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Title: L'inquiète adolescence
Author: Chadourne, Louis
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'inquiète adolescence" ***


  LOUIS CHADOURNE

  L’INQUIÈTE
  ADOLESCENCE

  ROMAN


  PARIS
  ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
  22, RUE HUYGHENS, 22



DU MÊME AUTEUR


  POÉSIE

    Commémoration d’Un Mort de Printemps (épuisé).
    L’Amour et le Sablier (La Belle Édition).

  PROSE

    Le Maître du Navire, roman (Édition française illustrée) 6e mille.

  En préparation:

    Le Pot-au-Noir (scènes et figures des Tropiques).
    Terre de Chanaan!, roman.
    Le Conquérant du Dernier Jour, nouvelles.



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

20 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DU JAPON NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE 1 A 20

50 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE 1 A 50

100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA NUMÉROTÉS
DE 1 A 100


Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays

Copyright by Albin Michel 1920.



L’INQUIÈTE ADOLESCENCE


        «Seigneur, souvenez-vous de David et de toute sa douceur.»

        (_Écritures._)



A LORTAL.


Quelle étrange apparition que la tienne, ce soir d’octobre!

Des années et des années ont passé. Un gouffre me sépare de cette petite
figure; et pourtant elle demeure, dans ma mémoire, nette, découpée sur
la grisaille automnale, parmi tant d’autres images à demi effacées.

Adolescence! Lorsque ma songerie me ramène vers cette aube, il me semble
pénétrer dans une forêt encore privée de feuillage, mais où mille forces
vertes bourdonnent et s’éveillent. Les arbres sont noirs et nus, mais
ils s’étirent avec une langueur avide vers le premier carré d’azur; la
fièvre d’avril macère leurs fibres; l’écorce craque et s’ouvre sur la
tête grasse des bourgeons; le vent, tour à tour tiède et glacé, émeut
les futaies de soupirs, de plaintes, de sanglots, d’une vaste rumeur
d’attente et de désir. Et, brusquement, on est pris à la gorge par une
odeur étrange, une odeur écœurante et douce, une odeur secrète qui est
l’odeur même de l’amour.

Toutes les rumeurs, toutes les sèves de la forêt en éveil, je les
retrouve en vous, adolescentes années: cette fièvre qui me brassait le
sang, ces rêves d’aventures, ces tristesses, ces désespoirs, la
découverte des sons et des parfums, la découverte des nuits--et surtout,
à travers la poésie et l’amitié, à travers Dieu lui-même, cette quête
obscure de la volupté.

Tout cela, je le retrouve, parvenu au seuil de l’âge mûr; et quand je me
penche sur cette sylve bruissante de ma jeunesse, c’est encore toi que
j’aperçois au détour des allées, ô mon compagnon, ô mon ami.

Toi ou ton ombre!



I


Oui, quelle étrange apparition!

Soir d’octobre, soir de rentrée. Des groupes peu bruyants se formaient
dans la grande cour déjà noyée d’ombre: des groupes d’anciens qui se
savaient chez eux, qui reprenaient leurs habitudes avec une désinvolture
un peu méprisante; les délurés qui avaient déjà choisi leur place à
l’étude, la meilleure, la plus proche du poêle ou la plus éloignée du
surveillant, celle où l’on peut faire griller des marrons et celle où
l’on peut, derrière le bon abri d’un atlas, lire les feuilletons
défendus: choisi leur place au dortoir, établi leur année; déjà
affranchis de la famille et des souvenirs de vacances. Ceux-là,
c’étaient les forts: leurs parents ne les accompagnaient plus. Sitôt la
porte du collège refermée, ils oubliaient la maison, les gâteries, la
table. A peine évoquaient-ils une vanité sportive: randonnée à
bicyclette, partie de canot. Mais la grande affaire, ce n’était plus le
passé; c’était le nouveau professeur, la nouvelle équipe de football, et
si le «pion» serait supportable ou s’il faudrait le «chahuter». Les
adaptés, ceux-là! Ceux qui ne s’embarrassent pas de mélancolie et de
remâcher la cendre des jours qui furent, qui ne thésaurisent pas le
passé: déjà des vainqueurs pour la vie, et sifflotant, les mains dans
les poches, le regard droit devant eux.

D’autres s’étaient attardés dans les études à ranger leurs pupitres:
crayons de couleur, livres recouverts de papier bleu, les «auteurs
français» et les classiques latins et grecs, expurgés, dans leurs
couvertures de toile grise, marquées du monogramme sacré; les plaques de
chocolat au fond et parfois, une image pieuse ou une photographie de
famille. Ils organisaient lentement l’ilôt de solitude, le «home»
illusoire, qui les soustrairait à cette détresse: vivre en commun. Puis,
résignés, ils sortaient dans le crépuscule, longeaient le préau où
luisait du sable frais, rejoignaient les autres dans la cour, en
attendant que la cloche sonnât pour le premier repas du soir.

De-ci, de-là, des nouveaux, inquiets et gauches; quelques-uns, les yeux
encore gonflés de larmes: d’autres affectant une hardiesse qui ne
trompait personne. Certains unissaient leurs timidités. De plus fins
politiques évitaient le risque de se compromettre par des liaisons trop
vite ébauchées et qu’il faudrait rompre dès le lendemain, lorsqu’ils
connaîtraient mieux ce petit monde aussi divisé que le grand. Les
nouveaux n’avaient pas encore l’uniforme: la veste courte de drap bleu à
boutons d’or et la casquette à visière basse portant les initiales S. J.
(Saint-Julien). On reconnaissait les fils de fermiers, les campagnards,
à leurs gros bas de laine, leurs souliers à clous, leurs bérets ou leurs
chapeaux de feutre. Les citadins ou les enfants de hobereaux avaient les
jambes nues et des cols blancs rabattus sur les vestons anglais. Ils
erraient d’un groupe à l’autre, cherchant à se concilier par leurs
sourires et leurs approbations la faveur des anciens qui parlaient fort
et toisaient les «bleus».

J’avais déjà le cœur étreint par l’odeur des rentrées: fadeur du goudron
et de la peinture fraîche, suintant aux murs du corridor qui luit encore
d’un enduit mal sec, aux tables vernies des salles d’étude où l’encrier
de porcelaine s’arrondit, blanc comme un œil de nègre. Le monde où je
revenais vivre était propre et désespérant: ocre et bitume, ces teintes
sans couleur. Aux fenêtres, des vitres dépolies ou des grillages de fer.
Et les grandes portes, qui donnaient sur la cour, roulaient avec un
bruit de ferraille dont tremblaient les voûtes et qui me fendaient
l’âme: mon âme de captif.

Un ciel délicat verdissait dans l’arc de la porte. Au-dessus du préau
qui fermait la cour, à l’autre extrémité, je vis les collines sombres et
les dernières lueurs des faubourgs. Une frise d’arbres menus incisait le
vitrail du crépuscule. La nuit montait de la terre; elle montait de ma
prison. Au premier son de cloche, elle étalerait son filet sur ma vie,
sur le collège, sur les jardins et aussi sur les maisons des villes où
il y a, autour des lampes, des enfants qui vivent dans la tendresse.

Ces lampes sur la colline! Chaque soir, leur étoile tremblante et jaune
rouvrirait ainsi une plaie secrète.

Une main se posa sur mon épaule.

--Eh bien! ces vacances?

--Finies, hélas! monsieur l’abbé.

--Ne les regrettez pas. Vous rentrez avec de bonnes dispositions,
j’espère! Vous voici maintenant parmi les grands. Il faudra donner
l’exemple.

--Vous êtes toujours surveillant des «moyens», monsieur l’abbé?

--Mais non! Je vous suis. Je passe chez les «grands». Et j’en suis
heureux. Ainsi je ne vous perdrai pas de vue. Vous savez, Paul, tout
l’intérêt que je vous porte. Et vous arrivez à un âge dangereux, un âge
où il faut beaucoup travailler et surtout beaucoup prier, voyez-vous!
L’Ennemi est toujours vigilant.

L’abbé Testard avait passé son bras, affectueusement, autour de mon cou.
Ma joue frôlait sa soutane qui était de drap fin et qui fleurait le
tabac, parfum quelque peu libertin pour la maison. C’était un homme de
trente ans, haut en couleur; un fils de paysan devenu prêtre, robuste,
carré d’épaules, le sang à vif aux joues et aux oreilles, le dos
puissant. Un visage déjà proche de l’empâtement, des yeux gris, noyés
sous un front médiocre.

--J’espère que vous n’avez pas perdu vos habitudes de piété, ces
vacances. Avez-vous accompli régulièrement vos devoirs religieux?...
Oui... J’en étais sûr. D’ailleurs, je connais les sentiments de votre
famille. Allez! mon enfant. A tout à l’heure.

Il se pencha sur moi. Je vis luire ses petits yeux.

--Je viendrai, comme autrefois, causer avec vous, le soir. J’aurai soin
de votre âme. Je ne veux pas qu’on vous change...

J’éprouvai une gêne inconnue, une sorte d’angoisse. La geôle pesait plus
lourdement. L’abbé me quitta avec une tape sur la joue.

Je traversai la cour, grand rectangle planté de marronniers et qui
servait aux récréations du collège tout entier. Derrière moi le bâtiment
principal, études, dortoirs, réfectoire; à ma gauche, les classes, long
pavillon d’un seul étage, dont les portes élevées de quelques marches
s’ouvraient sur la cour; au fond, le préau des «grands» et à ma droite,
une haute terrasse où bougeaient des feuillages. La nuit tombait. De-ci
de-là, aux piliers du préau, des lampes électriques s’allumèrent. La
tristesse du lieu s’accrut de ces taches jaunes. L’ombre crépusculaire
qui patinait le crépi grisâtre des murailles, effaçait les lignes
sévères comme la discipline, élargissait la prison; cette ombre reculait
maintenant vers les collines, se réfugiait là-haut, sur la terrasse des
professeurs, asile convoité où il y avait une pelouse, des bosquets de
laurier et des tilleuls embaumant aux soirs de juin.

J’étais fait maintenant aux rentrées. Je n’éprouvais plus cette frayeur
angoissée du premier soir où je me trouvai, au sortir des bras de ma
mère, et les joues encore mouillées de ses larmes, jeté dans cette meute
criarde de jeunes garçons inconnus. Je n’avais plus peur des
camarades, des taloches sournoises, des farces brutales. J’étais
habitué--l’apprentissage avait été dur--à l’hypocrisie, à la violence,
aux haines de ce monde d’enfants. Je ne redoutais plus de l’affronter.
J’avais appris à rendre les gifles.

Armé, oui! Mais, désespéré. Devant moi s’ouvrait la série des jours
identiques et mornes: se lever avant l’aube, se vêtir à la lumière; la
prière marmonnée dans l’engourdissement du sommeil; les études sans feu;
les doigts bouffis d’engelures, l’hiver; les promenades trois par trois
dans la boue, sous la pluie; les camarades imbéciles ou cruels; le
règlement; la vie sans tendresse, sans fantaisie et surtout sans
solitude. Ma gorge se serrait. Les larmes... Mais je les avalais
bravement, comme un homme. Et n’ayant pas pleuré, je me mettais à haïr.

Je marchais, les poings crispés dans mes poches. Quelques feuilles
mortes, les premières, se froissèrent sous mes pieds.

Un poids s’abattit sur mes épaules. Je fléchis. Contre mon visage, un
visage ricanait. Des cheveux en désordre, un nez retroussé, des dents de
loup, pointues et blanches dans le hâle des joues.

--Maclas! Robert!

--Lui-même, mon vieux! Alors! Ça ne va pas. T’en as plein le dos, de la
boîte. Et moi donc! Ça me coûtait de rentrer. Pourtant, la maison, ça
n’est pas bien drôle, non plus!

--Plus gai qu’ici, tout de même!

--Oui, au fond. Il y a la campagne... J’ai chassé.

--Sans permis!

--Naturellement, imbécile. J’avais un vrai fusil, un Lefaucheux.

--Blagueur!

--Je te le jure. Et puis un bateau à moi, à fond plat. Je posais des
filets dans la Dordogne. C’est bon de se laisser descendre, si tu
savais!

J’aime Robert Maclas. J’aime aussi son pays que je ne connais pas, et
dont il évoque pour moi les falaises roses hérissées de bastions en
ruines, la rivière aux lents détours transparents, les champs de tabac
vernissés, les maïs pâles. Il me parle des matins de septembre, des prés
noyés de brume, des vignes étincelantes de rosée.

Pourtant Robert a été mon ennemi. Quand j’arrivai à Saint-Julien,
j’étais doux, timide et trop gras, à ma honte. Robert m’accueillit par
une danse du scalp, défit mon nœud Lavallière, m’installa de force sur
un char et me fit faire à une allure vertigineuse plusieurs tours que
terminèrent un arrêt brusque et ma chute au milieu d’éclats de rires.
J’allai pleurer dans un coin de la cour. A partir de ce jour commença
pour moi une série d’épreuves et d’humiliations. On ne saura jamais
combien une enfance peut être amère. J’étais bafoué dans tous les jeux.
Je n’avais pour ami que Regol, un pauvre être au ban de la division.
Regol qui était sale, si sale et qui n’avait jamais de mouchoir, Regol
le Crasseux. Mes récréations, je les passais, appuyé contre un pilier du
préau, me promenant parfois avec mon sordide compagnon. Mais alors les
balles de caoutchouc, dont on se sert pour jouer au «chasseur» et qui
sont si dures, s’égaraient à dessein dans notre direction. Regol ne
pleurait plus depuis longtemps. Il était habitué à tous les mauvais
traitements, habitué à être le paria; il n’entendait plus les injures;
il ne sentait plus les coups. Il vivait en cynique, solitaire et
reniflant sa morve. Je pense qu’il s’abêtissait lentement. Pourtant il
avait des succès dans sa classe et tenait la corde en mathématiques. Les
surveillants ne s’occupaient pas de lui. Il ne se plaignait jamais, ni
au supérieur, ni à sa famille. Regol n’était peut-être pas malheureux.
Mais les opprimés ont toujours exercé sur moi une lamentable séduction.
Regol ne me repoussa pas; il ne m’aimait d’ailleurs point. Les camarades
nous huèrent. Ces premiers mois m’abreuvèrent d’amertume. A douze ans,
je pleurais sur moi-même, de pitié. Je voulais mourir.

Un jour, Robert s’approcha de moi. Il était très fort, très souple et
conduisait les jeux en vrai sauvage, avec une cruauté joyeuse, dur pour
les faibles. En classe, par exemple, un cancre ou presque. C’était lui,
l’auteur de tous mes maux. Je le détestais. Il me demanda un service.
Nous avions des vers latins en composition. Il était incapable de venir
à bout d’un distique. Je lui fournis une bonne douzaine d’hexamètres et
de pentamètres. Il en fut touché. A la récréation du soir, il laissa le
ballon où il triomphait.

--Merci, me dit-il brusquement. J’aurai une sortie grâce à toi!

Je ne répondis pas.

--Tu m’en veux!

Il me prit la main et attachant sur moi son regard clair:

--Je te demande pardon!

Depuis ce jour, mes malheurs cessèrent. J’eus de nouveaux amis: Toupine,
Lupé, Prélussin. J’abandonnai Regol. Ma lâcheté lui fut indifférente.
Moi, je ne me la suis jamais pardonnée. L’année suivante, peu de temps
avant les vacances de Pâques, Regol est mort d’une méningite. Sa mère
est venue chercher le cadavre. Je la rencontrai dans le couloir de
l’infirmerie. C’était une dame au visage anguleux et jaune, sous une
capote noire, et ses yeux étaient si secs que je plaignais moins le
paria d’avoir quitté une pareille maman.

Et voici Toupine!

Toupine est un paysan. C’est le fils d’un meunier. Il est grand, un peu
voûté; son visage est couleur de farine. Il marche les bras ballants et
semble toujours porter un sac. Hérédité! Toupine coupe son pain en
petits carrés réguliers qu’il mange à la pointe de son couteau.

--Et ton moulin? Toupine.

--Il tourne.

C’est un ami de la première heure. Il est lent d’esprit et de manières:
il rumine. Je le prends par le bras.

--Tu sais, me confie-t-il, je t’ai rapporté des pommes et des noix
fraîches. J’ai aussi un pot de rillettes, tu verras!

En attendant, il me glisse dans la main une poignée de sorbes suries.
Toupine est un grenier d’abondance. Son pupitre est bourré de noisettes
et il met des nèfles à pourrir dans sa table de nuit. Il est si avare
que je connais le prix de ses largesses. Il faut qu’il m’aime pour
décrocher ses doigts longs et maigres, des doigts de bossu.

Mais, bientôt, je m’ennuie. J’ai sucé les sorbes. Rien à dire. Toupine,
lui, ne sent pas le besoin de parler.

Sur le seuil, j’aperçois Lupé, Prélussin, quelques autres. Vindrac, le
«philosophe», s’est arrêté avec eux. Sa casquette est artistement
déformée; une mèche dépasse sur la tempe. Il raconte une histoire en
agitant des mains souples. L’ombre, autour de lui, fleure le salon de
coiffure. On chuchote. Des rires s’étouffent...

Vindrac m’a fait un salut protecteur; puis il a couru rejoindre son
groupe: d’autres «philos». Ceux-là ne sont plus astreints à l’uniforme;
ils portent des cravates de foulard et des souliers jaunes. Une
aristocratie consciente de sa supériorité, bienveillante. L’un d’eux
fume. L’odeur du maryland parvient à nous dans une bouffée de vent qui
fait frissonner les marronniers gonflés d’ombre.

Prélussin a été aux bains de mer.

--Mon vieux, des femmes qui se baignaient en maillot, toutes nues, quoi!
Si tu les avais vues quand elles sortaient de l’eau. Figure-toi que
j’avais trouvé une cabine...

Prélussin est jaune. De vilaines dents. Des yeux qui brûlent sous des
cils charbonneux. On est toujours un peu mal à l’aise auprès de lui.

Lupé, tout frétillant, me fête comme un jeune chien. Me voici réchauffé,
presque gai. On s’anime.

--On va avoir un tennis!

--On ne s’embêtera pas, au cours de physique!

--Un grand congé en novembre, à cause du nouvel évêque!

Le collège nous a repris.

                   *       *       *       *       *

La cour s’était remplie. Tous les internes devaient rentrer avant sept
heures. Maintenant la nuit isolait le collège dont les portes se
fermeraient bientôt. C’était l’heure où, hier encore, je m’asseyais dans
la tiédeur de notre salle à manger, la table mise devant le premier feu
d’automne, dont les bûches gardent l’odeur des bois humides, le premier
feu qui marque la fin des vacances. Je revis la flamme, son reflet sur
le visage de ma mère, la vaisselle du buffet étincelant dans l’ombre.

C’est alors que tu descendis de la terrasse où la nuit se mélangeait aux
arbres. Je ne me rappelle plus comment je t’ai abordé. Tu te nommais:

--Lortal! Jacques Lortal! Je viens du lycée d’A...

Du lycée! C’était très rare que l’on vînt du lycée chez nous. Les
lycéens, on les disait mal élevés. Nous les enviions secrètement. Ils
fumaient. On en voyait dans les cafés, quelques-uns avec des fleurs à la
boutonnière de leurs redingotes sombres. Ils lisaient des journaux et
des livres à couvertures coloriées. On leur prêtait des aventures. Je
connais aussi un lycéen...

Pourtant, tu ne lui ressembles pas. Tu es doux. Un peu grave. Ton
vêtement gris est celui d’un homme, d’un homme correct, presque élégant.
Tu ne parles pas comme nous. Ta voix est nette, un peu basse.

Tu précises.

--Exactement, j’étais pensionnaire dans une institution libre qui nous
conduisait aux cours du lycée.

Prélussin et Lupé, qui sont autour de nous, paraissent satisfaits de
cette explication. Ils n’oseraient d’ailleurs la moindre remarque. Ils
ont bien senti tout de suite la distance qu’il y a entre toi et
nous--gauches, intimidés par ta présence.

Je voudrais te prendre à part, te conduire loin des camarades qui ne
peuvent pas te comprendre, des camarades qui ne savent que jouer aux
barres ou arrondir leurs thèmes latins. Tu n’es pas comme eux; tu n’es
pas comme moi, non plus. Et pourtant, depuis cinq minutes, je sens qu’il
y a entre nous comme un secret. Je m’empresse. Je t’explique le
règlement, les professeurs, la classe. Comme toutes ces choses te
laissent indifférent! Tu les connais d’avance. Je vois cela à tes yeux
distraits. Je t’ennuie. Mon zèle est une espèce de faute. J’en ai honte
et je me tais.

Mais tu m’as souri.

La cloche sonne. Au milieu de la cour, l’abbé Testard frappe dans ses
mains pour nous rassembler. La division se range sur deux files, en
silence.

Le réfectoire est bruyant. On mange dans l’odeur du bouillon et de la
toile cirée, du bout des dents. On parle. Les autres jours on écoutera
le lecteur qui ânonnera, _recto tono_, l’_Histoire du Consulat et de
l’Empire_ par Amédée Gabour ou les _Mémoires du général baron de
Marbot_.

Puis, en silence encore, la montée au dortoir. L’odeur du linge frais;
les trois longues rangées de lits aux couvre-pieds rouges. On va mal
dormir, cette première nuit. Le lit sera dur, les draps rêches. Et puis
il y a ceux qui ronflent, ceux qui grincent des dents et ceux qui
gémissent dans leur sommeil. Et toutes ces faces aux yeux clos tournées
vers les veilleuses.

La prière. Chacun, à genoux, au pied de son lit. L’un de nous récite les
litanies de la Vierge: «Tour d’ivoire, Maison d’or, Arche d’alliance,
Étoile du matin.» Et l’oraison finale: «Seigneur, ayez pitié des
voyageurs, des malades et des agonisants!»

Tandis que nous nous relevons, Lortal passe à côté de mon lit.
Délibérément, sans souci de l’abbé Testard qui le considère, étonné et
sévère, il me tend la main.

--Bonne nuit!

Le surveillant n’a pas osé reprendre Lortal. Pourtant, la règle du
silence au dortoir est inviolable. Dans l’orgueil de mon amitié
nouvelle, je lance à Testard un regard de bravade.

Et je m’endors, heureux.



II


Le premier jour de l’année scolaire, le lever était un peu retardé. Il
faisait clair, lorsque passait dans le couloir le veilleur agitant son
aigre sonnette. La plupart des dormeurs étaient éveillés. Les deux
surveillants, dont les lits s’abritaient dans des cages de toile,
soufflaient dans leurs cuvettes. Les veilleuses pâlissaient. Devançant
le réveil, les plus énergiques s’affairaient à leurs valises; d’autres
s’étiraient en soupirant dans la tiédeur des draps.

J’ouvris les yeux. Une angoisse me vint de cette salle commune, de ces
inconnus dont la vie désormais était accolée à la mienne, de ces corps
qui bougeaient dans l’aube. A l’idée de la vie qu’il fallait reprendre,
ma gorge se serrait. J’enfouis mon visage sous les couvertures. Mais il
n’était pas d’asile contre cette nécessité de se lever, de s’habiller,
de prendre le rang, entre ces murs sans chaleur. Hôpital ou caserne,
j’ai retrouvé plus tard ces horribles réveils. Ce premier contact avec
la vie m’a longtemps fait souhaiter la mort.

--Debout, paresseux! me dit l’abbé Testard, en découvrant mon visage.

Il ne semblait pas m’en vouloir de l’incident de la veille. Ses joues
étaient rasées de frais, un peu couperosées par l’eau froide.

Des yeux je cherchai Lortal. Je le découvris, nouant sa cravate devant
un miroir à main. A la clarté du jour, il me parut de teint bistré. Ses
cheveux noirs ondulaient. Je suivais ses mouvements avec curiosité. Je
l’admirais. Peut-être sa mère était-elle créole! Il avait voyagé, sans
doute; traversé les mers, peut-être. Il ne pouvait être du même pays que
nous. Qu’y avait-il de commun entre lui et ces paysans rougeauds, ces
petits bourgeois suintant l’huile de foie de morue?

Je m’habillai allégrement dans l’espoir de le rejoindre.

Un fracas de clefs. La porte du dortoir s’ouvrit et le supérieur de
Saint-Julien entra en coup de vent, à sa manière. De haute taille,
maigre, très droit, la soutane bien tendue sur le torse, l’abbé
Fourmeliès marchait d’un pas rapide. Sa face, au menton bleui par
quarante ans de rasoir, était modelée, un peu grossièrement peut-être,
de traits calmes et sévères. Les joues étaient creuses, le coin de la
bouche marqué de rides; les lèvres, minces. D’autres rides, très fines,
plissaient les tempes. Le front, très découvert, le haut du visage
étaient patinés d’une teinte gris-brun, sans éclat, pareille à la
couleur des chaumes au déclin de l’été. Cet homme était fait pour
dominer. Son regard était un coup de sonde aigu et prompt; le port de la
tête, souverain. Sa robuste apparence dissimulait un organisme délabré
par des pratiques d’ascète. Je n’ai soupçonné que bien plus tard la
détresse physique tapie sous cette impassibilité un peu hautaine. Nous
ignorions tout de sa vie, de sa famille. J’appris un jour qu’il avait
une sœur et cette nouvelle me causa un étonnement secret. Je ne me le
représentais pas en dehors du collège et dépouillé de son rayonnement.
Il nous recevait, quand nous l’en priions par un billet, dans un vaste
cabinet de travail tapissé de livres. Les ors adoucis des reliures se
mêlaient aux reflets de la table et des fauteuils de bois poli, aux jeux
de la flamme, l’hiver. Ce lieu m’apparaissait à la fois un tribunal et
un asile de volupté spirituelle. Je tremblais, en en franchissant le
seuil. Puis, tandis que le supérieur m’interrogeait ou m’entretenait de
sa voix brève, aux sifflantes rudes, je souhaitais au fond de mon cœur
qu’il me gardât longtemps, longtemps encore, dans cette tiédeur.
J’enviais son recueillement, j’enviais sa lampe, ses beaux livres, cette
paix solitaire. Bientôt même, je ne voyais plus en lui qu’un pieux
épicurien ami du travail et du silence. Combien je me trompais!

L’abbé Fourmeliès passa près de mon lit, sans détourner la tête.
J’éprouvais quelque dépit de ce qu’il ne me remarquât point. Mais le
supérieur accordait rarement en public une marque d’attention
particulière à l’un ou l’autre d’entre nous. Il acheva sa rapide tournée
et quelques minutes plus tard nous descendîmes à la chapelle où se
célébrait la messe du Saint-Esprit.

                   *       *       *       *       *

Le _Veni Creator Spiritus_ éclata dans l’embrasement des cierges.

Le soleil d’octobre ruisselait dans la gloire irisée des vitraux. La nef
vibrait de chants, de lumières, de parfums. Le collège se massait sur
les bas côtés; les petits sur les bancs de droite, les moyens et les
grands sur les bancs de gauche. Un chanoine de la cathédrale officiait,
assisté de deux diacres en dalmatique. Leurs ornements étincelaient dans
le nuage de l’encens. Le supérieur, revêtu d’un surplis de dentelle,
s’agenouillait dans le chœur, près de la balustrade; les professeurs et
les surveillants, le long des murs, autour de nous. Le transept de
droite était réservé aux familles et aux personnes de la ville. Quelques
robes claires étoilaient la foule. Je distinguai ma mère et à ses côtés
une jeune femme dont un rayon alluma la chevelure rousse, brusquement,
comme une touffe de paille. Cette flamme brûlait d’un or plus chaud que
celui des ornements liturgiques, plus éclatant que l’ostensoir, au
sommet de l’autel, sous son baldaquin de soie. Je détournai mon regard.
Le signal de s’agenouiller claqua. L’office commença.

Chanter était une obligation. Dans ces cérémonies solennelles il n’y
avait pas de place pour la prière intérieure. Un rythme nous emportait;
une âme sonore emplissait les voûtes, se substituait à la mienne.
J’éprouvais ce jour-là un plaisir assez conscient à me fondre avec la
musique. De nos poitrines montait une vague de joie et de supplication.
Le _Sanctus, Sanctus, Sanctus Deus Sabaoth_ déferla vers les vitraux
dont les gemmes vibraient. Mille feux me traversaient. L’odeur des
aromates balancés dans le chœur était exquise et lourde à respirer.

Dans ce tourbillon de vapeurs, de sons et de lumières, des larmes
emplissaient mes yeux. Ce fut comme l’ivresse d’un vin bu à jeun, une
chaleur bourdonnante, la joie de mon être naissant à un Paradis inconnu.
Était-ce le Paradis immatériel, aux pures et froides clartés, du Dieu
que nous invoquions? N’était-ce pas plutôt la première bouffée du Jardin
des Délices dont la porte s’entre-bâillait un instant à mon ignorante
ferveur, laissant filtrer, à travers les brumes de l’encens, le trouble
arome de ses fleurs et de ses fruits: des fleurs et des fruits de la
Terre. Mes yeux, embués de pleurs, ne distinguent plus que dans un
brouillard les gestes enflammés de l’officiant; ils n’ont pas vu le
calice élevé, le pain céleste rompu. Le vrillement de la clochette
courbe mon front machinal. Mais c’est une vague d’amour qui passe
au-dessus de moi, plus chaude que l’haleine de juin sur les vergers
frémissants et clos.

Quand je relève la tête, la vague est passée. Il se fait un grand vide
autour de mon cœur et les chants qui gonflent leur houle ne sont pour
moi que silence. Je vois Toupine ânonner sur son livre de prières avec
une grimace blafarde. L’abbé Poncebique, l’organiste, se démène
ridiculement à l’harmonium et meut sur le clavier ses grands bras de
faucheux, comme un mitron brasse sa pâte. Rien ne demeure plus du
Paradis entr’ouvert.

Et l’abbé Testard, satisfait de ma bonne tenue pendant l’office,
m’adresse en récompense un regard si protecteur que la chapelle est en
un instant vide de sa musique, de ses parfums et de mon âme.

                   *       *       *       *       *

A la récréation, je cherchai Lortal. Lupé, Prélussin et quelques autres
l’entouraient déjà.

--C’était mieux qu’ici, votre ancienne boîte? demandait Prélussin.

Je notai que, contre l’usage, personne ne le tutoyait.

Lortal semblait d’un autre monde. Il portait des pantalons dont le pli
était exactement marqué, un faux-col blanc et une casquette anglaise.
Ses manières avaient une assurance indolente, une «morbidezza» pleine de
charme.

--Un vrai pacha, dit quelqu’un.

Le surnom lui resta.

--Oh! répondit-il à la question de Prélussin, c’était tout autre chose
qu’ici, chez le père Sauvalet. Chacun avait sa chambre. On pouvait
fumer... à cause des Espagnols!

--Les Espagnols? interrogea avidement Lupé.

Le concierge m’apportait un billet de parloir:

--Votre mère vous attend, monsieur.

Je dus suivre le bonhomme, un peu dépité de laisser Lortal en proie aux
autres. Pour la première fois de ma vie de collégien, je regrettai de
quitter la cour.

Dans le parloir, orné de fauteuils de zinc, de bancs verts et d’arbustes
en pots, ma mère causait avec une dame qui tenait par la main un jeune
garçon d’une dizaine d’années. A mon arrivée, la dame se retourna et je
reconnus la rousse de la chapelle.

--Voici mon grand fils, chère amie, dit ma mère.

--Déjà un homme? fit l’inconnue. En quelle classe entrez-vous, monsieur?

--En rhétorique, madame.

J’étais rouge, gêné d’être vu en uniforme par cette jeune femme. J’eus
honte de ma faiblesse et je la regardai bien en face, presque
effrontément, pour me punir. Sous le réseau de la voilette, ses yeux
étaient couleur d’algue. Les lèvres étaient si carminées que j’eus envie
de rire et qu’il me vint un peu de mépris pour une créature aussi
frivole.

--Charles, dit-elle à son fils, voici ton grand camarade Paul Demurs. Il
te donnera de bons conseils. Tu l’écouteras.

Puis, avec une inflexion de tendresse qui me toucha:

--Puis-je vous confier mon fils, monsieur? Il entre au collège pour y
faire sa première communion. Il est un peu frêle et n’a jamais connu que
la vie de famille. Vous le protégerez. Il vous aimera bien.

Le petit leva les yeux sur moi. Il avait un joli et pâle visage. Il me
tendit la main, serra la mienne avec force. J’étais assez fier de mon
rôle de protecteur.

--Je vous promets, madame, dis-je, de veiller sur mon petit camarade.
Tout le monde lui voudra du bien.

Elle sourit, rassurée.

--Vous allez beaucoup travailler?

--Beaucoup, fis-je avec pédanterie. Tout le monde sait ce que vaut le
baccalauréat. Un pont aux ânes! Mais il faut le passer!

A peine achevais-je de débiter ma tirade que j’en sentis le ridicule.
Mon ton était plus agressif que désinvolte, comme il voulait paraître.
Écolier! Je n’étais qu’un écolier. Elle se moquerait de moi et elle
aurait raison. Elle ne verrait pas que, sous le vernis du collège, je
cachais un esprit mûr pour la beauté et un cœur passionnément avide
d’aimer. Elle ne devinerait pas que je savais par cœur _le Lac_, de
Lamartine, et _les Nuits_, de Musset, et que j’avais lu _Manon Lescaut_.
Elle ne se rappellerait que cette sotte veste bleue à boutons d’or et
mes propos de jeune cuistre.

--Je vous félicite, dit-elle à ma mère. C’est un travailleur. Allons! je
vous laisse. Il faut que je conduise Charles à la lingerie.

Je m’inclinai gravement.

Elle ajouta, en souriant:

--Au revoir! Je vous apporterai des gâteaux un dimanche.

--Quelle est cette dame? demandai-je à ma mère.

--Une jeune amie, veuve depuis peu, Mme Jouvelin; elle m’a promis de
venir te voir. Tu seras gentil avec le petit!

Mme Jouvelin a laissé un bien étrange parfum dans ce parloir. Il traîne
autour de moi comme une chevelure, entre les arbustes en toile cirée.
Jouvelin! Je n’aime pas son nom. Je baptise la rousse, Nourmahal--en
souvenir des _Orientales_.

Nourmahal! votre image s’efface un peu, car, malgré mon courage, je ne
vous ai pas bien regardée. Je sais pourtant que vous êtes belle. Et vous
restez une odeur--l’odeur qui monte des mousselines tièdes en été,
lorsqu’on est près des jeunes filles.

                   *       *       *       *       *

Je suis pris dans un tourbillon de souvenirs odorants. Marion, ma bonne,
quand j’étais tout petit, je ne voulais pas quitter ses bras, à cause de
cette vapeur âcre et douce qu’ils exhalaient. Il y a des femmes qui vous
enveloppent d’un nuage fait d’elles-mêmes: on les hume. Et je pense
aussi à la buée qui monte des champs lorsque l’orage arrose leur croûte
brûlée. Et, quand on ouvrait la porte de l’étable, la nuit, il venait un
souffle épais qui étouffait la lanterne: cela aussi sentait la bête
vivante. Mon enfance, c’est une gerbe d’odeurs. Quand je mourrai, les
bonnes odeurs de ma vie reviendront autour de moi, pour une dernière
fête: l’odeur de la miche chaude, l’odeur des châtaigniers en fleur,
l’odeur de la rivière à travers les arbres, l’odeur des tilleuls et des
seringas de mon jardin, l’odeur des villes que j’ai parcourues--chacune
a la sienne propre (Munich sent le caoutchouc brûlé; Florence, l’iris et
l’urine);--l’odeur des êtres que j’ai aimés: l’un d’eux sentait le petit
pain frais; l’odeur de Nourmahal; l’odeur de moi-même, de mon corps
adolescent, lorsque, certaines nuits d’été, dans la tiédeur étouffante
du dortoir, je respirais mon aisselle avec un plaisir mêlé de honte.
Oui, toutes ces bonnes odeurs reflueront, tous ces fantômes parfumés,
par milliers, par houles, vers mon lit et je ne sentirai pas l’haleine
de la camarde dans l’ombre grésillante de cierges.

                   *       *       *       *       *

--Allons! me dit ma mère... Au revoir, mon cher petit. Travaille bien.
N’oublie pas ton gilet de flanelle. Envoie-nous de bonnes places et de
bonnes notes. Nous pensons à toi. Je suis triste de te quitter.

Ma mère essuie une larme.

Des paroles bourdonnent en moi:

--Pourquoi me laissez-vous? Vous ne comprenez pas que j’étouffe entre
ces murs, que mon cœur éclate. Vous ne comprenez pas que je grandis, que
la vie m’appelle, que tout le jour je suis seul avec sa voix. Vous
m’avez donné des maîtres. Ce n’est pas d’eux que j’avais besoin. Vous
qui pourriez m’acheminer si doucement vers la vie, pourquoi
m’abandonner! Tant pis! J’irai seul vers elle. Je lui demanderai tout ce
qui m’a été refusé; je lui demanderai de me rendre tout l’amour que je
porte en moi et que vous n’avez pas su capter. Déjà, je suis si loin de
vous, par votre faute!

Mais je ne dis rien. A quoi bon! _Ils_ ne comprendraient pas.

--L’internat est une excellente école pour l’enfant, dit mon père.

--Il n’y a pas d’éducation dans les établissements de l’État, dit ma
tante.

La cloche sonne.

                   *       *       *       *       *

Voici l’étude: les plumes brillantes, le buvard frais, les crayons en
bois de rose, si tendres. Mon voisin est un nouveau. Il tourne à droite,
à gauche des yeux de lapin effarouché, des yeux fuyants et doux. Il
semble un peu «fille». Je l’observe, tandis qu’il déploie une véritable
ingéniosité à perdre son temps sans en avoir l’air. De temps en temps il
coule un regard de côté vers moi et sourit.

Je profite d’un moment où le surveillant est inattentif pour décocher un
coup de règle dans les jambes du nouveau.

--Comment t’appelles-tu?

Il me glisse un petit carré de papier. Une écriture allongée, assez
niaise. Saint-Alyre! Et il sourit. Il sourit toujours, avec des lèvres
si humbles, des yeux si lâches que j’ai envie de le battre.

Lortal lit, renversé sur son banc, les jambes croisées comme un
voyageur. Il lit du bout des doigts. Il ne met pas ses pouces dans ses
oreilles, comme nous. Son attitude n’est pas celle d’un écolier, mais
celle d’un homme qui s’abandonne au plaisir de la lecture, et qui n’en
est pas dupe. Quant à l’ouvrage qu’il tient entre ses mains, c’est un
classique: je le reconnais. Mais que de choses inconnues de moi il doit
y découvrir, pour plisser ainsi les lèvres. Lortal ne travaille pas; il
ne travaillera jamais. C’est un grand seigneur. J’ai honte de mes
manchettes de lustrine; j’ai honte d’avoir eu le prix d’excellence;
honte de ma science et de mon effort devant tant de sagesse indolente.
D’ailleurs, que peut-on apprendre dans cette salle d’étude aux vitres
dépolies? Apprendre! il suffit de se promener ou de pêcher à la ligne.
Le soleil, les arbres, l’eau, les blés qui se creusent sous le vent,
voilà qui vous apprend quelque chose. Le jardin des racines grecques
a-t-il quelque rapport avec le jardin des choses créées? Il me semble
que toute connaissance a un goût, un poids, une odeur comme une chair.
Il n’y a qu’à cueillir, à lever le bras dans la fraîcheur des feuilles.
L’Éden! N’était-ce pas le verger de l’esprit? Le bien et le mal
pendaient aux branches de l’arbre comme de gros fruits mûrs. L’arbre
n’était certainement pas un pommier, mais un arbre au beau nom, comme le
mancenillier, un arbre d’une dangereuse mélancolie. Ses branches
effilaient toutes les musiques du monde en éveil. Le serpent balançait
un triangle d’émail vert entre deux globes de feu. Ève le regardait avec
bienveillance, car il était beau comme un collier. Elle aussi avait
envie de mordre dans cette science, pulpe sucrée, lisse comme la peau de
ses bras, de sa nuque qui frissonne à l’haleine des jardins célestes.
Ève! Je l’imaginais mal, un peu à la manière d’une statue, neigeuse dans
le réseau des feuillages, couronnée d’un croissant roux qui fauchait
l’ombre autour d’elle. Mais tant de candeur était d’évocation
difficile...

J’ouvris mon Racine expurgé par le R. P. Pons, S. J. Il s’ouvrit sur ce
vers:

    Mit Claude dans mes bras et Rome à mes genoux.

Mais je savais bien qu’il fallait lire, en dépit du Père:

    Mit Claude dans mon lit...

Ève! L’impératrice! Le soir empourpre les vitres floconneuses.
Saint-Alyre ondule ses boucles avec son porte-plume.



III


L’année scolaire débutait par une retraite de trois jours. Nos maîtres,
pour chasser les souvenirs des vacances, nous imposaient la solitude et
la méditation. Il était interdit de recevoir des lettres ou des visites.
Une discipline spirituelle de tous les instants devait mater les écarts
de notre imagination.

Les oreilles bourdonnantes de sermons, de cantiques et de prières, les
meilleurs d’entre nous s’exerçaient ainsi, dans le silence de l’étude ou
l’ombre de la chapelle, à aiguiser un scalpel qui plus tard trancherait
à vif dans leurs bonheurs. Incapables de ces fortes et logiques
méditations qu’ont enseignées les saints--austère gymnastique de
l’esprit--nous errions à la dérive selon les méandres d’une piété
rêveuse, d’une mélancolie dont la volupté émouvait déjà nos fibres les
plus intimes. En revanche, nous apprenions à démêler l’écheveau de nos
naissantes passions, à scruter les mobiles de nos moindres actes, à
reconnaître le péché sous ses formes les plus innocentes. La confession
nous révélait l’angoisse du scrupule et la douceur de l’aveu, l’abandon
des confidences secrètes. Nous nous interrogions comme des amants qui ne
sont pas sûrs de leurs cœurs. Nous surveillions en nous les nuances si
changeantes de l’amour divin, et déjà nous en éprouvions les heures
brûlantes ou glacées. Celui qui a découvert Dieu demeure altéré de lui;
mais Dieu se dérobe et c’est le supplice de l’attente; et c’est la
sécheresse, l’ennui, le désespoir, tous les tourments de l’autre amour.

Cet entraînement mystique affinait les âmes à l’extrême, en peu de
temps. Je revois quelques-uns de ces visages creusés d’extases précoces;
des yeux languissants, des nuques pliées dans l’oraison comme sous une
caresse invisible; quelque chose enfin dans ces adolescents de trop
penché, de trop frêle et de trop ardent. Je les revois dans l’ombre de
la chapelle ouverte tous les soirs, pendant la récréation, à ceux que
rebutaient les jeux et les bourrades. Nous étions quelques-uns à
chercher l’île déserte. C’était Tissandier avec son nez mince, ses
cheveux filasse, si grand et si voûté pour son âge, qui demeurait
agenouillé, les yeux mi-clos, sans un mouvement, sans apercevoir que son
livre d’heures était tourné à l’envers; Bos, courtaud, très brun, un
vrai Méridional qui avait toujours des prunelles de fiévreux; et aussi
Toupine, l’efflanqué, le balourd Toupine, qui venait s’asseoir dans la
nef obscure, encore parfumée de l’encens matinal. Pourquoi? Parfois,
dans le silence, nous l’entendions croquer discrètement une noisette.
Deux cierges brûlaient à l’autel. Les derniers rayons du jour filtraient
à travers les vitraux, irisant une boucle, la blancheur d’une main. La
porte s’ouvrait. Des rumeurs s’engouffraient, des voix, le claquement du
ballon. Puis de nouveau la paix, la paix fraîche du cloître.

Lorsque je me souviens de ces heures et de ces visages, je songe aux
plantes que les jardiniers forcent dans les serres, à des lis trop
blancs, à des fleurs maladives, à ces tissus éclatants et fragiles qu’un
coup de soleil trop vif ou qu’une bise trop âpre fripera!

                   *       *       *       *       *

La retraite commença.

J’aimais ces journées d’où toute occupation profane était bannie. Dans
la suite des mois scolaires--file interminable et grise--elles
s’ouvraient comme des sous-bois: tunnels de verdure où la lumière danse
entre des colonnes d’ombre. Le collège prenait alors quelque douceur;
les camarades étaient moins brutaux; les maîtres, plus affectueux.
Pendant les études, le surveillant n’avait pas à punir: tous étaient
absorbés dans une torpeur, faite pour la plupart de piété et de paresse.

Cette année-là, le prédicateur était un Jésuite, le Père Nicklaus. Deux
fois par jour pour tout le monde, trois fois pour les premiers
communiants, le Père montait en chaire. C’était un homme long et sec, au
visage parcheminé. Un lorgnon chevauchait le nez mince et courbe. La
voix était belle. Il parlait avec peu de gestes, frappant parfois de la
paume le rebord de bois poli. Au sermon du soir, on n’allumait les
cierges que pour la bénédiction qui suivait. Le Père parlait alors dans
l’ombre; on distinguait seulement le reflet spectral du surplis, le
scintillement furtif des verres. Mais sa voix roulait sous les voûtes,
tour à tour suppliante, menaçante, câline, éclatant en brusques éclats
ou grondant comme l’orage qui s’éloigne, tranchante, impérieuse et de
nouveau onctueuse, insinuante, voilée. Merveilleux comédien du Seigneur!
Il connaissait tous les accents de l’amour et de l’indignation, les
inflexions les plus maternelles de la tendresse, les notes graves du
justicier. Ce flot de paroles entraînait les plus rebelles, pénétrait
les esprits, amollissait les cœurs et, l’office terminé, jetait aux
pieds du Père, qui signait leur front d’un pouce jaune et froid, les
collégiens pantelants.

Ce soir-là, le P. Nicklaus prit pour texte de son sermon ces paroles
farouches:

_Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il sera jeté dehors comme un
sarment; il séchera et on le jettera au feu et il brûlera!_

Péché et damnation! Quels leviers pour peser sur ces âmes d’enfants et
d’adolescents! Le P. Nicklaus ne se faisait pas faute d’en user.

Des gouffres de feu s’ouvraient à chacun de nos pas. Le péché était
partout, précédant le châtiment. Le Maudit avait tendu sur le monde et
ses splendeurs un filet où trébuchaient les imprudents, et dont ils
n’arrachaient les mailles qu’en déchirant leur chair. Le damné guettait
sa proie à toute heure. Malheur à qui ne veillait point! Si la mort le
surprenait, coupable, il roulait dans la géhenne où les supplices ne
cessent pas. Une imagerie forcenée matérialisait pour nous les peines
qui attendaient notre faiblesse: torrents de poix, cataractes de bitume,
citernes de plomb fondu, lacs d’huile bouillante où plongent des grappes
de réprouvés. Et des comparaisons, des métaphores, toute une glose de
bourreaux, méticuleuse, subtile. Les flammes de l’enfer ne consument
pas, mais elles pénètrent toutes les parcelles de la chair damnée; leur
ardeur est plus vive que celle du feu grégeois, qui ronge comme une
lèpre les corps où il s’attache; elles sont à la fois matérielles et
immatérielles et l’âme même du pécheur endure cette ardeur épouvantable.
Ceux que Dieu a rejetés brûlent et craquent comme des sarments. La soif
les tenaille. Et jamais une gorgée d’eau. Jamais ils ne poseront leur
langue craquelée sur ces cristaux embués de fraîche vapeur qu’un atroce
mirage leur présente. Soif! Toujours soif! Recueillez-vous, mes enfants,
et imaginez ce que signifient ces mots: toujours soif.

Et, fermant les yeux, nous évoquions des courses torrides, des plaines
calcinées, nos pieds brûlés par le sable, sous les javelots de cuivre du
soleil, haletant vers d’illusoires palmes...

Dans le silence irrité de mon cœur, je me disais:

--Mensonges! Mensonges! Comment la félicité de Dieu n’est-elle pas
troublée par ces cris d’angoisse! Comment Dieu n’entend-il pas les
damnés? Comment la soif des victimes n’altère-t-elle pas Dieu?

Une révolte crispait mes mains jointes, en songeant à ces saints, à ces
tribus d’anges et d’archanges, aux favoris du Seigneur qui n’entendaient
pas la clameur de souffrance et de rage, la clameur souterraine des
Ardents.

--Mon Dieu! Mon Dieu! Cela n’est pas possible! Vous n’avez pas voulu que
la souffrance fût sans fin. Vous n’avez pas voulu que le bonheur fût
pour les uns, la douleur pour les autres et que les parts ne fussent
jamais changées! Que serait votre Ciel s’il y avait un Enfer! Vous ne
pourriez y demeurer, Seigneur! Vous iriez souffrir avec les maudits.

Je suis de cœur avec les damnés. Mais l’éternité m’épouvante. Le P.
Nicklaus se plaît à donner le vertige à notre raison. Terrible jeu que
de révéler l’infini à un cerveau d’enfant. C’est lui faire faire
provision d’angoisse pour la vie. Infini truqué et mélodramatique que
celui du Père, mais il suffit à dresser devant nous un mur de ténèbres
dont l’ombre s’allongera sur nos jours et sur notre pensée, contre
lequel butera notre raison. La voici, tournoyante, affolée, la raison.
L’enfant s’aperçoit avec stupeur que son univers vacille. Le prêtre
profite du vertige.

Il enfonce en nous cette idée de l’éternité, douloureuse comme une
épine: «Essayez de vous représenter, mes enfants, une sphère de diamant
aussi grande, mille fois plus grande que la terre. Imaginez qu’un oiseau
vienne chaque siècle effleurer d’un coup d’aile ce bloc inaltérable.
Essayez d’estimer les milliards et les milliards d’années nécessaires
pour que le diamant soit usé par l’aile de l’oiseau. Vous n’y
parviendrez pas. Mais à supposer que vous réussissiez à réaliser ce
fabuleux total, ces myriades de jours, de mois et d’ans ne seraient
rien, pas une minute, pas une seconde, par rapport à l’éternité.»

Sophisme puéril dont je flaire l’artifice. Cependant l’éternité pèse sur
moi, suspendue aux voûtes de la chapelle. Elle pèse sur tous ces jeunes
fronts que jaunit la flamme des cierges, tandis que, sous le ciel
d’octobre, s’incendie le dôme des forêts. Premier contact avec l’infini.
Un éclair illumine l’abîme trompeur qui est au delà du temps et de
l’espace. L’âme recule, effarée. L’œil vif du Jésuite cherche sur les
bancs obscurs les élus, les sensibles que ce frisson marquera pour
toujours, en qui s’est plantée la lame empoisonnée de l’angoisse. Ils ne
l’arracheront plus, cette lame! Et combien, des années et des années
plus tard, croyant avoir épuisé toute l’enquête humaine, altérés encore
de la vieille soif de l’au-delà, reviendront à lui, proie docile: «Mon
Père, donnez-nous quelque chose qui ne passe point! Mon Père,
donnez-nous l’éternité!»

Un geste final de bénédiction s’esquisse sur une fresque embrasée.

Les cierges du chœur s’allument. L’abbé Poncebique a pris sa place à
l’harmonium. On chante une prose latine dont j’aime le rythme:

    _Procul recedant somnia
    Et noctium phantasmata
    Hostemque nostrum comprime
    Ne polluantur corpora._

«Éloigne de nous, Seigneur, les songes et les fantômes des nuits et
repousse notre ennemi, afin que nos corps ne connaissent pas la
souillure.»



IV


Lortal accomplit tous les devoirs de la retraite avec une gravité qui me
surprend. Les bras croisés, les yeux fixés sur le chœur, il chante ou
répond aux prières, si correctement pieux que, malgré moi, je murmure:
«Pharisien!». L’abbé Testard l’observe sans bienveillance. Il se méfie
de ce nouveau dont tous les gestes sont mesurés, dont la tenue est
irréprochable, mais qui, sous son masque attentif, semble cacher mille
pensées étrangères. Cependant Lortal est fort bien en cour. Le Supérieur
l’a appelé pendant une récréation et s’est promené avec lui, un moment,
la main affectueusement posée sur son épaule. Fourmeliès ne prodigue pas
les manifestations d’amitié; il est avec nous réservé et distant. Aussi,
bien que Lortal soit ici depuis trois jours, la considération générale
l’entoure. Testard s’en inquiète. Je le devine. Il n’a pas osé
m’entretenir de cette amitié nouvelle. Mais il pressent un danger.

Comme nous sortions de la chapelle, Lortal me prit le bras:

--Dites-moi, commença-t-il,--il n’avait pas perdu l’habitude du
«vous»--on va nous distribuer les billets de confession. Qui dois-je
désigner? Je n’ai aucune idée de ces choses-là.

Sa moue impertinente me charmait et me gênait tout ensemble.

--L’abbé Testard? Non. Un peu gros, un peu paysan. Qu’en dites-vous? Et
puis il voudrait me faire moucharder, sans doute?

--Je ne pense pas, fis-je en rougissant (car Testard avait été mon
confesseur).

--Bah! Vous savez, je n’ai pas confiance. J’ai envie d’aller voir le
jésuite. Ils sont toujours polis, doux comme des femmes. Et puis on peut
causer avec eux... Je préfère, ajouta-t-il, quelqu’un qui ne soit pas de
la maison.

--Mais, objectai-je, le Père n’est là qu’en passant?

--Eh bien, je choisirai Fourmeliès ensuite; il vaut mieux s’adresser à
Dieu qu’à ses saints.

J’admirai ce trait. Le choix du confesseur avait une importance que je
devinais à la façon dont Lortal affirmait sa décision. Lortal me parut
un profond politique sous cette apparence d’ironie et de nonchalance.
Par cette manœuvre, il s’attirait à la fois le respect des surveillants
et la considération des élèves, car l’abbé Fourmeliès était admiré et
craint. Les médiocres n’osaient pas affronter sa direction; les timides,
comme moi, hésitaient à l’importuner de leurs vétilles de conscience.
Mais Lortal avait l’audace d’un esprit supérieur et ne redoutait pas de
passer, chaque semaine, le seuil du fameux cabinet. Il se mettait d’un
coup au-dessus du commun. Il assurait son indépendance. La qualité de
son intelligence et la multiplicité de ses occupations détournaient le
supérieur de la surveillance tatillonne que les maîtres subalternes
exerçaient sur nous. D’autre part je devinai que la sympathie de
Fourmeliès irait vite à cet étrange garçon.

--C’est un bon choix, approuvai-je.

--Pour moi, reprit-il, tout cela n’a que fort peu d’importance.
L’essentiel est d’avoir la paix.

--Sans doute, fis-je légèrement interloqué. Étiez-vous aussi astreints à
choisir un directeur, dans votre ancien collège?

Il sourit.

--Grâce à Dieu! Non. Le père Sauvalet ne s’occupait guère de nous mener
à confesse. La messe, le dimanche, et c’était tout. On sortait deux fois
par semaine avec nos correspondants. Les Espagnols sortaient seuls. Ils
pouvaient aussi fumer dans le jardin, car il n’y avait pas une cour
comme ici, mais un parc avec des arbres et des bancs.

--Pardon, interrompis-je, qui étaient ces Espagnols?

--Des fils de famille! Ils faisaient l’orgueil et la fortune du père
Sauvalet. Quand les uns partaient, d’autres arrivaient. Je n’ai jamais
su pourquoi. Des gaillards, vous savez! Si vous aviez vu Juan de
Carcamo ou Andreas Acevado y Meneses, vêtus de noir--et quelle
coupe!--s’approcher de la Table de Communion, les jours de fête! Tous
les bourgeois de la ville les lorgnaient. Souples, visages maigres,
couleur d’olive, cheveux plaqués. Très beaux vraiment. Et si graves, si
recueillis, les bras croisés! Ils édifiaient tout le monde, les femmes
surtout! Tous les soirs, naturellement, ils sautaient le mur. Sauvalet
le savait, mais bast! Il se rattrapait avec les factures de vaisselle
cassée qu’on lui apportait le lendemain. C’était un homme qui
connaissait son métier d’éducateur.

Le scandale sort de la bouche de Lortal. J’écoute. A mesure qu’il parle,
un travail se fait en moi. Je ne sais rien de lui, sinon que sa voix est
ironique, lointaine, que ses paroles ont une saveur amère et délectable.
Le sens même de ses mots importe peu; ce qui résonne si étrangement dans
mon cœur, c’est leur accent: je ne sais quoi qui fait plaisir et peine,
je ne sais quoi de coupable.

Lortal m’explique les raisons de l’amitié que lui témoigne Fourmeliès.

--Il a beaucoup connu mon oncle Joachim de Los, celui qui est devenu mon
tuteur à la mort de mon père. Ils ont été très liés pendant leur
jeunesse.

Il s’arrête un instant, songeur, puis reprend:

--Un homme étonnant que Joachim. Mon meilleur ami! Je sortais chez lui
deux fois par semaine. Il possédait à A... une maison, un peu en dehors
de la ville, avec une vérandah et un jardin sombre entre des murs très
hauts et dont les allées n’étaient jamais ratissées. Il y avait des
rosiers sauvages et aussi des plantes exotiques dont les feuilles
étaient hérissées de piquants, des plantes pareilles à des bêtes grasses
et sournoises. Les soirs d’été, le jardin de Joachim sentait si fort
qu’on se serait cru dans une cuve de parfums. On n’entendait plus que
les grillons et les crapauds. Mon oncle vivait en sauvage. Il recevait
très peu--presque jamais d’hommes, mais il a eu chez lui quelques belles
créatures...

--Des créatures?

--Oui. Des femmes, quoi! Cela scandalisait les bonnes gens. Mais mon
oncle ne se souciait pas de l’opinion. Les vieux messieurs nommaient sa
maison la Folie de Los. Pauvre Folie! Elle est vendue, maintenant...

--Tu voyais, toi, les femmes qui venaient chez ton oncle?

--Naturellement. Il ne les cachait pas. C’est Elsa Brünner qui m’a fait
fumer ma première cigarette. La grande pianiste, tu sais. Elle avait des
bandeaux noirs, les bras toujours nus et un grain de beauté sur
l’épaule. Si tu l’avais entendue!

Comme je voudrais l’avoir entendue! Et j’imagine le salon de la Folie,
les fenêtres ouvertes sur le jardin, l’odeur nocturne des roses, la
nuque et les bras nus de la femme, la blancheur du clavier. Lortal
l’avait-il embrassée?

Ces vacances, j’avais embrassé Léa, une bonne de ma mère, qui venait le
soir m’emprunter des livres. Je lui prêtais _Manon Lescaut_ et _Paul et
Virginie_ pour lui donner des idées! Elle était belle et portait le
foulard des Bordelaises. Elle se penchait sur mon épaule pour lire les
passages que je lui indiquais comme les plus émouvants. Un soir, je
posai mes lèvres sur son cou dont le velours frôlait ma nuque. Elle se
sauva en riant, tandis que je demeurais, dévoré de honte et mourant du
désir de la suivre.

Un trouble m’envahissait à suivre la démarche des femmes, le mouvement
de leurs bras et de leurs jambes, l’ondulation de leurs bustes. Leurs
gestes avaient des significations secrètes, révélant le mystère des
corps, juste assez pour me désespérer.

Et puis j’étais jaloux de toutes--même des inconnues. L’idée qu’une
femme pouvait se déshabiller devant un homme me révoltait. Toute image
trop vive me causait une souffrance. J’éprouvais parfois le désir d’être
pris entre des bras dont je n’imaginais même pas à quel point ils
peuvent être doux. Mais que souhaiter de plus? Pourtant il y avait autre
chose que je pressentais dans cette inquiétude et ce déchirement.

Et cette envie folle de me cacher dans le cabinet de toilette de la
cousine Nelly? L’idée d’apercevoir Nelly dévêtue me causait un vertige.
Comment concilier tout cela?

Lortal remuait en moi, par la seule évocation de la musicienne au
crépuscule, mille choses ardentes et tristes que je ne pouvais
approfondir. Je me sentis auprès de lui, tout d’un coup, si pauvre, si
humble, si abandonné, que je glissai mon bras sous le sien.

Il me regarda avec une surprise vite réprimée, mais qui ne m’échappa
point. Gêné, je cherchais à dégager mon bras. Il le retint. Pour ce
mouvement, je lui aurais donné, en cette minute, ma vie.

--Vous étiez heureux, là-bas, lui dis-je. Comme vous allez vous ennuyer
ici!

Il ne répondit pas.

Après quelques instants de silence:

--Allez-vous voir le jésuite, décidément? questionna-t-il.

--Demain, oui. Et vous?

--Parbleu! s’exclama-t-il. Il faut bien faire comme tout le monde!

Son rire frôlait le sacrilège.

Une question m’étranglait. Je fus brave.

--Lortal, dis-je, avez-vous la foi!

--Drôle de question! répondit-il. La foi! Tout le monde a une foi! Me
prenez-vous pour un hypocrite?

--Oh! non, protestai-je. Je vous ai demandé cela parce que vous me
semblez parfois tellement plus intelligent que moi, tellement plus
sûr... Je voudrais tant savoir! Moi, je cherche... je cherche...

--Quoi donc?

--Quelque chose à aimer, à aimer d’une façon terrible... ne faire plus
qu’un avec cette chose... tout oublier pour elle... s’oublier
soi-même...

Et je m’enfuis, pour qu’il ne vît pas mon trouble et surtout pour ne pas
entendre de sa bouche des paroles de désolation.



V


Le P. Nicklaus était assis sur une chaise de paille. Auprès de lui un
prie-Dieu pour les pénitents. Le parquet soigneusement ciré luisait sous
la lumière blanche que tamisaient les rideaux. Au mur, un crucifix, une
photographie de Léon XIII, un bénitier avec une branche de buis sèche.

Le visage jaunissant du Père se détachait entre la soutane noire et le
mur blanchi à la chaux. Les yeux se fermaient à demi sous le lorgnon,
laissant filtrer un regard très doux et très aigu qui me pénétra comme
une lame, dès mon entrée dans la pièce. Je me dirigeai vers le prie-Dieu
et me mis à genoux. Le Père posa sa main sur mon épaule.

Dans cette chambre austère, il me semblait tout à coup être transporté à
des milliers de lieues du collège et du monde. J’avais soigneusement
préparé ma confession et tout en observant une scrupuleuse exactitude
dans mon examen de conscience, je concevais quelque vanité d’exposer à
un homme aussi réputé que le P. Nicklaus les raffinements de mes états
d’âme et mes critiques quant au dogme. Le jésuite ne me considérerait
certes pas comme un pénitent ordinaire. Les questions que je lui
poserais lui montreraient ma subtilité d’intelligence. Et voici qu’à
peine introduit dans cette cellule j’oubliais tout. Ce regard qui
s’attachait sur moi perçait jusqu’au fond de mon cœur. Je n’osais le
soutenir, tant l’impression de ma nudité morale était pénible. Cet homme
connaissait mes élans, mes rêves, mes désespoirs. Comme tout cela devait
lui paraître misérable, mesquin! Je m’humiliai, et, pour cacher ma
confusion, j’enfouis mon visage dans mes mains.

Il les écarta doucement.

--Mon enfant, me dit-il, avant que je vous écoute en confesseur,
voulez-vous que nous parlions en amis?

Sa voix n’est plus celle que j’ai entendue à la chapelle, voix d’orateur
ou de comédien, si souple, si chaude.

Il parle bas. C’est un souffle qui glisse entre ses lèvres minces, à
peine entr’ouvertes.

--Demurs, Paul Demurs, n’est-ce pas? Je connais vos parents. Eh bien,
Paul, en quelle classe êtes-vous?

--En première, mon Père.

--Nous disions autrefois en rhétorique! Et vous suivez l’enseignement
classique: latin, grec?

--Oui, mon Père.

J’ajoute, déjà prêt aux confidences:

--Je n’ai de goût que pour les lettres.

Le Père sourit. Il s’en doutait.

--Elles sont l’ornement de notre vie. Mais il ne faut pas chercher dans
les livres une simple délectation de l’esprit. Le jeu de l’intelligence
est un jeu aussi vain et plus dangereux que les grossiers
divertissements de la multitude. Si Dieu vous a fait le don si précieux
de discerner et d’aimer la beauté dans les œuvres des hommes, n’en
mésusez pas. Souvenez-vous que Dieu est le Beau suprême et que tout ce
qui ne le reflète pas est mensonge, faux brillant, fruit plein de
cendre.

Il s’arrêta. Une pendule marquait l’heure dans le silence blanc. Une
boiserie craqua.

--Vous aimez beaucoup la lecture? reprit-il.

--Oui, mon Père. Passionnément!

--Quel mot dans votre bouche, mon enfant! J’espère que vous le prononcez
sans en connaître encore le sens.

Je balbutiai:

--C’est-à-dire, mon Père... C’est mon plus grand plaisir, voilà...

--Bien, bien...

Son regard était d’une impénétrable douceur.

--Et que lisez-vous de préférence?

--Les poètes.

--Virgile? Horace?... Non, on ne sait plus le latin aujourd’hui. Racine,
sans doute?...

--Lamartine.

--Lamartine! Oui, il a écrit _le Crucifix_. Il lui sera beaucoup
pardonné, car il a beaucoup aimé. Mais je redoute pour vous cette
influence, mon enfant. La poésie de Lamartine est bien souvent inspirée
par des attachements impurs. Le plus grave, c’est que cette impureté s’y
dissimule sous les apparences les plus nobles, que la _passion_ (il
insista sur ce mot) s’y exprime avec des accents célestes, que l’amour
de la créature, amour coupable et désordonné, s’y exalte au point
d’égaler en ferveur les débordements de l’amour divin. Oui, confusion
bien dangereuse, pour vous...

Sa voix traîne un peu sur le «vous». Il remit sur mon épaule la main
qu’il avait retirée tout à l’heure.

J’éprouvai un sentiment étrange au contact de ce prêtre immobile dans sa
robe noire, de cet inconnu dont les paroles trouvaient en moi une
résonance si profonde. De nouveau, la différence m’apparut entre le
personnage qui, la veille encore, déclamait dans la chaire et ce
confesseur attentif dont je devinais que, lui aussi, il avait dû
traverser tant de choses mystérieuses, se pencher sur tant d’êtres,
écouter tant de confidences. Et comme il devait bien parler aux femmes!
Bizarre association, je songeai à Lortal. La voix du Père avait un
pouvoir semblable, un pouvoir d’envoûtement. Monotone, elle vous
enveloppait d’une torpeur attendrie où les larmes étaient prêtes à
jaillir. Elle ouvrait les portes d’un monde où la charité et le repentir
s’épanchent comme des sources. Celle de Lortal aussi ouvrait un monde...
un autre. Je m’abandonnai à cette caresse intérieure.

--Oui, mon enfant, disait le Père, je ne vous ai vu que quelques
instants et cependant je vous connais. J’ai pénétré le fond de votre
cœur. Il est pur, ce cœur; il est vibrant et généreux; il s’ouvre à tous
les appels; il voudrait contenir le monde; il voudrait battre à se
rompre, épuiser toute la force de son sang. Il vous semble que vous
n’aimerez jamais assez, ni assez fort, ni assez d’êtres. Vous portez en
vous le besoin de vous donner. Vous allez comme le lévite qui marche à
l’offrande et présente les corbeilles, votre cœur nu exposé sur vos
mains. Mon pauvre enfant, que de dangers vous menacent sur la route!

Il a deviné cette force qui me travaille; il a exprimé l’indéfinissable
qui vit en moi. J’éprouve un orgueil qu’il ait lu tout cela. En même
temps, il m’attendrit sur moi-même. Et je suis là, dans ses mains,
docile, prêt à tous les aveux...

--Avez-vous toujours été très pieux?

--Je crois que oui, mon Père. Autrefois, si j’avais de la peine, je me
réfugiais toujours à la chapelle.

--Dieu était pour vous un ami. Vous lui parliez. Il vous répondait.
Votre premier ami, n’est-ce pas? En avez-vous eu d’autres? Non. Rien que
des camarades? Vous ne vous confiez à personne... C’est de l’orgueil,
cela. Une cause de votre tristesse. Les humbles sont joyeux. Mais Dieu
n’est-il plus une consolation pour vous?

Je n’ose répondre.

--Dites moi tout, Paul, car je puis tout entendre. Il vous semble
parfois que Dieu s’éloigne de votre cœur, qu’il remonte là-haut, dans
les lieux inaccessibles. Lui parti, il ne reste en vous que froideur,
inquiétude, désespoir peut-être. L’_acedia_, disaient les Pères.

Je baisse la tête.

--Je m’en doutais. C’est un grand signe que de s’ennuyer de
Dieu--peut-être même un signe d’élection, ajouta-t-il avec une inflexion
insinuante.

--Et votre foi, votre foi d’enfant? La foi de votre première communion,
l’avez-vous gardée? Avez-vous des doutes? Votre raison vous tend-elle
des pièges? Avez-vous perdu la certitude du cœur?

--Non, mon Père. Mais il se fait de grands changements en moi-même. Je
ne les comprends pas bien. Autrefois, je priais et je trouvais
l’apaisement. J’étais un enfant, aussitôt bercé, aussitôt consolé. Je ne
désirais pas autre chose que cette paix. La discipline elle-même ne
m’était pas pénible. Aujourd’hui...

--Parlez sans crainte.

--Aujourd’hui,--pardonnez-moi si je blasphème,--la prière ne me
satisfait plus. Je suis inquiet, altéré de choses lointaines. J’étouffe
dans ces murs où j’ai vécu. Il me semble qu’il y a au delà un univers
plein de secrets et qui m’attend...

--Et plein d’amertume. Bientôt vous aborderez la vie et vous verrez,
vous que Dieu a marqué pour être à part du troupeau. Vous verrez, quand
vous serez parmi les hommes! En attendant, l’esprit du monde s’empare de
vous. Il vous éloigne de ce sanctuaire où vous veniez vous blottir près
du Christ. Il suscite, dans la brume de votre imagination, des mirages:
tout cela doit être à toi, murmure-t-il. Tout cela: poussière et cendre!

Il réfléchit; puis, plus près de moi:

--Ne vous semble-t-il pas qu’il se lève en vous comme une force?
Si!--Vous vous sentez vigoureux, avide, rayonnant d’énergie, prêt à
forcer tous les vergers de la terre. Puis, le jour suivant, la force
vous abandonne; vous tombez dans une morne langueur; un voile recouvre
le monde. Non, il n’y aura rien pour vous des splendeurs entrevues; vous
ne serez jamais heureux, jamais aimé...

--Oh! Oui, mon Père, jamais aimé, jamais aimé... m’écriai-je, bouleversé
par une description aussi exacte.

Le Père sourit. Nous parlions presque joue à joue. Je distinguai chaque
ride de son visage, les veines de ses tempes, tout le détail des traits:
les lèvres minces, le nez busqué, le front large et barré de deux
sillons. Une flamme brûle dans ses yeux, glisse entre les cils, comme la
lueur d’une lampe à travers des persiennes bien closes.

Comme il est bon et douloureux de voir son âme mise à nu!

--Ces vacances, à la campagne, n’avez-vous pas découvert des choses
inconnues! N’avez-vous pas remarqué la tiédeur du vent, l’odeur de
l’herbe, mille parfums, mille saveurs que vous ne soupçonniez pas
autrefois?--Oui, je ne me trompe pas.--Le visage caressé par la brise,
froissant une feuille, une poignée d’herbe, c’était comme si la vie de
la terre passait en vous!

Lointain, comme s’il se parlait à lui-même:

--L’éveil! murmura-t-il... Ne vous venait-il pas alors des désirs
étranges? N’avez-vous jamais eu auprès de vous un ami? N’avez-vous pas
eu envie de prendre sa main?

--Non, jamais, mon Père.

--Parlez-moi sincèrement. L’amour qui vous préoccupe tant, celui que
vous cherchez dans vos poètes, celui que vous avez rêvé dans le silence
des bois--la nature est si souvent complice de nos sens!--cet amour qui
vous paraît le but suprême de la vie, ce n’est plus, n’est-ce pas? le
sentiment si pur qui vous rapprochait de Dieu?--Oh! ne le niez pas! Ce
n’est plus le même! Il n’y a plus de place pour Dieu seul dans votre
cœur.

--Mon Père, je vous jure...

--Ne jurez pas, mon enfant. L’esprit du mal est très fort. Il revêt
mille figures toutes plus séduisantes les unes que les autres. Il se
dissimule dans les créations les plus éclatantes de Dieu; il se cache
dans les fleurs et dans les vers des poètes; il nous tend une
perpétuelle embûche. Il souille les plus beaux spectacles; il nous
empêche de dépasser les apparences terrestres. Ses poisons sont subtils
et se glissent dans les souffles les plus embaumés. Mon enfant, le péché
est partout. Mais le péché se fait un masque charmant. Le péché vous
parle par la bouche d’un ami; ses accents sont ceux de la tendresse et
de l’amitié. N’en doutez pas. Ces appels qui vous semblent venir de
l’inconnu, ce goût de vivre, vos mélancolies elles-mêmes et vos
désespoirs: ce sont les mille voix du péché.

Il parlait bas. De plus en plus bas. Je sentais son souffle sur mon
oreille.

--Le péché prend la forme de la femme. Oh! certes, il est de pures
amours, de saintes affections. Dieu bénira votre union, si plus tard
vous êtes appelé à l’état du mariage. Mais le temps n’est pas venu d’y
songer. Cet amour, qui tout entier allait vers Dieu, vous l’avez
détourné vers ses créatures. Oh! je vous crois pur, mon enfant, pur
quant aux actes. Mais votre pensée a-t-elle évité toute souillure?
N’avez-vous pas cherché la clef de mystères avilissants? Ce bien-être
sensuel, que vous m’avez avoué sentir par bouffées, ne vous a-t-il
jamais incité à imaginer d’autres plaisirs? Je le crains; je le crains.
Vous vous êtes sans doute trouvé quelquefois auprès de femmes jeunes,
agréables. N’éprouviez-vous pas quelque trouble? Si. N’ayez pas honte,
mon enfant, toutes ces faiblesses sont le propre de notre serve
humanité. N’avez-vous pas souhaité toucher ces cheveux, ce visage, ces
épaules? N’avez-vous pas frémi au contact d’une main? Et surtout
n’avez-vous pas songé qu’il était possible de trouver avec une femme
cette communion que vous ne trouviez plus avec Dieu?

Sans résistance, j’ouvre mon cœur. J’avoue. J’avoue mes curiosités, mes
désirs, mes rêves. J’avoue les livres lus en cachette, un portrait
d’actrice conservé dans mon portefeuille,--des choses plus graves:
comment, un soir, je suis resté dans un coin du salon, avec Nelly; elle
avait passé son bras autour de mon cou, et je sentais la tiédeur de sa
peau sur ma nuque; j’aurais tant voulu que cette soirée n’eût pas de
fin! J’avoue le baiser pris à Léa, le plaisir que me cause le parfum de
Nourmahal. Voici mon Éden entr’ouvert; le jardin secret de mon
adolescence. Je parle. La main que le Père a laissée sur mon épaule fait
courir en moi un fluide de confiance extraordinaire et mille troubles
secrets dont je ne distinguais pas la nature, voici que je les analyse à
l’oreille de cet inconnu, avec une précision passionnée.

Comme il m’écoute, le Père! Il m’interroge les yeux baissés.

--Votre cousine, ce soir-là, avait mis son bras autour de votre cou.
Était-ce une marque d’affection coutumière?

--Oui et non, mon Père. Ce soir-là pour la première fois, j’y ai fait
attention.

--Croyez-vous qu’elle ait remarqué votre trouble?

--Je ne sais. Je ne crois pas. Je demeurais immobile, presque
silencieux. J’étais si bien que je n’osais rien dire. Je n’avais jamais
rien éprouvé de semblable. Si, peut-être, en me baignant dans la
rivière, les soirs d’été... J’aurais voulu mourir. Et il me venait une
grande tristesse, mais plus douce qu’aucune joie. Je ne savais pas
pourquoi j’étais triste, mais pour rien au monde, je n’aurais voulu être
autrement.

--Elle ne vous parlait pas?

--Non. Nous écoutions de la musique.

--Est-elle beaucoup plus âgée que vous?

--Cinq ans.

--Et vous ne désiriez rien de précis; rester seulement auprès d’elle?

--J’aurais voulu qu’elle me serrât très fort dans ses bras.

--Vous n’avez pas essayé de l’embrasser...

--Oh! non.

--Loin d’elle, vous ne l’avez jamais imaginée dans des attitudes
voluptueuses? N’avez-vous pas songé à des rapprochements plus
étroits?...

Il semble hésiter.

--... physiques... des caresses?... Des baisers? Ne l’avez-vous pas
rêvée dévêtue? N’avez-vous pas péché en pensée, avec elle!...

Un silence. La croix d’argent que le Père tient dans sa main tinte
contre un bouton de sa soutane.

L’envoûtement a cessé.

Quel est cet homme qui suit tous les mouvements de mon cœur, qui jouit
de mon trouble? Car il en jouit. Il jouit de mon adolescence; il
l’aspire entre ses lèvres minces; il la caresse de sa main maigre. Se
donne-t-il l’âcre plaisir de ressusciter sa jeunesse?

Ou bien, est-ce pour mieux me briser qu’il profite de mon abandon?

Mon cœur se referme. Il me paraît qu’on l’a voulu forcer. J’ai honte.

Le Père a-t-il deviné ce sursaut? Il se redresse. Le voici dur,
triomphant de ma faiblesse, de la sienne peut-être:

--Mon enfant, l’Ennemi se sert de la femme pour vous entraîner à
l’abîme. La femme est l’amorce du Malin. Outre ses séductions
naturelles, elle se sert, pour vous atteindre, de l’art, de la poésie,
de cette beauté que vous croyez spirituelle et qui n’est que le prestige
de vos sens. La femme rend captive l’âme de l’homme, a dit l’Écriture,
et le Sage l’a jugée amère comme la mort. Elle vous écrasera la tête.

«Vous me disiez tout à l’heure qu’un rideau vous semblait se lever sur
le monde. Mon enfant, ce que ce rideau va vous découvrir n’est
qu’illusion, vains simulacres! Si vous vous approchez pour les
étreindre, vous n’embrasserez que cendre et que pourriture.

«Vous avez besoin d’aimer. Tout votre être appelle l’amour. Cette soif,
vous ne l’apaiserez pas parmi les hommes. Les amis vous trahiront, la
femme vous trahira. Les plus ardentes flammes s’éteignent vite. Je
souhaite que Dieu vous épargne cette agonie de voir mourir ce que l’on a
cru éternel. Cette communion que vous rêvez entre deux créatures!
Mensonge, folie. Au fond de toute passion, le doute, l’inquiétude, le
remords. L’amour humain n’est qu’une haine déguisée.

«Ce royaume de délices, dont la perspective vous émeut dans le secret de
votre cœur, vous en aurez vite parcouru tous les détours. Il ne vous
restera qu’amertume. Vous connaîtrez ce qui demeure du plaisir: la
honte. Le plaisir charnel souillera votre corps et votre esprit. Vous
traînerez la volupté comme un boulet!

«Et même, s’il vous arrivait de trouver en une créature l’apaisement de
votre cœur, songez que cette créature est périssable, que la mort la
ronge lentement, comme vous, comme moi; qu’elle vieillira, qu’elle se
défera fibre par fibre entre vos bras impuissants. Un jour, c’est un
squelette que vous presserez sur votre poitrine, une poignée d’ossements
que vous étreindrez. La mort! La mort partout! Et vous, avide
d’éternité...

«Vous n’êtes pas fait pour le monde. Dieu vous réserve à d’autres
délices. Vous avez entrevu la lumière. Vous ne pourrez plus vous en
passer. Rien ne rassasie plus qui a goûté le sang du Christ. L’infini
vous a mordu. Mortifiez cette chair qui vous égare, cette chair vouée à
la corruption. Rejetez de vous l’ami dont les paroles sont erreur, la
femme dont le désir vous écarte de Dieu. Soyez impitoyable pour sauver
votre âme: elle n’a pas de prix!»

                   *       *       *       *       *

Le jésuite s’acharne. Son regard a perdu toute douceur. Il prêche. Il
saccage l’Éden où s’est ébattue ma pensée et dont il ne reste, sous ses
coups, que ruine et corruption. Il étale un suaire sur ce monde rêvé.

Sa parole s’adoucit. Il murmure, les mains jointes:

--Récitez le _Confiteor_!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis sorti de la petite chambre, sans en emporter le repos, l’âme
plus lourde encore d’inquiétude. Cet homme a meurtri mon cœur. Les
souvenirs, les images que j’ai étalés devant lui, les vers des poètes
aimés, le parfum des femmes qui ont passé près de moi, les paroles de
Lortal, tout cela tourbillonne comme un nuage de fleurs d’amandier
balayé par une rafale.

Dans le couloir, plusieurs élèves attendaient leur tour, agenouillés le
long des murs plâtreux. J’aperçus la nuque blonde de Charles Jouvelin.
Je m’approchai et je vis qu’il pleurait.

Lortal m’a dit en riant:

--Êtes-vous content de votre jésuite? Moi, enchanté. Nous avons bavardé
comme deux amis.



VI


Les jours s’écoulent maintenant, identiques, réglés par un horaire
minutieux. Les marronniers de la cour sont dépouillés de leurs dernières
feuilles et agitent leurs bras nus vers un ciel de plomb. Les heures
d’étude, de classe et de récréation se succèdent, monotones. On se lève
avant l’aube au son de la clochette; on s’habille lentement à la
lumière; puis on descend en rang dans les salles d’étude. Il fait froid:
il n’y a point de feu. On s’emmitoufle dans sa pèlerine, en attendant
que la chaleur des becs de gaz ait élevé la température. Quelques-uns
font du chocolat, en cachette, sous les pupitres, avec de petites lampes
à alcool. Le surveillant sommeille encore, le col de sa douillette
relevé. Peu à peu les vitres blêmissent...

Ensuite, c’est la classe. Notre professeur, l’abbé Gerboux, a le front
et les joues couturés de petite vérole, un visage rond, des yeux en
boule sous ses verres. Il parle d’une voix sèche, désagréable, et manque
de souffle. C’est un maître médiocre. Il prépare les élèves de
Saint-Julien au baccalauréat, depuis quinze ans, enseignant à la fois,
selon la méthode des collèges religieux, le latin, le grec, la
littérature française, l’histoire et la géographie. Et quel
enseignement! Les tragédies classiques expurgées, les _Provinciales_
raccourcies, le _Tartufe_ revu et corrigé par un chanoine, Voltaire
réduit à cinq cents vers de _Zaïre_ et quatre pages de _Zadig_, des
tronçons de Lamartine, de Hugo, de Musset.

La pensée était châtrée, sournoisement. L’Union chrétienne des
librairies répandait par milliers, à l’usage des établissements bien
pensants, des textes dont je découvrais peu à peu le maquillage pudibond
ou dévot. Le jour où il m’advint de comparer la véritable scène V du
quatrième acte de _Tartufe_ avec la version du chanoine X..., je fus
pris d’un accès de rage. Ce fut ma première révolte.

Je n’aimais pas l’abbé Gerboux qui, d’ailleurs, me rendait bien mon
antipathie. Gerboux présidait une congrégation formée par les élèves de
toutes les divisions qui se distinguaient par leur piété. Il avait cru
flairer en moi une proie facile et sollicité ma candidature à la
congrégation dont j’aurais rehaussé l’éclat, étant le premier de ma
classe. Mais ma répulsion était trop forte. Elle ne demeura pas
inaperçue de Gerboux. Dès lors il me poursuivit de son hostilité. Il
mêla d’abord un fiel douceâtre à ses prévenances, glissa à de vagues
menaces, puis ne dissimula plus qu’il me considérait comme une brebis
égarée. Il s’entretenait souvent à mon sujet avec Testard. Celui-ci
prenait encore ma défense. Mais une commune antipathie les unissait
contre Lortal.

Ils soupçonnaient que cet étrange garçon,--plus mûr que nous
tous,--autour duquel se groupaient les élèves les plus intelligents et
aussi les plus indisciplinés, exerçait une influence sur l’esprit de la
division. A ce souci se joignait chez Testard un sentiment curieux chez
un prêtre,--et sans doute inconscient,--la jalousie.

Le pouvoir de Lortal ne se faisait sentir sur aucun de ceux qui
l’entouraient: Lupé, Maclas, Saint-Alyre, avec plus de force que sur
moi. Testard s’en apercevait bien et de là son rapprochement avec
Gerboux en vue de nous séparer et d’isoler Lortal.

En vérité, j’étais moi-même surpris du changement que j’observais en moi
et dont il me fallait reconnaître que mon ami était l’artisan,
indifférent sans doute, mais efficace. Toutes les contraintes que
j’avais acceptées jusqu’ici, toutes les vertus d’obéissance et
d’humilité que l’on nous prêchait sans répit, me devenaient de plus en
plus odieuses. La satisfaction du devoir accompli n’était plus qu’un
condiment bien fade à cette vie plus fade encore, enserrée entre ces
murs gris. Deux années me séparaient encore de l’autre vie, de la vraie,
de celle que j’espérais avec tant de ferveur, malgré les paroles
désabusées du P. Nicklaus. Deux années! Quelle interminable série de
jours à passer sous les yeux de l’abbé Testard! Moi qui m’étais jadis si
doucement plié à ce petit monde, souffrant, il est vrai, de ma solitude,
mais appliqué à mes besognes, engourdi par le rythme régulier des jours,
depuis que Lortal était là, l’appareil coutumier de l’existence
m’écœurait.

Étrange situation que celle de mon ami. Lortal vivait de la même vie que
nous; il avait sa place à l’étude et au réfectoire comme nous; c’était
un élève comme nous, et même fort paresseux. Et pourtant, maîtres et
camarades avaient saisi l’élément subtil qui le séparait d’eux. Testard,
qui le détestait, n’osa jamais le punir. Gerboux se contentait de
tourner férocement vers lui ses prunelles en boule. L’abbé Mirepuy, le
professeur de philosophie, avait un penchant pour cet élève intelligent
qui travaillait si mal. Quant au supérieur Fourmeliès, il avait coutume,
en passant dans la cour ou au réfectoire, d’adresser cordialement la
parole à Lortal.

Quand j’évoque maintenant la figure de Lortal, je songe à ces capitaines
d’aventure qui n’ont jamais manqué de matelots pour les plus lointaines
et les plus dangereuses traversées. Mon ami était de leur famille. Il
possédait le don de gagner le cœur des hommes, et l’art, même en les
tourmentant, de ne point les perdre.

Car Lortal était cruel. Je n’ai jamais bien démêlé ce qu’il y avait de
volontaire et d’instinctif dans ce caractère. Lortal prenait-il plaisir
à faire souffrir ceux qui s’attachaient à lui? Obéissait-il à sa
fantaisie, ignorant ou insoucieux de la peine d’un ami? Je ne saurais,
même aujourd’hui, dans le recueillement du souvenir, me prononcer.
Toujours est-il que sa nature, pleine de sursauts imprévus, me réserva,
dès le début de notre amitié, bien des étonnements--souvent douloureux.

                   *       *       *       *       *

Deux fois par semaine, la division allait en promenade sous la conduite
de Testard. On marchait trois par trois, suivant le vieil adage
pédagogique: _nunquam duo, semper tres_. Le silence n’était rompu qu’à
la sortie de la ville. L’hiver, la promenade avait lieu au début de
l’après-midi; on suivait une route quelconque, sous la pluie fine, entre
des champs lépreux et des bois effeuillés, sans but, sans joie. L’été,
on partait à quatre et l’on ne revenait qu’à la nuit; on prenait des
sentiers à travers bois, et c’étaient de longues haltes, sous les
arbres, auprès des ruisseaux. Alors on pouvait emporter un livre et
lire, couché par terre, avec des fils d’herbe entre les pages, des ronds
de soleil et de grandes portées d’ombre. Mais, hiver ou été, la
traversée de la ville en troupeau me remplissait de honte. Et s’il
m’arrivait de croiser une personne de connaissance--cette année-là, je
redoutais Mme Jouvelin à l’égal de la mort,--je rougissais en soulevant
ma casquette.

La grande affaire était de se placer pour la promenade. On choisissait
ses deux compagnons à l’avance. Certains trios demeuraient inséparables,
bien que cette fidélité fût suspecte. Ceux qui n’avaient pas trouvé de
compagnons au dernier moment étaient placés d’autorité. Il y avait
toujours des laissés-pour-compte errant lamentablement sur les flancs de
la colonne et que Testard groupait arbitrairement, non sans brutalité et
sans quelque mépris pour ces pauvres hères au rebut. J’avais depuis
longtemps pour compagnon Toupine dont j’appréciais la sagesse de
ruminant et le petit Saint-Alyre que j’aimais pour l’usage immodéré
qu’il faisait des romans en fascicules à 0 fr. 95. Saint-Alyre--il me
damait le pion en version latine--était ravitaillé par un externe de ces
publications aux illustrations pathétiques qui ont vulgarisé pour les
lecteurs d’omnibus la psychologie mondaine de M. Paul Hervieu ou les
raffinements sentimentaux de M. Michel Provins. Saint-Alyre vivait dans
un royaume idéal peuplé par les héroïnes adultères du roman
contemporain. Il rêvait de voilettes épaisses, de bouquets de Parme
oubliés sur les guéridons, de baisers en fiacre et d’équivoques
étreintes dans les parcs de châteaux, à l’heure des retours de chasse,
lorsque les derniers appels des cors courbent les cavaliers sous les
branches basses, dans les futaies ensanglantées de crépuscule.

Mais je n’hésitai pas à sacrifier Toupine, lorsqu’il s’agit d’engager
Lortal à se placer avec Saint-Alyre et moi. Il accepta. Je crus sa
promesse définitive. Les promenades tant détestées m’apparurent alors
comme des heures délicieuses où l’amitié acquerrait tout son prix.
Hélas! la semaine suivante, quelle ne fut pas ma surprise de voir Lortal
flanqué de Lupé et de Salayrac, un rustre, courtaud et brun, pour qui
mon ami manifestait parfois une inexplicable prédilection.

--Vous n’êtes que deux, dit ironiquement Testard en s’adressant à
Saint-Alyre et à moi.

Et d’office il nous adjoignit Ciboule, un pauvre d’esprit, bègue par
comble d’infortune et que tout le monde moquait.

A me voir ainsi abandonné, mon dépit fut des plus vifs. Mon étonnement
ne fut pas moindre à constater le plaisir que prenait Lortal à écouter
Salayrac. Le verbe haut, le cheveu dru, Salayrac était un cancre jovial,
merveilleusement doué pour tenir un jour son rang dans une assemblée
parlementaire. Il sacrait et jurait comme un bon diable et tapait dans
le dos de Lortal pour qui il ne partageait pas notre craintive
vénération. Fils d’un fermier, les repas de noces auxquels l’avait
conduit son père avaient meublé son esprit d’un folk-lore égrillard dont
s’ébaudissait Lortal. Les déportements des curés et de leurs servantes
en formaient le thème inépuisable. «Écoute une bonne rigolade!»
disait-il à Lortal en lui passant le bras autour de la taille. Et Lortal
riait aux éclats. J’en avais honte pour lui, car je méprisais Salayrac
et je l’enviais.

Salayrac se vantait de connaître les femmes «et la manière de s’en
servir», ajoutait-il en clignant de l’œil. Son cynisme m’était odieux,
d’autant plus odieux que ces histoires de filles culbutées dans les
meules me laissaient quand même une espèce de fièvre. Oui, il fallait
bien l’avouer! J’enviais ce Don Juan pour gardeuses de vaches; je
l’enviais d’une envie secrète et basse, bien que sa grosse joie me fît
mal. Salayrac regardait les femmes dans les yeux et faisait claquer sa
langue; il envoyait des baisers aux blanchisseuses dans le dos de
Testard. Salayrac avait eu des maîtresses, les soirs de vendange ou de
fenaison; cela se sentait à sa désinvolture, à son insolence, à cette
façon de souiller l’amour... l’amour que mon ignorance revêtait d’une
pureté indécise. Je détestais Salayrac parce qu’avec son rire et ses
gaudrioles il me semblait insulter toutes les femmes et que j’en
subissais l’outrage dans mon cœur. Comment Lortal, si délicat, Lortal
qui avait connu dans le jardin de la «Folie» des femmes si belles et, je
pensais, si pures, pouvait-il se plaire en compagnie de ce coq de
village?

Je n’osais le lui demander. Pas une fois ce jour-là il ne se tourna vers
moi. Le monde me parut voilé d’une taie grise. Eh! quoi! c’était donc
cela l’amitié. Tout lui portait ombrage; un sourire la blessait à mort;
une plaisanterie la tuait. Le P. Nicklaus n’avait-il pas raison? En
dehors de Dieu, vanité et amertume.

En vain Saint-Alyre, enflammé, me contait-il la course funèbre de Julia
de Trécœur. Mon esprit était bien loin d’Octave Feuillet. Un ciel
d’hiver pesait sur la campagne. Nos pas sonnaient sur la route infinie.
Nous fîmes une courte halte, et, quand nous regagnâmes la ville, le
soleil élargissait une tache pourpre dans la brume. Les lampes des
faubourgs s’allumèrent. Chaque fenêtre cachait un cœur souffrant; une
humble douleur palpitait derrière chaque vitre...

                   *       *       *       *       *

L’étude du soir. J’ouvre mes livres, mes cahiers reliés d’une belle
toile cirée et froide. J’aime ces pages blanches où l’on met son devoir
«au propre». Ce steppe neigeux, éclatant sous la lampe, les mots que je
trace le parcourent comme des caravanes. Les petits signes noirs
chevauchent à travers l’étendue vierge. La plume mord bien sur la
feuille. Je m’applique. Gerboux sera obligé de reconnaître ma
supériorité. Peut-être lira-t-il ma composition en classe. Lortal verra
que j’ai du style, que _j’écris bien_.

L’étude du soir est si longue qu’au début elle ne paraît pas devoir
finir. Travail et rêve se confondent. Il m’arrive de ne plus entendre le
bruit des dictionnaires feuilletés, de ne plus rien voir que cette page
lumineuse où court ma plume. La nuit accole aux vitres son mufle bleu.
Le gaz chante. Les heures s’abolissent.

Comme l’étude touche à sa fin, mon voisin me pousse le coude et me
glisse, sous la table, une enveloppe. Je l’ouvre.

C’est un petit paysage en trois ou quatre couleurs, au crayon. Une
route,--la route suivie en promenade--quelques arbres tordus sur le
couchant, un trait pourpre d’horizon. C’est tout.

J’ai conservé ce dessin. Je le reprends quelquefois et la même émotion
se dégage de ces lignes puériles. Ce soir-là, je ne pus détacher mes
yeux de cette image. Il naissait d’elle un bonheur calme, un apaisement.
Ce carré de papier me parut une île baignée de soleil, mouvante de
feuillages. Il suffisait à me faire oublier l’étude, le devoir, la
réalité. Ce que je découvrais dans ce médiocre chef-d’œuvre, c’était,
sinon la beauté, du moins le rêve, et les œuvres des maîtres ne m’ont
pas mieux ouvert plus tard le séjour des bienheureux.

Le dessin était signé J. L. dans un coin. Mais Lortal ne m’en parla
jamais.



VII


--Lortal, au parloir! cria Testard.

L’abbé s’avançait vers nous, un billet de visite à la main. Lortal le
prit, jeta un coup d’œil indifférent et s’éloigna.

C’était la première fois que mon ami recevait une visite.

--Vous ne savez plus que devenir maintenant, me dit Testard, quand vous
n’avez plus votre Lortal. Si cela ne dépendait que de vous, vous ne vous
sépareriez jamais.

--C’est bien possible, répondis-je ironiquement. Y voyez-vous un
inconvénient?

--J’en vois plusieurs et des plus graves. Je suis résolu à faire cesser
une intimité qui devient scandaleuse. S’il le faut, je préviendrai M. le
Supérieur.

--Ne vous gênez pas!

--Vous me bravez, mon petit. Vous avez tort. Car c’est moi, croyez-le
bien, qui aurai le dernier mot. Je ne veux plus de cet exemple dans la
division; je ne veux pas de ces _a parte_, de ces conversations dont je
suis malheureusement en droit de supposer qu’elles ne sont pas celles de
jeunes gens chrétiens.

--Soupçon gratuit!

--Plût au ciel que vous fussiez aussi innocent que vous voulez en avoir
l’air. Mais vous me comprenez fort bien.

Et, changeant brusquement de ton:

--Voyons, Paul! Ne vous souvenez-vous plus de vos premières années dans
ce collège? Pour vous, j’ai été tout de suite un ami, jamais un maître.
Sans moi, la vie vous aurait été difficile. Vous n’avez pas réussi à
vous faire aimer de vos camarades. Ils vous ont toujours jugé trop fier,
trop intelligent pour eux. Car, intelligent, vous l’êtes et vous ne
l’êtes même que trop! Comment m’avez-vous récompensé de mes bontés?

--Vous eussiez voulu faire de moi un mouchard, sans doute?

Une poussée de haine me soulève. Les joues couperosées de cet homme, sa
voix cauteleuse m’écœurent au point que je ne songe plus à mes paroles.

--Mon enfant, vous m’insultez. Je vous pardonne, car vous n’êtes pas
maître de vous. Je ne sais quel esprit malin vous possède. Comme vous
avez changé! Qu’est devenu l’enfant docile, pieux, aimant?...

--Aimant! Mais je ne vous ai jamais aimé, jamais!

Et je martèle ce mot avec rage.

L’abbé Testard fait un grand effort sur lui-même. Il sourit.

--J’ai cru à votre affection. La mienne ne tendait qu’à faire de vous
l’enfant préféré du Seigneur!

--Et c’est pour cela que vous veniez, chaque soir, me parler au dortoir,
pour me faire insulter, le lendemain, par mes camarades.

Testard devient écarlate. Il va lever la main sur moi.

--Petit misérable! Votre âme est plus corrompue encore que je ne le
croyais. Quel venin faut-il que l’on ait versé en vous? Comme j’avais
raison de redouter pour vous la société de certains êtres qui
contaminent tout ce qu’ils touchent! Ah! je ne me trompais pas. Mais il
faut couper le mal dans sa racine et je n’hésiterai pas.

--Le mal? dis-je exaspéré. Mais quel mal? Parlez franchement!

--Vous ne comprenez que trop! Oui, c’est un mal que cette amitié
exclusive, que ces interminables causeries dans la cour, en promenade.
De quoi parlez-vous? De quoi parlez-vous? Avouez-le. Vous n’osez pas,
évidemment! Mais je le sais. Je flaire le péché où il se trouve. Et je
le déracinerai, soyez-en sûr, quoi qu’il en coûte. Vous étiez pur, mon
enfant, autrefois. Je crains que vous ne le soyez plus. Hélas! cela se
devine. La pureté se lit sur le visage, dans les yeux. Vous avez perdu
votre rire, votre gaîté, votre ferveur. Prenez garde! Vous perdrez aussi
cette intelligence dont vous êtes si fier. Le mal dégrade tout, même
l’esprit. Quand le ver est dans le fruit, il n’y a plus d’espoir... à
moins de trancher à vif--tout de suite.

--Paul, ajoute-t-il avec une rauque tendresse, Paul, renoncez à l’ami
qui vous éloigne de Dieu!

Il se penchait sur moi. Je me rejetai en arrière.

--Jamais! m’écriai-je. Je ne comprends rien à ce que vous dites. Vous
voyez le mal partout, surtout où il n’est pas. Vous accusez nos
conversations. Écoutez un peu celles des autres! S’il y a un type propre
ici, c’est Lortal. Mais vous ne pouvez pas le comprendre. C’est mon ami.
Il le restera. Vous n’avez rien à voir avec mes affections. Je ne suis
plus un gamin. Je suis libre de me lier avec qui me plaît!

Je trouvais dans mon amitié attaquée une énergie supérieure. Lortal eût
été fier de moi! Testard ne devait plus reconnaître dans ce révolté
l’élève timide qu’il avait jadis devant lui.

--Oui, repris-je, vous ne voyez que le mal. Vous finirez par me faire
prendre Dieu en horreur!

--Vous blasphémez maintenant! C’est complet!

Il me saisit le bras qu’il serra violemment.

--Alors, c’est la guerre entre nous, fit-il, les dents serrées, le
visage cramoisi. Vous la voulez! Vous l’aurez!

--Lâchez-moi! éclatai-je, blême de colère. Lâchez-moi! La guerre si vous
voulez! Je m’en fiche!

Il desserra son étreinte et je m’éloignai, le cœur palpitant de révolte.
Notre colloque avait été observé par mes camarades et sa violence ne
leur avait pas échappé.

Je demeurai seul, à arpenter le préau, tout frémissant de mon amitié
menacée. Quelles raisons avaient pu provoquer la sortie de Testard?

Ces raisons m’apparaissaient peu à peu.

Dès mon arrivée au collège, Testard m’avait entouré d’une affection
assez exclusive et qui portait à jaser. Il avait pris l’habitude--en
dépit du règlement fort rigoureux sur ce chapitre--de venir me parler le
soir, au dortoir. Tandis que les souffles des dormeurs s’égalisaient, il
se penchait au-dessus de mon lit, embuant mon front d’une haleine encore
chargée de vin. Je n’aimais guère ces causeries. Cependant je n’osais
pas toujours feindre de dormir, lorsque j’entendais ses pas feutrés par
le linoléum. Parfois un voisin mal endormi percevait notre chuchotement,
distinguait la forme noire de l’abbé. Et, le lendemain, les sarcasmes
les plus humiliants ne m’étaient pas épargnés.

Les années précédentes, Testard m’inquiétait; mais je profitais assez
bassement de sa faveur. Un surveillant qui vous veut du bien peut
accorder mille riens qui rendent supportable la vie du collège. Testard
ne me refusait aucune autorisation, fermait les yeux sur les libertés
que je prenais avec le règlement. J’étais assez subtil pour exercer sur
lui une sorte de chantage. Quel plaisir éprouvait cet homme, si fruste
en apparence, dans la compagnie presque clandestine d’un enfant, d’un
tout jeune homme? Quel agrément trouvait-il à me chuchoter, dans
l’ombre, des tirades d’une fade dévotion, empreintes d’une chaleur que
je ne soupçonnais pas équivoque? Je ne m’étais jamais occupé de
l’éclaircir. Je connaissais mon pouvoir. Si Testard ne m’avait pas donné
pleine satisfaction dans le jour, je tirais ma couverture jusqu’aux yeux
et j’affectais le plus profond sommeil. L’abbé se penchait, considérait
quelques instants le dormeur et s’éloignait après m’avoir effleuré le
front d’un geste qui pouvait être une bénédiction.

Cette protection me paraissait maintenant tout à fait déplacée. Depuis
que Lortal était mon ami, Testard m’était odieux. Sa vulgarité avait
éclaté. Je le jugeais brutal et borné. Les derniers vestiges de
reconnaissance s’effaçaient, laissant la place à une antipathie d’autant
plus vive que l’attachement de cet homme m’avait servi. «Ingrat!» me
reprochais-je par instants, mais je trouvais une sorte de plaisir dans
l’acharnement de mon ingratitude. Je devenais frondeur. Je le bravais.
Il fut un peu lent à s’en apercevoir; mais le jour où il tenta de me
confisquer les _Émaux et Camées_ qu’il estimait devoir être expurgés, il
reçut comme une gifle l’éclat de rire insultant dont je gratifiai son
geste. Ce fut si net qu’une onde rouge courut sur sa large nuque et
qu’il me regarda une seconde avec une tristesse étonnée. Sans doute me
serais-je attendri et lui aurais-je pardonné sa balourdise, si je
n’avais aperçu Lortal tourné vers moi et souriant.

Un sentiment violent donne de la clairvoyance aux plus obtus. Testard
comprit. Il fut jaloux.

Cet homme, qui jadis me parut seulement frénétique et ridicule, c’est
sous un autre angle que je le vois aujourd’hui--presque tragique.

L’abbé Testard, qui assommerait un bœuf, entré à dix ans au petit
séminaire, observe rigoureusement les préceptes. Où ira cette force qui
lui met le sang aux oreilles, le feu aux moelles, cette force montée de
la terre dont il est si proche? Nulle part. Elle l’étouffe. Quelle
agonie, les soirs de mai, lorsque les feuillages gonflés de sève bougent
sous sa fenêtre, lorsque la brise tiède, alourdie de pollens, dessèche
sa gorge, lorsque l’immense nuit, porteuse de parfums et de songes,
assiège sa solitude! Il ferme sa fenêtre aux ténèbres perfides, ouvre un
livre. Il ne peut lire. Il se jette sur son prie-Dieu, appelle le
Seigneur; mais le Seigneur ne vient pas. Testard n’est pas un mystique.
Il ne sait pas s’entretenir avec Dieu qui lui est un maître dur, non un
confident. Testard ne songe pas aux femmes, car il a grandi dans
l’horreur du péché de luxure. Il ne transige pas avec la chair. Et
pourtant il lui faut aimer!

Ses supérieurs font de Testard un surveillant dans un collège. Jardin
d’adolescences! Quoi de plus digne d’être aimé que cette jeunesse! Et
quel amour plus pur que celui de ces âmes en éclosion! Testard se
promène lentement dans le dortoir dont les persiennes laissent filtrer
la chaleur angoissante de la nuit. Les lits, blancs cercueils,
s’allongent sous les veilleuses. Les respirations des dormeurs se
confondent en un seul souffle, qui s’élève et s’abaisse, pareil à une
rumeur de marée. L’homme solitaire rêve parmi ces jeunes vies
sommeillantes. Dans les vergers craquent les bourgeons nocturnes. La vie
continue sa lente poussée, baignée d’aromes, sous le ciel où s’amasse
une pluie aux larmes tièdes. Il faut aimer. L’homme se penche sur un
front, recouvre une épaule. L’un de nous ne dort pas. Testard lui parle.
Cette âme d’enfant--combien malléable, docile à toutes les
empreintes!--Testard voudrait la marquer d’un signe indélébile. Il
voudrait que cette âme fût à lui: il l’offrirait à Dieu. Du moins, il le
croit. Il est sincère. Pour la lui prendre, il ne peut y avoir que
l’Ennemi, le Malin. Il la couve, jalousement.

Ainsi la foi lui est un subterfuge. Il y a en lui une force qui veille,
qui caresse sa nuque de fiévreuses ondées, qui met une flamme dans ses
yeux. C’est une âme qu’il aime et qu’il veut sauver. Cependant la main
qu’il pose sur le front de l’adolescent est si brûlante que l’adolescent
a peur et presque honte.

                   *       *       *       *       *

Mon amitié pour Lortal blessait profondément Testard. Mais il était
inconscient de sa jalousie, des raisons obscures qui le portaient à
s’acharner contre nous. L’exubérance de sa nature s’était canalisée en
un besoin de domination, en un despotisme sentimental. Sa conviction, sa
foi, la certitude de sa pureté étayaient encore cette volonté
tyrannique. De bonne foi, l’abbé ne pouvait admettre qu’on lui résistât,
à moins d’être un mécréant ou un vicieux. Comment n’aurait-il pas vu en
mon ami une sorte de valet du démon?

La menace qu’il faisait peser sur elle exaspérait mon amitié nouvelle et
si vivace: cette amitié masculine, plus robuste et aussi exclusive que
l’amour, élan à deux vers la vie et vers l’action. Mon grand
camarade--car Lortal me paraît grand, plus grand que moi, plus que moi
détaché de l’enfance,--comme je te suivrais, si tu voulais partir! Comme
les routes seraient belles! Et la mer... Vagabond, matelot, à ton gré,
pourvu qu’on marche côte à côte, que je sente sur mon épaule la force
ramassée de ta main!

Il me vient une soudaine ivresse à respirer cette amitié surgie du soir
qui tombe. Une énergie nouvelle palpite en moi. Cette goutte d’eau sur
mon front? Est-ce la pluie? N’est-ce pas plutôt l’embrun du large qui
m’apporte l’appel d’un océan? Compagnon, nous sommes faits pour
l’immensité, pour la route sans fin! Compagnon, à ton côté, mes muscles
se tendent, comme de bons ressorts. Auprès de toi, mon camarade, je me
sens le goût d’être un homme!

                   *       *       *       *       *

Le camarade accourt du parloir.

--Grande nouvelle! me crie-t-il. Les Miromps de Rochebuque s’installent
ici, à Aubenac.

--Qui donc? dis-je surpris.

--Des parents à moi. Mathilde Miromps est la sœur de mon tuteur, Joachim
de Los. Beaucoup plus jeune que son frère, d’ailleurs. Elle a épousé
Miromps qui se fait appeler de Rochebuque et qui a des haras dans la
région. Ils ont fait mettre à neuf un vieil hôtel de la rue Jaladis. Ils
vont recevoir. Ils nous feront sortir, car j’ai parlé de toi à Mathilde.

--A ta tante?

--En effet. Mais je l’appelle Mathilde. Nous avons été élevés ensemble.
Je suis sûr qu’elle te plaira. Si romanesque, cette pauvre Mathilde!

--Pauvre! N’est-elle pas heureuse?

Lortal éclate de rire.

--Heureuse! Comment ne serait-elle pas heureuse? Avec un pareil mari,
l’illustre Miromps, le plus glorieux maquignon de France, Miromps qui
fleure si délicatement l’écurie! Joli ménage! Mathilde, vingt-trois ans!
Miromps, cinquante-cinq et du poil gris dans les oreilles. Bien
conservé, d’ailleurs!

--Mais comment l’a-t-elle épousé?

--Bah! _Quien sabe!_ comme disait Manuel Acevedo. Les femmes sont
folles--ou trop sages--ce qui revient au même.

Je raconte à Lortal mon altercation avec Testard. Mais il n’y prête
aucune attention. Il est fort excité. Pourtant c’est notre amitié qui
est en danger! Lortal est de bonne humeur. Il rit.

--Laisse faire cet imbécile! Il ne peut rien contre nous. Occupe-toi
d’avoir une autorisation de sortie. Un de ces jeudis, je t’emmène
déjeuner rue Jaladis.

La cloche sonne. Nous regagnons l’étude. Testard surveille le défilé,
puissant, l’œil torve.



VIII


Mathilde! Ce nom s’est installé dans mon esprit. Il suscite un
mystère--le même qui à mes yeux enveloppe Lortal. Car mon ami me donne
l’impression de porter en lui quelque chose de scellé et d’inviolable.

J’imagine Mathilde brune, des bandeaux et des vêtements flottants.
Lortal l’aime-t-il? Sans doute. Et si je l’aimais aussi? Eh bien! je me
sacrifierais. Ce serait terrible et touchant. Je me mettrais à ses pieds
et je lui dirais: «Soyez heureuse sans moi, avec lui.» Et je baiserais
ses mains et ses mains presseraient mes lèvres. Un si noble et si cruel
sacrifice m’attendrit jusqu’aux larmes: «Lortal, Mathilde, ne me
plaignez pas! Votre bonheur passe avant le mien. Moi, je suivrai ma
route. Serai-je aimé un jour? Qu’importe! J’immole joyeusement mon amour
à mon amitié.» Et tout imaginaire qu’il est, ce sacrifice me grandit.

Je sens la nécessité absolue d’une passion. S’il n’y a pas une femme
dans ma vie, ma vie est misérable. J’ai longtemps gardé dans mon
portefeuille un portrait d’actrice découpé dans un magazine. Mais ce
simulacre de souvenir ne me suffit plus et j’ai déchiré, l’an passé,
cette pauvre coupure dans un moment de dépit. Salayrac, cette brute, a
de vraies photographies et il les montre. Mais Salayrac ne sait pas ce
que c’est que l’amour.

Il me faut une héroïne. Sera-ce Mathilde? Non, ce rêve est impossible.
Et Nourmahal?... Pourquoi pas?

Je pris ainsi la résolution d’aimer Mme Jouvelin, dont j’ignorais le
petit nom. Je ne l’avais pas revue depuis la rentrée, malgré ses
promesses, et j’éprouvais quelque difficulté à me faire d’elle une image
très précise. La flamme rouge de sa chevelure, la courbe de sa hanche,
son parfum, tels étaient les seuls détails de sa personne que je
parvenais à reconstituer. Mais son visage, son nez, son front, sa
bouche, tout cela ne m’apparaissait que dans un brouillard. Cette figure
indécise suffisait à alimenter ma rêverie. Elle se substitua vite aux
fantômes plus indécis encore qui jusqu’ici l’avaient peuplée. Désormais
ma mélancolie eut un objet.

Pour donner quelque réalité à cette ombre, je l’associai à toutes les
phases de mon existence. Elle me suivait jusqu’à la prière et se
penchait sur mon épaule, pendant l’étude. L’abbé Gerboux ne la
distinguait pas à mon côté, tandis qu’il inscrivait au tableau noir la
liste des victoires de la campagne d’Italie. Une orgueilleuse tristesse
me venait de cette passion. J’avais mon secret, moi aussi. Nul n’était
digne de le partager; nul, si ce n’est Lortal.

Je le mis dans la confidence à mots couverts. Je lui laissai entrevoir
que l’aventure était entrée dans ma vie: une jeune femme, plus âgée que
moi, hélas! d’une grande beauté et à qui j’avais lieu de croire n’être
pas indifférent. Mais que pouvais-je, ainsi séparé du monde? Elle
demeurait à Aubenac. Finalement je la nommai. Lortal resta silencieux et
son silence me parut chargé d’ironie. J’étais plein de confusion et mon
amour ne me semblait plus qu’une pauvre baudruche dégonflée.

Mais l’ami me rendit confiance. Crut-il ou ne crut-il pas mon histoire?
Toujours est-il qu’il me dit fort gravement:

--Je ne sais si tu arriveras un jour à tes fins. Mais cela n’a aucune
importance!

Et comme je protestais avec une feinte indignation (au fond cela en
avait si peu, d’importance! et je n’avais jamais songé qu’il pût y avoir
des «fins» à ma passion):

--L’essentiel, dit-il, c’est d’y penser!

Mon roman prit ainsi une sorte de réalité. Lortal m’en demandait de
temps en temps des nouvelles.

--Et Nourmahal?

Ces confidences illusoires cimentèrent notre amitié. Le plus curieux,
c’est que Lortal possédait le don de colorer les plus humbles faits de
l’existence. Passant par sa bouche, tout récit s’amplifiait et se
dramatisait. La vie de collège elle-même, si terne et si monotone,
devenait, par l’alchimie de son imagination, une projection où lumière
et ombre jouaient si curieusement que l’on se disait: «Comment n’ai-je
pas vu cela?» Il vous imposait une vision compliquée de la vie et des
êtres. Poète ou mystificateur, il ornait la réalité d’un prestige qui se
substituait à elle.

Aussi le collège n’était-il plus pour moi le collège de mon enfance; il
me paraissait plus sombre, étouffant. Par contre, la petite ville
ignorée qui s’étendait au pied de notre colline, Aubenac, l’imagination
de Lortal projetait sur elle mille étranges lueurs. Quoique étranger, il
connaissait les principales familles de l’endroit. Les potins, les
scandales de la vie de province lui parvenaient par je ne sais quel
canal. Il tirait un parti fort romanesque de leur médiocre trame.

En partant pour la promenade, nous longions quelquefois les jardins du
docteur Horace Milondré, médecin de Saint-Julien. Ces jardins étaient
entourés de hautes murailles. On ne distinguait que la cime des arbres,
en été gonflés d’un épais feuillage; quelques branches retombaient
par-dessus les pierres d’un granit rosé et gris. La grille de fer
laissait apercevoir entre ses barreaux rouillés une allée de platanes
envahie par les herbes folles et, tout au bout, la maison au toit
d’ardoise, avec ses portes-fenêtres voilées de blanc et son perron à
double volute. Cette demeure m’avait toujours attiré par sa solitude et
sa vétusté.

--Milondré, me dit un jour Lortal, a bien choisi sa bicoque. Il l’a
achetée à la mort du président Morlhac qui faisait collection de
corsets. Tu ne savais pas? Elle était fameuse sa collection. Il y avait
des corsets historiques: celui d’Isabeau de Bavière et celui de
Charlotte Corday. Du moins Morlhac affirmait leur authenticité.

«Milondré, lui, n’est pas collectionneur. Il a pris la maison à cause
des jardins. C’est un homme de goût. L’été, il donne des fêtes intimes
dont tout le monde parle, sauf les invités. Toutes les jeunes femmes
d’Aubenac voudraient en être; mais Milondré choisit. On raconte qu’un
soir, la belle Mme Dormain s’est mise toute nue. Des photophores étaient
accrochés aux branches. Tu vois ça d’ici. Les femmes aiment Milondré,
ajouta-t-il, parce que Milondré est une brute. Il les cravache.»

Je ne puis passer sans trouble devant les jardins invisibles. Mme
Dormain est une femme d’officier. Elle porte de larges chapeaux noirs
qui ne laissent voir que sa bouche. Sa bouche est très rouge. Elle vient
à la distribution des prix et à la soirée artistique que le collège
offre chaque année. Elle a fait la quête, une fois, avec Leroux le
philosophe. Alors elle... Est-ce possible? Devant Milondré, devant les
hommes?

Maintenant les lourdes portes cochères de chêne, les persiennes d’un
vert lavé par les pluies me semblent abriter de singuliers destins. Un
filet de lumière glisse entre les rideaux soigneusement tirés. Lortal,
d’une main nonchalante, soulève un instant le masque de la petite ville,
puis le laisse retomber. Il est cynique, brutal, le visage que
j’entrevois--et pourtant, comme je voudrais le contempler de près!

Lortal parle des femmes. Il en parle souvent, tantôt avec un mépris
amer, tantôt avec une émotion qui me met au cœur un élan de tendresse.
Avant lui je ne savais rien des femmes et je ne voyais en elles que des
fantômes aériens, inspirateurs d’élégies. Maintenant je sais que Mme
Dormain se déshabille devant Milondré. C’est une science, cela!
Nourmahal en ferait peut-être bien autant. Sont-elles toutes ainsi,
toutes celles que j’ai aimées sans les connaître?

Elle doit être si belle, nue, Mme Dormain! Et Nourmahal? Dans mon
esprit, deux formes voluptueuses et imprécises se poursuivent,
s’enlacent. Les atteindre? Toucher un corps de femme? Je me surprends,
la nuit, à caresser mes bras et ma poitrine, à suivre le contour de mon
corps pour imaginer la douceur de toucher d’autres bras, une autre
poitrine, un autre corps.

L’amour ne m’apparaît comme un péché que lorsque j’imagine à côté d’une
femme un autre homme que moi; si par hasard j’évoque Milondré avec ses
favoris courts, son nez mou, ses dents claires et sa grosse épingle de
cravate en brillants. Alors l’idée de la souillure est intolérable. Ma
pureté ne serait-elle que jalousie?--Je pense que mes maîtres ont raison
de maudire l’Étrangère, l’Impure, et je pressens l’amertume du péché
avant de l’avoir commis.

                   *       *       *       *       *

Par exemple, se trouver en face de l’Impure, de l’Etrangère, de la
Courtisane amère comme la mort, c’est une toute autre affaire que de
rêvasser tout seul. L’impure m’a demandé au parloir: Mme Jouvelin
elle-même! Je vivais depuis quelques jours dans une crise puritaine qui
avait suivi les révélations de Lortal sur le jardin invisible. J’avais
fait des serments d’orgueil et de solitude et chargé l’impudique image
de Nourmahal sur qui je devais faire peser, bien injustement, les
dévergondages de Mme Dormain.

En traversant la cour des petits, Charles Jouvelin me prit la main.

--Maman vient nous voir, dit-il. Quelle chance qu’elle te demande aussi!
Je ne te vois jamais, continua-t-il. Pourquoi ne m’écris-tu pas? J’ai
des camarades qui ont des amis chez les grands. Ils s’écrivent.

--Mais, fis-je, c’est tout à fait défendu. Et puis que veux-tu que je
t’écrive?

--Je ne sais pas, fit l’enfant. Je m’ennuie sans toi.

Mme Jouvelin nous attendait avec un gros paquet de gâteaux. Mon orgueil
en fut blessé, mais ma gourmandise, satisfaite. Nourmahal était fort
belle. Elle portait un manteau de fourrure sombre et sa chevelure
étincelait. L’objet de ma passion m’étonna. Cette jolie femme, rieuse et
déconcertante, ne ressemblait guère à ma Sylphide. Le roman ébauché en
esprit, auquel mes conversations avec Lortal avaient donné une substance
illusoire, s’effondra aussitôt. C’est une terrible chose que de parler à
une femme qui vous sourit de toutes ses dents, qui sent bon et qui vous
demande, à vous qui mûrissez de si graves réflexions sur le péché et sur
l’amour, à vous qui attendez la vie avec tant de gravité:

--Aimez-vous les éclairs au chocolat ou préférez-vous des barquettes aux
fruits?

Comment leur parle-t-on, à ces êtres?

Mais elle se charge de la conversation:

--Vos études? Ce bachot?... Lettre de votre mère. Charles vous aime
beaucoup. Il se passe tout à fait de moi, n’est-ce pas, Charles?--Je
suis très contente qu’il vous ait pour camarade... Vous irez chez vous à
Pâques?--Allons! Au revoir! Merci d’être aussi gentil pour Charles.

En s’éloignant, elle se retourne et me fait un signe de sa main gantée:

--Je vous suis très reconnaissante, très...

Je n’ai pas dit un mot!

Je sens que je n’aurais plus beaucoup d’effort à faire pour l’aimer.
Mais combien pour le lui dire!

--Eh bien? demande Lortal, quand je regagne la cour.

Je me contente de sourire en baissant la tête.

                   *       *       *       *       *

Quelques jours plus tard--nous étions alors en février--nous fîmes en
promenade une singulière rencontre.

Nous traversions le vaste plateau de bruyères qui domine Aubenac. Des
rafales entraînaient de lourds paquets de nuages d’où tombaient, rares
et glacées, des gouttes de pluie. Un bouquet de bouleaux, aux troncs
maladifs, frissonnait sur l’horizon. Et de cet horizon, brumeux, infini
dans sa grisaille, surgit une silhouette équestre. Quelques instants
plus tard je distinguai l’envol d’une écharpe: c’était une amazone. Elle
se dirigeait de notre côté, au galop.

Nous marchions, nos pèlerines collées au corps par la bise et tête basse
dans le vent. Le cheval s’enlevait en rapides foulées sur cette lande
romantique. Notre colonne ralentit instinctivement la marche, car
l’amazone fonçait sur nous. A quelques pas à peine, elle arrêta
brusquement son cheval, les rênes rassemblées, le buste droit. De
l’écume frangeait les naseaux de la bête. Mon regard s’hypnotisa sur le
pommeau d’une cravache, une boule d’onyx dans un poing crispé, si frêle!

Lortal se détacha du rang et courut à elle. L’amazone sauta à terre.
Leurs silhouettes se détachaient sur le ciel immense où roulaient des
nuées. Elle était un peu plus grande que lui. Je distinguais mal son
visage dans les plis de l’écharpe.

Testard n’était pas le moins intrigué.

Cependant l’inconnue remontait en selle. Lortal la regarda s’éloigner.
Il demeura quelques instants immobile avant de rejoindre son rang. Nous
ne vîmes plus qu’un point noir à l’extrémité de la lande, puis plus
rien.

--C’est Mathilde, me dit Lortal.



IX


L’Esprit souffle où il veut. L’Esprit souffla sur nous, un soir. C’était
un esprit de révolte et de risque.

L’amazone, dont l’image me poursuivait encore, nous avait-elle
ensorcelés? Je ne sais. Mais, depuis cette rencontre, Lortal n’était
plus le même.

Que se passa-t-il en nous? D’où vint l’appel qui traversa la cour, ce
soir d’hiver, flagellé de vent et de pluie, où le monde semblait nu,
hostile et glacé? Mais d’où viennent ces voix qui nous éveillent à tout
âge, au cœur de la nuit, et qui sifflent à nos oreilles, avec l’aigre
rumeur de la bise: «Dehors, il pleut. Dehors, il fait froid. Pourtant il
faut partir. Allons, debout! En route!» La plupart se retournent sur
l’oreiller; quelques-uns se lèvent, sans savoir pourquoi, sans discuter
l’ordre. Ils vont à la destinée qui les attend dans l’ombre, sur le
seuil. A peine ont-ils franchi le seuil qu’une main obscure étreint leur
poignet. Ils partent. Certains ne reviennent plus. Alors les amis se
demandent: «Tiens, pourquoi nous a-t-il quittés? Il avait une belle
situation, une femme, des enfants. Quelle folie!» Personne ne comprend.
Les rides s’effacent sur l’eau.

Que de fois, depuis l’époque déjà lointaine de ces souvenirs, j’ai
entendu l’appel! Que de fois j’ai senti le frôlement de l’Esprit
nocturne! Parfois j’ai résisté. J’ai cédé parfois aussi, renonçant au
calme labeur, à l’amour heureux, à l’amitié fidèle. Pourquoi? Pour
suivre un fantôme, pour courir après l’aventure. L’aventure ne démasque
jamais son visage. Mais ceux qui, comme moi, ont obéi à sa voix
impérieuse et déchirante, connaissent cette ivresse, la plus profonde,
la plus amère de toutes: l’abandon.

Ce fut ainsi qu’un soir d’hiver, l’aventure, la grande décevante, posa
sa main sur l’épaule des collégiens. La nuit tombait. La récréation du
soir touchait à sa fin. Les arbres noirs découpaient leurs rameaux sur
un ciel livide qui s’obscurcissait lentement. Lortal était près de moi.
Ses yeux brillaient. Il les fixa sur les miens, comme pour sonder le
fond de mon cœur, pour éprouver si j’étais un homme, un compagnon.

--Si nous filions d’ici, me dit-il. J’ai une idée. Je m’ennuie. C’est
Mirepuy qui surveille ce soir à la place de Testard, qui est souffrant.
Il ne s’apercevra de rien. On rentrera pour dîner.

Une bouffée d’orgueil me monte au cerveau. Lortal a pensé à moi! Le
suivre, cela s’imposait. Je ne lui demandai pas où nous irions. Partir.
Avec lui, aveuglément. Ne l’avais-je pas toujours souhaité!

--Si tu veux, ai-je murmuré.

La cloche sonne. La division se rassemble, immobile. Nous sommes dans un
angle obscur de la cour. Près de nous, l’allée en pente qui conduit à la
terrasse des professeurs. L’accès est libre.

--Ne bouge pas, dit Lortal.

On va s’apercevoir de notre absence. Tant pis! Une angoisse délicieuse
s’empare de mon être. Joie de désobéir pour mon ami, d’entrer en révolte
contre le monde, pour lui.

Les fenêtres de l’étude s’éclairent. Les derniers pas grincent, là-bas,
sur le gravier. La lourde porte roule. Nos places seront vides.

--En route, souffle Lortal.

C’est lui le chef, le capitaine. Il se glisse le long des murs. Je le
suis. Nous étouffons nos pas, courbés comme des Indiens dans la jungle.
Les arbres égouttent l’eau de leurs branches. Nous voici sur la
terrasse. Si quelque maître nous apercevait! Des massifs de fusain nous
dissimulent.

Un pas. Nous sommes perdus.

Lortal s’accroupit derrière les arbustes. Je l’imite. Une ombre passe à
dix mètres de nous. C’est l’abbé Poncebique, un rouleau de musique sous
le bras. Il n’est pas dangereux, celui-là!

Pas un instant je ne me demande quelle est l’idée de Lortal, où il me
guide, vers quelle escapade. L’aventure est belle, parce qu’elle est
l’aventure; non parce qu’elle mène quelque part.

Lortal se relève et me fait signe. Nous atteignons le mur du verger, à
hauteur d’homme. D’un rétablissement, le capitaine s’est installé sur la
crête.

Le verger s’étale à flanc de coteau. Il descend vers le faubourg dont
les feux vacillent à nos pieds, trouant un lac de poix. Là-bas, c’est la
ville, la gare dans son halo de brume rouge, le halètement des trains,
les hoquets de fumée blanche, le pleur rouge du dernier fanal.

--Doucement, doucement, fait Lortal.

Voici la maison du jardinier. Une fenêtre est éclairée. Un pan de rideau
laisse entrevoir le disque éblouissant d’une casserole, un pot de
géranium aux fleurs noir d’encre, le rideau d’une alcôve en percaline
rose. Lortal s’appuie sur la fenêtre. Un chien aboie. Il faut fuir. La
porte de l’enclos est fermée.

Où donc est le bon élève que je fus? Et qui le reconnaîtrait dans ce
maraudeur? Mais les versions, les thèmes et les prix d’excellence ne
m’ont jamais rien donné de comparable à ce que j’éprouve, ce soir. Être
docile, studieux, le favori de Testard: piètres joies! La nausée me
vient de songer à mes bonnes notes. Qu’est-ce que la vanité du cuistre à
côté de l’orgueil de l’homme qui ne se soumet pas, de l’homme qui
risque? Et quel «satisfecit» vaudrait pour moi cette fièvre de se
glisser dans le jardin noyé d’ombre, vers cette fenêtre éclairée où
veille peut-être un ennemi, vers cette porte dérobée derrière laquelle
s’ouvre le monde? O Danger, je vois près de moi ton visage si pâle, tes
lèvres serrées et tes yeux se confondent avec la nuit. Tu poses sur mon
épaule ta main qui ne tremble pas.

--Ouvre la porte, en douceur, chuchote Lortal. Je vais faire le guet.

Il s’adosse au mur de la maison, l’oreille près de la fenêtre. Pas un
bruit. Une traînée de vent. Une goutte de pluie sur ma main. L’horloge
du collège sonne un quart. Quelle heure? Je l’ignore. Il n’y a plus de
temps. Ma vie a été coupée en deux.

Le loquet grince. La porte résiste. Le bois est gonflé. Je tire
violemment. Un tonnerre. Le chien hurle. Vacarme de chaînes. Je bondis.
Lortal me suit. Nous nous jetons dans le fossé.

--Encore un de ces sacrés voyous, grogne une voix au-dessus de nos
têtes.

Des jurons. Un bruit de verrous. Nous sommes dehors et pour de bon,
toutes portes closes.

Lortal et moi, maintenant, deux vagabonds! Comme il est facile de tout
quitter! Voilà une autre découverte de cette soirée mémorable.

Nos pas clapotent entre les murs de pierre sèche qui bordent le
raidillon. Un vieux réverbère à potence balance sa lanterne: un rayon
jaune vient lécher la figure de mon ami. Lortal sifflote entre ses dents
un air qui lui est familier:

    Je m’appelle Clara,
    Clara la Bordelaise...

C’est le chant de la liberté. Je pense à ces paroles souvent lues:
«Celui qui ne quitte pas son père et sa mère, ses frères et ses sœurs et
même sa propre vie, ne peut être mon disciple.»

Le raidillon aboutit à un carrefour. D’un côté, un fantôme de route qui
se perd dans un chaos de brume. Deux peupliers frissonnants marquent la
frontière de l’invisible. De l’autre côté, une rue de faubourg, de
petits jardins, quelques étables d’où sortent des grognements de porcs,
d’humbles maisons tassées sous leurs coiffes d’ardoise.

Je vois nos deux places vides, à l’étude. Le Supérieur doit être
prévenu. On va nous faire rechercher. Mais je ne suis pas inquiet. Le
capitaine est là.

--As-tu de l’argent? demande Lortal.

--Douze francs.

--C’est maigre.

Que médite-t-il? Il s’est arrêté un instant. Il s’oriente.

Je songe. Si on ne rentrait pas du tout. On pourrait prendre le train
pour Bordeaux. Là-bas on se débrouillerait. Je connais un capitaine au
long cours. Nous partirions pour des îles inconnues, en emportant une
pacotille.

Si Lortal avait eu la même idée que moi! Nous nous dirigeons vers la
gare dont le halo nous guide. Une grue de fer agriffe le ciel roux. Le
sentier hérissé de mâchefer craque sous nos pas. Le sémaphore joue à
l’éclipse avec son astre rouge et son astre bleu. Un hurlement déchire
la toile sombre de la nuit. Un train s’abat en sifflant sur le silence,
s’engouffre dans l’inconnu, égrenant son collier d’or. Il éblouit et
passe. Un marais de gluantes ténèbres se referme autour de nous.

--Lortal! Il ferait bon partir.

Je ne peux voir son visage. Mais il me prend la main. Sa main est
froide.

--Par ici, je me reconnais!

Voyages, départs... paquebots gémissants sur leurs chaînes...

Où sommes-nous?

Une sorte d’impasse. Une ombre visqueuse stagne entre des murs bas. De
la boue. Derrière une taie rouge, au fond, brûle une lampe. On dirait
d’une lanterne promenée sur l’eau, par des contrebandiers, une nuit sans
lune. Un aboiement. Puis, dans le marécage d’ombre, des voix, des rires.

--Qui est là? râle une gorge éraillée.

Les vitres tintent de rires écarlates. Un piano mécanique claque de
toutes ses dents, déclenche une valse épileptique: «Nous cueillerons des
lilas et des roses.» Dans un rectangle de lumière, une ombre surgit:

--Entrez donc, les enfants!

Toute la lumière derrière elle, je ne peux distinguer son visage, masque
blanc. Une mantille retombe le long des joues. C’est la face même de la
mort.

--Ben quoi! Vous avez peur?

Où m’a-t-il conduit, mon compagnon? Je serre violemment sa main qui se
dérobe.

--Jacques, allons-nous-en!

Nous nous tassons dans l’ombre. Le reflet de la porte, la lueur de la
vitre sous sa taie, prunelle sanglante, ne nous effleurent pas.

Lortal hésite. Je le sens. Je flaire je ne sais quel mystère ignoble
palpitant derrière ce mur. Ces rires, cette femme! Serait-ce la maison
dont parlait Salayrac, la main devant sa bouche? Mon cœur bat. Mes
paumes sont moites. Si l’on entrait, tout de même!...

Il flotte une buée de crime, dans cette impasse.

--Je t’en supplie, Jacques. Jacques, partons...

Lortal me tire en avant.

Encore un rire! Cette fois, c’est un rire d’homme, déchirant, brutal. Un
poing fait sonner des bouteilles. Et puis des voix, des voix rauques,
geignardes, cyniques et usées, des voix comme je n’en ai jamais entendu
et qui semblent monter de l’abîme, rôder autour de moi, comme des
larves.

Le dégoût l’emporte.

Fuir... Lortal court derrière moi.

                   *       *       *       *       *

J’ai couru, couru comme si un démon me pourchassait. Deux bras se sont
abattus autour de mon cou:

--Jacques! Pardon. Mais je ne pouvais pas, je ne pouvais pas. J’ai
honte... Emmène-moi...

Le capitaine me regarde. Il rit. Il ne prononce pas une parole.

Nous marchons. D’informes talus masquent la nuit.

Est-ce tout ce qui restera de l’aventure, cette boue, cette nuit déjà
glacée, cette impasse sordide et ce rire de mon ami, plus cruel que
tout? O Danger, cher Danger, tout ce que tu m’avais promis!...

Une horloge tinte. Je reconnais celle de Saint-Julien. Nous somme
revenus sur nos pas.

Lortal parle. Sa voix sèche commande.

--Maintenant, il faut rentrer. Dépêchons. Inutile de songer à passer par
la porte. Escaladons.

Je me soumets. Je sens bien que j’ai été lâche, que je n’ai pas subi
l’épreuve. Le compagnon me méprise. Ce sera tout à l’heure, de nouveau,
la vie empoisonnée: une punition, de mauvaises notes--pis encore
peut-être!

Lortal m’a fait la courte échelle. Nous avons glissé à travers le
verger. Voici la terrasse. Personne. Silence. Une pluie fine commence.

Une ombre s’est dressée.

--Où allez-vous? D’où venez-vous?

J’ai reconnu la voix de l’abbé Fourmeliès. Ma gorge se serre.

--Suivez-moi, dit sèchement le Supérieur.

Il nous précède par les corridors vaguement éclairés.

L’abbé Poncebique nous croise encore et considère, effaré, notre
accoutrement. De la boue jusqu’aux genoux.

La porte du cabinet s’ouvre. Sur la table de travail, polie comme un
miroir, une lampe arrondit son cône d’or. La pièce est plongée dans une
pénombre où luisent les fers d’anciennes reliures, l’ivoire d’un Christ
au mur. Des braises croulent dans la cheminée.

Le Supérieur nous fait face. Nous sommes debout, immobiles. Lortal
lui-même baisse les yeux. Je songe à cette demeure à la taie rouge.

--Qu’avez-vous fait? demande Fourmeliès. On m’a signalé votre absence.
L’abbé Testard s’était déjà plaint de vous. Et vous commettez une
nouvelle faute, et une faute très grave. J’entends tirer tout cela au
clair. D’autant que vous, Demurs, avez toujours été un excellent élève
et que j’ai toujours eu confiance dans votre bon sens. Lortal, vous avez
commis une grave infraction à la discipline. Je tiens à vous écouter.

--Je voudrais vous parler à vous seul, monsieur le Supérieur, répond
Lortal.

--Bien. Demurs, vous m’attendrez ici.

Il ouvre une porte cachée par une portière de tapisserie et je me trouve
dans une cellule de moine, murs blanchis, un lit de sangle, un crucifix,
deux rameaux de buis entrelacés. C’est la chambre à coucher de
Fourmeliès.

Je suis tombé à genoux, brisé de fatigue et d’émotion, le front contre
ce lit étroit et dur, fait d’une planche. Ne serait-ce pas sur une
couche semblable que l’on fait les plus beaux rêves?

La portière se soulève.

Lortal n’est plus là. Le Supérieur est assis à côté de la cheminée, les
mains sur ses genoux, le buste droit. Son regard, si aigu derrière les
besicles, ne quitte pas mon visage.

--Voulez-vous m’expliquer cette escapade insensée? Cette fugue à deux,
sans rime ni raison? Vous savez ce que vous risquez: l’expulsion de
Saint-Julien. Ni plus ni moins. Je vous écoute.

Un sanglot m’arrête.

Des larmes coulent de mes yeux. Je balbutie:

--Je ne sais pas... On est parti, comme ça, pour rien!

Le Supérieur demeure impassible.

--Vous avez beaucoup changé. Vos maîtres se plaignent de vous. Votre
amitié pour Lortal est beaucoup trop exclusive. L’abbé Testard vous a
averti plusieurs fois. C’est trop! Vous êtes orgueilleux. Vous avez osé
traiter avec mépris ce maître dévoué. Maintenant c’est moi qui parle. Il
faudra vous soumettre.

--Je ne peux pas...

--Vous ne pouvez pas?

L’abbé Fourmeliès se dresse. A travers mes cils embués de larmes, il me
paraît gigantesque.

--On peut tout, vous m’entendez, tout ce qu’on veut. On se brise, on se
déchire, mais on peut.

--Pardonnez-moi... Mais Lortal est mon ami, mon meilleur ami. Je
donnerais ma vie pour lui. Quel mal y a-t-il à cela?

--Le mal qui s’attache à toutes les affections désordonnées, aussi pures
qu’elles soient en apparence.

--Ce n’est pas possible, monsieur le Supérieur. Il n’y a pas de mal dans
l’amitié. Ici on ne voit que le mal, le mal partout. Mais alors la vie
elle-même, c’est le mal.

--Peut-être, fit le Supérieur entre les dents.

--Je ne peux pas croire cela, mon Père. Je la désire, la vie; je désire
tout comprendre, tout aimer, tout sentir. Je désire être heureux. Et je
ne suis pas heureux ici!

--Vous ne le serez jamais, mon fils. Vous mettez votre affection dans
des êtres fragiles. Voyez où cela vous conduit! Vous souffrirez bien
plus encore, si vous n’accoutumez pas d’être dur avec vous-même d’abord,
avec les autres s’il le faut. Trop de sensibilité, trop de poésie, trop
d’amitié. Il faut tailler dans le vif. Dieu vous abandonnera, si vous
l’abandonnez pour d’autres...

Le Supérieur songe quelques instants. Cet homme a dû être le meurtrier
de lui-même. Puis sa voix se radoucit. Elle est presque tendre.

--Paul, j’ai confiance dans votre cœur qui est passionné, mais pur, j’en
suis certain. L’abbé Testard a sans doute exagéré. Je lui parlerai.

Il a posé ses deux mains sur mes épaules et plonge ses yeux gris dans
les miens.

--Lortal m’a donné une explication de cette escapade. Je n’en veux pas
savoir davantage. L’aventure d’aujourd’hui est oubliée. Je vous ai cru;
j’ai cru Lortal. Mais gardez-vous de lui! L’ami le plus cher vous
trompera. Il n’y a qu’un ami: Dieu; qu’un bonheur: la mortification de
soi-même. Et tout le reste est mensonge.

Il me conduisit jusqu’à la porte.

--Ne croyez pas que ma sagesse soit triste, ajouta-t-il avec un sourire
qui adoucissait singulièrement son dur visage de solitaire. Elle est la
source de la joie. Allez! mon fils. Que Dieu _reste_ avec vous!

L’abbé Mirepuy surveillait en effet l’étude qui touchait à sa fin. Je
lui remis un billet du Supérieur m’autorisant à rentrer. Lortal était à
sa place. Il me fit un signe de tête qui signifiait: «Tout va bien.»

Je n’ai jamais connu sa conversation avec l’abbé Fourmeliès. Mais je
savais maintenant mon ami capable d’un mensonge et mon cœur s’en
attristait, sans être moins aimant.



X


Alors commença une longue période de calme. Gerboux et Testard cessèrent
de persécuter notre amitié. Ils parurent se désintéresser de notre
perdition et rien ne pouvait nous être plus agréable que cette feinte
indifférence. Testard me marquait une hostilité silencieuse. Il m’arriva
de surprendre, pendant les heures d’étude, le regard qu’il attachait sur
moi à la dérobée. Cet homme souffrait. Mon impression était si vive que
j’éprouvais quelques instants de remords en songeant à ma dureté. Mais
je ne pouvais lui pardonner la tyrannie jalouse qu’il m’avait imposée et
les humiliations que sa protection m’avaient values. Un entretien avec
l’abbé Fourmeliès n’avait sans doute pas été étranger à sa nouvelle
attitude.

Quant à Gerboux, je ne sais pas par quels prodiges d’hypocrisie il avait
pu obtenir l’importante situation qu’il occupait à Saint-Julien. On le
disait en fort bons termes avec l’Évêché, tandis que l’excellent
Fourmeliès n’était pas en odeur de sainteté au Palais épiscopal. Le
grand vicaire Doublemaze venait souvent visiter le professeur de
rhétorique. Nous pouvions voir déambuler sous les tilleuls et les
marronniers de la terrasse leurs silhouettes si différentes: l’une
courtaude, l’autre svelte.

Doublemaze, jeune encore et qui avait fait rapidement son chemin dans
les ordres, portait de fines soutanes, coupées par un autre tailleur que
celui de Gerboux ou de Fourmeliès. Ses mains, qu’il avait longues et
délicates, étaient toujours gantées, l’hiver de peau, l’été de
filoselle. Un col de toile bien empesé tranchait discrètement sur le
drap noir, supportant une amorce de double menton. Le visage était
plein; le nez, droit, un peu rond du bout, aux ailes très mobiles; les
lèvres, épaisses. Quant aux yeux, fort noirs, ils n’eussent pas déparé
la physionomie d’un marchand de tapis levantin. Mais une grande dignité
de manières tempérait ce que les prunelles veloutées pouvaient avoir de
trop caressant, voire d’un peu louche. Il officiait parfois dans les
cérémonies, tenant lieu pour Monseigneur et lorsqu’on n’avait pas sous
la main quelque prélat _in partibus infidelium_ de Babylone ou
d’Héliopolis.

Gerboux était-il un confident? Un émissaire pour certaines missions
délicates? Ce sont choses qu’un collégien ne pouvait connaître. Mais il
était de notoriété publique qu’il avait ses grandes et surtout ses
petites entrées à l’Évêché et que, grâce au grand vicaire, il tenait
l’oreille du prélat, Mgr F... Ce dernier, fraîchement arrivé dans le
diocèse, avait entrepris de combattre les tendances modernistes
signalées chez certains membres de l’enseignement libre et dans une
partie--oh! bien faible--du clergé. Par l’intermédiaire de Gerboux,
Doublemaze pouvait exercer une surveillance attentive sur Saint-Julien,
où les fils de familles bien pensantes venaient puiser leur nourriture
spirituelle. Que cette nourriture fût soigneusement dosée et contrôlée,
cela était d’un intérêt capital pour le diocèse en particulier et
l’Église en général.

Médiocre en tout, Gerboux n’excellait que dans les petites besognes de
délation. Il fournissait en catimini des rapports, dont le fiel était
distillé avec un soin tout ecclésiastique, sur ses confrères et sur son
supérieur. L’abbé Fourmeliès y était accusé d’une excessive indulgence
envers les tendances de M. Mirepuy, le professeur de philosophie,
théologien trop fort en exégèse. L’abbé Bourienne qui enseignait les
humanités était suspect de quiétisme. L’abbé Grosbois, mathématicien
distingué, avait été vu plusieurs fois, devisant le long du canal, en
compagnie d’un professeur du lycée. Enfin M. Mourette était un jeune
prêtre, à peine échappé d’une phalange de lévites avides de cures riches
en messes et de repas au château: les visites, trop fréquentes, qu’il
rendait à noble dame la marquise de Trelissac, pouvaient provoquer des
médisances et scandaliser quelques âmes férues de moralité. Ces
rapports, évidemment inspirés par la charité chrétienne, furent connus
plus tard par l’indiscrétion d’un jeune secrétaire de l’Évêché, lequel
briguait pour lui seul les faveurs de M. Doublemaze. Gerboux dut alors
quitter Saint-Julien et fut pourvu d’une prébende nourricière, quelque
part en Périgord, par les soins reconnaissants du grand vicaire. Mais
c’est anticiper sur les événements.

Toujours est-il que Gerboux était redouté et méprisé de ses confrères.
Le mépris des prêtres ne se manifeste pas par de grands airs et il
fallait quelque habitude des mœurs ecclésiastiques pour distinguer au
coin de ces lèvres rasées le pli du dédain ou le frémissement de la
colère. La plupart se contentaient de l’éviter dans la mesure du
possible. Testard était son seul ami. L’abbé Fourmeliès, qui en savait
long sur le personnage, était obligé de le tolérer. Sur indication venue
de haut lieu, il avait dû confier à Gerboux la direction des premiers
communiants.

Mais la tâche principale de l’abbé Gerboux était de dépister et de
traquer les «amitiés particulières».

Ah! les amitiés particulières! Elles se multipliaient à Saint-Julien,
malgré la vigilance des maîtres, comme elles se multiplieront toujours
dans les collèges où l’enfant, privé de sa famille, sans contact avec la
vie, déverse sur ses proches le flot d’une tendresse trop longtemps
contenue. Souvent innocents et quelquefois coupables, des liens se
nouaient entre les grands et les petits. On correspondait. Des billets
d’une sentimentalité niaise, parfois touchante, s’échangeaient par des
intermédiaires discrets. C’était une bonne aubaine pour Gerboux, lorsque
grâce à quelque mouchardage de congréganiste, il parvenait à surprendre
un petit carré de papier furtivement glissé dans une poche. Il le lisait
en public, avec des intonations choisies, pour la plus grande confusion
des coupables et le rire servile de la masse. C’était pitié que de voir
étalées _ante porcos_ ces pauvres effusions de cœurs adolescents!

Le plus souvent, il ne s’agissait que d’attachements platoniques, de
dévouements juvéniles, de prétendues communions de pensée. Parfois
aussi, il y avait d’un côté, chez le grand, le besoin de protéger; chez
le plus jeune, le besoin féminin de se soumettre. Quelques-unes de ces
liaisons prenaient le ton de relations amoureuses. Certaines révélaient
la précoce bassesse des caractères. Ainsi chacun savait que le petit
Lauvray extorquait des cadeaux incessants à Mauriol, un «philo» qui ne
lui refusait rien; on parlait même d’une montre.

Dans ces liaisons, on s’accordait des faveurs qui trompaient une puberté
naissante, éveillaient les sens, faussaient des organismes en pleine
croissance. Il couve, dans les internats de jeunes gens, une
fermentation qui n’aboutit pas toujours au vice, mais qui y prédispose
fortement. D’ailleurs, l’éducation religieuse, l’entraînement mystique,
l’amour divin qui trouve pour s’exprimer des paroles si profanes et
d’une si directe sensualité, l’ombre des chapelles, les tourbillons de
l’encens, l’odeur langoureuse des cierges et des lis: tout cela ne
hâtait-il pas l’éveil de forces qu’une discipline rigoureuse tâchait en
même temps à refouler? Tout nous invite à l’amour et l’amour est sans
cesse proscrit. Quelques-uns trouvent en Dieu le dérivatif de leur
puberté; d’autres le cherchent dans l’amitié, et quelques-uns dans le
vice. De véritables passions naissaient, aussi farouches que celles des
hommes mûrs. On racontait qu’un jour Vindrac avait menacé Mauriceau, un
petit brun de quatrième, de le tuer par jalousie. Et nul de nous
n’ignorait la raison de ce désespoir qui rongeait le gros Bormian:
_ardebat Alexim_.

Bien qu’avide d’amitié, ces mœurs m’écœuraient. Mon attachement pour
Lortal m’en aurait complètement détourné, si j’y avais éprouvé quelque
penchant. Ces histoires-là sentaient par trop le collège pour que
Lortal, déjà mûri par la vie, y pût prendre goût. En outre, chez
Lortal--et par suite chez moi--la naissante sensualité s’échappait par
la voie de l’imagination. Lortal vivait par l’esprit une existence hors
de ces murs et, sans qu’il m’eût fait de confidences, je devinais que le
rêve était la partie la plus réelle de sa vie. Avec lui, je méprisais
les simulacres de tendresse et les médiocres intrigues où se plaisaient
tant de nos camarades. Nos causeries où revenaient les noms de Mathilde
et de Nourmahal, nos héroïnes, nos projets, nos souvenirs--souvent
imaginaires--suffisaient à mes instincts d’évasion. Je dois à Lortal
d’avoir élevé autour de mon adolescence une muraille de rêve
protectrice.

Toutefois, c’est une susceptibilité excessive qui me fit repousser les
timides avances de Charles Jouvelin. Le fils de Nourmahal m’avait
témoigné très vite une affection qui me gênait un peu, tant elle me
semblait exclusive. Frêle et sensible à l’extrême, cet enfant était peu
fait pour l’internat. Sa mère n’avait pourtant pas reculé devant une
séparation, sous le pieux prétexte de la première communion. En réalité,
un fils de onze ans est bien embarrassant pour une jolie femme. Charles
lui en voulait-il de cet abandon? Au parloir, la mère et l’enfant se
témoignaient une tendresse mutuelle. Mais Charles embrassait sa belle
dame de maman avec plus de fureur que d’amour et comme le dépit de
quelqu’un qui n’a pas eu sa part.

Privé de l’amour maternel, l’enfant s’était rejeté vers mon amitié.
Pendant les premiers mois de l’année, il profita de toutes les occasions
pour me parler, se promener avec moi. Les rapports entre grands et
petits étant rigoureusement limités, Charles obtint de sa mère qu’elle
sollicitât pour nous l’autorisation de nous rencontrer pendant les
récréations. Les camarades plaisantaient cette camaraderie. La
disproportion de nos âges m’humiliait. Ma mauvaise humeur me rendit
brutal et Charles, tristement, s’éloigna de moi, peu à peu.

Gerboux, qui dirigeait les premiers communiants, ne manqua pas de
remarquer le petit Jouvelin et résolut de conquérir cette âme. Il y
réussit sans doute, car Charles ne me témoigna plus que de
l’indifférence.

Un jour de mars, pendant l’étude du soir, l’abbé Testard m’appela d’un
signe à sa chaire:

--M. le Supérieur vous demande.

Je pensais que Fourmeliès voulait me réclamer quelques livres prêtés.
Nous avions ce soir-là une version de Lucain et j’abandonnai à regret ma
traduction. Je frappai à la porte du cabinet. Fourmeliès était accoudé à
sa table, un couteau d’ivoire tranchant la joue parcheminée.

--Mon enfant, me dit le Supérieur, votre jeune camarade Charles
Jouvelin--je sais les relations qui existent entre votre famille et la
sienne--est malade, je dois dire dangereusement. Il y a tant de force en
un jeune corps qui veut vivre que l’on ne saurait désespérer. Mais la
fièvre est forte, les poumons, très congestionnés...

--Sa mère est auprès de lui? demandai-je.

--Certes. Mais cet enfant vous réclame sans cesse. Il délire. Votre nom
ne quitte pas ses lèvres. Sa mère en éprouve quelque peine, car elle
voit bien que sa présence ne suffit pas à le calmer.

L’abbé Fourmeliès me regardait, relevant la tête. Le cône d’or de la
lampe n’éclairait plus qu’une longue main sèche où des veines se
nouaient, verdâtres.

Je ne savais que dire.

--Charles Jouvelin, reprit le Supérieur, semble vous porter une grande
affection.

--Je crois, murmurai-je, qu’il est fort malheureux au collège.

--Je ne doute pas, continua le Supérieur sans m’entendre, je ne doute
pas que vous n’ayez été pour lui de bon conseil. Il faut maintenant
aller le voir. Il vous appelle; il vous attend; il nous en voudrait à
tous, et peut-être même à sa mère, s’il ne vous voyait à son chevet. Il
y a quelque chose de bien étrange dans cette petite âme, ajouta le
prêtre sur un ton de confidence qui me flatta et m’émut. Nous
approfondirons cela une autre fois. Pour le moment, l’essentiel est de
le soulager. Allez, mon enfant. La sœur infirmière vous conduira.

A pas feutrés sur le linoléum du couloir, la sœur me mena jusqu’à la
chambrette d’isolement. Une lampe voilée mêlait sa lueur à celle d’un
feu de bûches et dans la pénombre des murs, des rideaux et des draps--un
remous de grisaille--un mince visage enflammé, deux yeux éclatants de
fièvre.

--Le voilà!

C’est une voix rauque, inconnue. Encore une voix d’enfant, mais
éraillée, vieillie.

--Oui, le voilà, tu vas être sage, maintenant!

Celle-ci, une voix d’homme. Dans les plis des rideaux, une silhouette
sombre. Je reconnais les favoris du docteur Milondré. Il tient entre ses
doigts le poignet de Charles. Au chevet du lit, une femme assise, les
mains croisées sur le drap. Une bague luit. Elle découvre son front; un
reflet d’or émeut l’ombre. C’est Nourmahal. Elle ne fait pas attention à
moi.

--Quelle température, docteur?

--39°8, encore. Mais du moment que cela reste stationnaire!... Enfin la
présence de son camarade va le calmer sans doute. Le voilà enfin cet ami
si cher!

Le docteur ironise. Mais la voix rauque insiste.

--Viens près de moi!

Mme Jouvelin se lève et s’écarte du lit.

--Charles vous a voulu près de lui. Il vous aime beaucoup, vraiment!
Vous avez une influence sur lui!

Je m’incline. Dois-je sentir quelque amertume dans ces paroles?
Nourmahal est debout, pareille, dans cette fade blancheur d’hôpital, à
une tige fleurie de feu.

Elle accompagne le docteur.

--Dites-moi bien la vérité, je vous en prie...

Milondré la rassure de sa voix coupante, métallique. Même en parlant à
une mère, il ne perd pas cet accent de cynisme qui pue la charogne et la
salle de garde. Nourmahal est humble et douce; elle pose sa main sur le
bras du bellâtre.

--Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt? dit la voix rauque.

Je me penche sur le lit. Le visage de Charles brûle.

--Mais je ne savais rien. Depuis quand es-tu malade?

--Trois jours. On a cru que j’allais mourir. Je vais peut-être mourir
encore maintenant. Mais toi, tu ne savais rien. On ne t’avait rien dit.

--Rien... Sans cela...

--Pourtant je ne voulais pas mourir sans t’avoir vu.

Sur ma main se crispe une petite main, si chaude.

--Je t’ai appelé, appelé. Je savais bien qu’on ne voulait pas te laisser
venir. Le docteur disait: «C’est un enfantillage!...» Maman ne disait
pas non. Mais au fond elle était pour le docteur...

--Ne parle pas trop! Ne te fatigue pas.

--Laisse. Ça ne fait rien. J’ai besoin de te voir... J’ai eu peur, si
peur, tout le temps.

Un gémissement traverse le silence.

--Mon petit, qu’y a-t-il? Qu’y a-t-il? Mais non, ne parle pas,
repose-toi. Et surtout n’aie plus peur. Nous sommes là, près de toi,
tous.

En vérité, nous sommes tous deux seuls. Mme Jouvelin est sortie avec
Milondré.

--Oui... tu es là... toi... enfin!

--Repose-toi. Dors, pour me faire plaisir.

Les yeux ne se ferment pas. Encore la voix rauque:

--L’enfer!... dis... tu sais ce que c’est, toi, Paul?...

Angoisse. Silence. Une bûche s’écroule. Un éclair de sang illumine la
chambre.

Des ongles s’enfoncent dans mes paumes.

--Non, je ne veux pas... je ne veux pas. J’ai peur. Hou, hou, hou!

Assis sur son lit, les yeux exorbités, convulsé par le délire, l’enfant
hurle.

Son hurlement emplit la chambre, les couloirs et le vaste collège
silencieux. Gerboux doit l’entendre à travers les murs.

--Un chien... Un chien noir avec des yeux rouges. Je le vois... Oh! je
ne veux pas... Hou!

Une image affole son cerveau halluciné. La terreur le possède jusqu’aux
moelles. Une main l’étrangle. L’enfant se bat avec la mort--avec
l’horreur!

--Oh! je ne veux pas mourir... J’ai peur...

Mme Jouvelin rentre précipitamment, suivie de la sœur. On me repousse.

--Allez-vous-en! Allez-vous-en!

Charles ne me voit plus. J’ai arraché ma main de sa paume brûlante et
convulsée. Je me sauve, poursuivi par cette panique d’éternité:

--Maman! Maman! Je ne veux pas, je ne veux pas être damné!...



XI


Une semaine plus tard, Charles partit en convalescence. Il ne devait
rentrer qu’après les vacances de Pâques. Je le vis, un petit sac à la
main, pâle et les yeux cernés. Il m’embrassa. Quant à Nourmahal, je
gardais un souvenir amer de sa brusquerie et, plus amère encore, l’image
auprès d’elle de Milondré.

Il me vint alors une mélancolie qui ne me quitta guère pendant les jours
de la Semaine sainte et qu’augmentèrent encore les longues heures
passées à la chapelle. Rien de plus poignant que cette liturgie de la
Passion. Tous les soirs, la sortie de classe étant un peu avancée, nous
récitions le _Chemin de croix_, agenouillés devant les effigies du Divin
Supplice. Nous suivions le Christ dans sa marche au Calvaire; avec les
Saintes Femmes nous essuyions la sueur de son visage et le sang qui
coulait de la couronne d’épines; nous buvions avec Lui le vinaigre mêlé
de fiel sur l’éponge du Centurion.

Le printemps naissait. Les bourgeons poussaient leurs têtes drues sur
les marronniers de la cour. Une brume verte enveloppait déjà les arbres
et les charmilles qui ornaient la terrasse des professeurs. Lorsque nous
sortions de nos exercices religieux, descendant les marches de la
chapelle, une brise tiède déroulait autour de nous des écharpes déjà
parfumées de mille aromes. Par delà le préau et sur les collines où les
cultures se partageaient en carrés roses, ocres ou jaunes, teintées d’or
par le crépuscule, des fumées s’élevaient souples et onduleuses comme
des bayadères. L’encens respiré dans la pénombre vacillante de cierges,
tandis que l’orgue de l’abbé Poncebique mugissait le _Dies iræ_, se
dissipait dans un air qui sentait la résine et la feuille tendre, dans
les souffles qui venaient des bois où la sève stille des écorces
disjointes, où les oiseaux se poursuivent amoureusement. La prière et le
chant funèbre s’achevaient dans ce murmure infini qui s’élevait autour
de nos murs, d’un monde prêt à l’éclosion de la joie, à l’éternel retour
de la vie.

Ces jours où l’église se revêtait de deuil, où les prêtres endossaient
les chasubles violettes et noires, où grondaient sous les voûtes les
ondes menaçantes de l’office de Ténèbres, où l’on célébrait de tragiques
splendeurs la fête de l’expiation par la chair et le sang, où l’on
dressait enfin sur le monde enlinceulé de cendres le symbole du gibet
rédempteur, ces jours de pénitence et de désolation étaient justement
ceux où s’épanouissait, pour la première fois depuis les léthargies
hivernales, le rire innombrable de la Terre. O lamentations sacrées,
plus déchirantes dans leur austérité que celles des femmes pleurant
Adonaï, vagues du plain-chant déferlant vers le Crucifié aux prunelles
glauques d’agonie, roulant dans vos plis la douleur, l’adoration,
l’extase, comme vous veniez doucement mourir sur le seuil déjà bruissant
des murmures du Renouveau! Encore bouleversés par les affres du Mont des
Oliviers, écoutant l’adieu du Christ au Bien-Aimé, à Jean, qui a posé
son front sur l’épaule du Maître, enivrés de martyre, mais grisés aussi
par les premiers effluves d’avril, nous sentions en nos cœurs
adolescents s’affronter deux forces éternelles.

                   *       *       *       *       *

Le Jeudi-Saint, il était d’usage que l’on nous menât visiter les
églises. Nous commençâmes, comme il convenait, par la Cathédrale. Elle
était splendidement tendue de tapisseries et de brocarts, toute
illuminée de cierges. Sous le grand portail, des dames élégantes et
pieuses tendaient des bourses de velours. Un crucifix de cuivre
rayonnait devant la table de communion et nous le baisâmes, chacun à
notre tour, pliant le genou devant le maître-autel ruisselant de soie
rouge. La plupart d’entre nous étaient fort recueillis; la magnificence
des décorations, le scintillement des cierges et cette ombre des nefs où
le peuple attendait la mort d’un Dieu, les impressionnaient. Seul,
Salayrac ne paraissait pas ému et poussait le coude de ses voisins,
quand on passait devant les boutiques des modistes et des
blanchisseuses. Cette inconvenance me choquait, bien que, cette
année-là, ma dévotion fût fort diminuée. Quant à Lortal, il était à son
ordinaire correct, mais ne cédait point à cette poussée mystique qui
envahissait un grand nombre d’entre nous pendant les jours sacrés et
jetait, le dimanche de Pâques, à la Sainte Table, les fortes têtes
repentantes d’un repentir éphémère.

Nous visitâmes successivement l’église des Carmes: la chapelle du Grand
Séminaire et d’autres sanctuaires, pour terminer par la chapelle de
Saint-Sabas. C’était une pauvre église sans grâce et sans style. Il n’y
avait à la porte qu’une modeste quêteuse; mais l’on éprouvait en
pénétrant dans l’abside une singulière impression de quiétude.
L’obscurité était profonde. Quelques rares cierges gouttaient lentement
autour du Crucifix; une lueur jaune vacillait sur les marches du chœur.
Des ombres dévotes s’agenouillaient dans les bas-côtés, le long des
confessionnaux. Sur le maître-autel, des fleurs déposées par une main
inconnue achevaient de se faner, mêlant leurs derniers parfums à l’odeur
de la cire. Église des pauvres, où l’on se sentait à l’aise et si bien
détaché du monde!

Notre groupe n’y demeura que quelques instants. Comme nous repartions,
je vis, en me tournant vers le bénitier de pierre, une forme féminine
svelte et droite à côté d’un pilier. Un frisson me traversa. J’avais
reconnu l’amazone.

Le regard de Lortal m’apprit que je ne m’étais pas trompé.

                   *       *       *       *       *

Cependant, lorsque nous reprîmes le chemin de Saint-Julien, les
réverbères s’allumaient; les pâtisseries, les épiceries préparaient
leurs étalages de Pâques, et des pyramides d’œufs habillés d’or et
d’argent scintillaient sous les lumières, tandis qu’une brume fine
coulait le long des rues, baignait les jardins immobiles et noirs
derrière les grilles. Les cloches, disait-on, étaient parties pour Rome
et nul bruit--sinon celui de nos pas--ne rompait le silence de cette
soirée sur la route qui monte au collège. Mais ni la douceur de l’air,
ni la perspective des vacances toutes proches ne suffisaient à dissiper
ma mélancolie. L’apparition de l’amazone avait encore étendu une ombre
sur mon cœur et le désespoir montait de je ne sais quelles profondeurs
de moi-même, tandis que s’élevait des champs la langueur vaporeuse
d’avril.

L’abbé Mirepuy prêcha sur la Passion. Il avait une voix sourde, mais qui
trahissait une âme ardente. Les yeux fermés, j’écoutais. Je compris
qu’on avait mis en moi une soif d’amertume qui me ramènerait toujours
vers le Dieu aux mains clouées.

    _O crux, Ave, Spes unica,_

disait l’abbé Mirepuy. Ma pensée refluait vers ce Golgotha dressé dans
la nuit des siècles: «Toi seul ne me trahiras pas», murmurais-je. Lui,
c’était le sacrifice, le renoncement, mais sa douleur était plus suave
que les voluptés du siècle. Quel lit vaut ta croix, ô mon Christ! _Spes
unica_.

Dimanche de Résurrection! Les Ténèbres se sont dissipées; les cloches
sont revenues.

    _O filii et filiæ_...

chantons-nous, et l’abbé Poncebique scande le rythme allègre de cette
prose qui sonne, comme un chant de pâtre, aigre et vif dans la buée de
l’aube.

Le soir, nous bouclons nos valises. Départ, le lendemain matin.

--Moi, dit Lortal, je reste en ville.

--Tu vas chez ton oncle?

--Oui. J’y passerai mes vacances. Tant pis si cela ne plaît pas à
Miromps!

--Et pourquoi cela ne lui plairait-il pas?

Lortal sourit.

--Il ne m’aime guère. Je ne l’aime pas davantage. Qui sait pourquoi?

Nous nous serrons la main.

--Bonnes vacances! Écris-moi.

--Écrire! fait Lortal ironique. N’y compte pas trop.

Mais il ajoute:

--Je ne t’oublierai pas, va.

Que lire sur ce visage fermé? Il me parut plus fermé encore, quand nous
nous retrouvâmes, les vacances terminées.



XII


La rentrée de Pâques était moins triste que les autres. C’était le
dernier trimestre qui commençait, trimestre des beaux jours et des
récréations du soir. Trimestre aussi des examens! Tous les candidats
étaient autorisés, à partir de mai, à porter leurs livres au dehors et à
étudier en se promenant sous les charmilles de la terrasse. Distinction
enviée! Nous échappions ainsi à ces corvées qu’étaient les heures de
récréation. Les charmes formaient une voûte épaisse de verdure que
traversaient de minces rais de soleil. Des taches d’or pâle dansaient
sur nos Hérodote et nos Virgile. Le Supérieur venait parfois se joindre
à nous et citait de l’Horace. L’abbé Mirepuy conversait avec les
philosophes. Ceux-ci se tenaient dans une charmille qu’ils considéraient
comme réservée à leurs doctes entretiens et que nous appelions par
moquerie le «jardin d’Académus». Ainsi il s’établissait entre nous, à
cette époque de l’année, une intimité studieuse jusqu’alors inconnue.
Gerboux, pourtant notre professeur, n’y prenait aucune part et demeurait
dans la cour en compagnie de son fidèle Testard. On le voyait aussi
quelquefois, à l’extrémité de la terrasse, en compagnie de l’élégant
grand vicaire. M. Doublemaze lui faisait de fréquentes visites, pour le
plus vif agacement de l’abbé Fourmeliès.

Lortal et moi arpentions souvent l’allée plantée d’une herbe folle, nos
livres sous le bras et ne les ouvrant que rarement.

J’étais débarrassé de Salayrac, qui préférait jouer au bouchon avec
quelques gaillards de sa trempe. Lortal ne poussait pas son goût des
mauvaises fréquentations jusqu’à partager leurs jeux. Je profitais de
ces minutes heureuses avec une extrême avidité.

A cette époque, mon ami me donna à lire un livre qui m’émut
singulièrement. C’est _Dominique_ que je veux dire. Les adolescents ne
peuvent lire un roman sans y introduire leur vie ou celle des gens qui
les touchent. C’est pourquoi, d’ailleurs, ils sont des lecteurs si
passionnés et même--avec les femmes--les seuls vrais lecteurs que
trouvent aujourd’hui les poètes et les conteurs. J’emportais _Dominique_
avec moi en classe et en récréation. Il arrive souvent que le souvenir
d’un ouvrage aimé demeure en vous, résumé en quelques images. Pour moi,
_Dominique_ c’est un domaine voisin de la mer, des dunes que balaie le
vent salin et parfumées d’immortelles, une allée de trembles où passe un
cavalier. Je fis une double application du contenu sentimental de ce
livre à Lortal et à moi-même. J’aimais à me représenter mon ami tantôt
sous les traits d’Olivier, tantôt sous ceux de Dominique. Mais Lortal
souriait de mon enthousiasme.

--N’aimes-tu pas Dominique? lui demandai-je un jour.

Il eut ce rire bref qui m’exaspérait.

--C’est tout bonnement un imbécile et un pleutre que ton Dominique. Il
n’avait qu’à enlever Madeleine!

--Mais Madeleine ne l’aurait plus aimé?

--Enfant! Madeleine s’est toujours dit: «Au fond, si Dominique avait été
véritablement épris!...» La vérité, la voilà. Dominique n’est qu’un
bourgeois, naturellement destiné à faire un père de famille et à devenir
maire de sa commune. Madeleine n’a pas eu de chance. Elle méritait
mieux!

--Moi, je trouve très beau cet homme qui renonce et qui feint d’être
heureux dans sa solitude.

--Le pire, c’est qu’il l’est, heureux! C’est sa punition. Moi j’aurais
crevé d’ennui dans mon domaine solitaire, avec ma vertueuse épouse et
mes vieux serviteurs! J’aurais plutôt volé, assassiné, que de prendre du
ventre, d’avoir mon banc à l’église et de digérer, après mes repas, les
souvenirs de mes dix-huit ans. C’eût été plus propre!

Une baguette à la main, Lortal fauche des pavots. Le vent roule une
corolle empourprée.

Lortal ne m’avait rien raconté de ses vacances, sinon qu’il avait fait
quelques promenades à cheval avec Mathilde, les Miromps de Rochebuque
ayant une écurie bien montée, et que Miromps s’était montré avec lui
d’une hypocrite amabilité. Il me parla assez longuement de Miromps
(Césaire-Auguste), fondateur de la dynastie et qu’il désignait par ses
deux prénoms, ce qui donnait au personnage une bouffonne allure
impériale.

--Césaire-Auguste était le troisième fils d’un rétameur ambulant. Sa
famille--le diable sait qui était sa mère--installait ses feux aux
alentours des villages. Césaire-Auguste n’a pas toujours connu la
prospérité. Loin de là! Il tirait par la bride un roussin efflanqué qui
tirait à son tour une carriole où s’entassaient la forge portative et le
matériel domestique. Les villageois lui lançaient des pierres, s’il
arrêtait son équipage un peu trop près des maisons. On lâchait les
chiens quand la famille se répandait dans les cours des fermes, criant:
«On répare les chaudrons, les casseroles!». C’est ainsi que
Césaire-Auguste apprit la fraternité. Il mit la leçon à profit. Las de
coucher à la belle étoile, le ventre vide le plus souvent, de recevoir
par contre avec une généreuse abondance taloches et coups de sabots, ce
jeune homme, né sous le signe de la fortune, quitta sa famille pour
chercher aventure. Si je voulais énumérer les métiers divers que
pratiqua Césaire-Auguste, je risquerais fort d’épuiser mon vocabulaire.
Il n’y a pas de mots pour désigner les opérations qui le portèrent à un
rang élevé parmi les flibustiers de son temps et qui le porteront
encore, s’il poursuit sa carrière, à un rang élevé dans l’État. Grâce à
la justice immanente, après la vache enragée, Césaire-Auguste connut de
meilleurs morceaux. Il avait de bonnes dents, ayant eu le temps de les
aiguiser jusqu’à dix-huit ans. Il s’en servit pour manger d’abord, pour
mordre ensuite. Courtier maritime à Marseille et prêteur à la petite
semaine, il réalisa de gros bénéfices dans l’importation des chevaux
argentins. Telle est l’origine de sa fortune actuelle. Il a
cinquante-cinq ans environ. On le dit plusieurs fois millionnaire. Mais
il bluffe. Il veut mener grand train et il a acheté une particule. Il
n’a pas acheté qu’un nom, du reste...

--Que veux-tu dire?

--Pauvre Mathilde! Pouvait-elle faire autrement d’ailleurs? Orpheline,
pas de rentes, réduite à vivre auprès de mon oncle Joachim, un panier
percé! Elle a dit que Miromps lui plaisait, par son énergie, parce
qu’elle devinait en lui un homme de fer. Par la suite, elle s’est
aperçue qu’il était surtout un homme d’argent. Mais cela même a ses
avantages. Et tout s’oublie! Et tout est également nauséabond, dans la
vie...

Lortal cingle l’herbe avec rage. Mais pourquoi insulte-t-il ainsi
l’amazone? Pourquoi cette fureur de salir ce qui, sans doute, est la
chose la plus secrète et la plus précieuse de sa vie? Quel démon habite
en toi, mon ami, pour que tu t’acharnes contre toi-même?



XIII


Les Miromps de Rochebuque habitaient, rue Jaladis, un vieil hôtel
Renaissance. La rue Jaladis partait de l’ancien Foirail qu’ombrageaient
de gigantesques ormeaux, nouant leurs branches au-dessus d’un abreuvoir
de pierre sculptée et verdie. Sur le Foirail se tenait le marché; des
bornes plantées en rectangle servaient à séparer le bétail. D’un côté,
les contreforts de la cathédrale élevaient leur masse grise et à travers
le feuillage on distinguait les guivres, les gargouilles, les moines
joueurs de luth et les démons ricaneurs qui chevauchaient les corniches,
les angles, les ogives et les gouttières. Les jardins de l’Évêché
dominaient le cours de la rivière qui tournait vers des bois et des
collines aux profondeurs bleues. Tout le quartier d’Aubenac appartenait
à la vieille ville et--noblesse oblige--le nouveau Rochebuque avait tenu
à choisir un domicile dont l’ancienneté fût moins contestable que son
titre.

On avait accès à l’hôtel Miromps par la pente fort roide qu’était la rue
Jaladis. La pauvreté des masures qui bordaient cette rue faisait
ressortir l’austère beauté de la demeure. Deux cariatides gardaient le
seuil, l’une représentant le Jour, l’autre, la Nuit, supportant toutes
deux un fronton armorié. Une date s’inscrivait au-dessus de la porte
carrée: 1584.

--Les armes des Longeval d’Aubrac, dit Lortal. La famille est éteinte.
Césaire-Auguste conserve les armes sur sa porte, ce qui lui évite de se
choisir un blason.

Il leva la main vers le heurtoir.

--Attention, ajouta-t-il ironique, tu vas voir Mathilde. Prends garde de
ne pas devenir amoureux.

J’étais invité, ce jeudi-là, à déjeuner chez les Miromps. Trois jours
auparavant, Lortal m’avait transmis cette invitation que je redoutais
tout en la souhaitant. Sur le point de franchir le seuil que l’ironie et
les réticences de mon ami avaient rendu mystérieux, j’éprouvais une
furieuse envie de prendre mes jambes à mon cou.

--Il y aura du monde, continua Lortal. Tout le gratin d’Aubenac; un ou
deux curés--Miromps y tient--dont Doublemaze que l’on pourrait aussi
bien appeler Doubleface; le beau Milondré qui t’est si sympathique; deux
fossiles, M. et Mme Villedieu-Beaupré et, je pense, aussi la comtesse
d’Escarbagnas. Pourquoi pas? C’est Miromps qui a fait les invitations,
sauf les nôtres dont Mathilde est responsable. Courage, mon petit. C’est
une véritable entrée dans le monde. Prépare tes ongles!

La porte s’ouvre. Un grand larbin à gilet jaune nous débarrasse de nos
casquettes.

C’est Elle que je cherche dans le salon un peu obscur où les invités
sont déjà rassemblés. C’est Elle seule que je vois. Elle vient au devant
de nous. Je marche en arrière de Lortal, la vue et l’esprit troublés,
les mains moites. Quelle aisance que celle de mon ami! Il va droit à
Mathilde. Il lui baise la main qu’il porte très haut à ses lèvres.

--Voici Demurs, dont je t’ai souvent parlé.

L’Amazone est vêtue d’une robe glauque voilée d’une tunique qui la fait
apparaître comme enveloppée des flots d’une mer orageuse ou ruisselante
d’algues. Le visage et la gorge nue sont d’une teinte ambrée; les yeux
fendus en amande, un peu écartés, les prunelles café baignent dans un
blanc légèrement coloré de bleu acier; le nez incurvé, très mince du
bout; le menton, d’un dessin ferme, volontaire. Quant à la bouche aux
lèvres sombres, entr’ouvertes sur des dents neigeuses, elle rassemble
tout l’éclat de cette figure. L’ensemble a quelque chose de hautain et
même de cruel, et cet éclat exotique qui m’avait déjà frappé dans le
visage de Lortal.

Je balbutie des courtoisies apprises.

--Tu l’intimides, dit Lortal à Mathilde. Où est ton mari, le seigneur de
ces lieux?

Mathilde nous guide vers des fauteuils. Le docteur Horace Milondré trône
dans la certitude d’être beau, aimé des femmes et d’avoir de l’esprit.
On dit de lui: «Il est si spirituel! Il en a parfois de raides! Ah! ces
médecins!» Horace a une cravate de soie verte, presque assortie à la
robe de la maîtresse de maison, ce qui m’exaspère. Cet homme élégant a
le tort d’arborer en épingle un vrai tournesol de brillants. Les favoris
châtains allongent un visage plein, au menton mou, aux lèvres flasques.
Sur les yeux incolores pèsent des paupières bouffies, trop roses. Il
joue d’une breloque d’or à son gilet de soie. Une main repose sur le
drap bien tendu d’un pantalon clair: elle est grasse, courte, les ongles
ras et luisants.

Présentation.

--Mais je vous ai déjà vu, jeune homme.

Ce «jeune homme» est une écrasante humiliation.

--Je me souviens. Vous êtes l’ami du petit Jouvelin. Avez-vous de ses
nouvelles? Il vous aime diablement, ce gamin!

Et se penchant vers sa voisine, Mme Villedieu-Beaupré, un spectre jaune
emmailloté de soie puce, avec des diamants en poire qui gouttent sous
des bandeaux d’un noir magnifique:

--Curieuse histoire!

Il me tourne le dos et chuchote à l’oreille de la vieille dame, qui
glousse, je ne sais quels ragots. J’entends:

--Excellente institution... Mais c’est toujours comme ça, dans les
collèges... L’abbé Fourmeliès n’est pas assez énergique...

Une tapisserie se soulève.

--Mon mari, dit Mathilde.

Miromps s’approche du cercle. Il est courtaud; les jambes torses, comme
celles d’un cavalier. On dirait qu’il va s’arc-bouter pour saisir un
adversaire à la gorge. Tout de suite ses yeux m’attirent: une mince lame
grise sous de gros sourcils embroussaillés. La tête est trop volumineuse
pour la taille médiocre du personnage. Mais la disproportion ne choque
pas, tant les épaules sont robustes. Les cheveux gris cendré, coupés ras
sur une nuque massive et sanguine; la mâchoire épaisse, le menton carré,
plus puissant, plus volontaire encore que celui de Mathilde. Cet homme
touche aux grands carnassiers. Sa force réside dans sa nuque et dans sa
mâchoire. _Quaerens quem devoret_, ne puis-je m’empêcher de murmurer.

Miromps de Rochebuque est vêtu avec sobriété, d’un vêtement brun. Tout
parvenu qu’il est, il a plus de simplicité que Milondré. Celui-ci lui
frappe sur l’épaule, avec une familiarité imbécile, croyant le flatter
en le traitant en égal.

--Eh bien! Miromps, comment vont nos pouliches?

Le mari de Mathilde m’a tendu une main large qui serre bien, qui doit
bien étrangler aussi. Toute sa personne dégage une impression de force
réservée, plutôt que de sournoiserie. Un pli dur tire la bouche en bas,
du côté gauche. J’éprouve pour cet homme une sympathie craintive.
Comment Lortal s’acharne-t-il à tourner en ridicule ce personnage d’une
autre trempe que ceux qui l’entourent?

Il y a là un ancien officier, démissionnaire à cause des inventaires: un
front étroit et des moustaches à la gauloise, d’un blond fade à pleurer.
M. Villedieu-Beaupré a la démarche roide d’un débutant ataxique et la
déplorable habitude de sucer ses ongles. Quant à la comtesse
d’Escarbagnas, annoncée par Lortal, elle est représentée par Mlle Dubois
de Louvrezac, personne sans âge, en satin noir, avec quelques bijoux de
famille, et qui joue la parente pauvre.

On annonce le grand vicaire. M. Doublemaze sait ménager ses entrées. Le
prêtre s’avance avec des mines et trop de sourires. J’admire sa soutane
et ses souliers à boucles d’argent, la belle main grasse qu’il me tend.
Lui ne m’appelle pas «jeune homme».

--Je vous connais, monsieur. Vos maîtres m’ont parlé de vos succès et de
votre belle intelligence.

Je rougis. Mathilde me félicite. Lortal ajoute quelques compliments
vinaigrés. Il ne désarme pas.

                   *       *       *       *       *

La salle à manger m’éblouit d’un luxe de cristaux. Conversation animée.
Le grand vicaire est plein d’attentions pour Césaire-Auguste. C’est une
conquête qui tente ce fin diplomate de Doublemaze. La grande affaire est
celle des élections prochaines. On manque d’un candidat bien pensant. On
voudrait un homme dont la fortune garantirait les opinions. L’invitation
est discrète. Doublemaze n’insiste pas. Mais, après le déjeuner, un
verre de bénédictine dans la main gauche, le souple vicaire prend le
bras de son hôte et tous deux vont voir la bibliothèque.

--Ton mari veut devenir député? dit Lortal à Mathilde. Il a raison. Il
sera ministre. Tu recevras dans tes salons tous les gens qui vont au bal
de l’Hôtel de Ville. Félicitations.

Il s’éloigne, le nez en l’air, considérant les grands panneaux de
tapisserie qui ornent les murs du salon. Je reste seul.

La pièce ouvre sur une terrasse construite bien postérieurement à
l’hôtel et d’où l’on descend dans un jardin en contre-bas. Un ciel d’un
bleu léger repose sur la voûte des yeuses. Je quitte le salon et vais
m’accouder à la balustrade. A mes pieds une allée de buis, une vasque où
stagne une eau verte ocellée d’or. A travers le bouquet noir des chênes,
je distingue un petit pavillon délabré. Malgré la clarté printanière, ce
jardin semble humide et obscur. Ce pavillon au plâtre écaillé met une
note sinistre. Une vague angoisse m’étreint, dans le silence. Tout est
immobile, muet: les arbres, l’eau, la province éparse autour de la
maison. Un drame couve, dirait-on, dans cette tranquillité, sous la
bonhomie des choses.

--Je ferai démolir cette bicoque, prononce derrière mon épaule la voix
de Miromps.

L’abbé Doublemaze a pris congé. Les autres invités sont partis. J’ai dû
rester assez longtemps plongé dans ma rêverie.

Miromps me prend par le bras.

--Aimez-vous les médailles? J’en ai une assez belle collection.

Il m’entraîne dans son cabinet dont il me fait les honneurs avec une
sobriété et une modestie parfaites. Pendant le déjeuner, je l’ai
observé. Ses yeux ont, tour à tour, une clarté dure, sauvage ou triste.
Quelle ombre s’étend derrière lui?

Maintenant que la maison s’est vidée d’étrangers, il semble qu’un jeu de
scène inquiétant se prépare. Je devine derrière ces trois personnages
courtois, mondains, trois protagonistes d’une tragédie domestique dont
le dénouement mûrit avec lenteur dans cet hôtel masqué d’un prestige
suranné. Les acteurs se meuvent sur une scène brillante, mais le vrai
drame se joue dans un arrière-plan obscur. Les êtres réels, vivants,
sont cachés. Ils vont surgir. Je verrai le vrai Miromps, le vrai Lortal,
la vraie Mathilde.

Et cependant que Césaire-Auguste Miromps de Rochebuque me montre sur
quelque disque de métal l’effigie de Ptolémée Évergète ou de Dioclétien,
je fais cette découverte que chaque être ne nous offre de lui, tel
l’imperator de bronze, qu’un côté de son visage, souriant ou grave, et
que l’autre demeure tourné vers la nuit.

Dans le jardin, sur le seuil du pavillon, nous trouvons Lortal et
Mathilde. Lortal a conservé dans sa main la main de la jeune femme.

--J’exposais à Jacques, dit Mathilde, mes projets sur le pavillon. Je
voudrais le transformer en un véritable atelier.

--Il me semble, répond Miromps, que vous aurez une mauvaise lumière. Il
vaut mieux le jeter à bas et construire autre chose.

--Ton mari ne juge pas cette bicoque digne d’un Roquebuque, réplique
insolemment Lortal. Ce pavillon était joli. Mais son maître connaît
mieux le _Gotha_ que l’architecture.

Les yeux de Miromps luisent de cet éclat bref que j’ai noté à table,
lorsque la discussion s’animait.

--Vous peignez, madame, dis-je pour dissiper le malaise.

--Quelquefois. Une vraie barbouilleuse. Tenez, puisque vous êtes
curieux.

Et elle m’introduit dans une rotonde, décorée encore de filets Louis XV,
meublée d’une natte, d’un divan, d’un chevalet. La lumière vient d’un
œil-de-bœuf. Une soierie orientale est drapée sur le mur. Quelques
ébauches...

--Je vous en prie, me dit avec précipitation Mathilde, demandez à
Jacques de ne pas exaspérer mon mari. Il est injuste envers lui. J’en
souffre.

Je balbutie, sans oser la regarder:

--Oui... je lui dirai... je vous promets.

Machinalement, je froisse une rose, encore fraîche, oubliée sur la
table... depuis quand?

Jacques baise la main de Mathilde.

--Il est temps de rentrer. Au revoir, cousin Miromps! Ah! quelle poignée
de main, cousin! Décidément vous êtes trop fort. Ha, ha!

Sur le crépuscule de mai, les cariatides ouvrent leurs prunelles
aveugles. Lortal sifflote. Un chaland fleuri de géraniums glisse sur la
rivière. La cloche de Saint-Julien tinte au haut de la colline. Nous
hâtons le pas, silencieux.

Un secret nous lie maintenant, ô taciturne Amazone.



XIV


Malgré mon désir de tenir la promesse faite à Mathilde, je n’osai jamais
transmettre sa prière à Lortal. Maintes fois je crus avoir trouvé
l’occasion d’aborder ce sujet et, chaque fois, au moment de parler, un
scrupule me vint d’effleurer un point douloureux de la vie de ces deux
êtres si proches l’un de l’autre et séparés pour toujours. Lortal
m’était d’autant plus cher que je devinais l’amertume secrète de son
cœur, sans en préciser les raisons. Son caractère hautain, ses
rebuffades fréquentes, son orgueil parfois insupportable ne
m’éloignaient pas de lui, mais m’attachaient plus encore à cette âme
tourmentée. Il lui arrivait, depuis la venue des Miromps à Aubenac, de
me traiter avec une dureté dont je ne l’eusse pas soupçonné quelques
mois auparavant. J’acceptais tout. Bien plus tard, seulement, j’ai
compris que Lortal était de cette race d’hommes qui ne peuvent aimer
sans faire souffrir et dont la tendresse se proportionne toujours à la
douleur qu’ils imposent.

Je n’en ai pas moins gardé, à ce cruel compagnon de mon adolescence, un
place profonde en mon cœur. Il fut comme un veilleur qui secoue une
torche sur ses compagnons endormis, les brûle, mais les éveille. Que ne
reportait-il uniquement sur moi--toujours prêt à pardonner et qui lui
devais tant de choses--cet âpre besoin de tourmenter! Hélas!
vieillissant, peut-être nourrira-t-il de grands remords. Une ombre
tragique l’accompagne déjà. Sans doute il a causé et causera le long de
sa route quelques-unes de ces blessures qui ne se cicatrisent jamais. Il
ne trouvera son expiation qu’en lui-même, en songeant à l’irréparable,
car il est de ces bourreaux que leurs victimes sont impuissantes à
maudire.

Le Supérieur Fourmeliès avait une affection particulière pour Lortal. Ce
dernier se départait avec lui de ce flegme un peu dédaigneux qu’il
conservait avec les autres maîtres et même avec le doux Mirepuy qui se
mêlait à nos conversations. L’abbé Fourmeliès, si habile à pénétrer les
âmes, avait certainement deviné de quelle redoutable qualité était celle
de Lortal. Il se penchait sur elle avec un peu d’anxiété. Il le
gourmandait de sa paresse. Lortal, piqué, donnait un coup de collier,
montait de plusieurs rangs au classement suivant, puis, dégoûté,
rejetait ses livres.

Peut-être avait-il perdu un peu de son prestige auprès de nos camarades.
Son indifférence pour tout ce qui touchait à la vie de collège avait plu
au début, comme une fronde. Par la suite, elle avait choqué jusqu’aux
moins disciplinés: «Lortal, disait-on, il s’en fiche par trop!» Ses
condisciples flairaient là du mépris non seulement pour les besognes du
collège, mais aussi pour eux-mêmes: en quoi ils ne se trompaient guère.
La foule--au collège ou ailleurs--n’aime pas que l’on dédaigne ce
qu’elle aime et même ce qu’elle hait. Lortal n’était plus pour beaucoup
que le Pacha et ses insuccès scolaires, dont il se souciait comme d’une
guigne, lui enlevaient la considération des forts en thème.

Il va sans dire que pour moi il avait conservé son étrange charme. Il se
rendait fort bien compte de la séduction qu’il exerçait sur ses amis; il
connaissait son pouvoir et ne se donnait pas la peine d’en user. Je lui
aurais obéi aveuglément, s’il m’en avait prié avec une certaine
inflexion de voix impérieuse et tendre. Je ne me souvenais pas, sans
regret, du soir où nous étions partis ensemble, de ces minutes où
j’avais imaginé une vie libre, une vie d’aventures avec le compagnon
élu. Elle avait échoué bien vite et bien piteusement, cette évasion. Et
pourtant la foi m’était restée dans mon condottiere.

                   *       *       *       *       *

Les derniers jours de l’année scolaire ne sont pas mornes et boueux
comme ceux de l’année astronomique. Ces deux mois ensoleillés qui
précédaient les grandes vacances et qui marquaient la fin d’une étape
dans notre marche vers la vie, étaient, malgré le nuage des examens,
rutilants d’espoirs et de projets. Lortal rêvait, une fois sorti du
collège, d’entreprendre de grands voyages, de naviguer. Il me parlait de
traversées qu’il n’avait point faites, de pays qu’il n’avait jamais
visités, de telle sorte que mon esprit était ébloui de visions neuves.
Des océans verts comme l’émeraude, des rivages aux sables sanglants et
pailletés d’or, des palmes métalliques dans l’air vibrant de chaleur,
des porteurs d’ébène aux jambes luisantes élevant leurs jarres sur le
mur orangé des couchants: d’où lui venaient donc ces images? Il me
disait: «Quand on traverse la mer Rouge, les nuits seules permettent de
respirer. On est vêtu d’un simple vêtement de toile blanche et l’on va
sur le pont où sont les femmes. Leur peau moite sent bon sous les
mousselines. Elles sont étendues sur des nattes ou des fauteuils de
rotin. L’amertume des whiskies glace nos lèvres. Lorsqu’on étend la main
pour saisir son verre, dans l’ombre, on frôle une main brûlante ou le
satin frais d’un bras.» Et je fermais les yeux, croyant déjà respirer
les bouffées lourdes de la nuit, le vent salé qui dessèche la gorge et
l’odeur de ces corps immobiles et baignés de sueur.

D’autres fois il était moins épris d’aventures. Il me parlait alors de
son passé. Les Espagnols de l’Institution Sauvalet avaient tenu une
grande place dans son enfance. Juan de Carcamo lui avait donné un étui à
cigarettes en cuir orné de son chiffre en or. Il tirait parfois l’étui
de sa poche pour respirer l’odeur fine de la peau, humant des souvenirs.
Il ne m’avait jamais entretenu de sa mère, mais je devinais qu’elle
était du même pays que ces beaux jeunes gens aux cheveux soigneusement
lustrés. Le visage de Mathilde indiquait aussi des origines étrangères.
De sa mère, mon ami tenait sans doute ce teint olivâtre et surtout cette
âme de conquistador, tour à tour indolent et passionné. N’était-ce pas
la voix lointaine des ancêtres à caravelles qui parlait, par sa bouche,
de navires, de tropiques et de constellations étranges?

Ces jours, où il montrait moins d’ardeur imaginative, Lortal révélait
une sensibilité dont moi seul, parmi ses camarades, pouvais connaître la
délicatesse. S’il évoquait des souvenirs d’enfance, c’était avec tant de
chaleur que je croyais revivre ces journées par lui vécues jadis. Il me
parlait peu de Mathilde et toujours avec une réserve qui ne me
permettait pas de le questionner.

Il eut cependant une heure d’abandon. Le jour, qui fut celui de cette
confidence, me découvrit un monde nouveau, une terre promise dont les
parfums m’enveloppèrent à travers lui d’une véritable ivresse.

Nous revenions de promenade. Il avait plu. Le crépuscule avait cette
limpidité qui suit les orages. Les marronniers de la cour luisaient de
toutes leurs feuilles. Le soir sentait la verdure fraîche et la terre
mouillée. Comme si l’heure l’eût soudainement attendri, Lortal me prit
le bras et déversa dans mon cœur le trop-plein de ses souvenirs. Pauvres
confidences, si je dois les juger aujourd’hui; mais combien précieuses,
si je me rapporte à ce temps où les moindres semences apportées par un
vent de hasard fructifiaient en moi avec une vigueur exubérante!
Qu’était-ce sinon l’aveu d’un amour de tout jeune homme pour une femme
plus âgée que lui? Banale histoire. Mais, parlant de Mathilde, Lortal
faisait passer à travers ses mots un tel souffle de passion que tout mon
être frémissait et se fondait dans la voix de l’ami. Premiers émois de
l’intimité, tendresse qui, de maternelle d’abord chez la femme, devient
peu à peu amoureuse à son insu, le lien de la famille resserrant encore
le lien de l’inclination, mais jetant un trouble et presque un remords
dans leurs épanchements; idylle enfin, qui dans la sécheresse du récit
n’est qu’une pastorale niaise, mais qui, dans la voix grave de mon ami,
devenait le plus beau poème d’amour que j’aie jamais entendu. Que
n’aurais-je donné pour avoir moi aussi un pareil souvenir! A travers une
confidence je faisais la grande découverte! La nuit venue, roulé dans ma
couverture, je ne pus retenir mes larmes en songeant à cette puissance
inconnue, à cet amour que je tendais vainement vers la vie en criant:
«Prends-le!» sans être entendu.

L’aveu que me fit Lortal, ce jour-là, de son amour pour Mathilde ne se
précisa pas au delà d’une simple confidence sentimentale. Que s’était-il
passé entre eux! Je l’ignorais et mon peu d’expérience des intrigues
amoureuses ne me permettait guère de l’imaginer. Je ne vis dans cette
idylle que douleur et pureté. A peine se connaissaient-ils qu’ils
s’aimaient et déjà ils étaient séparés. Pourquoi Mathilde avait-elle
épousé Miromps? Ce que pensait Lortal de ce mariage, l’ironie de mon ami
ne me le laissait que trop deviner. Mais, quels que fussent les torts de
Mathilde, comment pouvait-il traiter avec autant de brusque insolence
une femme si tendrement aimée, il y avait quelques mois à peine?

Je devais avoir bientôt une occasion, et fort inattendue, d’y voir plus
clair.



XV


La première communion approchait. C’était la fête du collège. L’évêque
officierait en grande pompe, assisté de deux chanoines. Déjà l’on
commençait à préparer la chapelle et à tendre des deux côtés de la nef
des draperies de brocart pourpre. L’abbé Poncebique exerçait les chœurs
et se démenait à l’orgue comme un beau diable. Le jardinier soignait
pieusement les roses dont on emplirait les corbeilles, les hortensias,
les lys, les tulipes dont on ornerait l’autel. Les sœurs, chargées des
soins de la sacristie, transportaient des échelles, plantaient des
clous, se livraient à un labeur minutieux et muet de fourmis. Tout le
collège était en grand émoi, d’abord parce que l’on attendait
Monseigneur et ensuite parce qu’il était question pour le soir de la
fête d’une illumination _a giorno_ et d’un feu d’artifice sur la
terrasse.

De toute cette animation, les premiers communiants seuls étaient exclus.
Ils étaient une trentaine, garçonnets de dix à douze ans. Assez fiers de
leur importance, la plupart préoccupés de remplir consciencieusement
leur devoir religieux, quelques-uns angoissés par l’attente de la
cérémonie. Huit jours de retraite les retranchaient du monde.

L’enfant qui sent réellement peser sur lui la menace du Dieu proche, que
va-t-il devenir sur le point de mettre ses lèvres à la Table terrible?
Je prévoyais pour Charles Jouvelin un bouleversement de son frêle
organisme. Je l’avais vu rarement depuis la rentrée de Pâques. Il
m’avait dit être très absorbé par sa préparation religieuse.
L’indifférence qu’il me manifesta confirmait ses paroles.

Gerboux n’était pas étranger à cette transformation. La direction et la
surveillance des premiers communiants pendant la retraite prenait tout
son temps. Il apportait à cette tâche l’esprit tatillon et mesquin qu’il
mettait en toute chose, sa dévotion morose et un curieux sadisme
cérébral. Pour lui, l’enfant était un ennemi et le démon de l’impureté
habitait en lui. Aussi prenait-il plaisir à terroriser ces jeunes
imaginations, à affoler ces sensibilités qu’il est si facile de
détraquer pour la vie. Le délire de Charles, pendant sa courte maladie,
m’avait bien montré que Gerboux n’avait pas renoncé à ses méthodes
d’édification. Par la hantise du péché, il conduisait ces âmes apeurées
à la maladie du scrupule: agitant sans cesse devant eux l’image d’une
éternité douloureuse, il troublait le sommeil de ces petits. Les plus
sensibles arrivaient au jour, qu’on leur présentait comme le plus beau
de leur vie, dans un état d’épuisement complet, les uns prostrés, les
autres surexcités. On ne pouvait les voir sans pitié défiler, le long
des blancs corridors, les yeux baissés, les bras croisés, contraints à
égrener sans cesse leur rosaire. Leurs récréations elles-mêmes étaient
silencieuses. J’aperçus un jour, dans leurs rangs, Charles Jouvelin,
plus pâle que les autres et qui marchait comme un somnambule.

                   *       *       *       *       *

J’attendais la fête avec impatience, espérant apercevoir enfin
Nourmahal. Mme Jouvelin ne m’avait pas fait appeler au parloir depuis la
maladie de Charles. J’aimais toujours à évoquer son image qui, avec
celle de Mathilde, formait le principal objet de mes rêveries. Mathilde
m’inspirait une tendresse mêlée de pitié et un respect un peu craintif.
Je flairais en elle une grandeur tragique; elle m’apparaissait encore
sous les traits de l’amazone galopant dans la lande déserte. Mais
Nourmahal, c’était le soleil, la joie; elle était environnée d’une
splendeur matérielle qui m’éblouissait et me troublait tout ensemble. Je
ne l’imaginais pas, comme Mathilde, une reine inaccessible dans le
palais de ses songes, mais comme une femme dont on pouvait caresser les
cheveux, baiser la bouche. Qui la possédait, cette bouche? La
déplaisante figure de Milondré me blessait cruellement, mais cette
jalousie inconsciente, dont je sentais déjà la lame, avait transformé
l’idole lointaine en une femme qu’il ne serait peut-être pas impossible
de conquérir. Je me sentais maintenant capable d’incroyables audaces.

La veille de la première communion avait lieu une cérémonie qu’on
appelait le pardon des parents. Les familles se réunissaient au parloir;
les enfants, conduits par l’abbé Gerboux, arrivaient en rangs, les bras
croisés. Les premiers communiants pénétraient dans le petit jardin
planté de thuyas et de fusains et, passé le seuil, sans autre signal,
couraient se jeter aux pieds de leurs père et mère, pour implorer le
pardon des fautes commises. L’énervement de cette scène, corsé de celui
de la retraite, les faisait sangloter hystériquement. Les mamans, non
moins nerveuses, se tamponnaient les yeux et les respectables pères
eux-mêmes avaient le regard humide. Le pardon accordé, c’était une
embrassade générale et les baisers claquaient sur les joues encore
salées de grosses larmes. Cette scène, d’un effet dramatique un peu gros
et d’origine jésuite, était strictement privée. Les divisions n’y
assistaient pas. Je m’étais pourtant glissé dans un coin du salon et, le
rideau tiré, j’avais vu Nourmahal étincelante, en robe claire, une rose
couleur d’ivoire à sa ceinture. Elle maniait un petit mouchoir, Charles
courut à elle, mais quand elle ouvrit les bras pour le recevoir, il
tomba à ses pieds, lourdement et comme épuisé. Elle le releva. L’enfant
reposa la tête sur l’épaule de sa jeune mère, sans bouger. Ils restèrent
ainsi quelques instants dans la lumière dorée du soir.



XVI


Dès sept heures, nous attendions Monseigneur dans la cour d’entrée du
collège. Les murs étaient tendus de draps où les sœurs avaient épinglé
des bouquets de roses; des oriflammes blanches, portant des inscriptions
en lettres de papier doré, flottaient aux fenêtres et à l’extrémité du
grand mât de gymnastique. Nous formions la haie: les grands à droite, la
plupart sans uniforme, arborant des faux-cols démesurés et des cravates
trop précieuses; les petits, à gauche, en veste bleue à boutons d’or;
et, face à la porte, les premiers communiants, ornés du brassard blanc,
de grands cierges enrubannés à la main, le paroissien à tranches d’or
sous le bras, égrenant des chapelets de malachite ou de pierres du
Mont-Dore. Ah! les cadeaux de première communion! Quel effort pour ne
pas se laisser distraire par la montre neuve qui bat dans le gousset, la
chaîne d’or ou d’argent, le mouchoir brodé, le calepin en cuir rouge, le
portemine en doublé! Devant ses néophytes se tenait Gerboux, un claquoir
à la main.

Je cherchai des yeux Charles. Il avait les yeux creusés, par l’insomnie
peut-être. Cette figure d’enfant accablé d’un poids trop lourd me causa
un malaise que seule dissipa l’entrée triomphale de Monseigneur.

Je devrais dire l’entrée triomphale de M. Doublemaze, car l’évêque, en
dépit de sa mitre rutilante, de sa crosse et de ses bénédictions,
faisait humble figure à côté de son grand vicaire. Jamais le Talleyrand
du diocèse ne m’avait paru aussi majestueux et aussi séduisant. Autour
de sa haute taille flottait un riche surplis de dentelle; ses épaules
étaient recouvertes d’un camail bordé d’hermine plus fin et plus lustré
que la soie. Un sourire d’aimable condescendance épanouissait sa bouche
et ses lèvres charnues s’entr’ouvraient sur des dents saines et
brillantes. Il marchait à gauche de Monseigneur, dominant ce grêle
vieillard si effacé dans sa lourde parure d’orfèvrerie. Sans doute il
devait sentir dans son bras droit replié sur sa poitrine de terribles
démangeaisons de bénir. Comme son geste aurait été plus sûr, plus large,
plus onctueux que le geste ébauché par la main hésitante du vieux
prélat! Aussi accompagnait-il chaque bénédiction de Monseigneur, tantôt
à droite, tantôt à gauche, d’une légère inclinaison de tête, comme pour
dire: «Attendez! Quand ce sera mon tour, vous verrez!»

L’abbé Fourmeliès s’avançait à droite de l’évêque, également en surplis
et camail, portant haut son visage brun et patiné. Derrière eux, les
chanoines de la cathédrale et les professeurs de Saint-Julien en surplis
blancs; les enfants de chœur en soutanelles rouges et camails de soie
cerise. Nous fermions le cortège.

Nous entrâmes ainsi à la chapelle. D’innombrables flammelles
tremblaient, exhalant un parfum de cire, presque invisibles dans le
ruissellement du soleil à travers les vitraux. L’abbé Poncebique avait
déchaîné son orgue; pressés autour de lui, les choristes entonnèrent le
_Magnificat_. Le maître-autel étincelait d’un or enfoui parmi les
fleurs. L’ostensoir rayonnait entre des lys aux longs pistils jaunes,
dont l’obsédante odeur alourdissait voluptueusement l’arome de l’encens
et des cierges.

Dans le transept de droite, une foule nombreuse de parents et d’amis
était massée. Les dames d’Aubenac, en toilette d’été, agenouillées sur
le prie-Dieu, les messieurs en redingote, debout et graves devant leurs
gibus, pouvaient voir au premier rang les premiers communiants, leurs
cierges fixés au banc par un bracelet de velours. De ma place je penchai
la tête pour découvrir Nourmahal, mais je ne vis que mon ennemi
Milondré, le ventre tendu d’un gilet blanc et barré d’une chaîne d’or.

Cependant l’office se déroulait. Assisté de Fourmeliès et du grand
vicaire, flanqué de diacres en dalmatique, l’évêque célébrait le Saint
Sacrifice. La messe épiscopale était d’un rite compliqué et les lévites
en soie cerise évoluaient avec une grâce et une méthode qui faisaient
songer à un solennel ballet. Le chef des enfants de chœur, Vindrac,
svelte dans sa robe rouge, donnait le signal des mouvements. Un coup de
claquoir et toutes les soutanelles s’agenouillaient, se relevaient,
défilaient autour de l’autel, présentant les burettes de cristal, le
manuterge, le lourd évangéliaire enrubanné. La triple clochette de
cuivre tintait et toutes les têtes s’inclinaient sous le vent de
l’Élévation. Des lévites privilégiés balançaient les encensoirs. Bientôt
le chœur fut baigné d’une lourde vapeur bleuâtre qui amortissait, sans
le voiler, l’éclat des roides étoffes liturgiques, auréolait d’un nuage
l’ostensoir aux rais de vermeil, estompait les lents gestes rituels des
officiants. L’évêque éleva la patène entre les doigts oints de l’huile
sainte, et l’améthyste pastorale étincela d’un éclair violet dans la
buée des aromates.

Portée par les vagues de l’orgue, une voix d’adolescent, une voix
précoce et pure, monta d’un long jet sous les voûtes pour retomber,
fusée sonore, sur les têtes baissées, les mains jointes et les cœurs
frémissants de l’attente sacrée. Elle chantait: «Oh! qui me donnera des
paroles d’amour, une langue de feu pour te louer, Seigneur!» Et, dans le
tourbillon d’encens et de lumières, dans ce vaisseau gorgé de parfums,
pavoisé de soie et d’or, fleuri de lys monstrueux, les lys du Seigneur,
ses enfants de prédilection, se levèrent et marchèrent, la gorge serrée,
les mains moites, les tempes bourdonnantes, ivres de chaleur, de musique
et d’odeurs, vers la table où le festin de la chair divine leur allait
être servi.

La communion fut donnée par l’abbé Fourmeliès. Un violon solo avait
succédé au chanteur et personne n’eut le mauvais goût de s’apercevoir
que l’artiste jouait la _Méditation de Thaïs_. Sans doute les langoureux
_vibrati_ de Massenet convenaient-ils à cette cérémonie. L’abbé
Poncebique, qui avait réglé le programme musical, en avait jugé ainsi.
Les moines des cloîtres qui écoutent Bach, étendus sur les dalles,
comprennent d’une autre façon la musique religieuse: mais les fidèles et
les prêtres réunis à Saint-Julien ne faisaient pas la différence.

La grossièreté de cet artifice mit en moi quelque froideur jusqu’à la
fin de la messe. Bientôt les enfants de chœur précédèrent en bon ordre
le clergé qui se retira, l’évêque fermant la marche. Je vis disparaître
par la porte de la sacristie la chape pareille à une carapace d’or, la
mitre, les bandelettes et la crosse, antique bâton de pâtre aujourd’hui
constellé de pierreries. Mon ancienne ferveur avait à jamais disparu.
Derrière ce décor magnifique et voluptueux, je ne retrouvais plus la
divinité cherchée avec tant d’inquiet amour dans la chapelle solitaire.
Je me souvins avec regret de ces heures de méditation et d’épanchement,
cœur à cœur avec le Christ, avec Celui qui a dit: «Levez-vous, ô vous
qui mangez le pain de la douleur». C’est avec pitié et tristesse que je
vis, tous flonflons évanouis et dissipés les derniers nuages d’encens,
disparaître derrière la crosse pastorale les vestiges de la rude et
vieille force d’Église.

Charles Jouvelin était allé rejoindre sa mère. Je ne le vis que plus
tard, dans l’après-midi, un peu avant vêpres. Nous nous rencontrâmes
dans un corridor, comme il se rendait, ganté et son paroissien à la
main, chez le Supérieur qui réunissait ses camarades. Il vint à moi et,
gravement, me tendit son front.

--Eh bien! Charles, lui dis-je sans conviction, un beau jour, n’est-ce
pas?

Il baissa la tête.

--Non? repris-je, surpris. Pas aussi beau que l’on ne croyait? Est-il
possible, Charles? toi qui es si pieux.

Il saisit ma main et, honteusement, à voix basse:

--Je croyais être heureux, si heureux... J’avais tant attendu!... Eh
bien! tu sais, c’est terrible... j’ai honte... mais _ça_ ne m’a rien
fait... rien!

Il répéta: «Rien!» avec une sorte de désespoir et s’éloigna, si triste
dans ses habits de fête.

La première désillusion de sa vie--la plus grande peut-être!



XVII


La journée se terminait par un salut, la procession et le feu
d’artifice. Cette partie de la fête était attendue avec impatience. Les
invités de la ville viendraient dans la cour et les élèves seraient
autorisés à rejoindre leurs parents ou leurs amis.

Aussitôt après dîner, nous nous rendîmes à la chapelle. Le soir tombait.
Le chœur flamboyait. Une débauche d’encens enveloppa bientôt d’un nuage
la nef tout entière. L’adolescent du matin chanta un langoureux _O
Salutaris hostia_; l’abbé Poncebique fit entonner à nos choristes un _Te
Deum_ que nous continuâmes tous et qui roula avec une rumeur d’orage
sous les voûtes où la nuit se massait déjà. L’évêque n’était plus là;
mais son grand vicaire le remplaçait, je n’ose dire avantageusement. M.
Doublemaze, en chape fulgurante, éleva l’ostensoir au-dessus de la foule
inclinée. Il surgissait, pareil à un Moïse d’or, d’une nuée d’aromates,
sur un Sinaï d’éclairs. Puis le collège et les familles s’écoulèrent au
dehors.

La procession se formait devant la chapelle, dans un petit jardin orné
de plates-bandes fleuries. D’abord marchait une douzaine d’enfants de
chœur, porteurs de flambeaux montés sur des hampes de bois. D’autres,
plus jeunes, suivaient, des corbeilles suspendues à leurs cous par de
larges rubans. Ces corbeilles étaient pleines de roses effeuillées et
les enfants en semaient les pétales sur la route du Seigneur, par
poignées. Quatre élèves de philosophie portaient le dais de soie blanche
sous lequel cheminait le chanoine Doublemaze qui, d’un bras puissant,
soutenait le lourd ostensoir de vermeil. Des deux côtés du dais,
d’autres lévites balançaient les encensoirs. Puis venaient le clergé, le
collège, les familles, tout le monde chantant des cantiques. Sur notre
passage, se formait une haie de peuple, de petites gens du quartier, de
paysans, de gamins qui se signaient quand le bon Dieu, aux mains du
chanoine Doublemaze, leur accordait sa bénédiction.

Ainsi la théorie multicolore, soutanelles cerise, surplis blancs,
étoffes d’argent et d’or, robes claires des femmes, s’avançait, foulant
les brassées de roses qui jonchaient la route, à travers les charmilles,
longeant le verger, serpentant sur les flancs de la colline, pour faire
le tour complet de Saint-Julien. Dans le crépuscule de juin, sous le
ciel tramé de larges bandes orange, d’un vert mourant à l’horizon et
derrière nous accru d’un bleu déjà sombre, les flambeaux et les cierges
clignotaient pareils à un essaim de lucioles. Nos pas s’étouffaient
maintenant sur une lande de bruyères grises; au-dessous de nous la ville
allumait ses premières lampes. Une étoile--Vénus--tremblante et verte,
se reflétait dans le miroir cuivré d’une mare. Des bourdons attardés
ronflaient à nos oreilles et se perdaient dans le soir avec une
vibration de corde. Nos voix montaient sous le ciel pâlissant et vaste
et, lorsqu’elles retombaient entre deux strophes de cantiques, le cri
des grillons et la petite flûte des crapauds emplissaient à leur tour le
silence des champs. Le couchant dorait les feuillages, les maisons
lointaines et jusques à nos visages, d’une maturité surnaturelle. Le
monde participait du même apaisement. Des nuages fleur de pêcher
glissaient comme des barques sur un ciel aux profondeurs marines.

Dès l’instant où la procession s’était engagée dans la campagne, j’avais
éprouvé une extrême douceur. Cette heure créait une conciliation,
établissait un pacte d’amour entre les choses divines et les choses
terrestres. Dieu s’humanisait et la nature se rapprochait de lui. Où
donc était la religion morose de Gerboux? Péché, damnation, qu’avaient à
faire ces atroces absurdités avec les rites gracieux de ce soir de
printemps, avec ces enfants brassant des roses, ces chants calmes et
purs, cette universelle harmonie? Non, Dieu ne pouvait être ni le
Justicier, ni le Vengeur, ni le Bourreau. Dieu animait cette plaine où
quelques fumeroles s’élevaient en spirales, la rivière qui dessinait à
travers les arbres une longue écharpe de brume; il était dans le parfum
des sureaux et les buissons d’aubépine; il était là, tout près de mon
cœur, le Dieu de la Joie, répartissant sa force dans tous les êtres qui
vivent, croissent au soleil et se résorbent ensuite dans son éternelle
fécondité, pour renaître et renaître en Lui. Comme j’étais loin, ce
soir-là, du Dieu, maniaque farouche, qui opprimait mon élan vers la
joie. Et voici que je découvrais le Dieu qu’il faut louer dans le
soleil, dans notre sœur la terre et dans notre sœur l’eau; le Dieu qui
est beauté, amour, vie et renouvellement.

Ma poitrine se dilatait. Je joignis ma voix à celle des autres. Avec
eux, sur le rythme de leurs cantiques, je chantais un Dieu qui leur
était étranger. Qu’importe! Je n’étais qu’amour et je déversais sur le
monde cet amour qu’aucun être n’accueillait.

                   *       *       *       *       *

A cette exaltation succéda une légère mélancolie, quand, la procession
terminée, nous nous dispersâmes dans la cour. La façade intérieure du
collège, la chapelle étaient décorées de lampions de couleur qui, à
mesure que la nuit s’assombrissait, devenaient plus rouges, plus jaunes
ou plus verts. Sur la terrasse se profilait, squelettique, l’armature du
feu d’artifice. Les invités se groupaient dans la cour et les toilettes
des femmes trouaient de blancheur le bleu de la nuit diffuse. Les
heureux qui comptaient dans la foule des parents et des amis couraient
les rejoindre. Une curieuse animation gagnait le collège. Le frisson des
robes inconnues passait dans l’air qui fleurait le chèvrefeuille. Quant
à ceux d’entre nous qui ne connaissaient personne, ils se réfugiaient
dans un angle de la cour des grands, parlant et riant très fort,
désespérés au fond.

Je vis Charles et Mme Jouvelin. Ils venaient au-devant de moi. Cet élan
vers la joie qui m’avait traversé tout à l’heure, c’était vers Elle
qu’il me poussait. Et c’était pour moi qu’Elle venait, toute la nuit
derrière elle, ouvrant un sillage de parfums.

--Quelle jolie fête! me dit-elle. J’ai suivi la procession. J’ai pris
des roses dans une corbeille et j’en ai lancé à poignées, comme les
enfants.

Elle était animée, les narines frémissantes. Je songeais que mon Dieu
agréerait bien volontiers les fleurs d’une pareille suppliante.

--Ce pauvre Charles! ajouta-t-elle en tapotant la joue de son fils; il
est bien fatigué. Quelle journée épuisante! Tant d’émotion, vous savez.
Il est si sensible et si religieux.

Ces paroles, débitées avec volubilité, accompagnées d’un sourire et
d’une jolie moue, me causèrent une certaine gêne. Je n’osai regarder
Charles.

--Nous allons voir le feu d’artifice ensemble. Aimez-vous les fusées?
Moi j’aime le bouquet, le gros bouquet final. Mais je déteste les
pétards, les choses qui font trop de bruit.

--Êtes-vous triste, me demanda-t-elle avec une sorte de brusquerie, que
vous ne disiez rien? Oui, vous êtes très ému, vous aussi, par cette
cérémonie. Comme je vous comprends!

--Oh! fis-je avec désinvolture, tout cela ne me produit plus beaucoup
d’effet.

--Comment! protesta-t-elle. Auriez-vous perdu la foi? C’est très mal. Et
moi qui croyais que vous vouliez vous faire prêtre!

Elle me regarda drôlement, mi-ironique, mi-apitoyée.

--Par exemple, répondis-je un peu vexé, il ne me manque que la vocation.

--Elle peut venir, fit-elle dans un éclat de rire. Vous feriez un gentil
petit abbé, vraiment!

Je sentis qu’il fallait lui dire:

--Venez sur la terrasse, là-haut, sous les arbres. Nous serons mieux que
dans cette foule. Vous admirerez les fusées tant qu’il vous plaira et je
pourrai vous aimer tout mon saoul, dans le silence de mon cœur!

Mais une voix forte et nasillarde prononça:

--Comment! vous, chère madame! Quelle bonne fortune!

Le beau Milondré, chapeau à la main, s’approchait.

--Bonsoir, Charles! Bonsoir, jeune homme. Fatigué, ce pauvre Charles. Il
faudra bien dormir.

--En effet, dit le garçonnet, maman, si vous le permettez, j’irai me
coucher, je n’en puis plus.

Il me serra la main et s’éloigna dans l’ombre.

--Chère amie, je vous enlève, poursuivit le docteur. Tous ces gens de
province sont assommants et bien ridicules. Quant au feu d’artifice,
nous le verrons de là-haut et nous ne serons que mieux placés.

Il fixait sur Nourmahal des yeux lumineux comme des yeux de chat. Elle
s’inclina, soumise et souriante, et prit le bras du bellâtre. J’aurais
crié de rage.

--Au revoir, monsieur, me dit-elle. Et tâchez de retrouver la foi. C’est
si vilain de ne pas croire.

Ils montèrent vers la terrasse.

La nuit était tout à fait venue.



XVIII


Il était écrit que cette mémorable soirée ne s’achèverait pas ainsi.

Un souffle avait éteint cette belle ardeur de vivre qui m’enflammait
quelques instants auparavant. J’errais solitaire, à travers la cour,
indifférent aux groupes bruyants, aux préparatifs des artificiers. Les
lampions et les lanternes vénitiennes placés dans les marronniers
plaquaient sur les visages des taches écarlates ou blafardes. Gerboux
passa près de moi, d’un pas rapide, la joue marbrée de vert par un
reflet. Longeant le préau des grands, mal éclairé, j’entendis la voix de
Salayrac qui lutinait des filles de cuisine. Le dégoût vint accroître
encore ma tristesse. Était-ce donc cela, la vie? Pouvait-il y avoir
d’autres heureux que ce suffisant de Milondré et cette brute de
Salayrac? Les éblouir ou les faire rire: seuls moyens d’être aimé des
femmes. Salayrac et Milondré le savaient bien. Ils étaient autrement
forts que moi. A quoi bon tout ce fatras poétique et sentimental? Des
mots, des blagues! Ah! Nourmahal, Nourmahal, vous ne m’avez pas compris!
Si vous saviez seulement... vous saurez peut-être un jour, si les hommes
comme Milondré vous font du mal.

Plongé dans ma rêverie, je m’acheminai vers la terrasse. Les feuillages
bougeaient dans la nuit avec des mouvements de rame dans une eau sombre.
Là, point d’illumination. L’obscurité était épaisse; le silence, coupé
seulement de froissements de branches, d’un battement feutré d’oiseau de
nuit. Le halo de la cour éclairée venait mourir à l’orée des charmilles.
La rumeur de la fête était douce et lointaine, déjà presque un souvenir.

Il y avait derrière les charmilles un talus en pente douce, recouvert
d’une herbe assez haute. Je m’y couchai sur le dos. Une odeur de foin
m’enveloppa. Au-dessus de moi palpitait un ciel criblé d’étoiles. Le
crissement des grillons vrillait les étendues invisibles. Des doigts
herbus me caressaient les joues. De m’être étendu sur la terre, le front
vers la nuit, il me vint un apaisement. Ma pensée se perdit dans ce
gouffre immatériel où poudroyaient les astres...

Je n’étais pas seul...

Je perçus d’abord, de l’autre côté du rideau de charmes, des pas. Je ne
pouvais rien voir, le feuillage étant trop épais. Une voix de femme
s’éleva. Je prêtai l’oreille. Point de doute: c’était Mathilde. Lortal
l’accompagnait. La charmille était bordée de quelques bancs. Ils
s’assirent, à deux pas de moi, séparés seulement par une barrière de
feuilles. J’eus honte d’assister ainsi secrètement à leur entretien.
Mais la curiosité éveillée par les premières phrases l’emporta. Je
restai.

--Tu es dur pour lui, Jacques, disait Mathilde. Tu sais pourtant que je
souffre de tes insolences. Tu oublies qu’il est mon mari et que par
conséquent...

--Je ne l’oublie pas, coupa sèchement Lortal. Diable non! Je déteste cet
homme. Tu sais pourquoi, j’imagine.

--Je ne sais qu’une chose, c’est que je suis la femme de Miromps.

--Je ne le sais que trop, moi aussi, repartit Lortal. Il n’y a pas là de
quoi se vanter.

--Oh! dit-elle, tu es injuste. Tu sais bien que sans lui ce pauvre
Joachim...

--Oui. Il pèse assez lourd, ce service... Sans l’argent de Miromps,
Joachim eût fait de la prison... ou plutôt il se serait tué! Joachim ne
l’a pas oublié, ni toi, ni moi, qui étions dans le secret. Mais Miromps
l’a-t-il fait assez payer sa générosité? Et quelle générosité! Un
marché, pas autre chose, un marché dont tu étais la marchandise, toi,
Mathilde!

--Ne dis pas cela, Jacques. Il nous a sauvés.

--Nous l’aurions payé. Il fallait attendre. Joachim aurait repris ses
affaires. J’aurais travaillé, gagné de l’argent comme les autres.
J’aurais payé, moi aussi. Car les gens comme Miromps se paient. Acheter
ou vendre. Voilà leur vie.

--Non!... Il m’aimait...

--T’aimer!

Un rire saccadé, que je connaissais bien, sonna dans le silence
nocturne.

--T’aimer, ma pauvre chérie! Ne profane pas ce mot. Est-ce qu’un Miromps
peut aimer quelqu’un! Ton nom, oui; une alliance qui le lavait, aux yeux
des imbéciles, de toutes ses friponneries, qui le posait, lui permettait
de prendre une particule, d’écussonner sa porte, de se présenter aux
élections...

--Il n’y tient guère!

--La bonne histoire! Monsieur est devenu calotin. Monsieur a les curés
pour lui. Monsieur rétamait les vieux chaudrons, dans sa jeunesse, mais
Monsieur se met maintenant du côté des Jésuites. Grand bien leur fasse!

--Tu te trompes! C’est M. Doublemaze qui fait tout. C’est lui qui veut
entraîner Miromps dans la politique. Miromps représente pour le parti
qu’il soutiendra une double force: son énergie, sa fortune. Un bel
appoint, quoi que tu penses. Je connais l’affaire. Il s’agit de fonder
une banque, un établissement de crédit agricole: «Le Laboureur». On
pourra ainsi faire pièce aux socialistes, aux francs-maçons. Miromps,
seul dans le pays, est en mesure de fournir le crédit suffisant. Mais il
hésite. Au fond, je me demande s’il est ambitieux... malgré toute sa
vie.

--Naïve!

--Pas si naïve que tu crois! Miromps n’est pas simple. Il est très
renfermé. Il a devant lui un formidable avenir. Étendra-t-il la main? Je
ne sais. Sait-on ce que veut un homme qui ne dit rien et qui vous
regarde parfois avec des yeux de naufragé? Entendu: il n’a jamais eu de
scrupules; il n’en a pas davantage aujourd’hui. Mais entre nous,
Jacques, ce que tu lui reproches, est-ce de manquer de morale? Ne
m’as-tu pas toujours dit que tu respectais seulement la force, qu’il n’y
avait pas d’autre droit que celui du plus fin ou du plus robuste; qu’il
fallait savoir tour à tour cravacher ou caresser les hommes? Étais-tu
sincère quand tu disais tout cela? Oui. Eh bien! pourquoi méprises-tu
Miromps? Il est ce que tu voudrais être, après tout.

--Je te remercie.

--Pas d’ironie, mon petit. Je ne t’ai jamais dit que je pouvais aimer
cet homme. Mais je l’admire. C’est une force. Regarde-le; regarde ses
yeux, sa mâchoire, sa nuque. Il est de la race qui domine. Il a été
pauvre. Il a haï le riche. Le voilà riche à son tour, maintenant. Et le
plus drôle, c’est qu’il est devenu bon. Qu’aimait-il au monde? Rien...
Si! Moi. Si tu le voyais avec moi! un chien couchant. Écoute. Ne
t’a-t-il pas supporté? C’est la plus grande preuve d’amour qu’il pouvait
me donner. Il a tout subi: tes railleries, ta morgue, ton mépris, tes
allusions à son passé. As-tu parfois regardé ses poings? Oui, alors tu
as vu: c’est un homme qui peut tuer. Et il ne t’a pas tué. Il a souri.
Pour moi, uniquement, pour moi. Parce qu’il sait...

--Quoi?

--Que je t’ai aimé.

--Que tu m’as aimé, Mathilde. Oui. Mais il sait peut-être aussi que tu
ne m’aimes plus. Et cela suffit à le consoler!

--Rien ne le console. Je te dis qu’il souffre. Toute sa vie, elle tient
dans mes mains. Je puis la briser. Je suis même sûre qu’il ne se
révolterait pas. Il est dompté, apprivoisé. Il est doux comme un agneau.
Je puis tout faire, tu entends, Jacques, tout. Je suis libre, comme il
n’y a pas une femme libre au monde. Je tiens cet homme. Si je le
battais, il me baiserait les mains. Il se contente de m’implorer avec
des yeux où il peut y avoir tant de haine, où il n’y a plus que de la
résignation. J’en ai fait un lâche, Jacques. Je pourrais, si je voulais,
en faire un mari complaisant. Je peux tout, te dis-je. Alors crois-tu
qu’il m’aime, maintenant? Crois-tu qu’il m’a épousée pour notre famille?
Belle famille, d’ailleurs, ruinée, qui a frôlé le déshonneur. Et
représentée par qui? Par Joachim?... Un déséquilibré--adorable, je
l’accorde--mais un fou. Par toi, mon petit?... Mais que seras-tu,
demain? Et par moi, qui ne suis qu’une pauvre et misérable chose...

La voix était rauque, faussée par un sanglot contenu. Il y eut une
pause. J’étais accoudé dans l’herbe mouillée de serein, suivant,
angoissé, ce dialogue d’ombres. Les fusées du feu d’artifice
arrondissaient leurs courbes au-dessus des arbres; des étoiles se
détachaient et tombaient lentement, baignant d’une fugitive lueur bleue
la voûte des feuillages et l’herbe autour de moi. Des crépitements
assourdis, des détonations lointaines. La fête touchait à sa fin. Vingt
fusées partirent en gerbe. La nuit ruissela de larmes d’or.

Mathilde reprit plus bas:

--Une pauvre chose!... L’amour de cet homme me ronge de pitié. Jacques,
moi aussi, je souffre...

--De quoi donc? interrogea âprement Lortal. Tu n’aimes pas ton mari. Il
te laisse libre. Profites-en!

--Oui, je suis libre. Mais c’est cette liberté même qui m’enchaîne. Je
suis libre; mais je ne peux pas agir. Parce qu’il est là, lui, mon mari.

--Ton mari!

--Oui, mon mari--aussi ridicule que cela puisse paraître pour moi
d’avoir épousé ce Miromps, aussi triste, aussi dégradant, si tu
veux--mon mari...

--Tu l’aimes donc?

--Je me demande parfois si je ne le hais pas. Le plus souvent, c’est de
la pitié qu’il m’inspire--pitié pour lui, pitié pour moi.

--Tu es malheureuse par ta faute et tu ne lui donneras pas de bonheur.

--Possible. Mais je me suis donnée à lui. Cela suffit.

--Tu te trompes, Mathilde, et tu me trompes par-dessus le marché. Tu
aimes ton mari. Au fond, il t’a séduite, cet aventurier. Si tu avais pu
entendre ta voix, à l’instant. Quelle flamme! Quel lyrisme en parlant de
lui: «Il est de la race qui domine». Bravo, ma chère! Mais c’est de la
passion!

La voix de Lortal était sourde, hachée.

--Et puis, vois-tu, continua-t-il, le mariage n’a pas été une si
mauvaise affaire, j’en conviens! On a hôtel, écurie, une chasse bientôt,
je pense...

--Jacques, tais-toi.

--La vérité est amère. Elle ne me fait pas peur. Je n’ai pas besoin de
littérature. Et puis il me semble que je te hais, Mathilde,
aujourd’hui--que je te hais à cause de notre passé, de ce que tu as fait
de notre amour. Notre enfance, le temps où tu me prenais dans tes bras,
nos parties de cache-cache dans la grange, nos séjours à la «Folie», le
vieux pistolet à pierre dont tu me menaçais quand j’embrassais des
photos de femmes dans le cabinet de Joachim, nos promenades de l’an
passé--il n’y a pas si longtemps, Mathilde--le soir où je t’ai dit mon
secret--ce secret que tu devinais si bien--tout cela pour aboutir à
quoi? A une lettre de faire-part: Mme Miromps de Rochebuque. Et moi,
qu’est-ce que je devenais, là-dedans?...

Il rit à nouveau d’un rire qui cassait le silence nocturne.

--Je sais ce que tu vas me dire. Je garde ton affection, le coin le plus
pur, le plus intime de ton cœur. Toutes les femmes disent ça. Des mots
et encore des mots! Comme toute la vie d’ailleurs. Comme mon amour
lui-même! Après tout, nous ne valons pas mieux l’un que l’autre!

--Jacques, tu es odieux!

--Je suis franc. Coule ta lune de miel en paix, avec M. de Rochebuque.
Quant à moi...

--Jacques, ne sens-tu pas le mal que tu me fais?

Voix tragique derrière ce feuillage immobile. Je n’oublierai jamais ce
soupir, cet ahan d’une âme accablée.

Mais la voix de Lortal aussi est changée.

--Pardon, amie, pardon! Je suis une brute. Moi aussi, je souffre trop!
Je t’aime. Je ne peux renoncer à toi. As-tu donc tout oublié!

Et c’est une supplication déchirante.

--Je t’aime aussi, Jacques. Et tu le sais...

Des branches craquent. Une lutte invisible. Un cri étouffé. Des souffles
s’affrontent.

--Non jamais, jamais... Ce serait irréparable!... Je mourrai ensuite...
Je ne peux pas te dire, Jacques... Mais tu ne veux pas me tuer...
Laisse-moi, Jacques... Je suis enceinte!...

Le silence.

                   *       *       *       *       *

Cette scène dont je ne pouvais voir les auteurs, mais dont je devinais
dans leurs voix l’atroce intensité, ce drame derrière une muraille
d’ombre, avait desséché ma gorge. Je n’eus qu’une hâte: fuir. Avec des
précautions infinies, je gagnai la crête du talus. L’heure était
avancée. Sans doute, ma division avait déjà regagné son dortoir. J’étais
en retard, en faute. J’éprouvais des sentiments violents et confus:
pitié pour Mathilde; pitié mêlée de colère pour Lortal, et surtout une
espèce d’effroi devant ce visage brutal de la passion qui cette nuit
m’apparaissait pour la première fois. Était-ce là l’amour? Si proche de
la haine. Et ce cri qui avait terminé la lutte!...

J’étais arrivé au bord de la terrasse. Quelques lampes vacillaient
encore aux fenêtres. Deux ou trois lanternes de papier brûlaient dans
les arbres. Je vis deux ombres s’acheminer par l’allée en pente qui
conduisait jusqu’à moi. Je reconnus le vicaire Doublemaze et
Césaire-Auguste.

Doublemaze avait affectueusement posé son bras sur l’épaule de Miromps,
dont l’ombre dessinait un torse énorme sur des jambes ridiculement
courtes. Leurs voix s’élevèrent, dans la nuit.

--Mme de Rochebuque, disait le grand vicaire, était là tout à l’heure
avec le jeune Lortal, votre neveu ou cousin, je crois.

--Comme il vous plaira, dit Miromps.

--Ils ont profité de la fraîcheur--admirable soirée, n’est-ce pas?--et
se sont peut-être égarés!... Un jeune homme fort bien doué que M.
Lortal, n’est-il pas vrai?

--Fort bien doué, en effet, reprit Miromps. Trop bien peut-être. Manque
d’énergie.

--Ses maîtres m’ont fait la même remarque. Beaucoup plus mûr que son
âge, d’ailleurs. Un garçon précocement averti... Entre nous, il n’est
pas à sa place, ici.

--Tiens, tiens, où devrait-il être?

--Mon Dieu! à Paris, dans un grand lycée. Nos collèges ne conviennent
pas à ces natures. D’ailleurs, si j’étais entré dans le siècle et si
Dieu m’avait fait père d’un semblable fils, je ne l’aurais pas laissé
moisir dans les classes. Je l’aurais lâché très vite à travers le monde.
Il fera son chemin, je crois, M. Lortal. Mais n’est-il pas orphelin?

--En effet. Il a un tuteur, son oncle. Le frère de ma femme.

--M. de Los! Parfaitement. Très brillant avocat, très en vue à A..., si
je ne me trompe. Mais n’a-t-il pas dû quitter cette ville? Certaines
spéculations...

--Je n’en sais rien, fit brutalement Miromps.

--Pardon! reprit onctueusement le grand vicaire. Ce sont des affaires de
famille. Mais, voyez-vous, nous autres prêtres, sommes parfois, et bien
malgré nous, mis au courant des vicissitudes temporelles de nos
ouailles. Or, j’ai été quelque temps vicaire à A... et j’ai connu un peu
M. de Los qui me témoigna de l’amitié et qui, soit dit en passant, est
un vieil ami de cet excellent Fourmeliès. J’avais aperçu Mme de
Rochebuque, alors qu’elle était encore Mlle de Los. Elle n’était
d’ailleurs pas de mes pénitentes.

--Ma femme n’a jamais été très religieuse, grogna Miromps.

--C’est une âme ardente et fière. Les âmes de cette trempe sont toujours
prêtes à revenir au Seigneur. Elles peuvent atteindre les plus hauts
sommets de la vie spirituelle. La vie du siècle est pleine d’embûches
pour les cœurs généreux...

Après une pause...

--Je crois que Mme de Rochebuque et notre jeune Lortal ont été élevés
ensemble...

Les deux ombres arrivaient près de moi. Brusquement il me vint à l’idée
que Lortal et Mathilde pourraient être surpris. Je me glissai à travers
les marronniers et courus vers les charmilles.

Mon ami et l’Amazone débouchèrent dans la nuit.

--Lortal, criai-je, nous sommes en retard. Tout le monde est rentré. Je
te cherche partout!

Je saluai Mathilde dont le visage me parut d’une extrême pâleur.

--M. Miromps et M. Doublemaze, ajoutai-je, viennent à votre rencontre.

Nous redescendîmes tous trois.

--Nous nous sommes attardés. C’est ma faute si Mathilde vous a abandonné
si longtemps, dit Lortal à Miromps avec une courtoisie inaccoutumée.

--Oh! oh! fit en riant M. Doublemaze, notre ami Lortal est un bien
mauvais guide. N’auriez-vous pas pris un peu de froid, madame? Les
soirées de juin sont perfides. Mais quelle belle fête, en vérité!

Et courbant sur elle, comme Miromps et Lortal prenaient les devants, une
ombre protectrice:

--Vous semblez un peu souffrante, dit-il pour n’être entendu que d’elle
seule.



XIX


L’approche des examens calma un peu l’agitation où m’avait plongé cette
fiévreuse soirée. Lortal se doutait-il que j’avais surpris son secret?
J’en avais une vague appréhension. L’aveu de mon indiscrétion m’eût été
trop pénible. Bien pénible aussi, d’ailleurs, m’était cette impression
de méfiance et l’idée que mon ami nourrissait un soupçon, hélas!
justifié. Heureusement, la préparation hâtive des derniers jours nous
enlevait l’occasion de conversations prolongées. Lortal, stimulé par la
nécessité d’éviter un échec, donnait lui-même un coup de collier. Nos
récréations se passaient tout entières à la récapitulation des
programmes indigestes que l’Université impose aux futurs bacheliers.
Maclas croyait bien faire en inscrivant sur un carnet toutes les dates
de l’histoire d’Europe de 1715 à 1815. Il les apprenait par cœur et les
récitait toute la journée: «Quelle date, le traité de Methuen? Le
renversement des alliances, les préliminaires de Leoben?» Saint-Alyre,
qui était fort en lettres, ahannait sur les équations du second degré.
Quant à Toupine, toujours grignotant des noisettes suries, il peinait
laborieusement sur la géographie de Foncin, n’arrivant plus à se fourrer
dans la tête les interminables nomenclatures de cette science aride:
populations, superficies, rivières et canaux, importations,
exportations, etc., par quoi il semble que la surface du globe terraqué
soit peuplée de fourmillantes statistiques. Pauvre Toupine! Il ne
retenait rien. On se moquait de lui. Salayrac lui baillait de grandes
claques dans le dos:

--Eh! meunier! les cocotiers poussent-ils dans le bassin de la Seine?
Fais-moi l’itinéraire de Bangkok à Tombouctou en passant par Bergerac!

Alors que tout le collège reposait, les candidats aux examens étaient
autorisés à prolonger leurs heures de travail. Et même la veillée finie,
à dix heures du soir, quelques-uns d’entre nous, les plus acharnés,
emportaient leurs livres au dortoir. L’abbé Testard, qui tenait à
encourager les travailleurs, nous prêtait sa chambre. Les soirées de ce
début de juillet étaient souvent fort lourdes. Nous nous munissions de
bouteilles de sirop et d’eau fraîche. Les fenêtres de Testard ouvraient
sur le versant de la colline qui descend vers la ville. Souvent la
veillée se prolongeait jusqu’aux premières heures du matin. Vers minuit,
une brise plus fraîche venait caresser nos fronts moites, courbés sur
les cahiers et les livres. De temps en temps un de nous se levait de la
table éclairée par une lampe à abat-jour vert et s’approchait de la
fenêtre. Les réverbères d’Aubenac étaient déjà éteints. La ville
semblait un réservoir d’ombre, encerclé de collines qui se profilaient
d’un long trait de velours noir sur le ciel où pâlissait la voie lactée.
Cette masse respirait et se soulevait comme une poitrine oppressée. Des
souffles tièdes montaient des jardins et des champs.

Lortal faisait alors de longues stations à la fenêtre. Quand je levais
les yeux, je distinguais mon ami accoudé, son visage tourné de
trois-quarts vers la nuit. La clarté de la lampe dorait sa nuque et son
oreille; mais le reste appartenait à l’ombre. Je songeais à sa vie dont
mon amitié n’avait pu éclairer qu’une faible part, et tout le reste
aussi appartenait à l’ombre. Sur l’écran palpitant d’étoiles
qu’encadraient les murs, il découpait sa fine silhouette romantique.
Lortal était aimé, passionnément aimé. De ma vie tout entière j’aurais
voulu payer un pareil bonheur. Une telle certitude eût fait de l’univers
un paradis pour moi. Et Lortal était taciturne. Que peut-on désirer,
pensais-je, quand on a le cœur d’une femme? A-t-il besoin d’autre chose
que de sa parole? C’est à lui qu’est Mathilde. Peut-il être jaloux de la
vaine possession du mari? Et je ressentais une sourde irritation de voir
mon ami insatisfait d’un trésor qui m’eût fait si riche.

O nuits d’été, nuits que se partageaient le travail et la rêverie, nuits
studieuses et ardentes où nous guettions la victoire de l’aube, nuits de
silence et de ferveur qui prépariez nos âmes à l’éveil, aux courses
ensoleillées de midi; ô nuits troubles, nuits où pesait sur nous, comme
le fardeau d’un corps pur et convoité, l’attente de la vie--où êtes-vous
maintenant? et vers quel insondable gouffre balayées, ô nuits
adolescentes?...

Lortal et moi passâmes avec succès les épreuves du baccalauréat. Le
succès de Lortal fut un scandale. Mon ami avait vraiment réalisé un tour
de force, rattrapant en un mois d’effort dix mois de paresse. Nous
avions subi l’oral à Bordeaux. Deux jours d’anxiété coupés de repas dans
les restaurants étouffants. L’abbé Mirepuy avait accompagné le petit
groupe des admissibles: Saint-Alyre, Maclas, Lortal et moi sortions
vainqueurs.

Nous revînmes à Saint-Julien pour la distribution des prix. L’abbé
Fourmeliès nous félicita. Il prit l’oreille de Lortal.

--_Audaces fortuna juvat_, n’est-il pas vrai, Jacques? Puisse-t-elle
vous favoriser toujours! Mais ne soyez audacieux que pour le bien! Dieu
ne déteste pas les violents, ceux qui sont capables brusquement de
belles actions, capables de gagner le Paradis d’un coup. _Violenti
rapient illud_, a dit Notre-Seigneur en parlant du Royaume des Cieux.
Cette parole vaudra pour vous, Lortal.

Les prix étaient donnés avec beaucoup de solennité. La salle des fêtes
était décorée de drapeaux et d’écussons. Sur une estrade, entre des
piles de livres rouges, entre des corbeilles pleines de couronnes de
laurier en papier vert ou doré, trônait, majestueux, le chanoine
Doublemaze, ayant à sa droite le Supérieur, à sa gauche, M. Miromps de
Rochebuque qui n’avait pu décliner cet honneur imposé par l’obligeant
grand vicaire. Des soutanes, des redingotes, un képi d’officier. Dans la
salle se pressait toute la société élégante et bien pensante d’Aubenac.

--Doublemaze, me dit Lortal, ne quitte plus l’hôtel Miromps. Je le
soupçonne de vouloir convertir Mathilde. Mais il a affaire à forte
partie. Mathilde n’est guère de la graine des cagotes. Il est vrai
qu’avec les femmes, on ne peut jamais savoir! Quant à Césaire-Auguste,
tout malin qu’il est, je crois qu’il ira de la forte somme pour la
banque du chanoine. Ce Basile a pris de l’autorité sur lui.

Il ajouta, confidentiel:

--Entre nous, Doublemaze est un type très fort. Sous cette écorce
pateline, il n’y a pas plus dur. Il est capable de tout pour satisfaire
son ambition. Ce sera un grand homme d’Église. Au fond, je l’admire.
J’aime ce visage paisible et plein, cette bouche lippue et souriante,
ces mains grasses qui porteront si bien l’améthyste. Les yeux sont
gênants, c’est vrai, mais le port de tête est admirable. Va-t’en
déchiffrer ce qui se passe là-dedans! Malin qui y parviendra! Hein!
Demurs, quel bel exemple! Voilà nos maîtres, mon vieux. A eux le monde!
Le malheur, c’est qu’ils ne savent pas en jouir! Et encore,
Doublemaze... je n’en jurerais pas! Je devrais entrer au séminaire.

Lortal n’obtint aucune nomination dans le Palmarès. Par contre, j’avais
tous les prix, avec Saint-Alyre. Ce triomphe me causa plus de gêne que
de plaisir. En entrant, j’avais remarqué Mme Jouvelin qui m’adressa un
signe d’amitié. L’idée de monter sur l’estrade, à l’appel de mon nom, de
subir l’accolade de Doublemaze, de redescendre encombré de mes couronnes
et de mes livres, tout cela en présence de Nourmahal, m’était
insupportable. Et pourtant...

--Prix d’excellence, Demurs Paul. Prix de composition française, Demurs
Paul, etc.

La liste de mes succès est si longue que j’en pleurerais.

Me voici sur l’estrade. Va-t-on me mettre cette couronne de papier sur
la tête? Non. C’est Miromps lui-même qui me tend mes prix et mon laurier
que je dissimule de mon mieux. Il se contente de me serrer la main. Je
lui suis plus reconnaissant de ce geste que s’il m’avait sauvé la vie.
Doublemaze, aimable, sourit. Mais mon calvaire n’est point terminé. Il
me faut rejoindre ma place, à travers cette foule qui bat des mains,
lorgne, chuchote. Je suis rouge, confus. J’ai peur de m’étaler avec mes
trophées. Mon regard rencontre celui de Nourmahal qui m’applaudit, les
mains très hautes. Enfin je m’assieds à côté de Lortal que je devine
ironique et qui est heureux de n’avoir pas bougé.

La cérémonie se termine sur un choral dirigé par l’abbé Poncebique. La
salle se vide. Dehors, le soleil de juillet fait étinceler les boutons
d’uniforme, flamboyer le sable des allées. Des robes blanches
éblouissent sur l’écran sombre des charmilles. Le chanoine Doublemaze
est très entouré: des conseillers municipaux, un Monsieur décoré à
barbiche blanche, et jusqu’à Mlle Dubois de Louvrezac, en soie noire,
qui boit les paroles tombant de la bouche sensuelle du grand vicaire.
Ferait-elle aussi de la politique? Mathilde n’est pas venue. Lortal, qui
a bien de la chance de n’être pas encombré de prix, circule avec aisance
parmi les groupes. Il a déjà déposé sa casquette d’uniforme et, vêtu de
gris, en chapeau de paille, il m’apparaît un homme svelte, sûr de sa
force. La courtoisie affectueuse avec laquelle il aborde M. Miromps ne
laisse pas de me surprendre.

Un grand chapeau de paille, noué de brides de velours noir, auréole le
visage de Nourmahal. Elle s’avance, la main tendue. Je ne sais que
devenir, les bras empêtrés de ces odieux prix.

--Grand succès sur toute la ligne, me dit-elle, je sais tout. J’en suis
très heureuse. Charles aussi. Mais où est ce vilain garçon? Il a bien
besoin de ses vacances, vous savez! Une bonne nouvelle. Je vais aller
quelque temps dans votre pays et votre mère m’a demandé de faire un
crochet jusque chez vous. Vos parents ont une ravissante propriété,
paraît-il?

--Non, vraiment! vous viendrez aux Gaulies?

C’est comme si j’avais reçu un coup dans la poitrine.

Mais elle, satisfaite de son effet, les yeux vagues, la bouche arrondie
dans une moue indécise:

--Je ne suis pas encore bien sûre... Mais en somme, il n’y a rien
d’impossible...

Et tournant vers moi ses yeux changeants:

--Cela vous ferait plaisir?

Tout tourbillonne: la terrasse, les marronniers, le Monsieur décoré,
Nourmahal... Je soupire «certes», mais si gauchement! en vrai collégien.

--Charles? Où est Charles? interroge Nourmahal à tous les échos. Ah! le
voici. Dépêchons-nous. Dis adieu à ton ami!

Elle entraîne le petit et me laisse ébloui de l’éclair de ses
mousselines.

Au revoir, les camarades! Saint-Alyre, Lupé, Prélussin, le flegmatique
Toupine.

Lortal s’approche, accompagné de Césaire-Auguste. A côté de mon ami,
souple et fringant, Miromps paraît massif, un peu affaissé aussi. Un
fardeau invisible courbe cette nuque de débardeur. Le cou, teint de
brique, tranche sur les cheveux gris, presque ras. Il marche, les jambes
torses, balançant son chapeau à bout de bras. Lortal parle beaucoup. Il
cherche à plaire. Cordial et impénétrable.

--Bonnes vacances!

--Peut-être nous reverrons-nous? ai-je murmuré.

--Je crains que non. Mon cousin veut bien que je l’accompagne au bord de
la mer, en Bretagne.

--Nous partirons dans une dizaine de jours, confirme Miromps. Ma femme a
grand besoin de changer d’air.

Ils s’éloignent.

Sur le sable incandescent, deux ombres athlétiques se cherchent,
s’affrontent, s’étreignent et se confondent.



XX


L’image triomphante de Nourmahal effaça ce que cette indifférente
séparation pouvait avoir d’amer. A vrai dire, rien ne résistait à cette
lame de fond qui balayait mes pensées, mes aspirations, mes souvenirs.
Quatre mots et son sourire avaient suffi: j’aimais.

Mon voyage s’accomplit dans une sorte d’ivresse. Quelques heures de
chemin de fer me séparaient de l’habitation de mes parents. Le train
omnibus franchissait cette médiocre distance avec une sage lenteur.
J’étais seul dans mon compartiment. Des paysages familiers s’encadraient
aux portières. Je retrouvais les petites gares avec leurs plates-bandes
de giroflées et toutes sonores de tintements électriques. La voiture du
docteur qui attend à la barrière que le train ait passé. Des paysans, la
houe à l’épaule, traversaient les chaumes roussis; un nuage rond
flottait dans la mare; au bord de la rivière, des enfants agitaient
leurs mouchoirs. Toutes ces images défilaient devant mes yeux, combien
plus belles que jadis!

Comme le soir de la procession--mais cette fois, l’émotion pénétrait
l’intime de mon être--il me parut qu’une immense douceur coulait en moi,
que mon bonheur n’était qu’une parcelle du bonheur infini de la terre
étalée dans la chaude lueur du crépuscule. L’idée de l’amour que
j’éprouvais pour Nourmahal ne provoquait aucune image précise, ne
m’excitait à aucune représentation déterminée: elle suscitait un reflux
de joie, si puissant qu’il ne me paraissait pas sortir de moi-même, mais
l’élan de milliers et de milliers d’êtres emportés par la joie et dont
le torrent m’entraînait. Je cédais. Nourmahal n’était peut-être qu’un
prétexte. Tant de forces sommeillaient en moi. Les branches ont poussé
tous leurs bourgeons, les feuilles pointent, prêtes à s’épanouir; il
suffit d’une brise tiède, d’un rayon de soleil plus ardent, pour que la
forêt surgisse dans son armure verte.

Nourmahal! qu’étiez-vous? Une jolie femme, banale et coquette, possédant
tout juste assez de sensibilité et d’intelligence pour amorcer les
désirs des hommes. Mais, à moi, pauvre collégien tâtonnant au seuil de
la vie, vous avez d’un sourire révélé que le monde était beau et que la
vie était bonne à vivre; vous m’avez donné le courage d’être heureux!
Vous aviez en vous, ô Nourmahal, ce pouvoir magique qu’ont les roses
épanouies, les fruits parfaits et les corps harmonieux. Mais, pas plus
que les roses et les pêches, vous ne vous en doutiez!

                   *       *       *       *       *

--J’ai invité pour quelques jours Mme Jouvelin et son fils, me dit ma
mère. Ils arrivent ce soir. Tu iras les chercher à la gare avec la
charrette anglaise.

Quand le train qui amenait Nourmahal s’arrêta devant la gare des
Gaulies, un peu de crépuscule vivait encore dans le reflet des rails.
Depuis une demi-heure, je guettais, au pied du rocher qui domine la
voie, la locomotive soufflante et ses yeux jaunes. L’ivresse dionysiaque
s’était déjà dissipée. Je n’étais plus qu’un garçon soucieux de paraître
plus vieux que son âge. J’avais soigneusement noué ma cravate de chasse,
bossué mon feutre d’un coup de poing assez cavalier. Néanmoins un peu
d’inquiétude me pinçait le cœur à l’idée d’affronter Nourmahal pendant
plusieurs jours et d’aussi près.

En costume de voyage, Mme Jouvelin me parut plus séduisante que jamais.

--Comme je suis contente de vous voir!--et elle mit ses deux mains sur
mes épaules--Et votre maman?

Charles suivait avec un sac. Il me sauta au cou. Tous les trois nous
montâmes en voiture. Nourmahal s’assit à côté de moi qui conduisais;
Charles, derrière avec les valises.

La lueur dansante des lanternes éclairait la route et les haies sombres.
Nous avions quatre ou cinq kilomètres à parcourir avant d’arriver à la
maison. La route serpentait quelque temps à travers une plaine où
scintillaient des feux, pour gravir ensuite les flancs d’une colline
obscure au sommet de laquelle une frise de pins tordus s’incisait sur
une bande pourpre de plus en plus étroite.

--Merveilleux! s’écriait ma compagne. Vous aimez les chevaux! Moi aussi.
Laissez-moi prendre les rênes.

--Vous savez conduire? fis-je d’un air grave.

--Parbleu! Cinq minutes seulement pour me refaire la main. Là, sur ce
palier...

--Attention! La bête est vive.

Je lui passai les guides qu’elle saisit vigoureusement dans sa petite
main gantée. Mais le cheval, changeant de main, fit un écart. Nourmahal
poussa un cri. Je repris aussitôt les rênes. Mme Jouvelin riait et se
blottissait contre moi.

--Comme j’ai eu peur! La vilaine bête.

Je sentais, le long de la mienne, la chaleur de sa jambe. Son parfum
capiteux se mêlait à l’odeur du soir. Le cheval filait bon train et le
vent frais nous fouettait le visage. Je tournai la tête vers ma voisine.
Elle croisait les bras, frileusement, ses cheveux roux luisant sous sa
voilette.

--Brr! Il fait froid!

J’étendis une couverture qui nous abrita tous les deux. La nuit était
tout à fait venue. Il semblait que l’obscurité nous rapprochât encore.
Plût au ciel que le voyage eût duré une nuit entière! Ma gène avait
disparu. Je n’étais plus un collégien timide; j’entraînais dans une
course aventureuse une maîtresse adorée. Rassemblant les rênes dans ma
main droite, je glissai ma main gauche à côté de moi. Toutes les
audaces! Je rencontrai une main qui ne se retira pas. Mais dans la
montée le cheval ralentit le pas et la main s’échappa doucement de la
mienne, comme si la vitesse, plus discrète, eût permis aussi plus de
licence.

Bientôt apparurent les deux piliers blancs qui marquaient l’entrée de la
propriété.

                   *       *       *       *       *

La maison se composait d’un grand corps de bâtiment flanqué de deux
pavillons que de loin on pouvait prendre pour des poivrières. Ma chambre
était située au dernier étage de l’un d’eux. Je l’avais choisie pour sa
solitude et pour le panorama qui s’étendait sous ses fenêtres: une
plaine à ramages et plus magnifiquement décorée de brun, de vert, de
jaune vif et de violet qu’un châle des Indes, changeant de couleur à
toute heure du jour et moirée par les ombres voyageuses des nuages. A
l’horizon une ligne de collines qui, sous les clairs de lune, se
transformaient en bleuâtres Himalayas. On logea nos hôtes dans mon
pavillon: Charles, dans une petite pièce à côté de moi; Mme Jouvelin
au-dessous. Un couloir faisait communiquer le premier étage du pavillon
et le bâtiment central, où logeait ma famille.

Cette première nuit, Charles, profitant du voisinage, était décidé à
prolonger notre conversation. Mais j’avais hâte de me trouver seul et de
repasser à mon aise les impressions de cette arrivée. Je lui marquai que
j’avais sommeil. D’ailleurs je m’endormis fort tard, mes fenêtres
ouvertes au cri des grillons, après avoir suivi d’une oreille attentive
les bruits légers, au-dessous de moi, de la toilette nocturne de
Nourmahal. Le pavillon était si sonore.

Le soleil des vacances flambait dans la glace quand j’ouvris les yeux.
Délice de s’éveiller dans cette lumière. La pensée que Nourmahal
s’éveillait sous le même toit fit le jour plus éclatant.

Charles frappait déjà à ma porte.

--Allons nous promener, veux-tu? me dit-il.

--Elle ne sera pas prête avant midi.

En réalité elle fut prête à dix heures et nous reprocha d’être sortis
sans elle. Elle était vêtue d’une robe de toile et d’un jersey citron.
Ces vêtements d’été dégageaient une voluptueuse fraîcheur. Après
déjeuner, mon père voulut faire les honneurs de son domaine. Ce fut une
promenade odieuse. J’avais l’impression que tout le monde se liguait
pour nous séparer. Charles ne me quittait pas.

Le lendemain, je proposai une promenade en bateau. La rivière était à
peu de distance, cachée par une voûte de feuillages. Nous avions une
barque à fond plat où j’aimais à passer de longues heures, à la dérive.
Mme Jouvelin y prit place en face de moi: Charles s’assit à l’avant. En
quelques coups de rames nous gagnâmes le milieu de la rivière. Des
taches de soleil trouaient l’eau noire, ridée d’insectes mous,
long-pattus. Un tunnel de verdure, avec de-ci, de-là des orifices de
feuillage par où l’on apercevait, en médaillons, des prairies émeraude,
des chaumes blancs de chaleur.

--J’imagine, dit Nourmahal, que vous devez venir souvent ici.

--Souvent, en effet.

--Je suis sûre que vous êtes poète, sourit-elle. Dites-moi des vers.

J’eus un peu honte d’employer la poésie à des fins aussi galantes. Mais
le désir de plaire l’emporta sur mon idéalisme. Nourmahal songeait, les
mains sur ses genoux. La barque mal dirigée par moi heurta une souche.
Le choc nous jeta l’un sur l’autre. Nous éclatâmes de rire. J’étais très
rouge. Je sentis la nécessité de faire quelque chose de décisif. Je pris
sa main et je la baisai. Elle l’appuya légèrement sur mes lèvres... et
je m’aperçus alors que Charles nous regardait.

Ce regard de Charles! Comme il me gêna pendant ces trois jours
enchantés! Sa mère ne semblait pas s’apercevoir de ces yeux tristes qui
allaient d’elle à moi, à table, en promenade, aux moments les plus
imprévus, saisissant un sourire, un éclair de sympathie, une de ces
ondes révélatrices qui passent sur les visages. Moi, le regard de
l’enfant m’obsédait. Il m’empêchait de m’abandonner à la griserie dont
m’emplissaient la présence de Nourmahal, sa gaieté, l’éclat de sa peau
et de sa chevelure. Il interrompait, comme un intrus, les minutes de
communion silencieuse où il semble que les désirs secrets s’interrogent
et s’affrontent. Il m’arriva de haïr ce petit être souffreteux et
mélancolique qui cherchait, lui aussi, dans un monde indifférent ou
hostile, sa part de tendresse.

Une après-midi, Mme Jouvelin conseilla à son fils d’accompagner mon père
qui devait faire en voiture une longue randonnée dans la campagne.
Charles ne protesta pas. Il partit. Ma mère nous suivit des yeux,
Nourmahal et moi, nous éloignant par un chemin creux qui menait dans les
bois. Je crois qu’elle ne voyait pas cette intimité d’un fort bon œil.
Elle était trop fine pour ne pas deviner mon premier amour: l’autre
femme devenait aussitôt l’ennemie. Elle a toujours regretté son
invitation.

Nourmahal marchait à mon côté. Quand nous fûmes à quelque distance de la
maison, elle prit mon bras.

--Je ne lui suis pas indifférent, songeais-je.

C’était la centième fois que je me répétais cette phrase, pour
m’encourager. Je n’osais plus l’appeler madame et j’ignorais son petit
nom. Je le lui demandai.

--Édith! exclama-t-elle surprise. Comment! vous ne le saviez pas?

La journée était chaude. Nous parvînmes au moulin des Frênes dont la
roue ne tournait plus depuis longtemps. Un mur en ruines, rongé de
lierre, s’affaissait au bord de l’eau immobile où s’étalaient des
nymphéas blafards. L’herbe était drue: nous nous assîmes. Je fis de ma
veste un coussin pour la tête d’Édith. Son beau corps moulé par la robe
de toile s’étendit devant moi. J’étais de plus en plus embarrassé et
trop ému pour trouver des mots. Édith, lasse, s’endormit. Décoiffée, une
boucle de feu roulant sur son bras nu et replié, elle respirait
doucement. Une imperceptible sueur miroitait sur son front.

De son corsage montait un parfum qui se mélangeait à l’odeur de l’herbe
et de l’eau. Je voyais sa poitrine se soulever. Elle ne faisait plus
qu’un avec la terre, avec les feuilles, avec les fils d’herbe qu’un
souffle courbait sur ses joues. Le rythme de sa respiration était celui
même du monde. Un même frisson parcourait mon corps, le sien et ces
arbres, pressés en masse noire, qui formaient autour de nous un chœur
frémissant et muet. Les feuillages baignaient dans un énorme silence
vert. A genoux devant cette femme, l’énigme du plaisir me torturait.
L’amour était là, tapi sous ces vêtements dont je scrutais tous les
plis, sans oser avancer ma main, comme s’ils cachaient un redoutable
trésor. Peu à peu ma tête se rapprochait du visage d’Édith. Une force
invisible courbait ma nuque. Tout le secret du monde était entre ces
lèvres demi-closes, un peu mouillées de salive. Pour la première fois
j’aspirais librement, à pleines narines, l’odeur d’un corps de femme, et
mêlée à la buée de la terre cette odeur avait je ne sais quoi de fauve
qui me donnait envie de mordre. Déchiré par la frénésie de soulever
cette robe, de savoir enfin; paralysé par une incroyable pudeur,
j’étouffais, mes lèvres toujours plus près des siennes. La vie
m’appelait, stridente. Je n’entendais plus que cette voix, d’autre appel
que le sien. Elle me disait: «Voici le fruit! Mords. Tu sauras tout. Tu
seras un homme. Tu seras fort. Tu jouiras!» J’étais penché sur Édith
endormie comme un qui veut faire un mauvais coup et qui hésite.

Mais elle dort...

Il y a tant de mystère autour d’elle et de son corps inconnu. O duperie
de la pureté! Voici que je n’entends plus la fanfare tragique du désir
et que je m’incline sur elle, non pas comme un amant victorieux, mais
comme un enfant qui veut qu’on le câline.

--Mon petit! murmure Édith à demi-éveillée.

Timidement ma bouche chercha la sienne. Mais Édith écarte son visage et
retient ma tête, entre ses mains, sur sa poitrine si chaude...

Puis, brusquement, elle éclate de rire.

--Nous avons bien dormi, pas vrai?

Elle tapote les plis de sa robe.

--En route! Il est tard, Paul.

Désespéré, je la saisis aux épaules.

--Édith! Édith! Pardonnez-moi. Je n’en puis plus... je vous...

--Vous êtes fou! mon petit. Je vous en prie. Rentrons.

Elle rit et plaisante le long de la route.

                   *       *       *       *       *

Ce soir-là, la lune se leva derrière les collines, masque cuivré et
rond. Ma mère était de bien mauvaise humeur. Elle ne cacha pas à Édith
que nous aurions pu lui tenir compagnie. On se retira de bonne heure.

Charles rentra tard avec mon père. Il monta dans ma chambre. J’étais
accoudé à la fenêtre; les yeux pleins de larmes.

--Elle t’a fait de la peine! me dit-il.

--Laisse-moi, fis-je brutalement. Va-t’en.

Il s’éloigna avec un pauvre sourire. Pourquoi n’ai-je pas couru à lui?
Pourquoi ne l’ai-je pas pris dans mes bras? M’aura-t-il pardonné?

                   *       *       *       *       *

Édith Jouvelin repartait le lendemain. Je l’entendis fermer sa porte
avec ostentation, siffloter en se déshabillant un air de valse à la
mode. La nuit eût été si belle pour deux amants! Le pavillon était si
solitaire! Je me couchai, plein de fièvre et d’humiliation, rongeant ma
couverture. Plus amer que tout était le regret d’un inestimable bonheur
perdu.

Je devais conduire mes hôtes à la gare aussitôt après déjeuner. Vers
onze heures, j’étais dans le salon, seul, me balançant sur un
rocking-chair. Soudain, sans avoir rien entendu, je sentis deux mains se
poser sur mes yeux, une bouche aspirer mes lèvres renversées. Je ne
bougeai point.

Puis les mains défirent leur bandeau. Je vis Édith, toute rose, se
diriger vers la porte, en souriant, un doigt posé sur sa bouche... Elle
me fit signe de ne pas la suivre. Et je compris que cela était bien
ainsi.

                   *       *       *       *       *

Vers le milieu de septembre, je reçus une lettre de Lortal. Elle était
si affectueuse que j’en demeurai surpris, n’étant pas habitué aux
effusions de mon ami. «Nous rentrons de Bretagne, me disait-il. Je
compte te voir bientôt. Tu ne me reconnaîtras plus. Je suis tanné par le
vent de mer. Par-dessus le marché, je suis heureux. Je t’embrasse...»

Le bonheur de Lortal ne laissa pas de me rendre soucieux.



XXI


Douce et mélancolique journée d’automne que celle de la rentrée!
J’arrivai à Aubenac vers cinq heures, au crépuscule. Quelques feuilles
mortes voltigeaient dans la cour de la gare. L’hôtel du _Lion d’Asie_
allumait ses lanternes. Sous les feuillages jaunissants du jardin
public, des soldats promenaient leur désœuvrement de sortie. Le quai
était désert. Un soleil décapité roulait, à l’horizon, sur des bois
sombres; la rivière se recourbait comme un cimeterre rougi. Personne
n’admirait ce spectacle tragique prêt à s’évanouir. Je gravis la rue
Jaladis, déjà obscure. Lortal m’avait invité à passer avec lui cette
dernière soirée de vacances: nous regagnerions ensemble le collège.

Je n’éprouvais pas la tristesse désolée de jadis, lors de ces rentrées
dont l’appréhension empoisonnait les dernières et somptueuses journées
de septembre. Cette année serait, j’en étais sûr, ma dernière année de
collège: toute de recueillement, d’étude et d’attente. La philosophie
allait m’ouvrir des perspectives inconnues sur la vie de l’esprit. Et
puis le rideau se lèverait. A mon tour, j’entrerais dans la pièce.

Je me reportais à cette précédente rentrée où Lortal m’avait apparu. Je
revoyais--comme je la reverrai toujours--sa silhouette, alors qu’il
descendait la pente de la terrasse. Quel changement en moi depuis cette
date! Je souriais en songeant à ma timidité, à mes naïvetés, à mes
ignorances de collégien gauche et passionné. Puis ç’avait été la
nouvelle amitié, la lutte contre Testard, l’effritement progressif de
mes croyances, et ce grand élan vers la vie en qui je pressentais
quelque chose de religieux aussi et comme une mystique destinée à
remplacer l’autre.

Cette révolution, accomplie en moi, j’en liai le cours à celui de mon
amitié. Lortal lui avait donné la première impulsion, moins par des
raisonnements--il n’aimait ni les discussions, ni les théories--que par
son attitude, ses gestes, sa voix, par cette force inexprimable que je
pressentais en lui. Son visage reflétait à la fois l’énergie et la
rêverie; il joignait le cynisme à la délicatesse, la brutalité à la
douceur et l’énigme même de cette nature la rendait plus séduisante.
Aucun de ceux qu’il voulut attirer ne lui résista jamais. Bien rarement
d’ailleurs il se donnait cette peine. Peine inutile, s’il s’agissait de
moi, car j’acceptais de lui les pires rebuffades.

Je me suis demandé parfois si Lortal avait jamais aimé personne, hormis
lui-même. Mais il s’adorait et se détestait tour à tour, comme s’il eût
été, par moments, épris de son double et, par moments, écœuré. En outre,
son imagination était si vive; elle colorait si richement tous les
reflets de cet égoïsme, que l’on était bientôt captivé et pour ainsi
dire absorbé par cette chatoyante personnalité en lutte incessante avec
elle-même. On finissait par prendre à ce conflit plus d’intérêt qu’un
Lortal inaccessible au tréfonds de son esprit n’en prenait à voir
batailler en lui-même deux êtres opposés. Flegmatique et contemplateur,
ce Lortal intime se masquait volontiers de leurs doubles figures; puis,
lassé du jeu, rejetait parfois avec impatience un déguisement qui ne lui
convenait plus. Il se révélait alors l’indolent flâneur qui souffle au
visage de la vie une bouffée de cigarette de contrebande. Que de fois je
l’ai vu, ce Lortal indifférent et lointain, succéder au Lortal amer et
cynique, qui se délectait des bons mots de Salayrac; succéder aussi à
l’autre, au confident si délicat, à l’ami si fraternel. Déguisements?
Peut-être. Je ne me suis que bien plus tard posé la question du
cabotinage de Lortal. Parfois je doute d’avoir connu de lui autre chose
que des défroques. Et pourtant! tant d’heures d’amitié, dont le souvenir
est ineffaçable, ne me permettent guère de m’arrêter à ce jugement.
Quoiqu’il soit, ami sincère ou changeant protagoniste d’un drame dont il
était le seul spectateur, il m’associa--et Dieu sait si moi j’étais
sincère!--aux émotions réelles ou feintes de sa vie.

Mime prodigieux peut-être, il me joua, dans la solitude du collège, le
jeu des passions, celui de la joie, celui du désir, celui de la douleur,
celui de la haine et j’en fis ainsi la découverte anticipée. Il m’en
resta le goût très vif d’expérimenter par moi-même, mais la réalité
manqua toujours de ce vernis dont l’Enchanteur avait su la parer.

Enfin, par un curieux prestige, il entr’ouvrait derrière la mesquinerie
des visages et des faits quotidiens des arrière-plans profonds et
curieusement éclairés. En cela, il possédait le génie de l’aventure, car
l’aventure n’existe que pour ceux qui ont le sens du mystère, pour ceux
qui se demandent où vont expirer les dernières rides des actes que nous
lançons à chaque minute, d’un geste indifférent, dans les eaux profondes
de l’univers. Et c’est avant tout ce trait étrange de son esprit qui me
rendit si cher celui qui fut le compagnon impérieux--et peut-être le
subtil mystificateur--de mon adolescence.

                   *       *       *       *       *

Toutes ces réflexions ne s’ébauchaient que bien confusément dans ma
pensée, lorsque s’ouvrit la porte de l’hôtel de Rochebuque. Le vestibule
était sombre: le reflet d’une étroite fenêtre à vitraux plombés jouait
sur une armure colossale adossée au mur.

J’entrai dans le salon. La vaste pièce, toutes persiennes closes et tous
rideaux tirés, était éclairée par un lustre de bois doré et des
candélabres à bougies qui donnaient une lumière jaune et clignotante.
Les yeux étaient surpris par cette vibration diffuse et distinguaient
mal les objets. Les tapisseries des murs tombaient à grands plis
d’ombre. D’un haut portrait, il ne demeurait qu’une tache de sang figé,
peut-être la robe d’un magistrat. Les glaces, verdies par le temps,
offraient, sous le vacillement des appliques de cuivre, le reflet
spectral de quatre visages penchés sur une table de whist: Miromps et sa
femme, Lortal et Mlle Dubois de Louvrezac. Un feu de bois brûlait,
projetant son rayonnement rouge sur le visage de Mathilde qui, dès
l’abord, me parut amaigri.

A mon entrée, Lortal posa ses cartes, se leva et me tendit la main. Ces
deux mois l’avaient transformé. Il me sembla plus grand, toujours aussi
svelte, mais d’aspect plus vigoureux. Son teint ambré était encore foncé
par le hâle. Son visage, son regard avaient quelque chose de nouveau:
était-ce fierté, bravade ou simple assurance?

--Diable! lui dis-je. Quelle mine tu rapportes de la mer!

Je saluai. Après quelques paroles banales, les joueurs reprirent leur
manche. Ils jouaient silencieusement. Le tic-tac d’un cartel mesurait
ces heures provinciales. Ne m’intéressant pas au whist, je pouvais tout
à mon aise détailler les physionomies vaguement illuminées par le
clignotement des bougies et le reflet du foyer. Celle de Mlle Dubois de
Louvrezac avait l’impassibilité d’une longue vertu; un brin de moustache
ornait sa lèvre; le cou maigre émergeait d’une guimpe de dentelle noire.
La demoiselle ne m’attirait guère et je concentrai mon attention sur
Miromps et sur Mathilde. Césaire-Auguste tendait sa large face vers la
flamme qui en avivait encore la couleur brique. Aucun de ses traits ne
bougeait; mais cette impassibilité était bien différente de celle qui
figeait les traits de l’unique héritière des Louvrezac. Ce sont les
mains du joueur qu’il faut regarder. Celles de Miromps battaient,
coupaient, abattaient les cartes avec une souplesse nette, tranchante,
mais non sans nervosité. Il tournait parfois vers Mathilde des yeux qui
semblaient demander: «Ne vous suis-je pas trop à charge?...» Et Mathilde
répondait par un regard de ses prunelles allongées, un regard
affectueux, calme, mais empreint d’une tristesse qui ne m’échappait pas.
Je remarquai d’autre part qu’elle ne levait jamais les veux sur Lortal,
si ce n’est furtivement, comme avec la crainte de lire sur ce visage des
sentiments qu’elle préférait ignorer. Des trois, celui qui semblait le
plus à l’aise, c’était sans nul doute mon ami. Il maniait les cartes en
joueur consommé, lançant de temps en temps un mot qui déridait Miromps,
mais n’amenait qu’un faible sourire sur les lèvres de Mathilde. Il
feignait de ne pas s’apercevoir de la froideur et de la contrainte de la
jeune femme.

La contemplation de ces trois personnages qui, peu à peu, avaient pris
tant de place dans ma vie et qui, si paisiblement assis autour d’une
table à jeu, tenaient les rôles d’un drame secret, à moi révélé par
hasard, cette contemplation m’absorbait tellement que je n’entendis pas
la porte s’ouvrir.

Le chanoine Doublemaze en douillette fine était devant nous.

--Eh! bien, fit-il, les mains jointes derrière son dos, une petite
partie! Nous sommes au complet, je vois.

--Il y a une place toute prête pour vous, monsieur le grand vicaire, dit
Lortal en se levant. Je vous la cède bien volontiers. Les cartes
m’assomment.

La brusquerie de mon ami me surprit. Miromps pria le chanoine de
s’asseoir, avec une cordialité qui n’était pas jouée. Quant à Mathilde,
je fus encore plus étonné de voir le regard soumis et presque suppliant
qu’elle attachait sur le prêtre.

M. Doublemaze lui fit compliment de sa mine qui ne me paraissait pas
pourtant indiquer des nerfs bien calmes, ni une santé parfaite.

--Vous paraissez en bien meilleur état qu’à votre retour de Bretagne,
madame. Je crois que l’air de la mer ne vous valait rien. Vous étiez
fort défaite, alors.

--Hélas! oui, répondit Mathilde. Je me sens plus forte aujourd’hui.

Miromps observait sa femme avec une inquiétude qu’apaisèrent ces
derniers mots. Un sourire éclaira son visage.

--Il lui faut beaucoup de prudence et surtout éviter les émotions,
dit-il. Mais ici la vie est si calme!

--Très calme! appuya Doublemaze.

Le rire sec de Lortal égratigna la pénombre.

--Trop calme, à votre avis, jeune homme? demanda le chanoine avec une
ironique sévérité.

--Que non! Que non! Monsieur le grand vicaire. Mais ce whist m’énerve.
Je vous l’abandonne. Demurs, viens-tu prendre l’air un instant au
jardin?

Nous sortîmes. La nuit était fort sombre; nuit d’octobre, riche en
frissons humides. Des feuilles craquèrent sous nos pas.

--Déjà! murmurai-je.

--Déjà! fit Lortal, et il me prit le bras.

Nous fîmes quelques pas en silence.

--Je hais le chanoine, me dit-il. C’est un Tartufe! Depuis notre retour,
il vient tous les soirs, sous prétexte de whist, de livres prêtés à
Mathilde, etc. Que sais-je?

--Bah! répondis-je, que t’importe! Parle-moi de toi plutôt. Ta lettre
m’a intrigué. Tu m’y laissais entendre un grand bonheur...

--J’ai eu tort de te parler de cela, coupa-t-il agacé. Mettons que j’aie
été heureux, très heureux, plus heureux que tu ne le seras jamais,
insista-t-il durement. Mais ce qui est passé est passé. Cet imbécile de
Miromps me dégoûte: il me traite comme un fils. Quant à Mathilde, elle
est trop lâche... Et dire que je l’ai crue si forte. Mais le Doublemaze
a fait sa conquête.

--Comment?

--Oui, comme je te le dis. Le vicaire est un ambitieux. Miromps doit
être l’instrument de sa carrière. Si les élections réussissent pour son
parti, si Miromps est élu, Doublemaze est un grand homme. La banque
agricole, le «Laboureur», qu’a fondée le chanoine, sous l’espèce d’un
homme de paille, c’est sur les épaules d’un Miromps qu’elle doit
reposer. Miromps est indispensable. Or, Miromps est un faible.

--Crois-tu? Un homme qui a eu une existence aussi dure...

--Ça ne prouve rien. C’est un faible. Le chanoine est bien plus fort que
lui, va, sans être le fils de ses œuvres. Il a vu tout de suite le
défaut de la cuirasse: la femme. Miromps ne vit plus que par Mathilde.
Depuis qu’il est marié, il est aveugle, sourd et bête. Le voilà bien, le
grand aventurier! Mathilde est malade et Miromps perd la tête. Son
argent, il s’en fiche. Si Mathilde lui demandait de le jeter à la
rivière, il le ferait aussitôt en pleurant de joie.

--Et si Mathilde le lui demande pour...

--Pour Doublemaze! Eh! bien, il donnera ce qu’on voudra. C’est bien ce
qu’a vu Tartufe! Et c’est le siège de la femme qu’il a commencé.

Lortal s’arrêta un instant. Nous étions devant le pavillon qui luisait,
blême, dans l’ombre.

--Ne lui a-t-il pas persuadé, reprit-il avec rage, de transformer son
atelier en oratoire? Il profite de tout, de sa maladie, de sa nervosité
et surtout... Mais je ne peux rien dire, je ne peux pas...

--Jacques, je suis ton ami, risquai-je avec un peu de honte.

--Des idées absurdes! folles! Des remords... comme si elle avait commis
une faute, irréparable. Comment a-t-il pu deviner? Comment a-t-il pris
cette piste? Je l’ignore. Il est peut-être allé au hasard. Il est tombé
juste et je t’assure qu’il en a profité. Le flair de ces gens est
incroyable. Il n’est pas de secrets qu’ils ne devinent. Ils avancent
doucement la main et font crier celui qui cachait le mieux sa blessure.
On ne peut pas ne pas se trahir avec eux.

Une horloge sonna. Sept coups vibrèrent dans la nuit, par-dessus les
arbres du Foirail, sept coups partis de la cathédrale invisible et dont
les ondes allaient mourir au loin, vers les champs.

--Il faut rentrer! dis-je.

--Je n’en reviens pas, reprenait Lortal. Mathilde qui n’avait aucun goût
pour les prêtres. Tout juste si elle faisait ses Pâques, comme tout le
monde. Rien d’une dévote. Et maintenant je parierais qu’elle va prendre
ce Doublemaze pour confesseur. Si ce n’est déjà fait! Mais je ne peux
rien savoir! Et pourtant, ajouta-t-il âprement, je me défends!

--Tu te défends!

--Naturellement. C’est moi, l’ennemi. Miromps est déjà soumis, cet
indomptable, ce hors la loi! Mais moi! On a bien deviné tout de suite
qu’il fallait m’arracher de la place. Au fond je m’en rends compte et
j’enrage: j’ai été le bon levier pour Doublemaze. Un levier, tu
m’entends. Imbécile! Et parbleu! Il l’a prise par la confidence, la
sympathie, la consolation, que sais-je? Mathilde avait une fibre
sensible: l’orgueil. Il a su la toucher. Il lui a fait honte. C’est
ainsi qu’il a dompté la première révolte. Maintenant il l’enveloppe de
mysticisme: il lui fait lire des livres sur la grâce, l’amour sacré, un
tas de fariboles qui grisent les femmes. Ah! le malin, il savait bien
qu’on n’arrache les femmes à l’amour que par l’amour... Et je ne peux
rien, rien!

Il y avait une telle désolation dans son accent, quand il prononça ces
derniers mots, que je lui serrai le bras avec force. Nous gravîmes le
perron. Rien ne pouvait me rapprocher davantage de l’ami, que je sentais
si éloigné de moi, si ce n’est de le savoir malheureux.

Nous dînâmes tous les quatre. M. Doublemaze était parti, accompagné de
Mlle Dubois de Louvrezac.

--Un homme supérieur que le vicaire, dit Césaire-Auguste.

Mathilde baissa la tête, tandis que Lortal ricanait.

--Vous en reviendrez, cousin!

--Vous remontez ensemble à Saint-Julien, nous demanda Mathilde.

--Oui, répondis-je. La dernière rentrée! C’est ce qui me console.

--Ne soyez pas trop impatient, me dit-elle avec un sourire dont la
mélancolie me traversa comme l’écho d’une mélodie oubliée depuis
longtemps. Vous avez toute la vie devant vous...

Là-dessus, nous prîmes congé d’elle et de Miromps.

--A bientôt, nous cria sur la porte Césaire-Auguste.

--Toute la vie, répétais-je en montant, aux côtés de mon compagnon
taciturne, l’obscur raidillon qui conduisait au collège--toute la vie!



XXII


Le premier trimestre commençait allègrement. J’étais loin de prévoir
l’événement, si proche, qui devait projeter une tragique lueur sur mes
souvenirs de cette époque. L’année s’ouvrait sous de favorables auspices
de travail et de camaraderie. Les élèves de philosophie--nous étions
d’ailleurs un très petit nombre: huit--jouissaient d’une situation
privilégiée. L’abbé Fourmeliès ne voulait pas qu’on nous traitât en
écoliers, mais bien en jeunes hommes à la veille de choisir une
carrière.

M. Mirepuy, notre professeur, était un prêtre assez jeune que le
Séminaire n’avait pas étouffé. Bien différent du maniaque Gerboux,
halluciné de vices réels ou imaginaires et par surcroît artisan de
fourberies et d’intrigues, l’abbé Mirepuy vivait à Saint-Julien dans un
isolement qui agaçait des confrères moins enclins à la solitude et à la
méditation, mais qui, à nos yeux, lui conférait un prestige dont
bénéficiait son enseignement. C’était un petit homme précocement chauve,
au visage poupin et fortement coloré; des yeux de faïence, bleu pâle,
et, dominant toute la physionomie, un vaste front, sans rides. Il
dialoguait souvent avec lui-même, marchant d’un pas rapide. Sa grande
distraction était de se promener avec ses élèves favoris: Lortal,
Saint-Alyre et moi. Quant à sa culture, elle était profonde et le fruit
de méditations personnelles autant que de doctrines apprises. Il
n’ignorait rien des grands systèmes de la pensée moderne. Aucune audace
ne l’effrayait et je ne sais pas par quel mystère, au cours de l’enquête
que ce prêtre obscur menait jour et nuit, inlassable, il avait préservé,
comme un talisman, sa foi. Sa chambre était encombrée de livres et de
revues. Il m’y recevait parfois et me faisait asseoir près de la lampe.
Je lui soumettais toutes les vicissitudes de ma vie intellectuelle déjà
fort agitée. Mille contradictions s’opposaient en moi; une logique
brutale enrayait l’élan mystique. Ma raison, que ces premiers essais de
dialectique assouplissaient, s’escrimait contre les dogmes jusque-là
aveuglément acceptés.

--Tout craque, confiais-je à l’abbé. C’est comme une pesée invincible de
toutes parts sur mon âme. La vieille armature religieuse, morale, cède.
Je sens que les forces qui mûrissent en moi vont la faire éclater.

Il m’écoutait, renversé sur sa chaise, les jambes croisées, le visage
rejeté dans l’ombre.

--Elle est plus forte que vous ne pensez, me répondait-il, la vieille
armature. Allez-y sans crainte. N’ayez pas peur d’analyser, d’examiner,
de réfuter. Ce n’est pas la raison qui tuera la foi. Quand vous aurez
fait le tour de tous les systèmes, vous verrez, vous y reviendrez,
bêtement. Oui, bêtement, comme disait Pascal. Je n’ai pas peur. Lâchez
toutes ces forces qui s’éveillent, qui grondent en vous. Lâchez-les
comme des chiens avides. Ce sera la curée! Et alors! Ce n’est sans doute
pas très orthodoxe, ce que je vous dis là, ajoutait-il en riant. Et si
Gerboux m’entendait, je serais sûr de mon petit rapport.

Il levait les bras et les laissait retomber avec un désespoir ironique.
L’ombre dessinait sur le mur des ailes de moulin à vent.

--Ces gens-là, continuait-il, non sans quelque amertume, ont faussé le
catholicisme. Ils n’ont tiré de lui qu’une morale étroite, tyrannique,
souvent absurde. Ils en ont fait un instrument de domination temporelle.
Ils ont perdu la mystique. Il n’y a plus de Saints. La Règle a remplacé
la Charité; les encycliques, l’Évangile. Et cependant l’amour, c’était
le seul flambeau que la raison ne pouvait pas éteindre entre leurs
mains!

Cher abbé Mirepuy! Je n’emportai de ces entretiens aucune certitude.
J’emportai quelque chose de bien plus précieux que la certitude: le
besoin de chercher, de chercher encore; la joie de me débattre, comme un
nageur fouetté par les vagues, de souffler, la tête hors de l’eau, et de
replonger dans le tumulte salé. Le doute ne m’abattait plus: il
m’exaltait.

Avec quelle attention nous l’écoutions, notre maître de philosophie:
Lortal lui-même, gagné par ces nouvelles études, perdait son
indifférence. Je le voyais avec plaisir, le menton dans les mains, le
regard fixé sur le petit homme blond. Mirepuy, négligeant les manuels
stupides, émasculés, que l’«Union chrétienne» mettait entre nos mains,
nous nommait des penseurs dont le nom seul eût dû faire crouler les murs
de la classe: Comte, Renan, Nietzsche, Schopenhauer. Nous n’étions que
médiocrement familiers avec leurs œuvres, mais il suffisait de les
nommer pour que le cours prît une saveur de conspiration. Et nos âmes
avides de risques frissonnaient à de merveilleux dangers!

                   *       *       *       *       *

L’abbé Testard était toujours chargé de la surveillance de notre
division. Mais sa défaite était irréparable. Convaincu désormais de son
impuissance contre Lortal et moi, il se résignait et reportait son zèle
sur un nouveau dont je plaignais le sort. Ce nouveau était voué d’abord
au ridicule, ensuite à une domination sentimentale, tatillonne,
étouffante. Mais je m’en désintéressais et laissais sa proie au terrible
abbé, de plus en plus autoritaire avec les faibles, de plus en plus
congestionné, rongé par une contrainte dont s’accommodait mal sa chair
épaisse et volontaire de paysan. Testard affectait avec moi une
indifférence cordiale: mais il marquait de la froideur à Lortal qui la
lui rendait bien.

Quant à Gerboux, il se contentait de nous ignorer. Et plût au ciel que
cette ignorance n’eût pas été feinte! En réalité, le nez dans ses
manches et ses gros yeux d’oiseau de nuit tournoyant derrière les
bésicles, il furetait partout, fouillait les tiroirs et les poches des
vêtements oubliés à un porte-manteau, se livrait enfin à une odieuse--et
sans doute passionnante--besogne de mouchard. Ce Basile espionnait tout
le monde, depuis le plus petit élève de huitième jusqu’au supérieur,
sans oublier les domestiques.

--Je me méfie de plus en plus de Gerboux, me disait Lortal. Tu sais en
quels termes il est avec Doublemaze. Le grand vicaire n’aime pas à
mettre ses blanches mains dans le linge sale. Gerboux confesse pas mal
de dévotes bien renseignées. Il est aumônier des dames de la Compassion
qui font tant de bonnes œuvres et tant de mariages...

L’état de Mme de Rochebuque donnait de l’inquiétude à tous ceux qui
l’entouraient. Miromps avait fait venir un médecin de Bordeaux qui avait
tenu consultation avec Milondré. La jeune femme demeurait de longues
heures, étendue sur une chaise-longue. Le souvenir de certaine soirée
précisait pour moi les raisons de ce mal que l’on ne définissait pas. Ce
drame à trois me paraissait lugubre. Seule, Mathilde déclinante se
revêtait d’une poésie désolée. Pour moi, elle demeurait l’amazone, pure
en dépit de tout et solitaire. Peut-être, inconsciemment, unissais-je
mon humble offrande à la flamme trouble de Lortal!

Salayrac, Lupé, Prélussin étaient revenus pour la session de novembre.
Mais Charles Jouvelin n’était pas rentré.

Ma mère m’écrivit: «Tu ne reverras pas cette année ton petit camarade
Charles. Sa mère m’annonce que, par égard pour la santé frêle de son
fils, elle passera l’hiver sur la côte d’Azur. Charles ira au lycée...»

Ma nouvelle classe, mille petites préoccupations, Lortal et son secret,
tout cela ne m’avait fait prêter qu’une médiocre attention à cette
absence. La lettre de ma mère évoqua soudain le profil pâlot du petit.
Je ne pouvais songer à lui sans un malaise qui était peut-être du
remords. Quant à Édith, je m’imaginais un instant qu’elle avait décidé
de ne point me revoir, mais je reconnus vite que ma prétention était
exagérée. «Je l’aurais tant aimée!» pensais-je parfois, sans envisager
la disproportion de nos âges, son caractère dont la frivolité m’eût si
vivement blessé. Mais une femme que l’on désire paraît toujours si
proche! Et il me venait une mélancolie aiguë à songer qu’une telle
aventure m’avait été offerte et que je n’avais pas su la saisir; que
cette révélation--heure unique--en pleine beauté, en pleine fleur, eût
coloré de joie ma vie entière et que rien de semblable ne se
retrouverait jamais plus...

En quoi je ne me trompais pas.



XXIII


Nous arrivâmes ainsi aux fêtes de la Toussaint. Tristes journées de
novembre! La colline, au sommet de laquelle s’élevait notre collège,
était balayée de rafales soulevant dans la cour des tourbillons de
feuilles mortes, hurlant des appels fous, la nuit, aux fenêtres des
dortoirs. Les beaux marronniers de la terrasse étaient, une fois encore,
dépouillés de leurs feuilles; les charmilles n’abritaient plus aucun
secret, par les soirées traîneuses de brumes. Sournoisement la saison
insinuait en moi son poison mélancolique. Je me surprenais à rêver tout
en parcourant, d’un œil qui ne lisait pas, les livres prêtés par l’abbé
Mirepuy.

Mon amitié pour Lortal prit en ce temps un caractère douloureux.
Parfois, au cours d’une étude, mon regard s’arrêtait sur le visage de
l’ami et ne pouvait s’en détacher, comme si une séparation menaçait.
Lortal était alors d’une irritation constante à mon égard. Je pardonnai
cette humeur. Il avait une telle excuse. Le sentiment, que je supposais
en lui, auréolait le personnage créé par mon amitié. Je ne pouvais pas
ne pas voir dans ses yeux le reflet de cette passion malheureuse qui
l’ennoblissait aux miens. Des crises de gaieté brutale alternaient chez
lui avec des périodes d’indolence chagrine. Son goût pour Salayrac le
reprenait. Des relents de ripailles villageoises allumaient encore ce
rustre égrillard, et, tout chaud de leurs «rigolades», Lortal se moquait
de ma mine confite.

                   *       *       *       *       *

Le jour des morts, il était d’usage que chaque classe, guidée par son
professeur, se rendît à la visite du cimetière. Nous partîmes donc sous
la conduite de Mirepuy, petit groupe sombre dans cette grise matinée,
pèlerines claquant au vent, casquettes enfoncées sur les yeux. Le champ
des morts s’étalait sur un vaste plateau; ses croix dominaient la ville
et le collège lui-même. Il fallait, pour y arriver, suivre des faubourgs
lépreux dont le brouillard et la boue aggravaient encore la désolation
banlieusarde.

Nous parcourûmes ce matin-là les détours de la Cité Morte, nous
attardant parfois, pour une prière, devant une tombe abandonnée. Ces
sépultures de pauvres et d’oubliés, la Nature les ornait d’une offrande,
à chaque saison: roses sauvages de l’automne, perce-neige de l’hiver,
violettes du printemps, boutons d’or de l’été. A l’écart des autres, je
demeurai quelques instants devant l’une de ces tombes sans nom, ému
comme si j’avais découvert dans un temple vide l’autel du dieu inconnu.

La mort! Elle ne m’apparaissait plus sous l’aspect hideux que nous
décrivait jadis le sombre Gerboux: reine des épouvantements, pourvoyeuse
de cloîtres. Autour de cette croix de bois, dont les pluies avaient
délavé la triste peinture, cette croix anonyme aux bras nus de son
Christ, un rosier avait grimpé et, sous le vent d’automne qui balayait
éperdument les allées, des pétales couleur d’ivoire s’effeuillaient. La
terre avait absorbé jusqu’à la poudre des ossements ensevelis dans le
travail de son sein et de cette terre avait surgi la tige fleurie de
tardives corolles. A leur tour, les roses mouraient; une légère odeur de
corruption envenimait leur parfum; les pétales jaunissants
s’effeuillaient, l’un après l’autre, obéissant à la loi qui veut que
toute beauté soit éphémère et qu’une incessante destruction accompagne
une renaissance sans fin.

Cette image fut un trait de lumière pour mon esprit. Brusquement
m’apparut la folie d’une religion du désespoir qui sèvre les vivants,
par la crainte de la mort, des plus fortes joies de la vie. Se
mortifier, n’est-ce point devenir semblable à un mort? L’ascète est
l’amant halluciné de la camarde, dont le spectre, dansant et
enguirlandé, conduit la sarabande des suppliciés volontaires.
L’enseignement du rosier effeuillé n’était-il pas préférable à cette
frénésie qui précipitait des milliers de vies aux ardeurs solitaires des
cloîtres, seule issue logique de la doctrine de mort et de péché?

Mais la mort n’était qu’un des visages de la vie: la vie elle-même,
sépulcre insatiable, inépuisable source. Et les choses ne se révoltaient
pas; elles cédaient à leur destin avec sérénité; ayant réalisé leur être
et leur forme d’un instant, elles se résorbaient dans le gouffre
dévorant et créateur. Pour vaincre la mort, nos maîtres nous prêchaient
de sacrifier la vie et nous leurraient d’éternité. Mais dans cette
matinée d’automne, devant cette tombe inconnue et jonchée d’agonisantes
roses, une vérité sereine m’inondait, courait à travers mon sang comme
une liqueur réchauffante. Vivre! Il fallait accepter de vivre, comme il
fallait accepter de mourir, d’un cœur content, ayant donné toute sa
fleur. Et la seule éternité qui se découvrait à moi, sur ce sol nourri
d’ossements, était celle de l’innombrable devenir.

Je rejoignis l’abbé Mirepuy et mes camarades. Une nappe de pluie voilait
le monde à nos pieds. Je portais ma vérité dans ma poitrine, cachée à
tous. En passant le seuil du cimetière, une parole du Christ me revint
en mémoire:

«Laissez les morts ensevelir les morts.»

                   *       *       *       *       *

L’après-midi, comme il n’y avait pas de cours, Lortal me demanda de
l’accompagner chez les Miromps.

--Ta visite fera plaisir à Mathilde. Cela la changera un peu de sa
compagnie habituelle!

La petite ville d’Aubenac était tapie sous d’épais nuages plus bas que
les collines environnantes, et qui semblaient l’isoler de toute
communication avec l’univers. Par-dessus les toits d’ardoises, les tours
et la flèche de la cathédrale s’étoupaient de brume. Quelques corneilles
au vol flasque écornaient d’accents circonflexes cette voûte grise où
s’étouffait la sonnerie des heures. Le théâtre, portes closes, laissait
le vent lacérer les lambeaux des dernières affiches de la _Dame aux
Camélias_. Le «Café du Commerce» avait tiré ses rideaux pour mieux
emmitoufler ses habitués dans un nuage d’absinthe dont l’arome filtrait
sur le trottoir. Sur le Foirail qui dressait vers le ciel les branches
nues et puissantes de ses arbres, comme pour le conjurer de déchirer
enfin ces étouffantes nuées, la meule d’un affileur faisait un
sifflement doux et triste. Quelques dévotes en capote noire sortaient de
l’église. Un moine de pierre qui supportait le cintre du porche de ses
épaules tronquées, leur tira la langue. Pas une âme! La province couvait
discrètement son pot-au-feu de haines, d’intrigues, de mensonges.

On éprouve parfois dans ces petites villes, en apparence refuges du
sage, la révélation soudaine de leur vie secrète. C’est comme si l’on
flairait le relent sournois de toutes les vilenies qui se trament sous
ces dehors patelins, de même que l’on flaire, au seuil d’une gargote
d’aspect débonnaire, l’odeur du bouillon aigre et de la viande avancée.
La tranquillité des lieux est si grande qu’elle semble dérober une
menace. Sur la place silencieuse où chante la fontaine, on est tout d’un
coup pris d’inquiétude et d’une furieuse envie d’être transporté à cent
lieues.

Ce malaise m’étreignait, tandis qu’aux côtés de Lortal je gravissais la
rue Jaladis. Jamais l’hôtel Miromps ne m’avait paru plus sévère. Les
fenêtres de la façade étaient fermées: la maison avait abaissé ses
paupières, jalousement, sur son secret.

Césaire-Auguste nous accueillit dans le salon désert. Il n’avait pas
encore perdu cet aspect d’énergie, cette puissante lourdeur qui
m’avaient séduit jadis. Mais la bouche n’avait plus sa contraction
volontaire; le menton plus gras s’arrondissait. Il émergea de l’ombre,
avec sa démarche torse.

--Mathilde est bien souffrante. Elle vous recevra quand même tout à
l’heure. Votre visite la distraira.

Et se tournant vers Lortal avec une humilité qui me navra:

--Jacques, dit-il, si vous voulez aller la saluer tout de suite, vous
êtes libre.

--Puisque vous le permettez, répliqua doucement mon ami.

Et il disparut par la tapisserie du fond.

--Je suis bien inquiet, me dit Miromps. Ma pauvre femme ne supporte que
difficilement les épreuves de la maternité. Elle ne quitte guère sa
chaise-longue. Elle est triste. Rien ne parvient à la distraire!

Il passa sa main sur son front, comme pour essuyer une sueur invisible.
Ce geste incluait une grande douleur.

--Elle ne trouve de soulagement que dans la lecture. Le chanoine
Doublemaze lui indique des livres. Je lui en ai beaucoup de
reconnaissance. C’est un prêtre fort accompli.

Nous entrâmes dans son cabinet.

--Voyez ma nouvelle acquisition, me dit-il avec une satisfaction de
collectionneur. Une déesse étrusque; la déesse de l’ombre.

C’était une figurine de bronze représentant une femme nue, mais longue,
si longue qu’elle semblait une fumée; à la contempler, elle s’effilait,
s’effilait dans le demi-jour de la pièce. Le métal n’était plus qu’une
impondérable substance. Je songeais à celle qui, de cette maison
solitaire, s’évanouirait peut-être ainsi, un de ces soirs, pareille à la
déesse de l’ombre, fumée, elle aussi.

Quelques instants plus tard nous pénétrâmes chez Mathilde.

La chambre, fort haute de plafond, était plongée dans une
demi-obscurité. Une servante plaçait une lampe sur un guéridon. Baignées
par le cercle lumineux, je vis des mains, allongées sur une couverture,
des mains jaunes, amaigries. Au-dessous de la lampe, un livre ouvert. Le
visage de Mathilde ne m’apparut qu’ensuite.

Lortal était assis au bout de la chaise-longue, dans le noir. Tous deux
étaient silencieux. Nous entendîmes le tic-tac de la pendule qui
marquait, goutte à goutte, l’écoulement de leurs vies. Un feu brûlait.
Un reflet rougeâtre léchait le tapis et le mur. Tous les bruits du monde
étaient morts à cette porte.

Alors je regardai Mathilde. Était-ce bien la jeune femme que j’avais vue
galopant sur la lande hivernale? Était-ce bien l’Amazone? Un an s’était
écoulé. Je ne la reconnaissais plus. Était-ce le reflet verdâtre de
l’abat-jour? Mais elle semblait avoir perdu cet ambre qui lui donnait
une fauve splendeur. Ses joues s’étaient creusées. Un cerne bleuté
entourait ses yeux coupés en amande. Le coin des lèvres s’affaissait,
lâchement. Je n’eus pas besoin de la considérer longtemps pour connaître
que la lassitude de vivre habitait ce corps.

Elle me tendit la main, avec une cordialité déjà étrangère, comme une
qui part pour d’autres contrées--des contrées silencieuses--et qui déjà
s’isole.

--Je sais quel bon ami vous êtes toujours pour Jacques, me dit-elle.

Elle me parla aussi de mes études.

Lortal était immobile comme une statue.

--Nous allons vous laisser, chère, dit Césaire-Auguste qui se tenait à
l’écart, comme un enfant ou un serviteur. Il ne faut pas vous fatiguer.

Lortal se leva. Ils échangèrent quelques paroles.

Je ne pus résister au désir de me pencher sur le livre ouvert au chevet
de Mathilde. Ce n’était pas un livre. C’était le Livre. Un trait d’ongle
marquait la page. Je lus:

_Mettez comme un sceau sur votre cœur, comme un sceau sur votre bras,
parce que l’amour est fort comme la mort, parce que le zèle de l’amour
est inflexible comme l’enfer; ses lampes sont des lampes de feu et de
flamme. Les grandes eaux n’ont pu éteindre la charité, et les fleuves ne
la submergeront point. Quand un homme aurait donné toutes les richesses
de sa maison pour l’amour, il les dédaignerait comme rien._

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La rue. La nuit.

--Je m’étonne que nous n’ayons point rencontré M. Doublemaze, dit
Lortal.



XXIV


Quelques jours plus tard, Lortal fut mandé chez le Supérieur.
L’entretien dura assez longtemps. Quand mon ami vint reprendre sa place
à l’étude, il avait un visage si dur que je pressentis quelque chose de
grave. Il feignit de s’absorber dans la lecture d’un livre dont je vis
bien qu’il ne tournait pas les pages.

--Lortal quitte le collège! me susurra Saint-Alyre. Il y a un complot
contre lui.

--Imbécile! répliquai-je agacé. Lortal est trop bien avec Fourmeliès.

Saint-Alyre haussa les épaules.

A la récréation suivante, Lortal me raconta son entrevue avec le
Supérieur.

--Lortal, lui avait dit l’abbé Fourmeliès, vous avez toujours été un
élève inégal, mais je dois reconnaître que vos qualités d’esprit
réparent aisément le préjudice de votre incurable paresse. Votre succès,
en juillet dernier, a réjoui vos maîtres et moi-même, en particulier. Il
est juste que les droits de l’intelligence soient reconnus. Si le
labeur, l’effort persévérant eussent seuls été récompensés, vous auriez
été moins heureux. Quoi qu’il en soit, vous avez honoré votre collège:
le collège ne l’oubliera pas.

--Monsieur le Supérieur, c’est trop d’honneur que vous me faites,
repartit Lortal. Où veut-il en venir? se demandait-il _in petto_.

--J’ai souvent craint, continua Fourmeliès, et ses paroles trahissaient
une certaine gêne, j’ai souvent craint que l’enseignement de
Saint-Julien, parfaitement adapté aux nécessités intellectuelles d’une
jeunesse provinciale un peu fruste, convînt moins à un esprit tel que le
vôtre, plus affiné, plus mûr aussi que celui de vos camarades. Le
contraste qui se marque entre vous et vos condisciples, contraste que
j’ai souvent noté, devient de plus en plus sensible à mesure que vous
vous développez davantage. Vous n’avez plus rien à retirer du milieu où
vous vous trouvez et, pour être juste, je dois ajouter que ce milieu ne
peut malheureusement prendre aucun bénéfice de votre supériorité.

--Ce mot de supériorité est bien flatteur, mais votre jugement est bien
amer, monsieur le Supérieur.

--Mon cher enfant, ne voyez aucune amertume dans mes paroles. Vous savez
avec quelle sollicitude je vous ai suivi au cours de cette dernière
année scolaire. Vous savez, Jacques, que votre caractère si dangereux et
si séduisant a toujours attiré ma sympathie et, bien souvent aussi,
excité mon inquiétude. Ce n’est pas pour vous faire des reproches que je
vous ai mandé près de moi.

L’abbé Fourmeliès posa un instant.

--Voici, reprit-il. Il se trouve que votre oncle, M. de Rochebuque, a
fait les mêmes réflexions que moi-même...

--On les lui a soufflées! interrompit brusquement Lortal.

--Patience, mon jeune ami. Votre oncle estime que notre modeste collège
de Saint-Julien ne peut vous fournir un enseignement philosophique
adéquat à vos capacités.

L’ironie de cette phrase était si évidente que Lortal sourit.

--Oui, continua le Supérieur, M. Mirepuy ne possède pas autant de
diplômes que les universitaires des lycées. C’est pourtant un
philosophe, ce que l’on ne saurait dire de tous les professeurs de
philosophie.

--C’est une magnifique intelligence! dit avec feu Lortal.

--Je suis heureux que vous lui rendiez hommage. M. Mirepuy n’est, hélas!
pas apprécié à sa valeur dans certains milieux et je crains que son
enseignement ne soit pas toujours exactement interprété.

--Je m’en doute, sourit Lortal.

--Laissons cela! toujours est-il que votre oncle juge que vous seriez
beaucoup mieux à votre place dans un établissement parisien. Et il est
décidé à vous envoyer achever votre philosophie dans la capitale. Avouez
que c’est beaucoup de bonté de sa part.

Lortal répliqua, ironique:

--Je ne lui en ai aucune reconnaissance. Quant à obéir, c’est une autre
affaire. Miromps veut m’éloigner d’ici. Qui sait pourquoi? Peut-être ne
le sait-il pas lui-même! J’ai quelque raison de supposer que je gêne
quelqu’un, et ce quelqu’un a malheureusement pris une telle influence...

--Insinuations, mon enfant! Tout cela ne me regarde pas. Votre oncle m’a
exprimé ses intentions. Je vous les transmets.

--Il vous a parlé, seul?

Le Supérieur hésita un instant.

--Non, fit-il sèchement.

--J’en étais sûr, fit Lortal. Je n’obéirai pas. Je ne dépends que de mon
tuteur.

--Hélas! mon enfant, vous savez bien que votre tuteur ne peut rien pour
vous!

--C’est vrai, reconnut Lortal. Mais j’aurai la force de me passer de
Miromps et de son argent.

--Non, fit Fourmeliès.

--Vous me méprisez, monsieur le Supérieur, murmura Lortal.

--Dieu me garde de mépriser qui que ce soit. Mais je vous sais épris du
siècle. La perspective brillante d’avenir qui vous est offerte vous
séduira peu à peu. L’ambition, l’espoir briseront les liens qui vous
retiennent et que vous croyez si forts...

Il prononça ces mots lentement, avec une inflexion de gravité et de
tendresse et mit sa main sur l’épaule du jeune homme.

--Et vous partirez, continua le Supérieur. Et vous oublierez. Vous
n’êtes pas de ceux qui se donnent tout entiers à Dieu, à une idée, à une
affection. Vous prenez beaucoup, mais vous ne donnez guère. Vous êtes
riche, très riche, Jacques: mais vous êtes aussi avare, avare de
vous-même. Vous pouvez faire beaucoup de malheureux sur votre route.
Écoutez-moi, mon enfant, écoutez un très vieil homme qui a mis tout son
espoir ailleurs que dans les intrigues du monde. Je ne vous parle pas au
nom d’une foi que vous n’avez plus, que vous n’avez peut-être jamais
eue; je vous parle au nom de votre dignité et de votre bonheur. Jacques,
ne faites pas de mal autour de vous. Plus tard, les souffrances que vous
auriez injustement causées retomberaient sur votre tête. Vous êtes né
parmi les forts: vous le savez; vous avez une grande certitude sur votre
action. Méfiez-vous. Il y a tant de faiblesse dans la force sans amour.

Lortal ému baissait la tête. Fourmeliès reprit d’une voix ferme:

--Vous accepterez la décision de votre oncle. Votre départ aura lieu
dans huit jours. Vous ne vous révolterez pas. Et s’il vous faut une
consolation, vous la trouverez en ce fait qu’un cœur, tourmenté par
vous, verra par vous son tourment allégé. Voilà le courage, Jacques, si
vous vous piquez d’en avoir... Allez!

                   *       *       *       *       *

Lortal me rapporta cette conversation avec une fidélité scrupuleuse,
notant jusqu’aux gestes et aux intonations. Il ne laissait transparaître
qu’une partie de son bouleversement.

--Je n’y comprends rien, conclut-il. Les allusions de Fourmeliès sont
claires. Qui a pu le mettre au courant? Le bonhomme est très touchant,
mais de quoi se mêle-t-il? Il y a du Doublemaze là-dedans; j’en mettrais
ma main au feu. C’est lui qui a soufflé Miromps et lui a inspiré cette
démarche. Pour mieux agir sur Fourmeliès, il l’a prévenu en lui glissant
quelques-unes des confidences volées à Mathilde. C’est du propre!
Fourmeliès, lui, n’y voit goutte. Il s’agit de m’éloigner, moi, parce
que je gêne le règne de M. le grand vicaire. Alors on met sur cette sale
politique un joli vernis sentimental. Lortal, il faut vous sacrifier! Eh
bien! non. D’abord, qu’est-ce qu’en pense Mathilde? L’ont-ils avertie?
S’ils ne l’ont pas fait, c’est moi qui l’avertirai. Et nous verrons.

Telles que me les avait rapportées Lortal, les paroles de Fourmeliès
m’avaient touché. La cruauté de mon ami m’attrista. Il n’hésitait pas à
solliciter l’appui d’une femme épuisée et malheureuse, victime de son
égoïsme. Et pourquoi? Pour prolonger son mal, ses regrets, ses remords
peut-être. A la seule pensée de servir les desseins de Doublemaze,
Lortal ne voyait plus que sa vanité blessée. Il allait tenter de
reconquérir Mathilde, moins pour sauvegarder son amour menacé que pour
consolider son orgueil, pour remporter une victoire sur le chanoine.
Pauvre Amazone devenue l’enjeu de ces égoïsmes! Lortal songeait-il à ce
qu’était sa vie, à ses longues journées de solitude dans le silence
étouffant de la province, tenaillée par un sentiment qu’elle jugeait
coupable, par la vue d’un mari prêt à toutes les lâchetés pour un
sourire d’elle, d’un mari à qui l’enchaînait une lourde servitude de
reconnaissance?

L’âme de Mathilde m’apparaissait un abîme de désolation. Je l’évoquais
dans le sombre décor de la rue Jaladis, étendue dans ses fourrures,
écœurée de cette grossesse qui la liait brutalement, par l’intime de sa
chair, à l’homme qu’elle n’aimait pas. L’enfant qu’elle portait
vivrait-il? J’imaginais qu’elle devait souhaiter sa mort, tant j’avais
découvert de désespoir dans ses yeux creusés par l’insomnie. Où donc
était le refuge? Lortal? Nul doute qu’elle ne l’aimât de toute son âme
bien à elle, sinon d’un corps voué à un autre; mais Lortal était jeune,
égoïste et elle soupçonnait en lui avec terreur un dégoût nuancé de
haine, depuis qu’il la savait enceinte: enfin les liens du sang et l’âge
les séparaient pour jamais. Miromps? Elle le jugeait vil d’avoir
supporté son indifférence, voire sa répulsion; de l’avoir, trop sûr de
sa fidélité, laissée libre d’accueillir Lortal dont il ne pouvait
ignorer l’amour; elle l’exécrait enfin d’être le maître, maître servile
et complaisant, mais le maître quand même.

Où donc le refuge? Doublemaze était survenu. Qu’importait que ses
desseins fussent cachés, ses voies, tortueuses? Il semblait bon; il
parlait avec tant de douceur, et surtout il voulait guérir ce pauvre
cœur. Le remède qu’il apportait à l’amour malheureux et coupable,
c’était l’amour lui-même, mais l’amour épuré, spirituel, dépouillé du
vertige charnel. Mathilde avait oublié Dieu: mais Dieu ne l’avait pas
oubliée. Prise d’angoisse entre le visage ennemi de l’amant et le visage
humilié du mari, elle jeta son âme au consolateur, dans un élan
désespéré.

C’est alors que Lortal sentit Mathilde se détacher de lui. Je ne pouvais
que plaindre mon ami, devinant la torture d’une jalousie provoquée par
un insaisissable rival. L’âme aimée se réfugiait dans un ciel
inaccessible, muette désormais pour lui. Il s’irritait dans son amour et
son orgueil blessés, sans égard pour celle que son amour et son orgueil
avaient tant éprouvée. Il apprêtait toutes ses forces de séduction pour
arracher la naufragée à sa dernière planche de salut. Et que ferait-il
d’elle ensuite? Ne pouvait-il renoncer, l’abandonner dans cette rade
mystique où l’épave trouverait enfin un flot calme?

Je n’osais soumettre mes réflexions à Lortal. Je redoutais par trop sa
hauteur. Décidé à mettre ses plans en exécution immédiate, il me déclara
qu’il se rendrait le jour même à l’hôtel Miromps. Sous un prétexte
quelconque il obtint une autorisation de sortir.

Il ne revint qu’à l’heure du dîner, les traits décomposés.

--Je n’ai pu voir Mathilde, dit-il. Les médecins sont auprès d’elle. On
redoute un accident grave, cette nuit: l’hémorragie...



XXV


Le lendemain matin, nous étions réunis dans notre petite classe
silencieuse. Le poêle ronflait. L’abbé Mirepuy commentait un théorème de
Spinoza sur les passions. On frappa. Lortal tressaillit.

--On demande M. Lortal!

Mon ami sortit. Mirepuy l’accompagna d’un regard grave. La classe
continua, morne.

Je ne doutai plus qu’un malheur ne fût arrivé. Tout le jour une angoisse
pesa sur moi. Lortal ne revenait pas. A la récréation du soir, l’abbé
Fourmeliès apparut dans la cour, drapé dans un capuchon de laine. Il me
fit signe d’approcher.

--Un grand malheur frappe M. de Rochebuque et votre ami Lortal qui est
son proche parent. Mme de Rochebuque est morte, la nuit dernière. Lortal
est là-bas depuis ce matin. Je sais l’affection que vous aviez pour lui
et aussi que vous étiez reçu dans cette maison. Je vous autorise à aller
unir vos prières à celles de votre ami.

La nouvelle était si attendue qu’elle ne me causa aucune secousse.
Depuis le matin, je savais que Mathilde était morte. Lors de ma dernière
visite à l’hôtel Miromps, n’avais-je pas lu le sinistre présage sur ce
visage émacié? Je m’inclinai et je me rendis au dortoir pour changer de
vêtements. J’accomplis, l’esprit vague et comme envahi d’une torpeur,
tous les gestes familiers. La mort de cette étrangère élargissait un
cercle d’ombre autour de ma pensée. Mathilde avait tenu tant de place
dans mon imagination que la perte d’une personne de ma famille n’eût
probablement pas causé en moi un tel vide.

Je sortis. C’était un des premiers jours de décembre. Un peu de neige
avait blanchi les toits que le froid crépuscule colorait de rose et de
bleu. Les rues d’Aubenac étaient désertes à cause du verglas. Un feu de
forge embrasait les vitres d’une boutique basse. La cathédrale, sculptée
en blanc et noir, pesait de sa lourde architecture sur les vivants et
sur les morts. La petite ville hérissait ses cheminées, ses clochers et
ses girouettes sur le ciel rougeoyant et fumeux. Chaque maison se
figeait dans le silence hostile de l’hiver: «O Mathilde, songeais-je, de
quelle prison vous êtes-vous évadée!»

Les cariatides de l’hôtel tordaient leurs muscles étoupés de nuit. La
porte était entre-bâillée, comme c’est l’usage dans les maisons des
morts où chaque passant peut entrer; car la mort est hospitalière. Dans
le vestibule éclairé faiblement d’une petite lampe, un homme était
assis, les coudes sur une table où luisait un plateau d’argent: c’était
le grand laquais. Il ne se leva point et m’indiqua d’un signe de tête
que je pouvais entrer. Dès le seuil, l’odeur de la mort m’avait saisi.
L’odeur de la mort est quelquefois douce; mêlée au parfum de la cire et
des fleurs, elle est pareille à l’odeur des églises.

Le vaste salon, où tremblotaient des bougies à la clarté rougeâtre,
était peuplé d’ombres chuchotantes: des parents, des amis, plusieurs
prêtres. Mlle Dubois de Louvrezac étalait sur une robe de serge noire un
large mouchoir blanc. Elle représentait la douleur familiale, rôle dont
ne se souciaient ni Lortal ni Miromps. Bien qu’aucun lien de parenté ne
l’unît à Mathilde ou à son mari, elle recevait pour ce dernier les
condoléances et les embrassades, tout en larmes, en soupirs, en
déploiements de batiste humide.

--Cette chère enfant! sanglotait une grosse dame. Quelle horrible chose!
Elle avait vingt-quatre ans, n’est-ce pas? Et morte ainsi, en une
nuit!...

--Elle a fait une fin bien édifiante, soupirait Mlle Dubois.

Je reconnus tous les invités du déjeuner où j’avais été présenté à
Mathilde. Une association cruelle évoqua en mon esprit la jeune femme en
robe glauque, la déesse marine. Un sanglot me serra la gorge.

A deux pas de moi, mon ennemi, le docteur Milondré, sanglé dans sa
redingote, échangeait de solennelles fadaises avec l’officier
démissionnaire. De temps à autre, d’un geste rituel, il lissait ses
favoris. Et la mort voisine ne lui enlevait rien de sa suffisance.

La tapisserie du fond se souleva un instant. Un reflet de chapelle
ardente glissa sur le parquet trop ciré. Lortal était près de moi. Sans
mot dire, il me prit la main et me conduisit.

La chambre de Mathilde était tendue d’ombre comme une église; le lit de
la morte était pareil à un autel. Des lys par brassées s’amoncelaient
tout autour et leurs corolles cireuses, sous le clignotement des hauts
cierges, rayonnaient d’une lividité morbide. Tout d’abord, je n’osais
considérer le corps qui gisait parmi ces fleurs. Une Présence inconnue
émouvait la pénombre. Pour la première fois de ma vie, je me rencontrais
avec Elle.

Je m’agenouillai, désireux de trouver une prière. Mais aucune des
formules sacrées ne me vint aux lèvres. Seule, une terrible curiosité
m’envahissait. Lentement, je levai les yeux vers celle qui avait été.
Tendrement, respectueusement, mon regard descendit de son front, ivoire
lisse entre les bandeaux d’un noir bleu, jusqu’aux petits pieds chaussés
de satin blanc. La morte était vêtue d’une robe de mariée, et dans toute
cette blancheur son visage et ses mains paraissaient baignés d’ombre.
Dans cette ombre, le grand Travail commençait. Une légère bouffissure
avait rempli les joues creusées par la souffrance. On eût dit qu’un
voile avait glissé sur ce beau visage. Les lèvres amincies soulignaient
de deux lignes violettes les ailes du nez blafardes et pincées. Signes
précurseurs!

Nul désespoir, nulle révolte ne me venait de cette vue. Ce cadavre,
rigide sans doute sous les mousselines, avait l’abandon du sommeil et
son aspect était moins triste qu’apaisant. Il y avait dans les membres
allongés, dans les mains jointes, comme un glissement doux vers la vie
éternelle--non pas au sens où l’entendent les prêtres. Ce cœur, si
cruellement étreint, ne battait plus; ses pulsations éphémères s’étaient
maintenant fondues dans le rythme qui ne s’arrête pas.

Une ombre noire traversa la chambre, s’inclina devant le lit funèbre et
demeura, droite, au pied du lit.

Le chanoine Doublemaze, boutonné dans sa longue douillette, fit un vaste
signe de croix.

C’était l’homme qui avait ouvert à Mathilde les portes de la mort. Par
delà la vie ténébreuse, il lui avait montré les espaces illuminés de la
lumière mystique et les derniers moments de la jeune femme avaient été
éclairés de leur reflet. Mais, avant de lui verser cette ultime douceur,
ce baume destiné à endormir la révolte de la chair précocement vaincue,
quelles angoisses ne lui avait-il pas infligées? Pour ressusciter une
foi depuis longtemps engourdie, à quels stimulants n’avait-il pas dû
recourir? Humilier cette âme, attiser en elle le remords, la crainte
d’un châtiment sans fin, approfondir secrètement sa blessure, pour que
de la douleur pût jaillir une espérance nouvelle, pour que l’excès même
de cette douleur livrât à l’illusion l’esprit désormais sans défense.

Les paroles de Lortal sur les desseins secrets et la politique du prêtre
ne m’avaient pas fait une grande impression. J’étais beaucoup plus
vivement frappé par cette redoutable diplomatie qui engageait les âmes
dans les voies du Seigneur et les engluait pieusement dans ses lacs.
Grâce à quelles recherches subtiles le grand vicaire s’était-il rendu
maître du secret de Mathilde? Par quelles pressions ingénieuses lui
avait-il arraché un aveu? Par quelles menaces, quelles violences
peut-être? Une fois l’âme gagnée aux divines consolations, que ne
devait-on attendre d’elle? Terrible appât pour un cœur blessé. «Je suis
moi aussi un pêcheur d’âmes», pouvait dire Doublemaze, car il avait
amorcé sa proie avec une cruelle science.

L’ombre du prêtre s’allongeait sur le drap jonché de lys moribonds.

Cette révolte qui soudain frémit dans les profondeurs de mon être, ce
n’était point le spectacle de la mort destructrice de jeunesse et de
beauté, qui la faisait surgir. Sa fatalité aveugle et sa royauté sans
limites ne me permettaient que de courber la tête. Mais ceux qui ont
fait d’elle une puissance de mensonge ne méritaient-ils pas ma colère?

Mes yeux se reportèrent sur cette chambre où j’avais vu Mathilde pour la
dernière fois, le livre de la Terreur et de la Vengeance ouvert à son
chevet. A quelles luttes mystérieuses, à quels déchirements ces murs
n’avaient-ils pas assisté? Mathilde avait sans doute cherché dans le
livre un aliment de paix. Le superbe torrent des images bibliques
l’avait entraînée, en une course folle, vers le renoncement d’abord,
puis vers l’oubli et vers l’extase. Au fond, l’effort de Doublemaze
avait été médiocre; sa tâche, facile. Le vicaire n’avait eu qu’à suivre,
pesant avec art tantôt sur un levier, tantôt sur un autre: orgueil,
amour, crainte, poésie du sacrifice et de la mort. Les Prophètes, avec
leur lyrisme impérieux, l’Évangile ruisselant de pitié, avaient fait le
reste.

Auprès de moi, je frôlai l’ombre agenouillée de mon ami. Lortal était
aussi immobile que le soir où je l’avais vu contempler, assis au bout de
la chaise-longue, le visage de plus en plus changé de l’Amazone.

--O Mathilde, murmurai-je,--et ce fut ma seule prière--on vous a
trompée!

                   *       *       *       *       *

Quant à Miromps, personne, même son domestique, ne réussit à le voir.



XXVI


Lortal quitta Saint-Julien, le lendemain de l’enterrement. Il n’avait
pas séjourné au collège durant ces dernières et douloureuses journées.
Je ne l’avais pas vu depuis la catastrophe. La veille de son départ,
j’appris par la sœur lingère qu’on préparait ses bagages. Cette
nouvelle, comme celle de la mort de Mathilde, je l’attendais. Lortal ne
pouvait rester ici. Il avait traversé ma vie en y laissant une trace si
profonde que son souvenir était désormais l’inséparable compagnon de mon
adolescence. Mais je savais bien qu’il n’était qu’un passant et que ni
moi, ni personne au monde ne serions plus qu’une halte sur son chemin.
Et voici que l’heure était venue. L’aventureux camarade, au carrefour de
nos routes, me ferait un signe d’adieu, puis tournerait son visage et
ses pas vers l’horizon.

Il vint dans la cour, comme nous sortions de classe, vêtu de deuil. En
ces quelques jours il avait vieilli. Ce fut un autre Lortal qui
m’apparut, ce matin d’hiver, un Lortal bien différent de l’adolescent
que j’avais vu descendant la pente de la terrasse, un soir d’automne
déjà lointain. Sa poignée de main me fit mal.

Il salua Mirepuy qui lui donna l’accolade, et me pria de l’accompagner
jusqu’à la porte. Gerboux et Testard se promenaient ensemble. Lortal se
contenta de soulever son chapeau. Gerboux fit une inclinaison de tête et
cligna de l’œil derrière ses bésicles. Testard, gêné, rendit le salut;
puis, comme nous nous éloignions, il accourut, laissant son collègue qui
haussait les épaules.

--_Monsieur_ Lortal, dit-il, il y a eu des malentendus entre nous, ne
nous quittons pas en ennemis.

--Je ne garderai pas un mauvais souvenir de vous, monsieur l’abbé,
répondit Lortal en prenant la main tendue.

J’ai beaucoup pardonné à Testard pour ce geste. Nos relations
s’améliorèrent: l’ancien tyran et l’ancien rebelle ne survécurent pas à
cette minute.

J’accompagnai Lortal jusqu’au parloir. Sur le seuil, un commissionnaire
l’attendait avec sa malle. Je compris alors que c’en était bien fini.
L’angoisse de la séparation m’étreignit si fort que des larmes montèrent
à mes yeux. Sans mon ami, la route m’apparaissait infinie et désolée.
Lui seul avait pu susciter les mirages qui font la marche douce et
dissipent la lassitude.

Il m’embrassa.

--Paul, me dit-il, je ne sais ce que l’avenir nous réserve. Mais ne
prenez jamais mon silence pour de l’oubli.

Pourquoi abandonnait-il ainsi le «tu» de notre amitié? Ce «vous» de la
dernière heure marquait-il que déjà nous étions étrangers? Il me sembla
découvrir, sous l’aile sombre du chapeau, dans les yeux de mon ami, le
Lortal redouté, l’inaccessible.

Il sourit et tout bas:

--Je ne t’oublierai pas, murmura-t-il en dénouant mon accolade.

J’aurais voulu le retenir, lui dire enfin ce qu’il avait été pour moi,
lui, l’Éveilleur! Mais les mots m’auraient trahi...

La porte claqua sur le vide de ma vie.

                   *       *       *       *       *

Ainsi je laisse, l’une après l’autre, retomber dans les limbes de ma
mémoire, les figures que j’en ai évoquées au cours de ces pages, pour
l’amère volupté du souvenir. Voici que je touche au seuil ensoleillé de
ma jeunesse. Les souffles du large vont balayer l’amas des brumes.
L’aube pointe. C’est une irradiation lente derrière la colline: un trait
de feu qui jaillit, un bruissement de feuilles, un pépiement d’oiseau.
Et quelle autre musique que les murmures de la forêt rendrait cette
innombrable attente de l’aurore!

Toutefois, Lortal parti, la solitude me fut pesante. L’affection de
Saint-Alyre, si délicat pourtant, ne remplaçait pas la mûrissante amitié
du disparu. Lortal m’écrivit deux ou trois fois, pendant les trois mois
qui suivirent son départ, mais ces lettres ne reflétaient guère sa vraie
vie. Il me parlait de Paris, de ses études, de ses relations qui se
multipliaient, de son goût des voyages. A travers ces lignes je
déchiffrais l’oubli fatal. Tout d’abord, je me révoltai. Puis la
résignation se fit et j’acceptai l’idée de l’oubli, comme j’avais
accepté l’idée de la mort, compagnes inséparables de nos jours.

Cependant, Mathilde morte occupa mon esprit. A tort ou à raison, je crus
deviner que Lortal n’entretenait pas assez scrupuleusement en lui la
flamme de cette mémoire. Cette infidélité à une morte, c’est à moi qu’il
appartenait de la réparer. J’aimai pour lui, comme j’avais aimé à
travers lui. Et ce fut une délectation apparemment morbide en compagnie
d’une ombre; en réalité, dernier fantôme suscité par le sourd travail de
l’Être. C’est la vie, dont l’appel encore mal entendu m’égare vers la
mort. Mathilde ne quitte pas ma pensée. Je lui offre l’hommage quotidien
d’un amour d’autant plus glorieux qu’il semble plus purement spirituel.
Je n’ai pas encore désappris l’humiliation des sens, telle que
m’enseigna à la pratiquer la religion de mon enfance. J’ai d’abord aimé
Dieu avec une ferveur dont la sensualité secrète m’échappait: maintenant
j’aime une morte; je n’aime encore qu’une image née de moi.

Les jours d’hiver passent, éclairés par la tremblante lueur des
souvenirs.

Je revois ma petite classe de philosophie, si recueillie, si attentive à
la parole de Mirepuy. Le poêle rougit à mesure que l’ombre se fait plus
dense. Un vitrail de givre filtre un dernier rayon. Nous nous exerçons
gravement, presque religieusement, au grand jeu de l’esprit. Heures de
tiède incubation! Jeunes visages attentifs tournés vers l’inconnu!

D’un regard, je cherche la place de l’absent.



XXVII


Pâques approchait et le printemps.

Les élections mettaient Aubenac en effervescence. Les murs se couvraient
d’affiches multicolores. Sur un nombre incalculable d’entre elles on
pouvait lire en capitales éclatantes:

    MIROMPS DE ROCHEBUQUE
    _Républicain modéré._

La fortune de Miromps devait lui assurer les suffrages de la bourgeoisie
aubenacoise bien pensante et fort timorée quant à ses rentes. Quant au
qualificatif de «modéré»--si justement choisi et probablement pas par
lui-même--c’était l’étiquette d’opinions indéfinissables pour le moment
et qui s’affirmeraient sans doute avec plus de précision, les bulletins
une fois sortis des urnes. Je ne sais si Césaire-Auguste se donnait la
peine d’être autre chose qu’un instrument entre des mains habiles et
puissantes. Je ne l’avais pas revu depuis la mort de Mathilde qui
l’avait accablé. Le chanoine Doublemaze ne le quittait plus. Le grand
vicaire avait bien manœuvré cet homme dont la vie entière n’avait été
qu’une série de rétablissements à la force du poignet, qu’une course
farouche à l’argent et qui était venu tard à l’amour, pour sa ruine. De
cet aventurier, jadis capable de toutes les audaces, aujourd’hui vidé de
sa force, Doublemaze avait fait un «modéré». Beau triomphe.
Césaire-Auguste avait délié les cordons de sa bourse. On pouvait voir,
encastrée dans la façade d’une maison neuve, sur le Cours, une plaque de
marbre noir gravée de lettres d’or: «_Le Laboureur_, Société de crédit
agricole. Capital anonyme de...». Comment cette rude argile de mécréant
avait-elle fondu dans les mains potelées du chanoine? Par quels
persévérants efforts, quelle pesée continue sur une âme tardivement
ouverte à la tendresse, Doublemaze était-il parvenu à modeler sa
volonté? Mystère de la maison déserte, des soirs de solitude, des
chambres où flotte encore une présence. La mort avait aidé aux desseins
du chanoine. Miromps, peu à peu, s’était livré au prêtre. Sans doute,
après une carrière dont les ressauts avaient exigé des muscles
impitoyablement bandés, goûtait-il la jouissance d’abandonner enfin sa
volonté entre des mains étrangères.

L’hôtel de la rue Jaladis était animé à nouveau par ses habitués. De
nombreux ecclésiastiques y étaient priés à dîner. Mlle Dubois de
Louvrezac tenait avec dignité le ménage de Césaire-Auguste. La chambre
de Mathilde avait été fermée et Miromps en conservait la clef. Quant au
pavillon, l’ancien atelier devenu l’oratoire de l’Amazone, il servait
maintenant de fruitier. Je tins ces détails du grand laquais. Ce n’est
pas sans tristesse que je revis sur le seuil les cariatides aux bras
noueux, le Jour et la Nuit, ployées sous le cintre massif comme sous le
faix du destin des hommes.

Une lettre de ma mère m’annonça le mariage d’Édith Jouvelin avec le Dr
Horace Milondré. La cérémonie avait eu lieu dans l’intimité. Le couple
se fixerait à Aubenac, dans la maison du docteur. Édith viendrait
habiter la vieille maison et le jardin invisible où jadis, certaine nuit
d’été, la belle madame Dormain s’était mise toute nue. Je la méprisais
d’avoir élu ce bellâtre imbécile et mon humeur était d’autant plus âcre
qu’elle était mélangée de colère, d’humiliation et de regret.

Ce fut un jeudi d’avril que je reçus la lettre de ma mère. J’étais libre
jusqu’au dîner. Je profitai de ma sortie pour aller jusqu’à l’hôtel
Miromps. Ensuite je passai devant la maison de Milondré, poussé par le
besoin de m’égratigner le cœur. Des peintres, juchés sur des échelles,
nettoyaient la façade et peignaient les volets. Le jardinier sarclait
les allées encombrées d’herbes folles. On préparait le retour des époux.

Un vent chaud soulevait une fine et désagréable poussière, le long des
rues caillouteuses. Froissant dans ma poche la lettre légèrement
ironique de ma mère, je considérai les murs qui abriteraient désormais
Nourmahal--non, pas Nourmahal, une autre femme: Nourmahal n’existait
plus.

Puis je me remis en route. Le temps était orageux. Mes oreilles
bourdonnaient, mes tempes battaient, mes mains me paraissaient
brûlantes. Fièvre de printemps. En même temps, une torpeur ouatait mes
pensées et mes mouvements. J’allais au hasard des rues, la tête trop
lourde, les jambes molles et l’esprit à la dérive.

Je m’égarai ainsi dans le quartier voisin de la gare. Faubourg sordide,
plus hideux encore sous ce ciel cru et cette acide clarté d’avril. De
petites fabriques, accroupies au milieu de terrains vagues, rongés de
lèpre, soufflaient des fumées sales. Un âne râpé rongeait des chardons
parmi des tas d’ordures et des tessons de bouteilles. Une locomotive en
manœuvre déchirait à coups de sifflet la percale fade de l’azur. Je crus
reconnaître--mais c’était un souvenir effacé, une réminiscence
irréelle--le quartier où Lortal et moi nous étions perdus, le décor
enfin de la grande aventure.

Alors une image se planta devant mes yeux. Je fus sans défense devant
elle. Mes genoux tremblaient; je sentis au creux de l’estomac un nœud
qui m’étouffait; ma gorge se contractait; mon palais était sec. J’étais
dominé par une impulsion obscure, tyrannique, à laquelle il fallait,
coûte que coûte, obéir. Et j’allais, automatiquement, comme un homme
halluciné ou ivre, dans la direction prescrite par l’image.

Que voyais-je?

Une vitre voilée d’une taie rouge.

La rouge enseigne, surgie au cœur brumeux de la nuit, l’an passé, me
lancinait. Une force me poussait en avant: marche, marche donc.
J’entendais un rire dans ma nuque.

Le soleil frappait droit l’infâme carreau, comme une flaque de vin. Sur
la porte on lisait: _Café des Mobiles_, en lettres jaunes. C’est là
qu’il faut entrer. Et j’entre. Le bec de cane poisse ma paume. Ouf! la
porte s’est refermée. La salle est vide et fraîche. Des taches de soleil
dansent sur les tables de zinc vert, maculées, sur un comptoir chargé de
bouteilles et papillotant d’étiquettes. Personne. Je m’assieds, je
m’éponge. Il fait bon. Ma fièvre passe. Je la sens couler sous ma peau.
Un coq chante au dehors. Il flotte une vapeur d’anciennes absinthes.

Éraillée, traînant du fond des âges, j’ai reconnu la voix.

--Qu’est-ce que vous prenez?

L’hôtesse est devant moi, énorme. La lèvre inférieure pend comme une
viande à l’étal. Les yeux clignotent. Les seins tremblent sous une
chemise à pois; les aisselles arrondissent des taches de sueur.

--Un bock!

La femme se dirige vers un escalier en vis et appelle:

--Alice, descends. Y a quelqu’un!

Des pas. Alice est vêtue d’un sarrau d’ouvrière. Le visage est étroit,
dur et jaune. Sans son fard elle aurait l’air d’une personne sévère,
d’une institutrice. Le maquillage maladroit s’arrête au cou; un ruban de
velours dissimule mal la tranche grisâtre.

Elle s’assied en face de moi, croise les jambes. Je découvre sous le
sarrau un bas à jour et une jarretière écarlate.

--Qu’est-ce que tu paies! Hé, là-bas, apporte une bénédictine.

Elle boit à petits coups, puis me tend sa bouche poissée d’alcool.

--On va monter, hein?

Les yeux ont un éclat vert qui commande. Ils s’allument et s’éteignent,
brefs, comme des phares sur la mer grise. Dans la face sérieuse, le
trait des lèvres peintes ouvre un sillon violent et sombre. Mon dégoût
cède à cette suggestion. Elle gravit l’escalier, relevant sa blouse
noire jusqu’aux cuisses nues.

Ascétique, la chambre: un lit de fer, une cuvette, un savon rose.

Elle se couche sur le lit, tout habillée, impérieuse.

--Viens!

Je m’approche, sans désir, de ce corps voilé de noir. Mais je suis
résigné, soumis. C’est la femme qui ordonne.

--Combien me donneras-tu?... Non, je ne me déshabillerai pas. Pour qui
me prends-tu?... Allons, dépêche-toi.

Assis au bord du grabat, je prends ma tête à pleines mains.

--Idiot! Approche-toi, quoi?... Hein! tu dis... la première fois!...
Non, c’est une chance!

Et, brutale, passant ses deux bras autour de mon cou, elle me renverse
dans l’odeur froide de la lustrine...

Ce seuil franchi, le ricanement de la mégère derrière la vitre, le
faubourg où rôdent les chats galeux le long des murs écaillés de
salpêtre... Il me semble qu’un signe de honte attire sur moi l’attention
des passants. Est-ce donc ainsi que tous les jeunes hommes apprennent
l’amour? J’éprouvais une grande humiliation dans mon corps et le désir
de pleurer.

L’ombre rampait déjà à travers les massifs du jardin public quand je le
traversai pour rentrer à Saint-Julien. Une brise plus fraîche apportait
une odeur de bourgeons et de résine. Un piano--l’inévitable piano des
soirs de province--suffit à immortaliser dans ma mémoire la mélancolie
de cette heure. Il suffit parfois d’une ritournelle pour qu’une douleur
ne s’oublie point. Je m’assis sur un banc de pierre. Mes larmes
coulaient. Je pleurais sur moi, sur le bonheur manqué, sur la
désillusion--et aussi sur le visage fardé, triste et violent d’une
pauvre putain de cabaret.

Puis, je regagnai le collège d’où j’étais sorti, pur.



XXVIII


--Adieu, Paul, me dit, sur le seuil de son cabinet, l’abbé Fourmeliès.
J’espère que vous n’oublierez pas votre collège et votre vieux
Supérieur. Non, vous ne l’oublierez pas. L’homme mûr vit de son
adolescence. Et peut-être regretterez-vous ce temps?

--Je regretterai toujours votre affectueuse direction, répondis-je.

--Vous regretterez cette époque qui marque le passage de l’enfance à la
jeunesse. Vous la regretterez parce que c’est celle de l’attente et que
l’attente, au fond, c’est ce qu’il y a de meilleur dans la vie.

--Je ne le crois pas encore, répliquai-je, monsieur le Supérieur.

Il sourit.

--Tant mieux! Nous avons essayé de faire de vous un bon chrétien. Vous
avez de grandes qualités, mon cher Paul, vous avez toutes les flammes,
tous les enthousiasmes de la jeunesse; j’attends beaucoup de votre
intelligence. Mais je me demande parfois si vous êtes bien armé pour la
lutte. Je me demande aussi si nous, vos maîtres, ne sommes pas
responsables de cette faiblesse. Souvent, je me reproche d’avoir adouci
pour vous et vos camarades les préceptes de l’éducation qui m’avaient
été appliqués dans mon enfance et qui faisaient des croyants et des
hommes énergiques. Trop de sensibilité, trop d’esthétique dans la
religion, aujourd’hui. Pas assez de discipline, pas assez de dogme!
Est-ce notre faute? Est-ce la faute des temps qui ont amolli les âmes?
Croyez-moi, endurcissez-vous, mon cher fils.

Je pris congé de l’abbé Fourmeliès sans lui révéler que, depuis quelques
mois, la foi ne tenait plus à mon cœur, sinon par de douloureux
lambeaux. D’un dernier regard, j’embrassai la pièce où les livres
luisaient de leurs fers, miroitaient de leurs cuivres fauves, le grand
crucifix d’ébène, le rideau de tapisserie qui cachait l’entrée de la
cellule, nue et blanche, où dormait le prêtre, où j’avais attendu un
soir de remords et de désespoir. Toute cette vie de recueillement,
d’étude et de prière passa devant mes yeux. Un instant encore, je
contemplai la haute figure de l’abbé Fourmeliès. Il était debout, sur le
seuil, les bras croisés. Il y avait tant de sérénité sur le maigre
visage, dans ces yeux gris aux sourcils embroussaillés, que je murmurai
au dedans de moi-même:

--N’est-ce pas ainsi qu’il faudrait vivre?

                   *       *       *       *       *

J’avais passé avec succès les dernières épreuves du baccalauréat. Ma
valise à la main, non sans mélancolie, je franchis la porte de
Saint-Julien.

Je me dirigeai vers la gare. La chaleur de juillet avait été torride.
Sur le cours, dans le jardin public, le mouvement reprenait. Aubenac
émergeait du néant des siestes. Des ombrelles blanches bougeaient dans
les feuillages. Les terrasses des cafés, soigneusement arrosées, se
peuplaient de clients; une vapeur de terre mouillée et d’absinthe
fraîche enveloppait les tables sonores de soucoupes et de verres. Cette
animation m’était d’autant plus agréable que je m’y sentais étranger: je
partais. Devant le _Café du Commerce_, sous la toile de coutil blanc
rayé de rouge, j’aperçus, en complet clair et chapeau de paille, le Dr
Horace Milondré et, auprès de lui, le buisson ardent de ses cheveux
flambant sous un feutre gris, Édith. Ils bâillaient, à deux, devant des
orangeades, couple las. Cette dernière image allégea singulièrement
l’instant de mon départ.

Je devais, pour me rendre chez mes parents, quitter le réseau pour une
ligne transversale. La station d’embranchement était déserte. Onze
heures du soir. Un employé désabusé m’apprit que j’avais manqué ma
correspondance et qu’il me fallait faire la route à pied ou attendre le
train suivant à neuf heures du matin. Je résolus de partir à pied...
J’arriverais à l’aube.

La route s’élevait entre des collines boisées, couvrant de lacets blancs
l’ombre épaisse des talus et des arbres. Qui n’a pas accompli quelqu’une
de ces marches nocturnes dans une contrée solitaire ne peut imaginer de
quelles innombrables rumeurs est fait le silence des nuits. L’air était
frais; mais des bouffées tièdes s’élevaient encore de la terre
surchauffée par le jour. De lourds nuages roulaient au bas du ciel piqué
de rares étoiles. Le crissement des grillons vrillait l’espace
invisible, sorti de chaque touffe, de chaque motte, de chaque sillon.
Dans les taillis, au bord de la route, c’étaient des glissements, des
frôlements obscurs écartant les branches et les feuilles, le craquement
sec d’une branche, un pas feutré: tous ces bruits décelaient une
présence.

Je marchais, guidé par le rayonnement de la route. Parfois une galopade
ténébreuse, un éboulement, un sifflement léger m’oppressaient d’une
vague inquiétude. J’écoutais. Je m’arrêtais. C’était tantôt comme une
respiration, tantôt comme un pas attaché aux miens. La présence animait
l’immobile, donnait mille voix au silence, mille formes à l’obscurité.
De toutes parts, j’étais en contact avec un Être. Il n’y avait là rien
de menaçant et pourtant j’éprouvais une crainte vague, cette panique qui
saisit l’homme seul à seul avec la nature, avec l’inlassable et sourd
travail de la vie.

Un sentiment plus profond, une émotion plus immédiate que ce que j’avais
pu éprouver jadis, dans la pénombre des églises, m’envahissait.
N’était-ce pas un sentiment du même ordre? Tout ce qui tend à absorber
l’individu dans l’univers et la création perpétuelle est d’ordre
religieux. Mais la forêt vivante était plus religieuse que la forêt
mystique. La présence qui pesait sur moi était, non plus celle d’un Dieu
trop humain, mais la présence réelle de la vie. Elle était là, autour de
moi, bruissante, dissimulée dans le plus humble atome, glissant dans les
plus infimes vaisseaux et prête à soulever des montagnes, à déchaîner
les tourbillons et les vagues monstrueuses, à ordonner le chaos. La vie!
Ce mot sonnait en moi comme une fanfare.

Un signe pourpre surgit par-dessus l’épaule noire de la colline. Le vent
devint aigre et siffla dans le repli de la vallée, pour annoncer
l’éveil. Les arbres encore gonflés d’ombre s’emplirent de pépiements et
de froissements d’ailes. La voûte des feuillages, effleurée d’une frange
d’aube, frémissait comme un flot frappé par la lune. Une lumière
souterraine touchait un arbre, un clocher, une mare et tirait du néant
l’une après l’autre les formes qu’elle façonnait de ses rayons. Un
village surgit du gouffre, avec ses toits bleus de nuit et ses murs
obliquement frappés de rose auroral. Des peupliers effilochaient de
leurs aiguilles frêles les écheveaux de brume enroulés autour de leurs
branches.

Ma maison apparut.

Mon âme participait au grand éveil des choses et l’aube se levait en
moi, comme elle se levait sur la forêt et sur la plaine. Mes yeux
recueillaient la splendeur du monde naissant; ma bouche aspirait l’âpre
souffle du matin. Pour mieux jouir de cet instant, je m’appuyai au tronc
d’un arbre, compagnon robuste. Le passé s’évanouissait, comme les brumes
dans les vallées. Les années de collège, les maîtres, les amis et
jusqu’à cette chère figure, Mathilde, tout cela n’était plus qu’un
cortège d’ombres prêtes à céder à la clarté de l’aube. La souillure de
mon corps était lavée; j’étais sain et fort; j’allais vivre.

Je sentis que de moi tombaient les lourdes chaînes de la Peur, du Péché,
de l’Angoisse divine. De ce sommet, safrané de crépuscule matinal, la
voix du Tentateur ne suscitait plus, par delà la forêt, par delà les
horizons terrestres, les troublants mirages d’éternité. Je compris que
la vérité ne reposait plus dans les mystiques futaies de pierre, mais
dans la lumière et la réalité des jours.

Je compris que, dans le temps qui nous est donné, il faut rassembler en
soi la beauté éparse aux moindres parcelles du monde, spectateur
irrassasié d’un jour. Je compris que la loi n’était pas celle que l’on
m’avait enseignée, loi de douleur et d’expiation, loi de la chair
mutilée et de l’esprit morose. La loi était autre: s’épanouir selon sa
force, donner toute sa fleur et prendre toute sa part de l’universelle
joie et de l’universelle douleur, se réjouir de n’être, dans
l’enchaînement des effets et des causes, rien de plus qu’un fil d’herbe
ployé par le vent, mais nourri des sucs profonds de la terre.

Et je compris aussi que, seule du petit monde d’autrefois, une figure
demeurait: la tienne, mon compagnon. Elle n’appartenait pas au passé;
elle restait vivante; elle se prolongeait sur l’avenir.

C’est toi qui détenais la clef des vergers merveilleux dont je rêvais
maintenant de mordre tous les fruits. Tu l’avais entr’ouverte, cette
porte, à mon regard d’adolescent, et le mirage par toi suscité avait
remplacé les songes anciens de mon enfance.

Toujours je me souviendrai de cette main que tu posas sur mon épaule, un
soir de pluie, de vent et d’amertume.

Lortal, je ne sais déjà plus ce qu’il y a de réel dans le personnage que
j’ai fait de toi. Compagnon fuyant ou sincère, chatoyant égoïste, esprit
amer, cœur inquiet, que reste-t-il du jeune homme correct, vêtu de gris,
qui m’apparut, le soir d’une rentrée lointaine? Que reste-t-il, sinon
l’inflexion d’une voix cruelle et tendre, mêlée pour jamais au sourd
bruissement de mes pensées?

Mais l’adieu que j’adresse à mon adolescence se perd dans la symphonie
aurorale. Par-dessus la forêt, bondée de sèves et de forces, surgit,
comme l’épaule d’un plongeur qui remonte des abîmes, une aube,
ordonnatrice...

Le soleil se levait.


FIN


Impr. Artistique «Lux», 131, boulevard Saint-Michel, Paris.




*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'inquiète adolescence" ***


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