de sa santé, il répondait: «Vous
voulez savoir comment va le roi Frédéric? Mais il n’y a plus de roi
Frédéric. Il est mort. Ils l’ont assassiné avec Hinkeldey. Ce que vous
voyez devant vous est un mannequin qui lui ressemble. Vous devriez bien
leur dire d’en faire un autre. Ce rôle de mannequin est ridicule et
fatigant.»

Parfois, il se sentait si lourd qu’il ne pouvait marcher, ou si léger
qu’il voulait voler, ou si gros qu’il ne pouvait plus remuer dans la
chambre qu’il croyait remplir tout entière.

Il vieillissait et maigrissait à vue d’œil. Il ne mangeait plus et
demandait toujours à boire. A la tombée de la nuit, des peurs subites le
prenaient, secouant tout son corps, provoquant un roulement convulsif
des yeux.

Il traîna ainsi pendant trois ans, n’étant plus que l’ombre de lui-même.

Son état fut soigneusement caché au public. Son frère, le prince de
Prusse[25], exigea que la régence lui fût conférée.

  [25] L’empereur actuel.

Enfin, un soir, le 30 décembre 1860, Frédéric-Guillaume s’éteignit
doucement et presque oublié.

On l’enterra, conformément au vœu qu’il avait exprimé, dans la petite
église de la Paix, à Potsdam.



VI

Entrevue secrète d’un journaliste prussien avec un homme
d’État autrichien.--Mission confidentielle de M. Wollheim en
Italie.--Son retour à Paris.--Ses relations avec M. de Girardin et
l’_Agence Havas_.--Petit voyage à la recherche de subventions
allemandes.--Entretien de M. de Bismarck avec M. Wollheim.--M. le
chevalier retourne au service de la Prusse.--Son voyage de Berlin à
Reims pendant la campagne de 1870.--Il se fait passer pour un
Espagnol.--M. Wollheim, rédacteur en chef du _Moniteur de
Reims_.--Instructions relatives à la presse française.--M. de
Saufkirchen et la peste bovine.--Un duel ridicule.--Gracieuse
hospitalité de la veuve Pomery.--Perte des traces du «reptile» Wollheim.


Bien que l’hôtel de Bristol ne ressemble guère à un hôtel, car ce mot
n’est pas même inscrit au-dessus de ses deux portes sévèrement encadrées
de noir qui donnent sur la place Vendôme et conduisent chacune dans une
cour différente, il n’est pas de Parisien un peu au courant de Paris qui
ne le connaisse et sache que c’est encore aujourd’hui un des hôtels les
plus fashionables de la capitale. Son extérieur correct, ne se
distinguant presque pas de celui des aristocratiques hôtels particuliers
qui l’entourent, indique une clientèle sérieuse et choisie d’hommes
d’État, de diplomates, d’ambassadeurs, de hauts dignitaires étrangers.
Là, rien du va-et-vient étourdissant et banal de ces grands
caravansérails modernes qui ressemblent à des Babels où se confondent
toutes les langues et toutes les nationalités. Les escaliers et les
couloirs sont discrets et silencieux. Pas de nuées de sommeliers qui
s’abattent sur vous, pas de portier en uniforme et à casquette galonnée
posté en sentinelle; on se croirait dans une maison privée, on y est
aussi tranquille et à l’aise que chez soi.

Déjà sous Louis-Philippe les grands seigneurs venant de Londres, de
Vienne ou de Berlin, descendaient de préférence à l’hôtel de Bristol,
dont ils savaient mieux que personne apprécier la nuance de tenue. Mme
de Montijo et sa fille, qui habitaient place Vendôme, y faisaient de
fréquentes apparitions. En 1848, le prince Napoléon y logea; mais comme
il ne put obtenir du propriétaire, orléaniste enragé, un appartement
avec balcon sur la place, il transporta ses pénates ambitieuses à
l’hôtel du Rhin, devant lequel se produisirent les manifestations
populaires que l’on sait. C’est à l’hôtel du Rhin que fut arrangée sa
candidature et que se tinrent les conciliabules impérialistes jusqu’à
l’installation du prince à l’Élysée.

Au mois de mars 1856, par une de ces jolies et fines matinées
parisiennes qui ont déjà le charme riant du printemps, un personnage à
tournure germanique, les lunettes d’or à cheval sur un gros nez, des
gants neufs mal boutonnés, la démarche pédante et solennelle, se
présentait devant la loge du concierge de l’hôtel de Bristol. Avec un
accent tudesque des plus prononcés et d’une voix emphatique, il demanda:

--S. Exc. M. le comte de Buol, ministre des affaires étrangères de S. M.
Impériale d’Autriche, est-elle chez Elle?

--Veuillez, s’il vous plaît, monsieur, me remettre votre carte ou me
dire votre nom.

Le visiteur déboutonna son paletot marron, prit dans la poche de sa
redingote un petit portefeuille en maroquin orné de ses initiales
surmontées d’une couronne et en retira une carte qu’il tendit au
concierge.

Quand celui-ci eut vu le nom de l’étranger, il s’inclina en souriant:

--Parfaitement, monsieur... Son Excellence est chez Elle.

Il sonna. Un domestique conduisit l’étranger au premier étage, à la
porte de l’appartement occupé par S. Exc. le ministre des affaires
étrangères d’Autriche, à ce moment à Paris pour prendre part aux séances
du Congrès.

M. le comte de Buol était devant son bureau, en robe de chambre de soie
richement brodée et en cravate blanche. Dès qu’il aperçut le matinal
visiteur, ses petits yeux s’aiguisèrent de malice, et il répondit par un
salut sec et froid de nobleman anglais à la profonde révérence de
l’Allemand.

--Monsieur le chevalier, dit le ministre, je vous ai écrit de venir me
rejoindre à Paris, où vous pourrez m’être très utile pendant le
Congrès... Tous les matins, à la même heure, vous vous présenterez chez
moi, et je vous dirai les points à traiter dans vos correspondances...
Nous sommes très attaqués depuis quelque temps. Il s’agit de ne pas se
laisser manger... La Russie nous en veut; la Prusse cherche à
circonvenir l’empereur Napoléon, et les Piémontais ameutent la presse
contre nous en nous représentant comme des barbares... Le jeu du Piémont
et de la Prusse est de s’attirer les sympathies de la France en
affichant un libéralisme exagéré, opposé aux vieilles idées prétendues
rétrogrades de l’Autriche... Les journaux français donnent dans le
panneau... Sans qu’ils s’en doutent, ils reçoivent des inspirations de
Turin et de Berlin... L’Autriche est conspuée... Il faut que nous
accommodions ce Congrès à notre sauce, et comme vous êtes bon cuisinier,
je vous ai fait venir... A demain, monsieur le chevalier, fit M. le
comte de Buol en se levant pour prendre congé du visiteur.

--A propos, reprit le ministre, j’oubliais de vous recommander de
fréquenter les cabinets de lecture, les cafés de Paris où se réunissent
vos compatriotes, afin de me tenir au courant de leurs faits et
gestes...

L’Allemand se plia en révérences répétées et se retira.

M. le chevalier Wollheim da Fonseca, docteur en droit, ancien _privat
docent_ à l’Université de Berlin, ex-directeur du théâtre de Hambourg,
auteur de plusieurs traités de droit international et d’une infinité de
brochures exécutées sur commande comme des pantalons ou des bottes à
l’écuyère, avait mis depuis deux ans sa plume féconde au service de
l’Autriche.

Détaché du «bureau de l’esprit public», qui fonctionnait alors sur les
bords du Danube, il était venu rejoindre M. de Buol, son patron, à
Paris.

Pendant toute la durée du Congrès qui suivit la guerre de Crimée, il
envoya à une dizaine de journaux allemands, danois et américains des
lettres inspirées par le ministre des affaires étrangères d’Autriche, et
il recueillit pour ce haut fonctionnaire divers renseignements qui ne se
chuchotaient que dans les coulisses de la diplomatie interlope.

                   *       *       *       *       *

M. le chevalier Wollheim da Fonseca personnifie le type le plus accompli
du _reptilis vulgaris domesticus_. On l’emploie à toutes les besognes,
aux œuvres les plus basses, et il s’en glorifie avec une naïveté
cynique. Dans une sorte d’autobiographie qu’il vient de publier[26], il
fait étalage de ses accointances «mystérieuses», de ses besognes
occultes, racontant avec une prolixité de policier tous ses tours de
bâton, dévoilant ses intrigues, se vantant d’avoir touché, tel jour, à
telle heure, telle somme sur la caisse des fonds secrets.

  [26] _Neue Indiscretionen von Wollheim da Fonseca_, Berlin. Krempel
    éditeur, 1883.--Le volume doit avoir une suite.

En 1857, ce «reptile», encore à la solde de l’Autriche, se glissa en
Italie jusqu’aux pieds de Cavour, qu’il avait connu à Paris pendant le
Congrès, et que le cabinet de Vienne l’avait chargé de confesser. Mais
Cavour était sur ses gardes. Il l’écouta avec une patience dénuée
d’intérêt et finit par lui demander comment il se faisait qu’il portait
un nom à moitié germanique et à moitié latin.

Le gouvernement de Vienne payait alors bien plus largement que celui de
Berlin. A la suite de ce voyage, l’habile chevalier reçut les sommes
nécessaires à la création d’une revue politique hebdomadaire: _Die
Controlle_, destinée à défendre les intérêts de l’Autriche, qui
commençaient à être sérieusement menacés par la Prusse. M. Wollheim fit
paraître ce journal à Hambourg, sa ville natale.

En 1864, le _Contrôle_ disparut, et M. le chevalier s’étant brouillé
avec ses patrons, vola sous d’autres cieux à la recherche de la
meilleure des subventions. Il revint sur les rives de la Seine, où
fleurissait dans tout son éclat l’espionnage prussien. Manœuvrant avec
l’habileté d’un vieux loup de mer, M. le chevalier Wollheim da Fonseca
commença par se rapprocher lentement de M. Bamberg, consul de Prusse,
agent attitré de M. de Bismarck, et grand dispensateur des récompenses
secrètes. M. Bamberg ne manqua pas de présenter un aussi précieux
personnage à M. Drouyn de l’Huys. Le ministre des affaires étrangères
s’entretint longtemps avec l’ex-«reptile» au service de l’Autriche et
lui demanda un Mémoire sur la question danoise, qu’il lui paya en belles
paroles. M. le chevalier, qui préférait les espèces sonnantes et
trébuchantes, se plaint avec amertume de ce manque d’égards et trouve
les Français, en général, assez «serrés». Dans ses _Indiscrétions_, il
médit également beaucoup de M. Émile de Girardin, qui lui marchandait
ses informations et ses articles comme une livre de beurre à la halle.
Pour décider l’illustre maître de l’alinéa, M. Wollheim le menaçait de
porter «la marchandise» à la concurrence du coin,--à M. Nefftzer,
directeur du _Temps_.

Grâce à ses relations, M. Wollheim entra au _Mémorial diplomatique_,
rédigé par un Autrichien, M. Delabrauz, et il fut en même temps engagé
par l’_Agence Havas_ en qualité de traducteur.

L’_Agence Havas_ avait alors à sa tête, dit M. da Fonseca, les deux
frères, Auguste et Chrétien, pour la partie administrative et
commerciale, tandis que M. Ernaud, «un homme très instruit et très
aimable», s’occupait de la partie littéraire. M. Auguste Havas était, au
dire du chevalier, un homme habile mais brutal. M. Chrétien était plus
sympathique. L’Agence subissait alors l’influence du gouvernement
impérial, comme elle fut depuis sous la coupe des cinquante et quelques
ministères qui se sont succédé en France. Quand une dépêche douteuse ou
suspecte arrivait, M. Auguste sautait en voiture et allait demander des
instructions particulières à M. Rouher.

Au cours de son travail quotidien, M. Wollheim remarqua combien le
khédive Ismaïl était bien traité dans les fameuses «feuilles bleues»; on
ne négligeait aucune occasion de le mettre en relief, de le proclamer un
grand prince; on citait son administration comme un modèle de sagesse et
d’économie.

M. Wollheim voulut aller au fond des choses. En furetant, il découvrit
dans les papiers que le souverain égyptien avait souscrit une quantité
inusitée d’abonnements à l’_Agence Havas_.

Grâce à cette subvention indirecte, le khédive se faisait porter aux
nues. «Cela une fois constaté, raconte M. da Fonseca, il me vint une
idée que je crus sainement patriotique; j’avais remarqué que la rubrique
_Allemagne_ était généralement fort écourtée dans les feuilles
Havas[27], et que les articles concernant ce pays n’étaient pas rédigés
sur un ton des plus bienveillants. J’en conclus que la plupart, sinon
tous les gouvernements allemands, avaient négligé de se faire inscrire
sur la liste des abonnés de la correspondance. Cinquante francs (13
thalers 1/3) par mois pour quelques lignes de publicité, c’était
évidemment trop cher, étant donné les principes d’économie de nos sages
ministres des finances. Les journaux français eux-mêmes trouvaient le
prix de la correspondance _Havas_ trop élevé. Ne pouvant obtenir une
réduction, ils firent leur _pronunciamiento_ et organisèrent une
contre-agence. Mais comme le gouvernement leur refusait toute
communication, ils retombèrent sur le sol, les ailes brisées, et se
virent forcés de dire leur _pater Havas peccavi_ et de continuer à
_abouler_ leurs cinquante _balles_ par mois.»

  [27] Il s’agit ici des feuilles dites bleues, qui sont communiquées
    par l’agence aux journaux abonnés et qui contiennent des
    correspondances de toutes les capitales européennes. Les journaux
    font généralement précéder la publication de ces correspondances de
    la mention: «_On nous écrit de..._»

Cette dernière phrase, aussi élégante qu’expressive, se trouve en
français dans le livre de M. Wollheim, qui tient à prouver que l’argot
des brasseries parisiennes lui est familier.

Mais écoutons la suite. «Ne serait-il pas possible, se demanda le
chevalier, qu’un roi allemand fasse ce que fait un simple vice-roi
d’Égypte?

«N’écoutant que mon zèle patriotique, je dis un jour à M. Havas:

«--J’ai une proposition à vous faire, monsieur Auguste. Que diriez-vous,
si je vous procurais quelques abonnements parmi les différents
gouvernements qui règnent sur les trente-deux États de la Confédération
germanique? Seriez-vous disposé, le cas échéant, à consacrer une plus
grande attention dans votre feuille aux affaires d’outre-Rhin?»

«Les traits bilieux et parcheminés du ministre des finances de la maison
Havas s’éclairèrent tout à coup. Il devint aimable, ou à peu près:

«--Voilà une proposition qui vaut la peine qu’on l’examine, me dit-il.
Demain, après le courrier, attendez-moi au café Cardinal, au coin de la
rue Richelieu et du boulevard des Italiens.»

Il paraît que cette idée de conquérir de nouveaux abonnés trottait
tellement par la tête de M. Auguste, qu’il n’attendit pas le rendez-vous
fixé par lui-même. Il alla trouver son collaborateur dans son bureau et
le pria de laisser de côté pour ce jour-là les feuilles suédoises,
danoises, grecques, etc., que M. Wollheim, polyglotte émérite, avait
l’habitude de traduire.

«--Partez pour Berlin et pour Vienne, fit M. Auguste: nous vous donnons
six semaines de congé; vos appointements courront et vous voyagerez aux
frais de la maison; tâchez d’obtenir six à huit abonnements à cent
francs par mois, dont cinquante pour la maison et cinquante pour
vous,--seulement, ajouta M. Auguste, en homme qui ne perd pas la carte,
comme vos visites aux différents ministres vous laisseront du temps de
reste, vous aurez l’obligeance d’aller voir tous les journaux qui se
publient dans les capitales allemandes, pour vous entendre avec eux au
sujet de nos annonces et pour leur demander quelle commission ils
veulent nous accorder[28].»

  [28] _Neue Indiscretionen_.

M. da Fonseca, transformé en double commis-voyageur, «fit» dans la
politique et dans les annonces. Suivons-le dans ce qu’il appelle
lui-même son expédition des Argonautes à la recherche des fonds secrets,
cette toison d’or gardée non par des dragons, mais par une infinité de
ministres, de conseillers auliques, intimes et secrets.

M. Wollheim alla droit au but. Arrivé à Berlin au mois de février 1865,
il demanda une audience à M. de Bismarck, ministre président du conseil
de Prusse. Au moment où l’huissier introduisit le solliciteur dans le
cabinet du ministre, celui-ci était assis derrière son bureau, à moitié
caché par un amoncellement de brochures, de documents et de cartes
géographiques.

«L’homme d’État prussien, raconte M. Wollheim, me toisa d’un seul
regard, rapide comme un éclair; il se leva, vint à ma rencontre d’un pas
élastique, bien qu’il ne fût pas exempt, dans son maintien, de quelque
raideur. Après m’avoir dévisagé, il me montra du geste un siège devant
lequel était étendue la peau d’un ours, tué sans doute par
l’officier-diplomate pendant son séjour en Russie...

«--Je suis très heureux, dit-il, non sans une nuance d’ironie dans la
voix, de faire la connaissance personnelle d’un de nos plus intimes
ennemis.»

«Très surpris par cette apostrophe dite d’un ton enjoué et à laquelle
j’étais loin de m’attendre, je répondis en souriant vaguement:

«--_Votre Excellence est trop bonne._»

Et M. Wollheim s’informa très candidement pour quel motif M. de Bismarck
le considérait comme un ennemi de la Prusse.

Le premier ministre rappela à l’oublieux ex-reptile à la solde de
l’Autriche qu’il avait écrit, par ordre du cabinet, différentes
brochures dirigées contre la Prusse, qui ne devaient pas le faire noter
d’une façon bien avantageuse à Berlin. M. le chevalier da Fonseca prit
son air bête, ce qui sans doute ne lui coûtait guère d’effort, et fit
comme s’il ne comprenait pas.

L’entretien dura longtemps, et le commis-voyageur de la maison Havas ne
manqua point de donner libre cours à son babillage sur la question
autrichienne, la question danoise, les affaires des duchés, etc. Quant à
l’objet de sa visite, les abonnements à la correspondance Havas, il
obtint la promesse que le gouvernement prussien en prendrait
quelques-uns.

«--Il faut vous adresser à M. le conseiller de légation Keudell, ajouta
le futur chancelier; c’est lui qui s’occupe de la presse. Au fond, tout
ce que les journaux écrivent ou n’écrivent pas m’est indifférent. Mais
je ne voudrais pas cependant que vous vous fussiez dérangé inutilement.»

A la fin de cette entrevue, M. de Bismarck ayant appris que son
interlocuteur allait se rendre à Vienne:

«--Connaissez-vous le ministre des affaires étrangères autrichien
actuellement en fonctions? demanda-t-il.

«--Je n’ai pas cet honneur, répondit M. Wollheim, mais j’espère qu’il me
recevra aussi favorablement que Votre Excellence.

«--Vous connaissez plusieurs de ces messieurs des affaires étrangères à
Vienne?

«--Oh! oui. Il y en a même qui sont de mes bons amis.

«--Eh bien! rendez-moi le service, fit M. de Bismarck, d’un ton solennel
et décidé, de dire ceci en mon nom à messieurs les Viennois: _Ils ne
savent pas ce qu’ils veulent, mais moi je sais ce que je veux et je le
leur prouverai..._»

Le lendemain M. Wollheim se rendit chez l’_alter ego_ de M. de Bismarck,
le conseiller Keudell, dont le talent musical (il est excellent
pianiste) produisait sur M. de Bismarck le même effet calmant que la
lyre d’Orphée sur les bêtes fauves. M. de Keudell reçut très froidement
le plénipotentiaire de «M. Auguste», mais il l’informa que le
gouvernement prussien consentait à prendre quatre abonnements à la
correspondance Havas, et que le grand dispensateur de la manne
«reptilienne», M. Bamberg, était chargé d’en verser le montant contre
reçu en bonne et due forme. Mais notre excellent chevalier ajoute qu’il
eut beaucoup de peine à tirer de M. Bamberg la somme convenue. Ce ne fut
que trois mois plus tard, en mai, que la caisse des fonds secrets de
Prusse s’entr’ouvrit au profit de la célèbre Agence[29].

  [29] Tous ces renseignements, nous le répétons, sont empruntés à
    l’ouvrage déjà cité: _Neue Indiscretionen_, par M. Wollheim da
    Fonseca. C’est donc à cet auteur que remonte la responsabilité de
    ces révélations.

Les Autrichiens se montrèrent plus empressés; leurs quatre abonnements
furent payés rubis sur l’ongle.

M. de Beust, alors ministre de Saxe, à qui M. da Fonseca s’adressa
également, ne prit pas d’abonnement.

Voyant décidément qu’il n’y avait plus rien à glaner du côté de
l’Autriche, et comme d’autre part M. Drouyn de L’Huys continuait à
apprécier très platoniquement les services de M. Wollheim, celui-ci
résolut de se tourner ouvertement vers la Prusse et de saluer le soleil
levant. Il eut l’idée de créer une grande agence télégraphique à la
dévotion du gouvernement prussien, et dans sa proposition il insista sur
l’utilité d’un tel projet au moment où la guerre de 1866 allait éclater.
Mais la première offre fut assez dédaigneusement repoussée par M. de
Bismarck; quant à la seconde demande, qui devait être remise directement
au roi par le lecteur ordinaire de Sa Majesté, un ancien comédien, M.
Schneider, elle resta en souffrance à Berlin: Sa Majesté était déjà
partie pour l’armée avec le grand état-major, quand arriva la missive de
M. le chevalier Wollheim da Fonseca.

C’était pour combattre l’Autriche que M. da Fonseca proposait de créer
le bureau en question. Mais son idée fut définitivement écartée. Comme
fiche de consolation, on lui accorda une maigre subvention de cent
thalers par mois, dans le but de faire reparaître à Hambourg, où il
était retourné, son journal hebdomadaire: _Die Controlle_.

Cette feuille, autrichienne avant 1866, devint prussienne. La couleur
politique changeait avec la couleur de l’argent.

Comme ce sont ceux qui payent le moins qui se montrent le plus
exigeants, on ne fut pas satisfait, paraît-il, en haut lieu, des
services rendus par le _Contrôle_, qui ne contrôlait pas grand’chose. On
trouvait qu’il y avait trop de nouvelles théâtrales et pas assez de
renseignements politiques; on chicana bientôt M. de Wollheim sur ces
misérables 375 francs qu’on lui attribuait par mois, et finalement on
les lui supprima. C’était peu de temps avant la guerre de 1870. Pour la
seconde et dernière fois la _Controlle_ mourut de sa triste mort.

M. le chevalier Wollheim da Fonseca, redevenu disponible, était entré en
pourparlers avec un grand journal anglais pour l’envoi de
correspondances de Berlin, lorsqu’il reçut, au mois de septembre 1870,
une dépêche du prince Charles de Hohenlohe, ainsi conçue:

REIMS. _Si vous êtes disposé à accepter un poste de journaliste auprès
du gouvernement militaire de cette ville, je vous prie de venir
immédiatement ici._

Ayant le choix entre la position indépendante de correspondant d’une
grande feuille britannique et celle de _Presshusar_[30] à la solde d’un
gouvernement, le fier chevalier n’hésita pas une minute.

  [30] Hussard ou cosaque de la presse.

Dès le lendemain, un train express l’emportait vers la France envahie.

Comme tant d’autres, après y avoir joui de l’hospitalité la plus entière
et vécu pendant un an de l’argent des contribuables français (il avait
rempli en 1867 les fonctions d’interprète en chef au bureau de poste
établi dans l’enceinte du Champ de Mars), ce preux Hambourgeois revenait
en France en vainqueur; il accourait à l’heure de la curée.

Le voyage ne s’effectua pas sans encombre, sans quelques petites
mésaventures. Jusqu’à la frontière, cela alla bien; mais à partir de
Forbach, toute exploitation réglementaire ayant cessé, pour continuer sa
route il fallait s’en remettre à la grâce de Dieu.

Bien que muni d’un billet de première classe, M. le chevalier voyage de
Forbach à Pont-à-Mousson dans un wagon à bestiaux, avec des prisonniers
français qui le prennent d’abord pour un «mouton» chargé de les
espionner, mais qui s’apprivoisent lorsque M. le chevalier se met à
raconter en argot militaire ses campagnes de 1832 en Portugal, où il a
servi dans un bataillon de tirailleurs français auxiliaire; et lorsqu’il
offrit des cigares et du vin, M. de Wollheim raconte que les «les
pauvres diables lui serrèrent la main»; il prétend même qu’il fut
acclamé, mais la Prusse aussi a ses gascons.

A Commercy, notre «reptile» essaye de s’introduire dans un wagon de
seconde classe. Trois officiers qui s’y trouvent repoussent brutalement
leur compatriote. M. le chevalier nous dit qu’il serait resté en panne
sur le quai de la gare, si de simples soldats, plus humains et plus
hospitaliers que leurs chefs, n’avaient consenti à le recueillir dans un
compartiment des troisièmes, où il passa la nuit à jeun, mais rêvant
qu’il faisait un excellent souper chez Hiller, le Brébant de Berlin.

Le lendemain soir, on arrive à Châlons. Nouvelle halte de nuit à cause
des francs-tireurs et des détachements d’infanterie qui battent
l’estrade et coupent fréquemment la voie. Tourmenté par la faim et
surtout par la soif, M. de Wollheim se met en quête d’un restaurant,
d’un marchand de vin, d’une auberge ou de tout autre établissement de ce
genre. Il s’adresse à quelques officiers qui se promenaient dans la rue
et dans les «vignes du Seigneur». L’un de ces guerriers lui désigne une
maison d’assez belle apparence, dont les fenêtres sont illuminées.
Aiguillonné par le désir de faire un bon repas, le noble chevalier se
dirige rapidement vers l’endroit désigné, mais il est tout étonné de
trouver, au lieu d’un maître d’hôtel, de garçons et de femmes de
chambre, des soldats de la landwehr répandus dans le vestibule et
couchés sur les escaliers. Il avise un brigadier et lui demande par où
l’on va dans la salle à manger.

--Quelle salle à manger? répond le brigadier. Où vous croyez-vous donc
ici?

--Dans une auberge; un officier à qui je me suis adressé m’a désigné
cette maison comme telle.

Le peloton entier partit d’un bruyant éclat. Ce jour-là on rit dans
l’armée prussienne comme dans la gendarmerie française.

--Comment, comment, s’esclaffait le brigadier, comment? Ils vous ont dit
que c’était une auberge! Eh bien, ils se sont joliment f... de vous.
Savez-vous où vous êtes? Dans la prison de la ville, tout bonnement.
Suivez la rue jusqu’au coin, tournez à gauche, puis à droite, et vous
aurez un hôtel devant vous.

Le lendemain, nouvelle étape qui s’arrête à Épernay. Là, le chevalier
Wollheim da Fonseca se fait passer pour Espagnol; il trouve, grâce à ce
changement de nationalité, un bon bourgeois de Reims qui s’engage,
moyennant la somme de dix francs, à le prendre dans son véhicule pour le
transporter en ville.

On file rapidement. En route, le père Valmot--c’est le nom du
Rémois--s’arrête dans un cabaret, pour laisser souffler ses chevaux et
vider un flacon.

La salle basse de l’auberge est remplie de buveurs, de paysans armés de
fusils à tabatière, de pistolets et de sabres. M. de Wollheim boit sec
et, selon son habitude, il bavarde. Il adresse même une harangue en
trois points à ses auditeurs, qui écoutent bouche béante cette
rhétorique de _privat docent_, quand tout à coup des cris du dehors se
font entendre: «Voici les uhlans, voici les uhlans!» Aussitôt les
paysans détalent et se cachent dans une cave dont la trappe se referme
sur eux. Vite le père Valmot grimpe sur son siège; son voyageur monte à
côté de lui et la voiture roule à fond de train. Mais les uhlans la
rattrapent, et le digne bourgeois de Reims voit avec stupeur son
Espagnol exhiber un passeport signé du commandant de place d’Épernay, et
sa surprise augmente quand il l’entend causer en patois allemand avec
les porte-lance.

En arrivant à Reims, le père Valmot, qui n’avait plus desserré les
dents, dit d’un ton de reproche au voyageur: «Vous êtes un petit
Prussien, monsieur l’Espagnol.»

Mais M. de Wollheim était arrivé à destination; c’était pour lui
l’essentiel.

C’est de la bouche même du grand-duc régnant de Mecklembourg, gouverneur
général militaire de la Champagne, que M. Wollheim apprend quel genre de
service on attend de lui et pour quel motif on l’a fait venir. Il
s’agissait de créer un journal officiel, destiné à servir de truchement
aux autorités allemandes auprès des populations françaises qu’elles
étaient appelées à régir.

--Avant tout, dit le grand-duc, et avant que je me prononce sur l’esprit
et la tendance qui doivent présider à la rédaction de ce _Moniteur_, il
faut que nous trouvions une imprimerie. Je vous autorise à vous en
procurer une, et je vous laisse le soin de recourir à tous les moyens
pourvu que nous en ayons une le plus tôt possible. Le prince Charles de
Hohenlohe vous prêtera tout son concours officiel, en qualité de
commissaire civil. Comme je sais que vous avez une plume très acérée, je
vous prie de bien vouloir, autant que possible, en atténuer les écarts.
Votre polémique doit avoir un caractère défensif et non offensif. Je
vous prie de ne pas faire étalage d’animosité envers la France et les
Français; au contraire, je désirerais vivement que l’amour-propre
national des Français fût ménagé. Voulez-vous me promettre de vous tenir
dans ces limites?

C’étaient là, à coup sûr, de généreuses paroles, qui décelaient un
adversaire chevaleresque. Mais M. de Wollheim n’entendait pas de cette
oreille. Il s’engagea, il est vrai, à «respecter» l’ordre de Son
Altesse; mais il fit remarquer qu’étant donné l’excitation des esprits
en France et l’irritation produite par les événements, il serait bien
difficile de laisser passer sans réponse les nombreuses et violentes
attaques des journaux français, et que son patriotisme pourrait parfois
répliquer avec vigueur à des agressions injustes.

Le grand-duc répondit qu’il tenait beaucoup à ne pas envenimer l’esprit
d’hostilité des habitants du territoire occupé, et que le prince de
Hohenlohe avait reçu des instructions détaillées relativement à la
presse.--Mais, continua l’Altesse, vous êtes déjà depuis hier à Reims,
pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir immédiatement?

--Ah! répliqua le journaliste, ma toilette était tellement défectueuse,
que jamais je n’aurais osé me présenter ainsi devant Votre Altesse.

--Bah, fit le grand-duc, vous auriez pu vous présenter même avec des
pantalons en loques, vous étiez tout excusé... Mais ce sont là des
détails, l’important est d’avoir une imprimerie.

M. Wollheim se mit aussitôt en campagne. Après avoir essuyé différents
refus, il s’adressa enfin à M. Lagarde, un des principaux imprimeurs
rémois. Celui-ci ne paraissait pas tenir énormément à prêter ses presses
à l’impression du _Moniteur_ de l’invasion.

Voici, ou à peu près, la conversation qui s’engagea entre l’industriel
français et le journaliste allemand:

--Monsieur, bien votre serviteur, dit ce dernier; j’ai besoin d’une
imprimerie pour un journal dont j’ai l’honneur d’être le directeur et le
rédacteur en chef. Je viens m’entendre pour les conditions.

--C’est que... j’ai beaucoup d’ouvrage... plus que je n’en puis livrer,
et puis la plupart de mes ouvriers sont partis... enfin je regrette
infiniment... vous feriez peut-être bien de vous adresser à F..., mon
collègue.

--J’en viens de chez F..., de chez R..., de chez V... également; partout
on répond à mes offres par des défaites. Cependant il faut que le
journal paraisse. Aussi, je vais jouer cartes sur table. Si vous
consentez de bon gré à imprimer notre feuille, vous ferez une excellente
affaire, on sera très coulant sur les prix. Si vous refusez, le journal
paraîtra quand même, et chez vous, seulement votre imprimerie sera mise
en réquisition, séquestrée s’il le faut. Si vos compositeurs désertent,
eh bien, nous ne sommes pas embarrassés: dans nos bataillons il ne
manque pas de «typos» qui ont travaillé en France, et une équipe sera
bien vite trouvée. Ainsi choisissez: d’un côté, la fermeture de votre
maison, une grosse perte, peut-être la ruine; de l’autre côté, une bonne
opération avec des bénéfices certains.

M. Lagarde comprenait fort bien quelles désastreuses conséquences aurait
pour lui la mesure dont on le menaçait.

--Mais songez donc, fit-il, que si la population apprend que j’imprime
le _Moniteur_ prussien, on brisera tout chez moi. Après la guerre, le
gouvernement me poursuivra pour intelligence avec l’ennemi.

--Pour ce qui est d’une émeute, nous sommes de force à la comprimer et à
vous protéger, et ceux qui voudraient se livrer à des violences envers
vous seraient cruellement punis; quant au second point, je vous
garantis, moi Wollheim, _doctor juris_ et auteur d’une foule de
brochures, d’articles et de volumes sur le droit des gens, que vous ne
pouvez pas être inquiété. Tous les traités de paix portent que les
parties belligérantes s’interdisent de rechercher leurs nationaux pour
les faits de connivence avec l’ennemi, qui auraient pu se produire au
cours des opérations.

Nous ne savons pas de quelle façon l’entretien fut continué, mais il
aboutit à la réquisition suivante, qui fut envoyée à M. Lagarde le jour
même où il signait son contrat pour l’impression du _Moniteur_:

  Le gouvernement général de Reims a décidé de faire paraître un journal
  officiel. En vertu de cette résolution et vu votre refus d’accorder de
  bon gré le concours de votre imprimerie, je vous fais parvenir l’ordre
  de publier sans retard et dès que vous aurez reçu le manuscrit: Le
  _Moniteur officiel du gouvernement général de Reims_.

  Pour le cas où vous refuseriez encore à mettre votre imprimerie à ma
  disposition, l’autorité militaire sera invitée à l’occuper. Pour le
  cas où vos compositeurs refuseraient le travail, je les avertis que je
  prendrai les dispositions nécessaires pour les y contraindre.

  Le commissaire civil du gouverneur général,

  Signé: CHARLES, PRINCE DE HOHENLOHE.

Le premier numéro de ce «Moniteur», qui paraissait à intervalles
inégaux, selon les événements et l’importance du service, fut publié le
8 octobre; il ne cessa son apparition qu’à la conclusion de la paix.
Chaque exemplaire était signé par M. Wollheim da Fonseca comme
rédacteur, et par l’imprimeur, dont le nom était précédé de la mention:
_Imprimerie mise en réquisition._

Un des premiers et des plus curieux documents communiqués par l’autorité
supérieure au nouveau rédacteur en chef de son «Moniteur» contenait les
instructions relatives à la presse française dans les départements
occupés. Le gouverneur y exprimait le désir «qu’en principe» les
journaux français continuassent leur publication; mais comme il vaut
mieux prévenir que réprimer, ils étaient assujettis à un «contrôle
préventif»,--bel euphémisme pour désigner la censure.

D’après ces instructions, les censeurs avaient à envisager les articles
qu’ils étaient appelés à «contrôler», sous deux aspects différents: les
articles contenant le simple récit des faits et les articles
d’appréciation.

Pour les premiers, le devoir du censeur était de veiller à ce que les
récits de faits ne fussent pas de nature à entretenir parmi les
populations françaises des espérances et des illusions pouvant provoquer
des soulèvements contre les autorités militaires allemandes. «Seulement,
disait le document, il convient d’examiner si les nouvelles de ce genre
doivent être simplement supprimées ou s’il ne vaut pas mieux les laisser
publier en les faisant précéder ou suivre d’une rectification
officielle. De cette façon, ajoute l’instruction donnée par le
commissaire civil, on parviendrait à ruiner de fond en comble le crédit
des journaux français auprès de leurs lecteurs. Quant aux articles de
raisonnement ou articles de fond, le censeur devra biffer tout appel à
la désobéissance ou à la résistance envers les autorités allemandes,
mais il pourra permettre la discussion calme et modérée des affaires
intérieures de la France; surtout lorsqu’il s’agira d’articles tendant à
faire prévaloir chez le lecteur la reconnaissance du fait accompli.»

Enfin le rédacteur de ce curieux document, fidèle au principe de
certains dentistes: «guérissez, mais n’arrachez pas», recommande de
«modifier autant que possible les articles hostiles», et «non de les
_supprimer_», et prescrit de ne tolérer la mention des actes du
gouvernement de Paris, que sous la rubrique: _Nouvelles d’origine
française_. Les actes du gouvernement allemand seuls peuvent être
désignés comme «documents officiels».

Le même jour où cette circulaire était adressée aux préfets (prussiens)
de Châlons, Rethel, Laon, Meaux, Versailles et Reims, M. Wollheim
recevait ses instructions particulières relatives à la publication du
_Moniteur_. Le chevalier avait décidé de confectionner le journal à lui
tout seul, il avait repoussé avec indignation l’offre de faire venir un
ou deux collaborateurs d’Allemagne.

Il s’était borné à demander que les appointements destinés à ces aides
lui fussent attribués. Le grand-duc de Mecklembourg lui avait
gracieusement accordé ce supplément de solde: «Allez, ne vous gênez pas,
vous auriez pu demander davantage, fit le prince en riant; en temps de
guerre, tout sort de la grande caisse.»

La «grande caisse» était celle des contribuables français, dont l’argent
devait, en vertu d’un autre ordre de l’autorité prussienne, être versé
entre les mains du receveur principal allemand, M. Pochhammer,
conseiller de n’importe quoi, et dont le nom tudesque fut changé par les
Rémois en celui de _Poche-amère_.

Si M. Wollheim da Fonseca avait réussi à éviter le concours importun de
collaborateurs, il n’avait pu échapper au joug d’un surveillant
officiel, qui lui fut octroyé dans la personne d’un diplomate bavarois,
M. le comte de Taufkirchen, commissaire civil adjoint, que ses propres
compatriotes ne se gênaient pas d’appeler comte de _Sauf_kirchen[31], à
cause de sa virtuosité dans l’art de sécher les _moos_ de bière de son
pays.

  [31] _Saufen_ veut dire, en allemand, boire un peu plus qu’un
    Polonais, presque comme un Bavarois.

M. de Tauf ou de Saufkirchen fut donc chargé de revoir, avant leur
insertion, les élucubrations de M. Wollheim, qui, du reste, fit tous ses
efforts pour échapper à cette tutelle. Il y réussit assez bien, le
diplomate bavarois n’était pas un mentor bien sévère; il fuyait
d’ailleurs avec empressement les longues dissertations remontant au
déluge et les digressions pédantes dont le rédacteur du _Moniteur_ ne
manquait jamais de le régaler, quand le comte se permettait une
observation ou faisait une réserve au sujet d’un article.

Si M. Taufkirchen laissait la bride sur le cou à l’_ex-privat docent_
pour la partie politique du journal, il s’occupait en revanche,
personnellement et avec une louable persistance, d’extirper la peste
bovine qui, au début de la guerre, ravageait la Champagne.

Chaque numéro du journal officiel contenait une ou plusieurs
circulaires, ordonnances, etc., concernant cette épidémie; les colonnes
du journal en étaient si encombrées, que les Rémois appelèrent la
feuille de M. Wollheim le _Moniteur bovin_. Les efforts de M.
Taufkirchen ne furent du reste point stériles, la maladie ne s’étendit
pas aux Prussiens, elle disparut au début de l’hiver; et jugeant sans
doute sa tâche terminée, M. de Taufkirchen s’en retourna en Allemagne.

M. Wollheim, se sentant complètement libre de toute entrave, poussa un
grand _ouf!_ il se mit alors à entasser dans le _Moniteur_ une montagne
d’articles lourds et indigestes, bourrés de citations, pour démontrer
que l’Allemagne était la première nation du monde et que les Français
n’avaient plus qu’à se prosterner devant les souverains, les généraux,
les _privat docent_ venus d’outre-Rhin.

Dans un article inséré en tête d’un des premiers numéros du _Moniteur_,
M. Wollheim avait mis la main sur son cœur et protesté de son amour pour
la France, «où, disait-il, il avait étudié, _qu’il avait habitée_, et où
il comptait des relations de famille.»

Il promettait de prendre pour devise de son journal: _La vérité, toute
la vérité, rien que la vérité._

Cette profession de foi était signée: «Dr Wollheim, chevalier da
Fonseca, ancien _docent_ à l’université de Berlin», etc., etc. Il va
sans dire que, revêtu de cette qualité, M. da Fonseca se prenait pour un
grand personnage; mais il ne cessait de faire résonner son importance,
tout comme les lieutenants de uhlans faisaient résonner les fourreaux de
leurs sabres sur le pavé de la ville. Le trait suivant montre jusqu’où
ce reptile pouvait pousser l’outrecuidance:

Averti que, sous prétexte d’effectuer des achats pour des maisons de
Reims, des agents de la Prusse, dont tous malheureusement n’étaient pas
des Allemands, s’introduisaient dans le département du Nord et
recueillaient des renseignements de nature à servir l’ennemi, le préfet
(français) de Lille avait interdit par un arrêté tout rapport avec les
territoires occupés, et prohibé l’entrée en Champagne des denrées
alimentaires, combustibles et tissus, que Reims et Châlons ont de tout
temps tirés des environs de Lille et dont le commerce avait été toléré
jusque-là. Cette prohibition, nécessaire au point de vue militaire,
pouvait entraîner pour Reims les plus désastreuses conséquences au point
de vue économique. Le conseil municipal décida donc l’envoi d’une
adresse au préfet du Nord pour lui exposer que son ordonnance affamerait
et livrerait aux rigueurs d’un hiver extraordinairement dur une cité
française de 60 à 70,000 âmes, qui avait déjà le malheur de subir
l’invasion étrangère.

Quelques jours après le vote de cette adresse, les édiles rémois étaient
réunis à l’hôtel de ville, dans la salle ordinaire de leurs séances; le
maire, M. Dauphinot, présidait. Soudain la porte s’ouvre et livre
passage à un quidam qui s’avance vers le maire et lui dit: «Je suis le
chevalier Wollheim, rédacteur en chef du _Moniteur de Reims_.»

Avant que les pères de la cité se fussent remis de leur étonnement,
l’intrus, prenant une posture oratoire, leur débita avec force gestes le
petit speech suivant:

«Monsieur le maire et vous tous, messieurs, je viens de mon plein gré
vous présenter mes compliments au sujet des mesures que vous avez prises
pour opposer une digue à la misère, qui malheureusement sévit dans de
fortes proportions. Messieurs, j’ai étudié à Paris, j’ai passé de
longues années en France. Vous voudrez bien croire à la sincérité de ce
que je dis en exprimant le vœu que toutes les villes de ce beau pays
soient administrées par une municipalité semblable à celle de cette
magnifique cité. Alors,--croyez que mon immense amour de l’humanité seul
me porte à vous adresser ces quelques paroles,--alors nous jouirions
bientôt de cette paix, que la Bible promet aux hommes de bonne volonté».

A la suite de cette allocution ou plutôt de cette homélie prononcée le
sourire sur les lèvres, M. le chevalier Wollheim s’attendait à recevoir
des remerciements et des compliments; mais il apprit à ses dépens qu’en
dépit de la réputation faite aux Français par quelques romanciers et
quelques chroniqueurs, il ne suffit pas toujours, du moins, de jouer au
cabotin pour en imposer aux gens et pour récolter des applaudissements.
Un silence glacial accueillit ces paroles; il ne resta plus au rédacteur
du _Moniteur_ qu’à battre en retraite avec le sentiment peu agréable
d’avoir manqué son effet.

                   *       *       *       *       *

Ce modèle du parfait «reptile» avait su s’arranger une vie des plus
confortables. Une jeune dame fort avenante,--honni soit qui mal y
pense!--faisait les honneurs de son intérieur. Et aujourd’hui encore
l’estomac reconnaissant de M. Wollheim lui inspire des accents presque
lyriques pour célébrer les merveilles de la cuisine rémoise, soit au
«Lion d’Or,» soit au restaurant Pêcheur, mais surtout à la table de Mme
veuve Pomery, l’heureuse propriétaire de la fameuse fabrique de vin de
Champagne.

L’hôtel de Mme Pomery est un des plus luxueux de Reims; aussi M. le
prince de Hohenlohe, commissaire civil pour la Champagne, le trouva-t-il
à son gré et y établit-t-il son quartier général pendant toute la durée
de l’occupation. Presque tous les soirs, M. le commissaire civil
recevait les fonctionnaires ainsi que les officiers supérieurs de
passage, et le champagne de la veuve coulait à flots. Dans les cas
extraordinaires, c’est-à-dire quand les visiteurs étaient gens de
marque, on organisait une partie fine à grand menu dans l’un des
premiers restaurants, et l’on mangeait, on buvait toute la nuit, «on
s’en fourrait jusque-là,» comme le baron de Gondermark dans la _Vie
parisienne_. Des voitures vides attendaient ceux qui étaient pleins pour
les reconduire chez eux. Le digne chevalier était invité à tous ces
gueuletons, et lorsqu’il avait plusieurs verres de surcharge, on
s’amusait à le «monter», il servait de bouffon à la noble société.

Vers le mois de décembre, un grand dîner fut offert au prince de
Ratibor, parent de M. de Hohenlohe.

Le richissime prince allait rejoindre un régiment de hussards rouges,
dont il portait l’uniforme.

Un des dadas du chevalier Wollheim était de prétendre que les dragons,
dans lesquels il avait servi autrefois, étaient les premiers cavaliers
du monde, tous les autres ne leur allaient pas à l’étrier. Un des
convives du festin mit, pour égayer la société, la conversation sur ce
chapitre.

M. Wollheim da Fonseca, qui avait déjà son plumet, ne manqua pas de
proclamer la supériorité de ses anciens frères d’armes.

--Prince, dit-il en s’adressant au héros de la petite réunion, vous êtes
très aimable, très spirituel, mais vous le seriez cent fois davantage
si, au lieu de servir dans les hussards, vous serviez dans les dragons.

Le prince, qu’on avait averti, feignit de se fâcher et répondit par
quelques paroles dédaigneuses pour les dragons.

Alors le rédacteur du _Moniteur_, oubliant toute mesure et même le
respect inné à tout Allemand pour une Altesse sérénissime, riposta:

--Eh bien, moi, j’affirme qu’un dragon, même avec une canne, est capable
de se défendre contre le sabre d’un hussard!

Décidément la comédie devenait intéressante.

--Eh bien, puisqu’il en est ainsi, répondit le prince, sortons, nous
allons bien voir!

--Oui, sortons! rugit le chevalier en enfonçant son gibus sur l’occiput.

Les bons Rémois qui à cette heure déjà avancée gagnaient hâtivement leur
logis, virent alors, en passant devant le restaurant Pêcheur, une scène
fort comique, malgré la rigueur et la tristesse des temps.

Armé de son grand sabre, un hussard rouge s’escrimait contre la canne
d’un monsieur en habit noir, pouvant à peine se tenir et paraissant
furieux. Une dizaine d’officiers de toutes armes assistaient à cette
scène héroï-comique en s’esclaffant de rire. Après plusieurs passes, le
sabre du prince de Ratibor s’abattit sur le couvre-chef de Wollheim, qui
roula dans le ruisseau. Le chevalier sentant alors combien il était
ridicule fut comme dégrisé.

Il ramassa d’un air penaud et mélancolique le chapeau tout neuf qu’il
avait immolé à la gloire des dragons, et s’esquiva.

                   *       *       *       *       *

Dans ses _Indiscrétions_ d’ancien «reptile» et d’employé aux besognes
publiques et clandestines du gouvernement prussien, M. le chevalier
Wollheim da Fonseca consacre de nombreux chapitres à son séjour à Reims.
La science culinaire du chef de Mme Pomery ayant également été célébrée
par le directeur de la police secrète, Stieber, dans ses _Mémoires_, M.
Wollheim tourne en ridicule l’ébahissement de ce Berlinois, qui, nourri
de vulgaires pommes de terre et de radis noirs, ne semblait pas se
douter, là-bas dans le nord, de ce qu’étaient les beaux fruits et les
bons vins en France.

Ah! ces dîners de Mme Pomery, avec quels transports en parlent ceux qui
purent s’en régaler!

«Mme Pomery, écrit Stieber à sa femme, a mis toute sa maison à ma
disposition plutôt que d’avoir à loger de simples soldats. J’ai autant
de Champagne, marque Pomery, à ma disposition que je puis en désirer.
Cette dame est seule avec sa fille, qui tremble de peur; car lors de
l’entrée de l’armée, nos troupes, par erreur, ont tiré sur elle. Nos
dîners sont splendides; quatre domestiques nous servent à table. Après
tant de privations, quel changement à vue!... Je voudrais seulement
pouvoir vous envoyer les pêches et les raisins du dessert!»

Quelle bonne maison! Et comme le chef s’ingéniait! Ses plats étaient de
vrais chefs-d’œuvre. On ne regardait pas à la dépense, on servait les
primeurs les plus délicates, les vins les plus exquis. Et le champagne,
c’était une averse continuelle, on en était imprégné jusqu’aux os!

La veuve Pomery présidait à ces goinfrades.

M. Wollheim a enregistré soigneusement les reparties spirituelles qui
s’échangeaient entre elle et lui. Un jour, la maîtresse du logis lui
ayant offert de la salade:

--Merci, dit en français M. le chevalier,--_je ne broute pas_.

Une autre fois, on parlait d’une nouvelle favorable donnée par un
journal français:

--Mais j’ai démenti cela dans le _Moniteur_, fit M. Wollheim.

--Pardonnez-moi, monsieur, répondit Mme Pomery, mais je ne lis jamais le
_Moniteur_ (prussien).

--Voyons, madame, fit alors le rédacteur de cette feuille, _vous n’allez
pas me la faire à l’oseille_!

Ces deux «traits d’esprit», qui donnent la mesure de la hauteur du
«plafond» de M. le chevalier, sont en français dans le livre qu’il a
publié.

Malheureusement le volume d’indiscrétions de M. Wollheim s’arrête au
mois de décembre 1870, sur le récit d’une pantagruélique ripaille en
l’honneur de la fête de Noël. Nous ignorons donc ce que M. le chevalier
da Fonseca a fait dans la suite pour la plus grande gloire de M. de
Bismarck. Tout ce que nous pouvons dire en terminant ce long chapitre,
destiné à faire connaître d’après ses propres aveux un des plus beaux
échantillons de «reptiles de presse» et d’agent politique secret, c’est
que M. le chevalier Wollheim da Fonseca adressa de Reims un mémoire très
détaillé à M. de Bismarck pour la création, à Paris, d’un grand journal
en langue française, destiné à défendre après la guerre les intérêts de
la Prusse.

Ce beau projet n’a pas été, que nous sachions, mis à exécution. M. de
Bismarck n’avait pas besoin d’un organe particulier, dont on aurait
bientôt vu le bout de l’oreille. On pouvait, par d’autres moyens et sans
éveiller l’attention, arriver aux mêmes fins.



VII

Retour en arrière.--Revirement dans la politique prussienne.--Stieber
inculpé d’arrestations arbitraires.--M. de Mohrenheim confie à Stieber
une mission délicate.--La princesse de S... et Edgard R...--Stieber
entre au service de la police secrète russe.--Son entrevue avec M. de
Bismarck.--Il est envoyé en Saxe et en Bohême.--Arrestation de l’espion
prussien à Trautenau.--L’attentat de Charles Blind.--Stieber reprend
publiquement ses fonctions.--Comment il se vengea de sa mésaventure en
Bohême.--La presse française et M. de Bismarck.--M. Vilbort au grand
quartier général et décoré par le roi de Prusse.--Brunn et l’invasion
prussienne.--M. Benedetti à Nikolsbourg.


Nous avons anticipé sur les événements en suivant M. le chevalier
Wollheim jusqu’en 1870. Pour que notre exposé de l’histoire de la police
secrète prussienne soit complet, nous sommes obligé de revenir en
arrière, à la fin de l’année 1858.

A Berlin, le ministère Manteuffel a été remplacé par le cabinet libéral
Hohenzollern.

On a déclaré la guerre à tous les abus de la réaction, la police secrète
est en plein _krach_. Pour bien affirmer le caractère sincère de ce
revirement, des poursuites sont exercées contre Stieber pour les
différentes illégalités dont il s’est rendu coupable, notamment dans
l’affaire du vol des dépêches (Teschen), dans celle du prétendu prince
d’Arménie et dans les règlements des billets d’officiers.

Ces poursuites, qui motivèrent même un instant l’arrestation de Stieber,
firent un bruit énorme.

Pour se défendre, le chef de la sûreté produisit des pièces qui
compromettaient fortement le ministre de la justice, M. Simons, et le
procureur général, M. Schwark. Il est vrai qu’après de longs débats,
Stieber ayant pu prouver qu’il avait agi par ordre supérieur et
quelquefois sur l’injonction personnelle du roi Frédéric-Guillaume, mort
au cours du procès, le policier fut acquitté; mais il n’échappa pas à la
mise en disponibilité, qui entraînait une réduction considérable de ses
appointements.

Stieber, à cette époque, fut non seulement inculpé d’arrestations
arbitraires et d’abus de pouvoir, on l’accusa également d’avoir fait
mourir de faim un de ses propres enfants. Cette imputation se produisit
d’abord dans un journal de Hambourg: _la Réforme_. Un écrivain qui
montrait alors une très vive hostilité contre Stieber raconta qu’en 1849
celui-ci avait confié un de ses enfants, le premier né, à une recéleuse
qui avait reçu l’ordre de laisser mourir le petit d’inanition. Cette
calomnie (car c’en était une) gagnait un peu en consistance, en raison
de la mort de l’enfant. Mais le procès intenté d’office par le procureur
général à Eichhoff démontra que le décès de l’enfant, survenu beaucoup
plus tard, devait être attribué à la fièvre scarlatine. L’action se
termina par une condamnation à neuf mois de prison du journaliste
hambourgeois.

                   *       *       *       *       *

Voici donc le chef de la police occulte berlinoise rendu aux douceurs de
la vie privée, mais pas pour bien longtemps, comme le prouvera la suite.
L’accès de libéralisme qui sévit en Prusse pendant le ministère
Hohenzollern fut de courte durée et le successeur du «père Antoine[32]»,
M. le baron de Bismarck, n’était pas homme à dédaigner les services des
mouchards.

  [32] Surnom populaire donné au prince de Hohenzollern, dont le fils
    Léopold a servi plus tard de prétexte à la guerre de 1870.

Mais en attendant, le policier dégommé ne savait trop comment employer
ses petits talents, peut-être songeait-il déjà à s’expatrier, quand une
lettre l’invita à se rendre à l’ambassade de Russie.

Il n’eut garde de manquer à cette convocation.

Quelques menus services rendus à la troisième section lui avaient déjà
valu des tabatières, des gratifications, même la croix de
Saint-Stanislas. Ce n’était pas le moment de dédaigner de semblables
aubaines. Il se rendit à l’ambassade à la tombée de la nuit, entre chien
et loup, car il était tellement impopulaire alors à Berlin, que les
gamins le poursuivaient dans les rues. Il fut introduit dans le cabinet
d’un attaché, M. le baron de Mohrenheim, qui, dans les cercles
diplomatiques, passait pour un homme d’avenir. Cette prévision n’a pas
été démentie, puisque l’ancien attaché de 1861 remplit en 1884 les
hautes fonctions d’ambassadeur du Tsar à Paris.

M. de Mohrenheim exposa rapidement les faits. Une très grande dame russe
avait été remarquée par un grand-duc de la famille impériale, et si les
choses n’étaient pas allées plus loin, il y avait eu un échange de
lettres suffisamment compromettant. Or, les lettres du prince étaient
tombées on ne savait trop comment entre les mains d’un escroc affilié
sans doute à une bande de voleurs. Cet individu menaçait de faire
parvenir les missives princières au mari de la dame, pourvu d’un poste
diplomatique très élevé, si on ne lui payait une somme tellement forte
que la dame en question, qui se fût exécutée en présence d’une demande à
peu près raisonnable, se voyait obligée d’échapper à une rançon aussi
forte.

Stieber réfléchit un instant.

--Vous m’avez dit, fit-il, que ce maître chanteur s’appelle Edgard R...
et qu’il demeure Bruderstrasse, nº...

--Parfaitement, répondit M. de Mohrenheim.

--Il y aura peut-être un moyen de nous tirer de là, mais il faut que la
dame en question nous aide un peu.

--En quoi faisant?

--Il faut qu’elle écrive à cet individu une lettre suffisamment
gracieuse, flattant son amour-propre, laissant supposer qu’elle l’a
remarqué.

--Y songez-vous, monsieur? se récria le diplomate, Mme la princesse de
S... écrire une semblable lettre!...

--Eh! mon Dieu, elle ne sera pas compromise davantage que par les petits
papiers que le drôle a en sa possession. Et puis, qu’importe, nous lui
enlèverons cette lettre avec les autres. Suivez bien mon raisonnement...
Je connais cet Edgard R... C’est un ancien homme du monde réduit
aujourd’hui aux expédients, aux escroqueries. Mais il lui reste de son
passé une immense fatuité. Qu’il reçoive de Mme de S... un billet tel
que je l’indique, il n’aura aucun soupçon, si, par un messager que je me
charge de lui dépêcher, Mme de S... lui donne un prétendu rendez-vous
ici-même. Il tombera dans le piège comme un enfant. L’amener là, c’est
tout ce que je vous demande. Le reste me regarde, moi et deux ou trois
solides gaillards résolus et musclés à souhait.

--Mais s’il n’a pas les lettres sur lui?

--Eh bien, nous l’enfermerons sans boire ni manger dans une de vos
caves, jusqu’à ce qu’il indique où les papiers se trouvent. Mais je
suppose que cela sera inutile.

En effet, les choses se passèrent comme le très perspicace Stieber
l’avait prévu. Sur un billet assez galamment tourné, Edgard R...
s’imagina pour tout de bon que la grande dame qu’il voulait exploiter
était devenue amoureuse folle de lui. Il trouva donc tout naturel de se
rendre à un rendez-vous nocturne que la dame lui donnait dans l’hôtel
mitoyen de l’ambassade qu’elle habitait. Introduit dans le jardin très
touffu situé derrière la maison, par une porte donnant sur une petite
ruelle, il trouva une dame ayant à peu près la tournure et portant le
costume de la princesse de S... C’était une femme de chambre ressemblant
un peu à sa maîtresse, à qui elle était toute dévouée. Le doigt sur la
bouche, la dame voilée l’invita à le suivre au fond du petit parc.
Edgard R... était aux anges, lorsque, tout à coup, il se sentit saisi,
bâillonné et ficelé. C’étaient les deux gaillards de Stieber, qui,
cachés dans l’épais feuillage des arbres, s’étaient élancés sur
l’infortuné amoureux, l’avaient jeté à terre avant même de lui laisser
le temps de revenir de sa surprise et de crier. Évidemment, Stieber, qui
aimait à puiser ses _trucs_ dans les romans, avait lu les _Mohicans de
Paris_, qui venaient de paraître.

Edgard R... fut immédiatement fouillé, et on trouva cousus dans la
doublure de son paletot les précieuses lettres et le billet de la
princesse.

Dès que les gens de Stieber se furent assurés de cette bonne prise, ils
relevèrent leur victime, mais sans lui ôter son bâillon. Ils
conduisirent Edgard R... dans l’une des pièces de l’ambassade, où une
certaine somme, qui était bien loin d’atteindre celle qu’il avait eu
l’audace de réclamer, lui fut comptée.

--Il y en aura autant pour vous au bout de l’année, lui dit la personne
qui lui remit cet argent, si vous vous taisez sur ce qui s’est passé;
c’est du reste dans votre intérêt plus que dans le nôtre, car vous
pourriez toujours être poursuivi pour chantage et complicité de vol.

Edgard R... promit de se taire et se tut.

Or, le plus curieux de l’affaire, c’est que Mme la princesse de S..., en
grande dame slave et fantasque qu’elle était, s’éprit de curiosité et
ensuite d’autre chose pour l’homme qui, sur quelques lignes de sa main,
avait donné dans un piège en somme assez grossier.

Peu de temps plus tard, la princesse et Edgard R..., qu’un héritage
avait remis à flot, se rencontrèrent dans une ville d’eaux où leur
liaison causa grand scandale.

Mais ceci n’est plus de notre compétence. Si nous avons rapporté ce
petit épisode, c’est parce qu’il eut pour Stieber les plus brillants
résultats. L’insurrection polonaise venait d’éclater, on ne parlait que
de complots contre la vie du Tsar, et les rapports secrets affirmaient
que ces attentats étaient préparés en Allemagne, et que les conjurés
voulaient profiter du voyage annuel d’Alexandre II aux eaux d’Ems pour
les mettre en exécution.

Stieber fut chargé, par l’intermédiaire de M. de Mohrenheim, d’organiser
un véritable corps de police secrète, dont la tâche consistait
exclusivement à surveiller les émigrés polonais[33] et à garantir la
sûreté personnelle du Tsar, pendant son séjour dans les villes d’eaux
allemandes. Stieber reçut carte blanche pour recruter son personnel.
Outre le remboursement de tous les frais, des appointements superbes,
qui le dédommageaient amplement de la perte de son emploi en Prusse, lui
furent accordés. L’ex-chef de la sûreté n’était, du reste, pas aussi à
plaindre qu’il avait voulu le faire croire un instant. Malgré sa
nombreuse famille, et bien que ses appointements officiels n’eussent
jamais dépassé 1,000 thalers, ou 3,750 francs par an, l’ingénieux chef
de la police secrète avait trouvé moyen d’acheter sur ses «économies» un
vaste terrain où il fit bâtir, et qu’il revendit avec d’énormes
bénéfices. Pendant deux ou trois ans, les affaires russes l’absorbèrent
complètement. Il avait embauché la plupart de ses anciens sbires, que le
ministère libéral avait congédiés, et toute une escouade d’aventuriers
et de chenapans à mine patibulaire que l’on voyait errer à toute heure
du jour et de la nuit autour de la petite villa qu’Alexandre II avait
l’habitude d’habiter lorsqu’il prenait les eaux d’Ems. Ces individus
marquaient si mal, comme dit le peuple, qu’un jour l’empereur en fut
effrayé, croyant que c’étaient des voleurs méditant un mauvais coup.

  [33] La plupart de ces émigrés vivaient à Dresde et à Francfort.

Quant aux émigrés polonais de Dresde, Stieber avait recours aux belles
et faciles demoiselles de cette ville de joie allemande[34] pour
découvrir leurs secrets. Il avait à son service tout un escadron volant
de cotillons qui souvent lui fournissait--le Polonais a le cœur tendre
et l’humeur volage--d’utiles et précieuses informations.

  [34] Voir _l’Allemagne amoureuse_. 1 vol. Dentu, éditeur.

Trois années se passèrent ainsi, quand, en 1864, le sieur Brass,
rédacteur en chef de la _Gazette de l’Allemagne du Nord_, un renégat
démocrate-socialiste qui avait vendu son journal à M. de Bismarck, pria
Stieber de passer le soir même au bureau de la rédaction de cette
feuille.

Brass et Stieber se connaissaient et s’appréciaient mutuellement. Le
grand «reptile» et le chef policier étaient deux âmes sœurs capables de
se si bien comprendre! Ils avaient donc des rapports fréquents, presque
journaliers.

Après avoir, en bon père de famille, pris son thé avec les siens,
Stieber, armé d’un parapluie, car il pleuvait à verse, se mit en route
pour la Wilhelmstrasse, où sont situés les bureaux de la feuille
officieuse, qui avait alors les allures d’un véritable pamphlet
quotidien, déversant l’injure, la diffamation et la calomnie sur les
libéraux et les progressistes soutenant la lutte célèbre connue sous le
nom de «conflit parlementaire».

La grosse besogne du jour était terminée, les bureaux étaient
complètement déserts. Seul le rédacteur en chef travaillait encore dans
son cabinet directorial. M. Brass corrigeait des épreuves qui lui
avaient été «remises en double», car un paquet de placards du même
article était posé sur un coin de la table, devant un siège vide
attendant un visiteur.

--Mon cher ami, dit le rédacteur en chef, lorsque Stieber eut été
introduit et tandis que le policier se chauffait auprès d’un grand
poêle, cette soirée peut avoir pour vous d’immenses résultats. Depuis
longtemps, je voulais vous mettre en rapport avec le premier ministre.
Il va venir dans quelques instants pour corriger, comme il le fait
fréquemment, un article rédigé sur des notes envoyées par lui ce matin.
Vous aurez l’air de vous trouver ici comme par hasard. Tâchez de lui
plaire, je suis sûr qu’à la première occasion il vous emploiera et vous
rendra la position que ces gredins de libéraux vous ont enlevée.

Stieber n’eut pas le temps de remercier son ami.

Une petite porte en tapisserie communiquant par un escalier directement
avec la rue s’était ouverte, et la puissante carrure surmontée de la
tête de bouledogue de M. de Bismarck parut dans l’encadrement.

Le premier ministre était assez difficile à reconnaître: d’une part le
collet de son ample manteau relevé jusqu’aux oreilles, de l’autre sa
casquette d’uniforme enfoncée jusque sur les yeux, dissimulaient
complètement sa figure.

A peine entré, il se débarrassa de son manteau, qu’il jeta négligemment
sur un meuble, ôta sa casquette et se montra dans cet uniforme de
colonel de la landwehr, qui semble avoir été créé exprès pour lui,
tellement il le porte bien. Il tendit la main à M. Brass et répondit par
une légère inclinaison de tête au profond salut de Stieber.

--Ah! voici les épreuves, fit M. de Bismarck en apercevant les placards.
Et immédiatement--après s’être toutefois donné le temps d’allumer un
cigare--il prit dans un plumier un énorme crayon long de trente à
quarante centimètres, taillé des deux bouts; et, sans se préoccuper
autrement de MM. Brass et Stieber, il parcourut l’article, changeant une
phrase par-ci, modifiant un mot par-là, le tout rapidement, d’un coup de
crayon brusque et sec.

--C’est cela, c’est parfaitement cela, s’écria-t-il, lorsqu’il eut fini,
vous leur donnez leur compte; décidément, mon cher Brass, vous êtes un
bon molosse et vous vous entendez à mordre. MM. Virchow, Gneist et
autres progressistes vont encore pousser des rugissements!

D’un signe de tête, M. de Bismarck indiqua Stieber, que M. Brass
présenta enfin.

--Je regrette beaucoup, fit le premier ministre, sans autre préambule,
de ne pouvoir vous rendre votre ancienne position, mais il y aurait trop
de criailleries. Il faut encore laisser passer quelque temps... Mais en
attendant je voudrais vous confier quelques missions très
confidentielles à l’étranger, en Saxe et en Bohême. Il y a là une foule
de renseignements à recueillir et dont j’aurai besoin quand les choses
se gâteront décidément avec nos voisins et chers amis les Autrichiens...
Ensuite, comme vous vous occupez des Polonais, je ne serais pas fâché de
savoir ce que ces gens-là font, et surtout ce qu’ils méditent
relativement à notre grand-duché de Posen... Il ne faut pas que l’on
soupçonne nos relations, cela ferait trop de bruit; et, dans l’intérêt
même de vos renseignements, le public doit croire que votre disgrâce
continue. Brass se chargera de me faire parvenir vos notes; de temps en
temps, nous nous rencontrerons ici. Servez-moi bien; je ne suis pas de
ceux qui _lâchent_ leurs collaborateurs. Le jour viendra où je n’aurai
plus de ménagements à garder, où tous seront à mes pieds, me demandant
pardon de m’avoir méconnu. Ce jour-là, nous pourrons régler nos comptes.

A la suite de cette entrevue, Stieber, déguisé en mouchard
ambulant,--tantôt en photographe, tantôt en saltimbanque ou en marchand
de statuettes de plâtre et d’objets de piété,--parcourut les contrées où
deux ans plus tard devait se jouer le drame de Sadowa.

Pendant cette tournée, il lui arriva une mésaventure dans la petite
ville de Trautenau, où il s’était présenté en «colporteur», offrant à
tout le monde des marchandises qui ont le don de plaire aux paysans:
foulards aux vives couleurs, bijoux en simili-or et simili-argent,
livres de messe et livres d’images. Un voyageur de commerce de Berlin
crut reconnaître le prétendu «camelot», et le dénonça aux buveurs
rassemblés dans la salle commune de la principale auberge. Justement des
rumeurs relatives aux espions couraient par tout le pays; la foule,
excitée par le voyageur, très heureux de se défaire d’un concurrent, se
rua sur le faux camelot, le roua de coups et le conduisit ensuite devant
le bourgmestre, M. Roth, qui le garda en prison pendant toute la nuit et
le fit expédier le lendemain à la frontière par la gendarmerie.

                   *       *       *       *       *

Peu de jours avant la déclaration de guerre à l’Autriche, M. de Bismarck
traversait la Wilhelmstrasse, rentrant à l’hôtel des affaires
étrangères, quand un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui depuis
quelques instants suivait le ministre, l’assaillit à coups de revolver.
Les balles s’aplatirent sur la cotte de mailles que le comte, prévenu
vaguement, portait sous ses vêtements. M. de Bismarck se jeta sur
l’auteur de cette tentative, le désarma lui-même et le remit aux
gardiens accourus au bruit des détonations. Conduit au poste le plus
voisin, le jeune homme s’affaissa sur le plancher, et avant qu’il fût
possible de lui administrer le plus léger secours, il avait cessé de
vivre. Au moment de son arrestation, il avait avalé un poison violent
contenu dans le chaton d’une bague. Les papiers trouvés dans ses poches
établirent que ce jeune Brutus germanique était Charles Blind, fils
adoptif d’un des principaux chefs du parti républicain allemand, réfugié
à Londres depuis 1848. Sans doute l’infortuné jeune homme avait voulu
tuer celui que beaucoup de ses futurs adulateurs considéraient alors
comme le fléau et le tyran de l’Allemagne. N’ayant pas réussi, il
s’était héroïquement soustrait aux geôliers. Cet attentat fit une
impression profonde sur le chancelier. Il ne voulait pas admettre que
l’acte de Charles Blind fût isolé; selon lui, le jeune fanatique était
l’émissaire d’une bande nombreuse de conjurés. Il avait échoué, mais
d’autres viendraient à la rescousse; or, au moment de risquer cette
grosse partie, dont il préparait le jeu depuis cinq ans, à la veille de
toucher au but, M. de Bismarck redoutait par-dessus tout un coup de
stylet ou une balle qui eût mis un terme aux vastes espérances de son
ambition.

S’il y avait complot, il fallait le déjouer; s’il y avait des complices,
il fallait les découvrir.

Le seul homme capable de remplir une semblable tâche, c’était Stieber,
le roi des limiers, connaissant sur le bout des doigts son personnel
démagogique.

Cette fois, le premier ministre n’hésita plus; sans s’inquiéter des
criailleries et des réclamations, il télégraphia à l’ex-chef de la
sûreté, qui prenait les eaux sur les bords du Rhin, d’accourir à Berlin
sans désemparer pour reprendre ses anciennes fonctions.

Lorsque, quelques jours plus tard, la guerre fut effectivement déclarée,
Stieber fut nommé chef de la police de campagne au grand quartier
général. En cette qualité, il devait veiller tout particulièrement sur
la sécurité du roi et sur celle de M. de Bismarck. Deux commissaires de
police et quelques agents triés sur le volet lui furent adjoints.

Les fonctions confiées à Stieber étaient d’un genre particulier, et, en
somme, assez difficiles à définir. Il n’avait rien à voir à la police
militaire proprement dite, qui dépendait des chefs de corps et qui était
exercée par leurs prévôts; il n’était pas chargé non plus du «service
d’informations», vulgairement appelé «espionnage», dont M. de Moltke
avait tous les fils en main. Il n’était chargé de rien, et, au besoin,
de tout; c’était au «chef de la police de campagne» que devaient échoir
les besognes louches et inavouables, la surveillance de quelques princes
suspects aux yeux de M. de Bismarck, et notamment du prince royal, la
surveillance des journalistes autorisés à suivre le quartier général,
etc.; bref, c’était l’homme que le chancelier voulait avoir à portée de
son bras pour lui faire exécuter des ordres dont nul n’aurait voulu être
chargé.

A la veille de son départ de Berlin, Stieber, grisé par la perspective
de pouvoir de nouveau satisfaire ses goûts pour l’arbitraire, trouva
moyen de faire parler de lui afin que chacun sût bien qu’il était rentré
en fonctions et qu’il n’avait pas modifié ses façons d’être depuis six
ans.

Un négociant de Berlin était prévenu d’avoir conclu avec l’armée
bavaroise des traités pour fournitures.

Stieber vint avec fracas faire une perquisition dans les bureaux de M.
Epner, le commerçant en question. Il l’obligea à produire ses livres et
dressa procès-verbal.

M. Epner dont l’innocence avait été complètement démontrée, se plaignit
auprès du président de la police locale, et celui-ci, M. de Bernuth,
infligea à Stieber un blâme avec amende. Mais M. de Bismarck couvrit son
protégé, et remise lui fut faite de l’amende. Le lendemain, Stieber
partit pour la Silésie par le même train qui emportait le roi et le
premier ministre.

Il n’entre pas dans le cadre de notre récit de parler des principaux
faits de guerre très connus de la courte campagne de Bohême, commencée
le 22 juin 1866 et terminée le 4 juillet par le coup de foudre de
Sadowa. Rappelons seulement que l’armée prussienne fut divisée en deux
parties; l’une traversa la Saxe, abandonnée par son roi et ses troupes,
tandis que l’autre pénétrait en Autriche par la Silésie. Guillaume était
à la tête de la première armée, qui eut à lutter presque chaque jour
contre les Autrichiens, défendant bravement, mais sans succès, le sol de
la patrie.

Un de ces combats quotidiens très opiniâtres et excessivement meurtriers
fut livré autour de la petite ville de Trautenau, où la mésaventure que
nous avons rapportée était arrivée au chef de la police de campagne. Les
Prussiens s’emparèrent d’abord de la ville, mais ils en furent délogés
par les Autrichiens, qui, à leur tour, en furent définitivement chassés,
lorsque l’ennemi revint en force, avec de l’artillerie. Pendant la
lutte, des tirailleurs impériaux s’étaient retranchés dans les maisons
et tiraient sur les assaillants par les fenêtres et les lucarnes.
Stieber, impatient de venger l’affront qu’il avait subi, rédigea un
rapport, portant que les habitants de Trautenau avaient pris part à la
lutte; que les femmes avaient jeté du pétrole et de l’eau bouillante sur
les grenadiers prussiens, et que cette résistance avait été organisée et
préparée par le bourgmestre de la ville, M. Roth. A la suite de ce
rapport absolument mensonger, que plusieurs misérables faux témoins
avaient confirmé, la petite ville fut livrée au pillage; plusieurs
maisons désignées comme ayant servi de refuge à ceux qui se défendaient
furent brûlées. Sur l’ordre de Stieber, on arrêta le Dr Roth, membre du
Parlement autrichien, et on le maltraita de la plus prussienne des
façons. Il aurait certainement été fusillé sur place, si un général
qu’il avait connu autrefois n’avait obtenu un sursis et la comparution
en conseil de guerre de l’infortuné bourgmestre, qui prouva enfin qu’il
était la victime innocente d’une erreur, il n’osait dire d’une
«vengeance». Cet incident, en s’ébruitant dans l’armée, augmenta encore
l’antipathie instinctive des militaires pour «le chef de la police de
campagne», et pendant toute la durée de la guerre Stieber eut à endurer
différentes avanies, et reçut plusieurs leçons dont le consolait mal la
protection toute-puissante de M. de Bismarck.

Nous avons dit que la surveillance des journalistes autorisés à suivre
les opérations militaires faisait partie des attributions de M. Stieber.
Il reçut sous ce rapport les instructions très particulières de M. de
Bismarck, et il dut s’occuper surtout des rédacteurs parisiens, dont
trois ou quatre se trouvaient à la suite du grand état-major. Les
journaux français étaient alors divisés en deux camps, les uns étaient
autrichiens, les autres prussiens. D’un côté comme de l’autre, les
feuilles avaient épousé la cause de leurs clients respectifs avec une
fougue extraordinaire, une véritable _furia francese_. Le _Siècle_
(dirigé alors par M. Léonor Havin, et dont la rédaction était toute
différente de celle d’aujourd’hui)[35] et la défunte _Opinion nationale_
étaient certainement plus prussiens que leurs confrères la _Gazette de
la Croix_ ou la _Gazette nationale_, tandis que les journaux les plus
patriotiques de Vienne pâlissaient certainement à côté de l’«ostracisme»
du _Constitutionnel_ ou de la _France_. En lisant ces articles où des
Français s’échauffaient si fort pour un drapeau qui n’était pas celui de
leur pays, on se demandait pourquoi les auteurs de ces ardentes
polémiques restaient tranquillement sur le boulevard et pourquoi ils ne
luttaient pas en Bohême, celui-ci coiffé du casque à pointe, celui-là du
shako noir bordé de jaune. Lorsque toutes les considérations
personnelles pourront être mises de côté, un _mémoriste_ futur nous dira
peut-être avec pièces à l’appui si la conviction seule animait les
Autrichiens et les Prussiens de Paris, et si cette conviction n’était
pas aidée et étayée par d’autres considérations d’un ordre différent.

  [35] Personne n’a le cœur plus loyal et plus français que le directeur
    actuel du _Siècle_, l’honorable M. Jourde.

Quoi qu’il en soit, M. de Bismarck, qui affecte de dédaigner la presse,
mais qui pendant toute sa carrière a su apprécier et tirer parti de
cette «sixième grande puissance», estimait à son prix le concours
bénévole ou non que lui prêtait une grande partie de la presse
parisienne, et justement cette fraction qui, en raison de son attitude
libérale, exerçait la plus grande action sur l’opinion publique. Rien ne
fut négligé pour encourager ces journaux à persévérer dans leur ligne de
conduite, si profitable à la maison de Hohenzollern. On ne leur
ménageait ni les égards ni les renseignements, cette manne précieuse des
publicistes. M. le baron Von der Goltz, l’ambassadeur du roi Guillaume,
un grand seigneur s’il en fut, était toujours visible pour les
journalistes parisiens en quête d’informations, et M. Bamberg, le consul
de Prusse, était trop heureux de se mettre en quatre pour procurer une
«primeur» aux écrivains qui daignaient l’honorer de leur amitié et
accepter les succulents dîners cuisinés dans sa villa d’Enghien.

Parmi les journaux choyés à l’ambassade de Prusse, le _Siècle_, en
raison de son ancienneté, de son énorme tirage et de l’autorité qu’il
avait acquise dans le monde diplomatique et dans le monde financier, et
aussi en raison de l’éclat littéraire de sa rédaction, était au premier
rang. Son correspondant en Bohême, M. Vilbort, d’origine belge, fut
accueilli et traité au quartier général avec tous les honneurs dûs à un
véritable plénipotentiaire. Il importait en effet que les
correspondances insérées par le journal de la rue Chauchat se
ressentissent des attentions flatteuses dont son auteur était l’objet,
et que les centaines de milliers de lecteurs du _Siècle_ fussent
émerveillés des qualités dignes d’admiration des soldats de Guillaume.
Dès son arrivée au camp, M. Vilbort fut recommandé aux bons soins de
Stieber et à sa plus zélée sollicitude.

Le chef de la police de campagne s’acquitta de son mandat à la
perfection, veillant à ce que le journaliste parisien trouvât partout
gîte et nourriture, ce qui n’était pas toujours facile, car la Bohême
est un pays assez pauvre, et, avant les Prussiens, les Autrichiens
avaient fait maison nette. Enfin, le jour de Sadowa, M. Stieber
conduisit M. Vilbort dans sa propre voiture sur le champ de bataille, et
poussa l’obligeance jusqu’à lui donner une foule de détails, qui
naturellement figurèrent à la plus grande gloire de l’armée prussienne
dans les colonnes du _Siècle_. Comment être désagréable à des gens qui
font tout pour vous plaire? Les lettres du _Siècle_ furent si goûtées à
la cour de Prusse, qu’après la guerre le roi résolut d’envoyer une
décoration à M. Vilbort. Mais, sur ces entrefaites, la situation de
l’Europe s’était compliquée; de gros nuages de guerre s’étaient
amoncelés entre Paris et Berlin, et, soit qu’il agît de son propre
mouvement, soit qu’il y fût contraint par son directeur,
l’ex-correspondant du journal parisien refusa cette croix. Le roi
Guillaume fut, dit-on, furieux; considérant ce refus comme une insulte
personnelle, il jura sur sa couronne que jamais il n’accorderait plus de
décoration à un journaliste.

Après Sadowa, Stieber fut chargé d’administrer la riche cité
manufacturière de Brunn, capitale de la Moravie, où Guillaume établit
pendant quelques jours son quartier général. Là, ce policier vindicatif
put se pavaner à l’aise et faire la roue, grâce à la platitude des
habitants, qui accueillirent l’ennemi sans la moindre hostilité.

«Je me rendis à la mairie, raconte Stieber dans ses Mémoires, et je
demandai qu’on me livrât la police, le télégraphe et la poste. Je
trouvai le plus grand empressement à satisfaire mes désirs. Il y avait
ici un gouverneur impérial et un directeur impérial de la police. Tous
deux ont pris la fuite, c’est moi qui les remplace. A cinq heures de
l’après-midi, séance de la municipalité; j’y ai assisté, revêtu de mon
uniforme de gala, et j’ai inauguré ainsi mes fonctions. Le roi et sa
cour ne sont arrivés que le soir; j’ai eu l’honneur de saluer Sa Majesté
aux portes de la ville, à la tête de la municipalité et du haut clergé.
On n’a pas manqué de prononcer les inévitables discours. La ville de
Brunn est très riche et se conduit avec beaucoup de libéralité à notre
égard. Je suis logé dans un hôtel de premier ordre, avec nourriture et
vin à discrétion. J’ai à ma disposition une calèche et deux agents de
police. Quand je sors, deux gendarmes prussiens galopent à côté de ma
voiture, un agent autrichien se tient sur le siège à côté du cocher: je
ne fais pas mince figure. J’ai supprimé cinq journaux qui se publiaient
dans la ville; quatre autres continuent de paraître avec ma censure. Il
y a aussi un théâtre où j’ai permis de jouer sous bonne et due
surveillance.»

On pourra comparer l’accueil que Stieber reçut de la part des drapiers
de Brunn avec la réception qu’on lui fit plus tard à Versailles. Mais il
n’est pas de roses sans épines. Les généraux étaient médiocrement
flattés de voir un mouchard étaler son importance dans un carrosse
escorté de cavaliers et jouer au potentat. Dans une lettre à sa femme,
Stieber exhale ses plaintes:

«Bien que j’occupe ici à Brunn une position importante, dit-il, je ne
suis pas toujours sur un lit de fleurs. Il y a trop de supérieurs, et il
est difficile de s’entendre avec les officiers de haut grade, surtout
quand chacun veut commander. Heureusement, je me moque de tout puisque
tout cela est passager. Je m’aperçois que moins l’on en fait, moins l’on
a d’ennuis. J’espère que la guerre finira bientôt. Je vois que M.
Bismarck a aussi de la peine à maintenir sa position au milieu de toute
cette aristocratie militaire.»

Pendant les négociations qui se poursuivirent à Nikolsbourg et qui
précédèrent la conclusion de paix de Prague, Stieber occupa un
appartement dans le château même où les plénipotentiaires se
réunissaient tous les jours.

Il devait surtout surveiller le diplomate français, M. Benedetti, qui
venait d’arriver au quartier général comme pour bien marquer
l’intervention de Napoléon III, son maître. C’est dans ce château,
appartenant au ministre des affaires étrangères autrichien, que Stieber
vit le comte de Bismarck et le magnat hongrois Karolyi, qui avait jadis
ébloui tout Berlin par l’éclat de ses fêtes à l’ambassade d’Autriche,
attablés devant une cruche en grès remplie de bière et discutant les
préliminaires du traité de paix.

Au commencement d’août, le roi, M. de Bismarck et tout leur monde
retournèrent à Berlin. Il y eut des récompenses, des grades, des croix
et des dotations pour les artisans de la victoire. Stieber ne fut pas
oublié. Il reçut le titre de _Geheim-Rath_ (conseiller intime) et fut
placé à la tête de la haute police d’État.



VIII

La police secrète prussienne à Paris pendant l’Exposition de
1867.--Stieber joue, pour le compte de ses patrons, le rôle d’agent
provocateur.--Les conciliabules des réfugiés polonais aux
Batignolles.--Comment fut complotée la tentative d’assassinat contre le
Tsar.--Entretien secret de Stieber et de M. de Bismarck.--Conséquences
politiques d’un attentat dirigé, en plein Paris, contre Alexandre
II.--La journée du 6 juin à Longchamps.--Un agent de Stieber fait dévier
l’arme de Berezowski.--Réalisation de ce qui avait été prévu par M. de
Bismarck.--La Russie laisse faire la Prusse en 1870.


Quel contraste entre l’été de 1866 et celui de l’année suivante! Au lieu
des horribles tableaux de guerre, de meurtre et d’incendie auxquels le
roi Guillaume assistait en Bohême, c’était le magique et splendide
panorama de la grande exposition du Champ-de-Mars qui se déroulait
devant les yeux du vainqueur de Sadowa.

Peu s’en était fallu qu’au lieu de venir en hôte pacifique, le roi de
Prusse n’entrât trois ans plus tôt en conquérant dans ce beau pays de
France, si fier des richesses, du luxe et de la pompe qu’étalait sa
capitale. Mais à la veille même de l’ouverture de l’Exposition, le
conflit menaçant du Luxembourg avait été apaisé en vertu de quelque
mystérieux _quos ego_; la grande tragédie avait été ajournée, il n’y eut
de place que pour la féerie à grand orchestre avec accompagnement de
flons-flons d’Offenbach et de détonations de bouchons de vin de
Champagne.

La curiosité des Parisiens fut vivement surexcitée à l’annonce de
l’arrivée de ce petit-fils de Frédéric le Grand qui avait poussé avec
tant de vigueur l’œuvre commencée par son aïeul. Une légende s’était
formée autour de ce roi-soldat qui escamotait avec une prestesse
inconnue depuis Napoléon Ier les provinces et les royaumes.

Pour les Parisiens, alors tout férus d’idées de cosmopolitisme et
d’humanisme, ce monarque casqué était un type d’un autre âge, le type du
sabreur, qu’on était plutôt tenté de considérer par le côté grotesque
que par le côté sérieux. Pour beaucoup, pour la masse privée de toute
appréciation et de tout sain jugement des affaires d’Europe, le César
germain n’était que le général Boum de la «grande-duchesse de
Gérolstein».

Justement cette perspective de voir en chair et en os un héros de
théâtre-bouffe fit «faire recette», comme on dit en argot de théâtre, à
l’arrivée du roi de Prusse à Paris. Non seulement les badauds et les
oisifs affluèrent à la gare du Nord et s’échelonnèrent sur tout le
parcours royal, mais on vit les députés du Corps législatif déserter en
masse la salle des séances et aller faire haie sous les arcades de la
rue de Rivoli pour apercevoir les traits de ces trois hommes, dont les
trompettes de la renommée avaient proclamé la gloire avec tant de
fracas: Guillaume, Bismarck et de Moltke.

Derrières les calèches, sortant des remises impériales et qui avaient
été chercher au débarcadère les hôtes illustres de Napoléon III,
venaient quelques coupés d’aspect plus modeste.

L’une de ces voitures était occupée par le conseiller intime Stieber.
Depuis quelques jours, le chef de la police prussienne avait envoyé sur
place les plus habiles de ses limiers. Mêlés à la foule, ceux-ci
poussèrent, au passage du roi de Prusse et de sa suite, des «vivats» qui
n’eurent aucun écho.

En même temps que S. M. Guillaume, le Tsar Alexandre s’était rendu à
l’invitation de Napoléon III. On ne voyait alors dans cette visite
simultanée des deux souverains du Nord qu’une coïncidence fortuite; mais
depuis, les lecteurs attentifs d’ouvrages historiques très sérieux
(entre autres les _Origines de la guerre de 1870_, par Rothan) ont pu se
convaincre que cette coïncidence avait été voulue et préparée par la
diplomatie prussienne afin d’empêcher un rapprochement trop sensible
entre le Tsar et Napoléon III, rapprochement qui se serait certainement
produit, si Alexandre II s’était trouvé seul livré à l’influence de son
hôte, qui n’avait pas encore perdu toutes ses qualités de «charmeur».

Un incident dramatique devait d’ailleurs servir les intentions de la
diplomatie prussienne.

Stieber, qui, malgré sa position officielle en Prusse, s’était bien
gardé d’abandonner ses relations avec la police secrète russe, avait à
veiller à la fois sur Alexandre et sur Guillaume. Sachant que des
Polonais très nombreux vivaient en France, et que parmi eux se
trouvaient des fanatiques ayant à venger des proches, fusillés, pendus
ou déportés, il concentra tous ses efforts et toute son activité pleine
de ruse à deviner et à prévenir les plans et les complots des réfugiés.
Longtemps à l’avance une série d’espions s’étaient répandus aux
Batignolles, où habitait une grande partie de l’émigration; tout
Polonais suspect était filé par un de ces agents. Grâce à de faux frères
que les mouchards attitrés surent embaucher, Stieber fut tenu au courant
des conciliabules qui avaient lieu une ou deux fois par semaine dans un
petit pavillon situé avenue de Clichy, au fond d’un jardin, à une petite
distance des fortifications.

Tout d’abord on se communiquait les nouvelles du pays, on lisait les
journaux clandestins, on discutait parfois des conditions d’alliance
avec la secte des Nihilistes russes, qui venait de s’affirmer par la
tentative d’assassinat commise par Karakasoff sur le Tsar, au jardin
d’hiver de Saint-Pétersbourg. Et il est fort probable que, comme cela
arrive très souvent, ce fut un des agents provocateurs à la solde de
Stieber qui mit en avant l’idée de profiter du passage d’Alexandre II à
Paris pour l’assassiner. Quoi qu’il en soit, l’idée fut accueillie
favorablement par la plupart des compères, tandis que d’autres, les
vrais patriotes, protestèrent énergiquement contre une telle action, qui
ne pourrait, en aucun cas, améliorer la situation de la Pologne, et qui
compromettrait la bonne renommée de la France. Les dissidents
s’abstinrent désormais de venir avenue de Clichy, et, comme ils
représentaient les éléments les plus intelligents et les plus modérés,
la réunion fut livrée tout entière à la direction et aux inspirations
des agents provocateurs. Stieber était tenu journellement au courant de
ces conciliabules, tandis que la police française, trop occupée
ailleurs, ne s’apercevait de rien.

A la frontière, Stieber avait reçu dans le train royal une dépêche très
pressante d’un de ses principaux agents, lui indiquant un rendez-vous
pour le soir même, dans un petit cabaret borgne situé près des Halles.
Il s’agissait, ajoutait la dépêche, d’une affaire très urgente. Aussi, à
peine descendu à l’ambassade de la rue de Lille, où il logeait, ainsi
que M. de Bismarck, tandis que le roi et le prince royal étaient
installés aux Tuileries, Stieber, affublé d’une perruque et d’une barbe
postiche, se rendit à l’endroit indiqué par son agent. Au moment où le
chef de la police secrète franchit le seuil du restaurant, il fut pris à
part par celui qui l’attendait: «Ils ont décidé, fit-il d’un ton bref,
d’assassiner le Tsar. Le crime sera commis demain au retour de la grande
revue donnée au bois de Boulogne en l’honneur du souverain. On a tiré au
sort pour savoir celui qui devait frapper. Voici le nom sorti de
l’urne.»

Et l’agent tendit à son chef un bulletin sur lequel on lisait: _Boleslas
Berezowski._

--C’est un garçon très résolu, dit l’agent, un fanatique, le hasard ne
pouvait pas en désigner un meilleur, il ne reculera pas.

--Vous le connaissez?

--Parbleu! fit l’agent, nous sommes du même village; il est mon ami
intime. Quelquefois nous nous disputons, quand je lui reproche de n’être
pas assez chaud.

--Eh bien! ne le perdez pas de vue, vous entendez? Faites-le suivre pas
à pas, je vous donnerai des instructions nouvelles. Revenez ici ce soir
à minuit.

Stieber héla un fiacre et se fit rapidement conduire à la Préfecture de
police. Il voulait mettre M. Piétri au courant de ce qu’il venait
d’apprendre et l’engager à agir sans retard. Mais, par une de ces
circonstances qui font le jeu de la fatalité, le préfet de police dînait
au château de Saint-Cloud.

De l’hôtel de la préfecture, Stieber se rendit au palais de l’Élysée, où
logeait le Tsar; mais, là aussi, la maison était vide, le Tsar était
dans un petit théâtre du boulevard où brillait une comédienne fort en
vogue, et les aides de camp s’étaient éparpillés à travers la ville.

                   *       *       *       *       *

Au moment où Stieber se faisait descendre devant l’ambassade
d’Allemagne, une élégante victoria, supérieurement attelée, franchit la
porte cochère de l’hôtel. Dans cette voiture était M. de Bismarck, qui,
après avoir copieusement dîné, se disposait à faire un tour de Bois.

Sur un signe de Stieber, le chancelier donna ordre à son cocher
d’arrêter.

--J’ai une communication de la plus haute importance à faire à Votre
Excellence, fit à voix très basse le conseiller intime.

--Sera-ce long? demanda le chancelier d’un air enjoué.

--Cela dépend.

--Eh bien, je ne veux pas me priver de ma promenade. Qui sait quand
j’aurai encore une heure à moi?... Montez.

Le policier prit place sur les coussins de la victoria.

M. de Bismarck, habillé en bourgeois, était difficile sinon impossible à
reconnaître pour ceux qui se le figuraient en uniforme de dragon, tel
que le représentaient les nombreuses gravures et les innombrables
photographies répandues dans Paris. Avec son ample redingote de coupe
quelque peu démodée, avec son chapeau de haute forme enfoncé jusque sur
les yeux, il pouvait passer pour un riche gentilhomme campagnard venu à
Paris visiter l’exposition, en compagnie du notaire de son chef-lieu,
dont Stieber réalisait assez bien le type. Le fait est que la victoria
se perdit sans exciter la moindre attention au milieu de la cohue de
voitures qui allaient et venaient dans cette large avenue des
Champs-Élysées, si belle les soirs d’été.

--Voyons, de quoi s’agit-il? demanda le comte au conseiller intime,
lorsqu’ils furent installés l’un à côté de l’autre.

--On veut assassiner demain l’empereur de Russie!

--Encore quelque sornette... ou quelque conte imaginaire! fit M. de
Bismarck en haussant les épaules.

--Non pas... je connais l’assassin, il m’a été désigné par un des
affiliés... J’ai couru à la préfecture de police pour le faire arrêter.

--Alors, il est sous clef, et il n’y a rien à craindre?

--Non, la préfecture était vide, et si je ne joins pas M. Piétri cette
nuit, un malheur peut arriver, car qui sait?... demain, ce sera trop
tard...

--Oui! oui! ce serait un grand malheur si un prince aussi noble, aussi
bon que S. M. Alexandre II tombait sous le coup d’un vulgaire
assassin... C’est un crime tellement odieux, qu’il faut le prévenir à
tout prix... J’espère que vous ferez tout pour cela, Stieber?

--Naturellement, j’ai donné ordre à un de mes hommes de suivre pas à pas
l’assassin, de ne pas le quitter...

--A merveille... De cette façon, si par hasard la police française ne
l’arrêtait pas à temps, il y aurait autour de lui, au moment même de
l’attentat, des gens qui saisiraient son bras et feraient dévier le coup
mortel.

--Sans doute...

--Le crime serait évité, mais la tentative subsisterait... Avez-vous
réfléchi aux conséquences politiques d’un pareil événement, M. Stieber?
fit M. de Bismarck après un moment de réflexion... Le Tsar Alexandre,
voyant que la police impériale n’a pas su le protéger, quitterait la
France... Et sous quelle impression!... Je le connais... Bien des
projets politiques tomberaient à l’eau, et le «charmeur» risquerait d’en
être pour ses frais d’amabilité et ses projets d’alliance... Oui... Et
si l’auteur de la tentative échappait au dernier châtiment, si un jury
de bons bourgeois, pleurant comme des veaux, quand l’avocat les
apitoiera sur le sort de la malheureuse Pologne, ne condamnait pas
l’assassin à mort, il y aurait bien de l’irritation à Saint-Pétersbourg
et la nappe serait déchirée[36] pour bien longtemps entre la France et
la Russie... et j’aurais, moi, un grand souci de moins en tête... Cette
tentative serait pour nous autres Allemands quelque chose de
providentiel; tandis qu’en faisant arrêter l’assassin, la police
française aura pour elle l’honneur de la découverte du complot, elle
recevra des félicitations et des remerciements pour son activité et sa
sollicitude. Alexandre se considérera comme l’obligé de Napoléon, et
nous, nous serons forcés de nous garder à pique à Saint-Pétersbourg, et
à carreau à Paris...

  [36] _Das Tischtuch wäre zerrissen_, locution familière pour exprimer
    une brouille.

La voiture avait dépassé l’Arc de Triomphe; des centaines de petits
points bleus, rouges, verts, brillant dans l’air transparent et tiède de
la nuit, se croisaient et voltigeaient de tous côtés comme des feux
follets: c’étaient les lanternes d’une foule d’autres voitures, dont
l’interminable file s’allongeait jusqu’au bout de la route du Bois.
Beaucoup de Parisiens et de nombreux étrangers étaient venus là pour
respirer les fraîcheurs de la campagne, les senteurs embaumées qui se
dégageaient des massifs. Assez longtemps, le comte de Bismarck se tut;
puis il se mit à énumérer différents incidents survenus pendant le
voyage, et fit quelques observations assez piquantes sur des personnages
de la cour impériale.

Sur un ordre du chancelier, le cocher tourna tout à coup bride; on
revint à l’hôtel de la rue de Lille.

--Qu’est-ce donc que _votre_ assassin? demanda négligemment M. de
Bismarck.

--Il paraît qu’il est tout jeune, vingt à vingt-deux ans.

--Un enfant... et Polonais, jamais un jury parisien ne le condamnera à
mort; ce serait contraire à toutes les sympathies bourgeoises de M.
Prudhomme... Décidément, c’est bien dommage que ce garçon ne puisse pas
lâcher son coup de pistolet.

La voiture franchit la porte cochère de l’ambassade. Le portier s’avança
casquette basse.

--Monsieur le conseiller intime, fit-il en s’adressant à Stieber, il y a
là, dans ma loge, un homme qui vous attend depuis une demi-heure.

Et il désigna du doigt un individu assez peu proprement vêtu et muni
d’une grosse canne. Le quidam remit un pli à Stieber. Après l’avoir
ouvert, celui-ci passa le billet au chancelier, qui lut ceci:

«M. le préfet de police regrette beaucoup d’avoir manqué la visite de M.
le Conseiller Stieber, et dans le cas où il s’agirait d’une affaire de
service, M. le préfet de police sera heureux de recevoir à n’importe
quelle heure de la nuit M. le Conseiller.»

Les deux Allemands échangèrent deux regards rapides.

--Dites à M. le préfet, fit Stieber, que je le remercie, mais que
l’affaire dont je voulais l’entretenir ne presse nullement.

L’envoyé de la rue de Jérusalem se retira.

                   *       *       *       *       *

Une heure plus tard, Stieber, qui avait remis sa barbe postiche et sa
perruque, sortait de l’hôtel de l’ambassade et allait rejoindre son
agent à l’endroit convenu. Celui-ci lui confirma tous les renseignements
antérieurs et ajouta que le jeune Polonais, qui avait été «filé» toute
la journée, avait fait emplette d’un revolver et d’un paquet de
cartouches chez un armurier du boulevard Sébastopol. Il avait dîné très
frugalement dans un établissement de bouillon du quartier; l’agent
s’était installé à une table voisine. Le soir, le jeune Polonais était
rentré dans sa chambre d’hôtel garni; et il était certain qu’il n’en
ressortirait que le lendemain matin.

L’agent reçut pour instruction de ne pas quitter, le lendemain,
Berezowski d’une semelle et de s’adjoindre deux autres agents. Il
fallait surtout se trouver auprès du Polonais au moment où il tenterait
d’exécuter son projet, de façon à en empêcher l’accomplissement.

Le conseiller intime reçut de son séide l’assurance que tout se
passerait selon ses instructions.

Le 6 juin 1867, plus de 300,000 curieux étaient massés autour de la
grande enceinte de Longchamps et dans toutes les parties du Bois. Les
tribunes établies sur le champ de courses craquaient sous le poids des
spectateurs et des spectatrices; celles-ci rivalisaient entre elles de
richesse, de luxe et de goût. Toute la «crème» de la société parisienne
et la fleur des étrangers que l’Exposition avait attirés étaient là, le
regard attaché sur l’imposante armée de 40,000 hommes massés dans
l’enceinte des courses, armée d’élite composée des plus beaux régiments,
splendidement vêtus. Les cuirasses d’argent et d’acier, les larges
plastrons, les plaques des bonnets à poils, les piques des lances, les
milliers de baïonnettes étincelaient au soleil, car le ciel aussi était
de la fête.

A midi, un immense mouvement se produisit dans cette foule, mouvement de
joie, d’enthousiasme chez plusieurs, chez tous, mouvement de profonde
curiosité.

Des hourras éclatent, on agite des mouchoirs et des chapeaux, des
acclamations saluent l’arrivée des calèches de la cour attelées à la
Daumont, qui viennent de déboucher de la Cascade, amenant l’empereur
Napoléon III, ses hôtes et la cour. Tandis que l’impératrice, rayonnante
de beauté et d’orgueil satisfait, prend place avec ses dames dans la
grande tribune du milieu, les trois souverains montent de magnifiques
chevaux que des piqueurs en livrée verte tiennent en main à la grille
d’entrée du champ de courses. L’empereur Napoléon au milieu, Alexandre
II à sa droite, Guillaume de Prusse à sa gauche, les trois monarques
s’avancent sur le front de bandière, suivis à quelque distance d’un
fouillis brillant de 200 officiers de toutes nations, empanachés,
casqués, bottés, couverts d’or, de broderies, de rubans, de décorations.

Les troupes présentent un admirable coup d’œil.

Napoléon III est radieux; la figure fatiguée d’Alexandre II s’épanouit
et sourit doucement à la vue de ce beau spectacle militaire; le roi de
Prusse, sérieux, presque renfrogné, semble tout examiner, tout étudier,
jusqu’au moindre détail des buffleteries ou des cartouchières.

Après avoir salué galamment l’impératrice dans sa loge, les souverains
se portent devant la tribune, au centre d’un vaste demi-cercle formé par
le brillant état-major qui les suit. Alors défilent devant eux les
grenadiers graves et silencieux, les zouaves aux pittoresques costumes,
les chasseurs de Vincennes alertes et vifs, les voltigeurs à la démarche
gaie et pimpante, le plumet fixé à leur shako; puis viennent les
cent-gardes, ces centaures dont l’armure est à peu près aussi complète
que celle des chevaliers du moyen âge; les guides au costume chatoyant
et théâtral, les élégants dragons de l’impératrice, régiment de
sportsmen; les cuirassiers, les cavaliers noirs; et, pour finir, plus de
cent pièces de canon magnifiquement attelés roulent avec fracas sur le
gazon, suivies de cinq ou six mystérieux engins recouverts d’une housse
de toile et traînés par deux chevaux.

Le public, dont la vieille fibre chauvine avait tressailli à la vue de
ce bel attirail de guerre, saluait chaque nouveau régiment par de
nouveaux hourras et des battements de mains prolongés. Et se parlant
bas, tout bas à l’oreille, on se désignait du doigt ces engins
mystérieux enveloppés d’une housse d’étoffe. C’était là cette terrible
invention dont on parlait depuis quelque temps, l’instrument certain et
irrésistible des futures victoires de la France,--la mitrailleuse.

Les calèches de la cour venaient de reprendre la route de la capitale ou
tout au moins elles essayaient d’y parvenir, car de tous côtés
affluaient les équipages et les voitures, chacun ayant hâte de gagner la
grande avenue centrale pour effectuer le retour en évitant la cohue.
Mais comme chacun avait eu la même idée, l’encombrement se produisait
inextricable et enchevêtré, à tel point que les gendarmes et les
plantons avaient dû bientôt renoncer à y mettre un peu d’ordre. Les
équipages impériaux se trouvaient bloqués. Napoléon, assis dans la
première calèche, avec le Tsar et le prince Wladimir, dit à l’écuyer de
service qui galopait à la portière de se frayer de force un passage,
afin de gagner une allée latérale, peut-être moins encombrée. M.
Raimbeaux, l’écuyer de service, fit ranger les véhicules les plus
proches, et la calèche impériale prit la direction d’une contre-allée.
La foule était très compacte en cet endroit, une foule endimanchée et de
belle humeur, riant, jacassant, s’amusant franchement. M. Raimbeaux,
regardant de tous côtés pour savoir quelle direction il convenait de
prendre, aperçut un jeune homme qui, se détachant d’un petit groupe,
s’élançait au-devant de la voiture. Instinctivement et sans se rendre
compte du motif qui le faisait agir, l’écuyer donna de l’éperon à son
cheval, la bête se cabra... et tout à coup s’abattit sur le sol. Une
balle de pistolet tirée par l’homme venait de la frapper au front. Une
seconde détonation retentit, mais la balle se perdit dans les arbres.
L’agent de Stieber, qui n’avait pas quitté Berezowski, et qui
l’observait avec des yeux de lynx, avait vu le jeune Polonais diriger
son arme sur le Tsar. Prompt comme l’éclair, il avait donné un coup de
poing au bras du meurtrier, et le projectile destiné à l’empereur de
toutes les Russies avait passé par-dessus la tête de l’autocrate.

La foule s’était emparée de l’auteur de l’attentat. Elle le roua de
coups avant de le remettre aux sergents de ville. Les deux souverains
s’étaient embrassés et avaient adressé de chaleureuses félicitations à
l’écuyer. Déjà la nouvelle de l’attentat s’était répandue avec la plus
vertigineuse rapidité, et de toutes parts on accourait pour tâcher
d’apercevoir l’assassin, qui, tout jeune, très convenable d’aspect et
fort modeste de maintien, n’avait nullement l’air d’un criminel féroce.

Le reste est suffisamment connu. Interrogé par M. Rouher et le comte
Schouwaloff, chef de la police russe, Berezowski déclara qu’il avait
voulu venger la Pologne, sa patrie. Il refusa d’ailleurs de nommer des
complices et assuma toute la responsabilité de l’acte qu’il avait
commis.

Le jury de la Seine, comme l’avait prévu M. de Bismarck dans son
entretien avec Stieber, se laissa émouvoir par la jeunesse et les bons
antécédents de l’accusé; d’ailleurs, les sympathies pour la Pologne
étaient très vives dans la bourgeoisie parisienne. On accorda à
Berezowski des circonstances atténuantes, et Alexandre II se montra très
froissé du verdict.

Trois ans plus tard, à la veille de la guerre entre l’Allemagne et la
France, et pendant toute la durée de la campagne de 1870-1871, le Tsar
ne prouva que trop qu’il n’avait pas oublié cet affront.

Ainsi se réalisaient toutes les prévisions de M. de Bismarck.



IX

M. de Bismarck et l’art d’accommoder l’opinion publique.--Pourquoi fut
fondé le «bureau de la presse».--L’allocation de 305,000 francs destinée
aux journaux étrangers.--Relations des agents diplomatiques prussiens
avec les journalistes.--Le bureau de la presse divisé en deux
sections.--Comment fut préparée la guerre de 1866.--Stieber à la tête du
bureau de la presse.--Ses voyages à Paris.--Surveillance de l’émigration
hanovrienne.--Stieber réussit à inventer un complot.--Ses relations avec
la haute bohème internationale des journalistes.--L’espionnage prussien
établi à Lyon, Bordeaux et Marseille.


Pendant la période qui précéda la guerre de 1870, le gouvernement de
Berlin s’appliqua tout particulièrement à propager ses vues et ses plans
à l’intérieur et à l’étranger.

L’action sur les journaux fut une des principales préoccupations de M.
de Bismarck.

La Révolution de 1848 avait arraché le bâillon qui tenait la presse
muette. Il n’y avait plus de censure, les feuilles de l’opposition
avaient toute latitude de dire des choses qui déplaisaient au
gouvernement. Si les journaux officieux avaient joui de quelque crédit,
le gouvernement s’en serait consolé. Mais quelque mielleuse que fût la
prose des journalistes à la solde du ministère, elle n’attirait pas la
plus petite mouche. Le public ne mordait qu’aux fruits défendus de
l’opposition. Il importait donc de réagir au plus tôt. Ce n’était pas
tout de tromper la diplomatie et les cours étrangères, il fallait encore
tromper le peuple allemand lui-même.

Ce fut alors que fut fondé ce fameux «bureau de la presse» destiné à
faire pénétrer d’une manière tout à fait occulte les idées
ministérielles dans les journaux de l’opposition.

Stieber ne fut pas étranger à cette organisation dont les trames
invisibles ne devaient pas tarder à envelopper presque toute la presse
allemande. On enrôla une bande de plumitifs nécessiteux qui, à raison de
100 à 150 francs par mois, faisaient passer en contrebande, dans leurs
correspondances aux journaux de province, des notes reçues directement
du «bureau de la presse».

L’art de manier et de confectionner l’opinion publique s’appliqua
bientôt autre part qu’en Allemagne: en 1855, quand le gouvernement
prussien demanda une allocation de 80,000 thalers (305,000 fr.) pour la
police secrète, le ministère fit, le 19 mars, en pleine Chambre des
députés, la déclaration suivante:

«On ne saurait exiger que la Prusse reste exposée sans défense aux
attaques de la presse étrangère; plus du tiers de la somme réclamée sera
employé à réfuter et à repousser ces attaques.»

A dater de cette époque, les agents diplomatiques de la Prusse à
l’étranger furent chargés d’entretenir des rapports clandestins avec les
correspondants des journaux allemands et des journalistes indignes de ce
nom.

A Paris, ces correspondants couraient les rédactions des principaux
journaux sous le prétexte d’échanger des nouvelles, mais en réalité ils
étaient plutôt chargés d’en donner, et comme ils les recevaient
directement de Berlin par l’intermédiaire de l’ambassade de Prusse, ils
apportaient quelquefois de véritables primeurs, ce qui leur valait les
bonnes grâces des rédacteurs en chef, qui, la plupart, ignoraient que
ces correspondants de diverses nationalités fussent inspirés par le
bureau de la presse.

L’existence de ce bureau de l’esprit public n’était du reste pas encore
connue en Allemagne. Un opuscule anonyme publié à Hildesheim, en 1855,
avait fait de timides révélations. C’étaient les premières. La brochure
fut immédiatement confisquée, et l’affaire étouffée.

Le bureau de la presse rendait de tels services au gouvernement, qu’il
l’avait divisé en deux sections: l’une, attachée au ministère de
l’intérieur, était spécialement chargée d’agir sur l’opinion en
Allemagne; l’autre, dépendant du ministère des affaires étrangères,
s’appliquait à obtenir en France, en Autriche, en Italie, en Angleterre,
l’insertion d’articles favorables à la Prusse.

Ces articles, aussitôt retraduits en allemand, étaient communiqués aux
journaux et servis au public comme l’opinion des Français, des Italiens,
des Anglais sur la politique prussienne. Ne fallait-il pas préparer
l’annexion du Schleswig-Holstein et la guerre de 1866? A force de
l’entendre dire par les cent mille voix de la presse de l’Europe
entière, le peuple allemand finit par croire que la Prusse seule était
capable de présider aux destinées de l’Allemagne, et qu’à elle seule
appartenait la suprématie politique.

Pendant l’armistice et les préliminaires de paix de Brunn et de
Nikolsbourg, Stieber, qui comprenait quel puissant auxiliaire le
gouvernement avait trouvé dans les journaux, proposa au comte de
Bismarck d’établir une annexe au «Bureau central des nouvelles». L’idée
fut vivement approuvée par M. de Bismarck, qui mit Stieber à la tête de
cette agence cachée.

La presse européenne fut alors inondée de télégrammes, de
correspondances, d’articles de fond, qui tendaient à représenter la
majorité de l’Allemagne comme désireuse de s’unifier sous la dictature
prussienne; on répétait jusqu’à satiété que tous les adversaires de la
Prusse étaient inspirés par Rome et devaient être considérés comme des
ultramontains plus ou moins déguisés. Ce dernier argument était surtout
calculé de manière à faire impression sur la presse libérale en France
et à endormir sa vigilance.

Ce bureau central des nouvelles prit d’autant plus d’extension, que les
fonds restés à titre d’indemnité pour le roi de Hanovre ayant été
refusés par ce prince, qui maintenait l’intégrité de ses droits, ces
millions purent être consacrés à alimenter la fameuse «caisse des
reptiles», et employés à acheter des journaux, à en créer d’autres, et à
apaiser par des arguments irrésistibles les scrupules de conscience de
certains écrivains. Stieber fut souvent chargé de ces négociations
délicates; il eut un certain temps le maniement de la «caisse des
reptiles».

Depuis cette époque, la fortune personnelle de Stieber prit une grande
extension.

Le secret de l’attentat de Berezowski, ce «cadavre» que le chancelier et
le conseiller intime avaient enterré de concert, dans la promenade
nocturne du 5 juin, semblait les avoir rapprochés d’une manière tout
intime. Leurs fréquentes conférences n’avaient plus lieu clandestinement
dans le bureau de la _Gazette de l’Allemagne du Nord_, mais à la
chancellerie même, dans la Wilhelm-Strasse. M. de Bismarck ne se lassait
pas de demander à son grand policier des renseignements sur la petite
cour du roi de Hanovre, qui résidait alors à Gmunden, dans la
Haute-Autriche, mais qui entretenait à Paris un état-major nombreux et
actif auquel les fonds ne manquaient pas.

A deux reprises, Stieber vint sur les bords de la Seine pour observer de
près ce qui se tramait dans le petit entresol du faubourg Montmartre qui
avait d’abord servi de bureau de rédaction au journal du roi de Hanovre:
_la Situation_[37]. Tous les jeudis se réunissaient là les principaux
chefs de l’émigration hanovrienne, les fidèles du vaincu de Langensalza,
d’anciens généraux, des ministres, des courtisans du malheur qui
continuaient à percevoir les émoluments de leur charge avec de fortes
indemnités en sus. Là venait aussi, traversant la rue, le secrétaire de
la rédaction du _Temps_, M. Albert Beckmann, qui faisait valoir son
origine hanovrienne pour réclamer sa part de fidélité à son roi. Autour
d’une table chargée de _moos_ et de bocks, au milieu des nuages
bleuâtres des meilleurs havanes et des plus purs caza-dorès, on
discutait les chances d’une restauration prochaine, on composait même
des chants et des couplets de revanche qui étaient ensuite colportés
dans le pays.

  [37] Un publiciste de grand talent, M. Grenier, était à la tête de la
    rédaction de cette feuille éphémère, qui fut en quelque sorte
    supprimée par le gouvernement français, sous la pression de M. von
    der Goltz, ambassadeur de Prusse.

Une de ces chansons commençait ainsi:

    _Kuckuck, Kuckuck warte,
    Bald kommt der Bonaparte
    Der wird uns wiederholen
    Was du uns hast gestohlen._

    Coucou, coucou attends,
    Bientôt Bonaparte viendra
        Qui nous rendra
    Ce que tu nous as volé.

Le _Kuckuck_ était l’aigle prussien habitué à s’emparer du nid des
autres.

Avec quelques efforts, pas mal d’argent et quelques-uns de ses espions,
Stieber réussit enfin à impliquer quatre ou cinq officiers et
gentilshommes hanovriens dans un complot de haute trahison qui fut jugé
devant la Cour de Berlin.

En même temps Stieber, nouait au nom de son gouvernement, des relations
intimes parmi cette haute bohème internationale qui, depuis l’exposition
de 1867, semblait plus que jamais avoir jeté son dévolu sur Paris, où la
facilité de l’accueil, le ton libre et dégagé qui régnait dans les
salons, favorisaient tous les espionnages. Mais Stieber ne s’en tint pas
à Paris; il raconte dans ses lettres qu’il s’assura aussi des relations
et de très précieux auxiliaires dans les grandes villes de France,
telles que Lyon, Bordeaux, Marseille.

Les renseignements qui lui parvinrent de ces différentes sources ne
furent pas étrangers à la promptitude de la déclaration de guerre, en
1870.



X

La police prussienne pendant la campagne de France.--Les exploits de
Stieber à Bar-le-Duc, à Reims et à Ferrières.--Les aménités de la police
de campagne.--Entrée des Allemands dans Versailles.--L’attitude du
conseil municipal.--Comment les Allemands respectent les conventions
signées.--Arrivée du prince Fritz et du roi Guillaume.--Une
manifestation d’agents secrets.--Le bureau du chef de la police.--Un
enfant espion sans le savoir.--Zerniki à la mairie.--Un vaudevilliste
allemand à Versailles.--Entretien de M. de Bismarck avec le directeur
de la police.--Expulsion d’O’Sullivan.--Les réquisitions
prussiennes.--Relations difficiles entre les officiers et la police.--M.
de Bismarck voit des assassins partout.--M. Angel de Miranda.--Les
mésaventures d’un journaliste allemand.--L’hôtel des Réservoirs pendant
l’occupation.--Mort tragique de Hoff.--Le restaurant des frères
Gark.--Espions et journalistes.


En raison des services rendus en 1866 et de la haute faveur dont il
jouissait depuis lors, Stieber était désigné d’avance pour remplir
pendant la campagne de 1870-1871 les mêmes fonctions que pendant la
guerre de Bohême.

Le 31 juillet, le général de Moltke et tout le personnel civil et
militaire composant le «grand quartier général» partirent de Berlin pour
Mayence. Stieber, à qui l’on avait adjoint trois lieutenants de police
et un certain nombre d’agents, avait pris place dans un des
compartiments du train royal.

A peine arrivé à Mayence, première étape de la marche triomphale de
l’invasion, le chef de la police de campagne lança ses limiers pour
dénicher les espions français, car on les supposait nombreux dans la
ville. Mais les généraux de Napoléon dédaignaient ces accessoires et ces
petits moyens si utilement employés par la Prusse: dans l’entourage de
l’empereur on était si certain d’arriver à Berlin tout d’une traite!
Aussi les agents du conseiller intime firent-ils le plus souvent buisson
creux, ou s’ils ramenaient des prisonniers, c’étaient des curieux
inoffensifs, des journalistes, ou des artistes en quête de croquis,
comme ce dessinateur bien connu d’une grande feuille illustrée, qui fut
déclaré suspect parce qu’il portait la moustache et la barbiche taillées
à la française, et qui dut traverser toute la ville de Mayence par une
pluie battante entre deux soldats.

Bientôt arrivèrent les nouvelles des premiers désastres de l’armée de
Mac-Mahon. Le grand quartier général, quittant le territoire allemand,
suivit de près les avant-gardes de l’invasion.

Au moment d’entrer en France, Stieber avait reçu des instructions plus
précises. Voici en quoi consistait son mandat:

1º Veiller sur la sécurité de la personne du roi, des ministres et des
hauts fonctionnaires. Les autorités militaires étaient tenues de prêter
main-forte chaque fois qu’elles en seraient requises par le chef de la
police.

2º La découverte des espions au grand quartier général et dans son
voisinage, par conséquent la surveillance rigoureuse de tous les
étrangers. Les mesures prises par Stieber dans ce but, ainsi que pour
assurer la sûreté du quartier général, mesures approuvées par l’autorité
militaire, doivent être observées par toute personne faisant partie à un
titre quelconque du grand quartier général.

3º Le contrôle des lettres et des dépêches au quartier général et dans
ses environs; pourtant le chef de la police de campagne ne pourra
prendre connaissance des correspondances suspectes qu’autant qu’il sera
autorisé par l’autorité militaire.

4º Le contrôle minutieux de tout ce qui touche à la presse et des
correspondances de journaux émanant du quartier général.

Enfin Stieber devait:

5º Prêter son concours aux autorités militaires en leur fournissant des
renseignements sur l’armée ennemie, sur ce qui se passait dans les
régions qu’elle occupait, et lui procurer des _personnes capables de
fournir des informations_,--c’est-à-dire recruter les espions et acheter
les traîtres.

Pendant les premières semaines de la campagne, le rôle du chef de la
police de l’armée se borne à faire préparer de gré ou de force des
logements et des vivres dans les premières localités occupées à la suite
des batailles de Wœrth et de Reichshoffen, et aussi à faire respecter
quelque peu la discipline que certains corps de troupes non prussiennes
semblaient assez peu disposés à observer. Dans ses _Mémoires_, qui ont
suscité, sous ce rapport, de nombreuses réclamations et protestations,
mais qui n’ont pas été réfutés, Stieber raconte avec une franchise qui
l’honore les désordres et les exactions dont se sont rendus coupables, à
Faulquemont entre autres, les contingents hessois et bavarois. Cette
malheureuse petite ville de 3,000 âmes fut traversée par plus de 80,000
hommes de troupes allemandes.

Le comte de Bismarck et son état-major de fonctionnaires des affaires
étrangères s’installèrent dans une petite hutte de paysans. Stieber fut
invité à souper. Tout en préparant lui-même le café pour toute la
société, Bismarck prononça ces paroles qui devaient se réaliser six mois
plus tard: «C’est bien décidé, nous ne rendrons plus l’Alsace et la
Lorraine à la France.»

Après souper, Bismarck s’entretint assez longuement avec le chef de la
police.

«Nous causâmes de notre passé, dit Stieber dans une de ses lettres; je
me montrai très franc et très ouvert, le ministre aussi. Il termina par
ces mots: «Voyez donc tout ce que le sort peut faire d’un hobereau de
Poméranie, à qui tout le monde en voulait!» Je dois convenir que cette
soirée est la plus belle de ma vie. Notre entretien sera peut-être
historique. Certes, Bismarck est le plus grand homme de l’histoire
moderne, et je suis fier d’occuper une telle position auprès de
lui[38].»

  [38] _Denkwürdigkeiten des geheimen Regierungsrathes Stieber_, Berlin,
    1883.

Cet intéressant colloque fut interrompu par le maire de Faulquemont, qui
accourut tout éploré se jeter aux pieds de Stieber, le suppliant de
mettre un terme aux scènes d’horreur qui signalaient le passage
incessant des régiments allemands.

«Malgré tous mes efforts et bien que j’eusse mis en réquisition 50
gendarmes, écrit Stieber à sa femme, en date du 13 août, je ne réussis
que très superficiellement à réprimer les excès.

«J’étais déjà sur le point de tuer à coups de revolver des vivandiers
qui pillaient et refusaient de m’obéir. Ce géant de Krinnig (un sergent
de ville attaché à la police de campagne) a fait des efforts surhumains.
Le prince Charles (frère du roi) a arrêté de ses propres mains six
Hessois, car nous tenions à sauvegarder l’honneur de l’armée prussienne
et à empêcher le pillage... Je me suis tellement fait de bile à cause de
ce remue-ménage, que je suis parti subitement, bien que les chefs
m’aient demandé de mettre un peu d’ordre. Mais _c’était absolument
impossible_.»

D’autres lettres datées de Herney et de Pont-à-Mousson attestent
également les excès de toutes sortes des envahisseurs. A Pont-à-Mousson
régnait la famine la plus complète; le propriétaire de la maison où
logeait le chef de la police, un neveu du maréchal Davoust, vint prier
Stieber de lui procurer un peu de pain pour lui et sa femme, une «dame
d’une grande distinction», car ils n’avaient pas mangé depuis trois
jours.

«Nous ruinons de fond en comble cette jolie petite ville, écrit Stieber.
Bientôt le typhus et la fièvre d’hôpital s’y feront sentir.»

«Bien que nous nous comportions très convenablement[39], dit-il dans une
autre lettre, et que nous autres Allemands nous soyons de nature
tellement débonnaire qu’il nous est très difficile d’être cruels, nous
saignons le pays à blanc. Nous enlevons chevaux et voitures, ainsi que
tout le bétail; nous détruisons tous les chemins de fer, et depuis trois
semaines on n’a pas fait un sou de recette sur un tiers du réseau
français. Nous gardons pour nous tous les vivres, des quantités énormes
de bière et de vin sont perdues, les arbres de toutes les avenues et
promenades sont abattus, tout le bois transportable sert à allumer les
feux de bivouac. Les magasins sont fermés, les affaires suspendues, les
fabriques complètement arrêtées...»

  [39] Si Stieber s’était trouvé au milieu des Bavarois à Bazeilles, il
    n’aurait certes pas vanté la «nature débonnaire du caractère
    allemand». Parmi les vingt témoignages recueillis sur les lieux
    mêmes et de la bouche des Bazeillais, par M. Georges Bastard, il
    suffira de citer celui-ci pour édifier le lecteur sur la façon dont
    «l’Allemand débonnaire» fait la guerre:

    «_Rémy_ père,--c’est l’un des noms qui figurent sur le monument
    commémoratif--:

    «Mon fils Élisée étant malade d’une pleurésie qui le contraignait à
    garder le lit depuis deux mois, nous n’avons pu, comme la plupart,
    fuir à l’approche de l’ennemi. Bazeilles venait d’être occupé, le
    premier jour, et le feu commençait à dévorer les maisons. Le
    lendemain, ce fut le tour de notre habitation. Au moment où les
    flammes atteignaient la toiture, un officier bavarois se présenta
    sur le seuil de notre chambre, la face contractée, le sabre au poing
    et le revolver de l’autre. N’écoutant ni les cris, ni la douleur, ni
    les prières de ma bru, qui se tenait suppliante et tout en larmes au
    pied du lit, avec son enfant dans les bras, il fit feu sur lui deux
    fois, à bout portant. L’arme encore fumante, il se retira, laissant
    pour mort mon cher Élisée, qui, quinze jours après, succombait à ses
    deux blessures, une balle au menton et l’autre à la main droite.

    «Ces faits, dit Rémy, m’ont été rapportés par ma belle-fille, peu
    d’instants après l’événement, lorsque, au retour d’une courte
    absence que j’avais faite afin de chercher mes ouvriers, j’accourais
    pour sauver son mari de l’incendie. Pendant que je le transportais
    au château de Montvilliers, avec l’aide de Bertrand, de Henri, de
    Noël et d’Eugène Liégeois, je fus alors fait prisonnier, ainsi que
    mes compagnons. Nous supportâmes les plus durs traitements. Frappé
    pour ma part, bousculé indignement, lié à l’étroit, je fus
    finalement condamné à être passé par les armes. Les soldats
    m’avaient déjà dépouillé du peu que j’avais sur moi, quand apparut
    un chef qui leur intima l’ordre de me laisser libre. Bref, je
    m’alitai, après être parvenu à retrouver ma pauvre femme, qui, elle,
    avait été arrêtée, conduite par une troupe barbare, traitée de la
    façon la plus ignoble, et sur le point de subir les derniers
    outrages.»

Et Stieber exhale les mêmes plaintes que pendant la campagne de 1866,
sur les rapports de la police avec l’armée:

«Les fonctionnaires de la police de campagne ne sont pas sur un lit de
roses et nous nous faisons beaucoup de mauvais sang. Il est toujours
très difficile de s’entendre avec les officiers de haut grade, toutes
les passions sont surexcitées ici au dernier degré, chacun est ombrageux
et l’on se défie de chaque mot. On ne saurait se montrer assez
circonspect. D’une part il faut être patient et indulgent, mais d’un
autre côté il faut agir résolument et avec énergie lorsqu’on se trouve
en présence de gens grossiers et arrogants. Je représente dans notre
département l’élément énergique et grossier. M. de Zerniki, mon aide de
camp, lui, représente la _politesse et l’amabilité_[40]».

  [40] Nous pourrons apprécier plus loin, à Versailles, toute la
    politesse et toute l’amabilité du lieutenant de mouchards Zerniki.

Si quelque paysan exaspéré par ces excès, que le chef de la police se
déclarait lui-même impuissant à réprimer, si quelque malheureux, volé,
pillé, ruiné, dont la femme ou la fille avait été outragée sous ses
yeux, se laissait aller à des représailles, voici comment il était
traité.

C’est encore Stieber qui raconte:

«J’ai ordre d’agir avec la plus grande sévérité et sans les moindres
égards. Hier, dans un village appelé Gorce, un paysan français a tiré
sur une voiture remplie de blessés prussiens. Ce gaillard a trouvé à qui
parler; deux des blessés étaient encore fermes sur leurs jambes, ils se
sont précipités dans la maison et ont appréhendé l’homme; _on l’a pendu
sous les aisselles devant sa propre maison, puis on l’a tué lentement
avec trente-quatre balles qu’il a reçues l’une après l’autre._ Pour
servir d’exemple, le corps est resté pendu deux jours sous la garde de
deux sentinelles.»

A toutes les réclamations, à toutes les plaintes des populations qu’ils
rançonnaient ou pillaient, les Prussiens avaient coutume de répondre en
rééditant le fameux mot de Napoléon Ier: «C’est la guerre!» Mais ce
pauvre paysan tué «lentement», recevant trente balles l’une après
l’autre, et exposé pendant quarante-huit heures avec ses chairs
saignantes et déchirées, cela ne s’appelle plus «la guerre», cela ne
s’appelle d’aucun nom, même dans le langage des peuplades les plus
sauvages; les cannibales eux-mêmes égorgent d’un seul coup l’ennemi
vaincu qu’ils vont manger.

Elles sont vraiment bien curieuses, les confidences posthumes de ce
policier. Un jour, à Bar-le-Duc, où venaient d’arriver l’empereur, M. de
Bismarck et M. de Moltke, Stieber raconte qu’il conclut un marché avec
une dame qui voulait absolument voir «le comte de Bismarck». En échange,
il se fit donner par elle un repas composé de pain, de beurre, de
fromage et de vin. «Si elle avait été plus jeune, ajoute le galant chef
de la police, au lieu de pain et de fromage, _j’aurais exigé une autre
marchandise_.» Et c’est à «sa chère bonne femme» que Stieber fait ces
révélations violentes!

Une autre fois qu’on se trouvait sans lumière, Stieber rapporte que ses
joyeux agents lui proposèrent «d’allumer une maison».

L’empereur, M. de Bismarck, le grand état-major, arrivèrent le 5
septembre à Reims, où, comme nous l’avons déjà dit, le chef de la police
de campagne reçut, avec ses quatre agents, l’hospitalité dans la maison
de la veuve Pomery: «Nous avons, écrit Stieber à sa femme, un salon
spécial pour déguster chaque cru: un pour le vin de Champagne, un pour
le vin de Bordeaux et un autre pour le vin du Rhin.»

Au moment où l’état-major prussien était entré en ville, tous les
magasins s’étaient fermés; mais sur un ordre menaçant de Stieber, on
avait dû les rouvrir immédiatement.

Les rapports du chef de la police prussienne avec la municipalité ne
furent pas toujours faciles.

En apprenant la proclamation de la République, une commission municipale
démocratique tenta de remplacer l’ancien conseil impérial. Stieber en
prononça la dissolution immédiate, et dans une lettre à sa femme, il
écrit: «Si cela avait été nécessaire, j’aurais fait pendre les dix
membres de la Commission sur la place de l’Hôtel-de-Ville, aussi vrai
que je m’appelle Stieber.»

Reims présentait le plus singulier spectacle. Tandis que les rues
fourmillaient de soldats prussiens, des bourgeois placides échelonnés le
long de la Vesle pêchaient philosophiquement à la ligne. Les fabriques
étaient fermées, la misère était grande, les enfants couraient après les
soldats, mendiant du pain. Des chanteurs ambulants braillaient devant
les cafés. Et le dimanche, pendant que dans le petit temple protestant,
le roi, le prince Charles, le grand-duc de Weimar, le grand-duc héritier
de Mecklembourg, Bismarck, de Roon, assistaient au service avec
accompagnement de la musique militaire, la cathédrale était pleine de
femmes, le chapelet à la main, et de cuirassiers et de fantassins
polonais et silésiens qui priaient, à genoux, la tête inclinée sur la
poitrine.

Le soir, on ne rencontrait que des soldats portant des litres et des
bouteilles de vin. Dans les restaurants et les cafés, les officiers
sablaient le champagne avec de bruyants éclats de joie. A la porte des
maisons à grands numéros, on se battait pour entrer.

De Reims, le quartier général fut transféré au magnifique château de M.
le baron de Rothschild, à Ferrières. L’émerveillement de Stieber ne
connut cette fois plus de bornes; les salons dorés, les peintures
«classiques», les beaux marbres, tous les trésors d’art qu’il avait
admirés chez la veuve Pomery, étaient dépassés! «L’homme le plus riche
du monde, écrit le policier à sa femme, c’est Rothschild, de Paris, et
le pays le plus beau de la terre, c’est la France.»

A Ferrières, Stieber n’avait cependant pas retrouvé la succulente table
de Mme Pomery, ni ce «lit de soie» de la «veuve au champagne», qu’il
aurait tant voulu emporter avec lui ou envoyer à sa femme. L’entrée du
château étant interdite, sa chambre était le rendez-vous de tout le
monde; on y couchait en commun, sur le plancher; on y faisait du thé, du
café, et toute la journée et une partie de la nuit c’était un
va-et-vient de gens envoyés aux «renseignements», de marchands épiciers,
d’agents confidentiels de Napoléon III ou du pape, de délégués de toutes
sortes, de courriers, une procession de comtes et de princes en quête de
places de préfets dans les départements occupés, de paysans et de
paysannes venant se plaindre des exactions des soldats, pleurer et gémir
sur le bétail et les vivres qu’on leur avait enlevés de vive force.

«Heureusement, écrit Stieber, qu’une instruction secrète chasse l’autre,
et que je suis la moitié de la nuit chez Bismarck ou chez d’autres
conseillers. Nous n’avons du reste pas le temps de flâner; il faut que
nous fassions bonne garde: nous sommes ici au milieu d’une population
des plus dangereuses, et devant Paris.»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis le 17 septembre, les troupes allemandes étaient installées dans
ce Versailles majestueusement silencieux, dont le vieux poète Deschamps
a dit avec justesse:

    Tout près du mouvement, calme et libre séjour.

Le jour même où le combat de Châtillon assurait l’investissement de
Paris, en rejetant les régiments de la défense nationale sous le feu des
forts, un parti de cavaliers prussiens, dont l’arrivée avait été
annoncée la veille par un sous-officier de hussards noirs (hussards de
la Mort) envoyé en parlementaire, se présentait à la porte des
«Chantiers», qui donne accès sur la grande route de Sceaux et de Choisy,
où sévissait dans son plein, à quelques kilomètres seulement, la lutte
engagée depuis le matin entre le général Vinoy et le prince royal. Il y
avait trois jours que toutes les troupes françaises avaient évacué
Versailles pour se replier sur Paris; l’unique force militaire présente
dans la ville était la garde nationale, dont une partie était équipée et
armée de fusils à piston ou même à pierre, absolument incapables de
résister aux armes de nouveau modèle. Aucune défense n’était possible.
La résistance n’eût produit d’autre résultat que de faire incendier les
propriétés des particuliers et massacrer une population paisible.

Si encore le sacrifice de Versailles et de sa population avait eu des
résultats stratégiques même momentanés! Mais sous ce rapport aussi il
n’y avait rien à espérer. Avec les masses énormes dont disposait
l’envahisseur, avec sa redoutable artillerie, la prise de vive force de
Versailles n’eût pas retardé d’une demi-heure l’investissement de Paris.
Le conseil municipal de la ville se rendit compte de cette situation; il
vit bien qu’il faudrait se résigner à recevoir l’ennemi lorsqu’il se
présenterait; mais, ne pouvant opposer de résistance militaire et armée,
la municipalité de Versailles résolut de montrer par la dignité et la
fermeté de son attitude, que moralement et civiquement elle était
décidée à disputer pied à pied le terrain aux envahisseurs et à ne céder
qu’au dernier moment, lorsqu’elle se trouverait impuissante en face de
la force brutale et de la supériorité numérique.

Pendant cinq mois, le corps municipal de Versailles ne se départit point
de cette attitude. Seuls dans une ville que remplissait l’armée ennemie,
placés sous la menace perpétuelle des lois de la guerre, qui n’admettent
aucune justice, aucune équité, risquant bien souvent de se heurter à
quelque chef violent, capable de faire passer par les armes, dans un
moment de mauvaise humeur, le maire et ses adjoints, en vertu de cette
raison du plus fort qui est la base du droit des vainqueurs vis-à-vis
des vaincus, M. Rameau et ses collaborateurs combattirent les exigences
de l’ennemi avec autant d’énergie et de fierté que s’ils eussent traité
de puissance à puissance. Ils luttèrent contre l’arbitraire du préfet
prussien avec plus d’indépendance assurément que bien des municipalités
n’en avaient montré vis-à-vis de l’arbitraire des préfets de l’empire.

Souvent cette résistance fut inutile, mais parfois elle aboutit; en tout
cas elle étonna les Allemands, car elle contrastait fort avec la
platitude, pendant la campagne de 1866, des municipalités autrichiennes,
de ces maires allant recevoir le vainqueur aux portes de la ville, de
ces fonctionnaires dînant à la table du roi et acceptant des décorations
prussiennes. Cette fière conduite des autorités de Versailles, qui ne
rappelait en rien non plus l’humilité timide et résignée que l’on avait
rencontrée dans quelques villes de l’Est, inspira à l’ennemi des
sentiments de respect non seulement pour MM. Rameau, Scherer, Bersot et
leurs collègues, mais aussi pour la population qu’ils représentaient. On
était loin des mépris malheureusement justifiés de Blücher, qui, en
1814, voyant de ses fenêtres la population parisienne acclamer les
soldats alliés et les femmes se pendre au bras des Cosaques, s’écria,
écœuré: «Vous êtes tous des misérables!» (_Miserabel seid ihr alle!_)

En 1870, M. de Bismarck tendait la main au maire de Versailles. M.
Rameau hésitait à la prendre: «Ce n’est pas comme chancelier, insista
l’homme d’État, c’est personnellement que je vous prie de me donner la
main.» Et quelques semaines plus tard, le maire ayant dû revenir dans la
villa de Mme Jessé, habitée par M. de Bismarck, celui-ci lui tendait
encore la main: «Toujours personnellement,» répéta-t-il en souriant.

Donc, loin d’ouvrir les portes à l’ennemi, le maire de Versailles avait
fait fermer les grilles, et lorsque les cavaliers allemands se
présentèrent, M. Rameau et ses adjoints, aussitôt prévenus, se rendirent
à la porte des Chantiers pour discuter avec l’officier commandant le
détachement les conditions d’une capitulation formelle, devant garantir
les habitants de Versailles de toute exaction et conserver à la garde
urbaine ses armes et ses fonctions pour le maintien de l’ordre dans la
cité.

Tandis que le maire, assisté d’interprètes, négociait avec le chef du
détachement allemand, on entendait la canonnade et le crépitement de la
mousqueterie dans la direction de Sceaux. L’officier demanda que des
vivres fussent apportés à ses hommes. Le maire refusa énergiquement.
«Des Français, monsieur, fit-il, ne peuvent vous nourrir pendant que
vous vous battez contre nos compatriotes.»

A midi, la capitulation fut signée par M. Rameau pour la ville de
Versailles, et par M. Pinscher, commandant du génie du 5e corps, pour
l’armée prussienne, «sauf ratification du général commandant.» Cette
réserve eut sa raison d’être, car à peine les troupes furent-elles
répandues dans la ville, que le général Kirschbach, le commandant du
corps d’armée, se présenta à l’hôtel de ville pour annoncer au conseil
municipal assemblé que le commandant Pinscher était désavoué et que la
capitulation était annulée. Le général ajouta fort courtoisement
d’ailleurs que Versailles étant une ville ouverte, sans remparts ni
fortifications, ne pouvait conclure de capitulation. Elle devait se
soumettre à subir l’occupation avec tous les accessoires que le bon
plaisir du vainqueur jugerait à propos de lui infliger.

Le général Kirschbach ayant ajouté que si les habitants de Versailles
résistaient aux ordres des autorités prussiennes et notamment s’ils ne
livraient pas leurs armes et leurs munitions, ils y seraient contraints
par la _force_, M. Rameau se leva, et d’une voix vibrante que faisait
trembler l’émotion patriotique: «Vous avez prononcé le mot, général,
s’écria-t-il, c’est par la _force_ que vous êtes ici, et si cela avait
dépendu de nous, vous n’y seriez pas. C’est en ennemi que je vous
reçois, et je tiens à vous le dire hautement.»

Bientôt on fit voir aux habitants de Versailles qu’en effet la
capitulation signée par un officier de l’armée allemande n’était qu’un
lambeau de papier, bon à jeter au panier. Le traité promettait dans son
article 1er «le respect des personnes, des propriétés, des monuments
publics et objets d’art».

Que faisaient les soldats?

Ils enfonçaient les portes des maisons non habitées pour les piller et
s’installer en maîtres dans les appartements qui leur convenaient le
mieux; les blessés venant du champ de bataille de Châtillon étaient
directement dirigés sur le Château, dont les plus belles salles furent
transformées en ambulances.

La capitulation disait en outre que la garde nationale conserverait ses
armes et serait chargée de la police intérieure de la ville.

Les Allemands s’emparèrent immédiatement de tous les postes, et les
gardes nationaux ainsi que les autres habitants furent sommés d’avoir à
livrer leurs armes sous peine de mort.

La capitulation disait aussi que les troupes seraient logées dans les
casernes et les établissements publics.

A peine arrivés à Versailles, les détachements allemands furent
installés chez les habitants.

Enfin la capitulation portait expressément que Versailles ne payerait
aucune contribution de guerre.

Vingt-quatre heures plus tard, la municipalité versaillaise était mise
en demeure de verser une contribution de guerre de «400,000 francs»,
représentant sa quote-part pour les indemnités payées aux Allemands
expulsés de France et aux armateurs dont les navires avaient été
capturés[41].

  [41] Cette somme de 400,000 francs fut, il est vrai, remise à la ville
    de Versailles, après l’arrivée du roi.

Dès le premier jour de l’occupation, le 17 septembre 1870, plus de
soixante mille Prussiens, Bavarois et Wurtembergeois traversèrent la
ville du grand roi; la moitié y passa la nuit, soit dans les logements
particuliers, soit dans les bâtiments publics. Ceux qui ne trouvèrent
pas de toit pour s’abriter campèrent autour des feux de bivouacs allumés
dans les avenues.

Le soir, une heure environ avant le coucher du soleil, plusieurs
régiments bavarois, encore tout noirs de poudre et surexcités par le
combat, revinrent du champ de bataille de Châtillon. Ils avaient placé
au milieu d’eux une cinquantaine de zouaves faits prisonniers, sans
doute des soldats de cette arme, recrutés à la hâte, et qui n’avaient
que le nom et l’uniforme de ce corps si célèbre; jeunes conscrits qui
avaient lâché pied aux premières volées de mitraille répandant la
terreur et l’affolement jusque sur le boulevard Montmartre.

La population de Versailles, qui contemplait avec un silence stoïque et
presque dédaigneux l’installation des vainqueurs, ne put se défendre
d’un sentiment de profonde émotion à la vue de ces compatriotes
défilant, honteux et abattus, entre leurs gardiens.

--Pauvres amis! fit un vieillard à demi voix.

Un zouave, authentique celui-là, au teint bronzé par le soleil du
Sahara, la longue barbe fauve s’étalant sur sa poitrine ornée des
médailles de Crimée et d’Italie, le visage couturé de balafres et de
cicatrices, entendit cette exclamation. Il se retourna et envoya à celui
qui la lui avait adressée, un long regard de reconnaissance.

Bientôt après le «Kronprinz», appelé par les siens «notre Fritz», depuis
une dépêche célèbre annonçant ses prouesses à la bataille de Wœrth,
arriva au petit trot de son cheval, entouré d’une suite nombreuse. C’est
lui qui commandait en chef l’armée d’investissement, dont le quartier
général allait s’installer dans cette préfecture de l’avenue de Paris,
magnifique et vaste bâtiment tout neuf, achevé depuis le commencement de
l’année 1870, et occupé depuis cinq ou six mois seulement par le préfet
impérial, M. Corruau, à qui avait succédé pendant quelques jours
seulement M. Edouard Charton, chargé par le gouvernement du 4 septembre
d’administrer le département de Seine-et-Oise. Autrefois, la préfecture
se trouvait dans un vieux bâtiment de la rue des Réservoirs, contigu à
l’hôtel. Le nouvel édifice, somptueusement bâti sur l’avenue de Paris,
meublé avec un luxe extraordinaire, avait été construit comme exprès
pour servir de résidence au prince Fritz, au roi Guillaume ensuite, et
enfin à M. Thiers ainsi qu’au maréchal de Mac-Mahon; tandis que
l’ancienne préfecture, achetée par le propriétaire de l’hôtel, devenait
une annexe tout à fait propre à recevoir les hôtes nombreux que les
événements allaient attirer à Versailles.

L’invasion s’organisait chaque jour mieux dans cette ville voisine de la
grande capitale. Paris n’ayant pas succombé sous le coup de la première
attaque, et la population, loin d’être abattue, réclamant la «guerre à
outrance», l’état-major allemand vit bien qu’il faudrait prendre ses
quartiers d’hiver en France. Versailles devint donc peu à peu une grande
ville de garnison prussienne; les régiments s’y installèrent tout comme
à Potsdam et à Spandau. Dès les premiers jours d’octobre, ce fut le
centre de la direction générale de toutes les armées allemandes et le
siège de la politique prussienne, qui, grâce au prestige des grandes
victoires et à l’attitude passive des puissances, devait de là rayonner
sur toute l’Europe.

Le 4 octobre, le préfet nommé par l’autorité prussienne, M. de
Brauchitsch, qui s’était emparé jusqu’au titre de conseiller d’État et
du papier à en-tête de son prédécesseur français, se présenta dans la
grande galerie de l’hôtel de ville où les conseillers municipaux
s’étaient réunis extraordinairement. Dans un discours soigneusement
étudié,--car le nouveau préfet tenait à montrer qu’il était versé dans
la langue française[42], il s’efforçait de rassurer les conseillers,
leur promettant la sauvegarde de leurs personnes et le respect de leurs
délibérations; puis il les invita à se rendre, avec des sauf-conduits
qu’il leur donnerait volontiers, au delà des lignes allemandes, afin
d’aller chercher des vivres qui pourraient bien manquer dans Versailles,
de l’argent, et,--ajoutait-il,--des renseignements. Cette invitation
cauteleuse à la trahison et à l’espionnage fut accueillie par un silence
glacial, mais dans le «speech» du nouveau préfet, une phrase surtout
avait frappé les conseillers; M. de Brauchitsch annonçait pour le
lendemain 5 octobre l’arrivée du roi Guillaume et de sa nombreuse suite.

  [42] M. de Brauchitsch était tellement soucieux de rédiger en langage
    correct et choisi les proclamations et ordonnances qui réglaient
    l’exploitation et l’écorchement des habitants de Seine-et-Oise qu’il
    pria M. le pasteur Passa de lui procurer un Français lettré qui
    voulût bien remplir les fonctions de secrétaire-_rebouteur_ et
    revoir ses élucubrations officielles. M. Passa ayant répondu qu’il
    ne connaissait personne disposé à accepter ce poste:--«Eh bien, fit
    M. de Brauchitsch, s’il n’y a pas de Français, trouvez-moi un
    Suisse.»--M. Passa répondit sèchement qu’il ne connaissait pas
    davantage de Suisse que de Français.

Ce jour-là, en effet, dès midi, un mouvement inaccoutumé régnait dans
les larges et belles avenues qui rayonnent vers le château. Les soldats
de la garnison en grande tenue, casque en tête, soigneusement astiqués,
les mains gantées, se promenaient gravement par groupes; les officiers
aux moustaches affilées par la pommade hongroise, la vitre à l’œil,
faisaient sonner leurs sabres; toutes les maisons où se trouvaient soit
une des grandes administrations de l’armée, soit un chef quelconque,
étaient pavoisées. Les habitants de Versailles qui étaient sortis de
chez eux pour jouir d’une belle et douce après-midi d’automne, se
demandaient ce que ces préparatifs signifiaient. On allait
instinctivement aux renseignements à la mairie, où la municipalité avait
l’habitude d’annoncer par des affiches manuscrites les événements
accomplis ou en préparation.

La population apprit qu’à quatre-vingts années de distance, Versailles
allait redevenir une résidence royale. La nouvelle se répandit
rapidement dans toutes les rues; bientôt chacun fut sur pied pour
satisfaire une curiosité compréhensible sinon digne de louanges.
Seulement, les promeneurs s’aperçurent que parmi eux surgissaient à
chaque instant des figures inconnues, des gens qui avaient l’air très
empruntés dans leurs blouses ou leurs jaquettes, car presque tous ces
hommes, «qui n’étaient pas d’ici», portaient le costume des ouvriers ou
des gens du peuple.

A trois heures, des détachements bavarois et prussiens se dirigèrent,
musique en tête, vers la porte des Chantiers et formèrent la haie
jusqu’à la grille de la préfecture.

A quatre heures précises, des tourbillons de poussière annoncèrent
l’apparition du cortège. Un peloton de uhlans, la lance en arrêt,
précédait une file interminable de voitures, dont les premières étaient
d’élégants et confortables landaus, tandis que le reste offrait les
spécimens les plus variés de tous les véhicules que la réquisition avait
pu découvrir chez les paysans de Seine-et-Oise.

Dans la première de ces voitures se trouvait le roi Guillaume, ayant à
ses côtés son fils et en face de lui le chancelier. Le roi de Prusse,
âgé alors de soixante-treize ans, se tenait droit et raide comme un
sous-officier; sa physionomie offrait un singulier mélange de bonhomie
et de rudesse: c’était en tout cas une figure caractéristique avec son
encadrement de favoris blancs comme la neige.

M. de Bismarck ne ressemblait pas non plus à ses portraits
d’aujourd’hui. Il ne portait ni perruque ni toute la barbe. Une épaisse
moustache cachait sa lèvre supérieure. Avec sa grosse tête, ses épaules
carrées, son buste énorme, il paraissait doué d’une vigueur
extraordinaire.

Ce jour-là, il avait plus que jamais son air de bouledogue de mauvaise
humeur.

Le _Kronprinz_ ou prince royal, grand, élancé, avec ses cheveux blonds
et sa barbe de fleuve, tenait assez bien le milieu entre la physionomie
souriante du monarque et l’air rogue du ministre.

Dans les autres voitures, on voyait M. de Moltke, rasé de près comme un
prêtre, le général de Roon, ministre de la guerre, et toute une kyrielle
d’altesses royales et sérénissimes, avec leurs aides de camp et leurs
courtisans.

Le roi s’installa immédiatement à l’hôtel de la préfecture que son fils
lui avait cédé. Le prince Fritz avait jeté son dévolu sur une jolie et
gracieuse habitation appelée «Les Ombrages». C’était, comme la villa
choisie par M. de Bismarck, la propriété d’une dame qui avait abandonné
sa maison aux hasards de l’occupation pour se réfugier en Provence.

La chronique locale raconte que Son Altesse n’y vécut pas toujours seul.
Peut-être n’insisterions-nous point sur ces rumeurs,--qui après tout
peuvent n’avoir été que de simples cancans,--si la rareté de semblables
aventures ne méritait pas qu’on les signale, même à l’état hypothétique.
La galanterie avec ses joyeuses équipées, affirmant l’étroite et
classique alliance de Mars et de Vénus, ne tient que très peu de pages
dans l’histoire du séjour à Versailles de l’état-major allemand. On
chercherait vainement--sauf les visites diurnes et nocturnes aux maisons
omnibus de la «Petite-Place»,--ces hors-d’œuvre qui donnent leur saveur
aux histoires des guerres de Louis XIV et de Louis XV, et aux
expéditions des armées de la République et de Napoléon, qui
s’entendaient si bien, en Italie, en Espagne, et surtout dans la chaste
et pudique Allemagne, à mélanger, selon l’expression usitée alors, leurs
lauriers d’un brin de myrte. A Versailles, tous ces gaillards à forte
encolure, musclés et râblés, qui mangeaient comme des ogres, buvaient
comme des chantres, emmagasinant des forces à plein gosier, se
conduisaient comme des petits saints. Il est vrai que ce qui restait de
femmes dans la ville occupée avait le cœur trop français pour répondre
aux avances d’un Allemand. Les aventures galantes attribuées au prince
impérial d’Allemagne firent donc quelque bruit, surtout parmi ces héros
qui semblaient être à l’engrais et dont l’excès de continence avait
quelque chose d’étonnant.

Au moment où le roi franchit la grille de la préfecture, quelques
hourras partirent, non pas des rangs des soldats, mais du milieu de la
foule. Ces cris étaient rares, et il ne fut pas difficile de reconnaître
qu’ils étaient poussés par ces individus étrangers et d’étrange allure
qu’on avait remarqués dans le courant de l’après-midi. Un négociant de
Versailles se trouvant côte à côte avec un de ces drôles, au moment où
il venait d’acclamer le conquérant, s’écria, indigné de ce manque de
patriotisme:

--N’avez-vous pas honte d’acclamer celui qui met la France à feu et à
sang?

--Taisez-vous donc, dit au négociant un conseiller municipal qui se
trouvait là, vous ne voyez donc pas que ces gens-là sont des agents de
la police prussienne!

L’observation du conseiller municipal était juste. Du château de
Ferrières où il venait de passer quelques semaines avec le quartier
général, buvant le champagne de «l’Oncle d’or[43]» et tirant les faisans
en dépit de la défense du roi, Stieber avait expédié quelques-uns de ses
estafiers chargés de se mêler à la population de Versailles, de
l’espionner et de faire croire au roi, à son arrivée, que parmi les
habitants de l’ancienne résidence royale, il y avait des Français qui
l’attendaient comme un sauveur, comme un Messie qui les délivrerait de
la République.

  [43] Surnom donné par M. de Bismarck à M. de Rothschild.

Apostrophé par le négociant, l’homme en blouse qui avait poussé le
hourra s’était éloigné d’un pas rapide. Si quelque curieux se fût avisé
de le suivre, il l’aurait vu entrer dans une des plus belles maisons du
boulevard du Roi, au nº 3, où il ne tarda pas à être rejoint par
d’autres individus habillés à peu près de la même façon.

C’était là que le chef de la police secrète, le conseiller intime
Stieber, avait rapidement organisé son administration. L’habitation
avait été abandonnée par ses locataires; une vieille servante alsacienne
était le seul être vivant resté au logis dont l’ameublement cossu, les
tableaux et les tentures disaient la bonne situation de ceux qui
l’habitaient.

Au rez-de-chaussée se trouvaient les bureaux de la police, les chambres
d’attente destinées aux agents et aux espions qui venaient au rapport,
et le cabinet où Stieber donnait ses ordres et ses instructions. Le
premier avait été réservé pour le logement du chef, tandis que son
lieutenant Zerniki et un commissaire de police badois nommé Kaltenbach
occupaient les chambres du second étage. Les mansardes étaient peuplées
d’agents, un poste de gendarmes avait été établi dans un pavillon situé
dans le jardin.

Cette maison du boulevard du Roi fut pendant toute l’occupation une
ruche bourdonnante, toujours en travail. Il y régnait une activité
fébrile, un va-et-vient continuel, un mouvement prodigieux. Fortement
discuté d’abord par les généraux et les chefs de corps, Stieber avait
fini par s’imposer à tous ces militaires pleins de dédain pour un
policier de basse extraction. La protection immédiate du roi et l’amitié
de M. de Bismarck lui avaient servi d’armure contre toutes les attaques
et les insultes. Avec cet aplomb que donne l’exercice d’une certaine
puissance, Stieber avait peu à peu modifié sa manière d’être. Ce n’était
plus le personnage ondoyant, cauteleux, sachant au besoin se rendre tout
petit, comme pour se faire pardonner la place qu’il tenait et se
rattrapant en brutalités sur les pauvres diables qui n’en pouvaient
mais. Maintenant, il ne se gênait plus, il avait carrément adopté une
allure de bourru bienfaisant, un «bon garçonisme» familier et débraillé,
entremêlé d’éclats de colère, d’accès de violence, qui passaient comme
des ouragans. C’était à la fois un capitaine Fracasse et un Roger
Bontemps cousu dans la peau du plus fieffé mouchard. Il enlevait la
besogne lestement et en assaisonnant chaque ordre, chaque mesure
arbitraire, d’un _bon_ mot, qui la plupart du temps était bien mauvais,
mais qu’il fallait bien admettre à cause de l’intention.

Pour donner une idée de la besogne du chef de la haute police
prussienne, pénétrons, quelques jours après l’installation des Allemands
à Versailles, dans l’une des grandes pièces du rez-de-chaussée où
Stieber a l’habitude de recevoir son monde et de donner ses audiences.

Il n’est que huit heures du matin, mais le chef de la police de campagne
est déjà serré, sanglé et boutonné dans son uniforme de drap bleu sombre
avec de larges galons au collet et aux manches. Trois décorations
s’étalent sur sa poitrine. Son képi richement galonné est posé sur un
guéridon surchargé d’une foule de papiers, parmi lesquels il est aisé de
reconnaître plusieurs journaux de Paris: le _Figaro_, le _Siècle_ et le
_Monde illustré_.

Tandis que Stieber se promène, ses acolytes, le commissaire Kaltenbach
et le lieutenant de police Zerniki, sont assis autour d’une grande
table, qui tient presque tout le milieu de la pièce. Zerniki a tout à
fait l’air d’un de ces goujats d’armée qui suivaient les camps au moyen
âge et dont la vie d’aventures et de rapines finissait le plus souvent
par une vilaine grimace au bout d’une corde. Le visage en lame de
couteau, d’une teinte naturellement sale, le nez crochu et très
proéminent en raison de la maigreur de la figure, des yeux énormes, qui
semblaient toujours prêts à sortir de leurs orbites, des cheveux roux
très drus, des mains de paysan et des pieds d’un calibre invraisemblable
au bout de jambes sans fin, tel était l’escogriffe qui, selon une lettre
de Stieber, représentait «la politesse et l’amabilité».

Kaltenbach était la vivante antithèse du lieutenant de police Zerniki.
Il avait une bonne figure réjouie avec un soupçon de double menton, un
ventre rondelet de buveur de bière, une figure placide et bourgeoise,
une véritable figure d’imbécile, telle qu’un policier ne saurait la
payer assez cher. Son air inoffensif inspirait à première vue la
confiance. Kaltenbach portait une large redingote d’Elbeuf d’une coupe
commode mais surannée. On l’eût pris pour un petit rentier.

Zerniki, au contraire, avait adopté un uniforme assez semblable à celui
de l’infanterie prussienne, et de plus, il avait sanglé autour de sa
taille un énorme sabre de cavalerie.

--Messieurs, dit Stieber à ses collaborateurs, ce n’est pas une petite
tâche que la nôtre. En dehors de la police courante, c’est-à-dire en
dehors de ce que nous avons fait quotidiennement depuis le début de la
campagne, il s’agit maintenant de procurer tous les jours au roi et à M.
de Bismarck des nouvelles authentiques et sûres de Paris, et autant de
journaux que nous en trouverons. Avec le nombre énorme de feuilles qui
paraissent en ce moment, avec la liberté dont jouit la presse, il doit
se passer bien peu de choses dans la grande Babylone sans que les
gazettes le racontent avec force détails. Donc il nous faut des journaux
à tout prix. Ce sont nos meilleurs espions.

Après une pause, M. Stieber reprend:

--Il va falloir surveiller ici un tas de gens qui semblent à tort ou à
raison suspects à notre illustre chancelier et dont il m’a remis la
liste. Il paraît que dans l’entourage du duc de Cobourg on fait de la
politique qui ne va pas à notre grand homme d’État. Ayons l’œil ouvert
sur le _Casino_ de l’hôtel des Réservoirs.

«On annonce l’arrivée de nombreux diplomates de toute nationalité,
anglais, autrichiens, russes, espagnols et même nègres. Les uns viennent
pour proposer la paix, les autres pour entretenir le chancelier de leurs
petites affaires particulières. Le chef m’a dit: «Il se peut que parmi
ces Excellences ou Sous-Excellences, ou parmi leur monde, il se glisse
des espions qui, munis de passeports diplomatiques, s’en vont à Paris ou
à Tours raconter ce qu’ils ont vu et entendu. Il faut donc observer ce
monde de très près; dès que vous aurez découvert un symptôme suspect,
prévenez-moi: que l’individu soit prince ou altesse, dans les
vingt-quatre heures, on le fera reconduire par la gendarmerie.»

«Mais ce n’est pas tout, ajoute Stieber, il faut à tout prix que nous
nous assurions des intelligences parmi la population de Versailles. La
municipalité continue à donner de la tablature au préfet, M. de
Brauchitsch; le maire répond par des notes insolentes aux réquisitions
du commandant de place. «Le chef» s’en plaint beaucoup. Je lui ai dit:
«Mais, Excellence, ce serait si simple de faire pendre le maire entre
ses deux adjoints et d’envoyer le reste de la clique dans une
forteresse!» Il paraît que cela ne se peut pas. Le roi tient
essentiellement à ce que dans la ville qu’il habite, les choses se
passent régulièrement et que l’on évite autant que possible toute
brutalité... Pourtant quand on songe que ce M. Rameau, un petit
bourgeois, un simple avocat, a eu le front de refuser une invitation à
dîner chez Sa Majesté[44]! C’est incroyable, ma parole d’honneur!
Ensuite, il y a dans la ville un M. Franchet d’Esperey, dont le père a
été professeur du prince royal. Il paraît que son Altesse royale et ce
Monsieur ont joué quelquefois ensemble dans les jardins de Sans-Souci.
Vite les aimables Versaillais ont imaginé de nommer ce Monsieur Franchet
commandant de place, et notre Kronprinz, qui est très sentimental comme
vous le savez, a toute la journée «sur le dos» son ex-compagnon, qui
invoque les parties de barres et les gâteaux partagés pour intercéder en
faveur de ses compatriotes. Ah! si nous pouvions le prendre en défaut,
celui-là, de façon à le faire expédier à Minden ou à Kœnigsberg, on nous
tirerait une fameuse épine du pied...»

  [44] Le roi de Prusse, à son arrivée à Versailles, avait fait remise à
    la ville, comme nous avons déjà dit, d’une grosse contribution de
    guerre de 400,000 francs. M. Rameau s’était rendu à la préfecture
    pour exprimer à Guillaume les remerciements de la municipalité. Au
    moment où M. Rameau se présentait pour accomplir ce devoir de
    courtoisie, le roi était absent. Le maire laissa sa carte en
    annonçant qu’il reviendrait le lendemain. La seconde fois, il trouva
    un aide de camp qui l’invita de la part du roi au dîner du
    soir.--«Permettez-moi, Monsieur, répondit M. Rameau, de considérer
    cette invitation comme ne m’ayant pas été adressée. Il est loin de
    mon intention de répondre par un refus blessant à la marque de
    bienveillance de Sa Majesté, mais il me serait absolument impossible
    de m’asseoir à la table de l’ennemi de mon pays.» Les choses en
    restèrent là.

Stieber parla ainsi un temps assez long, exposant à ses collaborateurs
tout ce que l’on attendait d’eux. Il y avait à surveiller les marchés et
les approvisionnements, les «maisons» de la Petite-Place, sans compter
les nombreux journalistes anglais, allemands, autrichiens et américains
qui séjournaient dans la ville. Après cet exposé, le chef de la police
conclut ainsi:

--Moi, je me charge des diplomates et des journalistes; vous, Zerniki,
chargez-vous du conseil municipal, et vous, mon bon Kaltenbach, qui
parlez français comme un welche authentique, c’est sur vous que je
compte pour nous procurer les journaux et les renseignements de Paris.

--Soyez tranquille, monsieur le conseiller, fit le gros homme, vous
voyez que j’ai déjà commencé; et il montra un paquet de journaux jetés
sur la table.

Stieber prit les feuilles et les déplia avec satisfaction.

--Parfait, parfait, je les porterai au «chef». Comment diable avez-vous
pu les avoir? L’investissement est complet et rigoureux.

--Voici l’aventure, fit le gros policier:

«Nous nous promenions avec quelques officiers du côté de Meudon, les
forts se taisaient, nous regardions avec des longues-vues la grande
ville que l’on découvre tout entière du haut du plateau. A ce moment,
deux soldats amènent un galopin d’une dizaine d’années. Ces petits
Parisiens, ils sont malins comme des singes!

«Les nôtres racontent qu’ils ont trouvé le gamin dans les vignes, et,
comme il ne comprenait pas plus l’allemand que nos Poméraniens
n’entendaient le français, ils le conduisaient au premier poste. Un des
officiers me pria d’interroger le petit. Il me répondit qu’il s’appelait
Jean Raymond, que ses parents demeuraient au Chesnaye, près Versailles,
qu’il était en apprentissage chez un tailleur de Paris qui avait été
forcé de fermer boutique. Alors, se trouvant sur le pavé et s’ennuyant
beaucoup, l’enfant avait résolu de reprendre la route du Chesnaye. Il
avait réussi à se glisser entre deux postes hors de la ligne d’enceinte.
C’était la nuit. Ne reconnaissant plus son chemin, il était resté dans
une cabane au milieu des vignes, attendant le jour, mais il avait dormi
trop longtemps et la patrouille l’avait découvert.

«Écoute, mon petit, fis-je, continua Kaltenbach, tu vois que je suis
Français comme toi et, de plus, de Versailles; je vais prier ces
Messieurs, et je désignai les officiers, de te laisser aller demain au
Chesnaye, mais à une condition: tu vas rentrer à Paris par le même
chemin que tu as pris, tu achèteras tous les journaux que tu trouveras,
tu les cacheras bien, et demain matin, à la première heure, trouve-toi
dans la cabane qui est là-bas au milieu des vignes. Nous irons ensemble
au Chesnaye chez tes parents.»--En même temps, je fis briller une pièce
d’or: «Voici pour les journaux, et le reste sera pour toi.» Le petit
hésitait...--«C’est bien sûr au moins que vous êtes Français?
demanda-t-il.--Voyons, tu en doutes, regarde donc, est-ce que je
ressemble à ces têtes carrées? Tu comprends que nous sommes sans
nouvelles de Paris, c’est pour cela qu’il nous faut des journaux.»

«Le gamin parut réfléchir; enfin il prit la pièce d’or.--«Si tu
rapportes des journaux, demain tu en auras une autre.»--Je fis un signe
d’intelligence aux officiers, dont l’un donna l’ordre d’accompagner le
petit jusqu’à l’extrême limite de nos avant-postes pour qu’on ne
l’empêchât pas de franchir les lignes.

«Le lendemain, le petit gars était fidèle au rendez-vous, il m’apportait
un premier paquet de journaux. Je pris un air contristé. «Mon pauvre
petit ami, lui dis-je, mon pauvre petit, que vas-tu devenir? Tes parents
sont partis, leur maison a été brûlée, il n’en reste plus rien. J’ai été
au Chesnaye hier, j’ai interrogé les voisins, ils ne savent pas où les
tiens sont allés.» Le petit se mit à pleurer. «Écoute, lui dis-je,
veux-tu gagner tous les jours une belle pièce de cinq francs et manger
autant que tu voudras?--Oh oui! oh oui!--Eh bien! continue à aller tous
les jours à Paris et à me rapporter les journaux que tu entendras crier
dans les rues.»

«Cette fois, le petit n’hésita plus; et, depuis trois jours, je vais
chercher dans la cabane, à l’heure convenue, le paquet de journaux, et
je lui donne sa pièce de cinq francs. Mais ce matin, il n’y était pas,
et je suis un peu inquiet. Peut-être une sentinelle l’aura-t-elle aperçu
et aura-t-il été tué.

--Ce serait dommage... pauvre petit! fit Stieber d’un ton presque
larmoyant. Ce haut policier avait une famille de quinze à vingt enfants,
et il aimait à se donner l’air d’un bon papa.

--Et vous, Zerniki, savez-vous quelque chose? continua Stieber.

--Oui, monsieur le conseiller, j’ai déniché un digne couple qui nous
tient au courant de tout ce qui se passe à la mairie. Ce n’est pas la
fleur des honnêtes gens, mais faute de mieux... L’homme est balayeur, et
la femme a installé, avec notre permission, un débit de _schnaps_ en
plein vent, dans la cour de l’hôtel de la mairie.

«Il paraît que cette particulière a eu quelques accidents judiciaires
dans son passé: détournement de mineures et quelques autres peccadilles
du même genre. L’homme a été impliqué dans une grosse affaire, mais on
l’a relâché faute de preuves.

--Ah!... et ces braves gens vous fournissent de bonnes indications?

--Voici le rapport d’hier, fit Zerniki en tirant un feuillet d’un assez
volumineux dossier. Puis il se mit à lire: «M. Rameau est arrivé à son
bureau à neuf heures du matin. Il s’est enfermé à double tour, selon son
habitude, pour dépouiller le courrier. A onze heures, il a reçu
la visite de plusieurs habitants de la ville: bouchers,
épiciers, charcutiers, qui venaient l’entretenir sans doute de
l’approvisionnement. A midi, il a déjeuné d’une côtelette, d’une salade
et d’un morceau de fromage de brie...»

--Assez, assez, fit Stieber, je vois que nous n’apprendrons jamais des
secrets d’État par l’entremise de votre agent.

--Mais enfin il est bon de savoir qui entre à la mairie et qui en sort,
reprit Zerniki.

«Voici ce que rapporte la femme: «On s’entretenait surtout parmi les
gens qui venaient aux nouvelles dans la cour de la mairie, d’une grande
victoire remportée par l’armée de Metz. Le prince Frédéric-Charles avait
été tué, les Français avaient fait 60,000 prisonniers. Un magistrat de
Versailles, M. Harel, assurait que, selon toute apparence, le roi aurait
quitté la ville avant huit jours.»

--Tiens, il faut noter ce monsieur Harel et ne pas le perdre de vue.

--Parfaitement, fit Zerniki. Et il continua la lecture du rapport:

«La séance du conseil municipal a duré très longtemps; en sortant, les
conseillers s’entretenaient avec vivacité; il a semblé qu’ils avaient
discuté une adresse de dévouement et de félicitations à la délégation de
Tours.»

--Oh! oh! s’écria Stieber, il faudrait vérifier ce qu’il en est.
Zerniki, en allant à la mairie pour cette réquisition de bougies, tâchez
donc de jeter un coup d’œil sur le procès-verbal.

A ce moment, la porte s’ouvrit, et un personnage d’une quarantaine
d’années, vêtu d’un pantalon à pied, chaussé de pantoufles, le torse
emprisonné dans un veston de chambre en flanelle rouge, une cravate de
foulard à gros pois négligemment nouée autour du cou, entra en
fredonnant. Il tenait d’une main un crayon, et de l’autre un calepin
d’assez grande dimension.

--Eh bien, Salingré, mon cher, fit Stieber, la muse vous inspire-t-elle
ce matin?

--Jugez-en vous-même, «patron», fit le nouvel arrivant, un des auteurs
comiques alors les plus en vogue et qui, pour faire en amateur la
campagne de France, s’était laissé embaucher par Stieber en qualité de
secrétaire particulier, une sinécure qui ne l’empêchait nullement de
nouer des intrigues de vaudeville. Pour l’instant, M. Salingré était
occupé à confectionner une pièce de circonstance qu’il voulait faire
jouer sur le théâtre de Versailles par des officiers.

--Jugez vous-même, patron, reprit le vaudevilliste, et il se mit à
fredonner un couplet à peu près ainsi conçu:

    Maintenant, messieurs, pardonnez
    Si le rideau tombe; mais nous sommes frères.
    Ici, selon les règles du théâtre,
    On joue la grande pièce après la petite.
    Notre rôle pour rire est terminé,
    Et, après les déguisements comiques
    Sous lesquels nous avons voulu vous distraire,
    Nous reprendrons l’armure sévère qui donne la gloire.

--Très bien, très bien, firent en chœur les trois policiers.

--Et le directeur du théâtre se montre-t-il de meilleure composition?
demanda Stieber.

--Ne m’en parlez pas! un véritable mulet pour l’obstination, fit
Salingré. Il n’y a pas moyen de discuter avec lui. A toutes mes
observations, il répond toujours la même chose: «La France est en deuil,
l’étranger est à Versailles, ce n’est pas le moment de jouer la
comédie.» Et d’autres sornettes semblables. Je crois qu’il faudra une
réquisition en règle pour décider cet impresario têtu à nous livrer son
magasin de décors. Vous vous chargerez de ça, papa Stieber.

«Papa Stieber» fit entendre un sourd grognement:

--Si cela ne dépendait que de moi! Mais vous savez que le roi, notre
maître, veut que l’on mette des gants... tâchez de vous arranger à
l’amiable; du reste je verrai ce directeur féroce...

--Oui, patron, voyez-le, voyez-le. Je retourne à mon vaudeville, il faut
que j’achève le dernier acte... A propos, il n’y a pas de cigares ici?

--Si fait, si fait, répondit M. Kaltenbach en montrant une caisse sur la
table.

--Pas de blagues, fit le vaudevilliste, je ne veux pas de ces dons
d’amour «envoyés par les âmes charitables de la mère patrie», à raison
de quatre gros le paquet...

--Soyez tranquille! répondit le commissaire, voyez le cachet, les
cigares viennent de Brême... ce sont des havanes...

--A la bonne heure, fit l’auteur comique en bourrant ses poches de
cigares. Et il se retira en fredonnant les derniers vers de son couplet.

--Revenons aux affaires sérieuses, dit Stieber. Je m’en vais rue de
Provence porter ces journaux à M. de Bismarck... Mais quel est ce bruit?

Comme Stieber franchissait le seuil de la porte, son attention fut
attirée par un groupe de gens qui entouraient un homme de quarante ans
environ, à l’allure paysanne, au visage bronzé et énergique, occupé à
administrer une correction très rude à un enfant d’une dizaine d’années,
qu’il tenait par l’oreille. Dans la foule, les uns prenaient parti pour
l’enfant en s’indignant contre l’homme, d’autres au contraire disaient:
«Laissez-le faire, laissez faire, cela apprendra au petit à porter des
journaux aux Prussiens.» Ces mots firent dresser l’oreille au conseiller
intime; il appela par un signe un des gendarmes qui se promenaient
constamment devant la maison du boulevard du Roi: «Conduisez-moi ces
gens-là au commissaire Kaltenbach,» dit-il au grand gaillard haut de six
pieds, coiffé d’un énorme casque et armé d’un coupe-chou aux redoutables
proportions. Sur l’ordre de son chef, le gendarme joua des coudes,
écarta la foule à droite et à gauche, et prenant au collet l’homme et
l’enfant, il les poussa tous deux dans la maison.

Cette arrestation excita les murmures de la foule qui s’était amassée.
«Cela le regarde, c’est son fils, s’écria une femme du peuple, il le
corrige et il a bien raison, faut pas élever des petits espions!...»
Quelques murmures se firent encore entendre, mais sur un autre signe de
Stieber les gendarmes tombèrent à poings fermés sur les premiers curieux
qui se trouvaient à portée de leurs mains.

M. le conseiller intime poursuivit sa route vers la rue de Provence,
tandis que le gendarme, fidèle à la consigne, introduisait l’homme et
l’enfant dans les bureaux de la police de campagne. Dès que le gamin
aperçut Kaltenbach, il le montra du doigt et se mit à pleurer: «Voici le
monsieur qui m’a donné l’argent, hi, hi, hi... tu vois bien... père, que
ce n’est pas un Prussien, hi, hi, hi.»

L’affaire fut expliquée. Voulant aller voir lui-même si vraiment ses
parents étaient partis du Chesnaye et obéissant à une sorte d’instinct,
le petit Raymond, au lieu de s’arrêter à la cabane de Meudon, avait
poussé droit sur Versailles, marchant à travers bois, se glissant comme
une couleuvre au milieu des sentinelles; il avait réussi enfin à
pénétrer dans la ville par la porte de Montreuil. La première personne
qu’il rencontra, ce fut justement son père, qui ce jour-là avait eu
affaire chez un entrepreneur. Bien entendu le père et le fils
s’embrassèrent de bon cœur, tout à la joie de se retrouver. Le petit
raconta son aventure, l’histoire de la cabane, des pièces de cinq francs
et des journaux qu’il allait chercher à Paris pour le «monsieur de
Versailles...»

Le père Raymond n’aimait guère les Prussiens; il les détestait même
depuis qu’ils lui avaient enlevé par réquisition sa jument «Cocotte».
Aussi, en apprenant,--car il vit clair tout de suite,--que son garçon
avait servi d’espion inconscient aux «têtes carrées» comme il les
appelait, il entra dans une grande fureur et administra au pauvre petit
colporteur une volée de taloches et de bourrades qui ameutèrent la foule
et attirèrent l’attention du chef de la police.

Kaltenbach parut très vexé en se voyant ainsi mis en présence de son
petit messager. Il tenait essentiellement à ne pas être reconnu à
Versailles; il menaça le père Raymond et son fils de les faire mettre en
prison tous deux s’ils se montraient dans la ville. Puis il les fit
reconduire tous deux au Chesnaye par un gendarme.

--Allons, se dit Kaltenbach en allumant un des cigares brêmois, il va
falloir chercher un autre pourvoyeur de journaux.

                   *       *       *       *       *

Stieber s’était rendu chez M. de Bismarck. Après avoir suivi d’un pas
déjà familier le boulevard du Roi, il avait tourné court à l’avenue de
Saint-Cloud et s’était engagé dans une rue qui paraissait encore plus
tranquille, plus déserte, plus morne que les autres. Dans cette partie
écartée de Versailles, les maisons étaient presque toutes dissimulées
derrière les grands arbres des jardins; c’est à peine si les toitures
perçaient les feuillages, ou si un paratonnerre dressant sa pointe
au-dessus des marronniers et des acacias annonçait que cette solitude
était habitée. Vers le milieu de cette paisible rue de Provence, au nº
12, une banderole sale, fixée à une branche, flottait au vent, avec
cette inscription en grosses lettres: _Norddeutsche Bundeskanzlei_
(Chancellerie de l’Allemagne du Nord). Deux gendarmes se promenaient
devant la grille; à l’intérieur un factionnaire montait la garde; devant
un pavillon réservé autrefois au jardinier, servant à présent de poste,
quatre ou cinq soldats fumaient de courtes pipes et rêvassaient de
victoires, de patrie, de Gretchen et de knœdel à la choucroute.

Au coup de sonnette de Stieber, un sous-officier sortit du petit
pavillon; ayant reconnu le chef de la police, il ouvrit aussitôt la
grille fermée à clef et laissa passer le conseiller intime en le saluant
militairement.

Stieber se dirigea vers la villa dont on apercevait à travers les arbres
les blanches maçonneries, ornées de quelques fresques.

Au moment de monter le perron, un individu de moyenne taille, plutôt
petit que grand, un peu replet, portant lunettes et tenant un gros livre
sous le bras, vint du jardin et héla le conseiller intime.

--Tiens! monsieur le docteur Busch, fit celui-ci. Comment cela va-t-il?

--Très bien, monsieur le conseiller; c’est «le chef» que vous venez
voir?

--Sans doute.

--Ah! tâchez donc de le dérider, je ne sais pas ce qu’il a, il est d’une
humeur massacrante. Il a dîné hier soir chez le prince royal; quelque
chose doit lui avoir déplu... Wollmann, son valet de chambre, raconte
qu’il est rentré des «Ombrages» furieux. Et cela continue... Je devais
lui soumettre aujourd’hui un grand article qu’il m’a commandé pour
préparer les esprits à la proclamation de l’empire d’Allemagne. Ce
matin, je vais lui porter mon travail, il me reçoit comme un chien dans
un jeu de quilles: «Je me moque pas mal de votre grimoire», m’a-t-il
dit, à moi, son journaliste favori!... Tâchez de l’apaiser, monsieur le
conseiller... n’est-ce pas? nous vous en remercierons tous.

Dans la maison du chancelier, le Dr Busch était le journaliste à tout
faire, l’agent secret servant d’intermédiaire entre les feuilles
complaisantes et la caisse des «reptiles». Il était chargé de préparer,
sous l’inspiration du chancelier, l’opinion publique en Europe. Quand un
article lui plaisait, M. de Bismarck ne manquait pas de lui dire: «Il
faut que cet article fasse des petits.» A chaque instant, le chancelier
recommandait à Busch de parler dans les journaux des cruautés des
Français, de leurs violations de la convention de Genève, de leurs
instincts sauvages[45].

  [45] Quand, au mois de décembre 1870, il fut question d’un nouvel
    emprunt de la Défense nationale, M. de Bismarck appela M. Busch et
    lui dit: «Il serait bon de faire ressortir dans la presse le danger
    que l’on court en prêtant son argent à ce gouvernement. Il peut se
    faire, faudrait-il insinuer, que l’emprunt du gouvernement actuel ne
    fût pas reconnu par celui avec lequel nous ferons la paix, et que
    nous fassions mettre cela au nombre des conditions de paix. _Il
    faudrait, en particulier, que cet avis soit donné par la presse
    anglaise et par la presse belge..._»

    A la date du 21 décembre, voici ce qu’on lit encore dans les
    _Tablettes_ du Dr Busch:

    «Après dîner, lu des dépêches et des minutes. Le soir, L... fait
    insérer dans l’_Indépendance belge_ le chapitre Gambetta-Trochu.»

    Souvent, dans le journal de M. Busch, cette phrase se répète:

    «Écrit différentes lettres, _avec invitation à rédiger des
    articles_...» Il fallait surtout entretenir «l’incertitude et la
    discorde parmi les partis en France». Le secrétaire de M. de
    Bismarck fait, dans son journal intime, cette remarque bonne encore
    à méditer: «... Napoléon nous est indifférent; nous n’avons nul
    souci de la République; mais _c’est le chaos_ qui nous est _utile_.»

Laissant le docteur Busch se lamenter sur le palier, Stieber avait
pénétré dans le vestibule; un domestique, correctement vêtu de noir,
avait ouvert une porte vitrée, et le chef de la police était entré dans
le cabinet de travail de M. de Bismarck.

Le chancelier, vêtu d’une longue robe de chambre de satin noir doublée
de soie jaune et nouée par une grosse cordelière blanche dont il maniait
nerveusement les glands, se promenait avec agitation, sa grosse face
contractée par la colère. Ses yeux lançaient des éclairs.

--Eh bien, je vous fais mes compliments sur votre police, monsieur!
fit-il en apercevant le conseiller Stieber. Vous surveillez bien les
gens, on peut s’en rapporter à votre fameux flair. Qu’est-ce que ce M.
O’Sullivan, Américain ou soi-disant tel, qui a l’air d’être ici comme
chez lui?...» Et sans attendre la réponse, M. de Bismarck continua: «On
finira par me dégoûter du métier. Hier, je dîne chez le prince royal,
cela m’ennuyait déjà, parce qu’enfin je ne dîne nulle part aussi bien
que chez moi avec mon secrétaire Bucher, mon cousin Bohlen et le petit
Busch, mais enfin je m’étais résigné. On s’assied, je me trouve à côté
d’un monsieur que je n’avais jamais vu et qui dès le potage commence à
m’assassiner de ses conseils, de ses idées sur la politique, sur la
conduite de la guerre, le bombardement de Paris, sur l’alliance
prusso-russo-américaine, que sais-je encore? Cela a duré ainsi jusqu’au
café. Chaque mot, une bêtise! Et tout cela en ayant l’air de me faire la
leçon, me traitant de cher collègue sous prétexte qu’il a été ministre
des États-Unis à Lisbonne ou quelque part. Pas moyen d’échapper ou même
de dire à cet infatigable bavard: «F...-moi la paix, mêlez-vous de ce
qu’il y a dans votre assiette et laissez-moi tranquille.» Il a bien
fallu me taire et me contenir. J’étais juste en face de son Altesse qui
nous observait tous deux. Cet imbécile d’Américain, qui prenait mon
silence pour de l’attention et du recueillement, continuait de plus
belle. Finalement j’ai attrapé une migraine à tout casser... Comment
laisse-t-on circuler dans Versailles des gens aussi bavards et aussi
ennuyeux?»

Stieber put enfin prendre la parole. Il expliqua que ce M. O’Sullivan,
diplomate américain et journaliste, était sorti de Paris sous pavillon
parlementaire avec plusieurs de ses compatriotes; qu’il paraissait très
bien vu en haut lieu, puisqu’il était un des hôtes les plus assidus du
_casino_ du duc de Cobourg-Gotha. C’est ce prince qui l’avait présenté à
_notre Fritz_, et c’est sur sa recommandation qu’il devait d’avoir été
invité à ce dîner. «Comment, dit Stieber, aurais-je songé à me défier
d’un personnage qui a de si puissantes relations, et comment me
serais-je permis de prendre des mesures contre un homme invité à dîner
chez son Altesse?

--Je ne veux pas, fit M. de Bismarck un peu radouci, mais toujours
grondant, que Versailles serve de rendez-vous à tous les aventuriers
politiques, à tous les faiseurs de combinaisons internationaux, à tous
les _bummler_ (badauds). Nous en avons assez dont nous ne pouvons pas
nous débarrasser... Qu’est-ce que cet Américain vient faire ici? Il se
trouvait mal à Paris, il en est sorti, ce n’est pas une raison pour
qu’il reste à Versailles. D’abord, tout ce qui arrive de là-bas est
suspect. Vous allez le faire filer d’ici dans les vingt-quatre heures.
C’est entendu, n’est-ce pas?

--Mais, objecta Stieber, M. O’Sullivan a dîné hier chez Son Altesse le
prince royal...

--Eh bien, Monsieur, êtes-vous sous les ordres du prince ou sous les
miens? Faites comme je vous dis, je prends tout sur moi.

Stieber s’inclina et tendit au chancelier les journaux qui venaient de
lui être remis par son collègue Kaltenbach. A cette vue, les traits de
M. de Bismarck s’éclairèrent.

--A la bonne heure! s’écria-t-il. La lecture des feuilles
parisiennes,--cela me renseigne et me distrait... Autre chose. Voici
maintenant un nouvel avis que j’ai reçu au sujet d’un attentat que l’on
prépare contre moi... Faites le nécessaire pour savoir ce qu’il en
est.--A propos, et l’individu qu’on a suivi hier et que j’ai fait
arrêter? Sait-on qui c’est?

--Excellence, cet individu a été immédiatement conduit au lycée,
puisqu’il prétendait y être employé comme domestique; le concierge ainsi
que l’économe l’ont reconnu. Il paraît que ce garçon avait donné
rendez-vous dans la rue de Provence, qui est très propice pour ce genre
d’entretien, à une cuisinière qu’il courtise. Le fait a été reconnu
exact et l’économe du lycée a déclaré à l’homme qu’il serait chassé à
cause de son inconduite.

--Que l’on s’en garde bien! s’écria M. de Bismarck, cet homme n’aurait
qu’à s’en prendre à moi parce qu’il a perdu sa place... Il tenterait
alors peut-être réellement de m’assassiner...

Stieber savait combien, depuis son arrivée à Versailles, le chancelier
avait l’esprit hanté de toutes sortes de visions d’assassinat, de
tentatives de toute espèce dirigées contre lui. Il n’ignorait pas que M.
de Bismarck voyait dans chaque passant qui s’arrêtait par curiosité
devant le numéro 14 de la rue de Provence, un farouche meurtrier; il se
souvenait que pendant la journée du 21 octobre, alors que l’approche des
Français marchant sur Bougival et Saint-Germain avait causé une
véritable panique dans Versailles, M. de Bismarck avait failli tuer à
coups de revolver quelques badauds qui le regardaient monter à cheval,
toujours sous l’impression que ces inoffensifs curieux étaient autant de
Brutus, dissimulant des poignards sous leur redingote.

Tandis que M. de Moltke était à peine gardé, qu’on entrait chez lui
presque comme on voulait, le chancelier se retranchait derrière les murs
de la villa de Mme Jessé comme dans une forteresse. Trois domestiques
adroits et dévoués, veillaient jour et nuit sur lui. Il ne sortait
jamais sans être suivi ou précédé par eux, et il était toujours armé. A
cheval, il portait un grand sabre de cavalerie; à pied,--même pour aller
cueillir dans le jardin des violettes qu’il envoyait à sa femme,--il
avait un revolver.

Stieber se gardait bien de rassurer le chancelier et de lui prouver
qu’au milieu d’une population paisible, ennemie de toute violence comme
celle de Versailles, sa vie ne courait aucun danger; cette crainte
perpétuelle d’un attentat rendait le chef de la police précieux,
nécessaire, indispensable. Il promit donc d’enjoindre au directeur du
lycée de ne pas renvoyer le domestique qui, la veille, avait en effet
suivi, sans se douter sur quelles brisées il marchait, M. de Bismarck
revenant de la préfecture. Le chancelier s’était retourné à plusieurs
reprises en donnant de vives marques d’impatience. Arrivé devant la
grille de la villa Jessé, il ordonna aux gendarmes de faction de
s’emparer de l’homme qui, malgré ses protestations et ses dénégations,
fut traîné au bureau central de la police.

M. de Bismarck, tout à fait rasséréné, s’entretint avec Stieber de
différents objets, puis au moment où le chef de la police prenait congé
de lui: «N’oubliez pas de nous débarrasser de ce bavard d’O’Sullivan,
répéta le chancelier... Et puis priez le petit Busch de m’apporter son
article. J’ai rudoyé ce matin ce pauvre docteur, il faudra que, pour le
dédommager, je trouve sa prose excellente.»

M. O’Sullivan était non pas un espion, mais un diplomate amateur qui,
ennuyé d’être en disponibilité depuis qu’un incident l’avait contraint à
résigner ses fonctions de ministre de la république américaine en
Portugal, avait imaginé de s’entremettre comme messager de paix entre
l’hôtel de ville de Paris et le quartier général de Versailles.
Profitant des relations qu’il avait nouées en Amérique avec un jeune
écrivain français, M. E.-A. Portalis qui, peu de temps avant la guerre,
avait créé avec M. Ernest Picard un journal: L’_Électeur libre_, M.
O’Sullivan avait eu accès auprès du gouvernement de la Défense
nationale. Mais on n’avait pas tardé à reconnaître que l’on avait
affaire à un personnage dénué de toute espèce d’autorité et sans mandat.

Une série d’articles que M. E.-A. Portalis, qui tenait surtout à
singulariser son journal et à attirer l’attention quand même, au risque
de faire de la politique germanophile, avait accueillis et dans lesquels
M. O’Sullivan s’exprimait en termes très flatteurs et très sympathiques
sur l’armée allemande, achevèrent de rendre l’Américain tout à fait
suspect à l’hôtel de ville. Ce fut donc avec une très grande
satisfaction qu’on lui délivra le passeport l’autorisant à quitter la
grande cité assiégée sous pavillon parlementaire. A Versailles, M.
O’Sullivan avait obtenu la reproduction de ses articles dans le
feuilleton du _Moniteur de Versailles_, qui venait d’être créé, et grâce
à ce passeport il s’était insinué d’abord dans la société du duc de
Cobourg et des princes, qui faisaient leur campagne autour des tables à
six de l’hôtel des Réservoirs et des guéridons de jeu du «Quinze»
installés dans les appartements particuliers du duc Ernest, au premier
étage des Réservoirs. C’était par cette filière que le remuant Américain
était arrivé jusqu’au prince royal. Celui-ci, qui ne dédaignait pas de
temps à autre de jouer un petit tour d’écolier à M. de Bismarck, n’avait
rien trouvé de mieux que de placer le diplomate amateur à côté du
chancelier.

L’Américain était loin de se douter des résultats fâcheux qu’aurait pour
lui la faveur inespérée de la veille; il était au contraire persuadé
d’avoir fait une impression très grande sur l’homme d’État allemand, il
se voyait déjà appelé à collaborer aux destinées de l’Europe. Aussi
fut-ce d’un pas plein d’assurance, portant haut la tête, qu’obéissant à
une convocation de Stieber, il se rendit boulevard du Roi, bien persuadé
qu’on allait lui confier une mission extraordinaire. Hélas! il tomba de
son haut quand le conseiller intime lui enjoignit de faire ses malles et
de vider le territoire de Versailles dans les vingt-quatre heures.

Il ne se priva pas du reste de protester, il invoqua ses hauts
protecteurs, mais Stieber se borna à lui répondre froidement: «Invoquez
Dieu le père si vous voulez, Monsieur, mais si demain à pareille heure
vous êtes encore à Versailles, je vous fais enlever par mes gendarmes et
conduire en Prusse, où vous passerez en conseil de guerre.» L’Américain
se le tint pour dit et partit. Sa mésaventure se répandit bientôt à
travers la ville, et désormais lorsqu’on apprit qu’un officier ou un
fonctionnaire quelconque avait eu l’honneur d’une invitation à dîner
chez le prince royal, on ne se privait pas de dire: «Encore un qui va
être expulsé!»

                   *       *       *       *       *

Tandis que Stieber conférait avec son grand «chef», le lieutenant M.
Zerniki se dirigeait d’un pas de conquérant vers l’hôtel de ville. Ce
bâtiment, très spacieux, qui présente une façade de grand style au
centre d’une terrasse plantée d’arbres magnifiques, contigu à la gare de
la rive gauche, communique aussi par une sorte de couloir à ciel ouvert,
avec l’avenue de Paris. Dans un pavillon situé à l’entrée de ce boyau,
la _commandature_ prussienne avait installé un poste très nombreux ainsi
que l’indiquaient les fusils disposés en faisceaux; mais cette limite
franchie, on se trouvait en territoire français.

Le drapeau tricolore flottait sur le toit de l’hôtel de ville. Des
appariteurs revêtus de l’uniforme municipal, le bras orné d’un brassard
tricolore, veillaient aux portes de l’édifice. Ils ne laissaient
pénétrer que des visiteurs ayant leur laisser-passer en règle ou
justifiant de l’urgence de leur visite. Les conseillers municipaux
étaient sur les dents; en dehors des affaires courantes, les incessantes
réquisitions leur donnaient fort à faire. Pour éviter le contact entre
l’armée allemande et les particuliers, le conseil municipal s’était
chargé de répartir tous les objets que les autorités prussiennes
exigeaient; ils les leur délivraient séance tenante.

La belle terrasse et la cour de l’hôtel de ville présentaient l’aspect
d’un véritable capharnaüm; des denrées de toute espèce dans des sacs,
dans des boîtes ou à l’air étaient amoncelées pêle-mêle. Pour donner une
idée de cet assortiment, empruntons à un remarquable ouvrage plein de
faits et écrit avec une véritable élévation[46], par M. Delerot, le
savant traducteur des Entretiens d’_Eckermann et de Gœthe_, le relevé
d’une de ces journées de réquisition pris au hasard sur le feuillet des
registres de la commission _ad hoc_:

  [46] _Versailles pendant l’occupation_, etc., par E. Delerot, chez
    Plon, 1873.

«11,000 kilogrammes de bois à brûler (pour un seul jour!), 125 grammes
de cire à cacheter, 50 kilogrammes de chandelles, 500 kilogrammes de
bois, 150 terrines en terre, 72 cruches moyennes, 200 kilogrammes de
bougies, 500 kilogrammes de bois, pour un poste, 150 kilogrammes de
charbon de terre, 100 margotins pour le roi de Prusse, 500 clous de
fonte pour le prince royal, 12 manches à balai pour l’ambulance
prussienne (au lycée), 2 kilogrammes de pain bis pour les menus plaisirs
de Sa Majesté[47], une portière, un casier, et d’autres objets pour M.
de Bismarck, 50 margotins pour M. de Bismarck, 250 kilogrammes de bois,
200 kilogrammes de charbon pour M. de Moltke, 5 kilogrammes d’huile pour
la poste, 50 kilogrammes de coke, idem, 6 kilogrammes de chandelles pour
la garnison de Saint-Cloud, 1 bière au château, 2 bières au lycée, 3
fosses au cimetière, 20 kilogrammes de chandelles pour les casernes, 2
grandes soupières, 40 bouteilles d’eau de Seltz, 1 brûloir à café, 46
caleçons, 3,000 kilogrammes de bois, 20 kilogrammes de sucre, 12 1/2
kilogrammes de savon, un ouvrier fumiste pour réparations, 4 stères de
bois, 10 kilogrammes de bougies.»

  [47] Le roi de Prusse s’amusait fréquemment à pêcher dans les bassins
    du parc; ce pain servait d’amorce.

Toutes ces marchandises étaient à portée de la main des sous-officiers
et des soldats chargés de les enlever, mais comme la besogne était
difficile, les Prussiens s’arrêtaient de temps à autre pour «siffler» un
verre de schnaps que leur versaient des marchandes qui, en dépit des
protestations du maire, avaient pu s’installer dans la cour et sur la
terrasse.

Ces Hébés surannées, appartenant à la lie d’une ville de garnison, ne se
faisaient aucun scrupule d’embaucher des filles de la pire espèce pour
attirer et «allumer les clients». Les soldats allemands riaient et
buvaient avec elles.

Zerniki traversa le couloir. Arrivé dans la cour, il s’arrêta devant
l’établi d’une des marchandes d’eau-de-vie, une horrible mégère, aux
traits bouffis, flétris et défigurés par la débauche, au nez écrasé en
patate, un duvet assez fourni au-dessus des lèvres. En mauvais français,
Zerniki s’entretint avec la marchande d’eau-de-vie; c’était l’ancienne
pensionnaire de maison centrale que le policier Stieber avait
embrigadée. Mais les renseignements qu’elle put fournir ne parurent pas
satisfaire beaucoup l’_alter ego_ du grand chef de la police, car c’est
en grommelant et en haussant les épaules qu’il s’achemina vers l’entrée
de la mairie.

Un des appariteurs portant le brassard tricolore l’interpella au moment
où il allait franchir la grande porte vitrée s’ouvrant sur la galerie du
rez-de-chaussée. Zerniki répondit en allemand à l’huissier qui ne
parlait que français. Il était impossible de s’entendre. Heureusement un
des secrétaires du maire, M. Hermann Dietz, Alsacien, connaissant
parfaitement l’allemand, passait en ce moment. Il servit d’interprète.
Zerniki dit d’une voix brève: «Je veux voir le maire.»

--Le maire est en séance, il préside le conseil municipal et ne peut se
déranger, répondit M. Dietz.

--Cela m’est égal, répliqua le lieutenant de Stieber, je veux lui
parler, quand même je devrais faire enfoncer les portes de la salle du
conseil.

Voulant éviter un éclat, le jeune Alsacien fit entrer Zerniki dans
l’hôtel de ville; il le conduisit dans une salle où se tenaient toujours
un adjoint et deux conseillers. Le policier prussien demanda qu’on lui
livrât les registres des procès-verbaux pour savoir ce qui s’était passé
dans la séance de la veille.

Il essuya un refus poli, mais formel, et comme il insistait, l’adjoint
lui fit remarquer, au moyen de l’interprète, qu’il n’avait aucun ordre
écrit pour exiger cette communication.

--Si je n’ai pas d’ordre écrit, s’écria Zerniki furieux, j’ai ceci! Et
il tira son sabre.

Justement la séance du conseil venait de finir. Les édiles, pour sortir
de la salle des délibérations, avaient à traverser la pièce où était
l’adjoint de service. Ils assistèrent à cette scène; plusieurs d’entre
eux étaient sur le point de faire un mauvais parti au lieutenant
Zerniki. Celui-ci, se voyant entouré par les conseillers, prit peur,
courut à la fenêtre qu’il brisa d’un coup de poing et cria plusieurs
mots en allemand aux soldats qui buvaient dans la cour. En un clin
d’œil, la pièce fut envahie, et sur l’ordre de Zerniki, les conseillers
présents furent arrêtés et conduits au poste le plus voisin.

Le maire, informé de cet acte de violence, courut à la «Commandature».

Les militaires n’étaient pas fâchés de montrer leur autorité à la
police.

Le major de place, un «gommeux» berlinois, M. de Treskow, qui jouait la
comédie de salon, et qui, même en campagne, se bichonnait comme s’il
devait aller au bal, fit des excuses à M. Rameau:

--Que voulez-vous attendre de ces gens-là? dit-il. Et en parlant du
lieutenant des mouchards: «Ils n’ont ni élévation dans les idées, ni
éducation.»

Et aussitôt l’ordre fut donné de relâcher les conseillers municipaux.

De quelque temps, la déplaisante figure du lieutenant Zerniki ne parut
pas à la mairie.

                   *       *       *       *       *

Stieber avait toujours sur le cœur les reproches adressés par M. de
Bismarck d’avoir été en défaut au sujet de l’Américain O’Sullivan; il
était très désireux de démontrer au chancelier que l’_errare humanum
est_ pouvait échoir en partage aux grands hommes d’État comme aux autres
mortels.

«Je donnerais bien cent thalers, répétait-il, pour prendre à son tour le
«chef» en défaut.»

Par une froide et brumeuse journée de la fin de novembre, Stieber était
en train de parcourir les rapports de ses espions, quand il vit entrer
dans son cabinet le vaudevilliste Salingré fredonnant un couplet.

--Patron, avez-vous cent thalers sur vous? demanda l’auteur dramatique.

--Pourquoi faire?

--Eh! pour que je les empoche, vous savez, je prends de l’argent
français aussi, 375 pièces de vingt sols, tarif officiel. Et l’auteur
dramatique se mit à déclamer d’après Gœthe:

    Un vrai Allemand ne saurait aimer un homme de France,
    Mais pour ce qui est des _francs_, il les _empoche_ volontiers.

Et il tendit la main en creux, prêt à recevoir la somme demandée.

--C’est une plaisanterie, fit Stieber légèrement impatienté.

--Pas du tout, patron, c’est très sérieux, vous me devez la somme!

--Allons donc! Dieu merci, je n’ai jamais eu de dettes!

--Eh bien, il n’est jamais trop tard pour mal faire. Avez-vous oui ou
non promis cent thalers si vous pouviez «pincer» M. de Bismarck?

--Oui!

--Eh bien! voyez et lisez.

Et le vaudevilliste tendit au «patron» un numéro du journal le _Gaulois_
marqué au crayon rouge:

--Voici ma quittance... Tout à l’heure, je rencontre un journaliste de
mes amis, un bon garçon appelé Hoff, mais un peu toqué; il croit
toujours que «c’est arrivé». Du reste, patriote jusqu’au bout des
ongles, en admiration devant le «chef». Pour lui, le «chef», c’est le
bon Dieu. Ce garçon était hors de lui, il se promenait tout seul dans le
parc, se parlant à lui-même en faisant des gestes désordonnés. Je
l’aborde et lui demande pourquoi il est si agité. Il me répond que c’en
est fait de l’Allemagne, que les patriotes n’ont plus qu’à se jeter à
l’eau; bref, un tas de choses tout aussi sensées. Enfin il finit par
m’expliquer qu’il a appris qu’un Espagnol, nommé Miranda, arrivé de
Paris, a dîné hier chez le «chef», qu’il y a passé la soirée et que
Bismarck qui, paraît-il, avait bu cinq ou six bouteilles de vieux
Bourgogne, s’est complètement déboutonné. Eh bien, Hoff prétend que ce
Miranda n’est qu’un espion de Gambetta, et comme preuve il m’a dit avoir
un numéro du _Gaulois_ contenant un article de ce même M. de Miranda,
qui excite les Français à la guerre contre la Prusse et qui arrange M.
de Bismarck de la belle façon! J’ai accompagné Hoff à l’hôtel de la
_Tête noire_--une sorte de bouge--et il m’a remis la feuille en question
qui, franchement, vaut bien les cent thalers... Jugez-en vous-même...

Stieber parcourut le journal; il contenait en effet une diatribe des
plus violentes contre le gouvernement prussien.

Le chef de la police se frotta les mains, demanda sa voiture
«réquisitionnée» et se fit conduire immédiatement à la Villa Jessé.

Le chancelier était en conférence avec le commandant militaire de la
ville, M. le général-major von Voigts-Rhetz; et, à en juger par les
éclats de voix qui arrivaient jusque dans le vestibule, le diplomate et
le militaire n’étaient pas d’accord.

C’était l’époque où M. de Bismarck avait très sérieusement maille à
partir avec les généraux.

Il se plaignait amèrement qu’on ne lui communiquât pas aussitôt les
nouvelles des avant-postes et les renseignements provenant de l’armée du
prince Frédéric-Charles qui opérait sur la Loire. «Si le roi ne daignait
pas m’envoyer une copie de ses dépêches, disait-il, je ne saurais rien,
absolument rien!»

L’huissier, annonçant Stieber, interrompit ces récriminations. «Qu’il
entre tout de suite!» fit le chancelier.

--Eh bien! quoi de nouveau, mon cher conseiller?

Sans mot dire, le chef de la police tendit au ministre le _Gaulois_, en
indiquant la place marquée au crayon rouge. M. de Bismarck parcourut
l’article; en arrivant à la signature: «Ce n’est pas possible! fit-il.
Et cet individu a osé se présenter chez moi, il a dîné à ma table[48]!
J’aurais dû m’en méfier, cependant; avec son uniforme rouge et ses deux
plaques, il avait l’air d’un saltimbanque!...» Puis se tournant vers le
général Voigts-Rhetz: «Il s’agit d’un _señor_ Angel de Miranda, attaché
à l’ambassade d’Espagne et vice-président de la commission des finances
pour les créanciers français de l’Espagne. Ce sont les qualités énoncées
sur son passeport. Il a passé toute la soirée ici, hier, et sans doute
une fois hors de nos lignes, il ira à Tours... Mais qui donc vous a
remis ce numéro du _Gaulois_, Stieber?

  [48] Voir une curieuse brochure publiée à Bruxelles en 1871: _Un dîner
    à Versailles chez M. de Bismarck._

--C’est un journaliste, M. Hoff.

--De quoi se mêle-t-il, celui-là? fit à demi-voix le général
Voigts-Rhetz... Il est le correspondant de la _Gazette nationale_,
n’est-ce pas?

--Je crois que oui, fit Stieber.

--Ah! fit le général commandant de place, avec une intonation
singulière.

Le jour même, M. Angel de Miranda était appréhendé au corps dans son
logement et conduit à la prison Saint-Pierre, où il passa la nuit; le
lendemain il fut dirigé sur Mayence d’où il trouva moyen de s’évader peu
de temps après.

Plus tard, revenu à Paris, M. Angel de Miranda ne parut plus aussi
suspect à ses anciens geôliers; il brûla ce qu’il avait adoré et devint
un des plus chaleureux admirateurs de la politique bismarckienne.

                   *       *       *       *       *

Quelques semaines après l’envoi en Allemagne du diplomate espagnol, le
journaliste Hoff, un garçon d’une trentaine d’années, de moyenne taille,
replet, l’air un peu paysan, rougeaud de figure, était occupé à écrire
dans une petite chambre de l’hôtel de la _Tête noire_.

Hoff était venu fort jeune à Paris et il avait envoyé pendant plusieurs
années des correspondances à plusieurs journaux de son pays, notamment à
la _Gazette d’Augsbourg_. Tout ce qu’il écrivait était marqué au coin du
plus ardent pangermanisme. M. de Bismarck résumait pour lui Vichnou,
Moloch, le grand Lama; il n’avait pas d’autre dieu, et cette tendance à
l’adoration de «l’homme de fer et de sang» ne perçait pas seulement dans
ses écrits, elle se manifestait aussi d’une manière passionnée dans ses
entretiens et dans les discussions fréquentes qu’il avait avec ses
collègues allemands ou avec ses confrères français. Lorsque la guerre
fut déclarée, Hoff, chassé de France par le décret d’expulsion, fut
chargé par les journaux auxquels il collaborait, de suivre les
opérations militaires. Là, parmi les soldats, au milieu des victoires,
il exultait, et ses articles étaient de plus en plus pangermaniques,
chauvins et bismarckiens.

Dans la petite chambre de son hôtel dont la fenêtre donnait sur un tas
de fumier, il était justement, ce jour-là, en train de brûler une énorme
dose d’encens aux pieds de son grand manitou, lorsqu’on frappa à la
porte.

--Entrez, fit le journaliste.

C’était un gendarme.

--Vous êtes bien le journaliste Hoff? demanda-t-il.

--Parfaitement.

--Alors, ceci est pour vous, et le gendarme remit au jeune homme un
large pli portant le cachet de la «Commandature», et se retira.

Hoff brisa le cachet; l’enveloppe contenait l’ordre péremptoire d’avoir
à se rendre avant midi chez le commandant de place. Vaguement inquiet,
le journaliste acheva sa toilette et se mit en route pour l’hôtel de
_France_, sur la place d’Armes, où le général Voigts-Rhetz avait
installé ses bureaux.

En passant devant les Halles, il entra dans le petit restaurant Gark
pour voir s’il n’y rencontrerait pas quelques confrères qui avaient
l’habitude de prendre leurs repas dans ce modeste établissement. Mais il
ne trouva que les deux frères Gark, le nez largement marqué de la carte
de Bourgogne, tous deux très affairés, la tignasse en l’air, discutant
avec l’intendant d’un général campé à Maintenon, qui faisait charger sur
un tilbury stationné devant la porte, quelques paniers de vieux Beaune
et de Romanée.

Hoff continua sa route vers la «Commandature»; à chaque pas, son
inquiétude augmentait. Quelques jours auparavant, il avait été appelé
chez le chef de la police, mais Stieber s’était borné à lui demander
vaguement quelques renseignements et il l’avait congédié avec des
paroles flatteuses, l’assurant qu’il était très heureux de faire la
connaissance d’un écrivain aussi bon patriote.

Qu’est-ce que le général pouvait lui vouloir? Il ne devait pas tarder à
l’apprendre, lorsqu’il se trouva dans un des salons de l’hôtel, dont le
général de Voigts-Rhetz avait fait son cabinet de travail.

--C’est vous, monsieur, lui dit le commandant de place, qui êtes
l’auteur de cet article?

Et il tira d’un dossier évidemment préparé à l’avance, un numéro du
journal berlinois la _Gazette nationale_. Cet exemplaire contenait en
effet un feuilleton daté de Versailles dans lequel l’auteur se plaignait
avec amertume de la situation faite aux journalistes allemands chargés
de suivre les opérations; ils étaient, disait-il, mis en suspicion et
tenus à l’écart, tandis que les reporters anglais étaient favorisés à
tous les points de vue. L’article s’appesantissait sur ce parallèle et
montrait les correspondants du _Times_, du _Daily News_, etc., logés
_sur réquisition_, pourvus de chevaux et de fourrages par le soin de
l’état-major, admis dans la société des généraux et des princes, tandis
que les Allemands étaient entièrement livrés à leurs propres ressources
et tenus en quarantaine. Enfin l’article désignait plus particulièrement
certains officiers généraux comme mal disposés à l’égard des
journalistes.

Hoff ne fit aucune difficulté de reconnaître que l’article était de lui;
il ajouta, assez timidement il est vrai, qu’il ne croyait pas avoir
manqué à ses devoirs en le rédigeant.

--Vos devoirs, monsieur, fit le général très en colère, vos devoirs! non
seulement vous y avez manqué de la façon la plus scandaleuse, mais
encore vous avez commis un acte de trahison!

Ce mot de trahison parut produire sur le pauvre Hoff l’effet d’un coup
de trique. Il pâlit subitement, porta la main à son front et chancela.

--Un traître, moi! un traître! fit-il d’une voix étouffée.

--Si nous traitons bien les journalistes anglais, repartit le général,
ce n’est pas parce que ce sont des personnalités, nous nous moquons de
vous tous, de quelque nationalité que vous soyez; si nous accueillons
les Anglais avec plus de faveur, c’est parce que nous avons besoin
d’eux. La presse est bien plus que Sa Majesté Victoria, la véritable
reine de la Grande-Bretagne; elle n’est pas une Cendrillon comme dans
notre Allemagne; ses représentants sont de véritables ambassadeurs; nous
les traitons comme tels, mais cela ne nous plaît pas plus qu’il ne
faut... Il y a en Angleterre un parti puissant qui tient pour la France,
qui ne demande que plaies et bosses contre nous; s’il est habilement
combattu dans la presse, nous n’avons pas à le redouter. Il y a donc
pour la patrie allemande un intérêt puissant à se concilier la presse de
Londres qui dicte ses décisions au Parlement et au ministère; c’est
pourquoi nous choyons les Anglais qui sont ici, et celui qui nous
attaque à cause de cela est un mauvais patriote, un mauvais Allemand, je
dirai plus, c’est un particulariste qui ne veut pas que l’Allemagne soit
une grande nation, qui voudrait voir sa patrie morcelée et anéantie.

Ce nom de «particulariste» sembla donner le coup de grâce au malheureux
Hoff. Lui, un _particulariste_, lui qui rêvait depuis dix ans
l’unification de la patrie germanique et la centralisation par la
Prusse! On ne pouvait pas jeter de plus sanglante injure à sa face.
C’est avec une impassibilité sourde qu’il entendit vaguement la suite de
la tirade du général.

--Oui, monsieur, c’est un acte de trahison que vous avez commis! et vous
serez puni comme un traître le mérite. Voici les dispositions qui ont
été prises à votre égard, Demain, à huit heures du matin, vous vous
trouverez sur la place d’Armes, à l’entrée de la grille de cette
caserne.

Le général montra par la fenêtre la caserne qui était en face, et il
continua:

--Vous quitterez la ville avec un convoi de prisonniers français; nous
ne faisons aucune différence entre les ennemis qui nous combattent par
la plume et ceux qui se battent avec le chassepot; vous irez à pied
jusqu’à Lagny en compagnie des Français, que vous devez aimer... De
Lagny, la gendarmerie de campagne vous reconduira de brigade en brigade
jusqu’à la frontière allemande et là... vous pourrez aller vous faire
pendre où vous voudrez. Je ne vous retiens plus, monsieur, allez et
soyez exact demain, sinon mes gendarmes vous rappelleront l’heure qu’il
est!...

Machinalement Hoff sortit de l’hôtel de la Commandature. Machinalement
il traversa l’avenue de Paris; il continua son chemin jusqu’à ce que la
sentinelle postée sous le viaduc de Viroflay, lui ayant demandé son
permis de circulation, qu’il n’avait pas sur lui, le força à rebrousser
chemin. Il reprit l’avenue. Un vent glacial soufflait à travers les
arbres, quelques flocons de neige commençaient à tomber. Le journaliste
ne s’en aperçut pas. Il ne reprit possession de lui-même qu’en se
trouvant devant l’hôtel des Réservoirs dont on commençait à allumer les
réverbères. Pendant trois heures, ces paroles terribles du général
Voigts-Rhetz avaient roulé dans son cerveau: «Il était un traître! un
particulariste, un allié des Français!» C’étaient comme des coups de
couteau qui lui entraient au cœur.

A force de se répéter les reproches du général, le journaliste se
persuada qu’il les méritait; et que le châtiment qu’on lui infligeait
était parfaitement juste. Eh quoi! le devoir d’un patriote allemand
n’était-il pas de tout souffrir, de tout endurer? Lui, journaliste
allemand, il s’était plaint du manque de politesse, d’absence
d’égards... Les soldats des avant-postes, exposés au froid et aux éclats
des «pains de sucre» des forts, est-ce qu’ils se plaignaient, eux?
Décidément le général avait eu raison. Il n’était pas un patriote. Puis,
en réfléchissant, il se rappelait comment il avait été induit à écrire
ce fatal article. C’était dans une salle du café de Neptune, en face du
Château; les correspondants s’y réunissaient à l’heure de l’absinthe,
comme dans les cafés du boulevard.

A travers les vitres, on avait vu un reporter du _Daily News_, revenant
d’une promenade à Saint-Germain, escorté de deux dragons et paraissant
causer très familièrement et en riant de son gros rire de cockney, avec
le prince de ***; tous les correspondants avaient alors éclaté en
récriminations contre l’état-major qui favorisait les Anglais, et contre
les Anglais qui se faisaient aussi encombrants et arrogants que
possible. De tous les côtés, on lui avait dit: «Hoff, faites donc un
article là-dessus. Arrangez-leur un feuilleton bien pimenté!--La
_Gazette nationale_ l’insérera tout de suite,» avait ajouté un camarade
qui passait pour très bien connaître les coulisses de la presse
allemande.

Et, séance tenante, il avait écrit l’article, de bonne foi, avec
passion, tel qu’il le sentait sous l’influence des récriminations de ses
camarades.

Mais, il le reconnaissait, ce feuilleton était vif; il attaquait de
sages dispositions prises par le grand «chef» et par les généraux qui
s’étaient couronnés de lauriers à Wœrth, à Saint-Privat et à Sedan...
Comment, lui, qui n’était rien, pas même soldat, avait-il osé les
critiquer?... La faute était grande, mais aussi quel châtiment! Rentrer
en Allemagne stigmatisé comme traître, chassé du quartier général! Quel
accueil lui ferait-on dans la patrie? Tout le monde, ruminait le pauvre
Hoff, creusant de plus en plus cette idée dans son cerveau de
métaphysicien mal équilibré, tout le monde se détournera de moi; je
serai mis à la porte de tous les journaux qui se sont servis de ma
plume; non seulement je serai déshonoré, mais encore je me trouverai
sans pain! Et sous l’influence de cette lourde brume d’automne qui cause
tant d’oppression aux gens nerveux, dans cette obscurité humide et
pénétrante d’une soirée de novembre, plus lugubre que la nuit, Hoff se
vit seul, honni, méprisé, errant dans les rues de Berlin, les habits
râpés, les souliers éculés, repoussé, chassé de toutes les rédactions de
journaux où il recevait partout cette humiliante réponse: «Sortez, nous
ne voulons pas de traître parmi nous!»

Ses tempes battaient violemment, son crâne était comme serré dans un
étau, il ne voyait plus.

Tout à coup il se heurta à un gros homme qui montait la rue des
Réservoirs.

--Eh bien, monsieur Hoff, qu’avez-vous donc? Vous êtes pâle et tout
défait... on dirait que vous avez envie d’aller vous jeter à l’eau?

Le journaliste leva la tête et vit devant lui le gros commissaire de
police Kaltenbach que nous avons déjà présenté au lecteur. Tous deux
étaient du pays badois; ils avaient étudié ensemble. En quelques phrases
saccadées, Hoff confia sa mésaventure au commissaire...

--Hum! fit celui-ci, mauvaise affaire. Messieurs les militaires
entendent exercer eux-mêmes leur police, et ma foi, vous êtes entre
l’enclume et le marteau, car nous ne pouvons rien; si nous intercédions,
on nous accuserait de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas... Mais
il me vient une idée; votre père, député à la Diète de Carlsruhe,
connaît notre grand-duc, il a souvent dîné à la Cour; adressez-vous à
son Altesse badoise, qui est à Versailles depuis hier. Vous trouverez
certainement le grand-duc à dîner aux Réservoirs. Faites parvenir votre
carte au chambellan von Bell, expliquez-lui l’affaire, qu’il en parle
tout de suite à son Altesse, et cela pourra s’arranger.

--Oui, fit le journaliste, se raccrochant à cette planche de salut, oui,
vous avez raison, nous allons trouver le grand-duc...

--Pardon, pardon, m’est avis qu’il vaut mieux que vous alliez seul; ma
présence causerait de l’ombrage et ne pourrait que vous nuire. Allons,
courage et bonne chance! Et après avoir serré la main de son
compatriote, le commissaire se dirigea vers le boulevard du Roi, tandis
que le journaliste s’engageait sous la grande voûte de l’hôtel des
Réservoirs.

Les deux petits salons servant de vestibule et la grande salle carrée
peinte en blanc avec de larges filets d’or, étaient pleins d’habitués.
C’était sous les feux des grands lustres de cristal garnis de centaines
de bougies un fourmillement d’uniformes de toutes les couleurs,
étincelants de dorures, couverts de plaques, de décorations, de rubans;
un chatoiement de casques d’argent à cimier d’or, de _ulankas_, de
bonnets fourrés à plume de héron pendus aux patères.

Dans cette réunion de dîneurs groupés par six et par douze autour des
tables de différente grandeur, les princes se comptaient par douzaines
et les comtes par vingtaines.

Quant aux officiers simplement titrés, ils étaient relégués dans les
coins; et les vulgaires roturiers auraient été jetés à la porte comme
des chiens, s’ils avaient osé se montrer. Un cicerone, connaissant par
cœur l’Almanach de Gotha, aurait pu en réciter des colonnes entières en
mettant les noms à la plupart de ces figures.

Là-bas, le prince Ernest de Saxe-Cobourg-Gotha, le protecteur des
sociétés de chant, de tir et de gymnastique, le Mécène qui a conféré des
lettres de noblesse aux principaux romanciers de l’Allemagne, à M.
Gustave Freytag et à M. Rodolphe Gottschall, préside majestueusement une
table de douze couverts. Fidèle à ses habitudes de frondeur, le prince a
installé au premier étage des «Réservoirs» une sorte de club
aristocratique, le «Casino», où l’on conspire contre M. de Bismarck, et
où Stieber n’a pu encore, malgré toute son ingéniosité, faire pénétrer
un de ses agents. Justement le duc traite aujourd’hui son coprince, le
duc de Saxe-Meiningen, le souverain-impresario, et plusieurs courtisans.
Un seul habit noir détonne et surprend au milieu de tous ces uniformes
chamarrés: le simple mortel qui en est revêtu est un peintre célèbre que
le duc Ernest a fait venir pour lui commander son portrait, le
représentant à cheval au milieu de la mêlée de Wœrth, chargeant à la
tête de ses troupes un carré de zouaves. Les méchantes langues affirment
que Son Altesse Sérénissime n’a passé par Wœrth que huit jours après la
bataille et qu’il en sera de ce tableau comme d’un autre qui montre le
même prince à Eckernfœrde, dans le Schleswig, en 1849, désignant d’un
geste dramatique aux artilleurs allemands les bateaux danois, qu’ils
doivent couler bas. Le bon duc Ernest n’a été à Eckernfœrde, comme à
Wœrth, qu’en peinture.

Un peu plus loin, quelques jeunes gens se livrent avec expansion à des
libations tapageuses; ce sont des cavaliers vêtus de tuniques écarlates
ou bleu clair, peignés, frisés et pommadés comme des mannequins de
coiffeurs, et étalant avec complaisance des bagues en diamant sur des
doigts effilés, d’une blancheur féminine. Ces beaux gentilshommes sont
des aides de camp du prince Frédéric-Charles, qui ont été envoyés à
Versailles pour y porter des drapeaux pris à Metz. Leurs camarades les
régalent.

Voici le grand-duc de Saxe-Weimar, figure macabre, uniforme de couleur
et de coupe sévères; puis le prince de Lippe et le souverain de
Waldeck-Lilliput, sans parler de l’ex-duc de Nassau et du prétendant
Frédéric d’Augustenbourg que les Prussiens dégommèrent si lestement.

Tandis que toute la salle présentait un aspect animé et que les voix,
les exclamations, les rires se mêlaient aux détonations des bouchons de
champagne, un silence solennel régnait autour d’une table placée au
milieu de la grande pièce. L’illustre taciturne, M. de Moltke, y prenait
son repas avec quelques généraux à l’air de professeurs, simplement
vêtus, comme lui, d’un uniforme sombre, et faisant la cour à leur chef
en imitant son mutisme.

Chaque soir le même tableau et les mêmes scènes se renouvelaient, et il
en fut ainsi jusqu’au départ de l’armée allemande.

Chaque soir on mettait la table pour deux à trois cents convives de
haute lignée, de grand appétit et de grande soif.

Hoff avait appris que le grand-duc de Bade ne dînait pas dans la salle
commune. L’Altesse, désirant s’entretenir avec quelques autres princes
et leurs ministres, de la grande affaire du couronnement impérial, un
des petits salons-cabinets donnant sur la grille, du côté de la rue des
Réservoirs, avait été retenu par lui dans la journée.

Un maître d’hôtel porta la carte du journaliste au chambellan von Bell,
mais il revint au bout de quelques instants avec une réponse
décourageante; le courtisan, très occupé à déguster un salmis de
perdreaux, refusait absolument de se déranger. En s’acquittant de cette
commission, le maître d’hôtel invita le journaliste qui payait peu de
mine, et dont le pantalon avait quelque peu souffert pendant cette
longue course dans l’avenue boueuse, à se retirer, de crainte
d’observations de la part de leurs Excellences, qui n’aimaient pas à
être ennuyées par des bourgeois. Hoff s’en alla, reconduit jusqu’à la
porte par les explications du valet qui paraissait avoir hâte de le voir
sortir. Il était dit que ce jour-là on le chasserait de partout!

Maintenant, une pluie glaciale tombait. Les larges dalles luisantes du
trottoir de la rue qui s’allongeait dans une obscurité funèbre,
ressemblaient à des flaques d’eau; les grandes maisons avec leurs hautes
fenêtres du siècle passé étaient muettes et sombres, sans bruit et sans
lumière. Machinalement le journaliste descendit droit devant lui; la
pluie le pénétrait jusqu’aux os, ses dents claquaient, il avait des
frissons, un commencement de fièvre. Tout à coup une vive lumière,
moitié rouge, moitié bleue surgit au tournant d’une rue, éclairant comme
des silhouettes fantastiques un arbre décharné, un banc de bois et un
tas de cailloux. Hoff reconnut la boutique d’un pharmacien. Obéissant à
une pensée subite, le journaliste saisit la poignée de la porte et entra
dans l’officine. L’apothicaire, tout en cachetant de petites fioles,
causait avec un homme de moyenne taille, aux cheveux roux, et dont la
figure n’annonçait rien moins que de la bienveillance et de la douceur.

Les deux Français interrompirent la conversation commencée.

--Vous désirez, monsieur? demanda le pharmacien.

--Je voudrais quelques grammes de cyanure de potassium, répondit le
malheureux Hoff en balbutiant...

--Monsieur, la loi nous défend d’en vendre et je m’en tiens à la
loi,--dites cela à ceux qui vous envoient.

--Comment? vous supposez?...

--Eh bien, pourquoi la police prussienne ne chercherait-elle pas à nous
«pincer»? La police française le faisait bien. Seulement, ces messieurs
ne sont pas assez malins.

--Je vous jure que vous vous trompez.--Je ne suis envoyé par personne.

--Eh bien alors, c’est pour vous, pour quoi faire? pour vous
empoisonner?... Merci, si vous tenez à vous tuer, je n’ai pas besoin de
vous aider. Bonsoir, monsieur.

A peine Hoff eut-il fait quelques pas dans la rue, qu’il sentit qu’on
lui frappait sur l’épaule. Il reconnut l’individu aux cheveux roux, qui
causait avec le pharmacien et qui, pendant le court colloque, avait
attaché sur l’Allemand un regard de haine et de colère indicible.
Maintenant l’homme roux ricanait:

--Dites-donc, monsieur l’Allemand. Vous tenez beaucoup à votre cyanure?
Eh bien, je puis vous rendre le seul service qu’un Prussien peut
réclamer de moi. Il est défendu aux pharmaciens de vendre une once de
cette drogue, la loi le prohibe sévèrement, mais moi je suis
photographe, j’en ai un quart de livre à votre service...

--Où donc? demanda le journaliste en proie à la folie du suicide.

--Voici mon atelier, attendez-moi, je reviens avec votre affaire.

Hoff attendit, immobile sous la pluie qui tombait toujours; un instant
il eut envie de s’en aller, mais l’idée du lendemain, le départ avec les
prisonniers français, la flétrissure, l’acte de trahison qu’il se
reprochait lui-même d’avoir commis, assaillirent de nouveau sa pensée;
il attendit le retour de l’inconnu et prit le paquet que celui-ci lui
donna.

--Combien vous dois-je? demanda le journaliste en tirant sa bourse.

--Me devoir quelque chose! Allons donc, monsieur l’Allemand... trop
heureux de vous rendre un pareil service!... Distribuez-en à tous vos
amis...

Du seuil de sa maison, le photographe regarda l’Allemand s’éloigner;
puis, se frottant les mains: «Hé, hé, fit-il, toujours un de moins!»

L’hôtel de la _Tête noire_ touche à la gare de la rive droite; c’est une
maison d’apparence triste, une maison propice aux mystères et aux
tragédies.

Hoff serrant nerveusement dans sa main le paquet de poison, monte
l’étroit escalier, le garçon de salle le précède et place la bougie sur
la table. Il se retire. Le journaliste ne l’a pas même aperçu... Seul,
dans cette chambre d’auberge, il ressent une nostalgie profonde, son
cœur se serre davantage, il voudrait maintenant rentrer au pays de
Bade... mais le recevra-t-on, ne le chassera-t-on pas, lui, le traître,
lui qui a déplu, il le croit du moins, à M. de Bismarck?

Alors, lentement, d’une main sûre, le regard égaré, il verse la poudre
dans le verre placé à côté du pot à eau... Et prenant la plume, il écrit
rapidement un dernier adieu à son ami le plus intime, journaliste comme
lui, et qu’il charge d’apprendre la nouvelle de sa mort à sa famille.

On frappe à la porte.

--Hoff, êtes-vous là? C’est moi!

Celui qui s’est voué à la mort a reconnu la voix de son ami, justement
celui à qui il écrit, mais il ne répond pas, il laisse la porte fermée,
il interrompt même sa lettre, de crainte d’être trahi par le bruit de la
plume frôlant le papier. Il attend que l’ami, persuadé que la chambre
est vide, se soit éloigné; et alors, d’un seul trait, il vide jusqu’à la
dernière goutte le breuvage empoisonné.

Hoff ne mourut pas tout de suite, son agonie fut lente. Enfin, après
quelques heures de souffrances héroïquement supportées, il expira en se
tordant dans les convulsions.

                   *       *       *       *       *

Au restaurant Gack, situé derrière un des lourds pavillons de la halle
versaillaise, la société était moins nombreuse et moins brillante, cela
va sans dire, que dans les grands salons des Réservoirs. En temps
ordinaire, c’était un petit marchand de vin, fréquenté par les
maraîchers et les bouchers, avec salle à boire et comptoir d’étain au
rez-de-chaussée et deux petites pièces au-dessus, auxquelles on arrive
par un escalier en colimaçon. Mais si la maison est petite et de mince
apparence, les deux frères Gack, en véritables dévots des crus
bourguignons, avaient collectionné dans leur cave une série de Chablis,
de Beaune et de Romanée, digne de remplacer le nectar dans les amphores
de l’Olympe. En outre, nul dans Versailles ne s’entendait à
confectionner les omelettes aux confitures et les poulets au blanc comme
la «bourgeoise» du restaurant Gark. Aussi les gourmets et les amateurs
de la dive bouteille dont la position et la fortune ne permettaient pas
des visites aux «Réservoirs», se rabattaient volontiers sur les «halles»
et y faisaient de longues stations. Les employés de l’intendance, les
fonctionnaires de la police et toute une kyrielle de journalistes y
avaient leur _Stammtisch_, c’est-à-dire leur table réservée. Là, trônait
un être répugnant au possible, aux manières cauteleuses ou insolentes, à
la langue de vipère, au regard louche et fourbe, le sieur Joung.

Ce drôle avait été architecte à Paris et chargé de différents travaux
dans une usine de Saint-Denis. Il s’était rendu au quartier général
prussien où il avait fait valoir les renseignements qu’il avait eu
occasion de recueillir pendant son séjour dans la capitale.

Ce fut lui qui proposa à M. de Bismarck, puis au grand état-major, de
détourner le cours de la Seine au-dessus de Saint-Denis.

On l’employait à toutes sortes de besognes douteuses. Nous n’avons pas
besoin de préciser lesquelles.

Dans les deux petites salles du premier, les consommateurs étaient
serrés comme des sardines en boîte. Civils et militaires s’entretenaient
des différents faits du jour; la conversation était surtout vive et
animée autour de la table réservée, où une demi-douzaine de
correspondants de journaux échangeaient leurs impressions, se
communiquaient leurs articles et médisaient du prochain.

Au milieu de tout ce monde circulaient, graves comme des bedeaux et gras
comme des chanoines, les frères Gack, débouchant les bouteilles,
découpant les rosbifs et les poulets, veillant à tout.

Ce jour-là, au coup de midi, un grand diable d’officier de l’intendance
entra dans la salle; sa tête, tant sa taille était élevée, touchait au
plafond. Il alluma son cigare au bec de gaz sans effort.

--Hé! monsieur Gack; cria-t-il, une omelette d’une douzaine d’œufs...
aux confitures... avec beaucoup de confitures comme d’habitude... et
vite, car j’ai faim...

--Ma foi, dit l’un des frères Gack, tandis que l’autre avait prestement
disparu, pour ce qui est de l’omelette, je puis vous la servir... mais
quant aux confitures--non.

--Et pourquoi? demanda le géant en se redressant, pourquoi pas de
confitures?

--Parce que l’épicier d’à côté ne veut pas accepter votre monnaie
prussienne et que je n’en ai pas d’autre.

--Vraiment! fit l’intendant... eh bien! demain, vous me donnerez une
liste de tout ce dont vous avez besoin... j’irai moi-même chez votre
voisin l’épicier et c’est moi qui le payerai... avec les plus sales
pièces de deux gros que je pourrai trouver... et je le forcerai de
porter le paquet jusque chez vous... Ah! ce monsieur me prive de
confitures, parce qu’il dédaigne notre bonne monnaie prussienne...
ah!... nous allons voir...--Servez-moi deux bouteilles de Beaune et une
livre de jambon... Tiens, monsieur Joung, quoi de nouveau?

--Il paraît que nous avons gagné une bataille dans le Nord, répondit
l’architecte; deux mille prisonniers, sans compter une centaine de
turcos.

--Oh ceux-là, fit le géant, en dévorant à belles dents son jambon et en
se versant rasade sur rasade, ceux-là, j’espère qu’on les fusillera, ce
ne sont pas des hommes ça, ce sont des bêtes féroces, oh! ces turcos...
si j’en tenais un... Et le gigantesque _riz-pain-sel_ se mit à
déblatérer comme il avait l’habitude de le faire contre les enfants du
désert.

Tout à coup, au milieu de sa tirade, il se leva en manifestant des
signes de terreur... «Un turco!... En voici un... Voyez, un turco!»

Et du doigt il désignait la porte dans l’encadrement de laquelle se
dressait un grand gaillard enveloppé d’un burnous blanc et coiffé d’un
turban. En grinçant des dents, le noir aiguisait l’un contre l’autre
deux énormes couteaux de cuisine.

Les consommateurs se regardaient d’un air effrayé, quelques officiers
avaient déjà tiré leur sabre et attendaient. M. Joung s’était caché sous
la table. Mais soudain cette grande peur fit place à une hilarité
générale. On avait reconnu la trogne illuminée d’un des frères Gark qui,
agacé d’entendre toujours l’intendant déblatérer sur le compte des
auxiliaires africains de l’armée française, s’était déguisé en Arabe
pour communiquer une salutaire terreur à cet ennemi juré des «turcos».

On rit beaucoup de cette mascarade, notamment les journalistes qui
poursuivirent le malheureux intendant de leurs railleries.

Les rires ébranlaient encore le plafond de la petite salle, lorsqu’un
officier de police entra pour remettre à M. Lévyson, assis à la table
des correspondants, la lettre à lui adressée par le malheureux Hoff dont
on venait de relever le cadavre.

Quand on informa M. de Bismarck de cette mort, il dit:

--C’est vraiment dommage... mais Hoff était fou!... Que ne s’est-il
adressé à moi? Je lui aurais épargné la peine de se tuer.



XI

Le _Moniteur de Seine-et-Oise_.--Le cabinet de lecture de Mme Le
Dur.--Galanterie du frère du roi de Prusse.--Une repartie un peu vive de
Mme Le Dur.--Un colporteur de journaux d’Eure-et-Loir.--Mme Le Dur est
dénoncée à Stieber.--Le comte de W...--Un attaché militaire allemand
sauve un franc-tireur.


Quelques jours après l’énergique attaque des Français qui eut pour
résultat la prise de Champigny, des groupes nombreux stationnaient dans
la rue de la Paroisse, presque en face de l’église Notre-Dame.

A côté des militaires allemands qui discutaient tantôt d’une voix forte,
tantôt sur un ton bas et confidentiel, se tenaient de nombreux
bourgeois, que leur âge ou leurs infirmités avaient forcément retenus à
Versailles.

Sur leur figure soucieuse et attristée, il y avait, ce jour-là, comme le
reflet d’une joie cachée, d’une espérance secrète. On savait que, tout
de suite après la victoire des Français, un conseil de guerre avait été
convoqué à la préfecture de Versailles, chez le roi, et que la plupart
des généraux avaient émis un avis contraire à celui de M. de Moltke, qui
insistait pour la reprise immédiate de la position perdue.

Mais l’avis du feld-maréchal avait prévalu; depuis la veille, le bruit
courait que la bataille était de nouveau engagée du côté de Champigny.
On se chuchotait tout bas que les Wurtembergeois avaient été
vigoureusement repoussés. Les correspondants des journaux anglais
affirmaient, disait-on, que les officiers du premier bataillon avaient
tous été tués ou blessés, sauf deux; que le jeune comte Wolfegg avait eu
une jambe emportée; qu’on avait vu passer le général Von Strochmann,
pâle, couvert de sang, appuyé sur deux de ses amis.

Rien, jusque là, n’était cependant venu confirmer ces rumeurs. Le
_Moniteur officiel_ n’avait pas encore dit un mot; il parlerait sans
doute aujourd’hui, car les opérations--c’était positif--avaient commencé
depuis vingt-quatre heures.

La foule qui grossissait sans cesse devant la boutique de Mme Le Dur,
«réquisitionnée» pour la vente du _Moniteur_ (prussien) _de
Seine-et-Oise_, ne disait que trop la curiosité et les perplexités
patriotiques de la population de Versailles. L’attitude de la plupart
des officiers allemands qui remplissaient le magasin de la marchande
n’était cependant pas de nature à faire naître ou à entretenir des
illusions. Chaque fois que la porte de la boutique s’ouvrait, on
entendait leurs gros rires résonner comme un bruit de casseroles.

Mme Le Dur, qui tient encore aujourd’hui le même cabinet de lecture, le
plus achalandé de Versailles et le mieux pourvu de livres curieux, était
alors, en 1870, dans le plein épanouissement d’une savoureuse et
appétissante beauté. Très vive, très enjouée, elle s’amusait en
véritable gamine de Paris, à dire crûment leur fait à ses clients, dont
la plupart parlaient fort bien le français, et qui, tout en venant
chercher des romans de Paul de Kock, de Pigault-Lebrun, ou les
_Mémoires_ de Casanova, flirtaient volontiers avec la dame du logis, qui
ne craignait nullement de les «rabrouer» par quelques mots très crus.
Les affaires, du reste, allaient à souhait; les numéros du _Moniteur de
Seine-et-Oise_ s’enlevaient comme de petits pâtés; militaires et civils,
allemands et français, privés de toute autre lecture, attendaient
l’apparition de la feuille officielle avec une égale impatience.

Ce journal--le seul organe de publicité que la police prussienne
tolérait dans cette ville de 40,000 âmes, complètement isolée de Paris
et du reste de la France,--était rédigé par M. Bamberg, l’ex-caissier
parisien du «fonds des reptiles», appelé à Versailles par M. de Bismarck
pour remplacer M. le Dr Lévyson dont les allures avaient déplu au
chancelier, qui voulait un fonctionnaire et non un journaliste, même
officieux.

Les Prussiens avaient promis tout d’abord de respecter la liberté de la
presse, mais dès leur arrivée, ils avaient commencé par fourrer en
prison le bon M. Jeandel qui, dans un article mélodramatique de son
_Journal de Versailles_, s’était apitoyé sur le sort des soldats de la
Landwehr, arrachés à leurs familles, à leurs foyers, forcés de tuer ou
de se laisser tuer. Une véritable tirade bonne à déclamer à l’Ambigu,
avec _tremolos_ à l’orchestre. L’inoffensif Jeandel ne fit qu’un séjour
très court à la prison Saint-Pierre; son journal ne reparut pas.

Quelques semaines plus tard, l’_Union libérale_, rédigée par des
écrivains de premier ordre, tels que MM. Scherer et Bersot, préféra
cesser sa publication plutôt que d’insérer les communications de M. de
Brauchitsch.

La _Concorde_, journal impérialiste, avait disparu après le 4 septembre.

Dans un simple but de spéculation, M. Lévyson, ancien correspondant
parisien de la _Gazette de Cologne_, avait imaginé de combler la lacune
en faisant paraître le _Nouvelliste_. Au bout de quelque temps, cette
feuille se transforma en _Moniteur de Seine-et-Oise_, organe officiel.

L’imprimerie Beau fut mise en réquisition pour l’impression du journal,
et Mme Le Dur, qui venait de s’établir à Versailles et paraissait peu
experte en choses politiques, se laissa également «réquisitionner» pour
la vente du _Nouvelliste_ d’abord, et celle du _Moniteur_ ensuite.

Sa petite boutique était chaque soir bondée d’officiers allemands;
c’était le rendez-vous de tous les gandins et de tous les galantins de
l’état-major, qui papillonnaient autour de la «directrice» et de ses
auxiliaires, deux fraîches enfants de 16 à 18 ans, au teint de lait et
aux lèvres de feu.

Ce jour-là, le cabinet de lecture de la rue de la Paroisse avait vu une
partie de ses clients habituels arriver beaucoup plus tôt. Sans qu’ils
voulussent en avoir l’air, tous ces Allemands étaient au fond plus
impatients encore que les Versaillais de savoir ce qui se passait du
côté de Champigny, et le _Moniteur_ pouvait seul les renseigner d’une
manière positive, officielle.

Vers les cinq heures, un élégant coupé attelé de deux chevaux pur sang,
et portant sur les panneaux l’écusson de la maison de Hohenzollern,
s’arrêta devant la boutique de Mme Le Dur.

Un nègre, en costume oriental, assis sur le siège à côté du cocher,
sauta lestement à terre et ouvrit la portière.

Un vieillard ridé, voûté, cassé, affublé d’une perruque, vêtu de
l’uniforme de général avec un grand cordon en sautoir, sortit de la
voiture et entra dans le cabinet de lecture.

A la vue du vieux militaire, les officiers formant groupe sur le
trottoir devant la boutique et ceux qui s’y trouvaient déjà se rangèrent
respectueusement et firent le salut militaire avec cette raideur
d’automates de Vaucanson, que très heureusement tous les règlements
copiés sur le modèle prussien ne parviendront jamais à inculquer aux
officiers français.

Le vieillard porta la main à sa casquette galonnée pour répondre à ces
saluts; mais soudain ses yeux s’allumèrent comme des quinquets lorsqu’il
aperçut les deux jeunes filles, très rieuses et très accortes, qui se
tenaient derrière un comptoir d’acajou, faisant face à celui où trônait
la majestueuse maîtresse de céans.

Le vieillard détaillait les petites, l’une surtout, une agréable
brunette qui ficelait un paquet attendu sans impatience, du reste, par
un lieutenant de dragons droit comme un _I_ dans sa tunique bleu clair,
tandis que sa compagne, une boulotte aux regards vifs et à la chevelure
blonde et bouclée, cherchait au milieu des casiers remplis de livres
poudreux le second volume du _Cocu_, que lui avait demandé un jeune
adjudant.

--_Sehr nett! Sehr nett!_ (très jolie!) fit le vieux général en faisant
claquer sa langue contre son palais... Et, s’armant d’un binocle, il
passa l’inspection de la petite boutique, les casiers bourrés d’articles
de papeterie et de menus objets, les tables où s’étalaient les gravures,
les livres de messe, les images de sainteté et autres, les rayons pleins
de livres aux couvertures usées, car la plupart des éditions de Mme Le
Dur datent du commencement de ce siècle.

--_Sehr nett! Sehr nett!_ répétait le vieillard en lorgnant de nouveau
les deux jouvencelles. Puis, brusquement, en se mettant en arrêt devant
l’imposante taille et la coiffure à la grecque de Mme Le Dur... Oh!
fit-il, voici la belle madame Le Dur, n’est-ce pas?... Oh! on ne m’a pas
trompé; mes compliments, mes compliments!... Je viendrai tous les jours
moi-même chercher mon journal, si vous le permettez, ma belle enfant,
n’est-ce pas? Et le galant sur le retour se mit à tapoter doucement les
grosses joues de la plantureuse «réquisitionnée».

Les officiers restaient cois, immobiles, au port d’armes.

--Eh bien! vieux coureur de cotillons! répondit la libraire avec cette
intonation qu’elle sait donner à ses réparties, vous plaira-t-il de
laisser ma peau tranquille?

--Voyons, la belle, ne nous fâchons pas... hé, hé! vous me plaisez...
_beaucoup_... Il souligna le mot.

--Taisez-vous, vieux polisson, s’écria Mme Le Dur. Vous n’avez pas
besoin de moi... votre maîtresse vous attend à la porte, dans votre
voiture!

Et elle désigna du geste le nègre habillé à l’orientale.

Les traits du vieux Don Juan se rembrunirent subitement; la plaisanterie
n’était guère de son goût. Il sortit aussitôt, fort mécontent. Quant aux
officiers, ils étaient positivement pétrifiés.

--Malheureuse! dit l’un de ces messieurs, portant l’uniforme de
capitaine d’état-major, savez-vous à qui vous avez osé faire cette
insolente réponse?

--Non, répondit Mme Le Dur.

--Au prince Charles, le propre frère du roi de Prusse!

--Eh bien, s’il n’est pas content, il ira le dire à Rome!

--Ah! il s’en gardera bien, fit un jeune hussard. Son Altesse ne se
vante que de ses succès auprès des dames; quant aux rebuffades, il les
empoche et se tait.

--C’est égal, fit le capitaine d’état-major, vous avez été raide, ma
chère... Ah! enfin, voici le _Moniteur_ qui arrive!

Deux ordonnances, escortées de deux gendarmes, entrèrent dans la
boutique de Mme Le Dur, et déposèrent plusieurs gros ballots de papier
humide encore et sentant l’encre d’imprimerie.

Alors un défilé interminable d’acheteurs commença; la patronne et ses
deux employées n’avaient pas assez de leurs six mains pour servir la
clientèle; les numéros s’enlevaient, et les gros sous et les silbergros
s’entassaient dans les tiroirs. Il en fut ainsi jusqu’à l’heure de la
fermeture...

                   *       *       *       *       *

Quand les demoiselles de magasin furent parties et les volets mis, Mme
Le Dur traversa la cour qui se trouve derrière la maison et que l’on
gagne par la petite arrière-boutique qui sert aussi de salle à manger et
de chambre à coucher. La sémillante libraire s’arrêta devant la porte
d’un hangar, qui avait dû jadis servir de remise. Elle tira de sa poche
une grosse clef qu’elle fit tourner dans la serrure; la porte s’ouvrit
en grinçant. Sur une litière de paille dormait un gros homme à cheveux
gris, coiffé d’un large chapeau et chaussé de sabots, vêtu, comme les
maraîchers des environs de Paris, d’une blouse jetée par-dessus sa
grosse veste et d’un pantalon de velours à côtes.

--Allons, père Lienard, dit la libraire en secouant le dormeur,
dépêchez-vous, il est temps.

Le paysan se frotta les yeux:

--Ah! c’est vous, m’ame Le Dur... c’est bon, c’est bon, on va se lever;
mais j’aurais encore aimé continuer mon somme.

--Vous dormirez plus tard, mon brave; vous avez le paquet?

--Oui, je l’ons, mais j’étions tellement fatigué que je n’ons pas eu la
force de me déshabiller chez le concierge... et là, dame, vous savez, je
l’ons toujours au même endroit...

--Eh bien, faites vite; il est déjà tard.

--Vous voulez... là, devant vous, m’ame Le Dur? oh! je n’oserons jamais.

--Allons, mon brave, nous n’avons pas le temps de nous amuser aux
bagatelles... vite, donnez-moi le paquet...

--Enfin, puisque vous le voulez... mais là, tournez-vous, au moins.

--Est-ce fait? demanda la libraire au bout de quelques instants.

--Ah! ne vous retournez pas encore; c’est le moment le plus
_inconséquent_, dit le paysan, qui avait tout simplement retiré sa
culotte et qui était occupé à extraire des fonds de l’indispensable
inexpressible deux paquets formant coussins, et composés de journaux
français et de brochures.

Le paysan remonta tranquillement son pantalon, après avoir posé les deux
paquets par terre.

--Maintenant, m’ame Le Dur, vous pouvez vous retourner, fit l’homme, y a
pas de danger pour votre vertu. Le reste va tout seul.

Et il se mit à tirer d’autres paquets de dessous sa blouse; sa grosseur
disparaissait et se fondait avec chaque douzaine de journaux dont il se
débarrassait de la sorte.

--Là, fit-il, c’est tout.

--Bien, fit Mme Le Dur, voici la moitié de la dernière recette.

Elle remit une poignée de monnaie à l’homme en lui disant: «Bonsoir,
père Lienard, à demain, et n’oubliez pas de vider vos culottes chez le
concierge, c’est plus convenable, et cela prendra moins de temps!»

Mais le paysan se grattait la tête derrière l’oreille, comme font ses
pareils quand ils ont quelque chose sur le cœur qu’ils n’osent pas ou ne
veulent pas dire tout de suite...

--Je m’en vas vous dire, m’ame Le Dur, fit-il enfin, tant va la cruche à
l’eau jusqu’à ce qu’elle se casse. Eh bien, j’ai bien peur d’être près
de la fêlure... Hier, j’ai vu un mauvais escogriffe, grand comme une
perche, qui m’a suivi depuis la barrière de Buc; je faisais celui qui
s’en va se promener tranquillement pour prendre l’air en chantonnant un
air du pays: traderida dera dera... Il a perdu ma piste... Mais,
aujourd’hui, je retrouve mon individu à la même barrière, qui n’avait
l’air de rien; cette fois, pour varier, j’ai fait l’homme pressé
d’arriver... je marchais au pas gymnastique en soufflant dans mes
doigts... Brrrou... brrrou! L’ai-je distancé?... c’est ce qu’il faudrait
voir, mais j’aime mieux le croire. Bref, m’est avis qu’on a l’œil sur
moi, et comme le père Lienard n’aime pas les _mistoufles_, à partir de
demain, je restons _cheux nous_... Voyez-vous... l’argent c’est bien
joli, mais faut pas que ça revienne trop cher...

--Allons, à votre aise, père Lienard, dit la libraire, je trouverai à
vous remplacer, je ne suis pas embarrassée...

Le père Lienard était un malin, il avait flairé dans «l’escogriffe» de
la barrière de Buc, un des limiers de Stieber.

                   *       *       *       *       *

Depuis quelque temps, les dénonciations pleuvaient contre Mme Le Dur; on
la signalait comme tenant, à partir de huit heures du soir, quand son
magasin était fermé pour tout le monde, une boutique clandestine de
journaux français venant du département de l’Eure, et qu’on lisait
portes closes dans les familles de Versailles, pour se donner du cœur,
se réconforter un peu en apprenant les gigantesques efforts de Gambetta
pour sauver l’honneur de la patrie, pour faire sortir de terre des
armées innombrables destinées à remplacer les cohortes de l’empire,
prisonnières de l’Allemagne.

Il était à peu près minuit, quand Mme Le Dur, qui couchait dans
l’arrière-boutique, fut réveillée par quelques coups frappés avec
violence à la devanture de son magasin.

La libraire, tenant un flambeau à la main, apparut au bout de quelques
instants dans un déshabillé nocturne des plus indiscrets, mais des plus
séduisants:

--Qui frappe ainsi? dit-elle, qu’est-ce? le feu est-il à la maison?

Une voix, qu’elle reconnut pour celle du comte W...[49], un de ses plus
assidus clients, répondit:

  [49] Nous pourrions écrire son nom en toutes lettres.

--Ouvrez-moi, il s’agit de choses importantes...

--Allons, allons, je la connais celle-là, répliqua la libraire, mais
vous vous trompez... Mlle Élisa[50], c’est en face.

  [50] Quelques «demoiselles» versaillaises, habituées à charmer avant
    la guerre les loisirs de la garnison, avaient continué leur
    «commerce» avec les Allemands, et elles faisaient florès. Une des
    plus connues et des plus courues était une Belge, vigoureusement
    bâtie, Mlle Élisa. Cette horizontale était surtout remarquable par
    l’ordre et l’exactitude qu’elle apportait dans l’exercice de son
    métier. Elle ouvrait son boudoir à neuf heures du matin, s’accordait
    deux heures pour son déjeuner, de midi à deux heures, et se
    remettait au travail jusqu’à sept heures. Passé ce délai, la
    clientèle trouvait porte close, et malgré les offres les plus
    séduisantes des officiers, elle se refusait absolument à toute
    concession passé l’heure réglementaire. Mlle Élisa fit un gros sac
    pendant l’occupation; on nous assure qu’elle est rangée aujourd’hui,
    mariée, mère de famille, et qu’elle offre le pain bénit dans
    l’église de son village.

--Mais non, je vous assure que j’ai quelque chose de très grave à vous
annoncer; demain, il serait trop tard.

Après tout, le comte W... s’était montré, à plusieurs reprises, désireux
d’épargner des vexations et des ennuis à la directrice du cabinet de
lecture de la rue de la Paroisse. Peut-être avait-il réellement un avis
à lui donner? Mme Le Dur se décida à ouvrir.

--Attendez, je passe ma robe de chambre, et je suis à vous.

--Voici ce dont il s’agit, fit le comte W... J’ai dîné ce soir chez le
préfet. Stieber, directeur de la police, était parmi les convives. Il a
été question d’arrestations et de perquisitions... On a parlé de vous...
Demain matin des agents viendront fouiller partout dans votre
boutique... On prétend que vous cachez des journaux français... Est-ce
vrai? Réfléchissez-bien... Il s’agit du conseil de guerre.

--Même pour une femme?

La sémillante libraire n’avait plus du tout envie de rire.

--Vous en avez? Voyons... répondez, vous n’avez rien à craindre de
moi... Vous savez l’intérêt que je vous porte... Si vous avez des
journaux français, dites-le moi...

--Ah! ma foi, venez... Et, conduisant le comte dans l’arrière-boutique,
Mme Le Dur lui montra des placards bourrés jusqu’en haut de gazettes
françaises, de brochures, de proclamations du gouvernement de la Défense
nationale...

--Eh bien... vous l’échappez belle; si Stieber avait découvert ce pot
aux roses, demain soir vous partiez pour l’Allemagne! Il faut enlever
tout cela, mais comment? Il y en a une belle charge...

--Brûlons-les.

--Vous n’y songez pas, nous mettrions le feu à la maison... C’est qu’il
y en a! il y en a!...

M. le comte de W... réfléchit quelques instants:

--Avez-vous un drap de lit, ou mieux que cela, des rideaux?

--Il y a ceux qui sont aux fenêtres.

--Eh bien! arrachons-les... Là... et maintenant qu’ils sont étalés à
terre, nous allons y emballer toutes ces paperasses... Et journaux,
brochures, documents prohibés, tout fut entassé pêle-mêle dans les deux
rideaux, qu’on noua par les quatre bouts.

--Je vais appeler mon ordonnance et lui dire de mettre tout cela dans ma
voiture, fit M. de W... Je vous rends un fameux service tout de même! et
dire que vous ne m’en remercierez jamais!

La discrétion nous défend de révéler si réellement la belle libraire se
montra ingrate envers son sauveur...

Le ballot fut mis dans la voiture du comte... Heureusement la rue de la
Paroisse était déserte. Seuls deux officiers de uhlans ayant fortement
soupé s’époumonnaient à crier, s’adressant à une fenêtre obstinément
fermée:

--Mamz’el Éliza! mamz’el Éliza! dix thalers, vingt thalers! Mais en
dépit de ces enchères croissantes, Mlle Élisa, qui, toute la journée,
avait été surchargée d’officiers et de soldats, ne donnait pas signe de
vie.

Le lendemain, les sbires de Stieber vinrent en effet faire une
perquisition dans le cabinet de lecture de Mme Le Dur. Ils remuèrent et
bouleversèrent les casiers, les rayons, fouillèrent partout, même sous
le lit, mais ils ne trouvèrent rien.

Il était dit que Mme Le Dur jouerait encore un autre tour à la police
prussienne.

Un jour, elle vit se glisser dans sa cour un gaillard dont les vêtements
en lambeaux et la figure défaite n’indiquaient que trop un fugitif.

L’individu raconta à Mme Le Dur qu’il était franc-tireur, que les
policiers de Versailles le traquaient, que si on le tenait son compte
serait vite fait. Il supplia la libraire de le cacher quelque part.

Elle le fit entrer dans une petite remise et lui apporta des vêtements
bourgeois.

Dans la soirée, un vieil attaché militaire allemand vint fumer, comme
d’habitude, son cigare dans le cabinet de lecture de la rue de la
Paroisse.

Au moment où il allait se retirer,--comme il n’y avait plus personne
dans la boutique,--Mme Le Dur lui dit:

--Colonel, êtes-vous homme à garder un secret?

--Mais oui.

--Et à sauver, au besoin, un ennemi?

--A mon âge, on n’a plus soif de sang... Qu’y a-t-il à votre service,
chère madame?

--Eh bien, colonel... fit Mme Le Dur, très émue, j’ai là, au fond de ma
cour, dans une remise, un franc-tireur que je cache par charité, par
pitié... Si on l’attrape, le pauvre homme sera fusillé... Il a une
femme, des enfants...

--Chut!... pas si haut, interrompit le vieux colonel... Allez vite
chercher cet homme... La nuit est sombre, dites-lui qu’il m’accompagne
sans crainte...

La bonne Mme Le Dur, folle de joie de sauver la vie à un compatriote,
courut annoncer au fugitif qu’il allait pouvoir s’échapper.

Elle le ramena par la main devant le colonel:

--C’est toi, fit celui-ci en s’adressant à l’homme... Je te prends à mon
service comme brosseur... Ne te trahis pas.

Le franc-tireur suivit son nouveau maître jusqu’à Orléans.

Là, trouvant l’occasion de rejoindre les lignes françaises, il disparut.



XII

La police prussienne à Versailles redouble d’activité.--Communications
secrètes entre Paris et les Allemands.--Emprisonnement de MM. de Raynal
et Harel.--Perquisitions chez M. Alaux.--Son arrestation.--Les menaces
de M. Stieber.--Incarcération de M. Rameau et de deux de ses
adjoints.--Les petites spéculations d’un préfet prussien.--Un colonel
prussien déguisé en franc-tireur chez le général Trochu.--Jules Favre à
Versailles.--Il loge, sans le savoir, chez le chef de la police.--M. de
Bismarck le fait garder à vue et Stieber trouve moyen de lui enlever ses
journaux.--La proclamation de l’Empire allemand.--Les dames Stieber
arrivent à Versailles.--Départ des Allemands.


La fin du siège de Paris fut marquée par un redoublement extraordinaire
d’activité et de zèle de la part de la police du quartier général.

Stieber était sur les dents. L’espionnage avait été organisé avec ce
soin minutieux et cette méthode scientifique que les Allemands du Nord
appliquent à toutes choses. La police de campagne avait embrigadé de
préférence ceux qu’un long séjour à Paris ou dans les environs, en
qualité d’ouvriers, de commis ou d’employés, avait familiarisés avec les
lieux et la langue française. Ces espions, qui, la plupart, avaient des
accointances secrètes dans la capitale assiégée, réussissaient assez
facilement à traverser les lignes, et allaient souvent passer quatre ou
cinq jours dans Paris. Ils revenaient avec des dépêches qu’on apportait
immédiatement à M. de Bismarck[51]. Quand Félix Pyat annonça dans le
_Combat_ l’ouverture d’une souscription pour donner un fusil d’honneur à
celui qui tuerait le roi de Prusse, la police redoubla de surveillance
autour de la personne de Sa Majesté, et des perquisitions domiciliaires
avaient lieu chaque jour, n’aboutissant le plus souvent qu’à la
découverte d’une canne à épée ou de quelque journal français que les
agents de M. Stieber saisissaient avec une véritable joie.

  [51] Les espions prussiens faisaient aussi passer des renseignements
    avec la correspondance des diplomates étrangers. Voici ce que relate
    dans son journal le Dr Busch, à la date du 20 décembre: «Au thé,
    Halzfeld me dit qu’il avait entre les mains, au sujet de l’état des
    choses à Paris, un papier qui était sorti avec la correspondance de
    Washburne. Il était parvenu à le déchiffrer, sauf quelques mots. Il
    me le montra, et, réunissant nos lumières, nous parvînmes à le
    comprendre. _Les renseignements semblaient donnés en connaissance de
    cause, et conformément à la vérité._»

    Il n’était, du reste, pas très difficile de sortir de Paris. M. Gack
    père nous a raconté qu’un jour il vit un char chargé d’un tonneau
    s’arrêter devant son restaurant, à la tombée de la nuit. Il en
    sortit son fils, qui était dans un régiment de marche parisien. Un
    officier prussien, habitué de la maison, l’aperçut; il lui donna une
    heure pour regagner les lignes françaises,--comme il était
    venu,--caché dans son tonneau.

La terreur policière pesait donc sur les Versaillais. Des actes
arbitraires les plus révoltants rappelaient aux habitants du chef-lieu
de Seine-et-Oise sous quel régime ils vivaient.

Un matin, deux jeunes magistrats, MM. de Raynal et Harel, furent
emprisonnés, menacés d’être fusillés et finalement conduits dans la
forteresse de Minden.

Leur crime?

M. de Raynal, qui habitait la même maison que M. de Moltke, tenait une
sorte de journal des événements qui s’accomplissaient sous ses yeux. Le
carnet dans lequel il écrivait ses notes fut découvert par un agent
secret; aussitôt une accusation d’espionnage et de connivence avec
l’ennemi fut dressée contre le jeune magistrat.

M. Harel se trouva impliqué dans cette affaire parce que, malgré les
tentatives doucereuses du lieutenant de police Zerniki et les
apostrophes brutales de M. Stieber, il se refusa à donner des
renseignements qui auraient pu charger son ami et collègue.

La situation de ces deux jeunes gens, très aimés à Versailles, avait
provoqué de nombreuses interventions et interversions.

Stieber recevait les pétitionnaires avec des railleries cruelles:--«Ce
pauvre M. de Raynal, disait-il en soupirant, il aura une balle dans le
front. C’est malheureux, il faut un exemple, et pourtant je le
regretterai! J’ai lu son _Journal_; il me plaît beaucoup, ce jeune
homme; s’il en réchappe, je lui donnerais volontiers une de mes filles
en mariage... Ah! c’est vrai, il est marié depuis peu... reprenait
l’implacable policier. Alors, c’est doublement dommage.»

Heureusement que ni M. de Raynal ni M. Harel n’eurent de «balle dans le
front»; ils en furent quittes pour une détention de quelques semaines;
mais un journaliste, M. d’Alaux, n’échappa au conseil de guerre et à ses
conséquences que grâce à la conclusion de l’armistice. Cet écrivain
avait assisté aux débuts de l’invasion. Chargé par le _Journal des
Débats_ de suivre l’armée du Rhin, au lieu de rentrer à Paris, il
attendit la suite des événements à Versailles, où il comptait beaucoup
d’amis. Laissons-le raconter lui-même ses aventures:

«Le 27 décembre 1870, écrit-il à M. Delerot, je passais la soirée avec
vous chez notre ami M. Scherer; vous m’avertîtes de me mettre en règle
avec certain arrêté récent de la police allemande, qui enjoignait aux
personnes étrangères à la ville de se procurer une carte de séjour, qui
était délivrée par un officier prussien. Il était convenu que deux
d’entre vous, le lendemain, me serviriez de répondants à la mairie.

«Le lendemain, en m’éveillant, je maudissais et cherchais les moyens
d’éluder la nécessité de cette sortie, souffrant que j’étais de douleurs
rhumatismales aiguës, compliquées d’une angine, quand un bruit de pas et
de crosses de fusils retentit dans mon escalier et s’arrêta à ma porte.
On frappa. J’ouvris. Une espèce d’argousin, dans le costume râpé
traditionnel, me demanda mes papiers. Cet argousin n’était rien moins
que le lieutenant de police Zerniki, qui, pour la circonstance, avait
pris le costume de l’emploi. Je lui remis mon passeport, et comme je
n’étais pas habillé, j’allais me coucher, quand il m’invita à le suivre;
le mot «correspondant des _Débats_» qu’il avait lu sur mon passeport
paraissait l’avoir surexcité singulièrement. Il ouvrit les tiroirs d’une
commode, à peu près seul meuble de ma chambre, et prit tous les papiers
qu’il y trouva, y compris quelques feuillets pelotonnés de papier pelure
qui avaient servi d’enveloppe à de menus objets. Il y découvrit aussi un
numéro du _Gaulois_ sur lequel notre ami Scherer avait un jour tracé
plusieurs fois son nom. J’avais gardé ce numéro parce qu’il contenait le
premier récit qui me fût parvenu sur la révolution du 4 Septembre.

«La vue du _Gaulois_ provoqua sur la physionomie de l’agent un mélange
de colère et de triomphe. Il me dit:

«--Vous connaissez M. Angel de Miranda?

«--Non.

«--Oh! oui, vous le connaissez! Habillez-vous vite!»

«Je n’appris que plus tard qu’à propos d’articles du _Gaulois_ cet
écrivain avait eu maille à partir avec la police prussienne. Arrêté à
Versailles, il avait été interné en Prusse, d’où il avait réussi à
s’évader; et le récit qu’il avait publié de son aventure n’était rien
moins que flatteur pour la police prussienne.

«Zerniki sortit un instant, mais revint précipitamment, comme s’il avait
oublié un détail essentiel dans ses perquisitions: il souleva mes
couvertures, mes draps et mes matelas, qu’il jeta par terre. Or, entre
le sommier et le matelas, j’avais l’habitude de mettre, en me couchant,
à portée de ma main, les livres ou papiers que je voulais lire dans mon
lit, et ce matin-là il s’y trouvait un calepin contenant un fouillis de
notes de toute nature, où j’avais inscrit, entre autres choses,
différentes mentions de mon passage à travers l’armée allemande, de
Rethel à Sedan et en Belgique. L’argousin faillit pousser un cri de joie
et me dit d’un air de satisfaction visible:

«--Allons, marchons!...»

«Je lui demandai, vu mes douleurs rhumatismales, de donner l’ordre à ses
hommes de ne pas me faire marcher trop vite.

«--Soyez tranquille, on va vous mettre au chaud.

«--Monsieur a le mot pour rire, lui dis-je, sans daigner insister sur ma
prière.

«Et comme je descendais assez bien les premières marches: «Tenez!
reprit-il, voilà que cette petite promenade vous fait déjà du bien!»

«Il resta chez moi pour continuer ses fouilles, mais du haut de
l’escalier il avait donné en allemand une recommandation au chef de
l’escorte. Je n’en compris le sens qu’à l’arrivée à la prison. Sur
l’aveu que j’avais fait de ma difficulté à marcher, il avait jugé
piquant de donner l’ordre qu’on me fît faire un trajet au moins
quadruple en longueur; car de la rue des Tournelles, où je demeurais, au
lieu de me faire descendre vers la rue Saint-Pierre, on me fit
préalablement remonter jusqu’à la grille de Satory.

«Je dois dire que mon escorte se modelait sur mon pas très lent avec un
air de patience ennuyée. La ville était à cette heure à peu près
déserte. Ce surcroît de trajet m’était d’autant plus pénible que la rue
était couverte de verglas et de neige fondue...»

Ce fut Stieber lui-même que l’on chargea de l’instruction.

Le grand maître de la police présenta au journaliste quelques feuillets
de papier pelure contenant des projets d’articles et de correspondances
pour le _Journal des Débats_.

Dans l’une, M. d’Alaux racontait le viol d’une femme de Rethel par un
officier prussien, et dans une autre M. d’Alaux défendait la théorie de
la levée en masse contre l’ennemi.

--Je n’ai fait, répondit-il, que demander à mes compatriotes d’agir
comme vous avez agi vous-mêmes en 1813.

--Nous en avons fusillé pour moins que cela, dit Stieber; et sur l’ordre
du lieutenant Zerniki, le malheureux journaliste fut reconduit dans un
cachot très sombre et très humide, où, sans la généreuse assistance d’un
citoyen de Versailles, M. Hardy, la providence des prisonniers, il
serait mort de froid. Enfin, le 2 février M. d’Alaux fut mis en liberté,
après trente-six jours de détention.

Le maire de Versailles, l’indomptable M. Rameau, et deux de ses adjoints
furent également emprisonnés. Ce fut dans une cellule de la rue
Saint-Pierre que le premier magistrat municipal de Versailles vit lever
l’aurore de l’année 1871, succédant à l’année terrible 1870. Son
incarcération rappelle à s’y méprendre les histoires de brigands
calabrais, qui tiennent les voyageurs sous clef jusqu’au payement d’une
rançon. M. de Brauchitsch, qui joignait l’utile à l’agréable, s’était
associé avec un fournisseur allemand nommé Baron, dont il voulut imposer
les services à la municipalité par la création d’un «entrepôt» de
marchandises que la ville devait tenir à la disposition des autorités
allemandes pour le cas de disette. C’était une fantaisie administrative
de M. le préfet de Seine-et-Oise, soufflée par son associé, car les
denrées de toute espèce ne manquaient pas à Versailles. Mais le pacha
Brauchitsch avait ordonné d’établir l’entrepôt jusqu’au 8 décembre au
plus tard; il fallut obéir. Les négociants de Versailles se
constituèrent en syndicat au capital de 300,000 francs; seulement, au
lieu de traiter avec le sieur Baron, ils passèrent un contrat avec un
autre fournisseur également allemand, M. Hischler, qui, accompagné de
deux négociants délégués par leurs collègues, partit pour Mannheim afin
d’y acheter les denrées: café, sucre, bougies, farines, sel, etc.

Le sieur Baron et le préfet Brauchitsch étaient roulés. Mais ils se
vengèrent.

Un agent de police fut expédié le long de la ligne de Lagny à Reims,
avec l’ordre pour les chefs de gare et les commandants d’étapes, de
retenir sous différents prétextes le convoi destiné au syndicat
versaillais, et de susciter des difficultés, de façon à empêcher les
denrées d’être rendues à Versailles pour le délai du 8 décembre.

Cette petite machination réussit.

A chaque instant le malheureux convoi était entravé dans sa marche;
tantôt les permis n’étaient pas en règle; tantôt il fallait laisser
passer un train militaire; à une station, il n’y avait pas d’eau pour la
locomotive, etc., etc.

En apprenant--ce qu’il savait fort bien--que le 8 décembre l’entrepôt
n’était pas ouvert, conformément à ses prescriptions, M. de Brauchitsch
entra dans une grande colère, et malgré toutes les objections, toutes
les raisons qu’on fit valoir, l’associé du sieur Baron frappa la ville
de Versailles d’une amende de 50,000 francs pour ce retard dont il était
la cause!

M. Rameau se refusa avec la plus grande énergie à subir cette pénalité
injuste, préférant se laisser incarcérer avec ses adjoints.

Mais les membres du syndicat voulurent éviter une plus longue captivité
à des magistrats qui s’étaient acquis l’estime générale. Ils payèrent de
leurs deniers la rançon de leurs édiles, qui purent, après quelques
jours de repos forcé, reprendre leurs fonctions.

                   *       *       *       *       *

Tandis que la police «stiebérienne» veillait avec tant de rigueur sur
les relations possibles des habitants de Versailles avec les Parisiens,
elle inondait la capitale assiégée de ses espions; grâce à
l’inexpérience des jeunes gardes mobiles et des gardes nationaux, les
émissaires arrivaient assez facilement à rompre la ligne des
avant-postes et des grand’gardes, à l’aller et au retour, surtout dans
les derniers temps du siège, où la démoralisation s’était emparée des
troupes régulières, et où le froid tout à fait extraordinaire de l’hiver
contribuait aussi à relâcher la surveillance. Parmi les agents secrets
que Stieber envoyait ainsi dans la capitale, se trouvaient non seulement
des hommes de la police, mais aussi des officiers de l’armée.

Un colonel, S..., d’origine française, élevé dans ce que l’on appelle à
Berlin la «Colonie» des anciens réfugiés de l’Édit de Nantes, parlant
notre langue avec toutes ses nuances et ses expressions d’argot, s’était
fait sous ce rapport une réputation spéciale.

Tantôt déguisé en Don Juan de barrière, avec une blouse blanche
(l’Alphonse n’était pas encore inventé), tantôt en chasseur de chiens
«pour gigots», profession très lucrative pendant l’hiver de 1870, il
s’insinuait dans les faubourgs parisiens et revenait avec des journaux
et des renseignements sur les tendances de la population des quartiers
excentriques.

Grâce aux indications du colonel S..., M. de Bismarck pouvait prévoir
qu’en laissant les armes à la garde nationale de ces faubourgs il
rendait possible et inévitable un soulèvement anarchiste.

Dans un des premiers jours de janvier, cet émissaire fit le pari avec
quelques officiers, non seulement de pénétrer dans Paris, mais de parler
au général Trochu.

La gageure fut tenue.

Justement il y avait à l’ambulance du Château un franc-tireur de la
«branche de houx» très grièvement blessé. Le bataillon de la «branche de
houx» était composé d’artistes, de littérateurs, etc., commandés par un
romancier de talent, M. Paul Mahalin. L’équipement était un peu théâtral
et rappelait le costume de Fra Diavolo, ce qui n’empêchait pas les
«branches de houx» de faire très crânement leur devoir dans de
nombreuses escarmouches et reconnaissances du côté de Rueil et de la
Malmaison, où ils étaient campés. C’est dans une de ces rencontres que
le franc-tireur couché dans l’ambulance du Château avait été blessé et
fait prisonnier.

En vertu d’une réquisition du chef de la police, le directeur de
l’ambulance dut livrer à un agent les vêtements et les papiers du
Français moribond.

Le même jour les Krupp tonnaient avec violence, car le bombardement de
Paris, depuis si longtemps annoncé, venait de commencer, à la grande
joie des pieux pasteurs et des sensibles dames de Berlin, qui
demandaient à cor et à cri l’anéantissement de Babylone;--le même jour,
le poste des gardes nationaux de marche placé près du pont de Sèvres
assistait à la scène suivante:

Quatre soldats prussiens poursuivaient un individu vêtu en franc-tireur;
ce dernier, après avoir échappé miraculeusement aux coups de fusil[52]
de ses persécuteurs, se précipita dans la Seine et traversa le fleuve à
la nage, se souciant fort peu de la température glaciale de la rivière.
Arrivé sur l’autre rive, le franc-tireur se jeta dans les bras du chef
de poste et l’embrassa en criant: _Vive la France!_

  [52] Parbleu! les dreyse étaient chargés à poudre.

On le conduisit dans une maison que les obus avaient à moitié effondrée
et où les hommes de garde avaient installé leur campement; on lui offrit
du cognac et il put se chauffer à l’aise devant un grand feu.

--Il faut, dit le franc-tireur, que je voie le gouverneur de Paris, j’ai
des renseignements de la plus haute importance à lui confier; faites-moi
accompagner par deux de vos hommes, capitaine; il est juste que je me
montre à lui entouré de mes sauveurs.

Le capitaine ne voulut laisser à personne l’honneur de présenter au
gouverneur de Paris un Français miraculeusement échappé, sous ses yeux,
aux balles de l’ennemi.

Il remit le poste au lieutenant et tous deux partirent pour le Louvre.

En franchissant la porte d’Auteuil, ils durent se jeter à plat ventre
pour éviter d’être atteints par les éclats d’un gros obus lancé par les
batteries de Meudon. Dans le village d’Auteuil et sur le quai, ils
trouvèrent les traces des projectiles allemands, dont les gamins et les
gardes nationaux étaient occupés à ramasser les éclats. D’autres gardes
jouaient au classique bouchon sans se préoccuper du péril. En route, le
franc-tireur raconta son odyssée. Il avait été blessé, fait prisonnier,
et il s’était échappé de l’ambulance au moment où il allait être
transféré en Allemagne.

Trois jours il avait erré sans manger, dans les bois; il s’était ainsi
rapproché de la Seine, quand ces «gredins de Prussiens» l’avaient
surpris.

--Vous avez eu bigrement de la chance, lui dit le capitaine, car ces
jean-f... vous ont envoyé une quinzaine de coups de fusil au moins.

--Bah! répondit le franc-tireur en souriant dans sa moustache...

Dans son spacieux cabinet du Louvre, debout devant la cheminée, où
brûlait un grand feu de bois, le gouverneur de Paris dictait un ordre à
un jeune aide de camp qui écrivait, assis à une immense table chargée de
paperasses, de cartes, de plans. D’autres aides de camp allaient et
venaient, glissant quelques mots à l’oreille du général Trochu, qui y
répondait par un mouvement de tête indiquant son approbation.

--Mon général, fit à voix basse un des officiers, il y a là un
franc-tireur qui arrive en droite ligne de Versailles; il a des
communications importantes à vous faire, à ce qu’il dit.

--Peuh! Ce sera encore quelque historiette insignifiante, fit le
général; mais faites entrer.

Le franc-tireur et son compagnon furent introduits auprès du gouverneur
de Paris.

Nous ne savons pas quels furent les renseignements qu’il put fournir au
général; ce que nous pouvons assurer, c’est que vingt-quatre heures plus
tard, à Versailles, M. le colonel S... remettait à Stieber des
renseignements très précis et très authentiques sur les forces de la
capitale et les probabilités de la capitulation prochaine. Nous savons
aussi que cette nuit-là, tandis que l’écho apportait le bruit du
bombardement, il y eut un grand souper de quinze couverts aux
Réservoirs, qui se prolongea jusqu’au matin. C’était le prix du pari
gagné par le colonel S...

                   *       *       *       *       *

Trois semaines plus tard, Jules Favre arrivait à Versailles négocier la
reddition de Paris. Au pont de Sèvres, on le fit monter dans une vieille
voiture conduite par un cocher qui était un agent secret de Stieber.

M. de Bismarck avait recommandé à son chef de police de surveiller M.
Favre de très près.

Stieber montra en cette occasion les ressources d’un policier hors
ligne: il prépara une chambre pour M. Jules Favre dans la maison même où
la police prussienne avait établi ses bureaux. Le ministre français y
fut mené à son insu, et, sans se douter de rien, pendant tout le temps
qu’il passa à Versailles, il coucha dans le lit du lieutenant de
mouchards, Zerniki!

Stieber, qu’il ne connaissait pas et dont il ignorait les fonctions, lui
préparait son thé.

En arrivant à la maison du chef de police, M. Jules Favre fut reçu par
le commissaire Kaltenbach, dont l’air paterne et débonnaire n’inspira
pas la moindre méfiance au ministre de la Défense nationale. Kaltenbach
jura ses grands dieux qu’il ne pouvait y avoir pour un bon Français et
un enfant de Versailles de plus grand honneur que d’abriter sous son
toit un homme aussi illustre que le grand avocat.

Jules Favre se laissa si bien prendre au piège, que, dans la
conversation qu’il eut avec le prétendu bourgeois de Versailles, il
laissa échapper plusieurs renseignements précieux sur la situation de
Paris. Le collaborateur de Stieber les fit aussitôt transmettre à M. de
Bismarck.

Celui-ci tenait absolument à savoir au juste ce qui se passait dans la
capitale avant d’engager les négociations.

Dès que le ministre français fut installé au deuxième étage de la maison
du boulevard du Roi, M. de Bismarck appela le chef de la police et lui
dit:

--Jules Favre doit avoir emporté des journaux de Paris pour les lire en
route... Il faut que vous me les procuriez. Je n’ai pas encore reçu le
courrier de ce matin...

Stieber réfléchit un instant:

--Vous les aurez, répondit-il, et il retourna chez lui en réfléchissant.

Dans une lettre à sa femme, Stieber raconte que l’idée lui vint
d’enlever tout le papier des water-closet et de défendre à son personnel
d’en donner, afin d’obliger M. Jules Favre à se servir de ses journaux,
quand les besoins de la digestion se feraient sentir.

Ce qu’il avait prévu arriva.

Le ministre français dut employer le papier qu’il avait dans ses poches.

Et dès qu’il eut quitté les lieux d’aisance, le chef de la police courut
s’emparer non seulement de tout ce qui restait des journaux parisiens du
jour, mais aussi de ce qui avait été employé.

Les endroits maculés furent lavés, et le tout fut sur-le-champ envoyé à
M. de Bismarck.

La surveillance exercée par les agents de la police secrète sur le
ministre français fut telle, qu’il fut impossible à un véritable
habitant de Versailles d’approcher de M. Jules Favre pour l’avertir du
traquenard dans lequel on l’avait fait tomber.

Ce ne fut qu’à son second voyage que le négociateur français put être
mis sur ses gardes, et qu’il observa la réserve qu’il fallait.

                   *       *       *       *       *

La veille du 18 janvier, jour choisi pour la proclamation de l’empire
allemand, la police secrète fut toute la journée et toute la nuit sur
pied. Versailles était plein de princes allemands, de grands
personnages, de hauts dignitaires sur la vie desquels il fallait
spécialement veiller. Si la fête préparée dans la Galerie des Glaces
allait être interrompue par quelque bombe lancée du dehors, quelle
responsabilité pour le chef de la police de campagne!

Stieber fit expulser des ambulances toutes les personnes qui lui
parurent suspectes, et il ordonna à ses agents de dresser une liste très
minutieuse et très détaillée de tous les habitants de Versailles. Chacun
fut tenu, sous peine de la prison, de remplir un formulaire indiquant
son âge, sa parenté, sa profession, ses antécédents, etc. «Les dames,
écrit le policier à sa femme, trouvent inouï que j’exige la déclaration
exacte de leur âge. Elles disent que je suis un homme méchant... Si par
hasard tu avais encore quelques craintes au sujet de ma vertu, tu peux
être rassurée maintenant. Il n’est pas une femme de Versailles qui ne me
voue aux gémonies et ne me déteste comme le péché[53].»

  [53] Le 24 décembre, Stieber écrivait déjà de Versailles à sa «chère
    bonne femme»: «On ne se figure pas la haine que nous portent les
    Français. Les femmes sont encore plus surexcitées contre nous que
    les hommes. Ah! nous ne comprenons vraiment pas qu’on puisse croire
    que nous fassions la cour aux Françaises. Une Française cracherait à
    la figure de la femme qui oserait nous adresser un sourire. Soyez
    tranquille. Avec la meilleure volonté du monde, il ne nous est pas
    possible de commettre la moindre infidélité...»

La cérémonie de la proclamation de l’empire allemand se passa sans
incident. Tandis que le roi, entouré de son cortège de princes
allemands, allait, le casque à la main, prendre place sous le dais orné
de drapeaux militaires placé en face de l’autel dressé dans la
somptueuse galerie du château de Versailles; que les pasteurs
luthériens, en robe noire, psalmodiaient leurs tristes cantiques
d’allégresse, et que l’assistance proclamait Guillaume «empereur
d’Allemagne _au nom de Dieu_», les habitants de Versailles se
calfeutraient soigneusement dans leurs logis, bien décidés à ne pas
sortir de toute la journée.

Pendant l’armistice, Stieber, probablement pour soulager cette fidélité
forcée qui lui pesait tant, fit venir à Versailles sa femme et une de
ses filles.

Ces deux dames--particulièrement la plus jeune--furent très courtisées
par les beaux messieurs de l’état-major. Elles tenaient salon,
recevaient chaque soir, donnaient de petites fêtes, pendant que papa
Stieber était toujours par voies et par chemins, à la piste de ceux qui
auraient pu en vouloir à la vie du nouvel empereur et à celle de M. de
Bismarck.

Le 9 mars, le chancelier quitta Versailles, et le chef de la police
prussienne put enfin «remercier Dieu à deux genoux d’être délivré de
cette sensation pénible de se tenir constamment sur ses gardes, un
revolver chargé dans sa poche...»



XIII

Les mandements des évêques en 1874.--M. d’Arnim et le duc
Decazes.--Origines de la querelle entre M. de Bismarck et M.
d’Arnim.--M. d’Arnim charge M. Landsberg de publier ses mémoires secrets
sur le Concile.--La colère de M. de Bismarck et la disgrâce de M.
d’Arnim.--M. Beckmann et ses fonctions à l’ambassade allemande.--M.
Beckmann à l’œuvre.--Comment se font les coups de Bourse.--Le prince de
Hohenlohe, successeur de M. d’Arnim.--La police secrète à
Carlsbad.--Arrestation de M. d’Arnim.--Son procès.--Un mot de Landsberg
sur Beckmann.--Landsberg accusé d’avoir collaboré au _Figaro_.--Un
article de la _Nouvelle Revue_.--Duel de Beckmann et de
Landsberg.--L’achat de la _Correspondance française_ lithographiée.--La
police secrète féminine.--Mme de Kaula.


M. le comte d’Arnim, ambassadeur de Sa Majesté l’empereur d’Allemagne
auprès de la République Française, venait de rentrer d’une longue
conférence qu’il avait eue au quai d’Orsay avec M. le duc Decazes au
sujet de l’attitude des évêques des départements de l’est, qui, par
leurs mandements du carême de 1874, dirigés contre le _Kulturkampf_ qui
sévissait alors de l’autre côté du Rhin, avaient suscité de graves
difficultés diplomatiques entre le vainqueur et les vaincus de 1870.
L’entretien entre le représentant allemand et le souple ministre du
maréchal de Mac-Mahon avait duré deux heures. La figure fine et blême du
comte, encadrée d’une longue barbe grise s’étalant en éventail sur la
poitrine, portait les traces visibles d’une grande fatigue.

Le diplomate allemand n’était pas seul dans son cabinet du premier étage
de l’hôtel de la rue de Lille. Il causait avec un personnage d’assez
grande taille, mince et élancé, de figure intelligente, à laquelle des
cheveux prématurément grisonnants et une petite moustache presque
blanche, taillée en brosse, donnaient un cachet particulier.

L’interlocuteur de M. d’Arnim était un journaliste bien connu, non
seulement en Allemagne, mais aussi dans un certain clan d’hommes de
lettres français qu’il avait fréquentés avant la guerre, et qui, à cause
de son attitude correcte pendant les événements, continuaient volontiers
avec lui les anciennes relations, malgré la différence de nationalité,
persuadés avec raison que M. E. Landsberg était incapable d’une
indélicatesse.

Quelques années avant la guerre, M. Landsberg avait créé une
correspondance autographiée destinée aux journaux allemands. En 1874, la
_Correspondance_ _française_ était devenue pour ces organes une source
d’informations indispensable; elle faisait autorité au point de vue des
appréciations sur la France. Sans être précisément officieux, M.
Landsberg fréquentait assidûment l’ambassade, et avec le temps, des
relations assez intimes s’étaient établies entre le journaliste et M.
d’Arnim, qui, à ses heures, aimait aussi à manier la plume du polémiste
et rédigeait volontiers ses rapports en style de feuilleton.

--Oui, mon cher docteur, fit M. d’Arnim continuant une conversation
commencée, pour le moment, j’ai complètement le dessous. M. de Bismarck
ne me pardonne pas d’avoir adressé directement et sans sa permission un
mémoire à S. M. l’empereur pour le prévenir des périls qui menaceraient
la dynastie des Hohenzollern si la République, encouragée par l’attitude
bienveillante de l’Allemagne, prenait pied en France et s’étendait sur
le reste de l’Europe. Les d’Arnim ont toujours correspondu directement
avec les rois de Prusse, alors que les Bismarck plantaient leurs choux
du côté de Schœnhausen et n’étaient pas encore admis à la cour... Bref,
le chancelier est furieux, il vient d’obtenir mon rappel de Paris.

--Mais j’ai entendu dire que Votre Excellence doit aller à
Constantinople.

--En effet, cette compensation m’a été promise pendant mon séjour à
Berlin, il y a trois mois; le brevet devait m’être expédié; mais au lieu
de ce document j’ai reçu une lettre où cet orgueilleux hobereau me
traite comme si j’étais son garçon de peine; il me reproche d’avoir une
opinion à moi et d’oser la manifester; il voudrait que je me borne à
faire ses commissions. Merci! se faire cirer les bottes par un comte
d’Arnim, «Otto le Fou»[54] n’est pas dégoûté. Non content de cela, il
fait répéter dans ses journaux un propos qu’il aurait tenu sur moi:
«Arnim peut aller à Constantinople et s’imaginer qu’il fera de la
politique chez les Turcs, cela ne tire pas à conséquence.» Vous
comprenez que dans ces conditions il m’était impossible d’accepter cette
ambassade. Je vais donc rentrer dans la vie privée, mais je ne compte
nullement me croiser les bras. M. de Bismarck veut la guerre publique au
lieu de la lutte sourde qui depuis plusieurs mois est engagée entre
nous. A son aise! Le monde jugera! J’ai mon plan de campagne et mes
munitions. D’abord, il faut que l’on sache qui de nous deux est le
véritable homme d’État, c’est-à-dire lequel a su prévoir les événements
à distance avec toutes leurs conséquences. J’ai là de quoi le tuer
moralement.

  [54] Surnom donné à M. de Bismarck par ses camarades, lorsqu’il
    étudiait à l’université de Gœttingue.

Le comte détacha sa chaîne de montre de la boutonnière de son gilet,
prit une petite clef en or qui se trouvait parmi les breloques et ouvrit
un tiroir de son secrétaire. Il en tira un dossier assez volumineux se
composant de feuilles de papier ministre couvertes d’une écriture large
et distincte, avec de grandes marges.

--Voici, reprit le comte, des copies de rapports et de mémoires que j’ai
adressés de Rome lorsque, ambassadeur de Prusse auprès du Vatican, je
suivais pas à pas le développement de la doctrine de l’infaillibilité du
pape. Lisez ces pièces avec attention, et vous verrez que j’ai annoncé
tout ce qui est arrivé depuis. La lutte partout engagée par le pape
contre le pouvoir séculier, les revendications du saint-père sur le
droit de nomination des évêques, ses prétentions de soumettre l’armée
ecclésiastique à sa seule discipline, bref, tous les incidents qui
signalent le _Kulturkampf_ sont indiqués, annoncés et prévus par moi, je
puis le dire aujourd’hui, avec une clairvoyance de devin et la précision
d’un mathématicien; tandis que M. de Bismarck--j’en ai les preuves
également là--me traitait de visionnaire et affirmait que j’exagérais
l’importance de cette déclaration d’infaillibilité, qui n’était qu’une
comédie. La publication de ces pièces porterait un coup énorme au
prestige du chancelier; elle montrerait qu’il est au-dessous de moi, et
que des deux, c’est moi qui suis le véritable homme d’État... Mais comme
je ne puis publier ouvertement et directement ces documents, je vous les
confie. Agissez comme il vous plaira... c’est d’ailleurs une bonne
fortune pour un journaliste de mettre au jour de telles révélations...

--Je remercie Votre Excellence de la confiance qu’elle me témoigne. Elle
peut aussi compter, cela va sans dire, sur mon entière discrétion.

--Je vous connais assez pour cela, et soyez certain que je ne me serais
confié à personne d’autre. Défiez-vous du monde d’ici, ajouta le comte;
ils sont tous inféodés au chancelier. N’en soufflez mot devant le comte
de Holstein... Je sais que vous êtes en bons termes avec ce secrétaire
et qu’il a dîné chez vous il y a quelques jours. De celui-là surtout
méfiez-vous! Il est chargé par M. de Bismarck d’adresser sur moi, deux
fois par semaine, des rapports détaillés... Vous avez l’air de sourire,
vous croyez peut-être que je me crée des fantômes. Détrompez-vous. J’ai
pris ce gentleman sur le fait, un de ses rapports autographes est tombé
entre mes mains... Il y a quelques semaines, à la place où vous vous
trouvez, M. le comte de Holstein m’a supplié de lui pardonner, jurant
qu’il cesserait cet indigne métier. Mais je sais qu’il le continue, le
chancelier lui a promis de l’avancement... Évitez aussi d’en parler à
mon agent secret Beckmann; par jalousie il serait capable de faire du
scandale. Pas un mot non plus à notre attaché Rodolphe Lindau, qui est
très bien avec la rédaction du _Figaro_, et qui pourrait être tenté de
commettre une indiscrétion...

En sortant de l’ambassade, muni des précieux papiers, M. Landsberg se
croisa avec ce M. Beckmann à l’égard duquel l’ambassadeur lui avait
recommandé la discrétion. Ce monsieur rappelait d’une façon étonnante ce
jeune Allemand que nous avons vu au début de ce récit dans les
antichambres de la préfecture de police et que les huissiers de M.
Carlier appelaient familièrement «monsieur Albert». Il semblait à peine
changé par le quart de siècle écoulé depuis le coup d’État. Un peu plus
d’embonpoint, les traits, sans être vieillis, étaient plus marqués, à
peine quelques poils grisonnants mêlés à la soyeuse moustache blonde,
voilà tout. Quant au costume, il était à la dernière mode, très
recherché; une large rosette multicolore s’épanouissait à la boutonnière
de sa redingote, militairement boutonnée.

--Diable, fit M. Beckmann avec ce petit ricanement qui lui est familier,
_j’espère_ que vous en avez fait une séance là-haut! Voici une heure que
je suis chez cet excellent Holstein, qu’avez-vous pu faire chez le comte
si longtemps?

--Rien, répondit Landsberg, il m’a montré des bibelots qu’il s’est fait
envoyer de Rome, vous connaissez son goût pour les objets d’art.

Et M. Landsberg remonta dans sa voiture pour rentrer chez lui, rue de
Compiègne.

Dans le monde politique on se souvient peut-être encore de la rumeur
occasionnée au commencement d’avril 1874 par la publication des mémoires
secrets sur le Concile et l’infaillibilité du pape, dans le journal de
Vienne «La Presse», auquel M. Landsberg avait communiqué ces documents.
Il avait fait choix tout exprès, pour écarter tout soupçon, d’un organe
autrichien qui avait à Paris un correspondant officiel et dûment
accrédité.

A Berlin, M. de Bismarck ne douta pas un seul instant que la
communication ne vînt de l’ambassadeur lui-même, et la colère que le
chancelier ressentait contre son rival éclata avec plus de violence que
jamais. Il lui fallait à tout prix des preuves lui permettant de
démasquer et de poursuivre M. d’Arnim.

Tout d’abord le diplomate disgracié reçut l’ordre de remettre sans aucun
retard les archives de l’ambassade au premier chargé d’affaires, M. le
comte Wesdehlen, et de vider l’hôtel de la rue de Lille. Puis le
chancelier fit tous ses efforts pour découvrir celui qui avait servi
d’intermédiaire à son rival; mais ces recherches n’aboutirent pas,
malgré l’activité déployée par M. Beckmann, qui, après avoir courbé
l’échine jusqu’à terre lorsque M. d’Arnim était au pinacle, mordait
maintenant la main qui l’avait nourri et déployait contre son ex-patron
un zèle d’autant plus haineux qu’il avait montré plus d’ardeur à son
service auparavant[55].

  [55] «Arnim sera puni comme un valet qui a volé l’argenterie de ses
    maîtres,» disait Beckmann aux journalistes français qui cherchaient
    à se renseigner auprès de lui sur cette affaire.

Quelles étaient au juste les fonctions de ce M. Beckmann, autrefois
agent particulariste, homme de confiance du roi de Hanovre,
collaborateur du _Temps_, et dont l’œil vigilant n’était pas seulement
ouvert sur la France[56]? Quel emploi remplissait-il depuis que, réfugié
à Bruxelles pendant la dernière guerre, à la fois suspect aux Français
comme Allemand, et au gouvernement de M. de Bismarck comme agent welfe,
il était venu dans le cabinet de M. de Balan, ministre de Prusse auprès
du roi Léopold, accuser ses erreurs particularistes et hanovriennes et
mettre à la disposition de la police berlinoise sa souplesse, son
entregent, ses connaissances des dessous parisiens et ses nombreuses
relations dans le monde des gens de lettres et des viveurs de la
capitale? Le pécheur repentant avait-il trouvé grâce devant le Jupiter
tonnant de la Wilhelmstrasse, et l’avait-on attaché à la crèche?

  [56] Voici, pour caractériser l’ubiquité de M. Beckmann, une lettre
    adressée par lui à M. le Dr Couneau, secrétaire particulier de
    Napoléon III:

    Paris, le 23 septembre 1868.

    Monsieur,

    J’arrive de Vienne, j’y ai vu à plusieurs reprises le roi et la
    reine de Hanovre.

    Leurs Majestés m’ont chargé de vous exprimer leur vive gratitude de
    la bonne grâce avec laquelle vous vous êtes occupé de l’affaire de
    la loterie d’Osnabruck.

    Sur ces entrevues et sur tout ce que je viens de voir en Allemagne,
    j’aurais à vous raconter des choses du plus haut intérêt. Je vous
    demanderai la permission d’aller vous voir un de ces jours à cet
    effet; mais je ne veux pas attendre un seul instant (tellement la
    chose me paraît être importante) pour vous adresser la brochure
    ci-jointe.

    Elle a pour titre: «Quel est le véritable ennemi de l’Allemagne?» et
    elle paraîtra aujourd’hui ou demain à Munich. Elle fera certainement
    une sensation profonde en toute l’Allemagne, où elle sera jugée pour
    ce qu’elle est, c’est-à-dire un événement considérable.

    L’auteur (le conseiller intime Klopp) y formule pour la première
    fois nettement cette vérité: «Ce n’est pas la France, c’est la
    Prusse qui est le véritable ennemi de l’Allemagne; le sauveur de
    l’Allemagne doit être l’empereur Napoléon.»

    ALBERT BECKMANN.

Un document officiel nous renseignera sur ce point: c’est un extrait de
la plaidoirie prononcée en décembre 1874 lors du fameux procès d’Arnim,
qui se déroula devant le tribunal (_Stadtgericht_) de Berlin. Nous
empruntons ces lignes au compte rendu sténographique publié
immédiatement après les débats chez MM. Puttkammer et Muhlbrecht,
_Librairie des sciences politiques et judiciaires, 64, Unter den
Linden_, sous le titre de: _Der Arnim’sche Prozess, Stenographische
Berichte mit Aktenstücken._ Les journalistes parisiens encore trop
nombreux qui fréquentent M. Beckmann, qui dînent chez lui et le traitent
_naïvement ou pour d’autres raisons_ de «camarade», pourront vérifier
notre citation; elle se trouve dans la 6e livraison de la publication
précitée, pages 358 et 359:

_L’accusé, dit M. Dockhorn (il s’agit de M. d’Arnim), convient qu’il a
rédigé ou tout au moins inspiré quelques articles de journaux, et qu’il
s’est servi pour les répandre d’un certain Beckmann. Ce Beckmann lui a
été adjoint pour ce genre de service. Je dois faire remarquer que M.
Beckmann a été et est encore un «pressagent»_ (c’est-à-dire un
_reptile_); _que de tels agents sont attachés à toutes les légations
importantes; que par conséquent M. Beckmann était, vis-à-vis de
l’accusé, dans la position d’un employé grassement payé, dont les
appointements étaient fournis par un fonds que l’on n’aime pas à appeler
par son nom_ (le fonds des reptiles). _(Hilarité.) J’en tire la
conclusion que M. Beckmann devait des obligations à l’accusé_ (M.
d’Arnim), _et que celui-ci avait le droit et le devoir de se servir de
M. Beckmann._

L’incident qui décidait M. l’avocat Dockhorn, un des jurisconsultes les
plus estimés et les plus savants de l’Allemagne, à clouer au pilori
l’ancien commensal du roi de Hanovre, mérite d’être relaté, il est
typique si l’on veut se rendre exactement compte des façons d’agir des
reptiles prussiens. En 1872, la situation entre la France et l’Allemagne
était excessivement tendue. M. d’Arnim se plaignait sans cesse des
violences des journaux et des affronts qu’il essuyait à chaque instant
dans les salons de la société parisienne.

L’ambassadeur résolut de frapper un grand coup. Il enjoignit à son agent
Beckmann de glisser dans les journaux une note disant que si M. d’Arnim
continuait à être exposé à des mortifications dans le monde
aristocratique et financier, il donnerait sa démission et que l’empire
allemand ne serait plus représenté à Paris que par un simple consul.

Beckmann résolut de faire de cette pierre deux coups.

De la rue de Lille il courut dare dare à certaine caisse voisine du
boulevard et se fit annoncer chez le Mercadet de l’endroit. Il lui
apprit la mission dont il était chargé. Le banquier allemand flaira là
un de ces coups de Bourse qui depuis longtemps lui étaient familiers.

--Seulement, fit-il, pour que la fête soit complète, il faut annoncer
non pas que M. d’Arnim _veut_ donner sa démission, mais qu’il l’a déjà
donnée. De cette manière, _on baissera au moins de deux francs plus
bas_[57]!

  [57] Le banquier en question a eu fréquemment recours à des habitués
    de l’ambassade allemande, entre autres dans la circonstance
    suivante: vers l’automne 1875, le parquet s’émut de certaines
    opérations financières de cette maison, opérations qui, tout en
    enrichissant des banquiers, avaient causé des ruines nombreuses. En
    présence d’un grand nombre de plaintes, une instruction judiciaire
    fut commencée et elle prenait une tournure menaçante pour les
    inculpés. M. X... fit alors venir un ami de l’ambassade et lui
    exposa qu’il fallait à tout prix décider M. de Hohenlohe à accepter
    une invitation à la chasse dans une de ses propriétés. L’ami sut en
    effet agir sur l’ambassadeur d’Allemagne dans le sens voulu par M.
    X..., et le prince passa toute une journée à tirer le faisan chez le
    banquier, en compagnie d’une nombreuse société venue exprès pour
    constater l’intimité du diplomate allemand et du célèbre _faiseur_.
    Le ministre Decazes craignit des réclamations pour le cas où les
    poursuites continueraient, et ordre fut donné d’étouffer l’affaire.
    Cela se passait en 1875; depuis, les choses ont changé quelque peu
    et c’est en vain que l’année dernière, à l’occasion de nouvelles
    poursuites, M. X... a essayé, toujours par la même entremise,
    d’obtenir la protection de M. de Hohenlohe. Celui-ci avait reçu
    l’ordre de Berlin de s’abstenir de toute démarche, et, à l’heure
    qu’il est, l’œuvre de la justice française suit son cours contre le
    banquier allemand.

Le même soir, M. Beckmann partait pour Bruxelles et décidait l’_Écho du
Parlement_, avec lequel il avait des accointances, à insérer une note
conforme en principe aux instructions de M. d’Arnim, mais dont la teneur
exagérée satisfaisait pleinement les projets du financier allemand. On
ne menaçait pas la France de la démission de M. d’Arnim, on l’annonçait
comme un fait accompli.

L’effet de cette nouvelle fut considérable. On vit dans la rupture des
relations diplomatiques la préface d’une nouvelle guerre, il y eut une
panique à la Bourse.

M. de Bismarck voulut prendre M. d’Arnim au pied de la lettre et lui
demander si réellement il donnait sa démission. Comme ce n’était pas
l’intention du diplomate, M. d’Arnim chargea Beckmann de faire démentir
la nouvelle, en l’attribuant à la mauvaise humeur d’un sportsman
prussien, M. de Kaden, qui venait d’être «blacboulé» au Jockey-Club.

Mais plus tard, après le départ du comte d’Arnim, M. Beckmann répéta
partout que celui-ci avait donné de gros ordres de vente en vue de
l’effet que devait produire la nouvelle de l’_Écho du Parlement_.
Là-dessus, M. de Bismarck accusa M. d’Arnim d’avoir «tripoté» à la
Bourse de Paris, et celui qui avait trahi l’ambassadeur se déclara tout
prêt à servir de témoin.

                   *       *       *       *       *

Mais les accusations réunies jusque vers le mois de juillet par M. de
Bismarck ne reposaient en somme que sur des rumeurs vagues et ne
pouvaient donner prise à aucune action sérieuse contre un homme qui,
bien que disgracié, occupait toujours une situation dans l’État, et
surtout qui comptait dans l’entourage du souverain de nombreuses et
ardentes amitiés. Ce qu’il fallait au chancelier, c’étaient des faits
justiciables du Code. Son étoile ne tarda point à le servir.

Le successeur de M. d’Arnim à Paris, M. le prince de Hohenlohe, était un
séide fidèle et éprouvé du chancelier. Il avait été le propagateur de
l’alliance prussienne pendant son passage aux affaires comme président
du Conseil en Bavière, et il avait su s’attirer ainsi les bonnes grâces
du «patron». Sous des dehors ternes, sous des apparences insignifiantes,
le nouveau représentant de l’empereur Guillaume à Paris cache une
ambition froide et implacable. Pour la satisfaire, M. de Hohenlohe
reculera devant bien peu d’extrémités. En venant à Paris, il savait que
pour consolider sa position, pour gagner davantage la confiance du
«maître», il fallait contribuer à la ruine de son prédécesseur. Il
trouva pour cette besogne des collaborateurs zélés parmi le personnel de
l’ambassade; il put ainsi constater des lacunes dans les archives, et il
adressa une note à Berlin, signalant les pièces qui manquaient, qui
avaient été enlevées et soustraites. Ce fut cette dénonciation qui
servit de base à la procédure devant aboutir à l’arrestation du comte
d’Arnim, accusé de détournement de documents appartenant à l’État.

Un instant on eut la pensée de joindre à cette accusation celle de
«détournement d’objets mobiliers». M. d’Arnim avait eu la douleur de
perdre, pendant son séjour rue de Lille, une fille qu’il affectionnait
beaucoup; en quittant Paris, l’ambassadeur avait emporté différents
objets lui rappelant la chère morte, et notamment une chaise, _une
simple chaise cannelée, d’une valeur d’une dizaine de francs, sur
laquelle la jeune fille s’était assise pour la dernière fois avant de
s’aliter et de mourir_. Il paraît que cette chaise faisait partie du
mobilier inventorié de l’ambassade; de là l’accusation de vol.

La prophétie de M. Beckmann allait donc se réaliser: Arnim serait
condamné comme un laquais qui a dérobé l’argenterie de la maison!

Dès qu’il eut connaissance de ce grief, M. d’Arnim offrit de verser
immédiatement telle somme qui lui serait réclamée pour avoir le droit de
conserver cette chaise.

La ridicule accusation tomba.

                   *       *       *       *       *

Les eaux de Bohême jouissent d’une grande vogue depuis la guerre; le
nombre des baigneurs russes, allemands et autrichiens y a augmenté dans
une notable proportion, et les médecins français y envoient une
clientèle toujours croissante depuis qu’Ems, Baden-Baden, Hambourg et
autres stations allemandes ont été déclassées par le _high-life_
parisien. L’essaim des baigneurs étrangers se répartit indifféremment
parmi toutes ces villes d’eaux voisines l’une de l’autre, et qui,
lorsqu’elles sont trop pleines, se renvoient mutuellement le surplus de
leur clientèle. Si on ne trouve pas place à Teplitz, on se rabat sur
Franzensbad ou sur Aussig; quant aux principales stations, Karlsbad et
Marienbad, il ne faut pas songer à s’y loger pendant les mois de juillet
et d’août, à moins de s’y prendre à l’avance.

Or, parmi les baigneurs de Carlsbad, on remarquait pendant la saison de
1874 quelques-uns de ces personnages énigmatiques qui, le jour de
l’arrivée du roi Guillaume à Versailles, s’étaient mêlés comme nous
l’avons vu à la population de la ville pour faire de l’enthousiasme.

Ces messieurs, qui s’efforçaient en vain de se donner la tournure et le
ton de gentlemen prenant les eaux pour leur santé, ne quittaient pas des
yeux M. le comte d’Arnim, qui, conformément à l’ordonnance de son
médecin, faisait une cure à Carlsbad pour se reposer des fatigues et des
contrariétés de son ambassade. Que le comte fût à la promenade «de
digestion», qu’il allât boire ses quatre verres réglementaires à la
grande source, dans le salon de lecture du _Curhaus_, partout enfin, il
apercevait devant lui, derrière lui ou à ses côtés un de ces sbires
déguisés. Jusqu’alors le seul résultat pratique de cet espionnage avait
été la constatation que M. d’Arnim écrivait beaucoup de lettres et qu’il
recevait souvent la visite d’un homme de lettres autrichien, M. Jules
L... Peu à peu le plus habile de ces mouchards apprit que cet écrivain
travaillait à une brochure intitulée _La Révolution d’en haut_, et dans
laquelle devaient être insérés plusieurs des dépêches et documents que
M. d’Arnim avait emportés de Paris.

Lorsque Jules L... eut terminé son travail, il partit pour Vienne,
toujours suivi par un des faux baigneurs, afin d’offrir la primeur de
son travail à des journaux viennois. Mais ceux-ci se refusèrent à le
publier. M. Jules L... vint alors à Paris, espérant obtenir un meilleur
résultat auprès des journaux de la capitale. Il eut recours à son ancien
ami et confrère, M. Beckmann, le priant de lui servir d’introducteur.

Mais les journaux français ne publièrent pas davantage la brochure que
leurs confrères viennois.

En revanche, quelques semaines après, les épreuves de la brochure, avec
corrections de la main de M. d’Arnim, étaient sur le bureau de M. de
Bismarck.

Le chancelier avait maintenant l’arme nécessaire pour frapper son
adversaire; l’empereur, à la lecture du pamphlet qui mettait les
ministres de son choix sur le même rang que les sans-culottes, et qui
livrait à la publicité des secrets d’État, l’empereur ne pouvait plus
refuser à son ministre le droit d’agir selon la rigueur des lois.

A la vue de ces épreuves notées de la main même du comte, l’empereur, en
effet, témoigna son mécontentement; d’ailleurs, M. de Bismarck, échappé
miraculeusement aux balles du fanatique Kullmann, avait gagné un nouveau
prestige. Sa Majesté ne pouvait plus rien lui refuser...

Le 4 octobre 1874, M. d’Arnim se promenait dans le parc de sa belle
propriété de Nassenheide, en Silésie; il causait avec son régisseur,
lorsque la sonnette de la grande grille tinta avec violence.

En un clin d’œil la propriété fut envahie par un commissaire arrivé le
matin de Berlin à la tête d’une douzaine d’estaffiers qui se répandirent
dans la maison, bouleversant les tiroirs, scrutant les armoires et
fouillant avec rage partout où ils supposaient pouvoir découvrir un
papier quelconque.

Les issues du château étaient gardées par la gendarmerie.

Les habitants du village qui accouraient effarés, ne sachant ce qui se
passait, furent durement repoussés.

M. d’Arnim demanda au commissaire quelle était la raison de ce
déploiement de forces et de cette invasion. A cette question, le
commissaire répondit par une autre interrogation.

--Êtes-vous disposé, monsieur le comte, demanda-t-il, à me livrer les
pièces mentionnées sur cette liste? Et l’homme de police tira de sa
poche la copie de la note de M. de Hohenlohe.

--J’ai déjà répondu à M. de Bulow, secrétaire de M. de Bismarck, que je
considère ces pièces comme m’appartenant personnellement, d’ailleurs je
n’ai plus d’ordres à recevoir de M. le chancelier, mais seulement de S.
M. l’empereur.

--Par conséquent vous refusez?

--Parfaitement.

--Alors, je dois, à mon grand regret, mettre à exécution le mandat dont
je suis porteur.

Le commissaire tendit au comte un papier qui était un ordre
d’arrestation en bonne et due forme.

Le comte d’Arnim ne s’attendait guère à ce coup de théâtre. Il comptait
sur son crédit à la cour, sur la bienveillance de l’empereur. On
l’avait, il est vrai, prévenu; mais, dédaigneux, il avait répondu comme
le duc de Guise: «Ils n’oseront pas.» Il eut un instant, un seul instant
de trouble, dont il se remit vite; prenant du bout des doigts le mandat,
il le parcourut rapidement:

--Comment? je suis arrêté parce qu’on me soupçonne de vouloir m’enfuir à
l’étranger!... Quelle fable!

--Pardon, monsieur le comte, fit le commissaire de police, n’avez-vous
pas contracté un emprunt hypothécaire sur ce château et n’attendez-vous
pas aujourd’hui même une lettre de crédit de 120,000 thalers? (440,000
francs.) Eh bien! pourquoi auriez-vous emprunté une telle somme, et
quelle raison auriez-vous de vous la faire assigner, si vous n’aviez pas
l’intention d’aller à l’étranger, si vous ne songiez pas à fuir?

--Allons, dit M. d’Arnim avec un sourire de mépris, je vois que la
police de M. de Bismarck est toujours bien faite... C’est vrai, j’ai
contracté cet emprunt, j’attends la lettre de change; mais je ne voulais
pas m’enfuir à l’étranger...

--Que comptiez-vous faire de cette grosse somme?

--Ceci me regarde, monsieur, répondit avec hauteur l’ex-ambassadeur.

Le jour même, le diplomate était écroué dans la petite prison de la
ville voisine. Le lendemain, il partait pour Berlin, où sa détention fut
d’abord très rigoureuse et ne se relâcha qu’au bout de quinze jours,
lorsqu’on dut transférer le prisonnier malade à l’hospice de la Charité.

Pendant ce temps, la police continuait ses investigations; une
commission judiciaire ayant à sa tête le procureur général Tessendorf
vint à Paris, s’installa à l’ambassade et interrogea minutieusement tous
les employés, jusqu’aux garçons de bureau.

M. Beckmann fut chargé de sonder les journalistes qui voudraient déposer
contre l’ex-ambassadeur. Mais l’émissaire fut mal reçu partout. M.
Landsberg, en particulier, se renferma dans le silence le plus absolu.

Le procès du comte d’Arnim, jugé devant le tribunal de la ville de
Berlin, du 9 au 15 décembre 1874, fut fertile en incidents et plein de
révélations.

On apprit comment le chancelier faisait surveiller l’ambassadeur par un
des secrétaires de la mission; et le rôle que jouait M. Beckmann,
fabricant de fausses nouvelles par ordre, fut mis en pleine lumière.

En revenant de Berlin--où on l’avait cité comme témoin--M. Landsberg dit
au comte de Wesdehlen:

--Maintenant, il ne reste plus à M. Beckmann qu’à se faire commander des
cartes ainsi libellées:

    ALBERT BECKMANN

    AGENT SECRET DE L’AMBASSADE D’ALLEMAGNE.

Ce monsieur, démasqué en plein tribunal, dut avaler pas mal de
couleuvres à la suite de ces révélations; pendant assez longtemps il
évita de se montrer en public. Naturellement, il lui fallait une
compensation. Les appointements qu’il touchait sur ce fonds «que l’on
n’aime pas à appeler par son nom» furent portés à un chiffre assez
considérable. M. Beckmann fit tout son possible pour gagner en
conscience son argent; mais il était _brûlé_, absolument compromis, et
lorsqu’il paraissait quelque part, tout le monde restait bouche close,
de crainte d’éveiller des échos indiscrets. Néanmoins, si cet agent est
devenu trop public pour être utile, il sait encore se rendre agréable.
Les gros banquiers allemands et les principicules de passage à Paris
n’ont pas de cicerone et de «maître de plaisir» plus empressé, plus
dévoué pour leur faire connaître tous les genres de distractions de la
Babylone moderne. Mais quand il le faut, il se souvient aussi de ses
véritables fonctions.

Ainsi, en 1878, pendant l’Exposition, le _Figaro_ publia un long article
sur les correspondants allemands de Paris; et comme ce travail contenait
des indications curieuses et fort exactes, on se perdit en suppositions
sur le nom de l’auteur.

A l’ambassade d’Allemagne surtout, on était friand de le connaître.

M. Beckmann se mit en campagne. Le lendemain, il arriva tout essoufflé,
rue de Lille.

--Je sais maintenant, clama-t-il dans les bureaux de l’ambassade, quels
sont les coupables, je le sais, mais chut! C’est au prince de Hohenlohe
lui-même que je réserve la primeur de cette grosse nouvelle.

Introduit dans le cabinet de Son Altesse, M. Beckmann affirma
positivement que les auteurs des indiscrétions du _Figaro_ étaient MM.
Victor Tissot et Landsberg, directeur de la _Correspondance
française_[58].

  [58] J’avais été, en effet, présenté à M. Landsberg par un ami commun,
    et malgré nos divergences politiques, nous passions avec plaisir
    quelques instants ensemble, lorsque les hasards de la vie de Paris
    et les rencontres du boulevard nous en fournissaient l’occasion.
    Landsberg était un causeur spirituel et d’un commerce agréable. Mais
    le jour où, selon le rapport de l’agent Beckmann, «je me trouvais à
    la brasserie de Pilsen,» j’étais à cent cinquante lieues de Paris.

--Oui, Altesse, ce sont eux! et la preuve, c’est que la veille de la
publication de l’article, j’ai passé près de la _Brasserie de Pilsen_,
derrière l’Opéra. J’ai regardé--selon mon habitude--à travers les vitres
pour savoir ce qui s’y passait; j’ai vu Victor Tissot et Landsberg
buvant à une table et causant avec beaucoup d’animation. Sans doute, ils
combinaient leur coup.

Disons tout de suite que pour un observateur officiel ou officieux, M.
Beckmann a de fort mauvais yeux. Il avait bien vu «à travers les vitres»
M. Landsberg, mais le prétendu Victor Tissot était un journaliste
viennois, M. Schœnberg, qui, de loin, offre une ressemblance très vague
avec l’auteur de ce livre.

En «observateur consciencieux», M. Beckmann aurait dû vérifier, mais il
ne s’en donna pas la peine et préféra courir à l’ambassade pour y servir
tout chaud son rapport.

Le prince de Hohenlohe ne cacha pas la surprise et le regret qu’il
éprouvait de ce qu’un écrivain allemand comme M. Landsberg frayât avec
celui qui avait fait le _Voyage au pays des Milliards_ et lui fournît
des renseignements pour un article au _Figaro_.

Le pauvre Landsberg était bien innocent. Victor Tissot était le seul
coupable.

L’ambassade allemande de Paris étant un nid à commérages, dès le soir,
M. Landsberg fut averti par un des attachés, si je ne me trompe par M.
Rodolphe Lindau, de la dénonciation du sieur Beckmann et des réflexions
désobligeantes de l’ambassadeur.

Le lendemain, à la première heure, M. Landsberg se fit conduire rue de
Lille et protesta avec la plus grande énergie contre les accusations
dont il avait été l’objet; puis il écrivit à M. Beckmann une lettre où
«l’agent secret» de l’ambassade était traité comme il le méritait. M.
Landsberg défendait en même temps à M. Beckmann de jamais remettre les
pieds chez lui ni de lui adresser la parole.

Le hasard voulut que le même soir le directeur de la _Correspondance
française_ allât, selon son habitude, passer une heure à la _Brasserie
de Pilsen_, que fréquentait un public spécial de journalistes, de
boursiers et d’attachés d’ambassades. Poussé par sa mauvaise étoile, le
sieur Beckmann, au lieu de se borner à regarder à travers les vitres,
eut la fâcheuse idée d’entrer pour boire également son bock. Dès que
Landsberg aperçut son compatriote:

--Comment, fit-il, en s’adressant au gérant de l’établissement, vous
avez des agents de police ici?... Je croyais votre maison mieux tenue...
Mettez-le donc dehors!

Tous les consommateurs, dont la plupart connaissaient Landsberg et
Beckmann, se regardèrent.

Celui-ci n’en demanda pas davantage; il battit précipitamment en
retraite.

                   *       *       *       *       *

Un an plus tard, la _Nouvelle Revue_, que Mme Edmond Adam venait de
créer, publiait un article très vif contre M. de Bismarck, dont la
politique et même la personne étaient prises à partie avec toute la
généreuse indignation d’une femme patriote ardente, jetant l’anathème à
l’ennemi de son pays. La publication de cet article de la _Nouvelle
Revue_ fit sensation, on s’en occupa pendant plusieurs jours.

M. Beckmann, qui, à ses nombreuses missions, joint le métier de
correspondant de l’organe gallophobe par excellence, la
_National-Zeitung_ (Gazette nationale de Berlin), se hâta de
télégraphier à ce journal que l’attaque contre M. de Bismarck, parue
dans la _Nouvelle Revue_, avait été inspirée par Gambetta, qui,
président de la Chambre, chef incontesté du parti républicain,
gouvernait alors réellement la France. Venant d’une semblable source,
l’importance de l’article changeait du tout au tout; ce n’était plus
l’imprécation éloquente d’une Française, c’était la manifestation voulue
d’une hostilité officielle, affrontant, provoquant même toutes les
représailles diplomatiques ou autres. Au fond, la dépêche de M. Beckmann
avait surtout pour _objectif_ (servons-nous de ce mot cher à ses
compatriotes) de favoriser, comme lors de l’affaire de l’_Écho du
Parlement_, un gros coup de baisse dans l’intérêt d’une maison de banque
allemande établie à Paris.

Or, l’assertion de M. Beckmann était une véritable calomnie. Gambetta
n’ayant pu empêcher la publication de l’article dans la _Nouvelle
Revue_, fit insérer une réponse très vive dans la _République
française_. C’est ce que M. Landsberg fit ressortir dans une note de sa
correspondance qui parut le 4 novembre 1879: «Depuis un an environ,
écrivait la _Franzœsische Correspondenz_, il est certain que M. Gambetta
a cessé toute relation avec Mme E. Adam; qu’il n’a plus paru dans le
salon de cette dame et qu’il est resté entièrement étranger à la
création de la _Nouvelle Revue_. Tout le monde sait cela dans la société
de Paris. Ceux-là seuls qui sont des agents de police avérés comme le
correspondant de la _Gazette nationale_, M. Albert Beckmann, et qui,
pour ce motif, se voient consignés à la porte de partout, peuvent
ignorer cette situation.»

Le petit entrefilet de la _Franzœsische Correspondenz_ fut reproduit par
une centaine de journaux indépendants, du Rhin à la Vistule, de Hambourg
à Trieste.

Depuis les révélations du procès d’Arnim, le nom de Beckmann avait
acquis en Allemagne la triste célébrité qui, en 1848, après les
publications de la _Revue rétrospective_, s’attacha en France au nom de
Lucien Delahodde. Les organes libéraux saisirent avec empressement
l’occasion de démasquer de nouveau «l’agent secret public» de
l’ambassade allemande de Paris, grassement payé sur «ce fonds que l’on
n’aime pas à nommer».

Cet incident fit grand tapage.

Immédiatement, M. de Hohenlohe fit appeler son collaborateur.

--Il faut absolument, lui dit-il, que vous obteniez une rétractation ou
une satisfaction. Autrement vous seriez la risée de l’ambassade; le
dernier _Kanzleidiener_ (garçon de bureau) vous mépriserait. Je serais
forcé de cesser toutes relations avec vous.

Condamné ainsi à mettre flamberge au vent, M. Beckmann envoya des
témoins à M. Landsberg, qui, immédiatement, se tint à la disposition de
son adversaire.

Les négociations en vue de régler la rencontre furent assez laborieuses.
M. Beckmann tenait absolument à ce que le duel eût lieu en pays
allemand, à Herbesthal. Les témoins de M. Landsberg repoussèrent
énergiquement cette proposition.

Les accointances très intimes de l’agent secret avec les commissaires de
police et la gendarmerie de la frontière inspiraient, à tort peut-être,
aux témoins de M. Landsberg la crainte de quelque comédie où les
porte-casques, prévenus à temps, interviendraient au moment
psychologique.

Malgré la vive résistance des témoins de M. Beckmann, il fut décidé que
l’on se battrait en Belgique. Un témoin de chacun des belligérants
partit la veille du grand jour pour chercher dans les environs
d’Erquelinnes un terrain propice à l’échange des balles réglementaires.

M. Landsberg, son autre témoin et un médecin russe de ses amis partirent
de la gare du Nord par un froid sibérien: toute la campagne sommeillait
sous une épaisse couverture de neige, et les boules d’eau chaude jointes
aux fourrures suffisaient à peine pour maintenir dans le compartiment
une température supportable.

On arriva vers onze heures à Erquelinnes. Quelle fut la surprise de M.
Landsberg et de ses compagnons d’apercevoir, se promenant sur le quai de
la gare à l’arrivée du train, son adversaire avec ses seconds, lorsqu’on
devait supposer qu’il ne partirait de Paris que le matin! Ces messieurs,
soi-disant pour dérouter les soupçons, s’étaient affublés de vieilles
jaquettes, de pantalons invraisemblables et de chapeaux mous.

Cette petite mascarade fit beaucoup rire M. Landsberg et ses amis, mais
cette douce gaieté s’éteignit bientôt, lorsqu’ils apprirent que, selon
l’avis des témoins envoyés en maréchaux de logis, il était absolument
impossible de se battre dans les environs d’Erquelinnes. Trop de neige,
trop de verglas et des gendarmes partout, telles étaient les raisons
invoquées; une discussion assez vive s’ensuivit sur le quai de la gare;
elle fut interrompue par l’appel du conducteur avertissant que le convoi
allait se remettre en route.

--Remontons en voiture, fit l’un des témoins, nous continuerons notre
conférence à la prochaine station.

A Charleroi, l’arrêt n’était que de dix minutes, on n’arriva à un aucun
résultat; il fallut rentrer dans les wagons jusqu’à Namur. Là, un des
témoins de M. Landsberg déclara que son client n’irait pas plus loin, et
que si M. Beckmann continuait la route, on le considérerait comme ayant
voulu se dérober à la rencontre par la fuite. Tout le monde descendit de
voiture, sauf un des témoins de M. Landsberg, qui déclara être obligé de
rentrer immédiatement à Paris.

Le docteur s’offrit pour le remplacer et les voyageurs se rendirent à
une hôtellerie près de la gare pour conférer. Ici les véritables causes
de retard apparurent. M. Beckmann tenait à tout prix à se battre sur son
terrain, à Herbesthal, en Prusse, et sur le refus réitéré des témoins de
M. Landsberg de se rendre en Allemagne, il fut décidé que la rencontre
aurait lieu immédiatement dans les environs de Namur.

Cependant il était écrit que cette journée serait pacifique.

M. Beckmann déclara qu’il devait à tout prix être le soir même à
Herbesthal, et que comme le train partait dans un quart d’heure, il
fallait absolument remettre le combat à trois jours.

Avant que ses propres témoins pussent transmettre la réponse de ceux de
M. Landsberg, Beckmann, toujours accoutré de son veston et coiffé de son
tromblon avarié, avait pris place dans le convoi qui s’éloignait à toute
vapeur vers la frontière de Prusse.

Force fut donc à Landsberg de revenir à Paris.

Le duel pourtant eut lieu trois jours plus tard dans le jardin d’un
dentiste, à Enghien. Cette fois, M. Beckmann et ses témoins, habillés
très correctement et en gentlemen, furent précis au rendez-vous. Une
balle fut échangée sans résultat, et Beckmann put revenir à l’ambassade
de la rue de Lille avec l’auréole d’un champion qui a fait ses preuves.

Trois années plus tard, M. Landsberg, qui souffrait d’une cruelle
maladie, mourait dans son appartement de la rue de Compiègne, où se
trouvaient également les bureaux de la _Correspondance_. Pendant la
maladie de son adversaire, l’agent secret de l’ambassade s’était tenu
aux aguets, car il avait son plan. Il suivait les progrès de la maladie
de l’infortuné Landsberg comme le requin suit le navire, et lorsque la
mort se fut emparée du rédacteur de la _Franzœsische Correspondenz_, on
vit M. Beckmann s’installer en maître dans l’appartement de «son ami»,
comme il l’appelait à présent; il racontait à qui voulait l’entendre que
son ancien adversaire s’était réconcilié avec lui et avait manifesté à
son lit de mort le désir de le voir lui succéder comme directeur de la
_Correspondance_.

Landsberg n’avait pas de famille à Paris, et dans les derniers temps il
vivait fort retiré; son héritier naturel, un frère, négociant à Berlin,
mort également depuis, arriva le lendemain du décès. Beckmann attendait
M. Otto Landsberg à la gare du Nord; et, à partir de ce moment, il ne le
quitta plus et sut l’amener à signer immédiatement un acte de vente de
la _Franzœsische Correspondenz_, au nom d’un certain Stuht, ancien
conseiller de préfecture prussien dans un département occupé pendant
l’invasion, employé, plus tard, dans les bureaux de l’ambassade de la
rue de Lille, et qui, lors du duel que nous venons de raconter, avait
servi de témoin à Beckmann.

Depuis cette époque, la _Correspondance française_ (titre ironique s’il
en fut) est devenue un instrument de plus entre les mains de l’ambassade
allemande de Paris; elle sert de véhicule à toutes les attaques et à
toutes les calomnies que M. de Bismarck juge de temps à autre nécessaire
de diriger contre la France.

C’est par l’intermédiaire de la _Correspondance française_ notamment
qu’a été conduite avec une savante perfidie cette campagne qui,
grossissant quelques incidents sans importance, quelques articles sans
la moindre autorité, a persuadé aux étrangers qu’ils n’étaient plus en
sûreté en France, où l’on ne songeait qu’à les égorger, et que le séjour
de Paris était des plus dangereux pour tout individu d’origine
allemande, alors que 60,000 ex-soldats ou futurs soldats de M. de Moltke
battent le pavé de la grande ville et savent s’arranger de manière à
prospérer, tandis que les négociants et les ouvriers français sont aux
abois.

Les journaux allemands reproduisent de bonne foi ces absurdités
calomnieuses, et le lecteur effrayé se figure que la France n’est plus
qu’un repaire de brigands.

Un sous-Beckmann, un certain Nordau, qu’un ministre français a décoré du
ruban violet d’officier d’académie, a bien fait un ouvrage en deux tomes
pour prouver que les habitants des bords de la Seine auraient plus
besoin d’être civilisés que ceux des bords du Congo!

                   *       *       *       *       *

Le grand chef de la police prussienne, le fameux Stieber, malade pendant
quatre ans, est mort en 1882.

Stieber n’a pas été officiellement remplacé. Mais on peut en être
certain, «l’abbaye ne chôme pas faute d’un moine.»

Si le chef n’est plus, la légion des agents qu’il a recrutés, instruits
et dressés, a l’œil et l’oreille partout où il y a quelque chose à
apprendre ou à observer.

La police secrète prussienne s’est même perfectionnée au point d’avoir
aujourd’hui à son service des personnalités qui, par leur haute
situation financière dans le monde parisien, semblent à l’abri de tout
soupçon.

Nous pourrions citer des salons très courus par certains députés qui
sont, certes, bien loin de se douter que les grandes dames auxquelles
ils vont offrir leurs respectueux hommages sont en relations d’affaires
avec le bureau des renseignements secrets du gouvernement prussien.

Dans un pays comme la France, où la femme joue un rôle si puissant, M.
de Bismarck a tout de suite compris le parti qu’il pourrait tirer de
semblables auxiliaires.

Un événement récent a montré que l’espionnage féminin pouvait s’exercer
jusque sur les choses militaires.

Mme Kaula n’est-elle pas parvenue à entortiller dans ses jupons un
général français, ministre de la guerre en 1875?

Avant de se rendre au conseil des ministres, ou quand il en revenait, le
général avait l’habitude d’aller déjeuner chez la chère tendresse. En
entrant, il déposait son portefeuille ministériel sur un guéridon du
salon. Pendant le déjeuner, que Mme de Kaula savait agréablement
prolonger, une main habile escamotait le portefeuille du ministre de la
guerre; on l’ouvrait au moyen d’une fausse clef, et la sténographie
prenait rapidement copie des pièces et des documents les plus
importants, qui étaient le soir même expédiés à Berlin.

Ces faits sont connus. Ils n’ont pas été démentis. Nous pourrions en
citer bien d’autres; mais le moment n’est pas encore venu pour nous de
faire l’histoire de la police secrète prussienne en France, pendant les
années qui nous séparent encore de la prochaine guerre.


FIN.



TABLE


                                                                  Pages.

CHAPITRE PREMIER.

  Berlin au lendemain de la Révolution de février.--Ce que se
  disaient deux bourgeois au coin de la rue Frédéric.--Schœffel
  et Goldschmidt.--Le roi Frédéric-Guillaume se montre à son peuple
  et le prince Charles s’adresse au beau sexe.--Aspect du cortège
  royal.--Une manifestation inattendue.--Où l’agent Stieber paraît
  pour la première fois.--Retour du roi au palais.                     1

CHAPITRE II

  Un intérieur allemand.--M. Prosper Cheraval, parisien de
  naissance, musicien par goût et professeur de langue
  française.--Stieber, orateur socialiste.--La fabrique des frères
  Schœffel.--Un contremaître socialiste.--M. Schmidt, peintre et
  espion.--Comment on ébauche une conspiration.--Papiers volés par
  la police.--La première mission secrète du policier
  Stieber.--Arrestation de M. Schœffel.--Stieber porté en
  triomphe.                                                           17

CHAPITRE III

  Les héros du régime de la compression militaire et policière.--Le
  maréchal Wrangel.--Son portrait.--Ses rapports avec les
  journalistes.--M. de Hinkeldey, préfet de la police
  prussienne.--Où Stieber reparaît.--Le roi le nomme
  _Polizeirath_.--Frédéric-Guillaume, poète et collaborateur du
  _Kladderadatsch_.--La mission secrète de Stieber à
  Londres.--Comment il fit voler les papiers de l’Association
  socialiste internationale.--Stieber chez M. Josias de Bunsen.--La
  mission de Stieber à Paris.--Stieber chez Mme la princesse de
  S... et chez M. Carlier.--Tentative d’assassinat sur l’agent de
  la police secrète prussienne.--Retour de Stieber à Berlin.--La
  Krause et sa collection «d’honnêtes dames».--Un espion homme du
  monde.--Petite fête organisée par la police.--Mme de Hagen
  obtient son divorce et Stieber est plus en faveur que jamais.       47

CHAPITRE IV

  M. de Hinkeldey gagne la confiance du roi.--Le ministère
  Manteuffel et la coterie réactionnaire.--Goût du roi pour les
  histoires piquantes.--Petites manœuvres de l’Autriche à
  Francfort.--Où M. de Bismarck commence à se faire connaître.--La
  Prusse veut prendre sa revanche d’Olmütz.--M. et Mme de
  Bismarck.--Le représentant de la Prusse enseigne la politesse au
  représentant de l’Autriche.--La police de M. de Bismarck et celle
  de M. Prokesch-Osten.--Comment M. de Bismarck s’empara de la
  correspondance de M. Prokesch-Osten.--Le peu de popularité du
  représentant de la Prusse à Francfort.--Vol de dépêches commis
  par le lieutenant Teschen.--Teschen à la solde de l’ambassadeur
  de France.--Entrevue de Teschen avec M. Rothan.--Le roi de Prusse
  sur le Rhin.--Un secrétaire de l’ambassade de Russie caché dans
  une armoire.--Le mystérieux «prince d’Arménie».--L’agent secret
  Hassenkrug à Mazas.--Opinion de Stieber sur le «prince
  d’Arménie».                                                        109

CHAPITRE V

  M. de Hinkeldey et M. Stieber à la tête de la police.--Comment
  étaient traités les créanciers de MM. les officiers.--Ordre du
  roi de supprimer les tripots.--L’expédition de M. de Hinkeldey
  au _Jockey-Club_.--Les susceptibilités de M. de Rochow.--Affront
  public fait à M. de Hinkeldey.--Celui-ci prend la résolution
  de se battre.--Un dîner de gala à Potsdam.--M. le
  pasteur Richter.--M. de Hinkeldey est tué par M. de
  Rochow.--Souscription à la Bourse de Berlin.--Le roi suit le
  convoi de M. de Hinkeldey.--Le prince Napoléon à Berlin.--Folie
  et mort de Frédéric-Guillaume.                                     137

CHAPITRE VI

  Entrevue secrète d’un journaliste prussien avec un homme d’État
  autrichien.--Mission confidentielle de M. Wollheim en
  Italie.--Son retour à Paris.--Ses relations avec M. de Girardin
  et l’_Agence Havas_.--Petit voyage à la recherche de subventions
  allemandes.--Entretien de M. de Bismarck avec M. Wollheim.--M.
  le chevalier retourne au service de la Prusse.--Son voyage de
  Berlin à Reims pendant la campagne de 1870.--Il se fait passer
  pour Espagnol.--M. Wollheim, rédacteur en chef du _Moniteur de
  Reims_.--Instructions relatives à la presse française.--M. de
  Saufkirchen et la peste bovine.--Un duel ridicule.--Gracieuse
  hospitalité de Madame Pomery.--Perte des traces du «reptile»
  Wollheim.                                                          177

CHAPITRE VII

  Retour en arrière.--Revirement dans la politique
  prussienne.--Stieber inculpé d’arrestations arbitraires.--M. de
  Mohrenheim confie à Stieber une mission délicate.--La princesse
  de S... et Edgard R...--Stieber entre au service de la police
  secrète russe.--Son entrevue avec M. de Bismarck.--Il est envoyé
  en Saxe et en Bohême.--Arrestation de l’espion prussien à
  Trautenau.--L’attentat de Charles Blind.--Stieber reprend
  publiquement ses fonctions.--Comment il se vengea de sa
  mésaventure en Bohême.--La presse française et M. de
  Bismarck.--M. Vilbort au grand quartier général et décoré par
  le roi de Prusse.--Brunn et l’invasion prussienne.--M. Benedetti
  à Nikolsbourg.                                                     215

CHAPITRE VIII

  La police secrète prussienne à Paris pendant l’Exposition de
  1867.--Stieber joue, pour le compte de ses patrons, le rôle
  d’agent provocateur.--Les conciliabules des réfugiés polonais
  aux Batignolles.--Comment fut complotée la tentative
  d’assassinat contre le Tsar.--Entretien secret de Stieber et de
  M. de Bismarck.--Conséquences politiques d’un attentat dirigé,
  en plein Paris, contre Alexandre II.--La journée du 6 juin à
  Longchamps.--Un agent de Stieber fait dévier l’arme de
  Berezowski.--Réalisation de ce qui avait été prévu par M. de
  Bismarck.--La Russie laisse faire la Prusse en 1870.               241

CHAPITRE IX

  M. de Bismarck et l’art d’accommoder l’opinion
  publique.--Pourquoi fut fondé le «bureau de la
  presse».--L’allocation de 305,000 francs destinés aux journaux
  étrangers.--Relations des agents diplomatiques prussiens avec
  les journalistes.--Le bureau de la presse divisé en deux
  sections.--Comment fut préparée la guerre de 1866.--Stieber à la
  tête du bureau de la presse.--Ses voyages à Paris.--Surveillance
  de l’émigration hanovrienne.--Stieber réussit à inventer un
  complot.--Ses relations avec la haute bohème internationale des
  journalistes.--L’espionnage prussien établi à Lyon, Bordeaux et
  Marseille.                                                         259

CHAPITRE X

  La police prussienne pendant la campagne de France.--Les exploits
  de Stieber à Bar-le-Duc, à Reims et à Ferrières.--Les aménités
  de la police de campagne.--Entrée des Allemands dans
  Versailles.--Attitude du conseil municipal.--Comment les
  Allemands respectent les conventions signées.--Arrivée du prince
  Fritz et du roi Guillaume.--Une manifestation d’agents
  secrets.--Le bureau du chef de la police.--Un enfant espion sans
  le savoir.--Zerniki à la mairie.--Un vaudevilliste allemand à
  Versailles.--Entretien de M. de Bismarck avec le directeur de la
  police.--Expulsion d’O’Sullivan.--Les réquisitions
  prussiennes.--Relations difficiles entre les officiers et la
  police.--M. de Bismarck voit des assassins partout.--M. Angel de
  Miranda.--Les mésaventures d’un journaliste allemand.--L’hôtel
  des Réservoirs pendant l’occupation.--Mort tragique de Hoff.--Le
  restaurant des frères Gack.--Espions et journalistes.              267

CHAPITRE XI

  Le _Moniteur de Seine-et-Oise._--Le cabinet de lecture de Mme
  Le Dur.--Galanterie du frère du roi de Prusse.--Une répartie
  un peu vive de Mme Le Dur.--Un colporteur de journaux
  d’Eure-et-Loire.--Mme Le Dur est dénoncée à Stieber.--Le comte
  de W...--Un attaché militaire allemand sauve un franc-tireur.      357

CHAPITRE XII

  La police prussienne à Versailles redouble
  d’activité.--Communications secrètes entre Paris et
  les Allemands.--Emprisonnement de MM. de Raynal et
  Harel.--Perquisitions chez M. Alaux.--Son arrestation.--Les
  menaces de M. Stieber.--Incarcération de M. Rameau et de deux
  de ses adjoints.--Les petites spéculations d’un préfet
  prussien.--Un colonel prussien déguisé en franc-tireur chez
  le général Trochu.--Jules Favre à Versailles.--Il loge, sans
  le savoir, chez le chef de la police.--M. de Bismarck le fait
  garder à vue et Stieber trouve moyen de lui enlever ses
  journaux.--La proclamation de l’empire allemand.--Les dames
  Stieber arrivent à Versailles.--Départ des Allemands.              375

CHAPITRE XIII

  Les mandements des évêques en 1874.--M. d’Arnim et le duc
  Decazes.--Origines de la querelle entre M. de Bismarck et M.
  d’Arnim.--M. d’Arnim charge M. Landsberg de publier ses mémoires
  secrets sur le Concile.--La colère de M. de Bismarck et la
  disgrâce de M. d’Arnim.--M. Beckmann et ses fonctions à
  l’ambassade allemande.--M. Beckmann à l’œuvre.--Comment se
  font les coups de Bourse.--Le prince de Hohenlohe, successeur de
  M. d’Arnim.--La police secrète à Carlsbad.--Arrestation de M.
  d’Arnim.--Son procès.--Un mot de Landsberg sur
  Beckmann.--Landsberg accusé d’avoir collaboré au _Figaro_.--Un
  article de la _Nouvelle Revue_.--Duel de Beckmann et de
  Landsberg.--L’achat de la _Correspondance française_
  lithographiée.--La police secrète féminine.                        395


Paris.--Soc. d’impr. PAUL DUPONT, 41, rue J.-J.-Rousseau (Cl.)
118.11.84.




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